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Armand Colin Des Altérités de la langue. Plurilinguismes poétiques au Moyen Âge Author(s): DANIEL HELLER-ROAZEN Source: Littérature, No. 130, ALTÉRITÉS DU MOYEN ÂGE (JUIN 2003), pp. 75-96 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704915 . Accessed: 14/06/2014 22:12 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 91.229.229.162 on Sat, 14 Jun 2014 22:12:57 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Armand Colin

Des Altérités de la langue. Plurilinguismes poétiques au Moyen ÂgeAuthor(s): DANIEL HELLER-ROAZENSource: Littérature, No. 130, ALTÉRITÉS DU MOYEN ÂGE (JUIN 2003), pp. 75-96Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704915 .

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■ DANIEL HELLER-ROAZEN, PRINCETON UNIVERSITY

Des Altérités de la langue.

Plurilinguismes poétiques

au Moyen Âge

PARTITIONS

Qu'il y ait des altérités de la langue, que la langue, tout en étant une, diffère d'elle-même, et que sa seule unité réside dans l'espace de cette différence, c'est Dante qui l'a indiqué, et ce, dès les premières phrases du traité inachevé que l'on a coutume de désigner sous le nom de De Vulgari Eloquentia. C'est Dante qui l'a indiqué, mais non pas déclaré, car le fait que la parole humaine soit toujours déjà divisée en elle-même n'est rien de plus (ni de moins) que le sujet de son art poéti- que, au sens strict du terme technique subjectum tel qu'il est évoqué au début de l'œuvre: c'est son «fondement», qui, à la différence des énon- cés qui portent sur lui, ne saurait être démontré en tant que tel, n'étant que ce qui doit être «posé d'abord» pour que le discours philosophique puisse avoir lieu (littéralement subjectum , hypokeimenon , mawdu ', selon les lexèmes gréco-arabes qui hantent le vocabulaire scolastique du texte) K Il s'agit donc en vérité d'un axiome, qui assure à la fois la matière du traité et sa partition essentielle, et qui fait que la langue ne se laisse nommer qu'à travers une double figure, dont cette oeuvre aura donné la première et indépassable esquisse: d'une part, celle de la locutio prima ou vulgaris , que l'on traduit par «vulgaire», et de l'autre, celle de la locutio secunda ou gramatica , que l'on rend à grand'peine dans les lan- gues modernes, par le terme de «grammaire».

Quel est le sens de cette partition de la langue, qui fait que la parole ne se laisse saisir qu'à travers une division originelle et irré- ductible? Les équivoques sont ici difficiles à éviter, et il n'est pas possi- ble de déterminer le sens exact du couple conceptuel vulgaris- gramatica tant que l'on ne se rappelle pas les termes exacts employés par le poète- philosophe dans ses premières définitions. Dante écrit:

1 . Sur le terme technique de subjectum comme traduction de hypokeimenon , et comme subjectum metaphy- sicae de la philosophie médiévale, on se rapportera au premier chapitre du livre de J.-F. Courtine, Suarez et le système de la métaphysique, Paris, PUF, 1990, «Qu'est-ce que la métaphysique? L'horizon de la problé- matique scolastique», p. 9-30. Sur le mot mawdu', on consultera A.-M. Goichon, Lexique de la langue phi- losophique d'Ibn Sina, Paris, Brouwer, 1938, p. 438-39, et, du même auteur, Introduction à Avicenne, son épître des définitions, Paris, Brouwer, 1933, p. 79-80.

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Mais comme il faut que toute discipline ait pour tâche non pas de définir mais de déclarer plutôt son sujet, pour que l'on sache sur quoi elle se fonde, nous disons, pour nous confronter rapidement à la question, que nous appelons lan- gue vulgaire cette langue à laquelle les enfants sont habitués par ceux qui les entourent, dès qu'ils commencent à distinguer les voix; ou encore, puisque ce peut être dit plus brièvement, nous affirmons que la langue vulgaire est celle que nous recevons en imitant sans aucune règle notre nourrice. Nous avons une autre langue secondaire que les Romains ont appelée grammaire. Les Grecs aussi ont cette langue secondaire et d'autres peuples encore, mais non pas tous; en vérité peu parviennent à en user, car ce n'est que par des études longues et assidues que nous nous réglons et instruisons en elle.

Sed quia unamquanque doctrinam oportet non probare, sed suum aperire su- biectum, ut sciatur, quid sit super quod illa versatur, dicimus, celeriter acten- dentes, quod vulgarem locutionem appellamus eam qua infantes assuefiunt ab assistentibus cum primitus distinguere voces incipiunt; vel, quod brevius dici potest, vulgarem locutionem asserimus quan sine omni regular nutricem imi- tantes accipimus. Est et inde alia locutio secundaria nobis, quam Romani gra- maticam vocaverunt. Hanc quidem secundariam Greci habent et alii, sed non omneš : ad habitům vero huius pauci perveniunt, quia non nisi per spatium temporis et studii assiduitatem regulamur et doctrinamur in illa. 2

Les caractéristiques qui sont dites ici différencier la locutio prima de la locutio secunda sont à présent si connues qu'il est à peine nécessaire de les rappeler: les distinctions entre la «première langue» qui nous a tou- jours déjà entouré, que l'enfant apprend immédiatement, «en imitant sans aucune règle sa nourrice», et la «langue secondaire», possédée par une minorité, que l'on ne saurait acquérir qu'à travers la maîtrise progressive des règles, nous sont devenues tellement familières que l'on entrevoit à peine le fond sur lequel elles ont été tracées. Car ces déterminations ne peuvent être dotées d'aucun sens précis tant que l'on n'a pas abordé cette question terminologique décisive: que faut-il entendre ici par locutio ?

Qu'il ne s'agisse pas de distinguer des langues différentes, au sens où l'entendent les sciences du langage modernes, et en dépit des termes de la traduction française que je viens de lire, cela s'impose à nous pour plusieurs raisons, qui se laissent déduire tant de ce passage que de ce qui est dit plus loin des deux entités linguistiques dont il est question dans le traité. Commençons par ce passage fondamental. De prime abord, il est à noter que cette première définition des locutiones ne nous fournit aucun indice d'une différence entre langues particulières: aucune représentation de leur distribution géographique, par exemple; aucune discussion de leur développement historique; aucune caractérisation, enfin, qu'elle soit diachronique ou synchronique, des locutiones , quant à leurs propres pho- nétique, morphologie, et syntaxe. Une deuxième raison peut être tirée de

2. De Vulgari Eloquentia, I, 1, 2-3, texte latin dans Dante Alighieri, Opere minori, vol. III, t. 2 {De Vulgari Eloquentia et Monarchia ), P. V. Mengaldo et B. Nardi (éd.), Milan-Naples, Ricciardi Editore, 1996, p. 28-30.

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la caractérisation de la prima locutio que l'on retrouve quelques pages plus loin dans le traité. Il doit être rappelé que la distinction entres les langues, telle que nous l'entendons, n'est pas complètement étrangère à Dante. La preuve en est que, lorsqu'il se donne pour tâche de considérer et de classer les diverses formes de parole apparues à la suite de la con- fusion qu'il croit retrouver dans le mot de Babel , il le fait précisément en offrant une analyse de leurs constituants linguistiques (c'est ainsi, par exemple, que Dante se servira des particules affirmatives - si, oc, oïl - , proposant ce que l'on serait tenté de considérer aujourd'hui comme une première taxinomie tripartite des langues romanes, mais il les distin- gue toutes trois du parler de l'Europe septentrionale, qu'il distingue à son tour du parler grec). Ce qu'il faut retenir en tous les cas, c'est que Dante se sert d'un terme qui n'entretient aucun rapport lexical avec celui dont il est ici question, locutio ; lorsqu'il discute d'une différence entre langues, au sens de la science du langage qui s'est constituée à la fin du XIXe, il se sert d'un autre terme, à savoir: ydioma. Une troisième raison, fournie cette fois par la définition brève mais décisive de la secunda locuctio un peu plus loin, est la suivante: si courante que soit l'acception de gramatica dans le discours linguistique du Moyen Age et la Renais- sance, en particulier en Italie, comme synonyme de ce que nous appe- lons le «latin» (d'Uc Faidit à Guido delle Colonne, et de Villani à Machiavel), l'usage qu'en fait Dante ne peut avoir cette signification à cet endroit. Non seulement, lit-on dans ce passage initial, les Grecs pos- sédaient déjà ce que les Romains appelaient gramatica , mais la définition de la secunda locutio que l'on retrouve dans le neuvième cha- pitre du premier livre du De Vulgari Eloquentia ne laisse aucun doute sur le fait qu'elle ne saurait coïncider avec une langue particulière: car il est écrit dans ce passage que la grammaire n'est pas un parler particu- lier, mais au contraire «rien d'autre que l'inaltérable identité de la parole dans des temps et des lieux différents» (nichil aliud... quam quedam inalte rabilis locutionis ydemptitas diversibus temporis atque locis) 3.

Tout se passe comme si, dans l'opposition entre langue «vulgaire» et «grammaire» (si l'on nous permet de retenir ces traductions approxi- matives), il n'était pas question, en vérité, d'une distinction entre lan- gues données, comme on le dit souvent, ni même entre «degrés» ou «registres» définis (pour reprendre les termes employés par Paul Zumthor dans l'interprétation importante qu'il donna de ce texte) 4. Il semblerait qu'il s'agisse plutôt d'intensités, dans le sens que prend ce terme dans la philosophie médiévale5, c'est-à-dire de forces immanentes

3. Ibid., I, IX, 11, p. 78. 4. Voir P. Zumthor, Langue et techniques poétiques à l'époque romane (xf -XIIIe siècles), Paris, Klinck- sieck, 1963, passim, et sur ce passage du De Vulgari Eloquentia en particulier, p. 27-31. 5. On se reportera a 1 ouvrage fondamental consacre a ce sujet par Anneliese Maier dans la premiere partie de son beau livre, Zwei Grundprobleme der scholastischen Naturphilosophie. Das Problem der intensiven Grösse, die Impetustheorie, [troisième édition], Rome, Edizioni di storia e letteratura, 1968.

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qui traversent et transforment une substance unique, à laquelle Dante donne le nom de locutio : l'une, qui porte la langue au delà (ou en deçà) de toute règle, qui la fait échapper à la localisation et périodisation dans l'espace et le temps, qui la rend «variante» et «fluctuante» comme Dante l'écrit ailleurs, «selon la volonté de la parole de l'individu», et une autre, qui porte la langue vers la normalisation par un système de règles toujours plus étroit, jusqu'au point où, à l'inverse, elle «ne peut dépendre de la volonté de la parole de l'individu, et ne peut varier» (nulli singulari arbitrio videtur obnoxia , et per consequens nec variabilis potest ); une force, autrement dit, qui consiste en l'augmentation d'une variabilité à la fois synchronique et diachronique, dont la conséquence est la soustraction de la langue à toute possibilité d'indentification, et une autre, qui lui prête «l'inaltérable identité de la parole dans des temps et des lieux différents»6. S'il en est ainsi, le terme de «gram- maire» a peu à voir avec son homonyme dans les sciences du langage modernes: il ne saurait être, comme il l'est aujourd'hui, le nom d'une structure inhérente à toute langue en tant que telle, par laquelle chaque langue est une et, en cela, à la fois ressemble et ne ressemble pas aux autres (comme le français, grâce à sa grammaire, ressemble et ne res- semble pas à l'espagnol, à l'allemand, et au japonais); il ne saurait être, autrement dit, la forme qui définit chaque langue, que le linguiste met- trait au jour, et selon laquelle l'ensemble fini des phrases correctes dans chaque langue serait en principe délimitable.

Dans le propos de Dante, en tous les cas, l'articulation de l'opposi- tion des locutiones n'est qu'un prolégomène. Car c'est du partage originel de la langue au début du De Vulgari Eloquentia qu'émerge le véritable objet du traité, qui occupera Dante tout au long de son ouvrage, et dont les critiques et philologies médiévales modernes n'ont pas toujours su retenir l'importance: une puissance de la parole, ici appelée «vulgaire», qui fait qu'à toute époque et en tout lieu, la langue, dans sa première détermination, est soustraite à la règle et par conséquent insaisissable en tant que telle par la science; une force qui travaille la langue et qui fait d'elle un être de suspens qui n'est jamais encore elle-même, ou bien toujours déjà une autre. C'est ainsi que la division structurale de la locu- tio du début du traité donne suite, à travers la méditation sur la perte de la langue adamique, à cette série de divisions et de divisions de divisions croissantes que l'on a traitées comme une anticipation des premières his- toires linguistiques, mais qui n'est en vérité qu'un effort pour porter la scission constitutive de la langue à ses limites : de la langue de Noé à la division interne de l'hébreu, dont émerge cette langue toujours déjà par- tagée qu'est Vydioma tripharium parlé en Asie, en Europe septentrionale, et en Europe méridionale7, à la division de cette dernière, et à l'appari- 6. De Vulgari Eloquentia, I, IX, 11, p. 78. 7. Ibid., I, VIII, 2, p. 64.

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tion d'une deuxième «langue triple» (ydioma tripharium ) 8, faite des idiomes d'«oïl», d'«oc», et de «si», dont le dernier, enfin, se trouve fragmenté à son tour entre ses parlers irréductibles, selon la loi qui veut que «chacune des variations varie en elle-même» ( quare quelibet istarum variationum in se ipsa variatur). 9

Le De Vulgari Eloquentia nous offre, en cela, l'indépassable réflexion philosophique sur ce fait que les littératures de l'Europe médiévale, comme aucune autre auparavant et peu d'autres par la suite, explorent sans cesse: que la langue est non seulement porteuse et expression d'altérité, mais qu'elle est à la fois faite et défaite par les altérités, qui la décomposent au moment même de sa composition. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner du fait que le traité de Dante, qui prend comme point de départ la division de la parole et les divisions de sa division, se révèle pour cette raison, au fur et à mesure, un art poétique, qui nous offre une nouvelle classification des formes poétiques inventées par les auteurs des langues variées et variantes ; ces formes ne sont peut- être rien d'autre que des moyens par lesquels les écrivains médiévaux travaillent leur materia prima , procédés par lesquels ils explorent les altérités de la langue. Car qu'est-ce que la prosodie, et qu'est-ce que la versification, si ce n'est un moyen d'évoquer le partage de toute parole humaine, en décomposant et recomposant les énoncés par le biais d'unités et d'agencements d'unités ( canso et sirv entes , cobla et sirma , vers et rimes, accent, enfin, et syllabe) dont on ignorait jusqu'à la puissance propre? Qu'est-ce que l'écriture d'une langue scandée, si ce n'est une tentative de faire apparaître, dans le discours, le rythme de la divisibilité qui traverse toute langue humaine ?

C'est en effet l'une des hypothèses de mes recherches actuelles, que je propose de présenter en partie ici, que les techniques poétiques à l'époque médiévale se laissent rassembler en tant que techniques d'alté- ration de la langue. C'est ce que nous suggère, me semble-t-il, un singu- lier corpus de poésies lyriques médiévales dont je voudrai vous parler à présent, où les mécanismes de la rime, du rythme, et des structures stro- phiques constituent de véritables dispositifs de formation et de transfor- mation du discours, des procédés par lesquels une langue s'ouvre, par les voies de la poésie, à une autre et à elle-même comme une autre, et par laquelle elle nous offre, dans sa propre partition intense et irrépara- ble, la figure d'une parole humaine qui est, comme nulle autre, une.

8. Ibid., I, VIII, 5, p. 66. 9. Ibid., I, IX, 4, p. 74.

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SORTIES DE LA LANGUE

Il faut commencer par la fin, car c'est à la fin du poème que se trouvent les premières manifestations de la lyrique médiévale dans une langue que nous pourrons appeler, dans tous les sens du terme de Dante, vulgaire. L'histoire débute en Andalousie arabe, avec des textes que Samuel Miklos Stern a fait connaître à la philologie en 1948, par la publication de son essai «Les Vers finaux en espagnol dans les muwas- hahs hispano-hébraïques: une contribution à l'étude du vieux dialecte espagnol "mozarabe"» l0. C'est dans ce modeste article que Stern a annoncé la découverte codicologique qui a fait trembler l'édifice de l'histoire littéraire européenne, telle qu'elle avait été conçue par les grands philologues des XIXe et XXe siècles. La découverte de Stern peut se résumer, grosso modo , en deux thèses. La première affirme qu'il y a, en langue romane, une tradition poétique plus ancienne que celle des troubadours et des trouvères, qui les précède de plus d'un siècle. La deuxième constate que les textes de cette tradition, écrits dans un parler roman andalou, proviennent de l'Espagne arabe (nommée Al-Andalus), et se trouvent insérés à la fin de poésies amoureuses andalouses, cachés, pour ainsi dire, derrière des lettres sémitiques, et écrits dans le dialecte que l'on a désigné (de ce mot lourd de préjugés) le «mozarabe» et que l'on connaissait déjà du temps de Stern grâce à des sources épigraphi- ques. Dans son article de 1948, Stern identifie vingt de ces «vers finaux» dans des poésies strophiques hispano-hébraïques; quelques années plus tard, d'autres arabisants en découvrirent d'autres à la fin de poésies arabes, et le corpus compte aujourd'hui une soixantaine de telles «fins», dont la prèmière qui se laisse dater avec certitude est de 1042, et la dernière, de 1349.

On sait que la découverte de Stern a donné suite à ce que l'on a appelé, sans exagération, «peut-être le débat le plus véhément des scien- ces humaines au XXe siècle» n, dans lequel les spécialistes n'ont pas tardé à prendre position dans les champs philologique, historique, et lin- guistique, sur la question des «vers finaux» hispano-arabes et hispano- hébraïques, et dans lequels la violence des polémiques entre érudits n'est jamais parvenue à masquer les enjeux politiques et idéologiques de ce que l'on a appelé, après Alfred Jeanroy, les «origines de la poésie lyrique» (Stern n'aura été que la première cible de ces polémiques: quelques années après la parution de son article, éminent modèle de

10. Andalus, 13 (1948), 299-346. Voir la version amplifiée de l'article, publiée comme livre en 1953: Les Chansons mozarabes. Les Vers finaux (kharjas) en espagnol dans les muwashshahs arabes et hébreux, Pa- lerme, U. Manfredi Editore, 1953, ainsi que le volume posthume de S. M. Stern, L. P. Harvey (éd.), Hispa- no-Arabie Strophic Poetry , Oxford, Clarendon Press, 1974, qui contient notamment la thèse de Stern, «The Old Andalusian Muwashshah» (p. 1-160). 11. L expression est du livre fondamental de hedenco comente, ťoesia aiaiectai araoe y romance en ai- Andalus (Cejeles y xarajãt de muwassahät), Madrid, Gredos, 1997, p. 8.

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rigueur philologique, il se voyait traité par un collègue espagnol, de malogrado judío palestino ). Cependant, les commentaires postérieurs n'ont pas pu ébranler la découverte sternienne: il fallait dorénavant con- sidérer comme un donné que la première poésie dans une langue euro- péenne n'était pas à chercher dans la poésie «européenne»; mais qu'elle était, pour différentes raisons (soutenues par de multiples hypothèses), dans un parler «roman», mélangée à des éléments de lexique hébraïque et arabe, peut-être inscrite dans des mètres classiques de la poésie bédouine, transcrite dans des lettres arabes et hébraïques, et inscrite à la fin de deux formes apparentées de poésie strophique andalouse, la muwaššaha arabe et la šir 'ezor hébraïque. Nous ne devons pas nous étonner, dès lors, que les historiens et les philologues médiévistes ne se soient pas aperçus de son existence, en dépit de leurs inlassables enquê- tes sur les origines de la littérature en langue vulgaire; ils avaient tout simplement négligé d'étendre leur champ de fouilles au terrain des litté- ratures arabes et hébraïques du Moyen Âge.

En revanche, l'importance de la forme strophique andalouse n'a pas échappé aux médiévaux Arabes, et nous possédons un traité entier, qui date du XIIe siècle, consacré à son analyse, qui s'intitule La Maison de la broderie ( Dãr at-tirãz fi (amal al-muwaššahat). L'auteur, un Egyp- tien du nom de Ibn Sanã' al-Mulk, définit la forme de la composition comme celle d'«un discours qui obéit à un ordre particulier», et il carac- térise sa morphologie en des termes qui deviendront bientôt canoniques. La chanson andalouse, selon ce traité, consiste en six unités rimées entre elles (dites aqfãl, ou «serrures»), et cinq unités qui ne partagent pas de rime commune (dites abyãt , c'est-à-dire «maisons», ou, en métrique, «vers»). Le poème est dit débuter par une «serrure» ( qufl ) initiale de deux vers rimés, et se poursuivre avec cinq strophes de structure métri- que homologue, dans laquelle trois vers portant une nouvelle rime sont suivis de deux vers portant la rime de la première «serrure». La forme, à vrai dire, n'est pas absolument fixe: le couplet initial, par exemple, peut faire défaut, et en ce cas la composition, qui est alors dite «chauve» («aqra») et non «parfaite» ( tamm ), n'est composée que de cinq stro- phes. Toutefois, le principe fondamental de versification reste identique: selon une étymologie probable du terme muwa'ssah , qui semble dériver du verbe waššah , et du substantif wisãh , «gaine» 12, le poème est «tissu» et «brodé» de sorte que la fin en rappelle le début, et que le commence- ment, à son tour, en annonce déjà la fin. Son cours semblerait celui de la «ceinture» qui s'achève là où elle prend son départ, et qui, en com-

12. On a beaucoup discuté de l'étymologie du mot muwaššah. Voir, entre autres, Otto Zwartjes, «Hacia una nueva interpretación del tèrmine markaz ( =jarya ). La Jarya como puente», Al-Qantara, 10 (1989), p. 233-256, en particulier p. 233-235 ; et, contre l'interprétation traditionnelle du terme, on verra l'article de J. A. Abu Haidar, «The Muwashshahãt: Are They a Mystery?», Al-Qantara , 13 (1992), p. 63-81, repris dans le livre important de l'auteur, Hispano-Arabie Literature and the Early Provençal Lyrics , London, Curzon, 2001, p. 126-138.

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mençant, se termine, son trope étant celui de l'apotrope qui écarte le danger de la fin en l'incorporant à son début.

Les célèbres «vers finaux» de la chanson andalouse sont à situer dans cette structure strophique. Elle seule permet à la poésie arabe ou hébraïque de donner lieu, au seuil de sa disparition, à une nouvelle paro- le, qui porte toutefois la même rime que toutes les «serrures» précéden- tes, transcrite dans le même alphabet que le reste du texte : si le corps du texte est en arabe classique, son couplet final peut être énoncé dans un arabe parlé, ou dans le parler dit par les historiens de la langue espagno- le «mozarabe», ou plus précisément «roman andalou», à condition qu'il soit écrit en caractères arabes; si, en revanche, la poésie est en hébreu, ses vers finaux seront en arabe parlé, ou dans le roman andalou, tout en étant transcrits en caractères hébraïques. Les lettres d'une seule et même écriture, mises au service de la notation d'une homophonie qui dépasse la frontière entre les langues, ouvrent ainsi à la voix poétique la possibi- lité d'une altération fondamentale. À la fin de la poésie ce n'est plus le poète qui parle, mais un autre locuteur, le plus souvent «l'Aimé», auquel le poète, dans un geste ultime, passe la parole, et la langue ainsi parlée n'est pas épargnée non plus: elle sort, à son tour, de l'idiome de la chanson tout en se rattachant à ses sonorités par le moyen de la rime.

C'est ainsi que le poème, dans le temps qui lui est propre, annonce sa chute dans le silence, en mettant en scène une série de déplacements qui transforment tous les traits caractéristiques de la lyrique amoureuse. Aucune des structures poétiques de la composition ne reste intacte. La fin fait basculer le registre stylistique du discours littéraire de la poésie lyrique vers le jargon populaire, la prosodie, des mètres quantitatifs de la versification arabe littérale et hispano-hébraïque vers les rythmes inouïs des dialectes andalous, l'identité du sujet d'énonciation, de celle du poète à celle de l'Aimé, et la langue, enfin, d'un parler classique (qu'il soit arabe littéral ou hébreu biblique) vers une langue inouïe dessaisie, à tous points de vue, de ses propres lettres. Rattachée à sa sonorité initiale, la chanson andalouse se confronte ainsi à sa fin, en mettant en scène sa propre ruine ; au seuil de sa disparition, elle se défait de son identité.

Khar ja, «sortie» - ainsi désigne-t-on, dans le lexique technique de la versification arabe, la fin singulière de la chanson andalouse. Les oeuvres de poétique arabe classique qui en traitent insistent sur son rôle fondamental dans l'économie du poème entier. On lit ainsi dans le TawšV at-tawših d'as-Safadï que «la composition de la muwaššah com- mence par la kharja; elle est ensuite mise en vers, et dotée d'un mètre et d'une rime» 13; et il est remarquable que l'historien des lettres andalou- ses, Ibn Bassâm aš-Šantaríní, dans son Ad-dahîra fi mahãsin ahi al -

13. Salãh ad-din aî-Safadi, Tawši' at-tawših , A. Habib Mutlaq (éd.), Beirout, Dãr at-taqãfa, 1966 : li-'anna l-muwaššahina yuhassilüna 1-kharjata 'awwalan, thumma 'inna-hum yanzimüna 1-muwaššaha 'ala wazni- hã wa-qãfíyati-hã.

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jazira, se serve du terme technique de «centre» (markaz) pour désigner les vers étrangers sur lesquels la chanson entière doit être bâtie 14. Nous trouvons l'analyse la plus complète de la kharja dans le traité d'Ibn Sanã' al-Mulk. «La sortie», écrit-il,

c'est le poivre de la muwaššah, c'est son sel, son sucre, son musc, son ambre. Comme elle doit en être le résultat final, il faut qu'elle soit louable, et pour qu'elle soit le sceau ultime, il faut qu'elle soit le début, tout en étant placée à la fin. Je dis qu'il faut qu'elle soit le début, parce qu'il faut qu'elle soit la pre- mière chose qui vient à l'esprit du poète, ce qu'il compose avant tout, et avant même de choisir un mètre ou une rime. Libre et spontané, le poète qui pense aux mesures rythmiques et au mots légers qui sont agréables à l'ouïe, conve- nables à l'esprit, et doux au goût, se réjouit d'eux; il les accueille et les reçoit en travaillant sur eux et en faisant la muwaššah (à partir) d'eux; car le poète aura ainsi trouvé son fondement, et il aura saisi la queue où il lui faudra poser la tête.

wal-kharjatu hya 'abräru 1-muwaššahi wa-milhuhu wa-sukuruhu wa-miskuhu wa-'anbaruhu, wa-hya al-'ãqabatu wa-yanbagí 'an taküna hamïdatan wal- hãtimatu bal as-sãbaqatu, wa-'in känat al-ahïrata, wa-qüli as-säbaqatu li'an- nahã aliati yanbaghi 'an yasbiqa 1-khãtiru 'ilayha, wa-ya'amalahä min yanzi- mu 1-muwaššaha fi 1-awwali, wa-qabla 'an yataqayyada bi-waznin 'au qãfiati, wa-hïna yakünu musayyaban musarrahan wa-mutabahbihan munfasihan, fa- keyfa ma jä'ahu 1-lafzu wal-waznu khafifan 'ala-l-qalbi aniqan 'and as-sama 'i matbü'an 'and an-nafsi hulüan 'and adh-dhawqi tanäwalahu wa-tanawwa- lahu wa-'ämalahu wa-'amilahu wa-banä 'alayhi 1-muwaššaha li-'annahu qad wajada al-'asäd wa-'amsaka 1-danaba wa-nasaba 'alayhi r-ra'äsa15.

Ces quelques phrases de La Maison de la broderie méritent d'être lues en détail, car elles contiennent ce que l'on pourrait appeler une «poétique de la sortie» en miniature. La structure de la «sortie», telle qu'elle est formulée ici, est complexe: le début passé (. as-sãbiqa ) et le «sceau» à venir ( al-khãtima ), la «tête» (ar-ra'âs) et la «queue» (ad- danab ), la «sortie» est à la fois (pour reprendre une expression de Karl Kraus) «origine et but», le point de départ et le produit ultime de l'acti- vité poétique. Bref, la «sortie» apparaît ici comme la fin du poème dans tous les sens du terme: son point final, certes, mais aussi son but essen- tiel, ce dont il part et ce qu'il vise sans cesse. C'est le «résultat» (' ãqi - ba) que le bon poète ne perd jamais de vue: le lieu où l'oeuvre, au bord du silence, «sort» d'elle-même et de tout ce qui l'a définie jusqu'alors, en s' achevant et en se transformant au passage, à travers un seul et même ensemble de lettres, une seule et même rime, et une seule et même voix, hors de son énonciateur, hors de sa langue, et hors d'elle- même. L'architecture rhétorique, métrique et sémantique du poème tout

14. I. 'Abbas (éd.), Beirout, Dãr at-taqãfa, 1979, vol. I, t. 1, p. 469: wa-yusammï-hi 1-markaza, wa-yada'u 'alai-hi 1-muwaššahata. 15. J. Ar-Rikâbï (éd.), Damas, Dar al-fikr, 1980, p. 43.

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entier n'est rien d'autre que la préparation de cet événement, qui clôt la chanson andalouse en l'ouvrant, à travers le pur son insignifiant de la rime, au discours de l'autre et à un discours autre. «Sel, sucre, musc et ambre» de l'oeuvre littéraire, la «sortie» marque le lieu où une langue en devient une autre, et où une langue poétique - au seuil où la parole se transforme en silence - devient autre que toute langue une en tant que telle.

À L'AUBE DE LA PAROLE

En 1891, Johannes Schmidt publiait un modeste article dans la Zeitschrift für deutsche Philologie , dans lequel il annonçait la découverte de ce qu'il appela, tout simplement, «la plus ancienne aubade» 16. Il s'agissait d'une poésie copiée sur un unique feuillet du codex Reginense 1462 du Vatican et qui, dans les années qui suivirent la contribution de Schmidt, devait devenir l'un des objets textuels les plus étudiés et com- mentés par les représentants européens de la discipline naissante de la philologie médiévale. Puisque le manuscrit contenant le texte en ques- tion semblait provenir d'une abbaye bénédictine française, que les paléo- graphes ont localisé, pour différentes raisons, sur le site actuel de Saint- Benoît-sur-Loire, on attribua bientôt un nom à cette aube, qui n'en por- tait cependant aucun dans le codex médiéval: c'est ainsi que naquit «l'aube de Fleury». Remontant à la deuxième moitié du Xe siècle, l'aube témoignait du temps archaïque des premières traces écrites des langues romanes; et comme elle offrait des vers dans un idiome qui semblait, à tous égards, n'être pas (ou plus) du latin, elle fut ensuite comptée au nombre des prétendus mais augustes «plus anciens monuments» de la langue romane, qui s'étendent de la Parodie de la loi salique (au milieu du VIIIe siècle), en passant par des textes tels que l'Enigme de Vérone, les Serments de Strasbourg, et la Séquence d'Eulalie, jusqu'à la Passion et le Saint Léger du manuscrit de Clermont, dont l'aube semble contem- poraine.

Pourtant, la nature exacte de ce vénérable, quoique discret, «monument» demeure obscure à première vue, et ce, précisément, quant à la question qui nous intéresse ici, à savoir celle de sa langue. Le criti- que et le philologue se trouvent ici confrontés au problème épistémolo- gique auquel la linguistique historique ne saurait faire face: selon quels critères peut-on reconnaître la première manifestation d'une langue, étant donné que la langue, comme la nature selon les anciens, ne «fait pas de sauts», et que l'identification des débuts d'une langue ne peut être envi- sagée que quand on ignore ce à quoi la langue, avant de devenir elle- même, ressemblait? Il s'agit de l'aporie que Bernard Cerquiglini a si 1 6. J. Schmidt, « Die älteste Alba», Zeitschrift für deutsche Philologie, 1 3 ( 1 88 1 ), p. 333-34 1 . Le texte poé- tique se trouve reproduit, dans une version éditée par P. Zumthor, en annexe à la fin de cet article.

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bien exposée dans sa critique de la méthodologie de l'historiographie positiviste de la langue française: comment peut-on dire que les Ser- ments de Strasbourg constituent le premier texte en français, à moins de savoir par avance ce qu'est le français, et ce à quoi ressemble le premier texte en français, c'est-à-dire, à moins d'avoir déjà répondu à la question même que l'on pose? 17

Dans le cas de l'aube de Fleury, la question de l'identité - ou de l'altérité - de la langue du texte poétique s'impose d'une manière tout à fait singulière. La disposition du manuscrit carolingien nous offre les premiers éléments d'une analyse de la structure de sa composition: des points-virgules découpent le texte en quatorze unités, plus une incomplète, distribution prosodique que les éditeurs modernes ont représentée, selon la pratique typographique actuelle, par la séparation nette de trois stro- phes, de respectivement cinq, cinq, et quatre vers et demi. Chaque stro- phe se trouve marquée par deux oppositions évidentes, qui touchent à la structure métrique et linguistique: tandis que le texte des trois premiers vers change de strophe en strophe, celui des deux derniers reste inchangé; et tandis que les premiers sont écrits en latin, les derniers, de toute évidence, ne le sont pas. Comme l'a noté Zumthor, de ces deux premières oppositions, qui distinguent entres eux couplets et refrains, d'une part, et langues (ou «registres»), de l'autre, il s'ensuit une troisiè- me différence d'ordre rythmique: «les vers des couplets sont d'un type trochaïque, d'usage relativement fréquent en milieu monastique», mais «le refrain ne relève pas du même système de versification: le premier vers en a neuf syllabes, le second, douze; leur seul élément commun évident est donc leur structure ternaire» l8.

Il n'est guère surprenant que plusieurs chercheurs, de Vincenzo De Bartholomaeis à Aurelio Roncaglia et Paul Zumthor lui-même, aient ainsi mis l'aube en relation, qu'elle soit d'ordre génétique ou purement morphologique, avec les chansons lyriques andalouses: comment ne pas être frappé par l'homomorphie des compositions en question, toutes arti- culées en trois à cinq strophes, dont chacune est marquée à son tour par une différence métrique et linguistique, qui oppose les trois premiers vers au deux derniers? Cependant, il faut se garder d'être trop hâtif. À vrai dire, à quelle chanson hispano-arabe ou hispano-hébraïque cette aube ressemble-t-elle? Non pas au zajal , comme le propose en passant Paul Zumthor, car il manque à cette forme de poésie en langue andalouse, bien que liée par sa structure rimique à la muwaššaha , l'élément décisif sur lequel nous nous sommes attardés: le déplacement linguistique que l'on appelle «sortie» ( kharja ). Loin d'ignorer un tel déplacement, l'aube

17. La Naissance du français , Paris, PUF, 1991. 18. P. Zumthor, «Archaïsme et fiction: les plus anciens documents de langue "romane"», dans La Linguis- tique fantastique, S. Auroux, J.-Cl. Chevalier, N. Jacques-Chaquin et C. Marchello-Nizia (éd.), Paris, De- noël, 1985, p. 287.

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semble plutôt en représenter la radicalisation extrême. Car dans la petite poésie latino-romane, ce n'est pas à la fin de la dernière strophe unique- ment qu'intervient une autre langue et un autre rythme dans le discours classique de l'oeuvre: au contraire, chaque strophe contient un élément qui la fait varier dans sa rime et dans sa langue, et qui marque, en cela, sa fin. Bref, dans l'aube, tout se passe comme si la force de l'institution de la «sortie» andalouse s'était diffusée dans tous les membres du poème, de sorte que la poésie menace, dans chacun de ses membres, de «sortir» d'elle-même et de tout ce qui l'a définie jusque-là.

Il est temps de se confronter au texte de ces vers finaux, qui, depuis leur publication par Schmidt, ont donné suite à rien moins que dix-sept lectures et traductions diverses : Lalba par umet mar atra sol/Poypas abi- gil miraclar tenebras l9. Qu'il soit question ici de l'apparition de l'aube, de l'humide mer, du lever du soleil, et du passage du veilleur qui contem- ple les ténèbres semble, si j'ose dire, clair. Mais toute interprétation exac- te du texte repose, d'une manière plus ou moins explicite, sur ce qui ne peut qu'être un postulat de la philologie: que le texte soit écrit dans une langue (et dans une seule), et qu'il soit donc possible d'attribuer au seg- ment de discours que représente le refrain une identité grammaticale. De là la question troublante qui a accompagné la réception de la poésie depuis sa découverte moderne: quelle est la langue des ces deux vers inégaux et asymétriques? Entre philologues, les réponses ne manquent pas: il s'agit ainsi d'un occitan pur, selon Johannes Schmidt, Ludwig Laistner, Pio Rajna, Wendelin Foerster, et Egidio Gorra (bien que l'on puisse douter de la «pureté» de cet occitan, un bon siècle avant le pre- mier troubadour!); d'un occitan déduit d'un latin originel, selon Jean Marie Lucien Dejeanne; d'un rhéto-romain, selon Ernesto Monaci, Paul Marchot, et Vincenzo De Bartholomaeis; d'un bas latin avec «intrusions occitanes originelles», selon Italo Mario Angeloni; d'une réduction d'un latin originel, selon Amerindo Camilli et Philipp August Becker20. Il est évident que la détermination de la langue sous-tend ici toute herméneuti- que du texte: c'est en attribuant au singulier parler de la fin du poème son identité grammaticale que l'on arrive à en préciser le sens.

Dans les longues et méticuleuses recherches qui ont été menées depuis plus d'un siècle sur la langue de ces deux vers, il reste peu de traces du trait qui marque pourtant l'originalité de cette poésie: ce qui, dans son énonciation, semble échapper à toute identification grammati- cale. Car une chose paraît ici évidentee: c'est que cette alba, monument du début des langues romanes, n'est rien d'autre que le lieu où vient au jour une langue qui n'en est peut-être pas une, un idiome qui ne se laisse pas plus séparer des autres que l'aube ne se laisse opposer à la nuit dont

19. Le texte est cité ici selon l'édition de P. Zumthor, dans art. cité, p. 295. 20. Voir la synthèse dans A. Camilli, «L'Alba del codice vaticano reginense 1462», Studi di filologia ita- liana, 12 (1954), p. 340.

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elle émerge et au jour dont elle signale le commencement. Anticipation des langues européennes à venir, ou mémoire d'une langue classique qui fut, germe d'une versification qui se répandra plus tard avec les trouba- dours, ou trace persistante de l'art formel des poètes arabo-andalous ? Langue «vulgaire» qui résiste à toute grammaticalisation, le parler incon- nu de ces vers finaux se donne au seuil, à la fin de l'unité du poème, où une langue se fond dans une autre; ils habitent l'instable et indistincte région de la parole où la nuit devient jour et lalba par.

ACORTS ET DESCORTS

Passons à présent des «origines» de la lyrique médiévale à sa maturité, des débuts des techniques poétiques en langue romane à l'âge de leur floraison. Notre objet sera la forme poétique que la tradition des troubadours reconnaît sous le nom de descort ; mais il s'agira d'un seul texte. Le choix n'est pas aléatoire, et ne répond pas seulement à des nécessités d'économie. Il est exigé, en principe, par la nature même de notre objet. Car il n'est pas assuré que la «forme» qui nous intéresse ici ait la cohérence et la consistance qui nous permettrait, selon la procédure critique par laquelle se dessine le genre littéraire, de passer des «cas littéraires» à des traits représentatifs, leur ensemble caractéristique, et enfin à la constitution d'un corpus fini de textes. Ce n'est pas simple- ment que la classe des descorts , comme on l'a souvent remarqué, se compose d'oeuvres qui diffèrent largement entre elles dans leurs topi- ques et dans leurs formes21. L'essentiel gît ailleurs: le descort ne se lais- se pas saisir comme désignation de forme lyrique, au sens traditionnel, pour des raisons qui ne sont pas seulement de facto , mais aussi, pour ainsi dire, de jure. Car ce qui défini le descort , c'est précisément que son accord interne repose sur un discord structurel et que sa forme coïn- cide avec l'agencement de sa déformation. Dans un tel «cas», on ne saurait invoquer aisément la notion de «forme» poétique (qu'est-ce qu'une forme qui consiste en déformations, et dans quel sens une telle forme peut-elle être comptée au nombre des formes?). On ne saurait non plus recourir ici au principe fondamental de l'organisation et de l'articu- lation des études littéraires, que la chanson andalouse, et tout «monument de langue romane» (sans parler de leur réception au long des derniers siècles) ont, eux aussi, mis en cause: le principe qui éncon- ce qu'une oeuvre et une langue s'impliquent l'une l'autre, et que, si l'on en veut traiter de manière rigoureuse, il faut attribuer à chaque oeuvre une langue propre. Nous verrons que la force du descort que nous exa-

21. Sur le descort, on se reportera, entre autres, à C. Appel, «Vom Descort», Zeitschrift für romanische Philologie , 1 1 (1887), p. 212-30, et à E. Köhler, «Descort und Lai», dans le Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters , vol. II: Les Genres lyriques, t. 1, fase. 4, Heidelberg, C. Winter, 1980, p. 1-8.

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minerons aujourd'hui consiste en une double mise en cause, qui risque, a limine , de délier le corps poétique à la fois de sa forme et de sa langue.

Le descort dont je vais parler est le «Eras quan vey verdeyar», célèbre chanson du troubadour Raimbaut de Vaqueiras. Le texte, dans ce cas, témoigne dès ses premiers vers de sa singularité: il se nomme, par ce qui pourrait sembler à cette époque un néologisme, en tant que «désaccord»: vuelh un descort comensar (v. 3)22. Les derniers vers de la première cobla nous offrent une glose du terme: per qu'ieu fauc dezacordar/los motz e Is sotz e Is lenguatges (v. 7-8), «parce que je veux faire désaccorder les mots (ou rimes) et les sons et les langues». On a remarqué que les termes du troubadour ne se laissent pas déchiffrer sans peine. La disjonction qu'ils annoncent se donne à entendre en plu- sieurs sens: quelle est la structure précise de triple désaccord qu'ils constatent entre mots (ou rimes), musique, et langues? L'affirmation est sans doute programmatique, car l'oeuvre orchestre une séparation pro- gressive de la forme et de la langue poétique. Dans les cinq premières coblas, la forme de la chanson reste identique à elle-même : les strophes sont de huit vers, isométriques; chacune suit le même schéma de rime, abababab; chaque vers se compose de sept syllabes. En vérité, un exa- men plus minutieux révèle une variation calculée: la décompte des vers dans chaque strophe, à l'exception de la cinquième, manifeste une altéra- tion régulière entre terminaisons en syllabes paroxytoniques et oxyto- niques; il se trouve donc que a est oxytonique dans les strophes I et IV, tandis que b est oxytonique et a paroxytonique dans les strophes II et III. Cela dit, le premier désaccord est ailleurs, au-delà de la métrique et de la rime du poème. Il s'agit d'un fait de lenguatges : ces cinq coblas sont écrites dans cinq langues différentes: la cobla I est en ancien occitan classique; la cobla II, en italien; la cobla III, en ancien français; la cobla IV, en gascon ; et la cobla V, en gallego-portugais.

La comparaison avec la chanson strophique andalouse nous permet de constater ce qui donne à cette technique de variation de langues sa consistance propre. Le descort de Raimbaut semble, par un ensemble de traits, s'opposer ponctuellement à la forme hispano-arabe et hispano- hébraïque. Là, la frontière entre les langues se trouvait franchie à la fin du poème, et uniquement à la fin, tandis qu'ici, elle se trouve dépassée dans le poème, à travers sa progression strophique; là, le mélange des langues était en conséquence interne à la strophe, dans la «serrue» ( qufl ) 22. Le texte est cité selon l'édition de J. Linskill, The Poems of the Troubadour Raimbaut de Vaqueiras , La Haye, Mouton, 1964, 191-198 (XVI). C'est le deuxième texte que nous avons mis en annexe. On lira avec profit les études que lui ont dédiées V. Crescini, «Il Discordo plurilingue di Rambaldo di Vaqueiras», dans Romanica Fragmenta. Scritti scelti dall'autore, Turin, G. Chiantore, 1932, p. 507-540, J.-M. D'Heur, «Le Descort Plurilingue de Raimbaud de Vaqueiras», dans son livre, Troubadours d'oc et trouba- dours galiciens-portugais. Recherches sur quelques échanges dans la littérature de l'Europe au Moyen Âge, Paris, Fundação Calouste Gulbenkian, Centro cultural português, 1973, p. 151-194; F. Brugnolo, «Appunti in margine al discordo plurlingue di Raimbaut de Vaqueiras», dans son bel ouvrage, Plurilinguis- mo e lirica medievale, da Raimbaut de Vaqueiras a Dante, Rome, Bulzoni, 1983, p. 69-103.

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de la «maison» ( beit ) finale, tandis qu'ici, le mélange des langues est purement externe à la strophe, puisque la technique de la poésie réside tout entière dans l'équivalence entre l'opposition de strophe à strophe et l'opposition de langue à langue; là, enfin, une langue se liait à une autre par la rime, tandis qu'ici la distribution strophique des langues interdit la coïncidence de la rime au-delà des frontières d'une seule langue.

Une telle analyse, cependant, reste inachevée tant qu'elle ne se confronte pas à la fin du poème. Car dans la sixième cobla, dont je n'ai pas parlé jusqu'à présent, tout bascule: ni la forme ni la langue du poème ne demeurent intactes. La strophe finale représente à la fois la répétition et la condensation des strophes précédentes, quant à leur forme et à leur langue ; mais pour cette raison même, elle ne peut que les défaire toutes deux.

Commençons par des questions de forme. D'abord, la sixième cobla répète les couples de rimes des coblas précédentes, l'un après l'autre: elle est donc composée non pas de huit vers, comme toutes les strophes anté- rieures, mais de dix. Deuxièment, comme elle rappelle chacune des dix rimes des cinq premières coblas, la sixième cobla consiste en dix vers qui ne riment pas entre eux; elle se compose, comme diraient les rhétori- queurs des Leys ď Amors, uniquement de rims estramps , rimes blanches, sans répondant. Par rapport à toutes les strophes précédentes, la sixième est par conséquent aberrante dans sa forme: ce n'est ni une cobla de mêmes proportions que les autres ni une cobla tout court, du moins dans le sens de la canso classique, qui inclut par nécessité la rime.

Cependant, la strophe finale (si l'on peut l'appeler ainsi) se distin- gue avant tout par sa structure linguistique. La dernière «cobla» rappelle chacune des langues qui l'ont précédée, dans des couples de vers: les deux premiers vers sont donc en ancien occitan, le troisième et le qua- trième en italien, le cinquième et le sixième en ancien français, le septiè- me et le huitième en gascon, et le neuvième et le dixième en gallego- portugais. En d'autres termes, non seulement la forme-rime de cette stro- phe constitue une répétition abrégée des précédentes, mais sa langue elle-même rappelle celles des autres, et fonctionne, aussi bien que la répétition de la forme-rime des coblas antérieures, comme un mécanisme de déformation strophique, le rappel des différentes langues du poème débouchant sur un parler babélique sans précédent dans la lyrique médiévale: une langue mixte qui, à proprement parler, n'en est pas une.

Qu'en est-il, donc, de la fin du poème? Il s'agit d'une «exception», au sens étymologique du terme, car elle est, par sa propre structure, prise hors du poème; elle ne correspond en rien au reste de la composi- tion, mais ne peut s'expliquer qu'à partir d'elle23. Car si la strophe finale

23. Sur la structure complexe de l'exception, on se reportera aux analyses de G. Agamben, surtout dans la première partie de son livre, Homo Sacer. Potere sovrano e nuda vita, Turin, Einaudi, 1995.

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introduit dans le poème une asymétrie qui défait à la fois sa forme et ses langues, c'est cependant elle seule qui peut les achever, en en rappelant toutes les sonorités successives et en les unifiant, pour la première et dernière fois, à sa fin; en rappelant les strophes précédentes, la strophe finale les porte au-delà d'elles-mêmes, jusqu'à un point où elles trouvent leur récapitulation et leur altération simultanée, leur définition et leur in- définition ultime. Déséquilibre inséparable de l'ordre de l'oeuvre, la cobla finale - si c'en est bien une - réside dans le poème tout en s'étendant au-delà de lui, et gît au-delà de lui tout en s'installant résolu- ment à l'intérieur. Tornada , envoi , ou sirma qui dévore le poème duquel elle prend congé, la strophe finale marque, dans l'économie poétique, un seuil qui ne peut que transformer la forme et la langue du poème; elle ouvre, dans la cartographie de l'espace poétique, un no-man's-land, où l'oeuvre se trouve définitivement désœuvrée, et où, comme dans une parodie du processus de création divine, la composition, une fois atteinte sa sixième journée lyrique, se heurte à une limite messianique où elle s'achève et se brise en même temps, en passant par-delà les frontières qui définissent l'identité d'une forme, d'un poème et d'une langue, dans le geste même par lequel elle les réalise.

LINGUA TRINA

Passons, enfin, à un poème qui est beaucoup moins connu que les précédents, bien que sa structure ne soit pas plus simple: une chanson strophique d'attribution incertaine qui commence avec les mots français «Aï faus ris»24. Composée en Italie entre la fin du XIIIe et le début du XIVe siècle, cette poésie lyrique a souvent été attribuée, pour des raisons qui ne nous concernent pas ici, à Dante. Dans son édition des Rime , Gianfranco Contini la classe parmi les rime dubbie , et, en la définissant comme discordo plurilingue , la situe dans une ligne de continuité avec la chanson de Raimbaut. Cependant, la poésie se distingue à plusieurs égards des formes andalouses et occitanes. Elle n'est, tout d'abord, ni en deux langues ni en cinq (ou six), mais en latin, français, et italien; elle représente dès lors une forme lyrique qui implique une langue classique, soumise par tradition à l'analyse grammaticale, et une langue non-classi- que, en mettant en jeu un double bilinguisme, comme l'a noté Furio Brugnolo, en reprenant les termes proposés par Zumthor, à la fois «horizontal» (entre les langues modernes) et «vertical» (entre une lan- gue moderne et le latin) 25 . Le mécanisme par lequel elle incorpore une pluralité de langues, enfin, est (à ma connaissance) unique dans les litté-

24. Le texte est cité selon l'édition de G. Contini, Dante, Rime, Turin, Einaudi, 1965, p. 510-512. Il s'agit du troisième texte en annexe. 25. Voir F. Brugnolo, «Sulla Canzone trilingue Ai faux ris attribuita a Dante», op. cit., p. Ilo; voir r. ¿u- mthor, notamment Langues et techniques poétiques à l ' époque médiévale, p. 30.

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ratures du Moyen Âge: tout en étant plurilingue, strophique et rimée, comme les oeuvres dont je viens de parler, cette lyrique distribue les langue de vers en vers, selon un schéma formel qu'il nous faudra main- tenant essayer de saisir.

Tout se passe comme si la structure de la dernière cobla/non-cobla du poème de Raimbaut se voyait ici généralisée, jusqu'au point où le mélange de langues devient entièrement immanent à chaque strophe: le désaccord des langues envahit toutes les unités principales de l'oeuvre, qui, de son incipit à son explicit , ne saurait être dite dans une seule langue. Toutefois, il est possible d'y discerner un ordre qui accompagne, à chaque étape, le désordre linguistique caractéristique du corps du poè- me. Une première observation: avec chaque vers, la langue de la compo- sition peut s'altérer, mais même un examen rapide de la chanson suffit à établir que sa structure rimique reste pourtant intacte. Deuxième observation: bien qu'il n'y ait pas de rime d'un vers à l'autre, la rime n'est pas complètement absente des vers de chaque strophe; bien au con- traire, ici - en contrepoint parfait au descort du troubadour - chaque vers rime avec un autre vers dans la même langue, et avec lui seul. Le poème est donc traversé par un double courant, qui fait qu'il se trouve dans un état d'ordre et de désordre, et qui appelle la langue et la rime à une alliance inouïe : dans le même mouvement par lequel sa langue mul- tiple, qui diffère de vers en vers, le déchire, le poème est unifié par sa structure rimique, qui se fait entendre dans l'écho suivant lequel tout vers italien rappelle et annonce un autre vers italien, tout vers français, un autre vers français, et tout vers latin, un autre vers latin.

On en reste, cependant, à la surface de la composition, jusqu'au moment où l'on pose la question décisive: pourquoi une certaine langue se trouve-t-elle dans une certaine position à l'intérieur de la strophe? Pourquoi, autrement dit, la deuxième strophe commence-t-elle par un vers en latin, tandis que la première strophe débute en français, et la troisième en italien? On chercherait en vain le principe de la distribution des langues dans l'organisation d'une seule strophe. On touche ici à la nouveauté absolue de cette composition, par rapport à toute la tradition de poésie en langues mixtes au Moyen Âge: le principe par lequel les langues se distribuent dans le poème dépasse la forme de la strophe unique; il est, donc, meta- strophique. C'est ce principe qui confirme que l'ordre du poème entier est marqué par le désordre suivant, dont Furio Brugnolo a donné une formulation exemplaire : dans les strophes du poè- me, nulle langue ne peut occuper la même position de vers plus ou moins qu'une fois. Principe qui se laisse aussi énoncer positivement: dans les strophes du poème, toute langue occupe chaque position de vers une fois, et une fois seulement26. D'où la structure spécifique d'accord et

26. Voir art. cité, p. 127.

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de désaccord mise en jeu par le poème: est requise, de strophe en stro- phe, la superposition de mètre; est interdite la superposition de langue. Autrement dit: l'ordre de la succession des rimes reste le même, tandis que l'ordre de la succession des langues se transforme perpétuellement.

Seule une combinatoire stricte pouvait permettre de vérifier une telle distribution des langues et une telle stabilité de la rime, et c'est le mérite de l'incontournable étude de F. Brugnolo du texte d'en avoir donné une formulation exacte27. Tandis que dans la première strophe les langues commencent par la succession de l'ordre français-latin-italien, dans la deuxième ils procèdent dans l'ordre latin-italien-français, et dans la troisième, dans l'ordre italien-français-latin. On peut aussi expliquer le principe à l'aide des règles suivantes: les vers français de la première strophe correspondent aux vers latins de la deuxième strophe et aux vers italiens de la troisième strophe; les vers latins de la première strophe correspondent aux vers italiens de la deuxième strophe et aux vers fran- çais de la troisième strophe; les vers italiens de la première strophe cor- respondent aux vers français de la deuxième strophe et aux vers latins de la troisième strophe. Le désaccord formel du poème ne consiste en rien d'autre qu'en cet accord complexe.

S'il est un moment, dans le déroulement de cette vertigineuse variation linguistique et continuité métrique, où le problème de l'identité et de l'altérité des langues de la lyrique vient au jour, il est à situer, de nouveau, à la fin du poème, dans son envoi. Il faut citer les cinq derniers vers du poème :

Cianson, povés aler pour tout le monde, namquam locutus sum in lingua trina ut gravis mea spina si saccia per lo mondo. Ogno'uomo senta: forse pietà n'avrà chi mi tormenta, (v. 40-45)

Le poème, avec ces vers, commence à finir non pas en parlant de lui- même, mais en s' adressant à lui-même ( cianson , poves aler pour tout le monde ); il se conclut en assumant la voix d'un je qui ne peut que coïn- cider avec le poème lui-même {namquam locutus sum in lingua trina). Un nom, alors, est prononcé, seul susceptible de convenir à la langue singulière de ce texte: lingua trina. Entendons bien le nombre: le poème récuse le pluriel de langue, qui «repose sur la possibilité de nombrer et sur la possibilité d'opposer l'unicité à la pluralité»28. Il ne s'agit pas à proprement parler d'un ensemble de langues fixes, dont chacune, grâce à ses règles internes, saurait être dite grammaticale et, par conséquent, dis- tincte. Bref, il ne s'agit pas de pluriel; pas de trois langues, mais d'une 27. Ibid., notamment p. 126-162, où l'on trouvera une riche analyse de la structure métrique de la poésie, et une forte démonstration de ses liens formels à la «sextine» d'Arnaut Daniel. 28. J.-C. Milner, «Jean-François Lyotard, du diagnostic à l'intervention», dans Jean-François Lyotard, l'exercice du différend, D. Lyotard, J.-Cl. Milner, G. Sfez (dir.), Paris, PUF, 2001, p. 262.

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seule - qui est pourtant multiple. Curieuse catachrèse, par laquelle le discours de la poésie se nomme sans se donner de nom propre; insistan- ce remarquable sur l'unicité de la langue poétique non-une, qui seule assure que le texte littéraire, en n'appartenant à personne, sera à tous. On ne saurait trouver de figure plus achevée de cette poésie de langue une et pourtant toujours déjà partagée, à la fois elle-même et une autre, que cette lingua trina , qui, traversant la pluralité des langues sans s'identifier à aucune, se meut pour tout le monde , pareille à cet animal évanescent auquel Dante, dans De Vulgari Eloquentia , identifie 1'« illustre vulgaire» qu'il poursuit à la chasse: la «panthère qui laisse son haleine en tous lieux, mais que l'on ne peut retrouver nulle part»29.

Annexe: Trois textes poétiques

I. «L'aube de Fleury», éd. Paul Zumthor, «Archaïsme et fiction: les plus anciens documents de langue "romane"», dans La Linguistique fantastique , S. Auroux, J.-Cl. Chevalier, N. Jacques-Chaquin et C. Mar- chello-Nizia (éd.), Paris, Denoël, 1985, p. 295:

Phebi claro nondum orto iubare, Fert aurora lumen terris tenue ; spiculator pigris clamat : « Surgite ! » Lalba par umet mar atra sol Poy pas abigil miraclar tenebras.

En incautos ostium insidie torpentesque gliscunt interficere, quos suadet preco, clamat surgere. Lalba par umet mar atra sol Poy pas abigil miraclar tenebras.

Ab Arcturo disgregatur Aquilo, Poli suos condunt astra radios, Orienti tenditur Septemtrio Lalba par umet mar atra sol Poypas abigil... [le mss. s'arrête ici]

29. De Vulgari Eloquentia , I, XVI, 1, p. 126.

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II. «Eras quan vey verdeyar», J. Linskill (éd.), The Poems of the Troubadour Raimbaut de Vaqueiras , La Haye, Mouton, 1964, p. 192- 193 (XVI):

Eras quan vey verdeyar pratz e vergiers e boscatges, vuelh un descort comensar d'amor, por qu'ieu vauc aratges; q'una dona-m sol amar, mas camjatz l'es sos coratges, per qu'ieu fauc dezacordar los motz e ls sos e ls lenguatges. Io son quel que ben non aio

ni j amai non l'averò, ni per aprii ni per maio, si per ma donna non l'ò; certo que en so lengaio sa gran beutà dir non sò, çhu fresca qe flor de glaio, per qe no m'en partirò. Belle douce dame chiere, a vos mi doin e m'otroi; je n'avrai mes joi'entiere si je n'ai vos e vos moi. Mot estes male guerriere si je muer per bone foi ; mes ja per nulle maniere no m partrai de vostre loi.

Dauna, io mi rent a bos, coar sotz la mes bon' e bera q'anc fos, e gaillard'e pros, ab que no- m hossetz tan hera. Mout abetz beras haisos e color hresc'e noera. Boste son, e si-bs agos no m destrenga hiera.

Mas tan temo vostro preito, todo n son escarmentado. Per vos ei pen' e maltreito e meo corpo lazerado : la noit, can jatz en meu leito, so mochas vetz resperado ;

94 e car nonca m'aprofeito falid'ei en mon cuidado.

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Belhs Cavaliers, tant es car lo vostr'onratz senhoratges que cada jorno m'esglaio. Oi me lasso ! que farò si sele que j'ai plus chiere me tue, ne sai por quoi ? Ma dauna, he que dey bos Ni peu cap santa Quitera, mon cotasso m'avetz treito e mot gen f avian furtado.

III. «Aï faux ris, pour quoi traï avés», édité par Gianfranco Conti- ni, Dante , Rime , Turin, Einaudi, 1965, p. 510-512:

Aï faux ris, pour quoi traï avés oculos meos ? Et quid tibi feci, che fatta m'hai così spietata fraude? Iam audivissent verba mea Greci. E selonch autres dames vous savés che 'ngannator non è degno di laude. Tu sai ben come gaude miserum eius cor qui prestolatur: je li sper anc, e pas de moi non cure. Ai Dieus, quante malure atque fortuna ruinosa datur a colui che, aspettando, il tempo perde, né già mai tocca di fioretto il verde. Conqueror, cor suave, de te primo, ché per un matto guardamento d'occhi vous non dovris avoir perdu la loi ; ma e 'mi piace che li dardi e i stocchi semper insurgent contra me de limo, dount je seroi mort, pour foi queje croi. Fort me desplait pour moi, ch'i 'son punito ed aggio colpa nulla; nec dicit ipsa: «malum est de ipso»; unde querelam sisto. Ella sa ben che, se '1 mio cor si scrulla a penser d'autre, que d'amour lesset, le faux cuers grant painë an porterei. Ben avrà questa cor di ghiaccio e tant d'aspresse que, ma foi, est fors, nisi pietatem habuerit servo. Bien set Amours, se je non ai secors, 95 che per lei dolorosa morte faccio neque plus vitam, sperando, conservo. nmÌ^juin^oo^

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LITTÉRATURE N° 1 30 - JUIN 2003

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Ve omni meo nervo, s' elle non fet que pour soun sen verai io vegna a riveder sua faccia allegra. Ahi Dio, quant' è integra. Mes je m'en dout, si gran dolor en ai: amorem versus me non tantum curat quantum spes in me de ipsa durât. Cianson, povés aller pour tout le monde, namque locutus sum in lingua trina, ut gravis mea spina si saccia per lo mondo. Ogn'uomo senta: forse pietà n'avrà chi mi tormenta.

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