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DE L’USAGE DE L’EMPRUNT LINGUISTIQUE De l’usage de l’emprunt linguistique Christiane Loubier Office québécois de la langue française 2011

20110601 Usage Emprunt

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Linguistique

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  • DE LUSAGE DE LEMPRUNT LINGUISTIQUE De lusage

    de lemprunt linguistique

    Christiane Loubier Office qubcois de la langue franaise 2011

  • De lusage de lemprunt linguistique

    Christiane Loubier Office qubcois de la langue franaise 2011

  • Catalogage avant publication

    Loubier, Christiane

    De lusage de lemprunt linguistique / Christiane Loubier.

    [Montral] : Office qubcois de la langue franaise, 2011.

    Comprend des rf. bibliogr.

    ISBN Version imprime : 978-2-550-61625-2 ISBN Version lectronique : 978-2-550-61626-9

    1. Emprunts (Linguistique) 2. Franais (Langue) Emprunts 3. Anglais (Langue) Influence sur le franais I. Office qubcois de la langue franaise

    442.4 PC 2582

  • 3Table des matires

    Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .5

    1 Quest-ce que lemprunt linguistique? . . . . . . . . . . . . . . . . .10

    2 Les catgories demprunts. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112.1 Lemprunt lexical . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14

    2.2 Lemprunt syntaxique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15

    2.3 Lemprunt phontique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16

    3 Lemprunt langlais au Qubec et en France. . . . . . . . . . . 173.1 La situation sociolinguistique du Qubec . . . . . . . . . . . . 17

    3.2 La situation sociolinguistique de la France . . . . . . . . . . .22

    4 Cadre dintervention . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .274.1 Cadre normatif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27

    4.2 Principes directeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .29

    4.2.1 Lamlioration de la comptence linguistique . . . .29

    4.2.2 La stimulation de la crativit lexicale . . . . . . . . . .30

    4.2.3 La reconnaissance demprunts implants

    et lgitims dans lusage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .32

    4.2.4 Ladaptation de lemprunt au systme

    du franais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .33

    4.3 Critres courants dvaluation de lacceptabilit

    des emprunts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .34

    4.3.1 Lusage gnralis de lemprunt . . . . . . . . . . . . . .34

    4.3.2 Lattestation de lemprunt dans

    les dictionnaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .35

    4.3.3 Lanciennet de lemprunt . . . . . . . . . . . . . . . . . . .38

    4.3.4 Linutilit de lemprunt . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .39

    4.3.5 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .40

    4.4 Critres dacceptabilit de la politique de lemprunt

    de lOffice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41

    4.4.1 Le besoin de combler une lacune linguistique

    par lemprunt . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .42

  • 44.4.2 Limplantation de lemprunt dans lusage

    du franais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .44

    4.4.3 La conformit ou ladaptation de lemprunt aux

    normes sociolinguistiques qubcoises . . . . . . . .45

    4.4.4 La conformit ou ladaptation de lemprunt

    au systme du franais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .46

    4.4.4.1 La conformit ou ladaptation smantique . . .48

    4.4.4.2 Ladaptation phontique, orthographique

    et grammaticale des emprunts . . . . . . . . . . . .48

    4.5 Acceptabilit des emprunts et pondration . . . . . . . . . . .55

    Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .57

    Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .60

    Index alphabtique gnral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .65

  • 5Introduction

    On observe souvent que les langues ne peuvent se suffire elles-mmes, cest--dire quelles ne peuvent rpondre tous les besoins de communication de leurs utilisateurs sans emprunter dautres langues. Rien de plus normal en effet que des mots dune langue contribuent dynamiser un autre systme linguistique en sajoutant aux ressources de celui-ci. Il en est ainsi pour le franais qui, au cours de son histoire, a emprunt au grec, au latin, litalien, langlais, etc. Mais les langues nvoluent pas selon leurs propres fins, indpendamment des personnes et des groupes qui les parlent. La question de lemprunt linguistique ne se pose donc pas dune manire identique lintrieur de toutes les socits parce quelle ne suscite pas la mme dynamique de rapports de forces et de pouvoir. Les causes de lemprunt sont ainsi intimement lies aux conditions sociohistoriques, particulirement politiques et conomiques, qui font voluer les situations sociolinguistiques. Si, par exemple, langlais a intgr un grand nombre de mots dont lorigine est franaise, ce nest pas en raison dun simple mouvement naturel dchange entre les langues; cest surtout parce que lAngleterre fut conquise par les Normands francophones en 1066. Soulignons galement que le franais a t la langue dominante de la diplomatie internationale jusqu la Premire Guerre mondiale. Mais, depuis le milieu du XXesicle, le prestige de langlais a suivi la progression ascendante du pouvoir socioconomique des tats-Unis. Le march anglophone de biens, de services et de capitaux domine aujourdhui lconomie, favorisant ainsi lutilisation gnralise de langlais, langue vhiculaire qui simpose tout pays, toute collectivit ou tout acteur social qui veut jouer un rle sur le march international. lchelle nationale, cette dynamique socioconomique vient souvent influencer lvolution des situations sociolinguistiques en suscitant notamment lexpression de nouveaux besoins dapprentissage et de matrise de langlais qui oblige ltat assouplir ou modifier les normes dans le domaine ducatif et, par le fait mme, la politique damnagement linguistique.

    Dun point de vue linguistique, la dynamique sociolinguistique mondiale mne invitablement un change dsquilibr entre les

  • 6systmes des langues. Langlais vient maintenant en tte de toutes les langues prteuses. Les situations ingalitaires de coexistence linguistique permettent de vrifier lapplication dun principe sociolinguistique fondamental en amnagement linguistique: cest toujours la langue dont le statut socioconomique est le plus faible qui emprunte massivement la langue qui jouit du plus grand prestige et de la plus grande force socioconomique. Aujourdhui, ce nest pas seulement le franais qui est fortement influenc par langlais dans son volution, mais bien un trs grand nombre de langues dont lallemand, le hindi, le japonais, les principales langues nordiques (danois, sudois, norvgien), etc. Certaines de ces langues sont marques par la rapidit du processus de lemprunt. Lemploi de noms hybrides, souvent pjoratifs, pour qualifier des varits fortement anglicises qui se caractrisent par lalternance et linterfrence de langues1 (spanglish ou espanglish, pour lespagnol; japlish, pour le japonais; denglish, pour lallemand; hinglish, pour lhindi; franglais ou franglish, pour le franais) montre bien tout le poids de linfluence de langlais sur le systme de ces langues.

    Lutilit de lemprunt linguistique en tant que processus denrichissement des langues reste toutefois incontestable. Mais, en sappuyant sur cette seule vidence, on peut trop aisment conclure que lemprunt (y compris lemprunt massif 2 langlais) est, dans tous les cas, une source denrichissement pour le franais. Les fervents du laisser-faire ne manquent pas darguments: ils soutiennent que les emprunts ne touchent que superficiellement les structures de la langue franaise, que rien ne peut empcher son volution et que, par consquent, toute forme

    1. Le terme alternance de langue (code switching) renvoie une situation dinteraction sociolinguistique o le locuteur dune langue utilise, en alternance, plus dune langue au cours dune mme conversation, dun mme discours. Lalternance de langue se distingue dune autre situation dinteraction sociolinguistique, appele interfrence de langue (code mixing), o le locuteur utilise lintrieur dun mme discours (ou dun mme nonc), construit selon le systme dune langue, un grand nombre demprunts lexicaux, phontiques, syntaxiques, etc.

    2. Le terme emprunt massif fait rfrence un transfert important dunits lexicales dune langue une autre, souvent dans certains domaines particuliers.

  • 7dintervention sociolinguistique est inutile. La reconnaissance sans rserve de lutilit de lemprunt langlais3 permet sans doute denvisager la situation gnrale du franais avec beaucoup doptimisme, mais elle a le dfaut de laisser dans lombre les consquences sociolinguistiques importantes que nous venons de prsenter et dautres retombes socioculturelles quil convient danalyser en profondeur.

    Les mots, tout comme les langues, sont intimement lis au systme de reprsentations particulier chaque collectivit. Ce systme symbolique se traduit par une culture, cest--dire par une manire collective de vivre, de se reprsenter les ralits concrtes et abstraites et de les exprimer par lusage de la langue. Toutes les cultures vivantes sdifient partir dun tel systme symbolique dont la construction, lorganisation et lexpression ne peuvent se faire sans la langue, qui permet chaque collectivit de dvelopper une forme originale de pense, de cration, daction et de communication. Ainsi, les langues ne sont pas des systmes de signes interchangeables, pas plus que les mots ne sont des tiquettes de dsignation remplaables les unes par les autres, sans consquences socioculturelles. Par exemple, il nest pas indiffrent dutiliser training (au lieu du mot franais entranement)4, speech (au lieu de discours), meeting (au lieu de rencontre ou de manifestation), self-control (au lieu de matrise de soi, loser (au lieu de perdant), etc., ou encore une terminologie technique anglaise au lieu dune terminologie franaise existante.

    3. Nous privilgions le terme emprunt langlais pour dsigner tout emprunt la langue anglaise, quelle que soit la varit gographique (amricaine, britannique, etc.). Nous mettons des rserves sur lemploi du terme anglicisme, gnralement considr comme synonyme demploi fautif. Comme nous le verrons plus loin, tout emprunt langlais nest pas exclure de lusage du franais. Dans les citations, nous conservons toutefois la terminologie des auteurs. En outre, tant donn que la situation sociolinguistique qubcoise est issue dune dynamique de forces qui met particulirement en relation le franais et langlais, le cas des emprunts aux autres langues ne sera abord ici que trs sommairement.

    4. Les expressions et les mots franais, ou les emprunts accepts en franais, sont en caractres gras, alors que ceux qui sont en langue trangre, ou qui ne sont pas jugs acceptables selon la Politique de lemprunt linguistique de lOffice qubcois de la langue franaise, sont en italique.

  • 8En employant le vocabulaire dune autre langue la place de celui de sa propre langue quil connat dj, le locuteur affiche son identification une autre collectivit linguistique que la sienne, du moins temporairement. Dans des situations de bilinguisme, les phnomnes dalternance ou dinterfrence de langues sont parfois systmatiques. Le changement didentification tant alors trs important, il peut mener, moyen ou long terme, une assimilation culturelle. Le libre-change linguistique entre les langues peut ainsi constituer un risque pour le maintien des langues et des cultures auxquelles elles sont associes. Cest donc se mprendre sur le rle social de la langue que de considrer lemprunt uniquement comme un procd linguistique. Ce mode particulier denrichissement des langues est soumis, lintrieur de chaque socit, un jeu de forces sociolinguistiques qui est rgl par linfluence de divers facteurs:changes socioconomiques, influence mdiatique, volont dintervention des pouvoirs publics, mthodes dapprentissage et de formation, reprsentations et attitudes des personnes lgard des langues, etc. Selon cette mme dynamique de forces, les emprunts auront de faibles ou, au contraire, de trs fortes rpercussions sur une situation sociolinguistique donne. Ils seront accepts facilement ou avec rticence, sintgreront lentement ou rapidement, disparatront ou sassimileront au point o lon ne songera mme plus leur origine.

    Les analystes de la situation du franais observent qu chaque poque, la mode et la passivit des francophones [] ajoutent des anglicismes sans ncessit ceux qui correspondent des besoins dexpression nouveaux (Rey, 2008:120). Mais comment dterminer quun emprunt est ncessaire aux besoins de reprsentation, dexpression et de communication dune collectivit? Il est certainement illusoire de penser que tous les utilisateurs du franais vont recourir une mthode analytique pour valuer les emprunts, alors que leurs pratiques relvent de lusage spontan et de celui du plus grand nombre. Par ailleurs, il serait normal de souhaiter que toutes les personnes dont linfluence sur les pratiques langagires est grande (enseignants, lexicographes, rdacteurs, rviseurs, traducteurs, chroniqueurs linguistiques), et encore plus les institutions qui ont pour rle de favoriser la matrise et lutilisation gnralise du franais, puissent faire des propositions argumentes. Il faut toutefois pour cela quune politique de lemprunt qui prside une lgitimation de

  • 9lusage soit cratrice de cohrence, ce qui suppose une mfiance lgard des jugements de valeur et le recours des principes et des critres linguistiques et sociolinguistiques qui permettent de juger le plus objectivement possible de lacceptabilit des emprunts.

    Montrer comment il est possible de juger de lacceptabilit des emprunts, particulirement des emprunts langlais, dans un contexte damnagement linguistique, tel est lobjet de la prsente tude. Elle sappuie sur les principes et les critres dacceptabilit retenus par lOffice dans sa Politique de lemprunt linguistique 5.

    5. Pour connatre la position officielle de lOffice, on se rfrera au document intitulPolitique de lemprunt linguistique (Office qubcois de la langue franaise, 2007). Cette politique est galement disponible ladresse suivante: http://www.oqlf.gouv.qc.ca. On peut aussi consulter louvrage plus dtaill Les emprunts:traitement en situation damnagement linguistique (Loubier,2003).

  • 10

    Pour comprendre le phnomne de lemprunt, il importe de saisir la diffrence entre deux ralits sociolinguistiques:une langue et lusage de cette langue. Une langue correspond un systme linguistique dont les composantes sont smantiques, phonologiques, orthographiques, morphologiques et syntaxiques. Lusage dune langue fait rfrence aux situations concrtes de communication et ncessairement aux personnes qui lutilisent et, par le fait mme, aux reprsentations symboliques (croyances, perceptions, attitudes) qui rglent leurs pratiques langagires.

    Lemprunt ne rsulte pas dinterfrences passives entre des systmes linguistiques. Cest par lintermdiaire des utilisateurs que lchange linguistique peut se faire. Dire que les langues empruntent dautres langues, cest donc recourir une mtaphore peu utile, particulirement dans un contexte damnagement linguistique qui impose de voir lemprunt comme une ralit sociolinguistique. Le terme emprunt dsigne la fois le procd, cest--dire lacte demprunter, et llment emprunt. Nous proposons les deux dfinitions suivantes demprunt linguistique:

    Procd par lequel les utilisateurs dune langue adoptent intgralement, ou partiellement, une unit ou un trait linguistique (lexical, smantique, phonologique, syntaxique) dune autre langue.

    Unit ou trait linguistique dune langue qui est emprunt intgralement ou partiellement une autre langue.

    Mme si elles sont gnralises depuis longtemps dans lusage, les formes empruntes demeurent des emprunts, tant donn leur origine. Ainsi gin, scout, football, hockey, jazz, etc., ne sont pas des mots dorigine franaise, mais bien des mots anglais emprunts qui font maintenant partie du lexique du franais, malgr leur manque dadaptation au systme du franais.

    Quest-ce que lemprunt linguistique?

    1

  • 11

    Le traitement des emprunts langlais, ou dautres langues, suppose quon soit en mesure de les reconnatre, do lintrt dtablir une typologie. Nous avons choisi un classement qui illustre ltat de ladaptation linguistique de diverses catgories demprunts. Lemprunt intgral et le faux emprunt se caractrisent par un manque dadaptation ou par une adaptation trs faible au systme du franais. Par ailleurs, ladaptation des calques est difficilement critiquable du seul point de vue formel, mme si elle nest pas garante dune conformit smantique. En somme, lanalyse de toutes les formes, mme de celles qui sont en apparence dorigine franaise, doit se faire en relation avec le sens, qui est indissociable de la forme.

    La typologie de lemprunt propose la page suivante (figure1) prsente les catgories demprunts selon les composantes de la langue qui sont touches:lemprunt lexical, lemprunt syntaxique et lemprunt phontique6.

    6. Les catgories sont gnrales. Elles peuvent sappliquer toute langue prteuse, mme si nous ne mentionnons que des exemples demprunts langlais. Par ailleurs, ces exemples ne sont cits que pour illustrer une catgorie demprunt. cette tape de description, il serait prmatur dvaluer lacceptabilit des units lexicales. Cette valuation doit se faire en fonction de principes et de critres que nous examinerons plus loin.

    Les catgories demprunts2

  • 12

    Emprunt linguistiquE

    Emprunt intgral

    Forme et sens

    coach

    Sens nouveau + forme traduite

    locuteur natif(native speaker)

    Forme partielle et sens

    dopage

    lments formels

    slip

    Calque morphologique

    Emprunt hybride

    Faux emprunt

    Emprunt lexical

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    Emprunt linguistiquE

    tel que mentionn

    Sens nouveau + forme existante

    gradu(pour diplm)

    gym(prononc djim)

    Sens nouveau + traduction de locutions

    prendre le plancher (to take the floor)

    Sens Structures syntaxiques

    Phonmes/traits phontiques

    Calque smantique

    Calque phrasologique

    Calque

    Emprunt syntaxique

    Emprunt phontique

    Emprunt lexical

  • 14

    2.1 Lemprunt lexicalLappellation emprunt lexical correspond un emprunt intgral (forme et sens) ou partiel (forme ou sens seulement) dune unit lexicale trangre. Lemprunt lexical porte essentiellement sur le mot, dans sa relation sens-forme. Cette caractristique le diffrencie des autres catgories, particulirement de lemprunt syntaxique et de lemprunt phontique. Cest dans le lexique dune langue que les emprunts sont les plus nombreux. On distingue quatre principaux types demprunts lexicaux:

    1. Lemprunt intgral, qui est un emprunt de la forme et du sens, sans adaptation ou avec une adaptation graphique ou phonologique minimale.

    Exemples:staff, shopping bag, lobby, artfact, dmotion, jamboree.

    2. Lemprunt hybride, qui est un emprunt de sens, mais dont la forme est partiellement emprunte.

    Exemples:dopage, focusser, coach de vie.

    3. Le faux emprunt, qui a lapparence dun emprunt intgral et qui est constitu dlments formels emprunts, mais sans quaucune unit lexicale (forme et sens) ne soit atteste dans la langue prteuse. Ainsi, en franais, il peut exister un terme compos de formants anglais, mais sans que cette forme, dapparence anglaise, ne corresponde vritablement un terme anglais.

    Exemples:Tennisman est une forme cre en franais, mais imite de langlais. En anglais, on utilise plutt tennisplayer pour nommer le joueur de tennis. Relooker, utilis au sens de donner une nouvelle apparence, est un terme cr en franais partir de look. Brushing est galement une cration franaise lorsquil est utilis dans le sens de schage la brosse. Lquivalent anglais est blow-drying.

    Parfois, le faux emprunt rsulte dun emprunt limit la forme. Il donne lieu des sens diffrents selon la langue.

    Exemples:En anglais, slip na pas le sens de petite culotte que lon porte comme sous-vtement. Dans cette langue, briefs dsigne le sous-vtement masculin

  • 15

    et panties, le sous-vtement fminin. Pins (avec une apostrophe faussement anglaise) est parfois employ au sens dpinglette, alors quil fait rfrence une pingle en anglais.

    4. Le calque qui comprend:

    le calque morphologique, qui intgre le sens tranger sous une forme nouvelle obtenue par une traduction, souvent littrale, de termes, de mots composs.Exemples:supermarch (supermarket), centre jardin (garden center), vhicule tueur (kill vehicle);

    le calque smantique, qui associe (toujours par traduction) un sens tranger une forme dj existante dans la langue emprunteuse.

    Exemples:introduire (du sens de langlais introduce) utilis la place de prsenter, gradu (du sens de langlais graduate) utilis la place de diplm;

    le calque phrasologique (appel aussi calque idiomatique), qui intgre un sens tranger par la traduction dexpressions figures et de locutions figes.

    Exemples:voyager lger/to travel light, avoir les bleus/to have the blues, ce nest pas ma tasse de th/its not my cup of tea, prendre le plancher/to take the floor, contre la montre/against the watch.

    2.2 Lemprunt syntaxiqueLemprunt syntaxique est un emprunt dune structure syntaxique trangre. Cet emprunt touche la construction des phrases.

    Exemples:calques de groupes verbaux (rencontrer des dpenses, partir une entreprise), influence de langlais sur le choix de la prposition (tre sur lavion, passer sur le feu rouge) ou de la conjonction (insister que). Le fait de calquer lordre des mots sur celui de langlais est galement un type demprunt syntaxique. Par exemple, un court trois semaines, au lieu de trois courtes semaines, est une structure anglaise.

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    La composante morphosyntaxique est aussi importante que la composante lexicale. Une langue nest pas un simple agencement de mots, mais un systme o chaque lment se dfinit par la place quil occupe et par la nature de ses relations avec les autres lments de lensemble de ce systme. Les emprunts syntaxiques entranent, la plupart du temps, une modification notable des structures et de la valeur smantique quelles vhiculent. Ce type demprunt est trs frquent dans les situations de bilinguisme social7 o les phnomnes dalternance et dinterfrence de langue sont frquents.

    2.3 Lemprunt phontiqueLemprunt phontique est un emprunt dune prononciation trangre.

    Exemples:prononciation de gym langlaise [djim], pyjama prononc [pidjama], prononciation de la marque du pluriel (s)en finale de mot, alors quelle est rendue par un s muet, enfranais, etc.

    7. Nous donnons la dfinition suivante au terme bilinguisme social (synonyme: bilinguisme collectif):situation de bilinguisme dans laquelle la majeure partie des locuteurs dune collectivit sont conduits utiliser deux langues dans leurs activits sociales. Il ne faut pas confondre ce terme avec bilinguisme individuel qui fait rfrence lutilisation de deux systmes linguistiques par une personne, ou laptitude quelle a les utiliser. Le bilinguisme social a toujours une incidence importante sur une dynamique sociolinguistique et sur lvolution dune langue.

  • 17

    Mme si les collectivits francophones ont en commun une mme langue, leur situation sociolinguistique nest pas identique, puisquelles ne partagent pas le mme systme de rfrences symboliques et, par consquent, la mme culture. tre qubcois et parler franais ne correspond pas tre franais et parler franais. Ainsi, la question de lemprunt, particulirement de lemprunt langlais, ne se pose pas de la mme manire en France, au Qubec, en Belgique ou en Suisse. Nous nous attarderons ici sur les principales conditions sociohistoriques qui distinguent la situation du Qubec de celle de la France.

    3.1 La situation sociolinguistique du Qubec

    Ctait dj, en soi, un grand risque de natre franais en dehors de la France.

    Victor Barbeau

    La situation sociolinguistique qubcoise telle quelle se prsente aujourdhui ne rsulte pas dune simple coexistence entre deux langues, le franais et langlais, mais dune dynamique sociale ingalitaire. Depuis la conqute de la Nouvelle-France par les Britanniques, cette dynamique montre laction de forces assimilatrices favorisant langlais, notamment le bilinguisme social, la faible valeur socioconomique attribue au franais et lemprunt massif dans des secteurs-cls de lactivit socioconomique. La problmatique de lemprunt au Qubec est ainsi mettre en relation avec la situation sociohistorique qui explique galement pourquoi la dfense du franais sinscrit dans une tradition de

    Lemprunt langlais au Qubec et en France

    3

  • 18

    correction de la langue, marque par une faible tolrance aux emprunts langlais et mme aux qubcismes8.

    La rupture avec la France, en 1763, a eu de lourdes consquences pour la socit canadienne-franaise sur le plan sociolinguistique. Au Canada franais, cest le processus de reproduction culturelle, cest--dire celui qui permet une culture et une langue de se perptuer dune gnration lautre, par sa capacit dadaptation et dinnovation travers le temps, qui est alors fortement fragilis. La sparation physique a t brutale, mais cest la coupure culturelle qui a t la plus violente, dautant plus quelle tait renforce par le clerg et une partie de llite qui encourageaient la mfiance lgard de la France, aprs la Rvolution de 1789. Toutefois, les Canadiens franais possdaient dj leur langue. Cette langue franaise, ne dune varit de dialectes, avait rapidement donn naissance une langue commune, parfaitement adapte lespace gographique et au systme symbolique de la collectivit, bref une culture particulire quelle avait eu le temps de dfinir pendant les trente ans de paix (1713-1744) en Nouvelle-France (Frgault, 1969). Cest cette mme langue franaise qui allait galement permettre la socit de continuer dfinir son appartenance (territoriale, religieuse, politique, culturelle, etc.) et dagir sur son destin collectif.

    Avant 1840, les Canadiens franais ne connaissent pas la honte linguistique, celle quinspirent un accent, un parler et qui dcoule dune forme plus gnrale de honte culturelle. Ils nont pas encore acquis de reprsentations ngatives lgard de leur varit de franais9. Ils ne subissent pas non plus de pression normative

    8. Pour une analyse plus dtaille, on lira avec intrt les articles de C. Poirier (Poirier, 2008, 2009) et de C.Bouchard (Bouchard, 1999,2008).

    9. cette poque, les tmoignages positifs sur lusage du franais au Canada abondent. En 1756, Montcalm crit:Jai observ que les paysans canadiens parlent trs bien le franais . Lanne suivante, Bougainville ajoute:Ils parlent avec aisance [] leur accent est aussi bon qu Paris (Citations releves dans Frgault, 1979:217).

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    pouvant tre lorigine dune inscurit linguistique10. Cest normal, puisque leur langue sest forme et uniformise par le seul jeu des forces dautorgulation, avant mme que le franais en France ne soit normalis ou unifi, et sans que ne se manifeste une autorit politique ou linguistique, pas mme celle de linstitution scolaire11. Ce nest que vers le milieu du XIXe sicle que lon dnonce de plus en plus violemment langlicisation issue de la domination socioconomique des anglophones. On prend alors conscience galement quil sest form un cart important entre le franais du Canada et la langue qui est valorise et utilise en France (Bouchard, 2008:255-256). partir de ce moment, parler la canadienne devient un dfaut national dont il faut extirper les moindres manifestations (Poirier, 2009:15-16). Le franais des Canadiens tait en effet trs peu critiqu avant 1841, lanne mme o labb Thomas Maguire publie son Manuel des difficults les plus communes de la langue franaise [qui est] une vritable charge contre le franais canadien (Poirier, 2009:15-16). La priode qui suivit cette publication fut celle dun mouvement dpuration linguistique dont le cheval de bataille tait langlicisme. lautodnigrement sajoutent les jugements des anglophones qui rpandent dans la collectivit, des fins

    10. Le terme inscurit linguistique renvoie une attitude issue de reprsentations sociolinguistiques dvalorisantes des locuteurs dune langue (ou dune varit de langue) qui les portent surveiller leurs pratiques langagires pour les corriger ou les modeler en fonction de celles des locuteurs dune autre langue (ou varit de langue) quils considrent beaucoup plus prestigieuse, et laquelle ils accordent une plus grande valeur, particulirement sur les plans culturel et socioconomique.

    11. V. Barbeau prcise: Quoique linstruction nait pas t inconnue en Nouvelle-France, elle ntait pas assez gnralise pour influer sur lvolution du langage (Barbeau, 1963: 23). Il y a seulement deux collges: celui des Jsuites (1635), o lducation est semblable celle qui est donne dans les collges de France, et le Sminaire de Qubec, fond en 1668 pour former des ecclsiastiques au service du diocse. En 1708, les Jsuites ouvrent galement une cole dhydrographie Qubec, o ils enseignent les mathmatiques, lastronomie et la physique, en vue de prparer les jeunes Canadiens devenir des navigateurs et des gomtres (LEncyclopdie canadienne, [en ligne], 2009).

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    politiques, le prjug du patois canadien [French-Canadian patois12], dans lintention vidente de dgoter le Franais13 de sa langue maternelle quils considrent comme un idiome rustique sans valeur et sans avenir (Martin, 1934: 9). C. Poirier explique les sources de ce prjug qui dissimule mal une volont dassimilation:

    LActe dUnion, qui entre en vigueur en 1841, a pour objectif vident lassimilation des Canadiens franais. Les Anglais justifieront leur politique en prtextant la mauvaise qualit du franais canadien, qui devient synonyme dinculture. Cest ce qui incitera llite implorer le peuple daligner son usage sur celui de Paris de faon faire la preuve quon parle la vraie langue franaise au Canada, et non un patois (Poirier,2009:16).

    Les jugements dprciatifs simposeront pendant plus dun sicle. Ils auront des rpercussions ngatives, en retardant non seulement le dveloppement du franais, mais galement celui de la collectivit, puisquon dvalorise son outil de communication, mais surtout linstrument de son expression politique et culturelle. Par ailleurs, lintensit des changes conomiques et culturels avec les tats-Unis amne un changement de langue prteuse. Ce nest plus tellement langlais britannique, mais langlo-amricain qui influence les pratiques linguistiques des Canadiens et, par la suite, celles des Qubcois.

    Dans les annes 1940-1960, et mme plus tard, lintervention linguistique se limite une chasse aux anglicismes et souvent mme, aux qubcismes. Cest cette poque que se manifestent plusieurs signes dalination linguistique et culturelle. Selon C. Bouchard:

    [On en vient] intgrer compltement lopinion ngative mise par les Anglo-Saxons, dire et crire que les Canadiens franais parlent une langue dstructure lextrme, de plus en plus loigne du franais normatif

    12. Quils opposent au vrai franais, qualifi celui-l de Parisian French (Bouchard, 2008: 256).

    13. Franais est employ ici pour Canadiens franais.

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    et de la langue crite. On ajoute quelle est sature danglicismes et de barbarismes, que son vocabulaire est pauvre, sa syntaxe fautive, sa prononciation vulgaire, bref un grand nombre de gens en arrivent avoir honte [de leur langue et de leur culture] (Bouchard, 2008 : 261).

    Cette guerre aux emprunts langlais sera celle des linguistes, des traducteurs, des journalistes et des chroniqueurs14. Sous la forme stricte du Ne dites pas, dites, ces correcteurs de la langue nourrissent ainsi largement les rubriques, les billets, les chroniques linguistiques et les mises en garde, non moins nombreuses, des rpertoires danglicismes, des dictionnaires de difficults et des manuels correctifs. Cette attitude gnrale dintransigeance a contribu faire de lintervention sociolinguistique une pratique ngative qui sert juger et condamner certains usages langagiers. En rprimant trop souvent linnovation lexicale, et mme toute tentative dadaptation cratrice des formes empruntes, le courant puriste a t la source de reprsentations ngatives qui se sont traduites par la peur de langlicisme, la hantise de la faute et le sentiment dinscurit linguistique qui en dcoule (Bouthillier et Meynaud, 1972; Bouchard, 1989, 1999, 2008; Poirier, 1998, 2008). Plus tard, ce mme mouvement a renforc chez les locuteurs qubcois lide de leur incapacit dvelopper et amnager leur propre langue. Cet amnagement, ils auraient pu le faire en intgrant les ralits amricaines, aprs les avoir transformes, adaptes ou nommes par lintermdiaire de leur propre systme symbolique et linguistique. Mais, ils ntaient pas totalement librs des prjugs linguistiques et de linscurit quon leur avait transmis, avec lesquels ils avaient vcu si longtemps. Comme le fait remarquer N. Spence, A. Martinet avait sans doute raison de reprocher aux puristes davoir touff la cration chez le locuteur, ce qui ne lui laisse, dans bien des

    14. Cest la mode des chroniques de langage. Les auteurs sont des avocats, des historiens, des crivains, mais surtout des religieux et des journalistes. Parmi ces chroniqueurs, P. Daoust relve un grammairien, un traducteur et un seul linguiste. Tous dnoncent les anglicismes en fondant leur opinion sur les mmes jugements de valeur. Pendant 96ans, il nest question la plupart du temps que de visions masochistes, monolithiques, esthtiques et racistes de la langue, laquelle de surcrot on associe des valeurs morales (Daoust,2008:258).

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    cas, dautres recours que lemprunt pour largir son vocabulaire (Andr Martinet, Le franais sans fard, 1969:30, cit dans Spence, 1991:213).

    Depuis que la socit qubcoise sest modernise sous laction de divers processus (scolarisation, industrialisation, urbanisation, informatisation, mondialisation, etc.) et que le franais a volu, comme ailleurs, notamment sous linfluence de lattrait exerc par lconomie et la culture amricaines, les attitudes lgard de langlais ont chang. Aujourdhui, les emprunts sont souvent bien accueillis, trop bien sans doute, particulirement par les jeunes et les gnrations montantes. Mais, en gnral, lacceptation des emprunts langlais soulve encore bien des rticences de la part des usagers de la langue franaise au Qubec.

    3.2 La situation sociolinguistique de la FranceEn France, le franais est une langue dominante dont la vitalit na pas t fragilise par une conqute militaire ou par une dynamique sociale ingalitaire. Mme si, sur le plan individuel, les locuteurs peuvent tre bilingues, il ne sagit pas dune situation de bilinguisme social. Le franais a une forte valeur socioconomique et il est gnralis lintrieur de toutes les aires dusage de la socit. Limage que les usagers ont de leur langue est positive. la diffrence des Qubcois, la collectivit franaise ne sest jamais sentie menace par la suprmatie de langlais. Elle na jamais t oblige de lutter pour se construire une identit socioculturelle, cest--dire pour exister, pour se reconnatre travers une histoire, une culture forte qui permet la libert de parole, dcriture et daction. Il va de soi galement que les relations de forces (historiques, politiques, conomiques et culturelles) qui ont pu favoriser une utilisation des emprunts langlais sur le territoire franais ne sont pas les mmes que celles quon observe au Qubec. Les emprunts se font dune manire autonome en France, sans inscurit linguistique, puisque les locuteurs se rfrent leurs propres normes, normes qui sont souvent perues et reconnues comme la norme du franais par les autres collectivits francophones (Qubec, Belgique, Suisse, Afrique).

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    Tout comme la fascination pour lItalie au XVIe sicle a permis un apport italien important en franais, cest langlomanie qui a favoris au milieu du XVIIIe sicle lintgration en franais dun grand nombre demprunts langlais:gentleman, coroner, speech, corporation, warrant, constable, pouding, cake, hall, week-end, coalition, spleen, whist, duffle coat, pullover, etc. (Gohin, 1970:208). Le terme anglomanie date de 1754 et fait rfrence une mode impose en grande partie par la bourgeoisie franaise qui voyage souvent en Angleterre et qui admire le mode de vie des Britanniques. Cest ce qui explique sans doute lorigine des appellations emprunt de luxe ou emprunt snob, utilises par les linguistes franais. Aprs 1815, on constate une nouvelle vague danglomanie, laquelle culminera au milieu du XIXe sicle avec lirruption massive de la terminologie anglaise dans les sports. Dans ce domaine, le franais emprunte massivement langlais pour la simple raison que cest en Grande-Bretagne que se pratiquent bon nombre dactivits sportives et, surtout, parce que cest dans ce pays que les rgles et les pratiques sont fixes (Tournier, 1998:25). Cest ce qui explique, en grande partie, pourquoi le vocabulaire de certains sports de tradition britannique renferme un grand nombre demprunts langlais.

    Jusquen 1940 environ, les emprunts langlais britannique sont parfaitement accepts (Rey,2008: 119). Lemploi de tous ces anglicismes courants (les amricanismes sont rares) est lgitim par leur intgration dans lusage et par les dictionnaires o ils sont consigns, gnralement sans marque normative. Il ny a pas de comparaison tablir avec la situation du Canada franais o, la mme poque, langlicisme est synonyme de faute, dalination culturelle, et o la collectivit lutte depuis 1760 pour conserver lusage de sa langue.

    Aprs la Deuxime Guerre mondiale, linfluence accrue de langlo-amricain sur langlais britannique et, surtout, la suprmatie socioconomique amricaine favorisent les amricanismes, tout comme au Qubec (Trescases, 1982:58). Aprs 1945, on constate en effet la prsence de plusieurs centaines danglo-amricanismes dans les dictionnaires dusage [de France] (Trescases, 1982:13). Par ailleurs, les emprunts sont surtout prsents dans les terminologies scientifiques et techniques. Pour la collectivit franaise, comme pour beaucoup dautres, la langue et la culture amricaines exerceront une influence

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    qui ne cessera de crotre avec les annes. En France, ce nest que vers la fin des annes 1950 que se manifeste la lutte contre les amricanismes, lesquels sont devenus le symbole dune dmission devant les tats-Unis (Rey,2008:119). Cette guerre aux anglicismes concide avec un mouvement dantiamricanisme. Elle sera virulente pendant une dcennie, jusquen 1967 (Trescases,1982:88-98). titre dexemple, citons le clbre pamphlet de R. tiemble Parlez-vous franglais?, paruen 1964.

    Les collectivits franaise et qubcoise se distinguent galement par les types demprunts langlais quelles intgrent dans leurs usages. En France, lemprunt syntaxique, par exemple, est nettement plus rare quau Qubec. Selon H. Walter, ce qui tonne particulirement les linguistes franais, cest lutilisation frquente des calques par les Qubcois.

    Ce qui est frappant, lorsque lon compare les anglicismes qui se sont infiltrs au Canada face ceux qui ont t adopts en France, cest labondance des traductions de langlais ce que les linguistes appellent des calques , []. On sera surpris en France (tout en les comprenant parfaitement) par des anglicismes comme pte dents, calque de tooth paste pte dentifrice, ou comme papier de toilette, calque de toilet-paper (que lon nomme plutt papier hyginique en France).15 (Walter,2001: 229).

    Cette constatation est difficilement vrifiable aujourdhui. Il suffit en effet de parcourir les diverses publications (journaux, magazines, revues scientifiques) qui sont diffuses en France pour sapercevoir que les calques sont trs prsents. En 2005, les auteurs du Dictionnaire des mots nouveaux des sciences et des techniques 1982-2003 (Murcia et Joly, 2005:794-795) soulignent que les nologismes calqus sur langlais sont relativement nombreux. Dans le contexte actuel dinternationalisation des sciences et des techniques, le recours au calque semble tre devenu une ncessit dans toutes les langues (franais, espagnol,

    15.. H.Walter cite galement breuvage, calque de beverage boisson. Par ailleurs, selon le Petit Robert, papier toilette serait attest depuis 1902 au sens de papier hyginique.

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    allemand) et pour toutes les collectivits linguistiques. Cela ne veut pas dire que le calque ne prsente que des avantages. Plus les cultures des langues de lchange linguistique sont distinctes, plus les calques paraissent tranges et plus leur assimilation est problmatique, notamment parce que, parfois, ces emprunts ne sont pas conformes ou difficilement intgrables au dynamisme smantique de la langue emprunteuse.

    Par ailleurs, ce qui surprend toujours les Qubcois, cest la multitude des emprunts en -ing dans le vocabulaire des Franais. Ce qui les tonne galement, cest laisance quont les usagers crer des faux emprunts, en ayant recours ce suffixe emprunt (mailing, footing, brushing, surbooking, couponning, pressing, etc.). N. Spence fait remarquer que les anglicismes en -ing frappent [aussi] langlophone par [] la frquence avec laquelle leur smantisme diverge de celui des homographes anglais (Spence,1991:189, 209). Souvent, cet cart smantique entre la forme franaise et la forme anglaise est grand. En anglais, par exemple, parking a le sens de fait de se stationner, il ne dsigne pas un endroit o stationner. Langlo-amricain a parking lot ou parking space, langlais britannique, car park.

    Au Qubec, on peut dire que les emprunts en -ing ne sont pas encore trs frquents et, surtout, quils ne sont pas reus dans la norme sociolinguistique, lexception de quelques-uns qui sont intgrs et lgitims dans lusage depuis trs longtemps (curling et camping, par exemple)16. En France, par ailleurs, mme si certains qualifient parfois -ing de faux suffixe , plusieurs linguistes affirment que -ing est maintenant devenu un suffixe du franais (Spence, 1991).

    Enfin, si lon examine les reprsentations et les attitudes lgard des emprunts langlais, on constate quil y a une volution similaire en France et au Qubec. Les emprunts sont en gnral

    16. N. Spence fait galement remarquer que les Italiens et les Espagnols nont pas trouv ncessaire demprunter des mots comme building, dressing-room, living-room, kidnapping, shopping, sleeping-car ou standing qui en franais font souvent double emploi avec des mots existants, ou auraient pu tre remplacs par des crations plus franaises (Spence, 1991:213).

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    bien accepts, particulirement par les jeunes gnrations17. Il est aujourdhui facile dobserver que, tout comme au Qubec, lemploi de langlais par des francophones, dans des domaines tels que la science ou les affaires, progresse en France, en Belgique et en Suisse (Rey,2008:121). Ce nest donc plus seulement lutilisation du franais du Qubec qui afficherait une forme de rgression, cest lusage du franais tout court. Cest galement cette situation porteuse de tensions collectives qui a rvl la ncessit dtablir des politiques linguistiques pour assurer le maintien et la vitalit de la langue franaise. Au Qubec, dans le contexte de lamnagement linguistique, lintervention a toujours t juge ncessaire pour guider lusage des emprunts, particulirement des emprunts langlais. Toutefois, on observe toujours le mme affrontement entre les dfenseurs de lintgrit du franais, qui refusent dune manire trop radicale les emprunts langlais, et les non-interventionnistes qui, au nom de la libert dvolution du franais, leur sont trop favorables. Nous allons voir maintenant de quelle manire lintervention de lOffice se situe aujourdhui dans une tout autre perspective.

    17. Voir J. Guilford (1997). Citons galement un extrait de la prface du Nouveau Petit Robert: Langlicisme qui tait autrefois un snobisme des classes aises exerce aujourdhui une pression qui touche toutes les classes de la socit, et largement les adolescents (Le Nouveau Petit Robert, 2010: XVIII).

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    Au Qubec, la problmatique de lacceptabilit des emprunts langlais sclaire lorsquon lanalyse en relation avec la politique linguistique. En vertu mme de sa mission de francisation18, lOffice a cart au dpart les deux tendances extrmes les plus courantes: la position puriste qui refuse quasi systmatiquement les emprunts et celle du laisser-faire qui mne leur acceptation sans rserve. Lorganisme devait en plus tayer ses analyses pour dfinir des principes et des critres dacceptabilit qui permettent de guider efficacement lusage, tout en optant pour un interventionnisme plus souple que lorientation gnrale des annes antrieures. La position normative sur laquelle la politique de lemprunt allait sappuyer devait tre nuance.

    4.1 Cadre normatifLes pratiques langagires sont rgles par un ensemble de normes qui sont particulires chaque socit. Ainsi, les normes sociolinguistiques des collectivits franaise et qubcoise ne sont pas interchangeables, mme si les locuteurs ont en commun

    18. Cest la Charte de la langue franaise qui dfinit la mission de francisation et de promotion du franais de lOffice, notamment aux articles 159, 161 et 162:LOffice dfinit et conduit la politique qubcoise en matire dofficialisation linguistique, de terminologie ainsi que de francisation de lAdministration et des entreprises (art. 159); LOffice veille ce que le franais soit la langue normale et habituelle du travail, des communications, du commerce et des affaires dans lAdministration et les entreprises. Il peut notamment prendre toute mesure approprie pour assurer la promotion du franais (art. 161); LOffice peut assister et informer lAdministration, les organismes parapublics, les entreprises, les associations diverses et les personnes physiques en ce qui concerne la correction et lenrichissement de la langue franaise parle et crite au Qubec (art. 162).

    Cadre dintervention4

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    le mme systme linguistique. La socit qubcoise partage en partie seulement les usages des autres groupes linguistiques de la francophonie. Si, lcrit, les normes morphosyntaxiques et orthographiques correspondent, pour lessentiel, au modle de rfrence des ouvrages diffuss en Europe (grammaires et autres ouvrages didactiques), il en va autrement des normes relatives aux emprunts. En effet, si toutes les collectivits empruntent, elles ne le font pas selon les mmes normes sociolinguistiques. Les types demprunts, leur nombre, leurs formes dadaptation et leur degr dintgration diffrent grandement selon quil sagit de lusage qubcois, belge, suisse ou franais. Ces constatations ont permis de dgager les deux conclusions suivantes:

    1. La conformit, sans nuance, aux normes hexagonales ou un modle dusage, abstrait et inapplicable, comme celui quon qualifie vaguement de franais international, est carte. Au Qubec, une telle position normative entranerait invitablement des propositions contestables. Elle pourrait mener, par exemple, lacceptation de la plupart des emprunts hexagonaux, y compris de ceux qui sont encore inusits (ou peu usits) par les usagers (offshore, cutter, caravaning, pressing, cin-shop, people, dressing, etc.). Cette orientation pourrait galement conduire lexclusion de qubcismes demprunt (fin de semaine, arna, centre-jardin, papier sabl, changement dhuile, dpt direct, etc.), pour la seule raison quils ne sont pas utiliss en franais dEurope. Une politique de lemprunt qui vise lefficacit et la cohrence doit plutt tendre vers lharmonisation de lintervention officielle avec les normes sociolinguistiques de la collectivit, puisque les usages sont conditionns par ces normes.

    2. Sur le plan normatif, il est par ailleurs impossible de ne considrer que le seul usage du Qubec, sans se priver de toute la richesse et de toutes les ressources potentielles du franais. Le franais du Qubec est une varit de franais, cest--dire quil partage avec le systme dont il est issu, celui de la langue franaise, un fonds lexical et des traits communs, mme sil comporte galement, par rapport ce systme linguistique, certaines diffrences phonologiques, smantiques, lexicales, morphosyntaxiques, etc. Ainsi, tout

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    en respectant les normes sociolinguistiques qubcoises, une politique de lemprunt doit permettre de tirer profit de toutes les ressources de la langue franaise. Considrant que la dynamique de bilinguisme propre au Qubec est favorable la diffusion de langlais (et de lemprunt massif dans plusieurs secteurs de la vie sociale), lintervention ne peut sappuyer sur les seules normes sociolinguistiques qubcoises, sans risquer que la collectivit se retrouve dans une situation de dficit linguistique par rapport langlais. La spcificit de la langue franaise du Qubec nautorise pas que lon se restreigne aux usages dune seule collectivit, lorsque la matrise et lutilisation gnralises du franais sont les principaux objectifs viss par lintervention sociolinguistique.

    Cest en raison mme de sa mission de promotion du franais et de son rle dorientation de lusage que lOffice a prcis sa position normative et quil a jug ncessaire dappuyer sa politique de lemprunt sur quatre principes directeurs qui visent:

    1. Lamlioration de la comptence linguistique.

    2. La stimulation de la crativit lexicale.

    3. La reconnaissance demprunts implants et lgitims dans lusage.

    4. Ladaptation de lemprunt au systme du franais.

    4.2 Principes directeurs

    4.2.1 Lamlioration de la comptence linguistique

    Dans une situation de bilinguisme social, comme cest le cas au Qubec, la disponibilit et la richesse du corpus lexical sont primordiales. Ainsi, on a pu constater, lintrieur de certains domaines dactivits, que si langlicisation dune terminologie sajoutent labsence dun vocabulaire franais correspondant ou une diffusion trop faible de ce vocabulaire, cest la terminologie anglaise qui simplante, puisque la communication doit continuer se faire et que langlais le permet. Aussi lOffice entend-il favoriser une plus grande comptence linguistique par la diffusion systmatique des mots franais dj disponibles.

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    Que ces mots soient gnraliss ou non, au Qubec ou ailleurs dans la francophonie, ils peuvent constituer des solutions de rechange lemprunt. Ils doivent, par consquent, tre ports la connaissance des locuteurs pour favoriser lutilisation du franais. En situation damnagement linguistique, lobjectif principal nest pas tant de dloger les emprunts que de mettre la disposition de la collectivit toutes les ressources du franais et de contribuer maintenir la vitalit de la langue par la cration lexicale.

    4.2.2 La stimulation de la crativit lexicale

    Il est impossible de mener une action de francisation efficace, et mme daugmenter la comptence linguistique des locuteurs, sans stimuler la crativit lexicale. Dun point de vue social, et mme politique, une langue qui ne dispose pas du mme dveloppement, notamment lexical, quune autre langue avec laquelle elle est en situation de coexistence sociolinguistique ne sera pas en mesure de simposer, puisquelle ne permet pas de rpondre efficacement aux besoins de communication de la collectivit dans tous les domaines de la vie sociale. Ce principe sociolinguistique est vrifiable dans toute situation de bilinguisme social.

    Sur le plan linguistique, les langues disposent de divers procds nologiques (composition partir de mots franais ou dlments latins ou grecs, suffixation, drivation, troncation, siglaison, nologie demprunt, etc.). La langue franaise, comme toutes les autres langues, ne cessera jamais de se renouveler et de senrichir. Toutefois, la nologie demprunt, cest--dire lintroduction de nouvelles significations ou de formes issues dune autre langue (emprunt intgraux, emprunts hybrides ou calques), nest pas toujours ncessaire. Le franais a son propre potentiel dinnovation lexicale pour rpondre aux besoins nologiques de dsignation. Dans un contexte damnagement linguistique, la politique de lemprunt de lOffice devait favoriser la cration lexicale.

    Toutes les ressources du franais et des varits de franais mriteraient dtre mieux exploites. Le sens dun grand nombre de formes qui paraissent dsutes peut, par exemple, tre tendu de nouvelles significations, ou bien les formes elles-mmes peuvent tre ravives. On peut citer lexemple de meneur de chiens, maintenant utilis la place de lemprunt langlais musher, alors que meneur est considr vieux ou dsuet dans les dictionnaires. Cest le cas aussi de paperolle, employ au Moyen

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    ge, qui est maintenant propos par lOffice pour dsigner une technique artisanale qui consiste enrouler dtroites bandes de papier pour crer des motifs ornementaux dans le domaine des loisirs cratifs.

    Il est parfois tonnant de constater la rapidit avec laquelle les emprunts qui dsignent les innovations amricaines sont adopts, alors mme quil existe des quivalents disponibles au sein dautres aires francophones ou dans les anciens parlers rgionaux de France. Par exemple, le terme souperie, de formation franaise et utilis en grec, pourrait trs bien dsigner le soup bar, ou remplacer le calque bar soupe. On peut aussi citer lexemple classique de nuisance (issu du parler normand) qui est maintenant attest dans les dictionnaires au sens de ce qui est nuisible. La forme provenale coucoun a permis galement de rendre disponible une srie dquivalents franais (coucounage, coucounire, coucouner, sencoucouner, coucouneur, coucouneuse) qui pourrait remplacer avantageusement la srie demprunts langlais forms partir de cocooning (cocooner, cocooneur, etc.). Pour lemploi du verbe, cest mme la forme provenale coucouner, qui veut dire dorloter dans cettelangue, qui est la plus souvent atteste en franais, do les drivs possibles. Ce ne sont l que quelques exemples de crations lexicales.

    Mme si les spcialistes de la langue ont lavantage de lexprience et de la connaissance des mcanismes de formation des mots, il ne faut pas penser que la cration lexicale est rserve aux linguistes. Les enfants, par exemple, nologisent aisment19. Par ailleurs, il ne sagit pas dinventer des mots et des formes qui nauraient aucune chance dtre utiliss. Il nest pas rare en effet quun quivalent bien form soit propos sans succs. Bien souvent les nouvelles formes ou les sens nouveaux qui simplantent effectivement dans lusage sont des crations qui circulaient dj lintrieur de certains secteurs

    19. En France, lors dun concours linguistique, des jeunes de cinq douze ans ont propos spontanment saucipain pour hotdog, pousse-courses pour caddie et machouillon pour chewingum. Mme si ces propositions ne se sont pas effectivement implantes dans lusage du franais, elles tmoignent de la force crative de cette langue.

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    dactivits, ou dans les mdias, avant de connatre une bonne diffusion. Le franais, comme tous les systmes linguistiques, permet la crativit lexicale. Ainsi, les spcialistes des diverses disciplines possdent la comptence linguistique pour dfinir et nommer les nouvelles ralits de leur champ dactivit. La cration lexicale est un tmoin de ltat davancement dune collectivit dans tous les domaines. Ainsi sont apparus logiciel, micro-ordinateur, vidocassette, contre-culture, macho, dans les annes 1970; dveloppement durable, vidosurveillance, camscope, GPS, biothique, transgnique, dans les annes 1980; OGM, internaute, courriel20, cybercriminalit, trithrapie et malbouffe, dans les annes 1990; bioterrorisme, clavardage, cybercondriaque, glace vgtale, dosette de caf, dans les annes 2000.

    Pour quil soit en mesure de concurrencer langlais dans bien des secteurs dactivits, cest en permanence que le franais doit tmoigner de sa vitalit. Dun point de vue sociolinguistique, la cration demeure non seulement le procd le plus dynamique denrichissement dune langue, mais aussi une force politique vitale qui permet un groupe de construire son identit culturelle et de simposer dans plusieurs domaines de la vie conomique et sociale.

    4.2.3 La reconnaissance demprunts implants et lgitims dans lusage

    On a vu que lemprunt est un procd denrichissement qui participe la dynamique de renouvellement dune langue, mais la diffrence de la cration lexicale, les expressions et les mots nouveaux ne sont pas produits par le systme de la langue source, mais imports dautres langues. Si elle vise lefficacit et le respect des normes de la collectivit, une politique de lemprunt doit tre souple en vitant de condamner systmatiquement tous les emprunts. Les crations ou les propositions officielles seront

    20. On attribue souvent la paternit de courriel Andr Clas en mentionnant que la date dapparition serait 1996, alors que, dj en novembre 1994, le nologisme est propos pour remplacer e-mail par Guillaume Kerrien, un francophone de Carleton (Canada). Source: groups.google.ca/group/soc.culture.french.

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    trs peu utiles si leur diffusion nest pas appuye par lusage, cest--dire par les utilisateurs du franais. Cest lusage effectif qui confre le plus de lgitimit aux mots et qui conditionne, en dfinitive, leur intgration dans une langue. Le recours la crativit lexicale ne peut donc exclure lemploi de certains emprunts, particulirement demprunts bien adapts au systme du franais et dun bon nombre de calques construits selon les modes de formation de cette langue. Frquente dans les domaines spcialiss, la nologie demprunt peut tre un signe de vitalit linguistique, la condition quelle soit conforme au mode de production du sens lexical en franais. Il va de soi que plus les usagers ont une bonne comptence linguistique, plus ils empruntent judicieusement. Inversement, une faible matrise de la langue peut conduire les locuteurs emprunter massivement ou inventer des mots non pertinents, en ignorant ceux qui sont dj disponibles ou en usage. Cest galement cette mme comptence qui permet de voir tout le potentiel novateur dune langue, tant pour crer de nouvelles formes que pour adapter les emprunts aux composantes du systme linguistique.

    4.2.4 Ladaptation de lemprunt au systme du franais

    Au Qubec, ladaptation des emprunts simpose comme une mesure efficace de francisation. Plus un emprunt est francis, cest--dire plus il est adapt selon le systme du franais, sur les plans orthographique, phontique et grammatical, plus son intgration est possible et plus la matrise du vocabulaire franais est facilite en situation dapprentissage de la langue. Dun point de vue linguistique, il ny a aucune raison qui pourrait justifier que des emprunts puissent, par exemple, sadapter aux rgles de lorthographe et de la phontique anglaise et pas du tout celles du franais. Mais, ce sont bien souvent des motivations dun autre ordre (symbolique, particulirement) qui entranent ladaptation des emprunts ou, au contraire, le refus damnager les formes selon le systme du franais. Des rgles dadaptation sont prsentes un peu plus loin dans ce document.

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    4.3 Critres courants dvaluation de lacceptabilit des empruntsIl est intressant de voir comment les locuteurs peuvent juger de lacceptabilit des emprunts au Qubec. Nous passons ici en revue les critres dacceptabilit les plus frquents pour montrer quils ne peuvent sappliquer dune manire absolue et sans les nuances quexige une analyse sociolinguistique.

    4.3.1 Lusage gnralis de lemprunt

    En linguistique, lusage est couramment dfini comme suit:

    Ensemble des pratiques langagires, orales et crites, tablies par la coutume et adoptes, le plus frquemment, par le plus grand nombre de locuteurs dune langue lintrieur dune collectivit et dun espace de temps donn21.

    Ainsi, lusage ne fait pas rfrence un usage personnel ou singulier. Pourtant, pour valuer lacceptabilit des emprunts, un grand nombre de personnes, et souvent de spcialistes (journalistes, correcteurs, enseignants, crivains), sappuient spontanment sur ce quils nomment galement lusage. Mais de quel usage sagit-il? Souvent, ils font rfrence un usage bien prcis qui nest pas reprsentatif de lensemble des pratiques langagires dune collectivit:leur usage personnel de la langue, lusage europen, lusage qubcois, lusage consign dans les dictionnaires franais, lusage attest dans Internet, lusage des spcialistes dun domaine, etc. Mme lusage du plus grand nombre ne peut tre considr comme lunique critre dacceptabilit des emprunts, particulirement des emprunts langlais qui sont mal adapts au systme du franais.

    Au Qubec, lusage des emprunts est hsitant et contradictoire. Il favorise souvent les emprunts langlais. Souvent aussi, selon les dires et les perceptions des locuteurs, les crations ou les

    21. Ce quon appelle le bon usage nest pas lusage, mais plutt une norme prescriptive, cest--dire une norme linguistique sanctionne par une autorit linguistique (acadmies et organismes linguistiques, lexicographes normatifs, etc.).

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    traductions proposes semblent moins bonnes ou moins prcises que les emprunts pour dsigner les ralits. Cette attitude est attribuable au faible poids de la force symbolique de la langue franaise au Qubec. Cette force se dfinit dans les reprsentations des utilisateurs, qui les portent apprendre, transmettre et utiliser leur langue, ou labandonner si elle ne sert pas la valorisation sociale et conomique sur les plans individuel et collectif. tant donn que la valeur socioconomique que les locuteurs attribuent leur langue est trop faible et que les emprunts proviennent dune source culturelle plus valorise que leur propre culture, ceux-ci sont perus trs positivement et surtout ils paraissent plus adquats que les quivalents franais. On a ainsi lillusion que la prcision, loriginalit, la modernit et lefficacit de la communication ne peuvent tre vhicules que par une autre langue que la sienne. Ce qui est plus proccupant, cest que cette perception est lorigine dune diminution du capital symbolique du franais, ce qui entrane une sous-estimation de sa force dnominative en mme temps quune surestimation de celle de langlais. Ainsi, dans un tel contexte et dans une perspective damnagement linguistique, lusage ne saurait tre un critre absolu dacceptabilit des emprunts. Toutefois, lanalyse de lusage demeure indispensable, tout particulirement pour valuer la frquence des formes et pour avoir une juste comprhension des normes sociolinguistiques qui favorisent, ou empchent, limplantation des pratiques langagires au sein de la collectivit.

    4.3.2 Lattestation de lemprunt dans les dictionnaires

    Les ouvrages lexicographiques de rfrence, tout particulirement les dictionnaires, servent consigner les mots en usage, y compris les emprunts. Ainsi, les usagers du franais au Qubec sen remettent le plus souvent aux recueils danglicismes, aux rpertoires de difficults du franais ou, plus couramment, aux dictionnaires gnraux (le plus souvent conus en Europe) pour vrifier lacceptabilit des emprunts langlais.

    Do vient lautorit des dictionnaires? En fait, ces bibles linguistiques de rfrence sanctionnent beaucoup demprunts par le simple fait quelles les incluent dans leur nomenclature. Par ailleurs, dautres emprunts en sont exclus, mais cela nimplique pas ncessairement quils ne sont pas acceptables ou quils nexistent pas. Tous les mots ont circul dans lusage avant de

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    figurer dans ces inventaires de lusage. Mais ds quon trouve dans un dictionnaire lexpression, la tournure syntaxique, le mot ou lemprunt que lon cherche, on conclut trop rapidement quil est acceptable en franais. Or, les dictionnaires font la part belle aux emprunts, particulirement langlais, puisquils se fondent sur lusage, qui leur est favorable. Citons ici la prface du Nouveau Petit Robert:

    Parmi les nouvelles entres, il y a un nombre important de mots trangers rcemment implants en franais. Langlicisme est quantitativement dominant []. Certains anglicismes, on le sait, sont plus contestables dans la mesure o ils ne sont pas ncessaires, et de loin. Le prestige des tats-Unis, leur puissance conomique et leur avance technoscientifique suscitent un flot demprunts et ceci, mme lorsque nous avons dj le mot franais qui convient. La situation est aggrave par la rapidit de linformation (les agences de presse et les traducteurs nont pas le temps de chercher un quivalent franais) (Le Nouveau Petit Robert 2010:XVIII).

    Des milliers demprunts langlais sont galement rpertoris, sans marque dorigine, dans les vocabulaires scientifiques et techniques, ce qui favorise leur utilisation dans la langue courante. Dans lesprit des usagers, un emprunt attest dans un dictionnaire est par le fait mme un mot acceptable quils peuvent utiliser. Certains emprunts portent bien la marque anglicisme ou critiqu, mais cela suffit rarement les rendre inacceptables, surtout si leur anciennet est atteste et si les quivalents franais disponibles ne sont pas mentionns, comme cest souvent le cas.

    Pour juger de lacceptabilit dun emprunt, les locuteurs qubcois se rfrent galement aux rpertoires et aux dictionnaires normatifs conus au Qubec. Cependant, il est dplorer que ces ouvrages reportent parfois les condamnations excessives de certaines publications antrieures, entretenant ainsi linscurit linguistique des locuteurs et leur sentiment dinaptitude matriser

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    leur langue22. En fait, ils fournissent souvent des renseignements contradictoires sur les emprunts qui ne permettent pas de guider les locuteurs dans leurs usages, ni mme de dissiper leurs hsitations linguistiques. Une marque normative aussi imprcise que critiqu, par exemple, renseigne trs peu sur lacceptabilit dun emprunt parce quelle peut appeler des jugements contraires. Un usager peut en effet interprter cette indication comme une condamnation explicite. Cest ce que feront bien souvent les spcialistes de lcriture (rdacteur, rviseur, correcteur, etc.). Emprunt critiqu devient synonyme demploi incorrect. Dautres utilisateurs penseront plutt que la marque critiqu veut dire que certains linguistes seulement jugent ngativement lemprunt. Ils concluront alors que lemploi des mots marqus de cette manire nest pas obligatoirement fautif. Gnralement, ils pourront facilement sappuyer sur une attestation dans un dictionnaire, ou plus simplement sur lusage, pour justifier lutilisation de lemprunt.

    Laffirmation premptoire Mais cest dans le dictionnaire! montre la confiance sans rserve que les locuteurs accordent aux dictionnaires. Pourtant, les lexicographes se dfendent, pour la plupart, de prescrire un usage, leur objectif tant plutt de dcrire les usages adopts par le plus grand nombre au sein dune collectivit donne. Dans la prface du Nouveau Petit Robert, les auteurs prcisent: Comme on la dj dit, la vocation du Nouveau Petit Robert, comme nagure celle de ldition de 1967, nest pas de lgifrer, mais dobserver la langue (Le Nouveau Petit Robert, 2010:XVIII). Cet objectif diffre grandement de celui de lOffice qui nest pas dentriner lusage, mais bien de lorienter de manire promouvoir lusage du franais au Qubec.

    22. Les exemples ne manquent pas. Certains dictionnaires qubcois rcents (ou rpertoires danglicismes) condamnent encore, par exemple, papier sabl (alors quils acceptent sabler au sens de polir avec un papier de verre) et remplacent inutilement plusieurs calques, souvent des qubcismes, qui sont des synonymes parfaitement conformes ou intgrables au systme du franais:crayon de plomb (par crayon mine), pain de bl entier (par pain complet), papier (de) toilette (par papier hyginique), mais acceptent par ailleurs parking, badge,week-end, stand, label, etc.

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    4.3.3 Lanciennet de lemprunt

    Lanciennet fait partie des arguments massues servant justifier lemploi des emprunts. Ici, encore, ce sont les dictionnaires qui permettent de vrifier si lemprunt est ancien. Pourtant, la date note dans les dictionnaires ne correspond pas ncessairement la date dintgration dun mot dans lusage. Elle ne constitue quun repre du moment connu dapparition de celui-ci dans un texte crit. Cette date nest dailleurs reprsentative que de lusage de la collectivit o est conu louvrage. Week-end, par exemple, est dat de 1906, dans le Le Nouveau Petit Robert, mais cette annotation danciennet ne vaut que pour le franais de France. Au Qubec, week-end est en effet relativement rcent et il reste critiqu. Cest le terme fin de semaine qui est reu dans la norme sociolinguistique et qui est gnralis dans lusage depuis le dbut du XVIIIe sicle.

    Un emprunt ancien peut galement tre rare ou dsuet. Milk-bar, night-club, cold-cream ou steamer portent la marque vieilli dans les dictionnaires actuels du franais. Certains autres emprunts, dont lanciennet est atteste dans les mmes ouvrages de rfrence, ont aujourdhui des quivalents franais:cockpit, par exemple, dat de 1878, a t remplac par habitacle dans le domaine de laviation et par cabine dans le secteur de lautomobile. Matrise de soi remplace self-control, pourtant dat de 1883. Avion nolis est recommand pour remplacer charter (1950), remue-mninges pour brainstorming (1958). Ladaptation orthographique ou grammaticale des emprunts participe galement la modernisation de la langue (allegro devient allgro, concertos remplace concerti, mdia devient mdias, etc.). Des considrations qui prcdent, on peut conclure que lanciennet dun emprunt est importante, mais quelle ne reprsente pas un critre qui permet, lui seul, de juger de son acceptabilit. Par ailleurs, le caractre rcent dun emprunt ne constitue pas davantage un critre de rejet23 ou dacceptation.

    23. Il suffit de se rappeler quune grande partie du vocabulaire rcent des nouvelles technologies sest construit en ayant recours lemprunt langlais (calques, emprunts intgraux, hybrides, formants anglais, etc.).

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    4.3.4 Linutilit de lemprunt

    Pour justifier le rejet de certains emprunts, particulirement langlais, les locuteurs et les spcialistes qui apparaissent soucieux du bon usage de la langue font gnralement valoir, dune manire subjective, quil sagit demprunts inutiles24, cest--dire de mots ou dexpressions qui sont utiliss alors quil existe dj des dnominations franaises quivalentes. Ainsi, lAcadmie franaise qualifie dinutiles:

    [les emprunts qui] relvent dune mode, ceux par exemple qui ont t introduits au XIXe sicle par les snobs et les sportsmen ou ceux qui, aujourdhui, sont proposs par des personnes frues de high tech ou qui se veulent trs hype : emprunts de luxe en quelque sorte, qui permettent de se distinguer, de paratre trs au fait, alors que le franais dispose dj de termes quivalents. Ainsi feedback pour retour, speech pour discours, customiser pour personnaliser ou news pour information.25

    Le critre de linutilit de certains emprunts force malheureusement une opposition fausse, celle quil tablit entre emprunts utiles et emprunts inutiles. Pour les locuteurs, un emprunt, mme sil fait double emploi avec un quivalent franais, peut tre considr indispensable dans la mesure o il rpond un besoin, mme si ce dernier nest pas souvent de nature linguistique. Les impratifs sociaux que les usagers veulent satisfaire (souci doriginalit, de modernit, defficacit) relvent surtout de lordre du symbolique, cest--dire des croyances et des reprsentations quils ont lgard de leur langue et des autres langues quils connaissent ou quils utilisent. En prsumant que certains emprunts ne rpondent pas un vritable besoin de dnomination, le critre de linutilit a le dfaut dtre fond sur un jugement de valeur. Ainsi, ce critre est arbitraire, surtout sil sert de rgle absolue comme celle, on ne

    24. Beaucoup dautres appellations sont utilises approximativement dans le mme sens et souvent en opposition avec les emprunts nomms subjectivement emprunts utiles ou emprunts ncessaires:emprunts de luxe, emprunts snobs, emprunts superflus, emprunts parasitaires.

    25. Citation tire de la section Questions de langue du site de lAcadmie franaise:www.academie-franaise.fr.

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    peut plus catgorique, de J.Darbelnet, dans les annes 1960 :

    Tout anglicisme qui ne tient pas compte des ressources du franais est proscrire. Les trois quarts du temps, si on connaissait mieux sa propre langue, on nprouverait pas le besoin daller chercher ailleurs un ersatz de ce quon a dj chez soi (Darbelnet, 1963:30).

    Cette prescription reste pourtant trs vague, puisquon ne prcise pas les catgories demprunts auxquelles elle sapplique. Lemprunt intgral et le calque sont-ils soumis la mme rgle, sans nuance? Par ailleurs, toute langue a des synonymes. Ce nest donc pas seulement la disponibilit des termes dorigine franaise qui permet de dterminer linutilit ou lutilit dun emprunt. Cest surtout la coexistence des emprunts et des quivalents franais quil importe danalyser.

    4.3.5 Conclusion

    Aprs avoir examin, mme sommairement, les critres les plus courants qui sont utiliss pour justifier le rejet ou lacceptation des emprunts, on peut conclure que lanalyse de lacceptabilit ne peut se faire comme elle sest faite jusqu maintenant, cest--dire selon labsence ou la prsence de ces emprunts dans les dictionnaires, selon leur ncessit ou leur inutilit prsumes, selon leur anciennet ou leur caractre rcent, selon leur frquence ou leur raret dans lusage. De plus, en valuant les emprunts avec un seul de ces critres, comme cest gnralement le cas, on vite de pousser plus loin lanalyse. Pourtant, il importerait de se poser les questions suivantes:Les emprunts risquent-ils de se substituer aux quivalents franais? Un mot franais existant pourrait-il tre une solution de remplacement? Lemprunt est-il adapt au systme du franais? Est-il possible de proposer un terme nouveau, lorsque le lexique est lacunaire?

    La politique de lemprunt de lOffice tient compte videmment de lusage et de lanciennet des emprunts, mais elle ne les considre pas comme des critres absolus pour juger de lacceptabilit des emplois. LOffice appuie plutt son intervention sur les critres dacceptabilit que nous allons maintenant prsenter.

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    4.4 Critres dacceptabilit de la politique de lemprunt de lOfficeNous venons de constater quau Qubec la dfinition des critres dacceptabilit des emprunts, particulirement des emprunts langlais, ne peut pas demeurer tributaire dune conception puriste du pass. Une politique de lemprunt ne peut en effet reconduire les jugements ports par les ouvrages normatifs antrieurs sans dvaloriser les pratiques langagires et sans augmenter linscurit linguistique des usagers du franais. Par ailleurs, lanalyse restera toujours insuffisante si elle ne porte que sur des composantes strictement linguistiques. Le traitement de lemprunt en situation damnagement linguistique, notamment parce quil suppose des retombes importantes sur les pratiques langagires, doit sappuyer sur des critres dacceptabilit qui tiennent compte la fois des composantes linguistiques et sociolinguistiques qui sont en interaction dans toute communication sociale. Les donnes sociolinguistiques servent notamment valuer limplantation des emprunts dans lusage et leur adquation aux normes sociolinguistiques, cest--dire leur lgitimation sociale. Les donnes linguistiques permettent de vrifier les ressources du franais (quivalents disponibles, prfixes et suffixes de formation des mots, etc.) de mme que la conformit, ou ladaptation possible, des emprunts au systme linguistique, cest--dire leur lgitimation linguistique. Les critres dacceptabilit que nous prsentons ici sappuient sur ces deux types de donnes. Ils sont galement tablis en fonction de la position normative et des principes directeurs noncs plus haut, et selon le constat sociolinguistique pralable qui montre que lemprunt linguistique permet une langue denrichir son lexique et de maintenir sa vitalit dans la mesure o le procd ne favorise pas la diffusion systmatique des emprunts au dtriment des termes franais disponibles et la condition quil nempche pas la crativit lexicale en franais. Cest dans la mme perspective de promotion du franais quune grande importance est accorde ladaptation des emprunts au systme linguistique sur les plans orthographique, phonologique et morphosyntaxique.

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    Ainsi, selon la politique de lemprunt de lOffice, lacceptabilit des emprunts svalue en fonction des quatre critres suivants26:

    1. Le besoin de combler une lacune linguistique en franais par lemprunt.

    2. Limplantation de lemprunt dans lusage du franais.

    3. Ladaptation de lemprunt aux normes sociolinguistiques qubcoises.

    4. La conformit ou ladaptation de lemprunt au systme du franais.

    4.4.1 Le besoin de combler une lacune linguistique par lemprunt

    On dit dun emprunt quil comble une lacune linguistique lorsquil permet de nommer une ralit, concrte ou abstraite, qui na pas encore de dsignation. Ce nest pas le cas, par exemple, de lemprunt langlais addiction qui cre un double emploi avec dpendance, ni de lemprunt week-end utilis dans le mme sens que fin de semaine, au Qubec. Une telle coexistence risque dentraner le remplacement des termes franais mme sils sont bien implants dans lusage. Ce type demprunt nest donc pas jug acceptable parce quil ne comble pas de lacune lexicale.

    Labsence dquivalent franais est bien le signe dune lacune lexicale, mais cette indication ne suffit pas non plus rendre un emprunt acceptable. Les principes directeurs qui visent ladaptation de lemprunt et la stimulation de la crativit lexicale en franais doivent sappliquer. Souvent, il est possible de proposer des termes franais forms partir de mots existants, ou encore de leur assigner une nouvelle signification, au lieu dintroduire une forme emprunte. Il importe toutefois de crer ces termes temps et de faire des propositions plausibles qui ont de relles chances dimplantation dans lusage.

    26. Ces critres sont applicables non seulement lanalyse de lacceptabilit des emprunts langlais, mais galement celle de tous les types demprunts.

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    Par ailleurs, il est possible de juger quun emprunt comble une lacune lexicale sil coexiste avec un quivalent franais rare (qui nest pas un synonyme interchangeable), ou avec une proposition qui ne sest pas implante, mme partiellement, dans lusage. Muffin, par exemple, est un emprunt acceptable, puisque lquivalent propos moufflet ne sest pas gnralis dans lusage. Toutefois, lacceptation de tels emprunts ne peut se faire qu la suite dune analyse approfondie des cas. De plus, cette acceptation ne suppose pas lexclusion des quivalents franais existants. Ces derniers peuvent tre utiles dans certains contextes et ils doivent ainsi rester disponibles, comme synonymes, dans le corpus lexical du franais. Ces termes franais peuvent galement prsenter des indices de vitalit proprement linguistiques, mme si souvent leur utilisation est plus restreinte que celle des emprunts accepts. Par exemple, pantalon de denim est en coexistence avec lemprunt accept jean.

    Le cas contraire est galement possible. Le fait de privilgier un terme franais ne doit pas entraner le rejet obligatoire de la forme emprunte. Un emprunt peut ainsi devenir un synonyme acceptable du mot franais avec lequel il coexiste, mme sil ne comble pas toujours une lacune lexicale importante, la condition quil soit implant dans lusage, conforme ou bien adapt au systme du franais, et reu dans la norme sociolinguistique de la collectivit. Un tel synonyme demprunt peut permettre une variation utile, souvent sur le plan stylistique. Exemples:compteur de stationnement (terme privilgi), en coexistence avec le synonyme demprunt parcomtre ou parcmtre (de parking-meter); avertisseur sonore (terme privilgi), en coexistence avec le synonyme demprunt klaxon.

    Cest la situation de coexistence sociolinguistique quil importe de bien examiner. Il faut savoir quil y a coexistence dans lusage du franais mme si les termes ne sont utiliss quau Qubec, quen Belgique, etc., parce que les rgionalismes font partie du corpus lexical disponible en franais. Encore l, il faut dterminer si les quivalents disponibles relvent du lexique commun aux pays francophones ou dune aire dusage plus restreinte. Toutefois, ce nest pas parce que la variation gographique existe quil faut ncessairement hirarchiser les variantes et fixer un seul bon usage, une seule norme linguistique qui peut venir lencontre des normes sociolinguistiques dune collectivit. Bon nombre de

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    qubcismes demprunt, notamment des calques bien forms, ont longtemps t rejets (et le sont souvent encore) parce quon a conclu trop rapidement quils ne comblaient aucune lacune lexicale du seul fait que des quivalents taient utiliss en franais de France. Cest ainsi quon a propos de remplacer changement dhuile par vidange, papier sabl par papier meri ou papier de verre (ou encore papier verr), pain de bl entier par pain complet, etc. En tant gnraliss au Qubec et, surtout, en tant parfaitement conformes au systme du franais, tous ces emprunts sont acceptables. Ils sont ainsi considrs comme des variantes gographiques.

    4.4.2 Limplantation de lemprunt dans lusage du franais

    Avant de juger de lacceptabilit dun emprunt, il faut tre en mesure de dterminer sil sagit bien dun emprunt. Une analyse historique est essentielle parce quelle permet non seulement de cerner lorigine des emprunts, mais aussi de les classer et de dgager les principales caractristiques de leur processus dintgration dans lusage du franais (anciennet des attestations ou des emplois, aire sociale et gographique demploi, degr dadaptation formelle, etc.)27. On ne peut pas dire dun emprunt quil est bien implant dans lusage du franais sil est trop faiblement attest dans la documentation courante et spcialise, ou sil saffiche sous un trop grand nombre de variantes graphiques, morphologiques, etc.

    Les emprunts rares ou vieillis qui ne sont pas gnraliss en franais ne seront videmment pas accepts, puisquils ne sont pas implants dans lusage. Ice cream et cold-cream sont des

    27. Citons le cas de coquerelle, un qubcisme qui a t mis trop rapidement sur le compte de langlais cockroach, alors que lhypothse de langlicisme est difficilement vrifiable. Dans la langue populaire, il aurait t en effet plus logique de dire coquerache, comme en crole, ou coqueroche par attraction phontique de la forme anglaise cockroach. Et mme si coquerelle tait un terme cr sous linfluence de langlais, il est tellement bien adapt au franais quil reste une cration originale charge de sens pour les Qubcois et dont le statut culturel est acquis depuis longtemps.

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    exemples demprunts dsuets. Il existe bien des emprunts qui sont communs aux diverses collectivits francophones. Mais lusage de certains emprunts peut tre exclusif, ou plus frquent, lintrieur dune aire sociolinguistique particulire (au Qubec, en France, en Suisse, en Belgique, par exemple). Il importe ainsi de bien circonscrire laire dusage des emprunts avant de procder leur valuation.

    Les qubcismes demprunt qui sont gnraliss dans lusage sont valus en vertu de la position normative de lOffice que nous avons dj prsente et qui suppose quon reconnaisse la collectivit qubcoise une comptence sociolinguistique qui lui permet de ragir positivement lemprunt par la proposition de nologismes, mais galement par la lgitimation de certains emprunts dj implants dans lusage et qui sont jugs acceptables. Il ne suffira donc pas quun emprunt soit attest dans les dictionnaires courants ou mme gnralis en France, en Belgique ou en Suisse pour quil soit accept, il faudra quil soit galement utilis au Qubec et surtout quil soit adapt aux normes sociolinguistiques de la collectivit.

    4.4.3 La conformit ou ladaptation de lemprunt aux normes sociolinguistiques qubcoises

    Un emprunt est adapt aux normes sociolinguistiques dune collectivit sil est accept par la majorit des locuteurset sil est considr comme faisant partie de leurs usages langagiers, cest--dire sil est implant au sein dune aire golinguistique donne. On dit alors de cet emprunt quil est lgitim par la collectivit.

    Si bon nombre demprunts (bingo, jean, poker, curling, football, hockey, sandwich, muffin, jazz, par exemple) sont communs aux locuteurs du franais et que leur acceptabilit nentrane aucune rticence sociolinguistique particulire de la part des collectivits francophones, on peut dire de ces emprunts quils sont intgrs et lgitims dans lusage du franais. linverse, si un emprunt nest pas accept ou sil nest pas considr par la majorit des locuteurs dune socit donne comme faisant partie de leur usage valoris (exemples dans lusage qubcois:sponsor, planning, shopping, bowling, etc.), on dit alors de cet emprunt quil

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    nest pas reu dans la norme sociolinguistique de la collectivit ou quil nest pas lgitim.

    Ce critre sociolinguistique de ladaptation aux normes de la collectivit permet, par exemple, de privilgier des termes franais utiliss au Qubec plutt que des emprunts qui ne sont pas en accord avec les normes qubcoises ou qui ne sont pas, ou peu, utiliss par les Qubcois. Exemples : motomarine plutt que scooter des mers, jeu de quilles et salle de quilles plutt que bowling, magasinage plutt que shopping, gardienne ou gardien plutt que baby-sitter, traversier plutt que ferry ou ferry boat.

    Par ailleurs, il ne suffit pas quun emprunt soit gnralis au Qubec pour quil soit accept. Il devra en plus tre conforme ou adapt au systme du franais ou, sil ne lest pas, avoir acquis un statut socioculturel qui le rend irremplaable. Citons les cas de chiropratique, arna et drave qui sont des qubcismes demprunts qui sont acceptables en vertu de ce critre.

    4.4.4 La conformit ou ladaptation de lemprunt au systme du franais

    Pendant longtemps, on a pu observer quun bon nombre demprunts, notamment langlais, taient fortement adapts sur les plans orthographique et phontique. On peut citer paquebot, adapt de packet-boat (1634); boulingrin, adapt de bowling-green (1680); redingote, adapt de riding coat (1725), bouledogue, adapt de bulldog (1753). Au Canada franais, on a galement relev des cas intressants:corde du roy, adapt de corduroy; drave, adapt de drive; coq lil ou coque lil, adapts de cock-eye; cantouque, adapt de cant-hook (pour tourne-bille). Aujourdhui, la francisation orthographique systmatique des emprunts est irraliste et, surtout, ellenest pas gnralisable. Certaines graphies empruntes sontsi familires quelles deviendraient non reconnaissables si elles taient francises (la francisation de web en oube, par exemple).Par ailleurs, labsence dadaptation est lorigine de difficults importantes:

    1. Elle suppose la matrise de deux systmes linguistiques (celui de la langue demprunt et celui de la langue franaise).

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    2. Elle contribue maintenir un trop grand cart entre la graphie et la prononciation.

    3. Elle encourage la prolifration des formes, qui rend difficile lenseignement, lapprentissage et la matrise du franais.

    4. Elle favorise le recours des structures lexicales ou morphosyntaxiques trangres de mme que leur productivit, cest--dire la formation de drivs et la cration de mots ou dexpressions daprs des modles linguistiques trangers.

    Cest en raison de ces inconvnients quil nest pas souhaitable daccepter des rfrences smantiques, des graphies ou des prononciations trop loignes de celles du franais. Il faut plutt viser la stabilisation des structures linguistiques et lenrichissement de la langue franaise en favorisant le recours ses propres processus de formation lexicale.

    La conformit ou ladaptation dun emprunt au systme du franais svalue donc en fonction de son intgration, ou de sa capacit sintgrer, sur les plans smantique, phontique, orthographique et grammatical (possibilit dune prononciation franaise, daccentuation, daccord en genre et en nombre, de drivation, etc.). Inversement, un emprunt nest pas adapt au systme du franais sil conserve son modle lexical et ses traits trangers, empchant ainsi une cohrence souhaitable avec les rgles ou les normes du franais. Si toute langue volue et senrichit par une adaptation constante de son systme, de son lexique et de ses structures, il ny a pas de raison quil en aille autrement lorsquil sagit des emprunts. Cest cette adaptation qui assure la vitalit dune langue devant les changements lis aux phnomnes dhybridation et de mtissage linguistique. Et cette rgle de vitalit sapplique toutes les langues. Les Espagnols, par exemple, traduisent, transposent, adaptent et hispanisent sans beaucoup de rticence (BoleRichard, 1994)28. Le critre de la conformit ou de ladaptation des emprunts est particulirement important dans le cas des nologismes. Il permet de guider lvolution naturelle dune langue, tout en assurant son enrichissement par lajout de

    28. Les calques adapts fin de semana, plutt que week-end, et perrito caliente (ou perro caliente), plutt que hotdog, sont utiliss en espagnol.

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