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ACCUMULER LE CAPITAL Sociohistoire du capital-investissement en France, 1982-2017 Marlène Benquet , Théo Bourgeron Le Seuil | « Actes de la recherche en sciences sociales » 2019/4 N° 229 | pages 46 à 71 ISSN 0335-5322 ISBN 9782021410518 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences- sociales-2019-4-page-46.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil. © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Le Seuil | Téléchargé le 22/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © Le Seuil | Téléchargé le 22/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

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ACCUMULER LE CAPITAL

Sociohistoire du capital-investissement en France, 1982-2017

Marlène Benquet, Théo Bourgeron

Le Seuil | « Actes de la recherche en sciences sociales »

2019/4 N° 229 | pages 46 à 71 ISSN 0335-5322ISBN 9782021410518

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2019-4-page-46.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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RUE DE L’ARCADE À PARIS. C’est dans cette rue discrète du quartier de la Madeleine, au sein d’un immeuble aux grands balcons jouxtant celui de l’hôtel Bedford, que se trouve le siège de l’AFIC.

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1. Au sens strict, les fonds d’investissement sont des véhicules financiers créés par les sociétés de gestion pour centraliser puis investir le capital. La langue indigène désigne cependant ces sociétés de gestion par les termes de fonds d’investissement, usage que nous suivons ici.2. Preqin Global, “Private Equity & Venture

Capital Report”, Londres, 2017, p. 66-77.3. Nous abordons ici le droit des affaires comme un processus agonistique de copro-duction de règles et de leurs usages, entre des représentants des pouvoirs publics et ceux d’intérêts privés : voir Bénédicte Rey-naud, Les Règles économiques et leurs usages, Paris, Odile Jacob, 2004. L’État

est ici pensé non pas comme autonome et arbitre vis-à-vis des élites économiques ou, à l’inverse comme instrument au service des classes dominantes, mais comme un État tributaire entretenant des relations d’interdé-pendance avec les détenteurs de capitaux. Cette interdépendance lie des agents publics qui ont le pouvoir d’instituer les règles, y

compris celles de l’accumulation de capital, et d’autres agents qui, eux, se disputent les moyens privés de son allocation.4. Juridiquement, les fonds de capital-inves-tissement lèvent des capitaux dans des véhicules financiers, des fonds communs de placement, dont la durée de vie légale ne peut excéder dix ans.

Presque inexistant en 1970, bien que l’investissement en fonds propres ait pu exister sous d’autres formes par le passé, le secteur du capital-investissement joue maintenant un rôle massif dans l’accumulation de profits financiers : en 2016, les fonds1 de « capital-investissement » possédaient dans le monde des participations d’entreprises d’une valeur de 2 490 milliards de dollars et ont distribué 488 milliards de dollars de profits à leurs investisseurs et gérants de fonds2. En France, les premiers fonds de capital-investissement ont émergé au début des années 1980. Le capital-investissement français est maintenant la troisième place mondiale en montants investis après les secteurs américain et britannique. Il attire à lui des personnalités politiques de premier plan, telles que l’ancien Premier ministre François Fillon (associé de Tikehau Capital depuis 2017), l’ancien ministre de l’Économie et des Finances Alain Madelin (fondateur du fonds Latour Capital en 2011), l’ancienne ministre de la Culture Fleur Pellerin (associée de Korelya Capital depuis 2016) ou encore l’ancien directeur du Trésor et de la Direction générale des finances publiques Bruno Bézard (associé du fonds Cathay Pacific depuis 2016). Cet article développe la manière dont le capital-investissement est devenu en quelques décennies ce pôle central d’accumulation du capital,

grâce à la coproduction3 par des acteurs publics et privés d’un arrangement institutionnel favorable à son développement.

Ces fonds s’inscrivent dans un écosystème financier récent composé de quatre types d’acteurs : des inves-tisseurs institutionnels privés et publics chargés de collecter l’épargne (organismes collecteurs d’épargne tels des banques, assurances, fonds de pension, fonds souverains, gestionnaires des grandes fortunes familiales), des institutions bancaires qui octroient des prêts (et peuvent aussi être par ailleurs des investis-seurs institutionnels), des entreprises le plus souvent non cotées à la recherche de financements et des inter-médiaires financiers chargés de conseiller les différents participants à ces transactions financières (banques d’affaires, avocats d’affaires, cabinets d’audit). Les fonds de capital-investissement centralisent les capitaux des investisseurs institutionnels, contractent des prêts auprès des banques, se font conseiller par les intermédiaires et investissent ces capitaux dans les entreprises non-cotées. Contrairement à des action-naires traditionnels (familiaux, étatiques, industriels), les capital-investisseurs ont pour objectif de réaliser des plus-values au moment de la revente programmée des entreprises, en moyenne cinq ans après leur achat4. Les opérations de capital-investissement se distinguent

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5. William Lazonick et Mary O’Sullivan, “Maximizing shareholder value: a new ideology for corporate governance”, Eco-nomy and Society, 29(1), 2000, p. 13-35 ; Frédéric Lordon, « “La création de valeur” comme rhétorique et comme pratique. Généalogie et sociologie de la “valeur actionnariale” », L’Année de la régulation, 4, 2000, p. 117-165.6. Sur les pratiques de restructuration des fonds de capital-investissement, voir notam-ment : Neil Fligstein, The Architecture of Markets. An Economic Sociology of Twenty-First-Century Capitalist Societies, Princeton, Princeton University Press, 2001 ; Tristan Auvray, Thomas Dallery et Sandra Rigot, L’Entreprise liquidée. La finance contre l’in-vestissement, Paris, Michalon, 2016 ; Théo Bourgeron, “Optimising ‘cash flows’ : conver-ting corporate finance to hard currency”, Journal of Cultural Economy, 11(3), 2018, p. 193-208 ; Fabien Foureault, « Remodeler le capitalisme : le jeu profond du Leverage

Buy-Out en France, 2001-2009 », thèse de doctorat en sociologie, Paris, Institut d’études politiques, 2014 ; Marlène Ben-quet et Cédric Durand, « La financiarisation de la grande distribution. Restructuration de l’actionnariat et déclin économique du groupe Carrefour (1999-2013) », Revue française de socio-économie, 16, 2016, p. 37-59.7. Entre 2000 et 2010, Picard a fait l’objet de trois opérations de LBO menées par des fonds, dont chacune a dégagé entre 200 et 400 millions d’euros de plus-value pour les fonds. Parallèlement, entre 2000 et 2010, le nombre de magasins Picard a été multiplié par deux.8. À rebours de l’individualisme méthodolo-gique, cette perspective fait des institutions les médiations centrales liant les comporte-ments individuels et les structures sociales, voir Bruno Théret, « Institutions et institu-tionnalismes : vers une convergence des conceptions de l’institution ? », in Michèle

Tallard, Bruno Théret et Didier Uri (dir.), Innovations institutionnelles et territoires, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 25-58. Plus particulièrement, les institutions sont ici définies comme les organismes en charge d’édicter les règles de circulation et d’accu-mulation du capital.9. Cette définition reprend la définition d’arrangement institutionnel proposée par Joseph Rogers Hollingsworth et Robert Boyer (dir.), dans Contemporary Capitalism. The Embeddedness of Institutions, Cam-bridge, Cambridge University Press, 1997.10. Une perspective notamment constituée par les travaux de Samuel P. Huntington, “The marasmus of the ICC: the commission, the railroads, and the public interest”, The Yale Law Journal, 61(4), 1952, p. 467-509 ; Gary S. Becker, “Competition and demo-cracy”, The Journal of Law and Economics, 1, 1958, p. 105-109.11. Une perspective définie dans les études sociales de la finance par Isabelle Huault

et Chrystelle Richard (dir.), Finance: The Discreet Regulator. How Financial Activities Shape and Transform the World, Basing-stoke, Palgrave Macmillan, 2012.12. Le « cœur financier français » a été décrit par François Morin entre autres dans « La rupture du modèle français de détention et de gestion des capitaux », Revue d’éco-nomie financière, 50, 1998, p. 111-132.13. Fondée en 1984, cette organisation patronale, membre du MEDEF depuis 2002, regroupe la quasi-totalité des fonds de capital-investissement qui opèrent en France. Dirigée par des membres élus de la profession, l’AFIC promeut les intérêts du capital-investissement auprès des pouvoirs publics et des représentants des autres activités financières. L’association remplit, en outre, une fonction d’autorégulation, par la promulgation de règles de bonne conduite et par la résolution amiable de contentieux entre fonds d’investissement.

entre el les selon le type d’entreprises qu’el les concernent : elles sont dites de « capital-risque » lorsqu’elles visent des entreprises ne réalisant pas de profits, de « capital-retournement » lorsqu’il s’agit d’entreprises en difficulté financière et de leveraged buyout (LBO) dans le cas d’entreprises réalisant des profits réguliers. Les opérations de LBO, ou achat avec effet de levier, consistent à financer l’achat des titres d’une société par le recours massif à l’endettement et à utiliser les profits de l’entreprise pour rembourser la dette contractée auprès des banques [voir figure 1, p. 50].

Pour maximiser les plus-values réalisées lors de la revente des entreprises, ces fonds les restructurent et tentent d’accroître leur « valeur actionnariale »5. Ces restructurations reposent généralement sur trois straté-gies principales : dégager du cash par la liquidation de certaines parties lucratives de l’entreprise (filiales, immeubles, flottes de véhicules), réduire les « coûts » par la réduction des effectifs et l’intensification du travail, et encourager les entreprises elles-mêmes à dégager des profits financiers en plaçant leur trésorerie6. Ces pratiques de gestion concernaient en 2014 près de 6 106 entreprises. Elles sont régulièrement médiatisées, pour en souligner soit l’efficacité économique (comme dans le cas de l’entreprise de produits surgelés Picard7) soit les conséquences sociales et financières délétères (comme dans le cas de l’entreprise de prêt-à-porter Vivarte, placé au bord de la faillite trois ans après son rachat par un fonds en 2007).

D’un point de vue théorique, le capital-investis-sement est ici abordé comme un pôle d’accumulation de capital défini par des règles particulières d’enri-chissement. Dans une perspective sociohistorique et institutionnaliste8, cet article décrit comment ce nouveau pôle d’accumulation s’est développé à la faveur d’un arrangement institutionnel coproduit au fil

des années par les pouvoirs publics et les représentants du secteur [voir annexe 1 pour la chronologie de cette produc-tion règlementaire, p. 66-67]. Un arrangement institution-nel est ici défini comme un ensemble de procédures codifiées et explicites (telles des textes de loi ou des modes de régulations internes) permettant la coordi-nation entre des groupes d’acteurs économiques9. À la différence des travaux qui abordent la sphère financière à travers ses réseaux d’acteurs ou les dispo-sitifs sociotechniques qui la façonnent, il est centré sur ses fondements institutionnels. En cela, il diffère des approches centrées sur les trajectoires des acteurs financiers qui, utiles pour comprendre l’inégalité des accès aux ressources, laissent parfois dans l’ombre la construction des règles de la circulation du capital. En outre, il mobilise une conception des liens entre les pouvoirs publics et le secteur financier, non pas en termes de « capture de la réglementation » où le droit se présente comme corrompu par des intérêts privés10, mais en termes d’interdépendance11. Il montre ainsi comment s’est construit, par tâtonnements et ajuste-ments réciproques, une coalition entre les organisa-tions publiques et privées en faveur du développement de ce nouveau groupe d’investisseurs. Créé à partir du détournement de canaux de circulation du capital déjà existants, ce pôle d’accumulation s’est constitué en ralliant à lui des individus et des groupes appar-tenant aux anciens cœurs industriels et financiers du capitalisme français12.

Cet article présente trois résultats. Il montre d’une part que l’émergence du secteur n’est pas le produit d’un affrontement, mais d’une coalition élaborée entre trois groupes sociaux, les représentants du secteur (organi-sés au sein de la principale association professionnelle des fonds Association française des investisseurs pour la croissance, AFIC13), les pouvoirs publics et des acteurs

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14. Comme le montre Neil Fligstein, le développement du capital-investissement aux États-Unis est marqué par un conflit entre les gérants de fonds et les dirigeants des conglomérats financiers qui dominaient l’économie américaine, les premiers rache-tant les conglomérats des seconds pour extraire du profit de leur démantèlement : N. Fligstein, op. cit.15. Inspirée des travaux de Neil Fligstein, cette notion est en cours d’élaboration

collective au sein du groupe de travail « Histoire du capital-investissement » (Marlène Benquet, Paul Lagneau-Ymonet, Fabien Foureault et Théo Bourgeron) et a été utilisée récemment dans Pierre François et Claire Lemercier, “The second financia-lization in France, or how executives and directors with unchanged financial careers promoted a new conception of control”, in Valérie Boussard (dir), Finance at Work, Londres, Routledge, 2017, p. 142-155.

16. L’enrichissement des capital-investis-seurs ne procède pas de l’appropriation des profits de l’entreprise (différence entre les coûts et les recettes) mais de l’appropriation d’une part de la plus-value (différence entre prix de vente et d’achat de l’entreprise). Dans ce cadre, l’entreprise n’est plus seu-lement lucrative en tant qu’elle produit des marchandises, mais en tant qu’elle en est elle-même devenue une.17. Marlène Benquet, « Fixer le prix des

entreprises. Pour une ethnocomptabilité de l’activité des fonds d’investissement », Sociétés contemporaines, 110, 2018, p. 89-117.18. Ces données ont été recueillies dans le cadre du projet « Histoire du capital-investissement » (IRISSO/Université Paris-Dauphine), coordonné par Marlène Benquet avec Paul Lagneau-Ymonet, Fabien Foureault et Théo Bourgeron.19. N. Fligstein, op. cit.

financiers traditionnels. Il s’agit d’un résultat contre-intuitif, notamment car il se distingue de l’histoire américaine du capital-investissement, bien documen-tée14, marquée par un conf lit durable entre les managers des grandes entreprises conglomérales et la génération montante des capital-investisseurs. Il montre d’autre part que cette coalition s’est traduite par la co-production entre les représentants du secteur et les pouvoirs publics d’un arrangement institutionnel favorable à l’enrichissement des capital-investisseurs. Il décrit enfin comment ces règles ont progressivement créé trois voies d’alimentation du secteur en capital. La première prend sa source au sein de l’entreprise rachetée (capital issu du travail productif). Les profits de l’entreprise sont notamment utilisés pour rembour-ser la dette contractée auprès des banques pour l’acquérir, ce qui augmente mécaniquement la plus-value du fonds à la revente de la société. La seconde provient de l’argent des ménages centralisé par certains investisseurs institutionnels et utilisé par les fonds pour acquérir des participations (capital issu de l’épargne). La troisième voie relie enfin les sociétés de gestion au Trésor public. Il ne s’agit pas d’un flux de capital en tant que tel, mais d’une absence de flux, liée aux exonérations fiscales associées à ces opérations (capital issu des contributions fiscales).

Cet article contribue ainsi à la compréhension de l’émergence des acteurs de la seconde financiarisation, dont les fonds de capital-investissement sont des repré-sentants majeurs. La seconde financiarisation15 carac-térise ici un nouveau mode d’accumulation du capital, fondé sur des modalités spécifiques de génération et d’extraction de la plus-value16. À la différence des pôles caractéristiques de précédents régimes d’accumulation du capital, tels celui des maîtres de forges industriels du XIXe siècle, des grandes entreprises conglomérales du régime fordiste ou de l’actionnariat familial, ce pôle d’accumulation n’est pas défini par la propriété préalable du capital, mais par un droit à prélever une part des flux de capitaux qui transitent à travers lui. En France, il regroupe depuis les années 1990 des institutions financières non-bancaires qui investissent dans des entreprises redéfinies comme des marchan-dises disponibles pour l’échange17.

Ce texte se fonde sur deux séries de données. D’une part, il se base sur un matériau historique18 constitué par les archives de l’AFIC. Fondée en 1984, cette organisation patronale, membre du MEDEF, regroupe la quasi-totalité des fonds de capital-inves-tissement français. Dirigée par les membres du secteur eux-mêmes, elle vise à promouvoir les intérêts du capital-investissement auprès des pouvoirs publics. Ces archives, jamais ouvertes jusqu’ici, comptent 823 cartons qui rassemblent 2 300 documents produits entre 1984 et 2018. Elles comportent notamment des documents relatifs à son lobbying auprès des pouvoirs publics, à la communication auprès des profession-nels du secteur et du grand public, aux activités de formation interne qu’elle réalise et aux études menées sur les activités du secteur et ses effets sur l’économie nationale. D’autre part, il mobilise des entretiens réalisés avec 12 anciens présidents et fondateurs de l’AFIC. Ceux-ci ont été interrogés sur leur mission de promotion des intérêts du capital-investissement auprès des pouvoirs publics ainsi que sur leur propre expérience de gérants de grands fonds, puisque c’est parmi les personnalités majeures du secteur qu’ont été choisis chaque année les présidents de l’AFIC. Pour des raisons de confidentialité, les entretiens ont été anonymisés et les noms des enquêtés rempla-cés par leur rang au sein de l’AFIC ou leur position dans le monde du capital-investissement, en fonction du contexte de l’entretien [voir encadré « Trajectoires

et positions sociales des principaux acteurs de l’AFIC », p. 60

et tableau, p. 61-63].

L’institutionnalisation progressive d’un nouveau mode d’investissement, 1982-1994

Au cours des années 1980 et 1990, des investisseurs développent en France des pratiques de financement des entreprises non cotées. Dans un premier temps, ces pratiques créent une sorte de capital-investis-sement « à la française » très différent du puissant capital-investissement américain19 du fait de son faible recours à la dette bancaire et du peu d’opérations de capital-risque. Ces financements en fonds propres

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Fonctionnement et alimentation en capital du capital-investissement

Figure 2

Nombre de membres de l’AFIC (actifs et associés)

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20. Benjamin Coriat, « L’installation de la finance en France. Genèse, formes spéci-fiques et impacts sur l’industrie », Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs, 3-4, 2008, p. 1-34 ; Dominique Plihon, Le Nouveau Capitalisme, Paris, La Découverte, 2009.21. Mary O’Sullivan, “Acting out institu-tional change. Understanding the recent

transformation of the French financial sys-tem”, Socio-Economic Review, 5(3), 2007, p. 389-436.22. Philippe Askenazy, Gilbert Cette et Arnaud Sylvain, Le Partage de la valeur ajoutée, Paris, La Découverte, 2012.23. Paul Lagneau-Ymonet et Angelo Riva, Histoire de la Bourse, Paris, La Décou-verte, 2012.

24. Pierre-Yves Touati, Le Capital-risque régional et local en France, Paris, Syros-Alternatives, 1989, p. 10.25. Commissariat général au Plan, Cin-quième Plan de développement économique et social (1966-1970), Paris, Journaux offi-ciels, 1965, p. 47.26. Marion Fourcade, Economists and Societies. Discipline and Profession in the

United States, Britain, and France, 1890s to 1990s, Princeton, Princeton University Press, 2010 ; Éric Monnet, « La politique de la Banque de France au sortir des Trente Glorieuses : un tournant monétariste ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 62(1), 2015, p. 147-174.

rencontrent l’intérêt des pouvoirs publics français engagés dans un mouvement de libéralisation d’une économie encore largement administrée par l’État et financée par l’endettement20. Dans un second temps, les promoteurs français du capital-investis-sement, soucieux d’accéder aux capitaux du monde entier, encouragent sa transformation dans le sens du modèle américain. La transition du secteur s’opère en douceur et contrairement à l’expérience américaine, sans rencontrer l’opposition des agents des autres secteurs de la finance. Celle-ci est facilitée par les caractéristiques sociales des acteurs du capital-inves-tissement, très bien insérés dans le champ du pouvoir économique et politique français [voir figure 2, ci-contre]. En dix ans, les pouvoirs publics mettent en place les trois canaux de circulation du capital constituant ce pôle d’accumulation : un premier canal permettant au secteur de s’approprier une part du capital produit par le travail productif, un second autorisant l’appro-priation d’une part du capital centralisé par le Trésor et un dernier reliant le secteur au capital collecté par les investisseurs institutionnels. Cette partie retrace la construction publique de ces canaux et leur investis-sement par des acteurs privés, en montrant la manière dont le secteur est parvenu à surmonter les réticences ponctuelles d’une partie des pouvoirs publics et des acteurs financiers traditionnels (notamment les sociétés d’assurances).

Des investissements qui se développent dans le giron des institutions publiques

En France, le capital-investissement émerge dans les régions, sous impulsion publique. Il suit un modèle de gestion pour compte propre où l’investisseur possède les capitaux qu’il investit. Il se développe au tournant des années 1980 dans un contexte de mise en cause des politiques keynésiennes de relance économique et de gestion de l’industrialisation par la planification. Les pouvoirs publics recherchent alors des modes de financement alternatifs au crédit bancaire21 par la restauration des marges des entreprises22, la modernisa-tion des marchés boursiers23 et, enfin, le développement des fonds propres des petites et moyennes entreprises.

Au début des années 1970, trois types d’institu-tions pratiquent, de manière inégale, des investisse-ments en fonds propres dans des sociétés non cotées.

D’abord, les institutions régionales qui officient sous le contrôle plus ou moins étroit des pouvoirs publics régionaux, tels les Instituts régionaux de développement industriel (IRDI) et surtout les Socié-tés de développement régional (SDR) dont la mission est d’octroyer des crédits de moyen et long terme et d’investir en fonds propres dans les entreprises régio-nales24. Ensuite, les filiales d’institutions bancaires ou de compagnies d’assurances publiques et natio-nales telles Sofinnova, filiale du Crédit national créée en 1972, ou encore Soginove, filiale de la Société générale créée en 1973. Enfin, les ancêtres des actuels fonds de capital-investissement : des sociétés privées, indépendantes mais soutenues par les grandes insti-tutions financières publiques. Celles-ci peuvent avoir une vocation régionale (tels Innovest en Alsace ou Siparex dans la région Rhône-Alpes), être des filiales de sociétés de gestion anglo-saxonnes (tel Apax Partners) ou de simples sociétés de portefeuilles.

Les pouvoirs publics français étaient initialement réticents à ces financements :

Vice-président de l’AFIC (années 1980) : Je me souviens de débats avec Jean-Yves Haberer qui était à l’époque directeur du cabinet de Barre (alors ministre de l’Économie et des Finances), où il disait « jamais l’épargne publique n’ira dans le non coté » […] C’était un truc de protection de l’épargne. Pour eux, le non coté, c’était les familles, un peu la magouille, la France d’en bas par rapport à la France d’en haut.

Cependant, le rapport de développement économique et social du 5e plan propose de réduire l’endettement des entreprises privées. Il estime que l’accroisse-ment de leurs fonds propres, via le développement de nouveaux investisseurs, est la condition de la relance de l’investissement25. Inspirés par ces idées écono-miques monétaristes26 et confrontés à l’accroissement du chômage qui passe de 3,8 % en 1975 à 6,2 % en 1982, les pouvoirs publics commencent donc à s’intéresser au capital-investissement à partir des années 1980.

En comparaison de la situation américaine, la première décennie de développement du capital-investissement français présente ainsi trois spécificités. Sur le plan économique, les opérations visent des entreprises matures plutôt que débutantes.

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27. Pierre Richard, « Préface », in P.-Y. Touati, op. cit., p. 11-12. 28. David Birch, Job Creation in America. How Our Smallest Companies Put the Most People to Work, New York, The Free Press, 1987. 29. Sabine Montagne, Les Fonds de pension. Entre protection sociale et spéculation financière, Paris, Odile Jacob, 2006.

Dirigeant d’un grand fonds historique : (Aux États-Unis), la notoriété du (capital-inves-tissement) a été très vite renforcée par quelques méga succès dans le monde du capital-risque. La création d’Apple (1976), la création de Microsoft (1975) […] Le métier a acquis aussi cette notoriété par le capital-risque et moins par la transmission d’entreprise. (En France), le capital-investissement s’est développé car il a ouvert une nouvelle voie de sortie à des entrepreneurs qui voulaient vendre leur entreprise […] Avant le capital-investissement, ils pouvaient soit la transmettre à leurs enfants, soit ils pouvaient la vendre à un industriel.

Sur le plan financier, les opérations consistent en prises de participations minoritaires dans des entre-prises financées sans ou avec peu d’endettement. Pour les distinguer des opérations américaines de LBO, le co-fondateur de l’AFIC et fondateur de Siparex, Dominique Nouvellet affirme ainsi : « On cherchait le rendement sans le pouvoir, comme un boursier, mais dans le non coté. Alors que les LBO (opérations dans lesquelles les fonds contrôlent et restructurent les entreprises) cherchent la rentabilité par le pouvoir ».

Sur le plan réglementaire, le secteur s’est développé dans le giron des pouvoirs publics et notamment des collectivités territoriales27. Pourtant, au cours de la période suivante, ces nouveaux canaux de circu-lation du capital s’institutionnalisent et l’influence anglo-saxonne devient décisive.

Une institutionnalisation sous influence américaine

À la fin des années 1970, le capital-investissement américain se développe sous la forme d’opérations de gestion pour compte de tiers (les fonds investis ne sont pas possédés en propre par l’investisseur) financées par endettement (une part importante des fonds investis provient de crédits bancaires), subventionnées par les pouvoirs publics (les plus-values et dividendes sont exonérés d’impôt).

Ces modèles d’investissement se diffusent en France à la faveur de publications, tels le magazine Venture fondé en 1979 ou l’ouvrage Job Creation in America28 qui entendent démontrer que les jeunes entreprises créent la majorité des nouveaux emplois. Par ailleurs, le voyage aux États-Unis devient à cette période un passage obligé pour les élites financières françaises qui y découvrent le capital-investissement, tels Christian Marbach (Sofinnova), Jean Deléage (Alta Partners), Pierre Battini (Sofindas), Jean-Bernard Schmidt (EVCA), Patrick Sayer (Eurazeo), Dominique Peninon (Access Capital Partners) ou encore Patrick de Giovanni (Apax Partners).

Parallèlement, les investisseurs américains exportent ces pratiques en ouvrant des sociétés de gestion en France et commencent à envisager d’investir une part de leurs capitaux dans des structures de gestion françaises à la condition qu’elles respectent des normes juridiques et financières anglo-saxonnes29.

Dirigeant d’un grand fonds historique : Tous les capitaux venaient des États-Unis quasiment à l’époque. Un tout petit peu de France, il y avait le GAN à l’époque et l’UAP qui étaient on va dire un peu précurseurs dans ce domaine, mais l’essentiel des capitaux venaient […] de pays où il y avait des fonds de pension pour faire ça, c’est-à-dire l’Angleterre et les États-Unis.

Pour tenter d’accéder à la manne des capitaux américains et contrer la concurrence anglo-saxonne, les acteurs français du capital-investissement s’engagent avec les pouvoirs publics dans l’institutionnalisation de leur activité, en s’inspirant des trois piliers juridiques du capital-investissement américain.

Président de l’AFIC (années 1990) : Tous les montages financiers, tous les systèmes anti-dilution, les systèmes de révision de prix, etc., oui ça vient directement des États-Unis, tout à fait. […] Les Américains sont d’abord arrivés. Ensuite les Anglais sont arrivés. Et les Français ont copié.

En 1983, les pouvoirs publics instituent le modèle de gestion pour compte de tiers en créant, sur le modèle américain, les Fonds communs de placements à risques (FCPR). Cette mesure permet de distinguer la société de gestion à durée illimitée du véhicule financier, dont la durée de vie ne peut excéder dix années et qui doit être constitué d’au moins 40 % de parts de sociétés non cotées. La même année, est créé le « second marché » de la Bourse de Paris qui accroît la liquidité des investissements en capital. Ces deux mesures renforcent l’attractivité des sociétés de gestion françaises, notamment pour les inves-tisseurs anglo-saxons. Dans les mois suivant leur instauration, la plupart des sociétés de capital-inves-tissement lancent des FCPR. Apax Partners ouvre dès le mois de juin 1983 un premier fonds doté de 100 millions de francs, suivi par Siparex et la Caisse des dépôts elle-même, tandis qu’en 1985, la banque Lazard, la CGIP et la société de capital-investisse-ment américaine Advente créent Alpha Ventures, société de gestion en charge de trois FCPR dont les actifs avoisinent les 260 millions de francs.

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LES FONDS de capital-investissement détiennent aujourd’hui des entreprises dans les secteurs les plus divers, de la grande consommation (entreprises de surgelés Picard ou de chaussures André) à l’industrie (entreprise de traitement des déchets Paprec).

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30. F. Foureault, « Remodeler le capita-lisme… », op. cit., p. 34.31. Maurice Cozian et Florence Deboissy, Précis de fiscalité des entreprises, Paris, LexisNexis, 2014, p. 789.32. Le coût budgétaire de cette mesure liée

aux fonds de capital-investissement n’a jamais été calculé en France, la dépense fiscale liée à l’intégration fiscale globale s’étendant bien au-delà des entreprises sous LBO.33. Voir la revue de littérature réalisée par

Nicolas Bédu, « Financiarisation et LBO. Une analyse des effets des opérations de LBO sur la performance, l’emploi et la faillite des entreprises en Europe », thèse de doctorat en sciences économiques, Bordeaux, Université Montesquieu Bordeaux

4, 2013, p. 139.34. Direction 1985-1992 AG, dossier « statistiques AFIC ».

Ensuite, les pouvoirs publics encouragent le recours à l’endettement dans les acquisitions d’entreprises via le mécanisme du Rachat d’entreprise par les salariés (1984) qui légalise les opérations de LBO. En contra-diction avec l’interprétation du Code de commerce qui existait jusqu’alors, il devient possible d’utiliser les dividendes d’une entreprise pour rembourser sa dette d’acquisition. Par ailleurs, les opérations de LBO sont encouragées par la création en 1982 de la SOFARIS (Société française pour l’assurance du capital) sur le modèle de la Small Business Administration américaine qui a notamment pour fonction de garantir les emprunts à long terme contractés par des sociétés privées pour investir dans des petites et moyennes entreprises (PME). Ces opérations passent ainsi du statut d’abus de biens sociaux30 à celui de montages parfaitement légaux.

Enfin, le troisième volet de l’institutionnalisation du capital-investissement consiste à subventionner le secteur via des exonérations fiscales. Le régime de « l’intégration fiscale globale » voté en 1988 permet ainsi, dans le cadre d’une opération de LBO, d’imputer les charges financières de la holding sur les bénéfices de la filiale opérationnelle, et partant de « constituer chez soi un petit paradis fiscal »31. Ce traitement fiscal des LBO32 est une source significative de plus-value pour les fonds33 :

Dirigeant d’un grand fonds historique : L’essor du LBO, c’est l’intégration fiscale. Là, il y avait des tas et des tas d’opérations qui se sont faites.

Ainsi, entre 1983 et 1988, les trois normes principales du capital-investissement anglo-saxon, la gestion pour compte de tiers, le rachat par recours à l’endettement et la subvention fiscale, sont introduites dans le droit français. Ces trois normes font exister les trois canaux que le secteur commence à utiliser pour drainer et accumuler du capital : respectivement, le canal du capital issu de l’épargne, celui du capital issu du travail productif et celui du capital issu des contributions fiscales. Ce nouvel arrangement institutionnel a un effet immédiat sur les opérations de LBO : de 1986 à 1987, leurs investissements passent de 35 millions à 314 millions de francs34.

Le ralliement des banques

Ce nouvel arrangement institutionnel repose sur le ralliement partiel ou total des autres groupes d’inves-tisseurs à ce mode de financement, particulièrement

les banques et les dirigeants des grands groupes financiers qui constituaient les principaux pôles d’accumulation financière au sein du capitalisme français des années 1960 et 1970.

La création de cette coalition d’intérêts résulte notamment de la mobilisation massive et précoce des promoteurs du capital-investissement qui se dotent, dès le début des années 1980, d’une institution de coordination interne. Le 16 juin 1984, cinq investis-seurs français, Maurice Tchénio (Apax), Dominique Nouvellet (Siparex), Michel Knibbeler (Charterhouse Associates), Hervé Hamon (Sofinnova) et Christian Cleftie (Sofineti) fondent ainsi l’AFIC sur le modèle de son homologue britannique, la British Private Equity and Venture Capital Association créée l’année précédente. La représentation collective du secteur se développe ainsi en même temps que le secteur lui-même. Cette organisation collective précoce, en créant des routines d’actions collectives des années 1980 à aujourd’hui, limite les tensions entre les fonds d’investissement eux-mêmes. Bien qu’en concur-rence croissante les uns avec les autres à mesure que le nombre de sociétés d’investissement augmente, les fonds parviennent à se coordonner pour faire valoir leurs intérêts collectifs auprès des pouvoirs publics et des autres institutions financières.

L’association poursuit un triple objectif de lobbying auprès des pouvoirs publics, de structu-ration interne de la profession et de popularisation du capital-investissement auprès des détenteurs de capitaux. Elle tente notamment de rallier à sa cause les institutions bancaires, en leur proposant dès 1985 d’adhérer à l’association (la Compagnie financière de Suez et le Crédit lyonnais figurent ainsi parmi ses premiers membres) et en insistant constamment sur la rentabilité potentielle de ces opérations pour les banques.

Dirigeant d’un grand fonds historique : C’était des crédits qui étaient très rentables pour les banques, à l’époque on ne leur mettait pas des ratios, une couverture de fonds propres comme ceux d’aujourd’hui […] La BNP, Suez, Crédit lyonnais, Crédit agricole, toutes les grandes banques françaises s’y sont mises à fond.

Très vite, certaines banques possèdent des filiales de capital-investissement (telles la Société lyonnaise de banque et la BNP qui crée la filiale Banexi) et prêtent

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35. La loi bancaire de 1984 encourage le décloisonnement du système financier fran-çais en proposant une définition extensive de la notion d’établissement de crédit qui accroît le nombre d’institutions autorisées à octroyer

des prêts aux entreprises et assouplit leurs conditions d’octroi.36. D. Plihon, op. cit., p. 52. 37. Le ralliement des dirigeants d’entreprises au capital-investissement, sans changement

des caractéristiques sociales de ce groupe, illustre pour le cas particulier du capital-investissement les résultats relatifs au mode de diffusion de la « valeur actionnariale » en France établis par Pierre François et

Claire Lemercier, « Une financiarisation à la française (1979-2009). Mutations des grandes entreprises et conversion des élites », Revue française de sociologie, 57(2), 2016, p. 269-320.

des capitaux lors des premières opérations d’achat avec effet de levier (LBO), encouragées par la loi bancaire de 198435 et par la suppression de l’encadrement du crédit en 1987.

Par ailleurs, l’émergence du secteur rencontre des difficultés de financement croissantes d’une part des entreprises françaises. En effet, la forte baisse de l’inflation liée à la politique du « franc fort » (1983) puis à la récession de 1993 augmente les taux d’intérêt réels des emprunts et incite les entreprises à recher-cher d’autres modes de financement. Parallèlement, les capitaux publics se raréfient en raison du désengagement de l’État du financement de l’économie ce qui participe à la recherche croissante de financements alternatifs, par la Bourse ou le capital-investissement.

Le capital-investissement, initialement limité à des initiatives particulières aux marges de la légalité, parvient à s’institutionnaliser et à s’émanciper de la tutelle de la puissance publique. Ses représentants coproduisent avec les pouvoirs publics un arrangement institution-nel qui autorise l’appropriation privée de ces investis-sements via trois canaux principaux. À une première étape de financiarisation actionnariale dont les banques, au sein d’une économie d’endettement encore large-ment administrée, étaient les principales bénéficiaires, succède ainsi une seconde étape, caractérisée par de nouveaux modes d’allocation et d’accumulation du capital, auxquels se rallient une part des institutions bancaires, des organismes financiers publics, ainsi que des financiers formés au sein des banques d’affaires françaises et américaines et dans les sociétés de gestion nouvellement créées. À l’inverse de la situation améri-caine, le capital-investissement français ne s’est donc pas développé contre les acteurs de la première financiari-sation, mais grâce à la mobilisation collective précoce du secteur et à la faveur du ralliement des pouvoirs publics, au sein desquels un consensus transpartisan [voir annexe 1, p. 66-67] favorable au secteur a émergé dès les années 1980 et des dirigeants des grandes banques convertis à cette nouvelle forme d’investissement.

L’âge d’or : l’appropriation par le capital-investissement d’une part de la stratégie industrielle française, 1995-2007

De la fin des années 1990 à la crise de 2007, le secteur connaît ce que ses membres appellent un « âge d’or ». Il parvient à surmonter les réticences du secteur des assurances, l’un des principaux collecteurs d’épargne,

et à s’appuyer sur les dirigeants du cœur financier du capitalisme français pour se développer. Il obtient à cette période un accroissement massif du volume des titres d’entreprises et du capital qui transitent au sein des trois canaux de circulation du capital créés à la période précédente. Reconnu par les pouvoirs publics comme un secteur décisif du financement de l’économie, le secteur passe de 751 millions d’euros de capitaux investis en 1995 à 12,6 milliards d’euros en 2007.

L’alimentation massive du capital-investissement en entreprises et en capitaux

Au cours des années 1990 et de la première partie des années 2000, les gouvernements successifs, indépen-damment de leur couleur politique, abondent les canaux de circulation du capital nouvellement institués.

Les circuits d’investissement et d’enrichissement des fonds sont d’abord alimentés par la mise en circulation d’un nombre croissant d’entreprises. Les trois vagues de privatisations successives de 1986, 1993 et 1997, et l’ouverture du capital de ces entreprises à la suite du débouclage des « noyaux durs » recommandé par le rapport Véniot de 1995 encouragent le désengagement de l’État des firmes françaises. Entre 1984 et 2007, sa part dans les groupes industriels passe de 74 à 15 %36. Ces nouvelles opportunités incitent les fonds à s’enga-ger massivement dans des opérations de LBO visant des sociétés dites « matures » :

Question : Les privatisations des années 1990, est-ce que ça a eu un impact pour vous ?Dirigeant d’un grand fonds historique : Oui, c’est-à-dire qu’en fait on s’aperçoit assez vite que le monde du start-up est très difficile […] et que le monde du LBO, capital développement/LBO est très intéressant.

Étonnamment, l’ouverture d’une part du capital des entreprises françaises au capital-investissement ne rencontre pas d’opposition majeure de la part de leurs dirigeants. Elle apporte en effet une réponse à un ensemble de préoccupations diverses. Leur conversion à la « création de valeur actionnariale » promue par le secteur, via la redistribution de l’argent immobilisé dans les participations croisées, et l’adoption de nouveaux principes de gouvernance leur permettent ainsi de réduire la sous-capitalisation supposée des entreprises françaises, d’intégrer leurs entreprises au marché inter-national des capitaux et de placer leur trésorerie dans des fonds lucratifs37.

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38. François Morin, « Privatisation et dévo-lution des pouvoirs. Le modèle français du gouvernement d’entreprise », Revue économique, 47(6), 1996, p. 1253-1268.39. L’observation des trajectoires des res-ponsables de ces lancements de fonds met d’ailleurs en évidence la similitude entre les profils des dirigeants financiers des conglomérats (Gérard Mestrallet chez Suez, Claude Bébéar chez Axa-UAP, André Lévy-Lang chez Paribas) et des dirigeants des fonds lancés (Xavier Moreno chez Astorg Partners, Dominique Sénéquier chez Axa

PE, Amaury-Daniel de Sèze chez PAI Part-ners).40. Une centralité confirmée par Fabien Foureault, « L’organisation de la financia-risation. Structure et développement du champ des fonds d’investissement en France », Revue française de sociologie, 59(1), 2018, p. 37-69.41. Voir Carton Direction 1994-2004 CA, procès-verbal du Conseil d’administration du 15 mai 1996, p. 1.42. La titrisation est un processus financier qui permet de transformer des

créances détenues par une banque en titres négociables. Les banques peuvent ainsi revendre les créances des prêts octroyés aux sociétés de gestion pour acquérir des entreprises et transférer le risque de ne pas être remboursées à d’autres acteurs financiers. Cette technique d’externalisation des risques liés aux crédits encourage l’accroissement du nombre et des montants des crédits octroyés.43. Voir Carton Juridique et fiscal 2003-2004 Groupe dédié 4.44. Les contrats « DSK » puis « NSK »,

respectivement mis en place en 1997 et 2005 par les ministres de l’Économie et des Finances Dominique Strauss-Kahn puis Nico-las Sarkozy, sont des contrats d’assurance-vie qui conditionnent l’exonération d’impôt sur les revenus pour leur bénéficiaire au placement d’une part des capitaux (entre 5 et 10 %) dans des investissements dits risqués et notamment dans des fonds de capital-investissement.45. Voir Carton Direction 1997-1999 CA, Dossier « Conseil d’administration du 3 juin 1997 ».

Le ralliement des grandes institutions financières françaises38 au secteur apparaît notamment à la fin des années 1990 lorsqu’elles lancent simulta-nément leurs propres branches de capital-inves-tissement39. Entre 1996 et 2002, la Compagnie de Suez, Axa-UAP, la BNP et Paribas lancent trois fonds (Astorg Partners en 1998, Axa Private Equity en 1996 et Paribas Affaires Industrielles et BNP Private Equity en 1998) appelés à devenir des fonds centraux du champ du LBO40.

Parallèlement, les acteurs du secteur se plaignent du manque de capitaux issus des investisseurs insti-tutionnels. Ainsi, dans une archive du 21 mai 1996, le conseil d’administration de l’AFIC affirme41 :

L’année 1995 est caractérisée par le manque d’offre (de capitaux) […] Il s’agit là d’un problème fondamental pour le système financier français qui est sinistré.

En réponse, les pouvoirs publics encouragent l’orien-tation de l’épargne dans les fonds de capital-investisse-ment par différents dispositifs fiscaux, dont l’« avantage Madelin » (1994) et le dispositif ISF-PME voté dans le cadre de la loi TEPA (2007), ouvrant droit à une réduction de l’ISF pour les individus investissant leur fortune dans des PME via des fonds :

Président de l’AFIC (années 2000) : Par exemple, la loi TEPA […] c’était une très très bonne initiative […] Mais on a passé six mois à convaincre Chris-tine Lagarde et toutes les équipes de Bercy que c’était une hérésie de permettre à Mme Duchemol d’investir dans une entreprise sans passer par nous. Être investisseur c’est un métier.

Les pouvoirs publics soutiennent en outre l’accroisse-ment des crédits accordés par les banques aux sociétés de gestion, en autorisant en 1998 la titrisation des créances d’entreprises42.

Par ailleurs, jusqu’au milieu des années 2000, le capital-investissement continue de se heurter à des réserves de la part des assureurs, qui jugent le capital-investissement risqué, opaque et trop coûteux en frais de commission. Dans un compte-rendu,

un représentant de l’AFIC résume ainsi une rencontre avec des représentants de la Fédération française des sociétés d’assurances (FFSA)43 :

La FFSA a exprimé les craintes, rationnelles ou irrationnelles, qu’inspire le (capital-investisse-ment) actuellement chez ses membres […] La FFSA indique qu’il est nécessaire que l’AFIC dissipe ces peurs.

Les pouvoirs publics font le choix de contraindre les assureurs à investir dans le secteur. Dans un contexte national caractérisé par l’absence de fonds de pension, ces derniers représentent en effet le principal gisement d’épargne potentiellement accessible au secteur. Ainsi, la création en 1997 des assurances-vie DSK et en 2005 des assurances-vie NSK44 permet de flécher une partie des contrats d’assurance-vie vers les fonds de capital-investissement.

Président de l’AFIC (années 2000) : Moi, je me suis battu beaucoup pour que les assureurs augmen-tent la quote-part, j’ai dit que ce n’est pas normal que les assureurs français n’aient que 0,005 % de leur collecte en capital-investissement. Aux États-Unis, les grands fonds de pension ont 10 % en actifs alternatifs qu’il s’agisse de hedge funds ou de capital-investissement.

En revanche, les représentants du secteur, alliés à des acteurs bancaires, financiers et patronaux, échouent à faire émerger en France des fonds de pension qui repré-senteraient pour eux une manne potentielle de capitaux. Ils se heurtent sur ce point à la forte opposition des syndicats de salariés (notamment la CGT et FO) et à l’attachement du public à une gestion des retraites par répartition. La nomination de Lionel Jospin en 1997 comme Premier ministre met un terme à tout éventuel espoir des acteurs du secteur sur ce sujet45.

L’État accède donc au cours de la période à la plupart, mais non à la totalité, des revendications du secteur quant à l’accroissement du flux des titres d’entreprises et des capitaux transitant par ce pôle d’accumulation. Plutôt qu’une désintermédiation, les pouvoirs publics encouragent ainsi une nouvelle forme d’intermédiation où la propriété et la gestion du capital sont découplées.

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46. Entretien avec Hélène Ploix, présidente de l’AFIC en 2001-2002. 47. AFIC, Rapport annuel, Paris, 2016. 48. Voir Carton Juridique et fiscal 2005-2008 Groupe dédié 1.

La reconnaissance du capital-investissement comme coproducteur des politiques de financement des entreprises

Le secteur devient une force collective capable de peser dans ses rapports avec l’administration. Celle-ci repose d’abord sur la solidarité existante entre les dirigeants des grands fonds eux-mêmes organisés au sein d’une association professionnelle, l’AFIC, de plus en plus puissante. Très visible au sein des comptes rendus de réunion présents dans les archives, notam-ment à partir des années 1990, cette coopération est aussi soulignée par les dirigeants de l’AFIC au cours des entretiens :

Question : La concurrence entre les différents fonds qui font partie du métier était relativement bien surmontée au sein de l’AFIC ?Président de l’AFIC (années 2000) : Elle l’est toujours. Ce sont deux choses tout à fait diffé-rentes […] Ce n’est jamais une concurrence avec de l’animosité. On sait que tel et tel fonds sont aussi portants (candidats) sur un deal que nous, l’un gagne, l’autre perd et tant pis […] vraiment les relations sont bonnes.

D’une micro-association professionnelle reposant sur le bénévolat au milieu des années 1990 (un seul permanent en 200146), celle-ci devient une associa-tion professionnelle puissante (19 permanents et plus de 400 membres en 201647). Elle s’adjoint les services de consultants en relations publiques, de juristes et de lobbyistes, et popularise ses propres argumentaires, à travers l’édition de différents livres blancs (1995 sur les FCPR, 2002 sur les LBO) [voir figure 2, p. 50].

L’AFIC veille en outre à recruter en son sein des individus disposant d’importants réseaux d’intercon-naissances, tel ce gérant de fonds issu de la haute fonction publique, élu président de l’association à la fin des années 1990 :

Président de l’AFIC (années 1990) : C’était Stéphane Frydman qui était (le) conseiller indus-triel (de DSK), un X Mines que j’ai recruté ici d’ailleurs après… Et j’ai été très utilisé par l’AFIC […] pour faire du lobbying, je ne sais pas si c’est le terme adapté, mais pour aller discuter le bout de gras les amendements Charasse par exemple. Je me souviens très bien, on y a été, on était un groupe de quatre, il y avait (X) le patron de LBO France, (Y) qui était celui d’Apax, (Z) qui était le patron d’Astorg et moi pour aller voir le gouver-nement entre guillemets. Et c’est là où on a été voir le directeur de cabinet de Michel Charasse, qui était Robert Daussun, qui est (maintenant) le patron de LBO France et qui a été recruté par (X) après…

En conséquence, les services de l’État consultent de plus en plus systématiquement les représentants du secteur sur tous les sujets touchant au finance-ment des entreprises françaises. C’est ainsi le cas lors d’une réunion qui regroupe le 16 novembre 2005 des représentants du Comité interministériel aux restruc-turations industrielles (CIRI) et de représentants de l’AFIC, à l’issue de laquelle ce dernier constate dans son compte-rendu48 :

Le CIRI nous demande de réfléchir (à des) disposi-tifs, d’ordre fiscal, de nature à soutenir les entreprises en difficulté sans tomber sous le coup de la prohibi-tion (en droit communautaire) des aides d’État.

Cette coopération entre l’État et le secteur va parfois jusqu’à la rédaction de textes législatifs ou réglemen-taires par des membres de l’AFIC eux-mêmes :

Question : Et alors comment est-ce que vous faites pour convaincre les autorités ?Président de l’AFIC (années 2000) : D’abord on échange, on discute, moi je suis même allé jusqu’à rédiger le projet d’instruction fiscale (relative à la fiscalité des gérants de fonds), […] c’était fin 2000, et j’ai passé mes vacances à rédiger le projet d’ins-truction fiscale. Pour essayer d’exprimer dans les termes qui me paraissaient convenables, des choses sur lesquelles on s’était à peu près entendus, et ils s’en sont quand même assez largement inspirés.

Cet effort de coordination interne et de lobbying externe est fructueux. En 2004 l’AFIC fête ainsi ses 20 ans au Palais de l’Élysée et en 2007, le secrétaire général de l’AFIC peut affirmer sans mentir : « Aujourd’hui, notre place et notre position sont clairement reconnues ce qui nous permet d’être reçus au plus haut niveau de l’État et des pouvoirs publics ». Le capital-investisse-ment apparaît aux yeux des pouvoirs publics comme un instrument incontournable du financement de l’éco-nomie, en l’absence de secteur industriel nationalisé et de politiques de planification industrielle.

L’avènement d’un arrangement institutionnel intensifiant la puissance accumulative du capital-investissement

Au tournant des années 1990, la coopération entre les pouvoirs publics et les représentants du secteur se traduit par l’édiction d’un ensemble de règles qui organisent et pérennisent ces pratiques d’investissement. Ainsi, en 1997, les pouvoirs publics mettent à la disposition des capital-investisseurs un nouveau véhicule financier, les Fonds communs de placement dans l’innovation (FCPI), dont 60 % de l’actif doit être composé de titres

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Figure 3

Capitaux investis par les membres de l’AFIC en millions d’euros courants, 1984-2016

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49. Voir loi n° 2001-1275 du 28 décembre 2001 de finances pour 2002 et extrait d’entretien de la p. 26 relatant l’élaboration de cette disposition fiscale.50. Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen concer-nant la mise en œuvre du Plan d’action sur le capital-investissement (PACI), 4 novembre

2003.51. L’intégration du marché des capi-taux au niveau européen et le passeport financier ont permis d’accroître le nombre d’opérations de rachats d’entreprises intra-européennes et simplifié le fonctionnement administratif des fonds. Voir par exemple London Economics, “Understanding the

impact of MiFID”, rapport commandé par la City of London Corporation, Londres, 2010 ; Orçun Kaya, Jan Schildbach et Kinner Lakhani, “Brexit impact on investment ban-king in Europe”, EU Monitor Global Financial Markets, Francfort-sur-le-Main, Deutsche Bank AG, 2018, p. 1-24.52. Margot Sève, La Régulation financière

face à la crise, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 43.53. Pour le déroulement de la crise finan-cière, voir André Orléan, De l’euphorie à la panique : penser la crise financière, Paris, Éd. Rue d’Ulm, 2009 ; F. Foureault, « Remo-deler le capitalisme… », op. cit.

de sociétés considérées comme « innovantes ». Par ailleurs, en application du « Plan PME pour la France » de 1995, est créée la Banque de développe-ment des PME (BDPME), dont le rôle est de faciliter l’accès au crédit des PME, notamment dans le cadre de LBO. Sur le plan fiscal, les plus-values de cession sur les actions de SCR et les parts de FCPR sont progressivement exonérées : leur taux passe de 15 % en 2005 à 7 % en 2007. À partir de 2001, les rémunéra-tions des gérants de fonds sont considérées comme un revenu du capital et imposées comme tel à un taux de 26 %, largement inférieur à la fiscalité sur le travail49.

Au fur et à mesure des années 1990 et 2000, cet arrangement institutionnel fait une part croissante aux recommandations formulées par l’Union européenne. La Commission développe des politiques souvent co-élaborées avec l’European Venture Capital Association (EVCA), association professionnelle européenne des acteurs du capital-investissement, qui visent à stimuler le capital-investissement européen. Ainsi en 1998 est adopté le Plan d’action pour le capital-investissement (PACI) dont l’objectif est de « supprimer, au niveau tant communautaire que national, les obstacles régle-mentaires et administratifs qui peuvent encore freiner la création d’un véritable marché unique du capital-investissement »50. En 2005, le nouveau plan d’action des services financiers européen étend aux sociétés de gestion le passeport européen, qui autorise une entre-prise ayant obtenu un agrément de l’autorité de son pays d’origine à investir dans toute l’Union européenne51. Par ailleurs, depuis 1994, le Fonds européen d’inves-tissement (FEI) est chargé de soutenir les marchés européens d’investissement grâce aux ressources de la Banque européenne d’investissement (BEI).

Par ailleurs, à l’échelle européenne aussi bien que nationale, le capital-investissement fait l’objet d’une régulation externe peu contraignante. En France, il est officiellement supervisé par la COB (Commission des opérations de bourse) puis par l’AMF (Autorité des marchés financiers), mais est autorisé à se doter de ses propres institutions de régulation internes. L’AFIC rédige ainsi trois « codes de déontologie » en 1993, 1998 et en 2001, où le code est reconnu par les autorités publiques comme un « règlement de place », doté d’une valeur juridique légale. Le secteur crée aussi des instances de justice privée, notamment la « commission déontologie » de l’AFIC. Celle-ci

a le pouvoir de sanctionner ses membres par un blâme voire une exclusion, qui conduit alors la société de gestion à perdre son agrément et ainsi la possibilité même d’exister. Les pouvoirs publics délèguent ici à l’AFIC une part de la capacité à déterminer quelle société de gestion peut ou non exercer son activité en France. Ils font ainsi le choix d’une « régulation lâche »52 des institutions financières en accord avec les demandes du secteur en faveur de l’autorégulation.

Les nouvelles règles du jeu économique édictées au fil des années 1990 et 2000 renforcent ainsi le pôle d’accumulation des capital-investisseurs. Celui-ci repose sur une coalition regroupant des acteurs finan-ciers et l’État, qui cherche à réduire ses interventions directes dans l’économie et à déléguer à des acteurs privés, obéissant à une logique marchande, une part de sa politique industrielle.

Face à la crise financière, la réorganisation paradoxale de l’arrangement institutionnel du capital-investissement, 2007-2017

Pourtant, à la fin des années 2000, l’arrangement institutionnel du secteur est menacé par la crise. La panique financière se propage au capital-inves-tissement et notamment au sous-secteur des LBO. De l’âge d’or du LBO à 2007, la croissance des fonds et de la dette obligataire levés a créé une bulle spéculative sur le prix des entreprises53. Entre 2008 et 2009, les levées de fonds LBO baissent brutalement de 83 % : les investisseurs institutionnels, bailleurs de capitaux du secteur, perdent confiance dans le capital-inves-tissement. Par ailleurs, le projet de réforme fiscale de François Hollande en 2013 menace les rémunérations des gérants de fonds et prolonge la crise. Pourtant, les institutions du capital-investissement résistent et dès 2014 l’activité recommence à croître : l’arran-gement institutionnel du secteur et les trois canaux qui le définissent ne sont finalement pas détruits par la crise [voir figure 3, ci-contre].

Contestation du capital-investissement par les élus et affaiblissement de ses fondements institutionnels

La déstabilisation du marché du LBO suscite un débat sur la légitimité des fonds de capital-investissement au Parlement et dans les milieux syndicaux. Dès la fin

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Le tableau [voir ci-contre et p. 62-63] fait apparaître la complémentarité des caractéristiques sociales des fondateurs de l’AFIC et du secteur du capital-investisse-ment en France. Souvent diplômés de grandes écoles, ayant fréquemment occupé à la fois des fonctions dans le secteur financier et dans les administrations écono-miques de l’État, inscrits ensemble au sein des places financières parisiennes et régionales (et notamment lyonnaise), ils disposent de ressources nombreuses pour promouvoir la cause du capital-investissement auprès des pouvoirs publics. Au fil de la période, la multipositionnalité de ces acteurs se renforce encore. Dans leur grande majorité, ceux-ci ne sont pas des outsiders du système scolaire, du champ des affaires et des pouvoirs publics, mais des insiders qui à partir de positions déjà dominantes socialement font émerger un nouveau secteur financier. Cette situation se distingue de la situation américaine où les fondateurs du capital-investissement étaient issus des franges périphériques et dominées du secteur financier2. Ont été retenus comme

principaux acteurs de l’AFIC ses fondateurs, ses présidents successifs ainsi que ses délégués généraux (en gris dans le tableau). Le tableau a été réalisé princi-palement à partir du Who’s Who in France (2018) et via des recherches sur Europresse.

1. Bien qu’aucune analyse systématique des trajectoires et positions des individus et des interactions qu’ils entretiennent n’ait à ce jour été réalisée pour le capital-investissement et que cet article ne soit pas en mesure de combler cette lacune du fait de son objet, il existe des travaux portant sur les trajec-toires des acteurs financiers centraux du capitalisme français. Ils permettent de contextualiser les évolutions institutionnelles que ce texte analyse. Pour une approche des évolutions du capitalisme centrée sur les individus, voir François Denord et Paul Lagneau-Ymonet, Le Concert des puissants, Paris, Raisons d’agir, 2016 ; Pierre François et Claire Lemercier, « Une financiarisation à la française (1979-2009). Muta-tions des grandes entreprises et conversion des élites », Revue française de sociologie, 57(2), 2016, p. 269-320.2. Comme mis en évidence par Neil Fligstein, The Architecture of Markets. An Economic Sociology of Twenty-First-Century Capitalist Societies, Princeton, Princeton University Press, 2001.

Trajectoires et positions sociales des principaux acteurs de l’AFIC1

Marlène Benquet et Théo Bourgeron

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DES SALARIÉES du Groupe Vivarte (détenu par des fonds de capital-investissement selon un mécanisme de LBO et comprenant notamment les entreprises André, Kookaï et La Halle aux chaussures) manifestent en 2017 devant le siège du groupe pour s’opposer à un plan de licenciements.

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Annexe 1

Éléments marquants de l’arrangement institutionnel du capital-investissement (gris : gouvernements de droite ; blanc : de gauche)

Pierre Pflimlin 1955 création des sociétés de développement régional +

Valéry Giscard d’Estaing 1970 création de l’Institut

du développement industriel +

Valéry Giscard d’Estaing 1970 création par la Caisse

des dépôts de CDC participations +

René Monory 1977 exonération fiscale pour les « instituts de participation » +

Jacques Delors 1983 création des FCPR (légalisation gestion pour compte de tiers) +

Jacques Delors 1983 création du second marché de la Bourse de Paris +

Jacques Delors 1984 loi bancaire relative au contrôle des établissements de crédit +

Pierre Bérégovoy 1984 rachat d’entreprise par les salariés (légalisation des opérations de LBO) + +

Pierre Bérégovoy 1985 création du statut de société de capital-risque +

Édouard Balladur 1986 première vague de privatisation +

Édouard Balladur 1987 suppression de l’encadrement du crédit +

Édouard Balladur 1988 création du régime de l’« intégration fiscale globale » +

Alain Madelin 1993 deuxième vague de privatisation +

Alain Madelin 1994 fiscalité des investissements (« Avantage Madelin ») +

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Jean Arthuis 1996 création de la BDPME + +

Jean Arthuis 1995 rapport Viénot (débouclage des noyaux durs) +

Jean Arthuis 1996 agrément pour les sociétés de gestion +

Jean Arthuis 1996 création des FCPI +

Dominique Strauss-Kahn 1997 institution des contrats

d’assurance-vie dits « DSK » +

Dominique Strauss-Kahn 1998 légalisation de la titrisation

des créances d’entreprises +

Dominique Strauss-Kahn 1998 création du fonds public

pour le capital-risque +

Francis Mer 2003 création du statut de Jeune entreprise innovante +

Nicolas Sarkozy 2004 institution des contrats d’assurance-vie dits « NSK » +

Thierry Breton 2005 création d’OSEO par fusion de l’ANVAR et BDPME + +

Thierry Breton 2006 création de France investissement +

Christine Lagarde 2007 dispositif ISF-PME +

Christine Lagarde 2008 création du Fonds stratégique d’investissement +

François Baroin 2011 fiscalité des dettes (« Amendement Charasse »)

+

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Annexe 2

Index des acronymes

Acronyme Signification

AFIC Association des investisseurs pour la croissance

AMF Autorité des marchés financiers

BDPME Banque de développement des PME

BEI Banque européenne d’investissement

BPI Banque publique d’investissement

CIRI Comité interministériel aux restructurations industrielles

COB Commission des opérations de bourse

Directive AIFM Directive Alternative Investment Fund Managers du 1er juillet 2011

EVCA European Venture Capital Association

FCPR Fonds communs de placements à risques

FEI Fonds européen d’investissement

FFSA Fédération française des sociétés d’assurances

IRDI Instituts régionaux de développement industriel

LBO Leveraged buyout, opérations à effet de levier

Loi TEPA Loi Travail, emploi et pouvoir d’achat du 21 août 2007

MEDEF Mouvement des entreprises de France

PACI Plan d’action pour le capital-investissement

PME Petites et moyennes entreprises

SCR Sociétés de capital-risque

SDR Sociétés de développement régional

SOFARIS Société française pour l’assurance du capital

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54. Voir par exemple Cartons Direction 2006-2006 CA, Délégué général 2007-2008 Dominique Nicolas 1 et Délégué général 2007-2007 Dominique Nicolas 2.55. Voir Carton Délégué général 2007-2009 Jean-Yves Demeunynck.

56. Ce retrait est aussi indirectement encouragé par les règlements de Bâle III et Solvabilité II qui limitent la capacité des banques et assurances à investir dans des activités consommatrices en capital.57. Institutional Limited Partners Associa-

tion, “Private Equity Principles”, Washington, ILPA, 2009.58. Florence Moulin et Daniel Schmidt, Les Fonds de capital-investissement. Principes juridiques et fiscaux, Issy-les-Moulineaux, Gualino/Lextenso, 2014. Voir

Carton Juridique et fiscal 2012-2012 Équipe permanente 2.59. AFIC, « Capital-transmission : les LBO ont surmonté la crise », Paris, 2011.

de 2007, le groupe communiste à l’Assemblée nationale dépose une résolution visant à créer une commission d’enquête sur « le rôle des fonds d’investissement dans l’économie ». D’autres parlementaires s’expriment de manière hostile au secteur, via des auditions, des rapports et des amendements non adoptés, notamment les centristes Charles de Courson (Assemblée natio-nale) et Jean Arthuis (Sénat), bêtes noires du capital-investissement pendant la crise. Ces parlementaires dénoncent le rôle des fonds d’investissement dans la dynamique de désindustrialisation française.

La contestation du LBO est également portée par les milieux syndicaux. Au World Economic Forum de Davos de 2007, le dirigeant de la fédération syndi-cale internationale UNI Global Union décrit le LBO comme l’une des menaces principales pour les salariés. En France, le Collectif LBO (proche de la CGT) est créé à la fin 2006. Celui-ci organise notamment des manifestations dans des entreprises et devant l’Assem-blée nationale pour attirer l’attention médiatique sur la situation des salariés des entreprises sous LBO et défendre leur interdiction54.

Cette contestation trouve une traduction politique au plus haut niveau de l’État. Lors de la campagne présidentielle de 2012, tandis que Nicolas Sarkozy « s’épanche sur les fonds qui étranglent les entre-prises » (entretien président de l’AFIC années 2010), François Hollande affirme sa volonté d’accroître forte-ment la fiscalité des gérants de fonds, réserver aux seuls salariés le rachat d’entreprise avec de la dette et mettre fin au dispositif de déductibilité des intérêts d’emprunt : un ensemble de mesures qui menaceraient l’existence même du secteur.

Président de l’AFIC (années 2010) : Donc l’ambiance était lourde ! […] Concrètement à ce moment-là (en 2012 et 2013), c’était au moins une fois par jour une sollicitation politique négative. La sollicitation, c’est gentil comme mot, mais c’est une agression d’un homme politique qui va dire qu’il faut mettre les gérants de fonds en prison. Enfin, on était dans un truc, c’était de la folie.

Enfin, les banques elles-mêmes sont échaudées par l’éclatement de la bulle du LBO. Elles doivent dans certains cas accepter la perte de leurs créances voire dans d’autres, comme celui de l’entreprise Saur (troisième distributeur d’eau en France) en 2013, prendre le contrôle des entreprises à la place des fonds

actionnaires. En conséquence, certaines banques cessent de financer ces opérations. Une note manuscrite des archives de l’AFIC (septembre 2009) signale ainsi55 :

BNP, Société générale, RBS (Royal Bank of Scotland), LCL ne traiteront (plus) les très gros LBO.

De leur côté, les investisseurs institutionnels réduisent leurs investissements dans le secteur. Des banques comme BPCE ou le Crédit agricole gèlent ainsi leur contribution à leurs filiales de capital-investissement56. De plus, les bailleurs de capitaux s’entendent au niveau international pour limiter les frais des sociétés de gestion et les contraindre à plus de transparence à travers les « Private Equity Principles » qu’ils éditent en 200957.

Cette contestation affecte l’arrangement institution-nel du secteur. La fiscalité pesant sur les revenus du capital des gérants de fonds et des dirigeants d’entre-prises investies, originellement très faible comparée à la fiscalité du travail, est alourdie : le taux d’imposition sur les rémunérations des gérants de fonds passe de 26 % en 2009 à 32,8 % en 201358. Les lois de finance de 2011 et 2013 réduisent la déductibilité des intérêts de la dette contractée par les fonds. En outre, la loi Hamon (2014) impose une obligation d’information des salariés avant toute cession d’entreprise, avec comme but explicite de favoriser les reprises par les salariés au détriment des fonds (dispositif sur lequel revient la loi Macron 2015). Les mécanismes institutionnels centraux du secteur sont mis en cause.

Stratégies de légitimation du capital-investissement et préservation du soutien de l’administration

Le capital-investissement parvient pourtant à mainte-nir l’essentiel de son arrangement institutionnel. D’une part, la crise financière ne remet pas en cause la priva-tisation des politiques industrielles, qui suppose un secteur financier puissant et autonome. D’autre part, le secteur parvient à limiter les contestations émanant des élus et organisations syndicales, notamment grâce à une campagne de légitimation lancée par l’AFIC. L’association finance des études sur la croissance des entreprises sous LBO, qu’elle utilise pour commu-niquer autour du « nombre d’emplois créés » grâce au secteur59. Par ailleurs, l’AFIC engage un lobbying actif en direction des députés et cabinets ministériels, notamment sur les conseils de son conseiller juridique :

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60. Extrait issu d’un mail de 2010 relatif au projet de loi de finance pour 2011, voir Carton Direction 2010-2010 Bureau.61. La directive Alternative Investment Fund Manager (AIFM) a été adoptée en 2011 et

traduite en droit français en 2013. Elle fournit un cadre réglementaire aux ges-tionnaires de fonds alternatifs en Europe et vise à protéger les épargnants des fonds d’investissement alternatifs en les soumet-

tant à des règles d’information strictes.62. Voir Carton Juridique et fiscal 2014 2015 Groupe dédié.63. Jean-Pierre Fourcade, « Participations transférées au Fonds stratégique d’inves-

tissement (FSI) », rapport d’information n° 588, Paris, Sénat, 2011.

Le risque que la taxe sur les bonus des traders déborde sur le (capital-investissement) est réel. La réalisation de ce risque peut venir des députés du Nouveau centre (Charles de Courson) et des sénateurs centristes (Jean Arthuis notamment). À titre préventif, je recommande d’adresser un courrier à tous les députés de la commission des finances, avec comme date de réception le 20 janvier, expliquant la pertinence qu’a eue le gouver-nement en excluant le (capital-investissement) de l’assiette de cette taxe60.

Par ailleurs, les acteurs du secteur s’engagent aussi dans des mobilisations collectives contestant frontalement les menaces pesant sur son arrangement institutionnel. Ainsi, en 2012-2013, les membres du secteur parti-cipent au mouvement dit des « pigeons ». Ce mouve-ment fait suite au projet d’accroissement de la fiscalité sur les plus-values de cession dans la loi de finances pour 2013 : cet accroissement affecte les « entrepre-neurs » possédant le capital de leurs entreprises, les dirigeants d’entreprises détenues par des fonds, et aussi les professionnels du capital-investissement dont une part de la rémunération est traitée fiscalement comme une plus-value de cession. Dès qu’il prend connaissance de cette disposition le 1er octobre 2012, le président de l’AFIC réagit et écrit aux principaux prési-dents de fonds : « À ce stade, je dois dire que les mots me manquent. Mais cela reviendra, rassurez-vous ». Deux jours plus tard, il convoque une conférence de presse et prend publiquement position contre la réforme. Le secteur entre en campagne contre le gouvernement et s’appuie sur des figures d’entrepreneurs célèbres pour faire valoir sa cause :

Président de l’AFIC (années 2010) : On a sorti une tribune à ce moment-là, des pleines pages d’entrepreneurs qui soutenaient le capital-inves-tissement avec des centaines d’entrepreneurs, donc là ça a changé. Et on est rentré, à partir de là, dans une coopération beaucoup plus ouverte avec Fleur Pellerin (ministre déléguée chargée des PME), avec les gens à l’Élysée, dont un certain Emmanuel Macron (alors conseiller économique de François Hollande)…

La mobilisation de l’AFIC et de ses soutiens produit un effet puissant sur la haute fonction publique, motivant l’annulation partielle par le gouvernement des évolutions fiscales liées aux plus-values de cession.

En dépit de ses oppositions au gouvernement, le secteur bénéficie tout au long de la crise de la

bienveillance des services administratifs. Les dirigeants de l’AFIC conservent ainsi de bonnes relations avec les hauts fonctionnaires en charge du secteur :

Président de l’AFIC (années 2000) : Alors en fait à Bercy, ils sont très, très bien élevés, enfin bien éduqués, vous voyez ce que je veux dire. Il y a des gens qui sont extrêmement compétents, mais on les trouve dans l’administration. Le vrai obstacle, il est toujours au niveau des politiques, il n’est pas dans l’administration.

Les grandes directions financières de l’État ainsi que les autorités administratives indépendantes telles que l’AMF tempèrent dans le sens du capital-investisse-ment les décisions prises sous la pression de l’opinion publique et atténuent les effets des alternances et des crises politiques, y compris à la suite de l’élection de François Hollande. Le secteur continue ainsi de copro-duire avec l’administration des règles juridiques, tels les décrets de transposition de la directive européenne AIFM61 co-écrite par l’AMF et les représentants du secteur en 201362.

L’approfondissement de l’assise institutionnelle du capital-investissement, conséquence paradoxale de la crise financière

En dépit de ce que la gestion gouvernementale de la crise financière pouvait laisser présager, les années 2010 sont finalement marquées par la solidification réglementaire du lien entre les investisseurs institutionnels et les fonds d’investissement. La réglementation européenne œuvre dans ce sens. La directive AIFM (2011) promeut des normes de « transparence » des sociétés de gestion vis-à-vis de leurs bailleurs de capitaux, de façon à rétablir leur confiance et éviter qu’ils ne se désinvestissent du secteur. Au travers de cette directive, le capital-investissement européen voit son arrangement institutionnel protégé par un droit supranational spécifique et ses canaux d’ali-mentation raccordés au marché, plus large, des capitaux des autres pays européens.

Par ailleurs, les pouvoirs publics renforcent leur soutien financier au capital-investissement et l’utilisent comme un instrument de relance macroéconomique. L’État se dote en 2008 d’un puissant fonds de capital-investissement public, le Fonds stratégique d’inves-tissement (FSI) devenu en 2013 la Banque publique d’investissement (BPI). Elle intervient en partenariat avec les fonds privés de façon à « éviter la concurrence »63 qu’elle pourrait leur faire, sans toutefois parvenir

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64. François Denord, Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique, Paris, Demopolis, 2007. 65. Rapport du Commissariat général à la stratégie et à la prospective en 2013 ; rapport du Comité français sur l’investissement à impact social en 2014.

à l’endiguer complètement. À rebours de la hausse de la fiscalité sur les rémunérations des gérants de fonds, l’intervention de ces institutions publiques constitue alors une manière de « faire marcher le marché »64 du capital-investissement en l’alimentant directement en capital public.

En outre, les pouvoirs publics commencent progressivement à déléguer une part de leurs politiques sociales et environnementales au capital-investis-sement via « l’investissement à impact » (impact investing). Cette nouvelle forme d’investissement vise théoriquement à produire des effets sociaux et environnementaux positifs en plus des performances financières habituelles. À la suite de plusieurs rapports65, les institutions financières publiques (telles que la BPI et le Fonds européen d’investissement) créent des fonds dédiés à « l’investissement à impact ». Parallè-lement, « l’investissement à impact » est soutenu par les dirigeants de grands fonds français eux-mêmes, dans une approche mêlant philanthropie et intérêt bien compris du secteur :

Dirigeant d’un grand fonds historique : (Impact Capital) a été créé avec le parrainage de Claude Bébéar, quelques grands chefs d’entreprises, et puis pas mal d’anciens présidents de l’AFIC et dirigeants de fonds d’investissement…

Les fonds « d’investissement à impact » ne représentent aujourd’hui que 6 % des sociétés de gestion mais sont l’un des instruments de la privatisation des politiques sociales et environnementales de l’État.

Bien plus qu’une nouvelle réglementation qui succé-derait à une déréglementation, la gestion institution-nelle de la crise financière a permis de solidifier deux des trois principaux canaux d’alimentation en capital

du secteur : elle compense l’imposition accrue des gérants de fonds par une alimentation massive en argent public (capital issu des pouvoirs publics), solidi-fie la relation entre les fonds et les investisseurs institu-tionnels bailleurs de capitaux du secteur (capital issu de l’épargne), mais laisse globalement inchangées les relations entre les fonds et les dirigeants des entreprises (capital issu du travail productif).

Le capital-investissement s’est constitué comme un pôle central d’accumulation de manière progressive, en s’appuyant sur une coalition d’intérêts entre groupes sociaux (gérants de fonds, acteurs financiers tradi-tionnels et hauts fonctionnaires). D’abord développé dans le giron du monde financier semi-public par des hauts fonctionnaires dans les années 1970-1980, le capital-investissement a ensuite été utilisé à partir des années 1990 comme instrument d’externalisa-tion de la politique industrielle publique, suivant une dynamique de marchandisation des entreprises et des capitaux. La crise de 2008, loin de remettre en cause la position du secteur dans le capitalisme français, l’a au contraire renforcée par l’extension de l’emprise de ce mode de gestion du capital aux politiques sociales et environnementales.

Ce texte montre que la construction de ce pôle d’accumulation du capital repose sur la coproduction d’un arrangement institutionnel par les pouvoirs publics et les représentants du secteur financier, permettant l’alimentation simultanée du secteur en capital et en titres d’entreprises. Ainsi, il décrit comment les canaux irriguant le secteur en capitaux ont été coproduits sur le plan juridique et économique en même temps qu’étaient effacées les traces de leurs origines, construisant ainsi l’idée de leur irréversibilité.

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