Christian Prigent (Du Droit à l'Obscurité)

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  • Christian Prigent

    Du droit lobscurit

    Entretien avec Bndicte Gorrillot

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    DU DROIT L'OBSCURIT

    Bndicte Gorrillot : Si lon suit le dveloppement de votre rflexion, depuis le dbut des annes 1970 il semble que vous fassiez profession de foi de trouer tout : la langue, les reprsentations, les parlers, les penses, les clichs Vous louez Alfred Jarry, lun des matres de votre panthon personnel, de trouer pareillement la lisibilit : Alfred Jarry nest pas devenu crivain pour nommer le monde et nous raconter sa vie mais pour jeter le merdRe dUbu la face opaque du monde et pour faire un trou de paroles, un trou dair (un trou dR) dans la matire immonde, crivez-vous dans Cette Obscure clart. Dans ce texte, linverse de Flix Fnon qui au dbut du XXe trouvait Jarry abstrus, vous vantez Jarry pour cet art-l de trouer la bonne (cest--dire la mauvaise) moyenne mesure littraire. Selon une premire lecture, presque tautologique, on peut dire que trouer la lisibilit cest introduire un creux, un manque, un cart, un blanc ou plutt un noir dans la lecture du texte. Cest interposer un mur lvidence de la rception de ce texte. Cest opposer une obscurit dlibre au clair recueil (sens tymologique de lire) de sa (ou ses) signification(s) possible(s). Cest imposer le silence (ou un silence) au babil intrieur des phrases soudain prives, dans lentendement, de rsonance logique. Cest bloquer (voire interdire) la mise en voix, la mise en bouche, de lcrit (lire tant aussi ce faire-sonner trs physique). Comme fondateur et directeur de la revue davant-garde TXT qui a paru de 1969 1993, vous avez souvent repris votre compte le mot de Bataille, dans sa prface Le Bleu du ciel, revendiquant, comme lui, de cultiver les grandes irrgularits de langue. En 1992, vous avez rflchi ouvertement cette question, pour la revue Quai Voltaire, dans un article dj voqu et intitul Cette obscure clart (ensuite dvelopp dans Une erreur de la nature). Vous y avez pos le problme de lillisibilit ncessaire et problmatique des critures vraiment rnovatrices qui entretiennent lincessant dynamisme de la cration littraire et vous les avez places sous le patronage de Bataille, comme sous celui dArtaud dclarant (pour le second): tout vrai langage est incomprhensible. (Art. cit. p. 6). Contre quel faux langage cest--dire contre quel langage comprhensible vous dressiez-vous alors, en 1992 ? Christian Prigent : Il faut revendiquer lirrgularit et son corollaire (une certaine obscurit) comme un droit. Que nul ne puisse rcuser un texte cause de son excentricit au regard de la norme esthtique dpoque. Et que lexcentricit (ventuellement obscure) dun crit soit plutt une raison de plus pour sy intresser. Parlant de droit, je mets dabord en avant des raisons dordre stratgique : il sagit de se donner les moyens de gagner linvitable bataille que lon doit mener, pour pouvoir tre lu, contre les rsistances du milieu ditorial, les rflexes mdiatiques, les habitudes de lecture de lpoque. Au del, cela soulve videmment une question fondamentale sur linsistance, dans le mouvement dinvention qui fait que la littrature a une histoire, dune sorte de fatalit de

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    lexcentrique et de lobscur. Je mappuie sur le fait que si mes propres crits sont parfois obscurs, cest quils ont d rsister aux formes et figures admises pour parvenir trouver leur langue. La langue quils ont cherche, cest la langue qui me semblait, moi, la langue juste : la langue adquate mon exprience des choses, de la vie, de ma pense, de mon corps, de mon inconscient, etc. Votre question rappelle un texte que jai crit en 1992. Et, en de, il se rfre toute laventure du TXT des annes 1970/1980. Il faut bien que je commence par prendre la prcaution de dire que le Christian Prigent qui parle en 2008 nest plus celui qui sexprimait en 1992 plus forte raison celui qui faisait profession davant-gardisme dans les annes 1970. Contrairement celui qui bataillait dans le champ polmique des avant-gardes et cherchait y poser envers et contre tout quelque chose qui soit le produit original de sa propre langue, celui de 2008 (qui a, depuis, publi une trentaine de livres) est tent dinsister sur le fait quon ncrit pas que contre et de formuler un propos thorique qui ne soit pas seulement tactique et dfensif. En 1992, dans lessai que vous voquez, je ragissais encore un contexte. Vous savez comment, aprs leuphorie avant-gardiste des annes 1970/dbut 1980, sest dvelopp, dans la presse et dans ldition, un mouvement de liquidation des questions thoriques, des attitudes thiques, des modes daction politique et des propositions formelles avant-gardistes. Ce mouvement tait, dune part, conditionn par les attendus de lclectisme post-moderne ; dautre part agressivement anim par des repentis de lavant-gardisme : en particulier quelques ex. de la revue Tel Quel, regroups dans le magazine Artpress. Les consquences en auront t une srie de retour : retour au roman (histoire, personnages, narration classique) ; no-lyrisme potique ; et une quasi disparition de llaboration thorique. Et consquemment une nouvelle ide de la lisibilit, un rejet des obscurits et des excentricits de la priode avant-gardiste. Cest surtout dans cette priode que sest fixe de moi et de mes amis proches ex-TXT et autres limage dauteurs indcrottablement illisibles. Un article paru en 1982 dans Les Nouvelles littraires porte d'ailleurs ce titre : Prigent l'illisible... Le texte de 1992 tait une commande (de la revue Quai Voltaire). Jai rpondu cette commande dabord pour rpliquer au mouvement que je viens dvoquer. Mais assez vite lenjeu sest dplac. Et jai essay de thoriser positivement le caractre inluctable de la dimension dillisibilit en littrature. Le premier objectif tait dessayer de sortir la rflexion sur lillisibilit dune simple assignation la question du temps : ce clich selon lequel certains livres arrivent trop tt pour pouvoir tre lisibles, quils sont publis pour un lecteur du futur et crits dans une sorte de langue anticipe une langue que le travail du temps rendra peu peu lisible. Sans dnier radicalement quil y ait une part de vrit, empiriquement constatable, dans ce clich, je voulais essayer de montrer pourquoi lobscurit de certains crits ne relve pas seulement de leffet en eux dun geste anticipateur (ou des consquences dune premption), mais quelle est un attribut oblig de lexprience littraire en tant que telle : quelle marque la spcificit transhistorique de la littrature comme posture dans la langue et pratique de la langue. B. G. : En 1992, le directeur de la revue TXT sexprime comme lcrivain que la grande maison ddition POL publie depuis 1989 (Commencement). Est-ce que le faux langage

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    comprhensible de la littrature mdiocre (mondaine, talentueuse) comme vous dites encore dans larticle de Quai Voltaire dnonc en 1992 tait dj celui qui motivait votre premire publication en 1969, quand vous avez publi votre premier livre La belle Journe ? On suppose plutt des variations, latmosphre de restauration des annes 80 contrastant avec celle de contestation des annes 1970 et les paramtres de lexcessive lisibilit ayant probablement eu aussi mut. Pouvez-vous donc prciser contre quelle lisibilit dpoque vous avez crit ce premier de vos livres, accept la publication ? Ch. P. : Les textes de La belle Journe ont t crits courant 1967. Javais alors 22 ans. Quand le livre parat, il est mes yeux dj prim. Cest quentre temps il y a eu le choc de 1968. Pas vraiment les vnements eux-mmes. Encore que la pauvre place occupe par la littrature, et tout spcialement par la posie, au cours de ces vnements, mait beaucoup appris sur le caractre formellement obsolte, scientifiquement naf et politiquement impuissant de ce qui se donnait encore pour de la posie moderne dans les revues auxquelles javais commenc collaborer partir de 1966. Je parle plutt de la lecture que je fais alors de Francis Ponge, de Bataille, dArtaud. Et de la dcouverte de Tel Quel : dune part la sduction dun effort de savoir thorique sur les questions littraires ; dautre part la rvlation de ce qui a lieu de formellement neuf et de violemment interrogateur dans la potique de Denis Roche. ct de cela, les pomes de La belle Journe psent fort peu. Si je les relis aujourd'hui, je vois quand mme que ces petits textes refusaient la sentimentalit mivre et lobligatoire botanique des potes. Quils tentaient de trouver une voix entre diverses influences : une quotidiennet sche faon Guillevic ou Pierre Morhange, un mlange lyrique-trivial qui me venait sans doute de Pret, de Queneau, un peu de Michaux et qui se rinvestira plus tard dans ce qu' TXT on appellera le carnavalesque. Jessayais de sortir de limagerie et de la rvolte dclarative (faon surralisme, faon aussi posie beatnick), de fuir lidalisme potique (faon Ren Char) et le lyrisme un peu fade la manire dluard. Sil y avait quelque chose trouer, ctait cela : la posie simplement identifie (idologiquement) au sentiment potique et (formellement) au vers libre standard. Ce sont ces ples ersatz du lyrisme quil me fallait traverser et renverser. Ce ntait pas si simple. Et il maura fallu du temps (et un gros effort de critique et de thorisation) pour y arriver peu prs. La vraie rupture, pour moi, cest donc aprs La belle Journe quelle a eu lieu : la naissance de TXT, avec lcriture de textes comme La Mort de lImprimeur, les Histoires de Claire puis LMain, Power/Powder, uf-glotte, etc. B. G. : Pensez-vous aujourdhui, a posteriori, quen 1969/1971, au moment o paraissent les premiers numros de TXT, vous trouiez vraiment la lisibilit de lpoque ? Je mexplique : par rapport une autre revue davant-garde, face laquelle vous dclarez avoir tent de crer une diffrence TXT, je veux parler de TEL QUEL dirige par Ph. Sollers. tes-vous all plus loin dans lillisibilit ? Pensez-vous avoir trou lillisibilit dj installe par les TEL QUEL et par consquent devenue un peu lisible par vos publications des annes 1970 ? Je pose la question parce que certaines pages de ces rivaux en avant-garde me paraissent avoir cultiv, dune faon proche de certaines de vos pages, les grandes

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    irrgularits de langue. Jen cite une, lincipit de Lois, de Sollers : I(o) ni face face, niant la membrane, lentre: ce qui sy trouve existe ailleurs, ce qui ny est pas nest nulle part N Cub, maintenant, trouant et lanant les six cts du pav scell oubli: criblage et seulement vidage des lments rouls dans le chute autrefois bloque [] voil ce qui accepte de nous pntrer et de circuler sous la gorge en langue happe pour nous effiler Lui , couvert dcailles et de bave, captant la raison qui la fait barrer, enchaner ; lui le reste, une fois de plus convoqu, arm, est sans fin bandant, reconstitu Lui, ils ne nomment ainsi par ncessit, ils lui rendent ainsi sa force mort-ne Pas plus envelopp dans un uf que rien de ce qui est fait, pas plus unifi et form que rien o lon puisse entrer Lui charbonneux, aveugle, extrait par le flanc depuis si longtemps [] lui donc, dtach ; crisp, libre, mais encore ramass, crisp si un se divise en deux sur le profond creux qui restera deux [] chaque fois que la projection aura lieu [] lenfant sera dit chi de son alvole, cest--dire sorti du tissu maman o lespace attend comme un drap devant mais qui se spare en veines partir du temps tandis que les canaux souvrent ce qui descend. Je relve dans ce texte ce qui me semble rsonner avec votre propre travail : la mise distance douloureuse du tissu-maman (soit de la langue-mre) ; le trou de la langue ; laveu de limpossible expression, ici de la naissance (qui peut dire sa propre naissance ?); la nomination lucide et pleine de doute (ils le nomment) du je laiss en ltat dun il improbable ; la nomination allude dun je instinctuel (lenfant chi, ce nouveau n, sorti de luf et proche encore de oeuf) et dun je dabord corps (bandant). Tout cela rsonne de vos propres textes et en particulier de ceux parus chez POL (Une phrase pour ma mre, Grand-mre Ququette, Commencement) Ch. P. : Jai dune certaine faon r-appris lire dans Tel Quel entre Mai 1968 et le milieu des annes 1970. Ce nouvel apprentissage a t fondamental. Surtout ct thorie : la critique de lidologie potique, la liquidation des dernires traces dinfluence surraliste, laccs loutillage linguistique et psychanalytique, le creusement de larticulation littrature/politique, etc. Rien de ce que jai plus tard crit sur le terrain de la critique naurait t possible sans cela mme si jai d peu peu prendre des distances et inflchir ma rflexion dans des directions qui mont parfois men assez loin de ce quavait t lorthodoxie telquelienne (et je ne parle pas de ce que sont devenus, dans leur dsert de pense mondaine, la plupart de ceux qui avaient fond cette orthodoxie). Mais sur le plan de linvention formelle jai surtout t frapp, ds 1968, par les crits de Denis Roche. Leur influence a t dterminante dans pas mal de textes que jai crits (mais pas publis) aux alentours de 1970. La parution du Bordels, boucherie de Pierre Guyotat, dans Tel Quel (1971) ma aussi vivement impressionn mais sans jamais influencer vraiment, je crois, la forme de mes propres crits. Jtais plus loin de Sollers, surtout celui de Drame et des livres davant. Le Sollers de H ma intress lpoque et jai publi alors (dans le magazine Politique Hebdo) ce que je croyais pouvoir dire des raisons de cet intrt. Lextrait de Lois dont vous analysez les composantes (la langue-mre, le pathos de la naissance, linstance du sujet cliv, etc.) est une sorte de vade mecum des thmes avant-gardistes classiques. Ceux-ci nappartiennent en rien Sollers. Ils viennent de Lautramont, de Rimbaud, etc voire de Hlderlin et de Baudelaire. Ces thmatiques ont aussi t les miennes. J'espre avoir su les formaliser autrement quelles ne le sont dans la virtuosit un

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    peu cuistre et pniblement maniriste de cette page de Sollers (o il ne s'agit que de gnralits thoriques mises en forme pathtique). Encore une fois, dans ces annes-l (1969/1975, en gros) jessaie dune part de trouver les moyens de sortir de la posie (voir ma prcdente rponse) ; dautre part, assez vite, de dessiner ma diffrence (et la diffrence de TXT) par rapport au telquelisme dont Sollers reprsente, si lon veut, lorthodoxie (Denis Roche, comme la suite le montrera, est alors un marginal prt virer au dissident ; et Guyotat une pice rapporte pour des raisons tactiques, mais tout fait inassimilable au label dcriture telqulienne). TXT recherchera sa diffrence, entre posie, rcit et soties bouffonnes, dans llaboration dune criture dite carnavalesque qu lpoque nous aimerons voir ralise, par exemple, chez le Novarina du Babil des classes dangereuses ou chez le Verheggen du temps du Degr Zorro de lcriture. Je parle bien de diffrence : il ne sagissait pas daller plus loin dans lillisibilit ou dtre plus irrguliers encore que les irrguliers officiellement estampills et publis comme tels. Il sagissait douvrir des espaces autres et de reprsenter, sans assignation modlise, des expriences de pense, de sensibilit et dinvention verbale qui nous semblaient tre la langue vivante de lpoque telle que nous nous la reprsentions. Cet effort, douverture et de diffrenciation sera pour moi fort long. Je crois bien que je ne parviendrai pas en composer une synthse peu prs efficace (articulation du formel au biographique, laboration dun phras spcifique, lexique carnavalis) avant Commencement, livre rdig entre 1985 et 1988 partir dun matriau de carnets datant souvent des annes 1970. B. G. : Dans un article rcent (dcembre 2007) intitul Du temps des avant-gardes, vous reprenez un propos (tenu devant Herv Castanet en 2004) o vous semblez envoyer dos dos TEL QUEL aussi bien que TXT. Vous dites: Les avant-gardes des annes soixante et soixante-dix ont tartin des pages dsormais illisibles. Elles ont vcu de visions binaires un peu simplistes. Elles ont brod sur un assez grossier pathos du corps ou de la pulsion. Elles ont fantasm en pope sulpicienne la barbarie et la Rvolution culturelle chinoise, etc.. Ce jugement est celui de lauteur Prigent, en 2008, sur lactivisme de (jeunes) auteurs, quarante ans plus tt. Il confirme lhistoricisation dun autre jugement de lentendement esthtique (tant de la part des crateurs que de leurs lecteurs) : celui de lillisibilit. Pour conclure ce premier moment de lentretien, jaurais alors envie de vous demander contre quelle lisibilit dpoque vous crivez aujourdhui, en 2008 ? Et question corollaire, contre quelle illisibilit strile vous crivez, aussi, aujourdhui ? Ch. P. : Premire remarque : la rponse que jai faite Herv Castanet concerne une autre forme de lillisibilit que celle dont nous tions en train de parler. Elle pointe la premption dun certain mode de pense et dnonciation politique (emphase rvolutionnariste, verbalisme marxiste, arrogance de la certitude militante) qui me semble largement disqualifi pour des raisons socio-politiques. Les pages dsormais illisibles que jvoque ne dsignent pas les fictions et autres pomes publis dans les revues de lpoque ; mais les ditoriaux, les manifestes, les essais thoriques. Leur illisibilit ne provient pas de lexcentricit de leur invention verbale. Mais, tout au contraire, de leur assignation hyper-conventionnelle des modes de pense et dexpression dont les codes ont irrmdiablement

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    vieilli et dont limpertinence (par rapport ce que lon sait aujourdhui du rel dont ils taient cens parler) fait quon ne peut plus, effectivement, les lire. Deuxime remarque : par rapport aux annes avant-gardistes, et celles qui mauront men jusqu la publication de Ceux qui merdRent et de Une erreur de la nature, jai aujourdhui moins limpression dcrire contre. Jcris plutt ailleurs, ct dans le creusement de singulier. Pour autant, le got du dbat thorique ne sest pas teint en moi. Je ne cesse pas de vouloir penser et crire contre les us et les coutumes de lindustrie littraire. Et je nai pas davantage quavant le souci de complaire un ventuel lecteur. Jai entendu, il y a peu, dans un colloque, des jeunes romanciers de qualit changer sur ce thme. Ils se demandaient jusquo lcrivain peut aller sans larguer son lecteur et devenir illisible (pire : impubliable). Forte sensation dtranget, pour moi, entendre de tels propos, croyez-le. On peut encore avoir envie dcrire contre a, oui. Contre la modicit tactique dun souci de lisibilit dont ne sortent jamais que ces uvres mdiocres qui circulent dans le demi-monde de la vie littraire, placidement installes entre le double (et commode) repoussoir des best-seller la chane et des exprimentations obscures pour les happy few. Lillisibilit strile, a ne compte pas, ct. Je vois dailleurs peine de quoi vous voulez en loccurrence parler. Bien sr il y a toujours des expriences potiques dont on peut penser que leur excentricit ostentatoire et lobscurit qui en rsulte ne tiennent que dun dsir de surenchre sur un strotype dirrgularit moderne qui fait son tour procd, tic, formalisme gratuit. Et qui est du coup strile, soit. Mais cela nimporte que peu : a nencombre pas lespace mdiatique, ni noccupe les boutiques, ni nimpose scolairement sa vision du monde, ni ne consolide du lieu commun, ni ne fixe les limites du bon got littraire dpoque. Sil y a crire contre cela (cette illisibilit strile) cest seulement quand la sensation vous vient que cest ce type de strotype, coagul en vous, qui bloque votre propre effort stylistique vers une langue juste. Mais pas besoin de sy contraindre : cest le mouvement de linvention qui en dcide, le besoin de fracheur, lamour de la sensation que de linou continue se former quand on crit quand on parvient, encore, crire. B. G. : Demain je meurs est un livre qui me parat particulirement intressant au regard de lensemble de votre production. Pas ou peu de sexe au regard des fantasmes sado-maso de Monsieur Beaubaiser dans Peep-Show (1984), du Professeur (refus par P.O.L), des rves incestueux de Une Phrase pour ma mre ; et jen passe dans Commencement, o Nausicaa gnre de solides rveries rotiques. De mme la langue semble comme saplanir, sassagir, tordant moins violemment la syntaxe que dans les livres prcdemment cits et dformant moins le lexique que dans Grand-mre Ququette, par exemple. Tout se passe comme si Prigent contrevenait ce quon sest mis attendre de Prigent, dboutait lattente dun public enfin accoutum aux irrgularits carnavalesques du bouillant auteur TXT. Car mme sil est question de politique, il ne sagit plus dutiliser le littraire pour servir une cause politique : il sagit dutiliser le politique une fin strictement littraire. Demain je meurs crit lpope du pre, hros communiste breton; mais rendant gloire au pre, le livre rend surtout gloire la langue du pre et au fils qui a su se dtacher de laval de cette statue et est parvenu articuler sa propre langue de pote en minus. Avez-vous (eu) le sentiment dune rupture de Demain je meurs par rapport votre faon habituelle ?

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    Ch. P. : Non. Le mot rupture, en en tout cas, ne convient pas. Je nai pas du tout la sensation dune diffrence violente. Celle dune volution, oui. Parfois mme dun accomplissement : le sentiment que la forme de ce livre ralise quelque chose dont je recherchais la dynamique juste depuis pas mal dannes. Pour moi, Demain je meurs prolonge un mouvement narratif amorc avec Commencement. Ce livre poursuit formellement le projet initi alors (cest--dire vers 1986) de construire de la prose narrative partir dun outillage a priori plutt adquat au travail de posie (prosodie mtre, enchanement cholalique, polysmie toile, phras rythmique mis en tension avec la phrase syntaxique). Et, mon sens, on y trouve le mme effort dondulation phrase, le mme suspens sporadique du narratif, le mme polyglottisme carnavalesque, le mme type de composition fugue (leitmotive et strette) que dans mes proses prcdentes. Mais peut-tre ce mouvement est-il all vers de plus en plus daisance, de moins en moins de crispation volontariste. Peut-tre est-ce cela qui donne, dautres, limpression dun apaisement, de quelque chose de plus lisse. Tant mieux, en un sens. Je crois que cela veut dire aussi quil y a comme un effet daccoutumance, que quelques uns se sont, comme on dit, faits ma langue (elle nest pas beaucoup moins bizarre quavant, me semble-t-il mais peut-tre a-t-elle moins quavant le dsir de le paratre). La rception (modique) semble montrer que Demain je meurs est un livre plus facile lire que mes prcdents ouvrages. Mais je ne crois pas que cela tienne principalement une lisibilit formelle plus grande. Je crois que si la langue de ce livre apparat moins trange et moins repoussante que celle de Commencement, cest surtout parce que le fond historico-politique du rcit est beaucoup plus prsent que dans les livres prcdents et que ce fond fait lieu commun : il donne des repres la lecture parce quil met en jeu une exprience collective. La langue dans laquelle cette exprience se dit peut bien tre dlie de toute assignation au lieu commun syntaxique, lhomognit lexicale et la neutralit rythmique des romans courants elle impose quand mme sa capacit former lexprience dont je parle. Et, au del, elle produit (je lespre) des effets de vrit : elle est une version de LA langue (htrogne, troue, tordue, pique, chante, tragi-comique) par le vecteur de laquelle ce type dexprience vient la conscience des hommes. Dailleurs, jai beaucoup travaill dans ce sens : jai utilis toutes sortes de documents darchives (sur le contexte socio-politique des annes 1950, la guerre dIndochine, laction des communistes dans la rgion de Saint-Brieuc). En somme, jai fait mon Zola (comme disait Jarry). Et jai travers non pas la langue, mais les langues de ce pre dont la Figure est au centre du rcit et dont la biographie concentre les effets dexprience politique commune dont je parlais linstant : dialecte gallo (le parler de son enfance), latin, roman et franais classique des Humanits (les langues de ses annes de formation), lexique politique des communistes staliniens faon annes 1950 (le parler de son ge adulte), conte populaire (la forme de parole retrouve dans lhiver de sa vie). La mise en scne et le traitement formel de tout ce matriau entranent effectivement des diffrences avec le propos plus constamment intimiste, plus tress de fils fantasmatiques, plus crment rotis et plus systmatiquement mta-potique des livres prcdents. Mais, encore une fois, diffrence nest pas rupture.

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    B. G. : La rception rserve par les librairies, la presse, par votre lectorat habituel et non-habituel confirme le statut particulier de Demain je meurs. En bref, cest un succs. Par succs, jentends des articles de presse nombreux et louangeurs, des ventes en librairie assidues. Est-ce dire que vous tes devenu lisible ? que vous avez russi rendre lisible lillisibilit dont vous trouiez hier une certaine lisibilit contemporaine ? Ch. P. : Il faut relativiser le succs dont vous parlez. Il na strictement rien voir avec la rception dun best-seller. Rien mme avec le lectorat moyen des romans de qualit que jvoquais un peu plus haut. Pas mal de presse (dveloppe, logieuse, oui), un Prix littraire. Et du coup, assez vite, deux petits milliers de lecteurs. Cest trs peu. Et, au bout du compte, Demain je meurs naura pas t beaucoup plus lu que mes proses prcdentes : revenues de plus loin, les tortues Commencement (1989) ou Une Phrase pour ma mre (1996) vont bien finir par accder elles aussi aux vertigineux chiffres de vente du livre de 2007. Dailleurs il y avait eu dj pas mal darticles sur Commencement. Et bien plus encore sur Grand-mre Ququette (sans parler dun petit effet de relance du fait de lphmre passage la scne de certains fragments de ce livre). Mais pas de suivi quant aux chiffres de vente. Ces livres, ceci dit, vivent leur petite vie. Entre autres comme objets dtude universitaire. Ils trouvent chaque anne quelques dizaines de lecteurs nouveaux. Mais de succs, non. On ne peut parler en ces termes. Des critres socio-culturels de succs seraient par exemple : des traductions ltranger, des ditions en collections de Poche. Or non. Et si rien de cela nest considr ni comme traduisible (ou comme digne dtre traduit), ni popularisable en Livre de Poche, cest bien que lon considre que a ne peut intresser grand monde, que a nest pas toujours pas si lisible que cela et quil y a des chances pour que a ne le soit jamais. Il ne faudrait pas croire que cela me laisse indiffrent. Je ne mets aucun orgueil ni aucune coquetterie tre un crivain marginal, rare, litiste, etc. Certes, je ne ferai jamais rien, dlibrment, pour quon me lise plus aisment. Mais je serai toujours chagrin quon ne me lise pas plus et que mon travail ne soit pas davantage reconnu et diffus. Peut-tre est-il encore impossible pour beaucoup de dtacher le Prigent auteur de Demain je meurs du Prigent ex-avant-gardiste, thoricien, polmiste : du Prigent empcheur de fabuler en rond (le monde littraire est susceptible et a de la mmoire). Tant mieux. Et il reste que, oui, quand mme, le cercle des lecteurs sest un peu largi. Surtout du ct de ceux qui nimporte pas le souvenir que je viens de dire (pour des raisons dge, dignorance, dindiffrence). a prouve que rien du type de travail qui est le mien nest fatalement illisible. a montre que lobstacle la lecture ne vient que de la construction a priori dune norme de lisibilit et dune certaine dfinition (par ldition, la presse, linstitution scolaire) du littraire (ce qui lest / ce qui ne lest pas ; ce qui lest trop / ce qui ne lest pas assez ; ce quon peut en consommer / ce qui vous en pse sur lestomac ; ce qui vous prend la tte / ce qui vous la vide, etc). Cette norme et cette dfinition ne tiennent que par un effet dintimidation. Dpoque en poque a se dplace : a veut donc dire que ponctuellement a cde. Cest pour cela quil faut continuer : crire, penser, expliquer, former le got, rtablir la valeur. Le temps, lobstination, le fait de ne rien cder la demande mercantile et mondaine, a finit toujours par produire cet effet-l : que des normes cdent, un peu et que plusieurs lecteurs entrevoient alors ce qui se faisait, en marge, dans l-normit.

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    B. G. : Ne croyez-vous pas pourtant que Demain je meurs est un livre plus lisible parce que vous y avez fui lexcessive illisibilit, qui condamne lirrgularit trop grande de langue linexistence et au silence ? Ch. P. : Encore une fois, je ne crois pas que Demain je meurs soit un livre radicalement plus lisible que les autres. Si volution il y a eu vers une plus grande lisibilit, celle-ci na pas t par moi voulue, programme en conscience. En somme : je nai rien fui, et surtout pas une illisibilit dont jaurais su a priori quelle allait tre excessive. Je ne dispose dailleurs pas, pour ce qui concerne mes propres crits encore moins que pour ceux des autres, du critre qui permettrait de juger de ce caractre excessif de lillisibilit dun texte. Demain je meurs nest pas plus que mes autres livres crit vers ou pour un public. Cest un livre crit pour et vers moi-mme : vers la sensation que jai du vivant de ce que jcris, pour former en moi cette sensation. Par vivant jentends limpression dune vitalit, dune fracheur, dune justesse rythmique, dune vrit des motions proposes en partage, limpact effectif dune puissance stylistique de conversion du tragique en comique. La langue de ce livre est toujours trs formalise (ne ft-ce prosodiquement : de part en part, le texte est mtr). Elle frle souvent lidiolecte ( cause dun mlange calcul de lexiques dorigines trs diverses et dune syntaxe remodele par la dicte rythmique). Cet idiolecte phras (qui, me semble-t-il, fait style : le style Christian Prigent), je lhabite sans doute plus naturellement que par le pass (il est devenu ma langue). Do peut-tre, comme nous le remarquions un peu avant, une impression daisance, de coul, dallant souple qui accueille davantage que dans les textes prcdents. Je men rjouis, nayant jamais, encore une fois, cultiv lirrgularit et lillisibilit pour elles-mmes. B. G. : Votre hbergement durable (depuis presque 20 ans) par P.O.L (devenu, depuis Truismes, de Marie Darrieussecq, une maison davant-garde connue mme du grand public ) ne joue-t-il pas un rle dans la rception nouvelle de vos livres ? Ch. P. : Je ne dfinirais pas P.O.L comme une maison davant-garde. P.O.L publie de la littrature, dont une part importante (entre autres dans la collection Posie) est difficile parce quelle ne se satisfait ni des lieux stylistiques communs ni des manirismes la mode. Cest tout (et cest norme). Le programme de cette maison est diversifi. En tout cas, il ne sidentifie en rien UN courant littraire prcis. Son but nest absolument pas de dfendre (par des crits thoriques) et dillustrer (par la publication de textes de fiction) UNE certaine forme de la modernit. Dautre part, il na pas fallu attendre que P.O.L publie Marie Darrieussecq pour que cette maison soit largement connue et respecte (n'oubliez pas que P.O.L a t par exemple lditeur de La Vie mode demploi, de Georges Perec). Mais vous avez par ailleurs raison. Cest une vidence que le fait dtre publi chez P.O.L a chang la faon dont mes livres sont reus. Ils sont bien plus quavant prsents en librairie, les quelques critiques littraires qui nous restent y sont plus attentifs, etc. Cest que, pour un lectorat cultiv, le label P.O.L est lgitimant. Pas tellement parce que cest lditeur de Truismes. Plutt parce que cest celui de Marguerite Duras, de Leslie Kaplan, de Claude Ollier, de Valre Novarina, de Bernard Nol, etc. En tout cas : l'diteur de livres qui ne sont sans doute pas tous des chefs duvres, mais dont aucun nest mdiocre, pr-format par la

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    demande mercantile, stylistiquement acadmique, intellectuellement faible, thiquement veule. ct de cela, lclectisme du catalogue P.O.L (le fait quil soit nourri par la justesse dun got celui de Paul Otchakovsky-Laurens, et non par les dogmes dun a priori idologique) fait que mon inscription ce catalogue a un peu sorti mes livres de leur prcdente assignation une image dexcs exprimental. Il me faut ajouter ceci : la confiance que P.O.L ma faite (quinze livres de moi sont parus chez lui), me donne une sorte de srnit. Elle est dautant plus prcieuse que, comme tous les crivains du mme acabit (les exprimentaux, les avant-gardistes, les singuliers comme on voudra dire), jai eu longtemps rudement bagarrer pour pouvoir publier et voir mes livres un tant soit peu recenss et lus. Ladite srnit nest pas bate. Elle est au contraire particulirement intranquille si je puis oser cet oxymore dune srnit inquite. Parce quelle est lourdement charge de la responsabilit de ne pas dcevoir la confiance dont jai parl. Mais je crois bien quelle nest pas pour rien dans une certaine dcrispation de mon travail : moins de volontarisme, peut-tre, dans leffort de distinction stylistique ; un peu moins de raideur dans le respect des dogmes avant-gardistes ; la leve de certains tabous (la dimension narrative assume, le matriau autobiographique exploit comme tel, etc). B. G. : Peut-on aussi imaginer que ce succs plus large (vous devenez un auteur relativement connu du public spcialis, vous ntes plus ce quon appelle un auteur confidentiel, inconnu par exemple de mes collgues universitaires ds que lon sort du champ des tudes potiques) est d votre mancipation (volontaire ?) de ltiquette TXT ? Je mexplique : bien que vous continuiez vous produire trs rgulirement en lectures collectives, colloques, avec la plupart de vos anciens collaborateurs de la revue TXT (Jean-Pierre Verheggen, ric Clmens, Jacques Demarcq, Pierre Le Pillour, Philippe Boutibonnes, etc) vous le faites sans label TXT dclar. Cest sous ltiquette lecture collective ou Journe Jarry, etc. Le rsultat est que le public vous reoit dabord comme Prigent avec ses amis et non plus comme Prigent directeur et ordonnateur de lavant-garde TXT. Un renversement de la rception se serait produit o ltiquette TXT, associe une certaine polmique, agressivit des rapports sociaux et littraires, se serait efface derrire loriginalit dun style, dun nom, alors qu lorigine elle semble avoir aid faire voir lauteur Prigent ? On pourrait mme imaginer maintenant que cest lauteur Prigent, de Demain je meurs (mais le mouvement stait amorc avec Une phrase pour ma mre et Grand-mre Ququette) qui aiderait faire voir a posteriori la revue TXT ? Ch. P. : Comme vous le savez, jai dlibrment mis fin ma collaboration TXT en 1993 (et la revue a alors cess de paratre). Je lai fait parce que cette revue (ses contenus, son mode de fonctionnement, les postures thoriques qui lui donnaient corps) ne me semblait plus adquate lpoque en tout cas la manire dont je pensais pouvoir, dans mes livres en cours ou venir, tenir compte des donnes idologiques et esthtiques nouvelles de lpoque. Mais ceux avec qui je travaillais TXT taient mes amis. Cest mme pour cela que nous pouvions travailler ensemble. Cela veut dire que jaimais leur pratique potique et leur action intellectuelle. Il ny avait pas de raison pour que meurent ces amitis. Ni pour que nous cessions de travailler et dintervenir ici ou l ensemble, mme si a ntait plus en tant que membres dun groupe littraire dfunt.

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    TXT, lavant-gardisme, etc., cest dsormais trs loin : presque 20 ans. Chacun de ceux qui ont t partie prenante de cette aventure a suivi son chemin et creus sa propre singularit. Parfois, les voies ont beaucoup diverg et les relations se sont du mme coup distendues. Certains des ex-TXT ne sont pas sortis dune marginalit trs confidentielle. Dautres ont publi dans de bonnes conditions ce quon appelle une uvre. Ces uvres se sont peu peu dgages de lesprit TXT (avant-gardisme agressif, violence polmique, thoricisme hautain, politisation intense, excs dirrgularit formelle, pathos organique). Et sans doute sont-elles du coup plus aisment reues. Pour autant je ne vois nulle part de reniement, dabandon. En tout cas chez ceux qui sont passs TXT autrement quen coup de vent (autrement que pousss par de petites rises de mode ou agits par une bourrasque passagre dencanaillement avant-gardiste). Sens de lenjeu civique de luvre, positionnement politiquement critique, souci de linvention formelle, carnavalisation des formes, travail rythmique et phonique, got de loralisation, mlange tragi-comique, etc : cest toujours, dans des proportions et selon des mlanges bien sr extrmement varis, la marque TXT dans mes propres livres comme dans ceux de Jean-Pierre Verheggen, dric Clmens, de Jacques Demarcq, de Claude Minire, dOnuma Nemon, dAlain Frontier, de Pierre Le Pillour Et vous avez raison : la venue maturit de ces uvres-l, leurs videntes parents comme leurs clatantes diffrences, a aide certainement mieux comprendre ce que machinait dans ses fabriques souterraines la sulfureuse revue TXT. a peut aider, entre autres mieux faire la part, dans ce que TXT publiait, entre ce qui relevait dune sorte didiolecte dpoque (le verbalisme marxiste, le pathos de transgression et le thoricisme alambiqu) et ce qui germait labri de ces palissades dogmatiques : des puissances dinvention formelle capables de donner, quelques annes aprs, Artaud Rimbur, De rtour, Les Zozios, Lucrce, Ogr, Portrait dune dame, Pancrailles, ou Commencement. Mais affiner cette comprhension relve de lhistoire, dj. Ce nest pas un enjeu pour moi. Je ne travaille pas, je ncris pas mes livres pour que cette comprhension ait lieu. Cela relve de lUniversit, dsormais, plutt. B. G. : Lattribution qui vous a t faite, en juin 2007, du prix Louis-Guilloux tmoigne aussi de ce changement de la mesure de votre rception et donc de votre lisibilit. Le prix Louis-Guilloux est un prix littraire. Comme tous les prix dune certaine notorit, il indique le franchissement dun seuil de lisibilit : cest lentre dans un public large, mme si on ne peut encore parler de grand public (comme pour un prix Goncourt). Face ce succs, je vous ai vu ragir de faon tonnante. Vous mavez confi, en septembre 2007, que malgr tout le bonheur que vous inspiraient ce prix et la bonne rception de Demain je meurs, vous sentiez comme un pige, une pente ne pas suivre, un rle o sans le vouloir et sans vouloir mal, on tendait vous enfermer ; et il sagissait pour vous de restez vigilant, dchapper au rle, celui de faire lcrivain. Il faudra sortir de l. Est-ce dire que lauteur Prigent veut sortir de la lisibilit que son criture semble avoir conquise? Est-ce dire quil va vouloir remettre de lillisibilit dans la lisibilit quun certain public commence avoir construite autour de sa pratique littraire ?

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    Ch. P. : Je suis assez au fait de lhistoire littraire pour savoir que les prix couronnent rarement le plus inventif de la littrature. Do un peu de perplexit et de mfiance. Et puis, lide que jai de ce quest un crivain ne concide pas du tout avec ce que valorise la vie littraire et ce quelle couronne par des prix. la limite, je pourrais dire que mon objectif nest pas de faire et de publier des livres, que ces livres soient distingus voire couronns et que mon nom soit celui de lauteur de ces livres. Les livres, pour moi, sont lun des aspects (et lun des produits) dune aventure intellectuelle plus gnrale au fil de laquelle on sefforce, par des moyens divers, de former le sens de sa propre vie (ce sens ft-il celui d'une manire de non-sens), dintervenir dans les dbats intellectuels de son temps et de formaliser en langues, pour les partager, les faons dont le monde vous affecte. Lcriture des livres est lun des aspects de cette activit (mais pas sa rsolution unique, voire sa forme privilgie). Et je nai pas une si grande envie que cela dtre assimil (mme si c'est narcissiquement gratifiante et si je ne mprise pas ce genre de gratification) limage de lcrivain producteur de chefs duvre, ventuellement prim, et fig dans ce rle socialement dcoratif. Concrtement, a peut entraner un peu de rticence partager la vie littraire. Cela mest assez ais. Je nen conoit ni honte ni vanit. Et nen tire aucun principe moral ni critre de jugement sur les faons des autres. Plus srieusement, quoique plus discrtement : a provoque en moi, priodiquement, une sorte de besoin de retrait du paysage et doccultation des pratiques (comme disait jadis Andr Breton). Surtout aprs que jai eu, pour telle ou telle raison, faire mon tour de piste dans le paysage et exposer publiquement les plumes de ma pratique. La pratique mondaine, je veux dire car les lectures publiques que je fais assez rgulirement relvent pour moi dautre chose : dun travail, de la production, si possible chaque fois, dun objet dart neuf : une performance. Le prix reu par Demain je meurs ma caus une grande joie, et pas mal dmotions. Dabord parce que ce prix est intitul Louis-Guilloux : jai connu lhomme et frquent luvre, les deux sont trs prsents dans mon livre et mon pre, qui tait son ami, a crit un essai sur Guilloux. Ensuite parce que ce prix m'a t dcern Saint-Brieuc, au moment mme o je venais me rinstaller dans cette ville o je suis n. Enfin parce que a pouvait dmontrer (nonobstant bien des malentendus) que la littrature un peu bizarre et assez complexe que jcris peut intresser des gens qui nont des enjeux de la littrature quune ide confuse, distraite et conventionnelle mais qui sont sans a priori anti-modernistes. Aprs viennent les inquitudes : que a plaise parce que a a cd sur lexigence formelle et le rendu de la vraie (et donc obscure) complexit des expriences et des penses. Que a vous habille tout dun coup en crivain, voire en auteur vedette (version, qui pis est, rgional de ltape). Etc. ruminer a, on peut voir se dresser des pouvantes, tout dun coup. Do tentations de refaire loursin misanthrope hriss dpines dirrgularit surindique, en coupant le robinet des motions partageables, en abjurant la confidence biographique et en reniant les grands thmes socio-politiques qui peuvent faire lieu commun. Et hop : on revisite par exemple lopacit elliptique du potique. Ou on samuse un peu des bricolages hyper-formalistes (faon contraintes oulipiennes) et des travaux pratiques de Grande Rhtorique. Cest ce quoi effectivement je moccupe (un peu) depuis quest paru Demain je meurs, aid en cela par quelques petites commandes publiques ou prives qui prtent ce type dartisanat goguenard et farouche.

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    B. G. : Lauteur Prigent semble craindre de devenir trop lisible. Ces variations de sa propre rception tmoignent que la relation de lcrivain la lisibilit (convivialit) et lillisibilit (mise en garde) littraire est trouble (voire troublante). Aujourdhui, aprs Demain je meurs, comment a volu limage du destinataire (idal ou id au moins) de votre pratique dcriture, cette fonction suppose (et implique) de lecture qui fait, en effet, voluer la lisibilit de votre texte ? Ch. P. : Je ne crois pas avoir jamais crit par rapport ce que j'aurais prsuppos tre l'attente d'un public et dans le perspective de quelque horizon de rception que ce soit. Mais cette rponse ne concerne que mes livres de fiction. Mes essais, eux, ont un objectif explicitement pdagogique et militant, ventuellement polmique ; ils sont composs en fonction de l'impact que je voudrais qu'ils aient et je tiens donc compte de ce que j'imagine devoir tre leur rception. Le destinataire de mes fictions (et de mes pomes) n'est pas LE lecteur. Quel lecteur, d'ailleurs ? quel archtype de lecteur ? quel sens peut bien avoir la gnralit de ce terme ? Il me semble que j'cris d'abord face la bibliothque : parce que c'est sa frquentation passionne qui m'a fait crivain, que mes textes sont largement faits d'une matire dont la bibliothque est la rserve et que je travaille face linstance de jugement quest le regard des crivains que jaime, tel quen tout cas jimagine quil serait si d'aventure il se posait sur ce que j'cris. J'cris ensuite face moi-mme : je guette, en crivant, la sensation de justesse, de drlerie, de vivant, etc. ou non que me donne ce que jcris au fur et mesure que je lcris. Et l'crit progresse et se module en fonction de l'impression que j'ai que cette justesse est atteinte (ou non). J'cris enfin, ponctuellement, face l'image que j'ai en tte de certains de mes proches (famille, femmes, amis artistes, diteur) : pour sduire, convaincre, dialoguer distance, avouer, remmorer, taquiner, mouvoir... Ces proches ne sont jamais les mmes selon les moments/fragments dcriture. chaque fois, il s'agit d'une personne prcise, connue de prs, dont j'imagine les ractions, le jugement (tout le contraire de LE lecteur pris en gnral). Si quelque chose rcemment a boug, cest sur ce terrain-l, celui que dessinent et mesurent les trois adresses dont je parle (la bibliothque, moi-mme, quelques proches). Et pas l o attendrait un public, dont jignore tout. Je ne crois pas que quoi que ce soit de fondamental ait chang dans mon travail, avec Demain je meurs. Tout au plus pourrait-on dire que des tendances l'uvre au moins depuis Commencement se sont accentues et peut-tre pures. D'abord le got de la prose narrative : son maillage ouvert, sa puissance absorbante, sa capacit intgrer, traiter et moduler une grande quantit et une grande diversit de matire textuelle (je l'oppose en cela, banalement, la slectivit elliptique, homognise et densifie de la posie). Ensuite, le plaisir, dsormais apprci par moi sans rserve, de raconter (et de travailler les dispositifs temporels de la narration), dans un mouvement de passage entre, d'une part, la trivialit, le pathos clich et la cruaut des matriaux traits, et, d'autre part, leur allgement et leur conversion en gaiet par la dynamique comique du phras. Ensuite encore, le face face avec le matriau autobiographique manifeste (et avou : non crypt, non d'emble pulvris et refondu par la moulinette de pudeur de l'laboration

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    potique). Enfin, la dimension de lHistoire : la fresque historico-politique comme trame de fond du drame et, du mme coup, l'afflux des rfrences une autre bibliothque (des ouvrages historico-politiques, des mmoires de militants communistes, des documents sociologiques, des magazines d'poque, etc). Si j'essaie de faire un bilan, a donne : prose ouverte + narration accepte + matriau biographique assum + fond historico-politique = davantage de lieu commun (je veux dire d'espace de vie, d'motion, de savoir et de pense partag entre moi et le lecteur). Et donc, pour revenir la question qui nous occupe, sans doute plus de lisibilit nonobstant l'excentricit maintenue du travail de langue. B. G. : La rupture, lirrgularit de langue nexige-t-elle pas une part de mise en lisibilit ? Je garde en mmoire vos dclarations dans les premiers Ordinateurs de la revue TXT. Vous y recusiez toute entreprise pdagogique et refusiez de vous expliquer sur vos productions. Pouvez-vous nous expliquer quand est survenue, chez vous, cette mutation concernant votre travail pdagogique et la ncessit que vous avez finalement reconnue que vous deviez aussi travailler construire votre lisibilit (ou plutt la lisibilit de votre illisibilit) ? Ch. P. : L'Ordinateur que vous citez, celui de TXT n 1 (1969), a t rdig par Jean-Luc Steinmetz. Aujourd'hui, je vois surtout des rodomontades dans un tel parti-pris de refus d'explication. C'tait la mesure de nos hsitations d'alors sur ce que cette revue devait faire et de notre ignorance de ce qu'elle allait tre. Voyez d'ailleurs quel point la mutation dont vous parlez fut immdiate et impense : ds TXT n 2, et sans qu'aucun nouvel Ordinateur ait jug bon d'expliquer cette brusque conversion la pdagogie, nous publions d'assez abondantes explications. Le n 2 bis accrot encore la part du thorico-explicatif. Et le n 3-4, puis le n 5, sont des livraisons quasi entirement voues au travail critique et la justification de notre conception de l'activit littraire. Pour mon propre cas, aucune mutation : ct des pomes et des fictions, jai toujours crit des essais. Par exemple, dans cette mme anne 1969, en mme temps que mon recueil de pomes La belle Journe, ma premire tude sur Denis Roche parat dans la revue Action potique. B. G. : Lcrivain mme le plus illisible doit donc construire sa lisibilit ? Lennemi trouer serait donc moins le lisible excessif que le silence? Ch. P. : Il ne s'agit pas tant de construire SA lisibilit (au sens : se rendre plus accessible et conqurir un lectorat) que de tenter de comprendre (pour soi) et dexpliquer (aux autres) le sens de ce qui apparat dans ce quon crit soi, comme dans ce qui scrit alentour dans un moment idologique et culturel donn. Si pour moi il y a quelque part un ennemi, c'est tout ce qui incarne une drobade devant cet effort : l'irresponsabilit artiste, l'arrogance esthte, la fausse modestie des potes qui affectent de n'tre pas des intellectuels et affichent leur ddain de la logique. Contrairement au clich paresseux sur le prtendu terrorisme des thoriciens, il faut affirmer que larrogance (le ct : c'est prendre ou laisser) est toujours du ct du refus de la thorie. En art, les terroristes sont ceux qui se cachent derrire le paravent d'une tranget stylistique donne

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    comme valeur en soi, indiscutable, absolutise et vite convertie en label marchand rentabilisable (en marque dpose). Pour le reste, je m'en tiens autant que faire se peut au programme pongien : crire, c'est parler contre les paroles. C'est--dire entendre l'norme bruitage que fait autour de nous le bavardage du monde ; prouver que ce bavardage nous traverse et nous constitue ; comprendre que c'est cette traverse constitutive qui est la condition premire de notre assignation l'idologie d'poque ; programmer le travail d'criture comme une opration stratgique pour y rsister (en parlant autrement, contre, travers) ; chercher, par l'criture, traverser le mur de la ralit (id est : le rseau toujours-dj constitu des significations qui trament le babil social) ; donc uvrer contre le silence, parce que le silence est acceptation de cette ralit, assignation au lieu idologique commun : alination. B. G. : Est-ce pour communiquer (comme on dirait de nos jours) sur son illisibilit, qu'un crivain comme vous produit, en parallle l'uvre issue de la personnalit cratrice, des essais issus de la personnalit critique ? Vous publiez beaucoup dessais, darticles o vous commentez les crivains qui ont inspir (par admiration ou rejet) votre criture et o vous tentez dclairer lirrgularit artistique de tel peintre ou sculpteur davant-garde : Salut les Anciens/Salut les Modernes pour la littrature, ou encore Ce qui fait tenir ; ou bien Viallat, la main perdue pour les peintres, ou Ils affinent notre optique, etc. Vous commentez beaucoup les autres crivains de TXT, les peintres de Supports-surfaces avec qui vous travaillez souvent en collaboration. Vous avez aussi crit sur Cy Twombly et lexpressionnisme amricain, etc. Sagit-il, derrire le plaisir (ou lurgence) dialoguer avec ces autres uvres, de crer un rseau de lisibilit dans le tissu duquel votre propre texte pourra prendre lisibilit? Ch. P. : Je vais me rpter : un crivain n'est pas un intellectuellement faible ; un travail d'criture ne se dplace pas dans une sorte d'en de de la rationalit ; crire engage dans les dbats d'ides du temps ; il n'est pas d'uvre potique ambitieuse qui n'ait explicitement ou implicitement pour objectif de modifier les modes de reprsentation qui trament le tissu symbolique commun son poque. Si on s'entend sur ces propositions, on ne peut que donner la parole, rgulirement et ostensiblement, sa personnalit critique, comme vous dites. Car cette personnalit-l est l'une des dimensions de la personnalit cratrice (et non pas son misrable envers rationnel). Mme si ses moyens d'expression sont diffrents. C'est la mme violence ( vise mancipatrice), qui commande l'nergie rhapsodique de la fiction ET la tension linaire de la thorisation. Comme je vous le disais l'instant, ce qui m'intresse, c'est ce qui apparat, dans les propositions artistiques de mon temps. Etre attentif ce qui apparat, c'est vouloir comprendre le change des systmes de symbolisation l'uvre dans l'poque. Je sais bien que c'est d'une ambition dmesure et qu'il n'y a aucune chance de pouvoir en objectiver les rsultats, ne ft-ce que parce que couvrir l'immensit et la diversit du champ est impossible. Renoncer cette ambition, cependant, serait avouer une dfaite. Et conditionnerait l'acadmisation et la provincialisation des gestes artistiques qu'on essaierait de produire soi-mme. Le temps, la pese des fatigues et quelques pousses de dcouragement contraignent videmment en rabattre peu peu sur l'ambition que je dis. Mais ce retrait-l n'a pas d'autres causes que celles

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    qui font galement que, si on dure un peu trop, la rage d'expression inluctablement s'apaise et que s'arrondissent, banalement vieillis, les angles d'criture. Ut fata trahunt ! Comme vous le rappelez, la peinture m'a beaucoup sollicit. Sans doute parce qu'elle propose un espace d'invention plus immdiatement visible (plus explicite, si l'on veut) que la littrature. Ainsi les peintres de Supports-Surfaces, vers 1970. Rflchissant sur les uvres de ces artistes, je rflchissais en mme temps mes propres pratiques d'criture. Et il me semble que je comprenais mieux ces faons de faire empiriques en les observant partir de ce que proposaient formellement les peintres de ce courant dont les attendus esthtiques, thoriques, idologiques, politiques taient voisins des miens. L'talement all over, la disparition de tout point de fuite ordonnateur des perspectives, la rptitivit des empreintes qui construisent l'espace peint sont par exemple des constantes dans ce que proposaient les artistes du courant que j'voque. Je crois que l'valuation de ces propositions formelles peut aider comprendre galement certaines des procdures l'uvre dans mes textes (progression narrative non linaire, multiplication non hirarchise des sources d'nonciation, phras acclr et strotyp par les numrations, listes, litanies, etc.). B. G. : Donc la peinture servirait la lisibilit de votre texte ? Est-ce ainsi quil faut aussi comprendre cette dclaration de Grand-mre Ququette : mais for intrieur marmonne en moi-mme et pour nul autrui que a aide voir, la barbouille, voire vouloir voir (p. 190). La premire leon de cet nonc serait daffirmer la vertu des rfrences picturales capables doffrir au pote, en manque de mots, le moyen de figurer, malgr tout, le rel. Au contraire du clich critique qui affirme que lintrusion de limage dans lcrit le conduit tre illisible (im-prononable voix haute, in-situable gnriquement par le public), vous dfendez donc le service du visible pour le lisible ? Mais jusqu'o cette position de clarification de lobscur (c'est--dire de labme rel de toute reprsentation) est-elle rellement effective ? Je mentends : est-ce que, par exemple, (re)connatre lusage du haricotmodule indcidable de Viallat (tel que vous linterprtez) vous aide, vous, clarifier votre usage si obsessionnel de la glossolalie, de lanaphore monstrueuse ? En quoi la peinture aide votre lecteur voir et recevoir avec sens (c'est--dire en faisant sens) vos anomalies rhtoriques les plus outres (anaphores, listes, cholalies dmesures en dure, ddoublement si ce nest triplication ou dmultiplication des instances nonciatives, obsession des sexes, etc). Car qui russit vraiment lire (cest--dire supporter) le dtail de vos numrations monstrueuses, de vos anaphores excessivement multiplies ? Jai en tte de nombreux exemples de pages bgayant sur le mot poussire dans Commencent, ou je crains dans Grand-Mre, ou mre dans Une phrase pour ma mre, ou ou (une conjonction logique qui finit par perdre toute logique et avouer limpossibilit choisir et trier et mettre en logique) dans Grand-mre Ququette. Que retient-on de ces pages dont on saute souvent le dtail la lecture silencieuse ? On retient un enraiement glossolalique poussire, poussire, poussire ou je crains mort, je crains mort, je crains mort ou ou ou ou ou ou : Ouh, ouh, quest-ce que cest que ce magma de mots ?, ai-je envie de poursuivre Je me permets de citer ce dernier passage o vous voquez le doute du pote en ftus pouvoir aborder les trucs ineffables (p. 169) : Hol, je me dis, pas facile faire sauf si patriote, moi, avec casquette de parfait pote, despce amoureuse. Ou si suffira que je mouche mon nez par expression de peines du dedans et expose mouches avec morveux, ou, si foire, la couche, et natra de a la

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    littrature ? Ou pousser du cri n direct de tripe ouistiti primale, un peu rabot en gli, glu, glo, gla pour faire condens de cadenc, avec des lambeaux de mots comme drapeaux, genre bribes de charpie de Dsesprerie sur mt de Mduse ? Ou patine prudente en surface des choses avec dcoup dans le catalogue du bla-bla des hommes et pliage en quatre des mmes baratins et tournis en rond de rptitions des bavasseries pour couper sifflet vent de sirnes cru de profondeurs ? Ou juste dmont en impersonnel avec des pincettes de la mcanique moulin paroles en version lyrique pour voir si a marche et exposition que a marche pas, sous forme de boulons, vis, roues dentes en dispersion dmantibule mais recompose plat sur papier sans lhuile de coude ? Ou si pas plutt ne faire que laisser plein de vide de blanc sur pages de carnet et pas finir lignes pour du suggr que tout nest pas dit et quon a coup dans le reprsent fondu enchan pour dire que a (mais a gale quoi ?) coupe, faute du dessin de quoi fut coup ? Saurais-je faire le bon choix et pas patauger dans pas savoir quoi ad libita ? Ch. P. : Je n'introduis gure d'images dans l'crit (au contraire de ce que faisait Andr Breton dans Nadja, ou que pratique plus rcemment un crivain comme W. G. Sebald). Je fais, assez souvent, rfrence des images (tableaux ou photos). Je les dcris, plus rarement les commente, les intgre en tout cas la fiction en convertissant en mots ce dont elles me semblent faites (l'histoire qu'elles me racontent, les scnes qu'elles me suggrent, l'ambiance graphique ou colore qu'elles crent, l'motion qu'elles suscitent). Le plus souvent dans une tonalit bouffonne, d'ailleurs : comme s'il s'agissait d'une sorte de thtre de marionnettes. Et sans prtendre dire quelque vrit que ce soit sur les uvres en question. Je me suis longuement expliqu sur cet aspect de mon travail en rpondant aux questions que vous m'aviez poses pour Le Sens du toucher et je ne peux que renvoyer ce livre, tout rcemment paru. En tout cas, cette intrusion de l'image dans l'crit, comme vous dites, n'a pas pour but de clarifier ce qu'il y aurait d'obscur dans ledit crit. Pas davantage le souci d'aider en quoi que ce soit le lecteur. Et il ne s'agit mme pas d'une tentative (rationnellement programme) de transposition terme terme, dans l'criture, de solutions formelles que j'aurais discernes dans les tableaux auxquels je fais rfrence. D'ailleurs, je travaille plutt partir de peintures classiques, figuratives (Giorgione, Caravage, Matisse...). Alors que, comme je viens de vous le dire, s'il y a dans mes faons d'crire des procdures qui peuvent ressembler certaines procdures picturales, c'est plutt chez des peintres modernes non-figuratifs qu'il faudra plutt aller les reprer : les expressionnistes abstraits de l'cole de New York et quelques peintres de l'phmre groupe Supports/Surfaces. Les images peintes, je m'en sers comme je me sers des nombreux matriaux (souvenirs, textes, lettres, documents historiques, fantasmes, cartes postales, coupures de presse, etc) dont se nourrit la fiction. Elles sont l'un des aliments du moteur de cette fiction, sans plus (mais pas moins). Et souvent pour des raisons de figures (ce que les tableaux reprsentent : sites et personnages) davantage que pour des raisons de facture (de style, d'criture). Je suis intress par le pouvoir qu'ont ces images, si on en scnographie comiquement les composantes figuratives, de produire des raccourcis de fiction, des pontages narratifs. Elles changent la logique mimtique en une logique hraldique. Dit autrement : elles peuvent synthtiser commodment, parce que relevant dj d'un dispositif symbolique labor, compos et stylis

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    (une sorte de blason), tel ou tel pisode que mettrait lourdement, longuement et pathtiquement en uvre la narration raliste (c'est ce qui se passe avec l'vocation de La Conversation, de Matisse, dans Grand-mre Ququette). Sur le deuxime point que vous soulevez, je dirai seulement ceci : mes anomalies rhtoriques ne sont pas si outres (vous les nommez sans difficult, par exemple). Ni mes listes si assimilables des magmas de mots. Elles ont une logique. Ou plutt elles en tressent plusieurs ensemble. L'une de ces logiques relve effectivement de la volont de crer cette sensation que vous notez : accumulation incentrable et dmultiplie la limite de la glossolalie parce que cette sensation est l'une de celles que nous donne abondamment... la vie et que c'est, selon moi, pour le texte aussi, un critre de vitalit. L'autre logique rpond au traitement d'un matriau chaque fois diffrents. Dans l'exemple que vous donnez, ceux qui connaissent un peu l'histoire de la posie franaise n'auraient pas de mal reconnatre, construite point par point, et de faon assez mticuleuse mme si dlibrment burlesque, une liste des diverses tendances qui se sont rcemment partag le champ de ladite posie : no-lyrisme (interprt ici avec la complicit sarcastique du Francis Ponge de Pour un Malherbe moquant les lyriques qui se mouchent et exposent, comme uvre, leur mouchoir), avant-gardisme expressionniste et organiciste post-Antonin-Artaud, Objectivisme, Formalisme, Posie blanche. Et face cela, le dsarroi (on dsesprerait moins) du narrateur, ici portraitur en futur pote tous terrains car ainsi programm par sa sourcilleuse parentle. B. G. : Parler des autres pour parler de soi est un trope courant des crivains : Ponge en usait, produisant un incroyable Ponge-Malherbe dans sa monographie de 1965, Pour un Malherbe. Michel Deguy et Du Bellay ; Jean-Marie Gleize et Denis Roche; vous aussi, Christian, et Denis Roche. Que dites-vous quand vous parlez de ces alter-ego ? Jaimerais, en particulier ici, puisque vous lavez abord en relation directe avec la question de lillisibilit, que vous nous parliez de votre Jarry, ou du Jarry-selon-Prigent : un illisible que vous avez tch de rendre lisible dans son illisibilit? Ch. P. : Les alter ego que vous voquez ont t pour moi des matres. Leur avoir consacr des essais a fait partie de ma formation intellectuelle. C'tait leur rendre hommage, bien sr. Mais l'hommage est toujours ambivalent. Tout autant que dans l'amour il se dploie dans une sorte de haine dipienne. Les uvres des matres, parce qu'elles fascinent, plient le monde et la pense aux formes et aux significations que leur puissance d'aspiration impose la ralit. Elles font donc voir le monde autrement et se former diffremment la pense du monde. En cela elles sont mancipatrices. Mais peine l'ont-elles t qu' leur tour elles soumettent et lient. D'une certaine manire, elles prennent la place du monde et de la pense, elles bouchent d'une plnitude encombrante et de figures comminatoires le vide du monde et l'ouverture de la pense. Il faut donc stricto sensu les analyser : en dissoudre l'opacit (par exemple en affectant de les rduire l'explicite de leur programme) et mettre par ce vecteur leur emprise distance. Alors le commentaire n'est plus louange. Il n'est mme pas seulement travail d'lucidation. Il cherche traverser l'uvre pour pouvoir l'abandonner, voire la renier. Pour que celui qui le mne et le manie comme une arme puisse ouvrir son propre espace. C'est ainsi que, pour former ma propre voix, il ma fallu traverser (clbrer puis mettre distance) les uvres de

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    Francis Ponge et de Denis Roche. La premire davantage comme pense de la posie ; la seconde plus comme forme de posie. Ce travail est essentiel dans les annes de formation. Mais, au vrai, il nest jamais fini : il y a toujours tracer sa voie dans une contiguit prilleuse avec celle des auteurs qui tel ou tel moment vous ouvrent de nouveaux mondes. Parce que, comme je disais, la puissance de ces mondes aspire eux votre propre phras et risque de le dtourner de sa singularit. L'uvre de Jarry constitue pour moi un monde de ce type-l. Il y a bien des raisons cela, sur lesquelles je me suis expliqu ailleurs (principalement dans Une erreur de la nature). La plus vidente est l'nigme que propose cette alternance, dans l'uvre de Jarry, entre d'une part la rsolution potique condense, formulaire et chiffre du biographique (par exemple dans un bref roman comme LAmour absolu) et d'autre part la trivialit immdiate et frontale du burlesque mirliton (dans le cycle dUbu). Deux propositions stylistiques d'apparences radicalement opposes, mais nes pourtant de la mme inquitude, de la mme nergie, de la mme rage dexpression (et s'changeant d'ailleurs parfois dans le corps du mme livre, comme c'est le cas pour Csar-Antchrist). Je tente de comprendre (elle est difficile penser) cette dialectique des tons, des formes, des postures dnonciation. J'essaie de me nourrir de son opacit, de sa distinction nigmatique et de sa vitalit sans qu'elles ne dvorent leur tour ma propre nergie stylistique. Et, au bout du compte, on peut voir que, transpos dans mon monde, cest souvent un appareil semblable celui de Jarry que jessaie de mettre en action, au moins dans mes livres de prose qui, eux aussi, chiffrent un matriau autobiographique, le synthtisent en figures grotesques et tentent de le recolorier en -plats hraldiques. B. G. : La dialectique dont vous parlez dit donc mdiatement votre ddoublement en tant que sujet de parole (d'une parole tremble) ? Peut-on penser, alors, que, travers les matres (crivains ou peintres), vous tentez dapprocher le sujet problmatique que vous vous tes, trs jeune, senti tre ? qui, trs tt, vous a paru indchiffrable, et donc illisible, au point que vous avez frl la crise de paroles (comme Ponge) et que, comme Ponge (ou Mallarm), vous avez refus de faire aussi peu de bruit que le silence de lnigme ? On lit cela dans Grand Mre Ququette. En effet, ce pas facile exprimer, cest dabord le je dont vous rvez de retrouver la matrialit brute, mais qui se drobe. Ainsi, page 154, le jeune pote dclare que la matire semmerde (je commente : elle s'emmerde dtre manque par les mots). Et il conclut : Rien dautre dire. Est-ce dire quil faut se taire, puisquon ne peut ressusciter la bte en soi, ce temps de lin-fans (du jadis dirait Quignard), cest--dire du petit de lhomme avant quil ne soit dform par les mots et la culture quils vhiculent ? Quatre pages avant, on pouvait le croire lire comme ce vu daphasie ou de repli dans le silence des mots : Viens, doux sommeil tat de bte [] dit le pote ftus en moi. [] Que lhomme cesse en toi. Fonds toi en la terre[] sois quun tuyau o le monde passe comme un dcapant.[] Sois panse, sans qui rien pense. Que la bte en toi bouche fond le trou des intelligences. Laisse glander le porc que tes en ton for intrieurement. Encule-moi, bte, mieux que balayette.[] Ensevelissez les mots dans mon ventre. Que je naie pas de mots pour vivre par uvres (p. 150). Il ne sagit que dune prtrition du pote que tu seras (cest Mre qui la dit, p. 168) et qui sefforcera de rendre lisible cet illisible in-fans, cet illisible je qui est aussi culture et mots quoi quil en ait (p. 170) : Ah, quand grandira en

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    juste envergure ma stature infime face ces dfis ! Monde, je mcrie, amoindris-moi moins ! vie, cesse tes taquineries ! Laisse souffler mon souffle ! Prserve lanimal quest encore le poil soyeux de mon me ! Un peu de lumire, par piti, merci, sur les trucs faire ! Donne-moi du temps pour goter linstant davant soi vers les travaux horribles et destins russ et baiser brlant de Muse sur mon front ! (p. 170). Lillisible chez vous, avant dtre celui du monde extrieur, nest-il pas celui du sujet lillisible du dedans, comme vous dtes encore dans Grand Mre Ququette ? Ch. P. : vidences : il n'est pas de sujet humain non problmatique ; chacun vit sidr par l'nigme que pour lui-mme il est et que le monde alentour est pour lui ; aucun n'est donn le choix de seulement vivre sa vie sans la penser ni la reprsenter ; toute biographie est tracement de traumas, etc. Autre vidence : nous (les parlants) sommes reclus dans la cage du symbolique et rien du monde ne nous est donn sans cette mdiation ; en tout cas ds que nous parlons et tant que nous parlons ; or, crivant, nous parlons ; l'criture n'a d'autre lieu que l'espace du symbolique et ne saurait toucher le monde que par ce vecteur qui laisse le monde intouch et ne nous le donne qu'en tant qu'intouchable ; ce paradoxe est la base de toute opration littraire ; rien n'a potiquement lieu qu' partir de a. Je veux dire que d'une part aucune criture, sauf divaguer entre insignifiance et folie, ne peut se dvelopper sans la reconnaissance lucide de ce fait (c'est le roc de l'objectivit). Et que d'autre part nul pote ne peut se dtacher du rve de toucher le monde (le rel, la nature, les corps, la vie intrieure...) par une manire de court-circuitage sensuel de la mdiation symbolique, une traverse du dispositif verbal qui ferait toucher un peu d'immdiat (du purement sensoriel, de l'in-fantile retrouv, du quasi animal, etc). Dit autrement : pas d'opration potique (quelle qu'en soit la prtention l'objectivit) qui ne se bricole la fiction d'un retour possible un Eden d'avant cette prise de paroles qui est simultanment emprise des paroles sur nous. C'est entre deux fascinants vides de parole (le fantasme d'une origine pr-verbale et l'obsession d'une chance innommable) que l'essentiel de l'norme loquacit potique module historiquement son bavardage : thogonie, logogonie et Vers de la Mort ou Grand Macabr. Tout cela est minemment paradoxal, violemment aportique. Et nourrit tous les discours sur l'impossible comme vise ultime du travail de posie. C'est pourtant bien partir de l que se constituent tous les possibles de l'exprience potique. D'o, primo, la spculation infinie des potes sur ce qui, dans la langue, semble excder la langue (souffle inspirant, cholalie, rythme, musique, mathmatique prosodique, romances sans paroles, phras mlodique...) ; deuzio, leur prdilection exalte pour ce qui tend reconstituer du lien, un fonder un nouvel accord avec l'exprience im-mdiate (amour, ros, fusion sexuelle, extases bucoliques, vocations mystiques aux nues, immersions dans le Grand-Tout) ; tertio, leur rve de renouer avec une sorte d'animalit rgressive (le j'ai aim un porc de Rimbaud comme les dlectations matriologique de Guyotat) ; quarto, leurs tentatives pour plonger sans scaphandre analytique (voir le surralisme) dans l'amnios de la vie inconsciente (l'illisible dedans) ; et mme, quinto, leur plus moderne croyance en une possible prsentation objective, surfaciale et dsaffecte des choses.

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    Des effets de ces spculations je ne suis pas plus indemne que n'importe quel autre pote : elles ne rsultent mme pas d'un choix esthtique, elles sont inhrentes l'activit potique elle-mme. Quelques scrupules thoriques m'invitent cependant prouver effectivement tout cela comme pathos et le reconnatre comme clich. D'o ma propension ne le mettre en scne que dans la distance d'une carnavalisation outrancire et d'en rouler les exaltations dans la farine de la parodie. Cela veut dire surtout que je ne suis pas capable d'autre chose. Et que la carnavalisation dont je parle est l'hypocrite solution que j'ai trouve (ce n'est qu'une formation de compromis) pour jouer encore quelque chose de la dlicieuse partie potico-rgressive sans pour autant renoncer, au moins en apparence, la lucidit critique. B. G. : Peut-on avancer quune des solutions rhtoriques adquates que vous avez trouves (aprs avoir fait le tour de ce que lhistoire littraire avait propos) a t les critures du vertige nonciatif ? Je mexplique. Vos livres plongent souvent le lecteur dans une extrme perplexit, ds linstant o il se mle de se demander : qui parle ici, cette ligne ? Le vertige est complet, dans Grand-mre Ququette, o lon se demande 1 fois sur 2 de qui sont les paroles rapportes. Les verbes engageant des discours rapports simbriquent comme simbriquent parfois jusquau vertige, comme dans cet extrait (p. 121) : L-dessus Grand-Mre tale relations en confirmation du fait du lapin ainsi soulev par insinuation, on-dit et soupons : ma fille la dit mon mari, il me la dit et cest mon gendre qui lui a dit que du docu le lui a dit, elle dit, et il est de la partie, il a la carte et la faucille et la pratique et le marteau et de lminence en localit question instances de direction et responsabilit de comit, ils me lont dit je vous le dis comme on me la dit, quont pas obi, Blivet, ni Rannou ni la parent ni la flope des affids, tous ttes de bois et si pas bretons colls quand mme fort de cul de bernique sur les rsistances aux directives du Parti (Grand-mre Ququette, p. 121) Ch. P. : Tout le monde sait cela, et c'est dsormais le b, a, ba de la narratologie : le je la fois auteur, narrateur et personnage qui parle dans un crit littraire est multiple. Il l'est parce celui qui crit cet crit l'est : il est d'abord, comme tout sujet humain, la rsultante dchire et bigarre de son exprience sensuelle, de son assignation la norme symbolique, de son savoir, de ses blessures, de l'immensit de sa vie inconsciente ; et, plus que la plupart des sujets humains, il fait mtier d'tre ainsi, flottant et dmultipli, la somme des autres qui constituent son un et de fonder sur cette insistance le sens de ce qu'il tente de faire (de la littrature) : il forme en langue une exprience la fois effraye et jouissive de cette diversit insense (irrductible une somme arrange de significations) qui est la forme mme du rel qui l'affecte. Symtriquement, le monde dont parle le je qui parle n'est pas moins pluriel, pas moins instable. Il est la vie : un chaos (fente ouverte, mouvement constant et mlange vertigineux). Et mme si ce n'est que d'une tranche soigneusement dcoupe dans cette vie que l'on traite, la tranche est toujours une synecdoque de l'ensemble, et pas moins chaotique que lui. Rien, en tout cas, qu'on puisse dessiner dans la logique d'un alignement de mots assigns des significations stabilises. Ce monde, en vrit, ne fait que passer. Autrement dit : ce passage, et lui seul, est sa vrit. En former en langue une reprsentation son tour susceptible de faire effet de rel (sensation de vrit) suppose qu'on dispose quelque chose

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    d'quivalent la vitesse et l'expression gare de ce passage palinodique entre ici et ailleurs, entre pass et prsent, entre plans trs serrs et panoramiques vastes, entre anamorphose et frontalit, entre conscient et inconscient, entre grande et petite histoire, entre rires et larmes, entre trivial et savant, entre chant et pens, etc. Voil. Rien que de trs banal, dans ce descriptif. Mais c'est cela, c'est avec cela, qu'on joue, chaque fois qu'on crit. Et que j'ai essay pour ma part de rejouer comme j'ai pu dans chacun de mes livres. Le passage, l'entre, la vitesse, la pluralit des postures, des tons, des ambiances (etc.), a peut, dans la composition narrative, tre port par la suggestion d'une multiplicit de voix tous le moins par un dispositif qui empche de reprer aisment l'origine des messages. J'ai fait ainsi assez souvent parler des voix la cantonade, des voix inorigines. Ou bien j'ai essay (c'est le cas dans le passage que vous voquez) de dmultiplier les indices d'nonciation pour produire des effets (parodiquement surligns) de dbotages gigognes qui creusent l'espace d'nonciation et repoussent vers un point de fuite mal distinct la source du message. Tout cela fait partie des multiples tentatives qu'on peut faire pour fixer quelque chose de ces vertiges qui sont, dans la langue littraire, la trace de la complexit de l'exprience et l'indice d'une volont (exagrment ambitieuse, srement) de crer des mondes aussi denses et aussi ordonns dans leur dsordre que le monde rel. Rien de neuf, dans le principe, sinon dans la forme : c'est ce qui a donn par exemple tel polyphonique comice flaubertien, tel pome-conversation sign Apollinaire, tel passage l'acte htronymique (Pessoa), nombre de monologues intrieurs traverss et constitus par des voix plus ou moins flottantes (Joyce), les sources d'nonciation htrognes impliques par les techniques de cut up la William Burroughs, les multiples entres du Grand Graphe d'Hubert Lucot ou la kyrielle des voix en transit interchangeable qui remplacent les personnages dans le thtre de Valre Novarina... B. G. : Ce travail de lisibilit de lillisible passe aussi, il me semble, par les lectures publiques que vous donnez frquemment. Le choix des pages lues et relues pour chaque livre en construit la premire rception (avec les premiers articles de journaux). Je suis particulirement sensible vos choix. Je remarque que de lectures en lectures, souvent se retrouvent les mmes pages. Jai pu suivre ainsi quelques lectures de Grand-mre Ququette et de Demain je meurs. Pour Grand-mre Ququette, jai remarqu que reviennent presque systmatiquement les pages : du portrait du je en cochon, de lincipit, la grande litanie des craintes, les nourritures dvoyes Jai d user de (presque) tous mes charmes, en dcembre 2005, pour vous convaincre au colloque choses tues organis Montpellier par Serge Bourjea, de lire lincipit de Grand-mre..., qui mapparat pourtant comme une des pages les plus exemplaires de votre criture de lgophanie. Cest illisible, me disiez-vous. Oui, cause des quarante points dinterrogation, d'exclamation et se suspension qui ouvrent le texte et sont certes imprononables voix haute. Mais ils sont dans le texte et cet illisible-l vous le drobez votre public ? De mme, peu de lecture des pages consacres la peinture, pourtant plus accessibles du fait de la prsence des noms de Matisse, de Pollock ou de Czanne... Quelle lisibilit de vos textes cherchez-vous construire dans vos lectures publiques? Est-ce un choix conscient, politique ou dpassant votre conscience critique? Par exemple, pour Grand-mre Ququette, quelle lisibilit de son illisibilit avez-vous ventuellement cherch proposer?

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    Ch. P. : Mme si elles correspondent en partie une volont de publication, les lectures que je donne (parce qu'on m'y invite) n'ont pas pour but explicite de rendre les textes crits plus lisibles et de faciliter leur rception. Elles ont cet effet, cependant (on me le dit assez souvent). Quoique de faon ambivalente : elles peuvent aussi donner la sensation de se suffire elles-mmes (et faire passer pour superflue la lecture des livres) ; et elles imposent un mode de lecture (un rythme et une tonalit) qui peut empcher de lire le texte autrement ; ce qui veut dire que, d'une certaine manire, la singularit de toute autre exprience de lecture risque de s'en trouver malencontreusement interdite. La lecture publique est une exprience. Elle essaie de produire un objet d'art en soi. Pour ce faire, il y a prs de trente ans maintenant, j'ai propos des lectures qui ne s'appuyaient que sur des sortes de partitions (plus que sur des textes) : des exercices respiratoires et des chambres d'chos phoniques (Pnigos, Liste des langues que je parle, etc.). Et j'ai tent d'en thoriser le programme dans La Voix de l'crit, petit essai paru d'abord dans la revue Spirales au dbut des annes 1980 et plusieurs fois rdit depuis. Le travail du temps, l'attention d'autres centres d'intrt, des faons d'crire diffrentes ont beaucoup fait bouger les attendus de ce programme. Mais aujourd'hui encore, les lectures que je fais essaient, idalement au moins, d'tre l'exprience dont je parle. Certes, elles sont appuyes sur un texte dj crit (voire, le plus souvent, publi), quelles portent oralement sur une scne. Mais elles ne se rduisent en rien une mdiation vocale de ce texte. La lecture telle que je voudrais la pratiquer insiste spcifiquement sur ce qui, dans la composition du texte, relve des traces de l'oralit implicite qui est l'une des forces qui en ont command l'criture (cholalie, mesure, rythme). Elle tente d'exposer ces traces et d'effectuer spectaculairement la dmonstration de leur porte. Elle est l'emphase de ce trac par quoi du sens s'est form. Elle tire donc le texte vers quelque chose qui est en lui (puisqu'il fut au principe de sa production) mais quoi il ne s'identifie pas. De ce quelque chose elle fait la matire et le vecteur de son propre geste : une performance orale. Celle-ci fait sens en soi, n'est significative que dans le temps de son effectuation et agit selon les effets propres l'action scnique : travail des homophonies, variantes du volume sonore, gestion des respirations, formalisation des cadences, modulation des vitesses d'excution, prise en compte de l'espace environnant, posture du corps prsent, rglage d'une gestualit minimale (non thtrale). Voil en tout cas comment je vois les choses et comment je voudrais que soient perues mes lectures (qui, videmment, ne sont pas toujours ni totalement au niveau de telles exigences !). La lecture orale exhibe, corporellement concrtise dans le temps de la performance, la sorte particulire de voix qui engendra le texte crit qu'elle projette vocalement. Cette voix n'est pas la voix (identitaire, psychologique, module par des motions) de l'individu qui effectue la performance : elle est la voix du texte et il y a entre cette voix et la voix de l'individu socialis le mme cart qu'il y a entre la singularit stylistique du texte et l'usage courant de la langue. L'objectif, quand on lit, est de faire percevoir quelque chose de cet cart, qui, marqu par l'-normit du style, est la trace d'un excs au lieu verbal commun. Il s'agit en somme de faire dmonstrativement percevoir la construction dune forme, le mouvement dun phras (un comment a sest crit).

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    D'o quelque effort pour viter la modulation psychologique et la venue au premier plan des effets d'motion. Choix de tonalits, d'intensits et de vitesses non naturalistes. Prdilection pour une sorte de recto tono obtus, austre et brutal. Surlignage de tout ce qui, dans le texte, fait forme (puisque, dans la prcipitation du dbit la complexit du dtail polysmique n'est pas perceptible) : leitmotive, listes, mtrique, chos phoniques, contraintes respiratoires, ruptures tonales... Les passages de mes livres que je choisis de lire sont slectionns en fonction de ces critres. Il faut qu'ils proposent une forme simple (telle que la voix puisse aisment la sculpter dans lespace) : un alignement litanique, par exemple, ou des phases de construction exclamative par apostrophes, invectives, slogans. Il faut que cette forme soit dessine par un phras strotyp (dont le rythme et la modulation sonore soient immdiatement audibles). Il faut que ce phras et la forme quil engendre jouent d'une alternance rapide des tonalits (une tension explicite entre comique et tragique). Vous voquiez lincipit de Grand-mre Ququette... Vous voyez bien que cette page me peut que me poser problme par rapport aux critres que je viens de dfinir. Elle est minemment graphique. Il s'agit, en tout cas dans ces premires lignes qui ne sont faites que de signes de ponctuation, de posie quasiment visuelle. Ce n'est pas tant que ce soit illisible. Je dirais que c'est plutt... non lisable. Je ne vois pas comment ce graphisme (optique et statique) pourrait trouver son mode de transposition orale (acoustique et dynamique). En tout cas, pas par le vecteur d'une seule voix ( la limite, on pourrait imaginer une polyphonie d'chos). Les gens de thtre qui se sont attaqus cet incipit ont d'ailleurs d en passer par des images dcales de l'action scnique elle-mme : une vido syncope constituant peu peu les images en formation dans la scne d'veil matinal qu'voque la page dont nous parlons. B. G. : Demain, je meurs offre l encore un cas de figure intressant. Peu aprs sa parution, nous voquions, en avril 2007, votre programme de lecture, dont une lecture rcente. Je remarquai linfime prsence de pages du dernier livre paru. Je mtonnais. Vous mavez dit : Jai du mal le lire. Cest peut-tre trop biographique. Trop prose. Quentendiez-vous par l ? Demain, je meurs tait trop lisible, trop en prose et pas assez pome, trouant la langue ? ou trop lisible car trop proche de votre biographie? Quel est le trop de Demain je meurs qui vous rendait ce dernier opus illisible, ou du moins difficile lire ? Et aujourdhui (puisque vous lisez finalement des pages de ce livre) quelle lisibilit travaillez-vous en construire? Ch. P. : Je crois vous avoir parl ailleurs du travail de pudeur qu'est pour moi l'laboration stylistique (par rapport la confidence autobiographique, par exemple). Dans un moment de lecture publique, l'exposition du corps et l'incarnation de la voix (forcment intrique d'motivit) peuvent faire resurgir les scrupules de cette pudeur et exiger de nouveaux protocoles de dsaffection, de dissimulation, d'impersonnalisation. Il y a des pages face auxquelles il est bien difficile de rpondre efficacement de telles exigences : l'motion qu'il fallut traiter pour les crire est encore trop frache, trop poisseuse. Toute lecture oralise ravive cette motion, puisquelle la rincarne, la fait physiquement revivre. Bien des pages de Demain je meurs frlent un expressionnisme apitoy, disent assez frontalement des chagrins, des deuils, des gchis. Je crois que c'est d'abord pour cette raison

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    qu'il m'a t longtemps difficile d'en lire la moindre page en public : je n'avais sans doute pas la bonne distance, aucune formalisation a-pathique ne m'tait vraiment possible, les pages dont je parle gardaient pour moi une prgnance affective qui contaminait tout le reste. Au del de ce constat subjectif, il y a aussi sans doute le fait que la prose de Demain je meurs, si on en isole des fragments, est souvent assez classiquement narrative. Devant ces fragments, j'ai parfois la sensation que la phrase (mimtique) domine le phras (la poticit). Oralement, je ne peux rien faire de ces passages. Parce qu'il faut que domine la sensation du phras (rythme, cholalie, respiration) pour que la mise en voix soit sensoriellement et formellement possible. La phrase (qui raconte, dcrit, etc.) ne doit tre l que comme partenaire, comme sparring partner. Pas d'action (de bataille, de dynamisme) sans elle. Mais le sens mme de l'action d'criture (et donc de lecture) est de lutter avec elle et de s'arracher elle. Dit autrement : il faut que le couple bagarreur phrase/phras soit le seul personnage mis en scne. Longtemps je n'ai pas vu quoi extraire de Demain je meurs qui puisse, dans le temps d'une lecture, faire danser ce personnage-l. a a chang. Je lis dsormais rgulirement quelques passages de ce livre. Des passages qui me donnent la sensation que le phras y domine et qu'ils exposent le comment cest crit du livre (le traitement formel du matriau quil vhicule plus que ce matriau lui-mme). Par exemple le chapitre intitul Adieu (parce qu'il est formalis, au del de son tragique funbre, par la litanie parodique des odeurs) ; la page Papa nest pas content (une liste des griefs) ; les confessions goguenardes de lenfant du sicle (encore une liste ) ; le grand paysage bleu (litanie des variantes de la couleur bleue) ; et, deux voix avec la comdienne Vanda Benes, la longue Leon de littrature du Chapitre XVII, parce que prcisment c'est un dialogue, ostensiblement dsaffect et explicitement dmonstratif du fait mme de ce dialogisme ironique. B. G. : Cette lisibilit volue dans le temps. Nous y avons largement insist. Mais je suppose aussi quelle volue selon les espaces, les continents. Vous tiez, en novembre 2007, invit une srie de confrences au Japon. Vous mavez aimablement communiqu le carton dune de vos exhibitions, Osaka. Vous y prsentiez le commentaire de certains auteurs (favoris): Marot, Verlaine entre autres. Puis une lecture dextraits de Commencement et de Demain je meurs. Quelles pages avez-vous lues de Demain, je meurs ? De Commencement ? taient-ce les mmes que celles retenues par vous de faon favorite en France ou celles que vous retiendrez demain pour la lecture collective (si vous en lisez extraites de cet opus)? Ch. P. : J'ai lu pour les tudiants de l'Universit d'Osaka les textes que m'avait demand de leur lire leur professeur, Agns Disson, qui avait organis ma venue. Il y avait la toute premire page de Commencement, si je me souviens bien. Pas grand chose d'autre parce que j'avais pass beaucoup de temps commenter le Clair de lune de Verlaine puis parler un peu de Clment Marot. Ce choix correspondait un travail fait sur mes textes avec les tudiants, pralablement ma venue. Agns Disson vous prciserait sans doute volontiers les critres dudit choix. Dans ce type de situation, j'essaie simplement, par simple courtoisie, de ne pas me drober. Sauf fonder en thorie les raisons de la drobade si je me trouve face une demande que je ne peux vraiment pas satisfaire parce que je pense que le texte choisi ne peut pas, pour les

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    raisons que je disais prcdemment, se prter la lecture orale. Mais on n'est pas exactement dans une situation (spectaculaire) de lecture publique quand on vient prsenter des textes des tudiants qui les ont travaills comme des objets d'tude et quand on sait que la lecture sera suivie d'une discussion technique sur la facture et les enjeux desdits textes. Quand je lis ltranger, j'ai tendance donner lecture des petites pices que je mentionnais il y a peu : celles que j'ai explicitement composes pour la performance sonore, au dbut des annes 1980 : la Liste des langues que je parle, le Pnigos, les Litanies de l'orgasme... Cest que jai la navet de croire que cela contourne quelque peu les insolubles