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La Russie et les Russes dans la fiction française du XIX e siècle (1812–1917) D’une image de l’autre à un univers imaginaire Charlotte Krauß Rodopi Amsterdam - New York, NY 2007 Internationale Forschungen zur Allgemeinen und Vergleichenden Literaturwissenschaft (IFAVL) 108 ISBN-13: 978-90-420-2158-7 © Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2007

La Russie et les Russes dans la fiction française du XIXe siècle (1812-1917). D'une image de l'autre à un univers imaginaire

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La Russie et les Russes dans la fiction française du XIXe siècle (1812–1917)

D’une image de l’autre à un univers imaginaire

Charlotte Krauß

Rodopi Amsterdam - New York, NY 2007

Internationale Forschungen zur Allgemeinen und

Vergleichenden Literaturwissenschaft (IFAVL) 108

ISBN-13: 978-90-420-2158-7 © Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2007

Table des matières1

Introduction 7 Première partie : L’émergence d’un univers russe dans l’imaginaire collectif français (1812-1855) 17 1. La Russie – un phénomène de la fiction française du XIXe siècle 17

1.1. Entre le stéréotype et le mythe 17 1.2. La littérature populaire, littérature nouvelle 28 1.3. La création et l’évolution de (nouveaux) mythes 37

2. De l’histoire russe à la fiction française 44

2.1. « Olga ou l’orpheline moscovite » : une histoire russe pour un public français (Jacques Ancelot) 45

2.2. Pierre et Catherine ou le couple idéal (Alexandre Duval • Mélesville / Merle / Boirie • Henri de Saint-Georges • Philippe Dumanoir et Hypolyte Le Roux • Georges Fath • Charles Lafont • Eugène Scribe) 50

2.3. La Bérézina, moment déclencheur et événement passé sous silence (Stendhal • Catherine Woillez • Eugène Scribe • Charles Lafont et Noël Parfait) 68

3. La création de la couleur locale « russe » 80

3.1. La Russie selon la théorie des climats et les premiers récits de voyages (Jean-Guillaume Cuvelier • Moreau de Commagny et Henrion • Herberstein • Olearius) 80

3.2. Un pays infini : la géographie de la Russie perçue par la fiction française du XIXe siècle (Hippolyte Auger • Alexandre Dumas • Emile Souvestre • Xavier de Maistre • Paul Meurice • Joseph Arthur de Gobineau • Louis Enault) 87

1 Seuls les noms des principaux auteurs analysés sont indiqués sous les titres des chapitres.

Voir l’index des auteurs pour des indications plus précises.

Table des matières

444

3.3. La religion orthodoxe et la question de la Pologne : la Russie défenseur ou ennemie de la chrétienté ? (Victor Hugo • Les Moscoviennes [anonyme] • Voltaire • Charles Lafont • Pierre-Célestin Arnault • Auguste Corneille) 97

3.4. Une culture de l’excès : le caractère russe (Le marquis de Sade • Stendhal • Dutertre et Leiris • Les frères Cogniard • Paul de Julvécourt • Gustave Doré • Astolphe de Custine) 108

4. Une (in)vraisemblance « russe » :

reprise et déformation des faits divers 130 4.1. Elisabeth ou la recherche de la vraisemblance

(Sophie Cottin • Charles Guilbert de Pixérécourt • Xavier de Maistre • Leuven et Brunswick) 131

4.2. Vaninka ou la femme sans scrupule (Emile Dupré de Saint-Maure • Alexandre Dumas • Honoré de Balzac) 144

4.3. Les décabristes et leurs épouses : Vaninkoff et Wanda (Alexandre Dumas • Alfred de Vigny) 154

Deuxième partie : Les « russes » – une typologie des extrêmes (1855-1880) 167 1. Le prince ou l’éducation du monstre 170

1.1. Le prince capricieux (Alexandre Dumas / Pavel Melnikov-Petcherski • Pierre Alexis Ponson du Terrail • Taxile Delord / Clément Carraguel / Louis Huart) 171

1.2. La disparition sans cesse répétée du prince (Jean Alexandre Paulin Niboyet • La comtesse de Ségur • Prosper Mérimée) 186

2. Le tsar, petit père ou autocrate ? 203

2.1. L’autocrate (Taxile Delord / Clément Carraguel / Louis Huart) 205

2.2. Le souverain attentif (Jules Adenis et Octave Gastineau • Jean-Eugène Robert-Houdin • Jules Verne) 209

Table des matières

445

2.3. Le refroidissement des relations franco-russes répercuté par la littérature (Eugène Muller) 220

3. Le moujik, l’isvoschik et le Cosaque 225

3.1. Les lances et les chandelles des Cosaques (Gabriel Ferry • Alphonse Arnault et Louis Judicis • Taxile Delord / Clément Carraguel / Louis Huart • Gustave Doré • Erckmann-Chatrian • Ernest Cœurderoy) 226

3.2. Le moujik entre sensibilité et abrutissement (Eugène Muller • Jean Alexandre Paulin Niboyet • Jules Verne) 242

3.3. L’abolition du servage et la découverte du patriotisme russe (Alexandre Dumas fils / Pierre Newsky • Henry Gréville) 249

4. La femme-martyre 259

4.1. Lodoïska ou la femme prisonnière (Pierre Alexis Ponson du Terrail • Jean-Baptiste Louvet de Couvray • Alexandre Dumas / Pavel Melnikov-Petcherski) 260

4.2. Nadia et Nadège (Jules Verne • Victor Tissot et Constant Améro) 264

4.3. Raïssa ou l’excès de dévouement (Henry Gréville) 269

5. La séductrice 274

5.1. Le charme de la dame aux perles (Alexandre Dumas fils • Louis Enault) 274

5.2. Véra ou le pouvoir de fascination au-delà de la mort (Villiers de l’Isle-Adam • Henry Gréville) 282

Troisième partie: Caricatures et poncifs : survivance at réinterpretation de l’univers imaginaire russe (1880-1917) 287 1. Drames d’amour et de nihilisme 289

1.1. La menace anarchiste (Olympe Audouard • Emile Zola) 289

1.2. La séductrice nihiliste (Alphonse Daudet • Eugène Melchior de Vogüé) 301

Table des matières

446

1.3. Le nihilisme dégradé au rang du Grand-Guignol (Lucien Thomin • Charles Garin • Gaston Leroux) 318

2. Un abus de l’âme slave 335

2.1. Le temps de l’alliance franco-russe (Eugène Melchior de Vogüé • Henry Gréville • Jules Verne • Capitaine Danrit) 335

2.2. L’enthousiasme critiqué (Alphonse Allais • Armand Silvestre • Alfred Jarry) 353

3. Le mythe russe sur de nouveaux terrains 361

3.1. L’Empire (russe) à la fin de la décadence : la tentative de maîtriser le danger de la séductrice (Joséphin Péladan • Jean Lorrain • Guillaume Apollinaire) 361

3.2. Les paysages russes dans la poésie française vers 1910 (André Salmon • Valery Larbaud • Blaise Cendrars) 382

Conclusion 391 Bibliographie 397 1. Dictionnaires 397 2. Textes de référence 398

2.1. Textes français de fiction présentant au moins un personnage russe (1800-1914) 398

2.2. Autres textes de fiction 404 3. Ouvrages critiques 406

3.1. Ouvrages historiques (avant 1917) 406 3.2. Ouvrages critiques contemporains 407

Chronologie 418 Index des auteurs 437 Table des matières 443

Die vorliegende Arbeit wurde vom Fachbereich 05, Philosophie und Philologie, der Johannes Gutenberg-Universität Mainz im Juli 2006 als Dissertation zur Erlangung des akademischen Grades eines Doktors der Philosophie (Dr. phil.) angenommen.

*

Je voudrais exprimer ici toute ma reconnaissance au professeur Klaus Ley (Mayence), mon directeur de thèse, et le remercier pour la grande attention qu’il a toujours accordée à mes recherches, pour les nombreuses idées qu’il y a apportées ainsi que pour son immense soutien.

Mes remerciements vont également au professeur René-Pierre Colin (Lyon) qui m’a notamment encouragé à mettre l’accent sur la typologie russe et qui a attiré mon intérêt sur l’existence de quelques Russes essentiels de la littérature française.

Je tiens aussi à remercier tout particulièrement Mireille Charpy, Carine Goutaland et Christine Mundt-Espín pour leurs lectures attentives et leurs conseils.

Plus largement, je suis redevable à tous les collègues et amis en Allemagne, en France et en Russie, qui, au fil des années, se sont intéressés à mon projet et qui ont contribué à sa réussite par les conseils et les apports les plus divers.

Mes remerciements vont enfin au professeur Alberto Martino (Vienne) qui me fait l’honneur d’accueillir cet ouvrage au sein de la collection IFAVL.

Introduction

De mille ans de froid, de toundra

De toutes ces Russie qui coulent en toi De trop d’hivers et d’espoirs et d’ivresse

Au chant des Balalaïkas Tu dis qu’on a peur et qu’on glisse en ses peurs

Comme glissent les nuits de Viatka Dans chacun de tes baisers Natacha

C’est tout ça qui m’attache à toi

Jean-Jacques Goldman : Natacha (1997). Depuis la chute du régime soviétique, entre 1989 et 1993, la France vit une renaissance de stéréotypes russes ensevelis, depuis 1917, sous les paroles du communisme. Si, pendant des décennies, l’affinité pour le communisme passait par une prise de position pro-soviétique, les « kolkhozes » et les « apparatchiks » appartiennent désormais au passé – et voilà que ressurgis-sent, avec un Etat qui reprend le nom à la Russie des tsars, des images qui avaient en dernier fortement marqué le temps de l’Alliance franco-russe (1892-1914).

Du côté de la littérature française, le meilleur exemple de cette résurrec-tion de stéréotypes est peut-être Le testament français, écrit en français par un écrivain d’origine russe, Andréï Makine. Ce roman reçoit le Prix Goncourt en 1995 et suscite un véritable engouement pour la belle histoire « franco-russe ». Cependant, si l’on regarde de plus près les images « russes » em-ployées par ce texte, force est de constater qu’elles viennent confirmer des idées françaises sur la Russie, associées à une image extrêmement flatteuse de la France que construit Makine – qui s’est vu attribuer la nationalité fran-çaise en récompense.1

Toutes ces images qui reviennent, que ce soit dans les romans de Makine ou dans une chanson de Goldman – de l’isba sous la tempête de neige au Transsibérien dans la plaine sans fin, en passant par la balalaïka, la vodka, la tristesse et la violence – ne datent pas, justement, des années 90 du XXe siè-cle. Consciemment ou inconsciemment, le vide de la nouvelle donnée post-soviétique tend à être rempli par un retour en arrière, dans la création artis-tique d’un côté, dans l’attente du public de l’autre. Ainsi Makine semble-t-il prendre le relais d’un autre écrivain russe adopté par la société française cent ans avant lui : Ivan Tourgueniev. Après plusieurs passages en France, l’auteur, très attaché à la cantatrice Pauline Garcia-Viardot, s’était définiti-vement installé dans son pays d’adoption en 1871 ; il habitait alors alternati-

1 Cf. Porra (1998), Cordonier (2000) et Krauß (2005).

Introduction

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vement Paris et son « isba », chalet à la fois russe et suisse à Bougival2 et il comptait parmi ses connaissances de nombreux écrivains et intellectuels français. Entre la France et la Russie, il jouait le rôle d’un médiateur culturel, mais on lui reproche aussi d’avoir surtout conforté les Français dans leur image de la Russie, en omettant notamment de faire connaître ses confrères russes, Dostoïevski et Tolstoï.3 Face au mouvement de renaissance des stéréotypes se pose la question de l’origine et de la composition d’un vaste champ d’images, d’une accumula-tion de stéréotypes, d’un véritable mythe de la Russie en France. Le but de l’analyse qui suit est de faire l’inventaire des représentations et des idées circulant sur la Russie dans l’imaginaire collectif français, de cerner les ca-ractéristiques et les composants de cet univers et de mettre au jour son évolu-tion sur une assez longue durée.

Bien évidemment, cette Russie imaginaire n’est aucunement une exclusi-vité française. Les phénomènes qui seront dégagés pour la littérature fran-çaise se retrouvent facilement hors de France, et notamment en Europe. Le cas de la France est cependant exemplaire pour plusieurs raisons. C’est, d’abord, un pays qui n’est pas voisin de la Russie. Ainsi, le peu de contacts directs avec l’empire des tsars laisse le chemin ouvert à l’imaginaire et à la création d’images les plus fantastiques. D’un autre côté, l’imagination des Français vis-à-vis de la Russie est motivée et quelque peu guidée par plu-sieurs mouvements de rapprochement ou d’éloignement dus à une Histoire commune aux deux pays, notamment au XIXe siècle quand, comme le cons-tate Claude Fizaine, la Russie devient pour les écrivains français un sujet inévitable :

…tout écrivain qui prétend accéder au premier rang est donc requis de prendre position à un moment ou à un autre de sa carrière sur la place qu’il donne à la Russie dans sa re-présentation du monde.4

A la recherche des limites temporelles de l’analyse, l’année 1917 s’impose comme le terme de l’étude, étant donné que la Révolution russe et le nouveau régime communiste conduisent l’opinion française à une perception essen-tiellement politique – et donc très différente de celle prévalant jusque-là – d’un tout nouvel Etat russe. Cette rupture se traduit symboliquement par la perception géographique : la Russie des tsars était toujours perçue comme un Etat du nord5, tandis que l’Union Soviétique est perçue comme un Etat situé à l’est de la France. 2 Pour une biographie exhaustive de Tourguéniev ainsi que des informations sur ses lieux de

séjour en France voir le site du Musée Tourguéniev à Bougival http://www.tourgueniev.info (01/09/2004).

3 Cf. Cassan (1997), 33. 4 Fizaine (1993), 36. 5 Voir à ce sujet l’analyse plus loin, au chapitre I.3.

Introduction

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Un développement plus long est nécessaire pour déterminer le point de départ de l’analyse : la construction d’un univers imaginaire relatif à un pays étranger est forcément fondée sur une idée, aussi vague soit-elle, qu’une communauté se fait de ce pays. Il doit donc trouver une place dans les préoc-cupations de la communauté. En l’occurrence, pour attribuer certaines carac-téristiques à la Russie, les Français ont besoin d’un nombre de connaissances minimal sur l’empire des tsars et ses habitants qui serait fondé sur un intérêt français pour la Russie. Or la France a longtemps ignoré la Russie, la monar-chie française sous l’ancien régime affichant, pour des raisons géopolitiques ou personnelles, une indifférence presque absolue à l’empire des tsars durant plusieurs siècles. A l’exception de quelques rares marchands ou savants qui se risquaient en Russie, le peuple français suivait dans cette ignorance.6

Ainsi, si l’on jette un regard sur l’histoire des relations franco-russes, on constate qu’elles ne s’intensifient qu’à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Au Moyen Âge, des relations ont existé, entre le royaume de Kiev et les rois de France7, mais l’invasion de la Russie en 1238 par les Mongols y met fin et l’ancien allié, sous la domination de la Horde d’Or jusqu’en 1480, tombe dans l’oubli. Albert Lortholary résume la situation comme suit :

Pendant des siècles, ce n’est qu’ignorance mutuelle. Fait-on mention en France des Moscovites ? C’est en termes vagues ou fantaisistes.8

Certes, la visite de Pierre Ier à Paris en 1717 est un premier contact entre les monarques qui conduit même à l’établissement de relations diplomatiques entre les deux pays quatre ans plus tard.9 Mais l’ambassadeur de France, le Marquis de La Chétardie, soutenant d’abord avec de l’argent français l’avènement de la fille de Pierre Ier, Elisabeth, sur le trône de Russie, échoue dans un complot contre l’influence allemande à la cour de Russie. Il doit quitter le pays alors qu’Elisabeth – qui, auparavant, avait fait du français la langue de la Cour russe – signe, en 1745, une alliance avec l’Autriche contre la France.10

6 Dimitri von Mohrenschildt constate l’absence de relations officielles entre les deux pays

jusqu’au règne de Louis XIV: “Politically Russia did not exist for France until about the middle of the seventeenth century, and was usually referred to, contemptuously, as La Moscovie. […] Russia was a relatively barbarous state, had no feudal duties, no knightly education, and few cities of importance. Moreover the religion was strange, and the lan-guage totally incomprehensible.” (von Mohrenschildt, (1936/1972), 6). Sur les connais-sances du peuple français, von Mohrenschildt conclut : “The average Frenchman’s knowledge of Russia must have been exceedingly scant, probably not exceeding his knowledge of the Orient and the Far East.” (ibid., p. 12).

7 Henri Ier, roi de France, avait épousé en 1050 Anne ou Agnès, la fille du prince de Kiev. 8 Lortholary (1951),11. 9 Lortholary juge comme un échec le voyage de Pierre Ier : « Le législateur, le héros de Russie

ne parut qu’un sauvage. » ((1951), 20). 10 Cf. von Mohrenschildt (1936/1972), 13-16 ainsi que Geier (1996), 88.

Introduction

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Après cet échec, la correspondance qu’entretient Catherine II avec plu-sieurs philosophes français (Grimm, Voltaire, Diderot…) peut être considérée comme le point de départ d’un véritable intérêt respectif. L’impératrice du pays lointain apparaît aux Lumières comme le modèle d’une souveraine éclairée.11 Reste le problème que, des deux côtés, ce contact ne concerne qu’une couche très mince de la société et que la part des malentendus et des illusions est considérable. Par la suite, pendant la Révolution française, les membres de la noblesse française qui émigrent en Russie sont nombreux – jusqu’à ce que, sur ordre de la même Catherine II, férocement opposée à tout mouvement révolutionnaire, ils se voient forcés de rompre tout contact avec leur pays, ou de repartir.12

C’est ainsi que, pour la grande majorité de la société française, la pre-mière confrontation directe avec l’univers russe est la campagne de Russie que Napoléon entreprend en 1812, confrontation d’autant plus impression-nante qu’elle se termine par la célèbre débâcle de la Bérézina. Il est effecti-vement emblématique que le nom de ce fleuve soit resté dans la langue fran-çaise pour désigner une catastrophe, un échec total, même si presque per-sonne aujourd’hui ne se souvient de l’origine biélorusse du mot.13 En 1814-1815, en même temps que le pittoresque des « Cosaques » envahit les Champs-Élysées, d’autres Français reviennent de Russie, qui y ont habité ou s’y sont battus puis retrouvés prisonniers en Sibérie.14 A partir de cette dou-ble impression très forte, la Russie n’est enfin plus un inconnu pour l’imaginaire populaire français.

La suite des relations franco-russes pendant la première moitié du XIXe

siècle est déterminée par plusieurs facteurs négatifs. Les partages de la Polo-gne (1772-1794, union des couronnes en 1815) ne jouent pas, aux yeux des Français, en faveur de la Russie, étant donné qu’il y a des émigres polonais influents à Paris, dont le plus célèbre est Adam Mickiewicz, qui tient la pre-mière chaire de langues et littérature slaves au Collège de France à partir de 1840.15

La parution, en 1843, du récit de voyage d’Astolphe de Custine, La Rus-sie en 1839, marque une rupture : cet ouvrage, qui donne de la Russie des tsars un aperçu extrêmement négatif, n’installe pas la Russie dans la cons-cience collective des Français, mais exprime de façon pointue un sentiment négatif préexistant en le soutenant par des faits historiques ou vécus par 11 Cf. le chapitre consacré à Catherine II, « despote éclairée », dans l’ouvrage de Lortholary

(chapitre V, « C’est du Nord aujourd’hui que nous vient la lumière » (1951), 135-170). 12 Cf. von Mohrenschildt (1936/1972), 24: “An official order was issued requiring all French-

men in Russia to swear their allegiance to Louis XVI. All French imports were prohibited, and some Frenchmen were sent to Siberia.”

13 Céline, dans Voyage au bout de la nuit (1932), en dérivera les « quatre cent mille hallucinés embérésinés jusqu’au plumet » ((1932/1996), 353).

14 Sur les Russes à Paris en 1814/15 cf. Brigitte de Montclos (1996), 9-19. 15 Cf. plus loin, au chapitre I.3.3.

Introduction

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l’auteur. Ainsi, l’ouvrage devient tellement célèbre que tous ceux qui pren-dront la plume après Custine le feront en se positionnant par rapport à son récit.16

Les relations politiques entre la France et la Russie ne s’arrangent pas, au contraire : les années 1853-1856 voient à nouveau la France et la Russie opposées dans un conflit, la guerre de Crimée, qui, après le point culminant de la prise de Sébastopol en septembre 1855, se termine en faveur de la coa-lition franco-anglaise par le traité de Paris en 1856.

Ce n’est qu’après la défaite dans la guerre franco-prussienne de 1870-1871 que la France se tourne finalement vers la Russie de façon bienveillante, dans l’espérance d’y trouver un soutien contre l’Allemagne trop forte. Bien installé dans l’imaginaire populaire par la visite de la flotte française à Cronstadt en juillet 1891 et la réception des marins russes à Toulon en 1893, ce rapprochement culminera dans l’Alliance franco-russe, pacte entre un régime autocrate et une démocratie. Derrière ces dates historiques se dessine un accroissement continuel de l’intérêt qu’une grande partie de la société française porte à la Russie, et ceci notamment à partir de 1812. Cette thèse peut être vérifiée si l’on considère la liste – peu importante, il est vrai – des mots que la langue française a em-pruntés au russe à travers les siècles, termes qui désignent presque exclusi-vement des réalités spécifiquement russes.

Une recherche étymologique17 donne en effet peu de termes russes repris par le français avant 1750 : seuls boyard (1415), chapka (1575), sterlet (1575) et cosaque (1578) représentent un certain intérêt. Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, quelques termes fréquents ont fait leur apparition dans la langue française : verste (1759), nihiliste (1761 au sens religieux, 1793 pour le sens politique), balalaïka (1768), touloupe (1780), oukase ou ukase (1774) et isba (1797). Mais c’est au XIXe siècle, et notamment dans la première moitié du siècle, que le français reprend des mots de la langue russe, les plus courants étant kopeck (1806), télègue (1812), hourra (1814), kwas (1824), tsarévitch (1826), samovar (1829), vodka (1829), icône (1838), toun-dra (1843), datcha (1849), troïka (1856) et bortsch (1863). A partir des an-nées 80 du XIXe siècle, les nouveaux termes repris sont soit plus rares, tels blinis (1883), zakouski (1887) ou koulibiac (1902), soit liés à de nouveaux phénomènes politiques, tels bolchevik (1903), pogrom ou pogrome (1903) et koulak (1917) ; la seule exception étant taïga (1905).

On peut donc confirmer que les Français du début du XIXe siècle ont res-senti le besoin de désigner des phénomènes russes, phénomènes qui, appa-remment, avaient peu intéressé la société française jusque-là. Cet argument

16 Cf. plus loin, au chapitre I.3.4. 17 Le Petit Robert, version électronique (1997).

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peut être confirmé par deux termes que la langue française crée sur le radical « russe » pendant cette période prolifère : russifier (1830) et russophile (1854). Un autre mot repris à la langue russe depuis longtemps, mais rare-ment utilisé jusque-là, steppe (1679), connaît désormais un emploi beaucoup plus fréquent.

Le point de départ de l’analyse de la Russie imaginée par la fiction fran-çaise du XIXe siècle sera donc l’année 1812, année de la campagne de Russie entreprise par Napoléon et qui constitue la première confrontation directe de la population française avec l’univers russe. Quelques textes de fiction parus peu avant cette date seront également pris en compte. L’image de la Russie en France a fait l’objet de nombreuses recherches, et ceci depuis bien des années. Dans la majorité des cas, les travaux publiés s’intéressent exclusivement à des textes scientifiques ou du moins référen-tiels : récits de voyage, articles de journaux ou de dictionnaires, pamphlets. Récemment encore, Claude de Grève a publié une anthologie commentée très complète des voyageurs français en Russie aux XVIIIe et XIXe siècles qui démontre à quelle vitesse grandissante arrivent en France des informations de plus en plus exactes sur tous les domaines du lointain pays qu’est encore la Russie.18

Pour le XIXe siècle, les recherches se rapportent essentiellement à des pé-riodes situées autour des dates historiques importantes pour les relations (politiques) franco-russes. A travers des écrits officiels ou journalistiques, ces analyses retracent l’oscillation de l’opinion française – et souvent de diffé-rents courants simultanés – entre russophilie et russophobie. Ainsi, Raymond Th. Mc Nally prend pour but de retracer le mouvement d’une russophobie grandissante dans la France de la première moitié du XIXe siècle, mais son travail se limite essentiellement à résumer des ouvrages ayant marqué la période de l’arrivée de l’armée russe à Paris en 1814 à la publication du récit de Custine en 1843.19 Ce même récit, La Russie en 1839, et son influence impressionnante sur l’opinion française se trouvent au centre du vaste ou-vrage de Michel Cadot qui cite un très grand nombre de sources afin de reconstituer en détail les courants les plus divers du milieu du siècle (1839-1856), tels la naissance du mouvement slavophile, l’influence des émigrés russes et polonais en France ou les destins des Français en Russie, voyageurs et chercheurs de fortune. A côté de récits de voyage et de textes de tout genre, cet ouvrage tient également compte de la fiction, mais devant le grand nombre des sources, elle ne bénificie pas d’une analyse détachée de celle des textes référentiels.20

18 Le Voyage en Russie. Anthologie des voyageurs français au XVIIIe et XIXe siècles (1990,

21998). 19 „Das Russlandbild in der Publizistik Frankreichs zwischen 1814 und 1843“ (1958), 82-169. 20 Cadot : L’Image de la Russie dans la vie intellectuelle française (1967).

Introduction

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L’historienne Marianna Butenschön s’intéresse au mouvement de la russophilie en France, de la fin de la guerre de 1870-1871 à la conclusion de l’alliance franco-russe en 1893.21

Il existe ensuite la grande tentative de Charles Corbet de suivre l’accroissement de la connaissance de la Russie par les Français à travers tout le XIXe siècle. Ce travail donne un vrai catalogue des écrits français, dont quelques textes de fiction, mais Corbet ne sépare pas clairement l’analyse historique de l’analyse littéraire et il affiche très ouvertement sa propre conviction russophile.22

Un peu plus en arrière, le XVIIIe siècle a également suscité l’intérêt des chercheurs. Il est perçu dans son ensemble comme le siècle des deux grands empereurs russes, Pierre Ier et Catherine II qui ont su attirer l’attention de la France sur la Russie. L’ouvrage de Dimitri von Mohrenschildt23 donne un aperçu des voyageurs russes et français, des correspondants et des écrits fran-çais sur la Russie, notamment des récits de voyage. Albert Lortholary centre son étude sur les empereurs russes, s’intéressant notamment aux corres-pondants de Catherine II.24 Finalement, Inge Hanslik oppose les contacts entre la France et la Russie à ceux, plus intensifs, de la France et la Polo-gne.25

Plus récemment, des recherches ont été menées afin de donner une idée des impressions que les rares voyageurs français ont pu rapporter de la Russie des XVIe et XVIIe siècles26, mais il devient très clair qu’avant le XVIIIe siè-cle, le majeure partie des informations sur la Russie parvient en France par le biais de traductions ou de compilations des récits de grands voyageurs étran-gers, notamment l’Autrichien Sigismund von Herberstein (1549) ou l’Allemand Adam Olearius (1647).27

Léon Robel, quant à lui, cherche à retrouver la Russie dans la littérature française des origines à nos jours, se limitant pour ce faire aux exemples des

21 Butenschön : Zarenhymne und Marseillaise. Zur Geschichte der Rußland-Ideologie in

Frankreich (1870/71 – 1893/94), (1978). 22 Corbet : L’opinion française face à l’inconnu russe (1799-1894) (1967). Voir également la

critique très sévère que donne de cet ouvrage Butenschön ((1978), 14-17). 23 von Mohrenschildt: Russia in the intellectual life of eighteenth-century France (1936/1972). 24 Lortholary : Le Mirage russe en France au XVIIIe siècle (1951). 25 Hanslik: Das Bild Rußlands und Polens im Frankreich des 18. Jahrhunderts (1985). Elle

analyse toutes sortes de textes: dictionnaires, L’Encyclopédie, correspondance officielle, écrits politiques.

26 Une infinie brutalité. L'Image de la Russie dans la France des XVIe et XVIIe siècles (1991). Il existe, à côté de ces ouvrages consacrés à la littérature, de nombreux travaux d’historiens

sur la campagne de Napoléon, la guerre de Crimée ou l’alliance franco-russe, auxquels nous nous référerons le cas échéant. Un catalogue d’exposition des archives de Paris et de Mos-cou intitulé Paris-Moscou, un siècle d'échanges 1819-1925 (1999) témoigne également de la grande variété des relations entre les deux pays à travers le XIXe et le début du XXe siècle.

27 Au sujet de leurs récits, voir le chapitre I.3.1.

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auteurs reconnus.28 Or, les textes de fiction populaire se référant à la Russie, mais oubliés de nos jours, sont de loin plus nombreux et témoignent de l’amplitude du phénomène. L’ouvrage démontre néanmoins que la Russie tient une place dans la fiction française et qu’elle n’a pas uniquement inspiré les voyageurs à communiquer leurs impressions de ce pays lointain.

Si l’on exclut ce dernier ouvrage29, il apparaît que le point commun de tous les travaux existants est qu’ils partent du principe d’un accroissement du savoir exact : tous essaient de montrer la justesse grandissante des connais-sances sur la Russie en France ou dans les écrits français. Presque toutes les analyses mentionnent des textes de fiction qui ont pour cadre la Russie ou qui présentent au lecteur français des personnages russes. Ils démontrent par ces exemples qu’un intérêt français pour la Russie se retrouve même dans la fiction. Mais les textes sont presque aussitôt condamnés comme une mau-vaise perception de la Russie, encombrée de clichés. Or cette condamnation instantanée repose sur un mélange de deux sortes de textes différant sensi-blement dans leur intention : si, d’un côté, les récits de voyages, articles de journaux et autres textes plus ou moins scientifiques ont l’intention d’informer le lecteur sur la réalité et de l’aider à comprendre le monde russe, de l’autre côté, la fiction, produit de l’imaginaire, n’a pas avec le monde extérieur une relation de vérité, mais de signification « hypothétique ». Le monde représenté dans les textes de fiction n’est donc jamais « vrai », mais seulement « vraisemblable » ; sa cohérence est intérieure, mais jamais exté-rieure.30 Les chercheurs ont bien constaté l’existence d’un nombre impressionnant de « clichés » sur la Russie dans les textes de fiction, mais cette constatation les amène à exclure ces textes de toute analyse au lieu de les interroger comme une catégorie à part.

Cette contradiction – l’exclusion des œuvres de fiction de l’analyse alors même que la présence de clichés est affirmée – vaut un examen approfondi. La nécessité en est d’autant plus grande que l’on peut constater un nombre important d’allusions à la Russie dans des textes de fiction du XIXe siècle qui n’ont, à première vue, aucun rapport direct avec l’empire des tsars. Comment expliquer, par exemple, l’humour dans le passage suivant du Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas (1846) ?

– … Je veux parler de ce prince russe.

28 Robel : Histoire de la neige. La Russie dans la littérature française (1994). 29 Il nous a malheureusement été impossible de prendre en compte la thèse de Janine Neboit-

Mombet, L’image de la Russie dans le roman français de 1860 à 1900, parue en juin 2005 (Clermont-Ferrand, Presses Universitaires), à un moment où la rédaction de notre analyse était presque terminée. L’ouvrage de Madame Neboit-Mombet est consacré à une période plus restreinte et part d’un classement par genres, non par types. Il est toutefois inévitable que son analyse et la nôtre se recoupent sur quelques points.

30 Nous reprenons la terminologie de la théorie des symboles de Northrop Frye ((1957/1964), 76-77), théoricien sur lequel reviendra le chapitre I.1.5.

Introduction

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– Eh bien ? – Eh bien ! tu nous avais accusé trente mille livres, et nous n’en avons trouvé que vingt-deux. – Vous aurez mal cherché. – C’est Luigi Vampa qui a fait la perquisition en personne. – En ce cas, il avait ou payé ses dettes... – Un Russe ? – Ou dépensé son argent. 31

Ou comment comprendre cette citation des Misérables (1862) de Victor Hugo :

Le visage de la Thénardier prit cette expression particulière qui se compose du terrible mêlé aux riens de la vie et qui a fait nommer ces sortes de femmes : mégères. Cette fois, l’orgueil blessé exaspérait encore sa colère. Cosette avait franchi tous les in-tervalles, Cosette avait attenté à la poupée de « ces demoiselles ». Une czarine qui verrait un mougick essayer le grand cordon bleu de son impérial fils n’aurait pas une autre figure.32

Ce n’est pas, bien évidemment, une connaissance approfondie de la Russie qui provoque son emploi dans les deux cas : les deux auteurs n’ont pas d’expérience personnelle de ce pays au moment de la publication de leurs textes.33 Ils écrivent des textes de fiction qui n’ont pas vocation de livrer au lecteur un savoir exact sur un pays lointain. Au contraire : la fiction, dans les deux exemples comme ailleurs, fonctionnalise des concepts préexistants chez le lecteur et qu’il pourra comprendre sans difficultés. Les textes de fiction véhiculent donc des images stéréotypées et, de ce fait, deviennent notre objet pour l’analyse de la Russie imaginée par la fiction française. L’analyse portera sur des œuvres de fiction uniquement, c’est-à-dire des œuvres dans lesquelles l’action relève de l’imaginaire et qui, contrairement aux récits de voyages, tendent à divertir le lecteur plutôt que de lui apporter des connaissances sur la Russie. Le corpus34 est constitué d’une centaine d’ouvrages environ. Tous ont été écrits en langue française entre 1812 et 1917. Tous mettent en scène un ou plusieurs personnages russes, voire un univers russe où se joue l’action ou une partie de l’action. Le choix des ou-vrages n’a pas été limité à un genre précis et n’a pas demandé une qualité littéraire quelconque, mais il résultera de cette recherche que la majorité des ouvrages du corpus fait partie de la littérature populaire, littérature destinée au divertissement d’un large public. La Russie et les Russes se retrouvent effectivement souvent dans des romans publiés en feuilleton ou dans des 31 (1846/1999), t. I, 820. 32 Hugo (1862/1951), 448 (souligné par nous). 33 Dumas a fait un voyage en Russie, de Saint-Pétersbourg au Caucase, en 1858/59 seulement.

Plusieurs textes de l’auteur figureront par ailleurs dans l’analyse qui suivra. 34 La chronologie figurant dans l’annexe recense les œuvres du corpus ; un ordre alphabétique

peut être consulté dans la bibliographie.

Introduction

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pièces du théâtre de boulevard – ce qui nous amènera à voir la création de cet univers russe dans le cadre des « nouveaux mythes » et des formes littéraires nouvelles engendrées par l’industrialisation. La littérature à vocation plus artistique commence à s’intéresser à des thématiques russes surtout vers la fin du siècle, quand, comme le montrera l’analyse, l’univers russe est si bien installé dans l’imaginaire collectif qu’il en devient mythique et peut alors être tourné en dérision.

L’analyse du corpus sera divisée en trois grandes parties retraçant le changement de la perception de la Russie à travers le XIXe siècle : l’émergence d’un univers imaginaire russe jusqu’en 1855, la typologie des Russes à son apogée, de 1855 à 1880, ainsi que sa réinterprétation et, pa-rallèlement, sa caricature de 1880 à 1917. Chaque partie sera organisée en chapitres thématiques proposant une approche à travers les textes les plus représentatifs. Ces analyses thématiques suivront généralement l’ordre chro-nologique de la parution des textes. La majeure partie du corpus étant cons-tituée de matériel oublié de nos jours et peu accessible, jamais ou rarement étudié jusqu’ici, l’analyse s’appuiera sur de brefs résumés des actions.

Avertissement

La transcription des noms russes en lettres latines ne suit pas, au XIXe siècle, des règles précises. Afin d’éviter un recours continuel à des orthographes parallèles, nous avons pris le parti de respecter, dans la mesure du possible, l’orthographe des personnages dans les textes de fiction français, considérant que ce sont eux qui sont au centre de ce travail. Pour cette raison, des ortho-graphes divergentes peuvent se rencontrer pour un même personnage histo-rique.

En vue d’une unification, nous avons adopté pour l’ensemble de l’analyse l’orthographe tsar / tsarine, plus usuelle de nos jours que czar / czarine ou tzar / tzarine. Les citations et les titres d’ouvrages respectent toutefois l’orthographe choisie par le texte de référence.

Conclusion

L’Empire des tsars et ses habitants n’ont cessé d’inspirer les auteurs français à travers tout le XIXe siècle. Cet intérêt est parfois dû à des expériences per-sonnelles : Stendhal vit la campagne de Russie de 1812/1813, Alexandre Dumas visite la Russie à la recherche de nouveaux sujets, Honoré de Balzac part à Saint-Pétersbourg pour y retrouver l’Ukrainienne Mme Hanska, Eu-gène Melchior de Vogüé est employé à l’ambassade de France et Gaston Leroux découvre la Russie en tant que journaliste. Mais d’autres auteurs choisissent de placer une action en Russie ou d’intégrer dans une œuvre un personnage russe, alors qu’ils ne sont jamais allés eux-mêmes à Saint-Péters-bourg, à Moscou voire plus loin.

Quelle que soit l’expérience de l’auteur, la Russie et les Russes tels qu’ils apparaissent dans la fiction française diffèrent considérablement de la Russie réelle et de ses habitants. Les textes de fiction continuent à diffuser abon-damment des stéréotypes évidents en même temps que les connaissances sur l’Empire des tsars deviennent de plus en plus accessibles aux Français. Or, on ne saurait nier que les récits de voyages en Russie, français et étrangers, ser-vent de sources d’information à bon nombre d’auteurs : Astolphe de Custine notamment, mais aussi Jacques Ancelot, Emile Dupré de Saint-Maure et bien d’autres voyageurs exercent une influence indéniable sur leurs contemporains qui trouvent dans leurs récits des anecdotes et des informations précises.

Devant le nombre de textes français de fiction à sujet russe, le constat d’une représentation « erronée » de la Russie et des Russes à l’aide de sté-réotypes révolus nous paraissait peu satisfaisant. Notre analyse se proposait donc de relever ces stéréotypes de façon systématique et de les identifier dans un large corpus qui devait permettre en même temps d’observer l’évolution à travers le XIXe siècle.

De trois grandes étapes qui se sont dégagées, la première recouvre les an-nées 1812 à 1855. On peut observer pendant cette période un intérêt croissant de la fiction française pour les sujets russes, un phénomène que l’on peut attribuer à la découverte de la Russie par l’imaginaire collectif français à la suite de la campagne napoléonienne. A cela s’ajoute un facteur inhérent à la matière, puisque l’Empire des tsars apparaît aux Français comme le pays des excès de toutes sortes, une circonstance propice à la création notamment des textes populaires requérrant des matières spectaculaires et des personnages aisément identifiables comme bons ou méchants. C’est d’abord l’Histoire de l’Empire des tsars qui sert de source aux auteurs français : les exploits de Pierre Ier se combinent aux accès de colère d’Ivan le terrible, les complots, les assassinats politiques et les usurpations du trône se mêlent aux histoires sur les nombreux amants de Catherine II. Les auteurs français confondent les

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personnages historiques et finissent par représenter le « couple idéal » des empereurs russes : Pierre et Catherine.

A l’influence de l’Histoire de l’Empire russe s’ajoute celle des récits de voyage historiques, ceux de Herberstein et d’Olearius surtout. Rédigés sous l’influence de la théorie des climats, ces textes avaient contribué à diffuser en France l’image de la Russie comme pays du Nord, soumis aux extrêmes et engendrant des caractères excessifs voire mi-sauvages – une théorie à la-quelle adhérait encore Montesquieu et que reprend même Mme de Staël. Mais cette image de l’autre, qui est encore apparentée aux types nationaux du XVIIIe siècle représentant un pays au moyen d’un seul personnage, prend des contours dans la fiction française de la première moitié du XIXe siècle. Sa fragmentation en personnages typiques s’appuie en particulier sur des faits divers contemporains qui démontrent au public français que toutes les fem-mes russes sont soit des séductrices à penchant criminel, soit des femmes-martyres.

Les personnages-types se dégagent définitivement dans la deuxième moi-tié du XIXe siècle : entre 1855 et 1880, ils forment ce que nous avons appelé un univers imaginaire, constitué de figurants et d’un arrière-plan. Ce cadre russe invariable, auquel recourent notamment les textes dont l’action est située en Russie, représente le paysage sous forme de plaines infinies et en-neigées dans lesquelles se déplacent des animaux sauvages et des traîneaux. S’y ajoutent les habitations en bois, les isbas, ainsi que certains objets identi-fiés comme typiquement russes : le knout, le samovar et les icônes.

Dans la fiction française, cinq types russes reviennent de façon récurrente. Le prince capricieux oscille entre son caractère monstrueux et l’intérêt pour la culture européenne. L’empereur règne sur un peuple d’esclaves qui se soumettent aux volontés du « père ». Le moujik, l’isvoschik et le Cosaque se distinguent par leur manque d’autonomie et l’obéissance aveugle aux ordres du supérieur ; ils incarnent en même temps la culture russe populaire, origi-nelle. Les personnages féminins se répartissent essentiellement sur deux types : la femme-martyre, qui se dévoue à son entourage et dont l’incarnation est l’épouse qui suit son mari en Sibérie, et la séductrice, femme froide qui fascine les hommes.

Les textes de la troisième période, de 1880 à 1917, continuent à repré-senter l’univers imaginaire russe et ses types. Mais de nouvelles thématiques viennent troubler l’harmonie de l’univers : les nihilistes notamment mettent en question le système de la monarchie absolue sur lequel se fondent les types russes. Mais le danger est rapidement confiné : la fiction française choi-sit de représenter les nihilistes comme de simples malfaiteurs. Le contexte de l’alliance franco-russe éveille un grand intérêt pour la culture populaire russe qui se traduit par un recours excessif des auteurs au concept vague de l’âme slave. Cette mythification de l’univers imaginaire russe est dénoncée par plusieurs textes caricaturaux. Mais la mise en doute ne signifie pas la fin de

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l’univers : au tournant du siècle, les textes de la décadence rencontrent dans les personnages russes des caractères parfaitement excessifs, en particulier le prince capricieux et la séductrice extrêmement froide et calculatrice. Les poètes du début du XXe siècle se servent, eux, moins des types russes que du paysage mélancolique, propice à la création artistique. Notre analyse s’arrête à la veille de la Première Guerre mondiale et donc peu avant la Révolution d’octobre qui marque la fin de l’Empire des tsars et le début de l’Union Soviétique. Il est évident que ces bouleversements modi-fient la perception de la Russie et des Russes par les Français. Les interféren-ces entre la situation politique et l’univers imaginaire russe ayant toujours existé, la fiction française ne reste pas à l’abri de ces changements. Or, même si la chute de la monarchie russe et l’émigration de la noblesse rendent diffi-cile la survie des types russes du XIXe siècle, les changements se font sentir dans la fiction française de façon légèrement différée.

En 1924 encore, Claude Anet publie Ariane, jeune fille russe1, un roman qui reproduit le type de la séductrice russe : appartenant à la génération des « petites-filles de nihilistes »2, la protagoniste fait scandale en séduisant tous les hommes qu’elle rencontre et jusqu’à l’amant de la tante qui l’éduque. Ariane part faire ses études à l’université et, même si elle se donne à Cons-tantin, l’homme qu’elle aime, elle garde toujours une distance mystérieuse. Mais la fin du roman voit la séductrice apprivoisée : derrière la façade de la femme expérimentée apparaît la jeune fille qui suit son amant à Saint-Péters-bourg et, pour cela, quitte définitivement l’université. L’auteur évoque la révolution dans sa préface, mais l’action de son roman n’en tient aucunement compte.

De nouveaux sujets se mêlent aux types traditionnels : en 1924 toujours, La dernière nuit de Raspoutine d’André-Paul Antoine fascine les spectateurs du Grand-Guignol. La pièce reprend les princes et les moujiks, mais surtout le type de l’empereur auquel on doit un respect absolu – « Sa personne est sacrée ! »3 s’exclame un personnage de la pièce –, mais qui est mal informé par son entourage. La pièce le montre effectivement manipulé par son épouse. Celle-ci est sous l’influence de Raspoutine, qui ne serait autre qu’un agent de l’empereur allemand : « …Raspoutine, agent du Kaiser, est maître de la Russie ! »4 La pièce se termine cependant en annonçant que l’assassinat de Raspoutine signifie la mort de « L’âme même de la vieille Russie »5 et le

1 Le roman est écrit en 1919 et publié en 1924. 2 Anet (1924), 169. 3 Antoine (1924/1995), 980. 4 Antoine (1924/1995), 1009. 5 Antoine (1924/1995), 1043.

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début d’une nouvelle ère : un soldat affirme qu’un certain « Trot… Trotz… Attends… Trotzki, je crois »6 lui a confié que tout va changer.

La représentation de la Russie par la fiction française du XXe siècle don-nerait matière à une nouvelle analyse. Nous retenons simplement la tendance des types russes à disparaître, même si les auteurs français continuent évi-demment à s’inspirer de thématiques russes, dont des sujets historiques datant d’avant la révolution. L’attentat contre le grand-duc russe Sergueï en 1905 constitue par exemple la matière des Justes (1950) d’Albert Camus, mais ses terroristes ne sont pas de véritables « nihilistes ».

Les paysages enneigés russes, quant à eux, restent un cadre « typiquement » russe. Ainsi, en 1964, la deuxième strophe de Nathalie, chanson de Gilbert Bécaud sur des paroles de Pierre Delanoë, commence par : « La place Rouge était blanche / La neige faisait un tapis… »7 Mais le froid évoque ici également le régime communiste – Nathalie parle sobrement de la révolution d’octobre et fait visiter le tombeau de Lénine –, ce qui appa-raît de façon plus claire encore dans La fille de Nathalie, une suite que Dela-noë et Bécaud imaginent en 1983, probablement à cause de l’énorme succès de Nathalie. La chanson de 1983 s’ouvre en effet sur « A Léningrad, l’hiver n’en finit pas », puis une jeune fille raconte la vie difficile à Léningrad et son désir de connaître des pays étrangers – « Mais pour avoir un pass’port / Crois-moi c’est du sport ».8 Le texte se termine sur l’espoir du printemps qui approche.

Lors de la chute du communisme, dix ans plus tard, la couleur locale russe se détache rapidement du contexte politique, ce dont la chanson Nata-cha (1997)9 de Jean-Jacques Goldman témoigne de façon exemplaire. Dans plusieurs entretiens, le chanteur précise lui-même que Natacha est censée exprimer « l’âme russe éternelle ».10 Mais ce n’est pas seulement l’âme russe qui reprend de l’ampleur dans la fiction française : un roman de 2004 es-quisse même le retour d’un type de l’univers imaginaire russe. Dans Seule Venise de Claudie Gallay, l’héroïne rencontre un prince russe dans une pen-sion de Venise. Né peu avant la révolution, le Russe est évidemment fort âgé et, assis dans un fauteuil roulant, ne peut se déplacer qu’avec de grandes difficultés. Ses caprices sont cependant ceux d’un prince typique : quand la narratrice n’est pas de retour exactement à l’heure du repas, il refuse de lui parler.

6 Antoine (1924/1995), 1043. 7 Bécaud (1964) (http://www.labri.fr/perso/furmento/nathalie.html (2005)). 8 Bécaud (1983) (http://www.paroles.net/chansons/15066.htm (2005)). 9 Citée en épigraphe de notre introduction. 10 Entretien avec Sony Music en août 1997 cité par Jean-Michel Fontaine (http://www.parler-

de-sa-vie.net/chansons/1997_14.html (2005)). Le site donne aussi d’autres extraits d’entretiens sur la même chanson.

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Ainsi que l’affirme Pierre Albouy, chaque mythe littéraire est susceptible de ressusciter à une époque dont il exprime les problèmes.11 Or, le roman de Gallay reconnaît que les types russes appartiennent à un univers révolu : non sans raison, il combine le type du prince russe et le mythe de Venise, évo-quant la mort. Le prince est venu à Venise pour retrouver son amour de jeu-nesse ; il disparaîtra de la vie de la narratrice quand celle-ci aura retrouvé pour lui la femme aimée, qui est entrée au couvent.

Or, si l’on se rappelle des princes russes de la fiction française du XIXe siècle dont chaque texte, depuis Dumas, disait peindre le dernier représentant, le roman de Gallay ne fait finalement que rajouter un ultime représentant à une lignée dont l’agonie était depuis longtemps un trait constitutif. Ainsi que le dit lui-même le personnage russe de Seule Venise : « La Révolution nous a chassés, elle ne nous a pas tués ».12 Dans ces conditions, l’univers imaginaire russe, construit au XIXe siècle, reste d’actualité pour la fiction française du XXIe siècle.

11 « Point de mythe littéraire sans palingénésie qui le ressuscite dans une époque dont il se

révèle apte à exprimer au mieux les problèmes propres. » (Albouy (1969), 10). 12 Gallay (2004), 144.