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JH 2015m : Jan Herman et Beatrijs Vanacker, Le Cycle des Orphelin : Haywood-Crébillon-Kimber. Etudes
d’interférences transtextuelles, Leuven-Paris, Peeters, La République des Lettres (à paraître)
Jan Herman
KU Leuven
Le roi démonté. Etude de l’exemplarité dans The Fortunate Foundlings d’Eliza Haywood
Nomen est Omen
En 1744, l’écrivain anglais Elisabeth Haywood publie The Fortunate Foundlings. Ce roman est connu du
public français comme la source des Heureux Orphelins de Crébillon, publiés en 1753. Crébillon traduit
en effet assez littéralement un peu moins de 4 chapitres des 26 de ce roman anglais, avant de donner
au texte un tournant tout à fait personnel qui en fait un roman libertin. Quant au romand de Haywood,
The Fortunate Foundlings sont tout sauf un roman libertin. L’ouvrage est constitué de deux fils narratifs
entremêlés le long desquels sont alternativement développées les aventures des deux enfants trouvés,
Louisa et Horatio. Les aventures d’Horatio nous intéressent seules ici, dans la mesure où le récit chez
Haywood s’inspire dans une très large mesure de l’Histoire de Charles XII de Voltaire dont la
romancière a pu voir au moins deux traductions anglaises et leurs rééditions, publiées à Londres et à
Dublin.
Le nom shakespearien d’Horatio n’est sans doute pas indifférent au sujet. Dans Hamlet, Horatio, sans
être un courtisan de la cour danoise, est un ami d’études du prince Hamlet. Son origine n’est pas
spécifiée, mais on sait qu’il a été présent au champ de bataille quand le père d’Hamlet a défait de roi
de Norvège, Fortinbras. Le personnage nommé Horatio dans le roman de Haywood n’est pas un ami
de Charles XII, qui n’est pas non plus un Hamlet. Mais il est le roi de Suède, qui mène une guerre sur
plusieurs fronts – danois, saxo-polonais et russe – et Horatio est à ses côtés comme aide de camp, puis
comme colonel. Nomen est Omen. Il est écrit dans le nom du personnage Horatio, cet orphelin déposé
dans un panier avec sa sœur jumelle et découvert par un gentleman anglais dans son jardin, qu’il sera
un jour aux côtés d’un jeune monarque dans une des grandes guerres du Nord. La résonnance
shakespearienne reste vague, mais elle nous paraît incontestable. Elle invite surtout le lecteur à
interroger le rapport d’Horatio avec ce double qu’est Charles XII. Si le rapport n’est pas le même que
celui qui lit l’Horatio shakespearien à Hamlet, de quelle nature est-il ? Cette question concerne
directement l’argument du fil narratif qui suit les aventures d’Horatio dans le roman anglais, et cet
argument est lui-même une question : quelle est l’exemplarité de Charles XII ? The Fortunate
Foundlings ne s’intéressent pas à la stricte vérité historique. Le roman explore la marge que laisse la
représentation d’un passé récent. La vérité qui l’intéresse est à dégager d’un univers hypothétique
mais vraisemblable et elle est de nature morale.
Il est important de souligner que l’exemple proposé dans The Fortunate Foundlings n’est pas Charles
XII, mais Horatio. Ce n’est pas le héros impétueux, dont le récit ne cache pas la tendance à la cruauté1,
qui est proposé comme modèle, mais le personnage fictif. Ce déplacement de l’exemplarité d’un héros
véritable vers un personnage fictionnel, typique du roman, s’effectue par personnes historiques
interposées. L’exemplarité met donc en jeu trois niveaux et trois types de figures: le roi, personnage
1 La condamnation à mort par Charles XII du général Patkul et son supplice affreux sont longuement développée dans le roman et constituent le sujet central du chapitre XVII.
historique ; les officiers, personnages historiques fortement repensés ; et le héros, personnage
entièrement fictionnel.
Le roi démonté et remonté
Le chapitre XVII de The Fortunate Foundlings suit de très près les événements narrés au Livre III de
l’Histoire de Charles XII. Horatio rejoint le camp suédois à Punitz où il est reçu par le maréchal Renchild,
qu’il accompagne à Varsovie où le roi Charles assiste incognito au couronnement de Stanislas Lezczinski
qu’il a mis sur le trône de Pologne. Horatio est présenté au gouverneur de la ville, le comte Horn, puis
au ministre Piper, qui le présente enfin à Charles. Il est hébergé au château où est la garnison et assiste
chaque jour au lever du roi. Après avoir lu les lettres de recommandation présentées par Horatio,
Charles lui apprend qu’un rang dans son armée est à mériter. L’occasion se présente bientôt. Le roi de
Suède est attaqué sur deux fronts. Auguste, électeur de Saxe et roi de Pologne détrôné par Charles,
est impatient de regagner son trône. En même temps, le czar, qui est dans les intérêts d’Auguste et
‘jaloux des succès de Charles’, attaque les frontières orientales de la Pologne et massacre tous ceux
qui soutiennent le parti de Stanislas. Horatio commence sa carrière comme aide de camp du roi de
Suède et remplit sa fonction avec tant de diligence que le comte de Poniatowski l’appelle ‘the Mercury
of Jove’, le Mercure de Jupiter. Le chapitre XVIII reprend au Livre IV de l’ouvrage de Voltaire le récit de
la campagne russe jusqu’à la défaite de Pultava, qui marque un tournant important dans la carrière du
roi de Suède. Ce tournant est placé par Voltaire au milieu de son livre. Dans le roman de Haywood,
Horatio est fait prisonnier par les Russes à la même bataille.
Quand il s’agit d’esquisser le décor des exploits d’Horatio, le récit de Haywood emprunte maints détails
militaire directement à l’ouvrage de Voltaire, mais pour mettre en évidence son héroïsme, l’auteur
anglais manipule de façon significative le texte de Voltaire à un moment particulièrement dramatique.
Il s’agit de la bataille fatale de Pultava. Voici la scène en question, racontée au chapitre XVIII de The
Fortunate Foundlings:
The king of Sweden, with his usual success having passed the Boristhenes, encountered a party
of 10,000 Muscovites and 6000 Calmuck Tartars; but they gave way on the first onset and fled
into a wood, where the king, following the dictates of his great courage more than prudence,
pursuing them, fell into an ambuscade, which, throwing themselves between him and three
regiments of horse that were with him, hemmed him in, and now began a very unequal fight.
Many of the gallant Swedes were cut to pieces, and the Muscovites made quite up to his
majesty: two aid-de-camps were killed within his presence, his own horse was shot under him,
and as an equerry was presenting him with another, both horse and man was struck dead in
the same moment. Horatio immediately alighted in order to mount the king, who now on foot
behaved with incredible valour, in that action was surrounded and taken prisoner, as were
several others that had fought near his person2.
Chez Voltaire, l’accident du roi démonté a lieu en Ukraine, avant la défaite de Pultawa. Il est raconté
de la façon suivante dans l’Histoire de Charles XII :
Le cheval du roi fut tué sous lui : un écuyer lui en présentait un autre ; mais l’écuyer et le cheval
furent percés de coups. Charles combattit à pied, entouré de quelques officiers qui
accoururent incontinent autour de lui. Plusieurs furent pris, blessés ou tués, ou entraînés loin
du roi par la foule qui se jetait sur eux ; il ne restait que cinq hommes auprès de Charles ; Il
2 Nous soulignons.
avait tué plus de douze ennemis de sa main, sans avoir reçu une seule blessure, par ce bonheur
inexprimable qui jusqu’alors l’avait accompagné partout et sur lequel il compta toujours3.
L’acte héroïque d’Horatio qui remonte le roi au péril de sa liberté est emprunté à une autre scène qui,
elle, a bien lieu à Pultawa, où le roi Charles est blessé au pied. Le héros qui sauve la vie à Charles est le
comte de Poniatowski :
‘le roi ne voulut point fuir, et ne pouvait se défendre. Il avait en ce moment auprès de lui le
général Poniatowski, colonel de la garde suédoise du roi Stanislas, homme d’un mérite rare,
que son attachement pour la personne de Charles avait engagé à le suivre en Ukraine sans
aucun commandement. C’était un homme qui, dans toutes les occurrences de sa vie et dans
les dangers, où les autres n’ont tout au plus que de la valeur, prit toujours son parti sur-le-
champ, en bien, et avec bonheur. Il fit signe à deux drabans, qui prirent le roi par-dessous les
bras, et le mirent à cheval, malgré les douleurs extrêmes de sa blessure […]4.
Forcé de prendre la fuite, Charles XII est une seconde fois démonté et remonté :
Le roi fuyant et poursuivi eut son cheval tué sous lui ; le colonel Gierta blessé et perdant tout
son sang, lui donna le sien ; Ainsi on remet deux fois à cheval dans sa fuite ce conquérant, qui
n’avait pu monter pendant la bataille’5.
Par ce détail et la combinaison de deux scènes racontées à deux endroits de l’Histoire de Charles XII, il
devient clair que dans le roman, Horatio est le double fictif de personnages historiques, mais d’un rang
inférieur au roi : le général Poniatovski et le colonel Gierta.
L’image du roi démonté et remonté empruntée à Voltaire devient dans le roman la métaphore d’un
de ses arguments centraux: le changement de Fortune et le sort de l’homme qui est entre les mains
de Dieu. L’importance de cette image-métaphore devient claire quand on observe que Haywood met
à contribution une troisième scène de l’Histoire de Charles XII où, lors d’une autre bataille précédant
la défaite de Pultawa, le roi Charles cède lui-même son cheval à un jeune officier :
mais quelque temps après il trouva dans la mêlée un jeune gentilhomme suédois nommé Gyllenstierna, qu’il aimait beaucoup, blessé et hors d’état de marcher ; il le force à prendre son cheval, et continua de commander à pied à la tête de son infanterie’6.
Cet épisode est déplacé par la romancière anglaise et inséré dans le récit des aventures d’Horatio qui, comme on vient de voir, est fait prisonnier par les Russes après avoir sauvé la vie au roi à Pultawa. Parmi ses compagnon d’infortune se trouve le jeune Gyllenstierna :
Inured as they had been to hardships, the noisomeness of this dreadful vault killed many of
them, and among the rest a young Swedish officer named Gullinstern, one with whom Horatio
had contracted a very intimate friendship, and who, for his many excellent qualities, had been
so dear to the king, that seeing him one day greatly wounded, and in danger of being taken
prisoner, that generous prince obliged him to mount on his own horse, and fought on foot
himself till another could be brought (The Fortunate Foundlings, Chapter XVIII).
Trois épisodes épars sont donc concentrés par Haywood en une longue scène, qui s’articule autour de
la double métaphore du roi démonté/remonté et du roi qui descend de cheval pour remonter ses
3 Voltaire, Histoire de Charles XII, p.330. 4 Voltaire, Histoire de Charles XII, p.356. 5 Voltaire, Histoire de Charles XII, p.357. 6 Voltaire, Histoire de Charles XII, p.327.
hommes. Tout le portrait de Charles XII et l’histoire de ses fulgurantes campagnes se trouvent l’un et
l’autre concentrés dans cette métaphore, qui est comme l’endroit et l’avers d’une même médaille.
Cette concentration de trois scènes voltairiennes produit en même temps un jeu de doubles. Au niveau
de l’exemplarité, Horatio est moins rapproché du roi Charles XII que de ses officiers Poniatowski,
Gierna et Gyllenstierna. N’entend-on par, par ailleurs, dans le nom de ce dernier, une autre résonnance
shakespearienne7 ?
Les officiers de l’exemplarité
Il est évident que, comme Voltaire, Haywood admire le roi de Suède. Chez Voltaire, le portrait de
Charles n’a de sens que dans sa confrontation avec celui de son rival, le czar Pierre I, on l’a dit ailleurs8.
Dans le roman, le czar n’apparaît que comme un monarque ‘jealous and envious of the king of Sweden’s
glory’. L’aspect civilisateur du grand homme est entièrement oublié. Au contraire, le czar se signale par
sa cruauté à l’égard des sujets polonais fidèles à leur nouveau roi Stanislas : ‘at the head of a numerous
body, (he) was plundering all that came in his way, and putting to the sword every one whom he even
suspected of adhering to king Stanislaus (The Fortunate Foundlings, Chapitre XVII). Dans l’Histoire de
Charles XII, au contraire, le lecteur apprend que le czar s’engagea personnellement pour mettre fin à
ces atrocités :
Fort de tous ces avantages dus à son seul génie, et de l’absence du roi de Suède, il prit Narva
d’assaut, le 21 août de l’année 1704, après un siège régulier et après avoir empêché qu’elle ne
fût secourue par mer et par terre. Les soldats, maîtres de la ville, coururent au pillage ; ils
s’abandonnèrent aux barbaries les plus énormes. Le czar courut de tous côtés pour arrêter le
désordre et le massacre ; il arracha lui-même des femmes des mains des soldats, qui les allaient
égorger après les avoir violées. Il fut même obligé de tuer de sa main quelques Mosovites qui
n’écoutaient point ses ordres9.
La romancière n’est pas prête à donner des monarques rivaux un portrait nuancé. La cruauté de l’un
et de l’autre la fascine. Aussi, Charles XII lui-même, en dépit de l’admiration qu’il suscite à maints
endroits, est-il exposé à certaine dépréciation biaisée par le regard étonné d’Horatio. Celui-ci trouve
que les impôts imposés par le roi à la ville de Leipzig sont ‘unnecessary’ (The Fortunate Foundlings,
Chapitre XVII). Il est surpris de voir Charles exiger, comme une des conditions explicite du Traité
d’Alranstadt qui met fin aux hostilités en Saxe, l’extradition du général Patkul, que Charles considère
comme un traître mais qui en tant qu’ambassadeur du czar en Saxe est protégé par le droit des
Nations :
Horatio who was an entire stranger to the motive of this behavior in the king, and had never
seen anything before in him that looked like a cruel disposition, was one day mentioning his
surprise at it to a young officer (The Fortunate Foundlings, Chapitre XVII).
L’histoire du général Patkul lui est alors racontée par un jeune officier ‘with whom he had contracted
a great intimacy’. Elle est complétée par le colonel Poniatowski, qui a été informé par une lettre de
cette extraordinaire infraction à la loi.
7 Rosencrantz et Guildenstern sont des amis d’enfance du prince de Hamlet. 8 Jan Herman, ‘Portraits romanesques d’une figure historique : Charles XII vu par Voltaire’, in Marc Hersant et Catherine Ramond, Enjeux, formes et motifs du portrait dans les récits de fiction et dans les récits historiques de l'époque classique (XVIIe-XVIIIe siècles), Paris, Garnier, 2016. 9 Voltaire, Histoire de Charles XII, p.282.
De plusieurs manières donc et à plusieurs endroits du roman, le contact d’Horatio avec le monarque
conquérant est relayé par des officiers dont on vient de voir, après Poniatovski et Gullistierna, un
troisième avatar, anonyme. Dans le roman, Horatio émule la conduite de Poniatowski. Nous avons
donné le portrait de Poniatovski fait par Voltaire : c’est un homme ‘d’un mérite rare, que son
attachement pour la personne de Charles avait engagé à le suivre en Ukraine sans aucun
commandement’. Voici comment la romancière développe ce portrait sommaire :
Colonel Poniatosky, who had attended Stanislaus into Poland, now the disturbances of that kingdom were quieted, on hearing the king of Sweden was on some new expedition, obtained leave of Stanislaus to return to the camp, and implored his majesty's permission to be one of those who should partake the glorious toils he was now re-entering into. To which he replied, that he should be glad to have him near his person, but feared he would be wanted in Poland. ‘No, may it please your majesty,’ resumed Poniatosky, ‘there seems to be no longer any business in that kingdom for a soldier: all seem ready to obey the royal Stanislaus out of affection to his person, and admiration of those virtues they are now perfectly convinced of; nor is Augustus in a condition to violate the treaty of resignation: refuse me not therefore I beseech your majesty,’ continued he, falling upon both his knees, ‘what I look on as my greatest happiness, as it is my greatest glory.’ (The Fortunate Foundlings, Chapiter XVII)
Le roi, touché, accepte la généreuse proposition de Poniatovski et déclare que désormais ils seront
‘inseparable’. L’émulation d’Horatio devient dès lors explicite:
Horatio was charmed with this testimony of love and zeal in a person, who had doubtless
friends and kindred who would have been glad he had less attachment to a service so full of
dangers as that of the king of Sweden, and somewhat ashamed he had ever entertained a
thought of quitting it, resolved, as he had been more obliged, not to shew less gratitude than
Poniatowsky.
Le roman développe donc un art du portrait très différent de celui de Voltaire. Cet art du portrait est
intimement lié à la question de l’exemplarité. Le portrait rapproche le personnage fictif d’un
personnage historique autour duquel est construit un jeu emblématique de métaphores. La
métaphore du roi démonté et remonté est en effet l’emblème ciselée sur la clef de voûte de la
construction romanesque, où tous les nerfs argumentatifs de l’œuvre se rejoignent. L’image informe
tout d’abord le niveau narratif et cela dès le début de l’épisode autour de Charles XII qui remplit les
chapitres XVII à XXI de The Fortunate Foundlings: Horatio arrive à Varsovie le jour même où Stanislas
monte sur le trône de Pologne, après que l’électeur de Saxe, Auguste, a été détrôné par Charles. Ce
dernier y remontera après la défaite de Charles XII en Russie. Au niveau narratif, le roi de Suède est
celui qui démonte et remonte d’autres rois.
La métaphore innerve plus subtilement le plan argumentatif de l’œuvre. Un premier nerf argumentatif
concerne le sort versatile, la Fortune, qui peut renverser les trônes en un instant et effacer par une
seule défaite tous les bénéfices de dix campagnes de conquérant. Après la fatale bataille de Pultawa,
Charles XII, qui réussit à se réfugier en Turquie, sort du roman ; Horatio, qui a remonté le roi démonté
est fait prisonnier et s’y substitue en quelque sorte en assumant la conséquence logique de la défaite.
Son emprisonnement, à Petersbourg, qui fait l’objet du chapitre XX du roman, permet à la romancière
de jeter un regard sur l’adversaire de Charles. Ici encore, le regard est biaisé par une figure historique
proche du monarque, qui joue auprès du czar le même rôle que Poniatovski auprès du roi de Suède.
Cette figure est le prince Menzikoff, général du czar. A nouveau, c’est l’’officier’ qui apparaît comme
exemplaire. Le roman procède, ici encore, à un art du portrait contrasté. Le czar apparaît comme le
vainqueur qui, tel un triomphateur romain, mène attachés à son char les chefs des vaincus. Chez
Voltaire, cette scène a lieu à Moscou. La confrontation de la scène décrite par Voltaire et de son
développement romanesque peut mener à plusieurs constats liés à la portée argumentative du roman
et à son exemplarité.
Ce fut un triomphe tel à peu près que celui des anciens Romains. (Le czar) fit son entrée dans
Moscou le 1er janvier 1710, sous sept arcs triomphaux dressés dans les rues, ornées de tout ce
que le climat peut fournir et de ce que le commerce, florissant par ses soins, y avait pu
apporter. […] Après qu’elles eurent défilé, on vit sur un char fait exprès paraître le brancard de
Charles XII, trouvé sur le champ de bataille de Pultava, tout brisé de deux coups de canon ;
derrière ce brancard marchaient deux à deux tous les prisonniers : on y voyait le comte Piper,
premier ministre de Suède, le célèbre maréchal Rehnsköld, le comte de Levenhaupt, les
généraux Slipenbach, Stackelberg, Hamilton […] Le czar paraissait immédiatement après eux
sur le même cheval qu’il avait monté à la bataille de Pultava10.
Dans le roman, la description de la même scène est doublée d’une réflexion sur le sort, premier nerf
argumentatif du texte. Au bout d’un an, à Petersbourg, du haut du donjon, les prisonniers suédois,
parmi lesquels Horatio, regardent s’approcher comme dans un nuage des troupes. Grand est leur
désespoir quand ils constatent que ce ne sont pas les Suédois venant à leur secours, mais le czar à la
tête de son cortège de triomphateur :
[…] when they saw the implacable czar enter in triumph, followed by those heroes, the least of
whom had lately made him tremble, now in chains, and exposed to the ribald mirth and derision
of the gaping crowd, they lost at once their fortitude, and even all sense of expressing their
grief at this misfortune: the shock of it was so violent, it even took away the power of feeling
it, and they remained for some moments rather like statues carved out by mortal art, than real
men created by God, and animated with living souls. A general groan was the first mark they
gave of any sensibility of this dreadful stroke of fate; but when recruited spirits once more gave
utterance to words, how terrible were their exclamations! Some of them, in the extravagance
of despair, said things relating to fate and destiny, which, on a less occasion, could have little
merited forgiveness.
Ils apprendront bientôt que l’armée suédoise a été entièrement défaite. L’armée suédoise, jadis si
glorieuse et maintenant décimée, avait d’abord accepté la capitulation offerte par le prince Menzikoff
et déposé les armes à ses pieds:
Ils défilèrent tous en présence du prince Menzikoff, mettant les armes à ses pieds, comme
trente mille Moscovites avaient fait neuf ans auparavant devant le roi de Suède à Narva ; mais
au lieu que le roi avait alors renvoyé tous ces prisonniers moscovites qu’il ne craignait pas, le
czar retint les Suédois pris à Pultava. Ces malheureux furent dispersés depuis dans les Etats du
czar, mais particulièrement en Sibérie11.
Horatio et ses compagnons, parmi lesquels on retrouve aussi le personnage historique de Mullern,
voient passer ce cortège. Ils apprendront plus tard que tous les généraux sont prisonniers à Moscou.
La liste des généraux suédois mentionnée par Voltaire dans sa description du cortège de triomphe du
czar, est reprise par Haywood, qui y rajoute Horn et Wirtemburg pour la rendre plus impressionnante.
Tandis que les généraux de Charles XII sont humiliés par le czar à Moscou, Horatio, avec des officiers
subalternes reste prisonnier à Petersbourg, entre les mains de Menzikoff, dont la romancière offre un
10 Voltaire, Histoire de Charles XII, Livre V, p.393. 11 Voltaire, Histoire de Charles XII, Livre IV, p.361-362.
portrait plus doux que celui du vainqueur décrit par Voltaire. Menzikoff fera tout pour adoucir le sort
des Suédois et finira par leur rendre la liberté :
The misfortune of these great men would have been very afflicting to those who heard it, could anything have given addition to what they knew before. Prince Menzikoff was sensible of what they felt, and to alleviate their grief, assured them, that he would take upon him to give them all their liberty, without even exacting a promise from them never more to draw their swords against the czar, in case the king of Sweden should ever be able to take the field again. So generous a proceeding both merited and received their utmost acknowledgments: but he
put an end to the serious demonstrations they were about to make him of their gratitude, by
saying, ‘I pay you no more than I owe you: I have wronged you: this is but part of the retaliation
I ought to make.
La cause de cette générosité du sévère Menzikoff est l’effet d’une intrigue d’amour compliquée. Une
dame de compagnie de la maîtresse de Menzikoff, appelée Mattakesa, s’éprend d’Horatio et, se
trouvant rebutée, se venge en déclinant les soupçons de Menzikoff au sujet de cette histoire sur Edella,
la maîtresse de ce prince. La vérité se découvre et les prisonniers sont libérées, non sans avoir eu le
privilège de visiter Petersbourg.
As they were got ready, he gave them immediately into their hands, and told them, they were
at liberty to quit Petersburg that momenti, if they pleased; or if they had any curiosity to take
a view of that city, they might gratify it, and begin their journey next morning. As it was now
so late in the day, they accepted His Highness's offer, and walked out to see a place which had
excited so much admiration in the world, since from a wild waste, in ten years time, a spacious
and most beautiful city had arose in the midst of war, and proved the genius of the founder
greater in civil than in military arts, though it must be owned he was indefatigable in the study
of both.
Les mérites du civilisateur qu’a été le czar Pierre I sont ainsi déclinés sur le compte de Menzikoff. Alors
que le czar, en homme de guerre triomphateur, humilie les généraux suédois à Moscou, Menzikoff
montre aux officiers subalternes le progrès qu’a fait la Russie en matière de culture et de mœurs. La
romancière ne peut pas effacer ce qui est connu par l’Histoire, mais il est clair qu’ici encore, le regard
jeté par le personnage fictif Horatio sur le monarque est biaisé par un personnage historique de second
rang, qui se montre, à l’opposé de son maître, généreux et magnanime.
Horatio est donc associé, par la métaphore emblématique de l’officier qui remonte le roi à une figure
historique qui n’est pas le prince, mais qui en est proche et qui le ‘remonte’, Poniatovski. En tant que
substitut du roi démonté il est en outre rapproché de Menzikoff, qui est l’homologue de Poniatovski
dans le camp russe. L’un et l’autre sont dotés de traits de caractère comme la générosité, qui ne font
pas forcément défaut à leurs maîtres dans la réalité historique, mais que la romancière s’applique à
leur enlever au profit de ceux grâce auxquels ils subsistent en tant que souverains.
Le relai de l’exemplarité par des figures historiques interposées entre le personnage de fiction et le
héros historique rejoint un second axe argumentatif du roman, qui renferme une réflexion sur le
despotisme éclairé. Cette réflexion prend la forme, typique pour le roman, d’une conversation. Les
interlocuteurs sont Horatio lui-même et, encore une fois, un officier avec qui Horatio a contracté une
solide amitié :
Horatio could not keep himself from falling into a deep musing at the recital of this adventure;
he thought Patkul worthy of compassion, yet found reasons to justify the king's resentment;
and as this officer had often disburdened himself to him with the greatest freedom, he had no
reserve toward him, and this led them into a discourse on arbitrary power. Horatio said, that
he could not help believing that nature never intended millions to be subjected to the despotic
will of one person, and that a limited government was the most conformable to reason. The
officer agreed with him in that; except the person who ruled had really more perfections than
all those he ruled over and if so, said he, and his commands are always calculated for the
happiness of the subject, they cannot be more happy than in an implicit obedience. ‘True,’
replied Horatio, ‘I am confident that such a prince as ours knows how to choose for his people
much better than they do for themselves; but how can they be certain that his descendants will
have the same virtues; and when once an absolute power is granted to a good prince, it will be
in vain that the people will endeavour to wrest it from the hands of a bad one. Never can any
point be redeemed from the crown without a vast effusion of blood, and the endangering such
calamities on the country, that the relief would be as bad as the disease.
Le va-et-vient de la conversation met en évidence les idées de Haywood, qui étale sa voix sur deux
têtes. Celles-ci sont d’accord sur le fond de la question et ne discutent que sur les nuances: jamais la
nature n’a voulu que des millions de sujets soient soumis au pouvoir despotique d’une seule personne ;
un pouvoir limité est pour cette raison la seule forme de gouvernement conforme à la raison. Le seul
despotisme justifiable est éclairé, ce qui veut dire que le souverain a plus de perfections que ses sujets
et agit pour leur bien. Mais cette réserve en entraîne une seconde : rien ne peut garantir que l’héritier
du pouvoir soit doté des mêmes vertus et ce sera seulement à force de produire un fleuve de sang que
le peuple pourra arracher le pouvoir à un mauvais prince.
C’est un des rares endroits du roman où l’argument est réellement explicité et où il l’est en des termes
qui caractérisent le discours philosophique. Même si Horatio semble persuadé que Charles XII répond
au profil du despote éclairé, les développements narratifs montrent, par la scission qu’ils produisent
entre les souverains et leurs officiers, que ce sont ces derniers, Poniatovski et Menzikoff, qui incarnent
le mieux les vertus qui justifient le despotisme. A ce niveau, Haywood anticipe d’une dizaines d’années
ce que Montesquieu déclarera dans De l’Esprit des Lois, en 1750, au sujet de La Fortune et du
despotisme :
Ce ne fut point Pultava qui perdit Charles ; s’il n’avait pas été détruit dans ce lieu, il l’aurait été
dans un autre. Les accidents de la fortune se réparent aisément ; on ne peut pas parer à des
événements qui naissent continuellement de la nature des choses. Mais la nature ni la fortune
ne furent jamais si fortes contre lui que lui-même. Il ne se réglait point sur la disposition
actuelle des choses, mais sur un certain modèle qu’il avait pris ; encore le suivit-il très mal. Il
n’était point Alexandre ; mais il aurait été le meilleur soldat d’Alexandre12.
Charles XII est ramené par Montesquieu, comme par Voltaire, à un héros non pas exemplaire, mais
séduit par l’exemplarité de modèles que l’Histoire, la Légende et le Roman ont véhiculés : l’image
d’Alexandre par exemple. Dans certaines de ses lettres, Voltaire parlera de Charles comme de ‘cet
homme moitié Alexandre, moitié Don Quichotte’…13.
Il faut donc revenir dans le cadre de ce second nerf argumentatif sur la métaphore emblématique du
roi démonté et remonté par ses officiers. Il est tentant d’y voir l’image d’un souverain qui emprunte
sa force à ses sujets, qui le mettent sur le trône en lui déléguant le pouvoir. Cette image est celle de la
démocratie directe qui émane du peuple, telle que Rousseau en formulera les principes. Selon le
chapitre XVIII du Livre III de Du Contrat social (1762), ‘les dépositaires de la puissance exécutive ne
12 Montesquieu, De l’Esprit des Lois, Oeuvres complètes II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, éd. Roger Caillois, 1951, p.387. 13 D1334, 1737, à Frédéric, futur roi de Prusse.
sont point les maîtres du peuple mais ses officiers, qu’il peut les établir et les destituer quand il lui plaît,
qu’il n’est point question pour eux de contracter mais d’obéir et qu’en se chargeant des fonctions que
l’Etat leur impose, ils ne font que remplir leur devoir de citoyen, sans avoir en aucune sorte le droit de
disputer sur les conditions’14. La figure de l’officier dans le roman évoque, par anticipation, l’idée d’un
pouvoir délégué par le peuple. En tant que telle, cette figure n’est pas un ‘simple officier du Souverain,
exerçant en son nom le pouvoir dont il l’a rendu dépositaire’15 : ‘dépositaires de la puissance exécutive,
(ils) ne sont point les maîtres du peuple, mais ses officiers’16.
Le héros cornélien
L’exemplarité relayée par des officiers historiques ne suffit pas pour donner au roman toute l’efficacité
morale promise dans la Préface : ‘The sons and daughters of the greatest families may give additional
lustre to their nobility, by forming themselves by the model here presented to them’. Les modèles
proposés dans la Préface ne sont évidemment pas Poniatovski ou Menzikoff, mais Horatio et sa soeur
Louisa. Au roman sentimental, qui projette ‘a reformation of manners’ par le moyen des passions, le
lecteur demande une exemplarité plus visible, moins métaphorique et plus directe. Cette exemplarité
plus transparente est liée aux épreuves amoureuses que traversent les ‘héros’ du roman. Ceux-ci sont
des orphelins qui, lors de leurs voyages qui les mènent, l’un sur divers champs de bataille et l’autre
dans les plus belles cours d’Europe, découvrent ce qu’aimer veut dire. Cependant l’aboutissement de
l’amour dans le mariage dépend d’une condition sociale qui implique leur réinsertion dans une famille
et donc la découverte de leur origine. Dans le roman de Haywood, cette réinsertion est complètement
détachée des aventures des deux orphelins. Dans une intrigue totalement indépendante des aventures
que connaissent les orphelins, leur père adoptif Dorilaus découvre qu’il est leur véritable père. La part
qu’ont Horatio ou Louisa à cette découverte est nulle. Ce n’est donc pas du côté de la solution du
mystère de leur origine qu’il faut chercher leur exemplarité. Toujours est-il qu’on retrouve ici un avatar
de la métaphore du roi démonté et remonté dans la figure de l’enfant d’origine noble à qui des
accidents imprévus enlèvent toute forme d’identité et qui la retrouve après de nombreuses épreuves
où l’amour est un élégant officier. Dans The Fortunate Foundlings toutefois, l’exemplarité est repliée
sur l’épreuve amoureuse elle-même, alors que la découverte de l’origine est abandonnée à d’autres.
Dans le cas d’Horatio qui nous intéresse ici, l’exemplarité est liée à la manière dont le héros résout un
dilemme qu’on peut appeler ‘cornélien’, dans la mesure où il implique un choix entre l’amour et le
devoir. La carrière militaire pour Horatio est d’abord un choix d’inclination, qui l’entraîne sur un champ
de bataille, à Blenheim-Hochstedt, où il est fait prisonnier par les Français. Prisonnier de guerre à Paris,
jouissant de beaucoup de liberté grâce à l’amitié de l’officier français à qui il est confié, il s’éprend
d’une fille noble, Charlotta de Palfoy. Cet amour, qui est réciproque, ne peut cependant mener au
mariage, même après qu’Horatio a sauvé la vie au père de son amante. Des obstacles infranchissables
lui interdisent de se lier à la famille de Palfoy dont le moindre est le fait qu’il est un ennemi et le plus
péremptoire le fait qu’il ne sait pas qui il est. L’interdit ne peut être rompu que par une action signalée.
La carrière militaire d’Horatio va reprendre. Ce n’est plus un choix d’inclination, mais un devoir
d’amour. Avec l’accord de ceux dont il est le prisonnier et du baron de Palfoy, il part pour la Pologne
où, aux côtés du roi triomphant Charles XII, il tentera de se couvrir de tant de gloire que l’interdit se
14 Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, Livre III, chapitre 18, in Œuvres Complètes III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, éd. Bernard Gagnebin, 1964. Nous soulignons. 15 J.-J. Rousseau, Du Contrat social, Livre III, chapitre 1. 16 J.-J. Rousseau, Du Contrat social, Livre III, chapitre 18. Nous soulignons.
lèvera de lui-même. La gloire qui lève l’interdit est déjà un thème cornélien17. Mais ce n’est pas un
dilemme. Le dilemme apparaît à un moment que nous avons commenté plus haut : le moment où
Poniatovski s’agenouille devant le roi de Suède, le suppliant d’accepter qu’il le suive en Russie. Horatio
à ce moment-là est déjà couvert de gloire et devenu assez riche par le partage du butin qu’il peut
aspirer au plus haut partis. Il vient en outre de recevoir des lettres de Paris, de Charlotta, du baron de
Palfoy et – cela l’étonne – de son père adoptif Dorilaus, qui l’enjoignent de rentrer à Paris. Ces lettres
font mystérieusement allusion à des ‘développements’ causés par la Fortune qui rendent ses exploits
militaire superflus. Ces circonstances mystérieuses concernent évidemment la découverte de son
origine, qui est noble. Horatio est dès lors confronté au dilemme : d’une part la gratitude et
l’admiration pour le roi Charles, sans la protection de qui il serait resté ‘an outcast’, l’obligent à
continuer à le servir ; d’autre part, ‘was it not Charlotta that inspired this ardor in me for great actions !
Was not the possession of that charming maid, the sole end I proposed to myself in all I have
undertaken ! and shall I, by refusing her request, madly run the risque of losing her for ever! (The
Fortunate Foundlings, Chapitre XVIII). L’action généreuse de Poniatovski se jetant aux pieds de Charles,
le decide: il suivra le roi Charles en dépit des requêtes de ceux qui lui sont chers. L’honneur l’emporte
sur l’amour. Et soudain, de manière tout à fait cornélienne, le dilemme entre ce qu’on doit à l’honneur
et ce qu’on doit à l’amour n’apparaît plus comme un conflit insoluble, mais comme une
causalité logique: c’est parce qu’il aime passionnément Charlotta qu’il ne peut pas seulement penser
à son bonheur. Suivre la voix de l’honneur est la meilleure preuve de son amour: ‘yet did you know
how dear this self-denial costs me, to would confess it the greatest proof of affection even man gave’.
Renoncer à suivre Charles XII serait en quelque sorte se rendre indigne de Charlotta18.
C’est dans ce dépassement de soi que réside l’exemplarité d’Horatio. A nouveau, cette exemplarité est
catalysée par la figure de Poniatovski, l’ami officier, qui montre la voie à Horatio. Cette voie est celle
de l’intériorisation de la métaphore emblématique du roi démonté et remonté. L’enfant-roi, privé d’un
père biologique garant des qualités qu’implique une haute naissance, a quitté son père adoptif pour
partir à la recherche d’un père-roi qui puisse l’élever. Mais cette élévation une fois achevée, l’enfant-
roi s’élève au-dessus de lui-même et fait preuve d’un héroïsme supérieur à celui qu’offre le métier des
armes. Cette élévation s’accompagne d’une progressive dévaluation du père-roi à qui Horatio
découvre des défauts, comme la cruauté et le pouvoir de décision arbitraire. Quand, ensuite et enfin,
le père adoptif s’avère être le véritable père biologique du héros, cette découverte n’apparaît plus que
comme un heureux effet du hasard auquel le héros lui-même n’a aucune part.
L’exemplarité de l’histoire d’Horatio dans The Fortunate Foundlings s’articule donc autour d’une
métaphore emblématique vers laquelle convergent les principaux axes argumentatifs qu’abrite la
narration, qui elle-même adopte le canevas d’un roman familial dont le modèle se trouve dans le
roman grec. Le modèle antique est, dans le roman de Haywood, doublé d’un modèle emprunté au
théâtre et qui se cache dans le nom d’Horatio. Au début de l’épisode étudié ici, ce dernier apparaît
dans une lumière shakespearienne, rappelant Horatio, l’ami d’enfance du prince Hamlet qui est aussi
celui qui, le premier, entrevoit sur les créneaux d’Elsenoer l’ombre du père. Vers la fin de l’épisode on
le voit se rapprocher de Rodrigue, le héros cornélien du Cid. Dans sa pièce suivante, Horace, Corneille
met en scène un héros encore plus pénétré des valeurs constituant l’exemplarité nobiliaire. Pour
17 Qu’on pense à la fin de l’Acte III du Cid, où Don Diègue déclare à son fils Rodrigue, qui vient de tuer le père de sa maîtresse, que la Gloire de triompher des ennemis de son roi, lèvera l’interdit d’épouser Chimène : Si tu l’aimes, apprends que retourner vainqueur/ C’est l’unique moyen de regagner son cœur (v. 1105-1106). 18 Qu’on pense aux vers célèbres du Cid de Corneille où Chimène montre à Rodrigue que l’honneur n’est pas incompatible avec l’amour : l’honneur l’a obligé de tuer son père et il s’est par là rendu digne d’elle ; mais, de même, pour se rendre digne de lui, elle doit répondre à la voix de l’honneur et le poursuivre : ‘Tu t’es en m’offensant montré digne de moi/Je me dois par ta mort montrer digne de toi’ (Le Cid, Acte III, v.941-942).
défendre l’honneur de sa patrie, Horace est prêt à affronter ses amis, avec qui il est lié de plusieurs
façons, et à tuer sa propre sœur. Chez Haywood, Horatio, davantage rapproché de Rodrigue, parvient
à résoudre le dilemme entre l’honneur et l’amour d’une façon qu’autorise le double cadre du roman
familial et sentimental, auquel le public ne veut pas voir d’autre fin, comme dans le Cid, qu’un happy
end.
i La fondation de Pétersbourg est racontée avec certain détail dans le Livre troisième de l’Histoire de Charles XII.