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Partie I : le fantastique classique, thèmes et analyse. Dans un article intitulé Aux confins du fantastique et du réel, le légendaire plus que l’historique l’écrivain et essayiste Marc QUAGHEBEUR souligne que l’histoire des Lettres belges, notamment celle du genre fantastique a été marquée par deux périodes essentielles. Une première période qui réfère à une littérature fantastique classique, et qui s’inspire de la dimension folklorique et légendaire du pays, et une deuxième période dite magico-réaliste où les écrivains essaient d’approcher la réalité sous l’angle du magique et du surnaturel. De ce fait, on peut avancer que la littérature fantastique a subi une évolution qui lui a permis de passer d’un stade primaire et populaire vers un stade plus complexe et qui incarne une vision particulière de la réalité. Cette constatation est appuyée par Benoît Denis dans son article Du fantastique réel au réalisme magique où il avance que : Le fantastique en Belgique francophone s’était développé dans les années 1920 autour de deux pères fondateurs, Jean Ray et Franz Hellens, la distinction des deux auteurs recouvrant implicitement la distinction entre le fantastique «  classique  » et le «  fantastique réel  », l’un des avatars en Belgique du réalisme magique. 1 Le fantastique classique serait donc le premier niveau d’évolution de cette littérature. Un fantastique populaire d’obédience légendaire et folklorique. Cependant, cette nomenclature est remise en question par quelques critiques littéraires comme Nathalie PRINCE. Celle-ci postule que le fantastique inspiré du légendaire et des éléments folkloriques est plutôt un fantastique gothique : La crise du merveilleux qui servit à la fin du XVIII siècle va déboucher sur de nouvelles visions du monde et l'imaginaire préromantique se plaît à s'engouffrer dans ces nouvelles brèches, en s'intéressant notamment au Moyen Âge, période obscurantiste créatrice de sorcières et de superstition [...] le gothique reprendra [trois caractères essentiels]  : l'ailleurs (la demeure noire), l'autre (le monstre), l'autrefois (la plongée dans un temps révolu). Ainsi les espaces sont stéréotypés- châteaux en ruine, souterrains ténébreux, sombres forêts (...) au comble de l'horreur, c'est un événement surnaturel, démoniaque qui apparaît. 2 Nathalie PRINCE s’abstient de donner le nom de «  fantastique classique  » à cette étape de formation et d’évolution du genre. Cependant, elle affirme explicitement que le 1 Benoît Denis, « Du fantasque réel au réalisme magique », Textyles, 21, Belgique 2002, p.p. 7-9. 2 Nathalie Prince, le fantasque, Ed. Armand Colin, Paris, 2008, p.p. 39-40

Partie I : le fantastique classique, thèmes et analyse

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Partie I : le fantastique classique, thèmes et analyse.

Dans un article intitulé Aux confins du fantastique et du réel, le légendaire plus que

l’historique l’écrivain et essayiste Marc QUAGHEBEUR souligne que l’histoire des Lettres

belges, notamment celle du genre fantastique a été marquée par deux périodes essentielles.

Une première période qui réfère à une littérature fantastique classique, et qui s’inspire de la

dimension folklorique et légendaire du pays, et une deuxième période dite magico-réaliste où

les écrivains essaient d’approcher la réalité sous l’angle du magique et du surnaturel.

De ce fait, on peut avancer que la littérature fantastique a subi une évolution qui lui a

permis de passer d’un stade primaire et populaire vers un stade plus complexe et qui incarne

une vision particulière de la réalité.

Cette constatation est appuyée par Benoît Denis dans son article Du fantastique réel au

réalisme magique où il avance que :

Le fantastique en Belgique francophone s’était développé dans les années 1920 autour de deux pères fondateurs, Jean Ray et Franz Hellens, la distinction des deux auteurs recouvrant implicitement la distinction entre le fantastique « classique » et le « fantastique réel », l’un des avatars en Belgique du réalisme magique.1

Le fantastique classique serait donc le premier niveau d’évolution de cette littérature.

Un fantastique populaire d’obédience légendaire et folklorique. Cependant, cette

nomenclature est remise en question par quelques critiques littéraires comme Nathalie

PRINCE. Celle-ci postule que le fantastique inspiré du légendaire et des éléments folkloriques

est plutôt un fantastique gothique :

La crise du merveilleux qui servit à la fin du XVIII siècle va déboucher sur de nouvelles visions du monde et l'imaginaire préromantique se plaît à s'engouffrer dans ces nouvelles brèches, en s'intéressant notamment au Moyen Âge, période obscurantiste créatrice de sorcières et de superstition [...] le gothique reprendra [trois caractères essentiels] : l'ailleurs (la demeure noire), l'autre (le monstre), l'autrefois (la plongée dans un temps révolu). Ainsi les espaces sont stéréotypés- châteaux en ruine, souterrains ténébreux, sombres forêts (...) au comble de l'horreur, c'est un événement surnaturel, démoniaque qui apparaît.2

Nathalie PRINCE s’abstient de donner le nom de « fantastique classique » à cette

étape de formation et d’évolution du genre. Cependant, elle affirme explicitement que le

1Benoît Denis, « Du fantastique réel au réalisme magique », Textyles, 21, Belgique 2002, p.p. 7-9.2Nathalie Prince, le fantastique, Ed. Armand Colin, Paris, 2008, p.p. 39-40

gothique est l’ancêtre du genre fantastique. D’ailleurs, elle affirme que le gothique est une

forme de pré-fantastique3.

De notre part, nous emprunterons la terminologie de D. BENOIT pour préciser que le

fantastique classique est cette forme de littérature fantastique qui s’inspire à la fois du

légendaire et des éléments folkloriques des sociétés auxquelles il s’attache.

D’autre part, si D. BENOIT et Marc QUAGHEBEUR insistent sur le caractère

légendaire et historique de l’imaginaire fantastique classique belge, Michel FOURNIER

postule que l’imaginaire traditionnel qui nourrit les contes fantastiques québécois tisse un lien

étroit avec l’univers religieux et aux croyances superstitieuses du Québec.

Le fantastique classique au Québec serait donc influencé par les figures du diable, du

revenant, du bon chrétien, du loup garou et du sorcier. Dans ce sens Michel FOURNIER

avance que :

C’est d’ailleurs en évoquant les croyances et les superstitions que plusieurs auteurs de la fin du XIXe siècle et des premières décennies du XXe siècle présentent la matière des contes et des légendes. […] Dans un texte intitulé « Superstitions et croyances populaires » paru en 1937, Victor Morin présente encore les histoires de loups-garous, de lutins, de feux follets et de voyages en chasse-galerie comme des témoignages des croyances superstitieuses du passé. Suivant la stratégie qui est au cœur du discours folklorique, l’univers des croyances superstitieuses est mis à distance en étant associé à la culture populaire et repoussé dans le passé et ce, même si certaines croyances continuent d’exister, sous des formes diverses (astrologie, revenants), dans les marges de la culture contemporaine.4

On relève ici une ressemblance évidente entre le fantastique classique québécois et

celui des Belges. Tous les deux s’inspirent du légendaire et des éléments surnaturels déjà

existants dans l’imaginaire folklorique de chaque pays. Cependant, on remarque une variation

au niveau de l’élément religieux du côté du fantastique québécois :

Le Fantastique est au Québec une constante de la tradition orale; ses éléments se mêlent intimement à la peinture du réel et à une situation sociale donnée. Si d’un côté le conte oral amuse et socialise, de l’autre il répond á une exigence fondamentale: la transmission de principes moraux et de valeurs traditionnelles. Parmi ceux-ci la religion figure en tête; souvent les contes reposent sur ce type de structure: à la transgression d’une règle religieuse suit le châtiment, ce dernier contenant l’élément surnaturel qui brise la situation

3 Ibid., p.394Michel Fournier, « Le diable, le saint, le revenant et la fée : le conte de fées classique et la sécularisation de l’imaginaire merveilleux canadien-français », Féeries, 10 | 2013, 117-135.

d’équilibre initiale. Enfin la reconnaissance de la culpabilité et le repentir du protagoniste rétablissent l’harmonie en confirment la morale traditionnelle qui avait été transgressée.5

La dimension religieuse est fortement présente et ressentie dans le contexte québécois.

Négliger cet élément, peut donc, induire à l’erreur au niveau de l’interprétation et de l’analyse

des différents contes fantastiques à étudier. En effet, les hommes de l’église entretenaient un

rapport étroit avec la création littéraire québécoise et influençaient l’univers fictif des

écrivains et artistes. Le clergé, et ce à travers l’histoire du pays, travaillait à renforcer son

pouvoir, en contrôlant l’usage de la langue et assurant le respect des mœurs. Il orientait et

guidait la création littéraire naissante vers un discours moralisant et veillait à ce que la

littérature soit singulièrement croyante et religieuse et que le Québec soit le foyer de

littérature orientée vers le religieux et le sceptique6.

Cela dit, les grandes lignes du fantastique classique seront définies à travers des thèmes

spécifiques qu’il convient de préciser.

1- Les thèmes du fantastique classique :

Si faible qu’il soit, l’Etre humain essaie toujours de dépasser sa condition inférieure face

aux forces de la nature. L’imaginaire est son seul outil pour réaliser des désirs naïfs7 qui

rompent avec la vie quotidienne et qui créent des possibilités d’échapper à la fragilité de la

condition humaine.

Le fantastique est donc un domaine de création qui permet aux écrivains de créer des

mondes parallèles à la banalité de la vie quotidienne8. Ce sont donc les éléments de ces

mondes parallèles, ces désirs naïfs basés sur les impossibilités de la condition humaine qui

déterminent les thèmes du genre fantastique. Or, comme on vient de voir ci-dessus, le

fantastique a connu une évolution qui commence à partir d’une forme classique dont les

thèmes sont souvent déterminés par le légendaire ou le folklorique. Dans ce contexte,

Steinmetz Jean-Luc précise que :

Le thème fantastique peut être culturel ou étroitement individuel. À l’origine il appartient souvent à l’imaginaire collectif et il implique une dynamique. Il porte en lui les germes

5Paola Puccini, « Du conte oral au conte écrit: une diachronie du fantastique québécois », p4 sur http://biblioteca.uca.es/pdf/1132-3310_1998_n7_275-287.pdf6Jan Goes, « Un bref aperçu de la littérature francophone du Québec », p4 sur : www.vlrom.be/pdf/051goes.pd7 Roger Caillois, anthologie du fantastique tome.1 ; Angleterre, Irlande, Amérique du Nord, Allemagne, Flandres, Edition Gallimard, Paris ; 1966, p.188 Ibid., p.19

d’une intrigue dont les grandes lignes vont être remodelées au gré de l’écrivain qui en use. Il arrive aussi que celui-ci forge un fantastique à sa mesure, trouve ses motifs9.

Steinmetz met l’accent sur les origines du genre fantastique qui sont soit collectives,

c’est-à-dire qui émanent d’un imaginaire commun, ou individuelles où c’est l’expérience

personnelle de l’écrivain qui motive la dimension surréelle de l’intrigue.

Afin de rester concentré sur les thèmes du fantastique classique, nous écarterons toute

discussion sur les éléments individuels qui peuvent influencer le thème fantastique. Ces

derniers feront l’objet d’une analyse rigoureuse dans la deuxième et la quatrième partie de ce

travail.

Cela dit, les éléments essentiels et collectifs qui nourrissent le fantastique classique

peuvent être déterminés selon Roger Caillois sous les formes suivantes10 :

_ Le pacte avec le démon : ce thème est récurrent dans les nouvelles et contes fantastiques

notamment dans les histoires belges. Du côté du Québec, le pacte avec le diable prend une

forme implicite et ses apparitions sont souvent liées avec le spirituel. En effet, le diable est

toujours prêt à amener avec lui au fin fond de l’enfer les mécréants et les âmes perfides. Il agit

selon le principe du pacte qu’il signe avec eux en échange de leur âme.

_ Les revenants : l’intersection entre les morts et les vivants. Ces morts qui font intrusion

dans le monde des vivants et qui réclament justice ou, tout simplement comme on va le voir

ultérieurement dans la littérature belge, n’arrivent pas à saisir qu’ils sont déjà morts. Du côté

québécois, la présence des revenants n’est pas liée à l’expiation d’une faute ou d’un manque

de fois, leur retour effraie sans que les témoins cherchent à sauver les âmes de ces bannis11.

_ Les apparitions allégoriques de la mort : celle-ci est perçue comme un châtiment et une

condamnation au héros. C’est souvent des apparitions sous forme de personnages ténébreux

dans un univers nocturne, un monde noir, hanté et peuplé de cris et de manifestations

diaboliques.12

_ La chose indéfinissable et insaisissable qui nuit et qui cause le malaise parfois et la fin

tragique du protagoniste.

9Steinmetz Jean-Luc, La littérature fantastique, 5e éd., Paris, Presses Universitaires de France « Que sais-je ? », 2008, p.2410Roger Caillois, ibid., p.p.20-2111 Nicole Guilbault, fantastiques légendes du Québec, Ed. ASTRED, Montréal, 2001, p.1212 Ibid., p.23

_ La malédiction : celle-ci peut être causée soit par des personnes ou des objets ou même des

lieux.

_ La femme-fantôme : séductrice et mortelle qui peut prendre des formes variées. Parfois elle

incarne la représentation allégorique de la mort.

Bien évidemment, Roger Caillois évitait de présenter une liste exhaustive des

thématiques du genre, chose qui nuirait à son projet anthologique. Il suggère, cependant, aux

chercheurs de développer ces thèmes et de les élargir pour terminer le catalogue des

thématiques fantastiques13. A cette proposition, nous pouvons ajouter les éléments proposés

par Steinmetz Jean-Luc:

Le fantôme. On en connaît de différentes sortes : spectre, revenant, ombre, simulacre, apparition. Chacun dessine un champ d’activité particulier. Quel qu’il soit, le fantôme provoque la surprise de qui le voit et, par conséquent, du lecteur.[…] le vampire (appelé stryge, lamie, goule, drucolaque, nosferat, vourdalak, selon les pays). […] il implique souvent une relation amoureuse (et rentre dans ce que Todorov appelle les thèmes du Tu), il est chargé d’un érotisme particulier où il est permis de voir s’accomplir une union interdite, réprouvée par la morale et la loi. Homme ou femme, le vampire adopte envers les vivants une attitude tyrannique. […] le double est également attesté par une abondante tradition. Il fait partie de ces croyances par lesquelles les hommes ont tenté de comprendre les étrangetés de leur vie psychique14.

Le fantôme, le vampire et le double sont donc, selon Steinmetz, les trois thèmes

essentiels autour desquels se tissent les histoires fantastiques. Cependant, d’autres thèmes ne

sont pas cités explicitement15et qui relèvent d’une importance capitale dans ce genre de

littérature. Nous citons à titre de complément, le thème de la métamorphose. Depuis le texte

de Kafka «  la Métamorphose » cet élément acquiert un intérêt particulier dans la littérature

fantastique puisqu’il renoue cette littérature avec un thème vieux qui date de plusieurs siècles.

En effet, l’imaginaire collectif est très influencé par les sous-thèmes liés à la

métamorphose en pariant soit sur les transformations du corps et des formes ou soit sur des

histoires mythiques qui illustrent ce thème. Chez les écrivains québécois, ce thème est incarné

dans la figure du loup-garou. Ce dernier est souvent exploité d’un point de vue religieux dans 13 Ibid., p.2114 Steinmetz Jean-Luc, La littérature fantastique, 5e éd., Paris, Presses Universitaires de France « Que sais-je ? », 2008, p.p.25-2615 Nous pouvons inclure le thème de la métamorphose dans celui du vampire partant du constat que ce dernier a subi à son tour une métamorphose du corps et du mode de subsistance. Néanmoins, nous préférons étudier ce thème d’un angle séparé pour montrer sa spécificité dans le contexte littéraire de notre travail (belge et québécois).

les contes et les légendes québécois. A cet égard une exposition virtuelle à la bibliothèque et

archives du Québec à Montréal expliquait que :

Une croyance bien québécoise est née comme châtiment divin autour de ceux qui négligent quand même de faire leurs pâques. Après sept ans consécutifs, ils risquent de se transformer en loup-garou. Au Québec, l'imaginaire religieux s'est emparé de cette croyance et on compte de nombreuses anecdotes ou légendes sur ce thème. Le malheureux ou la malheureuse atteint par cette malédiction est condamné à «courir le loup-garou», c'est-à-dire à errer la nuit à travers la campagne sous la forme d'un grand chien noir, d'un veau ou d'un cochon. Pour délivrer le loup-garou de sa métamorphose, il s'agit de lui faire couler une goutte de sang au moyen d'un outil en le blessant. En général, le loup-garou ainsi délivré est reconnaissant envers son bienfaiteur et lui demande la plus grande discrétion sur son identité.16

Notons que le thème du loup-garou peut, à son tour, se décliner en plusieurs thèmes

notamment celui de la bête et du monstre qui nourrissent aussi bien l’imaginaire belge que

celui québécois.

Il convient de préciser que les thèmes que nous venons de préciser illustrent uniquement

les grandes lignes du fantastique classique et qu’une autre étude thématique complémentaire

sera présentée dans le deuxième et le troisième chapitre de ce travail. Ces deux études se

pencheront sur les thèmes du « Je » et du « Tu », si on s’attache à la terminologie de Tzvetan

Todorov, ou aux thèmes de la psychose selon les théories modernes du genre.

2- Présentation du corpus :

2-1- Le choix du corpus :

S’investir dans un projet d’étude et d’examen d’un genre littéraire s’avère une

expérience délicate. D’une part, parce qu’une production littéraire n’est pas figée dans le

temps et que les traits distinctifs d’un genre subissent des transformations et une certaine

16 Le réseau de diffusion des archives du Québec sur : http://rdaq.banq.qc.ca/expositions_virtuelles/coutumes_culture/avril/paques/clin_oeil_tradition.html

évolution diachronique. D’autre part, la difficulté de définir un corpus qui soit représentatifs

de ces différents traits distinctifs du genre étudié.

Dépasser ces deux difficultés repose sur deux mesures, que nous jugeons, essentielles.

D’abord, nous n’accorderons pas une importance majeure au facteur temps dans le choix de

notre corpus. Ceci dit, les contes et les nouvelles à étudier doivent entretenir des relations

thématiques, cependant ils peuvent appartenir à des époques différentes.

Certes, notre projet du départ est de suivre l’évolution du genre fantastique et de

préciser ses avatârs. Cependant, l’analyse concentrée sur chaque niveau d’évolution ne nous

empêche pas de traverser le temps à la recherche d’exemples pertinents et modèles

représentatifs.

Ensuite, et pour dépasser la deuxième difficulté, nous envisageons que le choix du

corpus sera guidé par une recherche de représentativité thématique centrée sur les thèmes

qu’on vient de présenter dans ce qui précède.

Ces deux mesures nous permettront de tracer un cadre de travail et de délimiter le

corpus sur lequel nous travaillerons.

2-2 Présentation du corpus :

Le corpus sur lequel on va travailler est divisé en deux parties. Chacune de ces deux parties

regroupe des contes relatifs soit à la Belgique soit au Québec. Nous présenterons les résumés

de ces contes sans les classer ni prendre en considération la thématique abordée dans chacun

d’eux.

Le corpus belge :

Un collaborateur inconnu (Victor JOLY)

Uric, un jeune étudiant issu d’une noble famille allemande, vient d’intégrer

l’université de Heidelberg. Il y fait la connaissance d’un groupe de jeunes étudiants qui

avaient l’habitude d’organiser des rencontres quotidiennes afin de discuter et méditer autour

de sujets variés. Frank, un membre de ce groupe leur raconta l’histoire d’un charpentier qui

participait aux travaux de construction d’une cathédrale. Ce dernier a dû passer la nuit au

chantier et assister à une scène étrange ; Alors que l’église semblait calme et déserte et que la

nuit commençait à tomber, les portes s’ouvrirent et de petits hommes noirs ayant la taille des

singes se répandirent comme un torrent dans l’église. Etant commandés par le diable, les

petits hommes s’acharnaient à détruire ce que les humains ont construit durant le jour. Le

diable, quant à lui, veille à infliger son châtiment aux pauvres trépassés enterrés au sein de

cette cathédrale. Ce spectacle qui continuait toute la nuit disparait aux premières lueurs du

jour.

Le jeune Uric a été charmé par cette étrange histoire, sans douter de sa véracité

puisqu’il avait un esprit sensible, voire un peu poétique. Un jour, en se promenant dans les

grands chênes afin de trouver une source d’inspiration à son projet poétique, il fut la rencontre

d’un jeune pâtre. Ce dernier lui proposa de l’aider à déchiffrer un manuscrit contenant, selon

lui, un trésor absolu. Au premier coup d’œil, Uric tombe sous le charme de la poésie que

contenait ce manuscrit dont l’écrivain était anonyme. Il décida de s’en emparer et de le

publier en son nom au prix du sang puisqu’il tua le jeune pâtre qui refusait de croire que le

livre n’était qu’un recueil de poèmes.

A la publication du premier poème, Uric fait ses premiers pas dans le monde de la

gloire et de l’immortalité. Cependant, il reçoit une visite étrange de la part du diable. Ce

dernier est venu accomplir un pacte avec le jeune poète ; lui offrir le manuscrit en échange de

son âme. L’histoire se termine par le triomphe de la foi incarnée dans l’esprit du jeune héros

qui refusa l’offre du diable et échappa à ses griffes.

Le Sacrilège (André LE PAS)

Ambroise, un bon curé est réveillé de son sommeil par une forme lumineuse blanche

qui l’incitait à la suivre. Le curé découvre qu’il s’agissait d’un ange envoyé pour lui montrer

le triste sort du saint enterré à côté de la chapelle. Ce dernier, populairement vénéré, subissait

un châtiment étrange. Sa langue était continuellement brûlée à cause de son orgueil et de sa

mauvaise foi.

Le maréchal de Tamines (Adolphe BORGNET)

L’histoire d’un maréchal ferrant qui a accepté d’offrir l’hospitalité à Jésus et à Saint

Pierre. Ces derniers, en guise de récompense, lui proposèrent de faire trois vœux. Ainsi, le

premier était de tenir à volonté sur un poirier du jardin tout imprudent qui y grimpe. Le

deuxième était d’interdire l’ouverture de sa bourse sans sa permission. Quant au troisième, il

consistait à n’accorder à aucune puissance de le détacher de son tablier. A chaque vœu, Saint

Pierre conseillait le maréchal de demander l’accès au Paradis, sans que son conseil soit pris en

considération.

Les années passèrent et le maréchal perdit tous ses biens et se trouva ruiné. Face à cet

état, il accepta de faire un pacte avec le diable. Ce dernier lui proposa une somme d’argent en

échange de son âme qu’il devait venir la récupérer dans dix ans. Le maréchal fut plus rusé que

le diable et réussit à prolonger le sursis pour vingt ans.

Une fois mort, le diable eut peur du maréchal rusé et refusa de lui ouvrir les portes de

l’enfer. Il décida de se diriger vers le paradis où Saint Pierre refusa, à son tour, son accès

puisqu’il a négligé ses conseils. Rusé qu’il était, le maréchal se sert du dernier vœu pour y

accéder.

Cécile (Léon WOCQUIER)

Cécile, la fille d’un vieux comte allemand, est tombée amoureuse d’Albert, un jeune

baron de la région. Leur histoire d’amour prend un cheminement parfait puisqu’elle est

couronnée par le mariage. Albert a dû cacher à sa femme son ancienne aventure avec

Roeschen, une jeune fille décédée il y a quelque mois et qui était follement amoureuse de lui.

Toutefois, l’état de santé de la jeune mariée se détériore à cause du grand attachement qu’elle

éprouve à l’égard de son mari et à la découverte des lettres envoyées par la trépassée. Le

spectre de celle-ci continue à rôder autour du jeune baron et cause la mort du jeune couple à la

fin de l’histoire.

Le petit fantôme (Thomas OWEN)

Courandus, un petit fantôme, qui avait comme mission de rendre visite aux habitants

d’un vieux château et de les effrayer. Toutefois, le petit fantôme y fit la connaissance d’un

jeune garçon nommé Oscar qui devait passer une semaine au château comme sorte de

punition à son mauvais comportement. Courandus, était passionné par cette rencontre surtout

que le jeune garçon n’éprouvait aucune peur ni crainte à causer avec un fantôme. La fin de

l’histoire est inattendue puisque les habitants du château reçoivent une lettre de la part d’une

fédération internationale des associations surnaturelles leur informant qu’il leur serait

impossible de leur envoyer d’autres fantômes puisque ceux-ci ne les effraient plus.

Cérémonial nocturne (Thomas OWEN)

Le narrateur avait l’habitude de respecter un type de cérémonial familial nocturne. En

effet, il devait marquer sa présence à son père chaque soir avant de gagner sa chambre. Un

soir, il décida de renoncer à cette vielle habitude jugée trop humiliante et il regagna

directement sa chambre en montant l’escalier dans l’obscurité. Cette décision ne s’est pas

passée sans incidences puisque le narrateur a senti la présence d’une main qui s’est glissée

dans son lit et l’a effrayé, l’obligeant ainsi à crier et à demander l’aide de ses parents. Depuis

ce jour, le narrateur ne manque pas à respecter le cérémonial nocturne et tâche de ne jamais

monter l’escalier dans l’obscurité.

Et la vie s’arrêta… (Thomas OWEN)

Sous une forme allégorique mystérieuse dont on ne perçoit que le son des pas, la Mort

rend visite à un village. Le récit nous décrit les derniers instants de la vie de trois personnages

avant que la Mort les saisisse. Enfin, l’attachement à la vie de la marquise, la troisième

personne, a pu les sauver d’une fin tragique.

La fille de la pluie (Thomas OWEN)

Au nord du pays, Doppelganger, qui a mal choisi la période de son séjour touristique,

s’ennuyait à attendre l’amélioration des conditions météorologiques. Le soir, il décide, malgré

le mauvais temps qu’il faisait, de sortir faire un tour dans la ville. Il y fit la connaissance

d’une séduisante jeune femme qu’il appela Lamie. Cette dernière, qui avait du sang sur les

mains, le charmait sans que la présence de ce sang lui fasse peur. Elle lui proposa de la suivre

le long d’un chemin aux détours imprévus menant à une bâtisse abandonnée. A l’entrée de la

chambre de la jeune femme, il aperçut le cadavre d’une inconnue qui s’est fait égorger par

elle. Celle-ci lui demanda de l’aider à se suicider en exerçant son charme sur lui.

L’histoire prend la forme d’un sommeil, puisque Doppelganger se réveilla et découvrit

qu’il a passé la nuit dans une villa abandonnée où, cinq ans auparavant, on avait découvert

deux femmes égorgées sur un lit.

Nocturne (Thomas OWEN)

Le narrateur décide un soir de revenir sur le lieu où il a découvert, cinq ou six ans

auparavant, un cadavre anonyme dont on ignorait les motifs de sa mort. Sur les lieux de cette

découverte macabre, un chien attira son attention. L’animal l’invitait à le suivre et l’entraina

dans un monde de fantômes. Il y fait, d’abord, la rencontre d’une fillette et d’un policier qui

n’avaient pas d’ombres et dont les pieds ne touchaient pas le sol. Ensuite, il franchit la porte

d’une mystérieuse maison où il rencontre un étrange personnage qui lui expliqua qu’il vient

d’intégrer le monde des fantômes et que c’était la journée annuelle des fantômes du quartier.

Il lui expliqua aussi que les fantômes ne mettent pas les draps blancs que les vivants ont

l’habitude de présenter. Au contraire, ils ont des apparences habituelles et peuvent même

vivre parmi les vivants sans que ces derniers le sachent.

Le diable à Londres (Michel DE GHELDRODE)

Le narrateur nous relate sa rencontre mystérieuse avec le diable lors d’un séjour à

Londres. En errant par un sombre et brumeux matin, le narrateur est intrigué par une plaque

de zinc fixée à une porte pourrie et sur laquelle est écrit le nom du diable ; Méphisto. La porte

s’ouvrit toute seule et le narrateur franchit le seuil de cette porte. Il fut guidé par une présence

invisible à une pièce où il devait attendre l’arrivée du diable. Son attente ne fut pas en vain

puisque Méphisto ne tarde pas d’arriver. La gentillesse et la bonté du diable était appréciée

par le narrateur qui lui avoua son enchantement de cette rencontre. Les adieux se sont fait

dans un climat convivial et les deux amis se sont fait rendez-vous en enfer.

Le corpus québécois :

La Chasse-galerie

Réunis autour de Joe LE COOK le cuisinier de chantier, des bûcherons écoutent les

aventures de ce dernier qui était parti il y a 40 ans chercher sa bien-aimée. En effet, En

compagnie de Baptiste Durant et de ses compagnons, ils ont pris un canot qui avait pris l’air

dès que le groupe eût prononcé le nom de diable. Joe leur proposa d’aller rencontrer sa

fiancée à Lavaltrie et de célébrer l’arrivée du nouvel an. Ce qu’il fit ; mais au retour, les

inconduites de Baptiste qui avait trop bu précipitèrent le canot au sol. Le groupe survécut

miraculeusement à cette chute.

Le Fantôme de l’avare

Un grand père raconte à sa famille, réunie la veille du nouvel an, comment il a pu

sauver l’âme d’un revenant du châtiment qui lui était infligé depuis soixante-dix ans. Ce

dernier était condamné en chaque nouvel an à attendre l’arrivée d’un voyageur et de lui offrir

l’hospitalité afin d’expier son péché puisqu’il avait refusé d’accueillir un homme et l’a laissé

mourir de froid de peur qu’il soit volé. Le grand père accepta l’hospitalité du revenant et ce

dernier fut libéré de son châtiment.

Le Loup-garou (Honoré BEAUGRAND)

Le père Pierriche Brindamour évoque une aventure qui lui est arrivée. Lorsqu’il était

encore adolescent, en naviguant sur le fleuve, il vit une bande de loups garous qu’il disperse à

l’aide de son père en tirant un coup de fusil ! Plus jeune, son père avait déjà fait l’expérience de

rencontrer des loups garous puisqu’il a failli être victime d’une charmante sauvagesse qui s’était

changée en loup-garou.

La Nuée du diable (Firmin Picard)

Engagé dans l’opération de déportation des Acadiens menée par l’armée anglaise,

William Brandon n’hésite pas à piller les richesses des habitants et à commettre des crimes

atroces en brûlant une famille entière. Malheureusement pour lui, ce crime ne se produit pas sans

châtiment puisqu’il vit la mère et les enfants de cette famille s’élever dans le ciel en le

maudissant. Peu de temps après, et alors qu’il voyageait vers Halifax où sa femme devrait

l’attendre, son navire fait naufrage et tout l’équipage périsse, excepté lui. Il a fait un pacte avec le

diable en retour de sa vie sauve et de dix ans de jouissance des biens et des richesses pillées aux

Acadiens. Dix ans plus tard, sa santé ne cesse de se dégrader jusqu’au jour où il se rend à

l’endroit désigné par le diable, et là, sous le regard d’une foule au courant de la malédiction, un

nuage noir apparaît au-dessus de lui et l’engloutit.

Une histoire de loup-garou (Wenceslas-Eugène Dick)

Jean Plante, un meunier de l’île d’Orléans, et son frère Thomas maltraitent un

mendiant venu leur demander l’aumône. Alors le visiteur jette un sort sur le moulin qui cesse de

marcher à l’instant. Incapable de trouver une explication rationnelle à cet arrêt soudain, Jean

s’emporte contre son frère et quitte le lieu. Au cours des nuits suivantes, Jean Plante, est obligé de

rester seul au moulin et de faire face aux esprits qui hantent le lieu. Une nuit, un grand loup

s’introduit dans sa chambre. Épouvanté, Jean lui tranche un bout de l’oreille droite avec une arme

et se rend compte qu’il s’agissait de son frère transformé en loup-garou. L’incident était

insupportable pour lui et il sombre, ainsi, dans la folie.

L’Anse du Trépassé (Henri de Puyjalon)

Débarqués dans une anse étroite et profonde, Thomas, l’engagé du narrateur, réveille

son patron en lui affirmant qu’il a vu le fantôme d’un homme tout blanc qui marchait dans l’eau.

Le lendemain, les deux marins découvrent à plus de vingt-cinq pieds au-dessus des plus hautes

mers, sur un entablement de la falaise, les ruines d’une barque. Des pêcheurs leur expliqueront,

par la suite, qu’il avait couché dans une anse où un homme s’y est noyé et que l’on appelle l’anse

du Trépassé. Depuis lors, Thomas répète tous les vendredis la même phrase: «Jette-moi la

haussière.». C’est ce qu’avait fait le narrateur, pour ne plus l’entendre, et son embarcation avait

aussitôt été transportée sur l’entablement.

La griffe du diable (Gaston GEUDRON)

C’est l’histoire d’un diable qui voulait punir une femme d’avoir cueilli des fruits sans

sa permission. Afin de se protéger, la femme se réfugia dans la maison de sa voisine qui avait un

bébé. Toutes les deux se résolurent à montrer le bébé au diable dont la pureté de l’âme peut les

sauver. En fin, elles réussirent à s’échapper des griffes du maudit.

Le diable danse à Saint Ambroise (Gaston GEUDRON)

Le diable apparaît sous la forme d’un jeune homme et participe à une fête de danse.

Durant la cérémonie, il réussit à séduire une jeune femme et s’empare de son âme et de son

corps. Les villageois dévoilent le mauvais tour du diable et le chassent du bal. Malheureusement,

le diable se venge et le corps de la jeune fille est réduit en cendres.

La vente au diable (Napoléon CARON)

Sur la rive nord du Saint-Laurent, en prenant la route qui s’avance au-delà des coteaux

des Trois-Rivières pour se rendre au Poste des Forges Saint-Maurice, vivait Mlle Poulin. Celle-ci

avait aux environs des Forges des terrains couverts de superbes érables, que M. Bell, propriétaire

du Fourneau, faisait couper pour en faire du charbon.

Elle voulut l’empêcher comme de raison ; mais c’était en vain. Elle n’avait pas

d’héritiers et elle mourut sans faire de testament, se contentant de répéter: « Je donne tous mes

biens au diable ! Ils ne jouiront pas en paix de ce qu’ils m’ont volé ! ». Le diable prit cette

donation au sérieux, et depuis ce moment il se mit à agir en maître sur les terrains qui

environnent les Forges semant la terreur dans la région.

La vengeance d’une morte (Gaétane de Montreuil)

Lors d’une promenade à travers la forêt, la narratrice était impressionnée par le

mystère d’une tombe d’enfant isolée sur le versant de la colline. Sur la tombe une riche épitaphe

en marbre blanc, arrachée de sa base et renversée sur le sol, attestait qu’il s’agit d’une fillette qui

dormait depuis quatre-vingt ans, seule dans cette forêt silencieuse.

En contemplant la tombe de la petite fille, la narratrice est surprise par l’apparition

d’un gamin. C’était le fils de sa blanchisseuse. Il avait l’air bien décidé de voler le marbre brisé

et le transformer en perron de sa maison. La narratrice essaya de le mettre en garde et lui affirma

que ça va lui apporter malheur et malédiction ainsi qu’à sa famille. Cependant, le garçon riposta

à ces propos et décida d’enlever l’épitaphe en marbre.

Quelques jours après, la mère du jeune voleur est venue demander l’aide de la

narratrice en affirmant que le morceau de marbre leur a apporté malheur et que l’enfant et son

père sont tombés malade. L’enfant, quant à lui, assure d’avoir vu les fantômes de la fillette et de

sa mère venues se venger de lui.

3- Analyse thématique des éléments constitutifs du paradigme fantastique classique

Afin de donner une définition précise au concept « thème » nous pouvons se référée

aux travaux de Roland Barthes et Jean-Pierre Richard. Dans ce contexte, R. Barthes avance

que le thème est « itératif, c'est-à-dire qu'il est répété tout au long de l'œuvre [...] il constitue,

par sa répétition même, l'expression d'un choix existentiel. »17J.P. Richard, quant à lui, stipule

que :

Les thèmes majeurs d’une œuvre, ceux qui en forment l’invisible architecture, et qui doivent pouvoir nous livrer la clef de son organisation, sont ceux qui s’y trouvent développés le plus souvent, qui s’y rencontre avec une fréquence visible, exceptionnelle.18

Le thème est alors cette invisible entité sémantique qui assure l’accomplissement du

processus de la signification et de la mise en rapport sémantique chez le lecteur. Toute

signification se cache, en effet, derrière le choix existentiel effectué par l’auteur reflétant ainsi

sa vision du monde par rapport à un thème précis.

17Roland Barthes, Michelet par lui-même, Ed. du Seuil, France, 1954, p. 17718Jean-Pierre Richard, l'Univers imaginaire de Mallarmé, Éd. du Seuil, France, 196, p.p. 24-25

Notre travail consiste, donc, à étudier et mettre la lumière sur ces processus de

signification. Il s’agit, exactement, d’une analyse des différents thèmes qui se répètent et qui

constituent par conséquence l’imaginaire fantastique originel.

3-1 Taxonomie du diable dans le conte fantastique :

Le diable demeure une figure emblématique de la littérature fantastique classique. Son

passage d’un contexte purement religieux vers la fiction marque le début du genre fantastique.

L’exemple le plus illustratif est celui de la nouvelle française « le diable amoureux » de

Jacques Cazotte, celle-ci est considérée comme le premier récit fantastique. Cependant, ce qui

frappe à propos de cette figure est la variété de représentativité et des formes sur lesquelles

apparaît ce thème.

3.1.1 Le diable, symbole de châtiment :

La figure du diable est étroitement liée aux thèmes de l'enfer et du châtiment. Ce mot

est doté d’une charge sémantique religieuse qui renvoie au péché, à la transgression des lois

divines et par conséquent à la damnation. Au niveau diégétique son apparition est souvent

accompagnée d’un climat de tension, de destruction et de mal qui est son apanage par

excellence. Dans Un collaborateur inconnu on soulève deux remarques à propos de son

intrusion dans le récit. D’abord, l’histoire est amorcée par une remise en question du sujet

même de sa damnation « Dieu lui a permis [à Satan] bien autre chose encore […] il semble

avoir toujours conservé un reste d’affection pour celui qui fut jadis le premier de ses

séraphins »19 ce qui prépare le lecteur à une nouvelle conception du rapport Créateur/ange

déchu, un rapport qu’on étudiera dans ce qui suit. Ensuite, cette apparition est marquée par une

atmosphère effroyable :

« L’église était déserte, et sa voix alla réveiller une foule d’échos qui renvoyèrent ses paroles avec des sons étranges […] La première pensée de Fritz fut que le feu était dans quelques parties du monument et qu’il allait périr d’une horrible mort sans aucun espoir de salut. […] ce qu’il vit alors le frappa d’une plus profonde horreur, d’un plus mortel effroi que s’il eût vu une mer de feu l’entourer de ses vagues dévorantes »20

La nature de cette découverte agaçante est estompée grâce à une pause narrative afin

de préparer le lecteur à l’intrusion du Diable, l’élément clé du récit. L’évocation même de son

nom se fait d’une manière progressive et implicite puisqu’il est désigné dans un premier temps

19Un collaborateur inconnu, p.11520 Ibid., p.118

par le « Maître »21avant de le désigner par « jeune homme d’une beauté étrange » portant les

traits d’une inexprimable souffrance.22Il s’agit ici d’une nouvelle apparence du Diable. Cet être

n’est plus l’image d’une créature de laideur et d’aspect épouvantable, mais plutôt une image

qui implique le lecteur dans une quête de significations susceptibles d’être attribuées à cet

homme de beauté étrange :

Son front haut est vaste sur lequel tombaient de riches boucles brunes semblait couver de tumultueuses pensées. Son regard voilé, profond est implacable, illuminait l’ombre la plus profonde. […] Ce mystérieux personnage était vêtu d’un riche costume de velours de forme antique et tenait à la main un fouet à plusieurs lanières, dont les extrémités semblaient armées d’aiguillons23.

Comme il ressort de l’extrait, le Diable est présenté sous une allure bien soignée. Le

beau et le mal, la plus parfaite des natures créées, l’idéal du mal incarné sous une forme qui se

distingue à la fois par sa beauté et sa banalité. De ce fait, son portrait physique et vestimentaire

ordinaire, voire même exubérant, vulgarise en quelque sorte son apparition.

Au niveau connotatif, l’apparence inattendue du Diable affaiblie sa valeur thématique

et l’écarte, quoique momentanément, de son champ de signification largement admis. De ce fait

le lecteur, est sous l’influence de cette image banalisée, qui écarte la charge religieuse et

théologique de cet Etre. Ceci ne favorise, donc, guère la réflexion sur le bien et le mal en

éloignant le texte des écrits religieux et en repositionnant également le Diable comme un

élément fantastique dans le récit.

Dans Le diable à Londres la représentation donnée au Diable est plus frappante

puisqu’il est réduit à un être amusant d’une bonté et d’une politesse inquiétante. Afin de lutter

contre l’ennui insupportable, le narrateur, déploie un effort considérable pour trouver la

demeure de l’ange déchu. Ce dernier avait un beau regard et saluait cérémonieusement le

narrateur « Son pâle visage, son regard las et mélancolique, sa démarche aisée

m’impressionnèrent : je me trouvais devant un être racé, de bonne manières et d’une certaine

beauté »24. On est donc, devant une nouvelle conception du Diable qui le conçoit à la fois

comme surnaturel et sympathique et qui le banalise en quelque sorte.

Cette image banalisée est reprise sous une forme bouffonne dans La Vente Au diable,

où ce dernier s’amuse à apparaître sous un aspect drôle :21 Ibid., p12022 Ibid. p.12123 Ibid. p.12124 Michel DE GHELDORODE, Sortilèges, p.37

Il est arrivé que le diable se montrait bien inoffensif et semblait prendre plaisir à amuser les passants. Un dimanche, par un des froids les plus piquants du mois de janvier, les gens des Forges s’en allaient à la messe aux Trois-Rivières ; arrivés à la Vente au diable, ils aperçurent un homme qui était occupé à se faire la barbe, auprès d’un arbre. Il était en manches de chemise, tête nue, et se mirait dans une petite glace suspendue à l’écorce de l’arbre par une épingle. Les gens ne purent s’empêcher de rire en voyant une pareille farce, mais ils ne se doutèrent pas que c’était le démon à qui il avait pris fantaisie de venir faire le drôle25.

On peut soulever sous cet angle une certaine absurdité implicite quant à la

représentation du Diable dans cet extrait. En effet, la thématique du démon qui s'acharne

d’habitude à s’investir dans le mal et tout particulièrement à infliger toute sorte de torture aux

hommes, contraste avec le comique et le drôle. Il n’est plus l’intermédiaire entre la vie et

l’enfer, mais un Etre dont la présence et la confrontation est possible dans un cadre amusant et

réconfortant chez les humains.

Cette forme de confrontation et de coexistence entre les humains et le Diable se fait

dans La Vente Au diable d’une manière tout à fait acceptable. L’histoire même, repose sur un

testament oral selon lequel une propriétaire de terrain cède son bien au profit du Diable. Il

s’agit là d’une conception qui ouvre le monde des hommes à celui des diables :

Mlle Poulin avait aux environs des Forges des terrains couverts de superbes érables, et M. Bell faisait couper ces érables pour en faire du charbon. Elle voulut l’empêcher comme de raison ; mais c’est en vain qu’elle fit procès sur procès, elle ne put jamais rien gagner. Mlle Poulin n’était pas des plus dévotes. « Puisque, dit-elle, je ne puis pas même empêcher les autres de prendre ce qui m’appartient, je donne tout ce que j’ai au diable ! » Elle n’avait pas d’héritiers et elle mourut sans faire de testament, se contentant de répéter: « Je donne tous mes biens au diable ! Ils ne jouiront pas en paix de ce qu’ils m’ont volé ! »Le diable prit cette donation au sérieux, et depuis ce moment il se mit à agir en maître sur les terrains.26

Deux remarques surgissent à l’étude de cet extrait. D’une part, c’est l’humain qui est

le responsable de cette intrusion du Diable dans le monde des mortels puisque c’est Malle

Poulin qui a fait de lui son légitime héritier. D’autre part, le diable en tant que personnage

remplit deux fonctions ; il est adjuvant dans la mesure où c’est lui qui va rendre justice à la

trépassée en mettant un terme à l’injustice et l’abus du pouvoir de M. Bell. Il est également

opposant, puisqu’il s’oppose à la quiétude du village en semant la terreur parmi les villageois.

25Napoléon Caron, La Vente au Diable, Contes et nouvelles du Québec II, P.29626Napoléon Caron, La Vente-au-Diable, Contes et nouvelles du Québec II, p.293

Notons que le narrateur dresse une image moins violente du Diable dans ce récit.

Autrement dit, il ne s’engage ni dans des entreprises de châtiment, ni dans celles de

damnation. Il se montre plutôt comme un maître qui intervient physiquement et qui se fait

respecter grâce à la terreur :

C’était précisément ce terrain qui avait été légué au diable ; aussi les démons y tenaient leur sabbat. À un certain endroit, ceux qui passaient le soir voyaient un grand feu et une quantité de personnes autour du feu ; ils entendaient des bruits de chaînes, des hurlements, des cris de rage, ou des éclats de rire à faire sécher de frayeur. Ils s’entendaient appeler, ils entendaient des blasphèmes horribles ; vous comprenez que les pauvres voyageurs après avoir vu ou entendu de semblables choses, se rendaient aux Forges plutôt morts que vifs. C’était devenu une chose bien terrible que de se voir obligé de passer là27.

Certes, il continue d’inspirer la crainte et de semer la terreur dans les esprits des villageois, mais il demeure inoffensif vis-à-vis les aventuriers qui osent l’outrager et violer les moments de son intimité.

Contrairement à La Vente Au Diable, dans Un collaborateur inconnu le diable est

destiné à faire souffrir les corps des morts enterrés dans la cathédrale. Il doit tout d’abord

détruire cette œuvre qui relie les humains au Dieu. Ensuite, il doit punir l’orgueil, l’hypocrisie

et la vanité des âmes corrompues. Selon lui, ces dernières n’ont pas commis uniquement des

péchés irréparables, mais aussi et surtout elles ont osé impudemment le concurrencer en

termes de loyauté et déloyauté envers le Seigneur:

N’ai-je pas tenu ma promesse, ton orgueil insensé n’a-t-il pas reçu une punition digne de moi ? Tu croyais immortaliser ton nom en t’attachant à l’œuvre le plus splendide sur laquelle les enfants des hommes n’eussent jamais attaché leurs regards.28

Le diable semble destiné à infliger des souffrances physiques et morales à celui qui

ose immortaliser son nom. Certes la recherche de gloire n’est pas un péché en soi, mais mêlée

à l’orgueil et à l’ostentation, elle implique l’individu dans une rivalité avec le démon. Dans ce

cas, l’apparition de ce dernier a pour mission d’anéantir tout le bien que les trépassés ont

accomplis durant leur vivant, et à commencer par la cathédrale.

D’autre part, si le diable a un aspect assez séduisant au début du récit, il ne s’attarde

pas à se transforme progressivement en prenant une apparence plus classiquement

monstrueuse « L’inconnu devenait de plus en plus farouche, sa voix de plus en plus

27Napoléon Caron, La Vente-au-Diable, Contes et nouvelles du Québec II, p.29528Un collaborateur inconnu, p.124

menaçante ; son regard dévorait ! […] la haine l’emporta. »29.La haine qui l’emporte envers

les humains l’incite à vouloir se venger et à infliger son châtiment à ceux qui ont voulu

célébrer la foi en la mêlant avec quelques grains d’orgueil. D’ailleurs, on remarque que le

diable n’exerce pas un pouvoir absolu sur toutes les tombes des trépassés « l’inconnu, furieux,

allait redoubler [son cri], lorsque tout à coup il pâlit en apercevant devant lui un bouclier d’or

porté par un bras invisible […]. Il se rejeta en arrière en poussant un cri sauvage »30. Outre

ceci, Il semble que la protection céleste protège les âmes fidèles même après la mort et que le

châtiment du diable est accompagné du consentement divin :

Le Chris demeura muet sur son bois sanglant et ne rouvrit pas ses lèvres […] tout à coup une voix laissa tomber ces paroles : « là où manque la foi, manque la force de l’intelligence des choses divines. Les saints remuaient des collines, - les hommes ne peuvent plus remuer ces pierres, - mon esprit ne les aiment plus, car l’orgueil et l’égoïsme ont remplacé l’amour.»31

La souffrance physique va donc de pair avec celle de l’esprit. Les sujets, en situation

de faiblesse, sont délaissés et abandonnés au châtiment cruel du diable. Dans cette optique, le

diable peut être considéré comme un châtiment physique et moral puisque ces sujets sont

punis par le maudit. Ce dernier se fortifie de la situation en infligeant son châtiment sans

merci aux condamnés.

Le thème du châtiment est abordé également dans Le Sacrilège où le curé Ambroise

est invité, à travers une vision céleste, à assister au châtiment infligé à la tombe de

l’orgueilleux saint. Le caractère fantastique de cette vision céleste est remis en cause par un

témoignage historique vers la fin de l’histoire :

C’est à Verniers, ville de l’ancien marquisat de Franchiront, et sous un des derniers princes-évêques de Liège, que s’est passé, suivant une tradition locale dans l’antique église paroissiale se Saint-Remacle, le fait merveilleux rapporté ici. Le curé Ambroise de la légende était un simple vicaire du nom de Deshayes.32

Ce témoignage vise à donner une véracité à l’histoire et ancre l’élément fantastique

dans la réalité. Dans ce contexte le narrateur se sert du thème du châtiment pour véhiculer le

même discours moralisateur qu’on trouve dans Le collaborateur inconnu. La figure du diable

revêt donc une importance capitale qui dépasse son cadre fantastique. Elle implique le lecteur

dans un processus de connotations basé sur les thèmes de l’obéissance et de la désobéissance.

29Un collaborateur inconnu, p.p.123-12430Un collaborateur inconnu, p12431Un collaborateur inconnu, p13132 Le Sacrilège, p.256

Ceci crédibilise le châtiment et facilite la compréhension du discours moralisant,

explicitement présenté dans les deux extraits suivants :

1- Le curé Ambrose […] commenta ce passage du livre saint qui condamne les bonnes œuvres de l’orgueilleux, et cet autre qui veut que la main gauche ignore ce que la main droite a donné.33

2- Avec la foi vous soulèverez des montagnes et vous direz aux flots courroucés des mers : « apaisez-vous ! ». Là où manque la foi, manque la force et l’intelligence des choses divines.34

D’autre part, on remarque que ce discours à tendance théologique est moins explicite

dans le corpus québécois. En effet, dans La nuée du diable le narrateur met l’accent sur la

brutalité de l’armée anglaise et les atrocités qu’elle a commises à l’égard des Acadien en

Amérique du nord. Les premières pages du conte commencent par situer les évènements à

Port-Royal vers 1740 avant de s’attarder à la description détaillée des horreurs et des crimes

de guerre perpétrés par les Anglais.

L’absence du repère religieux dans l’histoire est expliquée par le fait que ces crimes

étaient commis au nom de la religion. L’évocation de l’église comme un lieu de

rassemblement des prisonniers avant leur extermination est très significative. Le narrateur se

réfère aux massacres commis en Amérique du nord au nom du Dieu au XVIIIème siècle. Il

souligne la véracité de ses propos en affirment que: « Toutes ces horreurs sataniques sont

rigoureusement vraies. Voir entre autres : Pèlerinage au Pays d’Evangeline, par l’abbé

Casgrain, etc. »35.

L’incipit de La nuée du diable se rapproche des chroniques historiques où

l’importance est donnée plus aux faits et aux personnes qu’aux histoires racontées.

Cependant, le texte ne tarde de reprendre les caractéristiques du récit fantastique avec

l’apparition du diable. Quoiqu’elle fût brève, la rencontre avec le diable est vitale dans le

projet diégétique du narrateur. C’est l’élément fantastique qui implique le lecteur dans

l’étrange et l’insolite.

Afin de ne pas trop stimuler la dimension religieuse et théologique chez le lecteur, le

narrateur évite de donner, ni portrait ni identité au diable dans l’histoire. L’évocation de Satan

au lieu du diable dans « je vouai mon âme à Satan s’il me sauvait moi et mon trésor, et

33 Le Sacrilège, p.26534 Un collaborateur inconnu, p13135Firmin Picard, La nuée du diable, p.268

m’accordait de jouir dix ans de cette fortune »36 est à comprendre dans ce sens ; le vocable

Satan est auto-défini, inutile de s’attarder dans sa caractérisation et de détourner l’attention du

lecteur de l’atrocité des faits. Par contre on remarque que le narrateur s’investit dans une

description détaillée des scènes macabres et funèbres du carnage perpétré au peuple

amérindien:

C’était à Grand-Prée ; plus de quatre cents malheureux Acadiens, hommes, jeunes gens depuis l’âge de dix ans, furent faits prisonniers dans l’église profanée, prostituée par les vampires rouges. […] Lawrence […] tua les jeunes enfants en leur ravissant leurs soutiens, enleva la raison aux malheureuses mères de famille, vola tout ce qu’il put voler, pilla les malheureux auxquels sa proclamation permettait d’emporter leur argent et ce qu’ils pouvaient prendre d’habillements ; pourvu, disait-il cyniquement, que cela ne constituât pas une surcharge pour les navires devant emmener les Acadiens ; enfin, viola même les cadavres !37

Des crimes diaboliques qui lient le destin du protagoniste avec celui de Satan. De ce

fait, ce dernier, en tant que personnage, remplie deux fonctions. D’une part, il est adjuvant

dans la mesure où il accepte de venir en aide à Lawrence et de lui accorder dix ans de vie et

de jouissance du trésor qu’il a pillé au peuple acadiens. D’autre part, il est opposant, puisqu’il

est l’incarnation du châtiment céleste qui s’oppose à la volonté de vivre chez le sujet « Tout le

monde attendait avec anxiété le jour fatal de l’échéance monstrueuse : nul ne doutait que

Satan ne vînt en personne chercher cette âme. »38

A cet égard, on peut avancer qu’il s’agir d’une conception antinomique du diable. Une

conception qui fait de lui à la fois l’adjuvant et l’opposant, et qui s’écarte également de la

charge sémantique communément admise de cette figure. En effet, le diable n’est pas perçu

toujours comme un ennemi de l’humain, bien plus que ceci, il peut venir en aide aux esprits

machiavéliques qui sont dans ce sens ses acolytes.

Comme dans le Collaborateur inconnu, Satan intervient, vers la fin de La nuée du

diable, pour infliger la punition divine à Lawrence. Une fois encore, l’intervention du diable

renforce l’idée selon laquelle le monde des hommes n'est pas clos et qu'il communique avec

celui des diables. On soulève ici une ressemblance entre La nuée du Diable et La vente au

diable au niveau de cette intrusion. Celle-ci se fait à des moments de désespoir et à la

36Firmin Picard, La nuée du diable, p.28337Firmin Picard, La nuée du diable, p.26638Ibid., p.285

demande du sujet « La dispersion générale des papistes était un fait accompli […] je vouai

mon âme à Satan s’il me sauvait moi et mon trésor. »39

Toutefois, si dans La nuée du Diable et La vente au diable le diable a été interpellé

par les protagonistes, on remarque que dans La griffe du diable, celui-ci fait son apparition au

moment où les deux protagonistes évoquèrent son nom. Dans ce sens, il n’est pas question ici

d’interpellation mais d’une juste évocation de son nom pendant que les deux femmes se

faisaient chicaner :

Elles commencent à se crier des noms. Puis madame Comeau de clore la discussion en criant:- Va donc chez le diable !Apparut alors une créature immonde, qui n'était ni homme, ni bête. - Vous m'avez appelée Mesdames ?

Le narrateur introduit donc le diable, qui est un élément insolite et fantastique, dans

une histoire qui avait l’allure d’un conte réaliste. Il ne s’attarde pas à installer une atmosphère

effrayante pour préparer le lecteur à l’accueillir ; puisque ce dernier semble accepter son

intrusion dans le monde des humains.

Notons une présence, quoiqu’implicite, du repère religieux dans La griffe du diable.

En effet, si toutes les familles sont parties à la messe, madame Therrien comme madame

Comeau ont manqué au devoir spirituel ce qui les exposa à cette horrible épreuve.

L’histoire remet en surface la question de l’attachement à la religion. Les deux femmes

manquaient de foi et ne pouvaient faire face au diable :

Les deux dames restaient pétrifiées. Puis, après de longues minutes, madame Comeau réagit enfin et dit à sa voisine.- Vite, viens-t ’en ici ! Accrochons-nous à mon bébé. Il est pur, lui, et le diable n'a aucune emprise sur lui. C'est le seul moyen de nous sauver !Elles ont toutes les deux enserré le bébé dans leurs bras. Comme le diable ne pouvait plus rien faire, il est devenu enragé. Il s'est mis à maugréer, à gesticuler et à griffer le rocher40.

Contrairement aux différents contes qu’on vient d’étudier, le caractère féroce du

diable dans La griffe du diable ne lui a pas permis d’agir et de porter malheur aux deux

femmes. Face à la pureté de l’âme du bébé, le diable demeure impuissant. Ceci s’accorde avec

une croyance populaire selon laquelle le diable est impuissant à la présence de la bonne fois :

39Ibid., p.28340http://www.legrenierdebibiane.com/trouvailles/legendes/diable/griffe.htm

L’énergie du démon pouvait parfois être utilisée à bon escient. Plusieurs églises du Québec auraient été construites avec l'aide du diable.

La force spirituelle du prêtre a pu, dit-on, contraindre le démon à se présenter sous la forme d'un cheval (habituellement noir) pourvu d'une force presque sans bornes. Des personnes de la région se souviennent de récits transmis par les vieux où un mystérieux cheval transportait la pierre nécessaire à la construction d'une église.41

La forte présence de la dimension religieuse associée à la figure du diable est illustrée

également dans Le diable danse à Saint-Ambroise. Cette histoire, ancrée dans l’imaginaire

québécois, renvoie à une époque où l’église exerçait une autorité et une oppression à la

société. La danse était interdite surtout les jours de la messe puisqu’elle écarte, selon les

prêtres, les bons croyants du bon chemin « La danse, à cette époque, était défendue. Les curés

en parlaient en chaire; ce n'était pas un cadeau. Bien sûr, on blâmait les joueurs de violon qui

faisaient danser les gens des grandes nuits de temps. Ce n'était pas facile d'amuser le monde,

encore moins de danser »42.

L’habit ténébreux associé à l’image du cheval noir font que l’inconnu symbolise le

diable et par extension l’enfer. Sa visite est donc une sorte de châtiment aux infidèles qui

osent violer les règles catholiques de l’époque. Notons que le texte reste muet par rapport au

concept du châtiment. C’est au lecteur d’assurer le lien entre les incidents et de comprendre

qu’il s’agit d’une punition divine.

De ce qui précède, on peut dire que l’association entre le thème du diable et celui du

châtiment est fortement ressentie et dans le fantastique belge et dans celui du Québec.

Cependant, on relève une différence par rapport à la manière avec laquelle le thème est

approché. Si son association avec la dimension religieuse est explicite dans le contexte belge,

elle ne l’est pas du côté québécois.

Les différents contes québécois que nous avons étudiés montrent une certaine

réticence au religieux. Certes, l’apparition du diable se matérialise dans un contexte de

transgression de l’interdit ; soit par évocation comme dans La Vente-au-Diable et la griffe du

diable, ou par provocation dans la vente au diable et Le diable danse à Saint-Ambroise,

toutefois on remarque que les cadres romanesques divergent de tout repère religieux. Le

diable est donc porteur de charge sémantique religieuse intrinsèque. Son intrusion ne nécessite

41 Marcel Barbier et al, Légendes, coutumes et croyances populaires au Québec, Concertation des organismes populaires d'alphabétisation en Montérégie, Châteauguay, Québec, 1996, p.p.35-3642 http://www.legrenierdebibiane.com/trouvailles/legendes/ambroise/diable.html

pas une installation d’un cadre spatio-temporel religieux, ni d’une atmosphère qui inspire

l’effroi ; les gens l’acceptent et l’associent volontairement au thème du châtiment.

Quant au corpus belge, on remarque que les histoires se déroulent dans un cadre

spatio-temporel typiquement religieux (La cathédrale dans le collaborateur inconnu et l’église

dans Sortilège). L’implication du diable est précédée d’une description détaillée de

l’atmosphère infernale dans laquelle s’accomplira le châtiment. On note à cet égard que

l’association diable/châtiment est explicite puisque la base même de l’apparition du diable est

la vengeance et la damnation.

3.1.2 La parodie du diable, entre le bouffon et le burlesque

Comme on a souligné plus haut, le diable est un sujet longtemps pris au sérieux.

Stricto sensu, il est doté d’une charge sémantique religieuse communément admise.

Toutefois, quand il est volontairement associé à des situations comiques, ou ajusté à des

contextes radicalement dissemblables à la dimension religieuse, dans ce cas, on peut parler de

reprise burlesque qui fait de lui un personnage familier pour les lecteurs. Dans un article qui

étudie l’image du diable au début du 21ième siècle, Yves Gagneux avance que :

A l’origine ange déchu et incarnation du mal, mais aussi figure essentielle de l’économie du salut, Satan n’a pendant longtemps pas du tout porté à rire. Loin des angoisses des écrivains catholiques, les gravures ou les articles drolatiques des journaux cependant, ne prennent à l’évidence pas ce thème au sérieux. Le diable n’y présente rien de terrifiant, le péché apparaît plus séduisant que condamnable et l’enfer ne fait guère frémir : aucun de ces dessinateurs ne représente le diable comme s’il y allait de son salut.43

Cette affirmation est fortement appuyée dans Le diable à Londres de Michel DE

GHELDRODE. En effet, pour alléger le poids de l’ennui et de la solitude, le narrateur part à

la recherche du diable. Ce dernier cesse d’effrayer et devient un objet de quête irraisonnable

pour le sujet. Le narrateur avoue le caractère dangereux de son aventure « j’éprouvais à

l’instant de danger qu’il y a à l’évoquer, même en esprit »44.

Le narrateur, à la recherche du diable, affirme son détachement de tout discours

moralisateur à portée religieuse. Il accepte qu’il soit compromis, griffé, marqué, estampillé au

symbole du maudit, et refuse en aucun cas d’être sujet de prêche :

43 Yves Gagneux , Images du diable et parodie au début du XIXe siècle,P.544Le diable à Londres, p.31

J’accepte de tout supporter, au physique comme au métaphysique […] je supporterai tout de la part du diable, sauf qu’il me prêche, se mette à moraliser et me fourre dans la poche de petites bibles ou des brochures antialcooliques.45

Il s’agit là d’un déplacement de rôles. Le démon, ennemi de l’être humain, atteint une

place privilégiée dans l’histoire, un élément profitable pour le protagoniste. Méphisto, un nom

qui évoque le diable Méphistophélès qui rendait visite à l’homme, reçoit à son tour la visite de

l’humain afin de le guérir de son ennui anglais46.

Ce changement de rôles entraine un déplacement au niveau de la charge sémantique du

diable. Désormais, elle tend vers le drôle et le comique puisque Méphisto, le diable qui

effrayait les gens, est réduit à l’image d’un artiste de spectacle.

La description du diable dans Le diable à Londres l’éloigne de sa forme traditionnelle

comme créature monstrueuse cherchant à nuire directement à l’homme :

Il était tout d’écarlate vêtu, depuis la plume de coq de son bonnet jusque à la pointe de ses chaussons […] Je remarquais qu’il portait barbiche et moustaches cosmétiquées de mousquetaire. Et dans son mince museau enfariné brillaient des cristallines prunelles.47

Une apparence qui fait de lui l’objet de quête du protagoniste. Ce dernier est à la

recherche d’amusement, d’un antidote à son ennui mortel. Dans ce sens, l’apparition théâtrale

du diable « Le rideau de la scène se levait sans bruit, découvrant le cube d’un plateau de

théâtre […] le diable venait de bondir sur la scène », redéfinie les relations entre l’homme et

le diable. Méphisto n’est plus perçu comme ennemi mais plutôt comme ami qui intervient

pour protéger le héros contre l’ennui.

La même redéfinition du rapport entre l’homme et le diable est soulevée dans La

Chasse-galerie. Dans ce conte, Satan s’engage à aider les passagers du canot à condition de

ne pas prononcer le nom de Dieu ni de porter de signes religieux. Il est donc une force qui agit

au profit du protagoniste « Il s’agit tout simplement de ne pas prononcer le nom du bon Dieu

pendant le trajet, et de ne pas s’accrocher aux croix des clochers en voyageant. C’est facile à

faire et pour éviter tout danger »48

Notons que le diable se contente d’assurer le déplacement de l’équipage sans entamer

de discussion ni s’imposer en tant que personnage agissant dans la trame narrative. Certes,

45 Ibid., p.3446 Le diable à Londres p.2947 Ibid., p.3648 Honoré Beaugrand, La chasse-galerie, p.p.17-18

l’évocation de son nom, qui s’alimente d’une représentation collective, donne au conte les

traits d’une histoire fantastique, toutefois, le rapport qui se tisse entre les personnages et lui

est une sorte d’enrichissement de la représentation collective du départ. Dorénavant le diable

n’est plus le malin qui cherche la destruction et la perte de l’homme, bien au contraire, c’est

un allié qui vient en aide et qui accomplie l’irréalisable pour servir l’humain :

Satan ! Roi des enfers, nous te promettons de te livrer nos âmes, si d’ici à six heures nous prononçons le nom de ton maître et du nôtre, le bon Dieu, et si nous touchons une croix dans le voyage. À cette condition tu nous transporteras, à travers les airs, au lieu où nous voulons aller et tu nous ramèneras de même au chantier !

Certes le diable garde son côté terrifiant, mais il se montre plus maniable, voire même

impuissant puisqu’il s’incline à la volonté des voyageurs et demeure muet tout au long du

voyage. Il s’agit d’une représentation parodique de l’ange damné dont seule l’évocation du

nom faisait frémir de terreur :

Fais-nous voyager par-dessus les montagnes !À peine avions-nous prononcé les dernières paroles que nous sentîmes le canot s’élever dans l’air à une hauteur de cinq ou six cents pieds. Il me semblait que j’étais léger comme une plume et, au commandement de Baptiste, nous commençâmes à nager comme des possédés que nous étions. Aux premiers coups d’aviron le canot s’élança dans l’air comme une flèche, et c’est le cas de le dire, le diable nous emportait.

La parodie du diable s’intensifie dans Le maréchal de Tamines où le protagoniste

dépasse Satan en termes de ruse. En effet, le maréchal a réussi à piéger le diable à deux

reprises et par conséquent prolonger son sursis de vie de vingt ans :

Le bon diable […] grimpa sur le poirier. Ce n’était pas le plus difficile ; il fallait en descendre. Son adversaire n’y consentit que moyennant un sursis de dix années. […] Il lui demanda s’il pût prendre une taille gigantesque, et le diable de se faire aussi grand que le plus haut de ses noyers. Faculté surprenante sans doute, mais moins extraordinaire que celle de se rendre presque imperceptible […] curieux de montrer son pouvoir, Satan se blottit sans défiance au fond du sac. Bien sot fut-il quand le maréchal, en ayant tiré les cordons, le plaça sur l’enclume et se met à le marteler de son mieux.49

Le narrateur dresse une image bouffonne du diable. Ce dernier n’est plus la créature

rusée. Il tombe victime de sa bonté et de sa naïveté. Notons que l’image donnée vers la fin de

cet extrait s’écarte de celle qui fait de Saton la créature monstrueuse redoutée par tout le

monde. Une image caricaturale, le ridiculisant et le réduisant au burlesque.

49 Le maréchal de Tamines, p.p. 46-47

Cette représentation burlesque du diable prend son ampleur vers la fin du conte où celui-ci

refuse, par crainte, d’ouvrir les portes de l’enfer au maréchal. Comme il a perdu le contrôle

dans le monde d’ici-bas, il craint le perdre dans son propre territoire, l’enfer.

L’examen et l’étude présentés ci-dessus nous permettent de dire que les auteurs se

servent de la figure du diable pour inscrire leur histoire dans un cadre fantastique d’obédience

folklorique. Ils se servent dans un premier temps de la charge sémantique théologique

communément admise selon laquelle le diable serait l’incarnation du mal et de la terreur.

Cependant, ils redéfinissent cette représentation en lui ajoutant une dimension burlesque.

Dans ce sens, le lecteur est face à une parodie du diable qui le prive ou limite son pouvoir de

séduction.

3.1.3 Le pacte avec le diable

Le pacte avec le Diable est l’un des thèmes les plus exploités dans la littérature

fantastique et gotique ou même merveilleuse. Il prend la forme d’un consentement mutuel

avec le diable permettant au sujet d’acquérir un bonheur facile ou d’éviter une aliénation

désastreuse en échange de son âme. Cependant, cette alliance ne se passe sans risques :

Du moment où l’alliance infernale est volontairement scellée, c’est le destin même des contractants qui bascule tout entier du côté du Mal. En une progression explosive, qu’il atténue parfois de fausses promesses, le diable conduit en effet ses adeptes à s’exiler toujours plus expressément de l’ordre civil et divin, jusqu’au point de non-retour.50

Certes, pactiser avec le diable est périlleux, il a même était considéré pendant le

moyen Âge et la renaissance comme un crime, mais on remarque que la littérature fantastique

l’avait popularisé pendant des siècles. Tel est le cas par exemple du Maréchal de Tamines où

le personnage se lance dans une entreprise avantageuse lui permettant à la fois de gagner dix

mille patacons et de jouir de cette fortune pendant vingt ans.

Notons que, dans Le Marechal de Tamine, le pacte se réalise selon une formule

classique. Dans un premier temps le protagoniste est troublé par une perte considérable de son

bien. Ensuite, vient l’apparition du diable qui est, dans ce contexte, une force salvatrice « [le

maréchal] termina en disant que, dans son désespoir, volontiers il se donnerait au diable.

« j’accepte, lui dit son interlocuteur qui n’était autre que Satan en personne ; engage-toi dans

dix ans à me livrer ton âme et je te compte à l’instant 10 000 patacons » ». 51

50 Hélène Hotton, Les marques du diable et les signes de l’Autre ; Rhétorique du dire démonologique à la fin de la Renaissance, p.14151 Le Maréchal de Tamines, p.p.45-46

L’apparition du diable et l’accomplissement du pacte assurent le passage vers

l’insolite. Le narrateur se serre du contexte religieux et de l’imaginaire collectif relatif à ce

genre de pratiques pour introduire le lecteur dans un monde à la fois séduisant et étrange.

Le Maréchal propose de pactiser avec Satan afin de réparer les conséquences de la

perte de son bien. Il s’invertit donc dans une entreprise religieusement interdite qui expose le

sujet au châtiment divin d’où l’évocation de l’enfer vers la fin du conte :

Il se présenta pour subir les conséquences de son marché, avant même les 10 années révolues. Son diable se trouvait précisément de garde. Craignant de nouveaux tours ou de nouveaux horions, il lui ferma au nez la porte de l’enfer52

Signalons dans ce contexte que la rencontre avec l’ange déchu est déjà précédée par

une rencontre avec le christ. Le lecteur est face à deux repères de référence antinomiques ; la

figure du bien incarnée dans le prophète et celle du mal incarnée dans Satan.

Le lecteur est alors témoin de la décadence de la foi où l’homme interpelle Satan/le

mal et le considère comme allié. Parallèlement à cette image, le protagoniste dans Un

Collaborateur Inconnu refuse de pactiser avec le diable même si ce dernier lui offre la

possibilité d’une gloire absolue.

En effet, l’ambition d’Ulric n’avait pas de limites. Il aspirait à atteindre l’immortalité

en inscrivant son nom comme un poète de renommée même au prix du sang. Cependant, il

n’hésite pas à refuser l’aide de Satan quand il est question de foi :

- Courbe-toi, adore-moi et va jouir de ta renommée et des voluptés qui t’attendent  ! dit l’étranger d’une voix stridente et brève.

- Jamais ! s’écria Ulric en s’élançant à l’autre bout de la salle, où il venait d’apercevoir un Christ d’ivoire qui semblait l’invitait à s’abriter sous son ombre protectrice. Arrière, roi de l’abîme ! il est écrit : « Tu n’adoreras que le Seigneur ton Dieu ! »53

Le non-accomplissement du pacte n’est pas perçu comme élément incohérent à l’effet

fantastique de l’histoire mais plutôt comme une réflexion sur le bien et le mal. Dans ce sens,

le texte prend une tonalité didactique. Il s’agit pour le narrateur d’une leçon selon laquelle la

foi exige le sacrifice et se consolide par la bonne volonté.

52 Le Maréchal de Tamines, p.4753 Un Collaborateur Inconnu, p.169

D’autre part, si dans Un Collaborateur Inconnu la condition était de se prosterner et

d’adorer Saton au lieu du bon Dieu, dans La chasse-galerie, on remarque que le pacte

s’accomplit selon une condition plus imposante :

Satan ! Roi des enfers, nous te promettons de te livrer nos âmes, si d’ici à six heures nous prononçons le nom de ton maître et du nôtre, le bon Dieu, et si nous touchons une croix dans le voyage. À cette condition tu nous transporteras, à travers les airs, au lieu où nous voulons aller et tu nous ramèneras de même au chantier !54

Les protagonistes sont exposés au mal à la moindre évocation du nom de Dieu ou de

toucher un signe religieux. Bien que le diable n’intervienne pas en tant que personnage

agissant, le pacte diabolique, met toutefois en place les exigences nécessaires aux poursuites à

venir. Les limites entre le bien et le mal deviennent de plus en plus minces et le risque est

également de plus en plus grand au moindre acte insensé.

Les héros ne sont ainsi plus ceux qui pactisent par ignorance, qui s’égarent ou qui

peuvent s’engager avec le diable dans un contexte cocasse comme dans Le Maréchal de

Tamines ou dans Le diable à Londres : ils sont des agresseurs qui attaquent par leur serment

hérétique le sacré :

– Je vous disais donc, continua-t-il, que si j’ai été un peu tough dans ma jeunesse, je n’entends plus risée sur les choses de la religion. J’vas à confesse régulièrement tous les ans, et ce que je vais vous raconter là se passait aux jours de ma jeunesse quand je ne craignais ni Dieu ni diable.

Néanmoins on constate que la fin du conte n’est pas tragique. Les protagonistes

réussissent à mener à bien leur voyage et à éviter le châtiment infernal. Dans ce sens, on peut

inévitablement considérer ce conte comme étant démoralisateur puisque sa conclusion

échappe à la morale du con québécois. Certes, le narrateur n’encourage pas les lecteurs à

enfreindre les interdits religieux, mais sa réussite personnelle témoigne qu’on peut parfois

enfreindre les interdits sans subir les conséquences néfastes d’un tel acte.

Dans le même contexte, le pacte avec le diable dans La Nuée Du Diable semble

s’imposer à la fois comme un moyens pour assurer la survie du protagoniste « je vouai mon

âme à Satan, s’il me sauvait moi et mon trésor, et m’accordait de jouir dix ans de cette

fortune »55 est comme une fin poignante ou un châtiment :

54 Honoré Beaugrand, La chasse-galerie, p.p.17-1855 La nuée du diable, p.283

La foule forma autour de lui un cercle, laissant une certaine distance entre elle et William qui en occupait le centre.Tout à coup, dans le firmament toujours aussi bleu, un petit nuage noir surgit et s’approcha avec une rapidité fantastique : pas une brise ne soufflait, pas le moindre zéphyr.Le nuage s’arrêta au-dessus du malheureux, plana un instant, puis descendit... En même temps, William, dans des transports de folie furieuse, criait, hurlait, suppliait! – Au secours ! Les démons sont là !... Ils m’entraînent !... Arrachez-moi !... Au secours !... Pitié !... Grâce !... Miséricorde !... Dieu Veng... La terre s’était entr’ouverte : sous les yeux de la foule haletante, stupéfiée, impuissante, l’impie était englouti petit à petit.56

Le sort de William est présenté d’une manière terrifiante. Le lecteur est donc face à

l’accomplissement du châtiment, il peut concevoir une idée claire sur les conséquences du

pacte avec Satan. Notons que la brutalité de la scène du châtiment est très justifiée vue les

crimes commis par le protagoniste contre le peuple acadien. Le narrateur se sert du contexte

historique du pays, particulièrement les crimes commis à l’égard des Acadiens pendant la

découverte du territoire amérindien, pour mieux justifier le châtiment infligé au personnage.

Pour conclure sur ce point, on peut avancer que la figure du diable est intimement liée

à la littérature fantastique. La charge sémantique du mot assure le passage vers l’étrange.

L’usage de cette thématique se différencie d’un récit à l’autre et suivant la visée de chaque

auteur. Ainsi, le diable peut symboliser le châtiment divin. Dans ce cas, le narrateur joue sur

l’amplification de la charge sémantique religieuse de cette figure.

Le diable peut aussi renvoyer à des situations cocasses et parodiques. Les auteurs se

servent de cette figure, dans un premier temps, pour ancrer leurs récits dans un contexte

fantastique, avant d’ajouter quelques modifications qui le privent de sa dimension religieuse.

Il est donc question de parodie et d’images bouffonnes qui donnent à la fois au texte l’effet

d’un texte fantastique avec une tonalité comique.

Le pacte avec le diable, quant à lui, illustre la défaillance de la foi du héros à se

préserver soi-même en tant qu’être humain, c’est-à-dire en tant qu’espèce suprême et

différente par rapport à l’ange maudit.

L’analyse des différents contes nous a permis de constater une présence assez pointue

du contexte religieux dans le fantastique québécois. Celui-ci est marqué par une forte 56 La nuée du diable, p.p. 286-287

présence des repères religieux qui orientent les interprétations vers la dimension mystique. De

son côté, la littérature fantastique belge, se sert d’un cadre spatial religieux pour introduire la

thématique du diable. Le narrateur n’hésite pas à se détacher de ces repères religieux pour

stimuler d’autres interprétations au rapport diable/ homme.