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Bouveresse - Cours Systemes Philosophiques

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Bouveresse - Cours Systemes Philosophiques

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  • Qu'est-ce qu'un systme philosophique ?Cours 2007 et 2008

    Jacques Bouveresse

    diteur : Collge de FranceAnne d'dition : 2012Date de mise en ligne : 4 avril 2013Collection : Philosophie de laconnaissanceISBN lectronique : 9782722601529

    http://books.openedition.org

    Rfrence lectronique :BOUVERESSE, Jacques. Qu'est-ce qu'unsystme philosophique ? Cours 2007 et 2008.Nouvelle dition [en ligne]. Paris : Collgede France, 2012 (gnr le 27 mars 2014).Disponible sur Internet : . ISBN :9782722601529.

    Ce document vous est offert par SCD del'Universit Paris 1 Panthon-Sorbonne

    Collge de France, 2012Conditions dutilisation : http://www.openedition.org/6540

  • Il est amusant, observe Edgar Poe, de voir la facilit avec laquelle tout systme

    philosophique peut tre rfut. Mais aussi nest-il pas dsesprant de constater

    limpossibilit dimaginer quaucun systme particulier soit vrai ? Poe ne fait

    videmment quexprimer sur ce point une opinion trs rpandue. Mais il se pourrait que

    lon surestime, de faon gnrale, considrablement la facilit avec laquelle un systme

    philosophique peut tre rfut et mme que les systmes philosophiques soient en ralit

    bel et bien irrfutables, y compris lorsquon invoque pour essayer de rfuter certains

    dentre eux les progrs de la connaissance scientifique. Ce qui signifierait que, si on ne

    peut malheureusement affirmer daucun dentre eux quil est vrai, on ne peut pas

    davantage russir et on na jamais russi tablir de faon rellement convaincante quil

    est faux.

    Jacques Bouveresse a consacr deux annes de son enseignement (2007 et 2008) au Collge de France

    la question : Quest-ce quun systme philosophique ? Le point de dpart de sa rflexion a t le

    travail monumental et dcisif, mais malheureusement beaucoup trop peu connu et utilis de Jules

    Vuillemin, son prdcesseur. Il y confronte ses ides celles de philosophes franais du xixe sicle

    comme Jouffroy et Renouvier, et celles dauteurs contemporains comme Gueroult, Quine,

    Dummett et Peacocke. Il y affronte notamment trois questions : (1) Quest-ce quun systme

    philosophique ? (2) La philosophie possde-t-elle par essence une forme systmatique ? Et, si oui,

    pourquoi ? (3) Pourquoi les systmes philosophiques ne sont-ils jamais parvenus et ne

    parviendront-ils probablement jamais se dpartager ?

    JACQUES BOUVERESSE

    Professeur honoraire au Collge de France, chaire de Philosophie du langage et de la

    connaissance

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 1

  • SOMMAIRE

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 2

  • Note ditoriale

    Ouverture I : rsum du cours de lanne 2007

    Cours 1. La pluralit des systmes philosophiques et la question de lapplicabilit du conceptde vrit la philosophie

    Cours 2. La philosophie peut-elle tre systmatique et doit-elle ltre ?

    Cours 3. Misre de lclectisme : est-il possible de rconcilier entre eux les systmesphilosophiques rivaux ?

    Cours 4. La philosophie, les sciences et le sens commun

    Cours 5. Les problmes philosophiques peuvent-ils tre insolubles ?

    Cours 6. Lhistoire de la philosophie et la question de la vrit des philosophies

    Cours 7. Apparence et ralit : le problme de leur distinction comme problme fondamentalde la philosophie

    Cours 8. Comment se fait le choix entre les systmes ?

    Cours 9. Le problme de la comparaison entre les systmes : peut-elle rellement avoir lieu ?

    Cours 10. La science peut-elle, au moins dans certains cas, nous contraindre un choixdtermin entre les options philosophiques qui se proposent ?

    Cours 11. Mthode axiomatique et philosophie

    Ouverture II. Rsum du cours de lanne 2008

    Cours 12. Grandeur et dcadence des systmes philosophiques

    Cours 13. La vrit, le ralisme et lide du sujet connaissant omniscient

    Cours 14. Quine, Vuillemin et la question de lontologie

    Cours 15. Lintuitionnisme comme systme philosophique : de la thorie de la connaissance la philosophie morale

    Cours 16. La thorie intuitionniste de la finalit esthtique chez Kant. Sur quoi sopposentexactement le ralisme et lintuitionnisme en gnral ?

    Cours 17. Lantiralisme et la question de la vrit

    Cours 18. Lantiralisme mtaphysique, lantiralisme smantique et lidalisme.Lintuitionnisme moral et le problme de la dcision. La philosophie du droit de Kant et lathorie de la justice de Rawls

    Cours 19. Intuitionnisme kantien et scepticisme rawlsien. Rationalisme dogmatique etrationalisme intuitionniste : Saint Anselme et Kant

    Cours 20. Dogmatisme et intuitionnisme (suite). Croyance, vrit et connaissance

    Cours 21. La connaissance philosophique est-elle possible ?

    Cours 22. Axiomatiques, ontologies, philosophies

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 3

  • Cours 23. Assertions fondamentales, modalits et lois naturelles

    Appendice I. Martial Gueroult et la philosophie de lhistoire de la philosophie1. La philosophie et son histoire2. La ralit des doctrines et la ralit dont elles nous parlent3. Lhistoire de la philosophie comme analyse des structures 4. Vrit et historicit des philosophies5. Comment peut-on choisir et comment le fait-on ?

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 4

  • Note ditoriale

    1 Les cours publis dans le prsent ouvrage sont ceux des annes acadmiques 2006-2007 et

    2007-2008. Ils ont t donns du 10 janvier au 4 avril 2007, et du 9 janvier au 24 avril 2008.

    2 Jacques Bouveresse donne ses cours aprs les avoir toujours entirement crits, et diviss

    en chapitres. Il les lit, en les commentant parfois et en faisant quelques digressions.

    3 Cest la version crite que lon trouvera ici : les cours tels quils ont t rdigs et lus. Ces

    textes ont t relus par lauteur pour la prsente dition. Il ne les a pas modifis ; il a juste

    effectu quelques lgres corrections.

    4 (Pour la version orale, il existe des enregistrements audio de tous ces cours, qui peuvent

    tre tlchargs sur http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/phi_lan/

    audio_video.jsp (ou : Collge-de-France / Institution / Professeurs honoraires / Jacques

    Bouveresse / Audio-Vido.)

    5 ces 23 chapitres (11 pour la premire anne, 12 pour la seconde), on a joint ici :

    les rsums, rdigs par lauteur, de ces deux annes de cours, tels quils ont t publis

    dans lAnnuaire du Collge de France (http://annuaire-cdf.revues.org/ ) ; ils sont repris

    ici sous le titre Ouverture au dbut de chacune des deux annes ;

    une confrence intitule Martial Gueroult et la philosophie de lhistoire de la

    philosophie , qui est troitement lie plusieurs chapitres du cours ; elle a t donne au

    Collge de France, le 2 avril 2008, et sous ce mme titre, dans le cadre du sminaire

    annuel qui portait sur la question : La philosophie peut-elle tre systmatique et doit-elle ltre ?

    (Lenregistrement audio de cette confrence est tlchargeable la mme adresse que les

    cours.)

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 5

  • Ouverture I : rsum du cours delanne 2007

    NOTE DE LDITEUR

    Ce texte est le rsum du cours de la chaire de Philosophie du langage et de la

    connaissance 2006-2007, rdig par Jacques Bouveresse pour lannuaire Cours et travaux du

    Collge de France. Rsums 2006-2007, Collge de France, 2007, pages 405-414.

    1 Le cours de lanne 2007 a t consacr une rflexion sur la question Quest-ce quun

    systme philosophique ? et sur celle de la pluralit apparemment irrductible des

    systmes philosophiques, dont la consquence semble tre que les problmes

    philosophiques sont indcidables et quil faut renoncer lide dune rponse dtermine

    et univoque qui pourrait finir par simposer un jour, au moins pour certains dentre eux.

    Des philosophes comme Descartes, Kant et Husserl ont certes t persuads en leur temps

    davoir trouv enfin la mthode philosophique approprie qui rendrait les questions

    philosophiques dcidables en principe et permettrait de les dcider effectivement tt ou

    tard. Mme sil est vrai que le scepticisme sur ce point peut sembler plus que jamais de

    rigueur, on ne peut cependant pas affirmer catgoriquement que toutes les prtentions et

    les esprances de cette sorte appartiennent dfinitivement au pass et quil ne sera plus

    jamais question de navets ou d illusions de cette sorte dans la philosophie de

    lavenir.

    2 Il nest, bien entendu, pas possible dvoquer ce genre de problme sans penser

    immdiatement au travail monumental et dcisif, mais malheureusement beaucoup trop

    peu connu et utilis, que Jules Vuillemin a effectu. Une bonne partie de ses efforts a

    consist essayer de rpondre la question de la nature des systmes philosophiques, des

    raisons de leur pluralit constitutive et de lobligation dans laquelle nous nous trouvons

    daccepter le pluralisme, une obligation laquelle il tait particulirement sensible et

    quil considrait comme tant, de faon gnrale, insuffisamment prise en compte et loin

    dtre satisfaite rellement par la philosophie contemporaine.

    3 Existe-t-il un moyen de rpondre de faon convaincante aux trois interrogations : (1)

    Quest-ce quun systme philosophique ? (2) Pourquoi la philosophie possde-t-elle par

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 6

  • essence une forme systmatique ? et (3) Pourquoi les systmes philosophiques ne sont-ils

    jamais parvenus et ne parviendront-ils probablement jamais se dpartager, ce qui a t

    peru rgulirement comme un objet de scandale et comme une des raisons essentielles

    du discrdit dans lequel elle est suppose tre tombe aux yeux de la plupart des

    profanes ? Il est amusant, observe Edgar Poe, de voir la facilit avec laquelle tout

    systme philosophique peut tre rfut. Mais aussi nest-il pas dsesprant de constater

    limpossibilit dimaginer quaucun systme particulier soit vrai ? Poe ne fait

    videmment quexprimer sur ce point une opinion trs rpandue. Mais il se pourrait que

    lon surestime, de faon gnrale, considrablement la facilit avec laquelle un systme

    philosophique peut tre rfut et mme que les systmes philosophiques soient en ralit

    bel et bien irrfutables, y compris lorsquon invoque pour essayer de rfuter certains

    dentre eux les progrs de la connaissance scientifique. Ce qui signifierait que, si on ne

    peut malheureusement affirmer daucun dentre eux quil est vrai, on ne peut pas

    davantage russir et on na jamais russi tablir de faon rellement convaincante quil

    est faux.

    4 Vuillemin estime que la rponse aux trois questions prcdentes existe bel et bien et

    quelle peut tre trouve en grande partie dans lhistoire des origines de la philosophie. Il

    considre que la philosophie libre et la mthode axiomatique sont apparues

    simultanment en Grce1 , dune faon qui constituait une rupture fondamentale avec

    lunivers, auparavant dominant, du mythe. Et il sagit dun vnement qui na rien

    duniversel et de ncessaire, et dont il ne faut sous-estimer en aucun cas le caractre local

    et minemment contingent :

    Il y a eu dautres pays dans lesquels les sciences particulires (grammaire, logique,arithmtique, algbre, gomtrie, astronomie) se sont dveloppes et ont mme tflorissantes, dans lesquels les conflits sociaux ont suscit une discussionsystmatique des principes gouvernant lorganisation de la cit et dans lesquels la classe sacerdotale (pour revenir Benjamin Constant) na pas impos soncontrle svre sur lopinion des gens. Cest seulement en Grce que les sciences ontt enseignes et pratiques comme des parties de lducation librale. Ce sontseulement les Grecs qui ont conu une faon rationnelle de traiter non seulementles sujets scientifiques, mais galement les sujets religieux, politiques, thiques etartistiques2.

    Ce qui fait de la science grecque un vnement unique dans lhistoire de lhumanit est,

    daprs Vuillemin, lutilisation de la mthode axiomatique, quelle a applique

    larithmtique, la gomtrie, la logique, lastronomie, lharmonie et la statique. Cela

    constituait une avance dcisive pour une humanit qui avait vcu jusqualors

    essentiellement dans le monde et dans le langage du mythe, pour des raisons quil expose

    de la faon suivante :Ctait une cure immdiate pour les trois dfauts des signes mythiques en ce quiconcerne les fondements, les procdures dextension et la vrit, mme au risquede sembler indiffrent lexprience et au monde sensible. Premirement, lamthode dlimitait et identifiait strictement le domaine des lments, que le mythe

    laissait ouvert. Chaque science devait dterminer ses concepts () et sesprincipes () irrductibles et fondamentaux. Deuximement, des rgles deconstruction et de dfinition taient introduites, daprs lesquelles de nouveauxconcepts taient produits partir des concepts primitifs et taient liminables dansles termes desdits concepts. De la mme faon, une liste de rgles dductives taitdonne, une liste qui nous permet, partir de lensemble des principes primitifs, detirer lensemble de ses consquences logiques. Troisimement, tout commelensemble de ces principes a t reconnu par les Grecs comme vrai, et tout commeon a vu que les rgles de dduction prservaient les valeurs de vrit, les

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 7

  • consquences logiques des principes ont t reconnues elles-mmes comme vraies.Elles ont t prises comme constituant les thormes de la science grecque3.

    5 Quen est-il prsent de la philosophie, telle quelle apparat la mme poque ? Pour

    rpondre cette interrogation, il faut se reporter au type de questions que la mthode

    axiomatique laissait en quelque sorte par dfinition ouvertes et quil ntait pas possible

    de laisser longtemps sans rponse :

    La mthode axiomatique dtermine de faon prcise un domaine en numrant unensemble de prmisses dont des thormes dcoulent avec certitude. Mais elleignore la nature de ses concepts indfinissables et la justification de ses principesindmontrables. Pour les concepts, laxiomatique formelle va jusqu faire de lancessit une vertu. La question socratique est en consquence invitable :comment des lments irrationnels et inconnaissables se combinent-ils en raison etconnaissance ? En tant que systme hypothtico-dductif, laxiomatique est parconsquent compltement trangre lontologie. De nombreux praticiens desmathmatiques admettent comme le faisaient mme les Anciens la ralit desobjets sur lesquels ils parlent, que ce soient des polygones et des polydres, ou descercles et des sphres, ou des structures plus abstraites telles que le systme desgrandeurs dEudoxe. Mais une telle interprtation ne nous est jamais impose parles axiomes eux-mmes, qui ne nous disent pas ce que sont les lments. Cest laphilosophie grecque qua t laiss le soin de sinterroger sur la nature des chosesqui sont prsupposes par les systmes axiomatiques, mais ne sont pas incluses eneux. Que sont les nombres, les points et les lignes ? quel genre dexistencepeuvent-ils prtendre ? Ce sont des questions philosophiques. Mais la recherchephilosophique ne pouvait pas rester confine aux objets des systmes axiomatiquesproprement dits4.

    Cest donc de la volont de continuer poser les questions ontologiques et de le faire

    propos de toutes les espces dobjets, tout en exploitant au mieux les possibilits et les

    avantages de la mthode axiomatique, quest ne la philosophie.

    6 On peut par consquent la caractriser comme une ontologie soumise la logique5 .

    Mais il y a une diffrence importante entre la situation de la philosophie et celle des

    disciplines scientifiques qui recourent la mthode axiomatique :

    Entre des principes vidents galement recommands par le sens commun maismutuellement inconsistants, un choix est impos la philosophie, qui explique sesdivisions. Finalement, la philosophie est comme laxiomatique en ce que toutes lesdeux cherchent la vrit. Mais, la diffrence de la vrit scientifique, saconsidration de lontologie amne la philosophie gnraliser une opposition quiest seulement dune importance locale et mineure dans la science. Des systmesphilosophiques rivaux luttent pour des frontires reconnues, sinon fixes, entreapparence et ralit6.

    Le principe fondamental de la division et du conflit entre les philosophies est donc quil y

    a des faons diffrentes et incompatibles de tracer la ligne de dmarcation entre la ralit

    et lapparence, entre ce qui est rellement et ce qui apparat seulement comme tant, et

    que le philosophe est oblig de se prononcer pour lune dentre elles, de prfrence aux

    autres. Et comme on est en droit dattendre dune philosophie quelconque quelle donne

    les moyens deffectuer la sparation non pas au coup par coup, mais de faon

    suffisamment systmatique, on peut conclure que toutes les philosophies, mme quand

    elles vitent de se prsenter explicitement sous la forme du systme et proclament

    ouvertement leur hostilit de principe celle-ci, sont ncessairement systmatiques

    leur faon, sous peine de ne pas tre rellement des philosophies dignes de ce nom.

    7 On a cru parfois possible cest le principe de lclectisme une sorte de conciliation et

    de synthse entre les systmes qui consisterait ne retenir dans chacun dentre eux que

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 8

  • ce qui peut tre accept comme vrai. Mais cest une ide laquelle il faut renoncer

    entirement si on considre que tous les systmes philosophiques dignes de ce nom

    reposent ncessairement sur le choix plus ou moins axiomatique de principes premiers

    qui diffrent dun systme un autre et sont incompatibles entre eux, la construction du

    systme consistant tirer deux, par la mthode dductive, des consquences dont

    certaines sont susceptibles de contredire ouvertement le sens commun. Cest le genre de

    conception qui est dfendu par les philosophes comme Martial Gueroult et son lve Jules

    Vuillemin. Du premier, le deuxime a repris entirement lide que les systmes

    philosophiques se distinguent constitutivement les uns des autres par les principes

    initiaux et les moyens de preuve spcifiques en faveur desquels ils optent. Cela implique

    quon ne doit surtout pas rver de les mettre daccord entre eux, et de rtablir lharmonie

    et lunit de la philosophie en gnral avec le sens commun.

    8 Autrement dit, en philosophie, on ne peut pas exploiter simultanment toutes les

    possibilits que la classification des systmes est en mesure de rpertorier et dnumrer.

    La premire obligation que lon a est de choisir, autant que possible avec de bonnes

    raisons. Mais les raisons ne sont jamais de lespce dmonstrative et on peut encore

    moins compter sur le sens commun pour valider le choix. Il arrive mme Vuillemin de

    suggrer quil nexiste pas de critre de dcision rationnel entre les systmes, ce qui

    soulve videmment une question redoutable, car sil ny a pas de critre de cette sorte,

    sur quoi sappuie en fin de compte le choix ? Ce nest videmment pas la mme chose de

    constater quil ny a pas de dmonstrations ni de rfutations proprement dites en

    philosophie et de soutenir que la dcision pourrait bien tre en fin de compte plus ou

    moins irrationnelle.

    9 Les reprsentants de lcole clectique prouvent gnralement une sympathie

    particulire pour la philosophie du sens commun. Thodore Jouffroy est, comme Victor

    Cousin, un admirateur de Thomas Reid et de la philosophie du sens commun cossaise. Il

    sest mme occup un moment donn de la prparation dune dition en six volumes

    des uvres de Reid. La philosophie du sens commun est, selon lui, la seule qui soit

    susceptible de possder une valeur absolue, et non pas seulement relative ; et elle a t

    effectivement capable de rsister et de survivre tous les changements historiques. La

    position que dfend Jouffroy propos du sens commun implique une consquence

    importante et laquelle il tient beaucoup : stricto sensu, la vrit complte nest pas

    rellement la porte des philosophes considrs individuellement, mme sil est

    entendu quils doivent faire et font gnralement de leur mieux pour parvenir elle ; elle

    nest, en fait, accessible rellement qu la collectivit dont ils sont les membres. Or le

    sens commun ne peut, selon Vuillemin, en aucun cas servir de tribunal permettant de

    juger et de dpartager les systmes, pour la raison suivante :

    Si un systme philosophique devait slectionner certains principes et en rejeterdautres, le choix serait dpourvu de toute espce de justification et la sensation desurprise ne serait pas dissipe si on ne montrait pas que lacceptation antrieurenon critique de prmisses qui sont prsent questionnes exprimait une pureillusion. Tout systme, mme quand il est rput pour sa parent avec le senscommun, est conduit des conclusions qui sopposent au sens commun. Ainsi,Diodore (pour rsoudre le problme pos par ce quon appelle l argumentdominateur ) est oblig de refuser toute espce de rle aux prdicats dedisposition. Il ne fait place la possibilit quen tant que ce qui est ou sera. Aristote,de son ct, sauve la libert (conue comme le pouvoir de choisir entre plusieursoptions), mais uniquement en payant le prix de lacceptation de futurs contingentscompltement indtermins et de propositions sans valeur de vrit. Mais, du point

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 9

  • de vue dAristote, lactualit sans dfaut de lunivers mgarique, qui dnie tout sens la dlibration humaine, rduit cet univers une pure apparence. Les Mgariques,pour leur part, considreraient les choses peu probables qui sont admises parAristote comme autant dindications du prjug subjectif qui est inscrit dans unedfinition de la libert comme tant un empire lintrieur de la nature7.

    10 Largument dominateur, qui a trait au problme de la ncessit et de la contingence, joue,

    dans lesprit de Vuillemin, un rle structurant et organisateur comparable, pour la

    philosophie de laction et la philosophie morale, celui que les apories de Znon

    concernant la continuit et le mouvement jouent pour la philosophie de la nature. Dans

    les deux cas, on se rend compte que tout systme philosophique digne de ce nom est

    contraint par nature de rabaisser au statut dapparences ou dillusions pures et simples

    des choses que le sens commun ou des systmes rivaux considrent comme des ralits

    indiscutables. Une consquence qui rsulte invitablement de cela est que, mme sil a pu

    y avoir historiquement des philosophies qui ont prtendu reprsenter le sens commun, il

    ne peut pas y avoir proprement parler de philosophie du sens commun. Et il ne peut pas

    non plus, du reste, pour un philosophe comme Vuillemin, y avoir une philosophie du

    langage ordinaire, puisque, de mme quelle implique une rupture avec le sens commun,

    la philosophie implique le recours un usage nouveau du langage qui obit des

    exigences foncirement diffrentes de celles de lusage ordinaire, pr-philosophique.

    11 Vuillemin observe un moment donn que la classification [des systmes

    philosophiques] nentrane pas de philosophie de lhistoire de la philosophie particulire.

    Nanmoins, elle exclut un mythe populaire qui identifie le Vrai avec la Totalit, un

    concept probablement inconsistant8 . Mais il faut souligner que le Vrai peut encore

    moins tre identifi une partie commune entre les systmes, qui serait susceptible

    ventuellement de bnficier de lapprobation du sens commun. Le vrai ne peut rsider ni

    dans une runion ni dans une intersection entre les diffrents systmes, de quelque faon

    quelles soient conues. La classification des systmes philosophiques exclut donc tout de

    mme au moins une option, savoir celle de lclectisme, qui a pour effet dendormir la

    raison philosophique et de lencourager la paresse et la confusion en la dispensant de

    choisir et dexplorer rellement les consquences qui rsultent du choix.

    12 Vuillemin nest, bien entendu, pas le premier stre lanc dans une entreprise de

    classification systmatique des systmes philosophiques. Pour sen tenir la tradition

    philosophique franaise, des tentatives avaient dj t effectues dans ce sens, par

    exemple par des philosophes comme Victor Cousin et Charles Renouvier. Renouvier, du

    reste, dans son Essai de classification systmatique des doctrines philosophiques (1885-1886)

    ridiculise impitoyablement lembryon ou le semblant de classification propos par Cousin

    (quil considre comme compltement arbitraire) et essaie de construire, pour sa part,

    quelque chose dun peu plus srieux. Ce qui est nouveau et important chez Vuillemin est

    le fait de proposer une classification qui repose sur un principe dorganisation

    authentique et qui permet de remonter aux raisons a priori de la sparation qui seffectue

    et de la distinction qui sinstaure entre les philosophies. Elle sappuie sur une

    classification pralable des formes de prdication fondamentales et elle permet de

    dterminer ce que lon pourrait appeler lespace logique de la philosophie ou lespace des

    possibilits qui soffrent elle. Il y a assurment un nombre indfini de systmes

    philosophiques possibles, puisque les systmes sont susceptibles dtre rinterprts et

    rcrits un nombre illimit de fois, notamment pour rpondre des exigences qui

    rsultent de lvolution des connaissances scientifiques. Mais il ny a quun nombre fini de

    formes de systmes possibles.

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 10

  • 13 En dpit du discrdit qui pse gnralement sur ce genre de doctrine, on a jug bon de

    sattarder quelque peu, dans le cours, sur le problme que pose le cas de lclectisme.

    Celui-ci correspond justement, dans lhistoire de la philosophie, une priode dans

    laquelle les reprsentants de la discipline ont t spcialement tourments et mme

    obsds par le problme que pose la pluralit apparemment irrductible des rponses et

    limpossibilit de parvenir des vrits sur lesquelles tout le monde pourrait en principe

    tomber daccord en philosophie. Comme le dit Jouffroy un des reprsentants, considr

    en son temps comme lun des plus brillants, mais aujourdhui peu prs oubli, de lcole

    dans un texte posthume, intitul De lorganisation des sciences philosophiques , qui a

    t publi en 1842, on pourrait dcrire la philosophie comme cette science si illustre

    dans lhistoire de lhumanit, et dont la destine semble avoir t depuis deux mille ans

    dattirer et de fatiguer par un charme et une difficult galement invincibles les plus

    grands esprits qui aient honor, qui honorent lespce humaine9 , sans avoir jamais

    russi dcider lune quelconque des questions quelle pose et tablir rellement la

    vrit de lune quelconque des propositions qui y sont affirmes.

    14 Bien entendu, la question du pluralisme et celle de la dcidabilit des problmes

    philosophiques perdent immdiatement leur caractre proccupant si on se reprsente

    les systmes philosophiques, implicitement ou explicitement, sur le modle des uvres

    dart (on ne peut pas tre tent srieusement de considrer les productions artistiques

    comme capables de se contredire et de se rfuter les unes les autres) ; mais il reste crucial

    aussi longtemps que les systmes continuent tre conus comme des constructions

    thoriques et explicatives rivales, dont on peut constater au premier abord quelles se

    contredisent souvent de faon explicite et radicale. Renouvier proteste justement contre

    la tendance que lon a, sur ce point, remplacer le vrai par le beau et rconcilier un peu

    trop facilement les systmes en les jugeant sur des critres essentiellement esthtiques.

    Cest encore un aspect du problme qui, bien entendu, na rien perdu de son actualit.

    15 Vuillemin insiste sur le fait que lhistorien de la philosophie authentique, par opposition

    au simple chroniqueur, prfre instinctivement les systmes exclusifs et purs aux

    formations hybrides, composites et conciliatrices. Mais les raisons que lon peut avoir de

    rejeter lclectisme ne peuvent, semble-t-il, tre tout fait convaincantes que si, dune

    part, on accepte daffronter rellement les deux questions quil se posait, savoir celle de

    la dcidabilit des questions philosophiques et celle de la possibilit de parler de vrit et

    de fausset propos de ce quaffirment les philosophes, et si, dautre part, on est en

    mesure dy rpondre de faon plus satisfaisante quil ne la fait. En ce qui concerne la

    deuxime question, Vuillemin tire de son entreprise de classification des systmes

    philosophiques la conclusion que la pluralit irrductible des options possibles rend

    extrmement problmatique, et mme probablement impossible, lapplication de la

    notion de vrit (en tout cas, si ce dont il est question ici est la vrit au sens usuel du

    terme) la philosophie. Et, pour ce qui est du problme de la dcidabilit, il faut

    abandonner lespoir de voir un systme philosophique particulier russir simposer un

    jour de faon dfinitive, et une rponse dtermine et univoque aux problmes

    philosophiques merger pour finir de la confrontation qui se poursuit depuis plus de

    vingt-cinq sicles. Une paix au moins apparente peut certes rgner pendant de longues

    priodes sur ce que les philosophes eux-mmes ont parfois appel le champ de bataille de

    leur discipline ; mais, comme le dit Vuillemin, cest (et cela restera probablement

    toujours) la paix de la rsignation plutt que celle de la victoire.

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 11

  • 16 Gueroult et Vuillemin considrent les systmes philosophiques comme correspondant

    non pas une vrit proprement dite, mais plutt des possibilits de vrit diffrentes

    entre lesquelles il faut faire un choix, sans avoir la possibilit de dmontrer que lune

    dentre elle est la vraie (celle qui est ralise effectivement). Gueroult suggre que le

    philosophe choisit en quelque sorte librement dactualiser une de ces possibilits par un

    acte qui ne fait pas intervenir uniquement lintellect, mais galement la volont, et qui

    comporte une dimension morale il peut mme tre compar en un certain sens ce qui

    se passe quand Dieu, aprs lavoir reconnu, choisit librement de faire exister le meilleur

    des mondes possibles. Mais si, comme le souligne Vuillemin, il ny a pas, dans le cas des

    systmes philosophiques, de hirarchie objective des perfections susceptible de

    dterminer le choix du meilleur (en loccurrence, du meilleur systme), la comparaison

    est foncirement inadquate et la question de la rationalit du choix reste absolument

    entire.

    17 Sur ce point, une comparaison avec la faon dont Renouvier essaie de rsoudre la

    question prsente un intrt particulier. Comme Gueroult et Vuillemin, Renouvier est un

    ennemi farouche de lclectisme, dont il considre, du reste, que le hglianisme nest

    quune version plus thorique, plus savante et apparemment plus noble. Et il rappelle

    avec insistance que les systmes philosophiques sopposent rellement et parfois

    violemment les uns aux autres en ce sens que certains contiennent des assertions de

    propositions dont les autres contiennent au contraire les ngations explicites et quil

    est, par consquent, tout fait exclu quils puissent tre vrais en mme temps.

    Lclectisme commet, par consquent, une faute la fois contre la logique et contre la

    morale. Renouvier croit, lui aussi, limportance cruciale de la consistance et celle du

    choix. La philosophie est tenue, dans ses assertions, de respecter la fois le principe de

    non-contradiction et le principe du tiers exclu ; et il est facile de constater que mme les

    clectiques choisissent, de toute faon, bel et bien en pratique et, comme le montre

    lexemple de Victor Cousin, sont tout fait capables de pratiquer, eux aussi, de faon plus

    ou moins arbitraire la condamnation radicale et lexclusion pure et simple. Renouvier

    remplace, pour sa part, la conception hglienne de la philosophie comme tant un

    processus historique impersonnel par lide quune philosophie rsulte de la dcision

    essentiellement personnelle de rpondre par oui ou par non un certain nombre de

    questions qui sont, dit-il, poses catgoriquement10 , ce qui signifie quelles

    contraignent rellement le penseur individuel faire un choix. Il est dans lobligation de

    choisir entre des propositions opposes, relativement aux termes principaux sur lesquels

    se fonde la classification des doctrines. Et le choix est rellement individuel, ce qui oblige

    admettre que la raison est personnelle dans ses dterminations11 . Renouvier

    soutient que chaque systme philosophique est luvre personnelle, ou du moins

    laffirmation personnelle dun penseur plac sous linfluence dun certain temprament

    intellectuel et passionnel, dune certaine ducation, dun certain milieu, et conduit par

    ltude et la rflexion un point de vue propre auquel il se rsout demeurer fix12 .

    18 Cest une conception pour laquelle des philosophes comme Gueroult et Vuillemin ne

    peuvent, bien entendu, avoir aucune sympathie. Mais ils nous laissent, dune certaine

    faon, eux-mmes en prsence de la question cruciale et lancinante : sur quoi repose en

    fin de compte le choix qui est fait entre les systmes philosophiques, et ne risque-t-il pas

    dtre dtermin en dernier ressort par des facteurs qui sont essentiellement subjectifs et

    personnels, ou en tout cas presque compltement extrieurs la philosophie elle-mme ?

    Autrement dit : ny a-t-il pas lieu de craindre que leffort de rationalit, dans le cas de la

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 12

  • philosophie, ne trouve sexercer rellement que dans le cadre de la conception et de la

    construction des systmes, et ne soit condamn sarrter plus ou moins au moment o il

    est question de choisir entre eux, la voix de la raison devant alors laisser des instances

    et des raisons (ou des causes) dune autre sorte le soin de dcider ?

    19 La question est dautant plus srieuse que, chez Vuillemin, la possibilit dune

    comparaison vritablement rationnelle entre les systmes peut sembler compromise par

    le fait que, quand on essaie de confronter les unes aux autres les diffrentes options, on

    risque de se heurter pour commencer un problme de traduction, qui ne peut tre

    bien des gards quun problme de traduction radicale dune certaine sorte, puisquil

    nest pas du tout certain que les concepts et les propositions, quand ils passent dun

    systme un autre, conservent la mme signification. Si on adopte le point de vue holiste

    du structuralisme philosophique , le terme de la comparaison ne peut tre que le

    systme pris comme un tout ; mais il semble galement que les systmes soient en fin de

    compte plus ou moins incommensurables, et que le choix doive, en tout cas, prcder la

    comparaison, pour autant quelle est possible, plutt quil nen rsulte (pour comparer, il

    faut avoir dj adopt une certaine hirarchie des intrts et des prfrences, autrement

    dit un systme, et une traduction plus ou moins plausible et acceptable dans le langage du

    systme que lon a choisi de ce que les autres systmes disent dans le leur). Un certain

    degr et une certaine forme de relativisme semblent donc peu prs invitables ; et tout

    le problme est de savoir dans quelle mesure ils sont rellement acceptables.

    20 Quatre questions principales ont t abordes pour finir dans le cours :

    (1) La science peut-elle, au moins dans certains cas, nous contraindre un choix

    dtermin entre les options philosophiques qui se proposent ? (La rponse de Vuillemin

    cette question est un non rsolu et argument.)

    (2) Mthode axiomatique et philosophie : quen est-il rellement de la place occupe et du

    rle jou concrtement par la mthode axiomatique dans le travail des philosophes ? (Il

    nest pas certain quils soient en pratique aussi constitutifs et dterminants que le

    suggre Vuillemin.)

    (3) Formes de la prdication, assertions fondamentales et systmes philosophiques.

    (4) Un exemple paradigmatique : lArgument de Diodore et les systmes de la ncessit et

    de la contingence. Le travail se poursuivra lanne prochaine partir dune analyse

    dtaille de cet exemple, des problmes que pose sa reconstruction et de la faon dont il

    peut tre utilis comme principe de division entre les philosophes et de classification des

    systmes philosophiques.

    NOTES

    1. Jules Vuillemin, What Are Philosophical Systems ?, Cambridge University Press, 1986 [dsormais

    WPS], p. 100.

    2. Ibid.

    3. Ibid.

    4. Ibid., p. 104.

    5. Ibid., p. 105

    6. Ibid., p. 114.

    7. Ibid., p. 113-114.

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 13

  • 8. Ibid., p. 130.

    9. De lorganisation des sciences philosophiques [1842], in Thodore Jouffroy, Nouveaux

    mlanges philosophiques, prcds dune notice et publis par P.H. Damiron, 4me dition,

    Hachette, 1882, p. 66.

    10. Charles Renouvier, Essai de classification systmatique des doctrines philosophiques, Au Bureau de

    la Critique Philosophique, Paris, 1885-1886, tome 1, page 3.

    11. Ibid., tome 2, p. 355, note 1.

    12. Ibid., tome 2, p. 355.

    INDEX

    Mots-cls : Gueroult, Jouffroy, Renouvier, Vuillemin

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 14

  • Cours 1. La pluralit des systmesphilosophiques et la question delapplicabilit du concept de vrit laphilosophie

    1 Comme certains dentre vous sen sont probablement rendu compte, le cours de cette

    anne constituera, pour moi, une occasion de rendre hommage un de mes matres les

    plus importants, Jules Vuillemin, auteur, parmi de nombreux autres ouvrages, dun livre

    intitul What Are Philosophical Systems ?, paru en 1986, un livre qui pour le moment

    nexiste malheureusement quen anglais. Vuillemin est mort en janvier 2001 et, comme

    certains dentre vous sen souviennent peut-tre, Pierre Bourdieu, dans le texte publi de

    son dernier cours, a commenc par voquer la mmoire de Vuillemin, qui avait t son

    collgue dans cette maison et quil considrait, lui aussi, comme un matre dune espce

    exemplaire, beaucoup trop peu reconnue et qui pourrait bien tre en train de disparatre

    peu peu. Aux yeux de Bourdieu, Vuillemin faisait partie des rares philosophes de notre

    temps qui ont russi, mme pour quelquun qui considre la discipline avec le regard

    critique et souvent peu aimable du sociologue, sauver rellement et compltement

    lhonneur de la philosophie.

    2 Je pourrais difficilement faire mieux, je crois, en matire dhommage que de vous citer les

    termes quil utilisait lui-mme :

    Je voudrais ddier ce cours la mmoire de Jules Vuillemin. Peu connu du grandpublic, il incarnait une grande ide de la philosophie, une ide de la philosophiepeut-tre un peu trop grande pour notre temps, trop grande en tout cas pouraccder au public quil aurait mrit. Si je parle de lui aujourdhui, cest parce quil at pour moi un trs grand modle, qui ma permis de continuer croire dans unephilosophie rigoureuse un moment o javais toutes les raisons de douter, commencer par celles que me fournissait lenseignement de la philosophie tel quiltait pratiqu. Il se situait dans cette tradition franaise de philosophie de lascience qui a t incarne par Bachelard, Koyr et Canguilhem, et qui est prolongeaujourdhui par quelques autres dans ce lieu mme. Cest dans cette tradition derflexion dambition scientifique sur la science que se situe ce que je vais essayer defaire cette anne1.

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 15

  • Quand on compare le niveau des exigences que sest imposes depuis le dbut et a

    maintenues jusquau bout sans jamais rien cder un philosophe comme Vuillemin avec

    celui des ouvrages qui sont censs illustrer le renouveau de la philosophie dont il est

    question depuis quelque temps dans les journaux, il faut reconnatre que Bourdieu navait

    sans doute pas tort de se demander si lide de la philosophie que Vuillemin a dfendue et

    illustre ntait pas un peu trop leve pour les possibilits de notre poque et si elle ne

    risquait pas, en plus de cela, de le devenir malheureusement encore plus avec le temps. Il

    y a en tout cas des raisons srieuses de se demander si le vrai renouveau ne serait pas

    plutt celui qui consisterait se dcider enfin lire et prendre rellement au srieux

    des philosophes comme lui.

    3 Bourdieu parle de Vuillemin comme dun philosophe de la science, ce quil a t

    incontestablement avec une comptence et une matrise impressionnantes et mme

    presque crasantes. Mais ce nest pas vraiment, vous en vous en doutez, de Vuillemin

    philosophe de la science que jai lintention de vous parler cette anne, mme si les

    raisons den parler ne manquent srement pas, mais plutt de ce quon pourrait appeler

    Vuillemin philosophe de la philosophie. La philosophie de la philosophie a pris, chez lui,

    comme on le verra, la forme dune tentative de construction dune classification et dune

    thorie des systmes philosophiques qui, de toute vidence, a constitu un des aspects les

    plus importants, pour ne pas dire le plus important, de son uvre.

    4 La premire constatation que lon peut faire quand on aborde la question dont jai choisi

    de vous parler cette anne est que lattitude adopte la plupart du temps lgard de la

    notion de systme philosophique est typiquement ambivalente. Dun ct, il peut

    sembler peu prs entendu que le mode dexpression normal et mme plus ou moins

    obligatoire de la philosophie est le systme et que tous les grands philosophes ont t,

    dune manire ou dune autre, des constructeurs de systmes. Selon une conception qui

    est encore assez rpandue, quand les philosophes deviennent incapables de se lancer dans

    la production de vritables systmes, cela ne constitue pas ncessairement la marque de

    la sagesse, de la modestie et de la prudence, mais plutt du dclin et de limpuissance.

    Dun autre ct, on a tendance penser galement quun vrai philosophe devrait peut-

    tre sinterdire, au contraire, dessayer de construire un systme et que les philosophes

    les plus authentiques pourraient bien tre justement ceux qui ne lont pas fait et qui se

    sont mme, le cas chant, abstenus tout simplement dcrire quoi que ce soit. Considrez

    par exemple ce que Jacques Tournebroche, qui formule sur ce point une opinion assez

    frquente, dit de son matre, labb Jrme Coignard, dans le livre dAnatole France, Les

    opinions de M. Jrme Coignard :

    Cet esprit excellent eut des vues originales sur la nature et sur la socit, et [],pour tonner et ravir les hommes par une vaste et belle construction mentale, il luimanqua seulement ladresse ou la volont de jeter profusion les sophismes commeun ciment dans lintervalle des vrits. Cest de cette manire seulement quondifie les grands systmes de philosophie qui ne tiennent que par le mortier de lasophistique2.

    Lide qui est exprime ici, et qui, encore une fois, est relativement banale, est que les

    faiseurs de systmes sont toujours, au moins jusqu un certain point, des faiseurs tout

    court puisque les difices impressionnants quils construisent ont un besoin essentiel,

    pour tenir debout au moins pendant un certain temps, du mortier de la sophistique et que

    celui qui, parce quil est plus honnte, se refuse utiliser ce matriau douteux, ne

    construira jamais de systme. On pourrait galement formuler le problme de la faon

    suivante : que ce soit dans la philosophie ou en gnral, il y a sans doute des vrits et des

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 16

  • vrits dont nous sommes en mesure dacqurir une connaissance relativement certaine ;

    mais, quest-ce qui nous garantit quelles sont susceptibles de sarranger en un systme ?

    et peut-on les contraindre entrer dans un systme sans tre oblig, du mme coup, de

    faire entrer dans la construction une bonne quantit de fausset ou en tout cas

    darbitraire ?

    5 Pour illustrer ce genre dide, on pourrait citer aussi ce propos de Paul-Louis Courier

    concernant lhistoire, que rapporte Sainte-Beuve en lappliquant, cette fois, la

    philosophie : Pourvu que ce soit exprim merveille, et quil y ait bien des vrits, de

    saines et prcieuses observations de dtail, il mest gal bord de quel systme et la

    suite de quelle mthode tout cela est embarqu. Autrement dit, un systme

    philosophique nest pas vrai, mais il peut contenir des vrits et chaque systme

    philosophique en contient probablement un certain nombre. Il va sans dire que, si on

    dcide de ne retenir dans un systme que les vrits quil contient, il est possible de

    rconcilier entre eux assez facilement tous les systmes, puisque, dans un ensemble de

    propositions qui sont toutes vraies, aucune proposition ne peut tre la ngation dune

    autre, pour la raison que la ngation dune proposition vraie ne pourrait tre quune

    proposition fausse. Mais, du mme coup, une fois que le systme a t utilis pour

    parvenir aux vrits quil contient, il semble devenir inutile et peut, semble-t-il, aussi

    bien tre oubli compltement.

    6 La situation est bien diffrente si on se reprsente les systmes philosophiques comme

    reposant sur le choix initial, plus ou moins axiomatique, de principes premiers qui

    diffrent dun systme un autre et sont incompatibles entre eux, la construction du

    systme consistant tirer deux, par la mthode dductive, des consquences dont

    certaines sont susceptibles de contredire ouvertement le sens commun. Cest, comme

    nous le verrons, le genre de conception qui est dfendue par les philosophes comme Jules

    Vuillemin. Et il implique quil faut renoncer une fois pour toutes lespoir de russir

    rconcilier les systmes philosophiques entre eux et avec le sens commun. En

    philosophie, on ne peut pas exploiter simultanment toutes les possibilits que la

    classification des systmes est en mesure de rpertorier et dnumrer. La premire

    obligation que lon a est de choisir, autant que possible avec de bonnes raisons. Mais les

    raisons ne sont jamais de lespce dmonstrative et on peut encore moins compter sur le

    sens commun pour valider le choix.

    7 Le sens commun ne peut pas servir de tribunal permettant de juger et de dpartager les

    systmes, pour la raison suivante :

    Si un systme philosophique devait slectionner certains principes et en rejeterdautres, le choix serait dpourvu de toute espce de justification et la sensation desurprise ne serait pas dissipe si on ne montrait pas que lacceptation antrieurenon critique de prmisses qui sont prsent questionnes exprimait une pureillusion. Tout systme, mme quand il est rput pour sa parent avec le senscommun, est conduit des conclusions qui sopposent au sens commun. Ainsi,Diodore est oblig de refuser toute espce de rle aux prdicats de disposition. Il nefait place la possibilit quen tant que ce qui est ou sera. Aristote, de son ct,sauve la libert (conue comme le pouvoir de choisir entre plusieurs options), maisuniquement en payant le prix de lacceptation de futurs contingents compltementindtermins et de propositions sans valeur de vrit. Mais, du point de vuedAristote, lactualit sans dfaut de lunivers mgarique, qui dnie tout sens ladlibration humaine, rduit cet univers une pure apparence. Les Mgariques,pour leur part, considreraient les choses peu probables qui sont admises par

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 17

  • Aristote comme autant dindications du prjug subjectif qui est inscrit dans unedfinition de la libert comme tant un empire lintrieur de la nature3.

    8 Par consquent, tout systme philosophique digne de ce nom est contraint par nature de

    rabaisser au statut dapparences ou dillusions pures et simples des choses que le sens

    commun ou des systmes rivaux considrent comme des ralits indiscutables. Dans un

    livre dont jaurai vous reparler longuement, Ncessit ou contingence. Largument de

    Diodore et les systmes phiolosophiques (1984), Vuillemin a utilis une aporie clbre, due

    Diodore Kronos et rapporte par pictte, quon appelle lArgument Dominateur, ou le

    Dominateur ou le Matre Argument (cest delle quil est question dans le passage que je

    viens de citer) comme un principe qui organise la philosophie grecque et, plus

    gnralement, la philosophie morale. On peut, estime-t-il, dire que laporie de Diodore a

    domin et domine encore la philosophie de laction, de la mme faon que les paradoxes

    de Znon ont domin et continuent dominer la philosophie des mathmatiques et de la

    nature. Laporie de Diodore consiste dmontrer lincompatibilit de quatre prmisses

    principales qui sont gnralement acceptes. Elle constitue, par consquent, un principe

    de division qui oblige les philosophes faire des choix qui sont incompatibles entre eux,

    en loccurrence dcider de sacrifier lune ou lautre des prmisses de largument,

    puisquil nest pas possible sans contradiction de les conserver toutes.

    9 Les quatre prmisses de largument, tel quil est reconstitu par Vuillemin partir du

    texte dEpictte et dun certain nombre dautres sources, sont :

    A. Le pass est irrvocable.

    B. Du possible limpossible la consquence nest pas bonne.

    C. Il y a des possibles qui ne se raliseront jamais.

    NC (principe de ncessit conditionnelle). Ce qui est ne peut pas ne pas tre pendant

    quil est.

    10 pictte mentionne trois sortes de solutions qui ont t proposes par les Anciens.

    Diodore lui-mme nie la validit de C et soutient que tout ce qui est possible se ralisera

    un moment quelconque. Chrysippe conteste la vrit de la prmisse B et admet par

    consquent que limpossible peut suivre du possible. Clanthe met en doute la prmisse A,

    celle qui affirme la ncessit du pass, en sappuyant sur le retour ternel. Comme on

    peut le constater, il ny a pas moyen de rsoudre la contradiction sans renoncer, chaque

    fois, un principe qui semblait jusqu prsent simposer avec une certaine vidence.

    11 Cela rvle une situation que lon pourrait dcrire de faon un peu vulgaire en disant

    quon ne peut pas tout avoir en mme temps en philosophie. On est oblig de choisir, et il

    nexiste pas de possibilit de choix qui ne se rvle pas un moment ou un autre en

    conflit avec le sens commun ou avec des prsuppositions qui ont pour elles le fait davoir

    t acceptes la plupart du temps comme allant peu prs de soi. Vuillemin observe un

    moment donn que la classification [des systmes philosophiques] nentrane pas de

    philosophie de lhistoire de la philosophie particulire. Nanmoins, elle exclut un mythe

    populaire qui identifie le Vrai avec la Totalit, un concept probablement inconsistant4 .

    Mais il faut souligner que le Vrai peut encore moins tre identifi une partie commune

    entre les systmes, qui serait susceptible de bnficier de lapprobation du sens commun.

    12 Vuillemin nest, bien entendu, pas le premier stre lanc dans une entreprise de

    classification systmatique des systmes philosophiques. Pour sen tenir la tradition

    philosophique franaise, des tentatives avaient dj t effectues dans ce sens, par

    exemple par des philosophes comme Victor Cousin et Charles Renouvier. Renouvier, du

    reste, ridiculise impitoyablement lembryon ou le semblant de classification propos par

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 18

  • Cousin, quil considre comme compltement arbitraire, et essaie de construire, pour sa

    part, quelque chose dun peu plus srieux. Ce qui est nouveau et important chez

    Vuillemin est, comme on le verra, le fait de proposer une classification qui repose sur un

    principe dorganisation authentique, et qui permet de remonter aux raisons a priori de la

    sparation qui seffectue et de la distinction qui sinstaure entre les philosophies. Pour

    illustrer cela, je citerai deux passages caractristiques de Ncessit ou contingence.

    Lhistoire de la philosophie sen tient lanalyse interne des systmesphilosophiques, un systme tant form par la production et lorganisation desides conformment des moyens de preuve donns. Cependant, les systmes danslesquels on a cherch dterminer historiquement les ides de ncessit et decontingence ne forment pas une simple association de juxtaposition et desuccession. Un fil conducteur les organise, et cest largument dominateur quifournit ce fil. Il donne une liste daxiomes incompatibles et, par l, fixe unprogramme aux philosophes : rsoudre la contradiction en niant lun de cesaxiomes, la difficult consistant justifier la ngation dun axiome qui paraissaitvident5.Le Dominateur en fait foi. Les philosophies naissent en prenant conscience desincompatibilits auxquelles ces notions [les notions modales, et en particulier lancessit et la contingence] conduisent quand on les met en rapport et quondveloppe systmatiquement leurs consquences. Il y a donc un usagephilosophique des assertions et des modalits fondamentales, qui permet de classerles philosophies en remontant aux principes desquels dcoulent leur unit, leurlimitation et leur affrontement6.

    13 Un bon nombre de tentatives de classification des systmes philosophiques sont a

    posteriori et restent plus ou moins rhapsodiques. La classification de Vuillemin est une

    classification non pas ex datis, mais ex principiis et elle est a priori. Autrement dit, elle

    dtermine pourrait-on dire, a priori quelque chose comme lespace logique ou lespace de

    possibilit des rponses philosophiques dans lequel tout systme trouvera, le moment

    venu, sa place. Bien entendu, elle ne dtermine que des classes de systmes possibles, et

    non des systmes particuliers. Chaque type de systme est, en effet, susceptible dun

    nombre illimit de variantes, qui ne peuvent pas tre anticipes par la classification et

    dont la forme particulire est dtermine par des facteurs historiques divers, en

    particulier par ltat de la science au moment considr.

    14 La classification des systmes, chez Vuillemin, repose sur une classification pralable des

    types dassertions fondamentales.

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 19

  • 1. Table des assertions fondamentales et des domaines dindividus auxquels elles sappliquent7.

    2. Table des systmes philosophiques de What are philosophical systems8.

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 20

  • 3. Table des systmes philosophiques de Ncessit et Contingence9.

    15 laccusation de malhonntet intellectuelle invitable vient sajouter assez

    frquemment, chez les contempteurs et les ennemis du systme, celle de violence

    inacceptable inflige la ralit et susceptible de ltre aussi, directement ou

    indirectement, aux tres humains : l esprit de systme , comme on lappelle, et le

    dogmatisme thorique sont considrs comme intrinsquement suspects et dangereux

    parce quils risquent gnralement, en pratique, de conduire tt ou tard la rpression et

    la perscution, exerces au nom de la vrit (ou peut-tre, plus exactement, de la

    prtention dtre le seul dtenir la vrit absolue et entire) contre les sceptiques et les

    rfractaires. Le mode de pense systmatique est peru souvent comme arrogant,

    autoritaire et potentiellement tyrannique. La prtention la totalisation de lexprience

    et de la connaissance qui le caractrise suscite la mfiance parce quon la croit, tort ou

    raison, expose au risque de devenir purement et simplement totalitaire. Un aspect

    essentiel du travail de Vuillemin consiste, comme on le verra, essayer de laver

    compltement lide de systme du soupon qui rsulte de la faon dont elle est la plupart

    du temps associe implicitement celle de dogmatisme et dintolrance. Il est tout fait

    possible dadhrer un systme philosophique et de le faire dune faon qui na rien de

    mitig, tout en reconnaissant en mme temps que dautres systmes sont possibles et

    respectables.

    16 Musil dit de son hros, Ulrich, dans LHomme sans qualits :

    Il ntait pas philosophe. Les philosophes sont des violents qui, faute darme leurdisposition, se soumettent le monde en lenfermant dans un systme. Probablementest-ce aussi la raison pour laquelle les poques de tyrannie ont vu natre de grandesfigures philosophiques, alors que les poques de dmocratie et de civilisationavance ne russissent pas produire une seule philosophie convaincante, dumoins dans la mesure o lon peut en juger par les regrets que lon entendcommunment exprimer sur ce point. Cest pourquoi la philosophie au dtail estpratique aujourdhui en si terrifiante abondance quil nest plus gure que lesgrands magasins o lon puisse recevoir quelque chose sans conception du mondepar-dessus le march, alors quil rgne lgard de la philosophie en gros unemfiance marque. On la tient mme carrment pour impossible10.

    17 On peut trouver aisment, parmi les philosophes eux-mmes, des auteurs qui ont exprim

    sans ambages leur mfiance radicale lgard de lide de systme philosophique et

    mme de systme de pense en gnral. On a, en tout cas, pens assez souvent quil

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 21

  • pouvait y avoir des faons de philosopher bien diffrentes de celle qui consiste

    construire des systmes et que cette manire de le faire, qui a eu pendant longtemps sa

    lgitimit et sa raison dtre, devrait tre considre dsormais comme dpasse.

    Nietzsche, par exemple, considre que lpoque des grands systmes est aujourdhui

    manifestement rvolue. Nous savons prsent trop de choses, notamment grce la

    science, et nous sommes devenus trop mfiants pour pouvoir encore prendre rellement

    au srieux les tentatives de cette sorte, ce qui, bien entendu, ne signifie pas

    ncessairement quelles vont cesser. Il ne peut plus y avoir de systme philosophique

    lancienne, estime Nietzsche, parce quil ne peut plus y avoir de systme de la

    connaissance dans son ensemble, ce que les systmes philosophiques prtendaient

    justement tre.

    18 Considrez par exemple, parmi une multitude dautres du mme genre, les deux

    dclarations suivantes, qui datent de lanne 1884.

    Cest quelque chose de puril sinon mme une sorte de tromperie quand un penseurprsente aujourdhui un ensemble de la connaissance, un systme nous sommesbien trop prvenus pour ne pas porter en nous les doutes les plus profonds lgardde la possibilit dun pareil ensemble. Cest bien assez que nous nous mettionsdaccord sur un ensemble de prsupposs dune mthode sur des vritsprovisoires qui fournissent le fil conducteur du travail que nous voulons faire :comme le pilote qui maintient sur locan une certaine direction11.Tous les systmes philosophiques sont dpasss : les Grecs brillent dun clat plusgrand que jamais, surtout les Grecs prsocratiques12.

    On peut constater immdiatement, en lisant ce genre de remarques, que les choses

    risquent en mme temps de se compliquer trs vite. Car il ne suffit sans doute pas quun

    philosophe se soit abstenu ddifier ce quon a lhabitude dappeler un systme

    philosophique pour quil soit impossible de le considrer, malgr tout, comme un penseur

    systmatique. Nietzsche lest incontestablement un degr lev. La question a t pose

    galement propos de Wittgenstein, du deuxime Wittgenstein en tout cas, qui est

    souvent prsent comme le philosophe antisystmatique par excellence. Il peut y avoir

    des raisons de considrer que toute philosophie est par essence systmatique, mme

    quand elle nest pas prsente dans la forme du systme, et lest mme dans la forme

    premire vue la plus oppose qui soit celle du systme. Cest une question sur laquelle

    nous aurons, bien entendu, loccasion de revenir diffrentes reprises.

    19 Pour y rpondre, il faudra, de toute vidence, essayer dtre plus prcis que je ne lai t

    jusqu prsent sur ce quon veut dire exactement quand on parle de systme

    philosophique et sur le genre de systmaticit qui peut tre attribu la philosophie,

    puisquil est tout fait possible et mme probable que les constructions de la philosophie

    possdent une forme de systmaticit spcifique, qui nappartient qu elles et qui se

    distingue notamment de celle des constructions de la science. Le Littr dfinit un

    systme, au premier sens, comme tant proprement, un compos de parties

    coordonnes entre elles . Et on peut, en ce sens-l parler aussi bien dun systme de

    choses, par exemple dun systme des plantes ou dun systme du monde, que dun

    systme de propositions, dides ou de connaissances. Llment commun toutes les

    utilisations du terme systme est, semble-t-il, lide dun tout cohrent et organis,

    dont les parties sont disposes en un certain ordre, ce qui soulve immdiatement deux

    problmes :

    (1) un tout compos exactement de quelle espce de parties ?

    (2) et de parties organises selon quel principe dordre ?

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 22

  • 20 Il nest sans doute pas inutile, sur ce point, danticiper un peu sur ce dont jaurai vous

    parler beaucoup plus longuement par la suite, et de donner ds prsent une ide du

    genre de rponse que Vuillemin donne aux deux questions Quest-ce quun systme

    philosophique ? et Pourquoi la philosophie possde-t-elle par essence une forme

    systmatique ? La rponse, selon lui, peut tre trouve en grande partie dans lhistoire

    de ses origines. Il considre que la philosophie et la mthode axiomatique sont apparues

    simultanment en Grce13 , dune faon qui constituait une rupture fondamentale avec

    lunivers, auparavant dominant, du mythe. Et il sagit dun vnement qui na rien

    duniversel et de ncessaire, et dont il ne faut sous-estimer en aucun cas le caractre local

    et minemment contingent.

    Il y a eu dautres pays dans lesquels les sciences particulires grammaire, logique,arithmtique, algbre, gomtrie, astronomie se sont dveloppes et ont mmet florissantes, dans lesquels les conflits sociaux ont suscit une discussionsystmatique des principes gouvernant lorganisation de la cit, et dans lesquels la classe sacerdotale pour revenir Benjamin Constant na pas impos soncontrle svre sur lopinion des gens. Cest seulement en Grce que les sciences ontt enseignes et pratiques comme des parties de lducation librale. Ce sontseulement les Grecs qui ont conu une faon rationnelle de traiter non seulementles sujets scientifiques, mais galement les sujets religieux, politiques, thiques etartistiques14.

    Ce qui fait de la science grecque un vnement unique dans lhistoire de lhumanit est,

    daprs Vuillemin, lutilisation de la mthode axiomatique, quelle a applique

    larithmtique, la gomtrie, la logique, lastronomie, lharmonie et la statique. Cela

    constituait une avance dcisive pour une humanit qui avait vcu jusqualors

    essentiellement dans le monde et dans langage du mythe, pour des raisons que Vuillemin

    expose de la faon suivante :Ctait une cure immdiate pour les trois dfauts des signes mythiques en ce quiconcerne les fondements, les procdures dextension et la vrit, mme au risquede sembler indiffrent lexprience et au monde sensible. Premirement, lamthode dlimitait et identifiait strictement le domaine des lments, que le mythe

    laissait ouvert. Chaque science devait dterminer ses concepts () et sesprincipes () irrductibles et fondamentaux. Deuximement, des rgles deconstruction et de dfinition taient introduites, daprs lesquelles de nouveauxconcepts taient produits partir des concepts primitifs et taient liminables dansles termes desdits concepts. De la mme faon, une liste de rgles dductives taitdonne, une liste qui nous permet, partir de lensemble des principes primitifs, detirer lensemble de ses consquences logiques. Troisimement, tout commelensemble de ces principes a t reconnu par les Grecs comme vrai, et tout commeon a vu que les rgles de dduction prservaient les valeurs de vrit, lesconsquences logiques des principes ont t reconnues elles-mmes comme vraies.Elles ont t prises comme constituant les thormes de la science grecque15.

    21 Quen est-il prsent de la philosophie telle quelle apparat la mme poque ? Pour

    rpondre cette interrogation, il faut se reporter au type de questions que la mthode

    axiomatique laissait en quelque sorte par dfinition ouvertes et quil ntait pas possible

    de laisser longtemps sans rponse.

    La mthode axiomatique dtermine de faon prcise un domaine en numrant unensemble de prmisses dont des thormes dcoulent avec certitude. Mais elleignore la nature de ses concepts indfinissables et la justification de ses principesindmontrables. Pour les concepts, laxiomatique formelle va jusqu faire de lancessit une vertu. La question socratique est en consquence invitable :comment des lments irrationnels et inconnaissables se combinent-ils en raison etconnaissance ? En tant que systme hypothtico-dductif, laxiomatique est par

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 23

  • consquent compltement trangre lontologie. De nombreux praticiens desmathmatiques admettent comme le faisaient mme les anciens la ralit desobjets sur lesquels ils parlent, que ce soient des polygones et des polydres, ou descercles et des sphres, ou des structures plus abstraites telles que le systme desgrandeurs dEudoxe. Mais une telle interprtation ne nous est jamais impose parles axiomes eux-mmes, qui ne nous disent pas ce que sont les lments. Cest laphilosophie grecque qua t laiss le soin de sinterroger sur la nature des chosesqui sont prsupposes par les systmes axiomatiques, mais ne sont pas incluses eneux. Que sont les nombres, les points et les lignes ? quel genre dexistencepeuvent-ils prtendre ? Ce sont des questions philosophiques. Mais la recherchephilosophique ne pouvait pas rester confine aux objets des systmes axiomatiquesproprement dits16.

    22 Ladoption de la mthode axiomatique a pour rsultat de faire apparatre les relations

    entre les choses comme plus importantes, pour la connaissance, que les choses elles-

    mmes, dont la nature peut trs bien et mme peut-tre doit ncessairement rester

    indtermine. Cest ce genre de conviction qui est exprim, non seulement en ce qui

    concerne les mathmatiques, mais galement en ce qui concerne la science en gnral,

    dans ce que lon peut appeler le credo structuraliste de Poincar. Il ny a pas de

    connaissance scientifique ni mme simplement objective possible du contenu, mais

    seulement des relations. La science, dit Poincar, dans La Science et lHypothse (1902),

    serait impuissante si elle tait constitue de pures conventions et ne nous disait rien sur

    la ralit. Mais ce quelle peut atteindre ce ne sont pas les choses elles-mmes, comme le

    pensent les dogmatistes nafs, ce sont seulement les rapports entre les choses ; en dehors

    de ces rapports, il ny a pas de ralit connaissable 17. Dans le cas des mathmatiques,

    cela semble encore plus vident que dans tous les autres.

    Les mathmaticiens ntudient pas les objets, mais les relations entre les objets ; illeur est donc indiffrent de remplacer les objets par dautres, pourvu que lesrelations ne changent pas. La matire ne leur importe pas, la forme seule lesintresse. Si lon ne sen souvenait, on ne comprendrait pas que M. Dedekinddsigne par le nom de nombre incommensurable un simple symbole, cest--direquelque chose de trs diffrent de lide que lon croit se faire dune quantit, quidoit tre mesurable et presque tangible 18.

    23 Une des raisons du divorce qui ne tarde pas sinstaurer entre la science et le sens

    commun rside videmment dans le fait que le sens commun ne renonce pas, et ne peut

    pas renoncer, sintresser au contenu, alors que la science ne sintresse, pour sa part,

    quaux relations et la forme. Cette situation suggre une division du travail et une

    rpartition des tches assez naturelles et tentantes entre les scientifiques et les

    philosophes : aux scientifiques la connaissance des relations, qui est la seule pouvoir

    donner lieu la formulation de vrits objectives ; aux philosophes le soin de spculer, si

    le cur leur en dit, sur la nature des objets, en renonant davance lespoir de voir la

    spculation en question se transformer un jour en une science. Les scientifiques oscillent

    la plupart du temps, sur ce point, entre deux attitudes, dont lune consiste abandonner

    gnreusement les questions ontologiques aux philosophes en se disant que la nature des

    rponses quils seront amens proposer na finalement que peu ou pas dimportance

    relle, et lautre suggrer, au contraire, que les scientifiques sont capables de disposer

    dj par eux-mmes, sans que la philosophie ait se mler de ce genre de chose, de tout

    ce dont ils ont rellement besoin en fait de rponses. Il leur suffit pour cela de se rfrer

    leur propre exprience, qui leur dit elle-mme tout ce quils ont besoin de savoir pour

    rpondre une question ontologique comme Que sont les points, les droites et les

    lignes ? Pour avoir, par exemple, une ide suffisamment claire du statut ontologique

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 24

  • exact des objets mathmatiques et du genre dexistence qui peut tre leur tre attribu, il

    nest pas ncessaire de se rfrer autre chose que la pratique mathmatique elle-mme.

    24 Voyez, par exemple, ce qucrivait sur ce point Richard Courant, dans un livre publi pour

    la premire fois en 1941 :

    travers les sicles, les mathmaticiens ont considr les objets de leur tude, telsque les nombres, les points, etc., comme des objets en soi. Puisque ces entits ne sesont jamais laiss dcrire de manire adquate, une ide sest lentement fray unchemin dans les esprits des mathmaticiens, savoir : la question de la dfinition,de la signification ne devait pas avoir sa place dans les mathmatiques. Dans lesmathmatiques, on ne doit pas discuter ce que les points, les droites, les nombressont effectivement ; ce qui importe, ce qui correspond des faits vritables, ce sontles structures, les relations qui permettent de dcrire ces entits. []Heureusement, lesprit crateur oublie les opinions philosophiques dogmatiques,car elles pourraient constituer des entraves aux dcouvertes constructives. Ainsi,pour les spcialistes comme pour les profanes, ce nest pas la philosophie, maislexprience active qui seule peut rpondre la question : quest-ce que lesmathmatiques19 ?

    Un mathmaticien na donc pas de raisons de sattarder spcialement sur des questions

    comme Que sont au juste les mathmatiques ? , De quel genre dobjets soccupent-

    elles ? , etc. Il peut, ou bien les ignorer purement et simplement, ou bien considrer

    quen tant que praticien il sait dj tout ce quil y a savoir sur la rponse. Cest un fait

    bien connu quune science, surtout si elle a t axiomatise dune faon qui est considre

    comme standard, peut tout fait prosprer sans tre tenue pour autant davoir les ides

    claires sur le genre dobjets dont traitent ses propositions ni mme sur la signification

    relle de celles-ci. Comme le constate Michael Dummett :Les mathmaticiens comprennent certainement les noncs mathmatiquessuffisamment pour oprer avec eux, pour faire des conjectures et essayer de lestablir ou de les rfuter ; mais, si on leur demande dexpliquer limportance de leurentreprise prise comme un tout, de dire si les mathmatiques constituent unsecteur dans la recherche de la vrit et, si oui, sur quoi portent les vrits quellestablissent, habituellement ils pataugent. Les physiciens, de la mme faon, saventcomment utiliser la mcanique quantique et, impressionns par son succs, ils sesentent assurs quelle est vraie ; mais leurs discussions sans fin sur linterprtationde la mcanique quantique montrent, qualors quils croient quelle est vraie, ils nesavent pas ce quelle signifie20.

    25 En revanche, ds que nous voulons pousser la comprhension de ce en quoi consistent la

    signification et la rfrence des noncs dune science comme les mathmatiques au-del

    de ce qui est ncessaire pour les utiliser correctement dans les contextes familiers de la

    pratique mathmatique usuelle, la philosophie semble devenir ncessaire et invitable.

    Bien entendu, il ny a pas, en pratique, une diffrence trs grande entre les deux options

    que jai distingues, celle qui abandonne la discussion des questions ontologiques la

    philosophie en considrant que la rponse est peu prs indiffrente, et celle qui

    considre que la rponse existe bel et bien mais ne peut tre trouve que dans la pratique

    scientifique elle-mme sans que celle-ci ait rellement besoin dtre claire et analyse

    par la philosophie. Ce quoi on aboutit dans les deux cas est un divorce peu prs

    complet entre la philosophie et les sciences, qui est refus, aujourdhui comme hier, par

    ceux qui persistent penser que, loin dtre, comme on laffirme, une condition du

    progrs pour les sciences, il ne pourrait, au contraire, qutre nfaste la fois pour elles

    et pour la philosophie.

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 25

  • NOTES

    1. Pierre Bourdieu, Science de la science et rflexivit, Cours du Collge de France, 2000-2001, Raison

    dAgir, 2001, p. 9.

    2. Anatole France, Les Opinions de M. Jrme Coignard, recueillies par Jacques Tournebroche, Calmann-

    Lvy, 1923, p. 11.

    3. Jules Vuillemin, What are Philosophical Systems, Cambridge University Press, 1986, [dsormais

    WPS], p. 113-114.

    4. WPS, p. 130.

    5. Jules Vuillemin, Ncessit ou contingence. L'aporie de Diodore et les systmes philosophiques, Minuit,

    1984 [dsormais NC], p. 8.

    6. NC, p. 275.

    7. NC, p. 284.

    8. WPS, p. 128.

    9. NC, p. 291.

    10. Robert Musil, LHomme sans qualits, traduit de lallemand par Philippe Jaccottet, Le Seuil,

    1956, tome 1, p. 304.

    11. Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes, Printemps-automne 1884, textes tablis et annots par

    Giorgio Colli et Mazzino Montinari, traduits de lallemand par Jean Launay, Gallimard, 1982,

    p. 150.

    12. Ibid., p. 182.

    13. WPS, p. 100.

    14. WPS, p. 100.

    15. WPS, p. 100.

    16. WPS, p. 104.

    17. Henri Poincar, La Science et lHypothse [1902], Flammarion, 1968, p. 25.

    18. Ibid., p. 49.

    19. R. Courant & H. Robbins, What Is Mathematics ? An Elementary Approach of Ideas and Methods,

    Oxford University Press, 1988, Introduction, p. IV.

    20. Michael Dummett, The Logical Basis of Metaphysics, London, Duckworth, 1991, p. 13.

    INDEX

    Mots-cls : aporie de Diodore, Bourdieu, Dummett, Nietzsche, Poincar, Vuillemin

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 26

  • Cours 2. La philosophie peut-elle tresystmatique et doit-elle ltre ?

    1 Avant de considrer de plus prs ce problme des relations dans lesquelles la philosophie

    doit ou ne doit pas essayer dentrer et, autant que possible, de rester avec les sciences, je

    voudrais vous dire quelques mots dune tentative de rponse, bien diffrente de celle de

    Vuillemin, la question de savoir si la philosophie doit ou non tre systmatique et, si

    oui, dans quel sens. Je veux parler de celle de Michael Dummett dans un article de 1975

    intitul Can Analytical Philosophy be Systematic and Ought it to Be ? Il sagit dun

    article qui est crit par un philosophe analytique et qui part dune constatation

    concernant la situation de la philosophie analytique, lintrieur de laquelle on peut

    observer quil sest tabli un moment donn un contraste particulirement frappant

    entre deux camps opposs et parfois violemment opposs : le camp des systmatiques ,

    prcisment, et celui des antisystmatiques .

    2 La description que donne Dummett de ce qutait la situation Oxford la fin des annes

    1940 est trs clairante ; et elle lest dautant plus quelle ne correspond gure lide

    quon se fait, encore aujourdhui, assez souvent en France de ce quelle pouvait tre. Si

    lon se souvient des affrontements qui avaient eu lieu au dbut des annes 1930 entre

    Heidegger et les philosophes du Cercle de Vienne, en particulier Carnap, on est tent de

    se dire quune vingtaine dannes plus tard, dans un des bastions de la philosophie

    analytique comme Oxford, ltat desprit et les amitis et les inimitis philosophiques

    devaient tre peu prs les mmes. Or en ralit il nen est rien. Le genre de philosophie

    qui tait considr comme devant tre combattu en premier lieu ntait pas la

    philosophie de Heidegger, mais plutt, justement, celle de Carnap.

    Le terme philosophie analytique dnote non pas une cole, mais une familledcoles, qui partagent certaines prsuppositions de base, mais diffrent entre ellesde toutes les autres faons possibles. Quand jtais tudiant Oxford la fin desannes 1940, linfluence philosophique dominante tait celle de Ryle ; et, en dpitdu fait que Ryle avait commenc sa carrire comme lexposant anglais de laphilosophie de Husserl et quil avait, en 1929, publi un compte rendu critique, maishautement respectueux, de Sein und Zeit, lennemi, lpoque o jtais tudiant,ntait pas Heidegger ; Heidegger tait peru uniquement comme un personnagetrop comique, trop absurde, pour tre pris au srieux comme une menace contre legenre de philosophie pratiqu Oxford. Lennemi tait plutt Carnap : cest lui qui

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 27

  • tait considr, dans lOxford de Ryle, comme lincarnation de lerreurphilosophique, avant tout, comme lexposant dune mthodologie philosophiquefausse. Bien entendu, le Carnap que Ryle nous a appris rejeter tait une caricaturedu Carnap rel ; mais ce prjug tait si fort que cela ma pris, personnellement,bien des annes pour me rendre compte quil y a dans les crits de Carnap bien deschoses qui mritent dtre tudies. Rien ne peut illustrer de faon plus vive lecontraste entre latmosphre philosophique dans laquelle mes contemporainsanglais ont t duqus et celle dans laquelle les philosophes amricains de lamme gnration ont grandi : car aux tats-Unis Carnap a t accept comme lechef de lcole analytique et les praticiens les plus influents de la philosophieanalytique partir de Quine sont des gens dont la formation philosophique a tcarnapienne et dont la pense peut tre comprise comme le rsultat dun effortpnible quils ont fait pour examiner et corriger certaines des doctrinesfondamentales de Carnap1.

    3 Or un des aspects les plus dterminants de lopposition que dcrit Dummett avait trait

    justement la question de savoir si la philosophie doit ou non sefforcer dtre

    systmatique. Pour les hritiers de la tradition carnapienne, il allait peu prs de soi que

    oui ; pour les reprsentants de la philosophie oxfordienne, ctait exactement le

    contraire.

    Il serait ridicule dadresser la question La philosophie analytique peut-elle tresystmatique ? lauteur de La Construction logique du monde ; et bien que peu dephilosophes amricains aient suivi leur mentor au point de produire des uvresrivales de celle-l comme La Structure de lapparence de Goodman, la plupart sontunanimes considrer la philosophie, avec Quine, comme au moins apparente auxsciences de la nature, comme faisant partie de la mme entreprise gnrale quelles.Dans les cercles philosophiques anglais domins par le deuxime Wittgenstein oupar Austin, en revanche, la rponse donne cette question tait un Non retentissant : pour eux, lessai dtre systmatique en philosophie tait lerreurprimordiale, fonde sur une faon compltement mauvaise de concevoir lecaractre de la discipline2.

    4 Ceux qui pensaient que la philosophie ne doit aucun prix essayer dtre systmatique

    pensaient cela en grande partie parce quils taient persuads que la philosophie ne doit

    en aucun cas essayer de ressembler une science, et ils avaient t convaincus de cela

    essentiellement cause de linfluence de Wittgenstein. Dj dans le Tractatus,

    Wittgenstein avait soutenu que la philosophie nest pas, et ne peut pas tre, une science ;

    et cest un point sur lequel il na jamais vari par la suite. Il y a, selon lui, une diffrence

    qui nest pas simplement de degr, mais de nature, entre la philosophie et les sciences. Et

    cela signifie en particulier que la philosophie, la diffrence de la science, ne cherche pas

    dcouvrir et tablir des vrits. Comme le dit Dummett :

    Ici le mot science est utilis de la faon la plus gnrale, pour embrasser toutediscipline (lhistoire de lart, par exemple) dont le but est de parvenir et dtablirdes vrits. Daprs Wittgenstein, la fois dans sa phase initiale et dans sa phaseultrieure, ce nest pas lobjet de la philosophie. La chimie vise dcouvrir desvrits chimiques, et lhistoire dcouvrir des vrits historiques ; le rsultat de laphilosophie, quand il constitue un succs, ne consiste pas dans un certain nombrede propositions dont la vrit ntait pas connue auparavant. La philosophiesoccupe non pas dtablir des vrits dune espce trs gnrale, pas mme desvrits auxquelles on peut arriver par le raisonnement seul, mais de rectifiercertaines espces dincomprhensions, les incomprhensions que nous avons de nospropres concepts ; et cela veut dire notre incomprhension de notre proprelangage, puisque possder un concept veut dire matriser un certain fragment delangage3.

    Qu'est-ce qu'un systme philosophique ? | Jacques Bouveresse 28

  • Comme on le voit, le mot science est pris ici, effectivement, dans un sens trs tendu,

    puisque dire que la philosophie ne peut pas tre systmatique revient essentiellement

    dire quelle ne doit pas essayer de se prsenter comme une science, et la raison essentielle

    pour laquelle elle ne peut pas tre une science est quelle na pas se proccuper de la

    recherche de vrits dune espce particulire. Or on pourrait tre tent de considrer

    quil y a des disciplines qui, mme si elles cherchent bel et bien aboutir des vrits

    dune espce ou dune autre, ne mritent cependant pas pour autant rellement dtre

    considres comme scientifiques, au sens propre du terme. Cela signifie que le divorce

    entre la philosophie et les sciences est, du point de vue que nous sommes en train de

    considrer, vritablement de lespce la plus radicale qui soit, puisque cest un divorce

    entre la philosophie et toutes les disciplines qui, de quelque faon que ce soit, cherchent

    et, dans certains cas, russissent tablir des vrits de nature quelconque. Dire que la

    philosophie ne doit pas tre systmatique est donc une affirmation qui, dans cette

    perspective, semble lie de faon plus ou moins directe lide que la notion de vrit, si

    elle occupe une place essentielle dans les sciences, na en revanche pas de place relle en

    philosophie. Or une des prsuppositions les plus centrales dun philosophe comme

    Vuillemin est, au contraire, que la philosophie est en quelque sorte par essence une

    entreprise systmatique et mme hautement systmatique, non pas parce quelle a un

    rapport essentiel avec la possibilit de parvenir des vrits susceptibles dtre

    reconnues par tous les philosophes ou en tout cas par la plupart dentre eux, mais, au

    contraire, si lon peut dire, en dpit du fait que la pluralit invitable et probablement

    indpassable des systmes philosophiques rend extrmement problmatique, pour ne pas

    dire impossible, lapplication de la notion de vrit la philosophie.

    5 la fin de son article, cependant, Dummett suggre quil y a deux sens diffrents

    auxquels on peut parler de systmaticit, dans le cas dune recherche philosophique. Elle

    est systmatique au premier sens, si elle est suppose aboutir la construction dune

    thorie articule, du genre de celles qui ont t proposes par les philosophes qui ont

    construit les grands systmes du pass. Elle est systmatique au deuxime sens, si elle

    procde conformment des mthodes de recherche admises par tout le monde et si ses

    rsultats sont entrins ou rcuss en fonction de critres communment admis.

    En principe, ces deux sens du mot systmatique sont indpendants lun de lautre. La

    plupart des sciences de la nature sont systmatiques dans les deux sens. Mais lhistoire,

    par exemple, nest systmatique quau deuxime sens : elle a des mthodes de recherche

    communment admises et des critres reconnus pour tester les rsultats de la recherche ;

    mais elle ne conduit pas la constitution dune thorie articule. La philosophie, au

    contraire, a t gnralement systmatique au premier sens, cest--dire du point de vue

    thorique, mais non au deuxime, cest-dire du point de vue mthodologique. Les deuxchoses ne sont dailleurs pas sans rapport lune avec lautre. Labsence de critres

    reconnus permettant de tester directement les propositions philosophiques contribue

    naturellement renforcer lide quune philosophie ne peut se prsenter que sous la

    forme dune prise de position ou dune option qui doit tre juge en fonction de son

    inspiration fondamentale et de sa cohrence globale, et non de ses rsultats particuliers,

    cest--dire sous la forme du systme.

    6 Cela laisse apparemment ouvertes quatre possibilits de rponse la question sur laquelle

    nous sommes en train de nous interroger.

    (1) On