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Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, n o 1, 2013, pp. 3-19. revue-ubuntou.org 3 Peut-on penser une conception de la responsabilité chez György Lukács? Chantale Pilon 1 Résumé György Lukács a voué les dernières années de sa vie à rédiger l'Ontologie de l'être social. Cette œuvre monumentale devait servir de fondement à l’articulation d’une théorie éthique achevée. Notre propos sera donc de tenter de dégager, à partir des prémisses ontologiques, une conception de la responsabilité introduite en contrebande. La difficulté et l’originalité de György Lukács est de nous présenter une théo rie ontologique où l’homme construit le monde qui le construit, où le devenir de l’individu est inhérent au devenir de l’être social et où la responsabilité à laquelle l'engage la conscience devient le ressort de la liberté. Nous verrons ainsi que la responsabilité, dans la mesure où elle met en rapport les modalités du « devenir-homme de l’homme » et s'appuie sur une conception unitaire de l'homme et de l'être social, franchit le cadre juridique et moral pour devenir un impératif lié à l'être et au devenir de l'individu. Abstract György Lukács dedicated the last years of his life to the writing of The Ontology of Social Being. This monumental work was aimed to fundamentally developed a complete ethical theory. The object of our study lies in an attempt to find, from the ontological assumptions, a conception of responsibility introduced on the side. György Lukacs's difficulty and originality is to introduce us an ontological theory where man constructs the world that constructs him, where the individual becoming is inherent to the social being becoming and where responsibility engaged by the conscience becomes the question of liberty. We will see that responsibility, as far as it links the modalities of the « becoming-man of man » and relies on a unitary conception of man and social being, crosses the juridical and moral boundaries to become an imperative associated to the being and the becoming of the individual. Mots clés Responsabilité- György Lukács- Devoir- Éthique- Être social- Liberté- nécessité- Travail. Keywords Responsibility- György Lukács- Duty- Ethics- Social being- Freedom- necessity- Work. 1 Doctorante en éthique à l’Université Laval (Canada) et membre du Groupe de recherche en éthique médicale et environnementale (GREME).

Peut-on penser une conception de la responsabilité chez György Lukács?

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Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.

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Peut-on penser une conception de la responsabilité

chez György Lukács?

Chantale Pilon1

Résumé György Lukács a voué les dernières années de sa vie à rédiger l'Ontologie de l'être social. Cette œuvre

monumentale devait servir de fondement à l’articulation d’une théorie éthique achevée. Notre propos sera

donc de tenter de dégager, à partir des prémisses ontologiques, une conception de la responsabilité

introduite en contrebande. La difficulté et l’originalité de György Lukács est de nous présenter une théorie

ontologique où l’homme construit le monde qui le construit, où le devenir de l’individu est inhérent au

devenir de l’être social et où la responsabilité à laquelle l'engage la conscience devient le ressort de la

liberté. Nous verrons ainsi que la responsabilité, dans la mesure où elle met en rapport les modalités du

« devenir-homme de l’homme » et s'appuie sur une conception unitaire de l'homme et de l'être social,

franchit le cadre juridique et moral pour devenir un impératif lié à l'être et au devenir de l'individu.

Abstract György Lukács dedicated the last years of his life to the writing of The Ontology of Social Being. This

monumental work was aimed to fundamentally developed a complete ethical theory. The object of our study

lies in an attempt to find, from the ontological assumptions, a conception of responsibility introduced on

the side. György Lukacs's difficulty and originality is to introduce us an ontological theory where man

constructs the world that constructs him, where the individual becoming is inherent to the social being

becoming and where responsibility engaged by the conscience becomes the question of liberty. We will see

that responsibility, as far as it links the modalities of the « becoming-man of man » and relies on a unitary

conception of man and social being, crosses the juridical and moral boundaries to become an imperative

associated to the being and the becoming of the individual.

Mots clés Responsabilité- György Lukács- Devoir- Éthique- Être social- Liberté- nécessité- Travail.

Keywords Responsibility- György Lukács- Duty- Ethics- Social being- Freedom- necessity- Work.

1 Doctorante en éthique à l’Université Laval (Canada) et membre du Groupe de recherche en éthique

médicale et environnementale (GREME).

Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.

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Introduction

Dans son Ontologie de l'être social, György Lukács annonce aux lecteurs son

projet de rédiger une théorie éthique, affirmant volontiers que les précisions

conceptuelles laissées en suspens ne pourront recevoir un développement adéquat que

dans celle-ci. Cependant, le destin en décidera autrement. À 86 ans, l’ermite de Budapest

sera emporté par un cancer du poumon et l’Éthique restera à jamais inachevée. Or, si

aucune théorie éthique ne fut formellement explicitée, il semble pourtant que le thème

s'affirme de façon récurrente notamment dans l’œuvre de jeunesse. Vittoria Franco

souligne d'ailleurs cette présence qui se manifeste d'abord sous l'angle d'un

individualisme tragique dans L'Âme et les formes, à travers l'antagonisme de l'éthique des

castes et des devoirs dans Sur la pauvreté d'esprit, puis par la voie des impératifs de l'âme

dans ses Notes sur Dostoïevski, pour enfin s'entendre en termes de responsabilité dans

Tactique et éthique2. La dernière Éthique, quant à elle, devait envisager les problèmes

sous un jour nouveau et les élever à un tout autre degré. Si György Lukács s'est évertué à

rédiger l'Ontologie de l'être social, c'est parce qu'il considérait qu'une éthique dépourvue

d'assises ontologiques serait insensée. De toute évidence, pour Lukács, l'ontologie doit

être le pivot de l'éthique. Il s’agira donc pour nous de tenter de dégager, à partir des

prémisses ontologiques, une conception de la responsabilité introduite en contrebande.

L'une des principales préoccupations de György Lukács fut le préjudice porté à la

compréhension de la réalité due à l'influence d'un concept social déformé dans son auto-

appréhension. Cette forme d’illusion sociale tire son pouvoir sur le réel d'une

manipulation de la conscience visant à présenter une conception homogène et unilatérale

de la réalité objective comme destin de l'homme, illusion rendue possible par la

parcellarisation de ses composantes. Lukács dénonce les tendances théoriques qui rendent

la réalité humaine inconnaissable en la dissimulant derrière des catégories inaptes à

rendre compte de sa diversité. Il écarte toute conception de l'homme isolé en marge de la

vie sociale. Il s'oppose à la réduction économique de la conscience et de la subjectivité, et

rejette les conceptions idéalistes.

Contre ces approches, le philosophe hongrois privilégie une conception

dynamique visant à mettre de l'avant la variété et la multiplicité des structures de la vie

sociale. La théorie qu'il nous propose repose sur l'unité inséparable et contradictoire de la

liberté et de la nécessité. Le projet lukácsien vise à libérer l'homme de « l'adaptation

passive, qui se contente de réagir3 ». L'éthique s'intéresse à l'appropriation consciente et

active de soi et du monde par l'être social. György Lukács attaque ainsi directement

« l’ancien esprit […] née la conception fausse que Marx sous-estimerait la signification

de la conscience par rapport à l’être matérialiste4 » et s’efforce de mettre en lumière son

caractère erroné.

Dans l'ontologie, Lukács lie le devenir de l'homme à celui du devenir de l'être

social en s'appuyant sur une interprétation de type historico-dialectique et donc

2 Vittoria Franco, « Lukács. L’ontologie, l’éthique et le renouveau du marxisme », Réification et utopie,

Ernst Bloch et György Lukács. Un siècle après, Actes du colloque, Paris, Goethe Institut, 1985, Coll.

« Actes Sud », 1986, p. 131. 3 György Lukács, « Les fondements ontologiques de la pensée et de l’agir humain », Cités, hors-série

10ème anniversaire, mars 2010, p. 363. 4 Ibid., p. 361.

Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.

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processuelle, unidirectionnel et irréversible. La difficulté et l’originalité du projet de

György Lukács est de nous présenter une théorie ontologique où l’homme est à la fois

auteur et produit (c'est-à-dire qu'il constitue l’essence du processus socio-historique qui le

façonne rétroactivement) et où la responsabilité à laquelle l'engage la conscience devient

le ressort de la liberté. Nous verrons ainsi que la responsabilité, dans la mesure où elle

met en rapport les modalités du « devenir-homme de l’homme5 » et s'appuie sur une

conception unitaire de l'individu et de l'être social, franchit le cadre juridique et moral

pour devenir un impératif lié à l'être et au devenir de l'individu.

La métaphore du travail

Pour établir la relation entre la détermination socio-historique de la conscience et

le pouvoir discrétionnaire de l'individu, Lukács recourt à la métaphore du travail présenté

comme forme originaire (Urform) « qui porte à l’expression le nouveau type de l’être

social » et comme que modèle (Vorbild) « de l’ensemble de la nouvelle forme d’être6 ».

La praxis, en tant qu'activité spécifiquement humaine, est la clef de voûte et le fondement

de l’œuvre de Lukács. Elle dévoile les principes de l'humanisation et donne accès aux

éléments à partir desquels s'envisage la question de la responsabilité. Aussi afin de mieux

saisir les assises théoriques de György Lukács, il convient de s'y arrêter.

a) Éveil de la conscience

Selon le penseur magyar, le travail excède le conditionnement originaire de

l'espèce pour introduire « un moment de la liberté comme composante nécessaire7 ». Ce

moment essentiellement séparateur ne se situe pas dans l’accomplissement des produits

dont le résultat est de moindre importance. Il est lié à l'intervention de l’activité judicative

qui se manifeste dans la praxis, par le biais de la conceptualisation de l'action et de sa fin.

Il importe de comprendre que, le travail ne permet pas seulement à l'homme de construire

le monde objectif. Il lui permet, en outre, de développer sa conscience et de faire surgir

les valeurs qui participent à l'édification de l'univers social. En effet, il s'agit là d'un point

crucial de l'éthique lukácsienne. L'objectif poursuivi par l'auteur est de démontrer que si

la conscience est bien « un produit tardif du développement matériel ontologique8

» qui

émerge de la dialectique entre l'aliénation du genre humain et la relation à l'objet, elle ne

doit cependant pas être perçue comme un phénomène subsidiaire de l'évolution.

b) Pressé par la nécessité

Lukács considère que l'humanité se construit d'abord en s'adaptant par la voie du

travail qu'elle développe. La praxis, qui s'enracine dans la lutte darwinienne pour

l'existence, est conditionnée pour répondre aux conditions complexes de la préservation

de l'homme et de sa reproduction. Dans l'horizon marxiste, la praxis « par essence et par

5 Ibid., p. 375.

6 Ibid., p. 363.

7 Ibid., p. 374.

8 Ibid., p. 361.

Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.

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ses effets spontanés est le facteur décisif de l'auto-éducation humaine9 ». L'homme se

construit historiquement et construit sa société en construisant un monde qui le construit

en retour. L'humanisation de l'homme par le travail doit s'entendre en termes de réponses,

car « toute activité de travail naît comme une solution répondant aux besoins qui l’ont

déclenchée10

». Ici, le ressort de l'action n'est pas la liberté originaire de l'homme, mais la

nécessité aliénante qui, parce qu'elle exige une réponse, le presse à agir « sous peine de

ruine11

». Devant faire face à la prise de conscience d'un manque, l'homme formule les

possibilités de satisfaction de ses besoins (qui croient et se complexifient en corrélation

avec l'évolution des sociétés) en termes de questions auxquelles il doit répondre. Or, ces

réponses fondent, orientent et enrichissent son activité présente et future.

Conséquemment, la réponse et la question se présentent toutes deux comme des produits

de la conscience qui guident et encadrent le processus du travail mis en mouvement par la

nécessité.

c) le devoir-être

Ainsi, plus la société se socialise, plus la praxis se raffine et plus elle sollicite la

prise de décisions alternatives concrètes. Le point nodal de l'évolution engendré par la

praxis est la maîtrise de soi qu'elle réclame. Selon Lukács, le « travail est un poser

(Setzen) conscient, et il présuppose donc aussi le savoir concret, même s’il n’est jamais

complet, d’un but et de moyens précis12

». C'est un projet qui obéit à une visée en vertu

de laquelle toutes les actions sont orchestrées. Le travail commande de suspendre les

déterminations instinctives. Il requiert ainsi des choix et des devoirs (Sollen), c'est-à-dire

la mise en place d'« un mode de comportement de l’homme déterminé par des objectifs

sociaux (et non pas seulement des penchants humains naturels ou spontanés)13

». Lukács

considère que le devoir chapeaute tout mouvement.

Il apparaît donc clairement que la praxis permet le recul des barrières naturelles

c'est-à-dire la domination croissante de la dimension sociale sur la dimension purement

naturelle. La sortie de l'animalité humaine s'entend au travers de la lutte contre la

constitution originaire c'est-à-dire la distance prise face au conditionnement des instincts

et des affects naturels. Il ne s'agit toutefois pas ici de nier les instincts, mais de les

ordonner. Cette forme de maîtrise de soi, qui fait intervenir des valeurs à partir desquelles

il devient possible d'établir une hiérarchisation des affects, est le résultat progressif de la

complexification de la praxis et des chaînes de médiations qui commandent des décisions

alternatives toujours plus raffinées.

La dialectique de l'aliénation et de l'objectivation

La relation entre la subjectivité conditionnée et la subjectivité judicative qualifiée

pour devenir une personnalité authentique a pour corrélat l'unité contradictoire entre la

nécessité et la liberté. Cette liaison implique une réinterprétation du couple conceptuel

9 György Lukács, Prolégomènes à l'ontologie de l'être social, Paris, Delga, 2009, p. 75.

10 György Lukács, op.cit., p. 363.

11 Ibid., p. 364.

12 Ibid., p. 365.

13 Ibid., p. 366.

Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.

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aliénation/objectivation. Dans la perspective ainsi tracée, la définition de l'aliénation

(Entaüsserung) apparaît « comme un processus particulier, lié à des circonstances socio-

historiques précises, et non comme une activité constitutive de l’esprit, à caractère

métahistorique14

». L'aspect constructif de l'aliénation apparaît, d'une part, dans le rôle

coercitif qu'elle joue « en tant que moteur du processus […] qui met en mouvement le

complexe du travail15

» et, d'autre part, parce qu'elle indique le moment de la liberté où

s'accomplit l'activité judicative subjective dans « le positionnement (Setzung)

téléologique16

». La réponse objective, qui rejaillit sur l'homme, induit une transformation

qui nourrit et stimule le développement conjoint de l'individu et de la société. Dès lors, si

l'homme se construit par le dépassement des extranéations (Entfremdung) c'est donc que

sa subjectivité est rendue possible par les limites que lui impose son objectivité. Ce sont

les obstacles qui structurent et encadrent son expression. L'objectivation (Entäußerung),

en tant que forme d'extériorisation issue de la praxis sociale, est un moyen par lequel

l'homme se réalise, investit le monde et crée du sens.

Genèse des valeurs

La théorie lukácsienne s'enracine dans une approche des valeurs génétiques et

sociales. György Lukács rompt avec les conceptions associées à l'idée d'une pureté

morale qui isolent la morale du reste de la vie sociale en développant une éthique basée

sur la liaison. Il repense les valeurs éthiques dans un cadre non plus métahistorique, mais

historique. En tant que produit du développement d'une praxis, elles sont toujours situées

dans une société et une histoire. Elles peuvent ainsi persister ou se perdre. La production

de valeurs, qui change de type, n’est donc plus un a priori théorique dans le sens kantien,

mais au contraire pratique et forcément a posteriori. En proposant un concept de valeur

comme produit de l'activité humaine « située », le penseur ouvre le chemin à une

compréhension des motivations éthiques à partir du développement évolutif. Toutefois,

afin d'échapper au relativisme, György Lukács convoque les catégories classiques de

continuité et de substantialité. Ces catégories sont restructurées en tant que formes

motrices et mues de la matière elle-même. Il rejette ainsi les définitions de la

substantialité en termes de principes de formation et de préservation de type idéal au

profit d'une approche dynamique qui présente l'essence comme une continuation que le

processus évolutif abandonne, transforme ou renouvelle.

Chez Lukács, le cadre de la réalité concrète s’échafaude par principes sélectifs.

C'est l'accomplissement des valeurs dans l'activité téléologique subjective qui leur donne

vie et authenticité. Lukács établit une distinction entre « l’être-en-soi objectif des objets »

et « l’être-pour-nous du produit du travail » qui « devient sa spécificité objectale

réelle17

», c'est-à-dire la spécificité par laquelle l’être-pour-nous du produit du travail

parvient à remplir ses fonctions sociales. La préservation des valeurs dépend, pour

l'essentiel, de leur capacité d'adaptation, c'est-à-dire de la continuelle activité de

réinterprétation sémantique. Selon lui, c'est « seulement par le devenir objectal réel du

14

Tertulian Nicolas, « Aliénation et désaliénation : une confrontation Lukács-Heidegger », Actuel Marx, n°

39, 2006/1p. 29-53. 15

György Lukács, op.cit., p. 363. 16

Ibid., p. 365. 17

Idem.

Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.

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pour-nous que peuvent naître véritablement des valeurs18

». Ainsi, surgissent des

alternatives concrètes de valeurs inégales face auxquelles l'activité discrétionnaire

s'exerce. C'est ici qu'est portée à l'expression la liberté de choisir et la responsabilité qui

lui est corrélative. L'activité judicative s'exerce librement dans le cadre socio-

historiquement déterminé auquel elle a accès. Le sujet qui juge le fait en fonction de la

sphère de validité socialement reconnue. Or, la sélection effectuée permet le maintien de

certaines valeurs qui rétroagissent sur l'activité sociale et oriente son cours. Le propos de

Lukács est de souligner que les valeurs sont produites par l’homme et que l'interprétation

qu’on en donne participe de façon concrète au développement subjectif et objectif de

l’humanité. Le point de vue est un élément constitutif de la réalité lié à la praxis.

L’identité transindividuel

Par la prééminence accordée à l'ontologie sur la gnoséologie et la conception

génétique des valeurs qui en découle, György Lukács ne manque pas de prendre ses

distances avec les théories existentielles, phénoménologiques et néo-positivistes. Selon

lui, ces dernières sont extrêmement problématiques, car elles « partent essentiellement de

l'individu isolé, tourné sur lui-même, dont “l'être-jeté-dans le monde” extérieur à lui

(nature et société) est censé constituer son être authentique comme question

fondamentale de la philosophie19

». Le cadre conceptuel lukácsien interdit de penser

l'homme en marge du monde, menacé par le milieu social ou comme un « être-jeté » dans

la liberté. Chez Lukács, les trois types d’être (biologique, social et spirituel) doivent être

conçus comme inséparables. L'individu se présente comme un complexe de ce

« complexe de complexes » qu'est l'être social. Ici, l'homme et la société sont

essentiellement liés, dans une relation de détermination réciproque. La liaison établie ne

doit pourtant pas être entendue en termes hiérarchiques où l'individu serait subsidiaire

voire noyé dans la dimension sociale. L'homme représente une composante notoire et

inaliénable de l'être social. L'intérêt porté à l'individu tient précisément au fait que « tout

individu doit constamment, chaque fois qu’il fait quelque chose, se décider pour, ou

décider de s’abstenir20

». Ainsi tout acte social est le produit de l'activité discrétionnaire

subjective. « Dans ce processus l'homme [...] ne peut pas ne pas y apparaître comme le

début et la fin, comme l'initiateur et le résultat final de l'ensemble du processus, dans le

sillage duquel il semble souvent (et toujours dans sa singularité) disparaître, mais contre

toutes apparences il constitue l'essence réelle de ce processus21

».

Toutefois, tel que nous l'avons constaté, l'activité discrétionnaire ne s'exerce pas

dans un champ d'action dépourvu d'entraves. À la suite de Marx, secondant le reproche

adressé à Feuerbach, Lukács soutient que « l’“essence humaine” […] n'est en aucun cas

“une abstraction inhérente à l'individu singulier”. Dans sa réalité c'est “l'ensemble des

rapports sociaux”22

». Or, être un être de rapports, être l'ensemble des rapports sociaux,

cela signifie non seulement que l'être est essentiellement lié à quelque chose, mais cela

signifie en outre que la nature de l'homme se situe à l'extérieur de lui. Sans autre,

18

Idem. 19

György Lukács, op.cit., p. 38. 20

György Lukács, op.cit., p. 364. 21

Vittoria Franco, op.cit., p. 134. 22

György Lukács, op.cit., p. 76.

Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.

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l'homme n'est pas. L'individu est défini par cette extériorité avant de l'être par la liberté.

L’intrication essentielle place naturellement l’homme dans une situation de dépendance

insécable. Elle signifie que l'identité ne relève pas d’un don originaire, qu’elle est

mouvante et déborde le cadre de l’initiative autocratique. Elle indique que l'être social

participe au façonnement de l'identité de l'individu, qu'il intervient dans la vie du sujet en

tant qu'agent d'un changement et, inévitablement, que l'individu n’est pas le seul acteur

dans la constitution de son identité. Elle signifie en outre que la survie de l’individu ne

dépend pas que de lui et que, dans le mouvement incessant de l’évolution, le sujet n’est

jamais en mesure d’accéder à une parfaite adéquation avec lui-même. Le déploiement de

l'individualité doit être perçu comme le fruit d'un projet transindividuel.

L'homme privé, en tant que le produit et l'héritier de l'évolution, est impliqué dans

un cadre structurel qui à la fois le dépasse et le concerne directement. « Les hommes font

leur histoire eux-mêmes », dit Marx, « mais pas dans des circonstances qu’ils ont

choisies23

». L'activité discrétionnaire s'exerce donc dans un espace de possibilités borné

par la réalité concrète de chaque époque. Elle se développe à partir des nécessités sociales

du moment et dépend de leurs appréhensions. L'homme privé ne peut être la cause vierge,

exclusive et autocratique de son action. Selon Lukács, il n'est donc pas lié à ses actes par

un principe de causalité libre de toutes déterminations. « La décision de chacun –

affirme-t-il n'advient jamais dans l'espace vide d'un impératif catégorique ou d'un libre

choix existentiel24

». L'individu se déploie et doit conquérir sa liberté par sa propre

activité au travers le rôle qu'il remplit au sein de l'articulation téléologique présente.

György Lukács circonscrit donc le champ des valeurs concrètement accessibles, mais fait

reposer le poids de la réponse sur le sujet, c'est-à-dire de la sélection des valeurs

présentes, à la source de la conscience normative et du devoir-être qui en découle, parmi

l'ensemble de possibilités préétablies par le cadre socio-historique.

La liberté, parce qu'elle n'est pas un don originaire, mais un produit de l'activité

humaine, est seconde. En l'occurrence, elle ne peut servir de principe pour définir le sujet

de l'action. Conséquemment, il ne peut pas, dans l'horizon lukácsien, être question de

responsabilité face à une action ou à un engagement libre et inconditionné.

L'humanisation et la voie qu'elle dégage à l'établissement de la personnalité authentique

se présentent comme un projet en chantier. Selon Lukács, « Ces deux pôles de l’être

organique ne peuvent accéder que simultanément dans l’être social à leur auto-élévation

vers la personnalité humaine et vers le genre humain, uniquement dans le processus du

devenir social sans fin de la société25

». L'unicité apparaît ainsi comme la condition

première de la responsabilité de l'individu.

Question de responsabilité

La question de la responsabilité s'envisage donc d'une manière qui peut paraître

inattendue au regard des usages traditionnels du terme et notamment de son interprétation

juridique. En effet, dans sa forme classique, la responsabilité permet de prendre la mesure

de la liberté d'action. L'homme est le moteur et l'acteur de ses actes. Il inaugure des

processus qui se développent et dont le retentissement excède ses intentions initiales. Dès

23

György Lukács, op.cit., p. 363. 24

Vittoria Franco, op.cit., p. 135. 25

György Lukács, op.cit., p. 371.

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lors, des conséquences imprévisibles surviennent et il s'agit de déterminer dans quelle

mesure le sujet est responsable des contrecoups de son action, c'est-à-dire de penser la

relation entre la responsabilité et la culpabilité. Dans le droit occidental, les notions de

culpabilité et de responsabilité se confondent pour faire place à la question de

l'imputabilité du sujet visant à attribuer l'action à son véritable auteur afin de l'en rendre

responsable. La notion d'attribution lie ainsi l'identification de l'acteur à celle du

contrevenant. L'imputation rencontre alors la rétribution.

Du point de vue étymologique, la responsabilité renvoie à l'exigence de répondre

de ses actions, celle de se porter garant d'un engagement ou de tenir une promesse. La

responsabilité pénale concerne l'obligation d’endosser ses actes délictueux en subissant

une sanction. La responsabilité civile renvoie à l'obligation pour une personne de réparer

un dommage subi par autrui à la suite de l'événement dont elle est responsable. Bref,

l'interprétation légale est liée à l'injonction de réparer un préjudice ou de supporter une

peine. Cette conception, qui puise à même la philosophie kantienne, implique d'une part,

la détermination du sujet de la responsabilité comme auteur et, d'autre part, l'attribution

comme résultat du lien de causalité libre qui unit le sujet à l'acte. Ici, le sujet, dont

l'identité est présupposée, est caractérisé par ses actions. La condition d'acceptabilité à la

source de l'imputabilité du sujet est donc le libre arbitre en tant que fondement absolu,

inconditionné de la capacité d'initiative.

Dans l'horizon qui se dessine à partir de l'ontologie, la forme classique de la

responsabilité (fondée sur une conception du sujet autonome et reliée au couple de

concepts imputation/rétribution) va se déplacer. La question de la responsabilité prend

une nouvelle forme, liée à l'être social : mise en pratique de ce qui l'assure, le maintien et

le développe. Elle devient désormais, chez Lukács, complémentaire de la liberté et de

l'épanouissement.

Liberté-nécessité

Certes, dans le cadre conceptuel lukácsien, le processus évolutif qui marque le

passage de l'animalité à celui de l’humanité est le résultat de séries causales dépourvues

de finalité. Cependant, il lui apparaît clairement que « la liberté elle-même ne peut pas

être seulement un produit nécessaire d’un développement contraint, même si ce n’est que

dans celui-ci que tous les présupposés de son développement trouvent les possibilités de

leur devenir effectif26

» La liberté implique l'appropriation consciente et active. Elle est

liée à la capacité de décision qui en résulte. C'est du reste la raison pour laquelle Lukács

présente toujours la notion de liberté (qu'elle soit sociale ou individuelle) en tant que

conquête permise par le raffinement de la praxis. Toute la démarche lukácsienne

concerne le devenir conscient et la puissance d'être qui découle de la transformation de

l’adaptation strictement passive à celle consciente et active. L'homme, qui exerce sa

liberté au sein d'un cadre socialement déterminé, doit prendre conscience qu'il participe

au façonnement de ce cadre. György Lukács ne pense donc pas le sens de l’être réel dans

l'horizon de l’être-pour-la-mort, mais l'entend au travers la possibilité ontologique de

l'édification de la vie humaine à laquelle il tente résolument de ne fixer aucune limite a

26

Ibid., p. 374.

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priori. L'homme chez Lukács devient « l’être-pour-la-libération27

». György Lukács

explique très clairement cette idée lorsqu'il nous dit que :

La tâche d’une ontologie matérialiste devenue historique est, par contre, de mettre

au jour la genèse, la croissance, les contradictions au sein du développement

unitaire ; de montrer que l’homme, en tant que producteur et simultanément

produit de la société, réalise quelque chose de plus élevé dans le fait d’être

homme que d’être simplement un exemplaire unique d’une espèce abstraite ; qu’à

ce niveau d’être, celui de l’être social développé, l’espèce n’est plus seulement

une simple généralisation à laquelle les exemplaires seraient “muettement”

référés, mais que, bien plutôt, ils accèdent à une voix de plus en plus clairement

articulée, à la synthèse sociale des uniques, devenus individualités, avec l’espèce

humaine devenue ainsi consciente d’elle-même28

.

Ce « quelque chose de plus élevé » que l'homme réalise « dans le fait d’être

homme », c'est le déclenchement de séries causales. La question de l'action téléologique

dans le travail rejoint celle de la responsabilité en cela que, comme le précise Lukács,

l'homme « accomplit certes consciemment le positionnement (Setzung) téléologique,

mais jamais de telle sorte qu’il pourrait être en mesure de superviser toutes les conditions

de sa propre activité, sans même parler de toutes ses conséquences29

». La praxis délivre

des moments de liberté où intervient l'activité judicative. Cependant, l'action libre

implique que nous ne soyons pas entièrement maîtres de nos actes. La connaissance

concrète ne doit pas être entendue comme le savoir exhaustif d'une situation et de ses

incidences potentielles précisément parce que cela annulerait toute possibilité d'action. Le

sujet s'inscrit à titre de cause provisoirement inaugurale dans une série d'origine

téléologique laquelle, dans sa réalité, « n’en consiste pas moins en relations causales, qui

jamais et nulle part, dans aucune relation, ne peuvent avoir de caractère téléologique30

».

L'homme vivant dans la société agit au milieu des hommes et ses actions ont des

conséquences à la fois positives et négatives, à la fois prévisibles et imprévisibles, mais

certainement irréversibles. Il doit composer avec cette ambivalence, car l'imprévu logé au

cœur de toute action se présente comme le revers et la condition de possibilité de

l'évolution, de la capacité d’action et de la responsabilité.

La conscience de la responsabilité individuelle implique la conviction que

l'homme ne peut pas se soustraire à l'action précisément parce que c'est la quintessence de

l'humanité. Dès lors, il doit s'obstiner à agir et à se porter responsable de ce qu'il fait. La

liberté repose sur l'engagement à se conduire de façon responsable, même lorsque les

incidences du geste posé sont étrangères à l'intention initiale. Elle exige de se maintenir

soi-même, de ne pas se renier ou céder au désir d'abdiquer. La responsabilité réclame

d’assumer les événements, et ce, peu importe le caractère largement imprévisible des

conséquences qui surviendront. Elle ne supporte pas la neutralité. L'inaction ne

27

György Lukács, op.cit., p. 10. Il s'agit d'une formule que Aymeric Monville emprunte à André Tosel dans

son article « Le courage de l'intempestif : l'Ontologie de l’“Ontologie de l'être social” in La Pensée,

novembre-décembre 1985, no 248.

28 György Lukács, op.cit., p. 365.

29 Ibid., p. 365.

30 Ibid., p. 366

Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.

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déresponsabilise pas l'agent. Tout comme l'action, elle relève d'un choix qui porte à

conséquences. L’absence de responsabilité n'est possible que dans l'inaptitude. Il est clair,

du point de vue moral, que « personne ne peut se dérober à la responsabilité en alléguant

qu’il n’est qu’un individu dont ne dépend pas le destin du monde […] la nature même de

l’éthique, la conscience morale et la conscience de la responsabilité empêchent la

possibilité d’une telle pensée31

». En ce sens, la responsabilité commande une attitude de

résistance précisément parce que, renoncer à sa liberté, c'est ne plus pouvoir être

responsable.

Devoir-être

La conviction qu'il faut agir se renchérit dans la mesure où Lukács soutient que

l'homme est devenu homme par l'acceptation du devoir-être, c'est-à-dire le triomphe de sa

volonté sur les déterminations instinctives, instituant ainsi sa liberté. Par extension, la

poursuite de son épanouissement doit s'entendre en conformité avec cette logique.

L'élévation au-dessus du niveau d’une vie pulsionnelle inconsciente et primitive par

l'engagement individuel est, malgré ses limitations, un impératif.

La forme que revêt cet engagement est d'abord celle de l’investissement. L'éthique

est le lieu de la vie sociale où la personnalité est portée à l'expression et où, l’être exerce

discrétionnaire nécessaire à son l'édification. Autrement dit, cette dimension est celle où

se constitue le sujet responsable, précisément parce que la personnalité individuelle s'y

trouve immédiatement engagée. Les principes et les valeurs que l'individu sélectionne,

ses choix et ses décisions doivent obéir au principe intérieur qui lui commande de

considérer son devoir « comme quelque chose de conforme à sa propre personnalité32

».

Ainsi, ce qu'implique la notion de responsabilité c’est un investissement de soi, qui se fait

malgré soi, bien qu’à partir de soi et d'emblée pour soi. Le pour soi de l’homme isolé

n’est pas sans importance dans l’engagement éthique. Il sous-entend que la démarche de

connaissance, sur laquelle elle repose, s’effectue d’abord pour soi33

. Puis, elle s’élargit

avec la conscience de l’unicité qui rend patente l'inextricable liaison au genre, et s’oriente

enfin vers l’être social, transformant le pour soi en pour nous. « La socialisation de l'être

ne peut pas supprimer l'individualité du choix34

». L’homme ne peut plus vivre

égoïstement pour lui-même, dans l'horizon restreint et hermétique de sa particularité, dès

lors qu’il accède à la conscience de l'unicité intrinsèque qui lie l’individu humain à la

condition humaine. Être sujet responsable, ce n'est donc plus vivre seulement pour l’être

privé. C'est prendre conscience que les décisions ont des conséquences qui excèdent le

cadre individuel et que, en outre, le développement personnel n'est possible que par le

développement de l'espèce. Ce faisant, est destitué « la position de l'individu […] qui est

31

György Lukács, Tactique et éthique, URL : http://fr.scribd.com/doc/114105072/Tactique-Et-Ethique,

(Consulté le 01/10/01). 32

Vittoria Franco, op.cit., p. 138. 33

Lukács précise : “Dès le travail le plus primitif, la conformité de l’homme à l’espèce cesse d’être muette.

Mais en un premier temps et immédiatement elle n’atteint qu’un être pour-soi : la conscience active du

contexte social économiquement fondé qui est à chaque fois présent. Aussi grands qu’aient pu devenir les

progrès de la socialité, aussi loin qu’ait pu s’étendre son horizon, la conscience générale de l’espèce

humaine n’a pas encore dépassé cette particularité de l’état à chaque fois donné à l’homme et à l’espèce.”

György Lukács, op.cit., p. 373. 34

Vittoria Franco, op.cit., p. 139.

Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.

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en même temps isolé, mais est en même temps monté en épingle en tant qu'“atome”

autocratique35

». Bref, l’individu doit prendre conscience qu’il est intégré dans un tout

duquel il ne peut s’abstraire.

Comme Lukács le soulignait déjà à l'aube des années 20 dans un commentaire qui

n'a rien perdu de son actualité :

L’éthique s’adresse à l’individu et il en résulte nécessairement qu’elle impose à la

conscience morale individuelle et à la conscience de la responsabilité ce postulat

que l’individu devrait agir comme si le tournant du destin du monde dépendait de

son action ou de son inaction, destin dont l’advenue doit être favorisée ou

empêchée36

.

Il convient de remarquer que la notion de responsabilité voisine à certains égards

l'interprétation de Hans Jonas. Le mot d'ordre de l'éthique de Jonas - « Agis de façon que

les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement

humaine sur terre»; ou pour l’exprimer négativement : «Agis de façon que les effets de

ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie37

» - se

présente sur le modèle recyclé de l'impératif catégorique de Kant et invite à la

reconnaissance universelle de la dignité. Dans la perspective lukácsienne tout comme

dans la perspective de Jonas, l'hétéronomie prend le pas sur l'autonomie. L’attitude

responsable se présente comme une sorte de vertu sociale, d'injonction volontairement

acceptée (par altruisme ou égoïsme bien compris) de se conformer aux prescriptions

éthiques. Elle n’est pas et ne doit pas être imposée par la force ou la contrainte juridique.

L’éthique doit permettre à l’homme privé de comprendre « à quel point il est

indispensable pour sa propre existence de tenir compte des décisions allant dans le sens

de l'intérêt général de la société38

».

L'obligation mise de l'avant ici aurait moins à voir avec le couple imputation-

rétribution qu'avec l’abnégation. La finalité poursuivie par l’action consciente commande

le mariage des horizons individuels et sociaux. Cependant Lukács va plus loin que Jonas

et surpasse le cadre de la morale pour l'attacher à l'existence même du sujet en liant le

devenir individuel au devenir social. Ainsi, l'homme éclairé doit adopter une conduite

responsable qui le condamne à l'implication sociale pour deux raisons essentielles : d'une

part, car c'est par la maîtrise de soi dérivée du devoir-être que la liberté est portée à

l'expression, d'autre part, car son développement est immanent à celui du genre.

Viser le bien

La conception de la responsabilité qui émane de cette ontologie se détache des

approches de type punitif basées sur le couple imputation-rétribution. Chez Lukács, la

conscience de la responsabilité (Verantwortungsbewußtsein) concernerait moins la

35

György Lukács, op.cit., p. 42. 36

György Lukács, op.cit., URL : http://fr.scribd.com/doc/114105072/Tactique-Et-Ethique, (Consulté le

01/10/01). 37

Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique (1979), traduit de

l’allemand par Jean Greisch, Paris, Flammarion, Coll. «Champs essai », 1995, p. 40. 38

Ibid., p. 372.

Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.

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condamnation du mal que la promotion du bien. La relation intrinsèque à l'interdit en tant

que postulat nécessaire d'une conscience de la responsabilité, à laquelle renvoie le devoir-

être qui lui est inhérent, persiste, mais elle ne s'adresse plus d'emblée à l'infraction

punissable. Le sujet responsable n'est pas celui à qui l'on impute la cause de la négation

d'un principe, c'est celui qui agit dans l'intérêt de l'être social. La responsabilité concerne

le respect des conditions identifiées comme nécessaires à l’épanouissement de la

personne humaine. Il s’agit de promouvoir une disposition à l’endroit de la condition

humaine. À cet égard, la responsabilité se détourne des définitions d’inspiration

kantienne façonnées à partir de la notion d’imputabilité, pour faire écho à une perspective

de type aristotélicien et se rattachant à la visée du bien. L'intention contenue dans la

notion de responsabilité est dirigée vers l'auto-élévation de l'homme et de l'espèce. Elle

s'intéresse à la protection et à l’épanouissement de l'existence humaine.

Royaume de la liberté

Une visée du bien ne peut s'établir que sur la base d'une recherche de points de

repère et de points de mire en vue de notre prise de position par rapport au monde, de

l'orientation de notre volonté et de notre action. Le « royaume de la nécessité » sert ici de

point de repère et de fondement à partir duquel nous pouvons établir une certaine

compréhension de l'univers socio-historique et mettre en place une vision du monde.

Lukács considère qu'« en tant que théoricien de cet être et de ce devenir, Marx tire toutes

les conséquences du développement historique39

» nécessaires à la formulation d'un

projet social. Il ouvre un espace spéculatif à partir duquel il est possible de déterminer un

de points de mire. Nous sommes dès lors en mesure d’apercevoir le chemin menant de la

préhistoire de l’humanité à celui de sa véritable histoire. Marx parle de l'avènement de

l'histoire de l'humanité « comme d’un “royaume de liberté” » entendue « comme un

“développement des forces humaines qui vaut comme une fin en soi”, qui a donc

suffisamment de contenu, pour l’homme isolé comme pour la société, pour être fin en

soi40

».

Au regard de Lukács, le royaume de la liberté n'a rien d'une utopie précisément

parce qu'il s'enracine dans le royaume de la nécessité et qu'il est intrinsèquement lié avec

la logique historique dont il est une extension. Le point nodal de la conception

lukácsienne tient à « l’unité inséparable et contradictoire de liberté et de nécessité qui est

intrinsèque à l’être social41

». Grâce à cette unité, Lukács parvient à échapper aux

théories idéalistes sans toutefois basculer dans une conception tragique de l'action de type

wébérien. Les catégories génétiques, l'aliénation et l'objectivation conditionnent l'activité

humaine en établissant les frontières du moi. Lukács le précise clairement lorsqu’il

affirme que :

C’est justement cette liaison du royaume de la liberté à sa base matérielle sociale,

au royaume économique de la nécessité, qui met en valeur la liberté du genre

humain comme résultat de sa propre activité. La liberté, sa possibilité même […]

est le produit de l’activité humaine elle-même, qui certes, concrètement, atteint

39

Ibid., p. 374. 40

Ibid., p. 373. 41

Ibid., p. 372.

Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.

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des buts toujours autres que ceux qu’elle visait, mais qui dans ses conséquences

réelles – objectivement – élargit sans cesse le champ d’action de la possibilité de

liberté42

.

Or, l'élargissement du champ d'action de la liberté a pour corrélat la croissance

des facultés cognitives qui permet l'émergence et le déploiement de la personnalité

humaine. Ce processus d'expansion offre la matière et la méthode à partir desquelles

s’envisage la promotion vers la personnalité authentique. En l'occurrence, il devient

possible de dégager « la voie sociale d’une activité humaine comme fin pour elle-même.

Dégager signifie : créer les conditions matérielles nécessaires ; un champ d’action

possible pour la libre activité de soi43

». Ce projet doit permettre la constitution d’une

totalité unifiée s'accomplissant en tant que praxis au travers le processus évolutif. Bien

que les deux prérequis de ce projet résultent de la praxis, seul le second sollicite l'activité

judicative, la conscience morale (Gewissen) et celle de la responsabilité

(Verantwortungsbewußtsein). Selon Lukács, c'est dans le choix entre les alternatives

guidé par « l'usage juste, digne de l'homme de ce qui a été nécessairement produit44

» que

se déploie la liberté. Cependant, pour que l’action juste soit l'authentique régulateur,

l'individu doit prendre conscience de l'unicité qui le lie à l'espèce, de la vocation

historique du développement humain et de la responsabilité à laquelle ces conditions

l'engagent. En effet, la réalisation (Erreichen) de l’intérêt de l'être social qui constitue le

contenu de l’action consciente, ne correspond ni aux intérêts immédiats de la collectivité,

ni au cumul des intérêts personnels des membres qui la composent. Les intérêts sociaux

qui accomplissent le royaume de la liberté ainsi que la conscience de l'unicité qui les

amène à l’expression trouve leurs significations dans la question du devenir historique

par laquelle s'opère l'édification processuelle du genre.

Promesse

Conséquemment, si la liberté est rendue possible par l'évolution et l'injonction de

répondre à l'appel de la nécessité, sa floraison dépend encore de la conscience de la

responsabilité que peuvent en avoir les hommes et relève de l'engagement, et donc de la

promesse. L'obligation et la promesse que met en jeux la notion de responsabilité sont

dérivées de la dialectique entre l'appel et la réponse. Au regard de la conception classique

de la responsabilité, un renversement s'opère. Ce renversement tire son origine de la

proximité que la notion de promesse entretient avec celle de la prophétie en tant que terre

promise. En elle se noue la formulation de la question et l'incessant mouvement de la

réponse à l'existence du sujet. Grâce à ce rapprochement, elle prend ses distances avec

l'interprétation juridique et se détache de l'agent de l'action pour se réfugier du côté du

motif qui appelle le sujet à l'action. La responsabilité ne s'adresse plus l'agent d'un acte

postérieur répréhensible et n'est plus destinée à le juger, mais concerne une attitude plus

digne de l'homme. La responsabilité croît avec la conscience de la condition humaine et

enjoint l'homme à faire du « devenir-homme de l’homme45

», la fin de ses actes « sous

42

Ibid., p. 373. 43

Idem. 44

Idem. 45

Ibid., p. 375.

Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.

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peine de ruine46

». De telle sorte que, pour devenir un homme authentique, l'homme doit

nécessairement tendre vers la synthèse individu-espèce et ipso facto, se sentir responsable

du devenir social.

Certes, dans l'horizon lukácsien, l'édification du genre humain n'est pas le but de

l'histoire, mais une possibilité. Le passage de la singularité (Einzelheit) à la personnalité

authentique est un processus fort complexe. Toutefois, selon Lukács, comprendre qu’une

action morale, responsable, véritablement humaine est possible, engage l'être qui en

prend conscience à la réaliser. La possibilité objective doit donc se produire dans la

volonté individuelle par sommation (nach dessen Summierung). La possibilité devient

une obligation intérieure, un ordre que la conscience éclairée s'adresse à elle-même. Il ne

peut plus être alors question de choix et d’hésitation. La conscience est un phénomène

impliquant l'engagement social. C'est en ce sens que l'hypothèse du royaume de la liberté

se transforme en promesse prophétique et c'est en prenant conscience de la promesse qui

se profile à partir de l'appel de la nécessité que le sujet parvient à exercer et à développer

sa liberté.

Prévention

La conception de la responsabilité s'exprime positivement et négativement. De

fait, dégager la voie sociale pour la mise en place « d'une activité humaine comme fin

pour elle-même47

» et ainsi « préparer intérieurement les hommes à un royaume de la

liberté48

» signifie notamment désobstruer cette voie. En ce sens, la responsabilité impose

une dimension de prévention destinée à préserver l'homme de sa disparition, certes, mais

aussi tout ce qui peut compromettre son développement. Et Lukács le dit tout net : « Il

s’agit, ce faisant, avant tout d’un rejet humain-social de ces tendances qui mettent en

danger ce devenir-homme de l’homme49

». Ce avant tout indique que György Lukács

priorise une progression par l'extraction des influences néfastes. Il cherche d'abord à

dégager la voie reliant une vision du monde esquissée, et une conduite pratique. Pour y

arriver, il privilégie une approche qui doit impérativement rester ouverte, prête à se

renouveler sans pour autant perdre de vue son point de mire. Cet accent trahit le refus de

circonscrire l'épanouissement de la nature humaine tout en s'efforçant de faire de son

auto-élévation une finalité sociale.

L'idée de prévention introduite ici concerne les multiples formes de disparition

potentielles, d'humiliation, ou de réduction de la vie. Corrélativement, la responsabilité

porte sur l'ensemble des pratiques qui peuvent empêcher de porter atteinte à ce principe

c'est-à-dire tout ce qui peut contrevenir à sa nature unitaire ou nier sa spécificité, mettre

en péril sa dignité en entraînant une régression bestiale. Le respect de la dignité implique

le droit de la conscience et du savoir ainsi que la révolte devant tout ce qui enfreint ce

droit. L’indignation naît de l’étonnement devant le fait que le bien ne soit pas. En ce sens,

c’est un sentiment moral qui précède la dignité et s'accompagne d'un engagement. La

responsabilité chez Lukács exige de lutter contre les intérêts manipulateurs du

capitalisme au sein desquelles se perd le véritable sens de l’être. « La conscience », écrit

46

Ibid., p. 364. 47

Ibid., p. 374. 48

Idem. 49

Idem.

Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.

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Lukács « signifie la compréhension intellectuelle du système capitaliste dans son

ensemble et en même temps le combat pratique contre lui50

».

La responsabilité peut alors être envisagée comme une constante vigilance rendue

possible par la compréhension des principes du monde réel qui l'animent. Considéré sous

cet angle, elle apparaît non plus comme une force qui structure, mais comme une force de

subversion de l'ordre social aliénant. C'est une forme de résistance qui prend appui sur la

conscience. Elle se présente notamment comme un refus de capituler devant les

particularités qu'elles soient d'ordre objectif ou subjectif. La critique lukácsienne s'adresse

particulièrement aux conceptions qui tendent à restreindre l’humanité à l'animalité

humaine en flattant la singularité, c'est-à-dire en isolant les caractéristiques liées à

l'animalité de l'ensemble de la vie humaine et en les érigeant en finalités, notamment par

la valorisation d'un bonheur individuel fondé sur la jouissance personnelle, l’attrait du

luxe, la consommation, etc.

Bref, Lukács dénonce vertement les tendances qui circonscrivent l'expression de

la liberté aux fonctions animales, et l'évince des fonctions spécifiquement humaines. Ce

type de régression égoïste se manifeste aussi à travers une forme d'isolement individuel et

volontaire qui consiste à nier la nature sociale de l'être. L'isolement complaisant du moi,

son égoïsme, se présente alors comme une violence que l'individu s'impose à lui-même et

impose à l'être social en cédant au désir de nier la dimension sociale par l'exercice

autocratique de sa volonté. Par principe, l'action violente ne consiste pas à se trouver dans

un rapport social, mais au contraire à agir en société comme si nous étions seuls.

Conclusion

György Lukács se détache de la compréhension juridique de la responsabilité qui

s'appuie sur le couple imputation-rétribution en abandonnant les conceptions

ontologiques basées sur la liberté absolue comme capacité originaire d'initiative au profit

d'une théorie présentant l’homme à la fois comme auteur et produit du processus socio-

historique. La voie suivie par Lukács a pour but de présenter les phénomènes de la

conscience à partir du développement matériel ontologique. Il s’agit d'amener les

hommes à prendre conscience du rôle déterminant qu'ils jouent dans la fabrication des

faits qui les conditionnent. La responsabilité à laquelle le développement de la conscience

engage l’homme devient le ressort de la liberté. Lukács cherche à ériger

l’épanouissement de la personne humaine comme point de mire de l'activité sociale. Cet

objectif n'est possible que s'il repose sur la responsabilité individuelle entendue comme

pivot de la liberté.

La conscience de l'unicité de l'être et les contraintes de la condition humaine liée à

son être et à son devenir engagement impérieusement la conscience de la responsabilité

(Verantwortungsbewußtsein) à dégager « la voie sociale d’une activité humaine comme

50

Nicolas Tertulian, L’ontologie de l’être social et sa réception. (Intervention du 29 octobre 2010 au

colloque de Budapest) Introduction : À la recherche d’une éthique de l’action.

URL : http://amisgeorgLukács.over-blog.com/article-l-ontologie-de-l-etre-social-et-sa-reception-

63761080.html, (Consulté le 01/10/2012).

Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.

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18

fin pour elle-même51

». La liberté cède la place à l'extériorité et l'autonomie à

l'hétéronomie. György Lukács propose ainsi une visée axiologique du devenir social

évolutif qui proscrit plus qu'elle ne prescrit et dont la libération de l'adaptation passive ne

s'envisage que par la voie de la responsabilité individuelle.

51

Ibid., p. 374.

Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.

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Bibliographie

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Réification et utopie, Ernst Bloch et György Lukács. Un siècle après, Actes du colloque,

Paris, Goethe Institut1985, Coll. « Actes Sud », 1986.

JONAS H., Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique

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1995.

LUKACS G., « Les fondements ontologiques de la pensée et de l’agir humain », Cités,

hors-série 10ème anniversaire, mars 2010, p. 363.

----------------, Prolégomènes à l'ontologie de l'être social, Paris, Delga, 2009.

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Et-Ethique, (Consulté le 01/10/01).

TERTULIAN N., « Aliénation et désaliénation : une confrontation Lukács-Heidegger »,

Actuel Marx, n° 39, 2006/1 pp. 29-53.

-----------------, L’ontologie de l’être social et sa réception. (Intervention du 29 octobre

2010 au colloque de Budapest) Introduction : À la recherche d’une éthique de l’action.

URL : http://amisgeorgLukács.over-blog.com/article-l-ontologie-de-l-etre-social-et-sa-

reception-63761080.html, (Consulté le 01/10/2012).

Biographie

Chantale Pilon est doctorante en éthique à l’Université Laval (Canada) et membre du

Groupe de recherche en éthique médicale et environnementale (GREME). Elle est

détentrice d’une maîtrise en Histoire de l’art (Université Laval) portant sur les

fondements de la révolte politique et artistique des premiers surréalistes à partir de

l’expérience de la Grande Guerre. Ses recherches actuelles s’articulent autour de la

question de la réification dans l’œuvre de György Lukács.