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DU MÊME AUTEUR *m LA PAROLE MALHEUREUSE. De l'alchimie linguistique à la grammaire philosophique, 1971. LE MYTHE DE L'INTÉRIORITÉ. Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, 1976. LE PHILOSOPHE CHEZ LES AUTOPHAGES, 1 9 8 4 . RATIONALITÉ ET CYNISME, 1984.

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D U M Ê M E A U T E U R

*m LA PAROLE MALHEUREUSE. De l'alchimie linguistique à la grammaire

philosophique, 1971. LE MYTHE DE L'INTÉRIORITÉ. Expérience, signification et langage privé

chez Wittgenstein, 1976. LE PHILOSOPHE CHEZ LES AUTOPHAGES, 1 9 8 4 .

RATIONALITÉ ET CYNISME, 1 9 8 4 .

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COLLECTION ' CRITIQUE >

JACQUES BOUVERESSE

WITTGENSTEIN : LA RIME

ET LA RAISON

Science, éthique et esthétique

^m

LES EDITIONS DE MINUIT

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ayant-propos

En dépit de certains indices qui permettent de penser qu'il pourrait un jour y devenir à la mode, Wittgenstein reste dans notre pays un auteur singulièrement inactuel. Il est vrai qu'après celui de rester tout à fait inconnu, le fait de devenir à la mode constitue en un certain sens l'aventure la plus fâcheuse qui puisse arriver à grand philosophe, car l'attention réelle que l'on porte à un auteur et l'effort véri-table que l'on fait pour le comprendre sont souvent en proportion inverse de l'agitation qui a lieu autour de son nom et des honneurs officiels qui lui sont décernés. Mais, dans le cas de Wittgenstein, il s'agirait de quelque chose de pire qu'une mésaventure, parce que toute sa philosophie est en un certain sens une dénonciation du phénomène de la séduction et de la mode en matière de théories ou d'idées, c'est-à-dire de tout ce qui fait qu'une certaine manière de penser et de s'exprimer s'impose à un certain moment comme la seule possible ou concevable et devient pour un temps obligatoire, officielle, consacrée. La philosophie est, de son point de vue, une entreprise purement négative : elle se réduit à une sorte de lutte permanente, et jamais assurée d'aucune victoire sûre, contre la fascination dangereuse exer-cée par un certain nombre de mots magiques, de formules rituelles, d'explications et de théories qui ne reposent sur rien d'autre que l'empressement du plus grand nombre à les accepter et à les défendre, bref contre toute une mythologie savante, caractéristique de nos sociétés rationalistes. Il est peu probable, à vrai dire, que la philosophie de Wittgenstein puisse réellement être appréciée par les amateurs de sensa-tions intellectuelles, parce qu'elle est allée incomparablement plus loin qu'aucune autre dans le sens de l'ascétisme et de l'austérité : elle constitue une sorte d'invitation paradoxale à bouder systématiquement son plaisir en matière de théorie, à orienter son effort contre tout ce qu'il peut y avoir de

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prestigieux et d'ensorcelant dans certaines productions de l'intellect, à se persuader sur des exemples caractéristiques que les innovations les plus grandioses sont toujours moins grandioses qu'il ne semble et que, comme le dit l'épigraphe des Recherches philosophiques (empruntée à Nestroy), « en général le progrès comporte cette particularité de paraître beaucoup plus grand qu'il n'est en réalité ». Wittgenstein s'est appliqué, pourrait-on dire, avec une sorte de génie de la destruction à combattre toute espèce d'enthousiasme théorique et spéculatif : pour lui, l'entendement humain est en quelque sorte perpétuellement malade de ses propres succès, il ne connaît le plus souvent que pour méconnaître, il ne produit guère de lumières qui ne finissent par le rendre quelque peu aveugle ni de solutions qui ne constituent en même temps des problèmes.

La réputation de philosophe obscur de l'auteur du Trac-tatus est certainement un élément essentiel du prestige qu'il possède auprès de ceux-là mêmes qui le connaissent peu ou pas du tout. (Inversement, le mépris dans lequel on tient généralement en France une philosophie comme celle de Carnap tient certainement pour une part non négligeable au fait que tout y est parfaitement clair, explicite, dénué de profondeur apparente et de mystère.) Mais ce qui carac-térise avant tout la démarche philosophique de Wittgenstein est pourtant la passion de la clarté et de la simplicité, le mépris du jargon technique, de la prétention et de l'emphase, de l'ésotérisme et de l'hermétisme, le souci constant de ne rien réserver et de ne rien cacher, d'étaler entièrement sous nos yeux des choses que tout le monde peut voir. Comme le remarque Shwayder, « il a toujours écrit dans ce style caractéristique au point d'en être exaspérant, complè-tement dépouillé, dramatiquement épigrammatique, jetant des éclairs de lumière comme une sorte de puissant stro-boscope, désorientant l'intellect par des alternances d'éclai-rage brillant et d'obscurité et provoquant souvent un brouil-lard complet. La préface des Philosophische Bemerkungen est une expression intense de la conception, à laquelle il est resté constamment attaché, selon laquelle ce qui est important dans le monde de l'esprit doit être clair et simple (voir également Tractatus, 5.4541), et sa tragédie a été de savoir que tout dans sa propre vie était moins clair et

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simple que cela aurait dû l'être à son avis 1 ». Si on les com-pare aux productions les plus caractéristiques de la philo-sophie allemande, les Recherches philosophiques représen-tent, par leur langage et par leur style, une entreprise tout à fait singulière et une performance assez remarquable. Philosopher de cette manière en langue allemande est une chose qui n'était certainement guère concevable à l'époque où Wittgenstein l'a fait. Sur la forme comme sur le fond, il a été en un certain sens particulièrement bien servi par son manque de formation philosophique systématique. Comme le suggère Alan Wood, « peut-être Wittgenstein donne-t-il le meilleur exemple des avantages de l'igno-rance2 ».

« Il y a toujours, a écrit Wittgenstein dans une de ses lettres à propos du Tractatus, un point de vue auquel un livre, même s'il est écrit de façon absolument honnête, ne vaut rien : car, à proprement parler, personne n'aurait besoin d'écrire un livre, pour la raison qu'il y a au monde de tout autres choses à faire3. » Mais, même si l'on admet qu'il peut n'y avoir dans certains cas rien de mieux à faire que d'écrire un livre, il y a toujours quelque chose de mieux à faire que d'écrire un livre sur l'éthique : un livre de ce genre ne vaut rien, selon Wittgenstein, à tous les points de vue, sauf peut-être au point de vue documentaire. Un livre sur l'éthique serait le livre absolument parlant, il rendrait en un certain sens tous les autres absolument futiles ; et pourtant ce sont les tentatives auxquelles il ne cesse de donner lieu qui représentent elles-mêmes le comble de la futilité. Ce que tous les ouvrages qui prétendent traiter de l'éthique ont en commun, pour des raisons intrinsèques, c'est le fait d'être condamnés à une sorte de mutisme prolixe ou de prolixité muette : ils en sont réduits, d'une certaine manière, à conjurer l'absence de l'objet par la prolifération

1. D.S. Shwayder, « Wittgenstein on Mathematics », in P. Winch (ed.), Studies in the Philosophy of Wittgenstein, Routledge & Kegan Paul, Londres, 1969, p. 66.

2. Essai sur l'évolution de la philosophie de Russell, publié à la suite de B. Russell, Histoire de mes idées philosophiques, trad, fr., Gallimard, 1961, p. 345.

3. Briefe an Ludwig von Ficker, herausgegeben von G. H. von Wright unter Mitarbeit von Walter Methlagl, Otto Müller Verlag, Salzbourg, 1969, p. 38

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indéfinie du discours ; mais à aucun moment ils ne parvien-nent à donner l'assurance qu'une question véritable a été posée et que quelque chose a été réellement dit. C'est du moins ainsi que Wittgenstein tendait à les considérer ; et s'il est relativement facile d'admettre en principe que le verbiage fait plus de tort à son objet que le silence, il est certainement difficile de se résigner définitivement à l'idée que tout discours sur l'éthique est nécessairement du ver-biage et que la seule façon de rendre justice à l'objet est en l'occurrence de n'en rien dire.

Wittgenstein peut donner à certains égards l'impression d'avoir sur l'éthique l'opinion que des critiques en vien-nent parfois à émettre sur la poésie : qu'elle est finalement une chose beaucoup trop grave pour qu'on en parle. Et l'on est évidemment tenté de remarquer avec Paulhan : « Ce n'est rien dire précisément que parler d'ineffable. Ce n'est rien avouer que parler de secrets4. » Mais Wittgenstein a sur ce point le mérite de la cohérence : il ne prétend pas le moins du monde dire quelque chose en parlant d'indi-cible ; son ambition dans le Tractatus n'est pas descriptive, mais purement « topique », il s'agit uniquement d'assigner une fois pour toutes à l'éthique son lieu sans chercher le moins du monde à y pénétrer, de tracer une frontière de l'intérieur, c'est-à-dire sans avoir soi-même à la franchir. On commet souvent l'erreur de croire que le terme (peut-être peu heureux en fin de compte) de « mystique » utilisé par Wittgenstein renvoie à des choses comme l'Enigme, le Mys-tère ou le Secret. Mais Wittgenstein nie expressément qu'il existe rien de tel. La distinction entre ce qui peut être dit et ce qui peut seulement être montré ne laisse subsister aucun espace intermédiaire pour des questions obscures au statut hybride et pour une sorte de quasi-discours qui parviendrait à dire quelque chose de son objet sans le faire réellement : comme le dit Ramsey, « what we can't say ive can't say, and we can't whistle it either5 ». Pour Wittgenstein, une question qui ne peut être réellement posée n'est pas une question d'un type tout à fait particulier, ce n'est pas du tout une question.

4. Les Fleurs de Tarbes, Gallimard, 1941, p. 9. 5. Cf. F. P. Ramsey, The Foundations of Mathematics, and Other Logi-

cal Essays, Routledge & Kegan Paul, Londres, 1931, p. 238.

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En d'autres termes : tout peut être soit dit clairement soit montré ; et il n'y a d'approxin\ation et de sous-entendu pos-sibles que dans l'ordre du dire, ce qui se montre ne se montre pas plus ou moins, mais nécessairement avec une évidence totale. Par conséquent, l'obscurité et le mystère ne sont jamais inhérents au sujet, ils ne peuvent résulter que des empiétements du discours sur un domaine qui n'est pas le sien.

Wittgenstein appartient à la catégorie des philosophes qui refusent de prendre le droit pour le fait, leurs désirs pour des réalités et leurs émotions pour des idées philosophiques. Le fait que des centaines d'ouvrages aient bel et bien été écrits sur l'éthique ne prouve nullement à ses yeux que l'on ait jamais réussi à dire quelque chose de l'éthique ; et, d'une manière générale, l'existence d'une multitude de réponses philosophiques ne signifie pas que les questions correspondantes existent réellement. Les remarques de Witt-genstein sur l'éthique constituent une sorte de critique rationaliste destructrice du rationalisme moral. P. M. S. Hacker parle à ce sujet d'une « éthique existentialiste roman-tique de l'indicible6 ». Mais ce genre de remarque ne concerne guère que le tempérament ou la psychologie de Wittgenstein. Il ne faut pas confondre le refus du ratio-nalisme moral en tant que réponse philosophique à un problème de fondement avec le rejet de l'idée de morale rationnelle. Les idées de « raison » et de « rationalité » ont elles-mêmes un caractère si directement et si profon-dément éthique qu'il est difficile de dire a priori dans quelle mesure l'éthique peut être fondée sur la raison plutôt que l'inverse. C'est certainement en partie ce que veut dire Wittgenstein. Mais, précisément, chez lui l'option en faveur de la rationalité, c'est-à-dire, selon sa propre expression, d ' « un certain style de pensée », est absolument radicale et sans compromission. Ce qui est significatif n'est certaine-ment pas qu'il ait eu un tempérament kierkegaardien et existentialiste, mais qu'il ait écrit à l'époque et dans les circonstances où il les a écrits deux ouvrages comme le Tractatus et les Recherches philosophiques. Puisqu'il est

6. Insight and Illusion, Wittgenstein on Philosophy and the Meta-physics of Experience, Clarendon Press, Oxford, 1972, p. 85.

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devenu assez courant aujourd'hui de faire de l'auteur du Tractatus un existentialiste refoulé après l'avoir considéré longtemps comme un positiviste honteux, il est peut-être bon de rappeler un détail essentiel, à savoir que ce que les « philosophies de l'existence » s'efforcent de dire est quelque chose qui ne peut, selon lui, absolument pas l'être et que, dans ces conditions, la philosophie n'existe que pour autant qu'elle trouve autre chose à dire. Le philosophe moral ne peut évidemment manquer d'interpréter les pro-pos de Wittgenstein sur l'éthique comme une critique dévas-tatrice et sa position théorique comme une forme parti-culièrement rigoureuse de scepticisme ou d'agnosticisme. Mais, compte tenu des éléments dont nous disposons aujour-d'hui, il ne peut y avoir aucun doute sur le fait que Witt-genstein voyait les choses de façon exactement inverse, qu'en expulsant une fois pour toutes l'éthique de l'univers du dicible il entendait avant tout la mettre définitivement hors d'atteinte, lui procurer le refuge le plus sûr qui soit contre toute espèce de doute, de discussion et de controverse.

Le sort de l'éthique est, certes, apparemment vite réglé dans le Tractatus, où elle brille par son effacement à peu près total. Mais, d'un autre côté, il est difficile de ne pas tenir compte du fait que, du point de vue de l'auteur lui-même, la signification implicite de l'ouvrage était une signi-fication éthique. Par ailleurs, aussi bien à l'époque du Trac-tatus que dans les réflexions qu'il a consacrées par la suite à ce genre de question, Wittgenstein donne à entendre clairement que tout ce qui est dit de l'esthétique peut être transposé mutatis mutandis à l'éthique. Or — bien que ce fait soit certainement peu apparent à première vue — l'es-thétique occupe finalement dans son œuvre philosophique une place centrale, une place que l'on pourrait, si par ail-leurs il n'était pas aussi hostile à toute idée de « fonde-ment », qualifier de fondamentale et rapprocher quelque peu de celle de la Critique du jugement dans l'œuvre de Kant.

En dépit de l'espèce de rigueur implacable qui caractérise sa démarche philosophique, Wittgenstein s'apparente cer-tainement beaucoup plus, en fin de compte, à la catégorie des philosophes artistes qu'à celle des philosophes scienti-fiques. « Les questions scientifiques, écrit-il dans un de ses

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carnets, peuvent m'intéresser, mais non pas réellement me fasciner. Seules les questions conceptuelles et esthétiques ont cet effet sur moi7. » Parmi tous les grands philosophes, il est certainement l'un de ceux qui ont eu le tempérament le moins philosophique au sens conventionnel du terme. « Je ne pouvais pas, remarque W. May s, ne pas sentir que la position universitaire qu'il occupait en tant que profes-seur de philosophie lui rendait la vie difficile. On pouvait imaginer Wittgenstein en musicien, en artiste ou en archi-tecte, mais certainement pas en universitaire. Il n'avait pas le type d'esprit pédant ou formaliste qui est la marque de fabrique de certains philosophes. Sa façon d'aborder les problèmes philosophiques était essentiellement esthétique au sens le plus large du mot. Il avait une aptitude très forte, presque anormale, à inventer des images, et cela se mani-festait dans les exemples bizarres qu'il avait l'habitude de produire dans ses cours pour illustrer ses arguments8. » On peut citer également cette remarque éclairante sur l'at-titude de Wittgenstein à l'égard de la musique : « En observant attentivement Wittgenstein en train d'écouter de la musique on se rendait compte que c'était quelque chose de vraiment central et profond dans sa vie. Il m'a dit que c'était une chose qu'il ne pouvait exprimer dans ses écrits, et que, cependant, elle était si importante pour lui qu'il avait le sentiment que, sans elle, il était sûr d'être mal compris. Je n'oublierai jamais le ton emphatique avec lequel il citait le mot de Schopenhauer : 'La musique est un monde en elle-même.' » Pour lui comme pour Schopenhauer la musique pourrait avoir été « la véritable langue univer-selle que l'on comprend partout », qui « exprime à sa manière le monde et résout toutes les énigmes » ; mais, précisément, c'était une de ses convictions philosophiques fondamentales que ce qui s'exprime dans cette langue ne peut être explicité ou redit dans la langue verbale.

7. Cf. Cyril Barrett, « Symposium : Wittgenstein and Problems of Objectivity, in Aesthetics », British Journal of Aesthetics, 7 (1967), p. 158 ; et Id., « Les leçons de Wittgenstein sur l'esthétique », Archives de philosophie, 28 (1965), p. 5.

8. « Recollections of Wittgenstein », in K. T. Fann (ed.), Ludwig Wittgenstein : The Man and His Philosophy, Dell Publishing Co., Inc., New York, 1967, p. 80.

9. Cf. Fann (ed.), op. cit., pp. 67-68.

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De tous les philosophes qui ont parlé de l'esthétique, Wittgenstein était incontestablement a priori l'un des plus qualifiés pour le faire. Il était issu d'une famille viennoise riche et cultivée qui entretenait des relations étroites avec les milieux artistiques, en particulier musicaux (Brahms était un ami intime de la famille Wittgenstein). La nature s'était, comme dit von Wright, montrée exceptionnelle-ment prodigue de dons intellectuels et artistiques envers tous les enfants (le pianiste pour lequel Ravel écrivit le Concerto pour la main gauche était un des frères de Witt-genstein). L'auteur du Tractatus s'est adonné, en ce qui le concerne, de façon régulière ou occasionnelle, à au moins trois arts différents : la musique, l'architecture et la sculp-ture. Il avait eu, semble-t-il, à un moment donné l'idée de devenir chef d'orchestre. Son talent, ses connaissances et son sens critique en matière musicale paraissent avoir été nettement au-dessus de ceux d'un amateur ordinaire10. Si l'on tient compte du contexte culturel tout à fait excep-tionnel dans lequel il a passé sa jeunesse et du rôle qu'a dû jouer dans sa formation intellectuelle la fréquentation régulière de musiciens, d'architectes, de poètes, etc., il n'y a pas lieu de s'étonner de son intérêt très vif pour les pro-blèmes esthétiques ni de sa tendance spontanée à les aborder uniquement à travers les expériences spécifiques du pra-ticien et du critique, et en aucun cas par le biais de théories philosophiques. En quoi il représente, d'une certaine manière, l'antithèse exacte de Kant.

Du Tractatus Wittgenstein a dit dans une lettre à Ludwig von Ficker qu'il se composait de deux parties : celle que nous possédons et une autre, non écrite, qui est en fait la plus importante. Des remarques comme celle que nous avons citée plus haut à propos de la musique suggèrent plus ou moins que cet état de choses est caractéristique de toute sa philosophie. A la différence des entreprises philosophi-ques que leurs auteurs ont eu l'impression d'avoir achevées et réussies autant qu'il est possible, la sienne n'a de chances d'être comprise correctement que si l'on parvient à établir une certaine pondération entre quatre éléments différents :

10. Cf. Paul Engelmann, Letters from Ludwig 'Wittgenstein. With a Memoir, B. Blackwell, Oxford, 1967, pp. 89-90.

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1) Ce qu'il a dit officiellement dans les textes publiés ou destinés à la publication. 2) Ce qu'il a dit officieusement dans des leçons, notes, conversations privées, etc. 3) Ce qu'il a peut-être cherché à dire sans y parvenir complètement. (On peut certainement appliquer jusqu'à un certain point à toute sa production la remarque des Carnets (8.3.1915) : « Ma difficulté n'est rien qu'une difficulté — énorme — d'expression. ») 4) Ce qu'il considérait comme intrinsè-quement indicible et qui pourrait être néanmoins, de son point de vue, le plus important. Cette situation pose évi-demment un problème redoutable au commentateur. Parler de l'éthique et de l'esthétique de Wittgenstein, par exemple, c'est parler à peu près uniquement de son œuvre non écrite, et accessoirement de sa biographie ou de sa personnalité. La question de savoir jusqu'à quel point on peut se servir de manuscrits qu'il n'a pas et n'aurait certainement pas publiés et de notes prises par des auditeurs ou des disci-ples, est de celles qui n'admettent pas de réponse simple. La conduite à tenir sur ce point dépend évidemment de ce que l'on se propose de faire. C'est à l'historien qu'il incombe en principe de résoudre les problèmes d'attribution et de nous dire — à supposer que cela soit possible dans le cas de quelqu'un comme Wittgenstein — ce dont un philosophe peut et ce dont il ne peut pas être tenu pour personnellement responsable. Mais on peut concevoir une attitude très différente qui consisterait à utiliser librement (ce qui ne veut pas dire à sa guise) tous les matériaux qu'il a laissés, pour essayer de faire progresser la réflexion phi-losophique sur certains problèmes, sans se préoccuper outre mesure de savoir si l'on obtiendrait dans tous les cas sa caution. Si Wittgenstein avait rédigé lui-même ses réflexions sur l'esthétique, la psychologie et la religion, nous aurions vraisemblablement entre les mains un ouvrage très diffé-rent de celui qui a été publié par Barrett Mais, d'un autre côté, on ne doit pas oublier que Wittgenstein était d'abord un philosophe enseignant et qu'il considérait, selon ce

11. L. Wittgenstein, Lectures and Conversations on Aesthetics, Psycho-logy and Religious Belief, edited by Cyril Barrett, B. Blackwell, Oxford, 1966.

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que nous dit Malcolm12, ses leçons comme une forme de publication. Il n'est, par conséquent, pas aussi scandaleux qu'on pourrait le croire a priori de les considérer jusqu'à un certain point comme telles.

« Dans le cas de Wittgenstein, écrit G. G. Granger, il me semble que l'attitude raisonnable consiste à considérer Yopus posthumum, et dans une certaine mesure les notes prises par ses disciples, comme des commentaires aux deux grands textes que sont le Tractatus et les Recherches philo-sophiques, dont on peut admettre qu'ils représentent deux états bien définis et suffisamment achevés de la pensée de l'auteur13. » Cette attitude est certainement, en principe, la seule raisonnable. Mais il faut aussi, autant que pos-sible, tenir compte de trois faits essentiels : 1) Il est diffi-cile de dire, d'une manière générale (et dans le cas de Wittgenstein plus que partout ailleurs), où s'arrête le com-mentaire proprement dit et où commencent les rectifications, compléments, extrapolations, etc. 2) La publication de cer-tains inédits n'a pas seulement fourni une aide précieuse — peut-être indispensable — pour la compréhension des textes achevés ; elle a également contribué à modifier dans des proportions considérables l'idée que l'on pouvait se faire auparavant de l'économie, de l'allure et de l'orienta-tion générales de l'œuvre dans son ensemble. 3) L'atti-tude recommandée est une attitude qu'il est, pour des rai-sons évidentes, impossible d'adopter lorsqu'il s'agit de choses comme l'éthique ou l'esthétique. Et, dans ces condi-tions, il conviendrait peut-être soit de n'en pas parler du tout, soit de reconnaître — nous sommes prêt à le faire jusqu'à un certain point — qu'écrire un livre consacré pour l'essentiel à la situation de l'éthique et de l'esthétique dans la philosophie de Wittgenstein est une entreprise tout à fait déraisonnable.

La question de savoir si le Wittgenstein dont il sera question ici est bien le « vrai » Wittgenstein est une question incongrue, passablement futile et probablement insoluble. Car, à partir du moment où l'on décide d'utiliser de façon

12. Cf. N. Malcolm, Ludwig Wittgenstein. A Memoir, B. Blackwell, Oxford, 1958, p. 56.

13. Ludwig Wittgenstein, éd. Seghers, 1969, p. 12.

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plus ou moins systématique des textes qui ne représentent pas, selon les critères usuels, la « véritable » expression de la pensée de l'auteur, elle n'a plus de sens clair. Et, de toute manière, il subsiste la question de savoir quel genre d'homme il y a finalement derrière les mots, une question qui est, du point de vue de Wittgenstein lui-même, d'une importance capitale lorsqu'il s'agit de l'éthique et à laquelle, en fait, même ceux qui l'ont connu de très près se sont avoués parfois incapables de répondreH.

On peut difficilement imaginer une expérience plus décon-certante que celle qui consiste à essayer d'abord de se représenter la personnalité de Wittgenstein uniquement à travers le Tractatus ët les Recherches philosophiques, et à regarder ensuite ce qu'il en était en réalité — pour autant que l'on puisse s'en faire une idée exacte à travers des lettres, des témoignages, des manuscrits inédits, etc. On a par moments l'impression d'avoir affaire à deux hommes complètement différents. (Ce n'est certainement pas par pur aveuglement que l'on a longtemps considéré plus ou moins le Tractatus comme la bible du néo-positivisme logique.) Celui qui a commencé par lire simplement les écrits « offi-ciels » de Wittgenstein ne manque pas d'être surpris lors-qu'il découvre comment il vivait, quels étaient les auteurs philosophiques ou littéraires qu'il appréciait le plus, quels étaient ses convictions ou ses partis pris en matière éthique et esthétique, etc. Pourquoi a-t-il mis finalement tant de soin à éviter la plupart des questions qui sont considérées habi-tuellement comme les plus importantes en philosophie, à tel point que celui qui essaie, par exemple, de savoir quelle était exactement sa position sur un certain nombre de « Lebensprobleme », comme il les appelle dans le Trac-tatus, éprouve par moments l'impression d'effectuer une sorte de viol de conscience ? Wittgenstein a été, d'une cer-taine manière, un philosophe sans opinions, même en matière philosophique ; et il n'est certainement pas facile de se rendre compte qu'il était en réalité le contraire d'un homme sans opinions.

José Ferrater Mora a parlé à son sujet d'une sorte de

14. Voir, par exemple, la réponse de Miss Anscombe à Engelmann, in P. Engelmann, op. cit., p. XIV.

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Wille zum Geheimnis, de volonté de secret, au sens de « volonté de rester secret15 », mais qui est en même temps la volonté d'observer le secret sur certaines questions. La discrétion exemplaire dont il faisait preuve et le fait qu'il ait en un certain sens constamment philosophé contre ses tendances personnelles les plus profondes auraient dû en principe interdire toute intrusion du commentateur dans sa vie privée. Mais ceux-là mêmes qui avaient les meilleures raisons de refuser d'en parler se sont souvent trouvés contraints de le faire pour corriger un certain nombre d'idées fausses. Miss Anscombe a pris soin d'expliquer (cf. ibid.) que, si en appuyant sur un bouton, elle avait pu faire en sorte que l'on ne parlât jamais de la vie privée de Witt-genstein, elle l'aurait fait, mais que, la chose étant désormais tout à fait impossible, il importait d'empêcher, autant que faire se peut, la diffusion d'informations inexactes ou absurdes. Lorsqu'une œuvre est aussi totalement dépourvue de ce type d'exhibitionnisme qui est un trait caractéristique de certaines productions philosophiques contemporaines, il est inévitable que le public veuille se consoler de cette frus-tration par une forme quelconque de voyeurisme. Il est évi-dent que, dans le cas de Wittgenstein, seuls ceux qui l'ont connu personnellement sont à même de répondre avec exactitude à un certain type de curiosité, sans doute peu respectable en lui-même, mais certainement impossible à réprimer complètement. Celui qui s'intéresse à la partie non écrite (au sens fort) de son message et ne dispose que de renseignements indirects assume certainement un risque que d'aucuns considéreront comme exagéré.

Il y a cependant indiscutablement un point de vue auquel l'œuvre de Wittgenstein ne peut pas être séparée de sa vie, même si l'on doit admettre qu'il serait, dans le cas précis, particulièrement extravagant de vouloir « expliquer » la première par la seconde. Lorsque l'auteur du Tractatus a affirmé qu'il n'existait pas de réponse linguistique à cer-taines questions, il n'a certainement pas voulu dire qu'il n'existait pas de réponse tout court, ou que l'on pouvait se dispenser dè répondre. En un certain sens il a lui-même

15. Cf. Wittgenstein, a Symbol of Troubled Times, in Fann (éd.), op. cit., p. 108.

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AVANT-PROPOS

répondu, d'une manière assurément peu classique, mais néanmoins exemplaire, à tous les grands problèmes de notre temps. Il reste qu'une existence est, en tant que sym-bole, nécessairement encore plus ambiguë qu'une œuvre et même, en un certain sens, comme le suggèrent certaines réflexions de Wittgenstein, entièrement muette. Une connais-sance plus détaillée de l'histoire ne nous rapproche en rien du mot et de la morale de l'histoire. C'est pourquoi aucune biographie ne répondra jamais à la question que pose inévi-tablement l'œuvre : Comment interpréter exactement le « cas » Wittgenstein ? Où voulait-il en venir en fait ? En quoi ce qu'il dit a-t-il quelque chose à voir avec ce qu'on appelle traditionnellement la philosophie ? La plupart des philosophies sont des tentatives d'interprétation. Celle de Wittgenstein est peut-être davantage un symptôme et un symbole, « un symbole d'une époque troublée », comme l'a dit José Ferrater Mora. Il y a des philosophies qui sont représentatives de leur époque parce qu'elles en expriment de façon exemplaire certaines tendances profondes et d'au-tres, comme celle de Wittgenstein, qui le sont par l'énergie spirituelle considérable qu'elles mettent en œuvre pour résister à ces tendances, pour ne pas dire les choses que l'on aimerait entendre.

José Ferrater Mora exagère certainement — et pas seule-ment pour des raisons de date (1951) — lorsqu'il déclare que « ceux qui connaissent la signification des mots "époque troublée" ne connaissent pas Wittgenstein ; et ceux qui connaissent Wittgenstein ne connaissent pas la signification des mots "époque troublée" » (op. cit., p. 107). Il est peut-être difficile, effectivement, de comprendre ce que veut dire l'expression en question « lorsqu'on consacre les meilleures heures de sa vie à enseigner la philosophie sur de beaux campus universitaires ». Mais la supériorité des philoso-phes européens sur ce point est certainement loin d'être évidente d'une manière générale. Il y a néanmoins proba-blement une part de vérité dans l'idée que ceux-là mêmes qui étaient à certains égards les mieux préparés à com-prendre Wittgenstein sont ceux qui l'ont fait le plus tar-divement et le plus mal. On n'a sans doute pas fini de s'interroger sur les raisons qui ont fait qu'une œuvre finale-ment aussi destructrice que la sienne a pu s'imposer avec

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une telle facilité dans un pays où la philosophie l'est en apparence si peu. Il était évidemment tentant, dans ces conditions, de s'intéresser une fois sérieusement à ce qu'il y a (toutes proportions gardées) de moins anglo-saxon dans la pensée de Wittgenstein, ce qui le rapproche parfois davantage de Nietzsche et de Heidegger que de Russell ou de Carnap, c'est-à-dire, pour une part essentielle, à des choses qu'il n'a pas vraiment dites. C'est, d'une certaine manière, ce que nous avons essayé de faire ici, avec tous les risques de malentendu que cela comporte, et sans perdre de vue à aucun moment le fait que ce qui va être dit de l'auteur du Tractatus doit — s'il y a lieu de le dire — être dit à la fin, et non pas au commencement, même à titre de captatio benevolentiee.

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1. mysticisme et logique

« ... Après une heure ou deux de silence complet, je lui dis, « Wittgenstein, êtes-vous en train de réfléchir sur la logique ou sur vos péchés ? — Les deux », dit-il, après quoi il retomba dans le silence. »

B . R U S S E L L

Comme le remarque fort justement Granger, l'attrait que la pensée de Wittgenstein ne manquera sans doute pas d'exercer chez nous, lorsqu'elle sera mieux connue, « devrait naître de l'exceptionnelle conjonction d'un rationalisme radical et dévastateur, et d'un sentiment vif et profond des limites de la pensée, l'un et l'autre s'exerçant, non pas à vrai dire sur une monde d'êtres et d'événements, mais sur l'univers du langage1 ». Mais on peut également prévoir qu'il sera rejeté par certains comme positiviste, par d'autres comme mystique, et enfin par tous ceux qui pensent que les deux choses vont nécessairement ensemble et relèvent de la même erreur fondamentale. « En Wittgenstein, remar-que von Wright, se rencontrent de multiples contrastes. On a dit qu'il était à la fois un logicien et un mystique. Ni l'un ni l'autre de ces deux termes n'est approprié, mais chacun d'entre eux renvoie à quelque chose de vrai2. » L'aphorisme 6.53 du Tractatus formule ce que l'on peut considérer en un certain sens comme le principe fondamental de la philosophie néo-positiviste :

1. Carnets 1914-1916, introduction, traduction et notes par G. G. Gran-ger, Gallimard, 1971, p. 7. (Nous utiliserons désormais les abréviations T et C respectivement pour le Tractatus et les Carnets.)

2. G. H. von Wright, « Biographical Sketch », in Malcolm, op. cit., p. 22.

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« La méthode correcte de la philosophie serait à pro-prement parler celle-ci : Ne rien dire d'autre que ce qui peut se dire, donc des propositions des sciences de la nature — donc quelque chose qui n'a rien à voir avec la philosophie —, et ensuite, à chaque fois que quelqu'un d'autre voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui faire voir qu'il n'a pas donné de signification à certains signes dans ses propositions. Cette méthode serait pour l'autre insatisfaisante — il n'aurait pas le sentiment que nous lui enseignions de la philosophie — mais c'est elle qui serait la seule méthode rigoureusement correcte. »

Wittgenstein parle ici au conditionnel, comme si la ques-tion ne le concernait plus directement, comme si elle était pour lui définitivement réglée, sans que rien, en fait, soit réglé pour autant. Et ce qu'il dit à la fin de la préface du Tractatus montre que c'est bien ainsi qu'il considérait les choses : il estimait avoir à la fois fourni la solution des problèmes et montré combien peu on a gagné lorsqu'on a résolu les problèmes. Dans le passage que nous venons de citer, il constate que ce que nous pourrions faire en phi-losophie n'a rien à voir avec la philosophie et ce que nous voudrions faire n'a pas de sens. Cela constitue bien, en un sens, la réponse claire et définitive : comme le remarque Russell, « du point de vue de la philosophie [ . . . ] , la décou-verte du fait qu'une question ne peut recevoir aucune réponse est une réponse aussi complète que n'importe quelle réponse que l'on pourrait éventuellement obtenir3 ». Mais la solution négative a, chez Wittgenstein, un contenu nettement positif : l'univers des réponses possibles, celui du dicible, « fait signe » vers quelque chose, en dehors de ses limites, qu'il ne peut ni intégrer ni nier. Là où Witt-genstein se pose un problème topique de délimitation : assigner sa place à l'indicible en représentant clairement le dicible (cf. T, 4.115), les néo-positivistes logiques peu-vent donner l'impression de se proposer une tâche polé-mique d'élimination, transformant une asymétrie en une différence de dignité et une caractérisation purement néga-tive en une négation pure et simple. Ils découvriront, effec-tivement, avec une certaine surprise que l'auteur du Trac-

3. Mysticism and Logic, Unwin Books, Londres, 1963, p. 89.

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tatus avait finalement beaucoup moins de vénération pour la science et beaucoup moins de mépris pour la métaphy-sique ou la religion qu'ils ne s'y étaient attendus. Il n'est évidemment pas facile de dire en quoi les positions de Wittgenstein, si l'on fait abstraction d'une différence d'at-titude et de tempérament assez évidente, se distinguent de celles des néo-positivistes logiques, puisqu'elles donnent l'impression d'aboutir, en ce qui concerne le sort de la philosophie, à peu près au même résultat.

La profession de foi rationaliste qui termine Der logische Aufbau der Welt (§ 183) de Carnap (1928) est incontes-tablement très proche du Tractatus. Tout comme Wittgens-tein, Carnap conteste a priori que la science puisse résoudre les problèmes que la philosophie a considéré traditionnelle-ment comme les plus importants. « Parmi les énigmes de la vie (Lebensràtsel), il y en a peut-être, reconnaît-il, qui sont insolubles », même s'il est vrai que la thèse selon laquelle toutes les questions peuvent en principe recevoir une réponse a bien « un certain rapport » (einen gewissen Zusammenhang) — mais très lointain — avec la tâche qui consiste à venir à bout, dans la pratique, des énigmes de la vie4. Wittgenstein semble bien dire, quant à lui, que

4. Puisqu'on a l'habitude, en France, de considérer les néo-positivistes logiques, et en particulier Carnap, comme des obsédés de la science et de la scientificité dans tous les domaines, il vaut peut-être la peine de citer un peu plus longuement Y Aufbau : « La thèse orgueilleuse selon laquelle il n'y a pour la science aucune question qui soit principiellement insoluble est tout à fait compatible avec l'idée humble que, même si nous avions répondu à toutes les questions, nous n'aurions nullement résolu dès ce moment-là le problème (Aufgabe) qui nous est posé par la vie. La tâche de la connaissance est une tâche déterminée, bien circonscrite, importante dans la vie ; et, en tout état de cause, l'humanité est soumise à l'obligation de façonner l'aspect de la vie qui peut être façonné à l'aide de la connais-sance en utilisant effectivement les meilleures ressources de la connais-sance, c'est-à-dire avec les moyens de la science. Même s'il est vrai que l'importance de la science pour la vie est, dans des courants de pensée modernes, sous-estimée de multiple façon, nous ne voulons pas pour autant nous laisser entraîner à commettre la faute inverse. Nous voulons au contraire précisément reconnaître nettement vis-à-vis de nous-mêmes, les gens qui travaillent dans la science, que la vie requiert pour être maîtrisée la mise en œuvre de toutes les forces de l'espèce la plus diverse, et nous garder de la croyance myope qui consisterait à se figurer que les exigences de la vie peuvent être satisfaites à l'aide des seules forces de la connais-sance conceptuelle. » On se demande ce que peut ajouter à ce genre de mise en garde (en dehors d'un certain pathos résolument obscurantiste) la contestation arrogante et superficielle de la science et du concept qui semble être de plus en plus à la mode aujourd'hui.

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toutes les énigmes de la vie peuvent en principe être réso-lues à tout moment, puisque ce ne sont pas du tout des problèmes pour lesquels nous aurions à « inventer » une solution quelconque, et que la « réponse » que nous devons essayer d'apporter aux pseudo-questions est totalement dif-férente et tout à fait indépendante de celle que nous pou-vons donner aux questions authentiques (scientifiques). Mais ce qui est plus important, c'est que la position du Tractatus à l'égard de ce qu'on appelle 1' « explication » scientifique est singulièrement plus désabusée que celle de Carnap :

« 6.371. Au fondement de toute la conception moderne du monde il y a l'illusion que ce qu'on appelle les lois de la nature sont les explications des phénomènes naturels.

6.372. De la sorte ils s'en tiennent aux lois de la nature comme à quelque chose d'intangible, ainsi que le faisaient les Anciens avec Dieu et le Destin.

Et les uns et les autres ont en vérité raison, et tort. Les Anciens sont, en tout état de cause, plus clairs, dans la mesure où ils reconnaissent un point d'arrêt clair, alors que dans le nouveau système on doit avoir l'impression que tout est expliqué. »

Black, qui voit dans cette façon de présenter les choses « an excessively sceptical and deflationary vieto of the achieve-ments and capacities of science », paraphrase ainsi : « Mais, du moins, les Anciens avaient-ils un mystère unique — Dieu ou le Destin — alors que les Modernes s'expriment comme si toute chose avait été expliquée, même s'il est vrai que toute loi ultime devrait à présent leur apparaître comme un mystère5. » La science ne nous fournit jamais rien de plus qu'une manière appropriée de décrire les phénomènes, et aucun moyen de les expliquer au sens fort. On peut peut-être dire, comme le fait Black, qu'en exigeant, selon toute apparence, qu'une explication authentique établisse une connexion nécessaire entre les phénomènes naturels (ce qui est impossible, d'après 6.37), Wittgenstein manifeste un préjugé typiquement rationaliste en faveur de la logique et des mathématiques. Mais il faut noter également que, d'après Carnap, au moment où il fit la connaissance de

5. A Companion to Wittgenstein's « Tractatus », Cambridge University Press, 1964, p. 366.

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l'auteur du Tractatus, qui avait été invité par le Cercle de Vienne en 1927, l'ancien élève de Frege et de Russell sem-blait considérer, non seulement les sciences de la nature, mais également les mathématiques, « avec une attitude d'in-différence et quelquefois même avec dédain6 », à tel point que son influence indirecte sur certains étudiants viennois aurait persuadé ceux-ci d'abandonner l'étude des mathéma-tiques. Il est vrai que, par ailleurs, Wittgenstein était extrê-mement indigné de voir Carnap considérer les phénomènes parapsychologiques comme un problème réel pour la science, et déclarait ne pas comprendre qu'un homme raisonnable crût devoir porter un intérêt quelconque à de telles absur-dités 7. Quoi qu'il en soit, il est certain que Wittgenstein avait une tendance très nette à estimer que si tout ce que nous pouvons savoir est ce que la science peut nous dire, alors nous savons bien peu de choses ; et si les seules ques-tions qui peuvent au sens propre être résolues sont les questions scientifiques, alors autant dire que rien ne peut être résolu.

La méfiance et le scepticisme à l'égard des théories et des explications scientifiques en général constituent certai-nement l'une des constantes les plus caractéristiques de la philosophie de Wittgenstein. On peut les voir s'exprimer sans ambages à propos de la psychanalyse ou du darwi-nisme, par exemple. Aux yeux de Wittgenstein (qui se pré-sentait à une certaine époque comme un « disciple de Freud ») la théorie freudienne n'est pas seulement sus-pecte en tant que théorie, mais également à cause de l'uti-lisation néfaste qui peut en être faite. Après avoir reconnu ce qu'il appelle « Freud's extraordinary scientific achieve-ment », il ajoute : « Seulement les réalisations scientifiques extraordinaires ont tendance, de nos jours, à être utilisées pour la destruction des êtres humains (j'entends, de leurs corps, de leurs âmes, ou de leur intelligence). Gardez donc bien toute votre tête8. » Quant à la théorie darwinienne, elle lui suggérait (en 1938) les réflexions suivantes :

6. R. Carnap, « Intellectual Autobiography », in P. A. Schilpp (ed.), The Philosophy of Rudolf Carnap, Open Court, La Salle, Illinois, 1963, p. 28.

7. Cf. ibid., p. 26. 8. Cf. Malcolm, op. cit., p. 45.

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« Cf. l'affaire Darwin : un cercle d'admirateurs qui disaient : « Bien sûr », et un autre cercle [d'ennemis] qui disaient : « Bien sûr que non. » Pour quelle raison, grands Dieux, un homme irait-il approuver d'un « Bien sûr » une telle idée (il s'agissait de l'idée selon laquelle les organismes monocellulaires deviennent de plus en plus compliqués jusqu'à former des mammifères, des hommes, etc.) Quelqu'un a-t-il jamais vu ce processus d'évolution en œuvre ? Non. Quelqu'un l'a-t-il vu survenir actuelle-ment ? Non. La preuve par l'élevage sélectionné n'est qu'une goutte d'eau dans la mer. Mais il y a eu des milliers de livres qui ont décrit cette solution comme la solution évidente. Les gens avaient une certitude, sur des bases qui étaient extrêmement fragiles. N'aurait-il pu y avoir une attitude qui aurait consisté à dire : « Je ne sais pas. C'est une hypothèse intéressante, qui peut fort bien se confirmer en fin de compte » ? Cet exemple montre comment vous pouvez vous laisser persuader d'une chose donnée. En fin de compte, vous oubliez complètement toute idée de vérification, vous êtes tout simplement sûr qu'il doit en avoir été ainsi9. »

Le ton de ces remarques peut sembler singulièrement positiviste. Mais, en fait, Wittgenstein ne s'intéresse nulle-ment ici au problème épistémologique qui consiste à se demander à partir de quel moment et sur quel type d'évi-dence une théorie scientifique peut être légitimement admise. Ce qui est en cause, c'est plutôt le mécanisme curieux qui fait que l'on se trouve souvent en pratique dans l'impossi-bilité de considérer une théorie simplement comme une théorie, de traiter une hypothèse scientifique pour ce qu'elle est. Il ne faut pas songer seulement, en effet, aux réflexes négatifs, aux réticences ou aux répugnances épistémologi-ques, mais également aux réflexes positifs, à ce qu'on pour-rait appeler les « enthousiasmes épistémologiques ». Il y a ceux qui disent « Jamais de la vie ! » et ceux qui disent « Evidemment ! » ; et il est remarquable que le philo-sophe se retrouve presque toujours du côté des réfractaires ou des enthousiastes, c'est-à-dire, pour Wittgenstein, en

9. Leçons et conversations sur l'esthétique, la psychologie et la croyance religieuse, suivies de la Conférence sur l'éthique, trad. fr. par Jacques Fauve, Gallimard, 1971, pp. 61-62. (Abrégé dorénavant LC.)

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dehors de son rôle, qui est d'essayer de voir clair. Rien ne caractérise peut-être davantage les philosophes que l'ap-titude à afficher sur certains points (par exemple, l'existence du monde extérieur ou celle d'autrui) des doutes qu'il est difficile de prendre au sérieux, à émettre sur d'autres (par exemple, certaines théories scientifiques aussi peu contes-tables qu'une théorie peut jamais l'être) des doutes tout à fait injustifiés, et l'incapacité de douter sérieusement dans des cas où il y aurait pourtant les meilleures raisons de le faire.

Le phénomène qui semble avoir le plus sollicité, à partir d'un certain moment, l'attention de Wittgenstein, est celui de la transmutation d'une hypothèse intéressante en une certitude a priori, d'un point de vue éclairant en un mode de représentation obsessionnel, d'une formule révolution-naire en une formulé consacrée, d'une théorie en un mythe. La fascination exercée par la science, et plus précisément par la nouveauté scientifique, sur une certaine catégorie d'esprits en réalité complètement étrangers à l'esprit de la science, constitue certainement un risque de perdition intellectuelle caractéristique de notre époque, contre lequel Wittgenstein a eu raison de requérir la vigilance constante du philosophe. Au début de sa Conférence sur l'éthique il évoque sans complaisance ce qu'il croit « être l'un des désirs les plus bas de nos contemporains, cette curiosité superficielle qui porte sur les toutes dernières découvertes de la science 10 ».

Cela ne revient évidemment pas du tout à dire que la science doit être tenue à l'abri de toute ingérence du non-spécialiste. Wittgenstein estimait visiblement que les savants eux-mêmes peuvent être particulièrement éloignés de com-prendre et de maîtriser ce qu'ils font. Dans les Leçons sur l'esthétique il fait allusion à un moment donné à un ouvrage du physicien Jeans intitulé L'Univers mystérieux (Cam-bridge, 1930), dont le titre même lui paraît recéler une tromperie et une illusion. Et il remarque : « Te pourrais dire que ce titre — L'Univers mystérieux — renferme une espèce d'idolâtrie, l'idole étant la science et le savant » (LC, p. 63). Il n'existe pas seulement un merveilleux pré-scientifique, du type de celui qui entourait l'alchimie, par

10. LC, p. 142.

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exemple, mais également tout un merveilleux scientifique qui enveloppe parfois les théories les plus sérieuses et les résultats les plus inattaquables, non seulement pour le pro-fane, mais également pour le spécialiste. Un des exemples favoris de Wittgenstein a été la théorie cantorienne des ensembles transftnis, à propos de laquelle il s'est efforcé de montrer essentiellement « que l'Infinité n'est pas aussi mystérieuse qu'elle en a l'air » {ibid.). Songeons ici à l'uti-lisation courante que l'on fait de termes comme « mer-veilleux », « fabuleux », « féerique », etc., à propos des révélations de la science (voir précisément Cantor). Il y a là toute une mythologie de la science à laquelle Wittgenstein s'en est pris avec une agressivité parfois surprenante.

C'est une chose qu'il importe de ne pas oublier lorsqu'il est question de l'auteur du Tractatus, à cause de tout ce que le mot « mysticisme » évoque normalement pour un esprit rationnel : mépris de la connaissance discursive, en particulier scientifique, primauté de l'intuition et de l'ins-tinct sur l'intellect, Schwärmerei, illuminisme, obscuran-tisme, etc. Or, précisément, ce qu'il y a peut-être de plus caractéristique chez Wittgenstein, c'est la tendance à consi-dérer que partout où subsiste une impression de merveilleux, de mystère, de profondeur insondable ou de tragédie, nous sommes en réalité probablement en présence d'un problème philosophique non résolu. Cela s'applique naturellement en priorité à certaines attitudes et à certains propos philosophi-ques, mais également aux réactions que suscitent certaines découvertes et certaines affirmations scientifiques. Witt-genstein s'est efforcé de combattre le penchant que nous avons, d'une manière générale, pour l'explication réductive, l'explication du type : « C'est en réalité uniquement cela » (cf. LC, pp. 62-63). Mais, en ce qui le concerne, on peut dire que c'est surtout à propos de nos explications, en particulier de ce genre d'explications, qu'il a voulu nous faire admettre : « C'est en réalité uniquement cela. » Sa méfiance ne concerne, à vrai dire, pas directement les expli-cations en question, mais plutôt l'illusion à laquelle nous cédons régulièrement d'avoir fait beaucoup plus que nous n'avons fait en expliquant comme nous le faisons.

Lorsqu'il pose la question cardinale de la valeur de la science, Nietzsche prend soin de préciser : « Il ne s'agit

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pas d'un anéantissement de la science, mais d'une maîtrise (eine Beherrschung) de la science » (Le Livre du philosophe, I, § 28). En quoi il formule incontestablement l'un des pro-blèmes majeurs, et, à certains égards, le problème de notre temps. Wittgenstein représente, de ce point de vue, un cas exceptionnel et exemplaire, parce qu'il a été, par rapport à la science, toujours également éloigné des deux attitudes philosophiques les plus typiques : l'ignorance méprisante et la vénération superstitieuse. C'est-à-dire, à la fois particu-lièrement sensible à ce que Nietzsche appelle les « effets barbarisants » des sciences et particulièrement convaincu de ce qu'il peut y avoir d'inadmissible et de dangereux dans certaines agressions obtuses contre la science en général ou certaines entreprises philosophiques complètement mystifi-catrices de « démystification » de la science. Wittgenstein fit un jour, rapporte Malcolm, la remarque que notre âge, étant « l'âge de la science populaire », ne pouvait être un âge pour la philosophie. Il estimait, pour sa part, que la tâche la plus utile à laquelle pourrait s'adonner aujourd'hui un philosophe serait d'essayer de donner un exposé « popu-laire », c'est-à-dire clair et accessible, mais sans concessions, d'une science quelconque11. (On pourrait citer aisément, dans cet ordre d'idées, un certain nombre d'exemples qui montrent que les meilleurs ouvrages de philosophie de notre époque n'ont pas forcément été écrits par des philosophes professionnels.) Sa conviction que nous vivions à l'âge de la science était pour une part responsable du pessimisme caractéristique de Wittgenstein quant à l'avenir de son œuvre philosophique : « Il considérait comme improbable que son œuvre puisse survivre jusqu'à un autre âge, un âge qui serait plus favorable pour la philosophie 12. » Il est tout à fait significatif qu'il ait émis l'idée qu'en attendant cet âge hypothétique la meilleure chose à faire pour un philosophe serait peut-être de bien comprendre et faire com-prendre ce qui se passe dans une science déterminée.

La science qui a le plus retenu l'attention de Wittgenstein est certainement de beaucoup les mathématiques. Comme le remarque Black, la place occupée dans son œuvre par les

11. Cf. Fann (éd.), op. cit., p. 73. 12. Ibid., p. 74.

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réflexions qui portent sur ce sujet est presque dispropor-tionnée :

« Pourquoi Wittgenstein a-t-il montré tant d'intérêt pour les mathématiques et pendant si longtemps ? (Son Nachlass contient des centaines de pages de réflexions sur les mathématiques.) Etait-il un métaphysicien rationaliste manqué 13 ? Est-ce que les mathématiques lui semblaient, comme à ses grands prédécesseurs, la source suprême de cette conception "sublime" de 1'"essence de la réalité" qu'il commença péniblement à surmonter dans le Tractatus et attaqua de façon répétée dans ses recherches ultérieures ?

Le pouvoir qu'ont les mathématiques de fasciner et de séduire est une source majeure de ce que Wittgenstein appelle la "maladie des problèmes philosophiques" (die Krankheit der philosophiscben Problème) (Bemerkungen tiber die Grundlagen der Mathematik, II, 4)14. »

L'itinéraire intellectuel du jeune Wittgenstein a consisté en gros à passer graduellement de l'univers de la technique à celui de la philosophie première. L'engineering l'a conduit aux mathématiques, celles-ci au problème du fondement des mathématiques et à la logique mathématique, d'où il est passé assez naturellement à la philosophie. Il est certain que la recherche de la clarté, de la simplicité et de la néces-sité en toutes choses, et en particulier en philosophie, a été d'un bout à l'autre l'une de ses préoccupations majeures. Cela se manifeste nettement dans ce que nous savons de ses préférences artistiques, par exemple en matière d'archi-tecture. « Il y a même, note Heller, une ressemblance de famille entre les structures logiques, les motifs et les inten-tions du Tractatus et ceux de la théorie musicale de Schon-berg : car Schonberg, lui aussi, est guidé par la conviction que le « langage » de ce à travers quoi il s'exprime, la

" musique, doit être élevé à ce degré de nécessité logique qui éliminerait tous les accidents subjectifs 1S. » La passion de Wittgenstein (on a dit qu'il était passablement intolé-

13. En français dans le texte. 14. « Verificationism and Wittgenstein's Reflections on Mathematics »,

Revue internationale de philosophie, 88-89 (1969), p. 284. 15. E. Heller, « Wittgenstein : Unphilosophical Notes », in Fann (éd.),

op. cit., pp. 94-95.

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rant en matière de goût) pour les formes d'art rigoureuses, dépouillées et « géométriques » correspond bien à la ten-dance générale qui s'exprime dans la préface des Philo s o-phische Bemerkungen. D'autre part, il est incontestable que le Tractatus reste à certains égards tributaire d'une concep-tion relativement traditionnelle de la logique et des mathé-matiques, selon laquelle ces deux disciplines ont pour fonc-tion de mettre au jour les lois parfaitement immuables et absolument nécessaires d'une sorte de « superfactualité ».

Shwayder, qui estime que « la philosophie de Wittgenstein a été kantienne du début à la fin », écrit : « L'esprit de la démarche progressive qui caractérise ce qu'on appelle la science empirique et les programmes méthodologiques de la philosophie qui lui correspond ont toujours été étrangers à son tempérament (voir Tractatus 6312). Il donnait la pré-férence à 1' 'autre monde' transcendantal de la métaphysique et de la logique et des mathématiques sur les contingences inexplicables et dénuées de valeur de la science et du sens commun (voir Tractatus 6.13, 6.421, 6.4312)16. » Force est cependant bien de constater que la « seconde » philosophie de Wittgenstein n'est en un certain sens rien d'autre qu'une réhabilitation passionnée du provisoire contre le définitif, du divers contre l'un, de l'indétermination contre l'exacti-tude, des transitions graduelles contre les oppositions tran-chées, de nos mathématiques contre les mathématiques en tant qu'artefact philosophique, et, d'une manière générale, des réalités « civiles » multiples et complexes contre les idéaux transcendants. C'est-à-dire que, si les tendances pro-fondes de Wittgenstein étaient bien celles que décrit Shwayder, on peut seulement en conclure que le patient auquel est destinée la thérapeutique des Recherches philoso-phiques et des Remarques sur les fondements des mathéma-tiques est d'abord en un certain sens l'auteur lui-même. Et c'est une impression qui ne peut être que corroborée par la forme dialoguée que prend fréquemment la réflexion philosophique dans ces deux ouvrages, les deux voix qui s'affrontent, celle de la tentation et celle de la correction, exprimant sans aucun doute jusqu'à un certain point toutes les deux les penchants intellectuels de Wittgenstein.

16. Op. cit., p. 66.

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Il y a dans un ouvrage comme les Recherches philoso-phiques une tendance à la désublimation tellement accen-tuée qu'elle pourrait bien ressembler à une sorte de refou-lement, cela d'autant plus qu'elle vise parfois explicitement le Tractatus. Pourquoi Wittgenstein s'en prend-il, appa-remment, de façon aussi systématique au besoin d'idéal, de perfection, d'essence ? Pourquoi cette insistance à rappeler que des choses réputées supérieures et énigmatiques comme, par exemple, le langage, la proposition, le sens, la pensée, etc., sont en réalité les plus ordinaires qui soient ? Par rap-port au Tractatus les Recherches manquent singulièrement d ' « élévation » philosophique. Et n'a-t-on pas les meilleures raisons de croire Wittgenstein lorsqu'il affirme : « Ce que nous fournissons, ce sont à proprement parler des remar-ques ayant trait à l'histoire naturelle de l'homme ; toute-fois ce ne sont pas des contributions qui constituent des curio-sités, mais des constatations au sujet desquelles personne n'a jamais eu de doute, et que l'on omet de remarquer unique-ment parce qu'elles sont en permanence devant nos yeux » Le Tractatus est certainement un ouvrage de métaphysique et, qui plus est, de métaphysique dogmatique. Les Recher-ches ne constituent en apparence rien de plus qu'une série de réflexions, tantôt brillantes, tantôt plus ou moins tri-viales, sur certains détails caractéristiques de la condition humaine. Wittgenstein considérait le Tractatus, au moment où il essayait (en vain) de le publier, comme « l'ouvrage de sa vie 18 » et il était convaincu d'y avoir résolu, d'une cer-taine manière, tous les problèmes. A cela s'oppose le carac-tère intrinsèquement inachevé des Recherches et, toute ques-tion d'âge mise à part, le scepticisme de l'auteur sur la valeur et la portée de son livre (voir la fin de la préface). (Il est vrai que, sur ses chances d'être compris dans le milieu philosophique traditionnel, Wittgenstein était déjà,

17. Philosophische Untersuchungen, § 415. (Abrégé dorénavant PU.) 18. Voir la lettre à Russell de Cassino, 12 juin 1919, citée par von

Wright dans l'introduction du Prototractatus (Routledge & Kegan Paul, Londres, 1971), pp. 7-8. Cette lettre est publiée dans l'Autobiographie de RusseU, trad. fr., Stock, 1969, vol. II, pp. 135-136.

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comme en témoignent ses lettres, largement aussi pessimiste à l'époque du Tractatus.)

Faut-il dire, en fait que, du premier au second des deux grands ouvrages de Wittgenstein, les ambitions philoso phiques de l'auteur se sont abaissées, comme le pense Russell ou au contraire relevées, dans des proportions considérables ? Si Wittgenstein estime avoir résolu dans le Tractatus tous les problèmes philosophiques, c'est parce qu'il est convaincu d'avoir résolu ce qu'il désigne clairement comme le problème philosophique : la délimitation rigoureuse de ce qui peut être dit et de ce qui peut seulement être montré. L'intro-duction de l'élément « mystique » résout en quelque sorte d'un coup toutes les questions philosophiques en leur réglant leur compte : ce que la philosophie parvient à dire réelle-ment n'est pas de la philosophie au sens traditionnel, et ce qu'elle aspire à dire sans y parvenir est quelque chose qui ne peut effectivement pas être dit, cela pour des raisons essentielles qui, lorsqu'elles ont été clairement reconnues, ne devraient laisser subsister, sinon aucune nostalgie, du moins aucune velléité de récidive.

Dans les Recherches philosophiques, Wittgenstein s'avance beaucoup moins et va, cependant, en un certain sens beau-coup plus loin. Les choses sont considérées, en ce qui concerne la philosophie; comme nettement moins simples et tranchées ; les affirmations des philosophes, ou tout au moins un certain nombre d'entre elles, sont traitées indi-viduellement et avec une certaine considération. « Passer d'un non-sens non patent à un non-sens patent », comme Wittgenstein veut nous l'enseigner (cf. PU, § 464), est une entreprise qui ne peut être conduite en fonction d'une dichotomie établie une fois pour toutes (par exemple, comme le suggère Carnap, à l'aide d'un langage idéal) entre des choses qui peuvent se dire de façon douée de sens et d'au-tres qui ne le peuvent pas. Il n'est plus question de choses comme les limites du langage, l'espace logique, etc., ni, du même coup, de tout ce à quoi le Tractatus se proposait d'assigner sa place en dehors de ces limites et de cet espace. On pourrait être tenté de croire que l'on passe de la méthode du Tractatus à celle des Recherches en cessant de parler du langage pour s'intéresser aux langages et aux jeux de lan-gage, en remplaçant la question de savoir ce qu'un langage

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en général permet de dire par la question de savoir ce que la langue ordinaire permet de dire, et en éliminant la réfé-rence à l'inexprimable en soi, à ce qui est en dehors des possibilités d'expression de tout langage. Si la solution du Tractatus est encore reçue, d'une manière générale, comme une solution philosophique, c'est parce qu'elle constitue, en effet, même si elle est purement négative, le genre de réponse que recherchent habituellement les philosophes : une réponse nette et définitive fondée sur les propriétés intrinsèques d'une entité métaphysique, une entité qui, malheureusement, n'existe pas : le langage. Et si, comme le lui reproche Russell, Wittgenstein semble avoir abandonné à l'époque des Recherches toute préoccupation proprement philosophique, ce n'est pas parce qu'il donne aux problèmes philosophiques une solution linguistique, mais parce que cette « solution » ne découle apparemment que des pro-priétés contingentes d'une entité empirique : notre langage tel qu'il est utilisé en fait.

Toute réponse à la question de savoir s'il y a une ou plu-sieurs philosophies de Wittgenstein passe nécessairement en grande partie par une réponse à la question de savoir ce qu'il advient exactement, dans les ouvrages postérieurs au Tractatus, du problème philosophique fondamental, c'est-à-dire de la distinction entre le « dicible » et le « montrable ». Subsiste-t-il d^ns les Recherches philosophiques quelque chose du mysticisme du Tractatus, quelque chose qui ne consiste pas simplement dans le fait de continuer à observer, en pratique, un silence à peu près total sur une certaine catégorie de questions ? Mais, d'abord, peut-on extraire des remarques de Wittgenstein une doctrine qu'il y aurait lieu d'appeler le « mysticisme » du Tractatus ? Il y a dans la manière dont Wittgenstein utilise le mot « mystique » un certain nombre d'éléments assez traditionnels et un élément tout à fait original. Dans Mysticism and Logic, Russell carac-térise la métaphysique comme « la tentative de concevoir le monde pris dans sa totalité au moyen de la pensée », ten-tative qui s'effectue par la mobilisation conflictuelle de deux énergies inséparables en l'homme : la tendance au mysti-cisme et la tendance à la science. Le mysticisme se définit, estime Russell, « à toutes les époques et dans toutes les parties du monde », par quatre croyances fondamentales :

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1) la croyance à « la possibilité d'un mode de connaissance qui peut être appelé révélation, vision ou intuition, par opposition aux sens, à la raison et à l'analyse, qui sont consi-dérés comme des guides aveugles conduisant ail marais de l'illusion » ; 2) la croyance à l'unité foncière de la réalité et l'habitude de traiter toute espèce d'opposition ou de division comme relevant de l'apparence pure et simple ; 3) la négation de la réalité du temps, qui est un cas particulier de la négation de toute pluralité irréductible ; 4) la néga-tion — qui peut s'expliquer de la même manière — de la réalité du mal, l'opposition du bien et du mal étant en fin de compte une illusion engendrée par les démarches discur-sives de l'entendement analytique 19. Sur ces quatre points le mysticisme, en tant que doctrine, constitue pour Russell une erreur ; mais, en tant que « manière de sentir » et « attitude envers la vie », il lui semble contenir un élément de sagesse irremplaçable et devoir inspirer, jusqu'à un certain point, l'activité de la science elle-même.

Comme le remarque McGuinness20, on trouve aisément des traces, et même plus que des traces, des quatre éléments mentionnés par Russell dans le Tractatus. L'intervention de l'élément mystique (das Mystische) est liée à l'existence de choses qui ne peuvent faire l'objet d'une connaissance et d'un discours au sens usuel, mais seulement se faire « sentir » ou se « montrer » :

« Nous sentons que même si toutes les questions scien-tifiques ont reçu leur réponse, les problèmes qui ont trait à notre vie (unsere Lebensprobleme) ne sont pas encore le moins du monde touchés » (6.52).

« Il y a en tout état de cause de l'inexprimable. Cela se montre, c'est l'élément mystique » (6.522).

La croyance à l'unité et à l'indivisibilité de la réalité peut être mise jusqu'à un certain point en rapport avec l'idée que « le fait de ressentir le monde comme un tout limité est l'élément mystique » (6.45). La sagesse est définie expli-

19. Cf. Mysticism and Logic, pp. 9-16. 20. « The Mysticism of the Tractatus », The Philosophical Review, 15

(1966), pp. 305-328. On ne peut pas dire avec certitude, semble-t-il, si Wittgenstein avait ou non lu Mysticism and Logic, publié pour la première fois en 1914, au moment où il rédigeait le Tractatus.

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citement dans le Tractatus comme l'annihilation pratique de la temporalité, la vision du monde sub specie aeterni (6.45), c'est-à-dire la vie dans le présent (6.4311). Enfin, le bien et le mal sont considérés non pas comme des pro-priétés du monde, mais comme des attributs du sujet qui vit en accord ou en désaccord avec le monde quel qu'il soit, et par conséquent n'ont aucune réalité substantielle. En plus de cela, naturellement, si l'on admet que tout ce qui, ne pouvant être dit, peut néanmoins être montré tombe sous la catégorie du mystique, il faut rattacher directement au mysticisme du Tractatus un certain nombre d'autres élé-ments, en particulier, comme le fait McGuinness, le solip-sisme (cf. T, 5.62).

On peut, à partir des remarques de Russell, envisager au moins quatre questions différentes : 1) Dans quelle mesure les quatre éléments qu'il décrit caractérisent-ils réellement ce qu'on appelle d'ordinaire le mysticisme ? 2) Dans quelle mesure sont-ils la marque d'une orientation intellectuelle unique et bien définie (que l'on consente ou non à lui donner le nom de « mysticisme ») ? 3) Dans quelle mesure sont-ils réellement présents chez Wittgenstein ? 4) Dans quelle mesure leur co-occurrence est-elle réellement chez lui autre qu'accidentelle ? C'est-à-dire : jusqu'à quel point et de quelle manière s'organisent-ils en une doctrine unique et, autant que possible, intelligible ? Les deux premières questions ne nous intéressent pas directement ici. Il y a de bonnes raisons de leur donner une réponse positive, sauf, en ce qui concerne la première, si l'on tient à faire du mysticisme un phéno-mène spécifiquement religieux au sens conventionnel du terme. La question 3 pose (notamment) un problème délicat, parce que l'atomisme logique de Russell et de Wittgenstein peut être interprété en un certain sens comme une réaction extrémiste de l'entendement analytique contre le mysticisme caractéristique de certaines philosophies monistes. La conver-sion de Russell à l'atomisme logique (dans les années 1899-1900) marque le réveil du sommeil dogmatique néo-hégélien, la rupture avec l'idéalisme (et davantage encore avec le monisme) de Bradley et de Joachim :

« La logique en faveur de laquelle je plaiderai est atomiste, par opposition à la logique moniste des gens qui

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se rattachent plus ou moins à Hegel. Lorsque je dis que ma logique est atomiste, je veux dire que je partage la croyance du sens commun selon laquelle il y a un grand nombre de choses séparées ; je ne considère pas la multi-plicité apparente du monde comme constituée uniquement par des aspects transitoires et des divisions irréelles d'une unique Réalité indivisible. Il résulte de cela qu'une partie considérable de ce que l'on aurait à faire pour justifier le type de philosophie que je veux défendre consisterait à justifier le processus de l'analyse. On entend souvent dire que le processus de l'analyse est une falsification, que, lorsque vous analysez une totalité concrète donnée quel-conque, vous la falsifiez et que les résultats de l'analyse ne sont pas vrais. Je ne pense pas que ce soit une conception correcte21. »

Le postulat d'atomicité est en un certain sens la négation explicite de 1' « axiome des relations internes », qui cons-titue le principe logique fondamental des théories monistes. Celui-ci implique, en fin de compte, comme le remarque Russell, qu'il n'y a qu'une seule proposition (du reste, tauto-logique) attribuant un prédicat unique à un sujet unique. La doctrine des relations externes affirme, au contraire, « qu'une vérité isolée peut être entièrement vraie », et que toute espèce de connaissance repose, en fin de compte, sur des vérités de ce genre.

Dans le Tractatus, Wittgenstein soutient qu'il ne pourrait y avoir aucune espèce de vérité s'il n'y avait pas des vérités élémentaires résultant d'un certain type de correspondance directe entre le langage et la réalité. Bien plus, il ne pourrait y avoir aucune proposition signifiante s'il ne pouvait y avoir des propositions susceptibles d'être vraies de cette façon, c'est-à-dire des signes simples et des propositions « complètement analysées » (autrement dit, composées uniquement de signes simples) :

« Le réquisit (die Forderung) de la possibilité des signes simples est le réquisit du caractère déterminé (der Bestimm-theit) du sens » (3.23).

21. B. Russell, « The Philosophy of Logical Atomism », in Logic and Knowledge, Essays 1901-1930, edited by R. C. Marsh, Allen & Unwin, Londres, 1956, p. 178. Cf. également Histoire de mes idées philosophiques, pp. 67-77.

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Ou encore, compte tenu du fait que les « objets » (les corré-lats ontologiques des « signes simples » ou « noms ») cons-tituent la « substance » du monde :

« Si le monde n'avait pas de substance, alors la question de savoir si une proposition a un sens dépendrait de la question de savoir si une autre proposition est vraie.

Il serait alors impossible de tracer un tableau (Bild) du monde (vrai ou faux) » (2.0211, 2.0212).

Pour Wittgenstein, même s'il est vrai que l'on ne peut donner aucun exemple concret de proposition élémentaire, « il est de prime abord vraisemblable que l'introduction des propositions élémentaires est fondamentale pour la compréhension de tous les autres types de propositions. Au vrai, la compréhension des propositions générales dépend de façon tangible (fiihlbar) de celle des propositions élé-mentaires » (4.411). De plus, la donnée des propositions élémentaires n'est pas seulement nécessaire pour la compré-hension de toutes les autres, propositions, elle est égale-ment suffisante en vertu du postulat d'extensionalité : com-prendre une proposition quelconque, c'est connaître ses conditions de vérité et de fausseté, et pour cela il suffit de savoir de quelles propositions élémentaires elle est une fonc-tion de vérité et quelle fonction de vérité de ces propositions élémentaires elle représente, c'est-à-dire quelles sont les dif-férentes assignations de valeurs de vérité à ces propositions qui la vérifient.

Il s'ensuit que le monde se trouverait complètement décrit si l'on pouvait donner la liste de toutes les propositions élémentaires avec l'indication de celles qui sont vraies et de celles qui sont fausses (cf. 4.26). Il est particulièrement important de remarquer ici que, pour Wittgenstein, il ne peut y avoir d'intermédiaire entre le sens complètement déterminé et l'absence de sens : il n'y a pas de proposition partiellement signifiante, une proposition représente toujours une question parfaitement précise adressée à la réalité. Il en résulte que, si une proposition complexe prétendait dire quelque chose qui ne peut, en fin de compte, être dit uni-quement à l'aide de propositions élémentaires, elle ne dirait rien. La proposition (une proposition quelconque) doit, en effet, avoir un sens (complet) indépendamment des faits

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(cf. 4.061), elle doit signifier antérieurement à la réalisation d'un état de choses quelconque dans le monde. Or, puisque l'existence d'un complexe est toujours un fait accidentel, qui peut être décrit par une proposition contingente, s'il y avait des propositions qui portent, de façon irréductible, sur des complexes, leur signification elle-même dépendrait de certaines dispositions contingentes du monde et, par consé-quent, ne serait pas déterminée indépendamment de la réalité.

En d'autres termes, 1) il doit y avoir des propositions qui portent sur des choses simples immuables (les « objets ») et expriment simplement les possibilités de combinaison de ces choses simples, c'est-à-dire dont la vérité, mais non le sens, implique l'existence de certaines compositions et confi-gurations contingentes de choses dépourvues, en ce qui les concerne, de toute espèce de composition et configuration ; 2) toute proposition portant sur des complexes ne porte qu'e« apparence sur des complexes et doit pouvoir être analysée sans reste en propositions élémentaires, pour la raison que, dans le cas contraire, son sens dépendrait d'un fait et, qui plus est, d'une infinité de faits : pour connaître le sens de p, nous devrions connaître la vérité d'une pro-position q affirmant l'existence du complexe dont il est ques-tion dans p, mais pour cela il faudrait connaître d'abord, le sens de q, lequel dépend, puisque q mentionne à nouveau un complexe, de la vérité d'une autre proposition r, et ainsi de suite à l'infini (c'est le sens que l'on donne habituelle-ment à 2.011 et 3.23 cités ci-dessus).

Les considérations qui précèdent limitent évidemment de façon particulièrement stricte le domaine du dicible, puis-qu'elles impliquent, comme nous l'avons vu, que toute pro-position qui voudrait signifier quelque chose de plus que ce qui peut être signifié en termes de possibilités de vérité de propositions élémentaires, n'aurait pas de signification déterminée, donc pas de signification tout court, et, par conséquent, ne serait pas une proposition. On s'est inter-rogé sur la question de savoir si le postulat d'extensionalité est ou non indépendant du postulat de l'analyse complète dans le Tractatus. La réponse dépend évidemment de la rela-tion qui existe entre la question de la vérité et celle du sens, puisque le postulat de l'analyse a trait en principe

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à la détermination du sens et le postulat d'extensionalité à celle de la vérité. La mise en relation des propositions com-plexes avec la réalité pourrait théoriquement s'effectuer à travers les propositions élémentaires sans que les pre-mières soient forcément dans tous les cas des fonctions de vérité des secondes22. Mais, précisément, Wittgenstein iden-tifie la connaissance du sens d'une proposition avec la connaissance de ses conditions de vérité (cf. 4.024) ; et il est clair que, dans ces conditions, cela revient finalement au même de dire qu'une proposition quelconque doit avoir un sens déterminé, qu'elle doit être susceptible d'une ana-lyse complète univoque, et que ses conditions de vérité doivent pouvoir être déterminées complètement en fonction des possibilités de vérité de propositions élémentaires. Si les propositions qui portent sur le monde pris comme tota-lité (toutes les propositions métaphysiques sont finalement de ce type) n'ont pas de sens, si elle ne peuvent pas être comprises, c'est bien parce qu'elles n'ont pas de conditions de vérité : toute proposition douée, de sens devant être une fonction de vérité de propositions élémentaires, s'il y avait une proposition douée de sens sur le monde pris comme totalité, elle énoncerait quelque chose dont la vérité dépend entièrement de la réalisation de certains états de choses possibles dans le monde, et, par conséquent, elle serait encore une proposition décrivant la manière dont les choses se passent dans le monde, et non pas une propo-sition portant sur le monde dans son ensemble : le monde étant « tout [souligné par nous] ce qui est le cas » (was der Fall ist), il ne peut y avoir de proposition qui énonce quelque chose sur le monde pris comme entité, puisqu'elle énoncerait quelque chose qui « est le cas » et ne fait pas partie du monde.

Parmi les propositions que l'on pourrait être tenté de formuler sur le monde pris comme totalité, il y a naturelle-ment toutes celles qui sont de la forme : « Il y a en tout « objets dans le monde. » Wittgenstein nie que de telles propositions puissent être douées d'un sens quelconque : « ... Cela n'a pas de sens de parler du nombre de tous les objets » (4.1272). Mais ce qui est en cause ici, contraire-

22. Cf. M. Black, op. cit., p. 290.

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ment à ce que l'on pourrait croire, n'est pas d'abord le nombre hypothétique de ces objets : il est impossible de dire « Il y a tant d'objets » exactement au sens où et pour la même raison qu'il est impossible de dire « Il y a des objets ». Non point parce que nous ne pouvons donner aucun exemple indiscutable d'objet ou parce que nous ne pouvons dénombrer tous les objets, mais parce que le mot « objet » désigne un pseudo-concept, qui ne peut être exprimé dans l'idéographie autrement que par une variable. Le problème ne consiste pas, comme le pense. Russell (intro-duction du Tractatus), dans le fait que la totalité des valeurs de la fonction propositionnelle « x est un objet » est une totalité illégitime, une totalité « mystique », mais dans le fait que toute proposition qui voudrait énoncer à propos d'une entité quelconque qu'elle est un objet est dénuée de sens : « Que quelque chose tombe sous un concept formel comme son objet, cela ne peut être exprimé par une propo-sition. Cela se montre au contraire sur le signe de cet objet lui-même. (Le nom montre qu'il désigne un objet, le signe numérique qu'il désigne un nombre, etc.) » (4.126). On ne peut, par conséquent, absolument rien dire sur le degré de: complexité de la substance du monde, dans la mesure où il devrait être mesuré par quelque chose comme le nombre total des objets.

Mais on ne peut en dire davantage sur la nature des configurations dans lesquelles entrent les objets. Le langage peut les représenter, mais il ne peut rien dire sur elles. On ne peut poser une question de la forme : « Y a-t-il des propositions sujet-prédicat inanalysables ? » (cf. 4.1274). Les formes logiques sont, dit Wittgenstein, « zahllos » (non point « innombrables », mais « dépourvues de nom-bre »). « C'est pourquoi il n'y a pas, en logique, de nombres distingués (ausgezeichnete Zahlen) et c'est pourquoi il n'y a pas de monisme ou de dualisme philosophique, etc. » (4.128, voir également 5.553). En 4.2211 Wittgenstein admet expressément que le monde pourrait être infiniment complexe, de telle sorte que chaque fait (Tatsacbe) serait composé d'une infinité d'états de choses élémentaires (Sach-verhalte) et chaque état de choses élémentaire d'une infi-nité d'objets, sans que pour autant le postulat de l'existence d'objets et d'états de choses élémentaires se trouve invalidé.

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Mais, en réalité, la question de savoir si la réalité est en son fond plus ou moins simple ou complexe n'est pas du tout une question puisque, pour y répondre, il faudrait, comme nous l'avons vu, dire sur la nature des symboles quelque chose qu'ils peuvent seulement montrer.

Lorsque Wittgenstein dit que l'attitude mystique est la perception (le « sentiment ») du monde comme totalité limitée, le mot important n'est donc vraisemblablement pas le mot « totalité », mais le mot « limitée ». Le mysti-cisme ne consiste pas d'abord dans l'affirmation d'une unité indivisible de la réalité globale, mais dans l'imposition d'une limite à cette réalité. Cette limite ne peut évidemment se dire, puisque cela impliquerait que l'on puisse la carac-tériser de l'extérieur, que l'on puisse à l'aide du langage décrire ou évoquer ce qui se passe de part et d'autre de la limite. Mais, précisément, les possibilités du langage s'ar-rêtent aux limites du monde, et inversement ; l'appréhension du monde comme totalité limitée coïncide purement et simplement avec la reconnaissance des limites du langage : elle consiste à se rendre compte (à « sentir ») que, d'une certaine manière, le dernier mot n'est pas dit par ce que le langage permet de dire, bien que l'on ne puisse rien dire de plus que ce que le langage permet de dire. Toute limite exprimable est nécessairement une limite factuelle, c'est-à-dire intramondaine : si l'univers des faits, de tous les faits, était limité de façon dicible par quelque chose, ce ne pour-rait être que par d'autres faits, ce qui est contradictoire. Les limites du monde ne sont donc pas les limites d'une totalité considérée en extension, ce sont les limites de la factualité ; et ce qui est à l'extérieur de ces limites est, comme l'indiquent clairement certaines remarques des Car-nets, le « sens » ou la « valeur ». Puisque le monde est la totalité de ce qui donne matière à proposition vraie (cf. 1), l'ensemble de tous les faits (Tatsachen) (1.1), l'ensemble de tous les états de choses (Sachverhalte) existants, c'est-à-dire, finalement, la réalité totale (die gesamte Wirklichkeit) (2.063), il ne peut y avoir rien de réel en dehors du monde et aucune proposition vraie délimitant le monde (décrivant le fait qu'il est limité) sur le fond d'une réalité plus vaste qui le déborderait.

En ce qui concerne 2.063, Shwayder remarque : « Nous

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pourrions dire que le Monde est la Réalité analysée distri-butivement en faits et que la Réalité est le monde orga-nisé collectivement en un tout unique23. » Mais, si l'ana-lyse est nécessairement réelle, parce qu'elle est la condition de possibilité d'un discours signifiant quelconque, la syn-thèse est nécessairement, quant à elle, totalement virtuelle. On peut, nous l'avons vu, énoncer quelque chose sur ce qui se passe dans le monde, mais non sur le monde comme ce dans quoi il se passe quelque chose. Cela découle directe-ment du fait que l'on ne peut décrire les objets, la substance du monde, mais seulement les nommer : « Les objets, je peux seulement les nommer. Des signes en tiennent lieu (vertreten sie). Je puis seulement parler d'eux, les exprimer (sie aussprechen), je ne le puis. Une proposition peut seule-ment dire comment une chose est, non ce qu'elle est » (3.221). En d'autres termes, sur ce qu'un monde quel-conque, aussi différent que possible du monde réel, aurait encore nécessairement de commun avec le monde réel, sur ce qui fait qu'un monde est un monde — la « forme sta-ble » (2.023), la substance, dont Wittgenstein dit qu'elle est à la fois forme et contenu (2.025) —, on ne peut rien énoncer. On ne peut parler des objets autrement et de façon plus directe qu'en décrivant les configurations contin-gentes et changeantes dans lesquelles ils entrent ; que celles-ci sont des accidents d'une substance, qu'elles sont constituées ou « organisées » en un monde, cela ne peut se dire.

La philosophie du Tractatus est, en dépit de la présence de l'élément mystique, un pluralisme absolu au sens indiqué par Russell :

« Je soutiens [...] qu'il n'y a pas de propositions dont l'univers' soit le sujet ; en d'autres termes, qu'il n'y a pas de chose telle que 1' "univers". Ce que j'affirme, c'est qu'il y a des propositions générales qui peuvent être assertées de chaque chose singulière, comme par exemple les proposi-tions de la logique. Cela n'implique pas que toutes les choses qu'il y a forment un tout qui pourrait être consi-déré comme une autre chose et devenir le sujet de pré-dicats. Cela implique seulement l'affirmation qu'il y a

23. Cité par M. Black, A Companion, p. 70.

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des propriétés qui appartiennent à toute chose séparée, et non pas qu'il y a des propriétés qui appartiennent à la totalité des choses prises collectivement. La philosophie que je veux défendre peut être appelée atomisme logique ou plu-ralisme absolu parce que, tout en affirmant qu'il y a une pluralité de choses, elle nie qu'il y ait un tout composé de ces choses » (Mysticism and Logic, p. 84).

Wittgenstein est évidemment, sur un point essentiel, tout à fait éloigné de Russell, puisque celui-ci, dans le texte dont nous venons de citer un extrait, identifie finalement la philosophie, en tant que science du possible, avec la logique, et lui confie la charge de dire quelque chose qui, du point de vue du Tractatus, peut seulement être montré, c'est-à-dire la tâche 1) de formuler des « vérités » logiques, 2) d'analyser et d'énumérer les formes logiques, c'est-à-dire, les différentes espèces de propositions qui peuvent se ren-contrer, les différents types de faits, etc. Mais l'ontologie du Tractatus n'en est pas moins une ontologie factualisté et atomiste tout à fait caractéristique, dont les présupposés (et les limites) sont les suivants :

1) Il doit y avoir des faits élémentaires (les « états de choses »). Leur existence découle d'une nécessité logique.

2) Les faits élémentaires sont indépendants les uns des autres (cf. 2.061). Ou encore : deux propositions qui ne sont pas indépendantes (qui sont, par exemple, incompatibles, ou déductibles l'une de l'autre) ne peuvent être toutes les deux élémentaires. Dire qu'il doit y avoir des propositions élémentaires, c'est dire qu'il doit y avoir (sous peine de régression à l'infini) des propositions qui sont des fonctions de vérité d'elles-mêmes, et cela implique naturellement qu'elles soient indépendantes les unes des autres. (Deux propositions différentes ne peuvent « dépendre » l'une de l'autre, c'est-à-dire avoir des arguments de vérité en commun (cf. 5.152) que si l'une d'entre elles au moins a des arguments de vérité différents d'elle-même.) En d'autres termes, il doit y avoir des éléments terminaux (ou plus exactement initiaux) à partir desquels puisse être appliquée de façon récurrente l'opération unique (la « négation conjointe » : j ) qui permet de construire toutes les propositions, et cela revient au même de dire que ces éléments existent et de dire qu'ils sont indépendants.

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3) On ne peut, cependant, rigoureusement rien dire sur la nature et le nombre des faits élémentaires dont l'existence et la non-existence constituent le monde ou la réalité. Que x est un fait élémentaire, cela ne peut se dire, cela se montre dans le fait que le signe de la proposition qui décrit x est une concaténation de noms. Cela enlève beaucoup de son intérêt à la question, tant débattue, de savoir si les « objets » du Tractatus sont, par exemple, des données sensorielles élémentaires ou des points matériels, puisque Wittgenstein nous avertit explicitement qu'on ne peut poser de question, non pas seulement sur le contenu, mais même sur la forme, des propositions inanalysables. (Ce peut être une occasion de remarquer que les conditions de fonction-nement imposées par le Tractatus au langage sont en un sens exorbitantes et en un autre — sans jeu de mots — de pure forme, puisque les propositions de notre langage commun, apparemment si éloignées des exigences théoriques formulées par l'auteur, sont reconnues être en ordre telles qu'elles sont. Wittgenstein considérera par la suite comme une anomalie inquiétante de la théorie proposée dans le Tractatus le fait que l'on ne puisse donner aucun exemple concret de proposition élémentaire.)

4) L'univers du Tractatus est probablement, comme le remarque Favrholdt24 un univers « cinématographique », au sens de Russell25 ; mais il l'est de façon beaucoup plus radicale que celui de Russell. Il y a, suggère celui-ci, un point de vue auquel le cinéma « est un meilleur métaphy-sicien que le sens commun, la physique ou la philosophie ». Tout comme l'Homme du film, l'homme réel, « de quelque manière que la police puisse jurer de son identité, est véri-tablement une série d'hommes passagers, tous différents les uns des autres, et reliés entre eux, non par une identité numérique, mais par la continuité et certaines lois causales intrinsèques. Et ce qui s'applique aux hommes s'applique pareillement aux tables et aux chaises, au soleil, à la lune et aux étoiles. Chacune d'entre ces choses doit être consi-

24. Cf. An Interpretation and Critique of Wittgenstein's « Tractatus », Munksgaard, Copenhague, 1967, p. 66.

25. Cf. « The Ultimate Constituents of Matter », in Mysticism and Logic, and Other Essays, pp. 96-97.

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dérée, non pas comme une entité unique qui demeure, mais comme une série d'entités se succédant l'une à l'autre dans le temps, chacune durant pendant une période très brève, qui toutefois ne se réduit probablement pas à un pur ins-tant mathématique ». Ce que propose la théorie cinémato-graphique, c'est que la réalité soit divisée en corpuscules temporels à peu près de la même manière qu'elle est divisée en corpuscules spatiaux.

Il y a de sérieuses raisons de considérer que la théorie de la proposition-tableau, telle qu'elle est exposée dans le Trac-tatus, requiert, pour pouvoir s'appliquer d'une manière quelconque, une décomposition de la réalité en particules élémentaires, non seulement dans l'espace, mais également dans le temps. Favrholdt souligne à juste titre que la pro-position wittgensteinienne est toujours un fait statique. Le fait propositionnel élémentaire consiste dans une certaine relation que les éléments du signe propositionnel, les noms, ont entre eux. Pour que ce fait puisse en représenter un autre, il faut, de toute évidence, qu'il y ait des objets et des arrangements d'objets qui persistent pendant un instant indivisible. Sans quoi les noms ne pourraient avoir de réfé-rence ni la proposition de sens déterminé. Cela signifie que le langage ne peut faire plus, en principe, que « photo-graphier » des configurations transitoires d'éléments, qui se maintiennent sans changement pendant une durée infini-tésimale ; mais il ne peut absolument pas représenter le passage qui s'effectue de l'une à l'autre dans le temps. Comme le montre Favrholdt (cf. op. cit., pp. 68-69), une proposition décrivant un phénomène cinématique ne peut avoir réellement de signification, selon la sémantique du Tractatus, parce qu'elle ne peut être ni une proposition élé-mentaire ni une fonction de vérité de propositions élémen-taires. La conclusion inévitable semble bien être que, si par « états de choses » on entend des états de choses physiques, la théorie « picturale » ne peut être vraie ; et, inversement, si cette théorie doit être considérée comme vraie, la manière dont les choses se passent, en dernière analyse, dans l'univers n'a rien à voir avec les phénomènes que nous observons, à quelque niveau d'analyse que ce soit, dans l'espace et dans le temps.

Bien que Wittgenstein compte la temporalité, aux côtés

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de l'espace et de la couleur, parmi les formes des objets (cf. T, 2.0251), ce qui amène Griffin à introduire la notion d ' « objets temporels » différents des objets spatiaux26, il est difficile de se défaire de l'impression qu'en pratique l'ontologie du Tractatus implique l'élimination pure et simple de la dimension temporelle. Nous n'entreprendrons pas ici de discuter réellement l'interprétation de Griffin, qui sou-lève des difficultés considérables, parce que l'idée même d'objet temporel est, dans la perspective du Tractatus, au mieux extrêmement obscure et au pire tout simplement contradictoire27. Il nous suffira de constater que l'univers du Tractatus est, de toute façon, un univers complètement atomisé, non pas seulement dans l'espace, mais également dans le temps, dans lequel il n'y a pas de place pour la continuité et le mouvement, un univers sans événements et sans histoire.

Le monde, nous dit Wittgenstein, est tout ce qui est le cas. Et ce qui est le cas est déterminé par les états de choses qui existent. Mais un état de choses existant, si l'on doit pouvoir en donner une interprétation physique quelconque, ne peut pas exister absolument parlant : il faut supposer qu'il existe en un point quelconque de l'espace et du temps. Et, par conséquent, Wittgenstein devrait dire, semble-t-il, que la totalité des états de choses existant à un moment donné détermine simplement un état du monde. L'espace logique renferme la totalité des états de choses possibles, et celle-ci est déterminée entièrement à partir du moment où sont donnés les objets. Chacun de ces états de choses possibles peut être décrit par une proposition élémentaire ; et une application de l'ensemble de ces propositions dans l'ensemble {V,F}, c'est-à-dire une partition de l'ensemble

26. Cf. 'Wittgenstein's Logical Atomism, Oxford University Press, 1964, pp. 60-61

27. Wittgenstein parle d'objets spatiaux (räumliche Gegenstände, cf. par exemple 2.0121, 2.0131), c'est-à-dire d'objets qui possèdent la spatialité comme propriété interne, et également d'objets qui sont « temporels » dans un sens analogue (2.0121). Mais la difficulté consiste dans le fait que, par ailleurs, plusieurs propositions (entre autres, 2.027 et 2.0271) semblent impliquer que les objets sont par essence éternels ou atemporels. 11 est vrai que, dans ces conditions, il est également curieux de considérer, comme le fait Favrholdt (cf. p. 68), qu'un objet doit être un minimum temporale inaltérable, un « quelque chose » qui subsiste pendant un laps de temps infinitésimal.

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des états de choses en existants et non-existants, détermine un monde possible. Mais que faut-il entendre, dans ces conditions, par ce que Wittgenstein appelle « le monde » ? Celui des mondes possibles qui est réel, c'est-à-dire la totalité des états de choses qui existent effectivement dans l'espace logique. Mais qu'en est-il du monde lorsqu'on essaie de se le représenter au sens usuel, c'est-à-dire non plus à travers la description statique d'une configuration momenta-née de sa substance (des objets), mais comme une série tem-porelle organisée d'états successifs, non plus comme monde dans lequel des choses sont ou ne sont pas le cas au sens où de telles choses peuvent être décrites par les proposi-tions-tableaux du Tractatus, mais comme monde dans lequel des choses se passent ? Il est probable, comme le remarque Favrholdt, que, lorsqu'il oppose les objets indestructibles et inaltérables à la configuration passagère et changeante, Wittgenstein attire l'attention sur une différence de caté-gorie logique et ne songe pas particulièrement au change-ment dans le temps. Cependant, il est clair que, si toute possibilité de changement doit résider a priori dans la figure (les différentes combinaisons possibles des objets), et non dans les éléments, le changement temporel, à moins d'être purement et simplement nié, doit être lui-même analysé en termes de remplacement d'une configuration contingente de la substance (déterminée par l'occurrence des objets dans des états de choses déterminés) par une autre (déterminée par l'occurrence des objets ou de certains d'entre eux dans d'autres états de choses). Le monde temporel est donc constitué uniquement des différentes « occupations » suc-cessives de l'espace logique par la réalité ; mais rien n'arrive à proprement parler dans l'espace logique.

Les possibilités d'occurrence des objets dans des états de choses ne sont déterminées que par leur forme logique, c'est-à-dire leurs propriétés formelles ou internes, et ne sont limitées par aucune espèce de nécessité proprement physique. Il n'y a pas de lien causal entre les phénomènes ; aucun état de choses ne saurait être inévitable ou exclu du fait qu'un autre état de choses existe, et cela, semble-t-il, aussi bien dans le temps que dans l'espace. Tout ce qui est possible logiquement est possible tout court, et tous les possibles sont également possibles, également susceptibles d'être réa-

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lises. Le monde n'est soumis à aucune autre légalité contrai-gnante que celle de la logique : « ... En dehors de la logique, écrit Wittgenstein, tout est accident (Zufall) » (T, 6.3). Et, par conséquent, le monde historique n'est rien de plus qu'une suite de hasards. Ou encore : chaque état momentané du monde est, d'une certaine manière, en lui-même un monde autonome.

Wittgenstein regarde le fait d'être dans le temps comme une propriété formelle de la chose temporelle, au même titre, semble-t-il, que le fait d'avoir une couleur pour la tache dans le champ visuel, d'avoir une hauteur pour le son, d'avoir une dureté pour l'objet du sens tactile, etc. (cf. 2.0131). (La tache est nécessairement située dans l'es-pace de la couleur ; ce qui est un fait contingent, c'est qu'elle y soit située ici où là, qu'elle ait cette couleur, ou plutôt qu'il y ait cette tache de telle couleur, ce son de telle hauteur, etc.). Le Tractatus traite, selon toute probabilité, l'espace, le temps, la couleur, le son, etc., comme différents sys-tèmes de relations possibles, différents exemples de mul-tiplicités (au sens de Riemann) à un nombre fini de dimen-sions (trois pour l'espace et la couleur, une sans doute pour le temps, etc.)28. En les appelant des « formes des objets », Wittgenstein veut dire qu'ils correspondent à différentes possibilités de combinaison inhérentes aux objets. Les objets eux-mêmes sont en principe dénués de propriétés spatiales ou temporelles, de même que de couleur (2.0232). A la question « Comment la temporalité vient-elle aux choses ? » on doit répondre que, comme toutes les pro-priétés matérielles, exprimables, des choses, le temps est produit par des configurations particulières d'objets (2.0231). Seules des combinaisons spécifiques d'objets (susceptibles par nature d'entrer dans de telles combinaisons) engendrent des configurations spatiales, des durées, des couleurs, etc. Les objets contiennent, pourrait-on dire, 1' « espace » de la temporalité ou le temps comme espace de possibilités, sous la forme de possibilités combinatoires intrinsèques qu'ils possèdent. Mais qu'est-ce qui subsiste en fin de compte de la spécificité des choses temporelles, que pouvons-nous vou-

28. CL sur ce point H. Le Roy Finch, Wittgenstein — The Early Philo-sophy, An Exposition of the « Tractatus », Humanities Press, New York, 1971, Appendice 2.

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loir dire lorsque nous disons qu'elles sont « dans le temps » s'il n'y a pas de place dans l'univers du Tractatus, non seulement pour les « lois causales intrinsèques » dont parle Russell, mais également, comme le montre Favrholdt, pour aucun phénomène dynamique ? Pour cette raison, et à cause d'un certain nombre de remarques de Wittgenstein (que nous aurons à examiner de près par la suite) sur l'éternité, la vie dans le présent, le sens de la vie, la mort, etc., il est permis de supposer que le Tractatus adhère finalement à une théorie implicite quelconque de l'idéalité (ou de l'irréalité) du temps, et que c'est là un des éléments impor-tants du mysticisme de Wittgenstein. Mais, ce qu'il importe de remarquer avant tout, c'est que la problématique de la temporalité, avec les difficultés probablement insolubles qu'elle représente pour la théorie picturale, est à peu près complètement absente du Tractatus. Et plutôt que de vouloir à tout prix extraire des quelques remarques dont nous disposons une formulation explicite et une solution accep-table de la question, il vaut peut-être mieux, comme le fait Favrholdt, envisager la possibilité que celle-ci ait à peu près complètement échappé à Wittgenstein, et reconnaître qu'en un certain sens cette omission a été heureuse pour lui, parce que l'atomisme logique du Tractatus n'aurait vraisemblablement pas résisté à une épreuve de ce genre.

L'indépendance des faits élémentaires est contrebalancée, dans cette forme particulière d'atomisme, par l'interdépen-dance des objets. L'espace logique n'est précisément rien d'autre que le système structuré des objets donnés une fois pour toutes avec leurs propriétés et leurs interrelations for-melles. C'est ce que Black appelle 1' « aspect organique » de l'ontologie de Wittgenstein. Mais tout ce que le Trac-tatus nous dit, c'est que ce réseau immanent de connexions formelles inobservables et indescriptibles doit pouvoir rendre compte en dernière analyse de toutes les formes et de tous les types de structure que nous observons : l'espace, le temps, le son, la couleur, etc. Et, par conséquent, comme nous l'avons déjà observé, il n'est pas possible d'énoncer quoi que ce soit sur le degré et le mode de structuration réels des phénomènes, parce qu'il faudrait pour cela pou-voir dire quelque chose sur les formes logiques élémentaires. Si nous disposions d'une notation qui effectue l'analyse de

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la réalité en ses constituants ultimes, nous ne pourrions assurément pas dire ce qu'elles sont, mais nous le « ver-rions », en quelque sorte, d'après le symbolisme utilisé. Cependant, nous ne pouvons pas les conjecturer a priori, parce que, comme le dit Wittgenstein, la logique ne peut décider quelque chose qui doit être décidé par son appli-cation (cf. T, 5.557). Et nous ne pouvons pas davantage les chercher, c'est-à-dire, chercher la notation analytique idéale, précisément parce que nous ne pouvons pas savoir a priori ce que nous devons chercher et que nous ne devons compter, pour nous éclairer sur ce point, ni sur les formes de la langue usuelle, ni sur les données de la science empi-rique. La seule chose que nous puissions dire des formes ultimes de la réalité, en dehors du fait qu'elles doivent être des combinaisons d'éléments parfaitement simples, c'est fina-lement qu'elles doivent nécessairement exister. Et les Remar-ques sur la forme logique de 1929, dont Wittgenstein avait certainement de bonnes raisons de ne pas être satisfait, fournissent un exemple assez instructif des obstacles insur-montables auxquels on se heurte lorsqu'on essaie de dire quelque chose de plus.

On peut donc conclure, finalement, que si l'attitude mys-tique consiste dans le fait de donner une réponse particu-lière à des questions comme celle de savoir si la réalité est « en son fond » une ou multiple, dans le temps ou hors du temps, etc., alors le Tractatus n'est pas mystique, parce qu'il ne peut (en principe) donner aucun sens à ces ques-tions, aussi bien comme questions concernant l'Univers en tant qu'entité que comme questions ayant trait à la nature exacte des configurations ultimes dont il postule l'existence. Ce qui se rapproche en un certain sens le plus du mysti-cisme au sens défini par Russell dans l'inspiration du Tractatus est le besoin fondamental, que Wittgenstein a condamné si vigoureusement par la suite, d'unité, de sim-plicité et d'uniformité, l'effort pour parvenir au centre, à l'essence (voir la préface des Philosophische Bemerkungen), dans la description du langage et de la réalité. Mais le point important dans le mysticisme du Tractatus n'est pas le fait que l'on puisse attribuer a priori à la réalité telle ou telle propriété, qu'elle soit ceci ou cela, mais que l'on puisse lui attribuer a priori une limite, qu'elle ne soit pas tout.

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Il convient donc peut-être de compléter et de corriger la caractérisation qui a été donnée ci-dessus par les deux pré-cisions suivantes :

5) Le problème fondamental du Tractatus est bien le problème de l'essence du monde : « Mon travail s'est en vérité, écrit Wittgenstein, développé à partir des fondements de la logique jusqu'à l'essence du monde » (C, p. 149). Mais ce problème se confond en pratique avec la question de savoir à quelles conditions a priori le monde doit satis-faire pour qu'un langage, c'est-à-dire des propositions douées de sens, soient possibles en général. « Voici, disent les Carnets, le grand problème autour duquel tourne tout ce que j'écris : y a-t-il a priori un ordre dans le monde, et si oui, en quoi consiste-t-il ? » (p. 109). Le Tractatus fournit effectivement la réponse à cette question : il impose a priori au monde l'ordre requis, mais il ne fait rien de plus. Celui-ci est simplement postulé, et caractérisé dans des termes tels qu'il ne nous fournit aucune directive précise pour une analyse de la réalité susceptible de le faire apparaître réelle-ment. En d'autres termes, c'est une erreur de croire que l'ontologie du Tractatus impose au monde réel des condi-tions plus précises et plus concrètes que celles qu'elle lui impose effectivement. En dépit de son style tout à fait particulier et de l'utilisation de la logique mathématique, le Tractatus est au fond, comme nous l'avons fait remarquer, un ouvrage de métaphysique dogmatique dans la plus pure tradition (ce qui ne l'empêche évidemment pas d'apporter dans ce domaine quelque chose de radicalement nouveau). Et, ce que Wittgenstein reprochera par la suite à son pre-mier ouvrage, c'est au fond, d'une certaine manière, le fait même d'avoir eu des exigences a priori à l'égard de la réalité.

6) On ne dit rien de particulier sur la réalité' lorsqu'on dit qu'elle est comprise dans certaines limites au sens du Tractatus. Il n'y a là absolument rien qui évoque l'oppo-sition de l'être et de l'apparence, du monde sensible et du monde intelligible, et, d'une manière générale, les divers « autres mondes » de la métaphysique et de la religion. Que le monde soit limité, c'est une condition que le lan-gage ne peut exprimer parce qu'il ne peut exprimer que des conditions ayant trait au comment du monde ; dire qu'elle est inexprimable et qu'elle ne concerne en aucune façon la

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manière d'être du monde, c'est évidemment dire une seule et même chose. Il n'y a pas deux « réalités » : la réalité, au sens du Tractatus, n'est, comme nous l'avons vu, limitée par rien de réel. Le fait qu'elle ait des limites ne fait pas d'elle « un certain type de » réalité. Et c'est pourquoi les limites en question peuvent seulement être senties, mais de toute évidence, pour Wittgenstein, le peuvent réellement.

Nous avons parlé jusqu'ici à peu près uniquement des éléments plus ou moins traditionnels que l'on peut retrouver dans la conception wittgensteinienne de 1' « élément mys-tique » (du problème posé par la distinction du bien et du mal il sera question plus tard). Si nous voulons pouvoir apporter un commencement de réponse à la quatrième des questions formulées plus haut, il nous faut maintenant considérer de près l'élément original, à savoir l'idée que ce que le langage doit avoir en commun avec ce qu'il repré-sente pour pouvoir le représenter, une certaine « forme », ne peut à son tour être représenté dans le langage. Le pre-mier problème est évidemment de savoir si l'on peut iden-tifier en fin de compte dans le Tractatus le mysticisme avec l'ineffabilisme, et considérer que les mots « inexprimable » et « mystique » peuvent être utilisés pratiquement l'un pour l'autre, le premier renvoyant essentiellement à la face néga-tive (l'indicibilité) et le second peut-être davantage à la face positive (la « montrabilité ») d'un quelque chose indé-finissable qui transcende les limites du langage. S'il en était ainsi, la logique, l'éthique et l'esthétique, qui sont toutes les trois inexprimables, seraient en relation directe avec l'élé-ment ou la dimension mystiques.

Favrholdt a nié que les propositions du Tractatus auto-risent à établir une connexion quelconque entre l'éthique et le mystique (cf. op. cit., p. 189), et critiqué vigoureu-sement Miss Anscombe sur ce point. Mais même s'il est vrai que la connexion n'est pas évidente dans le Tractatus, elle n'en est pas moins indiscutable et étroite. La Confé-rence sur l'éthique ne peut laisser aucun doute sur ce point, comme nous pourrons le constater, parce que Wittgenstein y rattache de façon fondamentale l'attitude éthique (et esthé-tique) à l'expérience de l'existence même du monde, du fait

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qu'il y a le monde, abstraction faite de toute question concer-nant la manière d'exister du monde, et que c'est à travers ce « fait » précisément que s'introduit la dimension mys-tique :

« Ce n'est pas comment le monde est, qui est l'élément mystique, mais qu'il est » (T, 6.44).

Il est significatif que cette expérience primordiale de l'exis-tence de quelque chose en général soit reconnue comme étant également d'une certaine manière au fondement de la logique :

« L' "expérience" dont nous avons besoin pour la compréhension de la logique n'est pas l'expérience que quelque chose est comme ceci ou comme cela, mais que quelque chose est : mais ce n'est précisément pas une expé-rience.

La logique est avant toute expérience — que quelque chose est ainsi. Elle est avant le comment, non avant le quoi » (5.552).

Ce préalable de l'existence du monde, non pas du monde tel qu'il est, mais d'un monde, est évidemment le préalable de l'existence des objets ; car c'est l'existence des objets, par laquelle se trouve constitué l'espace logique, qui fait que quelque chose peut être le cas en général, et détermine ainsi à la fois l'existence et l'essence du monde. Or on ne peut précisément rien énoncer sur les objets, même pas à proprement parler qu'il y en a : puisqu'il n'est pas pos-sible de faire plus que les nommer, leur existence même ne peut se dire (nous avons déjà souligné ce point dans un autre contexte). Par conséquent, le mystique est aussi bien le fait « indicible » de l'existence des objets. A l'opposition de l'être-tel et de l'être-là des choses, de leur manière d'être et du fait qu'elles sont, correspond du point de vue logique l'opposition de la configuration accidentelle et de la subs-tance immuable, c'est-à-dire des états de choses contingents dans lesquels entrent les éléments et des éléments eux-mêmes. La combinaison des objets en états de choses repré-sente la forme de la factualité (dass sich etwas so und so verhàlt) et les objets la forme de l'existence {dass etwas ist). Il est exact que nous ne pouvons nous représenter

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aucun objet indépendamment de ses possibilités de liaison avec d'autres objets dans des états de choses. En fait, les objets, c'est-à-dire les propriétés structurales internes du monde, ne sont « identifiables » qu'à travers les combi-naisons contingentes dans lesquelles entrent les objets, c'est-à-dire les propriétés matérielles qu'ils produisent. Mais l'existence du système des objets n'entraîne à elle seule la réalisation d'aucun état de choses particulier, elle n'impose au monde aucune propriété matérielle déterminée. Et c'est pour cette raison que le monde est l'ensemble des faits, non des objets (1.1) : les objets ne déterminent en eux-mêmes qu'un espace de possibilités pour toute réalité, mais aucune réalité proprement dite ; ils représentent la forme du monde (et également en un certain sens son contenu), mais ils ne constituent pas un monde.

On pourrait évidemment effectuer un rapprochement entre la vision du monde sub specie aeternitatis dont parle le Tractatus et une sorte de vision du monde sous l'aspect de l'objet, de ce qui est, absolument parlant, par opposition à ce qui est le cas. Le bonheur, au sens du Tractatus, n'est en effet rien d'autre que l'indifférence totale à l'accident, c'est-à-dire à tout ce qui peut être ou ne pas être le cas. Par conséquent, la vie heureuse doit être d'une certaine manière (mais ceci n'est rien de plus qu'une métaphore), la vie dans l'éternel présent des objets au sein de l'espace logique, c'est-à-dire hors de la factualité, par opposition à la vie « mondaine » dans l'univers des faits, c'est-à-dire de l'accident29. Il y a certainement, de ce point de vue, une relation étroite entre l'ontologie et l'éthique — ou peut-être plutôt l'absence d'éthique au sens classique du terme — dans le Tractatus. Mais même si l'on peut établir ou rétablir sans trop de difficultés un certain nombre de connexions éclairantes entre les différents éléments qui relèvent de ce que Wittgenstein appelle l'inexprimable, il n'est pas facile de dire en quel sens spécifique ils en relè-vent dans chaque cas, comment ils s'articulent entre eux,

29. Nous aurons l'occasion de revenir plus tard sur les aspects spino-zistes de la philosophie du Tractatus. Le titre même de l'ouvrage, dont il est à peu près établi aujourd'hui qu'il a été proposé par Moore, semble avoir été retenu par Wittgenstein en partie à cause de sa résonance spinoziste.

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et quelle est l'origine unique et bien définie d'où découle leur commune indicibilité (cette origine n'est évidemment rien d'autre que les limites du langage, mais il s'agit de déterminer en quel sens ils sont « extérieurs » à ces limites). Les aphorismes particulièrement énigmatiques qui concer-nent, dans le Tractatus, le sujet métaphysique et éthique peuvent aisément donner à un lecteur mal disposé l'impres-sion que Wittgenstein s'est efforcé de mettre en place un certain nombre d'éléments schopenhaueriens auxquels il tenait particulièrement sur une infrastructure logique et ontologique à première vue peu préparée à les recevoir. Ou, plus exactement : ayant reconnu que, si le langage doit pouvoir exprimer quelque chose, il y a nécessairement aussi quelque chose qu'il ne doit pas pouvoir exprimer — c'est-à-dire établi de l'intérieur l'existence d'une sphère de l'inexprimable — il donne l'impression de la peupler ensuite de toute une série d'éléments disparates qui n'ont pas d'autre propriété commune que celle de se trouver exclus de la sphère du dicible (entièrement recouverte, en fin de compte, par « les propositions des sciences de la nature »).

C'est ici le lieu de remarquer que, dans le Tractatus, l'élément mystique entretient avec le langage un rapport assez inhabituel. L'expérience mystique a toujours été caractérisée plus ou moins comme une expérience qui peut être à la rigueur suggérée, mais non pas exactement décrite par le langage. La seule attitude absolument correcte serait, comme l'ont reconnu la plupart des mystiques « professionnels », d'observer à son sujet le silence complet que préconise la dernière proposition du Tractatus. Cette indicibilité cons-titutive est cependant presque toujours rapportée, implici-tement ou explicitement, à une sorte d'impuissance ou d'in-suffisance intrinsèque de notre langage, au fait que, d'une manière ou d'une autre, nous ne disposons pas du langage adéquat. Chez Wittgenstein, au contraire, il ne saurait être question d'un défaut ou d'une inaptitude quelconque du langage, aucun langage ne peut être un langage sans l'être pleinement, sans posséder entièrement l'essence du langage, de tout langage ; et l'élément mystique n'est pas quelque chose qui se trouve être en dehors des possibilités d'expres-sion du langage tel qu'il est : son existence découle immé-diatement du fait même qu'il y a des possibilités d'expres--

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sion, de l'existence même du langage, c'est-à-dire du fait qu'il y a des propositions douées de sens. Car la première et la plus importante des choses que le langage ne peut dire, c'est le « fait » du langage, le fait que quelque chose peut être dit, c'est-à-dire l'aptitude de certains faits à « dépein-dre » d'autres faits.

Le mysticisme traditionnel (entendu au sens le plus large) se fonde toujours implicitement sur l'idée qu'il manque quelque chose qui devrait pouvoir être dit lorsque le langage a dit tout ce qu'il peut dire, il implique que l'on puisse parler au moins une fois de la réalité sans passer par le langage, pour dire que le langage ne permet pas d'épuiser la réalité, qu'il laisse de côté quelque chose d'essentiel. C'est précisément ce que nie Wittgenstein : que l'on puisse par le langage situer les limites de la réalité au-delà des limites du langage, rompre momentanément la connexion néces-saire qui existe entre les éléments du langage et ceux de la réalité pour confronter globalement les ressources du lan-gage avec celles de la réalité, ce que le langage peut dire avec ce qu'il y a à dire. Le Tractatus nous interdit défini-tivement toute tentative de juger le langage de ce point de vue : « Pour avoir un langage qui puisse exprimer ou dire tout ce qui peut être dit, il faut que celui-ci ait certaines propriétés, et lorsqu'il les a en effet, le fait qu'il les a ne peut plus être dit par lui ni par aucun langage » (C, p. 196). En d'autres termes, on ne peut parler de ce qui peut être dit, on peut seulement le dire.

Le mysticisme tel qu'il est formulé habituellement traite le langage et le monde comme des entités qui peuvent être définies en intension et jouer le rôle du sujet dans des pro-positions de forme attributive. Mais, pour Wittgenstein, à la question de savoir ce qu'est le monde, nous ne pouvons répondre qu'en énumérant la totalité des états de choses existants, et à la question de savoir ce qu'est le langage, nous ne pouvons répondre qu'en énumérant la totalité des propositions élémentaires (cf. sur ce point Favrholdt, op. cit., pp. 174-178). Le langage nous permet uniquement de poser l'addition, mais non de formuler un résultat. (Witt-genstein a comparé également la vie à un exercice de calcul dans lequel on ne peut formuler que les termes successifs, et jamais la conclusion définitive.) « Le monde » et « le

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langage » sont des termes que nous ne pouvons utiliser comme des désignations de quelque chose, parce qu'ils n'admettent pas de contraste et, par conséquent, ne distin-guent aucun objet.

Si l'on accepte d'attribuer le qualificatif « mystique » à tout ce qui, pour être dit, impliquerait que l'on puisse se situer en dehors des limites du langage et du monde, on pourra rattacher assez aisément au mysticisme du Tractatus des éléments aussi différents que l'impossibilité d'un méta-langage (c'est-à-dire, l'impossibilité pour une proposition de parler d'une autre proposition), l'impossibilité de for-muler quoi que ce soit sur l'essence du langage ou du monde (le seul sujet de discours possible, ce sont les « contin-gences » intramondaines), le solipsisme, l'inexprimabilité de la logique, de l'éthique et de l'esthétique. Favrholdt a certainement raison de souligner que l'élément éthique ne peut être identifié dans le Tractatus avec l'élément mystique. Mais peut-on dire que le rapport consiste simplement dans le fait que « l'objet de l'éthique, tout comme l'élément mystique, se situe 'en dehors' du monde » (op. cit., p. 189) ? Il est certain que l'objet dont les (pseudo-propositions de l'éthique s'efforcent (vainement) de traiter (le « sens » ou la « valeur ») est extérieur au monde en un sens qui n'est pas du tout celui auquel peut l'être, par exemple, l'objet de la logique. Les propriétés logiques du monde ne lui sont assurément pas extérieures au même titre que le sens ou la valeur : elles lui sont même en un certain sens tout ce qu'il y a de plus « intimes ». La proposition 6.522 indique clairement que, dans l'esprit de Wittgenstein, l'expression « das Mystische » est un terme plus ou moins conventionnel qui sert de désignation globale pour tout ce qui ne peut être exprimé, mais seulement manifesté ; et, par conséquent, l'élément éthique ne peut certainement pas être placé à côté de l'élément mystique comme quelque chose qui se situe en dehors des limites du monde : le premier ne se juxtapose pas au second, il s'y rapporte plutôt, semble-t-il, comme une espèce à un genre. Encore le terme de « genre » est-il tout à fait inapproprié, puisque « le mystique » est, autant et plus que « le langage » et « le monde », une pseudo-désignation qui ne renvoie à rien que l'on puisse identifier par une propriété positive déterminée, mais évoque

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simplement une région non vide extérieure au langage, dont la topographie et les divisions nous échappent entièrement, puisque les articulations de la pensée discursive n'y ont pas cours. C'est pourquoi il est peut-être finalement peu cohé-rent de reprocher à Wittgenstein de n'attribuer aux diffé-rents éléments qui font partie de ce qu'il appelle l'inexpri-mable aucune autre propriété commune que celle de ne pouvoir être exprimés, puisque cette inexprimabilité exclut précisément que l'on puisse faire autre chose : sur ce dont on ne peut rien dire, on ne peut réellement rien dire.

On aura sans doute une assez bonne idée de ce que Wittgenstein essaie de faire dans le Tractatus si l'on consi-dère que l'ouvrage est, d'une certaine manière, entièrement consacré à la destruction d'une erreur philosophique fon-damentale, que Maslow a appelée « le point de vue angé-lique30 ». Cette erreur consiste dans la prétention d'exprimer quelque chose sur le monde d'un point de vue qui est extérieur au monde dans lequel on se trouve. Le solipsisme métaphysique est une victime illustre de cette erreur, puisque le solipsiste est quelqu'un qui prétend que le langage ne peut renvoyer à autre chose que son univers personnel de représentations et d'idées, mais qui est obligé de sortir des limites du langage ainsi conçu et de le considérer de l'extérieur pour pouvoir affirmer cela. Pour pouvoir dire que le monde est mon monde, il faudrait que je puisse considérer le monde indépendamment du fait qu'il est mien, ce qui constitue précisément la possibilité que j'entends exclure par mon affirmation. Cela suffit à expliquer, indé-pendamment de toute autre considération, pourquoi ce que le solipsisme veut dire ne peut, selon Wittgenstein, être exprimé, mais seulement montré. Il est également facile de se rendre compte que le discours métaphysique ou éthique sur le monde relève dans son principe même de l'illusion angélique, et que le point de vue angélique est le point de vue incorrect par excellence, auquel les « élucidations » du Tractatus ont pour but de substituer la vision du monde adéquate (« ... dann sieht er die Welt richtig », 6.54). Ce point de vue correct est, comme nous le verrons, celui de

30. Cf. A. Maslow, A Study in Wittgenstein's « Tractatus », Berkeley et Los Angeles, 1961, p. 148.

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l'homme apaisé et heureux, délivré à la fois de la tentation du verbiage et de celle de la récrimination.

Maslow remarque que l'illusion du point de vue angé-lique pourrait être appelée en un certain sens « l'illusion du philosophe ». Et il n'est certainement pas exagéré de dire que, si Wittgenstein a été un philosophe d'un type tout à fait nouveau, c'est en grande partie à cause de la vigueur avec laquelle il a combattu cette illusion d'un bout à l'autre de son itinéraire philosophique. Il y a sans doute peu d'entreprises philosophiques qui n'aient pas été inspirées plus ou moins par le désir de mettre en question, non pas seule-ment certaines particularités du langage, mais le point de vue même du langage, considéré comme grossier, incomplet ou inadéquat. Ce que Wittgenstein a voulu montrer dans le Tractatus, c'est qu'il n'y a pas de point de vue du lan-gage. Que le monde soit le monde vu « à travers » ou « dans » le langage, cela ne peut pas plus se dire que le fait que le monde soit mon monde. Entre ce qui est pos-sible, ce qui peut être pensé et ce qui peut être dit, il n'existe aucun décalage et, par conséquent, aucune compa-raison possible : « Ce que nous ne pouvons pas penser, nous ne pouvons pas le penser ; nous ne pouvons donc pas non plus dire ce que nous ne pouvons pas penser » (5.61). Mais, inversement, tout ce que nous pouvons penser, nous pouvons le penser, et le dire, même s'il est vrai que nous ne pouvons pas dire que nous pouvons le penser. La cri-tique du point de vue angélique, c'est d'abord la critique de l'idée que l'on peut avoir simultanément un pied en dehors et un pied en dedans du langage, parler — que ce soit pour le déplorer ou simplement pour le constater — de possibilités de description dont le langage serait par nature privé.

Le présupposé d'un certain nombre de critiques « radi-cales » du langage est que le langage peut parler de lui-même au sens où il peut parler de la réalité et que son fonctionnement est en quelque sorte plus direct, moins pro-blématique, etc., dans le premier cas que dans le second. Le Tractatus nie que le langage puisse décrire son rapport au monde au sens où il peut décrire ce qui se passe dans le monde : on ne peut jamais considérer en même temps le miroir et ce qu'il reflète et juger de la « fidélité » du pre-

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mier en confrontant, de quelque manière que ce soit, l'image avec l'objet. Cela signifie, en particulier, qu'il n'existe pas de langage intrinsèquement privilégié et, par conséquent, pas non plus de langage intrinsèquement défavorisé. En parlant, le langage, du même coup, « parle pour lui-même ». La difficulté n'est pas ici de reconnaître que l'on ne peut sortir du langagé, ce que beaucoup de philosophes admet-tent au moins en théorie, mais de comprendre que cette impossibilité n'a rien d'inquiétant ou d'anormal, qu'elle ne nous prive de rien d'important à quoi nous puissions légi-timement aspirer, qu'elle ne fait pas de nous en un sens quelconque les victimes ou les prisonniers du langage (un thème sur lequel Wittgenstein ne cessera de revenir par la suite). Avoir évacué toute velléité de suspicion ou de rébel-lion systématiques contre le langage en général est certaine-ment un aspect important de l'attitude qui consiste à « voir le monde correctement ».

La manière dont les néo-positivistes logiques ont réagi aux thèses négatives du Tractatus indique clairement qu'ils ont accepté avec empressement l'idée d'une ligne de démar-cation tracée une fois pour toutes entre ce qui peut être exprimé et ce qui ne le peut pas, mais estimé que Witt-genstein l'avait fait passer au mauvais endroit, excluant en fait de l'univers du dicible beaucoup plus qu'il n'est requis pour éliminer toute espèce de non-sens. Le « Tacebimus » du Tractatus a été accepté en grande partie par le Cercle de Vienne en ce qui concerne la métaphysique, l'éthique et l'esthétique, mais non en ce qui concerne la question du pouvoir représentatif du langage. Le positivisme logique dénie, comme Wittgenstein, toute espèce de signification cognitive aux propositions de la métaphysique, de la morale et de l'esthétique, et résout le problème à l'aide d'une théorie émotiviste (le discours métaphysique étant finale-ment considéré lui-même comme une sorte de travestisse-ment ou de parodie de l'activité artistique), mais il ne se résigne pas du tout à admettre ce qui constitue en fin de compte l'élément essentiel du « mysticisme » de Witt-genstein : l'impossibilité d'un métalangage.

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Carnap pense avoir réfuté la thèse du Tractatus en mon-trant que la syntaxe d'un langage quelconque peut tou-jours être formulée de façon douée de sens dans un méta-iangage approprié qui peut parfaitement être, dans certains cas, ce langage lui-même. Le point délicat n'est pas du tout ici que, lorsque nous voulons donner une expression exacte de la structure syntaxique de certains langages (par exemple, la Langue II de La Syntaxe logique du langage) nous sommes obligés d'utiliser comme langue syntaxique un autre langage plus riche, dont la syntaxe ne peut à son tour être exprimée que dans un troisième langage, et ainsi de suite à l'infini. Pour Wittgenstein, il n'y a pas de métalangage, non pas parce qu'il n'y a pas de métalangage absolu et uni-versel, parce que la hiérarchie est ouverte, mais parce qu'à aucun moment le langage ne peut devenir un objet pour le langage, parce qu'il n'y a pas de langue-objet.

Cette affirmation peut paraître incroyable, tellement il semble évident que l'on peut construire des propositions portant sur des propositions, et même le faire de façon par-faitement exacte, comme le montre effectivement Carnap dans La Syntaxe logique du langage : « ...La syntaxe peut être formulée de façon exacte de la même manière que la géométrie le peut31. » Mais ce n'est pas la possibilité d'une géométrie mathématique ou physique du symbolisme linguis-tique que Wittgenstein conteste. La théorie du langage exposée dans le Tractatus n'exclut évidemment pas que le langage puisse parler du langage en un certain sens. Witt-genstein fait dans cet ouvrage une distinction importante entre le signe et le symbole : « Le signe est ce qui peut être perçu par les sens dans le symbole » (3.32). Deux symboles différents peuvent avoir en commun le même signe : « Dans la'phrase "Vert est vert" — où le premier mot est un nom de personne, le dernier un adjectif — ces mots n'ont pas simplement une signification différente, ce sont des sym-boles différents » (3.323). Le signe propositionnel (Satzzei-chen) est un fait (3.14), et non un nom (c'est un des points de désaccord fondamentaux avec Frege). En tant que fait réel il est une combinaison d'états de choses existants dans

31. R. Carnap, The Logical Syntax of Language, Routledge & Kegan Paul, Londres, 1937, p. 283.

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le monde, et rien ne s'oppose à ce qu'il puisse être repré-senté par un autre fait propositionnel, pour peu qu'une relation projective adéquate ait été établie entre les deux. « Que « a » est dans une certaine relation à « b », cela dit que aRb » (3.1432). Et l'on peut certainement conce-voir deux signes « c » et « d » et une relation déterminée entre eux tels que le fait que « c » ait cette relation avec « d » dise que le signe « a » est dans la relation indiquée avec le signe « b ». Mais la proposition est quelque chose de plus que le signe propositionnel, elle est le « signe pro-positionnel dans sa relation projective au monde » (3.12) ; et c'est pourquoi aucune proposition ne peut représenter une autre proposition : un fait peut dire que certaines choses sont telles et telles, mais aucun fait (le même ou un autre) ne peut dire qu'il le fait.

Qu'une proposition puisse seulement montrer son sens et jamais dire le sens d'aucune proposition, c'est une consé-quence inévitable à la fois de la thèse d'extensionalité et de la théorie de la « dépiction » logique. Une proposition ne pourrait, en effet, parler réellement d'une autre proposi-tion qu'en violation de la thèse d'extensionalité, puisque la seconde devrait figurer dans la première autrement que comme argument de vérité (cf. Favrholdt, op. cit., p. 95). D'autre part, le sens d'une proposition p quelconque consiste dans le fait qu'elle décrit une situation possible dans le monde ; elle montre comment les choses sont lorsqu'elle est vraie (c'est ce que Wittgenstein veut dire lorsqu'il dit qu'elle montre son sens), et elle dit que les choses sont comme cela (cf. 4.022). Une proposition q peut avoir le sens de p à la condition de représenter elle-même le fait possible représenté par p, auquel cas elle est identique à p (seuls les signes propositionnels peuvent être éventuelle-ment différents) ; mais elle ne peut rien dire sur le sens de p, puisqu'elle devrait pour cela pouvoir représenter à la fois le signe propositionnel de p, le fait possible décrit par p, et le fait que celui-ci est décrit par p, c'est-à-dire constitue le sens de p, tâche que la théorie de la dépiction interdit a priori à une proposition quelconque de remplir. On ne peut en dire plus sur le sens d'une proposition que celle-ci n'en montre. Mais la théorie de la dépiction implique égale-ment qu'il n'y a rien de plus à en dire : une proposition

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est quelque chose qui doit pouvoir être compris entièrement sans aucun besoin d'explication ou de commentaire. Comme le dit Wittgenstein, « la réalité est comparée avec la propo-sition » (4.05), mais cette comparaison doit pouvoir s'effec-tuer et aboutir à une décision par oui ou par non (cf. 4.023) sans aucun secours extérieur. Par conséquent, comme le remarque très justement Favrholdt (p. 119), un métalangage n'est pas seulement impossible, il est également superflu32.

L'idée d'une communauté de forme logique entre la pro-position et le fait, nécessaire pour que puisse s'établir entre eux la relation de dépiction logique, est, dans le Tractatus, un élément finalement assez obscur33. Mais, ce qui est clair, c'est qu'il y a dans ce qui permet à un fait de représenter un autre fait un élément qui ne peut être représenté d'au-cune manière, ne serait-ce que parce qu'il n'a pas ce que Wittgenstein appelle la « forme logique » ou la « forme de la réalité » (2.18), c'est-à-dire la forme de l'existence et de la non-existence d'états de choses, et que la possession de cette forme est nécessaire dans tous les cas, non seulement pour représenter, mais également pour être représenté. Pour parler de la façon la plus générale et la plus neutre qui soit, il y a, dans ce qui fait qu'une proposition est une propo-sition et la proposition qu'elle est, des éléments que l'on ne peut tenter de décrire sans être condamné, comme dit Bergmann, soit au désastre, soit à la futilité. Il y a, en par-ticulier, une chose inexprimable que le fait propositionnel

32. C'est pourquoi il faut remarquer ici que ce que M. Blanchot appelle « le problème de Wittgenstein » (L'Entretien infini, Gallimard, 1969, pp. 487-493) n'est pas du tout le problème de Wittgenstein, mais tout au plus, à la rigueur, celui de Russell ou de Carnap. L'idée de quelque chose comme un « manque », une « défaillance », une « absence », un « vide », etc., au coeur du langage, qui existerait encore dans le meilleur des cas du fait de la nécessité d'un autre langage pour déterminer le sens et la possibilité du premier, est absolument étrangère à Wittgenstein. Le fait que le sens de la proposition ne puisse être dit, mais seulement montré (par elle), n'a rien à voir avec une insuffisance quelconque du langage. Il signifie exactement le contraire pour Wittgenstein : le langage doit se suffire entièrement à lui-même et, pour cette raison, il ne peut y avoir qu'un langage.

33. Cf. sur ce point G. Bergmann, « Inefïability, Ontology and Method », The Philosophical Review, 69 (1966) ; reproduit dans Id., Logic and Reality, The University of Wisconsin Press, 1964, pp. 45-63, et dans E. D. Klemke (éd.), Essays on Wittgenstein, University of Illinois Press, 1971, pp. 3-24.

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doit avoir en commun avec le fait qu'il exprime, et d'ailleurs avec tous les faits, ce en vertu de quoi un fait quel qu'il soit est un fait, la forme générale de la factualité, le « Es verh'àlt sich so und so ». Cette chose ne peut être décrite d'aucune façon dans le langage, mais elle y est exhibée une fois pour toutes dans ce que Wittgenstein appelle la « forme générale de la proposition » [p, f, N (£)] (cf. T. 6). Celle-ci indique la forme que doit posséder n'importe quelle propo-sition pour être une proposition, qui est également la forme que doit posséder n'importe quel fait pour être un fait.

Qu'il y ait une forme générale de la proposition, cela découle de la nécessité pour toutes les formes de proposi-tion de pouvoir être prévues a priori. Nous connaissons a priori tous les types de proposition parce que nous pouvons les construire d'avance à partir des propositions élémentaires en utilisant un seul signe logique primitif : celui de la néga-tion conjointe. (Même les propositions élémentaires peuvent être représentées comme construites à partir d'elles-mêmes à l'aide de ce signe.) La logique peut nous mettre en contact, par son application, avec une forme propositionnelle simple inédite, mais non avec une forme propositionnelle complexe imprévue. Il doit y avoir une caractéristique formelle commune à toutes les propositions, sans quoi il pourrait y avoir une nouveauté, non point dans l'application de la logique, mais dans la logique elle-même, quelque chose comme une expérience nouvelle en logique (cf. C, p. 143). S'il n'y avait pas de forme propositionnelle générale, nous ne pourrions pas avoir a priori la certitude que le monde peut être décrit complètement à l'aide de propositions élé-mentaires, c'est-à-dire peut être décrit complètement par le langage. (C'est pour une raison identique que les constantes logiques ne doivent pas représenter (vertreten), car, si elles le faisaient, il y aurait des caractéristiques du monde qui peuvent être représentées dans des propositions (complexes), mais ne peuvent être représentées d'aucune manière à l'aide de propositions élémentaires. De même, si nous n'avions pas la certitude a priori que toutes les propositions peuvent être engendrées à partir des propositions élémentaires selon un plan déterminé, nous ne serions pas assurés que le monde et le langage ont une facture commune qui permet au pre-mier de représenter (abbilden) entièrement le second selon

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le principe de la représentation ('Vertretung) d'objets par des noms.)

La forme propositionnelle générale est l'essence de la proposition, et « indiquer l'essence de la proposition signifie indiquer l'essence de toute description, par conséquent l'essence du monde » (T, 5.4711). Il est donc exact de dire que, d'une certaine manière, toute proposition, par le fait qu'elle est une proposition, indique l'essence du monde ; mais cette essence est quelque chose qu'aucune proposition ne peut décrire, parce qu'aucune description ne peut représen-ter ce qui fait qu'une description en général est une descrip-tion. La forme propositionnelle générale est l'expression de l'existence de faits en général : « La forme générale de la proposition est : les choses sont telles et telles (Es verhàlt sich so und so) » (4.5). Et, par conséquent, elle peut être identifiée d'une certaine manière, comme le suggère E. Zemach34, au Dieu du Tractatus. Elle peut, en tout cas, être rattachée elle aussi directement à l'expérience mystique typique, celle de l'existence de quelque chose. Cette expé-rience pourrait finalement être décrite de façon équivalente dans les trois (pseudo-) propositions : 1) Il y a des faits (l'existence d'une réalité en général ne se manifeste qu'à tra-vers la forme de la factualité, c'est-à-dire par le fait que les objets entrent dans des états de choses quelconques), 2) Il y a des propositions, c'est-à-dire : il y a le langage, 3) Il y a quelque chose à dire. On ne peut pas comprendre le rôle central joué dans le Tractatus par la forme générale de la proposition si on ne tient pas compte du fait que, pour Wittgenstein, découvrir les conditions auxquelles doit satisfaire n'importe quel langage pour être un langage, les conditions auxquelles doit satisfaire la réalité pour pouvoir être représentée par un langage quelconque, et les propriétés essentielles de la réalité, constitue une seule et même chose. Cette identité n'est sans doute exprimée nulle part plus clairement que dans cette remarque des Carnets (22.1.1915) :

« Toute ma tâche consiste à expliquer l'essence de la proposition.

34. Cf. « Wittgenstein's Philosophy of the Mystical », in I. M. Copi and R. W. Beard, Essays on "Wittgenstein's « Tractatus », Routledge & Kegan Paul, Londres, 1966, pp. 359-375.

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C'est-à-dire à indiquer l'essence de tous les faits, dont la proposition est l'image.

Indiquer l'essence de tout être (ailes Seins). (Et ici être ne signifie pas exister — cela n'aurait alors

aucun sens.) »

Si la thèse de l'inexprimabilité de la syntaxe logique telle qu'elle est développée dans le Tractatus ne peut être consi-dérée comme invalidée par la possibilité d'une hiérarchie de langages permettant de construire pour tout langage donné un langage dans lequel la structure du premier puisse être décrite exactement, c'est, nous l'avons vu, parce que cette possibilité n'est pas une possibilité que Wittgenstein omet de prendre en considération, mais la possibilité même qu'il entend exclure. Une des conséquences les plus importantes de l'ontologie et de la théorie du langage du Tractatus est qu'il peut y avoir différents symbolismes linguistiques, mais non à proprement parler différents langages. Supposer le contraire, c'est supposer que le langage peut fonctionner autrement que sur le mode de la « réplication » (Abbildung) des faits du monde au sens défini par la théorie picturale. On peut dire qu'en un sens Wittgenstein a renoncé par la suite entièrement à cette conception moniste et en un autre non. Certes, le désir d'imposer au langage une structure unitaire et un mode de fonctionnement uniforme sera dénoncé, dans une autocritique sévère, comme une des superstitions philo-sophiques les plus caractéristiques. Du langage en soi il n'est plus question dans les Recherches philosophiques, mais plu-tôt de la manière dont les choses se passent effectivement dans un certain nombre d'utilisations du langage. Mais la thèse de l'impossibilité d'un métalangage est maintenue expli-citement en un sens différent.

C'est à la « grammaire », au sens particulier que Witt-genstein donne à ce mot, qu'il appartient de refléter l'essence du monde, ses propriétés formelles ou internes. Celles-ci peuvent à la rigueur être exprimées dans des « proposi-tions grammaticales » ; mais ces propositions sont en fait dépourvues de contenu, parce qu'elles n'admettent pas de négation douée de sens, en d'autres termes, parce qu'il n'y a pas de contraste exprimable à la forme particulière (ou apparemment telle) que les contraintes grammaticales impo-

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sent à notre description du monde. Les énoncés grammaticaux indiquent quelque chose sur l'essence du monde en spéci-fiant ce qui peut se dire et ce qui ne peut pas se dire de façon douée de sens. La logique du monde est donc bien représentée dans la logique de notre langage, mais elle ne peut l'être d'aucune autre manière. Il n'y a pas de méta-langage dans lequel il pourrait être question séparément de la grammaire et de son « objet », dans lequel on pourrait confronter les contraintes grammaticales avec des nécessités extra-linguistiques indépendantes, s'interroger sur l'adéqua-tion de nos « conventions » linguistiques les plus fonda-mentales, étudier, pour le dénoncer, le corriger ou l'annuler, quelque chose comme un « effet de langage ». Sur ce point les Recherches restent fidèles à une des thèses principales du Tractatus, et plus précisément du « mysticisme » linguis-tique du Tractatus : la logique du monde est quelque chose qui se manifeste dans l'usage du langage, mais ne peut en aucun cas être décrit dans le langage.

On pourrait avoir l'impression que la thèse de l'impossi-bilité d'un métalangage entraîne une conception mystique, en un sens traditionnel et inquiétant, du fonctionnement du lan-gage, que, dans la connaissance que nous pouvons avoir de ce fonctionnement, intervient à un certain moment quelque chose comme une « intuition », une « vision », etc., par-ticulières. Mais il y a dans le Tractatus des éléments qui suggèrent que le langage montre ce qu'il ne peut dire sur lui-même d'une façon qui n'a rien de mystérieux, à savoir simplement par son utilisation :

« Ce qui n'est pas exprimé dans les signes, leur utili-sation (Anwendung) le montre. Ce qui est absorbé par les signes {was die Zeichen verschlucken), leur utilisation l'explicite » (3.262).

« Pour reconnaître le symbole dans le signe, il faut être attentif à l'usage (Gebrauch) doué de sens » (3.326).

« C'est seulement lorsqu'il est pris avec son utilisation (Verwendung) logico-syntaxique que le signe détermine une forme logique » (3.327).

« Si un signe n'est pas utilisé (nïcht gebraucht), alors il est sans signification. C'est le sens de la devise d'Occam » (3.328).

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Sans doute ce que Wittgenstein désigne ici par les mots « Anweniung », « Gebrauch », « Verwendung », est-il sensiblement différent de ce qu'il appelle 1' « usage » dans les Recherches philosophiques35. Mais il n'y a probablement pas entre la conception « imagiste » du Tractatus et la conception « ustensiliste » des Recherches une distance aussi considérable qu'on l'a cru parfois. En disant que le langage peut seulement « montrer » certaines choses, Wittgenstein a probablement exprimé, entre autres choses, dans le Tractatus une idée fort simple, qui est certainement exacte si on la comprend correctement, et sur laquelle il n'a cessé de revenir par la suite, à savoir que la compréhension linguistique est quelque chose qui ne peut être obtenu entièrement par des moyens linguistiques : « Comment un mot est compris, cela, des mots seuls ne le disent pas (Théologie) » (Zettel, § 144).

L'impossibilité d'un métalangage et les raisons de cette impossibilité permettent aisément de comprendre, même si on la trouve aberrante, la plus curieuse des thèses ineffabi-listes du Tractatus, celle qui a trait à l'indicibilité de la logique (au sens étroit). La logique n'a pas d'objet, parce que le logique ne peut être un objet pour un discours quel-conque, parce qu'il n'y a pas de discours métalogique. Puis-qu'aucune proposition ne peut parler d'une autre propo-sition, il est exclu qu'il puisse exister une chose telle qu'une « théorie de l'inférence ». La signification d'une proposition doit pouvoir être reconnue à la proposition elle-même indé-pendamment de toute autre proposition, et par conséquent les relations logiques entre propositions doivent être déter-minées entièrement à partir du moment où est déterminée la signification des propositions, c'est-à-dire à partir du moment où elles existent. Que la vérité d'une proposition q découle de celle d'une proposition p, par exemple, cela s'exprime entièrement dans une certaine relation interne qui existe entre les formes de ces deux propositions et qui peut seule-ment être montrée. Si une proposition pouvait dire réelle-ment quelque chose en disant que q est une conséquence logique de p, 1) cela constituerait une violation de la thèse d'extensionalité, 2) cela signifierait que l'on peut découvrir

35. Voir les remarques de G. E. M. Anscombe, An Introduction to Wittgenstein's Tractatus, Hutchinson, Londres, 1959, p. 91.

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sur la signification de p et de q quelque chose que ces deux propositions ne suffisent pas à exprimer, c'est-à-dire qu'elles n'ont pas de sens complet. Ce sont les propositions elles-mêmes, et non pas une théorie de l'inférence, qui justifient l'inférence :

« Si p suit de q, alors je peux conclure de q à p ; déduire p de q.

La nature de l'inférence doit être extraite uniquement des deux propositions.

Elles-mêmes seules peuvent justifier l'inférence. Des "lois d'inférence" qui — comme chez Frege et Rus-

sell — sont censées justifier les inférences sont dénuées de sens, et seraient superflues » (5.132).

La démonstration du logicien n'est qu'un expédient méca-nique pour faire apparaître des propriétés et des relations internes qui se trouvent être dissimulées par une notation inadéquate (cf. 5.1311). Elle n'implique, par conséquent, rien de plus qu'un changement de notation et ne montre rien de plus que ce que montre par elle-même la notation appropriée. Le rejet de toute théorie de l'inférence se fonde, dans le Tractatus, sur une conception extrêmement réaliste des propriétés et des relations logiques : dire que p est une tautologie ou que q se déduit de p, c'est ne rien dire parce que la propriété ou la relation requises existent a priori et peuvent se lire dans le symbolisme lui-même, ce qui ne signifie pas du tout que, dans la logique, il n'est question que des pro-priétés du symbolisme, mais au contraire que ce qui est en cause est ce qu'expriment les propriétés du symbolisme. Plus tard, Wittgenstein rejettera également en un certain sens toute théorie de l'inférence, mais pour des raisons presque exactement inverses. Le but d'une théorie de l'inférence est de nous dire dans quels cas nous sommes autorisés à déduire une proposition q d'une proposition p, c'est-à-dire dans quels cas q est réellement une conséquence logique de p. A l'époque du Tractatus, Wittgenstein pense que cela ne peut se dire, mais seulement se manifester. Dans les Remarques sur les fondements des mathématiques il s'en prend au contraire vivement à l'idée que nous déduisons q de p parce que la première proposition suit de la seconde « dans la réalité » : il n'y a en pareil cas rien de plus à constater que le fait que,

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dans le jeu de langage de l'inférence logique, la transition de p à q est réglementaire, qu'elle fait partie de celles que nous effectuons.

« Toute déduction a lieu a priori », dit le Tractatus (5.133). Si l'on pouvait découvrir a posteriori qu'une pro-position q est déductible d'une proposition p, on pourrait découvrir après coup que le sens de « q » est contenu dans le sens de « p » (cf. 5.122) ; et si l'on pouvait découvrir a posteriori que deux propositions p et q sont réciproque-ment déductibles l'une de l'autre, on pourrait découvrir après coup qu'elles sont une seule et même proposition (cf. 5.141). Carnap observe, dans La Syntaxe logique du langage, que la question de savoir si deux propositions (sentences) ont le même sens (logique) est uniquement la question de savoir si elles concordent dans toutes leurs relations de consé-quence logique (cf. p. 42). Il existe donc une manière syntaxique (formelle) de parler du sens en utilisant comme équivalent exact pour la notion intuitive de signification d'une proposition p le concept de contenu logique de p (la classe des conséquences non analytiques de p). Ce que dit La Syntaxe logique du langage, c'est que l'on peut formaliser la théorie de la signification pour autant que l'on peut for-maliser la théorie de la déduction. Ce que dit le Tractatus, c'est qu'il n'y a ni théorie de la signification ni théorie de la déduction, parce que toute proposition doit d'une manière ou d'une autre pouvoir montrer entièrement son sens, donc ses propriétés logiques (par exemple, le fait qu'elle est une tautologie ou une contradiction) et ses relations logiques (incompatibilité, déductibilité, etc.) avec d'autres propo-sitions.

Dans la logique nous n'exprimons pas ce que nous voulons en faisant choix d'une langue ou d'un calcul appropriés (Carnap) : c'est, dit Wittgenstein, la nature même du sym-bolisme naturellement requis qui exprime quelque chose (cf. 6.124). Un des points sur lesquels il insiste le plus dans le Tractatus est le fait qu'il y a dans tout symbolisme une part importante de convention et d'arbitraire et une part importante de nécessaire. Or seul l'élément non arbitraire exprime quelque chose dans la logique. C'est que celle-ci possède nécessairement un lien avec le monde : elle pré-suppose « que des noms aient une signification, et des pro-

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positions élémentaires un sens » (ibid.). En d'autres termes, elle présuppose qu'il y ait des choses à dire et des moyens de le dire, c'est-à-dire qu'il y ait un monde et un langage (ou plus exactement le langage). Si l'on tient compte du fait qu'elle ne présuppose rien d'autre, qu'elle est donnée inté-gralement à partir du moment où est donné le langage, on pourra peut-être dire encore que ce qui est mystique, c'est P « existence » de la logique. Ce serait une autre manière de comprendre que 1' « expérience » mystique, selon Witt-genstein, est une expérience contradictoire, en quelque sorte l'expérience de la contingence radicale du nécessaire, une expérience dont le contenu éthique consiste dans le fait qu'elle est nécessairement aussi une interrogation qui n'en est pas une.

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2. la voie et le moyen*

« Certes j'accorderai volontiers que les choses humaines en iraient bien mieux s'il était également au pouvoir de l'hom-me et de se taire et de parler. »

SPINOZA

Parmi les élèves de Wittgenstein, beaucoup ont évoqué les efforts répétés qu'il faisait pour les persuader d'aban-donner la carrière philosophique et de choisir plutôt quelque métier « décent1 ». Dans les lettres écrites à Malcolm au moment où celui-ci faisait ses débuts dans l'enseignement universitaire, Wittgenstein insiste à maintes reprises, avec une solennité de vieux prédicateur, sur les risques de perdi-tion intellectuelle et morale inhérents au métier de proies-, seur de philosophie, un métier qu'il est, selon lui, extrê-mement difficile, pour ne pas dire impossible, de pratiquer « honnêtement », où la mystification et le mensonge pour-raient bien être précisément ce que l'on attend de celui qui l'exerce, où la tentation de se duper soi-même et de duper autrui est permanente et irrésistible . Wittgenstein aurait sans doute été tenté de dire des philosophes professionnels ce que Karl Kraus a dit des journalistes : ils « écrivent parce qu'ils n'ont rien à dire, et ils ont quelque chose à dire parce qu'ils écrivent3. »

Le « métier » de philosophe ressemble, en effet, par cer-tains côtés à celui de journaliste, puisqu'il impose à celui qui l'exerce l'obligation de s'exprimer quotidiennement sur

* Un extrait de ce chapitre a paru dans Critique n° 300 (mai 1972). 1. Voir par exemple A. T. Gasking et C. A. Jackson, « Wittgenstein as

a Teacher », in K. T. Fann (ed.), op. cit., p. 53. 2. Cf. N. Malcolm, op. cit., pp. 36-37. 3. Cf. K. Kraus, Auswahl aus dem Werk, Fischer Bücherei, 1961, p. 71.

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des sujets pour lesquels il ne possède pas forcément le mini-mum de compétence, de conviction et d'expérience que l'on exigerait dans d'autres circonstances. Il n'y a en un sens pas de servitude plus intolérable que celle qui contraint un homme à avoir par profession une opinion dans des cas où il ne possède pas forcément le moindre titre pour cela. Et ce qui est en question ici, du point de vue de Wittgenstein, n'est pas du tout le « savoir » du philosophe, c'est-à-dire le stock de connaissances théoriques dont il dispose, mais le prix personnel qu'il a eu à payer pour ce qu'il croit pou-voir penser et dire4. L'admiration surprenante que l'auteur du Tractatus professait à l'égard de certaines philosophies traditionnelles, apparemment aussi éloignées qu'il est pos-sible de son style personnel, ne s'explique que si l'on tient compte de sa tendance caractéristique à s'interroger non pas tellement sur la rectitude, au sens habituel, d'une opinion que sur ce qui autorise son auteur à l'adopter et à la défen-dre : « La question n'était pas seulement 'Est-ce que cette opinion est juste ou erronée ?', mais également 'Est-ce que telle personne ou telle autre a le droit d'avoir telle opinion ou telle autre5 ?' ».

Cette attitude est, comme on l'a rémarqué, singulièrement proche de celle de Kraus, qui s'avouait ouvertement inca-pable d'admettre qu'une œuvre réellement importante puisse provenir d'un auteur moralement insignifiant. Elle corres-pond, chez Wittgenstein, à l'idée qu'une philosophie — à la différence d'une œuvre scientifique — ne peut être en fin de compte autre chose que l'expression d'une expérience humaine exemplaire par quelque côté, et que, par conséquent, elle doit être cautionnée pour une part essentielle par la valeur humaine de son auteur. Etre digne de ses pensées, avoir droit à la parole, c'est une qualité que Wittgenstein reconnaissait au suprême degré à Tolstoï et également, dans un tout autre genre, à William James, dont il disait que c'était parce qu'il était « un être humain véritable » qu'il avait pu être « un bon philosophe6 ». Dans son Histoire de la philosophie occidentale, Russell porte sur les mérites res-

4. Cf. Malcolm, op. cit., p. 55. 5. E. Heller, « Wittgenstein : Unphilosophical Notes », in Fann (éd.),

op. cit., p. 92. 6. Cf. Fann (éd.), op. cit., p. 68.

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pectifs de Spinoza et de Leibniz un jugement qui n'est pas sans rappeler quelque peu l'attitude de Wittgenstein ; et, si l'on se demande pourquoi Wittgenstein lui-même a été un si bon philosophe, une partie de la réponse est certainement à chercher du côté de ce que Russell dit de Spinoza : « Du point de vue intellectuel, certains autres l'ont surpassé ; mais, du point éthique, il est au-dessus de tout le monde7. »

Les jugements extrêmement sévères que l'auteur du Trac-tatus a portés sur les philosophes professionnels ne doivent certainement pas être attribués à un quelconque mépris pour la condition et le travail du professeur de philosophie et à l'idée, finalement assez répandue, que, dans une telle discipline, il faut avoir du génie ou ne rien dire. Ils découlent bien plutôt, comme le remarque Drury8, de l'expérience qu'il a faite personnellement des longues périodes d'obscurité, de confusion et de stérilité par lesquelles passe nécessaire-ment un philosophe, quel qu'il soit, et dans lesquelles il faudrait pouvoir se taire et attendre.; ce qui est précisément interdit à quelqu'un dont la parole est le métier. En philo-sophie plus que partout ailleurs, il y a (ou il devrait y avoir) un temps pour parler et un temps pour se taire ; et surtout, pour Wittgenstein, il y a les choses dont on peut parler et celles sur lesquelles il faudrait — si la chose était possible — garder le silence. En fait, l'essentiel de l'effort philosophique que l'on doit consentir sur certains sujets, comme par exemple l'éthique, devrait consister précisément à se délivrer de la tentation d'en dire quelque chose.

Wittgenstein a, quant à lui, appliqué à la lettre ce pro-gramme qui revient en quelque sorte à essayer de « bien faire et ne rien dire9 » ; et le résultat est une philosophie

7. History of Western Philosophy, 2" éd., Allen & Unwin, Londres, 1961, p. 552.

8. Cf. Fann (éd.), op. cit:. p. 69. 9. On ne peut rien observer de plus caractéristique, en ce qui concerne

les « spécialistes » de la métaphysique et de la morale, que la facilité avec laquelle certains d'entre eux acceptent l'idée wittgensteinienne (ou même, quelquefois, sa version carnapienne, beaucoup plus désastreuse pour eux) que l'on ne peut produire sur certaines choses que des affirmations dénuées de sens, et l'incapacité radicale dans laquelle ils se trouvent en pratique de tenir le moindre compte de cet état de choses. S'interdire délibérément toute forme d'intervention philosophique sur des sujets tels que la morale était certainement pour Wittgenstein un aspect important de cette « décence » à laquelle il aspirait si vivement. Les tentatives de récu-

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où, comme on l'a noté, la nostalgie est à la mesure du renon-cement et le silence singulièrement plus poignant et plus éloquent que le pathos des développements philosophiques traditionnels sur le « problème » moral. Dans les lettres écrites par Wittgenstein à l'époque du Tractatus, on voit réapparaître à chaque instant, comme un leitmotiv obsédant, le thème de son indignité personnelle profonde, de son inca-pacité fondamentale à devenir quelqu'un de « convenable » {anständig, decent). Mais, quelle que soit la situation d'un homme sur ce point, elle ne saurait, remarque-t-il, donner lieu à aucun commentaire de l'intéressé (ni d'ailleurs en un certain sens, comme nous le verrons, de qui que ce soit) : si j'ai conscience de ne pas être celui que je dois être, je ne puis faire autre chose que de me réitérer l'ordre de le devenir. Les choses sont, en matière éthique, d'une clarté si brutale et si définitive qu'il n'y a rigoureusement rien à en dire : « Nur kein transcendentales Geschwätz, wenn alles so klar ist wie eine Watschen I0. » Et tout ce que l'auteur du Tractatus a jamais dit ou suggéré sur la morale pourrait se résumer en un certain sens simplement dans le triple inter-dit : ne pas prêcher, ne pas juger, ne pas fonder 11.

Un des traits les plus caractéristiques de 1' « éthique » de Wittgenstein est certainement le fait qu'elle occupe bien peu de place dans le Tractatus et qu'elle est totalement absente des Recherches philosophiques. Les Carnets de 1914-1916 lui consacrent une vingtaine de pages, écrites pour l'essentiel entre juin et novembre 1916 et, à vrai dire, presque aussi indéchiffrables que les aphorismes corres-pondants du Tractatus. Le seul texte suivi que nous possé-dions sur ce sujet est la Conférence sur l'éthique, qui dut être prononcée entre septembre 1929 et décembre 1930 et

pération métaphysique et théologique de l'œuvre de Wittgenstein sont déjà nombreuses et vraisemblablement appelées à se multiplier. Pour le cas où nous aurions pu, en ce qui nous concerne, les encourager indirectement, nous ne pouvons que rappeler, en nous inspirant d'une formule de Ram-sey, que du verbiage symptomatique et significatif n'en est pas moins du verbiage.

10. « Laissons donc le verbiage transcendantal lorsque tout est aussi clair qu'une gifle. » (Paul Engelmann, op. cit., p. 10.)

11. « Moral predigen ist schwer, Moral begründen unmöglich », constate Wittgenstein en remaniant de façon significative une formule de Schopen-hauer. Cf. Ludwig Wittgenstein und der Wiener Kreis, B. Blackwell, Oxford, 1967, p. 118.

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correspond, par conséquent, à une période de transition dans l'évolution des idées de Wittgenstein. Ce texte peut être complété et éclairé par certains propos tenus à la même époque dans des conversations avec les membres du Cercle de Vienne et qui nous ont été transmis grâce aux notes de Waismann. Quant à ce que sont devenues par la suite les conceptions de Wittgenstein sur l'éthique, ce que nous en savons actuellement se résume pour l'essentiel à ce qu'en a dit Rhees dans un article publié en 1965 12. :

Il n'est certainement pas indifférent que le seul exposé de philosophie « populaire » qu'ait jamais consenti à donner Wittgenstein soit (autant qu'on sache) une conférence sur l'éthique et que le texte où il s'exprime le plus clairement sur l'éthique soit un exposé de philosophie « populaire ». La raison en est évidemment qu'autant il considère la philo-sophie comme un exercice réservé à un petit nombre, parce qu'elle exige un type d'effort et d'ascèse que bien peu de gens sont en fait disposés à consentir, autant il est persuadé qu'en fin de compte l'éthique ne relève pas à proprement parler de la philosophie, qu'elle n'est pas du tout une affaire de spécialistes et que, pour autant que l'on réussisse à en parler réellement, on ne peut jamais en dire que des choses extrêmement simples et banales, des choses qu'en un certain sens tout le monde sait et qui sont finalement de bien peu d'intérêt et de secours dans la conduite de la vie. Dans quelle mesure, pour reposer la question cruciale, le philo-sophe est-il qualifié pour parler de morale ? Est-il fonda-mentalement meilleur, plus expérimenté ou plus heureux que le reste des hommes ? Quel genre de secret détient-il ? Que pourrait-il bien savoir ici que d'autres ignorent ? De toute évidence, rien. Et il est clair, pour parler en termes wittgensteiniens, que tout ce que les philosophes se sont efforcés de dire ès qualités sur ce sujet est de bien peu de poids si on le compare à ce qu'ont réussi à montrer des écrivains comme Shakespeare, Balzac, Dostoïevsky ou Tolstoï

12. « Some Developments in Wittgenstein's Views on Ethics », The Philosophical Review, vol. LXXIV ; reproduit dans Id., Discussions of Wittgenstein, Routledge & Kegan, Londres, 1970, pp. 94-103. Ce texte a été traduit, en même temps que la Conférence sur l'éthique et des extraits des discussions avec le Cercle de Vienne, à la suite des Leçons et conver-sations sur l'esthétique, la psychologie et la croyance religieuse.

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dans leurs œuvres. Mais qu'ont-ils « montré » au juste ? Qu'il y a un Bien ? Qu'il y a des valeurs ? Qu'il y a une conscience morale ? Que la vertu est toujours récompensée ? Ou le contraire ? Ou quoi d'autre ? Ce que Wittgenstein veut dire pour une part, c'est que l'éthique n'a rien à voir avec ces questions philosophiques : là où l'éthique est réelle-ment présente, on ne nous parle pas de l'éthique ; et là où l'on en parle, on parle en fait d'autre chose.

On peut trouver aisément dans l'éthique du Tractatus (pour autant qu'il existe quelque chose de ce genre) des éléments tout à fait traditionnels qui font songer en parti-culier, à un moment ou à un autre, à des auteurs comme les Stoïciens, Spinoza, Kant, Schopenhauer ou Kierkegaard, sans que l'on puisse toujours savoir exactement s'il s'agit d'in-fluence ou de rencontre I3. Mais la Conférence sur l'éthique, qui est en un certain sens encore très proche du Tractatus, montre bien à quel point ce que Wittgenstein avait à dire sur l'éthique se situe en dehors de toute tradition philo-sophique. On a parlé tantôt de « spinozisme » et tantôt de « kantisme ».à propos du Tractatus ; et ceux qui l'ont fait ont certainement eu raison dans les deux cas, bien qu'il soit tout à fait impossible de considérer qu'une caractérisation de ce type pourrait constituer le dernier mot — ou même seulement jeter une lumière véritable — sur ce qu'a voulu dire Wittgenstein. On ne peut se défendre, en tout état de cause, de l'impression qu'il y a sur ce point (au moins) deux Wittgenstein : le Wittgenstein réel, que l'on peut appe-ler, pour disposer d'un point de repère commode et bien qu'il soit en un certain sens beaucoup plus proche de Kierkegaard, kantien, et un Wittgenstein philosophique, qui s'efforce, sans jamais y parvenir réellement, d'atteindre à un

13. La question de 1' « influence » de Schopenhauer sur Wittgenstein — qui l'aurait lu à l'âge de seize ans, apparemment sans y revenir direc-tement par la suite — constitue en fait un problème assez délicat auquel S. Morris Engel apporte, dans « Schopenhauer's Impact on Wittgenstein » (Journal of the History of Ideas, vol. VII, 1969, pp. 285-302), une contri-bution assez originale. Pour un exposé détaillé sur les réminiscences schopenhaueriennes dans l'oeuvre de Wittgenstein, on pourra consulter notamment Mario Micheletti, Lo schopenhauerismo di Wittgenstein, Zani-chelli editore, Bologna, 1967. D'une manière générale, il y a sans doute quelque affectation dans l'ignorance à peu près complète dont Wittgenstein se targuait, dit-on, à l'égard de la tradition philosophique.

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idéal moral de type spinoziste, dont il est par tempérament extrêmement éloigné. Du côté de Kant nous trouvons la dichotomie radicale de la valeur et du fait, le sentiment impérieux de l'obligation morale absolue, l'intransigeance et le rigorisme, la primauté donnée à l'éthique de conviction sur l'éthique de responsabilité, la conscience aiguë de la négativité morale, c'est-à-dire de l'impuissance, de l'insuffi-sance et de l'échec, l'obsession permanente de la culpabilité, du jugement et de la damnation, un pessimisme souvent proche du désespoir ; du côté de Spinoza, le refus de mora-liser la morale, l'eudémonisme et l'exaltation du vouloir-être, l'éternité conçue comme la vie dans le présent, le rejet de la conception classique du libre arbitre et de la responsabilité personnelle, avec le refus de juger et de se juger qu'il impli-que en principe, l'acceptation de ce qui arrive et de ce qui nous arrive comme seule possibilité réelle d'affranchisse-ment à l'égard du destin, la recherche de la béatitude per-sonnelle dans la solitude, la pauvreté et l'ascèse.

C'est, en un certain sens, au côté « spinoziste » de Witt-genstein qu'il faut rattacher son admiration pour le Hadji Mourat de Tolstoï, et peut-être également sa conviction que les Souvenirs de la maison des morts étaient en fin de compte le meilleur ouvrage de Dostoïevsky. A la différence de Résur-rection, qui est un ouvrage moralisateur construit sur le thème religieux de la faute, du remords et du rachat, et que Wittgenstein n'aimait pas, parce que l'intention édifiante y est trop explicite, Hadji Mourat est, en effet, le proto-type du récit dont la moralité est purement interne, puisque l'on voit simplement s'y manifester, sans qu'il soit besoin d'aucun commentaire, l'énergie morale à l'état brut. Un des traits dominants de la personnalité morale de Witt-genstein semble bien avoir été le volontarisme, la croyance à la positivité fondamentale de toutes les manifestations, aussi bien offensives que défensives, du vouloir humain, abstrac-tion faite de toute question d'approbation ou de désappro-bation « morale » au sens conventionnel du mot. De là, peut-être, cette tendance à découvrir le véritable enseignement moral non point dans les ouvrages de morale, mais plutôt, par exemple, dans les histoires vécues de grands conquérants ou de grands politiques (en particulier Bismarck, pour lequel Wittgenstein professait une admiration quelque peu inatten-

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due), sans que, naturellement, la leçon à méditer ait forcément quelque chose à voir avec celle que l'intéressé a voulu donner ou qu'il y ait lieu d'éprouver la moindre sympathie person-nelle pour ce qu'il a fait ou dit. Le chardon broyé, dans la nouvelle de Tolstoï, symbolise précisément à la fois la force de destruction illimitée de l'homme et sa capacité illimitée de résistance à la destruction, c'est-à-dire les deux aspects complémentaires et indissociables du vouloir-vivre fondamen-tal qui, dans certaines de ses expressions caractéristiques, se confond avec la volonté morale pure et fournit même en un certain sens les seuls exemples irrécusables d'une volonté de ce type.

On aurait certainement de la peine à trouver un auteur dont Wittgenstein soit plus proche par sa philosophie) morale et esthétique que Tolstoï14. Un de leurs traits com-muns les plus caractéristiques, sur lequel Russell a ironisé un peu légèrement, est l'admiration naïve de l'intellectuel pour les gens du peuple, en particulier pour le courage, la dignité silencieuse et la générosité dont ils savent faire preuve dans l'adversité. Si l'on trouve chez Russell des éléments qui font songer à Voltaire, Wittgenstein ressemble, quant à lui, sin-gulièrement à Rousseau sur un certain nombre de points. Ce que l'auteur du Tractatus vénérait et enviait chez les humbles, c'est certainement avant tout ce que René Char a appelé la « santé du malheur », qui est chez eux, par la force des choses, une sorte d'état naturel. C'est sans aucun doute à ses tendances populistes qu'il faut rapporter la prédilection de Wittgenstein pour des auteurs comme Tolstoï, Dickens et Gottfried Keller ; alors que son pessi-misme schopenhauerien et sa conception tragique de l'exis-tence permettent aisément de se faire une idée de ce qu'il pouvait chercher et trouver dans la lecture de Hebbel15. Mais précisément la connexion plus ou moins nécessaire que sug-

14. Il faut se réjouir du hasard heureux qui a fait que les Editions Gallimard ont publié presque en même temps les Leçons et conversations de Wittgenstein et les Ecrits sur l'art de Tolstoï. En fait, on trouvera difficilement, dans les Leçons et conversations, quelque chose qui évoque directement Tolstoï. Mais Paul Engelmann fournit sur ce point un certain nombre de renseignements fort intéressants.

15. Dont W. Mays signale qu'il possédait les œuvres dans sa bibliothèque personnelle, par ailleurs, à ce qu'on dit, fort restreinte. Cf. « Recollec-tions of Wittgenstein », in Fann (éd.), op. cit., p. 79.

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gère par exemple Rousseau entre la moralité et le malheur rend en un certain sens la première aussi suspecte que le second est inacceptable ; et l'exemple de Tolstoï lui-même montre bien à quel point il est difficile de justifier la grandeur morale du peuple sans justifier du même coup la condition du peuple qui la rend à la fois possible et néces-saire. Wittgenstein était, pour sa part, tout à fait conscient de ce que certaines performances morales fondées sur des convictions religieuses ou éthiques qui relèvent de l'instinct beaucoup plus que de l'intellect peuvent avoir d'inadmissible et d'inquiétant. L'état d'esprit voisin de l'hébétude ou de l'anesthésie pure et simple dans lequel un certain type de croyance ou une certaine « philosophie » spontanée infra-rationnelle permet parfois à l'individu de traverser les diffi-cultés de l'existence n'est certainement pas quelque chose que le philosophe peut considérer comme une espèce d'idéal, malheureusement inaccessible, ni même à proprement parler comprendre16. C'est-à-dire qu'il y a toute la différence possible entre le fait d'avoir cessé de se poser le problème de la vie, au sens où l'entend le Tractatus, et le fait d'être hors d'état de se le poser.

Il n'en reste pas moins que la réussite exemplaire de certaines existences humbles et obscures et la forme tout à fait particulière de « sagesse » qui les caractérise étaient certainement en* fin de compte, pour Wittgenstein, ce qui se rapproche le plus de l'idéal suggéré dans le Tractatus : vivre dans le présent, c'est-à-dire vivre sans crainte ni espoir, et sans autre but que de vivre. Au principe de l'attitude éthique de l'auteur il y a en effet l'idée importante que la « solution » du problème moral ne peut pas ne pas être extrêmement simple et parfaitement connue (même si elle est, dans la plupart des cas, intrinsèquement hors de notre portée) ; sans quoi elle ne serait pas du tout une solution. Les dernières propositions du Tractatus sont certainement celles qui justifient le plus pleinement cette remarque assez déconcertante de Wittgenstein : « Nos problèmes ne sont pas abstraits, ce sont au contraire peut-être les plus concrets qu'il y ait » (T, 5.5563). Et l'on ne peut pas ne pas songer ici à cette idée que le philosophe aux prises avec un certain

16. Cf. Fann (éd.), op. cit., pp. 72-73.

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type de problème ressemble à quelqu'un qui est enfermé dans une pièce en face d'un mur sur lequel ont été peintes des fausses portes qu'il s'efforce en vain d'ouvrir, sans voir la porte bien réelle percée dans le mur qui est derrière son dos, par laquelle il pourrait aisément sortir s'il consentait seulement à se retourner 17. Ce qu'on est convenu d'appeler le « problème moral » fournit certainement le meilleur exemple de cette situation : celui qui le pose est à la recher-che d'une issue ; mais il s'obstine à essayer de passer par des fausses portes aussi longtemps qu'il croit pouvoir trouver l'issue en question dans une « réponse » philosophique.

Les tentatives faites par Wittgenstein à différents moments de son existence pour changer de vie, par exemple l'expé-rience malheureuse d'instituteur de campagne en Autriche entre 1920 et 1926, le travail comme jardinier au monas-tère de Hùtteldorf, puis comme architecte, l'existence recluse en Norvège et, après l'abandon de sa chaire de Cambridge, à Galway parmi les pêcheurs d'Irlande, constituent en un certain sens autant d'essais épisodiques et infructueux pour se rapprocher de la solution du « problème de la vie », dont le Tractatus dit qu'elle ne peut consister que dans la disparition de ce problème ; et elles montrent bien à quel point cette solution, telle que la conçoit Wittgenstein, peut être à la fois évidente et compliquée. Il n'est certainement pas peu suiyrenant qu'un philosophe si convaincu de l'extrême difficulté de sa discipline, si peu porté à faire des concessions aux idées reçues (surtout, d'ailleurs, aux idées reçues philosophiques), et finalement si obscur, ait proposé sérieusement de soumettre les arguments abstraits des phi-losophes à ce qu'on pourrait appeler le « test de la femme de ménage 18 ». Mais, même s'il est vrai que les considérations philosophiques de Wittgenstein sont à première vue extrê-mement éloignées de la clarté et de la simplicité auxquelles elles prétendent en théorie nous ramener, il est toujours possible en fait de se convaincre, surtout lorsqu'il est question de choses apparemment mystérieuses comme la morale, la religion ou l'art, qu'il s'efforce de nous remettre, par des chemins nécessairement tortueux, sur une route droite et facile.

17. Cf. ibid., p. 52. 18. Cf. ibid., p. 82.

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Nous avons déjà évoqué le tempérament extrêmement volontariste de Wittgenstein, sa tendance très remarquable à appréhender tout événement, fût-il la pire des catastrophes, avant tout comme un exercice et une épreuve proposés à la volonté, une occasion de réfléchir, d'apprendre et de progresser : Malcolm rapporte qu'il se fit rabrouer assez vertement pour avoir écrit à Wittgenstein en 1945 que la guerre était une corvée insupportable (a 'boredom'19). Mais on ne trouve certainement rien chez Wittgenstein qui res-semble à une apologie de la résignation ou aux considérations philosophiques aussi scandaleuses que rituelles sur la valeur morale de la souffrance et la positivité du malheur. La der-nière chose qui puisse lui venir à l'esprit était bien de vouloir transformer son stoïcisme personnel en une « doctrine » morale à l'usage d'autrui. Il est certain qu'il était beaucoup trop pessimiste pour que sa révolte incessante contre l'injus-tice et l'immoralité du monde moderne pût se traduire en une conviction révolutionnaire quelconque70. Et il est assez déconcertant de constater qu'un homme qui avait une telle aptitude à déceler et à dénoncer les fausses valeurs et les fausses autorités considérait au fond plus ou moins comme un acte immoral tout manquement au devoir d'état et toute désobéissance à l'autorité. Mais le côté austère et moralisa-teur du personnage de Wittgenstein21, qui fait songer quelque peu au « Quousque tandem, Cato, abutere patientia nos-tra ! » de Kraus (cf. op. cit., p. 12), est quelque chose qui n'apparaît pour ainsi dire pas dans ce qu'il a écrit sur l'éthique. Si les quelques réflexions qu'il nous a livrées sur ce sujet pouvaient nous persuader de quelque chose, ce serait, au contraire, certainement de cesser d'appréhender l'éthique à travers les concepts classiques du « sens » moral, de l'obligation, de la censure et de la faute.

19. Cf. N. Malcolm, op. cit., p. 41. 20. « Il donnait également l'impression d'être résolument apolitique,

en dépit du désir qu'il avait de vivre en Russie » (W. Mays, op. cit., p. 82).

21. Voir l'épître satirique de Julian Bell, reproduite dans Copi and Beard (eds.), Essays on Wittgenstein's « Tractatus », pp. 67-73.

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A la question (plus que jamais à l'ordre du jour dans la philosophie anglo-saxonne22 ) de savoir si l'on peut déduire de descriptions factuelles des énoncés évaluatifs et prescrip-tifs, le Tractatus donne une réponse tout à fait claire : il ne peut y avoir dans le monde de valeur qui ait une valeur ; et, par conséquent, il n'y a pas de « propositions » éthi-ques :

« Le sens du monde doit résider en dehors de lui. Dans le monde toute chose est comme elle est et tout se pro-duit comme cela se produit ; il n'y a pas en lui de valeur — et, s'il y en avait une, alors elle n'aurait pas de valeur.

S'il y a une valeur qui ait de la valeur, alors elle doit résider en dehors de tout ce qui arrive et est-tel (ausserhalb ailes Geschehens und So-Seins). Car tout ce qui arrive et est-tel est contingent » (T, 6.41).

Que tous les faits soient contingents, qu'il n'y ait pas de fait essentiel, ou encore que « toutes les propositions soient d'égale valeur » (6.4), qu'aucune ne puisse occuper de « posi-tion exceptionnelle », c'est-à-dire décrire un état de choses plus « important » que d'autres, un état de choses « supé-rieur », cela implique le caractère transcendantal de l'éthique (6.421). Comme le dit la Conférence sur l'éthique, aucun état de choses n'a en lui-même le pouvoir coercitif d'un juge absolu (cf. LC, p. 148), ce qui vaut également pour les états de choses psychologiques qui constituent la subjectivité humaine naturelle ; et, qui plus est, une chose qui arrive ne peut être requise et justifiée par le fait qu'une autre chose est arrivée. Wittgenstein en tire immédiatement la conclusion que l'éthique n'a rien à voir avec la récompense et le châtiment au sens usuel, c'est-à-dire conçus comme des conséquences factuelles de l'action. Cependant, comme il doit bien avoir quelque chose de juste dans l'idée d'une rétribu-tion morale, il faut que celle-ci puisse résider d'une manière ou d'une autre dans l'action elle-même (6.422). Celui qui a bien agi doit avoir déjà sa récompense. Et cette façon de

22. Cf. par exemple W. D. Hudson (ed.), The Is-Ought Question, A Col-lection of Papers on the Central Problem in Moral Philosophy, Macmillan, 1969.

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voir fait songer naturellement à Spinoza : « La béatitude n'est pas le prix de la vertu, c'est la vertu elle-même » (Ethique, V, Proposition 42).

Comme le remarque Rhees, la transcendantalité de l'éthi-que (et de l'esthétique) pose un problème qui n'a pas d'équi-valent exact dans le cas de la logique, pourtant elle-même « extérieure » à la sphère de la contingence et qualifiée de « transcendantale » (6.13). Si la logique « se montre » dans les tautologies et les équations de la mathématique, où et comment l'éthique montre-t-elle, pour sa part, ce qu'elle ne peut en aucun cas dire ? La logique, dit Wittgenstein, est une « image réfléchie » (Spiegelbild) du monde (ibid.) ; il y a une « logique du monde », en ce sens que rien dans ce monde (dans aucun monde) ne saurait arriver contre la logique. Mais l'éthique ne reflète aucune propriété du monde ; il n'y a pas d ' « éthique du monde », c'est-à-dire rien d'éthique dans le monde, puisque celui-ci est complète-ment indifférent à l'éthique, en ce sens que tous les faits y sont d'égale valeur. C'est précisément, d'ailleurs, la même chose de dire qu'il ne peut y avoir d'autre nécessité que logique et de dire que tous les événements du monde sont pareillement accidentels, donc éthiquement neutres.

A la nécessité qui s'exprime dans les propositions de la logique on peut être tenté de faire correspondre la « néces-sité » morale qui se manifeste, semble-t-il, dans des énoncés de la forme « Tu dois... ». Et, bien qu'il conteste la possi-bilité de « propositions » éthiques, Wittgenstein ne veut certainement,pas dire que les affirmations de ce type sont dénuées de sens. La première réaction que l'on a en face d'une loi morale est, remarque-t-il, de se demander : « Que se passera-t-il si je n'obtempère pas ? » Mais une question de ce genre révèle une incompréhension fondamentale de ce qu'on peut appeler la logique ou la « grammaire » de la proposition qui est en cause. Ce qui peut m'arriver ou ne pas m'arriver si je ne fais pas ce que la loi me prescrit, n'a rien à faire ici. Si quelqu'un me fait observer que je joue bien mal au tennis et que je lui déclare ne pas désirer jouer mieux, il ne peut faire autrement que de considérer que les choses sont en ordre telles qu'elles sont. Mais, si je me suis conduit de façon immorale dans une circonstance déter-minée et qu'on me le fait remarquer, une réponse comme :

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« Je sais que je me conduis mal ; mais, de toute façon, je ne veux nullement me conduire mieux » est moins scanda-leuse que déconcertante et incongrue. Il n'est certainement pas question, dans ce cas, de conclure que tout est pour le mieux. On ne pourra probablement pas me dire autre chose que : « Eh bien, vous devez vouloir vous conduire mieux ! » (Cf. LC, pp. 144-145.) Et cette affirmation ne constitue évidemment pas plus une réfutation de la mienne qu'elle n'est réfutée par elle. En d'autres termes : je puis avoir des raisons de vouloir bien jouer au tennis et égale-ment de me résigner à mal jouer, mais il n'y a pas de raison qui puisse me contraindre à vouloir me conduire comme il faut ou m'autoriser à ne pas le vouloir.

Dans les deux jugements de valeur qui portent respec-tivement sur ma façon de jouer au tennis et sur mon com-portement moral, des termes comme « bien », « mal », « devoir » ou « ne pas devoir » sont employés successive-ment dans le sens que Wittgenstein appelle « le sens trivial ou relatif » et dans celui qu'il appelle « éthique ou absolu ». Dans l'usage normal du langage le mot « bon » signifie en gros : qui permet d'atteindre commodément une fin pré-déterminée, ou : qui satisfait jusqu'à un certain point un modèle prédéterminé. Tous les jugements qui font un usage relatif de termes de valeur sont, en réalité, remarque Witt-genstein, traduisibles dans des énoncés factuels. Lorsque je dis : « C'est la bonne route pour X », je formule simple-ment le fait que la route en question est celle qui conduit le plus rapidement ou le plus commodément à X. Mais l'interrogation éthique ne concerne pas du tout les voies et les moyens à utiliser pour un certain résultat ; elle porte sur la recta vivendi ratio, c'est-à-dire le bon chemin abso-lument parlant, la voie et le moyen. Et c'est pourquoi, du point de vue de Wittgenstein, on ne peut lui faire corres-pondre aucune question réellement douée de sens. S'il y a un « art moral », il ne peut rien avoir de moral, et s'il y a une éthique, il ne peut y avoir de « savoir-vivre » correspondant.

La formule générale (pour employer une expression kan-tienne) de la moralité ne peut être en fin de compte autre chose que « Soyez heureux ! » « Je suis, écrit Wittgenstein, heureux ou malheureux, c'est tout. On peut dire : il n'y a

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ni bien ni mal » (C, p. 142). Vivre heureux est en un certain sens le seul impératif catégorique, le seul projet sur lequel, semble-t-il, on ne puisse pas demander des comptes : « Et si maintenant je me demande pourquoi je devrais être heu-reux, la question m'apparaît de soi-même être tautologique ; il semble que la vie heureuse se justifie par elle-même, qu'elle est l'unique vie correcte » (C, pp. 147-148). La volonté d'être heureux est la seule chose qu'aucune éthique ne puisse réel-lement mettre en question, puisque les éthiques qui s'em-ploient à la réprimer ne le font, somme toute, que dans la perspective d'un autre bonheur possible. Mais à quoi cor-respond exactement cette volonté et à quoi reconnaît-on que l'on a trouvé le bonheur, c'est-à-dire la bonne route ? Nous avons affaire ici à un vouloir et une réussite qu'il est tout à fait impossible de caractériser empiriquement : « Quelle est la marque objective de la vie heureuse, harmo-nieuse ? Il est de nouveau clair ici qu'il ne peut y avoir de telle marque qui se laisse décrire ». (ibid.).

Toutes les considérations philosophiques sur l'éthique pourraient et devraient en un certain sens s'arrêter là. Si l'on me demande ce que signifie le fait d'avoir résolu pour soi-même l'énigme ou le « problème » moral, je ne puis faire plus que renvoyer le questionneur à une série d'expressions en fin de compte synonymes, et toutes également formelles : « avoir trouvé le sens de la vie », « avoir résolu le problème de la vie », « vivre heureux », « vivre en harmonie avec le monde », « vivre dans le présent », etc. Mais ces expres-sions ne « disent » rien, ne décrivent aucun état de choses. Avoir résolu le problème de la vie, ce n'est pas avoir répondu à une question quelconque, découvert quoi que ce soit, percé aucun secret. C'est avoir cessé de se poser le pro-blème : « N'est-ce pas la raison, se demande Wittgenstein, pour laquelle des hommes aux yeux desquels le sens de la vie est devenu clair après une longue période de doute, ont été alors incapables de dire en quoi consistait le sens en question ? » (T, 6.521.)

Il est clair que la distinction tranchée du fait et du droit, des jugements de valeur relatifs et des jugements de valeur éthiques, est, dans le Tractatus, l'élément le plus typique-ment kantien. Et Wittgenstein se rapprochait en un certain sens singulièrement de Kant lorsqu'il suggérait qu'une

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manière de donner un sens à l'idée d'immortalité pourrait être de se la représenter à travers le sentiment que l'on a parfois, qu'il existe des devoirs dont la mort même ne sau-rait nous affranchir23. Il reste que, dans le Tractatus et dans les Carnets, la vie bonne est identifiée explicitement avec la vie heureuse, et non pas avec la vie qui aurait su se rendre digne du bonheur. Dans l'éthique le monde nous est pro-posé comme un problème, une tâche (Aufgabe), et Witt-genstein remarque que les faits appartiennent tous unique-ment aux données du problème, et non à la solution (cf. T, 6.4321). Quoi que l'on puisse invoquer dans l'ordre de la factualité, cela fait nécessairement encore partie de la ques-tion, et non pas de la réponse. Et cela vaut également si, pour expliquer l'origine et les propriétés du monde, nous recourons à un fait premier comme sa création par un être tout-puissant : car un tel fait ne saurait lui-même avoir aucune valeur particulière, il appartiendrait nécessairement encore au comment des choses (faut-il dire du monde ?), c'est-à-dire au fait qu'il y a (eu) certains faits ; en tant que chose ayant eu lieu, il se trouverait fatalement affecté de la contingence de tout ce qui a lieu. Il est significatif que, comme le remarquent en particulier von Wright et Malcolm, Wittgenstein se soit déclaré incapable de donner un sens quelconque à la conception d'un Dieu créateur du monde, alors qu'il se sentait si immédiatement et si profondément concerné par les idées de la justice, de la miséricorde et de la rédemption divines24. Ce rejet de la conception cosmo-logique de la divinité au profit d'une conception éthique fait évidemment songer à nouveau à Kant ; mais c'est finale-ment à Kierkegaard que Wittgenstein s'apparente par son hostilité caractéristique à l'égard de toute espèce de preuve de l'existence de Dieu et de fondement rationnel pour la croyance religieuse.

Il y a en fait dans l'éthique du Tractatus et des Carnets des éléments qui s'opposent de façon très précise à chacun des trois postulats de la raison pratique kantienne2S. Le

23. Cf. Malcolm, op. cit., p. 71 ; et LC, p. 132. 24. Cf. par exemple Malcolm, ibid. 25. Il va sans dire que la confrontation que nous esquissons ici avec

l'éthique kantienne ne doit rien aux textes de Wittgenstein lui-même et

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premier d'entre eux, celui de l'immortalité de l'âme, dérive chez Kant de la nécessité de concevoir pour l'âme humaine « une durée appropriée à l'accomplissement complet de la loi morale », c'est-à-dire la possibilité d'un progrès à l'infini vers la sainteté. Mais les termes dans lesquels Wittgenstein formule le problème de l'éthique font que la prolongation indéfinie de la vie sous une forme quelconque après la mort ne pourrait contribuer en aucune manière à la solution : « ... Avant tout cette hypothèse ne donne pas du tout le résultat, quel qu'il soit, que l'on voudrait atteindre par elle. Est-ce qu'une énigme se trouve résolue par le fait que je continue à vivre éternellement ? Est-ce que cette vie éternelle n'est pas alors tout aussi énigmatique que la vie présente? La solution de l'énigme de la vie dans l'espace et le temps se situe en dehors de l'espace et du temps » (T, 6.4312). Il est clair que l'énigme ne peut pas être dénouée par la mort, s'il n'y a" rien après la mort : elle cesse purement et simplement pour moi (c'est-à-dire qu'elle cesse tout court) lorsque je meurs ; mais elle ne peut l'être davan-tage s'il y a une autre vie après la mort : le mot de l'énigme ne saurait m'être donné de ce que des faits nouveaux, quels qu'ils soient, viennent s'ajouter à d'autres faits. Dire que la solution de l'énigme de l'existence spatio-temporelle se situe en dehors du monde spatio-temporel, c'est suggérer, non pas que cette solution réside ailleurs, dans un autre monde, un monde surnaturel, mais que l'énigme ne saurait être résolue dans la durée par le fait que quelque chose de particulier a lieu, quo quelque chose a lieu plutôt qu'autre chose. Vivre dans le présent, c'est-à-dire vivre sans rien regretter ni redouter ni espérer, et avoir résolu l'énigme, constituent une seule et même chose ; et c'est ce qui permet à Wittgenstein d'écrire à la fin du Tractatus : « Das Rätsel gibt es nicht » (6.5). La présence de l'article défini est cer-tainement ici d'une importance capitale : il y a des énigmes, des problèmes et des solutions ; il n'y a rien de tel que /'énigme, le problème et la solution.

Nous venons de voir que, pour l'auteur du Tractatus, l'existence d'un autre monde et celle d'un Dieu, comme

qu'elle comporte de gros risques puisqu'en principe l'auteur du Tractatus ne propose ni ne récuse aucune théorie particulière de l'éthique.

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garantie de la possibilité de réaliser le souverain bien, c'est-à-dire la connexion exacte de la moralité et du bonheur, ne nous rapprocheraient nullement de la solution de notre pro-blème. Qu'en est-il maintenant du deuxième postulat, celui de la liberté humaine, qui est chez Kant la raison d'être de la loi morale, la condition indispensable pour que celle-ci puisse être appliquée, pour que la bonne volonté puisse avoir des effets qui tombent dans le monde sensible ? La position de Wittgenstein est sur ce point tout à fait catégorique, bien qu en fait passablement difficile à interpréter : « Le monde est indépendant de ma volonté » (T, 6.373). Ou encore, dans les Carnets : « Je ne puis plier les événements du monde à ma volonté ; mais je suis au contraire totale-ment impuissant » (p. 140).

Wittgenstein ne veut certainement pas dire que les désirs et les actions des hommes ne modifient en rien le cours du monde. Mais, s'ils le modifient, c'est uniquement en ce sens qu'ils en font partie. Et, en tant qu'ils font partie des choses qui « arrivent », ils n'ont aucune valeur particulière, ne sont en fait ni bons ni mauvais : « ... tout ce qui arrive, que ce soit par le fait d'une pierre ou de mon propre corps, n'est ni bon ni mauvais » (ibid., p. 156). Les actes de volonté empiriques de l'homme sont des événements du sujet psychologique, qui est simplement une partie non pri-vilégiée du monde ; et la volonté morale n'est pas un prin-cipe d'activité extra-mondain, mais une simple limite du monde26. Il n'y a aucune connexion logique ni empirique entre la volonté éthique et le monde, et par conséquent aucune possibilité d'augmenter ou de diminuer la valeur du monde, quelles que soient les transformations que nous puissions nous proposer de faire subir au contenu du monde. Il n'est pas en notre pouvoir de devenir meilleurs ni d'amé-liorer le monde : « On ne peut, dit Wittgenstein, amener les hommes au bien ; on peut seulement les amener quelque part. Le bien se situe en dehors de la sphère des faits27. »

La plupart des biographes de Wittgenstein insistent sur le

26. La « théorie » de la volonté dans le Tractatus, qui est certaine-ment un des éléments les plus difficiles et les plus obcurs de l'ouvrage, fera l'objet d'une tentative d'élucidation séparée.

27. Ludwig Wittgenstein und der Wiener Kreis, p. 117, note 63 c.

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fait que, bien qu'il ait été tout à fait incapable d'adhérer à une religion au sens conventionnel de l'expression, il pou-vait néanmoins être considéré en fait comme un homme profondément religieux. Mais son attitude nous fait plutôt songer, pour notre part, à une remarque de Freud (dont le pessimisme sur le présent et l'avenir de la condition humaine est singulièrement proche du sien) dans L'Avenir d'une illu-sion : « Les critiques persistent à appeler "profondément religieux" tout homme qui avoue le sentiment de l'insigni-fiance de l'homme et de l'impuissance humaine en face de l'univers, bien que ce ne soit pas ce sentiment qui constitue l'essence de la religiosité, mais plutôt la démarche qui s'en-suit, la réaction à ce sentiment, réaction qui cherche un secours contre lui. Qui ne va pas plus loin, qui humblement acquiesce au rôle minime que joue l'homme dans le vaste univers, est bien plutôt irréligieux au sens le plus vrai du mot28. » En ce sens Wittgenstein est certainement l'un des hommes les plus irréligieux que l'on puisse imaginer, l'un de ceux qui se refusent absolument toute consolation et qui, à tort ou à raison, n'attendent rien des faveurs du destin ni des grâces de l'histoire.

On ne perdra pas de vue, néanmoins, que son but est de décourager les spéculations philosophiques sur des choses comme la bonté ou la méchanceté de l'homme, le progrès moral, la valeur de la vie, etc., et non pas les efforts de ceux qui s'appliquent, de quelque manière que ce soit, à améliorer les conditions de vie des hommes. On pourrait, en effet, être tenté de lui objecter que, si la question du sens de la vie est une pseudo-question, la question du non-sens de la vie, de certaines formes de vie, est une question bien réelle, lourde de sens et tout à fait empirique. Mais il n'y a là rien qui soit en contradiction avec ce qui est dit dans le Tractatus. Il est certainement exact que, pour Witt-genstein, tous les problèmes théoriques que la science est en mesure de formuler et tous les problèmes pratiques que l'existence est susceptible de nous poser pourraient avoir été résolus (à supposer que cette hypothèse ait un sens quelconque) sans que la question de la signification de la vie ait été seulement effleurée. Mais, précisément, cette

28. L'Avenir d'une illusion, trad. £r., P. U. F., 1971, p. 47.

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question n'est pas du tout une question ; elle ne peut pas être posée, bien qu'elle puisse, le cas échéant, être « réso-lue » : il faut simplement pour cela que la vie cesse d'être vécue comme problématique ; et s'il n'y a pas de mode de vie qui donne par lui-même un sens à la vie, il y en a incon-testablement beaucoup qui lui enlèvent tout sens en la ren-dant invivable.

« On pourrait encore dire, remarque Wittgenstein, que celui-là parvient au but de l'existence qui n'a plus besoin de buts en dehors de la vie. C'est-à-dire celui qui est apaisé » (C, p. 141). Mais, quelques pages plus loin, il observe : « L'homme ne peut se rendre heureux sans plus » (p. 145). Et cela signifie qu'en un certain sens il n'est pas possible à l'homme de vivre sans plus. Or « le monde et la vie ne font qu'un » (T, 5.621). Ou encore, comme le disent les Carnets (p. 145) : « La vie physiologique n'est naturelle-ment pas "la vie". Pas plus que la vie psychologique. La vie est le monde. » Il en résulte, entre autres choses, que la question du sens de la vie et celle du sens du monde sont une seule et même question. Il est clair qu'au regard de l'éthique l'existence ou la non-existence d'une vie organique sont des choses tout à fait indifférentes : si le monde inerte n'a pas de valeur, le monde vivant lui-même n'en a pas davantage (cf. ibid., p. 149). Résoudre le problème éthique, c'est-à-dire connaître l'apaisement de ceux qui ne recher-chent pas de justification extrinsèque à la vie, ce n'est, par conséquent, pas avoir reconnu la valeur intrinsèque de certains faits privilégiés comme ceux de l'existence biolo-gique ou psychique, c'est simplement avoir accepté que le monde soit le monde, c'est-à-dire que les faits soient ce qu'ils sont et que ce soient tous les faits. C'est précisément l'impossibilité dans laquelle nous nous trouvons en pratique d'accepter cela qui s'exprime pour une part essentielle dans la croyance en Dieu ou dans ses substituts :

« Croire en un Dieu signifie comprendre la question du sens de la vie.

Croire en un Dieu signifie voir que les faits du monde ne résolvent pas tout.

Croire en un Dieu signifie voir que la vie a un sens » (C, p. 141).

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Les Carnets nous donnent des indications précieuses, mais parfois contradictoires, sur ce qu'il faut lire entre les lignes du Tractatus29 et sur tout ce que le caractère dogmatique, oraculaire et définitif de cet ouvrage peut avoir de décon-certant, tellement les questions auxquelles il est censé appor-ter une réponse finale semblent effectivement disparaître plu-tôt que se résoudre. Les notes préparatoires sont remplies de perplexités, d'hésitations, de questions laissées sans réponse, de remarques antithétiques, d'autocritiques sévères, de volte-face et d'interruptions. On a souvent remarqué, par exemple, la coexistence problématique de deux conceptions très dif-férentes de la Divinité : 1) Dieu identifié plus ou moins avec le monde des faits, c'est-à-dire avec le Destin ou la Nature (panthéisme), en d'autres termes la « volonté étran-gère » à laquelle nous devons nous soumettre sans com-prendre, parce qu'il n'y a rien à comprendre et rien d'autre à faire qu'à consentir ; 2) Dieu comme le sens du monde, extérieur au monde, c'est-à-dire une sorte de supplément non factuel de la factualité et le remède possible à la contingence radicale des événements de l'univers, qui est responsable du malheur et du désespoir de l'homme. La remarque des Carnets :

« La manière dont tout a lieu, c'est Dieu. Dieu est la manière dont tout a lieu » (p. 148).

est apparemment en contradiction avec l'aphorisme 6.432 du Tractatus :

« La manière d'être du monde est complètement indiffé-rente pour ce qui est d'ordre supérieur. Dieu ne se révèle pas dans le monde. »

Mais il est significatif que la remarque en question figure (sans numéro) à la page 84 du manuscrit du Prototractatus. Sans doute le Tractatus précise-t-il encore que ce n'est pas la manière d'être du monde {u>ie die Welt ist) qui constitue

29. Comme le remarque P. Winch (Wittgenstein's Treatment of the Will, Ratio, vol. X, 1968, p. 38), ce que Wittgenstein dit dans le Tractatus n'est, dans certains cas, que la partie visible d'un iceberg, dont la partie immergée est à chercher en différents endroits des Carnets.

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l'élément mystique, mais le fait qu'il y a le monde (dass sie ist) (6.44). Cependant, dire que Dieu est la manière dont tout a lieu n'est certainement pas dire que les choses telles qu'elles ont lieu ont un sens, que Dieu pourrait se mani-fester dans le fait que certaines choses ont lieu plutôt que d'autres. Et, de même, dire que Dieu est complètement extérieur à ce qui se passe dans le monde, qu'il est le (pseudo-) fait du monde, c'est-à-dire le fait qu'il y a les faits et que ce sont tous les faits, exclut indiscutablement qu'il puisse être une justification transcendante de ce fait. En dépit des efforts quelque peu désordonnés que fait Witt-genstein dans les Carnets pour obtenir une caractérisation positive de l'éthique, sa conviction que les faits ne peuvent représenter « la fin de l'histoire » ne contredit pas réelle-ment les conclusions purement négatives du Tractatus, selon lesquelles il n'y a pas d'autre histoire à raconter que celle des faits.

Nous avions déjà fait remarquer que l'originalité essen-tielle de Wittgenstein consiste peut-être à refuser de poser la question de l'éthique à travers des notions traditionnelles comme celles 4U devoir, de la conscience morale, de la dis-tinction du bien et du mal. L'attitude éthique n'est pas réellement distinguée chez lui de l'attitude métaphysique en général ni, d'ailleurs, de l'attitude esthétique. L'éthique et l'esthétique sont identifiées explicitement dans une remarque incidente du Tractatus (6.421). Et, dans la Confé-rence sur l'éthique, Wittgenstein, après avoir rappelé la définition de Moore : « L'éthique est l'investigation géné-rale de ce qui est bien », signale qu'il utilisera le terme « dans un sens un peu plus large, en fait dans un sens qui inclut ce qui est [ . . . ] la partie essentielle de ce qu'on appelle communément esthétique » (p. 143). Qu'avons-nous dans l'esprit et que cherchons-nous à exprimer dans les cas typi-ques où nous sommes tentés d'utiliser des expressions comme « bien absolu » ou « valeur absolue » ? Wittgenstein essaie de répondre indirectement à la question en décrivant trois expériences particulières auxquelles nous serions pro-bablement enclins à reconnaître une valeur absolue, et qui

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se caractérisent toutes, entre autres choses, par le fait que l'expression verbale que nous en donnons est métaphysique et dépourvue de sens.

La première d'entre elles, dont il fait son exemple pri-vilégié, est précisément celle que les philosophes ont sou-vent décrite comme l'expérience métaphysique par excel-lence : l'étonnement devant l'existence du monde. Non point devant le fait que quelque chose existe plutôt qu'autre chose, mais devant le fait qu'il existe quelque chose plutôt que rien. Lorsque nous décrivons une expérience de ce genre, nous faisons ce que l'on peut appeler, en songeant au Cahier bleu et aux Recherches philosophiques, un « usage métaphysique » de mots comme « s'étonner » ou « exis-tence ». Dire que je m'étonne de ce que telle chose se produise ou existe n'a de sens que si je peux imaginer qu'elle ne se produise pas ou n'existe pas. « Mais c'est un non-sens de dire que je m'étonne de l'existence du monde, parce que je ne peux pas imaginer qu'il n'existe pas » (p. 150). Cette constatation doit être rattachée à ce que Pitcher appelle le « principe de la négation signifiante » selon Wittgenstein : « La proposition positive doit présupposer l'existence de la proposition négative, et inversement » (T, 5.5151). C'est-à-dire : si nous pouvons donner un sens à la proposition positive, si celle-ci est bien une proposition, nous devons également pouvoir donner un sens à la proposition néga-tive, et réciproquement. « Pour qu'une proposition puisse être vraie, disent les Carnets, il faut aussi qu'elle puisse être fausse » (p. 112). Ou encore : « Tout ce que nous pouvons décrire pourrait aussi bien être autre » (p. 151, et T, 5.634).

C'est pourquoi nous ne pouvons décrire le fait du monde, donner un sens à la proposition « Le monde existe ». Wittgenstein remarque que, lorsque je m'étonne de l'exis-tence du monde, on pourrait être tenté de dire que je m'étonne d'une tautologie. C'est un peu comme si je m'émerveillais non pas de ce que le ciel soit bleu plutôt que gris, mais de ce qu'il soit bleu ou non bleu, de ce qu'il soit quoi que ce soit qu'il peut être. Mais une tau-tologie n'est pas quelque chose dont on puisse s'étonner, parce qu'elle est compatible avec n'importe quel état du monde, parce qu'en elle toute possibilité est d'avance concé-

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dée (cf. C, p. 112). Or précisément la proposition « Le monde existe » ressemble aux tautologies en ce qu'elle aussi laisse aux faits une latitude totale. L'existence du monde n'est pas un état de choses qui pourrait être représenté dans le langage ; car c'est seulement ce qui pourrait aussi bien ne pas être donné que le langage est à même de représenter. S'étonner de ce que le monde existe, c'est, dit Wittgenstein, une expérience que l'on pourrait encore décrire en disant qu'elle consiste à voir le monde comme un mira-cle 30. Mais le mot « miracle » peut lui-même être employé dans un sens relatif et dans un sens absolu. Si nous quali-fions de « miraculeux » un phénomène qui n'a pas encore été expliqué par la science, c'est-à-dire un phénomène que nous n'avons pas encore réussi à articuler avec d'autres phénomènes à l'intérieur d'un système scientifique, il est clair que nous ne pouvons donner de sens à l'idée d'un « miracle du monde », c'est-à-dire d'un miracu-leux absolu. L'existence du monde nous donne à certains moments l'impression d'être un fait unique en son genre, un fait absolument inédit ; mais ce n'est pas du tout un fait. Nous pourrions être tentés de dire que l'expression lin-guistique adéquate du miracle du monde est l'existence du langage lui-même. Mais nous n'aurions toujours rien dit sur le « fait » miraculeux en question ; car, si les moyens du langage peuvent exprimer quelque chose, c'est-à-dire si l'on peut exprimer quelque chose dans le langage, l'exis-tence du langage, le fait qu'il y a le langage, n'exprime rien.

On peut faire des remarques analogues à propos des deux autres expériences que Wittgenstein considère, si l'on peut dire, comme des « symptômes » (possibles parmi d'autres) de l'éthique : la sensation de sécurité absolue et la sensation de culpabilité en soi. Lorsque je m'efforce de décrire mon état d'esprit dans des termes comme : « J'ai la conscience tranquille ; rien ne peut m'atteindre, quoi qu'il arrive », il est clair que mes propos sont nécessairement dénués de signification. Je suis en sécurité lorsqu'il est matériellement impossible que certaines choses m'arrivent ; et, par consé-quent, c'est un non-sens de dire que je suis en sécurité, quoi

30. Le miracle en question est également le miracle esthétique. Cf. C., p. 159.

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qu'il puisse arriver. De même, je peux avoir le sentiment de n'avoir pas fait une chose que j'aurais dû faire ; mais à quoi correspond le sentiment de ne pas faire ce qu'il faut en général, l'impression de manquer à son devoir quoi que l'on fasse, d'être intrinsèquement fautif ?

L'expérience de la culpabilité constitutive (qu'il faut mettre en rapport avec les idées religieuses de la prédesti-nation et de la damnation, auxquelles Wittgenstein semble avoir été particulièrement sensible) est certainement, parmi les trois décrites, celle qui se rapproche le plus d'une expé-rience morale au sens habituel du terme. Le sentiment que l'existence de l'homme est a priori insuffisante, qu'elle est en quelque sorte déjà jugée et condamnée, est un de ceux qui, toute sa vie, ont hanté l'auteur du Tractatus. Mais, précisé-ment, la sensation de culpabilité, qui peut se traduire en pratique par toutes les formes du mécontentement de soi, allant de l'insatisfaction la plus vague et la plus superficielle aux souffrances proprement morales de la conscience tortu-rée, est considérée, d'autre part, par Wittgenstein comme l'indice de la « vie mauvaise », c'est-à-dire malheureuse et — ce qui, comme nous l'avons vu, revient finalement au même — immorale. La mauvaise conscience est également en fin de compte une conscience mauvaise, et le moralisme militant une preuve du fait que le sens de la vie n'a pas été trouvé.

On remarquera que, si l'inspiration de la Conférence sur l'éthique est encore essentiellement celle du Tractatus, la démarche suivie est en fait déjà pour une part celle des Recherches philosophiques. Wittgenstein y suggère en effet de remplacer une interrogation traditionnelle, de type essen-tialiste, sur la nature du bien ou de la valeur par l'examen de différents exemples significatifs de ce que nous appelons « avoir une expérience douée d'une valeur intrinsèque » (et non pas, remarquons-le, de ce qu'on appelle « avoir une expérience du bien ou de la valeur »). Son but est de nous faire comprendre « qu'il y a certain type caractéristique d'emploi abusif du langage qui se retrouve à travers toutes nos expressions religieuses et éthiques » (p. 151). Les expressions en question sont en quelque sorte toutes intrin-sèquement figurées, et par conséquent intrinsèquement impropres, puisqu'elles ne possèdent pas le type de pro-

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priété indirecte qui caractérise les expressions figurées ordi-naires. Ce qu'elles disent littéralement n'est pas ce qu'elles veulent dire ; et on ne peut trouver quoi que ce soit qu'elles veuillent dire et qui ressemble de quelque façon que ce soit à ce qu'elles disent. Lorsque nous utilisons des termes de valeur comme « bon » dans un sens éthique, par exemple lorsque nous disons que « cette action est bonne », nous avons à la fois la conviction que ce que nous voulons dire est très différent de ce que nous voulons dire lorsque nous parlons, par exemple, d'un « bon » mathématicien ou d'un « bon » joueur d'échecs, et le senti-ment qu'il doit y avoir une certaine analogie entre les deux cas. « Mais, dit Wittgenstein, un simulacre doit être le simu-lacre de quelque chose. Et si je puis décrire un fait par le biais d'un simulacre, je dois aussi être en mesure de laisser là le simulacre et de décrire les faits sans recourir à lui » (p. 152). Or, à la différence des évaluations relatives, qui sont en réalité des descriptions factuelles abrégées, les éva-luations absolues ne sont pas des descriptions propres ni imagées de quoi que ce soit.

Toutes les expressions de l'éthique et de la religion sont, par le fait, des expressions allégoriques qui ne renvoient à rien que l'on puisse identifier et exhiber de façon indépen-dante, bien que, par ailleurs, Wittgenstein les considère en un certain sens comme « synonymes », comme renvoyant à quelque chose de commun. Nous pouvons substituer aux expressions du langage éthique des expressions corres-pondantes du langage religieux, et inversement : mais nous ne quittons pas pour autant le domaine de la paraphrase poétique pour celui de la prose. Le langage religieux peut nous donner l'impression de traduire les pseudo-descriptions de la morale en une histoire authentique, c'est-à-dire dans le langage des faits. On peut, par exemple, rendre compte de la première des trois expériences évoquées par Wittgenstein, celle de l'émerveillement devant l'existence même du monde, en disant que Dieu a créé le monde ; de la seconde, celle de la sécurité absolue, en disant que l'on se sent absolument sain et sauf entre les mains de Dieu ; de la troisième, celle de la culpabilité absolue, en disant que notre conduite est réprouvée par Dieu. A Schlick, qui lui demande « si l'existence du monde a un lien avec ce qui est

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éthique », Wittgenstein répond : « Les hommes ont bien senti qu'il y a un lien, et ils l'ont exprimé de la façon suivante : Dieu le Père a créé le monde, le fils de Dieu (ou la parole, qui vient de Dieu) est ce qu'il y a d'éthique. Le fait que l'on imagine la divinité à la fois comme divisée puis comme Une indique qu'il y a là un lien » (LC, pp. 158-159). Ce qui fait problème dans le discours de la religion n'est pas la plausibilité ou l'implausibilité des « événe-ments » qu'il décrit, mais le fait que le pouvoir explicatif de ce qu'il décrit réside dans quelque chose qu'il ne peut décrire : le sens inexprimable de ce qu'il décrit. Et l'émer-veillement devant le fait que Dieu a créé le monde ne contient en un certain sens rien de plus que l'émerveille-ment devant le fait qu'il y a le monde, c'est-à-dire qu'il ne contient rien.

Le discours religieux pourrait être (et a été effectivement) interprété comme une sorte de grande parabole. Mais c'est une idée que Wittgenstein rejette catégoriquement : « La parole dans la religion n'est pas non plus métaphore (Gleichnis) ; sinon on devrait aussi pouvoir le dire en prose » {ibid., p. 158). Les expressions et les actions religieuses donnent l'impression de faire partie d'une « vaste allégorie fort raffinée » {ibid., p. 151) et largement anthropomor-phique, qui est en réalité dépourvue de toute espèce de signification, parce qu'une figure qui ne renvoie à rien qui puisse se dire ne dit rien. Dans les Leçons sur la croyance religieuse (1938), Wittgenstein adoptera une attitude sensi-blement différente, qui consiste à considérer un dogme religieux comme, par exemple, celui du Jugement dernier, non plus comme une (pseudo-) proposition figurée, mais comme constituant en quelque sorte le point culminant d'une forme de vie (cf. LC, p. 114).

Rhees a raison, croyons-nous, de remarquer — et ceci constitue un correctif à ce que nous avons dit précédem-ment — que, dans ce que la Conférence dit de l'éthique et ce que le Tractatus disait du langage, on voit s'exprimer la même tendance caractéristique : la recherche (plus ou moins nostalgique) de l'essence unitaire derrière le divers et l'accident. « "L'éthique", qui ne peut pas être exprimée, est ce grâce à quoi je suis capable de penser le bien et le mal, même dans les expressions impures et qui se réduisent

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à des non-sens, que je suis obligé d'employer » (Les Vues de Wittgenstein sur l'éthique, LC, pp. 173-174). S'il avait traité de l'éthique davantage dans l'esprit du Cahier brun, Wittgenstein se serait appliqué à décrire différentes façons de dire, mais il n'aurait pas suggéré qu'elles étaient des façons différentes de dire (improprement) la même chose, ni que nous pouvons nous rapprocher du vif du sujet — là où il n'y a pas de sujet — en considérant ce qu'il y a de commun entre diffé-rentes expressions d'une même famille. C'est-à-dire qu'il nous aurait enseigné des différences au lieu de nous ensei-gner au bout du compte à surmonter des différences.

« Tu regardes à travers le brouillard, disent les Carnets, et tu es ainsi capable de te persuader que le but est déjà tout près. Mais voici que le brouillard se dissipe, et le but n'est toujours pas en vue ! » (P. 109.) Et la Conférence sur l'éthique évoque la difficulté qu'il y a à voir à la fois le chemin suivi et le but poursuivi (cf. pp. 142-143). Diffi-culté caractéristique de la philosophie : comprendre à la fois où l'on veut aller et comment on y va. En un certain sens il n'y a rien derrière le brouillard et, comme le dira clairement la préface des Recherches philosophiques, pas de but qui soit indépendant du chemin. Et c'est pourquoi la photographie « galtonienne » de l'éthique dans la Conférence (cf. ibid., p. 143) ne nous livre pas le visage typique attendu et ne fait, somme toute, que dissiper une série de figures indécises.

Il est clair que ce qui est dit de l'éthique dans le Trac-tatus est en un certain sens compatible avec n'importe quelle espèce de « doctrine » morale ou religieuse, encore que, par ailleurs, la première conclusion à tirer du fait que la vie justifiée n'est rien d'autre que la vie heureuse soit probablement que la plupart des morales conventionnelles sont complètement immorales. En même temps que l'absence presque totale de la notion de devoir, on remarque, dans l'éthique du premier Wittgenstein, l'absence caractéristique de référence au problème de Vautre. La réflexion sur le pro-blème moral est de type nettement solipsiste et anhistorique : « Que m'importe l'Histoire ? Mon monde est le premier et

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le seul monde ! » (C, p. 153.) Et ce trait n'est pas du tout accidentel : la dimension éthique ne s'introduit que par le fait que le monde est mon monde, et Wittgenstein remarque qu'il n'est pas possible de parler de l'éthique sans entrer en scène personnellement (cf. LC, p. 158). « C'est seulement de la conscience de l'unicité de ma vie que naissent la religion — la science — et l'art », disent — de façon quelque peu étrange — les Carnets (p. 148). Et le surlendemain Wittgenstein note :

« Et cette conscience, c'est la vie même. Peut-il y avoir une éthique, s'il n'y a en dehors de moi

aucun être vivant ? Oui, si l'éthique doit être quelque chose de fondamen-

tal. »

L'éthique, qui est un présupposé du monde, ne peut pas dépendre d'une caractéristique contingente du monde telle que l'existence d'une pluralité d'êtres vivants. L'état d'esprit caractéristique du sujet éthique est celui qui s'exprime dans la proposition : « Je sais ce que j'ai à faire. » Et, si l'éthique est en un certain sens indifférente aux conséquences, la question ne peut pas être de savoir ce qui risque de résulter (pour moi ou pour autrui) de ce que je vais faire. « Peut-on dire : 'Agis selon ta conscience, quelque forme qu'elle prenne ?'. » Est-ce que le « Sois heureux ! » qui suit immé-diatement cette question dans les Carnets (p. 143) constitue la réponse ? Il est évident qu'en un certain sens les deux injonctions : « Agis en toutes circonstances selon ta cons-cience ! » et : « Agis en toutes circonstances de façon à être heureux ! », seraient parfaitement contradictoires. Je n'ai pas besoin de ma conscience pour vouloir le bonheur, et celui-ci ne peut, semble-t-il, se concevoir sans une certaine forme de « bonne » conscience, c'est-à-dire d'abdication de la conscience, bref d'inconscience. Il est évident également que les deux impératifs en question sont susceptibles de conduire à deux formes correspondantes d'immoralité que Wittgenstein réprouvait certainement, quant à lui, de façon catégorique : l'irresponsabilité de la belle âme et la recherche égoïste du bonheur personnel à tout prix.

Sur ce point les remarques des Carnets sont particuliè-rement aporétiques et énigmatiques :

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« Lorsque ma conscience trouble mon équilibre, il y a quelque chose avec quoi je ne suis pas en accord. Mais quoi ? Est-ce le monde ?

Il est certainement correct de dire : la conscience est la voix de Dieu » (ibid.).

On pourrait aussi bien formuler la question sous la forme : « Pourquoi ne suis-je pas heureux ? » Est-ce parce que je n'ai pas bien agi (quoi que cela puisse vouloir dire) ? Parce que le monde m'est hostile ? Ou parce que je suis l'ennemi maladroit et malheureux du monde ? Toutes ces réponses seraient en un certain sens équivalentes, parce qu'il n'y a peut-être pas de différence réelle entre être en paix avec sa conscience, avoir la faveur du Destin et consentir à ce qui vient du Destin. Ou plutôt : la vie « accordée » ou « désaccordée », harmonieuse ou disharmonieuse, n'est peut-être en accord ou en désaccord avec rien de précis. Ma cons-cience est quelque chose que je puis éventuellement faire taire, mais non pas exactement faire parler : car elle me signale simplement que les choses ne sont pas ce qu'elles doivent être ; et, si elle ne me dit rien de plus que d'être heureux, elle ne me dit rien du tout.

Toutes ces considérations ne nous aident évidemment guère à résoudre ce qu'on appelle habituellement le problème moral, c'est-à-dire la question : « Que devons-nous faire ? » Mais quelle question se pose au juste celui qui se demande ainsi ce qu'z'/ faut faire en général ? L'idée du devoir en soi est aussi dépourvue de contenu que l'idée de la bonne route en soi31. Et si je me demande ce que je dois faire hic et nunc, c'est-à-dire dans une situation déterminée, je me pose un problème moral, qui ne relève pas du tout de la compé-tence du philosophe (ni d'ailleurs de la « compétence » de qui que ce soit). S'il n'y a pas de caractéristique objec-tive de la vie heureuse, il serait tout à fait abusif de croire que « Soyez heureux ! » veut dire quelque chose comme : « Cherchez à satisfaire votre intérêt personnel en toute occa-

31. Il n'y a pas de devoir s'il n'y a pas une autorité qui commande et un pouvoir qui récompense et punit. « Ein Soll an sich ist unsinnig » (Ludwig Wittgenstein und der Wiener Kreis, p. 118). Mais une autorité peut seulement me commander ceci ou cela, et non pas commander en soi et une fois pour toutes.

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sion et par tous les moyens. » Cela non plus ne peut pas être la voie et le moyen. Ou plutôt : rechercher le bonheur individuel par tous les moyens ne veut rien dire, puisqu'il n'y a pas de moyens pour cela. Et, si l'on ne peut réellement rien dire sur l'éthique, les morales hédonistes et utilitaristes ne sont pas plus « réalistes » que les autres, puisqu'elles non plus ne disent rien sur ce dont elles pré-tendent parler.

Il reste que l'homme heureux selon le Tractatus et les Carnets pourrait bien être précisément celui qui a aboli toutes les distinctions conventionnelles entre le bien et le mal et qui vit au-dessus de toute loi dans une indifférence morale complète. Et cela, d'autant plus qu'après tout ce genre d'homme « heureux » existe bel et bien. Il n'y a certainement rien de plus immoral que de considérer que, quoi qu'il arrive, l'homme de bien est suffisamment récom-pensé par ses bonnes actions et le méchant suffisamment puni par ses fautes, c'est-à-dire que la bonne ou la mauvaise conduite est « sans conséquence ». C'est pourtant en un sens ce que le Tractatus nous incite à admettre. Que l'atti-tude de Wittgenstein ait été tout au long de sa vie, et parti-culièrement à l'époque du Tractatus, exactement à l'opposé de celle-là, cela ne résout évidemment pas le problème phi-losophique. Si l'idéal moral proposé consiste à appréhender en fin de compte tous les événements du monde comme indif-férents, il est clair que nos propres actions ne sauraient échap-per à la règle, c'est-à-dire que tout ce que nous pouvons faire est uniformément dénué d'importance et doit être pareillement accepté, y compris la bonne ou la mauvaise conscience qui peuvent en résulter (pour le cas où ce ne seraient après tout que des états de choses psychologiques).

Interpréter les choses de cette façon, ce serait, remarque McGuinness32, un peu comme confondre l'Ama Deum et fac quod vis de saint Augustin avec le Fay ce que vouldras de Rabelais. Un homme pour qui tous les faits sont indif-férents sera également satisfait du succès ou de l'échec de ses projets, mais ne pourra pas avoir n'importe quel projet : « Promouvoir son propre bonheur aux dépens de celui de quelqu'un d'autre, par exemple, ne serait pas un motif pos-

32. The Mysticism of the « Tractatus », p. 326.

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sible pour lui. Inversement, si un homme peut avoir un tel motif, il sera eo ipso incapable de voir les choses sub specie aeternitatis. » Mais, du point de vue solipsiste de Witt-genstein, c'est-à-dire compte tenu du fait que je suis mon monde, quel sens doit-on donner exactement à l'expression « voir les choses sub specie aeternitatis » ? « Dans la façon de voir ordinaire, écrit Wittgenstein, on considère les objets pour ainsi dire en se plaçant parmi eux ; dans la façon de voir sub specie aeternitatis, on les considère de l'extérieur » (C, p. 154). C'est-à-dire, semble-t-il, que voir les choses sous l'aspect de la temporalité et de la contingence signifie les voir en quelque sorte autour de nous, plus ou moins proches de nous et plus ou moins importantes pour nous, c'est-à-dire plus ou moins favorables ou menaçantes, alors que les voir sous l'aspect de l'éternité consiste à les voir du dehors, à distance, comme également signifiantes ou insignifiantes pour nous. Mais, si j'accède à la vision du monde sub specie aeternitatis lorsque je parviens à me distinguer radicalement de l'individu physique ou psychologique que je représente, et auquel il peut « arriver » différentes choses, c'est-à-dire à comprendre qu'en un certain sens il ne peut rien m'arri-ver — ce qui correspond à l'une des trois expériences décrites dans la Conférence sur l'éthique —, il est clair qu'il me devient également impossible, en pareil cas, d'accorder une importance particulière à tel ou tel événement de la vie d'autrui. Peut-être est-ce ce problème que Wittgenstein ren-contre lorsqu'il se demande :

« Est-il bon, selon les conceptions communes, de ne rien désirer pour son prochain, ni bien ni mal ?

Et pourtant, en un certain sens, il semble que le non-désir soit l'unique bien.

Je suis en train de commettre encore des erreurs gros-sières, il n'y a aucun doute !

On suppose communément qu'il est mal de désirer le malheur d'autrui.

Cela peut-il être correct ? Ce désir peut-il être plus mau-vais que celui du bonheur d'autrui ? » (C, pp. 146-147).

McGuinness a certainement raison d'affirmer que l'amo-ralisme et l'indifférentisme de l'homme heureux au sens du Tractatus doivent consister en réalité uniquement dans le

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refus (ou l'incapacité) de formuler des préceptes et des maximes proscrivant une action en vertu de sa seule forme, sans qu'il soit fait référence à ce qui l'a motivée ,3. Le point de vue proprement éthique consiste à appréhender l'action considérée sub specie aeternitatis, c'est-à-dire indépendam-ment de toutes contingences ; mais, précisément, de ce point de vue elle n'est ni bonne ni mauvaise. C'est seulement sous l'aspect de la temporalité et dans un sens relatif (donc non éthique) que les choses sont bonnes ou mauvaises. Pour Wittgenstein comme pour Kant il n'y a en un certain sens de bon, absolument parlant, que la bonne volonté. Or, si, comme le dit le titre d'un conte de Tolstoï, « Dieu voit la vérité, mais attend », l'homme ne voit rien et ne doit rien attendre. Je ne puis savoir qui, en fin de compte, est respon-sable de l'acte, si c'est le bon ou le mauvais vouloir ; car la bonne et la mauvaise volonté ne sont pas des agents mondains dont il pourrait être fait mention à un moment quelconque dans la description de l'acte.

Il est clair, d'après ce que dit Rhees, que Wittgenstein considérait, à une certaine époque tout au moins, comme tout à fait dénuées de sens des questions du type : « A-t-on ou non le droit de mentir par humanité ? » ou : « Un homme a-t-il le droit de se faire mettre à mort au nom de la vérité ? 34 ». Ce n'est pas que de telles questions soient, comme on le dit, particulièrement difficiles ou délicates : ce ne sont pas du tout des questions, parce que l'on ne peut se faire aucunê idée de la manière de parvenir à une réponse. A la question de savoir si l'assassinat de César par Brutus était, comme le pense Plutarque, une action noble ou, comme le pense Dante, une action particulièrement vile, Wittgenstein répond que ce n'est même pas une question dont on pour-rait discuter : « Quand même ce serait pour votre vie, vous ne pourriez savoir ce qui s'est passé dans son esprit avant qu'il se fût décidé à tuer César. Qu'aurait-il dû ressentir pour que vous puissiez dire qu'il y avait de la noblesse pour lui à tuer son ami ? » (Ibid.) Si l'on adhère à une éthique qui condamne le meurtre en soi ou met au-dessus de toute autre considération les devoirs de l'amitié, il n'y a pas du

33. Cf. ibid. 34. Cf. LC, p. 168.

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tout de question, et donc pas non plus de réponse : si l'on donne une « réponse », ce n'est pas à la question posée que l'on répond. Et quant à la question réelle, celle de savoir s'il était immoral pour Brutus de contribuer à l'assassinat de César, de quel côté doit-on chercher pour y répondre ?

Cela pourrait signifier qu'il n'y a pas de morale, mais seulement de la casuistique. Mais Wittgenstein ne veut cer-tainement pas dire qu'il ne faut pas juger parce qu'on n'est jamais suffisamment informé pour le faire à bon escient. Ce qui doit nous interdire de juger, c'est que nous n'avons aucune idée du genre d'information pertinente et suffisante qui pourrait nous autoriser à le faire. Lorsque vous vous demandez si un homme a ou non le droit de se faire mettre à mort au nom de la vérité, vous avez le sentiment qu'z'/ faut, de toute évidence, que l'action en question soit bonne ou mauvaise, louable ou répréhensible. Et c'est, somme toute, une attitude assez comparable à celle que l'on a en présence d'une proposition mathématique pour laquelle on n'a pas, à l'heure actuelle, la moindre idée d'une méthode de décision possible et dont on se dit qu'il faut pourtant bien qu'elle soit vraie ou fausse. Mais qu'est-ce qui nous autorise à penser qu'il y a là réellement un problème ? « C'est comme si vous demandiez lequel est le plus long de deux bâtons que vous voyez à travers le "tourbillon" d'air chaud qui monte d'un sol brûlant. Vous dites : "Mais il faut sûre-ment qu'il y en ait un des deux qui soit le plus long." Comment allons-nous bien comprendre cela ? » (Ibid.)

Entre ce que Wittgenstein a dit de l'éthique à l'époque du Tractatus et les propos rapportés par Rhees, il y a indis-cutablement un point commun important : le refus catégo-rique de toute tentative de fondement, qui correspond d'ailleurs à une tendance générale dans la philosophie de Wittgenstein et autorise à rapprocher jusqu'à un certain point sa « philosophie » morale de sa « philosophie » des mathématiques. Lorsque Schlick observe qu'il y a dans l'éthi-que théologique deux conceptions de l'essence du Bien : l'une, superficielle, qui soutient que le Bien est le Bien parce que Dieu le veut, et l'autre, plus profonde, qui consiste à dire que Dieu veut le Bien parce qu'il est le Bien, Witt-genstein répond :

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« Je pense que la première conception est la plus pro-fonde : est bien ce qu'ordonne Dieu. Car cette conception du Bien barre la route à toute explication qui dirait « pour-quoi » le Bien est bien, alors que c'est justement la deuxième qui est la conception superficielle, rationaliste, et qui pro-cède comme si ce qui est bien pouvait encore être fondé.

La première conception dit clairement que l'essence du Bien n'a rien à voir avec les faits, et que par conséquent aucune proposition ne peut l'expliquer. S'il y a une proposi-tion qui rend justement ce que j'ai à l'esprit, c'est la pro-position : Bien est ce que Dieu ordonne » (LC, pp. 156-157).

Et à Rhees qui lui cite le mot de Gœring : « Recht ist das, was uns gefällt » (Le droit, c'est notre bon plaisir), Witt-genstein fera remarquer que « même cela est un type d'éthique ». Réponse qui n'a rien à voir avec une appréciation morale positive ou négative, mais exprime simplement le refus de s'engager dans un certain type de question.

D'où provient exactement le besoin d'une théorie éthi-que ? Revenant une fois encore, en 1945, sur le problème de la « doctrine éthique correcte », Wittgenstein observe que l'enquête sur la vraie nature du bien ou du devoir naît de l'idée que tout élément de relativité risquerait de détruire ce qu'il y a d'impératif dans la morale (cf. ibid., p. 171). Tout comme le philosophe des mathématiques éprouve le besoin d'établir d'une manière ou d'une autre que notre mathématique est la vraie mathématique, le phi-losophe de l'éthique s'efforce de montrer que ce que nous appelons « la morale » ou « une morale » est la vraie morale, ou lui ressemble ou peut le devenir. Il y a quelque chose de curieux, lorsqu'on y réfléchit, dans l'attitude du philosophe moral traditionnel, qui se laisse toujours plus ou moins guider par l'idée que chacun pourrait se croire auto-risé à faire n'importe quoi si la morale ne se trouvait pas établie une fois pour toutes sur des bases solides. A l'époque de la Conférence sur l'éthique Wittgenstein avait tendance à considérer qu'une explication ou une théorie est par essence incapable de nous donner ce que nous cherchons lorsque nous nous interrogeons sur l'éthique : si nous ne pouvions expliquer à quelqu'un ce que c'est que l'éthique que par le biais d'une théorie, l'éthique se trouverait ipso facto

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dépouillée de toute valeur. C'est-à-dire : s'il pouvait y avoir une explication et un fondement théoriques de l'éthique, il n'y aurait pas du tout d'éthique (cf. ibid., pp. 157-158). A cela correspond le fait qu'on ne rend pas compte des trois expériences décrites dans la Conférence et de toutes les autres du même type, lorsqu'on remarque qu'elles ne sont après tout que des expériences et des faits parmi d'autres, que l'on doit pouvoir décrire et qui n'ont aucune valeur particulière (cf. ibid., pp. 152-155). Les expressions que nous utilisons à leur propos ne sont pas des expressions dont nous ne possédons pas encore l'analyse logique correcte, c'est-à-dire pour lesquelles nous sommes toujours à la recherche d'une paraphrase adéquate dans le langage de la factualité, celui des sciences humaines par exemple : elles ne sont pas, nous l'avons vu, provisoirement obscures, ina-déquates ou dénuées de sens, mais essentiellement vides de sens. Elles n'ajoutent rien à notre savoir et, par conséquent, il nous est a priori impossible de les considérer comme équi-valentes à des expressions susceptibles d'ajouter quelque chose à notre savoir.

Le besoin de « fonder » la morale est évidemment à mettre en rapport avec ce qu'on appelle quelquefois impro-prement le « scepticisme moral ». Ce que Wittgenstein veut dire, c'est qu'un fondement théorique serait précisé-ment quelque chose qui laisse place à l'interrogation, au doute et à la certitude. Alors que rien de tel ne peut se concevoir lorsqu'il s'agit de quelque chose comme l'éthique :

« Le scepticisme «'est pas irréfutable', mais manifeste-ment dénué de sens, lorsqu'il veut mettre en doute là où il n'est pas possible d'interroger.

Car le doute ne peut exister que là où il existe une question ; une question ne peut exister que là où il existe une réponse, et celle-ci ne peut exister que là où quelque chose peut être dit » (T. 6.51).

Wittgenstein conclut la Conférence sur l'éthique en remar-quant que, dans ses vains efforts pour dire quelque chose qui ne peut l'être, l'éthique constitue un « document » sur une tendance fondamentale qui existe dans l'esprit de l'homme et qu'il ne peut, quant à lui, ni ignorer ni mépriser.

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Cette conclusion sur la valeur documentaire de l'éthique fait songer évidemment à une chose qu'il dira plus tard de sa méthode philosophique : qu'elle ne fait en un certain sens rien de plus que rappeler certaines données de notre « his-toire naturelle ». Mais l'esprit de la Conférence sur l'éthique est certainement encore très éloigné de celui des Recherches philosophiques et des Remarques sur les fondements des mathématiques, où Wittgenstein recommande et utilise sys-tématiquement la « méthode anthropologique ». Il n'est plus question alors de dire que le langage impropre de l'éthique manque quelque chose comme l'essence de son objet. Il est vrai que, dès les années trente, Wittgenstein parle un langage qui peut sembler très différent de celui du Tractatus : il a renoncé à une conception moniste et absolutiste de la langue pour une conception pluraliste et perspectiviste. Le sens d'une proposition est défini par sa place dans un certain « système » ; et il y a une multiplicité indéfinie de tels systèmes. Wittgenstein en parle comme de systèmes de mesure ou de coordonnées, dont les propriétés internes s'énoncent dans des propositions a priori relevant de ce qu'il appelle la « grammaire ». Le non-sens des pro-positions éthiques, qui correspond dans la perspective du Tractatus et de la Conférence sur l'éthique à une agression nécessairement vouée à l'échec contre les bornes du langage, peut aussi s'expliquer, d'un autre point de vue, par l'absence d'un système de référence universel qui rende possibles des assignations de valeur (absolue) univoques aux choses et aux événements du monde. Celui qui se demande s'il était ou non admissible pour Brutus de comploter l'assassinat de César ne veut pas savoir s'il existe ou non un système éthique permettant de dire que la chose était ou n'était pas admissible, mais bien si elle l'était ou ne l'était pas. Et, par conséquent, en posant cette question, il ne pose aucune question.

Il y a dans nos jugements de valeur éthiques quelque chose qui va au-delà des circonstances et du code. Et c'est pourquoi l'on a le sentiment de n'avoir pas encore abordé l'essentiel lorsqu'on a simplement décrit la culture ou la religion qui servent de système de référence, la situation particulière, l'action considérée, la psychologie et l'histoire de l'individu concerné, etc. Mais Wittgenstein refusera, par

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la suite, de considérer le surplus comme quelque chose d'in-dicible qui s'indique de façon obscure dans nos expressions dénuées de sens. Lorsque nous disons que l'approbation ou le blâme moral ont une signification qui « va au-delà » de toute circonstance, nous nous faisons certainement compren-dre de beaucoup de gens. Mais nous nous exprimons de cette manière, précisément, dans certaines circonstances et cer-tains contextes que l'on peut décrire. Après tout, nous avons appris à utiliser l'expression « qui a une portée allant au-delà de toute espèce de circonstance » ; et, pour comprendre ce que nous voulons dire lorsque nous l'utilisons, il importe de considérer avant tout la manière dont le jugement moral qu'elle qualifie est formulé et ressenti, et notre comporte-ment à l'égard de celui auquel il s'adresse (cf. LC, pp. 166-167).

Les réflexions et les discussions de la dernière période de Wittgenstein sur l'éthique révèlent, comme nous l'avons déjà signalé, une tendance assez comparable à celle qui s'exprime à propos de la logique et des mathématiques dans les Remarques sur les fondements des mathématiques. Les jugements de valeur que nous portons n'ont de sens que par référence à un certain système ; mais il serait erroné de croire que les différents systèmes renvoient implicitement à quelque chose de plus ultime. Tout comme les mathémati-ques (ou la science en général) l'éthique est un phénomène anthropologique, elle n'a pas d'état pur ou essentiel, mais seulement un état « civil ». Nous pouvons assurément donner des raisons lorsque nous jugeons ; mais « donner des rai-sons » est une activité qui obéit à des règles humaines et qui est révélatrice, ñon pas de quelque état de chose supé-rieur, mais essentiellement de la manière dont nous pensons et vivons.

Si je dis que le système éthique chrétien est le système correct, cela consiste en un certain sens à porter un jugement de valeur sur un système de valeurs. Mais c'est une démarche qui ne se distingue pas fondamentalement de celle qui consiste à adopter purement et simplement l'éthique chré-tienne, à choisir de vivre en fonction de cette éthique (cf. ibid., p. 172). C'est pourquoi l'affirmation de la relativité de l'éthique est, si on la considère comme une thèse philo-sophique, tout à fait dénuée de sens : car celui qui attire

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notre attention sur le fait qu'il y a différents systèmes éthiques ne veut certainement pas dire qu'ils sont également corrects ou incorrects, ce qui ne voudrait rien dire ; ni que chacun d'entre eux est correct de son point de vue, ce qui, remarque Wittgenstein, reviendrait simplement à dire « que chacun de ces systèmes juge comme il le fait ». Mais pourquoi l'existence de plusieurs systèmes de valeurs est-elle fondamentalement intolérable, alors que celle de plusieurs systèmes de mesure ne l'est qu'accidentellement ? Est-ce que cela même doit être considéré comme un simple « document » sur notre condition ?

Si le Tractatus était, en matière éthique, relativement proche de Kant, son auteur donne l'impression d'avoir abouti à l'époque des Recherches philosophiques à une sorte de naturalisme de type humien. (Mais Wittgenstein ne par-tage en fait avec Hume que l'hostilité au rationalisme moral, qui est présente chez lui dès le début ; et, à la différence de Hume, il ne cherche pas à remplacer une explication par une autre. Comme le remarque Black à propos de la position de Wittgenstein sur le problème du fondement des mathématiques, « quelqu'un qui critique le jeu n'est pas un autre joueur35 ». ) La morale est quelque chose dont il ne faut pas chercher le fondement ailleurs que dans la nature humaine, ou plutôt — car ce langage métaphysique n'est pas du tout celui de Wittgenstein — qui n'a pas d'autre justification que celle qui consiste dans le fait d'ins-pirer certaines actions et de donner un sens à certains com-mentaires sur des actions réelles ou possibles, c'est-à-dire d'être en usage, d'avoir cours, de faire partie d'une certaine « forme de vie ». (Il n'est évidemment pas question de dire que n'importe quelle éthique se trouve justifiée à partir du moment où elle est en vigueur, mais simplement que comparer des éthiques différentes, c'est comparer des

35. Verificationism and Wittgenstein's Reflections on Mathematics, p. 285.

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formes de vie différentes, et qu'il n'y a pas de forme de vie « fondée », « rationnelle », « fondamentale », etc.) La philosophie est hantée sur ce point par deux mythes soli-daires et symétriques, celui de la fondation et celui de la destruction, qui relèvent tous les deux de la même obsession caractéristique : celle de l'explication radicale. Pour les uns — appelons-les les « fondateurs » —, il est impossible d'admettre simplement que l'éthique, tout comme les mathématiques, « veille sur elle-même » et que, si elle devenait incapable de le faire, les philosophes ni qui que ce soit d'autre ne pourraient rien pour elle ; il est indis-pensable et urgent de l'asseoir sur quelque chose de solide, comme si elle ne reposait pour l'instant sur rien. Pour les autres — appelons-les, pour simplifier, les « généalo-gistes » —, elle n'est que le produit (en un sens, purement contingent, et en un autre nécessaire) de choses comme la physiologie ou la psychologie individuelles, les conflits de l'enfance, le milieu social, l'éducation reçue, les intérêts de classe, etc. ; elle est comme le prince dont on espère ruiner l'autorité en dévoilant ses origines roturières ou infamantes, ou simplement le fait qu'il a des origines. Et assurément les propos des fondateurs et ceux des généalogistes ne sont pas du tout à mettre sur le même plan parce que, si les premiers ne disent à proprement parler rien, ce que racon-tent les seconds est, dans un grand nombre de cas, singu-lièrement plausible, instructif et, comme le remarque Witt-genstein à props de la psychanalyse, fascinant. Mais, que les généalogies de la morale nous fournissent une. explication « scientifique » du phénomène moral ou, au contraire, parviennent simplement à nous persuader d'accepter une manière inédite de présenter les choses, elles ne représentent jamais, dans les deux cas, qu'un geste purement symbo-lique qui, de sacrilège qu'il pouvait être à l'origine, ne tarde pas à devenir plus ou moins rituel.

Qu'on le veuille on non — et, à vrai dire, malheureu-sement —, un système éthique n'a probablement pas plus à redouter les gesticulations et les menaces des philosophes qu'il n'attend après leurs fondements : c'est toujours d'autre chose qu'il vit et meurt. On pourrait dire, en remaniant une formule frappante que Wittgenstein utilise à propos des mathématiques, que les fondements philosophiques de

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la morale ne sont pas plus au fondement de la morale que le rocher peint ne supporte le château peint. Mais peut-être faut-il admettre aussi que la « destruction » philosophique de la morale ne détruit pas plus la morale que le château construit sur le sable dans le tableau ne s'écroule. Ce que Wittgenstein nous suggère, c'est bien, semble-t-il, que le philosophe ne nous parle jamais que de ce qui se passe sur un tableau conçu par lui. Et c'est pourquoi un change-ment radical de ton et de musique en philosophie (par exemple, le passage du pathos du fondement à celui de la destruction ou du renversement) a généralement une impor-tance qui est tout au plus de l'ordre de celle de l'appa-rition d'un nouveau style en littérature. Que le philosophe fasse ou défasse la morale, il ne fait certainement dans les deux cas, pour Wittgenstein, que jouer un jeu assez futile avec les difficultés bien réelles que les gens rencontrent dans leur vie. La première chose que l'on peut dire à propos des questions et des discussions philosophiques sur la morale, quelle que soit l'inspiration à laquelle elles obéis-sent, est, en effet, qu'elles représentent le genre de ques-tions et de discussions qu'évitera particulièrement celui (fût-il un philosophe) qui a à résoudre un problème moral concret. C'est peut-être pour cela qu'il y a des philosophes, comme Wittgenstein, qui pensent qu'une théorie des descriptions définies peut être une chose importante en philosophie, alors qu'une « théorie » ou une « science » de l'éthique ne l'est pas, c'est-à-dire que le sérieux d'un discours philosophique peut être éventuellement en raison inverse du sérieux, au sens conventionnel du terme, de son sujet.

Lorsqu'il spécule, à la manière traditionnelle, sur des choses comme le « vrai » bonheur, la « vraie » morale ou la « vraie » vie (mais aussi bien la « vraie » mathéma-tique), le philosophe se considère, selon une image tradi-tionnelle, comme un homme éveillé au milieu de gens qui dorment. Mais d'où lui vient en fait cette certitude ? Wittgenstein était convaincu qu'il ne faut pas compter sur ce veilleur-là pour nous dire où en est la nuit. Si, comme il en formule l'espoir dans la préface des Recherches philo-sophiques, la philosophie est susceptible de jeter quelque lueur dans nos ténèbres, ce n'est pas du tout au sens où

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elle l'a cru traditionnellement : c'est en un certain sens essentiellement contre les illusions philosophiques que la philosophie doit être dirigée. Un passage d'une lettre à Paul Engelmann comparait l'existence à un songe dont nous ne parvenons à nous éveiller épisodiquement que pour prendre conscience du fait que nous dormons : « Nous dormons [. . . ] . Notre vie est comme un rêve. Mais dans les heures meilleures nous nous réveillons juste assez pour reconnaître que nous dormons. La plupart du temps, cependant, nous sommes plongés dans un profond sommeil. Je ne peux pas, pour ma propre part, me réveiller ! Je fais des efforts, mon corps de rêve fait des mouvements, mais mon corps réel ne bouge pas. C'est ainsi, hélas36 ! ». Il est remarquable que cette métaphore de la veille et du rêve ait été appliquée également plus tard à nos mathéma-tiques, qui sont en un certain sens exactement aussi somnambuliques que notre vie :

« Nous suivions comme des somnambules notre che-min entre des abîmes. — Mais même si nous disons maintenant : "A présent nous sommes éveillés", — pou-vons-nous être sûrs que nous n'allons pas nous réveiller un jour ? (Et dire alors : nous avons donc à nouveau dormi.)

Pouvons-nous être sûrs qu'il n'y a pas maintenant des abîmes que nous ne voyons pas ?

Mais qu'arriverait-il si je disais : les abîmes dans un calcul ne sont pas là si je ne les vois pas !

Est-ce qu'un petit démon ne nous trompe pas en ce moment ? Eh bien, s'il nous trompe, — cela ne fait rien. Ce que vous ignorez ne peut vous torturer37. »

Se réveiller enfin, c'est-à-dire voir le chemin, mettre notre existence ou nos mathématiques dans la bonne voie, voilà qui ne nous est pas donné ou qui, du moins, ne saurait être le résultat d'aucune révélation philosophique. Cela jette une lueur étrange sur la façon qu'ont les philo-sophes de provoquer le doute et la suspicion systématiques pour les remplacer finalement, d'une manière générale, par

36. Paul Engelmann, op. cit., p. 6. 37. Bemerkungen über die Grundlagen der Mathematik, B. Blackwell,

Oxford, 1956, p. 101.

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une forme quelconque de certitude hyperbolique, et rend quelque peu déconcertantes les affirmations définitives qu'ils aiment à proférer sur le « mensonge » de la science ou, plus curieusement encore, celui de la vie.

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3. la volonté, le destin et la grâce

« La volupté de chanter à voix basse, Celle plus grande encor de chanter faux, Celle de renoncer qui les surpasse. »

P A T R I C E DE LA TOUR DU P I N

La volonté libre est, par rapport au nexus causal, dans une situation contradictoire. Si elle doit pouvoir constituer, en tant que telle, le principe déterminant de notre action, il faut qu'elle soit affranchie de la loi de causalité, qu'elle ne puisse être l'effet de quoi que ce soit. Mais, en même temps, il faut qu'elle puisse être une cause, elle ne peut entraîner une modification quelconque dans le monde sensi-ble que par l'intermédiaire de la loi de causalité qui le régit intégralement. Cette difficulté se résout chez Kant par le dualisme du monde phénoménal et du monde nouménal, qui doit permettre de se représenter un certain type de causalité « intelligible » de la volonté, c'est-à-dire de conce-voir les mêmes* effets comme étant en un certain sens ceux de la nature à part entière, et en un autre également ceux de la liberté.

Lorsque Wittgenstein déclare que le monde est indé-pendant de ma volonté, il veut certainement d'abord dire que les événements du monde sont indépendants de mes volitions exactement au sens où tous les événements du monde sont indépendants les uns des autres. Le Tractatus développe une conception humienne de la causalité et de l'induction : la croyance au nexus causal y est qualifiée de superstition (5.1361) ; et l'induction y est décrite comme un processus qui n'a pas de fondement logique, mais seule-ment un fondement psychologique (6.3631). Il n'y a pas de contrainte en vertu de laquelle quelque chose devrait arriver par le fait que quelque chose d'autre est arrivé :

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la seule nécessité est la nécessité logique (6.37 ; cf. C, p. 157). Cela vaut naturellement aussi pour le rapport qui existe entre les événements de mon vouloir empirique et les événements qui ont lieu dans le monde en exécution de celui-ci. Je ne sais pas si le soleil se lèvera demain (ce qui ne veut pas dire, du reste, que j'en doute) : il s'agit, dit Wittgenstein, d'une hypothèse (6.36311). Et, bien entendu, je ne sais pas davantage si je vais pouvoir lever le bras dans une seconde parce que j'ai décidé de le faire.

Cela ne signifie évidemment pas que tous les événements du monde sont dans la même position par rapport au sujet voulant. Nul ne peut ignorer, par exemple, qu'il existe des mouvements corporels qui peuvent être commandés par la volonté et d'autres qui lui échappent totalement :

« Il n'y a rien de tel que le sujet qui pense, qui a des représentations.

Si j'écrivais un livre "Le monde tel que je l'ai trouvé devant moi", il faudrait également y rapporter ce qui se passe dans le cas de mon corps et dire quels sont les mem-bres qui sont sous la dépendance de ma volonté et quels sont ceux qui ne le sont pas, etc., c'est en effet une méthode qui permet d'isoler le sujet, ou plutôt de montrer qu'en un sens important il n'y a pas de sujet : car il est la seule chose dont il ne pourrait être question dans ce livre » (T, 5.631).*

Ce passage est difficile et obscur à plus d'un titre. Wittgenstein semble vouloir y dire que, dans une descrip-tion complète du monde tel qu'il m'est donné, il ne saurait y avoir quoi que ce soit qui corresponde au fait que le monde m'est donné à moi. Mais quel usage entend-il faire exactement, dans cette perspective, de la distinction qui devrait nécessairement intervenir dans la description entre des événements dont l'occurrence est subordonnée à ma volonté et d'autres pour lesquels il n'en est rien ? Il y a un sens évident auquel il ne pourrait être question, dans le livre auquel Wittgenstein fait allusion, d'un sujet vou-lant : l'auteur ne trouverait jamais rien de plus à y men-tionner que certaines corrélations empiriques entre des événements psychologiques et d'autres événements, par exemple des mouvements corporels. Mais ce que Wittgens-

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tein veut apparemment établir, ce n'est pas la non-exis-tence (« en un sens important », cette réserve est évidem-ment capitale) du sujet voulant, mais celle du sujet pensant. La contrepartie de 5.631 est évidemment 5.641 : il y a un sens auquel il ne saurait être question du sujet (je ne puis le rencontrer nulle part dans le monde, dans mon monde), et un sens auquel il en est nécessairement ques-tion (il entre en scène comme limite du monde, par le fait que le monde est mon monde). A cela correspond le fait que ce que le solipsisme veut dire est correct, même s'il ne dit rien, et qu'il coïncide finalement avec le réalisme pur, puisque la différence qui semble exister entre les deux ne consiste en rien de dicible.

Mais si, dans le complexe d'événements intramondains qui représente ma vie physiologique, il y a, comme l'admet expressément Wittgenstein, des événements qui sont sous le contrôle de ma volonté et d'autres qui ne le sont pas, est-ce que cela ne prouve pas immédiatement l'existence d'un sujet voulant ? Est-ce que ce n'est pas, précisément, cela que l'on veut dire lorsqu'on dit qu'il y a un sujet voulant ? « Ma volonté s'accroche au monde en quelque endroit (greift irgendtoo in der Welt an), alors qu'elle ne s'accroche pas ailleurs » (C, p. 162). Et cela signifie que je me sens responsable de certaines choses qui se passent dans le monde et pas de certaines autres. Mais c'est précisément ce qu'en un certain sens il n'est pas possible d'admettre :

« Il semble, en effet, à considérer le vouloir, qu'une partie du monde me serait plus proche qu'une autre (ce qui serait inadmissible).

Mais il est à vrai dire indéniable que, au sens populaire de l'expression, je fais certaines choses et ne fais pas cer-taines autres.

Ainsi la volonté ne se présenterait pas face au monde d'égale à égal, ce qui doit être impossible » (ibid.).

Il n'est pas possible que certains événements du monde me soient plus proches que d'autres, puisque tous les évé-nements du monde sont également proches (ou également éloignés) les uns des autres, dans la mesure où, s'ils peuvent

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être plus ou moins rapprochés les uns des autres, c'est uniquement au sens du voisinage spatial ou de la consé-cution temporelle, et non pas au sens de la présence ou de l'absence d'une connexion physique nécessaire. Il s'ensuit, évidemment, qu'aucun événement ne peut avoir lieu dans le monde parce que je l'ai voulu. Entre l'acte de volonté comme phénomène et l'action voulue comme phénomène résultant il ne peut, en effet, y avoir de lien plus essentiel que celui qui existe, d'une manière générale, entre deux phénomènes que nous appelons respectivement « cause » et « effet ». C'est-à-dire que le fait que ce que j'ai voulu arrive dépend d'autre chose que le simple fait que je l'ai voulu, d'une chose que je ne peux en aucun cas vouloir. Un point sur lequel le Tractatus est, pour une fois, très clair :

« Même s'il se trouvait que tout ce que nous désirons {wünschen) arrive, cela ne serait malgré tout, pour ainsi dire, qu'une grâce du destin, car ce n'est pas un lien logique entre la volonté et le monde qui garantirait cela, et, quant au lien physique supposé, nous ne pourrions assurément pas le vouloir lui-même à son tour » (6.374).

L'acte de volonté dépend évidemment, non seulement pour son efficacité, mais également pour son effectuation, de conditions empiriques sur lesquelles nous n'avons appa-remment aucune prise. Comme le remarque Wittgenstein dans les Recherches philosophiques : « 'Le fait de vouloir (das Wollen) n'est lui aussi qu'une expérience', est-on tenté de dire (la 'volonté' n'est-elle aussi que 'représentation'). Elle vient quand elle vient, et je ne puis la faire venir » (§ 611). (L'erreur que l'on commet lorsqu'on déclare que l'on ne peut pas réellement vouloir, parce qu'on ne peut pas vouloir vouloir, provient, dit Wittgenstein au § 613, de ce qu'on se représente à tort le mot « vouloir » comme le nom d'une action, qui ne pourrait être précisément qu'une action involontaire.) Mais le Tractatus considère visiblement encore le mot « vouloir » comme le nom de quelque chose qui « arrive » à un sujet et devrait avoir une incidence sur d'autres choses qui arrivent, ce qui est impossible en principe. La différence qui existe, par exem-

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pie, entre un mouvement concerté et un mouvement réflexe ne peut pas consister dans le fait qu'ils ont des auteurs différents, un sujet voulant pour le premier, la nature ou le destin pour le second. D'un sujet voulant il ne saurait être question à aucun moment dans une description complète de mes actes, y compris de mes actes volontaires.

Dire que le monde est indépendant de ma volonté, et que je suis en un certain sens totalement dépendant du monde, c'est évidemment dire une seule et même chose. Mais il n'a été question jusqu'ici que de la volonté phéno-ménale, dont Wittgenstein dit dans le Tractatus qu'elle « n'intéresse que la psychologie » (6.423), et non pas de la volonté en tant que support de l'éthique, qui devrait intéresser au premier chef la philosophie, mais dont le sort se trouve réglé définitivement par le fait que « l'on ne peut en parler ». La raison pour laquelle on ne peut rien dire de cette deuxième volonté, qu'il sera désormais commode d'appeler la volonté nouménale ou transcendan-tale, est qu'elle ne nous met en rapport avec aucun aspect particulier du monde des faits, mais seulement avec ce monde pris comme totalité, c'est-à-dire avec quelque chose sur quoi l'on ne peut formuler aucune proposition douée de sens :

« Si le bon ou le mauvais vouloir modifie le monde, alors il ne peut modifier que les limites du monde, et non pas les faits ; non pas ce qui peut être exprimé par le langage.

Bref, il faut qu'en pareil cas l'effet obtenu soit que le monde devienne en fait un autre monde. Le monde doit pour ainsi dire se réduire ou s'accroître comme totalité.

Le monde de l'homme heureux est un autre monde que celui de l'homme malheureux » (6.43).

S'il ne peut y avoir, à proprement parler, aucun exercice de la volonté phénoménale, il semble donc bien y avoir, en revanche, un exercice possible de la volonté transcendan-tale, qui affecte le monde dans sa totalité en lui conférant une certaine qualité globale que "Wittgenstein décrit en recourant à la métaphore quantitative du rétrécissement et de l'expansion. Le fait que mon monde soit le monde d'un homme heureux ou celui d'un homme malheureux étant,

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comme nous l'avons vu, indépendant en fin de compte de toute caractéristique phénoménale du monde en question, c'est bien en un certain sens à ma volonté seule qu'il appartient de faire qu'il soit l'un ou l'autre. En tant que sujet psychologique, je puis avoir le sentiment d'être soumis entièrement à une volonté étrangère :

« Le monde m'est donné, c'est-à-dire que mon vouloir pénètre du dehors dans le monde, comme dans quelque chose de déjà prêt.

(...) C'est pourquoi nous avons le sentiment de dépendre

d'une volonté étrangère. De quoi que nous dépendions, nous sommes en tout cas,

en un certain sens, dépendants, et ce dont nous dépendons, nous pouvons l'appeler Dieu.

Dieu serait, en ce sens, simplement le Destin, ou, ce qui est la même chose, le monde — indépendant de notre vouloir » (C, pp. 141-142).

Mais, en tant que sujet éthique, c'est-à-dire sujet voulant transcendantal, je représente une instance supérieure au monde, par rapport auquel je suis dans la position du juge ultime : « J'ai à juger le monde, à mesurer les choses » {ibid., p. 153). Ou encore : « Les choses acquièrent de la « signification » par leur rapport à ma volonté » (p. 156). Du fait que « la volonté est une prise de position à l'égard du monde » (p. 160), elle est en un certain sens totale-ment libre à l'égard des événements du monde ; et c'est ce qui permet à Wittgenstein de mettre finalement sur le même plan, comme pareillement souveraines, la « volonté étrangère » qu'évoque le passage cité plus haut et notre volonté propre :

« Je puis me rendre indépendant du Destin. Il y a deux divinités : le monde et mon Je indépen-

dant » {ibid., p. 142).

Les Carnets comportent une exaltation typiquement scho-penhauerienne du sujet voulant, et ce au détriment du sujet pensant, qualifié parfois de pure illusion : « Le sujet de la représentation est à coup sûr illusion vaine. Par contre, il y a un sujet de la volonté » (p. 150). Et

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plus loin : « Il est vrai que le sujet connaissant n'est pas dans le monde, qu'il n'y a pas de sujet connaissant » (p. 159). Ce qui explique sans doute la remarque : « Le sujet est le sujet de la volonté » (p. 160). La théorie witt-gensteinienne de la pensée et de la connaissance dans le Tractatus est une « no-subject-theory ». Moore rapporte les propos suivants tenus par Wittgenstein dans les cours des années 1930-33 :

« ...Il disait que "Tout comme aucun œil (physique) n'est impliqué dans le fait de voir, aucun Ego n'est impli-qué dans le fait de penser ou dans le fait d'avoir mal aux dents" ; et il citait, apparemment avec approbation, le mot de Lichtenberg "Au lieu de 'Je pense' nous devrions dire 'Il pense' " ("il" étant utilisé, comme il disait, de la manière dont l'est "Es" dans 11 Es blitzet") ; et en disant cela il voulait dire, je pense, quelque chose de semblable à ce qu'il disait de "l'œil du champ visuel" quand il décla-rait que ce n'est rien qui soit dans le champ visuel »

Ainsi, nous pourrions remplacer le « Je pense » par un « Cela pense », mais certainement pas le « Je veux » par un « Cela veut ». A côté de ce qui veut en dehors de) nous (le Destin ou le Monde) il y a, nous l'avons vu, noire vouloir, également tout-puissant. Ce qui peut donner l'impression de conférer de la « substance » au sujet de la volonté par opposition au sujet de la représentation, c'est évidemment le fait qu'il est ie sujet éthique, le support extramondain du bien et du mal. Si le sujet connaissant et le sujet voulant ne sont tous les deux rien de plus que des points de perspective sur le monde, le deuxième l'est en un sens très différent du premier. La volonté éthique fait de mon monde un monde différent selon que je suis un homme heureux ou malheureux, c'est-à-dire qu'elle peut ratifier ou récuser le monde que je connais. Pourtant, d'une certaine manière, la souveraineté absolue du vouloir coïncide avec son impuissance totale, à peu près au sens où le solipsisme coïncide avec le réalisme pur. Immédiatement après le passage (daté du 15.10.1916) d'où est sorti le

1. G. E. Moore, « Wittgenstein's Lectures in 1930-33 », in Philosophical Papers, Allen & Unwin, Londres, 1959, p. 309.

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paragraphe 5.64 du Tractatus, on trouve dans les Carnets, à la date du 17.10.1916, la remarque :

« Et je puis aussi, en ce sens, parler d'une volonté com-mune à l'ensemble du monde.

Mais cette volonté est, en un sens supérieur, ma volonté. De même que ma représentation est le monde, de même

ma volonté est la volonté du monde » (p. 158).

Au sens où le sujet de la pensée n'existe pas, le sujet de la volonté ne peut, semble-t-il, exister finalement davan-tage. Tout comme le moi du solipsisme, celui du volonta-risme subjectiviste se réduit en fin de compte à l'état de point sans étendue, et il ne reste que la volonté étrangère qui lui est coordonnée. L'autonomie de ma volonté devient une illusion, et la volonté du monde apparaît comme la seule volonté efficace. Nous avons vu que les deux apho-rismes du Tractatus « Le monde et la vie sont une seule et même chose » (5.621), et « Je suis mon monde. (Le microcosme) » (5.63), doivent signifier (entre autres choses) que le Moi ne saurait s'identifier avec une partie du monde plutôt qu'une autre, c'est-à-dire que rien dans le monde n'est spécialement important ou dénué d'importance pour lui. Telle est, du moins, ma position lorsque je suis heureux, c'est-à-dire « en accord avec le monde » : « Je suis alors, pour ainsi dire, en accord avec cette volonté étrangère dont je parais dépendre. C'est-à-dire que 'j'accomplis la volonté de Dieu' » (C, p. 142). La volonté du monde devient ma volonté par l'abdication complète de celle-ci, c'est-à-dire par le fait que je veux uniformément tout ce qui m'arrive, autrement dit encore, par le fait que je vis dans le présent, puisque vivre dans le présent c'est vouloir à la fois ce qui est arrivé et ce qui arrivera. Pour se débarrasser à la fois de la nostalgie ou du remords à l'égard du passé et de l'espérance ou de la crainte à l'égard du futur, il faudrait parvenir à se persuader que, bien que notre moi empirique occupe une position particulière dans l'espace et dans le temps, rien de ce qui se passe en un point particulier de l'espace et du temps ne nous concerne spécialement. Ce qui nous arrive à un moment ou à un autre est un aspect non privilégié de ce qui arrive ; et notre moi métaphysique,

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qui n'est pas dans l'espace ni dans le temps, n'a de rapport privilégié avec rien de ce qui arrive.

Que son passé soit tel ou tel passé et que son avenir doive être tel ou tel avenir, ce sont donc des choses dont l'homme qui veut être heureux doit s'efforcer de ne pas plus s'inquiéter que du fait que les événements soient en général tels ou tels. Mais, si la mort est un événement de notre avenir, il ne nous est certainement pas possible de la considérer de cette façon : je ne puis envisager ma propre mort simplement comme quelque chose qui << arrivera », elle n'est absolument pas comparable pour moi avec cette modification contingente du monde que représente, par exemple, la disparition d'un autre être. Pourtant la réponse est d'une certaine manière dans la question elle-même : la mort n'est pas un événement de mon avenir, ce n'est pas un événement qui représente en quelque sorte le comble du malheur, ce n'est pas du tout un événement. Wittgens-tein écrit, dans un style qui fait songer à l'affirmation célèbre d'Epicure : « La mort n'est pas un événement de la vie. La mort n'est pas quelque chose que l'on vit » (T, 6.4311). Comme le remarque McGuinness {op. cit., p. 319, note), c'est parce que 1) le monde est mon monde, 2) le monde et la vie sont une seule et même chose, 3) je suis mon monde (donc, en un certain sens : je suis le monde et la vie), que Wittgenstein peut écrire, après avoir remarqué que le monde de l'homme heureux et celui de l'homme malheureux sont deux mondes différents : « De même qu'également à la mort le monde ne se modifie pas, mais cesse » (T, 6.431). Ma mort ne représente pas plus une modification phénoménale du monde (c'est-à-dire, de mon monde) que le fait que le monde en question soit le monde d'un homme heureux ou celui d'un homme mal-heureux. Lorsque je passe de la condition d'homme heureux à celle d'homme malheureux, ou l'inverse, mon monde devient, sans pour autant subir nécessairement un change-ment significatif du point de vue empirique, un autre monde, c'est-à-dire en un certain sens le monde de quelqu'un d'autre. Et, lorsque je meurs, il disparaît purement et simplement ; ce qui signifie que ma mort ne peut affecter mon monde, dont elle représente précisément l'anéantisse-ment, qu'elle ne peut « avoir lieu ».

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« Notre vie, écrit Wittgenstein, est tout aussi dépourvue de fin que notre champ visuel est dépourvu de limite » (ibid.) C'est-à-dire : notre vie n'a pas plus de fin que nous puissions vivre que notre champ visuel n'a de limite visible2. Il s'ensuit que nous ne pouvons pas nous représenter la mort et que nous ne pouvons pas non plus réellement la redou-ter : la peur de la mort est toujours autre chose que la peur de la mort. Ce n'est pas parce qu'A y a la mort que la vie ne vaut rien et ce n'est pas l'idée de la mort qui nous empêche de vivre : c'est parce que nous sommes dans l'impossibilité de vivre, parce que nous n'avons pas trouvé le sens de la vie, c'est-à-dire parce que nous sommes mal-heureux, que nous avons peur de la mort. Ou, plus exac-tement, les deux choses n'en font qu'une : la « crainte de la mort » n'est rien d'autre qu'un des noms les plus significatifs du malheur. La seule façon de se préparer à la mort, c'est d'être heureux, c'est-à-dire qu'il n'y a aucune façon de s'y préparer.

« Il n'y a rien dans la vie. Il n'y a que la mort. Pourtant elle ne devrait pas exister... » L'auteur de ces lignes, Tolstoï, fut, en ce qui le concerne, hanté par l'idée de la mort au point de songer à se suicider3. Nous avons là une illustration exemplaire de ce que Wittgenstein veut dire lorsqu'il déclare que « la crainte de la mort est le meilleur signe d'une vie fausse, c'est-à-dire mauvaise » (C, p. 142) : la mort devenue la seule réalité de la vie, la tentation de mettre fin à la vie à cause de la mort. La dernière page de La Mort d'Ivan Ilitch décrit en quelque sorte l'expé-rience inverse, qui survient au tout dernier moment, celle de la non-réalité absolue, du néant de la mort : « Il chercha sa terreur accoutumée et ne la trouva plus. 'Où est-elle ? Quelle mort ?' Il n'avait plus peur, parce que la mort aussi n'était plus. » Et plus loin : « Finie la mort ! se dit-il. Elle n'est plus. » Cet apaisement de l'instant ultime devrait être si possible celui de toute notre vie. Tolstoï formule

2. Sur la conception wittgensteinienne de la mort comme limite que l'on peut approcher indéfiniment, mais non atteindre, cf. J. Van Evra, « On Death as a Limit », Analysis, 31 (1971), pp. 170-176.

3. Une expérience décrite dans The Varieties of Religious Experience, de W. James, ouvrage que Wittgenstein connaissait et appréciait particu-lièrement.

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clairement l'alternative : si la mort est quelque chose, la vie ne peut rien être ; et si la vie doit être quelque chose, il faut que la mort ne soit rien. C'est pourquoi « l'exis-tence de la mort nous oblige soit à renoncer volontairement à la vie, soit à transformer notre vie de manière à lui donner un sens que la mort ne peut ravir ». C'est, semble-t-il, exactement ce que Wittgenstein dit dans un autre langage. Ici encore, toute la « sagesse » possible se résume dans la maxime : « Vivez heureux ! »

Que l'on puisse vouloir aller au-devant de la mort par crainte de la mort, cela prouve qu'en un certain sens dans la mort volontaire la peur est toujours plus fondamentale que la volonté. Dans les Carnets Wittgenstein se demande si le suicide ne doit pas être considéré comme le péché élémen-taire :

« Si le suicide est permis, tout est permis. Si tout n'est pas permis, alors le suicide n'est pas permis »

(p. 167).

En d'autres termes : si le suicide n'était pas une action abso-lument mauvaise, il ne pourrait y avoir aucune chose bonne ou mauvaise. Cela jette, dit Wittgenstein, « une lueur sur la nature de l'Ethique », en ce sens, semble-t-il, qu'il ne pourrait y avoir aucune obligation s'il n'y avait pas d'abord l'obligation de vivre. Mais est-ce que cela ne prouve pas, précisément, que le devoir en général est quelque chose de très différent de ce qu'on croit ? Car comment pourrait-il y avoir un devoir de vivre ? Pour pouvoir condamner le suicide, il faudrait avoir résolu dans un sens positif la ques-tion de la valeur de la vie en soi, question que Wittgenstein considère, pour sa part, comme tout à fait dénuée de sens. Il y a des vies bonnes, c'est-à-dire heureuses, mais la vie n'est en elle-même ni bonne ni mauvaise. D'où la remarque finale inquiétante : « Ou bien est-ce qu'en lui-même le suicide, lui non plus, n'est ni bon ni mauvais ! » (p. 168).

McGuinness (op. cit., pp. 317-318) suggère que si le sui-cide peut être considéré, selon Wittgenstein, comme la faute élémentaire, c'est parce qu'il représente la forme ultime de la non-acceptation de tout ce qui peut arriver. On pourrait dire aussi qu'il est l'acte de rébellion le plus caractéristique

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contre le Destin ou la volonté de Dieu, ou encore — ce qui revient finalement au même — qu'il est l'immoralité par excellence, parce qu'il est la forme suprême de l'impuis-sance à être heureux. Schopenhauer considère le suicide comme « une marque d'affirmation intense de la volonté », qui ne trouve pas d'autre issue que d'anéantir son phénomène pour rester elle-même intacte. Mais est-ce que le suicide peut être réellement voulu ? Wittgenstein remarque, dans une de ses lettres, que la mort volontaire ne peut être réelle-ment un acte de volonté ; c'est plutôt une défaillance du vouloir qui se laisse en quelque sorte emporter dans un moment d'inattention : « Je sais que le suicide est toujours une chose répugnante (eine Schweinerei). Car sa propre des-truction est quelque chose que l'on ne peut pas du tout vouloir et quiconque s'est représenté une fois ce qui se passe lorsqu'on se suicide sait que le suicide est toujours un acte qui consiste à enlever par surprise ses propres défenses. Mais il n'y a rien de pire que de devoir se prendre soi-même par surprise4. » Peut-être est-ce également ce que veut dire Bernanos lorsqu'il écrit dans la Nouvelle histoire de Mouchette : « Le geste du suicide n'épouvante réelle-ment que ceux qui ne sont point tentés de l'accomplir, ne le seront sans doute jamais, car le noir abîme n'accueille que les prédestinés. Celui qui déjà dispose de la volonté meur-trière l'ignore encore, ne s'en avisera qu'au dernier moment. La dernière lueur de conscience du suicidé, s'il n'est pas un dément, doit être celle d'une stupeur, d'un étonnement désespéré. »

Ce qui est « moral », c'est soit de vivre heureux soit de ne pas vivre du tout. Mettre fin à sa vie n'est cependant pas la solution, mais le couronnement et la consécration de la vie malheureuse. Mais que peut valoir au juste cet argument abstrait lorsqu'il est utilisé ailleurs que dans une discussion philosophique ? Les remarques de Wittgenstein sur le sui-cide font plutôt songer, en fin de compte, à une sorte de modus tollens du type suivant : on ne peut condamner un acte quelconque que si l'on peut condamner absolument le suicide ; or on ne peut condamner absolument le suicide ; par conséquent, on ne peut condamner aucun acte. Ou

4. P. Engelmann, op. cit., pp. 32-34.

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encore, on ne peut rien justifier, puisqu'on ne peut justifier dans l'absolu le fait de vivre.

On trouve dans les Carnets un passage où Wittgenstein donne l'impression d'essayer de se représenter ce que pour-rait être le fait de posséder une volonté éthique sans possé-der une volonté au sens usuel du terme :

« Quelle sorte de statut a proprement la volonté humaine ? Je veux désigner avant tout la « volonté » comme le support du bien et du mal.

Imaginons un homme qui ne pourrait faire usage d'au-cun de ses membres, et ne pourrait ainsi, au sens ordinaire du mot, exercer sa volonté. Il pourrait néanmoins penser et désirer, et communiquer ses pensées à autrui. Il pour-rait donc, à travers autrui, faire le bien et le mal. Il est clair alors que l'éthique vaudrait aussi pour lui, et qu'il serait, au sens éthique, porteur d'une volonté.

Y a-t-il alors une différence de principe entre cette volonté et celle qui met en mouvement le corps humain ? » (P- 145).

Mais il est clair que celui qui dispose de la possibilité de communiquer à autrui, et éventuellement de faire exécuter, ses désirs, ne peut pas du tout être considéré comme privé de volonté, même au sens ordinaire du mot. C'est pourquoi Wittgenstein poursuit :

« Ou'bien l'erreur provient-elle ici de ce que le désir (ainsi que la pensée) est déjà une activité de la volonté ? (Et en ce sens un homme sans volonté serait assurément privé de vie.)

Mais peut-on concevoir un être qui pourrait seulement se représenter (disons : voir) mais ne pourrait aucunement vouloir ? En un certain sens cela paraît impossible. Si c'était possible, il pourrait alors y avoir un monde sans éthique. »

Ces remarques sont curieuses et embarrassantes pour des raisons évidentes. Wittgenstein se pose, en effet, différentes questions qui ne sont pas du tout équivalentes et qui ne correspondent guère à celle qu'il a apparemment en vue : Y a-t-il une différence de nature entre la volonté en tant que

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faculté de désirer et la volonté en tant que cause de certains mouvements, non pas du corps en général (par exemple, des organes de la parole), mais des membres ? Est-ce que l'acti-vité de la volonté est uniquement l'activité qui résulte de la volonté, ou bien est-ce que le simple fait de désirer est déjà une activité de la volonté ? Est-ce que l'on peut concevoir un sujet doué de pensée et de représentation qui ne serait en aucune manière doué de volonté ? C'est-à-dire : est-ce que le simple fait de penser n'enveloppe pas déjà une cer-taine forme de vouloir ? Il est clair que, tant qu'il subsiste la possibilité de faire, même de façon indirecte, le bien et le mal, on est en présence d'une volonté empirique, et non pas de la volonté éthique, laquelle ne dispose en principe pas, en tant que telle, de la possibilité d'inspirer certaines actions plutôt que certaines autres, mais représente simple-ment une certaine position du sujet par rapport aux événe-ments du monde et donc, entre autres choses, par rapport à ses actions. En d'autres termes, l'impression que l'on a est que la volonté phénoménale peut faire des choses bonnes ou mauvaises (au sens usuel), mais ne peut être en aucune manière le support du bien et du mal, alors que le vouloir éthique, qui est le porteur du bien et du mal, ne peut faire le bien ou le mal.

Tenter d'isoler la volonté éthique par une sorte de passage à la limite en» essayant de se représenter une forme d'impuis-sance totale de la volonté empirique est évidemment une entreprise déconcertante, parce qu'on ne parvient jamais à concevoir qu'un sujet doué d'une volonté empirique extrê-mement réduite ou extrêmement inefficace, mais néanmoins toujours susceptible d'affecter d'une manière ou d'une autre ce qui arrive. La volonté transcendantale ne peut pas être le résidu qui subsiste de la volonté lorsqu'on a éliminé de celle-ci la volonté phénoménale, car elle n'est pas du tout une sorte d'ingrédient qui viendrait s'ajouter au vouloir empi-rique pour lui conférer une certaine qualité éthique. « L'éthi-que, disent les Carnets, doit être une condition du monde, comme la logique » (p. 146). Et cela signifie que l'exis-tence d'une subjectivité éthique ne peut pas être condition-née par le fait que certaines choses peuvent ou ne peuvent pas avoir lieu dans le monde, en particulier par le fait que je peux ou ne peux pas agir sur le monde. Cela signifie

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aussi, semble-t-il, qu'aucune vie ne peut être nécessairement mauvaise, c'est-à-dire malheureuse. Il est possible, sans doute, de concevoir un monde totalement hostile à ma volonté, allant à l'encontre de tous mes désirs, un monde de la mal-chance et de l'échec absolus. Il n'en reste pas moins que cette mauvaise fortune systématique serait la mienne, que ce monde serait mon monde et cette vie ma vie, c'est-à-dire qu'il me resterait encore, au moins en théorie, la possibilité de les vivre de différentes manières. A la question de savoir si je pourrais encore en pareil cas être heureux, Wittgens-tein donne une réponse typiquement stoïcienne et intellec-tualiste :

« A supposer que l'homme ne puisse exercer sa volonté, et doive souffrir toute la misère de ce monde, qu'est-ce qui pourrait alors le rendre heureux ?

Comment l'homme peut-il seulement être heureux, puis-qu'il ne peut se défendre de la misère de ce monde ?

Par la vie de connaissance, précisément. La bonne conscience est le bonheur garanti par la vie de

connaissance. La vie de connaissance est la vie heureuse, en dépit de

la misère du monde. Seule est heureuse la vie de qui peut renoncer aux agré-

ments de ce monde. Pour lui les agréments de ce monde sont autant de

grâces accordées par le Destin » (C, p. 151).

Il ne faut certainement pas interpréter ce passage comme une exhortation à la résignation passive en face de la misère du monde. Wittgenstein veut dire simplement qu'il n'y a pas de connexion logique entre ce qui arrive (ce qui nous arrive) et notre bonheur ou notre malheur, le fait que nous parvenions ou ne parvenions pas à donner un sens à notre vie. En d'autres termes : s'il est possible d'être heu-reux d'une manière quelconque, il doit être possible d'être heureux même dans le cas où tout ce que nous pouvons entreprendre serait d'une certaine manière contrecarré par la « volonté étrangère ».

Comme le remarque Peter Winch, les pages 160-163 des Carnets posent un problème assez curieux. Wittgenstein y esquisse, en effet, une conception de la volonté dont rien n'a été (apparemment) conservé dans le Tractatus et qui est en

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réalité sensiblement plus proche de celle qui est exposée dans les Recherches philosophiques (essentiellement dans les §§ 611 sq. auxquels nous avons déjà fait allusion). Dans les Recherches Wittgenstein critique la conception abstraite de la volonté comme « expérience » particulière pour nous ramener à la considération des cas familiers dans lesquels nous pouvons dire de façon douée de sens que nous faisons quelque chose, au lieu de dire simplement que cela nous arrive. Ce qui est important, du point de vue philosophique, c'est de bien comprendre à quel point l'acte volontaire se distingue du désir (Wunsch) et de la tentative (Versuch). En un certain sens il les exclut purement et simplement : lorsque je lève volontairement le bras dans un cas normal, on ne peut pas dire à proprement parler que j'aie désiré qu'il se lève ou que j'aie essayé de le lever. « Et l'on pour-rait dire, remarque Wittgenstein : 'Je ne puis vouloir à tout moment que pour autant que je ne puis jamais essayer de vouloir' » (§ 619). Telle est précisément l'idée qui est développée avec une certaine insistance dans le passage indi-qué des Carnets : « Vouloir le déroulement d'une action consiste à réaliser le déroulement de cette action, non à faire quelque chose d'autre qui le causerait » (p. 162). Witt-genstein fait une distinction expresse entre le désir, qui précède l'événement, et la volonté qui l'accompagne : je peux désirer sans agir et agir sans désirer ni vouloir, mais je ne puis vouloir sans agir. « C'est clair, écrit-il : il est impossible de vouloir sans déjà accomplir l'acte volontaire » (p. 161). Du point de vue éthique on pourrait, par consé-quent, opposer au sujet désirant, animé de la volonté futile de faire tourner les choses d'une manière ou d'une autre, le sujet proprement voulant, c'est-à-dire agissant et acquiesçant à ses propres actions. Mais en quel sens ce sujet voulant pourrait-il être dit un sujet éthique, puisque, pour cela, il faudrait, semble-t-il, non pas tellement qu'il fasse certaines choses avec volonté, mais qu'il fasse toutes choses avec une certaine volonté ?

Dans les Recherches Wittgenstein dénonce l'illusion philo-sophique qui consiste à se représenter l'acte volontaire comme un acte précédé ou accompagné d'un acte de volonté, un acte intérieur dont nous devrions nécessairement pouvoir trouver des traces en nous après coup. De même que la

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parole pensée, par opposition à la parole machinale, n'est rien de plus qu'une parole d'un certain type, et pas néces-sairement l'efïectuation successive ou simultanée d'un acte de pensée et d'un acte de parole, l'action voulue n'est rien de plus qu'un certain type d'action, qui ne se distingue pas des autres par un critère unique tel que l'occurrence de cer-taines représentations mentales caractéristiques, mais par des critères extrêmement divers selon les cas. En fait, l'op-position pertinente, du point de vue de Wittgenstein, n'est précisément pas entre deux manières d'agir mais entre ce que nous appelons « agir » (de quelque façon que ce soit) et ce que nous appelons « subir », « éprouver », etc. Et si le vouloir est le faire, il l'est dans tous les sens du mot ; il ne peut servir à désigner uniquement certains antécédents de l'action, mais il doit pouvoir s'appliquer aussi à ces anté-cédents, il ne peut s'arrêter après les préliminaires « cona-tifs » de l'acte, mais il ne peut pas non plus commencer après eux, avec l'acte réel : « "Il faut que le vouloir, s'il ne doit pas être une sorte de désir, soit l'agir lui-même. Il ne doit pas s'arrêter avant l'agir." [Voir les remarques des Carnets citées plus haut.] S'il est l'agir, alors il l'est au sens habituel du mot ; c'est-à-dire : parler, écrire, marcher, soule-ver quelque chose, se représenter quelque chose. Mais égale-ment : essayer, tenter, s'efforcer — de parler, d'écrire, de soulever quelque chose, de se représenter quelque chose, etc. » (§ 615). Wittgenstein ne veut évidemment pas dire qu'il n'existe aucune différence entre « vouloir » et « faire », mais simplement que 1) il peut n'y avoir aucune différence significative dans certains cas, et sans doute dans de nom-breux cas, 2) la distinction n'a de sens qu'en fonction de certains concepts et d'un certain jeu de langage, d'une cer-taine manière que nous avons de considérer, de commenter et de discuter nos actions. Il ne faut évidemment pas s'at-tendre à ce que les Recherches philosophiques nous disent ce qu'est la volonté, quel genre de « processus » elle est. Wittgenstein s'efforce au contraire de détruire le préjugé selon lequel elle doit être quelque chose de précis, par exemple une sorte de causalité psychologique qui intervient en un point quelconque de l'acte ou tout au long de l'acte. (Si l'on veut absolument que le vouloir soit quelque chose, autant dire, précisément, que c'est l'agir lui-même.)

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Nous sommes victimes sur ce point d'une conception para-mécanique du sujet voulant, qui fait de celui-ci une sorte de moteur qui n'a à vaincre en lui-même aucune force d'iner-tie et qui, par conséquent, n'est qu'entraînant et à aucun égard entraîné. D'où l'idée que notre corps peut ne pas obéir à notre volonté, mais qu'il n'est pas possible que notre volonté ne nous obéisse pas (cf. PU, § 618). Nous en venons ainsi à considérer le « faire » proprement dit comme une sorte d'impulsion pure qui s'arrête au seuil de l'expérience : « Faire semble lui-même n'avoir aucun volume d'expérience-(kein Volumen der Erfahrung). Cela ressemble à un point sans épaisseur, à la pointe d'une aiguille. Cette pointe semble être Yagens proprement dit. Et ce qui se produit dans l'expé-rience seulement la conséquence de ce faire. 'Je fais' semble avoir un sens déterminé, détaché de toute expérience » (S 620). Pour intervenir dans l'expérience, la volonté doit en quelque sorte « pénétrer » dans l'expérience, avoir une certaine consistance empirique ; mais elle ne peut le faire si, dans le mouvement, elle doit être selon le schéma clas-sique, moteur pur et l'expérience mobile pur.

Il est incontestable que le Tractatus reste jusqu'à un cer-tain point tributaire de la théorie causale du vouloir comme moyen et instrument de l'action, qui est explicitement dénon-cée dans les Recherches (cf. § 614). Mais précisément, à cause de la conception particulière de la causalité qui est développée dans le Tractatus, la croyance à une emprise effective de la volonté sur les phénomènes est considérée comme une superstition. Nous avons vu en quel sens on peut dire que la volonté empirique n'a pas de pouvoir sur les choses, et la volonté transcendantale pas de rapport avec les choses. La conclusion de tout cela, en ce qui concerne le problème moral, semble bien devoir être quelque chose que l'on pourrait exprimer par un retournement de la formule kan-tienne : « Du sollst, obivohl du kannst nicht. » Dans les Recherches, Wittgenstein reconnaît clairement que la ques-tion de savoir si une action est (a été) ou non volontaire n'est pas du tout une question causale ; mais on ne trouve plus aucune trace, dans cet ouvrage, de la conception dualiste du vouloir qui était celle du Tractatus, et du problème de l'éthique. En somme, au moment où il essaie d'élucider la nature de l'éthique, Wittgenstein se trouve enveloppé dans

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des apories assez traditionnelles concernant le problème de la volonté, dont le Tractatus dispose en niant finalement l'exis-tence d'un vouloir au sens « populaire » du terme. Et au moment où il se donne (peut-être) le moyen de résoudre effectivement les apories en question, il ne tire de ses remar-ques aucune conclusion concernant les aspects proprement éthiques du problème de la volonté.

Nous n'entreprendrons pas ici d'examiner les raisons pro-fondes qui font que la conception entrevue dans les Carnets et développée dans les Recherches ne pouvait trouver place dans le Tractatus5. Ce qui est clair, c'est que les Recherches, et d'autres écrits de la même période, manifestent, comme on pouvait s'y attendre, une tendance très nette à dépsycho-logiser (et par voie de conséquence, si l'on peut dire, à « démoraliser ») des concepts comme ceux de « volonté », « libre arbitre », « motivation », « responsabilité », « cul-pabilité », etc., au profit d'une analyse en termes de gram-maire, de jeux de langage et de formes de vie. La distinction entre la volonté, en tant que phénomène, et la volonté éthi-que doit être elle-même, lorsqu'elle est pratiquée, rapportée à un certain système de référence qui permet de la construire et de la vivre, et non pas à une distinction métaphysique tracée une fois pour toutes entre ce qui est dans le monde et ce qui constitue une limite ou un au-delà du monde. Il est regrettable, comme le remarque Winch, que Wittgenstein n'ait pas développé ce point, d'abord parce qu'il s'en faut évidemment de beaucoup que les nombreuses difficultés soulevées dans les Carnets se trouvent automatiquement résolues par l'abandon de la conception retenue finalement dans le Tractatus, ensuite parce que Wittgenstein aurait peut-être été en mesure de répondre, de façon plus convaincante que ne l'ont fait, d'une manière générale, les philosophes linguistiques, à certaines objections déterministes ou fata-listes. « Actus non est reus nisi mens sit rea », dit un adage juridique. A l'époque du Tractatus, Wittgenstein conclut, semble-t-il, que ni l'acte ni le vouloir, en tant qu'événement mental, ne peuvent être à proprement parler coupables, et que seule peut l'être ce qu'on pourrait appeler 1' « intention

5. Cf. sur ce point l'explication (du reste, à notre avis, peu satisfai-sante) de P. Winch, op. cit., pp. 48-53.

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transcendantale », la position de la volonté éthique. Les Recherches semblent nous orienter, au contraire, vers l'idée que la volonté n'est pas du tout un agent, même éventuelle-ment impuissant, et que le caractère délibéré ou intentionnel d'un acte n'est pas un élément positif isolable (privé) qui, même s'il est le plus souvent en pratique indécelable, doit venir s'ajouter dans tous les cas à l'acte pris dans sa maté-rialité brute, mais quelque chose que nous déterminons en fonction d'une multitude de critères différents, essentielle-ment d'après les circonstances publiques de l'acte.

On entend souvent dire aujourd'hui que les découvertes de la médecine, de la psychanalyse, des sciences sociales, etc., interdisent désormais de parler en toute rigueur de choses comme une « volonté » ou une « responsabilité » de l'indi-vidu. Certains philosophes raisonnent (encore) comme si la psychanalyse avait dévoilé l'existence d'une sorte de causalité inconsciente, c'est-à-dire de causalité au sens strict, à l'origine de la plupart des actes que nous préférions imputer jusqu'ici à la (pseudo-) causalité de la conscience ou de la liberté. Mais ce langage est encore exactement celui de la conception traditionnelle, critiquée par Wittgenstein. C'est peut-être un de ces cas typiques où s'applique la remarque : « Un mode d'expression inapproprié est un moyen sûr de rester enfermé dans la confusion. Il verrouille pour ainsi dire l'issue qui permettrait d'en sortir » (PU, § 339). (Le grand mérite de Wittgenstein est peut-être d'avoir montré que ce qui nous oblige à choisir entre des théories philosophiques rivales, par exemple la liberté et le déterminisme intégral, n'est pas du tout le principe du tiers exclu, mais le fait que nous avons accepté sans nous en rendre compte une formulation linguistique inadéquate.)

C'est une erreur de croire que, lorsque nous voulons savoir si quelqu'un doit être tenu ou non pour responsable d'un acte, nous devons faire une hypothèse sur la question de savoir si un certain type de causalité a pu intervenir ou non dans la production de l'acte, et également, par conséquent, de croire que si nous parvenons à « expliquer » entière-ment nos actes sans faire intervenir ce type de causalité, nous aurons montré que personne ne peut être tenu pour « vérita-blement » responsable d'un acte quelconque. Il peut paraître scandaleux qu'il existe quelque chose comme le châtiment

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des criminels, alors que nous n'avons pas la « certi-tude », que nous n'avons pas « établi » que les criminels puissent être responsables au sens où on l'entend habituel-lement, que nous avons même en un certain sens tous les indices du contraire. Mais, ce qui peut être scandaleux dans une institution, c'est seulement l'institution elle-même, et non pas le fait qu'elle ne puisse invoquer un certain type de justification. La certitude ou le doute à l'égard de la culpa-bilité ou de la responsabilité de quelqu'un sont des attitudes qui ne sont possibles qu'à l'intérieur d'un certain système, qui n'ont de sens qu'en vertu de certaines manières commu-nes de penser et d'agir, d'une certaine « forme de vie », comme dirait Wittgenstein ; et celle-ci ne repose pas sur des justifications ou des raisons à travers lesquelles nous pouvons l'évaluer, mais se définit au contraire en partie par ce que nous appelons « justification » ou « raison ». Ce qui est vrai, c'est que nous punissons les criminels et que nous donnons ceci ou cela comme raison, non pas une raison ou la raison, mais des raisons très différentes : « 'Pourquoi punissons-nous les criminels ? Est-ce par désir de vengeance ? Est-ce pour prévenir une répétition du crime ?' et ainsi de suite. La vérité est qu'il n'y a pas une raison unique. Il y a une pra-tique établie — la punition des criminels. Des gens différents défendent cette pratique pour des raisons différentes, et pour des raisons différentes dans des cas différents et en des cir-constances différentes. Il y a des gens qui la défendent par désir de vengeance, d'autres peut-être par désir de justice, d'autres encore parce qu'ils souhaitent prévenir la répétition du crime, et ainsi de suite. Et c'est ainsi que l'on procède à la punition des criminels » (LC, pp. 102-103).

S'il est vrai que, comme le disent les Carnets, les choses acquièrent une signification (bonne ou mauvaise) par leur rapport à ma volonté, il ne dépend certainement pas de moi de modifier ce rapport au sens où il dépend de moi de lever le bras, par exemple. Sinon, je pourrais en quelque sorte « décider » d'être heureux. Je ne puis vouloir être heureux au sens où je puis normalement vouloir une chose quelcon-que ; et, dans cette mesure, cela n'a pas de sens de dire que

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je puis le vouloir. Mais comment décrire exactement ce qui « arrive » à ma volonté (transcendantale) lorsque sa position à l'égard du monde se modifie, lorsque celui-ci devient un autre monde ? Comment penser cet événement qui n'en est pas un, puisqu'il n'introduit aucun changement dans le monde, pas même, semble-t-il, dans le sujet psychologique en tant que partie du monde ? Ceux qui ont vécu cette « expé-rience » relativement familière qui consiste à avoir trouvé le bonheur, la bonne voie, etc., en ont rendu compte la plupart du temps en disant que les choses avaient pris à un moment donné pour eux une « dimension », une « allure » ou un « sens » nouveaux. Tel est, par exemple, l'état d'esprit que Tolstoï attribue à Nekhlioudov à la fin de Résurrection : « Cette nuit fut pour Nekhlioudov le début d'une existence nouvelle. Ce n'est pas qu'il eût adopté un autre mode de vie ; mais tout ce qui lui arriva depuis cette époque prit à ses yeux un sens entièrement différent. » L'important, ici, est que ceux qui ont eu à un moment ou à un autre l'impression d'avoir trouvé le sens de la vie n'ont pas eu forcément, pour autant, à modifier quoi que ce soit dans leur vie. Le phénomène de la conversion reli-gieuse, qui a dû retenir particulièrement l'attention de Wittgenstein, s'accompagne évidemment dans de nombreux cas d'un changement d'existence plus ou moins spectaculaire. Mais ce qui est décisif, en fait, n'est pas la transformation qui peut intervenir dans l'existence phénoménale, c'est le fait que tout ce qui peut arriver désormais soit vécu autre-ment, ou que l'on ait l'impression de pouvoir le vivre autrement ; ce n'est pas le fait de devenir meilleur, mais le fait que tous nos actes prennent désormais une certaine signification, etiam peccata. C'est 1' « autre histoire » au seuil de laquelle le narrateur abandonne son héros à la fin de Crime et châtiment. La conversion (moralement parlant, assez ambiguë) de Raskolnikov fournit une illustration remarquable de certaines remarques de Wittgenstein : « Et puis qu'étaient maintenant toutes ces souffrances passées ? Tout, même son crime, même sa condamnation et sa dépor-tation, tout maintenant, dans ce premier élan, lui apparais-sait comme un tissu de faits extérieurs, étrangers, qui ne le concernaient pas personnellement. » (On peut sourire ou s'indigner du mysticisme moralisateur de Dostoïevsky et

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Tolstoï, à condition de ne pas oublier que les idées reli-gieuses de « conversion », « illumination », « grâce », etc., ont des substituts profanes nombreux et familiers que l'on ne remarque guère, surtout lorsqu'on les rencontre dans des endroits tout à fait inattendus.)

Il est significatif que Wittgenstein ait appréhendé certaines attitudes religieuses caractéristiques essentiellement sous l'aspect du stoïcisme (pour ne pas dire du fatalisme) qu'elles impliquent, c'est-à-dire de la maîtrise toute négative qu'elles permettent de s'assurer sur les événements exté-rieurs. Son attitude à l'égard de la religion semble bien avoir subi à une certaine époque une modification impor-tante. « Il avait été, note Russell, dogmatiquement anti-chrétien, mais de ce point de vue il a changé complète-ment6 ». Faut-il attribuer, comme on l'a fait parfois, ce changement radical à une expérience mystique que l'auteur du Trac talus aurait eue pendant la guerre de 1914-1918, peut-être à la suite de la lecture de Tolstoï ? Wittgenstein a confié à Malcolm que le mépris qu'il avait professé au cours de sa jeunesse à l'égard de la religion avait fait place à une attitude différente aux environs de sa vingt-et-unième année, à cause d'une sorte de révélation qu'il avait eue en assistant à la représentation d'un drame d'Anzengruber : Die Kreuzelscheiber1. Il est possible que des recherches biographiques plus approfondies ou la publication de docu-ments inédits permettent de trancher un jour la question de savoir si le « mysticisme » philosophique du Tractatus dérive ou non en partie d'une expérience mystique au sens religieux du terme. Mais, au fond, la question est d'une importance tout à fait secondaire. Même s'il est quelque peu exagéré de considérer, comme le fait Russell (cf. ibid.), que Wittgenstein était avant la guerre exclusivement un logicien et qu'il est devenu plus ou moins mystique pendant, ou peut-être juste avant, la guerre, il n'est pas possible d'ignorer la différence de style qui existe entre les Notes on Logic (septembre 1913), par exemple, et le Tractatus ; et, par ailleurs, Wittgenstein a insisté lui-même sur le fait que

6. Cf. Fann (éd.), op. cit., p. 31. 7. Cf. Malcolm, op. cit., p. 70 ; McGuinness, op. cit., pp. 327-328 ;

Heller, op. cit., p. 94.

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l'expérience de la guerre et de la captivité avait fait de lui un tout autre homme. Une lettre de 1925 à Eccles, que Wittgenstein avait connu lors de son séjour à Manchester, où il avait travaillé dans un laboratoire de mécanique de 1908 à 1911, fait une allusion très claire à ce changement : « Il se peut que l'Angleterre n'ait pas changé depuis 1913, mais moi j'ai changé. Cependant il ne sert à rien de vous en parler par écrit, car je ne pourrais pas vous expliquer la nature exacte du changement (bien que, pour ma part, je la comprenne parfaitement). Vous le verrez vous-même lorsque j'irai là-bas8 ». Et May s relate la surprise de Mrs. Eccles, découvrant effectivement un Wittgenstein qui ne rappelait en rien le jeune homme riche, élégant et appa-remment un peu snob qu'elle avait connu avant la guerre.

Cette transformation radicale, à la fois très claire et impos-sible à expliquer (comparer avec T, 6.521), peut peut-être servir, sinon à expliquer, du moins à illustrer ce qui est dit en 6.43 dans le Tractatus. Les Carnets précisent que l'ac-croissement et la réduction du monde comme totalité correspondent respectivement à l'adjonction et au retrait d'un sens (cf. p. 140). Mais il ne faut pas perdre de vue que Wittgenstein s'exprime de façon hypothétique : « Si le bon ou le mauvais vouloir modifient le monde, ils doivent le faire de telle ou telle manière... », et métapho-rique (« pour ainsi dire ») : « Il doit y avoir en effet, disent les Carnets, une sorte de récompense éthique et de punition éthique, mais elles doivent résider dans l'action même. » Et, de plus, « il est clair aussi que la récompense doit être quelque chose d'agréable, la punition quelque chose de désagréable » (p. 147). La question est donc : de quelle « sorte » doit être exactement la sanction si 1) elle doit résider dans l'action elle-même et non dans ses suites, 2) elle doit être agréable ou désagréable selon que l'action émane du bon ou du mauvais vouloir ? Il est évident que ce ne peut être que le bonheur de bien agir et le malheur de mal agir ; mais est-ce que, par ailleurs, le bonheur n'est pas le critère (et non la sanction) de la bonne volonté, le seul critère en fait ? Comme le remarque Wittgenstein (cf. ibid.), on en revient toujours simplement à l'idée que

8. Cf. Fann (éd.), op. cit., p. 88.

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le bonheur est bon et le malheur mauvais. On ne peut donc guère être surpris de le voir conclure : « Tout cela est en un certain sens profondément mystérieux. Il est clair que l'éthique ne se laisse pas exprimer » (p. 148).

Il y a des raisons de considérer que la découverte du sens de la vie est au moins autant une suppression qu'une adjonction, puisqu'elle consiste dans la disparition du problème de la vie. Le monde change, si l'on veut, globa-lement de dimension ; mais il ne change évidemment pas de dimensions globales : simplement, il se passe cette chose que nous essayons de décrire quelquefois en disant que, tout à coup, il se met à ressembler à un langage que nous comprenons (il prend un « sens »), à un visage ami (il « exprime » quelque chose), à une demeure familière (nous nous y sentons « chez nous »), etc. Le bien et le mal, le bonheur et le malheur, ne pouvant être des attributs du monde, doivent nécessairement, semble-t-il, appartenir au sujet : « De même que le sujet n'est point une partie du monde, mais un pré-supposé de son existence, de même le bien et le mal sont des prédicats du sujet, non des propriétés du monde » (C, p. 149). On pourrait, remarque Wittgenstein dans la Conférence sur l'éthique, se souvenir ici des paroles de Hamlet (II, 2, 245-46) : « Car rien n'est bon ou mauvais en soi, tout dépend de notre pensée. » Mais nos états de pensée, dans la mesure où ce sont des faits que nous pouvons décrire, ne sont, nous l'avons vu, ni bons ni mauvais. On doit donc rejeter comme étant, non pas fausse, mais à côté de la question, une inter-prétation « émotiviste » de l'éthique (du genre de celle qui a été proposée, par exemple, par les néo-positivistes logiques). Supposons en effet, dit Wittgenstein, une sorte de « grand livre » écrit par une intelligence omnisciente décrivant tout ce qui peut être décrit dans le passé et le présent du monde : il pourrait contenir, par exemple, le récit d'un meurte particulièrement odieux avec tous ses détails physiques et psychologiques, et également l'exposé des réactions de douleur, d'indignation, etc., suscitées chez moi ou chez d'autres. Mais tout ce qui pourrait être consigné à propos de cet acte et de ses séquelles ne serait encore que « ... facts, facts, and facts, but no Ethics ». Lorsque je qualifie une action de bonne dans le sens éthique, je

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ne peux donc pas vouloir dire simplement qu'elle fait naître chez moi ou chez un grand nombre de gens un sentiment d'approbation, d'admiration ou d'enthousiasme.

Rien de ce qui est susceptible d'être écrit dans le grand livre du monde « ne pourrait être cette chose, l'éthique » (LC, p. 147). Et si l'on pouvait écrire un livre qui fût réellement un livre sur l'éthique, « ce livre, comme une explosion, anéantirait tous les autres livres de ce monde » (ibid.). Dans la mesure où il pourrait être écrit, le livre en question traiterait nécessairement de faits, et son carac-tère explosif pourrait provenir, par exemple, de ce qu'il exhibe un fait absolument supérieur, un fait qui rend absolument insignifiants tous les autres faits. Ce qui, préci-sément, selon le Tractatus est tout à fait impossible. On remarquera que des choses comme « la voie absolument bonne » ou « le bien absolu » sont présentées par Witt-genstein tantôt comme des contradictions caractérisées tantôt, simplement, comme des réalités chimériques. On peut adopter, dans la perspective du Tractatus et de la Confé-rence, au moins trois attitudes différentes à l'égard des innombrables livres qui ont été écrits en fait sur l'éthique : 1 ) considérer qu'ils découlent d'un projet rigoureusement contradictoire et, par conséquent, ne disent absolument rien, ne contiennent que du non-sens pur et simple ; 2) considérer qu'ils sont généralement doués de sens, mais ne sont pas réellement des livres sur l'éthique, qu'ils parlent en fait d'autre chose : par exemple, de valeurs relatives, donc de faits ; 3) considérer qu'ils sont bien en fin de compte des livres sur l'éthique, mais qu'ils ne font, dans le meilleur des cas, rien de plus, qu'indiquer une certaine direction, « montrer du doigt », en quelque sorte, une chose qui échappe par principe à toute tentative de caractérisation plus précise.

La route absolument bonne dont il est question dans les ouvrages sur l'éthique serait, remarque Wittgenstein, quelque chose comme la route que chacun devrait prendre en vertu d'une nécessité logique, dès lors qu'il la voit, ou avoir honte de ne pas prendre. De même, « le bien absolu, s'il est un état de choses qui peut être décrit, serait un état de choses dont chacun, indépendamment de ses goûts et inclinations, nécessairement, poursuivrait la

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réalisation ou se sentirait coupable de ne pas poursuivre la réalisation » (pp. 147-148, traduction corrigée par nous). Le bien absolu, si l'on pouvait en parler, serait l'état de choses qui provoque nécessairement à un certain type d'action ou, sinon, au remords. Cette interprétation constitue, de toute évidence, une réduction à l'absurde de la notion de bien absolu ; car aucun état de choses ne peut exercer une contrainte logique sur quoi que ce soit ou qui que ce soit : on dira peut-être qu'un état de choses peut exercer une contrainte absolue parce qu'il est doué d'une valeur absolue intrinsèque, mais il ne peut avoir ce genre de valeur que pour autant qu'il peut exercer ce genre de contrainte ; et, précisément, du simple fait qu'il est un état de choses, il en est intrinsèquement incapable.

Peut-être les attaques répétées de Wittgenstein contre la notion de bien absolu sont-elles inspirées, au moins en partie, par une réaction contre l'absolutisme moral des Principia Ethica de Moore9. Il semble, en tout cas, avoir eu une tendance assez caractéristique à considérer qu'un problème moral était avant tout une affaire « personnelle », par quoi il faut entendre, non pas un problème que chacun peut résoudre selon des normes personnelles, mais un pro-blème posé à une personne, c'est-à-dire quelque chose de très différent de ce qu'on appelle ordinairement un pro-blème. Il ne fait aucun doute que Wittgenstein aurait rejeté comme également absurdes l'idée que celui qui se pose un problème moral précis cherche à savoir ce qui est le bien dans le cas considéré et l'idée qu'il n'y a pas de problèmes moraux au sens où on l'entend habituellement, mais seulement des problèmes physiologiques, psycholo-giques, psychanalytiques, etc. (Ce que disent la psychologie ou la psychanalyse, par exemple, c'est en fait simplement que si vous n'étiez pas l'homme que vous êtes, vous ne poseriez probablement pas le problème ainsi, c'est-à-dire que vous ne vous poseriez pas ce problème ; un point que Wittgenstein, quant à lui, ne songe certainement pas à

9. Gf. sur ce point T. Redpath, « Wittgenstein and Ethics » (The Philosophical Review, 74, 1965), reproduit dans A. Ambrose and M. Laze-rowitz (eds.), Ludwig Wittgenstein: Philosophy and Language, Allen & Unwin, Londres, 1972, pp. 107-108.

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contester.) Pourquoi en particulier le changement de monde auquel fait allusion le Tractatus, l'addition ou la soustrac-tion du sens, ne sont-il pas des accidents susceptibles d'une explication causale, des événements que des progrès scienti-fiques appropriés devraient permettre de décrire, prévoir, provoquer, etc. ? Nous avons déjà donné la réponse : du point de vue de la distinction entre le dicible et l'indicible, toutes les sciences sont du même côté et exactement sur le même plan. Comprendre la question du sens de la vie et comprendre que la science (aucune science) ne peut résou-dre le problème de la vie, c'est évidemment une seule et même chose, et c'est cela que Wittgenstein appelle préci-sément le « mysticisme », une attitude qui, d'une certaine manière, coïncide purement et simplement avec une appréhen-sion correcte de la logique du langage.

Doit-on dire, cependant, que c'est le simple fait de se poser la question du sens de la vie, ou au contraire le fait de lui donner un certain type de réponse, qui constitue le mysti-cisme ? Le mystique, pour Wittgenstein, est en principe quel-qu'un qui donne un sens à la question du sens de la vie, mais qui ne trouve pas forcément un sens à la vie. Il peut donc, semble-t-il, y avoir au moins deux mysticismes : le mysticisme affirmatif de l'homme heureux, dont la volonté acquiesce aux événements du monde, et le mysticisme interrogatif de l'homme malheureux, pour lequel la question du sens de la vie est posée, mais non résolue 10. Mais, s'il en est ainsi, le malheur de l'homme malheureux tient en un certain sens essentiellement au fait qu'il se pose encore cette question. Le moindre paradoxe de l'éthique singulièrement pessimiste du Tractatus n'est certainement pas que ce malheur, et donc cette question, soient aussi, d'une certaine manière, sa faute.

« Un jour (en 1942), rapporte Rhees, alors que je le questionnais sur un point touchant à l'étude de l'éthique, Wittgenstein me dit qu'il était étrange que l'on pût trouver des livres traitant de l'éthique dans lesquels il n'y eût aucune mention d'un problème moral ou éthique authentique. Il tenait, je pense, à ne parler de problème que dans le cas où

10. Cf. McGuinness, op. cit., pp. 316-317.

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la solution en était ou imaginable ou reconnaissable » (LC, pp. 167-168). En fait, il y a deux questions différentes à dis-tinguer ici : 1) Peut-on parler d'un problème moral ? 2) Peut-on parler d'un problème moral ? On comprend aisément pourquoi, du point de vue de Wittgenstein, le mot « pro-blème » est utilisé à tort lorsqu'on s'en sert pour caractériser le type de question qui est généralement posé dans les livres portant sur l'éthique. C'est qu'il s'agit en réalité, non pas de ce qu'on appelle habituellement des problèmes moraux, mais bien de problèmes philosophiques, donc de difficultés qui ne peuvent être résolues, au sens propre, et de ce fait ne sont pas vraiment des problèmes Mais les « problèmes » non philosophiques que l'on rencontre dans le domaine de l'éthi-que méritent-ils davantage d'être appelés des problèmes ?

Nous avons vu que la question de savoir si, en prenant part à l'assassinat de César, Brutus avait commis une action méprisable ou respectable, était apparemment de celles aux-quelles ne correspond, pour Wittgenstein, aucun problème (donc aucun problème moral) réel. Mais à quoi peuvent res-sembler d'une manière générale en éthique un problème et sa solution ? Wittgenstein accepte d'essayer de répondre à cette question en examinant un exemple concret proposé par Rhees : il s'agit du cas d'un savant qui en est arrivé à la conclusion qu'il ne peut à la fois continuer à vivre avec sa femme et poursuivre son travail de recherche sur le cancer ; il lui faut soit renoncer à sa femme (dans l'intérêt de ses recherches, et donc de l'humanité souffrante) soit renoncer à ses recherches (dans l'intérêt de sa femme). Si cet homme n'obéit à aucun code éthique particulier, il pourra faire entrer en ligne de compte des considérations très différentes selon les moments, et son attitude changera probablement à chaque fois. D'autre part, il est clair, étant donné la nature du pro-blème posé, que, quelle que soit sa décision finale, elle pourra toujours être considérée par un tiers, en fonction de certains critères, comme typiquement égoïste ou altruiste, méritoire ou répréhensible. Les conséquences possibles pourront avoir été prises sérieusement en considération par l'intéressé dans une délibération authentique ou au contraire invoquées en fait pour justifier une résolution déjà prise, il aura envisagé

11. Cf. The Blue and Brown Books, B. Blackwell, Oxford, 1958, p. 46.

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la situation avec plus ou moins de gravité ou de désinvolture, se sera compliqué ou simplifié les choses, etc. On est tenté de considérer qu'il a des chances de trouver une réponse appropriée s'il se pose la question appropriée. Mais quelle est au juste cette question ? La vérité est probablement qu'il se posera différents problèmes à différents moments, et jamais à proprement parler le problème. Il se demandera, par exem-ple : Si je la quitte, pourra-t-elle (ne pourra-t-elle pas) refaire sa vie ? Si j'abandonne mon travail, dans quelle mesure la recherche sur le cancer en souffrira-t-elle (n'en souffrira-t-elle pas) ? Si je renonce à mes recherches, serai-je encore un mari digne d'elle et pourra-t-elle encore m'aimer vraiment ? Si je reste avec elle en sacrifiant mon avenir de chercheur, pourrai-je encore être heureux et la rendre heureuse ? Etc.

Les questions qu'il se posera, même si elles sont les mêmes, n'auront évidemment pas le même sens selon qu'il aime ou n'aime pas vraiment sa femme, qu'il tient ou ne tient pas vraiment à ses recherches. Mais quelle question devrait-il se poser pour que l'on puisse dire qu'il se pose réellement le problème moral représenté par cette situation ? Certains diront, d'ailleurs, que le problème qu'il a à résoudre est évidemment un problème moral, et d'autres que ce n'en est pas du tout un. Les premiers ont raison s'ils veulent dire que la solution ne ressemble pas du tout ici à ce que nous appelons normalement la solution d'un problème, et les seconds également s'ils veulent dire qu'on ne rend pas du tout compte de la situation réelle lorsqu'on la décrit comme s'il s'agissait de déterminer, en l'occurrence, ce qui est bien et ce qui est mal. Ce qui est clair, c'est qu'en un sens important la solution ne dépend pas réellement de l'individu concerné : « Disons, dit Wittgenstein, que nous avons là tous les élé-ments d'une tragédie ; et la seule chose que nous puissions dire, c'est : 'Dieu te vienne en aide !' » (LC, p. 169). Il est caractéristique que, dans des situations comme celle qui est en question ici, nous ne puissions finalement rien dire d'autre, si nous faisons preuve d'un minimum de lucidité et d'honnê-teté, que quelque chose comme « Faites pour le mieux ! », s'il s'agit d'autrui, et « A la grâce de Dieu ! », s'il s'agit de nous. Un homme qui est dans une situation de ce genre peut, en effet, avoir le sentiment d'être d'une certaine manière entre les mains du Destin.

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C'est que, pour autant qu'on puisse parler ici d'une solution, celle-ci n'est certainement pas complètement indé-pendante de la manière dont les choses tourneront par la suite. A un certain moment le savant pourra avoir le senti-ment d'avoir fait ou de n'avoir pas fait ce qu'il fallait faire : « Il peut dire : 'Dieu soit loué, je l'ai quittée : c'était mieux ainsi.' Ou peut-être : 'Dieu soit loué, je suis resté avec elle.' Ou il peut ne pas être du tout en condition de 'louer le seigneur', bien au contraire » (ibid.). Peut-être est-ce cela la « solution » d'un problème éthique : quelque chose qui res-semble d'assez près au dénouement d'une tragédie, avec, selon les cas, des imprécations ou des actions de grâce, un senti-ment d'impuissance et de défaite ou, au contraire, de victoire, l'impression d'avoir été mené, en fin de compte, par des forces hostiles ou, au contraire, bienveillantes, d'avoir été, comme nous disons, bien ou mal « inspiré », éclairé ou aveu-glé, etc.

Toute différente est évidemment la situation si l'acteur obéit à un code éthique qui donne une réponse claire à son problème. S'il reconnaît l'autorité de la morale chrétienne, qui proclame l'indissolubilité du mariage, il sait qu'il doit rester avec sa femme, quoi qu'il arrive : « La question : 'Devrais-je la quitter ou non ?' ne fait pas problème dans ce cas » (p. 170) ; la voie est pour ainsi dire tracée. On pourrait dire que, puisqu'il y a une règle qui ne souffre pas d'ex-ceptions, le problème des conséquences n'a pas à intervenir. Pourtant il n'y a en un certain sens que ce problème-là, et peut-être également là quelque chose qui ressemble à une tragédie : le mari aura à résoudre la difficulté qui consiste à vivre en bonne entente avec sa femme dans des conditions considérablement modifiées, à essayer d'être heureux et de la rendre heureuse malgré le sacrifice qu'il aura consenti, etc. On pourrait évidemment se demander si l'éthique chrétienne est ou non compétente dans le cas précis, s'il ne faut pas consi-dérer la question à la lumière d'une autre éthique. Mais la question de savoir quelle est l'éthique qui donne la réponse correcte est tout à fait dénuée de sens : considérer que la réponse « correcte » est donnée par telle ou telle éthique, c'est simplement choisir d'envisager le cas en fonction de cette éthique. Et il serait, en outre, parfaitement absurde de considérer que le problème n'existe que parce qu'on envisage

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le cas à la lumière de l'éthique chrétienne ou d'une éthique quelconque : dire que l'on a tort de se poser ici un problème de conscience, c'est dire simplement que l'on a tort de n'être pas complètement inconscient.

Les considérations précédentes pourraient donner l'im-pression qu'il ne peut finalement y avoir en morale ni déli-bération, ni discussion, ni certitude. Mais ce n'est certaine-ment pas du tout à cela que Wittgenstein veut en venir. Il serait tout à fait erroné de croire qu'il suggère 1) qu'il ne peut y avoir de débat réel sur un problème éthique ou sur un système éthique, 2) qu'une décision éthique ne se fonde sur aucune raison véritable, ne peut être justifiée, etc., 3) que, lorsque des gens sont en désaccord sur un problème moral, ils ne peuvent jamais parvenir à une position commune, 4) que je ne suis jamais absolument sûr de ce que je dois faire ni sûr que ce que j'ai fait ou que quelqu'un d'autre a fait soit bien ou mal. Nous délibérons et discutons effectivement très souvent sur des problèmes de décision en éthique, et nous parvenons, le cas échéant, à des « réponses », des « solutions », etc. ; mais cela ne signifie pas qu'une réponse existe a priori dans tous les cas, que nous pouvons toujours la trouver et persuader quelqu'un d'autre que c'est la bonne réponse. Dire que nous avons trouvé la solution du problème, que nous savons ce que nous devons faire, c'est peut-être simplement dire que nous nous en tenons à une certaine manière de considérer les choses qui nous satisfait, que nous avons le sentiment de nous y reconnaître, de savoir où aller, que nous renonçons à poser davantage de questions, etc. L'activité qui consiste à inventer et à produire des raisons est certainement d'une importance capitale en matière éthique, et il n'y a rien qui fasse d'une raison une bonne raison en général, aucune raison a priori en vertu de laquelle ce qui est une raison pour moi devrait être aussi une raison pour autrui. Il peut donc y avoir, et il y a effectivement, dans ce domaine, éducation, influence, persuasion, accord, etc. ; mais l'idée qu'une convergence de vues est toujours possible en principe sur un point particulier, parce qu'il s'agit simplement de se rendre aux bonnes raisons, de voir les choses comme il faut, est dépourvue non seulement de vraisemblance, mais égale-ment de sens. Je puis être sûr de ce que j'ai à faire ou du fait qu'une certaine aqtion est bonne ou mauvaise comme de deux

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et deux font quatre. Mais cela n'implique pas que je puisse faire ou que je devrais pouvoir faire partager mon évidence à quelqu'un de la même manière que je puis le convaincre de la vérité d'une proposition mathématique.

Compte tenu de la manière dont les philosophes abordent généralement les problèmes éthiques, ces banalités, comme le remarque Rhees, « ne sont pas triviales, et vous ne pouvez pas les écarter en murmurant le mot 'relativisme'. Elles sont liées avec ce qui est toute la question, à savoir que la décision doit provenir de la personne qui est impliquée. On peut même à peine dire que le problème soit jamais le même d'une personne à l'autre. Et ce qui en fait le problème qu'il est pour moi, ce sont les raisons qui pèsent pour moi dans un sens et dans l'autre. Si au vu de ces raisons je conclus que je dois abandonner mon travail, un autre homme considé-rant les mêmes raisons pourrait conclure différemment. Peut-être estimerai-je que ce qu'il a décidé de faire est mauvais. Mais je pourrais ne pas penser cela. C'était sa décision et — en un sens important — c'était son problème. Lorsque je décide que c'est la seule chose à faire pour moi, je ne suis pas en train de dire que ce serait la seule chose à faire pour n'importe quel homme dans des circonstances exactement identiques.

Et pourquoi cela devrait-il passer aux yeux de quiconque pour une preuve du fait que ma conviction de ne pouvoir rien faire d'autre était nécessairement mitigée ?

Si j'estime que l'homme qui a décidé différemment avait tort, je ne pourrais pas parler de démontrer qu'il avait tort. Cela n'a pas de sens. Cela ne veut pas dire que je ne suis pas certain, ou que je ne peux pas affirmer nettement qu'il est dans l'erreur 12 ».

Un des phénomènes de sociologie ou de psychologie philo-sophiques les plus intéressants à l'époque actuelle est peut-être celui des efforts considérables déployés par certains philosophes pour ne jamais donner l'impression de discuter un problème quelconque en termes « moraux », pour ne pas être soupçonnés de se sentir concernés en quoi que ce soit par une problématique de type « moral ». Comme le souligne

12. « 'Natural Laws' and Reasons in Ethics, » in Without Answers, Routledge & Kegan Paul, Londres, 1969, pp. 95-96.

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Rhees, « les philosophes parlent souvent de 'moralité' — comme si ce que l'on entend par là était une chose qui va de soi. Il semble qu'il y ait ceux qui se préoccupent de la moralité, et ceux qui veulent ne rien avoir à faire avec la moralité (to opt out of morality) — à peu près comme si 'moralité' était un terme comparable à 'service militaire' ou 'appartenance à l'Union nationale des travailleurs des che-mins de fer' » 13. Il ne s'agit pas seulement dans le deuxième cas des philosophes qui ont le souci de ne pas être concernés par la moralité au sens où le sont les responsables de 1' « ordre » moral (tel qu'il se présente dans un cas précis ou qu'il pourrait se présenter dans le meilleur des cas), les gens dont la fonction même repose sur l'idée étrange qu'il existe une distinction, que nul n'est censé ignorer, entre des choses bonnes et des choses mauvaises. Il y a apparemment des gens qui pensent que l'on peut et que l'on doit résoudre un problème pratique comme, par exemple, celui que discute Wittgenstein, sans faire intervenir aucune considération morale. Comme s'il existait une propriété commune bien définie en vertu de laquelle toutes les considérations dites « morales » mériteraient d'être appelées de ce nom. Il n'y a pas seulement chez certains philosophes le souci légitime de ne rien avoir à faire avec une certaine morale officielle dont ils ont les meilleures raisons de se désolidariser, mais également le souci de ne pas se compromettre avec quelque chose comme la morale.

Peut-être veulent-ils dire essentiellement que l'on a toujours tort de poser un problème pratique en termes de conflit d' « idéaux », de « devoirs », de « valeurs », etc. Mais Wittgenstein a certainement raison de suggérer que des notions comme celles-là ne jouent guère de rôle effectif ailleurs que dans certaines discussions sur la morale. Ceux qui veulent à tout prix être « en dehors » de la morale et ceux qui veulent à tout prix démontrer aux premiers qu'ils sont encore « dedans » commettent la même erreur caractéris-tique du comportement philosophique, qui consiste à ne raisonner que d'après des situations schématiques complè-tement abstraites (comme nous le verrons au chapitre sui-

13. « On Knowing the Difference Between Right and Wrong », in op. cit., p. 97.

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LA VOLONTÉ, LE DESTIN ET LA GRACE

vant, c'est également le reproche majeur que Wittgenstein fait, d'une manière générale, aux philosophes qui ont traité de l'esthétique). Il y a des gens qui raisonnent, en face des difficultés que nous appelons « morales », comme si toute la difficulté (notre embarras, nos hésitations, nos scrupules, etc.) provenaient en fin de compte d'une entité abstraite appelée « la morale », une entité dont il s'agit de se débarrasser définitivement. Si Wittgenstein a quelque chose à nous dire sur ce point, c'est, semble-t-il, qu'il est absurde de s'imaginer que lorsqu'on lutte contre un certain système éthique, on fait quelque chose de plus, c'est-à-dire de plus rationnel, scientifique, etc., que de lutter contre un certain système éthique. Ou encore, pour rappeler à nouveau une banalité importante : il est tout à fait inutile et mal-honnête d'essayer de faire croire que l'on récuse une certaine éthique pour des raisons meilleures que celles qui font qu'on la trouve inacceptable.

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4. la voix universelle et le discours critique

« ...Si l'esthétique pouvait être, les arts s'évanouiraient devant elle, c'est-à-dire — devant leur essence. »

P . V A L É R Y

Dans le Tractatus et les Carnets le sort de l'esthétique est lié en tous points à celui de l'éthique. Tout comme l'éthique, l'esthétique est inexprimable, l'œuvre d'art est la vision de l'objet sub specie aeternitatis (cf. C. p. 154), l'attitude esthé-tique se rattache originairement à la stupéfaction éprouvée devant le « fait » de l'existence du monde et il doit néces-sairement exister une certaine analogie entre la contempla-tion du monde par un regard heureux et le point de vue esthétique sur le monde, le beau étant « justement ce qui rend heureux •» (C, p. 159). Pas plus que nous ne l'avons fait précédemment pour la théorie de la volonté, nous ne nous étendrons ici sur ce qu'il peut y avoir de schopen-hauerien dans tous ces thèmes. Ce qu'il est sans doute plus important de remarquer, c'est qu'à ces considérations théo-riques particulièrement abstraites correspondaient apparem-ment chez Wittgenstein des convictions pratiques très pro-fondes et des préférences très marquées en matière d'art. La conception wittgensteinienne de l'esthétique est, tout comme celle de l'éthique, fondamentalement eudémoniste : d'après ce que nous pouvons savoir de ses goûts, Wittgenstein consi-dérait que les productions de l'art doivent avoir un effet essentiellement positif, qu'elles doivent représenter une solution, et non pas un problème

1. Cf. P. Engelmann, op. cit., pp. 82-83.

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De là cette importance accordée au rôle, souvent déprécié, du divertissement pur dans la contemplation esthétique2, la conviction que l'art doit, d'une manière ou d'une autre, aider à vivre et aider le plus grand nombre à vivre, c'est-à-dire être populaire ou ne pas être, le refus de l'art pour l'art et l'exigence de moralité3 dans la production artistique, l'accent mis, implicitement ou explicitement, sur la fonction compensatrice, consolatrice, éducatrice (et éventuellement aussi, comme c'est le cas chez Tolstoï, édifiante) de l'art. La recherche d'un art « vrai », « positif », « utile » (en un sens éthique ou politique) a conduit dans la plupart des cas à la négation pure et simple de l'art ou, tout au moins, à des formes d'incompréhension caractérisée : elle entraîne, par exemple, Tolstoï à des jugements, qui ne peuvent man-quer de faire sourire aujourd'hui, sur quelques-uns des plus grands écrivains du dix-neuvième siècle. Mais le risque de philistinisme est inhérent à la position de tous ceux qui ne considèrent pas comme résolue a priori la traditionnelle ques-tion de la justification de l'art. Si la réponse de Tolstoï est fondamentalement inacceptable, sa question est certainement plus que jamais à l'ordre du jour, car l'œuvre d'art est mani-festement de moins en moins une « solution » en un sens quelconque du terme, et de plus en plus un problème posé à la critique et à la philosophie : « Cela, dit-on, est fait pour l'art, et l'art est une chose très importante. Mais est-il vrai que cela sôit de l'art, et que l'art soit une chose si importante qu'on puisse lui faire de pareils sacrifices ? Cette question est grave, car l'art au nom duquel on sacrifie le travail de millions d'hommes, leurs vies mêmes et, surtout, l'amour entre les hommes, cet art devient de plus en plus

2. Wittgenstein semble avoir eu une passion caractéristique, non seu-lement pour la (ou tout au moins pour une certaine) littérature policière, mais également pour le cinéma « populaire ». Il affectionnait particu-lièrement, nous dit-on, les films comiques ou d'aventures, et il était capa-ble de les regarder avec une « naïveté » et une absence de distance totales. Cf. Engelmann, op. cit., pp. 91-92, et Malcolm, op. cit., pp. 27-28.

3. Il ne s'agit évidemment pas, même compte tenu des velléités de « jdanovisme » qu'il peut y avoir dans l'attitude de Wittgenstein, de la moralité au sens conventionnel du terme. Comme le dit très justement K. Kraus (op. cit., p. 11), « si la morale ne se cognait pas, elle ne serait pas blessée ».

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quelque chose de vague et d'indéterminé dans la conscience des hommes4. »

Le lien entre l'éthique et l'esthétique, selon le Tractatus. consiste dans le fait que l'œuvre d'art est l'objet justifié, arraché à l'univers de la factualité contingente et investi d'une signification. L'art est, comme la morale, une tenta-tive pour faire signifier le monde. Mais, si le sens du monde réside en dehors du monde, c'est-à-dire de ce qui donne matière à discours, rien de ce qui confère à l'objet une valeur esthétique ne peut apparaître dans la description de cet objet. Pourtant, ici encore, Wittgenstein ne veut pas dire que les commentaires multiples et en un certain sens iné-puisables auxquels donne lieu l'objet esthétique sont dénués de sens. « Le sujet, écrit-il au début des Leçons sur l'esthé-tique, est vaste et tout à fait mal compris, autant que je puisse le voir » (LC, p. 15). Cette incompréhension résulte, pour l'essentiel, du fait qu'on se représente l'esthétique avant tout comme la théorie (ou la philosophie) du Beau ou du plaisir esthétique. On commet, nous l'avons vu, une erreur analogue lorsqu'on considère l'éthique comme une interro-gation sur l'essence du Bien ou du Devoir ; et Wittgenstein remarque, dans les Cours de 1930-33 : « Pratiquement tout ce que je dis sur 'beau' s'applique d'une manière légèrement différente à 'bon'5. » Si vous cherchez explicitement ce qui fait qu'un objet est beau ou une action bonne, vous ne pourrez rien trouver, et aucune des choses intéressantes et importantes que vous pourriez trouver par ailleurs sur eux ne sera la chose.

Un des présupposés les plus typiques de l'esthétique phi-losophique traditionnelle est la croyance qu'il doit exister une propriété ou un groupe de propriétés communes à toutes les œuvres d'art. Comme le remarque Ziff, « un des problè-mes les plus marquants de l'esthétique a été de fournir une définition (ou une analyse, ou une explication, ou une éluci-dation) de la notion d'œuvre d'art. Les solutions données par les esthéticiens à ce problème ont souvent été violemment opposées l'une à l'autre ; voyez le contraste qui existe entre

4. L. Tolstoi, Ecrits sur I'art, trad, fr., Gallimard, 1971, p. 104. 5. Wittgenstein's Lectures in 1930-33, p. 312.

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la réponse de Tolstoï et celle de ses prédécesseurs 6 ». Trouver un ensemble de caractéristiques qui soient à la fois suffisantes et nécessaires pour qu'un objet quelconque puisse être qua-lifié d'oeuvre d'art, a été considéré, en effet, assez souvent comme une des tâches prioritaires de l'esthétique. Or une tâche de ce genre se heurte immédiatement à deux objections de poids :

1) Comme le montre Wittgenstein, dont c'est un des thèmes fondamentaux, il n'y a pas de raison de supposer a priori que l'utilisation d'un terme très général peut et doit être expliquée et justifiée par l'existence d'une propriété commune à tous les objets auxquels il est appliqué de façon pertinente, et c'est une chose qui risque d'être particuliè-rement vraie lorsqu'on a affaire à un terme recouvrant une famille de cas aussi dissemblables à première vue que les choses multiples auxquelles on applique ordinairement le qualificatif « œuvre d'art ».

2) Une révolution artistique entraîne toujours un chan-gement important dans la signification même du terme « œuvre d'art » : par exemple, à un moment donné le carac-tère figuratif cesse d'appartenir à l'essence de l'œuvre pictu-rale, la tonalité à l'essence de l'œuvre musicale, etc. De tels changements donnent lieu, en général, à des discussions pas-sionnées entre les critiques, et le débat tourne effectivement toujours autour de la question de savoir si un certain type d'objet au statut momentanément indécis peut encore être appelé une œuvre d'art.

Quelles que soient les raisons que l'on peut invoquer de part et d'autre, il est clair qu'elles ne peuvent se fonder ni 1) sur la définition familière de l'expression « œuvre d'art », car il n'y a pas de définition qui rende compte de la multi-plicité des usages familiers de cette expression, ni 2) sur une définition « philosophique » de la notion d'œuvre d'art, d'où découleraient un certain nombre de vérités éternelles concernant les objets qui peuvent être appelés à juste titre des œuvres d'art, ni 3) sur une prédiction concernant la manière dont le public futur réagira à une certaine catégorie

6. P. Ziff, « The Task of Defining a Work of Art », in Philosophic Turnings, Essays in Conceptual Appreciation, Cornell University Press, Ithaca, 1966, p. 21.

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d'oeuvres ou dont l'expression « œuvre d'art » sera utilisée par la suite (bien que ce genre d'anticipation soit considéré, d'une manière générale, comme faisant partie des possibi-lités et des obligations du critique et que celui-ci l'utilise souvent comme moyen de persuasion ou de pression, il ne peut en principe tenir lieu de justification ou de raison). « ... Un esthéticien, conclut Ziff, décrit un usage, peut-être un usage nouveau, de l'expression 'œuvre d'art', dont il prétend implicitement ou explicitement qu'il est l'usage le plus raisonnable de l'expression à la lumière des conséquences et des implications sociales caractéristiques qui découlent du fait que l'on considère quelque chose comme une œuvre d'art, et en se fondant sur ce que sont ou doivent être les fonctions, les objectifs et les visées d'une œuvre d'art dans notre société. Ce que sont ou doivent être les objectifs et les visées en ques-tion est quelque chose qui dépend du lieu et du moment. A mesure que se transforme le caractère de la société, que se développent de nouvelles méthodes de travail, ces objectifs et ces visées se transformeront également7. »

L'esthétique de Wittgenstein est incontestablement phi-losophique ; mais elle ne ressemble pas beaucoup à l'esthé-tique philosophique traditionnelle. Elle n'apporte aucune contribution précise à l'histoire, à la critique ou à la théorie de la production de l'œuvre d'art ; mais elle n'est pas non plus une tentative de définition conceptuelle de choses comme le Beau, l'œuvre d'art ou le jugement esthétique. En ce qui concerne le mot « beau », Wittgenstein insiste tout particuliè-rement sur deux points : 1) la multiplicité indéfinie des usa-ges de ce mot et les changements de sens considérables qu'il subit d'un contexte à l'autre ; 2) le rôle tout à fait mineur que jouent en pratique, dans les jugements esthétiques propre-ment dits, le mot « beau » et les termes qui lui sont apparen-tés. « ... Il semblait, rapporte Moore, soutenir résolument qu'il n'y a rien de commun dans nos différents usages du mot 'beau', disant que nous l'utilisons 'dans une centaine de jeux différents' — que, par exemple, la beauté d'un visage est quelque chose de différent de la beauté d'une chaise ou d'une fleur ou de la reliure d'un livre. Et du mot 'bon' il disait de

7. Op. cit., p. 45.

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façon semblable que chacune des manières différentes dont une personne A peut en convaincre une autre, B, que telle ou telle chose est 'bonne', fixe la signification dans laquelle 'bon' est utilisé dans cette discussion, 'fixe la grammaire de cette discussion' ; mais qu'il y aura des 'transitions gra-duelles', de l'une de ces significations à l'autre, 'qui prennent la place de quelque chose qu'elles posséderaient en commun'. Dans le cas du mot 'beauté', il disait qu'une différence de signification se révèle dans le fait que 'vous pouvez en dire plus' lorsque vous discutez la question de savoir si la dis-position des fleurs dans un parterre est 'belle' que lorsque vous discutez la question de savoir si le son de la flûte est beau8. »

Si l'on veut avoir une idée de ce que signifie le mot « beau » dans un contexte donné, il faut se demander avant tout à quoi ressemble une question ou une controverse sur la beauté de quelque chose dans ce contexte, de quelle manière on peut se persuader ou persuader quelqu'un qu'une chose de l'espèce considérée est belle, etc. D'où vient, dans ces conditions, que nous sommes tentés de considérer la beauté comme une sorte de qualité inhérente à l'objet, une qualité occulte dont la présence se manifeste par des « symp-tômes » (cf. ibid.) qui peuvent être plus ou moins appa-rents ? La réponse est à chercher, selon Wittgenstein, essen-tiellement dans le fait que les mots comme « beau », « magnifique », etc., sont, du point de Ame de leur gram-maire superficielle des adjectifs, alors que si nous pen-sons à la manière dont ils sont appris et utilisés effectivement, nous nous apercevrons qu'ils ressemblent en fait beaucoup plus à des interjections, Wittgenstein reproche sur ce point (et d'une manière générale) « aux philosophes de la géné-ration actuelle, y compris Moore », de prêter beaucoup trop d'attention à la forme des mots, et pas assez à leur emploi.

Un bon moyen d'éviter cette erreur est de se demander comment nous nous y prendrions pour découvrir quels sont les mots qui correspondent à nos « beau », « bon », etc., dans une tribu dont la langue nous est totalement inconnue. Pour

8. Wittgenstein's Lectures in 1930-33, p. 313. Nous avons modifié le dernier exemple, qui ne convient pas en français.

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interpréter une langue de ce genre nous n'avons pas d'autre moyen que de nous référer à un certain nombre de compor-tements prélinguistiques supposés communs à partir desquels les différents langages ont dû se développer : « Le compor-tement humain commun est le système de référence dont nous nous servons pour interpréter une langue inconnue » (PU, § 206). Dans le cas précis, nous nous attacherons à ce que nous pensons pouvoir interpréter comme des manifestations de plaisir ou d'approbation (sourires, exclamations, gestes, etc.) en présence d'objets à propos desquels nous avons été habitués d'abord, lorsque nous avons appris le langage, à utiliser des mots comme « beau » ou « bon » (nourriture, jouets, etc.). Assurément nous risquons de nous tromper grossièrement lorsque nous interprétons les mimiques ou les gestes des membres de la tribu par analogie avec les nôtres. Mais, remarque Wittgenstein, à propos de la manière dont l'enfant apprend à parler, s'il n'y avait pas un minimum d'expressions faciales, de gestes, etc., « naturels », qui peuvent être compris indépendamment du langage, comment l'enfant parviendrait-il jamais à acquérir la maîtrise du lan-gage ?

La conclusion qu'on peut tirer de ces remarques, c'est qu'il est facile d'imaginer un langage dans lequfel des mots comme « beau », « charmant », etc., seraient remplacés à chaque fois par une interjection ou par un geste caractéris-tique, et dans lequel, par conséquent, la question de savoir sur quoi porte le mot « beau », quel « objet » il désigne en fin de compte, etc., ne se poserait pas du tout. La réifi-cation du beau est une tentation d'autant plus curieuse que les « adjectifs esthétiques » les plus typiques servent beau-coup moins à formuler des jugements esthétiques qu'à expri-mer des réactions tout à fait naïves chez des gens incapables d'exprimer un véritable jugement. Une appréciation esthé-tique proprement dite utilise bien davantage des mots qui correspondent à une idée de « justesse » ou de « correc-tion ». On reconnaît que quelqu'un est réellement capable d'apprécier la musique à des remarques comme « Cette transition est correcte », « Ce passage est incohérent », « On n'entend pas assez la basse », « Le tempo n'est pas le bon », etc. Un homme qui s'y connaît en vêtements s'exprimera, lors d'un essayage, de la façon suivante : « C'est la bonne

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longueur », « C'est trop court », « C'est trop sombre », etc. Au lieu de dire que les choses sont correctes, en ordre, etc., nous pourrions dire aussi bien : « N'y touchez plus ! » Cela semble indiquer que l'objet a fini par coïncider avec un certain idéal dont nous nous efforcions de le rapprocher par des ajustements successifs. Mais il serait évidemment tout à fait naïf de croire que nous comparons l'œuvre ou ses différents états avec un étalon qui préexiste implicite-ment ou explicitement. La situation ressemble beaucoup plus à ce qui se passe lorsque nous sommes à la recherche d'un mot pour exprimer une idée et qu'après en avoir rejeté plu-sieurs qu'on nous propose, nous finissons par en accepter un en disant : « C'est cela que je voulais dire ! » Quel est, en pareil cas, le critère du fait que c'est bien le mot juste, que c'est bien cela que nous avions en tête ? Essen-tiellement le fait que le mot nous satisfait, qu'il met un terme définitif à notre recherche, que nous n'éprouvons pas le besoin d'en essayer d'autres.

Wittgenstein s'interroge au § 12 des Leçons sur l'esthé-tique (I) sur ce que l'on peut appeler la manière correcte de lire la poésie ou de lire un poème particulier. Il raconte à ce propos une expérience qu'il a faite personnellement avec la poésie de Klopstock, pour laquelle l'auteur recommande une scansion tout à fait particulière. Ayant lu ses poèmes, pendant un certain temps, avec un ennui modéré, il adopta un jour le mode de lecture suggéré par l'auteur, qui consiste à marquer exagérément certains accents ; et tout à coup, pourrait-on dire, il comprit. « Quand j'eus lu ses poèmes de cette manière nouvelle, je m'exclamai : 'Ah, maintenant je sais pourquoi il a procédé ainsi.' » (LC, p. 21). Mais qu'avons-nous « compris » exactement lorsque, d'une manière ou d'une autre, nous sommes parvenus à compren-dre ce genre de chose ? Dans le cas précis, certainement jusqu'à un certain point ce que nous pouvons appeler Yin-tention de l'œuvre, qui est en même temps l'intention pré-sumée de l'auteur, ce qu'il a « voulu dire. » Dire que nous avons compris son intention, c'est dire que nous savons, non pas tellement en fait ce qu'il a voulu, que les raisons pour lesquelles il l'a voulu. Et notre sentiment d'avoir compris ses raisons découle, semble-t-il, essentiellement du fait que, lorsque nous lisons l'œuvre de la manière indiquée,

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une intention ou un sens nous apparaissent, l'œuvre nous parle, nous « dit » quelque chose, etc. Wittgenstein insiste sur le rôle secondaire que jouent ici les mots et les gestes d'approbation, et même jusqu'à un certain point le commen-taire verbal en général. Ce qui est important, c'est que le poème est lu et relu, de même que mon approbation à l'égard d'un vêtement peut se traduire essentiellement dans le fait que je le porte souvent, que je l'aime lorsque je le vois, etc. (cf. p. 22).

Nous devons formuler ici immédiatement deux remarques que nous aurons à développer longuement par la suite :

1) Dire que nous avons « découvert » les intentions ou les raisons d'un auteur n'est pas du tout dire que nous sommes parvenus à formuler une hypothèse satisfaisante sur ce qui s'est passé dans son esprit lors de la composition de l'œuvre. Dire que l'on a compris une œuvre lorsqu'on connaît les mécanismes psychologiques qui ont présidé à son élaboration, est presque aussi faux, en dépit des appa-rences, que de dire que l'on a compris une démonstration mathématique lorsqu'on sait comment les choses se sont passées dans la tête de celui qui l'a inventée.

2) Il est parfaitement concevable — et c'est un aspect essentiel des explications que nous donnons et des discus-sions que nous avons en esthétique, de même que de l'acti-vité qui consiste à donner des raisons en général — qu'en dépit de tous les efforts faits pour nous éclairer ou nous persuader, nous soyons définitivement incapables de voir ce qu'il y a à voir ou ce que l'on veut nous faire voir. Si les explications que vous donnez n'expliquent rien pour votre interlocuteur, cela clôt la discussion ; et vous serez proba-blement amenés à vous écrier, en désespoir de cause : « Mais vous voyez tout de même bien que c'est ainsi qu'il faut lire ce poème ! » Or on peut remarquer « que la même sorte de 'raisons' est donnée, non seulement en éthique, mais égale-ment en philosophie » {Wittgenstein's Lectures in 1930-33, p. 315).

Pourquoi Wittgenstein insiste-t-il tellement sur le rôle des notions de correction et d'incorrection, c'est-à-dire celui des règles, des canons, etc., de l'art, dans nos appréciations esthétiques ? Pareille insistance pourrait amener à lui attri-buer l'idée assez étrange que, lorsque nous portons un juge-

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ment esthétique élaboré, nous constatons simplement la conformité ou la non-conformité de l'œuvre ou d'un élément de l'œuvre à un certain nombre de critères, de normes ou de principes établis. A cela on peut répondre que 1) la référence explicite ou implicite à des règles n'implique pas du tout que notre jugement n'exprime rien de plus que l'accord ou le désaccord de l'objet avec des règles ; 2) les règles en question peuvent être implicites ou explicites, certaines d'entre elles ont forcément été apprises expressément, mais il y en aura probablement beaucoup qui sont informulées et peut-être jusqu'à un certain point informulables ; 3) juger qu'un détail d'une œuvre est « correct » ou « incorrect » sans pouvoir produire pour cela aucun critère précis (par exemple, sans pouvoir invoquer une règle ou un canon) n'est pas forcé-ment juger à tort ou incorrectement, et cela ne signifie pas que l'idée exprimée n'est pas réellement une idée de correc-tion ou d'incorrection ; 4) les principes et les normes dont il s'agit ici ne sont pas seulement ceux qui gouvernent un cer-tain style, un certain genre, une certaine forme de composi-tion, etc. : ce qui est en cause, c'est également une sorte de norme implicite propre à cette œuvre-ci, un idéal singulier que nous voulons lui faire4 atteindre, opération que Witt-genstein compare, entre autres choses, à celle qui consiste à résoudre un problème mathématique (cf. ibid., p. 314), probablement pour insister à la fois sur le fait que la bonne solution est celle à laquelle nous sommes prêts à appliquer des mots comme « juste », « exact », etc., et sur le fait qu'elle doit être à chaque fois inventée et non pas décou-verte ; 5) les mots « impropre », « inadéquat » ou « incor-rect » n'ont évidemment pas le même sens lorsqu'ils s'appli-quent à une faute technique caractérisée ou à un défaut proprement esthétique, il y a par conséquent toute la diffé-rence possible entre l'art et la technique, entre le métier et le talent, etc. (mais il est significatif que les mêmes adjectifs puissent être utilisés dans les deux cas).

Il n'en reste pas moins que l'appréciation esthétique est certainement, parmi toutes les utilisations possibles du lan-gage, une de celles qui justifient le plus la remarque witt-gensteinienne selon laquelle comprendre une phrase, c'est comprendre un langage, et imaginer un langage, c'est ima-giner une forme de vie. « Ce n'est pas seulement difficile,

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observe Wittgenstein, de décrire en quoi consiste l'appré-ciation, c'est impossible. Pour décrire en quoi elle consiste, nous devrions décrire tout son environnement » (LC, p. 26). Ou encore : « Décrire un ensemble de règles esthétiques de façon complète signifie en fait que l 'on décrive la culture de toute une période » (p. 28, note 2). Un jugement esthétique n'a pas de sens pris isolément, il fait nécessairement partie d'un système : « Un morceau de musique est écrit en phrases musicales ou en musique, de même qu'un poème est écrit en langage et en poésie. Wittgenstein a dit une fois dans une conversation que le Wiegenlied de Schubert était manifestement plus profond que le Wiegenlied de Brahms, mais qu'il ne pouvait être plus profond que dans notre lan-gage musical pris en totalité. Il aurait inclus dans le lan-gage musical non seulement les œuvres de compositeurs reconnus, mais également des Volkslieder et la manière dont les gens chantent et jouent. Ces deux derniers éléments sont à tout prendre plus fondamentaux, puisqu'ils fournissent l'idiome dans lequel sont écrites les compositions produites dans les formes, créant la possibilité pour les thèmes de ces compositions d'avoir la signification qu'ils ont. Non pas qu'aucun de ces thèmes ait besoin d'être emprunté aux chants que chantent les gens. Mais ils sont des thèmes qui font partie de ce langage et ont une signification dans ce langage9. »

Pour être capable d'apprécier une œuvre d'art, il faut, nous l'avons vu, connaître des règles, maîtriser une technique ; mais cela ne signifie évidemment pas forcément être un « expert » au sens où on l'entend habituellement. Il s'agit simplement d'avoir été entraîné à un certain type de com-portement relativement élaboré, dont une petite partie seu-lement est linguistique et que nous ne sommes pas néces-sairement en mesure de décrire correctement ni a fortiori de justifier. Pour décrire le goût musical, il nous faut, dit Witt-genstein, décrire toute une pratique de la musique et toute une tradition, dire qui l'apprend, comment on l'apprend, qui en joue, dans quelles circonstances on en joue, comment on en parle, etc. Pour cette raison, la question de savoir si un

9. R. Rhees, « Art and Philosophy », in Without Answers, pp. 136-137.

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Occidental apprécie réellement l'art nègre est une question qui n'a peut-être pas de sens clair : « Supposez que les Noirs s'habillent selon leur coutume et que je dise que j'apprécie une belle tunique africaine. S'ensuit-il que je voudrais m'en faire faire une ou que je dirais (comme chez le tailleur) : 'Non... c'est trop long', ou encore que je dise : 'Comme c'est charmant !' ? » (LC, p. 29.) Il y a ici visiblement toute une partie de l'environnement culturel et des comportements esthétiques originaux qui ne peut être reproduite, bien que, naturellement, un environnement et des comportements appropriés puissent être constitués progressivement pour une forme d'art exotique importée. Il y a un sens dans lequel nous serons tentés de dire que les artistes occidentaux qui ont célébré certaines formes d'art « primitif » et ont été influencés par elles ont montré qu'ils étaient particulièrement capables de les apprécier, et un autre dans lequel nous dirons qu'ils étaient intrinsèquement incapables de les apprécier. Pourrions-nous voir la robe de couronnement d'Edouard II du même œil critique que les gens de l'époque ? Il faudrait pour cela disposer des étalons de référence de l'époque, avoir à l'égard de ce vêtement et de ce qu'il signifie la même attitude que les contemporains de ce roi, pouvoir dire éven-tuellement en fonction des mêmes critères qu'eux qu'elle est trop longue, trop ample, trop chamarrée, etc. Si nous faisons néanmoins des remarques de ce genre, elles ne peuvent évi-demment pas du tout avoir le sens qu'elles auraient eu dans la bouche des gens de l'époque ; et nous ne pouvons pas non plus comparer ce que nous disons de la robe de couronne-ment d'Edouard II avec ce que nous disons d'un habit de cérémonie d'aujourd'hui, car les deux vêtements ne jouent pas du tout le même rôle dans notre culture, n'ont pas du tout la même fonction dans notre vie. « D'un autre côté, remarque Wittgenstein, 'C'est une magnifique robe de cou-ronnement' aurait pu se dire alors aussi bien que mainte-nant » (p. 31). En d'autres termes, le fait que nous puissions, tout comme les gens de l'époque, qualifier de « belle », « magnifique », etc., la robe de couronnement d'Edouard II, alors que par ailleurs les éléments d'appréciation esthétiques sont si différents dans les deux cas, prouve simplement que les mots en question jouent effectivement un rôle négligeable dans nos appréciations esthétiques.

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Où Wittgenstein veut-il en venir avec ces remarques, somme toute assez banales, sur l'importance du contexte culturel dans les jugements esthétiques, la relativité du goût, etc. ? Certainement, entre autres choses, à ceci : on commet toujours une erreur complète lorsqu'on aborde l'esthétique à travers une théorie ou une problématique philosophiques. Si l'on veut comprendre ce dont il s'agit, il faut regarder avant tout le jeu de langage qui se joue effectivement, ce qui se dit et se fait (les aspects non linguistiques de la situation sont d'ordinaire beaucoup trop négligés) dans certaines cir-constances autour de certains objets, bref étudier la « logi-que » ou la « grammaire » d'une certaine activité prise dans un certain ensemble. Cette logique est souvent simplifiée, en fait, de façon grossière. Les philosophes se sont concentrés traditionnellement sur la question de savoir comment un désaccord esthétique est possible et résoluble du point de vue théorique. La situation simpliste à laquelle ils se réfèrent habituellement de façon implicite est celle de deux individus dont l'un dit « Ceci est beau ! » et l'autre rétorque « Non, ce n'est pas beau ! ». On se demandera alors si ces deux affirmations sont réellement contradictoires, si elles expri-ment autre chose que des réactions émotives individuelles, si elles peuvent ou non être « déduites » de certaines carac-térisations descriptives de l'objet, etc. Le débat entre les théories émotivistes et les théories cognitivistes, qui existe aussi bien en esthétique qu'en éthique, tire probablement son origine du fait que des cas de ce genre sont considérés comme exemplaires. Or, remarque Wittgenstein à propos d'une question de Rhees, « c'est précisément là le type stu-pide d'exemple qui est donné en philosophie, comme si des choses telles que 'C'est hideux', 'C'est ravissant' étaient les seules choses qui fussent jamais dites. Mais ce n'est qu'une chose au sein d'un vaste royaume d'autres choses — un cas spécial » (p. 33).

Bien que cette comparaison ait prêté à d'innombrables malentendus, ce n'est pas sans raison que l'on considère l'œuvre d'art comme une sorte de langage. Le rapprochement n'est cependant pertinent que si l'on tient compte de tout ce que la maîtrise d'un langage au sens strict implique de plus que la connaissance de règles proprement linguistiques. « On peut, admet Wittgenstein, dire également de la compréhen-

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sion d'une phrase musicale qu'elle est la compréhension d'un langage » (Zettel, § 172). Pour comprendre à quel point cette assimilation est justifiée, « ne pourrait-on imaginer que quelqu'un qui n'a jamais connu la musique, qui vient chez nous et qui entend quelqu'un jouer un Chopin qui porte à la méditation, soit convaincu que c'est un langage, et que l'on veut simplement lui en tenir le sens secret ? » (ibid., § 161). De même que nous sommes tentés de croire que comprendre un langage verbal, c'est être capable d'associer à des mots des représentations adéquates, nous répétons volontiers que comprendre une œuvre musicale ou un poème, c'est être capable de former certaines images, d'éprouver certaines impressions, etc. Nous avons là une conception classique de la compréhension, que l'on peut appeler, en se référant à une expression utilisée par Wittgenstein lui-même (cf. Witt-genstein's Lectures in 1930-33, p. 260), la conception « cau-sale ».

Or il est indiscutable que « des mots d'un poète peuvent pénétrer en nous jusqu'au fond. Et c'est une chose qui est naturellement en relation causale avec l'usage qu'ils ont dans notre vie. Et également en relation avec le fait que nous laissons, conformément à cet usage, nos pensées vaga-bonder çà et là dans l'entourage familier des mots » (Zettel, § 155). Mais cela ne signifie nullement que la compréhension d'une séquence poétique ou musicale consiste dans un certain type d'expérience qui accompagne la lec-ture ou l'audîtion : « La compréhension de la musique n'est ni une sensation ni une somme de sensations. L'appe-ler une expérience vécue (Erlebnis) est cependant, malgré tout, exact, pour autant que ce concept de la compréhension a de nombreux liens de parenté avec d'autres concepts d'expérience vécue. On dit 'J'ai expérimenté cette fois ce passage d'une manière toute différente'. Mais il reste que cette expression ne dit 'ce qui s'est passé' que pour celui qui se trouve chez lui dans un univers conceptuel par-ticulier, qui va avec ces situations. (Analogie : 'J'ai gagné la partie.') » (ibid., § 165). Comment devons-nous nous y prendre, par exemple, pour enseigner à quelqu'un ce que l'on entend par « jeu expressif » ? Certainement pas en essayant d'attirer son attention sur quelque chose qui accompagne le jeu : « Qu'est-ce qui est donc requis pour

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cela ? Une culture, pourrait-on dire. — Celui qui est élevé dans une certaine culture, — qui réagit alors de telle et telle manière à la musique, à lui nous pouvons enseigner la signification des mots 'jeu expressif » (§ 164).

Il est incontestable que 1) l'audition de la musique peut s'accompagner de sensations récurrentes caractéristiques, 2) notre compréhension se manifeste, par exemple, dans l'expression avec laquelle nous lisons un poème, chantons une mélodie, etc. Mais si quelqu'un essaie de décrire les expériences particulières qu'il a eues pendant qu'il écou-tait, lisait ou chantait, il se peut très bien qu'il ne puisse rien dire ou ne parvienne à dire que des choses triviales. Cependant « nous ne douterions pas qu'il a goûté la chose dans le cas où il ne pourrait indiquer d'expériences de ce genre ; mais nous en douterions certainement s'il s'avérait qu'il ne comprend pas certaines connexions » (§ 170). C'est-à-dire que le critère que nous utilisons pour savoir si quelqu'un a réellement apprécié un passage d'une œuvre musicale, par exemple, n'est pas ce qu'il peut éventuelle-ment rapporter sur ce qui s'est passé en lui pendant l'audi-tion. Quelqu'un qui ne comprend pas la question « Quelle couleur a pour vous la voyelle a ? » n'est pas quelqu'un qui ne comprend pas le français, ou qui ne comprend pas bien la signification des termes « couleur », « voyelle », etc. « Au contraire : Lorsqu'il a appris à comprendre ces mots, alors il peut encore réagir à des questions de ce genre 'avec compréhension' ou 'sans compréhension' » (ibid S 185 ; cf. The Blue and Brown Books, p. 136). Cela signifie qu'en plus de sa maîtrise de la langue il peut pos-séder ou ne pas posséder la maîtrise d'un certain jeu de langage. Et s'il réagit « avec compréhension », cela signifie d'abord qu'il est capable, comme dit Wittgenstein, de com-prendre certaines connexions conceptuelles, et non pas qu'il est capable, par exemple, d'associer régulièrement avec la voyelle a une représentation de la couleur noire, qu'il sait faire fonctionner un certain « cinéma intérieur » personnel ou commun.

Dépsychologiser largement l'expérience esthétique, comme Wittgenstein entreprend de le faire, est une chose qui ne devrait en principe pas poser de grand problème si l'on réfléchit à la manière dont certaines formes d'art contem-

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poraines peuvent être (ou ne pas être) « ressenties », « goûtées », etc. Jamais peut-être nous n'avons eu autant l'occasion de nous rendre compte que « comprendre », par exemple, une certaine musique, c'est d'abord être capable d'en écouter régulièrement, d'en parler en connaissance de cause, de faire des comparaisons et des critiques, etc. Mais, précisément, des gens qui seraient probablement incapables de produire quoi que ce soit d'intéressant si on leur deman-dait de décrire ce qu'ils éprouvent à l'audition d'une œuvre tout à fait classique, sont prêts à condamner sans appel certaines formes musicales actuelles sous prétexte qu'elles ne leur font rien « éprouver », n' « évoquent » rien pour eux, etc.

Nous avons déjà fait remarquer à quel point l'idée que l'esthétique est quelque chose comme une théorie du Beau est une idée curieuse. Wittgenstein l'évoque ironiquement dans des remarques comme la suivante : « Vous pourriez penser que l'Esthétique est une science qui nous dit ce qui est beau — c'est presque trop ridicule pour des mots. Je suppose qu'elle devrait également inclure quelle est la sorte de café qui a un goût plaisant » (LC, p. 34). C'est en fait une idée à laquelle les théoriciens de l'art ont le plus souvent renoncé sans trop de difficulté. Mais, comme le remarque Cohen10, même lorsqu'ils ont admis qu'il était vain de rechercher une propriété ou une famille de propriétés communes à toutes les œuvres d'art, ils ont continué à penser qu'il devait exister une propriété ou une famille de propriétés communes à toutes nos expériences de l'œuvre d'art, c'est-à-dire qu'ils avaient à décrire quelque chose comme /'expé-rience esthétique ou /'attitude esthétique. De là toutes ces caractérisations essentialistes en termes de contemplation désintéressée, libre jeu des facultés, affranchissement à l'égard de « l'oppression humiliante de la volonté », excitation de la volonté de puissance, etc.

« Si nous considérons, écrit Hume, toutes les hypothèses

10. « Aesthetic Essence », in M. Black (ed.), Philosophy in America, Allen & Unwin, Londres, 1965, pp. 115-133.

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qui ont été formées par la philosophie ou la raison commune pour expliquer la différence entre la beauté et la laideur, nous trouverons qu'elles se ramènent toutes à ceci, que la beauté est un ordre et un agencement de parties, d'une espèce telle qu'en vertu soit de la constitution première de notre nature, soit de la coutume, soit du caprice, ils sont propres à donner un plaisir et une satisfaction à l'âme. C'est là le caractère distinctif de la beauté, et ce qui forme toute la différence entre elle et la laideur, dont la tendance naturelle est de produire l'insatisfaction. Le plaisir et la douleur, par consé-quent, sont non seulement des éléments qui accompagnent nécessairement la beauté et la laideur, mais ils constituent leur essence véritable 11. » Mais de quel plaisir les esthétiques hédonistes entendent-elles parler au juste ? En d'autres termes, qu'est-ce qui distingue exactement le plaisir esthéti-que du plaisir non esthétique ? « De toute évidence, remarque avec raison Goodman, la simple quantité ou inten-sité de plaisir ne peut pas être le critère. Qu'une peinture ou un poème produise davantage de plaisir que ne le fait une démonstration, ce n'est pas du tout une chose évi-dente... a. » Il n'y a évidemment aucun inconvénient à admettre que le plaisir intense que nous procurent éven-tuellement une démonstration mathématique ou une théorie scientifique est en partie esthétique ; mais cela ne nous rapproche pas le moins du monde de la solution du pro-blème. Quant à dire que le plaisir esthétique se distingue de l'autre par sa qualité, qu'il est d'ordre supérieur, etc., ce n'est évidemment rien dire de précis.

Enfin, comme on l'a souvent remarqué, des qualificatifs comme « plaisant », « agréable », etc., sont tout à fait impropres dans le cas de la plupart des œuvres d'art, et ont en fait une connotation nettement péjorative. Les grandes œuvres d'art se caractérisent au contraire souvent par leur aptitude à faire naître de certaines émotions normalement négatives comme la tension, l'anxiété, la peur, la haine, la colère, le dégoût, etc., une satisfaction que l'on peut appeler, si l'on veut, « esthétique ». Le mot « satisfaction » est

11. A Treatise of Human Nature, Book II, Part I, sec. 8. 12. N. Goodman, Languages of Art, Oxford University Press, Londres.

1969, p. 242.

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évidemment moins compromettant que des mots comme « plaisir » ou « agrément » ; mais il nous reste, comme dans le cas précédent, à expliquer ce qui sépare la satisfaction esthétique d'un autre type de satisfaction. En quoi la satis-faction que l'on éprouve en présence d'une œuvre d'art réussie est-elle différente de celle que l'on éprouve, par exemple, lorsqu'on a mené à bien une combinaison difficile aux échecs, résolu un problème mathématique, découvert une loi scientifique, etc. ? Au lieu de plaisir ou de satisfaction esthétiques, on peut naturellement aussi parler simplement d'émotion esthétique en général. « Nul doute, remarque Goodman, que les émotions esthétiques ont la propriété qui les rend esthétiques. Nul doute que les choses qui brûlent sont combustibles. La théorie du phlogistique esthétique explique tout et n'explique rien » (op. cit., p. 247).

Comment rendre compte du contentement ou du mécon-tentement sui generis que nous pouvons ressentir en présence d'une œuvre d'art autrement qu'en termes de virtus dor-mitiva ? Disons tout de suite que Wittgenstein n'essaie pas réellement, quant à lui, d'apporter une solution positive à ce problème, mais s'efforce plutôt d'écarter un certain nombre de représentations inadéquates, de dénoncer un certain nombre d'illusions et de confusions caractéristiques, aux-quelles il donne lieu. « Peut-être la chose la plus importante en ce qui touche à l'esthétique est-elle ce que l'on peut appe-ler les réactions esthétiques, par exemple le mécontentement, le dégoût, la gêne. L'expression de mécontentement n'est pas la même que celle de gêne. L'expression de méconten-tement dit : 'Faites-la plus haute... plus basse !... enfin, faites quelque chose.' » (LC, p. 37). (Wittgenstein a dit une fois que celui qui nous demande de lui trouver la solution d'un problème mathématique nous dit quelque chose comme : « Faites quelque chose que je sois disposé à appeler une solution ! ») Ce que nous avons dit précédemment sur le rôle de mots comme « juste » ou « correct » en esthé-tique, selon Wittgenstein, est déjà une réponse nette à la question de savoir si l'on peut identifier la satisfaction esthé-tique avec l'agrément et le mécontentement esthétique avec le désagrément ou la gêne. Kant fait remarquer que, si quel-qu'un dit que le vin des Canaries est agréable, on peut lui rappeler qu'il doit dire, pour être plus exact, qu'il lui est

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agréable, alors que cela n'a pas de sens de dire qu'un poème ou un tableau est beau pour quelqu'un. Nous avons là une différence que Wittgenstein appellerait « logique » ou « grammaticale ». Je puis dire : « Ne trouvez-vous pas cela agréable ? », mais non : « Ne sentez-vous pas que c'est agréable ? », alors que dans le jugement esthétique propre-ment dit est impliquée de façon essentielle une demande d'adhésion qui s'exprime à l'occasion dans des phrases comme : « Ne voyez-vous pas, ne sentez-vous pas, etc., que cette chose est belle ? » Un des traits caractéristiques de la grammaire du mot « beau » est que cela a un sens — et même, à certains égards, nous nous sentons obligés — de discuter, de contester, d'argumenter, de nous justifier, etc., en matière de choses belles, alors que ce n'est pas le cas en principe lorsqu'il s'agit de choses simplement agréables, plaisantes, etc.

Aussi bien dans les Cours de 1930-33 (cf. pp. 314-315) que dans les Leçons sur l'esthétique, Wittgenstein dénonce avec une vigueur et un soin particuliers la confusion que l'on fait couramment entre « beau » et « agréable ». Ce point est d'une importance capitale, parce qu'il soulève direc-tement le problème de la nature de l'explication en esthétique et des rapports de l'esthétique avec la psychologie. De même qu'il est a priori assez incongru de dire qu'une représentation du Roi Lear ou une audition de la Cinquième Symphonie de Beethoven ont sur nous un effet « agréable », il est étrange que l'on puisse considérer une remarque correctrice du type « Cette basse fait trop de mouvements » comme équivalant en quelque sorte à une prédiction de la forme : « Si elle se déplaçait moins, cela me serait plus agréable. » « L'expres-sion que j'appelle de mécontentement est-elle, se demande Wittgenstein, quelque chose de semblable à l'expression de gêne, plus la connaissance de la cause de celle-ci et l'exigence que cette cause soit écartée ? Quand je dis : 'Cette porte est trop basse. Faites-la plus haute', irions-nous dire que je connais la cause de la gêne que je ressens ? » (LC, p. 37).

Lorsque nous nous interrogeons sur « ce qui ne va pas » dans un tableau ou dans un passage d'un concerto, notre pourquoi appelle comme réponse non pas l'indication d'une cause, mais celle d'une raison. La confusion entre « beau » et « agréable » peut nous amener à croire que, finalement,

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nous posons le même type de question lorsque nous cher-chons les raisons d'un embarras esthétique et celles d'un embarras gastrique (cf. LC, p. 38). Or le fait que nous puissions nous tromper lorsque nous disons, par exemple, que ce passage serait « mieux » si l'on modifiait la basse de telle ou telle façon (en ce sens que la modification en ques-tion peut finalement ne pas nous donner du tout la satisfac-tion escomptée), ne prouve nullement que nous avons fait une hypothèse causale, qui s'est révélée fausse, sur les ori-gines de notre mécontentement. Ce que nous avons indiqué est une raison possible, et une raison n'est pas du tout de l'ordre d'une hypothèse et ne tire pas sa plausibilité d'un certain nombre d'expériences concordantes : les mots « cause » et « raison » ont des grammaires tout à fait diffé-rentes (cf. The Blue and Broivn Books, pp. 14-15).

Quand nous disons que « le fait de donner plus de hau-teur à la porte fait disparaître notre mécontentement », l'élément suspect est le « fait disparaître ». Nous ne voulons certainement pas dire qu'il fait disparaître notre malaise au sens où l'aspirine fait disparaître un mal de tête. Les réactions esthétiques comme le mécontentement, la gêne, etc., sont ce que Wittgenstein appelle des réactions « orien-tées » : elles ont un objet, et, lorsque nous disons que nous en connaissons la cause, nous voulons dire en réalité que nous en connaissons l'objet (cf. PU, § 476). Or, « si, regardant un tableau, je dis : 'Qu'est-ce qui ne va pas dans ce tableau ?' il vaut mieux dire que mon sentiment est orienté, et non qu'il a une cause, une cause dont je ne sais pas ce qu'elle est. Autrement, nous suggérons une analogie avec 'douleur' et 'cause de la douleur' — par exemple ce que nous avons mangé. Ce qui est faux ou trompeur parce que, bien que nous employions le mot 'cause' dans le sens de 'ce vers quoi [notre réaction] est orientée13' ('Qu'est-ce qui vous a fait sursauter ? — De le voir apparaître sur le seuil'), nous l'employons souvent dans d'autres sens également » (LC, p. 40, note).

Sans doute « la cause (dans le sens de : l'objet vers lequel le sentiment est orienté) est également la cause dans les

13. Et non pas, comme dit la traduction française, « ce qui est orienté vers ».

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autres sens. Quand vous la supprimez, la gêne cesse, et que sais-je encore » (p. 40). Mais le mot « cause » est ici une source d'erreur, parce qu'il nous porte à croire que, lorsque nous cherchons à expliquer 1' « effet » qu'une œuvre d'art produit sur nous, nous essayons d'identifier un mécanisme quelconque. Expliquer un phénomène est quelque chose qui se ramène pour nous, dans un très grand nombre de cas, à la description et éventuellement à la construction d'un mécanisme susceptible de le produire ou de le reproduire ; et nous nous représentons spontanément la psychologie comme une sorte de « mécanique de l'âme ». C'est là qu'il faut chercher l'origine de l'idée, malheureusement fort répandue, que le dernier mot de l'explication en esthétique doit, d'une manière ou d'une autre, appartenir à la psycho-logie. « On dit souvent que l'esthétique est une branche de la psychologie. C'est l'idée qu'une fois que nous aurons fait des progrès, nous comprendrons tout — tous les mys-tères de l'Art — par le biais d'expérimentations psycholo-giques. Pour excessivement stupide que soit cette idée, c'est bien cela en gros » (p. 45). On peut imaginer aisément qu'avec les progrès de la psychologie et de la neurophysio-logie on parvienne à décrire un certain nombre de méca-nismes, à établir des corrélations statistiques, à formuler des lois générales, etc., à propos des réactions esthétiques de l'homme. On pourrait montrer que l'audition de telle suite de notes fait généralement sourire le sujet, lui fait dire : « C'est admirable ! », etc.14. Mais, remarque Wittgenstein, des renseignements de ce genre n'ont absolument rien à voir avec ce que nous attendons lorsque nous demandons l'expli-cation d'une impression esthétique : « Les questions esthé-tiques n'ont rien à voir avec l'expérimentation psycholo-gique, mais reçoivent leur réponse d'une façon complètement différente » (LC, p. 45). Quand nous nous demandons pour-

14. Dans les années 1912, à Cambridge, Wittgenstein s'est intéressé à la psychologie expérimentale, et précisément dans cette perspective : « En dehors de la philosophie, Wittgenstein faisait certaines recherches expé-rimentales en psychologie à Cambridge. Il mena à bien une étude portant sur le rythme en musique. Il avait espéré que les expériences apporteraient une lumière sur certaines questions d'esthétique qui l'intéressaient. » (Von Wright, Biographical Sketch, p. 6.)

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quoi telles mesures dans un morceau de musique nous donnent une impression si singulière, il ne servirait à rien de nous dire que notre réaction est une réaction scientifi-quement prévisible, calculable, etc. « ... Quand un peintre essaie d'améliorer son tableau, il n'est pas en train de faire une expérience psychologique sur lui-même, et [ . . . ] dire d'une porte 'Elle est mal équilibrée', c'est dire ce qui ne va pas dans cette porte, et non pas quelle impression elle vous donne » (Wittgenstein's Lectures in 1930-33, p. 314).

Quelle est donc cette « façon complètement différente » d'une élucidation causale dont les perplexités esthétiques reçoivent leur solution éventuelle ? « Ce que l'Esthétique essaie de faire, dit Wittgenstein, c'est de donner des raisons, e. g. pour expliquer que l'on ait ce mot-ci plutôt que celui-là à un endroit déterminé dans un poème ou que l'on ait cette phrase musicale plutôt que cette autre à un endroit déter-miné dans un morceau de musique » (ibid.). Pour essayer de faire comprendre exactement ce qu'il entend par là, Witt-genstein recourt (notamment) à deux comparaisons à la fois déconcertantes et éclairantes : ce qui se passe devant un tribunal, et — nous y avons déjà fait allusion plus haut — ce qui se passe lorsqu'on essaie de formuler adéquatement quelque chose que l'on « a en tête ». La différence entre les raisons et les motifs, d'une part, et les causes, d'autre part, est particulièrement évidente dans le cas où des juges ont à apprécier la conduite d'un accusé. Ce que le tribunal veut connaître, c'est le motif ou les motifs de l'acte délictueux, et il est caractéristique de la grammaire du mot « motif » tel que nous .l'utilisons que l'intéressé soit supposé les connaître, alors qu'il n'est pas supposé connaître les « cau-ses » de son comportement, en ce sens qu'on ne s'attend pas du tout à ce qu'il connaisse les lois qui dirigent les mou-vements de son corps et les démarches de son esprit. Bien plus, si les raisons ou les motifs peuvent aussi bien, le cas échéant, nous absoudre que nous condamner, les causes nous absolvent, d'une certaine manière, toujours, car celui qui connaîtrait le « mécanisme » — au sens strict — de l'acte, serait finalement dans l'incapacité absolue de juger l'acte. Pourquoi, se demande Wittgenstein, les juges supposent-ils que vous connaissez le motif de votre conduite et que, en un certain sens, vous seul le connaissez ? Est-ce parce que

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chacun a la meilleure expérience de soi-même ou a fait les expériences les plus nombreuses sur soi-même, que chacun est, pourrait-on dire, le meilleur psychologue de soi-même ? « On dit parfois : 'Personne ne peut voir en vous, mais vous, vous le pouvez', comme si, étant si proche de vous-même, étant vous-même, vous connaissiez votre propre mécanisme. Mais en est-il ainsi ? » (LC, p. 52).

Dire que l'auteur du délit doit connaître les raisons de sa conduite n'est pas, contrairement à certaines apparences, dire qu'il doit savoir « ce qui s'est passé en lui » avant ou pendant l'action :

« 'Je quitte la pièce parce que tu l'ordonnes.' 'Je quitte la pièce, mais pas parce que tu l'ordonnes.' Est-ce que cette phrase décrit un lien qui rattache mon

action à son ordre ; ou est-ce qu'elle fait le lien ? Peut-on demander : 'Comment sais-tu que tu le fais à

cause de cela, ou pas à cause de cela ?' Et est-ce que la réponse est par hasard : 'Je le sens ?' » (PU, § 487.)

En fait, les mots « raison » ou « motif » peuvent être utilisés dans des sens très différents. Si l'on me demande pourquoi j'ai fait cela, et que je réponde : « Je me suis dit : je dois aller le voir parce qu'il est malade », il se peut que je me souvienne de m'être effectivement tenu ce discours à moi-même, ou au contraire que je produise sim-plement après coup une justification. En donnant les raisons de mon action, je peux faire quelque chose qui revient à peu de chose près à raconter l'histoire réelle ou hypothétique de cette action, ou l'histoire d'une action identique réelle ou possible, ou au contraire quelque chose de très différent. Les raisons et les causes se distinguent dans les cas les plus caractéristiques en ceci qu'à la différence des « vraies » causes, les « vraies » raisons et les « bonnes » raisons sont essentiellement celles que nous reconnaissons comme telles (cf. ibid., § 483).

Wittgenstein rapporte la réponse de Brahms à Joachim qui estimait que sa Quatrième Symphonie devait s'ouvrir par deux accords. La raison invoquée par le musicien pour reje-ter cette suggestion « n'était pas que cela n'aurait pas pro-duit l'impression qu'il voulait produire, mais quelque chose

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qui ressemble davantage à 'Ce n'est pas ce que j'avais en tête' (what I meant) » {Wittgenstein's Lectures in 1930-33, pp. 314-315). Ce que l'artiste a à l'esprit, ce à quoi il veut en venir, ce qu'il « veut dire » n'est absolument pas quelque chose que l'on peut identifier, d'une manière générale, avec un « effet » qu'il chercherait à produire. Comprendre son intention, c'est-à-dire la raison pour laquelle il a fait ou n'a pas fait une certaine chose ne consiste pas à éprouver certaines sensations qu'il est censé avoir voulu provoquer. Il en est sur ce point de la compréhension esthétique comme de la compréhension linguistique. « Cf. l'erreur de croire que la signification ou la pensée se borne à accompagner le mot, et que le mot lui-même ne compte pas. 'Le sens d'irne proposition' est quelque chose de très similaire à cette affaire : 'une appréciation artistique.' La même idée y joue : celle que, d'une phrase à un objet, il y a une relation telle que le sens de la phrase, c'est tout ce qui a cet effet. 'Et dans le cas d'une phrase en anglais ? — Elle a le même accompagnement — la pensée' » (LC, p. 67). D'où l'idée d'une sorte d' « imagerie qui serait le langage inter-national ». En réalité, ce que les mots veulent dire n'est pas du tout l'effet qu'ils produisent, car ils peuvent n'avoir aucun effet spécifique, bien qu'ils aient un sens spécifique ; et « l'expression d'un visage n'est pas un effet de ce visage — pas plus sur moi que sur qui que ce soit. Vous ne pour-riez pas dire que quelque chose d'autre qui aurait cet effet aurait l'expression de ce visage » (ibid., p. 68).

Il serait extrêmement naïf de s'imaginer que le sens d'une oeuvre d'art, ce qu'elle exprime, est quelque chose qu'elle a en commun avec tout ce qui est susceptible, le cas échéant, de produire le même effet qu'elle. Car, remarque Witt-genstein, même si l'on peut imaginer que, par exemple, deux menuets aient exactement le même effet sur l'auditeur, ils ne sont cependant absolument pas interchangeables, ce qui veut dire que nous ne les écoutons pas pour obtenir un certain effet et que l'œuvre d'art n'est pas un moyen parmi d'autres pour parvenir à une fin indépendante, mais une fin en soi. On pourrait exprimer la même idée — banale, mais importante du point de vue de la critique du psycholo-gisme — en disant que, ce qui compte dans le tableau, ce n'est pas ce qu'il nous fait éprouver, mais le tableau lui-

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même15. Il est concevable en théorie que les effets psycho-logiques respectifs de deux œuvres d'art puissent être déter-minés et mesurés exactement, et se révèlent identiques ; mais cela ne signifie nullement qu'elles soient en quelque sorte « synonymes » (substituables l'une à l'autre).

Est-ce à dire que l'esthétique doit se concentrer unique-ment sur ce que nous faisons et disons en présence d'une œuvre d'art, qu'elle doit être avant tout une science du comportement esthétique ? L'erreur serait de croire que Wittgenstein critique le psychologisme mentaliste pour adhérer implicitement à une forme quelconque de psycholo-gisme behavioriste. Ce que le tableau évoque pour nous, ce à quoi il nous fait penser, etc., est incontestablement une chose importante ; mais ce n'est pas la chose importante : « Les associations comptent également [énormément]. Elles se manifestent essentiellement dans les choses que l'on dit. Nous appelons ceci 'Dieu le Père', cela 'Adam' ; nous pourrions continuer : 'Cela se trouve dans la Bible, etc.' Est-ce là tout ce qui compte ? Nous pourrions former toutes ces associations à partir d'un autre tableau et c'est toujours ce tableau que nous voudrions voir » (LC, pp. 77-78). Le behaviorisme attire en fait notre attention sur un point essentiel, qui est que le meilleur moyen de décrire les sen-sations éprouvées par quelqu'un est encore le plus souvent de décrire ou d'imiter ce qu'il fait et dit. (Comment le comédien s'y .prend-il pour nous communiquer les états d'âme de son personnage ?) Pourquoi avons-nous l'impres-sion que la description comportementale n'est qu'un subs-titut grossier et un pis-aller par rapport à la description fine à laquelle nous aspirons ? Les psychologues behavioristes ne nient pas que nous éprouvions des sentiments. Ils veulent dire que notre description du comportement est celle des sentiments : « Qu'a-t-il ressenti en disant : 'Duncan est dans sa tombe ?' Puis-je décrire ses sentiments mieux qu'en décrivant de quelle façon il l'a dit ? Toute description est grossière en regard de celle du geste qu'il a eu et du ton de sa voix » (ibid., p. 73). Nous avons tendance à considérer

15. Ou encore, comme le dit Goodman dans une autre perspective (op. cit., p. 86), « les propriétés qu'un symbole exprime sont sa propre propriété ».

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que ce qui est important dans 1' « expérience » esthétique est la manière dont l'objet nous affecte, ce qu'il nous fait ressentir (une chose dont la description complète devrait théoriquement pouvoir être donnée en termes physiologiques et psychologiques), et non pas ce que nous faisons et disons. Mais cela nous conduit, précisément, à une représentation tout à fait grossière de la fonction de l'œuvre d'art, à savoir à l'idée que, par exemple, nous regardons un tableau essen-tiellement pour avoir une certaine expérience psychique. Et c'est en faisant, au contraire, attention aux choses diverses que nous faisons et disons en face de l'œuvre d'art que l'on peut comprendre à quel point cette idée est absurde.

Nous ne lisons pas un poème pour ce à quoi il nous fait penser, un poème qui fait normalement penser à la mort pour penser à la mort, auquel cas nous pourrions lire indiffé-remment deux poèmes qui font penser à la mort (cf. LC, p. 75). L'œuvre d'art joue un certain rôle dans notre vie, et ce rôle pourrait effectivement être différent ; on peut imaginer une culture dans laquelle la musique aurait essentiellement pour but de faire faire certaines choses aux gens, où deux morceaux de musique seraient interchangeables à peu près au sens où deux marches militaires peuvent l'être lorsqu'il s'agit uniquement de défiler, où cela aurait un sens de dire : « Jouez du Mozart, cela fera tout aussi bien » (cf. ibid., p. 75). Il est absurde de dire que nous lisons la poésie pour former des associations psychiques. C'est absurde, parce que nous ne le faisons pas, et non pas parce que cette idée contredit à quelque chose comme 1' « essence » de la poésie. « Nous ne le faisons pas, dit Wittgenstein, mais nous le pourrions » {ibid.)

Qu'une maison, un vêtement ou une fleur soient beaux, ce sont, remarque Kant, des choses dont aucun bavardage en termes de raisons et de principes ne saurait nous dissua-der de juger personnellement. Mais lorsque nous l'avons fait et déclaré l'objet beau, nous avons le sentiment d'avoir pour nous une « voix universelle », de pouvoir requérir légitime-ment l'assentiment de chacun. En d'autres termes, cela n'a

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pas de sens de vouloir nous persuader qu'une chose que nous n'avons pas vue est belle, parce qu'elle n'est pas belle si elle n'est pas belle pour nous ; mais lorsque nous l'avons vue et trouvée belle, cela n'a pas de sens de dire qu'elle est belle pour nous, parce que nous ne pouvons la trouver telle sans exiger sur ce point l'accord de tous, bien que nous ne disposions pour cela d'aucun concept. Comment expliquer cette hybris du goût de la réflexion (Reflexions-Geschmack), par opposition à la modestie du goût des sens (Sinnen-Geschmack) ? Nous avons déjà partiellement rendu compte de l'attitude de Wittgenstein en face du « paradoxe » kan-tien en remarquant que, pour lui, 1) à la différence de l'approbation de la sensibilité, l'approbation proprement esthétique possède une validité objective spécifique, 2) cette validité objective est du type de celle que peuvent avoir des raisons, et non pas des causes ou des lois. A l'absence de « concept » soulignée par Kant, correspond, si l'on veut, le fait qu'une raison peut toujours ne pas vous convaincre, ne rien vous « dire », etc., et que, de toute manière, donner des raisons est une activité qui a nécessairement une fin. Mais c'est une activité, et une activité qui est à la fois des-criptive et constitutive de son objet, en ce sens qu'elle a essentiellement pour but de faire voir quelque chose ou de faire voir les choses sous un certain aspect. La question n'est pas : qu'est-ce que la critique (au sens le plus large) peut bien trouver à décrire dans l'objet, qui puisse servir de fon-dement à une appréciation esthétique objective ? mais plu-tôt : comment le critique s'y prend-il pour faire apparaître quelque chose que vous pouvez éventuellement à votre tour voir, quelque chose qui vous amènera, en cas de succès, à faire des remarques du type « Mais bien sûr ! », « C'est tout à fait cela ! », « Evidemment ! », « J'ai enfin compris ce qu'il voulait faire », etc. La manière dont les philosophes ont posé traditionnellement le problème de 1' « objectivité » en esthétique est directement liée au fait qu'ils ont cru généralement devoir chercher le fondement objectif d'une certaine attitude (plus ou moins passive), alors que, ce qui est important, c'est qu'il y a effectivement un jeu de langage de l'évaluation, de la discussion et de la critique, une acti-vité intersubjective qui occupe une place importante dans notre vie, qui aboutit à certains résultats et dont nous ne

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sommes normalement pas tentés de déplorer que les démar-ches ressemblent fort peu à celles de la science.

Il peut sembler étrange de soutenir à la fois que l'appré-ciation esthétique, là où elle existe, est tout autre chose que le compte rendu plus ou moins élaboré d'une expérience esthétique subjective, et que le critère de la bonne raison, en esthétique ou ailleurs, est simplement le fait qu'elle est acceptée comme telle, c'est-à-dire finalement que le propre de la bonne explication est essentiellement de nous convain-cre. Mais lorsque Wittgenstein dit que les explications et les justifications que nous donnons montrent comment nous pensons et vivons, il n'entend évidemment pas par là qu'elles sont fondées en dernière analyse sur des impressions et des préférences individuelles ou collectives, auquel cas on pour-rait être tenté de dire qu'elles ne reposent sur rien de solide ou d'assez solide : ce qui est vrai, c'est qu'elles exemplifient ce que, dans une certaine forme de vie, on appelle « expli-quer » et « justifier ». Sans doute le philosophe se considé-rera-t-il ici comme professionnellement obligé de rechercher quelque chose qui, en dehors du fait qu'elles sont acceptées comme telles, fait de nos explications des explications. Mais comment pourrait-il exister des critères qui définissent et des règles qui gouvernent la bonne explication en général ? On peut évidemment critiquer certaines explications, inventer des explications nouvelles, montrer qu'une explication est meilleure qu'une autre, etc. ; mais comment pourrait-on juger nos explications en général, justifier ou invalider nos justifications en général, montrer, par exemple, que nos rai-sons en général ne sont pas des raisons suffisantes, qu'elles sont humaines, trop humaines ?

La possibilité même de quelque chose comme une explica-tion ou une raison présuppose certaines façons communes d'agir et de réagir. Seuls des hommes vivant dans une cer-taine communauté d'idées et de langage peuvent produire des explications ou des raisons et faire que quelque chose compte comme une explication ou une raison. Il n'y a, de ce point de vue, entre une démonstration mathématique et une explication esthétique qu'une différence de degré (énorme, il est vrai), et non une différence de nature. Cette théorie de la « ratification », que Wittgenstein applique effec-tivement aux mathématiques elles-mêmes, est affectée, pour

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beaucoup de philosophes, d'une tare infamante que l'on appelle antkropologisme. Mais l'anthropologisme n'est pas une position théorique que l'on pourrait attaquer ; car, s'il doit être considéré comme une théorie, il est dénué de sens, puisqu'il se fonde sur une opération qu'il déclare précisé-ment impossible, celle qui consisterait à apprécier le point de vue « humain » par contraste avec un autre point de vue. De combien un point de vue subversif doit-il s'éloigner du point de vue reçu pour que l'on puisse dire qu'il n'est plus un point de vue humain ? Comment s'y prend-on pour for-muler (par exemple, contre l'anthropologisme) des considé-rations et des raisons qui ne soient pas, entre autres choses et en un certain sens d'abord, humaines, dont l'intérêt et la validité ne résident pas avant tout dans le fait qu'elles nous satisfont, nous les hommes ou tels hommes ? En rappe-lant que les raisons et les justifications sont toujours nos raisons et nos justifications, on ne leur attribue en fait aucune caractéristique particulière, et on ne veut certainement pas dire qu'elles ne sont pas assez bonnes, mais au contraire, en un certain sens, qu'elles sont bien meilleures que les philo-sophes ne sont généralement tentés de le croire. Ceux qui disent, avec le sentiment de dire une chose profonde, que nos raisons sont humaines, veulent dire en général qu'elles sont assurément bonnes pour notre usage, mais à d'autres égards insuffisantes, arbitraires, etc. Mais quels sont ces « autres égards », et ces autres usages auxquels elles pour-raient servir ? Rien ne serait plus erroné que de déduire des remarques de Wittgenstein 1 ) que toutes les raisons que nous acceptons comme telles sont du même type et d'égale valeur, 2) que cette valeur est, comme nous disons, tout à fait « relative ».

Il y a au contraire toute la différence possible entre les raisons que nous pouvons donner pour la justification d'une proposition mathématique (par exemple, une démonstration), celles que nous invoquons en faveur d'une théorie scienti-fique (plus ou moins « confirmée »), et celles que nous don-nons en éthique, en esthétique et en philosophie. Cela ne veut pas dire que les dernières sont en général d'une faiblesse regrettable. Dans ce domaine-là comme dans les autres il n'y aurait pas de raisons s'il n'y avait pas aussi de bonnes rai-sons, des raisons qui nous satisfont. Ce qui est dangereux,

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c'est de ne pas reconnaître certaines différences, de croire que ce qui se passe en esthétique ressemble beaucoup à ce qui se passe dans les sciences, et également de les inter-préter de façon péjorative, de croire que les explications esthétiques ne valent rien parce qu'clies ressemblent vrai-ment peu à des explications scientifiques. Les considérations plus ou moins attentatoires auxquelles se livre Wittgenstein sur certaines parties des mathématiques ou certaines théories scientifiques découlent incontestablement de l'idée que, dans le succès de certaines explications ou de certaines théories, intervient un élément de séduction qui n'est pas à sa place et qui doit être détruit. Mais, d'un autre côté, il est égale-ment vrai qu'une explication doit nous séduire, c'est-à-dire nous satisfaire, nous tranquilliser, etc. ; et ce n'est pas cette caractéristique qui est en elle-même susceptible de ruiner ou seulement de diminuer ce que nous appelons sa « valeur objective ».

De quel type sont les considérations qui entrent en jeu lorsqu'il s'agit de résoudre des perplexités esthétiques, si ce ne sont pas du tout des considérations psychologiques ? Wittgenstein apporte sur ce point deux éléments de réponse : 1) les raisons en esthétique sont « de la nature de descrip-tions supplémentaires » (Wittgenstein's Lectures, p. 315) : on « explique » en esthétique en décrivant davantage ; 2) les descriptions en question consistent pour l'essentiel à établir des comparaisons, des rapprochements, des transitions, etc. : « ...Pour lever nos perplexités esthétiques, ce que nous vou-lons en fait, ce sont des comparaisons — des groupements de certains cas » (LC,,p. 66 ; cf. également pp. 50-51). Par exemple, « vous pouvez amener une personne à voir à quoi Brahms voulait en venir en lui montrant des quantités de morceaux différents de Brahms ou en le comparant avec un auteur contemporain ; et tout ce que l'Esthétique fait est 'd'attirer votre attention sur une chose', de 'mettre des cho-ses côte à côte' » {Wittgenstein's Lectures, p. 315). De telles remarques ont pour but de nous éclairer, sinon sur ce qu'est exactement l'explication esthétique, du moins sur ce qu'elle n'est certainement pas : une explication de type scientifique.

Comme exemples de ce que Wittgenstein appelle des « per-plexités esthétiques », nous pouvons considérer les cas sui-vants : 1) le cas où nous nous demandons ce qui est incor-

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rect, ce qui ne va pas dans une œuvre ; 2) le cas où nous sommes frappés au contraire par la rectitude de l'œuvre ou d'un élément de l'œuvre, par le fait que tout est exactement à sa place, qu'il n'y a, comme nous disons, pas un mot ou une note à changer, mais sans que nous puissions expliquer exac-tement pourquoi ; 3) le cas où nous avons une forte pro-pension à dire qu'un thème musical, par exemple, est gai, souriant, serein, méditatif, mélancolique, tragique, etc., mais sans savoir au juste ce qui nous pousse et éventuellement peut nous autoriser à le faire ; 4) le cas où nous sommes tentés par un rapprochement que nous ne pouvons justifier, où nous percevons une ressemblance que nous ne pouvons préciser, par exemple lorsque nous avons envie de dire, comme c'était le cas pour Wittgenstein, que certains thèmes de Brahms sont extrêmement « kelleriens » ; 5) le cas où nous éprouvons une impression très forte que nous sommes tentés de qualifier d ' « indescriptible ». On pourrait dire que, ce qui caractérise tous les cas de ce genre, c'est le fait que nous sommes dans l'incapacité d'analyser correctement nos impressions ; mais cela risque de suggérer à tort que la solu-tion est de type psychologique, qu'il s'agit simplement d'ap-pliquer des techniques de description appropriées à des don-nées indépendantes qui font partie de l'expérience intime : images, sentiments, émotions, sensations kinesthésiques, etc. Supposons, dit Wittgenstein, que je ne puisse traduire l'im-pression particulière que me fait une phrase musicale autre-ment que par un geste caractéristique. On dira que, si j'étais en possession d'une technique adéquate, je disposerais d'une nouvelle façon d'exprimer et de transmettre ce que je ressens. Mais comment puis-je savoir que j'exprimerais bien la même chose dans les deux cas ? Et est-ce que je serais sûr d'avoir communiqué exactement à autrui l'impression que je ressens à la lecture d'un poème si j'avais pu analyser en moi et repro-duire en lui jusque dans le détail, par un procédé scienti-fique, les sensations kinesthésiques et l'imagerie psychique qui accompagnent chez moi la lecture ? Songeons à ce qui se passe lorsque nous avons le sentiment d'avoir trouvé tout à coup une description adéquate pour une expérience que nous considérions jusque-là comme indescriptible : « ...Vous dites de telle phrase musicale qu'elle apporte une conclusion, 'bien que, sur ma vie, je ne puisse dire pourquoi elle est un

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par conséquent /' Vous dites dans ce cas que c'est indescrip-tible. Mais cela ne signifie pas que vous ne puissiez pas dire un jour de quelque cbose que c'en est une description. Vous pouvez trouver un jour le mot ou le vers qui s'y adapte. 'C'est comme s'il disait : ...', et vous avez un vers. Alors il peut arriver que vous disiez : 'Maintenant, je l'ai compris.' » (LC, p. 80).

Ce dont nous avons besoin en pareil cas, c'est, pourrait-on dire, une bonne comparaison, ou encore, si l'on veut, un « synonyme ». Mais, comme dans le cas où nous cherchons un mot approprié à une idée, il faut se garder de croire que nous recherchons un synonyme verbal pour une expression, mentale, gestuelle, etc., que nous avons déjà. Le critère de la bonne description, c'est le fait que nous disons : « Oui, c'est cela », « J'y suis », etc. (Il y a une certaine analogie avec la manière dont se résout une perplexité morale : « Pour l'amour du ciel, je voudrais bien savoir ce que je dois faire ! » — « Maintenant, je sais ce que je dois faire. »)

On peut songer ici au rôle que joue le titre dans des œuvres musicales dont l'intention est plus ou moins « des-criptive ». Si je prends connaissance du titre après l'audition de l'œuvre, je peux m'écrier « Oui, c'est tout à fait cela ! » (comme si j'avais trouvé un mot juste), ou au contraire « Non, cela ne convient pas du tout ! » Et si je trouve que le titre est tout à fait celui qu'il faut, cela ne signifie pas que j'ai formé pendant l'audition ou que je formerai dorénavant régulièrement certaines associations psychiques. Le bon titre n'est pas celui qui caractérise de la façon la plus exacte l'effet que l'œuvre a sur moi, qui rend compte globalement de ce à quoi elle me fait normalement penser. François Couperin, dont les titres ont posé tant de problèmes aux exégètes, après avoir indiqué qu'ils répondent aux « idées » qu'il a eues, ajoute : « On me dispensera d'en rendre compte. » Mais, même s'il est vrai que Ravel a choisi le titre de la Pavane pour une infante défunte uniquement à cause de l'allitération, cela n'empêche pas que l'on puisse le trouver parfaitement approprié, estimer qu'il exprime exactement « ce dont il s'agit », qu'il fournit d'une certaine manière une clé pour la « compréhension » de l'œuvre, etc. Pourquoi la manière la plus exacte de décrire l'effet que je ressens ne serait-elle pas précisément celle à laquelle je parviens lorsque

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je peux dire « C'est cela même ! » ou « C'est au fond la même chose que cela ! » (alors que l'on songe généralement à une autre description plus précise, qui dévoilerait réelle-ment ce qui se passe en moi) ? L'erreur commune est ici de croire que la description exacte d'une impression esthétique doit ressembler à ce que nous considérons comme une des-cription exacte dans le cas d'une douleur gastrique, par exemple.

Wittgenstein remarque que nous faisons en esthétique un usage extrêmement important et tout à fait spécifique de la relation d'identité : « Nous avons appris l'emploi de : 'le même'. Et soudain nous l'employons automatiquement quand il n'y a similitude ni de longueur, ni de poids, ni de quoi que ce soit du même genre » (LC, p. 72). L'expérience de l'identité esthétique (« Ceci est la même chose que cela ») est, pourrait-on dire, une expérience primitive, élémentaire ; mais elle ne se fonde sur aucun des critères que nous utili-sons d'ordinaire pour affirmer une identité élémentaire. Son-geons, par exemple, à cette égalité particulière que l'on peut appeler « égalité d'expression », et qui peut être exacte sans qu'il y ait aucune ressemblance exacte au sens usuel du terme (je dis sans hésiter, en présence d'un portrait très stylisé : « C'est un tel ! »). Cette « identification » ne ressemble-t-elle pas quelque peu à celles auxquelles les théoriciens de l'art et les critiques ont l'habitude de procéder entre des termes parfois extrêmement éloignés selon les critères usuels, et qui nous paraissent cependant (dans certains cas, tout au moins) parfaitement « évidentes » ? Ou encore, autre cas caracté-ristique : comment sais-je que quelqu'un lit et comprend un poème « de la même manière » que moi ? Supposons que plusieurs personnes lisent une strophe d'une manière qui, selon moi, révèle une incompréhension totale. Je la leur lis alors d'une certaine façon en disant : « Voilà, c'est comme cela qu'il faut faire. » Je pourrai avoir par la suite la certi-tude absolue qu'ils ont compris ce que je voulais dire, qu'ils se sont assimilé mon interprétation, s'ils lisent tous la strophe d'une certaine manière nouvelle, assez différente, selon toute probabilité, pour chacun d'eux, s'ils la lisent toujours de cette façon, et en donnant des marques de conviction et de satisfaction. Il serait absurde de dire qu'en pareil cas j'ai réussi à leur communiquer exactement tous les mouvements

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psychiques et organiques qui peuvent avoir lieu en moi pen-dant que je lis. La (seule) chose réellement importante, c'est qu'ils lisent d'une manière nouvelle et reconnaissent : « Vous aviez raison, c'est comme cela qu'il faut procéder » (cf. LC, pp. 84-86).

L' « interprétation » que je propose et les raisons que je donne (dans le cas précédent ou en général) peuvent susciter chez mon interlocuteur au moins quatre réactions différen-tes : 1) Il peut voir ce que je veux lui faire voir et être convaincu que c'est la bonne manière de voir (« J'ai com-pris », « C'est tout à fait cela », etc.). 2) Il peut voir ce que je veux lui faire voir, mais n'être pas du tout séduit par cette manière de voir (« Je vois ce que vous voulez dire, mais ce n'est pas du tout cela », etc.). Nos raisons ne lui « disent » rien (that does not appeal to him) ; et cela met, dit Witt-genstein, un terme à la discussion. Devant un tribunal, l'ac-cusation et la défense s'efforcent, chacune à leur manière, non pas exactement d'établir ce qui s'est passé, mais d ' « éclairer les circonstances » de l'action, de présenter une construction (une « version », une « thèse » ou une « théorie ») qui, en fin de compte, séduira ou ne séduira pas le jury et les juges (cf. Wittgenstein's Lectures, p. 315). 3) Il peut ne pas par-venir du tout à voir ce que nous voulons lui faire voir. 4) Il peut ne pas être intéressé du tout par ce que nous dési-rons lui faire voir, ne pas avoir envie d'essayer de le voir.

La supériorité du critique professionnel ne réside pas tel-lement ici dans une meilleure connaissance de l'âme humaine, une plus grande aptitude à prévoir et à provoquer des réac-tions esthétiques, mais plutôt dans une plus grande maîtrise de la technique qui consiste à disposer, comme le dit Witt-genstein, des choses l'une à côté de l'autre, à confronter des cas différents pour les rapprocher ou les opposer, à inventer des cas intermédiaires, etc. Toutes choses en quoi son entre-prise et sa méthode s'apparentent directement à celles du philosophe, ce perpétuel voyageur à la recherche de simili-tudes et plus encore de différences, tel que le conçoivent les Recherches philosophiques. Et certainement la philosophie de Wittgenstein est une de celles à propos desquelles on est le plus tenté de clore la discussion en constatant que, fina-lement, elle vous « dit » quelque chose ou ne vous « dit » rien, que vous voyez ou au contraire ne voyez pas qu'il a

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effectivement résolu les problèmes philosophiques dont il s'occupe 16. Wittgenstein était évidemment tout à fait cons-cient de ce fait, puisqu'il a reconnu qu'en quelque sorte il faisait essentiellement de la propagande pour un certain style de pensée, c'est-à-dire en fait de la contre-propagande destinée à combattre l'influence d'un autre ou de certains autres. Ce qui ne veut pas dire qu'il envisageait pour son entreprise philosophique un échec du type 3 ci-dessus, puis-qu'il s'agissait en principe simplement pour lui de « rappe-ler » des choses que tout le monde voit, mais bien qu'il la croyait susceptible de se heurter à des résistances du type 2 ou 4, qui d'une certaine manière coupent court à toute ten-tative de discussion.

Que les raisons du philosophe ressemblent en fin de compte beaucoup plus à celles de l'esthéticien qu'à celles du savant, est une chose que l'on a bien tort de considérer comme une condamnation de la philosophie ; car c'est au contraire en tant que science présumée que la philosophie est certainement définitivement jugée et condamnée. Witt-genstein considère, non sans raison, que la manière dont on peut convaincre quelqu'un de quelque chose en philosophie ressemble beaucoup à la manière dont on peut amener quel-qu'un à une certaine position sur un problème éthique ou esthétique, et bien peu à ce que l'on appelle d'ordinaire une démonstration ou une preuve. Il attire une fois de plus notre attention sur des différences que l'on a tendance à amoindrir ou à escamoter, et qui ne sont pas forcément des différences de dignité ou de mérite : un mathématicien ne fait pas de la « propagande » pour ses théorèmes, mais un philosophe fait toujours en un certain sens de la propagande pour ses idées et ses théories. (Wittgenstein n'ira-t-il pas jusqu'à considérer que certaines procédures cantoriennes ne relèvent pas vrai-ment de la mathématique, précisément parce quelles recèlent, selon lui, un élément de tricherie que l'on pourait qualifier de « philosophique » ou d ' « esthétique » ?)

Dire qu'une bonne raison est une raison qui nous fait l'effet d'être telle ne veut pas dire que « chacun d'entre nous

16. Cf. sur ce point R. Rorty (ed.), The Linguistic Turn, Recent Essays in Philosophical Method, The University of Chicago Press, 1967, Intro-duction, p. 3.

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a ses raisons » et qu'elles sont nécessairement bonnes dans la mesure où elles le satisfont. Un des traits essentiels de la grammaire du mot « raison » est au contraire le fait que nous pouvons commenter et critiquer les raisons de quelqu'un, dire qu'il est persuadé par de mauvaises raisons, essayer de le lui montrer, éventuellement y parvenir, etc. Wittgenstein veut dire que nos raisons ont un statut civil, qu'elles n'ont pas de validité naturelle, et non pas qu'elles sont dépourvues de validité intersubjective. Le point important qu'il tient à souligner est que nous ne pourrions jamais donner de raisons s'il n'y avait des raisons que nous utilisons sans en demander raison, qui sont bonnes en elles-mêmes, et non pas pour d'autres raisons, qui justifient sans avoir à être justifiées (des concepts, des règles, des étalons, des critères, des « conven-tions », etc.) Nous ne pouvons répondre à la question « Pour-quoi croyons-nous, disons-nous ou faisons-nous cela ? » dans certains cas que pour autant que nous n'y répondons pas, qu'elle n'a pas de sens, dans d'autres cas. Pensons à la signi-fication particulière du mot « pouvoir » dans des affirmations comme « On ne peut plus aujourd'hui composer, écrire, pein-dre, etc., de cette manière », et à ce que nous répondrions à quelqu'un qui nous demanderait pourquoi au juste. On ne peut pas justifier une forme de composition au sens où l'on peut justifier quelque chose en vertu d'une forme de compo-sition admise. Et si l'on veut savoir pourquoi tel morceau se joue aujourd'hui avec tel type d'orchestre, tel tempo, pour-quoi on joue plus fort ou moins fort qu'à d'autres époques, etc.), il est difficile de dire en quoi une réponse comme « C'est ainsi que cela doit se jouer » se distingue fondamenta-lement de « C'est ainsi que nous le jouons aujourd'hui ». On pourrait dire que deux langages musicaux différents, par exemple le langage tonal et le langage atonal, avec leurs « grammaires » respectives, définissent chacun un univers particulier de perplexités esthétiques possibles, de questions et de réponses douées ou dénuées de sens, de justifications et de raisons utilisables. Cela ne signifie évidemment pas qu'un langage musical est quelque chose qui doit être accepté sans plus, puisqu'en fait nous en changeons, et quelquefois de façon spectaculaire. Mais nous changeons de langage en nous mettant à suivre effectivement de nouvelles règles, et non pas en produisant des raisons plus fortes que nos règles en géné-

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ral d'adopter de nouvelles règles 17. Il y a toujours en fait quelque chose qui doit être accepté d'abord si l'on veut pouvoir simplement chercher des raisons : un langage, une culture, une « forme de vie », et cela même si l'on cherche des raisons pour imposer précisément un changement de lan-gage, de culture, de forme de vie.

La résolution des perplexités esthétiques s'effectue, selon Wittgenstein, par l'explication des effets que les œuvres d'art ont sur nous ; mais cette explication ne consiste pas du tout dans la découverte des causes de ces effets. Or, si des expli-cations causales peuvent être présentées à tort comme des explications esthétiques, il arrive au moins aussi fréquem-ment que des explications esthétiques soient présentées abu-sivement comme des explications causales. C'est la raison pour laquelle on voit intervenir chez Wittgenstein, dans le cours d'une réflexion sur l'esthétique, des remarques curieu-ses sur ce qu'ont fait ou cru faire des gens comme Darwin, Frazer, Freud, etc. On pourrait formuler ainsi le problème général qu'il se pose à leur sujet : le propre de l'explication scientifique au sens ordinaire du mot étant de n'avoir aucun charme particulier, est-ce que la fascination tout à fait étrange qu'exercent sur nous certaines explications réputées « scien-tifiques » ne doit pas être considérée comme une preuve du fait qu'elles ne fonctionnent pas ou pas tout à fait comme des explications scientifiques ?

Nous avons cité plus haut (p. 26) une remarque très signi-ficative de Wittgenstein à propos de la théorie darwinienne. Dans le cas du transformisme comme dans celui de la psycha-nalyse, Wittgenstein s'intéresse finalement beaucoup plus au comportement des zélateurs qu'à celui des sceptiques, et il l'interprète d'une manière identique pour les deux théories : ce qui est important dans le cas d'une certaine catégorie d'explications, c'est moins le fait qu'elles sont des explications que le fait qu'elles sont des explications unitaires. Ce qui est suprêmement désagréable, c'est la diversité et la complication, et ce qui est suprêmement satisfaisant, c'est l'unité : « Il disait que Darwin, dans son 'expression des Emotions', com-mettait une erreur semblable à celle de Frazer, e. g. en pen-

17. Cf. sur ce point S. Cavell, « Aesthetic Problems of Modern Philo-sophy », in M. Black (ed.), Philosophy in America, pp. 83-85.

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sant que 'parce que nos ancêtres, lorsqu'ils étaient en colère, avaient envie de mordre' est une explication suffisante de ce qui fait que nous montrons les dents lorsque nous sommes en colère. Il disait que vous pourriez dire que ce qui est satis-faisant chez Darwin, ce ne sont pas de telles 'hypothèses', mais le fait qu'il 'arrange les faits en un système' — qu'il nous aide à en faire une 'synopsis' » (Wittgenstein's Lectures, p. 316).

Wittgenstein considérait, nous dit Moore, Le Mot d'esprit et son rapport avec l'inconscient de Freud comme une des meilleures illustrations d'un phénomène que l'on observe constamment chez le créateur de la psychanalyse : une ambi-guïté caractéristique qui fait qu'on ne sait jamais très bien « dans quelle mesure ce qu'il dit est une 'hypothèse' et dans quelle mesure c'est simplement une bonne manière de repré-senter un fait... ». (Songeons ici à ce qui constitue l'erreur philosophique typique selon Wittgenstein : « On prédique de la chose ce qui réside dans le mode de représentation », PU, § 104.) Le vocabulaire utilisé par Freud, avec ses emprunts significatifs au langage de la dynamique, de l'éner-gétique, etc, peut donner l'impression que l'on est en quête d'une explication causale, alors qu'il s'agit en réalité de quelque chose qui se rapproche beaucoup plus d'une explica-tion esthétique : « Il disait, par exemple, que Freud encoura-geait une confusion entre en venir à connaître la cause de votre rire et en venir à connaître la raison pour laquelle vous riez, parce que ce qu'il dit rend un son qui fait que cela a l'air d'être de la science, alors qu'en fait c'est simplement une 'façon merveilleuse (wonderful) de représenter les choses'. Il exprimait également ce dernier point en disant 'Tout ce qu'on a là se ramène à d'excellentes analogies (similes), e. g. la comparaison d'un rêve à un rébus'. (Il avait dit antérieure-ment que toute l'Esthétique est de la nature de l'opération qui consiste à 'fournir une bonne analogie'.) » (ibid.). Dans une des Conversations sur Freud (1943), Wittgenstein remar-que : « Nous pourrions dire d'un rêve une fois interprété qu'il s'insère dans un contexte où il cesse d'être troublant. En un sens le rêveur rêve à nouveau son rêve dans un environ-nement tel que le rêve change d'aspect » (LC, p. 95).

L'explication psychanalytique a ceci de particulier que 1) ce sur quoi le malade peut éventuellement tomber d'ac-

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cord est la raison ou le motif, et non pas la cause de son comportement, 2) la « correction » de l'explication est, par conséquent, une chose qui ne peut être testée indépendam-ment du fait que vous acceptez l'explication, qu'elle vous persuade, 3) l'explication a, dans certains cas tout au moins, un effet thérapeutique : l'explication correcte n'est pas seulement celle que vous reconnaissez, mais également celle dont la reconnaissance peut vous guérir. Une situation qui, remarque Wittgenstein, n'a pas d'équivalent dans une science comme la physique, par exemple (cf. Wittgenstein's Lectures, p. 317). « Si vous êtes amené par la psychanalyse à dire que réellement vous avez pensé de telle ou telle façon, ou que réellement le motif que vous aviez était tel ou tel, ce n'est pas affaire de découverte, mais de persuasion. Sous une pré-sentation différente, vous auriez pu être persuadé de quelque chose de différent. Naturellement, si la psychanalyse guérit votre bégaiement, elle le guérit, et c'est un succès. On pense de certains résultats de la psychanalyse qu'ils sont une décou-verte que Freud a faite, indépendante de quelque chose dont votre psychanalyste vous a persuadé, et mon intention est de dire que ce n'est pas le cas » (LC, p. 62). Alors qu' « une des choses les plus importantes pour une explication [en physique], c'est qu'elle doit marcher, qu'elle doit nous ren-dre capables de prévoir [avec succès]. La physique est liée à l'art de l'ingénieur. Le pont ne doit pas s'effondrer » (p. 59).

Naturellement, Wittgenstein envisage la possibilité que l'explication du bégaiement, « donnée conformément à cer-taines règles d'expérience », soit l'explication correcte, que la personne à qui on la donne l'accepte ou. non. Mais il maintient que le fait que le psychanalyste l'adopte et qu'elle soit extrêmement tentante pour beaucoup de gens joue un rôle beaucoup plus important que ce n'est le cas lorsque, par exemple, un physicien donne une explication. En fait, il hésite visiblement entre une différence de nature, affirmant, par exemple, que les explications (ou tout au moins beaucoup d'explications) de la psychanalyse n'ont aucune valeur pré-dictive (cf. ibid., p. 60, note 2), et une simple différence de degré : leur caractère attrayant est plus important que celui d'une explication scientifique habituelle. De toute évidence, prendre Wittgenstein à la lettre serait, d'une certaine

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manière, le prendre en flagrant délit d'inconsistance, puisque par ailleurs il admettait, selon Moore, que « Freud avait réellement découvert des phénomènes et des connexions qui n'étaient pas connus auparavant » (pp. 310-311, souligné par nous).

Il est certain que lorsqu'il croit remarquer que « ce qui est le plus impressionnant dans le cas de Freud est 'l'énorme éventail de faits psychiques qu'il ordonne' (the enormous field of psychical facts which he arranges) » (ibid., p. 316), il se représente beaucoup trop les choses sous l'aspect de l'invention « géniale » d'un arrangement significatif, et ne songe pas assez au travail proprement scientifique d'analyse des données, de formulation et de vérification d'hypothèses, etc., de même que, selon toute probabilité, il se méprend sérieusement sur le rôle respectif de la suggestion — que le psychanalyste est lui-même jusqu'à un certain point en mesure d'analyser et de dénoncer — et de Y observation dans la cure psychanalytique I8. Mais l'intérêt de ses remarques est que, comme toujours, elles attirent l'attention sur des différences essentielles. Une explication psychanalytique ou la psychana-lyse elle-même ne sont pas du tout acceptées ou rejetées au sens où peuvent l'être une explication ou une théorie phy-siques. il en est des interprétations psychanalytiques comme de toute interprétation : la « bonne » interprétation est essentiellement celle dans laquelle « on se sent bien », celle qui enlève toute envie d'interpréter davantage. « Ce qui se passe n'est pas que ce symbole ne peut plus être interprété, mais : je n'interprète pas. Je n'interprète pas, parce que je me sens chez moi dans l'image présente. Lorsque j'interprète, je progresse sur le chemin de la pensée en m'élevant d'un degré à l'autre » (Zettel, § 234).

Se reposer dans une certaine interprétation, ne plus envi-

18. Le « cas » Wittgenstein relève de façon si évidente de la psy-chanalyse qu'on ne peut pas ne pas considérer a priori avec quelque sus-picion à la fois ce que Wittgenstein dit de la psychanalyse et ce que la psychanalyse pourrait dire de Wittgenstein. Le comportement de ce dernier à l'égard de la théorie freudienne a été apprécié de façon diverse. Pour un jugement nettement favorable, voir F. Cioffi, « Wittgenstein's Freud », in P. Winch (éd.), Studies in the Philosophy of Wittgenstein, pp. 184-210 ; et, pour un jugement nettement défavorable, Charles Hanly, « Wittgenstein on Psychoanalysis », in A. Ambrose and M. Lazerowitz (eds.), Ludwig Wittgenstein: Philosophy and Language, pp. 73-94.

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sager la possibilité de dire autre chose ou de voir les choses autrement, c'est d'abord se retrouver chez soi dans un cer-tain langage, c'est-à-dire parler ce langage : seul celui qui considère le symbole « de l'extérieur » (le non-utilisateur, permanent ou momentané) peut se soucier réellement des autres possibilités d'interprétation. La tâche de celui qui interprète est de nous conduire d'une forme d'expression à une autre, et l'opération peut en théorie être répétée autant de fois que l'on veut. Wittgenstein a certainement tort de faire dans le Cahier bleu un rapprochement qui pourrait sug-gérer que la thèse selon laquelle il existe des idées, des voû-tions, etc., inconscientes, « n'est rien de plus qu'une nou-velle terminologie et peut à chaque instant être retraduite dans le langage ordinaire » (p. 23). Mais, s'il est tout à fait erroné de laisser entendre que ceux qui rejettent les expli-cations psychanalytiques ne font rien de plus que de s'opposer à un changement de notation, il n'en est pas moins vrai que celui qui en vient à les accepter sans aucun problème est, pour une part essentielle, quelqu'un qui a appris et qui a fait sien un certain langage (un langage étant, en tout état de cause, bien autre chose et beaucoup plus qu'un système de notation conventionnel pour des données indépendantes) : « Essayez de raconter à quelqu'un qui a une orientation psychana-lytique que la mutilation pratiquée par Van Gogh sur son oreille peut ne pas avoir eu de rapport avec la castration, ou que le fait de s'aveugler soi-même ne représentait pas pour Œdipe un substitut de la castration, et vous rencon-trerez non pas tant l'incrédulité qu'un étonnement perplexe. La personne en question aura du mal à donner un sens à votre énoncé. Elle se comporte comme si elle avait appris l'expression 'symbole de castration' de façon ostensive. C'est tout simplement cela que substitut de la castration veut dire. 'L'analogie correcte est celle qui est acceptée19.' ».

Pour Wittgenstein, la psychanalyse n'est, de toute évi-dence, qu'w« des moyens dont nous disposons pour satis-faire notre besoin fondamental de faire signifier le plus grand nombre de choses possible. Elle ne prouve nullement que le rêve a un sens, une logique, etc. : elle ne découvre pas, mais invente cette logique. Il n'est pas surprenant que

19. F. Cioffi, op. cit., p. 200.

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le rêve, une fois analysé, paraisse logique, puisque l'analyser, c'est le traiter comme un arrangement signifiant, comme une sorte de langage. Attitude que l'on peut adopter, remarque Wittgenstein, à peu près en présence de n'importe quel assemblage d'objets : le dessin des spires des cinq clochers de la cathédrale de Moscou (cf. LC, pp. 94-95), un griffon-nage incompréhensible sur un mur (cf. ibid., p. 93), des choses disposées au hasard sur ma table (cf. ibid., p. 103), un bouquet d'arbres etc. N'importe quelle configuration, naturelle ou artificielle, d'éléments peut être considérée dans des circonstances appropriées comme un langage secret, un langage que quelqu'un connaît et que nous n'avons pas encore déchiffré. L'homme est, pourrait-on dire, un animal perpétuellement à la recherche de signification ; et il en trouve toujours tôt ou tard lorsqu'il décide d'en chercher, ce qui veut dire, pour Wittgenstein, qu'il finit toujours par trouver une analogie éclairante qui le satisfait. Ce qui est important ici, c'est que l'objet n'est pas un symbole qui doit être interprété ; c'est lorsque nous avons accepté une certaine interprétation que l'objet devient pour nous un sym-bole.

Pourquoi sommes-nous tentés de dire, par exemple, que l'explication psychanalytique révèle le sens de l'œuvre d'art, et en même temps qu'elle est une explication « scienti-fique » de l'œuvre d'art ? Ce qu'il peut y avoir de scienti-fique, au sens habituel du terme, dans le discours que nous tenons sur une œuvre d'art explique bien quelque chose, mais certainement pas l'œuvre d'art en tant que produc-tion esthétique. On peut imaginer, par exemple, que l'on arrive à décrire complètement les « mécanismes » de produc-tion individuels et collectifs qui ont conduit à un certain moment à ce tableau précis, que l'on arrive à écrire exac-tement son histoire réelle. Mais une question esthétique ne peut être résolue que par une explication esthétique, et une explication esthétique n'est pas une explication histo-rique. Il est extrêmement regrettable qu'en insistant sur le fait que la psychanalyse explique <•> scientifiquement », d'une part la production des objets esthétiques, d'autre part

20. Cf. Philosophische Grammatik, B. Blackwell, Oxford, 1969, p. 39.

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nos réactions esthétiques, on ait pu donner parfois l'impres-sion qu'elle parvient à faire par ses moyens propres ce que la psychologie expérimentale ne peut faire. Lorsque la psy-chanalyse nous montre que l'œuvre d'art est, pour qui sait la lire, une « confession de son auteur », qu'elle raconte à sa manière une certaine histoire individuelle, etc., ce qu'elle dit ne peut nous intéresser que si cela fournit un élément de réponse à la question proprement esthétique de savoir ce que l'œuvre « veut dire », si cela nous explique pourquoi (au sens esthétique, et non pas causal) elle est ce qu'elle est. Ce qu'elle nous apporte, c'est ce que Wittgenstein appelle des raisons, et non pas des hypothèses explicatives. Ce n'est pas qu'une étude approfondie de la manière dont les choses se sont passées exactement, pour autant qu'il soit possible de le savoir, ne puisse pas exclure ou invalider certaines raisons auxquelles on pouvait songer. Mais les faits ne peu-vent pas justifier des raisons au sens où ils peuvent justi-fier des hypothèses. Lorsqu'il s'agit d'interpréter une œuvre d'art, le fait qu'une histoire soit vraie n'est ni une condition nécessaire ni une condition suffisante pour qu'elle soit une bonne histoire. (Songeons à 1' « histoire » qu'a racontée Poe à propos de la genèse du Corbeau. La question n'est finalement pas du tout de savoir si les choses se sont ou non réellement passées de cette façon. Ce qui est important, c'est que, peut-être, elles auraient pu se passer de cette façon. Même si cela ne nous dit pas du tout comment le poète en est venu là dans les faits, cela peut contribuer à nous montrer où il voulait en venir. Je peux accepter cela comme une explication, dire : « Oui, c'est exactement cela ! », « Maintenant j'ai compris ! », etc. Ce dont nous avons besoin ici, pourrait-on dire, ce sont des « expériences de pensée » (Gedankenexperimente) éclairantes, et non pas un récit véridique sur la manière dont le poème a été composé).

On pourrait dire encore que nous sommes à la recherche d'un « mythe plausible ». A condition de ne pas oublier que la plausibilité du mythe n'a rien à voir avec celle de l'hy-pothèse scientifique, que, lorsqu'il nous raconte « ce qui s'est passé », il ne le fait pas exactement à la manière d'une histoire supposée, que son rôle n'est pas d'abord de décrire les choses, mais de les faire parler. Pour autant que nous

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le comprenions correctement, une des thèses implicites fon-damentales de Wittgenstein semble bien être que, tout comme il n'y a pas de métalangage, il n'y a pas de méta-mythologie. La psychanalyse, par exemple, n'explique pas les mythes, mais invente simplement à leur sujet d'autres mythes. Freud « n'a pas donné une explication scientifique du mythe antique. Il a proposé un mythe nouveau, voilà ce qu'il a fait. Par exemple, l'idée selon laquelle toute anxiété est une répétition de l'anxiété à laquelle a donné lieu le traumatisme à la naissance, a un caractère attrayant qui est ^précisément le même que celui qu'a une mythologie. 'Il n'y a là que l'aboutissement de quelque chose qui s'est passé il y a longtemps.' C'est presque comme s'il se référait à un totem » (LC, p. 104). Certains ne manqueront pas de se scandaliser de voir la psychanalyse qualifiée de « puissante mythologie ». Mais Wittgenstein utilise le mot « mytholo-gie » d'une manière très particulière21 ; et, comme nous le verrons dans notre dernier chapitre, il était particulièrement sensible, non seulement à tout ce qu'il y a de mythologie dans nos raisons, mais aussi à tout ce qu'il y a de raison dans les mythologies. Enfin, il peut être réconfortant de remarquer que la psychanalyse est finalement chez lui en assez bonne compagnie, puisque ce qu'il lui reproche est îussi très exactement ce qu'il reproche à la théorie canto-rienne des ensembles tranfinis.

Les choses les plus intéressantes que Wittgenstein avait l dire sur l'esthétique ne se trouvent pas toutes dans les leçons sur l'esthétique. On n'a peut-être pas suffisamment exploité, de ce point de vue, les remarques contenues dans 'important paragraphe XI de la 2e Partie des Recherches philosophiques, où Wittgenstein étudie la grammaire ['expressions comme « voir quelque chose comme quelque hose », « voir un aspect de quelque chose », etc. Le rapport vec l'esthétique est assez évident :

21. Cf. par exemple On Certainty (VSber Gewissheit), B. Blackwell, »xford, 1969, SS 95, 97.

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« Voilà qu'il me vient à l'esprit que dans des conversa-tions sur des objets esthétiques on utilise les expressions : "Tu dois le voir ainsi, c'est ainsi qu'il est conçu (gemeint)" ; "Lorsque tu le vois ainsi, tu vois où réside la faute" ; "Tu dois entendre ces mesures comme une introduction" ; "Tu dois écouter selon cette tonalité" ; "Tu dois le phraser ainsi" (et cela peut se rapporter aussi bien à l'audition qu'à l'exécution) » (p. 202 du texte anglais).

« Je me fais jouer un thème de façon répétée et à chaque fois avec un tempo plus lent. Enfin je dis "Maintenant c'est juste", ou "Maintenant seulement c'est une marche", "Main-tenant seulement c'est une danse". — Dans ce ton de voix s'exprime également le fait que l'aspect se met à ressortir (das Aufleuchten des Aspekts) » (p. 206).

Les réflexions de Wittgenstein partent d'un certain nombre de faits bien connus (notamment à travers la psychologie de la forme) concernant notre perception des figures ambi-guës ou réversibles. Un exemple auquel les Recherches phi-losophiques ont donné en quelque sorte ses lettres de noblesse philosophiques, est celui du canard-lapin (duck-rabbit), que Wittgenstein emprunte à Jastrow22 et qui pro-vient originellement des Fliegende Blàttera. Il est facile de se rendre compte que la figure suivante peut être vue soit comme un canard soit comme un lapin. Il est beaucoup plus difficile de rendre compte de ce qui a lieu lorsqu'on passe d'une « interprétation » à l'autre.

22. Cf. J. Jastrow, Fact and Fable in Psychology, Macmillan and Co., Londres, 1901, p. 295.

23. E. Gombrich se sert également, comme point de départ, de l'exem-ple du canard-lapin dans Art and Illusion (Phaidon Press, Londres, 1960, cf. p. 4), et ses remarques coïncident sur un certain nombre de points décisifs avec celles de Wittgenstein. Nous avons dû renoncer, cependant, à une confrontation systématique entre les points de vue des deux auteurs, car cela nous aurait entraîné beaucoup trop loin. On pourra consulter sur ce point W. G. Lycan, « Gombrich, Wittgenstein and the Duck-Rabbit », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 30, n° 2, (Hiver 1971), pp. 229-237.

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Parmi les différents points que Wittgenstein veut illustrer en utilisant (entre autres) cet exemple, il y en a trois sur lesquels nous aimerions insister plus particulièrement :

1) Avant toute chose nous devons nous défaire, lorsque IOUS raisonnons sur une représentation graphique équivoque :omme la précédente, de l'idée d'une « représentation inté-rieure » conçue sur le modèle de la représentation exté-rieure, la figure elle-même. Il est intéressant de remarquer jue le canard-lapin intervient chez Jastrow, parmi d'autres exemples classiques de figures ambiguës, dans un chapitre ntitulé « L'Œil de l'esprit » (The Mind's Eye), et qu'il ;st utilisé précisément pour démontrer l'importance de la /ision « mentale » dans la perception visuelle ordinaire : :< Cette série de figures sert à illustrer le principe selon equel, lorsque les caractéristiques objectives sont ambiguës, ious voyons une chose ou une autre en fonction de l'im-jression qui est dans l'œil de l'esprit ; ce qui manque aux acteurs objectifs pour être complètement déterminés, les acteurs subjectifs le fournissent, cependant que la familiarité, a prévention, et également d'autres circonstances influencent e résultat » (p. 294).

Il n'y a en fait rien de plus naturel et de plus tentant [ue de décomposer ce que je perçois (à un moment donné) lans un cas comme celui du canard-lapin en deux éléments listincts : une action de l'objet lui-même sur mes récepteurs ensoriels (dont le résultat est supposé constant) et une ction de l'esprit sur le résultat de cette action, qui fait |ue je vois tantôt une chose tantôt une autre dans la même igure. Comme le dit Wittgenstein, « l'expression du chan-ement d'aspect est l'expression d'une nouvelle perception, vec en même temps l'expression de la perception inchangée » p. 196). Lorsque je vois tout à coup le canard-lapin comme

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lapin, après l'avoir vu comme canard, il y a quelque chose de nouveau que je perçois (le lapin) et quelque chose d'an-cien que tout à la fois je perçois et ne perçois pas (la chose insaisissable, l'x constant, que tout à l'heure je percevais comme canard et que maintenant je perçois comme lapin). On pourrait rendre compte de ce phénomène déconcertant de la façon suivante :

« 'Ce que je vois à proprement parler, doit tout de même être ce qui est produit effectivement en moi sous l'action de l'objet.' — Ce qui est produit en moi est dans ce cas une sorte de reproduction, quelque chose qui pourrait à son tour être regardé par nous-mêmes, que l'on pourrait avoir en face de soi ; presque quelque chose comme une matérialisation.

Et cette matérialisation est quelque chose de spatial et doit pouvoir être décrite entièrement en termes spatiaux. Elle peut, par exemple, sourire (lorsque c'est un visage), mais le concept de l'amabilité ne fait pas partie de la repré-sentation que l'on en donne, il lui est au contraire étranger (même s'il est vrai qu'il peut lui servir) » (p. 199).

Que se passe-t-il au juste lorsqu'un aspect nouveau, tout à coup, nous « saute aux yeux » ? « Je décris, dit Witt-genstein, la modification comme une perception, tout à fait comme si l'objet s'était modifié devant mes yeux » (p. 195). Mais ce qui a pu subir une modification, c'est en fait sim-plement mon impression visuelle, et je suis par conséquent tenté de dire : « Mon impression visuelle n'est tout de même pas le dessin ; elle est ceci — que je ne peux mon-trer à personne » (ibid.). L'impression visuelle est conçue ici comme une sorte de « figure intérieure » qui comprend quelque chose de plus que ce que je peux percevoir sur la figure extérieure (les couleurs et les formes), à savoir une certaine « organisation » qui change lorsqu'un aspect nou-veau nous apparaît ; et nous percevons bel et bien ce changement sur la reproduction mentale. Mais, dit Witt-genstein, il manque à cet homologue intérieur privé de la figure extérieure tout ce qui fait que quelque chose en général peut être appelé une « figure », un « dessin », un « tableau », etc. Si je voulais reproduire sur le papier l'image intérieure que j'ai lorsque je vois le canard-lapin comme un

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ipin, je ne pourrais rien faire d'autre que recopier plus u moins exactement la figure originale : « (La tentation de ire, « Je le vois comme ceci », en montrant du doigt la îême chose pour « le » et « ceci ».) Débarrassez-vous tou->urs de l'objet privé en faisant la supposition suivante : il : modifie constamment ; mais vous ne le remarquez pas, arce que votre mémoire vous trompe constamment » ). 207 ; voir la manière dont Wittgenstein règle au § 293 : sort du « scarabée dans la boîte »).

Si vous mettez 1' « organisation » d'une impression isuelle à côté de, et sur le même plan que, les couleurs et s formes, vous obtenez une idée tout à fait aberrante d'une ^présentation picturale : « Cet objet [la représentation icturale interne] devient assurément de ce fait une mons-uosité ; une configuration qui oscille de façon étrange. Car

ressemblance avec le tableau est maintenant perturbée » ). 196). Et si vous considérez la reproduction intérieure rame constituée uniquement de formes et de couleurs dans irrangement exact qu'elles ont sur la figure originale, vous rez une construction qui cesse d'être absurde, mais qui ne 3us est d'aucune utilité. Vous pouvez donc aussi bien re-ancer totalement à cette construction : la perception du inard-lapin comme lapin n'est pas la perception des cou-urs et des formes que l'on peut voir et décrire sur la figure us la perception de quelque chose que je ne peux montrer e que je peux montrer pour expliquer ce que je vois, c'est ir exemple une quantité d'images différentes de lapins). Le 'Voir comme...' ne fait pas partie de la perception. Et ;st pourquoi il est comme un voir et également n'est pas mme un voir » (p. 197). 2) Ce que Popper appelle la « bucket theory of mind » t une conception tout à fait inacceptable (cf. Gombrich,

cit., pp. 23-24, 271-272). U est absurde de se représenter sprit comme une sorte de réceptacle dans lequel des don-es sensorielles sont déposées, traitées, organisées, etc. (A page 200 des Recherches, Wittgenstein évoque le pro-me qui a hanté toute une catégorie de philosophes depuis rkeley : « Comment l'objet matériel peut-il être constitué partir de ce que nous voyons réellement ? ») Comme le aligne Goodman, « le mythe de l'œil innocent et celui du tiné absolu sont des complices malfaisants. Tous les deux

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dérivent de et entretiennent l'idée que l'opération de connaissance consiste dans le traitement d'un matériau brut provenant des sens, et que ce matériau brut peut être décou-vert soit par des rites de purification soit par une désinter-prétation méthodique. Mais la réception et l'interprétation ne sont pas des opérations séparables ; elles sont d'un bout à l'autre interdépendantes. Le mot de Kant fait écho ici : l'œil innocent est aveugle et l'esprit vierge est vide. De plus, ce qui a été reçu et ce qui lui a été fait ne peuvent être distin-gués dans le produit fini. On ne peut extraire la matière en enlevant des couches de commentaire » [op. cit., p. 8). Il n'y a donc pas « un cas unique authentique, en règle » de « des-cription de ce qui est vu » (cf. PU, p. 200), pas de descrip-tion intrinsèquement privilégiée de ce que nous voyons, les autres étant d'une manière ou d'une autre incomplètes, vagues, impropres, etc.

3) Il est impossible d'établir une distinction précise entre « voir » et « interpréter », « voir » et « connaître », « voir » et « penser », « voir » et « juger », etc. Les remarques de Wittgenstein concernant le « voir comme... » s'appliquent évidemment aussi à « entendre comme... » (songeons à des choses comme une sonorité ambiguë, l'ambiguïté tonale, ryth-mique, etc.) et aux perceptions tactiles que nous pouvons interpréter de différentes manières, l'ambiguïté étant en fait, dans la perception, non pas l'exception, mais bien la règle. La question philosophique traditionnelle a été ici de savoir si le fait de «* voir comme... » ou « entendre comme... » relève de l'Erlebnis visuel ou auditif, ou au contraire de la pensée (cf. PU, p. 204). Mais, remarque Wittgenstein (pp. 208-209),

« C'est seulement de quelqu'un qui est en mesure de faire avec aisance certaines utilisations de la figure que nous dirions qu'il voit la chose tantôt ainsi, tantôt ainsi.

Le substrat de cette expérience (Erlebnis) est la maîtrise d'une technique.

[•••] C'est seulement de quelqu'un qui peut, a appris, maîtrise

telle et telle chose, que cela a un sens de dire qu'il a eu l'expérience de (erlebt) cela. »

Il est toujours déconcertant de constater que la tristesse,

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ar exemple, peut se voir sur un visage, s'entendre dans ne mélodie, etc. (cf. PU, p. 209), et que par conséquent ous n'avons pas de sens spécifique pour cette « sensation », ue tout à la fois nous la voyons et ne la voyons pas, l'en-:ndons et ne l'entendons pas. Cela prouve simplement que ous avons ici un concept de sensation qui n'est pas le jncept ordinaire. L'erreur serait précisément de vouloir onner une description fine, en termes psychologiques ou hysiologiques, de ce que nous « ressentons » :

« 'L'impression était celle d'un animal qui se cabre.' Il s'en est suivi une description tout à fait déterminée. — Etait-ce cela le voir, ou était-ce une pensée (Gedanke) ?

N'essayez pas d'analyser l'expérience vécue (das Erlebnis) en vous-même ! » (p. 204).

a difficulté philosophique majeure est peut-être d'admettre je lorsque nous essayons d' « analyser » certaines impres-ons, une réponse du type « C'est comme... » ou « C'est ïmme si... » peut être la description la plus directe de ce je nous éprouvons. Une bonne comparaison peut être la leilleure raison. La façon la plus adéquate de caractériser impression que nous ressentons en présence d'un tableau 1 d'un détail d'un tableau peut être de montrer un autre bleau, de réqjter un passage d'un poème, d'évoquer une uvre musicale déterminée, etc. « Il y a certaines choses dans le voir, remarque Witt-

:nstein, qui nous paraissent énigmatiques, parce que le voir »ut entier ne nous paraît pas assez énigmatique » (p. 212). t certainement le regard esthétique ne nous paraît repré-:nter une chose si mystérieuse que parce que le regard rdinaire ne nous paraît pas assez mystérieux. Nous avons impression qu'il existe une distinction claire entre l'inter-'étation, qui est une pensée, une action, et la vision, qui est î état (cf. ibid.). Mais pourrions-nous donner un exemple incret indiscutable de cette chose que nous sommes tentés appeler le (pur) « état de vision » ? Ce n'est pas seulement vision esthétique, mais également la vision tout court, et

ute perception, qui est essentiellement exploration, attente, iticipation, projection, transformation, etc. Pourtant l'es-létique philosophique a été constamment obsédée par le

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mythe de YErlebnis occulte, de l'objet intérieur privé, de l'expérience personnelle incommunicable. Or, s'il y a un sens auquel, de toute évidence, je ne peux amener quelqu'un à voir un tableau comme je le vois (en ce sens que je ne peux lui communiquer exactement mon impression visuelle, au sens psychologique ou physiologique du terme), il y a aussi un sens auquel, de toute évidence, je le peux, parce que j'interprète le tableau et que je le vois comme je l'interprète.

C'est seulement, nous dit Wittgenstein, de quelqu'un qui est susceptible de dire et faire certaines choses que cela a un sens d'admettre qu'il éprouve une certaine impression esthé-tique. Et c'est pourquoi l'expérience esthétique est en un certain sens essentiellement communicable. Il est toujours possible que j'arrive (et également toujours possible que je n'arrive pas) à faire voir à autrui ce que je vois, et à le per-suader que c'est la bonne manière de voir. On pourrait résumer une bonne partie de ce que Wittgenstein veut dire en constatant que l'expérience esthétique n'est objective en aucun sens proprement scientifique du terme, et n'est cepen-dant subjective en aucun sens péjoratif ou dramatique du terme. C'est qu'en fait elle est beaucoup moins expérience qu'expérimentation et production : « ... Nous avons à lire le tableau aussi bien que le poème, et [ . . . ] l'expérience esthétique est dynamique plutôt que statique. Elle implique que l'on fasse des discriminations délicates et discerne des connexions subtiles, que l'on identifie des systèmes de sym-boles et des caractères à l'intérieur de ces systèmes et ce que ces caractères dénotent et exemplifient, que l'on inter-prète les œuvres et réorganise le monde en termes d'œuvres et les œuvres dans les termes du monde. Une bonne partie de notre expérience et un bon nombre de nos aptitudes acquises sont mises en œuvre et peuvent être transformées par la confrontation. L''attitude' esthétique est sans repos, elle est recherche, mise à l'épreuve — elle est moins atti-tude qu'action : création et recréation » (Goodman, op. cit., pp. 241-242).

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5. les causes, les raisons et les mythes

« ...J'aime mieux que le silence une théorie quelconque, et plus encore qu'une page blanche un écrit quand il passe pour insignifiant. »

F . PONGE.

Si le critère de la bonne explication esthétique est le fait que nous sommes prêts à dire « Je sais maintenant pourquoi il a fait cela », « J'ai compris ses intentions », « Je sais maintenant pourquoi cela me fait cet effet », et d'autres choses du même genre, il est incontestable que la psycha-nalyse, à la différence de la psychologie expérimentale, four-nit d'importants éléments d'explication de l'œuvre d'art. Il est vrai que, comme le reconnaît expressément Freud, elle ne résout nullement le problème de l'esthétique tradition-nelle : « La science de l'esthétique étudie les conditions dans lesquelles on ressent le 'beau', mais elle n'a pu apporter aucun éclaircissement sur la nature et l'origine de la beauté ; et comme il advient toujours dans ce cas, elle s'est abondam-ment dépensée en phrases aussi creuses que sonores destinées à masquer l'absence de résultats. Malheureusement, c'est sur la beauté que la psychanalyse a le moins à nous dire » Mais nous avons vu à quel point l'idée que la tâche primor-diale de l'esthétique est de fournir une théorie de l'effet de « beauté » en général est considérée par Wittgenstein comme une idée bizarre. Et si l'on veut savoir pourquoi les expli-cations psychanalytiques peuvent éventuellement expliquer les produits de l'art, la réponse est, de son point de vue,

1. Malaise dans la civilisation, trad, fr., P. U. F., 1971, p. 29.

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LA RIME ET LA RAISON

assez évidente : les explications psychanalytiques sont fon-cièrement de la nature de l'explication esthétique, et non pas causale ; et ce dont nous avons besoin en esthétique — Wittgenstein ne dit au fond rien d'autre —, c'est d'ex-plications esthétiques.

« ... L'impression d'inquiétante étrangeté produite par les Contes d'Hoffmann, plus singulièrement par L'Homme au sable, ne peut se comprendre sans la symbolique des rêves. Admettre qu'arracher les yeux est l'équivalent symbolique de la castration, permet, seul, de rendre compte de cet effet2. » Mais comment sait-on que cela seul permet d'en rendre compte ? Combien de raisons différentes possibles a-t-on envi-sagées pour pouvoir dire finalement que celle-là est non pas seulement une bonne raison, mais la bonne ? Nous avons là, de toute évidence, quelque chose de très différent de ce qui se passe lorsque nous cherchons à découvrir la raison (c'est-à-dire la cause, ou les causes) d'un phénomène observable dans les sciences de la nature. Qu'est-ce qui nous prouve que nous ne pourrions pas également être satisfaits par une inter-prétation très différente, accepter comme également naturelle jne tout autre manière de voir les choses ? La réponse est évidemment que, dans le cas de la psychanalyse comme dans relui de la physique, par exemple, nous nous référons à une rertaine théorie admise. Mais la théorie psychanalytique est, ;elon Wittgenstein, une théorie que nous ne pouvons pas ester en faisant abstraction de la tendance irrésistible que îous avons à l'accepter, une théorie à propos de laquelle, bailleurs, nous avons abandonné en pratique toute idée de vérification et qui ressemble en réalité bien plutôt, comme îous l'avons vu, à une manière habituelle de penser et de éagir ou à un langage.

Il nous faut insister ici à nouveau sur le fait « épisté-nologique » majeur que Wittgenstein croit devoir mettre en ividence, à savoir qu'il est souvent plus important de dis-ioser d'une explication qui nous satisfasse effectivement que l'une explication satisfaisante à d'autres égards (par exemple, elon certains critères scientifiques), et plus important de lisposer d'une explication unique et très générale que d'une

2. Sarah Kofman, L'Enfance de l'art, Une Interprétation de l'esthétique •eudienne, Payot, 1970, p. 16.

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explication correcte : c'est souvent en raison même de son caractère universel, du grand nombre de faits qu'elle coor-donne, organise et unifie, qu'une explication est reçue comme « correcte ». Si nous voulons savoir pourquoi une explica-tion donnée explique, il y a des cas où la réponse la plus convaincante et la plus honnête que l'on puisse donner en fin de compte serait peut-être : les hommes (ou tels hommes) disent cela, et ils se sentent satisfaits, apaisés, etc.

Il est bon de rappeler également que toutes nos explica-tions ne sont pas, de ce point de vue, à mettre sur le même plan. Wittgenstein ne dirait certainement pas que la validité de toutes nos explications consiste uniquement ou essentiel-lement dans le fait que nous nous laissons persuader de les accepter. En fait, il soutient expressément le contraire : même s'il est vrai que toutes nos explications sont en un sens important des explications pour nous, il y a entre elles, à cet égard, des différences beaucoup plus considérables qu'on n'est généralement tenté de le croire. Le propre de certaines expli-cations est de nous paraître évidentes sans avoir été réelle-ment ni avoir besoin d'être mises à l'épreuve. L'erreur est en pareil cas de croire que nous avons découvert la nature profonde de quelque chose, c'est-à-dire de présenter comme une hypothèse explicative quelque chose qui ressemble bien davantage à une « formation de concept » (cf. LC, pp. 93-94). Ainsi Freud ne démontre pas, par exemple, que le rêve est la réalisation d'un désir, il nous persuade d'accepter une certaine innovation conceptuelle, d'appeler « satisfaction détournée d'un désir » quelque chose que nous n'étions pas habitués auparavant à considérer de cette façon.

Sans doute souligne-t-il que les explications qu'il donne sont des explications que la plupart des gens répugnent à accepter. « Mais, remarque Wittgenstein, si l'explication est telle que les gens ne sont pas enclins à l'accepter, il est hautement probable que c'est aussi un genre d'explication qu'ils sont enclins à accepter » (LC, pp. 90-91). Ceux qui récusent les interprétations psychanalytiques le font rarement en manifestant un scepticisme raisonné et jusqu'à un certain point raisonnable : ils les trouvent en général simplement inacceptables. En parlant de résistances que la psychanalyse elle-même peut expliquer, Freud souligne avec raison qu'il s'agit de quelque chose de très différent des réticences que

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l'on peut éprouver en présence d'une théorie scientifique que l'on estime insuffisamment fondée. Mais l'explication que le psychanalyste donne du refus auquel se heurte son explication est exactement sur le même plan que l'explication elle-même : comme toutes les justifications et les raisons, elle peut vous dire quelque chose ou ne rien vous dire du tout ; et cela ne prouve pas que vous ayez tort exactement au sens où vous auriez tort de récuser une théorie physique hautement confir-mée. Nous avons là une différence qui n'est peut-être pas simplement une différence de degré et qui n'est pas acci-dentelle, une différence logique, catégorielle ou, comme dirait Wittgenstein, « grammaticale ». La « grammaire » des expli-cations psychanalytiques est plus proche de celle des mythes que de celle des hypothèses scientifiques. Nous pouvons ima-giner sans trop de peine les hommes d'une autre culture, très différente de la nôtre, interprétant le discours psychanaly-tique comme une sorte de mythologie très raffinée : « Pour expliquer les rêves, les hommes de ce pays disent que... » Il y aurait en pareil cas des raisons de dire qu'ils n'ont pas compris du tout ce que nous faisons en psychanalyse, et éga-lement des raisons de dire qu'ils ont remarquablement bien compris.

Le sentiment ambivalent d'attraction-répulsion que nous éprouvons en présence de certaines explications est, observe Wittgenstein, le caractère propre des explications mytholo-giques : « Voyez l'idée de Freud selon laquelle l'anxiété est toujours, d'une façon ou d'une autre, une répétition de l'anxiété que nous avons éprouvée à la naissance. Il ne l'éta-blit pas en se référant à une preuve — comment le pourrait-il ? Mais voilà une idée qui a un caractère attrayant prononcé. Elle est attrayante comme le sont les explications mytho-logiques, ces explications qui disent que tout est répétition de quelque chose qui est arrivé antérieurement. Et quand les gens acceptent ou adoptent de telles vues, il y a certaines choses qui leur paraissent beaucoup plus claires et d'un accès beaucoup plus aisé » (ibid., p. 91). (Comme exemple carac-téristique d'explications mythologiques, au sens de Witt-genstein, on peut songer ici aux « explications » de Spengler, avec la réaction contradictoire de fascination-répulsion qu'elles suscitent spontanément.) A première vue, les explica-tions que la psychanalyse donne des phénomènes psychiques

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sont peu « agréables » pour nous ; mais elles peuvent le deve-nir en quelque sorte pour cette raison même. Certaines expli-cations sont séduisantes précisément à cause du relief parti-culier qu'elles donnent aux faits qu'elles expliquent, de la dimension inquiétante, irrationnelle, tragique, etc., qu'elles confèrent à des événements somme toute très ordinaires. Wittgenstein prend notamment comme exemple la notion freudienne d'Urszene (scène primitive) :

« Celle-ci comporte l'attrait de donner à la vie de chacun une sorte de canevas tragique. Elle est tout entière la répé-tition du même canevas qui a été tissé il y a longtemps. Comme un personnage tragique exécutant les décrets aux-quels le Destin l'a soumis à sa naissance. Il y a de nom-breuses personnes qui, à un moment de leur vie, éprouvent des troubles sérieux — si sérieux qu'ils peuvent conduire à des idées de suicide. Une telle situation est susceptible d'apparaître à l'intéressé comme quelque chose de néfaste, quelque chose de trop odieux pour faire le thème d'une tragédie. Et il peut ressentir un immense soulagement si l'on est en mesure de lui montrer que sa vie a plutôt l'allure d'une tragédie — qu'elle est l'accomplissement tragique et la répétition d'un canevas qui a été déterminé par la scène primitive » (ibid., pp. 104-105).

On pourrait dire qu'à certains égards la tragédie nous éclaire au moins autant sur nos réactions à l'égard des expli-cations psychanalytiques que la psychanalyse sur nos réactions à l'égard des œuvres tragiques. En dépit de certaines appa-rences, il se pourrait qu'effectivement, quand les gens adop-tent des conceptions du genre de celle qui vient d'être évo-quée, il y ait certaines choses qui leur deviennent beaucoup plus claires et faciles. Si l'on tient compte des réactions franchement négatives que la psychanalyse a suscitées à ses débuts et continue à susciter très fréquemment, on ne man-quera pas d'être surpris par l'insistance avec laquelle Witt-genstein soutient que les explications qu'elle donne sont par-faitement naturelles, trop naturelles en un sens. Evoquant une expérience personnelle significative — il avait vu une fois dans une exposition de peinture à Vienne un tableau en présence duquel il s'était écrié spontanément : « C'est un

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rêve » ; et Freud avait confirmé à sa sœur qu'il s'agissait bien d'un rêve, un rêve banal concernant la virginité —, il remar-que : « Freud mentionne des symboles divers : les chapeaux hauts de forme sont régulièrement des symboles phalliques, les objets en bois — les tables, par exemple — sont des femmes, etc. L'explication historique qu'il donne de ces symboles est absurde. Nous pourrions dire que de toute façon nous n'en avons pas besoin. C'est tout ce qu'il y a de plus naturel au monde qu'une table soit ce genre de symbole » {ibid., p. 92).

Quand nous interprétons un rêve, notre démarche ne consiste pas d'abord à formuler des hypothèses scientifiques : « Il y a un travail d'interprétation qui, pour ainsi dire, appartient encore au rêve lui-même » (p. 95). Si nous met-tons le rêve en rapport avec certains événements diurnes qui l'ont précédé, nous le voyons déjà prendre un aspect différent de celui qu'il avait au réveil ; et il changera à nouveau de visage si, en réfléchissant sur son contenu, nous sommes amenés à nous souvenir de certains événements de notre enfance. (« D'un autre côté », remarque Wittgenstein — mais l'usage du conditionnel est significatif —, « il serait possible de formuler une hypothèse. En lisant le récit du rêve, on serait à même de prédire que le rêveur peut être amené à se remémorer tel ou tel souvenir. Et une telle hypothèse serait susceptible d'être ou non vérifiée. C'est ce qu'on pour-rait appeler un traitement scientifique du rêve ».) Nous avons vu que, pour Wittgenstein, l'interprétation a en quel-que sorte pour but de nous faire rêver à nouveau notre rêve dans un contexte particulier ; elle nous fait voir un aspect ou des aspects nouveaux et on peut lui appliquer, comme à l'interprétation esthétique, une bonne partie des remarques de Wittgenstein concernant cette opération (cf. supra).

On se demandera, dans ces conditions, pourquoi Freud pense avoir découvert l'essence du rêve, et non pas simple-ment avoir mis en évidence certains aspects (dont il n'est pas question de nier l'importance) de certains rêves. (Il y a, fait remarquer Wittgenstein, de nombreuses formes différentes de rêves, exactement comme il y a de nombreuses formes diffé-rentes de mots d'esprit, ou comme il y a de nombreuses sortes différentes de langages.) L'explication suggérée dans les Conversations sur Freud est que celui-ci a été exagéré-

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ment influencé par le modèle des sciences de la nature, et plus précisément de la physique :

« Freud a été influencé par l'idée de dynamique propre au dix-neuvième siècle — cette idée qui a influencé dans son ensemble la façon de traiter la psychologie. Il voulait trouver une explication unitaire qui montrerait ce que c'est que rêver. Il voulait trouver l'essence du rêve. Et il aurait écarté toute idée qui aurait tendu à suggérer qu'il pourrait avoir raison partiellement, sans avoir raison absolument. Etre partiellement dans l'erreur, cela aurait signifié pour lui qu'il se trompait du tout au tout — qu'il n'aurait pas trouvé réellement l'essence du rêve » (LC, pp. 98-99).

L'erreur provient ici de ce que nous n'avons pas cessé de considérer la physique comme notre science idéale, de ce que nous rêvons de formuler pour les phénomènes psychiques des lois comparables à celles qui gouvernent les phénomènes matériels. Il doit y avoir une loi, pensons-nous ; il n'est pas possible que les processus mentaux soient gouvernés essen-tiellement par le hasard. Mais ce n'est pas du tout la même chose de dire que la psychanalyse a découvert que tout dans le comportement humain obéit à des lois et de dire qu'elle a découvert que tout y a un sens. Les lois naturelles — c'est un point souligné déjà, nous l'avons vu, dans le Tractatus — ne donnent à proprement parler aucun « sens » aux phéno-mènes naturels. Et le sens n'est pas quelque chose que nous découvrons comme on découvre une loi : ce n'est pas parce que les phénomènes recèlent un sens caché que nous pouvons les interpréter, c'est parce que nous les interprétons avec succès qu'ils prennent un sens. On ne doit pas en conclure que la psychanalyse ne constitue pas une explication des phénomènes psychiques, mais bien plutôt qu'elle démontre de façon éclatante que les explications dont nous avons besoin dans ce domaine ne sont pas forcément des explications de type scientifique au sens usuel du terme. On comprendra du même coup comment Wittgenstein a pu à la fois considérer la psychologie comme une chose parfaitement futile, éprou-ver à la lecture de Freud une véritable illumination, le senti-ment de trouver enfin quelqu'un qui ait quelque chose à dire, et se montrer cependant, en fin de compte, si réservé à l'égard des théories psychanalytiques.

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Wittgenstein incline visiblement à considérer qu'il y a dans toute explication qui prétend exhiber /'origine, la justifi-cation, la raison, etc., un élément qui l'apparente au mythe. Il y a production d'un mythe toutes les fois qu'au lieu de regarder simplement la manière dont les choses se présentent en fait dans chaque cas, nous sommes conduits à postuler la présence d'un élément déterminé qui doit rendre compte de la manière dont elles se présentent dans tous les cas. C'est en ce sens que l'on peut parler, par exemple, d'un mythe des processus mentaux, d'un mythe de l'inconscient ou d'un mythe des objets mathématiques. Pour lutter contre la tyran-nie intellectuelle exercée par les constructions qui relèvent de la mythologie, il faut faire un effort à la fois d'observation et d'imagination, considérer davantage de cas différents, réels ou imaginaires, pour se persuader que rien, sinon un préjugé tenace, ne nous force à considérer que l'élément mythique est nécessairement présent à chaque fois, ou encore — c'est ce que fait Wittgenstein lorsqu'il critique 1' « explication » des processus linguistiques par des processus mentaux cor-respondants — qu'il n'explique pas réellement ce qu'il est censé expliquer. L'origine du mythe philosophique est à cher-cher essentiellement dans le manque d'attention aux faits, le manque d'esprit critique et de scepticisme, le manque d'humi-lité (l'impossibilité de se satisfaire d'une explication qui rende compte seulement d'une partie ou de certains aspects des phénomènes observés), et surtout le manque d'imagina-tion.

On peut dire sans exagération que la philosophie des Recherches philosophiques et des Remarques sur les fonde-ments des mathématiques se distingue de toutes les autres par le rôle fondamental accordé à l'imagination, une qualité dont, contrairement aux apparences, le métaphysicien est suprê-mement dépourvu et dont l'absence constitue, d'une certaine manière, le principe même de l'attitude métaphysique. La pauvreté de l'imagination est le reproche majeur que Witt-genstein fait à Frazer dans les Remarques sur « Le Rameau d'or ». C'est elle qui est responsable de son ethnocentrisme prudhommesque :

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« Quelle étroitesse de la vie spirituelle chez Frazer ! De là : quelle impossibilité de comprendre une autre vie que la vie anglaise de son temps !

Frazer ne peut pas se représenter un prêtre qui ne soit pas au fond un curé (Parson) anglais de notre époque avec toute sa sottise et sa mollesse3. »

En fait, l'ethnologue s'installe d'entrée de jeu dans une atti-tude erronée lorsqu'il pose en principe, comme le fait Frazer, qu'il a pour tâche d ' « expliquer » des pratiques bizarres et incompréhensibles. Comment celles-ci pourraient-elles jamais être expliquées si elles n'étaient pas déjà, d'une certaine manière, parfaitement compréhensibles et naturelles ?

« A quel point les explications de Frazer induisent en erreur, on s'en rend compte, je crois, au fait que l'on pour-rait très bien inventer soi-même des usages primitifs, et il faudrait un hasard pour qu'on ne les rencontre pas réelle-ment quelque part. C'est-à-dire que le principe selon lequel ces usages sont ordonnés est un principe beaucoup plus général que Frazer ne l'explique et il est présent dans notre propre esprit, de sorte que nous pourrions imaginer nous-mêmes toutes les possibilités. — Que, par exemple, le roi d'une tribu ne soit plus visible pour personne, nous pou-vons bien nous le représenter, mais nous pouvons également nous représenter que chaque homme de la tribu doive le voir. Dans ce dernier cas, la chose ne devra certainement pas avoir lieu de n'importe quelle manière plus ou moins accidentelle, mais il sera montré aux gens. Peut-être per-sonne n'aura-t-il le droit de le toucher, mais peut-être devra-t-on le toucher. Songeons qu'après la mort de Schu-bert son frère a découpé des partitions de Schubert en petits morceaux et a donné à ses élèves préférés de tels fragments de quelques mesures. Cette façon d'agir, en tant que marque de piété, nous est tout aussi compréhensible que l'autre, celle qui consiste à conserver les partitions intactes, hors d'accès de tout le monde. Et si le frère de Schubert avait brûlé les partitions, cela aussi serait com-préhensible en tant que marque de piété.

3. « Bemerkungen iiber Frazer's The Golden Bough », avec une pré-sentation de R. Rhees, Synthese 17 (1967), pp. 233-253 ; cf. p. 238. (Abré-gé dorénavant F.)

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Le cérémoniel (chaud ou froid) par opposition à l'acci-dentel (tiède) caractérise la piété » (F, p. 238).

(On ne peut évidemment pas comprendre réellement un pas-sage comme celui-là si l'on oublie que Wittgenstein avait un talent tout à fait extraordinaire pour inventer des usages com-plètement déconcertants et des formes de vie imaginaires totalement « anormales »). L'important est qu'il y ait des rites de vénération et que nous ayons les nôtres, et non pas qu'il y ait tel ou tel rite de cette espèce. « Au vrai, remarque Wittgenstein, les explications de Frazer ne seraient en aucune manière des explications si elles ne faisaient pas appel en dernier ressort à une inclination en nous-mêmes » (ibid.). Le simple fait que l'on puisse expliquer certaines manières d'agir à première vue aberrantes des primitifs signifie qu'en nous aussi il y a quelque chose qui parle pour elles. Il est signi-ficatif, par exemple, que nous disposions souvent pour les décrire de mots et de concepts tout à fait usuels : « Je vou-drais dire : rien ne montre mieux notre parenté avec les sauvages en question que le fait que Frazer a sous la main un mot aussi courant pour lui et pour nous que 'ghost' ou 'shade', pour décrire les façons de voir de ces gens » (p. 242, cf. p. 240). Il ne faut pas songer seulement à des mots comme ceux-là ; car, remarque Wittgenstein, « on accorde beaucoup trop peu d'importance au fait que nous comptons dans notre propre vocabulaire cultivé le mot 'âme', 'esprit' Çspirit'). Auprès de cela, le fait que nous ne croyions pas que notre âme mange et boit est une bagatelle. » Et il ajoute : « Dans notre langage il y a en dépôt toute une mythologie. »

Nous avons l'habitude de croire que ce qui rend un phéno-mène naturel particulièrement impressionnant est l'incapa-cité dans laquelle nous nous trouvons de l'expliquer. Witt-genstein objecte : « Comment le feu ou la ressemblance du feu avec le soleil auraient-ils pu manquer de faire une impres-sion sur l'esprit humain à son éveil ? Mais non pas peut-être "parce que cela ne peut pas s'expliquer" (la sotte supers-tition de notre époque), — car est-ce que cela devient du fait d'une 'explication' moins impressionnant ? » (p. 239). Il ne faut évidemment pas chercher ailleurs que dans cette « superstition » rationaliste la raison du fait que la mentalité primitive est considérée le plus souvent comme une mentalité

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préscientifique, et les croyances magiques ou religieuses comme des erreurs ou des stupidités. C'est certainement sur ce point que Wittgenstein se montre le plus critique à l'égard de Frazer :

« La présentation que donne Frazer des conceptions magiques et religieuses des hommes est insatisfaisante : elle fait apparaître ces conceptions comme des erreurs.

Ainsi donc saint Augustin était dans l'erreur lorsqu'il invoque Dieu à chaque page des Confessions ?

Mais — peut-on dire — s'il n'était pas dans l'erreur, le saint bouddhiste l'était tout de même bien — ou n'importe quel autre — dont la religion exprime de tout autres conceptions. Mais aucun d'entre eux n'était dans l'erreur, excepté là où il mettait en place une théorie » (F, p. 324).

La description que Frazer donne du pouvoir de contrôler la nature qui est reconnu au roi ou au prêtre dans certaines sociétés primitives suggère à Wittgenstein la remarque sui-vante :

« Ce qui est ici un non-sens, c'est que Frazer présente la chose comme si ces peuples avaient une représentation complètement fausse (pour ne pas dire démente) du cours de la nature, alors qu'ils possèdent seulement une inter-prétation curieuse des phénomènes. C'est-à-dire, leur con-naissance de la nature, s'ils la mettaient par écrit, ne se distinguerait pas fondamentalement de la nôtre. Seule leur magie est autre » (p. 245).

Le but des pratiques magiques ou rituelles est bien d'obtenir un certain effet, mais ce n'est pas du tout celui auquel nous songeons d'abord :

« Brûler en effigie. Baiser l'image du bien-aimé. Cela ne repose naturellement pas sur une croyance à un effet déter-miné que l'on obtiendrait sur l'objet que l'image repré-sente. Cela a pour but de procurer une satisfaction et cela y parvient effectivement. Ou plutôt, cela n'a pas de but du tout ; nous agissons ainsi et nous nous sentons alors satisfaits » (pp. 236-237).

Il est absurde de s'imaginer que ce genre de comportement

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repose sur l'ignorance de certains impératifs techniques : « Le même sauvage qui, apparemment pour tuer son ennemi, trans-perce l'image de celui-ci, construit sa hutte en bois de façon bien réelle et taille sa flèche selon les règles de l'art, et non pas en effigie » (p. 237). Les opérations de la magie sont fondamentalement différentes de celles qui découlent réelle-ment d'une conception rudimentaire et inappropriée des cho-ses :

« Il faut distinguer des opérations magiques celles qui reposent sur une représentation fausse, trop simple, des choses et des processus. Lorsqu'on dit, par exemple, que la maladie s'en va d'une partie du corps dans l'autre, ou qu'on prend des dispositions pour détourner la maladie comme si elle était un liquide ou un état de chaleur. On se fait alors, par conséquent, une image fausse, c'est-à-dire ici, inadéquate » (ibid.).

Wittgenstein manifeste une hostilité de principe à l'idée d'expliquer des actions cêrêmonielles par des conceptions théoriques :

« On pourrait presque dire que l'homme est un animal cérémoniel. C'est sans doute en partie faux, en partie dénué de sens, mais il y a également quelque chose de correct là-dedans.

C'est-à-dire que l'on pourrait commencer ainsi un livre sur l'anthropologie : 'Lorsqu'on considère la vie et le com-portement des hommes sur la terre, on s'aperçoit qu'ils exécutent, en dehors des actes que l'on pourrait appeler animaux, l'absorption de nourriture, etc., également des actes revêtus d'un caractère qui leur est propre, et que l'on pourrait appeler des actes rituels.'

Mais, cela étant, c'est une absurdité de poursuivre en disant que l'élément caractéristique de ces actes consiste dans le fait que ce sont des actes qui proviennent de concep-tions erronées touchant la physique des choses. (C'est ainsi que procède Frazer lorsqu'il dit que la magie est essentiel-lement de la physique fausse, ou de la médecine, de la technique, etc., fausses.) » (pp. 239-240).

Toutefois, l'erreur fondamentale n'est pas tellement de considérer que les comportements rituels s'appuient sur des

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opinions fausses, c'est de les expliquer, d'une manière géné-rale, par des opinions ou des croyances : « Au contraire, ce qui est caractéristique de l'acte rituel n'est pas du tout une conception, une opinion, qu'elle soit en l'occurrence correcte ou fausse, encore qu'une opinion — une croyance — puisse être elle-même également rituelle, faire partie du rite » (p. 240). Conformément à une tendance très caractéristique de toute sa philosophie, Wittgenstein déprécie nettement l'explication du type : « Ils font cela parce qu'ils pensent, s'imaginent, etc., que... » Il s'applique à montrer combien peu il y a à gagner, d'une manière générale, avec une justi-fication de ce genre, et à quel point elle peut nous éloigner (Frazer) de la compréhension des pratiques que nous obser-vons. Comment, du reste, l'opinion pourrait-elle expliquer le rite, si elle est elle-même rituelle ? A propos du meurtre rituel du roi-prêtre, Wittgenstein observe : « Lorsqu'il [Frazer] nous explique, par exemple, que le roi doit être tué en pleine jeunesse, parce que, d'après les conceptions des sauvages, dans le cas contraire on ne maintiendrait pas son âme en état de fraîcheur, on ne peut en fait que dire : là où l'usage en question et les conceptions en question vont ensemble, l'usage ne provient pas de la façon de voir, mais il se trouve qu'ils sont justement tous les deux là » (p. 235). Plus loin, il déclare : « Je crois que c'est ce qu'il y a de carac-téristique dans l'homme primitif, qu'il n'agit pas d'après des opinions (à l'opposé, Frazer) » (p. 243).

Ce qui est inadmissible chez ce dernier, c'est que les usages étranges qu'il étudie « soient au bout du compte présentés pour ainsi dire comme des stupidités » (p. 235). Cette conclusion implicite est, pour Wittgenstein, l'indice même d'une incompréhension à peu près totale : « Mais jamais il ne devient plausible que les hommes fassent tout cela par pure stupidité. » Dire ce que croit exactement celui qui, en notre âge scientifique, prie pour demander le beau temps ou la guérison d'un malade, n'est pas une chose si simple. A-t-il une conception des phénomènes naturels fon-damentalement différente de celle d'un incroyant ? S'imagine-t-il, par exemple, que les malades pour le rétablissement desquels on a assidûment prié se remettent plus souvent que les autres ? S'il s'imaginait cela, il serait sans doute facile de lui démontrer statistiquement son erreur. Mais cela prouve

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justement qu'il est absurde de parler ici d'une erreur : « Il peut bien arriver, et il arrive fréquemment aujourd'hui, qu'un homme abandonne une pratique (einen Gebrauch), après qu'il ait reconnu une erreur sur laquelle s'appuyait cette pratique. Mais ce cas ne se rencontre précisément que là où il suffit d'attirer l'attention de l'homme sur son erreur pour le faire renoncer à sa manière d'agir. Or ce n'est pas le cas, en vérité, lorsqu'il s'agit des pratiques religieuses d'un peu-ple et c'est pourquoi il ne s'agit précisément pas d'une erreur » (ibid.). Beaucoup de gens se demandent comment il peut se faire que les mythologies et les religions se main-tiennent si fortement après qu'une meilleure connaissance des phénomènes naturels, rendue possible par le progrès des sciences, les ait privées en apparence de toute espèce de fondement théorique. La conclusion à tirer de ce fait est, dirait Wittgenstein, précisément qu'elles n'ont pas (et pas besoin) de fondement théorique au sens où on était tenté de le supposer. Mais ce qui vaut pour nos mythes et nos rites vaut aussi, naturellement, pour ceux des primitifs : « Frazer dit qu'il est très difficile de découvrir l'erreur dans la magie — et c'est pourquoi elle se maintient si longtemps — parce que, par exemple, une incantation qui doit faire venir la pluie apparaît à coup sûr tôt ou tard comme efficace. Mais dans ce cas il est étrange, précisément, que les hommes ne s'avisent pas plus tôt que, même sans cela, tôt ou tard il pleut » {ibid.).

Nous pouvons déjà entrevoir pourquoi, en faisant de telles remarques, Frazer se comporte paradoxalement comme un primitif en face d'institutions très évoluées : « Frazer est beaucoup plus sauvage que la plupart de ses sauvages, car ceux-ci ne seront pas aussi considérablement éloignés de la compréhension d'une affaire spirituelle qu'un Anglais du vingtième siècle. Ses explications des usages primitifs sont beaucoup plus grossières que le sens de ces usages eux-mêmes » (p. 241). On peut être absolument certain de ne rien comprendre à la magie des primitifs si on la met en paral-lèle avec notre science, et non pas avec notre magie, notre religion et jusqu'à un certain point notre philosophie elle-même :

FRAZER : « Autrefois, il était obligé de s'asseoir sur le

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trône chaque matin pendant plusieurs heures, la couronne impériale sur la tête, et d'y rester comme une statue, sans bouger pieds ou mains, tête ou yeux, ni aucune partie de son corps ; on supposait qu'il conservait par ce moyen la paix et la tranquillité de son empire4. »

W I T T G E N S T E I N : « Lorsqu'un homme dans notre (ou du moins ma) société rit trop, je pince les lèvres de façon à moitié involontaire, comme si je croyais pouvoir par là tenir les siennes closes » (F, p. 245).

Ou encore : « Lorsque je suis furieux contre quelque chose, je frappe quelquefois avec mon bâton contre la terre ou contre un arbre, etc. Mais je ne crois tout de même pas que la terre soit responsable ou que le fait de frapper puisse avancer à quelque chose. 'Je donne libre cours à ma colère.' Et de ce type sont tous les rites » (p. 244). (Un peu auparavant, Wittgenstein avait écrit : « Dans les rites anciens nous avons l'usage d'un langage gestuel extrêmement élaboré » (p. 242).) C'est là le point important, en comparaison duquel les expli-cations historiques ne nous livrent que des renseignements tout à fait secondaires :

« ...Une explication historique, disant, par exemple, que j'ai autrefois ou que mes ancêtres ont autrefois cru que le fait de frapper la terre avançait à quelque chose, ce sont des tours de comédie, car nous avons là des hypothèses superflues qui n'expliquent rien. Ce qui est important, c'est la similitude de l'acte avec un acte de punition, mais il n'y a rien de plus à constater que cette similitude.

Une fois qu'un phénomène de ce genre est mis en rela-tion avec un instinct que je possède moi-même, c'est préci-sément cela qui est l'explication souhaitée ; c'est-à-dire celle qui résout cette difficulté particulière » (p. 244).

Pour percevoir la profondeur des conceptions magiques, il faut comprendre à quel point elles sont enracinées dans le langage, dans notre langage : « Et toujours la magie repose sur l'idée du symbolisme et du langage » (p. 237). Cet aspect est, pour Wittgenstein, fondamental, et il rend compte de

4. Le Rameau d'or, édition abrégée en un volume, trad. fr. par Lady Frazer, Paris, 1923, p. 160.

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la parenté étroite qui existe entre les mythes et les théories philosophiques. En lisant Frazer, remarque-t-il, on est tenté de dire à chaque instant : tous ces processus (sacralisation du nom propre, personnification, hypostase, métonymie, catachrèse, etc.), nous les avons encore sous les yeux dans notre langue verbale. Songeons, par exemple, au phénomène de la « substantiation » :

« Expulsion de la mort ou action qui consiste à tuer la mort ; mais, d'un autre côté, elle est représentée comme un squelette, comme étant elle-même en un certain sens morte. 'As dead as death.' 'Rien n'est aussi mort que la mort ; rien n'est aussi beau que la beauté elle-même.' L'image sous laquelle on se représente ici la réalité consiste à se dire que la beauté, la mort, etc., sont les substances pures (concen-trées), alors qu'elles sont présentes sous forme d'ingrédient dans un objet beau. — Et ne reconnais-je pas ici mes pro-pres considérations sur 'objet' et 'complexe' ? » (p. 242).

(On comprendra peut-être difficilement, en lisant une remar-que de ce genre, que Wittgenstein ait pu avoir une telle admiration pour Platon ; mais c'est, d'une certaine manière, notre langage lui-même qui est platonicien, et le mérite des grands philosophes est, pour une part essentielle, de céder de façon exemplaire à certaines tentations contenues dans notre langage.) La supériorité des constructions philosophi-ques sur les représentations « primitives » est, du reste, loin d'être évidente dans tous les cas :

FRAZER : « Les Malais se représentent l'âme humaine comme un petit homme, invisible, et de la grosseur du pouce, qui correspond exactement par sa forme, ses propor-tions, et même son teint, à l'homme dans le corps duquel il réside5. »

W I T T G E N S T E I N : « Combien plus de vérité il y a dans le fait de donner à l'âme la même multiplicité qu'au corps que dans une théorie moderne délayée.

Frazer ne remarque pas que nous avons là devant nous la doctrine de Platon et de Schopenhauer » (p. 246).

5. Op. cit., p. 169.

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(Wittgenstein a écrit pour sa part (PU, p. 178) : « Le corps humain est la meilleure image de l'âme humaine. ») On trouvera sans trop de peine dans la philosophie contempo-raine de quoi justifier cette remarque peu flatteuse : « Tou-tes les théories enfantines (infantiles), nous les retrouvons dans la philosophie d'aujourd'hui ; seulement avec en moins l'attrait de l'élément enfantin » (F, p. 246). (Demandons-nous ici pourquoi Lewis Carroll est finalement un si profond philosophe.)

Tout comme les mythes ou les rites, les théories philoso-phiques ne se fondent pas sur des conceptions erronées, que l'on pourrait éliminer d'un coup en les remplaçant par des conceptions correctes. Il serait tout à fait naïf de s'imaginer que l'on règle le sort de 1' « erreur » en philosophie par la simple présentation de la vérité, par exemple en substituant aux conceptions philosophiques des conceptions « scienti-fiques » :

« ...Il faut découvrir la source de l'erreur, sans quoi le fait d'entendre la vérité ne nous sert de rien. Elle ne peut pas pénétrer lorsque quelque chose d'autre prend sa place.

Pour convaincre quelqu'un de la vérité, il ne suffit pas de constater la vérité, mais il faut trouver le chemin qui mène de l'erreur à la vérité » (p. 234).

La philosophie est bien, pour Wittgenstein, une antimytho-logie. Mais cela ne signifie nullement qu'elle est une cri-tique scientifique de la mythologie. Et, en tout état de cause, elle doit traiter son adversaire avec la plus grande considéra-tion, parce que celui-ci n'est, d'une certaine manière, rien d'autre que le langage lui-même.

Nous avons cité plus haut une remarque où Wittgenstein se montre particulièrement sceptique à l'égard de la valeur de l'explication historique. Cette attitude est en relation directe avec un des principes fondamentaux de sa méthode philosophique :

« Je crois que le fait d'entreprendre une explication est déjà quelque chose de raté pour la raison que l'on doit

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simplement assembler correctement les choses que l'on sait, et ne rien y ajouter, et la satisfaction à laquelle on s'efforce de parvenir par l'explication s'obtient d'elle-même » (F, p. 235).

En d'autres termes, on peut retirer d'un simple assemblage correct des faits un bénéfice équivalent et même supérieur à celui d'une explication au sens usuel du terme. L'explica-tion du meurtre du roi n'est qu'une hypothèse incertaine, beaucoup plus incertaine que le sens des faits décrits et l'im-pression qu'ils nous font :

« Lorsque Frazer, au début, nous raconte l'histoire du roi de la forêt de Némi, il fait cela avec un ton qui montre que quelque chose d'étrange et d'effrayant a lieu. Mais à la question 'Pourquoi cela a-t-il lieu ?' la réponse est donnée à proprement parler lorsqu'on dit : 'Parce que c'est effrayant.' C'est-à-dire, cela même qui dans ce processus nous apparaît effrayant, grandiose, terrifiant, tragique, etc., rien moins que trivial et insignifiant, c'est cela qui a donné naissance à ce processus dans la vie.

On ne peut ici que décrire et dire : ainsi est la vie humaine » (pp. 235-236).

Ce genre de comportement peut en un sens être expliqué : je peux trouver une expression adéquate pour rendre compte de ce qu'il exprime :

« Lorsqu'on associe avec le récit en question concernant le roi-prêtre de Némi l'expression 'la majesté de la mort', alors on voit que les deux choses sont une.

La vie du roi-prêtre représente ce que l'on veut dire par cette expression » (p. 236).

Mais en un autre sens il est clair que l'on ne peut donner d'explication :

« Celui qui est saisi par la majesté de la mort peut expri-mer cela par une vie comme celle-là. — Cela ne constitue naturellement pas non plus une explication, cela ne fait que mettre un symbole à la place d'un autre. Ou : une céré-monie à la place d'une autre » (ibid.).

Songeons, par exemple, à ce que fait Durkheim lorsqu'il

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suggère, comme explication, que l'autorité exercée par les forces religieuses n'est qu'une forme de l'ascendant moral que la société exerce sur ses membres (la « majesté de la société », pourrait-on dire) : il ne formule évidemment pas à proprement parler une hypothèse scientifique, mais rem-place simplement un symbolisme par un autre (ce qui est effectivement la seule manière de répondre à la question « Qu'est-ce que cela veut dire ? » et, par conséquent, à la question « Pourquoi cela a-t-il lieu ? »).

Wittgenstein tend à considérer l'explication génétique his-torique comme un simple cas particulier de ce qu'on pourrait appeler l'arrangement explicatif des faits :

« L'explication historique, l'explication sous la forme d'une hypothèse d'évolution n'est qu'une espèce de la récollection des données — de leur synopsis. Il est tout aussi bien possible de voir les données dans leurs relations mutuelles et de les rassembler dans un tableau général sans faire une hypothèse concernant la manière dont les choses ont évolué dans le temps » (p. 241).

Ce qui est décisif, c'est de bien saisir les liens, les transi-tions et les transformations, de bien comprendre comment on passe d'un élément à un autre dans un ensemble struc-turé ; et, de ce point de vue, un élément fictif a le même effet d'intelligibilité qu'un élément réel. Les Remarques sur « Le Rameau d'or » insistent, comme de nombreux autres textes de Wittgenstein, sur l'importance essentielle pour l'auteur (et pour notre époque) du concept d' « übersichtliche Darstel-lung », de (représentation de la totalité des faits connus dans un agencement à la fois lisible et éclairant (cf. F, p. 241, PU, § 122). Le sens n'est pas quelque chose qui est, d'une manière ou d'une autre, caché derrière les données que nous avons, qui peut donner matière à hypothèse et à spéculation : il doit être quelque chose que les données elles-mêmes « disent » clairement lorsqu'on les dispose d'une certaine manière. L'intelligibilité à laquelle il s'agit de parvenir est une intelligibilité de type « structural », et non pas causal ou historique. Après avoir souligné l'importance qu'il faut attribuer à cet égard à la découverte et à l'invention de ter-mes intermédiaires (Zwischenglieder), Wittgenstein précise :

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« Mais un terme intermédiaire hypothétique ne doit en pareil cas rien faire d'autre qu'orienter l'attention vers la similitude, l'enchaînement des faits. De la même façon que l'on illustrerait une relation interne de la forme du cercle à l'ellipse en faisant passer peu à peu une ellipse à l'état de cercle ; mais non pas pour affirmer qu'une certaine ellipse, dans les faits, historiquement parlant, serait pro-venue d'un cercle (hypothèse d'évolution), mais seule-ment afin d'aiguiser notre regard pour la saisie d'une connexion formelle.

Mais, même l'hypothèse d'évolution, je puis la considérer comme n'étant rien de plus que le vêtement recouvrant une connexion formelle » (F, p. 242).

Sans doute, la primauté de l'explication structurale sur d'autres types d'explication est-elle elle-même à certains égards un phénomène historique qui n'a qu'une signification tout à fait relative. Mais Wittgenstein concède délibérément pour sa part que le concept d'übersichtliche Darstellung « désigne notre mode de représentation, la manière dont nous voyons les choses », une sorte de Weltanschauung apparemment caractéristique de notre temps : d'une certaine manière, c'est cela que nous appelons « expliquer ». (Les Remarques sur Frazer font allusion à Spengler ; les Recher-ches se posent la question : « Est-ce que cela [le mode de représentation en question] est une Weltanschauung? »)

Nous avons déjà indiqué la raison pour laquelle les expli-cations évolutionnistes en elles-mêmes n'expliquent rien selon Wittgenstein : elles ont tendance à faire dépendre le sens, qui ne peut être réellement hypothétique, d'un élément tout à fait hypothétique. Ce ne sont pas les modalités historiques d'apparition et d'évolution d'un usage qui rendent compte de sa signification, c'est sa signification elle-même qui peut seule rendre compte de sç>n existence historique. Quel peut être, dans ces conditions, le rôle exact joué par l'explication historique d'un rite considéré plus ou moins comme une sur-vivance, c'est-à-dire un rite qui a apparemment perdu son sens et est cependant loin d'avoir perdu tout sens ? On est évidemment tenté de dire que le rite en question serait une cérémonie tout à fait futile et incompréhensible si l'on n'avait pas en tête une certaine « histoire » qui s'y rapporte. Il semble que seule l'origine hypothétique puisse conférer à

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la chose une certaine profondeur. Wittgenstein s'interroge longuement sur cette question à propos de l'interprétation que Frazer donne des fêtes du feu en Europe (Le Rameau d'or, chap. LXII) :

« La question est : est-ce que ce caractère, disons, sombre est attaché à l'usage du feu de Beltane, tel qu'il était pra-tiqué il y a cent ans, en lui-même, ou bien seulement dans le cas où l'hypothèse de sa provenance devrait se vérifier ? Je crois que c'est évidemment la nature interne de l'usage moderne qui nous donne une impression ténébreuse, et les faits connus de nous concernant des sacrifices humains nous indiquent seulement la direction selon laquelle nous devons considérer l'usage. Lorsque je parle de la nature interne de cet usage, je veux dire toutes les circonstances dans les-quelles il est pratiqué et qui ne sont pas contenues dans le compte rendu d'une telle fête, car elles ne consistent pas tant dans des actions déterminées que dans ce qu'on pour-rait appeler l'esprit de la fête, dont on donnerait la des-cription en décrivant, par exemple, le type de gens qui y participent, leur manière d'agir le reste du temps, c'est-à-dire leur caractère, le type de jeux auxquels ils jouent par ailleurs. Et l'on verrait alors que l'élément ténébreux réside dans le caractère de ces hommes eux-mêmes » (F, p. 247).

On dit souvent en pareil cas : « Cette coutume est évi-demment très ancienne. » « D'où sait-on cela ? Est-ce seule-ment parce que l'on possède des témoignages historiques sur des vieilles coutumes de cette espèce ? Ou bien est-ce que cela a encore une autre raison, une raison que l'on acquiert par l'interprétation ? Mais, même si l'origine préhistorique de la coutume et le fait qu'elle dérive d'une coutume plus ancienne sont démontrés historiquement, il est pourtant pos-sible que la coutume n'ait aujourd'hui plus rien du tout de ténébreux en elle, que rien de l'horreur de l'époque pré-historique ne lui soit demeuré attaché » (p. 248). Même si nous pouvons être dans l'erreur du point de vue historique, il y a tout de même une chose que nous maintiendrons pro-bablement : « 'Bon, dans le cas précis, il se peut que l'origine soit autre, mais de façon générale l'origine est certainement l'origine préhistorique.' Ce qui nous sert d'évidence pour cela, c'est là-dedans que doit être renfermée la profondeur

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de cette hypothèse. Et cette évidence est, quant à elle, une évidence non hypothétique, psychologique. Supposons en effet que je dise : ce qu'il y a de profond dans cette coutume réside dans son origine si celle-ci s'est produite de cette façon. Alors, par conséquent, ou bien la profondeur réside dans le fait que l'on pense à une origine comme celle-là, ou bien la profondeur est elle-même hypothétique et l'on peut seulement dire : 'Si les choses se sont produites de telle façon, alors c'était une sombre et profonde histoire.' Je veux dire : le caractère sombre, profond, ne réside pas dans le fait que les choses se sont passées de telle manière en ce qui concerne l'histoire de cette pratique, car peut-être ne se sont-elles pas passées du tout de cette manière ; pas davantage dans le fait qu'elles se sont peut-être ou probablement passées de cette manière, mais dans ce qui me donne une raison de supposer cela » (pp. 248-249).

Il pourrait être intéressant de comparer ici les deux affir-mations : « Cet usage doit avoir une origine extrêmement ancienne » et « Ce comportement doit certainement pouvoir s'expliquer par certains événements qui ont eu lieu pendant la petite enfance ». D'où provient notre assurance dans les deux cas ? L'explication que donne le psychanalyste n'est pas du tout du type : si (il peut avoir des preuves, des présomp-tions, etc., ou ne rien avoir du tout) telles ou telles choses se sont passées à tel ou tel moment, alors votre action s'explique de telle ou telle façon, elle a tel ou tel sens. (Pensons à tout ce que les interprétations psychanalytiques peuvent conférer de profondeur, de sérieux et jusqu'à un certain point d'in-quiétant à certains comportements apparemment tout à fait anodins, par exemple certains jeux d'enfants : ce n'est pas une profondeur hypothétique, liée à la vérité ou à la vrai-semblance d'une certaine « histoire ».) Il y a en tout cas une conviction fondamentale qui est au fondement de notre sup-position concernant l'origine d'une fête aussi caractéristique que celle de Beltane : des fêtes comme celle-là « ne sont pas inventées par un seul homme, pour ainsi dire au petit bon-heur, mais elles ont besoin d'une base infiniment plus large pour se maintenir » (p. 249). Comparer avec : « Tous ces actes apparemment insignifiants ne peuvent avoir lieu au petit bonheur, ils doivent avoir un sens, une raison, une nécessité, etc. »

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« Mais, souligne Wittgenstein, ce n'est assurément pas simplement l'idée de l'origine possible de la fête de Beltane qui porte en elle-même l'impression [que nous ressentons], mais ce que l'on appelle l'énorme vraisemblance de cette idée » (p. 250), autrement dit une chose que l'on tire des matériaux observés eux-mêmes. « Ce qui est juste et inté-ressant n'est pas de dire : cela est provenu de cela, mais : cela pourrait être provenu de cette façon » (p. 252). Une manière habituelle de donner la raison d'un comportement ou d'une institution est de décrire le chemin (ou plus exac-tement un chemin) qui aurait pu y conduire (et peut-être y a conduit, cette possibilité ne devant évidemment pas non plus être exclue). Pour Wittgenstein, nous l'avons vu, l'ex-plication par l'origine n'expliquerait rien si elle n'était pas en fin de compte un dérivé et un sous-produit (passablement suspect à ses yeux) de la véritable explication, celle qui consiste à assembler correctement les faits connus (et l'assem-blage « correct » est avant tout celui qui permet de percevoir simultanément le plus grand nombre de faits et d'articula-tions entre faits). En ethnologie, tout comme en esthétique, la manière dont les choses se passent ne peut être carac-térisée adéquatement par une formule du type : « Ces choses-là (institutions, cérémonies, œuvres, etc.) sont apparues (vrai-semblablement) de telle ou telle manière ; et, par conséquent, elles ont (vraisemblablement) tel ou tel sens. » Il faudrait dire plutôt, selon Wittgenstein : « Ces choses-là prennent (visiblement), lorsque nous les décrivons d'une certaine manière, tel ou tel sens ; et, par conséquent, elles pourraient être apparues de telle ou telle manière. »

Le lecteur ne manquera sans doute pas d'être frappé, en lisant les remarques de Wittgenstein sur l'esthétique, la psychanalyse ou l'ethnologie, par sa tendance — beaucoup moins apparente dans les autres ouvrages — à proposer lui-même des explications psychologiques pour rendre compte de la séduction exercée par certaines explications ou pour remplacer éventuellement de telles explications. Qu'il ait été conscient de ce fait assez déconcertant, on ne peut en douter lorsqu'on le voit reconnaître franchement qu'il fait en un certain sens de la propagande pour un certain style de pensée par opposition à un autre qui lui répugne (cf. LC, p. 64). « Changer le style de pensée, c'est ce qui compte dans ce

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que je fais, et persuader les gens de changer leur style de pensée, c'est ce qui compte dans ce que je fais » (ibid p. 65). Mais, précisément, celui qui s'efforce de changer le style de pensée, c'est-à-dire de combattre la prédilection suspecte que nous éprouvons pour un certain type d'expli-cations et de raisons en général, ne saurait fournir lui-même rien de plus que des explications et des raisons, qui peuvent se révéler le cas échéant « mauvaises », c'est-à-dire tout à fait inopérantes.

Les Remarques sur « Le Rameau d'or » ont été rédigées en deux temps, une première partie en 1931, une deuxième beaucoup plus tard, « pas avant 1936 et probablement après 1948 », nous dit Rhees. Leur intention générale se trouve en fait assez bien résumée dans ce que Wittgenstein disait de Frazer au cours de ses leçons des années 1930-33. Moore rapporte qu'en ce qui concerne Le Rameau d'or il insistait essentiellement sur trois points principaux : 1) L'erreur qui consiste à croire qu'il y a toujours une raison et une seule qui amène les gens à effectuer une action particulière, un motif qui est le motif. « Il donnait comme exemple de ce type d'erreur la proposition avancée par Frazer, à propos de la magie, selon laquelle, lorsque les primitifs transpercent une effigie d'une personne déterminée, ils croient qu'ils ont blessé la personne en question. Il disait que les primitifs ne nour-rissent pas toujours cette 'croyance scientifique fausse', bien qu'ils puissent le faire dans certains cas : qu'ils peuvent avoir des raisons tout à fait différentes pour transpercer l'effigie. Mais il disait que la tendance à supposer qu'il, y a 'un motif qui est le motif' était 'énormément forte', donnant comme exemple le fait qu'il y a des théories du jeu dont chacune donne vne seule réponse à la question 'Pourquoi les enfants jouent-ils ?' » {Wittgenstein's Lectures, p. 315.) 2) L'erreur — directement liée à la première — qui consiste à supposer que le motif est de parvenir à un résultat utile. « Il donnait comme exemple de cette erreur la supposition de Frazer selon laquelle 'des gens à un certain stade croyaient utile de tuer une personne pour obtenir une bonne récolte'. » 3) L'erreur qui consiste à croire que la question que nous nous posons

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lorsque nous cherchons à savoir pourquoi le récit de la fête de Beltane nous fait une telle impression peut être résolue par une explication causale concernant l'origine historique de cette fête. « II disait que notre perplexité concernant le pourquoi de l'impression qu'elle nous fait n'est pas diminuée par une indication des causes qui ont déterminé l'apparition de la fête, mais qu'elle est diminuée par la découverte d'au-tres fêtes semblables : le fait de découvrir celles-ci peut la faire paraître naturelle', alors qu'indiquer les causes d'où elle est provenue ne peut produire ce résultat. A cet égard, disait-il, la question 'Pourquoi cela nous impressionne-t-il ?' est semblable aux questions esthétiques 'Pourquoi cela est-il beau ?' ou 'Pourquoi cette basse n'ira-t-elle pas ?' » (ibid., pp. 314-315).

Nous avons déjà insisté fort longuement sur le premier point, qui est fondamental chez Wittgenstein et lié étroite-ment à tout ce qu'il a écrit par ailleurs sur des choses comme le besoin de généralité, l'essentialisme, l'obsession d'un mode de représentation unique, etc. Le second a trait à une forme particulièrement répandue d'explication générale : l'explica-tion par l'utilité. C'est évidemment un préjugé militariste qui a amené les ethnologues évolutionnistes à considérer que l'humanité est parvenue finalement à résoudre par la science les mêmes problèmes qu'elle s'était efforcée vainement de résoudre par la magie et la religion (la magie est de la science erronée, de la technique inadaptée, etc.). Wittgenstein fait remarquer dans les Recherches philosophiques que l'inven-tion d'un langage — et on pourrait dire en un certain sens la même chose de n'importe quelle pratique, coutume, insti-tution, ou même d'une « forme de vie » dans son ensemble — est quelque chose qui ressemble par certains côtés à l'in-vention d'un outil, et par d'autres davantage à celle d'un jeu (ou encore, comme le suggèrent les Remarques sur « Le Rameau d'or », d'une « cérémonie ») : « Inventer un lan-gage, cela pourrait vouloir dire inventer en s'appuyant sur des lois naturelles (ou en conformité avec elles) un dispo-sitif conçu pour un but particulier ; mais cela a également l'autre sens, celui auquel nous parlons de l'invention d'un jeu » (§ 492).

Il n'est évidemment pas possible d'ignorer qu'une insti-tution qui fonctionne remplit un certain rôle, a nécessaire-

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ment en fin de compte, si l'on veut, une certaine « utilité ». Mais, comme le souligne Wittgenstein, lorsqu'on considère ce phénomène spécifiquement humain qui consiste dans le fait de suivre une règle, la difficulté provient de ce qu'on ne peut ni expliquer l'autorité de la règle par son utilité ni se borner à constater simplement son autorité :

« La règle est, en tant que règle, détachée, elle se tient pour ainsi dire là dans sa magnificence, bien que, ce qui lui donne de l'importance, ce soient les faits de l'expérience quotidienne.

Ce que j'ai à faire est quelque chose comme : décrire la fonction d'un roi ; — tâche que je dois accomplir sans tomber dans l'erreur qui consisterait à expliquer la dignité royale à partir de l'utilité du roi ; et sans avoir cependant le droit de laisser de côté ni l'utilité ni la dignité » (Bemer-kungen ùber die Grundlagen der Mathematik, V, 3).

Il est incontestable que, parmi nos jeux de langage, beau-coup perdraient immédiatement toute signification si l'on supprimait certains faits généraux de la nature, en particulier de la nature organique de l'homme ; mais cela n'implique pas que, lorsque nous voulons connaître leur signification, nous soyons d'abord ou uniquement à la recherche de faits de ce genre.

Le troisième point mentionné par Moore rapproche l'ex-plication de l'ethnologue, tout comme celle du psychanalyste, d'une explication esthétique. Comprendre une coutume magi-que ou religieuse, un rite, une fête, une cérémonie, etc., est quelque chose qui ressemble beaucoup plus à la compréhen-sion d'une œuvre d'art qu'à l'explication scientifique d'un phénomène naturel. Cette compréhension s'obtient, nous l'avons vu, essentiellement par arrangement de cas sembla-bles au sein de grandes familles, c'est-à-dire par comparaison, analogie, homologie, contraste, etc. Ce qui est important dans la grande synthèse évolutionniste, c'est la synthèse et non pas l'hypothèse d'évolution ; les connexions conceptuelles et non les liaisons historiques.

En fait, pour Wittgenstein, on a « expliqué » une pra-tique comme celle des fêtes du feu en Europe lorsqu'on a 1) mis en évidence les « ressemblances familiales » qui exis-tent entre les différentes formes qu'elle prend selon les cas

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(cf. ce qu'il dit, à propos de l'esthétique, de notre « percep-tion » de l'identité d'expression entre deux visages) ; 2) mis cette pratique en relation avec un instinct ou une tendance en nous-mêmes :

« La chose la plus frappante me semble être, en dehors des ressemblances, la diversité de tous ces rites. C'est une multiplicité de visages avec des traits communs, qui émer-gent de nouveau ici et là. Et ce que l'on pourrait faire serait de tracer des lignes qui relient les composantes com-munes. Il manque alors encore une partie à notre vision des choses et c'est celle qui met ce tableau en liaison avec nos propres sentiments et pensées. Cette partie donne à la vision des choses sa profondeur.

Dans toutes ces coutumes on voit effectivement quelque chose qui est semblable à l'association des idées et qui lui est apparenté. On pourrait parler d'une association des coutumes » (F, p. 246).

Le cycle du Rameau d'or est, pour Frazer, le tableau de la longue évolution de l'humanité atteignant progressivement à l'âge de la science à travers les stades de la magie et de la religion. Nous pouvons conclure des remarques de Witt-genstein qu'il récuse sans doute implicitement la distinction tranchée que Frazer essaie d'établir entre la magie et la reli-gion, mais accentue au contraire la distinction entre la magie et la religion d'une part, la science d'autre part, refusant de considérer les premières comme des phénomènes qui peuvent être mis sur le même plan que la seconde et lui être comparés à titre de « stades » antérieurs. Considérons, par exemple, le fait qu'il n'y a pas à proprement parler de progrès dans la magie. Cela ne prouve pas que la magie soit de la (fausse) science qui stagne, mais bien qu'il y a entre elle et la science une différence de catégorie : « Aussi simple que cela puisse paraître : la différence entre magie et science pourrait être exprimée dans le fait qu'il y a dans la science un progrès, mais pas dans la magie. La magie n'a pas de direction d'évolution qui réside en elle-même » (ibid.).

Les Remarques sur « Le Rameau d'or » (surtout la deuxième partie) ne constituent évidemment en un certain sens rien de plus que de simples notes de lecture. Si nous les avons citées si longuement, ce n'est certes pas avec l'inten-

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tion d'ajouter quoi que ce soit à la critique des idées de Frazer, qui a été faite en temps utile, ni parce qu'il est de bon ton d'adopter aujourd'hui sur la « mentalité primitive » un point de vue diamétralement opposé à celui des ethno-logues transformistes, mais parce qu'elles constituent le com-plément indispensable des Leçons sur l'esthétique, la psycho-logie et la croyance religieuse, et l'un des textes les plus éclai-rants de Wittgenstein, l'un de ceux où s'expriment le plus vigoureusement certaines tendances profondes de sa philo-sophie. Bien que celle-ci soit une philosophie en miettes, elle doit être néanmoins interprétée en fonction de certaines cons-tantes fondamentales qui n'apparaissent peut-être nulle part aussi nettement que dans des inédits. Un de ces traits per-manents les plus caractéristiques est une hostilité dirigée à part égale contre les formes naïves à'Aufklärung et contre leurs antithèses irrationalistes. Wittgenstein était, de toute évidence, convaincu qu'une compréhension exacte du sens et de la fonction des mythes nous éclairerait davantage sur la nature de la psychanalyse que celle-ci ne nous éclaire sur la nature des mythes. Et l'on comprend mieux, en voyant la considération qu'il pouvait avoir pour les mythes en général, celle qu'il manifestait au bout du compte pour ceux qu'il n'a cessé de combattre, à savoir les « mythes » philosophiques.

Dans les Remarques sur « Le Rameau d'or » nous voyons le rationalisme destructeur auquel nous faisions allusion au début s'exercer avec une virulence particulière contre un mythe rationaliste typique. Une telle attitude n'implique évi-demment aucune complaisance particulière pour les courants de pensée étrangers ou hostiles à la science. Wittgenstein s'en est pris avec une égale vigueur à la science en tant qu'elle engendre une mythologie et à la mythologie en tant qu'elle se donne pour de la science. Il a effectivement combattu pour un certain style de pensée, et non pas pour certaines pensées.

« Wittgenstein affirmait, nous disent deux de ses élèves, qu'aucune réponse à une question philosophique n'était jonne à quelque chose si elle ne parvenait pas à un homme lu moment où il en avait besoin. Cela impliquait une tenta-:ive pour vous faire voir que vous aviez réellement besoin l'une telle réponse. Ajoutez à cela qu'il 'espérait vous mon-ter que vous aviez des confusions dont vous n'aviez jamais

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LES CAUSES, LES RAISONS ET LES MYTHES"

pensé que vous pourriez les avoir.' Il serait honnête de dire qu'il essayait d'avancer petit à petit pour entrer dans une question et pour en sortir, en suivant l'ordre naturel et de la manière non technique dont tout homme complètement sin-cère réfléchissant en lui-même y arriverait. ('Vous devez dire ce que vous pensez réellement comme si personne, pas même vous, ne devait le surprendre.' 'N'essayez pas d'être intelli-gent ; dites-le ; puis faites entrer l'intelligence dans la pièce.6'). » Il ne fait aucun doute que nous avons particu-lièrement besoin dans notre pays de lire et relire Witt-genstein, parce que jamais peut-être on n'y a vu coïncider à ce point l'incompréhension fondamentale à l'égard de ce qui se passe dans les sciences avec la mythologie de la scientificité dans tous les domaines, et la lucidité philosophique procla-mée à tous les échos se traduire finalement par une confusion aussi spectaculaire.

Wittgenstein jugeait, semble-t-il, les philosophes tradition-nels essentiellement sur la qualité de leurs questions, et non sur celle de leurs réponses 7. Quoi que l'on puisse penser, d'une manière générale, de ses réponses (dans la mesure où elles existent), il est certain que ses questions à lui ne peuvent être traitées par l'indifférence ou le mépris. Mais il est pos-sible que nous soyons atteints en profondeur par cette mala-die qu'il a désignée du nom de « perte des problèmes » (Problemverlust) : « Un certain nombre de philosophes (ou quel que soit le nom qu'on doit leur donner) souffrent de ce qu'on peut appeler 111 os s of problems", "perte des problèmes". Tout leur paraît alors entièrement simple, il ne semble plus exister de problèmes philosophiques profonds, le monde devient étendu en largeur et plan, et perd toute profondeur ; et ce qu'ils écrivent devient infiniment plat et trivial. Rus-sell et H. G. Wells souffrent de ce mal » (Zettel, § 456). (Ce reproche pourra sembler, il est vrai, quelque peu injuste en ce qui concerne les deux auteurs cités.)

Il est certain que Wittgenstein souffrait plutôt, quant à lui, de la surabondance et de la virulence des problèmes, et

6. Gasking and Jackson, Wittgenstein as a Teacher, pp. 52-53. 7. Selon A. Kenny (« Aquinas and Wittgenstein », The Downside Review,

vol. LXXVII, 1959), interrogé un jour sur ce qu'il pensait de saint Thomas d'Aquin, Wittgenstein répondit que, bien qu'il ne pût avoir beau-coup de sympathie pour ses réponses, il trouvait ses questions excellentes.

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LA RIME ET LA RAISON

que son inadaptation foncière à la société moderne et à l'uni-vers des philosophes provenait en grande partie de cela. Mais c'est ce qui lui a permis de donner un exemple particulière-ment adapté à notre époque de ce qui peut encore être fait dans le domaine de la pensée « wenn die Irrtümer verbraucht sind » (quand les erreurs sont usées), comme dit un poème de Brecht.

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TABLE DES MATIERES

AVANT-PROPOS

I . — M Y S T I C I S M E ET LOGIQUE

Le « positivisme » de Wittgenstein. Scepticisme à l'égard des théories et des explications scientifi-ques en général. Démons et merveilles de la science moderne. La fascination exercée par les mathémati-ques. Le contraste entre le style du Tractatus et celui des Recherches philosophiques. Il n'y a qu'un pro-blème philosophique selon le Tractatus : la délimi-tation de l'univers du « dicible ». Le « mysti-cisme » selon Russell. Le Tractatus est-il mystique en ce sens ? L'atomisme logique ou le pluralisme absolu. Le problème de la temporalité. L'essence et les limites du monde selon le Tractatus L'inexprimabilité de la forme logique. La con-nexion entre l'éthique, le logique et le mystique. Mysticisme et limites du langage. Le « point de vue angélique » L'impossibilité d'un métalangage. Pourquoi elle n'est pas vraiment réfutée par la possibilité d'une hiérarchie de langages. Unicité du langage et inuti-lité d'un discours sur le langage. La forme générale de la proposition et l'essence du monde. L'impos-sibilité de décrire et de justifier la « grammaire » dans la seconde philosophie de Wittgenstein. Pour-quoi la logique est considérée comme inexprimable dans le Tractatus. Il ne peut y avoir une théorie de la déduction. La logique et 1' « expérience » mystique

I I . L A VOIE E T L E MOYEN

Wittgenstein et le « métier » de philosophe. Son attitude personnelle à l'égard du discours philoso-phique sur la morale. Etait-il spinoziste ou kantien en éthique ? Les traits les plus marquants de sa personnalité morale : populisme, ascétisme, volon-tarisme, stoïcisme. Peut-on déduire des propositions évaluatives de propositions descriptives ? La réponse négative du Tractatus. Le problème de la rétribution

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morale. Les deux sens des mots « bien » et « devoir ». Le problème de la vie est le problème du bonheur. L'immortalité de l'âme ne constitue pas une solution. La volonté humaine est sans pou-voir sur le monde. Le Dieu du Tractatus 84 Qu'est-ce fondamentalement que l'éthique ? Trois expériences non factuelles douées de « valeur absolue ». Les propositions de l'éthique et de la religion sont dénuées de sens. L'inspiration de la Conférence sur l'éthique est néanmoins encore essentialiste et relativement traditionnelle 94 Peut-il y avoir une obligation morale quelconque selon le Tractatus ? Les apories des Carnets. La vision du monde sub specie aeternitatis se situe par-delà le bien et le mal. L'impossibilité de juger en morale. Tout comme les mathématiques, l'éthi-que ne peut avoir de « fondement ». Pourtant le relativisme éthique comme théorie philosophique n'a pas de sens clair 100 L'hostilité de Wittgenstein au rationalisme moral. Fondateurs et généalogistes en morale. La futilité d'une « science » fondatrice ou destructrice de l'éthique. La « vraie » mathématique, la « vraie » morale et la « vraie » vie 111

[ I . L A VOLONTÉ, L E DESTIN E T L A GRACE 1 1 7 Le monde est indépendant de ma volonté. Pourtant il y a manifestement des événements qui sont sous le contrôle de ma volonté et d'autres qui ne le sont pas. La volonté phénoménale et la volonté éthique. En quel sens la volonté éthique peut modi-fier le monde. Le sujet pensant et le sujet voulant. Le bonheur est dans la soumission aux événements du monde. Le problème de la mort et le suicide. Peut-il encore y avoir une éthique si la volonté phé-noménale est complètement inopérante ? L'éthique est une « condition du monde ». Le vouloir est-il une expérience ? La conception de la volonté dans les Carnets et dans les Recherches philosophi-ques. Causalité, libre arbitre et responsabilité .. 129 Le monde de l'homme heureux et celui de l'homme malheureux. L'attitude de Wittgenstein à l'égard de la religion. Le « mysticisme » du Tractatus dérive-t-il d'une expérience mystique au sens usuel

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TABLE DES MATIÈRES

du terme ? La critique wittgensteinienne de la notion de bien absolu. Le malheur et la faute . . 137 Qu'est-ce qu'un problème moral ? Un exemple discuté par Wittgenstein. Comment se « résout » une difficulté morale. Délibération et discussion en éthique. Un problème moral est toujours un problème personnel. Qu'est-ce qu'un point de vue moral ? Peut-on rejeter la morale, être « en dehors » de la morale ? 144

I V . — LA VOIX UNIVERSELLE ET LE DISCOURS CRITIQUE 1 5 3 La finalité de l'art selon Wittgenstein. L'objet de l'esthétique : l'esthétique n'est pas une théorie du beau. L'idée importante dans une appréciation esthétique est une idée de « correction » ou d' « incorrection ». Le jugement esthétique pré-suppose un langage et une forme de vie. Le rôle des sensations et des images dans la « compréhen-sion » d'une œuvre d'art. La signification d'une œuvre d'art et la signification d'une phrase. Qu'est-ce que 1' « attitude esthétique » ? De quelle nature est le plaisir dit « esthétique » ? Le beau et l'agréable. Esthétique et psychologie. L'explica-tion esthétique n'est pas une explication causale des réactions esthétiques. Comment se résout une perplexité esthétique. Les raisons et les causes. Le sens de l'œuvre d'art n'est pas 1' « effet » de l'œuvre d'art 168 Le problème de l'objectivité en esthétique. Qu'est-ce qu'une « bonne » explication ou une « bonne » raison ? L'anthropologisme de Wittgenstein. Ce que peuvent être des raisons en esthétique. Le pro-blème de la description exacte d'une impression esthétique. Il est essentiel que des raisons puissent persuader et également ne pas persuader. Esthéti-que et philosophie. Formes d'art et formes de vie. Le prestige de l'explication générale. Les explica-tions psychanalytiques sont des explications esthé-tiques. La « bonne » interprétation est celle qui nous satisfait. A quelle condition une explication génétique peut-elle être une explication de sens ? En quel sens la psychanalyse peut être considérée comme une mythologie 178 « Voir quelque chose comme quelque chose » : le problème de la lecture d'une image ambiguë.

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LA RIME ET LA RAISON

Le mythe de la représentation intérieure privée. L'œil innocent est aveugle. Voir et interpréter. En quel sens nous pouvons et en quel sens nous ne pouvons pas faire voir à autrui ce que nous voyons. La critique est en un certain sens la continuation de la perception par d'autres moyens, et la percep-tion le commencement de la critique 196

V . — L E S C A U S E S , LES RAISONS E T LES MYTHES . . . . 2 0 5 Certaines « théories » sont en réalité des manières de voir séduisantes que l'on nous a persuadés d'accepter. La sensation contradictoire d'attraction-répulsion que nous éprouvons en face de certaines explications est la caractéristique propre des expli-cations mythologiques. L'essentialisme et le scien-tisme de Freud. L'origine des mythes intellectuels est essentielle-ment le manque d'imagination. C'est ce qui expli-que, par exemple, l'ethnocentrisme de Frazer. Les conceptions magiques et religieuses ne sont pas du tout des conceptions scientifiques erronées. Dans quelle mesure peut-on expliquer des actes rituels par des théories ou des croyances ? Les explications génétiques historiques sont d'un inté-rêt tout à fait secondaire. La magie est, comme la philosophie, profondément enracinée dans le lan-gage 212 Ce dont on a besoin pour expliquer une coutume ou un rite n'est pas une hypothèse causale sur ce qui a provoqué son apparition. Explication histori-que et explication structurale : le concept à'iiber-sichtliche Darstellung. La profondeur non hypo-thétique d'une pratique rituelle ne peut dépendre de son origine hypothétique. La provenance n'explique pas par elle-même le sens ; c'est plutôt le sens évident qui rend évidente l'idée d'une cer-taine provenance 221 La place des Remarques sur « Le Rameau d'or » dans les réflexions de Wittgenstein. Qu'est-ce que comprendre une institution ? La critique de l'utili-tarisme. Wittgenstein est un Aufklàrer résolument hostile à certaines formes superficielles et sim-plistes d'Aufklàrung. Sa philosophie est un rationa-lisme militant dont un élément essentiel est une conscience aiguë des limites de la rationalité . . 228

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• CRITIQUE .

G e o r g e s Batai l le , LA PART MAUDITE, p r é c é d é de LA NOTION DE DÉPENSE. Jean-Marie Benoist, TYRANNIE DU LOGOS. Jacques Bouveresse, LA PAROLE MALHEUREUSE. De l'alchimie linguistique à la gram-

maire philosophique. — WITTGENSTEIN : LA RIME ET LA RAISON. Science, éthique et esthétique. — LE MYTHE DE L'INTÉRIORITÉ. Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein. — LE PHILOSOPHE CHEZ LES AUTOPHAGES. — RATIONALITÉ OU CYNISME.

M i c h e l B u t o r , RÉPERTOIRE I. — RÉPERTOIRE II . — RÉPERTOIRE III . — RÉPERTOIRE I V . — RÉPERTOIRE V et dernier.

Pierre Charpentrat, LE MIRAGE BAROQUE. Pierre Clastres, LA SOCIÉTÉ CONTRE L'ETAT. Recherches d'anthropologie politique. Hubert Damisch, RUPTURES/CULTURES. G i l l e s D e l e u z e , LOGIQUE DU SENS. — L'IMAGE-MOUVEMENT. Gilles Deleuze, Félix Guattari, L'ANTI-ŒDIPE. — KAFKA. Pour une littérature mineure.

— MILLE PLATEAUX. J a c q u e s D e r r i d a , DE LA GRAMMATOLOGIE. — MARGES DE LA PHILOSOPHIE. — POSITIONS. Jacques Derrida, Vincent Descombes, Garbis Kortian, Philippe Lacoue-Labarthe,

Jean-François Lyotard, Jean-Luc Nancy, LA FACULTÉ DE JUGER. V i n c e n t D e s c o m b e s , L'INCONSCIENT MALGRÉ LUI. — LE MÊME ET L'AUTRE. Quarante-

cinq ans de philosophie française ( 1 9 3 3 - 1 9 7 8 ) . — GRAMMAIRE D'OBJETS EN TOUS GENRES.

G e o r g e s D i d i - H u b e r m a n , LA PEINTURE INCARNÉE, suivi de LE CHEF-D'ŒUVRE INCONNU par Honoré de Balzac.

Jacques Donzelot, LA POLICE DES FAMILLES. Thierry de Duve, NOMINALISMB PICTURAL. Marcel Duchamp, la peinture et la

modernité. S e r g e F a u c h e r e a u , LECTURE DE LA POÉSIE AMÉRICAINE. André Green, UN ŒIL EN TROP. Le complexe d'Œdipe dans la tragédie. — NARCISSISME

DE VIE, NARCISSISME DE MORT. André Green, Jean-Luc Donnet, L'ENFANT DE ÇA. Psychanalyse d'un entretien : la

psychose blanche. Luce Irigaray, SPÉCULUM. De l'autre femme. — CE SEXE QUI N'EN EST PAS UN. — AMANTE

MARINE. De Friedrich Nietzsche. — L'OUBLI DE L'AIR. Chez Martin Heidegger. ETHIQUE DE LA DIFFÉRENCE SEXUELLE. — PARLER N'EST JAMAIS NEUTRE.

Garbis Kortian, MÉTACRITIQUE. J a c q u e s L e e n h a r d t , LECTURE POLITIQUE DU ROMAN • LA JALOUSIE • D'ALAIN ROBBE-GRIL-

LET. Pierre Legendre, JOUIR DU POUVOIR. Traité de la bureaucratie patriote. E m m a n u e l Lev inas , QUATRE LECTURES TALMUDIQUES. — Du SACRÉ AU SAINT. Cinq

nouvelles lectures talmudiques. — L'AU-DELA DU VERSET. Lectures et discours talmu-diques.

J e a n - F r a n ç o i s L y o t a r d , ÉCONOMIE LIBIDINALE. — LA CONDITION POSTMODERNE. Rap-port sur le savoir. — LE DIFFÉREND.

L o u i s M a r i n , UTOPIQUES : JEUX D'ESPACES. — LE RÉCIT EST UN PIÈGE. F r a n c i n e M a r k o v i t s , MARX DANS LE JARDIN D'ÉPICURE. Michèle Montrelay, L'OMBRE ET LE NOM. Sur la féminité. Michel Pierssens, LA TOUR DE BABIL. La fiction du signe. Claude Reichler, LA DIABOLIE. La séduction, la renardie, l'écriture. Alain Rey, LES SPECTRES DE LA BANDE. Essai sur la B. D. A l a i n R o b b e - G r i l l e t , POUR UN NOUVEAU ROMAN. Charles Rosen, SCHŒNBËRG. Clément Rosset, LE RÉEL. Traité de l'idiotie. — L'OBJET SINGULIER. — LA FORCE

MAJEURE. — LE PHILOSOPHE ET LES SORTILÈGES. F r a n ç o i s R o u s t a n g , UN DESTIN SI FUNESTE. — ... ELLE NE LE LÂCHE PLUS. — LE BAL

MASQUÉ DE GIACOMO CASANOVA. M i c h e l Serres , HERMES I. : LA COMMUNICATION. — HERMES II : L'INTERFÉRENCE.

HERMES III : LA TRADUCTION. — HERMES IV : LA DISTRIBUTION. — HERMES V : LE PASSAGE DU NORD-OUEST. — JOUVENCES. Sur Jules Verne. — LA NAISSANCE DE LA PHYSIQUE DANS LE TEXTE DE LUCRÈCE. Fleuves et turbulences.

Michel Thévoz, L'ACADÉMISME ET SES FANTASMES. Jean-Louis Tristani, LE STADE DU RESPIR. Paul Zumthor, PARLER DU MOYEN ÂGE.

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CET OUVRAGE A ÉTÉ ACHEVÉ D'IMPRIMER LE TRENTE ET UN JUILLET MIL NEUF CENT QUA-TRE-VINGT-CINQ SUR LES PRESSES DE JUGAIN IMPRIMEUR S A. A ALENÇON ET INSCRIT DANS LES REGISTRES DE L'ÉDITEUR SOUS LE NUMÉRO

2047

Dépôt légal : juillet 1985