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Alex. Tessier - François Ier vu par les ambassadeurs étrangers - Version provisoire - Ne pas diffuser - 20160520 - 1/21
François Ier vu par les ambassadeurs étrangers Reconstruire l’image du roi
L’image de François Ier présente aujourd’hui un aspect brouillé. Pendant longtemps, elle s’était
nourrie de clichés cultivés par l’historiographie nationaliste et égrainés dans toutes les écoles : on
exaltait le roi-chevalier vainqueur à Marignan, le bâtisseur, le Père des Lettres, l’incarnation du prince
de la Renaissance, « le plus français de nos rois », le roi galant aussi ; et pour la face sombre, on
blâmait le prince sensuel, autoritaire et capricieux – ce « gros garçon » qui « gâtera tout » –, le
persécuteur des protestants, le stratège mal inspiré face à Charles Quint. Tous ces éléments
fusionnaient pour former une physionomie familière, reconnaissable entre toutes. Mais depuis un peu
plus d’une trentaine d’années, les historiens spécialistes ont eu à cœur de revisiter le règne en
s’intéressant davantage au souverain et à l’évolution du pays qu’à l’homme et à sa psychologie.
Chemin faisant, ils ont été conduits à démonter un grand nombre de légendes, ce qui a eu pour effet de
saper nos repères1. Ils ont insisté sur le fait que bien des témoignages dans lesquels on avait puisé,
notamment Brantôme, étaient postérieurs au règne et brodaient à plaisir. Ils ont également souligné, à
très juste titre, que la propagande royale n’a pas chômé, en particulier après Pavie. Enfin, et c’est là un
champ d’observation particulièrement fécond, ils ont su montrer que la figure de François Ier avait été
captée, déformée, utilisée par des générations d’historiens, d’écrivains, d’artistes, afin de soutenir leurs
propres visées politiques ou idéologiques. L’action concrète du souverain avait ainsi disparu, effacée
par une mythologie2. Dernièrement, certains auteurs en sont venus à parler d’un « roi de chimères » ou
de son « honneur perdu », peut-être de façon excessive3.
1 Je voudrais dédier cette étude à la mémoire de Jean Jacquart, qui en France a initié ce mouvement. Voir
son François Ier, Paris, Fayard, 1981, ainsi que sa brève synthèse « Images d’un roi, images d’un règne », in François Ier, du château de Cognac au trône de France = Annales du Groupe de Recherches et d’Études Historiques de la Charente Saintongeaise, 1995, n° 16, p. 209-216. Parallèlement, en Angleterre, Robert Jean Knecht publiait son Francis I (Cambridge, University Press, 1982), paru plus tard en français sous le titre Un prince de la Renaissance. François Ier et son royaume (Paris, Fayard, 1998). – Sur la personne même du roi, un demi-siècle plus tôt Gaston Dodu avait esquissé une approche critique, dans son article « Les amours et la mort de François I » (Revue historique, 1929, t. CLXI, p. 237-277), qui reste surtout valable pour son introduction sur les sources et ses réflexions liminaires : « Lorsqu’un personnage de l’Histoire s’est fixé dans nos souvenirs avec quelque chose de très net, de très arrêté, de très simple, c’est en général que certains traits ont été grossis au point d’avoir effacé peu à peu tous les autres. Comme un portrait n’a de vogue qu’à cette condition, il arrive que les plus populaires ne sont pas toujours les plus rapprochés de la vérité. Ainsi celui de François Ier etc. »
2 Sur la construction de l’image du roi à travers les beaux-arts, voir notamment deux catalogues d’expositions récentes : Pierre-Gilles Girault (dir.), François Ier, image d’un roi, de l’histoire à la légende, Paris/Blois, Somogy/Château royal de Blois, 2006, ainsi que Bruno Petey-Girard et Magali Vène (dir.), François Ier, pouvoir et image, Paris, BNF, 2015.
3 Franck Ferrand, François Ier, roi de chimères, Paris, Flammarion, 2014. Jean-Marie Le Gall, L’honneur perdu de François Ier : Pavie, 1525, Paris, Payot, 2015.
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Pour ne retenir qu’une biographie parmi les plus récentes, celle proposée par Didier Le Fur se
veut en quelque sorte l’aboutissement de cet effort critique : le but de cet historien a été de revenir aux
faits, rien qu’aux faits, afin « de décrasser ce personnage et son règne des légendes aigres ou douces
qui les habillent toujours »4. Quant à l’image traditionnelle du roi, dans cette perspective non
seulement elle perd définitivement son rôle de moteur de l’Histoire, mais elle en est éliminée, pour être
traitée à part, dans une seconde section du livre, en forme d’appendice, comme un objet qui a acquis
son indépendance et vole désormais de ses propres ailes. L’auteur y voit un « souvenir », et même
« un souvenir fantasmé » : « Une construction historiographique où tout ce qui n’est pas faux est
tronqué5. » Devant ces mots, nous comprenons qu’après des siècles de ressassement complaisant sur
des clichés, le scepticisme est désormais de rigueur.
Pour autant, sans remettre en question les acquis de la recherche des dernières décennies, est-ce
à dire que nous devons à présent renoncer à atteindre une image un tant soi peu consistante de
François Ier, dégagée des couches de vernis accumulées par le temps ? Et au-delà de la seule personne
de ce roi, est-ce à dire aussi que la perception individuelle d’un grand monarque du XVIe siècle serait
devenue de peu de conséquence pour la science historique, puisque de toute façon conçue comme
difficilement accessible ?
La présente étude vise à tenter une expérience : elle cherche à vérifier si, faisant abstraction de
nos vieux clichés franco-français, il est possible oui ou non de reconstituer un portrait cohérent du roi,
et si oui quel portrait. À cette fin, nous pouvons faire fond sur des sources classiques, la plupart
révélées depuis longtemps, mais qui gardent leur pertinence : nous voulons parler des dépêches et
rapports diplomatiques. En effet, François Ier n’a pas eu la chance (le malheur parfois ?) de posséder
dans sa cour son Saint-Simon ou son Commynes, mais son règne coïncide exactement avec l’essor des
ambassades permanentes en Europe6. Le résultat est que l’historien dispose de collections
considérables de sources contemporaines, rédigées par des hommes instruits, souvent bien renseignés.
Un autre avantage des témoignages diplomatiques est certes qu’ils s’intéressent à tout ce qui touche à
la personne du roi, mais aussi qu’ils savent garder un regard distancié, et ont le souci de sélectionner
les aspects qui peuvent présenter une valeur politique. En revanche, pour ajouter un mot plus critique,
4 Didier Le Fur, François Ier, Paris, Perrin, 2015, p. 9. Du même auteur, on consultera aussi Marignan :
13-14 septembre 1515, Paris, Perrin, 2003. 5 Id., François Ier, op. cit., p. 789-886 ; p. 793. – La récente biographie due à Cédric Michon,
François Ier : les femmes, le pouvoir et la guerre, Paris, Belin, 2015, s’éloigne de cette tendance hypercritique et redonne plus de consistance au portrait du roi. Notre présent propos, rédigé avant d’en avoir pris connaissance, la rejoint sur bien des points. Nous pointerons certaines de ces convergences au fil des notes.
6 Lucien Bély, L’art de la paix en Europe. Naissance de la diplomatie moderne (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, PUF, 2007, chap. II. Garrett Mattingly, Renaissance Diplomacy, Londres, J. Cape, 1955, parties 2 et 3. René de Maulde La Clavière, La diplomatie au temps de Machiavel, Paris, E. Leroux, 1892-1893, vol. I, p. 306 sq. Plus précisément sur la supériorité des sources diplomatiques au sujet de François Ier, voir Dodu, art. cit., p. 245-246.
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il est vrai que ces documents posent malgré tout un problème d’exploitation, en raison de leur
abondance même, mais aussi de la dispersion des informations qu’ils contiennent : la plupart du
temps, la matière concernant le souverain y est comme atomisée, il s’agit d’allusions distillées au fur
et à mesure des dépêches, de quelques bons mots prononcés au cours d’audiences ou d’entrevues, de
précisions sur ses allées et venues, sa santé, ses humeurs passagères. La masse documentaire est donc
énorme, mais demanderait en toute rigueur une étude extrêmement pointilleuse.
Par nécessité, nous nous en tiendrons prioritairement ici à des documents synthétiques, qui
s’attardent sur la personne du roi. Cela survient dans deux cas de figure notables. D’abord, dans les
fameuses relazioni, ces rapports que prononçaient les ambassadeurs vénitiens devant le sénat au retour
de leurs missions, qui restent une source majeure depuis leur publication au XIXe siècle et où la
description méthodique des souverains constituait un passage obligé de l’exercice. D’autre part, à côté
des relazioni, l’on peut aussi retenir un certain nombre d’épisodes, où des observateurs étrangers
eurent la chance de partager des moments de la vie du roi et prirent plaisir à les relater : seront
convoqués notamment ici les témoignages de l’Italien Gadio, du Britannique Wallop, et du Liégeois
Hubert Thomas.
Toutes ces pièces diplomatiques ayant été sélectionnées, le moment est venu à présent de les
mettre en relation les unes avec les autres, pour ainsi dire en résonnance. Que nous disent-elles de
l’homme et du roi François ? Nous nous proposons d’extraire tout simplement leurs remarques les plus
saillantes et de les reclasser selon l’ordre d’un portrait traditionnel. Nous partirons donc des traits
physiques, pour passer aux aspects psychologiques et moraux, avant d’entreprendre de cerner plus
précisément l’originalité du comportement politique du roi, le tout d’après ces documents.
*
La description de la personne du souverain constitue une première approche dont il est
impossible de faire l’économie. François Ier, c’est en effet d’abord une présence physique, tous les
diplomates en sont frappés. Le roi est très grand pour son temps7. Il est considéré également comme
très beau. Aussi, dès son avènement, c’est un concert de louanges. L’ambassadeur vénitien Marco
Dandolo tombe littéralement sous le charme :
7 D’après l’armure du roi conservée à Paris au Musée de l’Armée (inv. G 117), il aurait mesuré près de
deux mètres. À ce sujet, voir Bertrand Jestaz, « Benvenutto Cellini et la cour de France (1540-1545) », Bibliothèque de l’École des chartes, 2003, vol. CLXI, p. 81, note 30, et Olivier Renaudeau, « Une armure pour le roi », in Bruno Petey-Girard et Magali Vène, op. cit., p. 103-107.
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Sa Majesté [...] a aujourd’hui vingt-et-un ans. C’est un fort beau roi, un gaillard pour la taille, aussi
grand que Messer Andrea Gritti [– le futur doge, un colosse]. Il s’y connaît aux affaires d’État, est
patient à entendre tout le monde, se plaît à répondre en personne, excelle au conseil etc.8.
Vers la même époque, le célèbre Gattinara, qui représentait alors la gouvernante des Pays-Bas,
Marguerite d’Autriche, adopte un ton très voisin :
Et vous assehure, Madame, que le roy est aussy beau prince que l’on sachie pour le jourd’huy, et
non gueyres moyns que feu Monsieur de Savoye, dont Dieu ayt l’âme, et luy ressemble fort9.
Le diplomate comparait ici François Ier à son oncle, le duc Philibert le Beau, dont Marguerite était
veuve depuis plus de dix ans. Il ne pouvait trouver référence plus parlante pour son interlocutrice.
Au-delà de ces détails, ce qui est notable est la persistance de cette prestance physique tout au
long du règne. En 1542, le roi a alors 48 ans, l’ambassadeur vénitien Matteo Dandolo insiste encore :
Il est beau, de poil plutôt brun, très grand, large de poitrine et d’épaules, et si fort et fougueux que
[...] je le vis jouter aux noces de la princesse de Navarre, par les plus grandes chaleurs que j’aie
ressenties en France, avec plus d’impétuosité qu’aucun autre cavalier10.
Cette apparence avantageuse est rehaussée par le vêtement. Là encore, c’est un consensus : « Il
s’habille splendidement », signale Dandolo11. Un de ses successeurs détaille :
Il a plaisir à s’habiller avec recherche, et se pare d’ors, de broderies, de joyaux et d’atours
somptueux ; son pourpoint lui-même est entièrement ourlé et entrelacé d’or ; sa chemise est
magnifique et elle ressort par les ouvertures du pourpoint, toutes choses qui sont à la mode de
France12.
Ces mots furent écrits en 1546, quelques mois avant la mort du roi, et l’ambassadeur qui nous
les a laissés, Marino Cavalli, les ajoute à un portrait une fois encore extrêmement flatteur. C’est celui
qui est sans doute resté le plus célèbre :
Le roi se trouve à présent âgé de [52] ans. Il est d’une apparence vraiment royale, à tel point que,
sans savoir qui il est, sans avoir vu son portrait, rien qu’en l’apercevant au naturel, n’importe quel
étranger pourrait dire : « C’est le roi ! » Il a, dans tous les mouvements du corps, une noblesse, une
8 Cité d’après Armand Baschet, La diplomatie vénitienne. Les princes de l’Europe au XVIe siècle, Paris,
Henri Plon, 1862, p. 378. 9 Edward Le Glay (éd.), Négociations diplomatiques entre la France et l’Autriche pendant les trente
premières années du XVIe siècle, Paris, Imprimerie royale, 1845, vol. II, p. 47, Mercurino de Gattinara à Marguerite d’Autriche, Compiègne, 4 février 1515.
10 Eugenio Albèri (éd.), Le Relazioni degli ambasciatori veneti al Senato durante il secolo decimosesto, Florence, Società editrice fiorentina, 1839-1863, série I [l’Europe moins l’Italie], vol. IV, p. 44. – Dans la présente étude, toutes les citations, s’il y a lieu, sont traduites en français par nos soins.
11 Ibid. 12 Niccolò Tommaseo (éd.), Relations des ambassadeurs vénitiens sur les affaires de France au
XVIe siècle, Paris, Imprimerie royale, 1838, vol. I, p. 278. Cf. plusieurs passages sur les atours du roi dans les dépêches des ambassadeurs du duc de Ferrare : Carmelo Occhipinti (éd.), Carteggio d’arte degli ambasciatori estensi in Francia, Pise, Scuola normale superiore, 2001, par exemple p. 122 (4 janvier 1546) et 143-144 (4 juillet 1546).
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majesté si admirable, que je ne pense pas qu’aucun prince d’aujourd’hui puisse l’égaler, encore
moins le surpasser. Il possède une complexion excellente, sa nature est forte et gaillarde, et on ne
saurait croire tous les désordres, toutes les fatigues et les peines qu’il a supportées, et qu’il
supporte d’ailleurs toujours, du fait de son habitude d’errer sans cesse à travers ses pays13.
Dans ces derniers mots, le diplomate italien fait allusion à l’espèce de « bougeotte » qui affectait
François Ier, laquelle, même si les cours du XVIe siècle étaient rarement sédentarisées, paraissait malgré
tout singulière. À force de se déplacer, le roi épuisait sa suite et mettait en péril les finances des
courtisans14. Dans le même ordre d’idées, il faudrait évoquer aussi sa passion pour les sports en
général, et tout particulièrement la chasse : là encore, rien d’original en soi, sinon que François Ier se
distingue par des capacités hors du commun. Voilà ce qu’écrivait l’ambassadeur vénitien Venier en
1532 :
Une fois, lors d’une joute, il courut trente lances et en rompit seize d’abord et douze ensuite. À la
chasse, il court le cerf avec tant d’ardeur que les autres ne peuvent le suivre, sauf trois ou quatre
[...], et une fois la chasse finie, il veut encore jouer le soir à la balle avec ses courtisans15.
Dix ans plus tard, Dandolo apporte des observations similaires : « Le roi s’exerce infatigablement [...].
Il va continuellement à la chasse, au point qu’il est très rare qu’on trouve un ou deux jours de la
semaine où il n’y soit point allé16. » On a affaire à un athlète, à une force de la nature.
Y avait-il quelques défauts dans la cuirasse ? Si l’on étudie les documents avec attention, à
mesure que le temps passe, quelques signes inquiétants finissent bien par apparaître, mais ils restent
limités. Au début des années 1530, Venier nous apprend ainsi que le roi avait perdu quelques dents
lors d’une maladie récente, mais qu’il était guéri, et qu’il lui restait « seulement une marque sur le
visage »17. Plus curieux, le Liégeois Hubert Thomas, qui était le représentant de l’électeur palatin,
nous confie qu’en 1535 sa royale voix était très altérée, voire inaudible, parce que, selon lui, il avait
perdu la luette. À cumuler ces différents symptômes, on ne peut bien sûr s’empêcher de songer ici à
quelques manifestations secondaires possibles de la syphilis, ou effets indésirables de son traitement18.
Par ailleurs, le roi souffrait semble-t-il aussi d’une vue un peu courte19.
13 Ibid. Noter que l’âge du roi est erroné dans la source : Cavalli le portait à 54 ans, nous corrigeons. 14 Sur ce sujet cf. Albèri, op. cit., série I, vol. IV, p. 45. 15 Guglielmo Berchet, Nicolò Barozzi et Marco Allegri (éd.), I diarii di Marino Sanuto, Venise, les
éditeurs, 1879-1903, vol. LVII, col. 613. 16 Albèri, op. cit., série I, vol. IV, p. 44-45. Sur François Ier, roi chasseur, voir Monique Chatenet, « Un
portrait du “Père des Veneurs” », in Claude d’Anthenaise et Monique Chatenet (dir.), Chasses princières dans l’Europe de la Renaissance, Arles, Actes Sud, p. 17-39, 2007, et Michon, op. cit., chap. VIII, « François Ier, Père des Veneurs ».
17 I diarii di Marino Sanuto, vol. LVII, col. 613. 18 Hubert Thomas, Annalium de vita et rebus gestis illustrissimi Principis Frederici II. Electoris Palatini
libri XIV, Francfort, Johannes Ammonius, 1625, p. 202, 1re col. L’autopsie révéla plus tard que le roi avait « la partie du gésier enchancrée et le pomon jà quelque peu entamé » (David L. Potter, « La fin du règne de François Ier et l’avènement d’Henri II d’après les dépêches de Jean de Saint-Mauris (1547) », pièces 15, rapport de l’ambassadeur impérial Saint-Mauris, 6 avril 1547, consultable à la page http://cour-de-
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La santé du souverain est certes un objet de grande attention de la part des diplomates
étrangers : cela apparaît notamment quand ils relatent divers accidents ou tentent de suivre au plus près
les étapes qui mènent à son décès, au début 1547. Cependant, avant cette issue, en dehors de quelques
épisodes de maladies aiguës, ce qui frappe aussi est leur aveuglement sur la gravité du mal qui le
ronge. Ainsi, nous avons noté un peu plus haut que Cavalli, en 1546, dépeint un roi débordant de
vitalité ; il signale bien, en passant, qu’il souffre d’un abcès chronique, mais à l’écouter
c’est une évacuation que la nature lui a donnée, par laquelle il se purge chaque année des humeurs
malsaines en sorte que [...] ce pourrait être le moyen de le faire vivre encore longtemps : de fait, il
mange et boit bien, dort plus que parfaitement bien et, ce qui importe le plus, veut vivre dans une
allégresse et tranquillité extrêmes20.
Selon toute vraisemblance, cet abcès incurable, quelle que fût sa cause, était pourtant une affection très
préoccupante. Au même moment, comme l’écrivait sans ambages l’ambassadeur de Charles Quint,
pour le coup mieux informé, tous les médecins du roi s’accordaient alors à diagnostiquer qu’il
souffrait du « mal français » à un stade avancé – depuis le XIXe siècle les praticiens manifestent
toutefois plus de scepticisme sur ce point – et craignaient qu’il ne fût « fort pourri dedans le cors », ce
que confirma l’autopsie21. Mais apparemment, d’une part le secret de son état réel était assez bien
gardé, et d’autre part il sut donner le change jusqu’au bout et maintenir une illusion de vigueur. En
1546 toujours, l’envoyé du duc de Ferrare notait avec une certaine surprise que le roi, en dépit de son
âge, portait une chemise largement échancrée, en sorte que chacun pouvait remarquer un torse
splendide, où « la chair était si belle qu’on eût dit celle d’une jeune femme de 25 ans » ! Le souverain
s’abusait peut-être lui-même22.
france.fr/article2750.html). – Les traitements mercuriels étaient connus pour pouvoir causer des pertes de dents et des dommages sévères dans la bouche et la gorge. Par ailleurs la syphilis pouvait évoluer en laryngite ou phtisie syphilitique. Pour autant, François Ier ne fut pas nécessairement atteint par le « mal français », contrairement à l’idée qui a longtemps prévalu (sur ce point, voir le paragraphe suivant et les notes).
19 Selon Dandolo, transcrit par Albèri, op. cit., série I, vol. IV, p. 44. 20 Tommaseo, op. cit., vol. I, p. 278. L’impression de bonne santé générale se trouve chez la plupart des
contemporains : voir la collection de témoignages rassemblée par Dodu, art. cit., p. 269-272. 21 Citations d’après Alphonse de Ruble, Le mariage de Jeanne d’Albret, Paris, Adolphe Labitte, 1877,
p. 221-222, nouvelles transmises à Charles Quint, février 1646, et Saint-Mauris à Los Covos, 31 mars 1546. – Depuis le XIXe siècle, l’idée qui prévaut chez les médecins est que François Ier est mort d’une « maladie des voies urinaires, restes probables mais non certains de maladie vénérienne », ainsi que l’écrit Auguste Corlieu dans, La mort des rois de France depuis François Ier jusqu’à la Révolution française, Paris, Germer Baillière, 1873, p. 8. Voir auparavant Auguste Cullerier, De quoi est mort François Ier, Paris, Victor Masson, 1856. Tout dernièrement, Jacques Delbauwe, sans exclure que le roi ait pu contracter la syphilis, réfute absolument son implication dans l’abcès qui l’emporta, et incrimine plutôt une blennorragie ou une tuberculose urinaire : voir son ouvrage De quoi sont-ils vraiment morts ?, Paris, Pygmalion, 2013, chap. XI, « L’apostume du galant ».
22 Occhipinti, op. cit., p. 143, Giulio Alvarotti au duc de Ferrare, Fontainebleau, 4 juillet 1546. Sur la difficulté de connaître l’état de santé réel du roi et sur sa prise de conscience personnelle apparemment tardive, voir en particulier les dépêches de l’ambassadeur impérial publiées récemment en ligne par David L. Potter, art. cit., notamment pièces 7 et 9, Saint-Mauris à Charles Quint, 17 mars et 25 mars 1547.
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Dernier point intéressant enfin, les ambassadeurs nous disent tous d’une même voix que le roi
était beau ; il était pourtant un détail discordant qui frappait sur son visage, à savoir le nez, qui était
assez fort, ce que ne cachent pas la plupart des peintures du temps, même si les artistes surent le traiter
avec adresse23. En vérité, ce nez était célèbre dans tout le royaume et dans l’Europe entière : « Par le
commun populaire, il a esté appelé “le roy au grand nez”24. » Peu après la trêve de Nice, l’auteur
italien Annibal Caro, qui gravitait dans l’entourage des Farnèse et avait suivi les négociations récentes,
lui consacra une sorte d’ode burlesque, où il s’extasiait sans retenue : « Naso perfetto, naso principale,
naso divino ! – Ce nez, béni soit-il entre tous les nez, et que la maman qui vous a fait ainsi
“ennaseauté” soit bénie25 ! » Très curieusement, les ambassadeurs ne parlent jamais de cet appendice,
sans doute parce qu’ils le jugent anodin au plan politique. Il y avait là pourtant un élément qui
contredisait quelque peu leur appréciation26.
Ce que l’on doit retenir de toutes leurs notations, plus important que la haute taille et qu’une
beauté à certains égards discutable, c’est l’impression générale, l’impression de supériorité physique
inégalée qui se dégageait du souverain, du début jusqu’à la fin, et d’autre part l’aptitude de
François Ier à maintenir cette impression, malgré les disgrâces causées par le temps, les chagrins et la
maladie27. Ici, le physique acquiert une dimension politique. Il est certain que le roi en jouait à plein,
comme fondement de son charisme. Ces considérations nous font glisser à son portrait moral.
* *
23 Cette protubérance nasale apparaît nettement sur un portrait imberbe de profil exécuté sur une intaille
par Matteo Dal Nassaro (BNF, Intaille 2485, vers 1515-1518), sur un portrait gravé (bibliothèque municipale de Grenoble, R90670, reserv. cat. 20, vers 1525-1530), sur le portrait en costume d’apparat de Jean Clouet même (Louvres, peintures inv. 3256). Ce ne sont que quelques exemples. On trouvera des photographies respectivement chez Bruno Petey-Girard et Magali Vène, op. cit., p. 52 et 66, et Pierre-Gilles Girault, op. cit., p. 19.
24 André Thevet, Les vrais pourtraits et vies des hommes illustres grecz, latins et payens, Paris, Veuve I. Kervert et Guillaume Chaudière, 1584, t. II, f. 218-219.
25 Annibal Caro, Commento di ser Agresto da Ficaruolo sopra la prima ficata del Padre Siceo, suivi de Nasea, o vero diceria de’ nasi, del medesimo ser Agresto, s.l.n.d. [1539], p.87-98, extrait tiré la p. 96.
26 En dehors des textes strictement diplomatiques, les témoignages plus critiques vis-à-vis du physique du roi ne manquent pas. Voir Antonio de Beatis : « Il est fort bien dans l’ensemble, quoique son nez soit trop fort, et au jugement général [...] ses jambes trop minces pour un corps aussi grand. » (Voyage du cardinal d’Aragon en Allemagne, Hollande, Belgique, France et Italie (1517-1518), éd. Madeleine Havard de La Montagne, Paris, Perrin, 1913, p. 137.) Voir aussi Morgan Prys, « Un chroniqueur gallois à Calais », Revue du Nord, 1965, t. XLVII, n° 185, p. 199, ou plus généralement les références accumulées par Dodu, art. cit., p. 249-252.
27 L’ambassadeur vénitien Cavalli, s’il fait erreur sur la santé du roi, semble très lucide sur sa résilience : « Je pense que peu d’hommes au monde eussent supporté autant d’adversités que lui. » (Tommaseo, op. cit., vol. I, p. 278.)
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En première analyse, ce qui ressort curieusement des témoignages diplomatiques semblerait se
résumer à un mélange contradictoire de faste et d’affabilité, voire de raffinement et de familiarité28.
C’est un fait, le roi est fastueux. Il aime le luxe, cela se perçoit aussitôt à ses vêtements, à son
goût débridé pour l’art, les palais et les fêtes, et plus généralement à ses dépenses extravagantes. Les
ambassadeurs vénitiens, toujours férus de chiffres, insistent sur sa prodigalité. L’un d’eux note :
Pour les menus plaisirs, dans lesquels entrent également l’achat de bijoux, surtout des diamants, et
les présents publics qui se font aux dames de la cour [...] il dépense 100 000 écus par an, voire
150 000. En cela le roi n’a aucune mesure29.
Encore cet avis est-il assez sobre. Un de ses collègues finit par s’esclaffer :
Ce roi [...] est très libéral ; il dépense considérablement toute l’année en choses extraordinaires,
telles que joyaux, tentures de lits, constructions de palais et de jardins. [...] On prétend qu’il n’a
pas le sou, bien qu’il ait obtenu beaucoup depuis la mort de Madame la Régente, sa mère. Mais
Sa Majesté est de telle nature que si quelqu’un vient lui apporter un caillou qu’il a déterré, ou bien
quelque autre chose que ce soit, elle lui donne de l’argent30 !
Or ce grand étalage aurait pu laisser un goût assez désagréable, si François Ier ne l’avait pas
accompagné de formes plaisantes. Mais c’est ce que les ambassadeurs observent également, sans
relâche. Dandolo, en 1542, admire « son expression toujours gaie », et constate : « Il est toujours si
gentil que je n’ai jamais parlé avec personne qui eût convenu avoir pris congé de Sa Majesté
insatisfait31. » En somme, François Ier aime le luxe, mais aime tout autant à le faire partager, et à
paraître accessible à ceux qui l’abordent. Le dédain lui est étranger. Son grand plaisir, sa grande
stratégie sans doute, semble d’avoir cherché à faire ressentir à ses interlocuteurs qu’ils pouvaient
partager ses joies et entretenir des rapports personnels, privilégiés avec lui. En cela, il agissait sans
cesse en séducteur.
Des exemples révélateurs de cette attitude abondent tout au long du règne. En juin 1527, alors
que les souvenirs de Pavie demeuraient vifs dans les esprits, et que les nouvelles du sac de Rome
étaient plus qu’inquiétantes, les ambassadeurs d’Angleterre sont étonnés de l’humeur primesautière du
roi et des privautés qu’il tolère lors d’un repas public. Il est bien vrai que la cour de France de l’époque
28 Notre analyse rejoint ici celle de Michon, op. cit., chap. I, « Énergie, faste, simplicité ». Plus
généralement sur la familiarité qui règne à la cour de France, voir Marc Hamilton Smith, « Familiarité française et politesse italienne au XVIe siècle. Les diplomates italiens, juges des manières de la cour des Valois », Revue d’Histoire diplomatique, 1988, n° 3-4, p. 193-232.
29 Marin Giustiniano en 1535, transcrit chez Tommaseo, op. cit., vol. I, p. 100. 30 Zuan Antonio Venier, en 1533, repris par Sanuto, op. cit., vol. LVII, col. 612. 31 Albèri, op. cit., série I, vol. IV, p. 44. Nous soulignons. Cependant, il est certain que dans ses dernières
années le roi fut sujet à des accès de colère publique impressionnants (exacerbés par la dégradation de sa santé ?) : à ce sujet, voir Smith, « Familiarité française et politesse italienne », art. cit., p. 205. Ses manières familières l’entraînèrent aussi parfois à traiter certaines personnes qui lui avaient déplu de façon grossière : ainsi en 1541, lorsqu’il claqua sa porte au nez de l’ambassadeur impérial, après avoir accordé une audience à son collègue vénitien (ibid., p. 201-202).
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affectait de cultiver des manières informelles, mais entre le sans-façon et le laisser-aller il existait
malgré tout une marge. Apparemment le souverain ne s’en souciait pas et était le premier à encourager
l’abolition de toute distance entre les convives et sa personne :
Le roi fut rempli de gaîté tout le temps du dîner, et échangea beaucoup de propos aussi bien avec
le légat qu’avec nous et divers autres seigneurs [...] qui se tenaient autour de lui ; certains prenaient
appui sur sa chaise, certains sur sa table, tous avec beaucoup plus de familiarité qu’il n’est
convenable pour nos manières anglaises. Après dîner, pendant deux ou trois heures, il ne cessa
jamais d’être librement accessible, et demeura la plupart du temps avec nous, à parler gaîment de
chasse et d’autres sports32.
En remontant le temps, nous pouvons nous arrêter une décennie plus tôt, sur le séjour à la cour
de France du fils du marquis de Mantoue, entre 1515 et 1517, qui donna occasion au roi de multiplier
les amabilités à l’égard d’un hôte de marque. Au moment des adieux, en mars 1517, dans une lettre
qu’il écrit à sa mère, le jeune prince avoue lui aussi presque avoir été mis mal à l’aise par la familiarité
du souverain :
J’ai pris congé du roi, et Sa Majesté, m’entraînant à l’écart, m’a dit qu’elle m’aimait extrêmement,
et m’a tenu des discours si aimables, avec des paroles si douces [...] qu’il ne les aurait pas dites
pour un de ses propres fils, et qu’elles n’étaient pas assorties avec sa grandeur33.
L’été précédent, Gadio, un secrétaire de la suite du prince italien, avait rapporté une mémorable visite
du château de Blois, que le roi avait accordée à son maître d’une façon presque improvisée, en pleine
nuit, « à la fraîche ». On était au début du mois d’août 1516, il pouvait être onze heures du soir :
Le roi s’étant levé de table prit Monseigneur par la main [...] et à la lueur des flambeaux l’emmena
voir les jardins, lui montrant tout lui-même par le menu. [...] Sa Majesté lui montra pas à pas les
tonnelles, l’art avec lequel elles étaient faites, [...] leur longueur et leur largeur, telles qu’on
pourrait faire courir et manœuvrer un cheval dessous. [...] Elle lui montra en détail la fontaine, et
lui dit que l’eau était tirée d’un puits au moyen de chevaux. [...] Elle lui montra la quantité et la
32 John Sherren Brewer, James Gairdner, et Robert Henry Brodie (éd.), Letters and Papers, Foreign and
Domestic, of the Reign of Henry VIII, Preserved in the Public Record Office, the British Museum, and Elsewhere in England, Londres : Longman, Green, Longman, Roberts & Green, 1862-1932, vol. IV, 2e partie, n° 3173, John Clerk à Wolsey, juin 1526. Cf. d’autres exemples de gestes de familiarité physique de François Ier à l’égard de diplomates britanniques chez Luke MacMahon, « Courtesy and Conflict : The Experience of English Diplomatic Personnel at the Court of Francis I », in David Grummitt (dir.), The English Experience in France (c. 1450-1558),Aldershot, Ashgate, 2002, p. 185-187, et Cédric Michon, « “De bons frères, cousins et parfaictz amys.” Les Anglais et la France sous François Ier », in Jean-Philippe Genet, François-Joseph Ruggiu, Les idées passent-elles la Manche ? Savoirs, représentations, pratiques, France-Angleterre, Xe-XXe siècles, Paris, PUPS, 2007, p. 313. Voir aussi le cas de Wallop développé infra.
33 Frédéric Gonzague à Isabelle d’Este, Paris, 23 mars 1517, transcrit chez Marc Hamilton Smith, « François Ier, l’Italie et le château de Blois. Nouveaux documents, nouvelles dates », Bulletin monumental, 1989, t. 147-IV, p. 322, note 17. Cf. quelques mots de commentaires sur cet épisode p. 309, et le récit qu’en fait parallèlement Stazio Gadio, dans Raffaele Tamalio (éd.), Federico Gonzaga alla corte di Francesco I di Francia nel carteggio privato con Mantova, Paris, Honoré Champion, 1994, p. 413.
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variété des fruits. [...] Elle lui dit que le tout avait été fait en forçant [la nature], puisqu’on avait
aplani une colline pour créer ce jardin34.
À lire ces lignes, on peut songer un instant à la faveur que réserverait plus tard Louis XIV aux
visiteurs qu’il voulait soigner, lorsqu’il les entraînerait lui-même à travers les jardins de Versailles, à
la différence près que ces promenades en principe n’auraient pas lieu à minuit et seraient savamment
orchestrées. Le comportement de François Ier se singularise également par une façon très concrète de
payer de sa personne. Ainsi, pour reprendre l’épisode de la visite nocturne du château de Blois, le roi
voulut montrer à ses hôtes une salle remplie de trophées de chasses, mais il s’avéra qu’à cette heure
tardive la porte était verrouillée. Qu’à cela ne tienne, poursuit le secrétaire Gadio : « Comme on
n’apportait pas la clé assez vite, [...] le roi très-chrétien s’élança deux fois contre la porte, la brisa et
l’ouvrit. » On peut juger que cette spontanéité fit sensation. Notre témoin l’avoue : « Beaucoup de
gens me dirent, presque avec envie, que c’était là une grande faveur35. » Un peu plus tard, alors que la
nuit devait être fort avancée, la scène d’ailleurs faillit se reproduire, au moment où François Ier fut pris
de l’envie d’aller faire admirer ses livres :
Il voulut ensuite montrer à Monseigneur sa belle et riche bibliothèque, mais on ne put trouver celui
qui avait la clé, et il voulait enfoncer la porte. Mais Monseigneur lui dit qu’il la verrait bien le
lendemain matin, et lui demanda instamment de ne pas se donner cette peine36.
Le souverain cette fois-ci s’apaisa, et à défaut d’exhiber ses trésors intellectuels proposa de conclure la
soirée en allant saluer les demoiselles d’honneur, qui étaient déjà couchées37.
L’Ignorance chassée
Rosso, galerie François Ier, Fontainebleau, détail
34 Stazio Gadio à François Gonzague, Tours, 12 août 1516, ibid., p. 288-289. (Une traduction française de
cette lettre est publiée dans Jean Favier (dir.), Archives de la France, t. III, Le XVIe siècle, éd. Philippe Hamon et Jean Jacquart, Paris, Fayard, p. 17-18.)
35 Ibid., p. 288. 36 Ibid., p. 289. 37 Ibid., p. 290. Pour toute cette visite à Blois, voir le récit parallèle de Frédéric Gonzague à François
Gonzague, ibid., p. 292-293.
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Nous étions là au tout début du règne. Ce qui frappe est que, même si nous faisons un grand saut
dans le temps, l’attitude du roi présente une constance certaine, aussi bien dans les manières que dans
le scénario qu’il adopte. En 1540, lorsqu’à son tour l’ambassadeur britannique John Wallop est convié
par le souverain à visiter Fontainebleau, les années ont passé, François Ier est à présent dans la force de
l’âge, et son hôte étranger quant à lui presqu’un vieillard, mais l’on retrouve ce côté sans-façon, cette
spontanéité charmante. La visite de Wallop, à ce qu’il semble, eut lieu en petit comité. À la porte de
l’appartement royal, le diplomate fut accueilli par Montmorency, qui avait l’air de se trouver là par
hasard, en tout cas c’est ce que suggèrent les paroles qui lui sont prêtées : « O, Monsieur
l’Ambassadeur, vous soyez le très-bienvenu38 ! » François Ier reçut son hôte dans sa chambre et lui fit
admirer les décors des murs et du plafond. Mais comme le vieux Wallop n’y voyait goutte, il l’invita à
grimper sur un banc pour observer de plus près et lui offrit son bras pour l’aider. Le diplomate se sentit
flatté : « En bon et gracieux prince, rapporte-t-il, il m’aida en me soutenant de la main, sans quoi, pour
parler franchement [...], je n’aurais pu monter. Et de même, pour ma descente, il m’épaula à
nouveau. » Le clou de la visite fut certes la grande galerie, où François Ier enfermait toutes ses plus
belles curiosités artistiques. L’ambassadeur britannique précise qu’il n’y eut pas de difficulté pour
l’ouvrir, car, explique-t-il, « le roi gardait la clef sur lui ». Ainsi, il ne lui était plus besoin d’enfoncer
les portes. Tout en décrivant les lieux à son maître, Henri VIII, le diplomate se souvient des mots
échangés : « Tandis que le roi me montrait sa galerie, j’ai souhaité que Votre Majesté fût là pour la
voir ». François Ier de saisir alors la balle au bond : « Par ma foy, Monsieur l’ambassadeur, si [votre
maître] était ici, je lui ferais bonne chère, et de bon cœur ! » Dans cette répartie toute simple résonne
encore l’amabilité naturelle du souverain. Enfin, cet épisode est intéressant aussi parce qu’il se conclut
par une descente aux appartements des bains, qui étaient situés au rez-de-chaussée. Le diplomate
poursuit en dépeignant une scène étrange : « Le roi me conduisit auxdits bains, qui étaient chauds et
fumaient tellement, comme s’il y avait du brouillard, qu’il me précéda pour me guider. » Il explique :
« Le bain est fait comme une piscine, fermée par une barrière, qui laisse seulement le passage à une
personne pour entrer. » Mais au sortir des nuages de vapeurs produits par cet équipement intérieur
somptueux, quelles personnes découvrons-nous alors ? La duchesse d’Étampes et une autre dame, qui
étaient « dans une chambre à côté, où il y avait deux lits, et à mon avis – poursuit Wallop –, on les
rencontre plus souvent dans lesdits bains que couchées auprès de leurs maris ». Après avoir présenté
ses œuvres d’art, comme au temps du séjour du fils du marquis de Mantoue à Blois, plus de deux
38 Dépêche de John Wallop, Melun, 17 novembre 1540, transcrite dans State Papers Published Under the
Authority of His Majesty’s Commission. King Henry the Eighth, Londres, 1830-1852, vol. VIII, partie V [Foreign Correspondence, 1537-1542], p. 479-486.
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décennies plus tôt, François Ier n’avait pu s’empêcher de terminer la visite en donnant accès à d’autres
trésors plus sensibles39.
Les ambassadeurs ne sont pas très diserts sur les amours du monarque : ils ne jouent pas les
Brantôme, c’est un indice clair que ces bagatelles ne leur semblaient pas la grille d’analyse pertinente
dans le cas d’espèce. Mais leurs allusions fréquentes, comme celle de Wallop rapportée ci-dessus,
laissent à entendre qu’ils en savaient long, et qu’effectivement François Ier était vulnérable sur ce
chapitre40. Hubert Thomas résume joliment, en le qualifiant de « mulierosus » : bref, c’était un homme
à femmes41. Au début du règne, le Mantouan Gadio, dans la suite de son jeune maître, le futur marquis
Frédéric Gonzague, remarque incidemment : « Le roi a grand plaisir à le voir auprès des dames, parce
qu’à lui aussi il lui plaît de s’y trouver42. » Un peu plus tard, Antonio de Beatis, qui était assez près
d’être un agent diplomatique, puisqu’il accompagnait le cardinal d’Aragon dans un périple européen,
le décrit comme étant « de mœurs si légères qu’il pénètre volontiers dans les jardins d’autrui et boit
l’eau de diverses fontaines »43. Dans les années 1540, à mesure de sa faveur croissante, il est vrai que
la duchesse d’Étampes focalise de plus en plus l’attention et les critiques. Le nonce Dandino en vient à
se scandaliser :
Le roi s’adonne plus que jamais à ses plaisirs et ses lascivités, tombant sous la coupe de Madame
d’Étampes, laquelle, pour paraître intelligente, dit toujours le contraire des autres, et donne à
entendre au roi qu’il est un dieu en ce bas monde, et que rien ne peut l’atteindre44.
Néanmoins, à la réflexion, ce n’est pas là exactement attribuer à la favorite une influence débilitante
sur le souverain, et encore moins faire d’elle le centre d’une faction manipulatrice, si elle paraît à ce
point un électron libre et capricieux. Un mois avant la mort du roi, alors que les signes alarmants sur
son état de santé se multiplient, le représentant de la cour impériale, Saint-Mauris, soutient qu’il était
« toujours amoureux »45. Enfin, quant à l’appartement des bains de fontainebleau, Wallop ne fut pas le
39 Monique Chatenet remarque (art. cit., p. 30) qu’à la fin du règne François Ier réserva à ses hôtes de
marque qui venaient lui rendre visite à Fontainebleau un programme tout à fait similaire à celui rapporté par Wallop (accueil dans la chambre, puis galerie, puis appartement des bains). Elle compte sept cas au moins à partir de 1539.
40 Cf. Baschet, op. cit., p. 410 : « Les ambassadeurs vénitiens ont parlé fort peu des maîtresses du Roi, du moins dans les relazioni. »
41 Thomas, op. cit., p. 202, 1re colonne. 42 Tamalio, op. cit., Gadio à François Gonzague, Tarrascon, 4 février 1516, p. 197. 43 Antonio de Beatis, op. cit., p. 136. 44 J. Lestocquoy (éd.), Correspondance des nonces en France Capodiferro, Dandino et Guidiccione
(1541-1546), Rome/Paris, Presse de l’Université Grégorienne/E. de Boccard, 1963, p. 220, Dandino au cardinal Farnèse, Paris, 26-27 mai 1543. Cf. ibid. p. viii-xi, où l’éditeur, s’appuyant sur le témoignage des nonces, soutient de façon convaincante que la duchesse a joui de beaucoup d’influence et fut un acteur à part entière du jeu politique. Mais quand on a dit cela, on n’a pas montré que François Ier fut effectivement soumis à son joug. Tout indique qu’il fut loin de l’avoir été : voir Knecht, op. cit., p. 496-498, Le Fur, François Ier, op. cit., p. 845-848, Michon, op. cit., chap. XVII, « François Ier s’est-il laissé “gouverner par une putain” ? ».
45 Cité d’après Ruble, op. cit., p. 222, Saint-Mauris au prince d’Espagne, 16 février 1547
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seul à en approcher les mystères. En cette même année 1540 qui avait vu la visite du Britannique,
l’ambassadeur du duc de Ferrare rapporte une scène qui dut le laisser songeur :
Madame Marguerite, Madame d’Étampes, ainsi que Madame de Rotolino et deux autres dames se
trouvaient au bain, et Sa Majesté, en compagnie de Mgr le connétable, de Mgr le cardinal
de Lorraine et du nôtre [le cardinal de Ferrare, Hyppolite d’Este], y entrèrent et les trouvèrent
nues ; ils restèrent un bon bout de temps à badiner46.
Comme un écho à ces remarques, nous pouvons toujours admirer certains éléments suggestifs du
décor Fontainebleau, notamment de la chambre de la duchesse d’Étampes, que Primatice devait
réaliser peu après, entre 1541 et 1544, et qui présentent une véritable glorification du corps féminin.
La fresque Apelle peignant Campaste devant Alexandre attire particulièrement l’attention, pour son
sujet inhabituel : on y découvre le roi de Macédoine et sa maîtresse posant nus, devant le chevalet du
maître antique, au moment où ce dernier commence à son tour à s’éprendre de la belle. Il y a là comme
une mise en abyme de la situation de François Ier et sa favorite face à Primatice, ou même face à tout
visiteur introduit en ces lieux privilégiés47. Au-delà de ces détails un peu scabreux, davantage que des
réalités probantes sur les amours du roi, nous devons surtout déduire une stratégie de mise en scène et
de partage de son intimité, stratégie qui va très loin vis-à-vis de certains conseillers et hôtes
prestigieux.
Ce mélange d’étalage et de simplicité est étrangement ce qu’on retrouve aussi dans ce qui
touche à la vie intellectuelle du souverain. Certes, ici, il faut se détacher de la légende du Père des
Lettres. Ce prince ne fut pas authentiquement un savant, au sens où purent l’être d’autres souverains
comme Charles V en France, ou plus tard Jacques Ier en Angleterre, mais il eut incontestablement à
cœur de participer au grand essor de l’humanisme et de montrer l’étendue de sa curiosité. Disons
plutôt qu’il se piquait d’une sorte d’encyclopédisme aimable. C’est ce dont se font exactement échos
nos ambassadeurs. En 1546, une délégation anglaise relate par exemple une séance de bavardages sur
des sujets variés :
L’après-dîner, le roi [...] devisa de sa librairie et nous retint à discuter un moment des livres qu’il
avait fait traduire du grec en français, des conciles généraux, et d’autres histoires de l’Antiquité48.
46 Occhipinti (éd.), op. cit., p. 47, Carlo Sacrati au duc de Ferrare, Paris, 18 juin 1540. Noter que toutefois
l’ambassadeur rapporte ici un épisode où il ne fut pas présent lui-même. 47 Delphine Trébosc, « Le décor de Primatice pour la chambre de la duchesse d’Etampes : une œuvre
réflexive ? », Seizième Siècle, 2007, vol. III, n° 1, p. 37-60 (voir la fresque p. 50). Le sujet pouvait paraître d’autant plus ambigu que, selon la légende, le roi de Macédoine ayant observé le penchant d’Apelle pour Campaste alors que celui-ci exécutait le portrait, aurait décidé ensuite de la lui céder. L’épisode cependant peut s’interpréter comme une exaltation de la générosité du roi, de sa maîtrise sur lui-même, et de son amour pour l’art (ibid., p. 38-39).
48 State Papers Published Under the Authority of His Majesty’s Commission. King Henry the Eighth, op. cit., vol. XI, partie V [Foreign Correspondence, 1545-1547], p. 261, Lisle et Tunstall à Henri VIII, Corbeil, 3 août 1546.
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Un des témoignages les plus précis est celui d’Hubert Thomas, l’envoyé de l’électeur palatin.
Cet homme eut la bonne fortune d’accompagner le roi, lorsque celui-ci, en 1535, fit un déplacement en
bateau sur la Seine, du côté de Rouen. Il ne cache pas que François Ier n’entendait pas le latin, et
cependant il garde un souvenir émerveillé de cette sorte de croisière :
Il était invariablement d’usage de lire quelque histoire pendant tout le voyage. À cette époque, on
avait en main un Thucydide traduit en français pour le roi. Le roi lui-même, comme il avait
beaucoup d’esprit (hormis pour la langue latine), et quelques hommes sages qui l’entouraient,
interprétaient cet auteur avec tant d’élégance, que je veux être damné si jamais voyage me parut
plus court49.
Un peu plus loin notre ambassadeur vante aussi la qualité des échanges autour du souverain lors des
repas, en insistant sur leur caractère à la fois plaisant, varié et utile :
La plupart des gens louent ce roi d’avoir favorisé les lettres et les lettrés, d’avoir promu l’étude et
d’avoir élevé des écoles. [...] En dehors de toute flatterie, voici ce que moi je puis dire : j’ai
souvent assisté aux repas de princes, à ceux du souverain pontife lui-même, à ceux de cardinaux
ou d’évêques, cependant, d’avoir été convié à une table plus sage, pour ainsi dire, que celle du roi
de France, je ne m’en souviens pas. Du fait des lectures, des débats et des conversations qu’on y
tenait, il n’était aucun sage qui n’en sortît plus sage, aucun savant qui n’en sortît plus savant,
aucun duc éminent ou même simple chevalier qui n’en sortît plus distingué. Et s’il m’est permis de
descendre jusqu’à ce degré, il n’était aucun artisan, aucun jardinier, aucun paysan qui n’en partît
plus accompli, le roi lui-même prenant part aux discussions50.
Un autre diplomate semblablement impressionné par la faconde de François Ier sur toutes sortes
de sujets fut le Vénitien Marino Cavalli. Celui-ci avait rencontré une espèce de pédagogue universel :
Le jugement de ce prince est très beau, son savoir est très grand. On peut s’en faire une idée en
l’entendant raisonner de toutes les choses, études et professions auxquelles s’appliquent les
hommes. Il en parle et il en juge très promptement, et aussi bien que les professionnels de chacun
de ces arts ne feraient. Non seulement dans le domaine de la guerre et dans tout ce qui la concerne
– comme l’équipement d’une armée, sa conduite, l’art de la faire combattre, de la loger, d’assiéger
une ville ou de la défendre, d’utiliser l’artillerie, ainsi que les questions navales –, mais aussi pour
la chasse, la peinture, les lettres de toutes sortes, les langues, et tous les exercices du corps51.
Cependant, aussitôt l’ambassadeur italien ajoute une note critique, qui montre qu’il pressent la
possible superficialité de ce vernis : « Il est vrai qu’après de si beaux discours et tant de savoir, voyant
que les affaires militaires par mauvaise fortune ne lui ont guère été heureuses, certains disent que sa
49 Thomas, op. cit., p. 201, 2ecolonne, et 202, 1re colonne. Noter qu’un ambassadeur du duc de Ferrare
rapporte une occasion où François Ier analysa la politique de Charles Quint par analogie avec un passage de Thucydide : Occhipinti, op. cit., p. 159.
50 Ibid., p. 202, 1re colonne. 51 Tommaseo, op. cit., vol. I, p. 280-282.
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sagesse est sur ses lèvres, et non dans son esprit52. » On reste probablement dans le brillant, le goût
d’être spirituel, d’animer autour de soi une cour spirituelle et célébrée comme telle53. Le roi a été plus
intéressé par l’expérience de toute la gamme des nouveautés intellectuelles et artistiques, et par la
manifestation de cette expérience aux yeux du monde, que par l’implication de tout son être dans
quelques domaines de prédilection.
Allégorie de l’unité de l’Etat
Rosso, Fontainebleau, galerie François Ier, détail
En somme, pour résumer son caractère, de même que pour ce qui concerne son physique, les
ambassadeurs nous dépeignent un homme avide de jouir de tout ce que le monde temporel peut offrir
de meilleur – joies du sport, beaux-arts, femmes, aventures intellectuelles exaltantes – et en même
temps ardent à faire partager son plaisir à tous ceux qui l’approchent. En cela, il est séduisant, d’une
excitation contagieuse, capable de soulever un enthousiasme assez général à son profit. Il faut avouer
que cet amour de la vie est un trait qui convient bien à un meneur d’hommes, qui peut même l’aider
puissamment à asseoir sa position. C’est aussi un visage avenant à donner en spectacle aux visiteurs et
aux sujets, et propre, en cas de besoin, à masquer beaucoup de calculs sous-jacents. Mais cela suffit-il
pour assurer le succès d’un roi ?
* * *
52 Ibid., p. 282. 53 On connaît la réflexion de Marguerite de Navarre à son frère, au sujet du symbolisme obscur qu’il lui
plaisait d’intégrer au décor de ses châteaux pour exercer la sagacité des visiteurs : « Voir vos édifices sans vous, c’est ung corps mort, et regarder vos bastiments sans ouïr sur cela vostre intencion, c’est lire en esbryeu [i.e. en hébreu]. » (François Génin, Lettres de Marguerite d’Angoulême, sœur de François Ier, reine de Navarre, Paris, J. Renouard, 1841, p. 382.)
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Sur cette question, nous en venons au dernier point de cette étude, le plus épineux et le plus
intéressant sans doute, où il faut tâcher de dégager les caractéristiques prêtées au souverain sur le plan
politique. Ce n’est certes pas ici le lieu de se disperser dans le détail des événements ; il s’agit plutôt
d’isoler quelques attitudes ou habitudes typiques qui pourraient le distinguer comme homme d’État.
Cet objectif est assez difficile à poursuivre, car il nécessite un effort de synthèse et
d’approfondissement que la plupart des sources diplomatiques n’ont pas entrepris.
Il convient tout d’abord de noter que si le sujet a été abordé, il l’a souvent été à travers le prisme
de l’opposition entre François Ier et Charles Quint, qui obsédait déjà les contemporains. Ainsi, une
étude récente sur François Guichardin suggère que le contraste entre les deux souverains structure la
pensée historique de ce grand témoin54. Sur un mode burlesque, l’on peut aussi observer que le poète
Annibal Caro, évoqué quelques pages plus haut, lorsqu’il se prit à exalter le nez de François Ier ne
manqua pas d’orchestrer son face à face avec la mâchoire inférieure de Charles Quint :
Nabuchodonosor dut son royaume et son nom au fait qu’il eût une grande bouche [bocca] et un
grand nez [naso]. Un mien ami fonde sur cela l’opinion que Charles Quint est un grand empereur
parce qu’il possède une si grande bouche, et que François, roi de France, est un grand roi, parce
qu’il a un si grand nez, et que n’eût été l’opposition du nez du roi à la bouche de l’empereur, et
celle de la bouche de l’empereur au nez du roi, chacun d’eux (grâce à une telle bouche, ou à un tel
nez) serait seigneur du monde entier55.
Parmi les ambassadeurs, c’est sans doute le vénitien Giustiniano, vers le milieu du règne, qui esquissa
le parallèle le plus piquant, en quelque sorte le prototype caché d’un genre promis à un bel avenir dans
l’historiographie56 :
Je trouve tellement de discordance entre ces deux princes [...] qu’il faudrait que Dieu refît l’un
d’eux sur le modèle de l’autre pour espérer qu’ils s’accordent. Car là où le roi très-chrétien
s’applique de mauvaise grâce aux grands desseins et à leur réalisation, et se consacre bien plutôt à
la chasse ou à ses plaisirs, l’empereur ne songe qu’aux affaires et à se rendre plus grand qu’il n’est
déjà. Là où le roi très-chrétien est simple, ouvert, très libéral, et fort docile à s’en remettre au
jugement et à l’avis de ses conseillers, l’empereur est très réservé, parcimonieux, ferme dans ses
opinions, et se gouverne d’après son propre avis plutôt que par aucun autre. Et de même, pour
toutes les autres choses, ils sont par nature d’un caractère si différent, que le roi lui-même dit un
jour [...] qu’il croyait que l’empereur tâchait d’agir en tout au contraire de lui57.
54 Paola Moreno, « François Ier dans les lettres et les écrits de François Guichardin », in Tania Van
Hemelryck et Maria Colombo Timelli (dir.), Quant l’ung ami pour l’autre veille. Mélanges de moyen français offerts à Claude Thiry, Turnhout, Brépols, 2008, p. 335-347.
55 Annibal Caro, op. cit., p. 88. 56 Bély, op. cit., p. 39. Voir notamment Antoine Varillas, Histoire de François Ier, par le sieur de Varillas,
à laquelle est jointe la comparaison de François Ier avec Charles-Quint, La Haye, Arnout Leers, 1684, 2 vol. ; François-Auguste Mignet, Rivalité de François Ier et de Charles-Quint, Paris, Didier et Cie, 1875, 2 vol. ; Jules Michelet, François Ier et Charles-Quint, Paris, J. Hetzel, 1880.
57 Francesco Giustiniano, en 1537, transcrit chez Tommaseo, op. cit., vol. I, p. 172-174.
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Le problème des comparaisons de ce type est que, même si elles s’appuient sur des éléments de vérité,
et des réflexions de contemporains – il n’aura pas échappé que, selon le dernier extrait cité, François Ier
lui-même évoquait volontiers l’opposition naturelle qui le séparait de Charles Quint –, elles prennent
vite des allures de topos facile à développer et satisfaisant pour l’esprit. En un mot, elles enferment la
pensée dans un piège rhétorique qui accumule et accuse artificiellement des oppositions, en passant à
côté d’une analyse plus critique.
Un autre cliché qui va crescendo dans les témoignages, et qui finalement contredit l’image
débonnaire du roi telle qu’elle a été posée au cours des pages précédentes, est celle du souverain
jaloux de son autorité « absolue » – disons plutôt « discrétionnaire » pour le moment. À ce sujet, les
Vénitiens, qui ont l’habitude de toutes les cours d’Europe, paraissent véritablement choqués. Un
instant, la faculté du roi de lever des impôts sans entrave les amuse : « Plus le roi leur impose de
lourdes charges, plus ils payent sans aucune contestation58 ! » Mais bien vite, ils obliquent sur une
thématique de la servitude volontaire des peuples de France : « Il est d’autant plus facile au roi d’avoir
toujours de l’argent qu’il a l’obéissance de tout le royaume à un degré incomparable, et telle qu’elle
pourrait l’être envers Dieu59. » Parfois, certains de leurs homologues étrangers leur emboîtent le pas,
comme le nonce Capodiferro qui constate, en 1542, une étrange « culture de la soumission » : « La
façon de vivre de ce royaume consiste toute en la pure volonté et nécessité du souverain, qui tire des
peuples ce qui lui semble bon et lui est nécessaire, sans une réplique au monde60. »
Comme souvent, il revient à l’ambassadeur Marino Cavalli d’avoir signé les mots les plus
aboutis sur la question, et ce qu’il écrit à la toute fin du règne dénote un mépris profond :
La liberté est certes le don le plus désirable du monde, mais tous les peuples n’en sont point
dignes. [...] Les Français, qui peut-être s’y sont reconnus peu aptes, ont remis entièrement leur
liberté et leur volonté à celle de leur roi, en sorte qu’il lui suffit de dire qu’il veut tant, qu’il
approuve ceci, qu’il délibère cela, et tout est exécuté et fait avec exactitude, comme si eux-mêmes
l’avaient délibéré. Et la chose a été poussée si loin que l’un d’eux, qui a plus d’esprit que les
autres, a dit que de même que leurs rois s’intitulaient autrefois reges Francorum, à présent ils
pourraient se prétendre reges servorum61.
On objectera, certes, que François Ier est plus l’héritier que le fondateur d’une tradition française
d’obéissance inconditionnelle au souverain, conçue d’abord pour s’appliquer aux cas d’urgence et
58 Marino Giustiniano, en 1535, transcrit chez Tommaseo, op. cit., vol. I, p. 97. 59 Zuan Antonio Venier, en 1533, repris par Sanuto, op. cit., vol. LVII, col. 612. 60 Lestocquoy, op. cit., p. 113-114, Capodiferro au cardinal Farnese, Paris, 23 janvier 1542. Cf. ibid.,
p. vii, le commentaire de l’éditeur, dès l’ouverture de son introduction : « La fin du règne de François Ier représente aux yeux du nonce l’image même de la monarchie absolue. »
61 Tommaseo, op. cit., vol. I, p. 270-272.
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d’exception62. Néanmoins, à voir l’évolution des témoignages au fil du temps, on ne peut s’empêcher
de s’interroger sur sa part personnelle dans l’appesantissement de l’autorité royale dans le courant du
XVIe siècle. La question est aussi de savoir dans quelle mesure, à force de jouer avec le cliché du « roi
absolu », il n’a pas délibérément contribué à donner davantage de consistance à la réalité. À ce propos,
comme un écho aux paroles de Cavalli, un autre ambassadeur, Dandolo, rapporte une plaisanterie pour
le moins douteuse, que François Ier aurait osée devant lui, en prétendant d’ailleurs l’avoir empruntée à
Maximilien Ier :
Sa Majesté m’a dit [...] en riant [...] que l’Empereur est le roi des rois, car ses sujets sont des
princes et des potentats si grands qu’ils ne lui obéissent pas s’il ne paraît devant eux ; que le roi
catholique est le roi des hommes, car ses sujets [...] répondent en hommes quand il vient leur
commander une chose plutôt qu’une autre ; et quant au roi de France, qu’il est le roi des bêtes, car
en toute chose qu’il commande ou veuille, il est obéi aussitôt, comme peut l’être l’homme par les
bêtes63.
À lire ces mots, sous réserve qu’ils soient vrais, l’impression demeure que le roi s’est plu à caresser ce
mythe de l’obéissance inconditionnelle à ses ordres, et que par là il a pu favoriser le développement
d’une culture politique absolutiste, comme si l’unanimité en sa personne constituait le plus grand atout
du pays face à ses rivaux. Du reste, l’ambassadeur ajoute un commentaire final qui pousse à cette
interprétation : « Par [cette plaisanterie] le roi prétendit me rendre apte à saisir son pouvoir sur ce
grand royaume64. » Dans cette perspective, l’essor de l’idéal absolutiste serait une expression du
nationalisme français, en réaction en particulier à la menace de monarchie universelle incarnée par
Charles Quint65.
Un dernier trait notable de caractérisation a été enfin développé par Cavalli, dans sa grande
relazione de 1546, et constitue peut-être la clé la plus intéressante pour comprendre François Ier
comme roi. Ce qui a marqué l’ambassadeur, si nous le lisons avec attention, ce n’est pas exactement
l’éloignement du monarque pour les affaires, contrairement à ce que pouvaient suggérer les parallèles
trop rapides avec son rival le Habsbourg : le diplomate vénitien dit même que
dans les affaires d’État les plus importantes et la conduite de la guerre, Sa Majesté, qui s’en remet
pour tout le reste aux [avis du cardinal de Tournon et de l’amiral d’Annebault], veut que ceux-ci et
62 Arlette Jouanna, Le pouvoir absolu. Naissance de l’imaginaire politique de la royauté, Paris,
Gallimard, 2013. Voir aussi Michon, op. cit., chap. VII, « Le parlement contre le roi », et Knecht, op. cit., chap. XXVI, « Monarque absolu ? ».
63 En 1542 transcrit chez Albèri, op. cit., série I, vol. IV, p. 32. Cf. un autre exemple de plaisanterie douteuse face à un diplomate transcrit chez Smith, « Familiarité française et politesse italienne », art. cit., p. 199-200.
64 Ibid. 65 Ceci ajouterait une explication complémentaire à celle développée par Arlette Jouanna dans ses deux
ouvrages récents (Le pouvoir absolu, op. cit., et Le prince absolu. Apogée et déclin de l’imaginaire monarchique, Paris, Gallimard, 2014), où elle présente l’essor de l’absolutisme à la française surtout comme une réaction aux guerres de religion.
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tout le monde s’en remettent à elle-même. Et dans ce cas-là, il n’y a personne en la cour, quelle
que soit son autorité, qui ose élever une parole contraire66.
Simplement, selon Cavalli, le style de gouvernement de François Ier est de déléguer au maximum, non
seulement dans les affaires secondaires, mais même dans la réalisation de ses plus grands desseins, et
pour lui c’est là que se situe le point noir :
La vérité, c’est que les malheurs que Sa Majesté a rencontrés procèdent d’un défaut de soin dans
l’exécution, et du fait qu’elle ne veut prendre aucune peine ni part dans cette exécution, ni même la
superviser, car il lui semble assez de bien jouer son rôle, qui est de commander et de concevoir, et
de laisser ensuite tout le reste aux autres67.
On peut rapprocher très curieusement ce passage de ce que rapporte Benvenutto Cellini dans ses
mémoires – dont les spécialistes actuels s’accordent à juger qu’ils sont beaucoup plus fiables que ce
qu’on pouvait penser jadis68. Cellini en effet se souvient que François Ier, arrivant un jour dans son
atelier sans crier gare, et voyant l’artiste manipuler lui-même des matériaux bruts, lui aurait déclaré
que je lui ferais bien plus plaisir de ne plus me fatiguer, mais de prendre autant d’hommes que je
voudrais et de les faire travailler, car il voulait que je me conservasse en bonne santé pour pouvoir
le servir plus longtemps69.
Peu après, le souverain aurait de plus affirmé que « si un homme recherche si scrupuleusement
l’achèvement des œuvres, il n’en entreprendra jamais aucune »70. En rassemblant ces observations un
peu ténues, on devine une attitude générale, une vraie maxime de gouvernement : présider aux
destinées du royaume, lancer les projets, mais surtout ne pas suivre les détails de la mise en œuvre, ne
pas s’impliquer davantage, de peur de s’y épuiser, de peur peut-être de se heurter à la réalité. Doit-on
voir ici une sorte d’inhibition consécutive au traumatisme de Pavie ? En tout cas, pour Cavalli comme
pour Cellini, cette maxime a certainement été poussée à l’excès, et a servi d’excuse au roi pour son
manque d’application.
Dans un autre ordre d’idées, l’on peut aussi penser que l’affirmation très haute du pouvoir
souverain sur les sujets essentiels et pour donner des impulsions générales, couplée avec une
négligence dans la réalisation, ce qui laissait une grande latitude aux serviteurs de la monarchie et aux
autres corps intermédiaires pour régler les détails pratiques à leur guise, constitua un terreau favorable
66 Tommaseo, op. cit., vol. I, p. 280. 67 Ibid., p. 282. Voir aussi Michon, op. cit., chap. XV, « Ma faveur fait ta gloire et ton pouvoir en vient »,
et Cédric Michon (dir.), Les conseillers de François Ier, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011. 68 Bertrand Jestaz, « Benvenutto Cellini et la cour de France (1540-1545) », Bibliothèque de l’École des
chartes, t. CLXI, 2003, p. 71-132. 69 Benvenutto Cellini, Vita di Benvenuto Cellini, éd. Orazio Bacci, Florence, G. C. Sansoni, 1901 p. 270. 70 Ibid., 271.
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pour « l’incubation » de l’absolutisme en France, avant qu’il ne puisse se développer « en vraie
grandeur », à l’issue des guerres de religion71.
*
Pour conclure, revenons à la question initialement posée : les témoignages des diplomates
étrangers permettent-ils de retrouver un portrait cohérent de François Ier ? Même si nous n’avons fait
qu’effleurer la masse de documents subsistants, il nous semble que la réponse doit être positive : un
visage assez caractérisé du roi émerge, qui est globalement constant tout au long du règne. On peut
même observer avec curiosité des épisodes où son comportement semble étrangement similaire, à
quelque vingt ou trente ans d’intervalle.
La deuxième remarque qui peut être faite est que cette vision du souverain que nous livrent les
diplomates correspond aussi très souvent à bien des traits qu’on retrouve dans le portrait traditionnel
du roi, tel qu’il nous avait été légué par l’historiographie classique : par exemple son goût des
exercices physiques, son faste, son côté séducteur et sympathique, son appétit de vivre, mais aussi le
plaisir qu’il prend parmi les lettrés. On dira que ceci n’a rien d’étonnant, puisque les historiens, à partir
du XIXe siècle, et même avant dans quelques cas, ont largement eu accès aux sources diplomatiques et
y ont puisé à pleines mains. Toutefois, la différence demeure que nos textes originaux se montrent
souvent plus nuancés, en réalité : ils ne donnent pas dans le slogan, il ne s’agit pas de faire du roi
François Ier systématiquement un roi-chevalier, un roi mécène et bâtisseur, et encore moins de conter
ses frasques une à une. Ils maintiennent généralement une sage mesure, tout en n’excluant pas la
complexité. Par exemple, ils constatent la vaste culture du souverain, mais posent la question de sa
profondeur réelle, et de sa mise en application. Ils notent son pouvoir discrétionnaire affiché sans
complexe dans le discours, mais s’interrogent sur ses réalisations politiques concrètes, et sur la part
qui lui revient par rapport à celles de ses conseillers.
Une objection plus fondamentale à l’utilisation des témoignages diplomatiques consisterait
plutôt à dire qu’ils ne reflètent qu’une image savamment construite, celle que le roi a voulu incarner
aux yeux des étrangers : c’est le portrait qu’il a lui-même tendu à ses visiteurs, en faisant effort pour
masquer ses tares physiques ou pour paraître plus aimable, plus généreux, plus puissant qu’il ne l’était
peut-être vraiment. Et certes, quelques domestiques qui eurent à subir ses mauvaises humeurs, ou bien
les reines Claude et Éléonore, relativement maltraitées comme épouses, pourraient dépeindre un
71 Nous reprenons ici quelques réflexions esquissées supra (voir en particulier note 65 et texte afférent),
ainsi que l’expression d’Emmanuel Le Roy Ladurie, L’Ancien Régime, de Louis XIII à Louis XV (1610-1770), t. I, L’Absolutisme en vraie grandeur, Paris, Hachette, 1993.
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homme bien différent. On peut penser cependant que de telles réflexions sont largement
anachroniques : séparer chez un roi du XVIe siècle la personne privée et la personne publique semble
très discutable. Toute sa vie n’était qu’incarnation et représentation. Aussi, cette image, relayée par les
documents diplomatiques, bien que peut-être largement construite et reprise en boucle par les
observateurs – car il est bien connu qu’une fois qu’une réputation est établie, elle s’amplifie –, cette
image n’était en rien factice. C’était celle qui comptait sur l’échiquier politique européen. Que ce soit
intentionnel ou non, c’est bien celle qui s’était imposée. Elle possède une légitimité suffisante pour
rester pour la postérité.
Alexandre Tessier
Université d’Évry-Val d’Essonne / IDHES-Évry