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Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.
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3
Peut-on penser une conception de la responsabilité
chez György Lukács?
Chantale Pilon1
Résumé György Lukács a voué les dernières années de sa vie à rédiger l'Ontologie de l'être social. Cette œuvre
monumentale devait servir de fondement à l’articulation d’une théorie éthique achevée. Notre propos sera
donc de tenter de dégager, à partir des prémisses ontologiques, une conception de la responsabilité
introduite en contrebande. La difficulté et l’originalité de György Lukács est de nous présenter une théorie
ontologique où l’homme construit le monde qui le construit, où le devenir de l’individu est inhérent au
devenir de l’être social et où la responsabilité à laquelle l'engage la conscience devient le ressort de la
liberté. Nous verrons ainsi que la responsabilité, dans la mesure où elle met en rapport les modalités du
« devenir-homme de l’homme » et s'appuie sur une conception unitaire de l'homme et de l'être social,
franchit le cadre juridique et moral pour devenir un impératif lié à l'être et au devenir de l'individu.
Abstract György Lukács dedicated the last years of his life to the writing of The Ontology of Social Being. This
monumental work was aimed to fundamentally developed a complete ethical theory. The object of our study
lies in an attempt to find, from the ontological assumptions, a conception of responsibility introduced on
the side. György Lukacs's difficulty and originality is to introduce us an ontological theory where man
constructs the world that constructs him, where the individual becoming is inherent to the social being
becoming and where responsibility engaged by the conscience becomes the question of liberty. We will see
that responsibility, as far as it links the modalities of the « becoming-man of man » and relies on a unitary
conception of man and social being, crosses the juridical and moral boundaries to become an imperative
associated to the being and the becoming of the individual.
Mots clés Responsabilité- György Lukács- Devoir- Éthique- Être social- Liberté- nécessité- Travail.
Keywords Responsibility- György Lukács- Duty- Ethics- Social being- Freedom- necessity- Work.
1 Doctorante en éthique à l’Université Laval (Canada) et membre du Groupe de recherche en éthique
médicale et environnementale (GREME).
Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.
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Introduction
Dans son Ontologie de l'être social, György Lukács annonce aux lecteurs son
projet de rédiger une théorie éthique, affirmant volontiers que les précisions
conceptuelles laissées en suspens ne pourront recevoir un développement adéquat que
dans celle-ci. Cependant, le destin en décidera autrement. À 86 ans, l’ermite de Budapest
sera emporté par un cancer du poumon et l’Éthique restera à jamais inachevée. Or, si
aucune théorie éthique ne fut formellement explicitée, il semble pourtant que le thème
s'affirme de façon récurrente notamment dans l’œuvre de jeunesse. Vittoria Franco
souligne d'ailleurs cette présence qui se manifeste d'abord sous l'angle d'un
individualisme tragique dans L'Âme et les formes, à travers l'antagonisme de l'éthique des
castes et des devoirs dans Sur la pauvreté d'esprit, puis par la voie des impératifs de l'âme
dans ses Notes sur Dostoïevski, pour enfin s'entendre en termes de responsabilité dans
Tactique et éthique2. La dernière Éthique, quant à elle, devait envisager les problèmes
sous un jour nouveau et les élever à un tout autre degré. Si György Lukács s'est évertué à
rédiger l'Ontologie de l'être social, c'est parce qu'il considérait qu'une éthique dépourvue
d'assises ontologiques serait insensée. De toute évidence, pour Lukács, l'ontologie doit
être le pivot de l'éthique. Il s’agira donc pour nous de tenter de dégager, à partir des
prémisses ontologiques, une conception de la responsabilité introduite en contrebande.
L'une des principales préoccupations de György Lukács fut le préjudice porté à la
compréhension de la réalité due à l'influence d'un concept social déformé dans son auto-
appréhension. Cette forme d’illusion sociale tire son pouvoir sur le réel d'une
manipulation de la conscience visant à présenter une conception homogène et unilatérale
de la réalité objective comme destin de l'homme, illusion rendue possible par la
parcellarisation de ses composantes. Lukács dénonce les tendances théoriques qui rendent
la réalité humaine inconnaissable en la dissimulant derrière des catégories inaptes à
rendre compte de sa diversité. Il écarte toute conception de l'homme isolé en marge de la
vie sociale. Il s'oppose à la réduction économique de la conscience et de la subjectivité, et
rejette les conceptions idéalistes.
Contre ces approches, le philosophe hongrois privilégie une conception
dynamique visant à mettre de l'avant la variété et la multiplicité des structures de la vie
sociale. La théorie qu'il nous propose repose sur l'unité inséparable et contradictoire de la
liberté et de la nécessité. Le projet lukácsien vise à libérer l'homme de « l'adaptation
passive, qui se contente de réagir3 ». L'éthique s'intéresse à l'appropriation consciente et
active de soi et du monde par l'être social. György Lukács attaque ainsi directement
« l’ancien esprit […] née la conception fausse que Marx sous-estimerait la signification
de la conscience par rapport à l’être matérialiste4 » et s’efforce de mettre en lumière son
caractère erroné.
Dans l'ontologie, Lukács lie le devenir de l'homme à celui du devenir de l'être
social en s'appuyant sur une interprétation de type historico-dialectique et donc
2 Vittoria Franco, « Lukács. L’ontologie, l’éthique et le renouveau du marxisme », Réification et utopie,
Ernst Bloch et György Lukács. Un siècle après, Actes du colloque, Paris, Goethe Institut, 1985, Coll.
« Actes Sud », 1986, p. 131. 3 György Lukács, « Les fondements ontologiques de la pensée et de l’agir humain », Cités, hors-série
10ème anniversaire, mars 2010, p. 363. 4 Ibid., p. 361.
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processuelle, unidirectionnel et irréversible. La difficulté et l’originalité du projet de
György Lukács est de nous présenter une théorie ontologique où l’homme est à la fois
auteur et produit (c'est-à-dire qu'il constitue l’essence du processus socio-historique qui le
façonne rétroactivement) et où la responsabilité à laquelle l'engage la conscience devient
le ressort de la liberté. Nous verrons ainsi que la responsabilité, dans la mesure où elle
met en rapport les modalités du « devenir-homme de l’homme5 » et s'appuie sur une
conception unitaire de l'individu et de l'être social, franchit le cadre juridique et moral
pour devenir un impératif lié à l'être et au devenir de l'individu.
La métaphore du travail
Pour établir la relation entre la détermination socio-historique de la conscience et
le pouvoir discrétionnaire de l'individu, Lukács recourt à la métaphore du travail présenté
comme forme originaire (Urform) « qui porte à l’expression le nouveau type de l’être
social » et comme que modèle (Vorbild) « de l’ensemble de la nouvelle forme d’être6 ».
La praxis, en tant qu'activité spécifiquement humaine, est la clef de voûte et le fondement
de l’œuvre de Lukács. Elle dévoile les principes de l'humanisation et donne accès aux
éléments à partir desquels s'envisage la question de la responsabilité. Aussi afin de mieux
saisir les assises théoriques de György Lukács, il convient de s'y arrêter.
a) Éveil de la conscience
Selon le penseur magyar, le travail excède le conditionnement originaire de
l'espèce pour introduire « un moment de la liberté comme composante nécessaire7 ». Ce
moment essentiellement séparateur ne se situe pas dans l’accomplissement des produits
dont le résultat est de moindre importance. Il est lié à l'intervention de l’activité judicative
qui se manifeste dans la praxis, par le biais de la conceptualisation de l'action et de sa fin.
Il importe de comprendre que, le travail ne permet pas seulement à l'homme de construire
le monde objectif. Il lui permet, en outre, de développer sa conscience et de faire surgir
les valeurs qui participent à l'édification de l'univers social. En effet, il s'agit là d'un point
crucial de l'éthique lukácsienne. L'objectif poursuivi par l'auteur est de démontrer que si
la conscience est bien « un produit tardif du développement matériel ontologique8
» qui
émerge de la dialectique entre l'aliénation du genre humain et la relation à l'objet, elle ne
doit cependant pas être perçue comme un phénomène subsidiaire de l'évolution.
b) Pressé par la nécessité
Lukács considère que l'humanité se construit d'abord en s'adaptant par la voie du
travail qu'elle développe. La praxis, qui s'enracine dans la lutte darwinienne pour
l'existence, est conditionnée pour répondre aux conditions complexes de la préservation
de l'homme et de sa reproduction. Dans l'horizon marxiste, la praxis « par essence et par
5 Ibid., p. 375.
6 Ibid., p. 363.
7 Ibid., p. 374.
8 Ibid., p. 361.
Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.
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ses effets spontanés est le facteur décisif de l'auto-éducation humaine9 ». L'homme se
construit historiquement et construit sa société en construisant un monde qui le construit
en retour. L'humanisation de l'homme par le travail doit s'entendre en termes de réponses,
car « toute activité de travail naît comme une solution répondant aux besoins qui l’ont
déclenchée10
». Ici, le ressort de l'action n'est pas la liberté originaire de l'homme, mais la
nécessité aliénante qui, parce qu'elle exige une réponse, le presse à agir « sous peine de
ruine11
». Devant faire face à la prise de conscience d'un manque, l'homme formule les
possibilités de satisfaction de ses besoins (qui croient et se complexifient en corrélation
avec l'évolution des sociétés) en termes de questions auxquelles il doit répondre. Or, ces
réponses fondent, orientent et enrichissent son activité présente et future.
Conséquemment, la réponse et la question se présentent toutes deux comme des produits
de la conscience qui guident et encadrent le processus du travail mis en mouvement par la
nécessité.
c) le devoir-être
Ainsi, plus la société se socialise, plus la praxis se raffine et plus elle sollicite la
prise de décisions alternatives concrètes. Le point nodal de l'évolution engendré par la
praxis est la maîtrise de soi qu'elle réclame. Selon Lukács, le « travail est un poser
(Setzen) conscient, et il présuppose donc aussi le savoir concret, même s’il n’est jamais
complet, d’un but et de moyens précis12
». C'est un projet qui obéit à une visée en vertu
de laquelle toutes les actions sont orchestrées. Le travail commande de suspendre les
déterminations instinctives. Il requiert ainsi des choix et des devoirs (Sollen), c'est-à-dire
la mise en place d'« un mode de comportement de l’homme déterminé par des objectifs
sociaux (et non pas seulement des penchants humains naturels ou spontanés)13
». Lukács
considère que le devoir chapeaute tout mouvement.
Il apparaît donc clairement que la praxis permet le recul des barrières naturelles
c'est-à-dire la domination croissante de la dimension sociale sur la dimension purement
naturelle. La sortie de l'animalité humaine s'entend au travers de la lutte contre la
constitution originaire c'est-à-dire la distance prise face au conditionnement des instincts
et des affects naturels. Il ne s'agit toutefois pas ici de nier les instincts, mais de les
ordonner. Cette forme de maîtrise de soi, qui fait intervenir des valeurs à partir desquelles
il devient possible d'établir une hiérarchisation des affects, est le résultat progressif de la
complexification de la praxis et des chaînes de médiations qui commandent des décisions
alternatives toujours plus raffinées.
La dialectique de l'aliénation et de l'objectivation
La relation entre la subjectivité conditionnée et la subjectivité judicative qualifiée
pour devenir une personnalité authentique a pour corrélat l'unité contradictoire entre la
nécessité et la liberté. Cette liaison implique une réinterprétation du couple conceptuel
9 György Lukács, Prolégomènes à l'ontologie de l'être social, Paris, Delga, 2009, p. 75.
10 György Lukács, op.cit., p. 363.
11 Ibid., p. 364.
12 Ibid., p. 365.
13 Ibid., p. 366.
Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.
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aliénation/objectivation. Dans la perspective ainsi tracée, la définition de l'aliénation
(Entaüsserung) apparaît « comme un processus particulier, lié à des circonstances socio-
historiques précises, et non comme une activité constitutive de l’esprit, à caractère
métahistorique14
». L'aspect constructif de l'aliénation apparaît, d'une part, dans le rôle
coercitif qu'elle joue « en tant que moteur du processus […] qui met en mouvement le
complexe du travail15
» et, d'autre part, parce qu'elle indique le moment de la liberté où
s'accomplit l'activité judicative subjective dans « le positionnement (Setzung)
téléologique16
». La réponse objective, qui rejaillit sur l'homme, induit une transformation
qui nourrit et stimule le développement conjoint de l'individu et de la société. Dès lors, si
l'homme se construit par le dépassement des extranéations (Entfremdung) c'est donc que
sa subjectivité est rendue possible par les limites que lui impose son objectivité. Ce sont
les obstacles qui structurent et encadrent son expression. L'objectivation (Entäußerung),
en tant que forme d'extériorisation issue de la praxis sociale, est un moyen par lequel
l'homme se réalise, investit le monde et crée du sens.
Genèse des valeurs
La théorie lukácsienne s'enracine dans une approche des valeurs génétiques et
sociales. György Lukács rompt avec les conceptions associées à l'idée d'une pureté
morale qui isolent la morale du reste de la vie sociale en développant une éthique basée
sur la liaison. Il repense les valeurs éthiques dans un cadre non plus métahistorique, mais
historique. En tant que produit du développement d'une praxis, elles sont toujours situées
dans une société et une histoire. Elles peuvent ainsi persister ou se perdre. La production
de valeurs, qui change de type, n’est donc plus un a priori théorique dans le sens kantien,
mais au contraire pratique et forcément a posteriori. En proposant un concept de valeur
comme produit de l'activité humaine « située », le penseur ouvre le chemin à une
compréhension des motivations éthiques à partir du développement évolutif. Toutefois,
afin d'échapper au relativisme, György Lukács convoque les catégories classiques de
continuité et de substantialité. Ces catégories sont restructurées en tant que formes
motrices et mues de la matière elle-même. Il rejette ainsi les définitions de la
substantialité en termes de principes de formation et de préservation de type idéal au
profit d'une approche dynamique qui présente l'essence comme une continuation que le
processus évolutif abandonne, transforme ou renouvelle.
Chez Lukács, le cadre de la réalité concrète s’échafaude par principes sélectifs.
C'est l'accomplissement des valeurs dans l'activité téléologique subjective qui leur donne
vie et authenticité. Lukács établit une distinction entre « l’être-en-soi objectif des objets »
et « l’être-pour-nous du produit du travail » qui « devient sa spécificité objectale
réelle17
», c'est-à-dire la spécificité par laquelle l’être-pour-nous du produit du travail
parvient à remplir ses fonctions sociales. La préservation des valeurs dépend, pour
l'essentiel, de leur capacité d'adaptation, c'est-à-dire de la continuelle activité de
réinterprétation sémantique. Selon lui, c'est « seulement par le devenir objectal réel du
14
Tertulian Nicolas, « Aliénation et désaliénation : une confrontation Lukács-Heidegger », Actuel Marx, n°
39, 2006/1p. 29-53. 15
György Lukács, op.cit., p. 363. 16
Ibid., p. 365. 17
Idem.
Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.
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pour-nous que peuvent naître véritablement des valeurs18
». Ainsi, surgissent des
alternatives concrètes de valeurs inégales face auxquelles l'activité discrétionnaire
s'exerce. C'est ici qu'est portée à l'expression la liberté de choisir et la responsabilité qui
lui est corrélative. L'activité judicative s'exerce librement dans le cadre socio-
historiquement déterminé auquel elle a accès. Le sujet qui juge le fait en fonction de la
sphère de validité socialement reconnue. Or, la sélection effectuée permet le maintien de
certaines valeurs qui rétroagissent sur l'activité sociale et oriente son cours. Le propos de
Lukács est de souligner que les valeurs sont produites par l’homme et que l'interprétation
qu’on en donne participe de façon concrète au développement subjectif et objectif de
l’humanité. Le point de vue est un élément constitutif de la réalité lié à la praxis.
L’identité transindividuel
Par la prééminence accordée à l'ontologie sur la gnoséologie et la conception
génétique des valeurs qui en découle, György Lukács ne manque pas de prendre ses
distances avec les théories existentielles, phénoménologiques et néo-positivistes. Selon
lui, ces dernières sont extrêmement problématiques, car elles « partent essentiellement de
l'individu isolé, tourné sur lui-même, dont “l'être-jeté-dans le monde” extérieur à lui
(nature et société) est censé constituer son être authentique comme question
fondamentale de la philosophie19
». Le cadre conceptuel lukácsien interdit de penser
l'homme en marge du monde, menacé par le milieu social ou comme un « être-jeté » dans
la liberté. Chez Lukács, les trois types d’être (biologique, social et spirituel) doivent être
conçus comme inséparables. L'individu se présente comme un complexe de ce
« complexe de complexes » qu'est l'être social. Ici, l'homme et la société sont
essentiellement liés, dans une relation de détermination réciproque. La liaison établie ne
doit pourtant pas être entendue en termes hiérarchiques où l'individu serait subsidiaire
voire noyé dans la dimension sociale. L'homme représente une composante notoire et
inaliénable de l'être social. L'intérêt porté à l'individu tient précisément au fait que « tout
individu doit constamment, chaque fois qu’il fait quelque chose, se décider pour, ou
décider de s’abstenir20
». Ainsi tout acte social est le produit de l'activité discrétionnaire
subjective. « Dans ce processus l'homme [...] ne peut pas ne pas y apparaître comme le
début et la fin, comme l'initiateur et le résultat final de l'ensemble du processus, dans le
sillage duquel il semble souvent (et toujours dans sa singularité) disparaître, mais contre
toutes apparences il constitue l'essence réelle de ce processus21
».
Toutefois, tel que nous l'avons constaté, l'activité discrétionnaire ne s'exerce pas
dans un champ d'action dépourvu d'entraves. À la suite de Marx, secondant le reproche
adressé à Feuerbach, Lukács soutient que « l’“essence humaine” […] n'est en aucun cas
“une abstraction inhérente à l'individu singulier”. Dans sa réalité c'est “l'ensemble des
rapports sociaux”22
». Or, être un être de rapports, être l'ensemble des rapports sociaux,
cela signifie non seulement que l'être est essentiellement lié à quelque chose, mais cela
signifie en outre que la nature de l'homme se situe à l'extérieur de lui. Sans autre,
18
Idem. 19
György Lukács, op.cit., p. 38. 20
György Lukács, op.cit., p. 364. 21
Vittoria Franco, op.cit., p. 134. 22
György Lukács, op.cit., p. 76.
Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.
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l'homme n'est pas. L'individu est défini par cette extériorité avant de l'être par la liberté.
L’intrication essentielle place naturellement l’homme dans une situation de dépendance
insécable. Elle signifie que l'identité ne relève pas d’un don originaire, qu’elle est
mouvante et déborde le cadre de l’initiative autocratique. Elle indique que l'être social
participe au façonnement de l'identité de l'individu, qu'il intervient dans la vie du sujet en
tant qu'agent d'un changement et, inévitablement, que l'individu n’est pas le seul acteur
dans la constitution de son identité. Elle signifie en outre que la survie de l’individu ne
dépend pas que de lui et que, dans le mouvement incessant de l’évolution, le sujet n’est
jamais en mesure d’accéder à une parfaite adéquation avec lui-même. Le déploiement de
l'individualité doit être perçu comme le fruit d'un projet transindividuel.
L'homme privé, en tant que le produit et l'héritier de l'évolution, est impliqué dans
un cadre structurel qui à la fois le dépasse et le concerne directement. « Les hommes font
leur histoire eux-mêmes », dit Marx, « mais pas dans des circonstances qu’ils ont
choisies23
». L'activité discrétionnaire s'exerce donc dans un espace de possibilités borné
par la réalité concrète de chaque époque. Elle se développe à partir des nécessités sociales
du moment et dépend de leurs appréhensions. L'homme privé ne peut être la cause vierge,
exclusive et autocratique de son action. Selon Lukács, il n'est donc pas lié à ses actes par
un principe de causalité libre de toutes déterminations. « La décision de chacun –
affirme-t-il n'advient jamais dans l'espace vide d'un impératif catégorique ou d'un libre
choix existentiel24
». L'individu se déploie et doit conquérir sa liberté par sa propre
activité au travers le rôle qu'il remplit au sein de l'articulation téléologique présente.
György Lukács circonscrit donc le champ des valeurs concrètement accessibles, mais fait
reposer le poids de la réponse sur le sujet, c'est-à-dire de la sélection des valeurs
présentes, à la source de la conscience normative et du devoir-être qui en découle, parmi
l'ensemble de possibilités préétablies par le cadre socio-historique.
La liberté, parce qu'elle n'est pas un don originaire, mais un produit de l'activité
humaine, est seconde. En l'occurrence, elle ne peut servir de principe pour définir le sujet
de l'action. Conséquemment, il ne peut pas, dans l'horizon lukácsien, être question de
responsabilité face à une action ou à un engagement libre et inconditionné.
L'humanisation et la voie qu'elle dégage à l'établissement de la personnalité authentique
se présentent comme un projet en chantier. Selon Lukács, « Ces deux pôles de l’être
organique ne peuvent accéder que simultanément dans l’être social à leur auto-élévation
vers la personnalité humaine et vers le genre humain, uniquement dans le processus du
devenir social sans fin de la société25
». L'unicité apparaît ainsi comme la condition
première de la responsabilité de l'individu.
Question de responsabilité
La question de la responsabilité s'envisage donc d'une manière qui peut paraître
inattendue au regard des usages traditionnels du terme et notamment de son interprétation
juridique. En effet, dans sa forme classique, la responsabilité permet de prendre la mesure
de la liberté d'action. L'homme est le moteur et l'acteur de ses actes. Il inaugure des
processus qui se développent et dont le retentissement excède ses intentions initiales. Dès
23
György Lukács, op.cit., p. 363. 24
Vittoria Franco, op.cit., p. 135. 25
György Lukács, op.cit., p. 371.
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lors, des conséquences imprévisibles surviennent et il s'agit de déterminer dans quelle
mesure le sujet est responsable des contrecoups de son action, c'est-à-dire de penser la
relation entre la responsabilité et la culpabilité. Dans le droit occidental, les notions de
culpabilité et de responsabilité se confondent pour faire place à la question de
l'imputabilité du sujet visant à attribuer l'action à son véritable auteur afin de l'en rendre
responsable. La notion d'attribution lie ainsi l'identification de l'acteur à celle du
contrevenant. L'imputation rencontre alors la rétribution.
Du point de vue étymologique, la responsabilité renvoie à l'exigence de répondre
de ses actions, celle de se porter garant d'un engagement ou de tenir une promesse. La
responsabilité pénale concerne l'obligation d’endosser ses actes délictueux en subissant
une sanction. La responsabilité civile renvoie à l'obligation pour une personne de réparer
un dommage subi par autrui à la suite de l'événement dont elle est responsable. Bref,
l'interprétation légale est liée à l'injonction de réparer un préjudice ou de supporter une
peine. Cette conception, qui puise à même la philosophie kantienne, implique d'une part,
la détermination du sujet de la responsabilité comme auteur et, d'autre part, l'attribution
comme résultat du lien de causalité libre qui unit le sujet à l'acte. Ici, le sujet, dont
l'identité est présupposée, est caractérisé par ses actions. La condition d'acceptabilité à la
source de l'imputabilité du sujet est donc le libre arbitre en tant que fondement absolu,
inconditionné de la capacité d'initiative.
Dans l'horizon qui se dessine à partir de l'ontologie, la forme classique de la
responsabilité (fondée sur une conception du sujet autonome et reliée au couple de
concepts imputation/rétribution) va se déplacer. La question de la responsabilité prend
une nouvelle forme, liée à l'être social : mise en pratique de ce qui l'assure, le maintien et
le développe. Elle devient désormais, chez Lukács, complémentaire de la liberté et de
l'épanouissement.
Liberté-nécessité
Certes, dans le cadre conceptuel lukácsien, le processus évolutif qui marque le
passage de l'animalité à celui de l’humanité est le résultat de séries causales dépourvues
de finalité. Cependant, il lui apparaît clairement que « la liberté elle-même ne peut pas
être seulement un produit nécessaire d’un développement contraint, même si ce n’est que
dans celui-ci que tous les présupposés de son développement trouvent les possibilités de
leur devenir effectif26
» La liberté implique l'appropriation consciente et active. Elle est
liée à la capacité de décision qui en résulte. C'est du reste la raison pour laquelle Lukács
présente toujours la notion de liberté (qu'elle soit sociale ou individuelle) en tant que
conquête permise par le raffinement de la praxis. Toute la démarche lukácsienne
concerne le devenir conscient et la puissance d'être qui découle de la transformation de
l’adaptation strictement passive à celle consciente et active. L'homme, qui exerce sa
liberté au sein d'un cadre socialement déterminé, doit prendre conscience qu'il participe
au façonnement de ce cadre. György Lukács ne pense donc pas le sens de l’être réel dans
l'horizon de l’être-pour-la-mort, mais l'entend au travers la possibilité ontologique de
l'édification de la vie humaine à laquelle il tente résolument de ne fixer aucune limite a
26
Ibid., p. 374.
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priori. L'homme chez Lukács devient « l’être-pour-la-libération27
». György Lukács
explique très clairement cette idée lorsqu'il nous dit que :
La tâche d’une ontologie matérialiste devenue historique est, par contre, de mettre
au jour la genèse, la croissance, les contradictions au sein du développement
unitaire ; de montrer que l’homme, en tant que producteur et simultanément
produit de la société, réalise quelque chose de plus élevé dans le fait d’être
homme que d’être simplement un exemplaire unique d’une espèce abstraite ; qu’à
ce niveau d’être, celui de l’être social développé, l’espèce n’est plus seulement
une simple généralisation à laquelle les exemplaires seraient “muettement”
référés, mais que, bien plutôt, ils accèdent à une voix de plus en plus clairement
articulée, à la synthèse sociale des uniques, devenus individualités, avec l’espèce
humaine devenue ainsi consciente d’elle-même28
.
Ce « quelque chose de plus élevé » que l'homme réalise « dans le fait d’être
homme », c'est le déclenchement de séries causales. La question de l'action téléologique
dans le travail rejoint celle de la responsabilité en cela que, comme le précise Lukács,
l'homme « accomplit certes consciemment le positionnement (Setzung) téléologique,
mais jamais de telle sorte qu’il pourrait être en mesure de superviser toutes les conditions
de sa propre activité, sans même parler de toutes ses conséquences29
». La praxis délivre
des moments de liberté où intervient l'activité judicative. Cependant, l'action libre
implique que nous ne soyons pas entièrement maîtres de nos actes. La connaissance
concrète ne doit pas être entendue comme le savoir exhaustif d'une situation et de ses
incidences potentielles précisément parce que cela annulerait toute possibilité d'action. Le
sujet s'inscrit à titre de cause provisoirement inaugurale dans une série d'origine
téléologique laquelle, dans sa réalité, « n’en consiste pas moins en relations causales, qui
jamais et nulle part, dans aucune relation, ne peuvent avoir de caractère téléologique30
».
L'homme vivant dans la société agit au milieu des hommes et ses actions ont des
conséquences à la fois positives et négatives, à la fois prévisibles et imprévisibles, mais
certainement irréversibles. Il doit composer avec cette ambivalence, car l'imprévu logé au
cœur de toute action se présente comme le revers et la condition de possibilité de
l'évolution, de la capacité d’action et de la responsabilité.
La conscience de la responsabilité individuelle implique la conviction que
l'homme ne peut pas se soustraire à l'action précisément parce que c'est la quintessence de
l'humanité. Dès lors, il doit s'obstiner à agir et à se porter responsable de ce qu'il fait. La
liberté repose sur l'engagement à se conduire de façon responsable, même lorsque les
incidences du geste posé sont étrangères à l'intention initiale. Elle exige de se maintenir
soi-même, de ne pas se renier ou céder au désir d'abdiquer. La responsabilité réclame
d’assumer les événements, et ce, peu importe le caractère largement imprévisible des
conséquences qui surviendront. Elle ne supporte pas la neutralité. L'inaction ne
27
György Lukács, op.cit., p. 10. Il s'agit d'une formule que Aymeric Monville emprunte à André Tosel dans
son article « Le courage de l'intempestif : l'Ontologie de l’“Ontologie de l'être social” in La Pensée,
novembre-décembre 1985, no 248.
28 György Lukács, op.cit., p. 365.
29 Ibid., p. 365.
30 Ibid., p. 366
Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.
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déresponsabilise pas l'agent. Tout comme l'action, elle relève d'un choix qui porte à
conséquences. L’absence de responsabilité n'est possible que dans l'inaptitude. Il est clair,
du point de vue moral, que « personne ne peut se dérober à la responsabilité en alléguant
qu’il n’est qu’un individu dont ne dépend pas le destin du monde […] la nature même de
l’éthique, la conscience morale et la conscience de la responsabilité empêchent la
possibilité d’une telle pensée31
». En ce sens, la responsabilité commande une attitude de
résistance précisément parce que, renoncer à sa liberté, c'est ne plus pouvoir être
responsable.
Devoir-être
La conviction qu'il faut agir se renchérit dans la mesure où Lukács soutient que
l'homme est devenu homme par l'acceptation du devoir-être, c'est-à-dire le triomphe de sa
volonté sur les déterminations instinctives, instituant ainsi sa liberté. Par extension, la
poursuite de son épanouissement doit s'entendre en conformité avec cette logique.
L'élévation au-dessus du niveau d’une vie pulsionnelle inconsciente et primitive par
l'engagement individuel est, malgré ses limitations, un impératif.
La forme que revêt cet engagement est d'abord celle de l’investissement. L'éthique
est le lieu de la vie sociale où la personnalité est portée à l'expression et où, l’être exerce
discrétionnaire nécessaire à son l'édification. Autrement dit, cette dimension est celle où
se constitue le sujet responsable, précisément parce que la personnalité individuelle s'y
trouve immédiatement engagée. Les principes et les valeurs que l'individu sélectionne,
ses choix et ses décisions doivent obéir au principe intérieur qui lui commande de
considérer son devoir « comme quelque chose de conforme à sa propre personnalité32
».
Ainsi, ce qu'implique la notion de responsabilité c’est un investissement de soi, qui se fait
malgré soi, bien qu’à partir de soi et d'emblée pour soi. Le pour soi de l’homme isolé
n’est pas sans importance dans l’engagement éthique. Il sous-entend que la démarche de
connaissance, sur laquelle elle repose, s’effectue d’abord pour soi33
. Puis, elle s’élargit
avec la conscience de l’unicité qui rend patente l'inextricable liaison au genre, et s’oriente
enfin vers l’être social, transformant le pour soi en pour nous. « La socialisation de l'être
ne peut pas supprimer l'individualité du choix34
». L’homme ne peut plus vivre
égoïstement pour lui-même, dans l'horizon restreint et hermétique de sa particularité, dès
lors qu’il accède à la conscience de l'unicité intrinsèque qui lie l’individu humain à la
condition humaine. Être sujet responsable, ce n'est donc plus vivre seulement pour l’être
privé. C'est prendre conscience que les décisions ont des conséquences qui excèdent le
cadre individuel et que, en outre, le développement personnel n'est possible que par le
développement de l'espèce. Ce faisant, est destitué « la position de l'individu […] qui est
31
György Lukács, Tactique et éthique, URL : http://fr.scribd.com/doc/114105072/Tactique-Et-Ethique,
(Consulté le 01/10/01). 32
Vittoria Franco, op.cit., p. 138. 33
Lukács précise : “Dès le travail le plus primitif, la conformité de l’homme à l’espèce cesse d’être muette.
Mais en un premier temps et immédiatement elle n’atteint qu’un être pour-soi : la conscience active du
contexte social économiquement fondé qui est à chaque fois présent. Aussi grands qu’aient pu devenir les
progrès de la socialité, aussi loin qu’ait pu s’étendre son horizon, la conscience générale de l’espèce
humaine n’a pas encore dépassé cette particularité de l’état à chaque fois donné à l’homme et à l’espèce.”
György Lukács, op.cit., p. 373. 34
Vittoria Franco, op.cit., p. 139.
Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.
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en même temps isolé, mais est en même temps monté en épingle en tant qu'“atome”
autocratique35
». Bref, l’individu doit prendre conscience qu’il est intégré dans un tout
duquel il ne peut s’abstraire.
Comme Lukács le soulignait déjà à l'aube des années 20 dans un commentaire qui
n'a rien perdu de son actualité :
L’éthique s’adresse à l’individu et il en résulte nécessairement qu’elle impose à la
conscience morale individuelle et à la conscience de la responsabilité ce postulat
que l’individu devrait agir comme si le tournant du destin du monde dépendait de
son action ou de son inaction, destin dont l’advenue doit être favorisée ou
empêchée36
.
Il convient de remarquer que la notion de responsabilité voisine à certains égards
l'interprétation de Hans Jonas. Le mot d'ordre de l'éthique de Jonas - « Agis de façon que
les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement
humaine sur terre»; ou pour l’exprimer négativement : «Agis de façon que les effets de
ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie37
» - se
présente sur le modèle recyclé de l'impératif catégorique de Kant et invite à la
reconnaissance universelle de la dignité. Dans la perspective lukácsienne tout comme
dans la perspective de Jonas, l'hétéronomie prend le pas sur l'autonomie. L’attitude
responsable se présente comme une sorte de vertu sociale, d'injonction volontairement
acceptée (par altruisme ou égoïsme bien compris) de se conformer aux prescriptions
éthiques. Elle n’est pas et ne doit pas être imposée par la force ou la contrainte juridique.
L’éthique doit permettre à l’homme privé de comprendre « à quel point il est
indispensable pour sa propre existence de tenir compte des décisions allant dans le sens
de l'intérêt général de la société38
».
L'obligation mise de l'avant ici aurait moins à voir avec le couple imputation-
rétribution qu'avec l’abnégation. La finalité poursuivie par l’action consciente commande
le mariage des horizons individuels et sociaux. Cependant Lukács va plus loin que Jonas
et surpasse le cadre de la morale pour l'attacher à l'existence même du sujet en liant le
devenir individuel au devenir social. Ainsi, l'homme éclairé doit adopter une conduite
responsable qui le condamne à l'implication sociale pour deux raisons essentielles : d'une
part, car c'est par la maîtrise de soi dérivée du devoir-être que la liberté est portée à
l'expression, d'autre part, car son développement est immanent à celui du genre.
Viser le bien
La conception de la responsabilité qui émane de cette ontologie se détache des
approches de type punitif basées sur le couple imputation-rétribution. Chez Lukács, la
conscience de la responsabilité (Verantwortungsbewußtsein) concernerait moins la
35
György Lukács, op.cit., p. 42. 36
György Lukács, op.cit., URL : http://fr.scribd.com/doc/114105072/Tactique-Et-Ethique, (Consulté le
01/10/01). 37
Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique (1979), traduit de
l’allemand par Jean Greisch, Paris, Flammarion, Coll. «Champs essai », 1995, p. 40. 38
Ibid., p. 372.
Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.
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condamnation du mal que la promotion du bien. La relation intrinsèque à l'interdit en tant
que postulat nécessaire d'une conscience de la responsabilité, à laquelle renvoie le devoir-
être qui lui est inhérent, persiste, mais elle ne s'adresse plus d'emblée à l'infraction
punissable. Le sujet responsable n'est pas celui à qui l'on impute la cause de la négation
d'un principe, c'est celui qui agit dans l'intérêt de l'être social. La responsabilité concerne
le respect des conditions identifiées comme nécessaires à l’épanouissement de la
personne humaine. Il s’agit de promouvoir une disposition à l’endroit de la condition
humaine. À cet égard, la responsabilité se détourne des définitions d’inspiration
kantienne façonnées à partir de la notion d’imputabilité, pour faire écho à une perspective
de type aristotélicien et se rattachant à la visée du bien. L'intention contenue dans la
notion de responsabilité est dirigée vers l'auto-élévation de l'homme et de l'espèce. Elle
s'intéresse à la protection et à l’épanouissement de l'existence humaine.
Royaume de la liberté
Une visée du bien ne peut s'établir que sur la base d'une recherche de points de
repère et de points de mire en vue de notre prise de position par rapport au monde, de
l'orientation de notre volonté et de notre action. Le « royaume de la nécessité » sert ici de
point de repère et de fondement à partir duquel nous pouvons établir une certaine
compréhension de l'univers socio-historique et mettre en place une vision du monde.
Lukács considère qu'« en tant que théoricien de cet être et de ce devenir, Marx tire toutes
les conséquences du développement historique39
» nécessaires à la formulation d'un
projet social. Il ouvre un espace spéculatif à partir duquel il est possible de déterminer un
de points de mire. Nous sommes dès lors en mesure d’apercevoir le chemin menant de la
préhistoire de l’humanité à celui de sa véritable histoire. Marx parle de l'avènement de
l'histoire de l'humanité « comme d’un “royaume de liberté” » entendue « comme un
“développement des forces humaines qui vaut comme une fin en soi”, qui a donc
suffisamment de contenu, pour l’homme isolé comme pour la société, pour être fin en
soi40
».
Au regard de Lukács, le royaume de la liberté n'a rien d'une utopie précisément
parce qu'il s'enracine dans le royaume de la nécessité et qu'il est intrinsèquement lié avec
la logique historique dont il est une extension. Le point nodal de la conception
lukácsienne tient à « l’unité inséparable et contradictoire de liberté et de nécessité qui est
intrinsèque à l’être social41
». Grâce à cette unité, Lukács parvient à échapper aux
théories idéalistes sans toutefois basculer dans une conception tragique de l'action de type
wébérien. Les catégories génétiques, l'aliénation et l'objectivation conditionnent l'activité
humaine en établissant les frontières du moi. Lukács le précise clairement lorsqu’il
affirme que :
C’est justement cette liaison du royaume de la liberté à sa base matérielle sociale,
au royaume économique de la nécessité, qui met en valeur la liberté du genre
humain comme résultat de sa propre activité. La liberté, sa possibilité même […]
est le produit de l’activité humaine elle-même, qui certes, concrètement, atteint
39
Ibid., p. 374. 40
Ibid., p. 373. 41
Ibid., p. 372.
Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.
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des buts toujours autres que ceux qu’elle visait, mais qui dans ses conséquences
réelles – objectivement – élargit sans cesse le champ d’action de la possibilité de
liberté42
.
Or, l'élargissement du champ d'action de la liberté a pour corrélat la croissance
des facultés cognitives qui permet l'émergence et le déploiement de la personnalité
humaine. Ce processus d'expansion offre la matière et la méthode à partir desquelles
s’envisage la promotion vers la personnalité authentique. En l'occurrence, il devient
possible de dégager « la voie sociale d’une activité humaine comme fin pour elle-même.
Dégager signifie : créer les conditions matérielles nécessaires ; un champ d’action
possible pour la libre activité de soi43
». Ce projet doit permettre la constitution d’une
totalité unifiée s'accomplissant en tant que praxis au travers le processus évolutif. Bien
que les deux prérequis de ce projet résultent de la praxis, seul le second sollicite l'activité
judicative, la conscience morale (Gewissen) et celle de la responsabilité
(Verantwortungsbewußtsein). Selon Lukács, c'est dans le choix entre les alternatives
guidé par « l'usage juste, digne de l'homme de ce qui a été nécessairement produit44
» que
se déploie la liberté. Cependant, pour que l’action juste soit l'authentique régulateur,
l'individu doit prendre conscience de l'unicité qui le lie à l'espèce, de la vocation
historique du développement humain et de la responsabilité à laquelle ces conditions
l'engagent. En effet, la réalisation (Erreichen) de l’intérêt de l'être social qui constitue le
contenu de l’action consciente, ne correspond ni aux intérêts immédiats de la collectivité,
ni au cumul des intérêts personnels des membres qui la composent. Les intérêts sociaux
qui accomplissent le royaume de la liberté ainsi que la conscience de l'unicité qui les
amène à l’expression trouve leurs significations dans la question du devenir historique
par laquelle s'opère l'édification processuelle du genre.
Promesse
Conséquemment, si la liberté est rendue possible par l'évolution et l'injonction de
répondre à l'appel de la nécessité, sa floraison dépend encore de la conscience de la
responsabilité que peuvent en avoir les hommes et relève de l'engagement, et donc de la
promesse. L'obligation et la promesse que met en jeux la notion de responsabilité sont
dérivées de la dialectique entre l'appel et la réponse. Au regard de la conception classique
de la responsabilité, un renversement s'opère. Ce renversement tire son origine de la
proximité que la notion de promesse entretient avec celle de la prophétie en tant que terre
promise. En elle se noue la formulation de la question et l'incessant mouvement de la
réponse à l'existence du sujet. Grâce à ce rapprochement, elle prend ses distances avec
l'interprétation juridique et se détache de l'agent de l'action pour se réfugier du côté du
motif qui appelle le sujet à l'action. La responsabilité ne s'adresse plus l'agent d'un acte
postérieur répréhensible et n'est plus destinée à le juger, mais concerne une attitude plus
digne de l'homme. La responsabilité croît avec la conscience de la condition humaine et
enjoint l'homme à faire du « devenir-homme de l’homme45
», la fin de ses actes « sous
42
Ibid., p. 373. 43
Idem. 44
Idem. 45
Ibid., p. 375.
Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.
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peine de ruine46
». De telle sorte que, pour devenir un homme authentique, l'homme doit
nécessairement tendre vers la synthèse individu-espèce et ipso facto, se sentir responsable
du devenir social.
Certes, dans l'horizon lukácsien, l'édification du genre humain n'est pas le but de
l'histoire, mais une possibilité. Le passage de la singularité (Einzelheit) à la personnalité
authentique est un processus fort complexe. Toutefois, selon Lukács, comprendre qu’une
action morale, responsable, véritablement humaine est possible, engage l'être qui en
prend conscience à la réaliser. La possibilité objective doit donc se produire dans la
volonté individuelle par sommation (nach dessen Summierung). La possibilité devient
une obligation intérieure, un ordre que la conscience éclairée s'adresse à elle-même. Il ne
peut plus être alors question de choix et d’hésitation. La conscience est un phénomène
impliquant l'engagement social. C'est en ce sens que l'hypothèse du royaume de la liberté
se transforme en promesse prophétique et c'est en prenant conscience de la promesse qui
se profile à partir de l'appel de la nécessité que le sujet parvient à exercer et à développer
sa liberté.
Prévention
La conception de la responsabilité s'exprime positivement et négativement. De
fait, dégager la voie sociale pour la mise en place « d'une activité humaine comme fin
pour elle-même47
» et ainsi « préparer intérieurement les hommes à un royaume de la
liberté48
» signifie notamment désobstruer cette voie. En ce sens, la responsabilité impose
une dimension de prévention destinée à préserver l'homme de sa disparition, certes, mais
aussi tout ce qui peut compromettre son développement. Et Lukács le dit tout net : « Il
s’agit, ce faisant, avant tout d’un rejet humain-social de ces tendances qui mettent en
danger ce devenir-homme de l’homme49
». Ce avant tout indique que György Lukács
priorise une progression par l'extraction des influences néfastes. Il cherche d'abord à
dégager la voie reliant une vision du monde esquissée, et une conduite pratique. Pour y
arriver, il privilégie une approche qui doit impérativement rester ouverte, prête à se
renouveler sans pour autant perdre de vue son point de mire. Cet accent trahit le refus de
circonscrire l'épanouissement de la nature humaine tout en s'efforçant de faire de son
auto-élévation une finalité sociale.
L'idée de prévention introduite ici concerne les multiples formes de disparition
potentielles, d'humiliation, ou de réduction de la vie. Corrélativement, la responsabilité
porte sur l'ensemble des pratiques qui peuvent empêcher de porter atteinte à ce principe
c'est-à-dire tout ce qui peut contrevenir à sa nature unitaire ou nier sa spécificité, mettre
en péril sa dignité en entraînant une régression bestiale. Le respect de la dignité implique
le droit de la conscience et du savoir ainsi que la révolte devant tout ce qui enfreint ce
droit. L’indignation naît de l’étonnement devant le fait que le bien ne soit pas. En ce sens,
c’est un sentiment moral qui précède la dignité et s'accompagne d'un engagement. La
responsabilité chez Lukács exige de lutter contre les intérêts manipulateurs du
capitalisme au sein desquelles se perd le véritable sens de l’être. « La conscience », écrit
46
Ibid., p. 364. 47
Ibid., p. 374. 48
Idem. 49
Idem.
Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.
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Lukács « signifie la compréhension intellectuelle du système capitaliste dans son
ensemble et en même temps le combat pratique contre lui50
».
La responsabilité peut alors être envisagée comme une constante vigilance rendue
possible par la compréhension des principes du monde réel qui l'animent. Considéré sous
cet angle, elle apparaît non plus comme une force qui structure, mais comme une force de
subversion de l'ordre social aliénant. C'est une forme de résistance qui prend appui sur la
conscience. Elle se présente notamment comme un refus de capituler devant les
particularités qu'elles soient d'ordre objectif ou subjectif. La critique lukácsienne s'adresse
particulièrement aux conceptions qui tendent à restreindre l’humanité à l'animalité
humaine en flattant la singularité, c'est-à-dire en isolant les caractéristiques liées à
l'animalité de l'ensemble de la vie humaine et en les érigeant en finalités, notamment par
la valorisation d'un bonheur individuel fondé sur la jouissance personnelle, l’attrait du
luxe, la consommation, etc.
Bref, Lukács dénonce vertement les tendances qui circonscrivent l'expression de
la liberté aux fonctions animales, et l'évince des fonctions spécifiquement humaines. Ce
type de régression égoïste se manifeste aussi à travers une forme d'isolement individuel et
volontaire qui consiste à nier la nature sociale de l'être. L'isolement complaisant du moi,
son égoïsme, se présente alors comme une violence que l'individu s'impose à lui-même et
impose à l'être social en cédant au désir de nier la dimension sociale par l'exercice
autocratique de sa volonté. Par principe, l'action violente ne consiste pas à se trouver dans
un rapport social, mais au contraire à agir en société comme si nous étions seuls.
Conclusion
György Lukács se détache de la compréhension juridique de la responsabilité qui
s'appuie sur le couple imputation-rétribution en abandonnant les conceptions
ontologiques basées sur la liberté absolue comme capacité originaire d'initiative au profit
d'une théorie présentant l’homme à la fois comme auteur et produit du processus socio-
historique. La voie suivie par Lukács a pour but de présenter les phénomènes de la
conscience à partir du développement matériel ontologique. Il s’agit d'amener les
hommes à prendre conscience du rôle déterminant qu'ils jouent dans la fabrication des
faits qui les conditionnent. La responsabilité à laquelle le développement de la conscience
engage l’homme devient le ressort de la liberté. Lukács cherche à ériger
l’épanouissement de la personne humaine comme point de mire de l'activité sociale. Cet
objectif n'est possible que s'il repose sur la responsabilité individuelle entendue comme
pivot de la liberté.
La conscience de l'unicité de l'être et les contraintes de la condition humaine liée à
son être et à son devenir engagement impérieusement la conscience de la responsabilité
(Verantwortungsbewußtsein) à dégager « la voie sociale d’une activité humaine comme
50
Nicolas Tertulian, L’ontologie de l’être social et sa réception. (Intervention du 29 octobre 2010 au
colloque de Budapest) Introduction : À la recherche d’une éthique de l’action.
URL : http://amisgeorgLukács.over-blog.com/article-l-ontologie-de-l-etre-social-et-sa-reception-
63761080.html, (Consulté le 01/10/2012).
Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.
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fin pour elle-même51
». La liberté cède la place à l'extériorité et l'autonomie à
l'hétéronomie. György Lukács propose ainsi une visée axiologique du devenir social
évolutif qui proscrit plus qu'elle ne prescrit et dont la libération de l'adaptation passive ne
s'envisage que par la voie de la responsabilité individuelle.
51
Ibid., p. 374.
Chantale Pilon, «Peut-on penser une conception de…», Revue Ubuntou, no 1, 2013, pp. 3-19.
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Bibliographie
FRANCO V., « Lukács. L’ontologie, l’éthique et le renouveau du marxisme »,
Réification et utopie, Ernst Bloch et György Lukács. Un siècle après, Actes du colloque,
Paris, Goethe Institut1985, Coll. « Actes Sud », 1986.
JONAS H., Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique
(1979), traduit de l’allemand par Jean Greisch, Paris, Flammarion, Coll. «Champs essai »,
1995.
LUKACS G., « Les fondements ontologiques de la pensée et de l’agir humain », Cités,
hors-série 10ème anniversaire, mars 2010, p. 363.
----------------, Prolégomènes à l'ontologie de l'être social, Paris, Delga, 2009.
----------------, Tactique et éthique, URL : http://fr.scribd.com/doc/114105072/Tactique-
Et-Ethique, (Consulté le 01/10/01).
TERTULIAN N., « Aliénation et désaliénation : une confrontation Lukács-Heidegger »,
Actuel Marx, n° 39, 2006/1 pp. 29-53.
-----------------, L’ontologie de l’être social et sa réception. (Intervention du 29 octobre
2010 au colloque de Budapest) Introduction : À la recherche d’une éthique de l’action.
URL : http://amisgeorgLukács.over-blog.com/article-l-ontologie-de-l-etre-social-et-sa-
reception-63761080.html, (Consulté le 01/10/2012).
Biographie
Chantale Pilon est doctorante en éthique à l’Université Laval (Canada) et membre du
Groupe de recherche en éthique médicale et environnementale (GREME). Elle est
détentrice d’une maîtrise en Histoire de l’art (Université Laval) portant sur les
fondements de la révolte politique et artistique des premiers surréalistes à partir de
l’expérience de la Grande Guerre. Ses recherches actuelles s’articulent autour de la
question de la réification dans l’œuvre de György Lukács.