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95 Penser la négociation en science politique : retour aux sources et perspectives de recherche Aurélien Colson * ESSEC Business School, Paris-Singapour Institut de recherche et d’enseignement sur la négociation en Europe Approfondir la réflexion sur la négociation du point de vue de la science politique s’avère logique autant que prometteur. Logique, d’une part. Y invite, tout d’abord, un creuset historique commun à la négociation et aux objets traditionnels de la science politique. Ensuite, épistémologiquement, en tant que domaines de savoir et objets de recherche, la « négociation » et la « science politique » offrent d’intéressantes ambivalences communes. Enfin, la négociation renvoie à des enjeux pra- tiques, convoque des acteurs ou interroge des concepts qui sont de longue date explorés par la science politique. Prometteur, d’autre part. Cette connexion intime entre négociation et science politique étant posée, cet article ouvre une lecture politique du hiatus entre « l’Âge de la négocia- tion » (Zartman) et la difficile acclimatation de celle-ci en France. L’article propose une typologie des critiques politiques opposées à la négociation, avant d’évoquer les conditions d’un possible retour de balancier en sa défaveur. Mots-clefs : To investigate negotiation further from the viewpoint of political science proves as logical as fruitful. This paper shows that negotiation and the traditional topics of political science have a similar histor- ical background in common. Besides, epistemologically, as academic fields and research areas, ne- gotiation and political science share a set of interesting ambivalences. Last, negotiation relates to challenges, summons actors, or questions concepts, that are at the core of political science. Thanks to these connections between negotiation and political science, the lenses of this latter discipline prove useful, and the paper opens some potential research areas, namely a political analysis of the gap between the “Age of negotiation” (Zartman) and the difficult development of negotiation in France. Last, the contribution suggests a taxonomy of the political critiques addressed to negotiation in France, and reflects on the factors which could swing the impetus against negotiation. Keywords : negotiation, critique, political science. Fernand Braudel plaidait pour « l’abaissement des droits de douane entre les dif- férentes disciplines » (1969 : 90). Cette démarche est particulièrement souhaitable pour la négociation. Celle-ci forme ce que l’on pourrait appeler un objet académi- que non identifié : elle ne constitue pas une discipline universitaire établie, mais un champ exploré par des spécialistes venus d’horizons pluriels, parfois rassemblés *. Aurélien Colson est professeur associé de science politique et de négociation à l’ESSEC, où il di- rige l’Institut de recherche et d’enseignement sur la négociation en Europe (IRÉNÉ – www.essec- irene.com). Il est également maître de conférences à l’ENA, où il coordonne les enseignements de négociation ([email protected]). Cet article reprend une communication présentée lors du colloque de Cerisy-la-Salle, « Penser la négociation en modernité avancée », 29 mai-3 juin 2008. DOI: 10.3917/neg.012.0095 NEG_id2804102906_pu2009-02s_sa09_art09.fm Page 95 Monday, October 19, 2009 5:25 PM

Penser la négociation en science politique : retour aux sources et perspectives de recherche

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Penser la négociation en sciencepolitique : retour aux sourceset perspectives de recherche

Aurélien Colson *

ESSEC Business School, Paris-SingapourInstitut de recherche et d’enseignement sur la négociation en Europe

Approfondir la réflexion sur la négociation du point de vue de la science politique s’avère logiqueautant que prometteur. Logique, d’une part. Y invite, tout d’abord, un creuset historique commun àla négociation et aux objets traditionnels de la science politique. Ensuite, épistémologiquement, entant que domaines de savoir et objets de recherche, la « négociation » et la « science politique »offrent d’intéressantes ambivalences communes. Enfin, la négociation renvoie à des enjeux pra-tiques, convoque des acteurs ou interroge des concepts qui sont de longue date explorés par lascience politique. Prometteur, d’autre part. Cette connexion intime entre négociation et sciencepolitique étant posée, cet article ouvre une lecture politique du hiatus entre « l’Âge de la négocia-tion » (Zartman) et la difficile acclimatation de celle-ci en France. L’article propose une typologiedes critiques politiques opposées à la négociation, avant d’évoquer les conditions d’un possibleretour de balancier en sa défaveur.

Mots-clefs :

To investigate negotiation further from the viewpoint of political science proves as logical as fruitful.This paper shows that negotiation and the traditional topics of political science have a similar histor-ical background in common. Besides, epistemologically, as academic fields and research areas, ne-gotiation and political science share a set of interesting ambivalences. Last, negotiation relates tochallenges, summons actors, or questions concepts, that are at the core of political science. Thanksto these connections between negotiation and political science, the lenses of this latter disciplineprove useful, and the paper opens some potential research areas, namely a political analysis of thegap between the “Age of negotiation” (Zartman) and the difficult development of negotiation inFrance. Last, the contribution suggests a taxonomy of the political critiques addressed to negotiationin France, and reflects on the factors which could swing the impetus against negotiation.

Keywords : negotiation, critique, political science.

Fernand Braudel plaidait pour « l’abaissement des droits de douane entre les dif-férentes disciplines » (1969 : 90). Cette démarche est particulièrement souhaitablepour la négociation. Celle-ci forme ce que l’on pourrait appeler un objet académi-que non identifié : elle ne constitue pas une discipline universitaire établie, mais unchamp exploré par des spécialistes venus d’horizons pluriels, parfois rassemblés

*. Aurélien Colson est professeur associé de science politique et de négociation à l’ESSEC, où il di-rige l’Institut de recherche et d’enseignement sur la négociation en Europe (IRÉNÉ – www.essec-irene.com). Il est également maître de conférences à l’ENA, où il coordonne les enseignements denégociation ([email protected]). Cet article reprend une communication présentée lors du colloquede Cerisy-la-Salle, « Penser la négociation en modernité avancée », 29 mai-3 juin 2008.

DOI: 10.3917/neg.012.0095

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par des revues – à l’instar de Négociations – ou dans des centres de recherche adhoc permettant, le cas échéant, des échanges avec des praticiens 1. Cette variétédes analyses reflète l’ubiquité de la négociation, activité qu’estiment mener desprofessionnels aussi différents qu’un diplomate, un syndicaliste ou un cadre de lagrande distribution. Indispensables, les travaux sur la négociation étroitement in-sérés dans les frontières assurées d’une discipline – le droit, la sociologie, l’éco-nomie, la psychologie – trouvent un surcroît de sens dans leur mise en relation àtravers des démarches transdisciplinaires.

Tout en gardant cette perspective de fertilisation croisée à l’esprit, le proposest ici de visiter la contribution particulière que la science politique – discipline uni-versitaire jeune mais champ intellectuel aux racines anciennes – peut apporter àla réflexion sur la négociation aujourd’hui. Il s’agira, dans un premier temps, d’exa-miner un certain nombre de connections, d’origines communes, de conjugaisons,de filiations, entre négociation et science politique, et qui invitent à approfondir laréflexion sur la première à partir du point de vue de la seconde (section 1). Ce lienétant tissé, la seconde partie de la contribution propose une réflexion critique, uti-lisant le prisme de la science politique, sur la notion « d’Âge de la négociation » enFrance : « Notre époque est celle de la négociation. Les positions figées et les va-leurs établies du passé semblent s’effacer, et de nouvelles règles, de nouveauxrôles, de nouvelles relations doivent s’établir. […] La négociation devient non pasune transition mais un mode de vie » (Zartman, 1976, notre trad.). Que la tendan-ce soit favorable au négocié, nul ne le conteste ; mais le changement d’ère est-ilsi assuré, si définitif ? Sans doute aurait-on tort de sous-estimer les critiques, émi-nemment politiques, qui visent la négociation, à la fois comme pratique et commeobjet de recherche, notamment en France (section 2). Notre collègue William Zart-man l’indiquait en ouvrant le colloque de Cerisy : « je suis en train de prêcher lesconvaincus ». Sans doute faut-il aussi mieux comprendre le point de vue de ceuxque la négociation ne convainc pas, ou que « l’Âge de la négociation » n’a pas en-core convertis.

LA TRAME COMMUNE DE LA NÉGOCIATION ET DE LA SCIENCE POLITIQUE

Dans la pluralité des regards disciplinaires qui se portent sur la négociation – l’éco-nomie industrielle, la théorie des jeux et la micro-économie, la psychologie sociale,la sociologie des organisations, le droit, l’histoire, notamment –, la science politi-que apparaît, même si elle n’occupe pas le cœur. Politiste de formation, Zartmanest une figure essentielle de cette approche. Des contributions de diplomates s’yinscrivent naturellement : citons en particulier John Burton, à l’origine diplomateaustralien, sur la résolution des conflits internationaux ; Fred Charles Ikle (1964) ;

1. À l’image du Program on Negotiation établi à la Harvard Law School, du réseau P.I.N. (Processesof International Negotiation Project) ou de l’Institut de recherche et d’enseignement sur la négociationen Europe, IRÉNÉ, accueilli à l’ESSEC depuis 1996.

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ou Johan Kaufmann (1968) sur la négociation diplomatique de conférence ; Fran-cis Walder, diplomate belge (1958) ; et en France, Alain Plantey, ancien conseillerdiplomatique du général de Gaulle (1994). D’ailleurs, pour combler le fossé entrepraticiens et chercheurs, il faudrait convaincre des grands diplomates d’écrire surla négociation 2.

Plusieurs raisons nous invitent à approfondir l’étude de la négociation du pointde vue de la science politique. Du point de vue historique, négociation et sciencepolitique ont un creuset commun à travers la diplomatie. D’un point de vue épisté-mologique, en tant que domaines de savoir, la « négociation » et la « sciencepolitique » offrent d’intéressantes ambivalences communes. Du point de vue de larecherche, la négociation renvoie à des enjeux pratiques, convoque des acteursou interroge des concepts qui sont explorés par la science politique.

Un creuset historique commun invite à ce retour aux sources

Justifions, tout d’abord, l’intérêt méthodologique qu’il y a à joindre une approchehistorique à la réflexion sur la négociation. Braudel, l’historien de la longue durée,nous a appris à rechercher, derrière l’écume de l’évènement, le courant de fond(1958). « L’incompréhension du présent naît fatalement de l’ignorance du passé »,a écrit Marc Bloch (1949 : 47). Au-delà des historiens, Pierre Rosanvallon, dans saleçon inaugurale au Collège de France, nous invite à « refaire la généalogie longuedes questions politiques contemporaines pour les rendre pleinement intelligibles »(2003 : 17). D’ailleurs, l’histoire concourt à la définition de ces structural contextsqu’Anselm Strauss juge indispensables à la compréhension de la négociation :« L’étude d’un tel contexte [structurel], pour tout type de négociations analysées,suppose donc un regard historique et, dans ce cadre, un regard sur les jeux so-ciaux qui ont, au fil du temps, construit la situation observée » (1978 : 62). Cetteexigeante approche nous semble pleinement devoir s’appliquer à la question de lanégociation. Celle-ci, en effet, vient de loin. La négociation porte une histoire, la-quelle n’est pas sans intérêt pour le chercheur attaché à comprendre aujourd’huides questions importantes pour demain.

Contrairement aux associations d’idées que le mot suscite à partir d’un fonde-ment étymologique connu – neg otium, négoce : la négociation relèverait surtoutdu champ commercial –, la négociation fut longtemps synonyme, avant tout, d’af-faires publiques : « Par le terme de négociation, on entend communément l’art demanier les affaires d’État », définissait-on au XVIIIe siècle (Felice, 1770-1778 : 3).Cette profondeur historique qui lie intimement la négociation à la chose politiquevaut, en particulier, pour la négociation internationale (Hamilton & Langhorne,1995 : 1-28). En anglais, « jusqu’à ce que Edmund Burke invente le mot “diploma-cy” à la fin du XVIIIe siècle, “negotiation” était le mot normalement employé pour dé-crire le travail des ambassadeurs » (Berridge, Keens-Soper & Otte, 2001 : 5, notretrad.). En France, de même, le mot « diplomatie » n’est attesté qu’à partir de 1790

2. Cf., par exemple, les contributions de Jean-Pierre Jouyet, Alain Lamassoure, Alain Plantey etHubert Védrine in Lempereur Alain et Colson Aurélien, dir. (2008).

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(Rey, 1998) ; il n’apparaît, par exemple, ni dans François de Callières (1716) nidans Antoine Pecquet (1737). Jusqu’à la Révolution française, c’est bien le mot« négociation » qui désigne la diplomatie. Surtout, de cette pratique diplomatiqueancienne proviennent les premiers textes écrits sur la négociation, où se mêlentrelations d’expériences directes et premières tentatives de généralisation théo-rique. De ces textes des XVIIe et XVIIIe siècles, que nous devons à Richelieu,Wicquefort, Callières ou Pecquet, résulte une sagesse de la négociation toujoursdigne d’intérêt aujourd’hui. Jean-Daniel Reynaud, soulignant que la négociationest continue, fait ainsi écho au leitmotiv de Richelieu expliquant dans son Testa-ment politique qu’il faut « négocier sans cesse » (1688 : 265-272).

Historiquement, la négociation est inséparable de la diplomatie, laquelle estau cœur de la science politique à travers l’étude des relations internationales. Étu-dier « la négociation » dans le cadre de la science politique constitue donc un justeretour aux sources du concept même. Encore en 1939, dans son ouvrage classi-que sur la diplomatie, Harold Nicolson relevait que « négociations », « politiqueextérieure » et « diplomatie » étaient considérées comme des synonymes, ce quientraînait à l’époque où il écrivait des confusions entre la définition d’une politiqueétrangère puis sa mise en œuvre à travers la négociation. Si elle ne décide pas ducontenu de la politique étrangère, prérogative du pouvoir politique qu’elle sert, lanégociation reste un instrument privilégié de mise en œuvre des rapports entrepuissances souveraines. Il n’est donc pas fortuit, par exemple, que l’un des mo-ments les plus critiques de ces relations entre puissances – la Guerre froide – aitvu la négociation susciter un intérêt renouvelé chez les politistes attachés à dé-crypter la compétition bilatérale entre les États-Unis et l’URSS, sur fond de dissua-sion puis de détente (Rapoport, 1960 ; Osgood, 1962).

Par ce lien historique et maintenu entre négociation et relations internationa-les, il est juste que la première soit un objet d’études privilégié des secondes, de-venues discipline universitaire. Discipline à part entière dans le monde anglo-saxon depuis 1919, date de la création de la première chaire à l’université du Paysde Galles à Aberystwyth, les relations internationales forment en France un champque la science politique veille « à ne pas laisser sortir de son orbite » (Battistella,2003 : 12). En dépit de sa « faiblesse institutionnelle », la recherche y fait preuved’un dynamisme croissant salué par les observateurs étrangers (Groom, 2002 :108-117 ; 1994).

Trois ambivalences épistémologiques communes

En outre, d’un point de vue épistémologique, en tant que domaines de savoir etcomme objets de recherche, « science politique » et « négociation » présententd’intéressants points communs, qui contribuent encore à tisser leur trame commu-ne. Pour cerner le champ de la science politique, Jean Baudouin signale trois« dualités » devenues classiques (2004 : 2-3) ; or celles-ci valent aussi pour la né-gociation.

Tout d’abord, « l’opinion commune » de la politique se scinde entre deuxinterprétations : la première, « noble », fait de la politique l’art du commandement

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social, l’activité pacificatrice permettant à une société divisée d’organiser un vou-loir vivre-ensemble ; la seconde interprétation, « vulgaire », ne voit dans la politi-que qu’un stérile jeu de pouvoir ou le choc d’ambitions intéressées. N’en va-t-il pasde même pour la négociation ? Celle-ci est perçue par les uns comme une nobleoccupation, permettant de ramener la paix entre les hommes – la négociation est« l’instrument de la réconciliation entre les princes » (Pecquet, 1737 : 15) –, de déve-lopper les échanges, de progresser vers des projets communs, de gérer concrète-ment l’interdépendance des intérêts au sein de la trame sociale. Pour d’autres, aucontraire, la négociation s’apparente à une activité « vulgaire », fondée sur le mar-chandage, l’astuce, la manipulation ou la tromperie d’autrui, voire la compromission.Inséparable de la négociation, la diplomatie souffre, elle aussi, d’une valorisation am-bivalente, tantôt art ou don, tantôt rouerie ou subterfuge. Ainsi, Nicolson rappelle queles émissaires de l’Antiquité étaient placés sous la protection du dieu Hermès ; cechoix ayant « an unfortunate effect upon the subsequente repute of the DiplomaticService », puisqu’Hermès symbolise « charm, trickery and cunning » (1939 : 7). Maisil faut aujourd’hui ajouter que l’emblème d’Hermès est le caducée : un jour, rencon-trant deux serpents qui se battaient, Hermès tendit vers eux son bâton d’or ; aussitôtles deux serpents se réconcilièrent en s’entourant autour du bâton. Hermès le né-gociateur est donc aussi celui qui rapproche : la négociation sert la réconciliation 3.

Deuxième dualité, « l’opinion savante » oppose une thèse restrictive du champpolitique, selon laquelle « la politique demeure un compartiment singulier de lasociété » (Baudouin, 2004 : 4) centré autour de l’État, et une thèse extensive quisoutient que « la politique est omniprésente dans la société ». La négociation con-naît la même ambivalence. Les uns la cantonnent à des espaces identifiés stricte-ment, tels ceux de la négociation collective ou les enceintes internationales de ladiplomatie, entre lesquels ils n’établissent d’ailleurs guère de ponts. D’autresconstatent au contraire son ubiquité et la considèrent, à l’instar de Strauss, commeune activité sociale générique, conjuguant des formats explicites à des situationsimplicites de négociation (Lempereur & Colson, 2004 : 1-7), qu’il s’agisse de la cel-lule familiale, de la vie des organisations, du dialogue social, du combat politique.Pour reprendre une autre terminologie, la négociation « institutionnalisée » se dis-tingue ainsi de la négociation « ordinaire » (Bourque & Thuderoz, 2002 : 74).

En troisième lieu, la recherche en science politique semble osciller ou se par-tager entre ce que la langue anglaise distingue en deux termes : politics – soit lesprocessus liés à la conquête puis à l’exercice du pouvoir avec leurs différentesstrates : idéologique, stratégique, électorale – et policy – soit les politiques publi-ques résultant de ces processus. Il en va de même en négociation : la recherches’est d’abord intéressée aux résultats des négociations, avant de s’interroger surles processus concrets y menant. Cette dernière dualité est à rapprocher de ladistinction faite par Georges Burdeau puis Philippe Braud, qui séparent le politi-que – un système de régulations et ses résultats – de la politique – sa scène, sonpersonnel, ses partis en compétition (Braud, 2001 : 6-7). Le substantif négociationne permet pas une distinction de genre ; mais du point de vue du sens, on pourraitdistinguer le négocié – les champs dans lesquels la négociation constitue le mode

3. Cf. le numéro spécial de Négociations dirigé par Valérie Rosoux, « Négociation et réconciliation »,2008/1.

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de régulation et de décision – et la négociation – un processus d’interactions entreacteurs autonomes mais interdépendants.

La négociation, objet de recherche en science politique par ses enjeux, ses acteurs, ses concepts

Au-delà, la négociation en tant que champ de recherche est profondément politique.En fait, elle est en prise directe avec les quatre « sous-disciplines » distinguées parBraud au sein de la science politique (2001 : 8-9).

– La première vient d’être évoquée : la diplomatie, au cœur de l’étude des rela-tions internationales.

– La théorie politique – qui touche à la philosophie politique – s’intéresse à descatégories générales, renvoie à des enjeux ou convoque des concepts quistructurent la négociation, quel que soit le champ auquel elle s’applique : lepouvoir et ses sources, la légitimité et ses critères, le mandat et les théoriesde la représentation, les motivations et les notions de valeurs ou d’identité, larépartition et les enjeux d’équité et de justice, entre autres points de corres-pondance. Chacun d’entre eux correspond à un véritable programme de re-cherche dans lequel des ponts entre science politique et négociation sontnécessaires.

– La négociation étant essentiellement une interaction créatrice de lien social(Thuderoz, 2000), son étude procède d’une sociologie politique. Elle met sou-vent en présence, ou aux prises, des acteurs dont la science politique estfamilière : élus nationaux ou locaux, responsables politiques.

– Enfin, la science politique s’intéresse au fonctionnement des administrationspubliques : appareils administratifs centraux, déconcentrés ou décentralisés,organisations internationales ou régionales intégrées, qui forment autant d’ins-tances de négociation.

Pouvoir, autorité, gouvernance, régulation, décision : autant de thèmes classi-ques en science politique et qui ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sur lanégociation. Celle-ci constitue une modalité de l’action politique, distincte de la dé-cision unilatérale, laquelle subit au plan international l’essor de la régulation multila-térale, l’intégration d’ensembles régionaux au premier rang desquels figure l’Unioneuropéenne, enfin la montée en puissance de nouveaux pouvoirs échappant aumoins en partie à la souveraineté – grandes entreprises, ONG, médias. Au plan na-tional, la montée en puissance du contrat comme mode de relation entre personnespubliques ou entre personnes publiques et privées constitue un phénomène désor-mais pleinement reconnu (Colson, 2006). À l’acte unilatéral, qui lui permettait demanifester son autorité de façon exécutoire, l’administration préfère de plus en plusdes procédés contractuels : l’évolution des hommes et des sociétés, des cultures etdes méthodes fait que contraindre est de moins en moins efficace, convaincre deplus en plus nécessaire. Ce mouvement de contractualisation connaît une telle am-pleur que l’on a pu s’interroger, de façon critique, sur cette nouvelle action publiquequi semblait vouloir « gouverner par contrat » (Gaudin, 1999).

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On le voit : ces multiples points de contacts, conjugaisons et filiations plaidenten faveur d’une contribution approfondie de la science politique à la réflexion surla négociation. Une piste principale sera ébauchée ici.

POUR UNE LECTURE POLITIQUE ET CRITIQUE DE « L’ÂGE DE LA NÉGOCIATION » EN FRANCE

Nul ne conteste le caractère visionnaire, et accompli, de la formule de William Zart-man. Mais, en France tout au moins, n’en reste-t-il pas pour autant un hiatus, unedichotomie à surmonter entre cette formule et le constat désabusé que faisait parexemple le syndicaliste Jean-Paul Jacquier (CFDT), selon lequel « la France estun pays qui n’aime pas négocier » (Thuderoz et Giraud-Héraud, 2000) 4 ? Quel-ques éléments de constat précèderont une proposition de typologie des critiquespolitiques adressées à la négociation, avant d’ouvrir – ouvrir seulement – une dis-cussion sur les conditions politiques dans lesquelles « l’Âge de la négociation »pourrait trouver ses limites.

« L’exception française », ou « un pays qui n’aime pas négocier » ?

La notion d’exception française permet d’explorer « la généalogie longue » de cet-te formule : « un pays qui n’aime pas négocier ». L’objet ici n’est pas de reprendreun constat dressé ailleurs, touchant parfois au cliché. Force est cependant deconstater la difficile acclimatation de la négociation en France, à la fois commepratique et comme discipline.

Comme pratique sociale, « l’activité de négociation en France est peu valori-sée », ont souligné Bourque et Thuderoz (2002). A quoi est-ce dû ? À un ensemblede schémas profondément ancrés dans notre histoire politique, aboutissant à ceque Furet, Julliard et Rosanvallon (1988) ont appelé « l’exception française » – ex-ception qui, tel le Phénix, n’en finit pas de réapparaître au lendemain de chaquefin annoncée. Analysons-en rapidement les principales composantes. Les événe-ments de 1789 ont introduit dans le tempérament politique français une mystiquede la révolution et de la rupture – ce mot était encore employé en 2009 au plushaut niveau de l’État. De cette crise fondatrice, elle-même de statut singulier dansl’Histoire, découlent quatre traits spécifiques qui perdurent – cette longue duréechère à Braudel –, dont aucun n’est favorable à la négociation, et dont la bonnecompréhension semble nécessaire à toute réflexion sur l’Âge de la négociation enFrance.

– Une culture d’affrontement et de rupture constitue le cœur de l’héritage de cet-te mystique révolutionnaire. Les antagonismes radicaux n’ont pas manquédans notre histoire : entre monarchie et république, entre laïcité et religion, en-

4. Constat réitéré lors du colloque international « Enjeux et transformations de la négociation sociale »,CRIMT-Négociations-HEC Montréal, Montréal, 4-5 avril 2007.

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tre classes sociales, entre droite et gauche. Cette dynamique d’affrontementengendre des ruptures récurrentes (la Commune, le 16 mai 1877, le 13 mai1958, Mai 68) ; l’alternance ne se conçoit que dans une forme extrême – lechangement de régime et « la valse des constitutions » (Duverger, 1955 : 58-100). La politique est un théâtre où le drame le dispute à l’emphase, et où gau-che et droite se partagent « un patrimoine de passions transmises, de hainesrecuites et d’angoisse profonde » (Winock, 1986 : 388). Enfin, la réforme n’estpas considérée comme une option honorable, le compromis est volontiersconfondu avec la compromission, le centre politique s’avère une position inte-nable. Chacun connaît la formule de Gérard Adam et Jean-Daniel Reynaud :le conflit est « la poursuite de la négociation par d’autres moyens » (1978 :127) ; en France, souvent, la négociation constitue la poursuite du conflit pard’autres moyens.

– Une conception jacobine de l’État a tenté de transcender cette dynamique.L’État républicain, placé en arbitre et en protecteur au sommet de la mêlée,fournit aux Français « de quoi cimenter leur unité politique autour de leursconflits » (Furet et al., 1988 : 53). Cette unité, voire cette uniformité, a produitune tradition ancienne de méfiance envers les corps intermédiaires. Dès laRévolution, la loi Le Chapelier et le décret d’Allarde interdisent les corpora-tions, puis le code pénal instaure en 1810 un délit de coalition, lequel empêchel’avènement de syndicats représentants les salariés et les entreprises. De cet-te méfiance ancienne résulte aujourd’hui une faiblesse structurelle des corpsconstitués - patronats, syndicats, mais aussi associations de consommateurs,etc. - qui sont les partenaires naturels de la négociation. L’administration del’État s’est développée sur un mode centralisé et interventionniste. Contraire-ment au système anglo-saxon, la Loi a, en France, longtemps eu – jusqu’à lamise en place d’un véritable contrôle de constitutionnalité – prééminence surles droits (Carré de Malberg, 1931). Tout cela a fortement évolué, bien sûr.Mais il en reste un juridisme dominant les relations du travail et les autres as-pects de la vie sociale : la France se caractérise par une préférence pronon-cée pour la loi, le décret, au détriment du contrat.

– La Nation constitue le réceptacle de cet effort de transcendance, concentrésur un impératif d’unité – véritable fil rouge de notre histoire, de la monarchieà la République en passant par l’Empire. La nation est devenue ce « blocindécomposable » (Rosanvallon, in Furet et al., 1988 : 166-168), façonné parune passion pour l’égalité et le refus des traitements différenciés – d’où les dé-bats sur la discrimination positive –, clairement à rebours de la négociation,fondée sur la capacité à distinguer les situations pour trouver des solutionssingulières, ad hoc.

– L’exemplarité proclamée de la France, enfin, achève d’en faire une exception,« l’exceptionnel étant non pas ce qui la sépare des autres nations (...), mais cequi la constitue en modèle » (Furet, 1988 : 54). Au nom des messages héritésde 1789, la France se veut particulière, exemplaire et investie d’une missionuniverselle. L’exception française se confond ainsi avec « une certaine idéede la France ». Ce qui, allié à un mode de réflexion et d’argumentation trèscartésien, ne la prédispose pas particulièrement au jeu habituel de la négocia-tion internationale, comme le démontre Charles Cogan (2003).

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Une si lourde hérédité ne pouvait être sans conséquences sur la reconnais-sance en France de la négociation comme champ de recherche et d’enseigne-ment. Certes, les signes d’enracinement et d’institutionnalisation ne manquent pas– le colloque de Cerisy en est un. Que l’Agence nationale de la recherche ait in-troduit la notion de « gouvernement négocié » dans sa campagne d’appels à pro-jet 2008 en est un autre. Mais bien des éléments de constat modèreraientl’enthousiasme, surtout si l’on compare avec l’ampleur et la vivacité démontréespar le champ de la négociation au sein du monde universitaire anglo-saxon. Qu’onne se méprenne pas : à rebours de l’approche habituelle qui consiste à mesurer lechemin parcouru par la négociation en France, en général pour s’en réjouir, le choixpourrait être fait de réfléchir a contrario au chemin qui reste à parcourir. Dans cetteoptique s’inscrirait une exploration - laquelle dépasse les limites de cet article - dequelques « marqueurs » permettant d’apprécier plus objectivement l’essor acadé-mique, en France, de l’étude de la négociation et des conflits : par exemple le nom-bre d’articles et d’ouvrages scientifiques publiés ; l’existence de collections dédiéesau sein de l’édition universitaire ; la présence de sujets touchant à la négociationet aux MARC dans les agrégations de droits public et privé, de sciences de ges-tion, de sociologie ; le nombre de thèses et d’habilitations à diriger des recherchesdélivrées ; etc.

Bien sûr, à chacun de juger si le verre est à moitié plein ou à moitié vide ; l’es-sentiel, en tout cas, est qu’il semble se remplir avec la montée en puissance de lacontractualisation dans la plupart des domaines. L’héritage historique et culturels’estompe sans disparaître. Sans parvenir à empêcher l’acclimatation de la négo-ciation en France, comme pratique ou comme objet de recherche, il nourrit cepen-dant plusieurs critiques d’ordre politique qui restent particulièrement vivaces, dansnotre pays, envers la négociation. Il convient de les analyser.

UNE TYPOLOGIE DES CRITIQUES POLITIQUES ADRESSÉES À LA NÉGOCIATION

Observant et analysant les critiques habituellement opposées à la négociation, entant que pratique mais aussi comme objet de recherche et d’enseignement, nouspouvons les ordonner au sein de la typologie suivante – distinguant des critiquesrépublicaine, souverainiste, sociale, libérale et esthétique de la négociation – la-quelle n’interdit pas d’autres classifications.

Une critique républicaine de la négociation – La négociation, espace de tran-sactions singulières, porterait en elle la négation des principes d’unité et d’égalité detous devant la norme, lesquels sont au fondement de la conception française de laRépublique. Et il est vrai que la négociation soutient une rationalité distincte : la né-gociation « permet d’ajuster les solutions aux problèmes : elle remplit les blancs desrègles légales, nécessairement incomplètes » (Bourque & Thuderoz, 2002 : 15) :

Les administrations passent ainsi d’une gestion « impérativiste » (faire se con-former à la norme quiconque y est assujetti) à une gestion « négociatrice » (aucas par cas, avec de multiples dérogations, en prenant en compte les demandes

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des usagers). Cette plus grande indétermination de la règle, à son tour, produitde nouvelles négociations, et le cycle s’accélère.

Cette critique républicaine transcende le clivage gauche/droite. Elle est, philo-sophiquement, un conservatisme. Une illustration dans le champ de la pédagogieest donnée par la réaction, un temps négative, qui a marqué l’introduction d’uneformation à la négociation dans le saint des saints de la République : l’ENA (Col-son, 2005).

Une critique souverainiste de la négociation – Comme la précédente, cettedeuxième critique dépasse largement le clivage gauche/droite. Elle est propre àune certaine droite comme à une certaine gauche. Dans cette optique, la négocia-tion ouvrirait la voie, face au monde extérieur et notamment à l’Union européenne,à des abandons successifs de parcelles de souveraineté nationale. Inséparablede la négociation serait le compromis, lui-même inséparable de la compromissionet du renoncement – et la France ne saurait renoncer. En bref, la négociation ap-paraît comme l’insidieux cheval de Troie d’une adaptation molle à un supposéconsensus anglo-saxon et libéral. Cela vaut en particulier en direction de l’Unioneuropéenne : le refus d’étendre la règle de la majorité au détriment de la règled’unanimité peut être interprété comme un avatar de cette critique. On pourraitcroire que l’unanimité force au compromis, donc à la négociation ; c’est vrai en ap-parence, mais c’est surtout donner un pouvoir sans équivalent à la décision unila-térale – le « non » d’un seul. La règle majoritaire, au contraire, oblige à constituerpar la négociation des majorités, pour convaincre comme pour bloquer. S’opposerà la négociation dans son principe, garder sa primauté à la décision unilatérale,c’est donc bien, de ce point de vue là, protéger la souveraineté nationale.

À gauche surtout, une critique sociale de la négociation – La négociation seraitun nouvel emballage pour mieux prolonger un même vieux système de dominationsociale. Cette critique nous est inspirée par la démonstration de Luc Boltanski etEve Chiapello dans leur somme consacrée en 1999 au Nouvel Esprit du capitalis-me. Rappelons-en l’argument principal. En tant que système de production, le capi-talisme s’est vu opposer une critique spécifique – que les auteurs qualifientd’« artiste » – culminant en Mai 1968. Cette critique portait les thèmes suivants, donton remarque aussitôt la parenté avec les valeurs sous-jacentes de la négociation :la dilution de l’autorité, l’effacement des hiérarchies, le libre choix de chacun, lacréativité et l’imagination, l’autonomisation du travailleur, l’épanouissement de lapersonne humaine en dehors de toute structure uniformisante. Chacun de ces thè-mes heurtait de front la structure contemporaine de l’entreprise capitaliste, c’est-à-dire la grande usine fordiste, centralisée et hiérarchisée, planifiée et tayloriste. Or, àpartir des années 1970, les thèmes dominants du management, c’est-à-dire les prin-cipes d’organisation des entreprises, « sont directement empruntés au répertoire deMai 1968 ». La tendance de fond est au « rejet de la bureaucratie », de l’autorité hié-rarchique, du taylorisme et du gigantisme. Ainsi, dans les années 1980, a-t-on pupasser du « capitalisme », cause d’aliénation des masses, à « l’entreprise », sourcesupposée d’épanouissement des individus. Ce « nouvel esprit du capitalisme » sefonde sur les relations personnelles, « la flexibilité » grâce à la « créativité » desindividus. Pour Boltanski et Chiapello, cette « formidable récupération » a permisau capitalisme d’intégrer à son profit des aspirations « initialement associées à

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une critique radicale du capitalisme ». Les thèmes de 1968 ont été « mis au servi-ce des forces dont ils entendaient hâter la destruction ». Selon le même mécanis-me, ce que j’appelle la critique sociale de la négociation soupçonne cette dernièrede « récupération ». La négociation serait instrumentalisée afin de prolonger lesmêmes systèmes de domination et d’exploitation, mais selon un mode plus accep-table, mieux adapté à l’air du temps. De ce point de vue, notons l’ambivalence quia entouré le « Grenelle de l’environnement » : proposer une instance de concer-tation – au sein de laquelle des négociations bien réelles se sont déroulées – maisne pas en reprendre les conclusions principales. C’est créer une espérance en lanégociation pour mieux la frustrer, ou bien sacrifier à l’air du temps – « l’Âge de lanégociation » – pour mieux continuer à faire passer en force une loi sur les OGMcontestée.

À droite surtout, et paradoxalement, une critique libérale de la négociation– Jean-Luc Cazettes, dirigeant aujourd’hui décédé de la CGE-CGC, déclarait (Li-bération, 10/09/2004) : « Sous un gouvernement de gauche, le MEDEF ne juraitque par le contractuel ; sous un gouvernement de droite, il ne veut plus négocier,car il espère que la loi lui sera plus favorable ». Ne craignant pas le paradoxe, unecertaine droite française considère que le meilleur moyen d’avancer la libéralisa-tion de l’économie consiste à l’imposer. En arguant du traditionnel : « avec les syn-dicats qu’on a, mon cher Monsieur, comment voulez-vous faire… ». Cette critiques’appuie d’ailleurs volontiers sur la suivante.

Une critique esthétique de la négociation – Au sein d’une partie de la droite,mais aussi de la gauche, domine une conception esthétique du pouvoir que l’onpourrait qualifier, selon les cas, de romantique, de volontariste, voire d’autoritaire.Soigneusement mise en scène (Balandier, 1992), cette esthétique du pouvoir, fa-çonnée par notre histoire monarchique puis impériale, considère volontiers la né-gociation comme une faiblesse, voire une émasculation. À droite, un exemplerécent en fut donné avec le contrat première embauche (CPE). Le processus re-tenu par le Premier ministre de l’époque, Dominique de Villepin, fut une forme deprécipitation solitaire, aboutissant dans un enlisement collectif. En supprimant tou-te possibilité de débat – ni entre experts au sein du ministère du Travail, ni au seindu cabinet du Premier ministre, ni au sein du collège gouvernemental, ni avec lespartenaires sociaux au Conseil économique et social, ni au Parlement grâce au re-cours à l’article 49.3 de la Constitution – on a voulu décider vite et cru éviter la con-testation. On n’a fait que la provoquer et la nourrir. Puis, face à la rue envahie, ona fait mine de s’étonner. Et de reprendre l’antienne selon laquelle la France seraitirréformable. De l’autre côté de l’échiquier politique, cette critique esthétique de lanégociation se retrouve dans le discours de la gauche radicale – cf. l’essor duNouveau Parti Anticapitaliste. Ce discours repose sur une valorisation romantiquede la contestation et du rapport de forces, au détriment de la négociation et de larecherche du compromis. En témoigne un slogan observé dans plusieurs manifes-tations récentes, en forme de pancarte reproduisant le graphisme des mentionsanti-tabac sur les paquets de cigarette : « NÉGOCIER TUE ».

À travers cet essai de typologie des critiques, un point commun émerge : lanégociation s’inscrit dans la tradition politique du libéralisme, laquelle court deJohn Locke à Tocqueville en passant Montesquieu et Benjamin Constant, mais qui

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reste profondément étrangère à la culture politique française, à gauche comme àdroite (Manent, 1986). Et c’est bien là l’écueil majeur face à « l’Âge de lanégociation » dans notre pays.

CONCLUSION : DE QUOI SE NOURRIRAIT UN RETOUR DE BALANCIER ?

Il est difficile d’estimer dans quelle mesure ces critiques politiques pourraient frei-ner le plein avènement de « l’Âge de la négociation » en France. Mais la réflexiongagnerait déjà anticiper une autre question, valable en France comme dans lespays où la négociation connaît depuis longtemps sa pleine maturité. Quels fac-teurs pourraient engager une sortie de cet « Âge de la négociation » ? De mêmequ’il y a des cycles en économie – cf. ceux de Kondratieff ou Schumpeter –, descycles politiques – tel système d’idées travaillant, à travers sa mise en œuvre, àson propre épuisement –, des cycles artistiques – une avant-garde cesse de l’êtreà mesure qu’elle rencontre le succès –, pourquoi n’y aurait-il pas un cycle ennégociation ? L’hypothèse ne devrait-elle pas être explorée d’une fin de cycle,d’un retournement ou d’une interruption du cycle, sur le mode : « la négociation,on a lui donné sa chance, mais cela ne marche pas » ? La question mérite d’autantplus d’être creusée que les chercheurs et spécialistes de la négociation peuventêtre sensibles à un biais : on peut raisonnablement supposer que l’essor croissantde la négociation, vers un âge éponyme, arrange bien la communauté des cher-cheurs en négociation – lesquels ne voudraient pas connaître la délicate reconver-sion professionnelle des spécialistes du bloc soviétique après 1989-90.

Or la science politique est coutumière de ces retournements. Alliée à l’histoire,elle étudie des tendances, des cycles, des ruptures. Plusieurs « fins » nous ontdéjà été annoncées, toujours pour démontrer quelques temps plus tard qu’il n’enétait rien : la « fin de l’Histoire » (Fukuyama, 1992), la « fin du travail » (Rifkin,1996), la « fin des classes sociales » – qui ne disparaissent en rien, mais se trans-forment, etc. En ira-t-il de même avec la « fin » de la décision unilatérale imposée,cet « Âge de la négociation » ? Cet avènement serait-il sans retour possible ?

Sans doute faut-il donc réfléchir aux conditions politiques et idéologiques quipourraient fragiliser ou remettre en question « l’Âge de la négociation ». En voiciquelques pistes : le culte de l’action, de l’acte courageux, du volontarisme, du pas-sage en force ; le rythme toujours plus rapide de la vie politique, lui-même impulsépar le rythme médiatique, en tout cas peu compatible avec le rythme des proces-sus négociés ; ou encore la généralisation des situations d’urgence ou de crise –militaire, de sécurité, de santé publique, énergétique, ou environnementale. Un traitparadoxal de notre postmodernité est la montée en puissance des risques et descrises systémiques : la négociation est-elle la mieux armée pour produire une déci-sion en temps de crise ? De même que la postmodernité marque un retournementà propos de la notion de progrès, d’automaticité du progrès – tout changement nereprésente plus forcément un bien –, de même en viendra-t-on à considérer quetout surcroît de négociation ne représente pas forcément un bien ? Est-il sans ex-

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cès envisageable ? À partir de quel point préférer, et au nom de quoi, d’autres mo-des de décision ? Penser la négociation aujourd’hui, ne serait-ce pas accepterd’envisager l’hypothèse que « l’extension du domaine de la négociation » puissene pas automatiquement marquer un progrès ? C’est là une perspective de recher-che pour une communauté académique attachée à analyser les mérites de la négo-ciation, mais aussi ses limites et ses critiques.

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