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Formes de machines, formes de mouvement
Benoît Turquety
pour Hadrien
Fac-‐similés
Dans un documentaire réalisé en 1996-‐97, le cinéaste américain Stan Brakhage,
qui passa une large part de sa vie à peindre et triturer de la pellicule, déclarait :
Un des aspects fondamentaux du cinéma est qu’on a vingt-‐quatre battements par seconde, ou seize ou peu importe la vitesse à laquelle tourne le projecteur. C’est un medium qui a un rythme de base, une basse continue, qui est intrinsèquement baroque. Et d’un point de vue esthétique, je trouve ça simplement épouvantable d’essayer de regarder, par exemple comme ça m’est arrivé, le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein en vidéo. Cela émousse complètement le « rattatta » du montage. Parce qu’en comparaison de la clarté nette et aiguë du claquement successif des images individuelles, et de ce que ça produit au moment de la coupe entre plans, la vidéo a l’air d’un pudding, virtuellement impossible à couper, comme de la gelée, toute tremblotante déjà d’elle-‐même1.
Chaque machine de vision produit un mode de perception spécifique. Le cinéaste
canadien Norman McLaren a lui aussi consacré la plupart de son œuvre à des recherches
sur le matériau filmique même : réalisant des films avec ou sans caméra par toutes
sortes de procédés, dessinant, peignant, grattant la pellicule, élaborant une importante
réflexion sur ce qu’est un photogramme et ce qui se passe dans l’intervalle entre deux
images. Mais aujourd’hui, son œuvre n’est plus diffusée par l’Office national du film du
Canada que sous format dvd, et des institutions aussi prestigieuses que le Centre
Pompidou à Paris la projettent sur cette base, où pourtant la compression des fichiers
numériques, nécessaire à leur transport sur ce format, abolit pratiquement cette cellule
fondamentale qu’est le photogramme.
Au-‐delà de ces cas singuliers, on voit émerger aujourd’hui un certain nombre de
questions autour de la problématique contemporaine de l’abandon promis des supports
argentiques – le film tel qu’on l’a connu – au profit des supports numériques. Or ces
questions, qui proviennent symétriquement du côté des spectateurs, de la critique, et du
côté des professionnels voyant se transformer leurs outils, leurs méthodes et
1 Brakhage on Brakhage, réalisé par Colin Still, 1996-‐97, ma traduction.
2
l’organisation d’ensemble de leur corporation, partent d’un postulat commun : entre le
numérique et le film, « on ne voit pratiquement pas la différence ». Les enjeux du
passage entre les formats sont économiques surtout, pratiques éventuellement, voire
liés à des différences de rendu ponctuelles, mais tout cela n’est jamais que de l’image
photographique animée. Or, les différences sont cruciales, parce que les modes de
production de ces images animées induisent des modes de perception singuliers, à un
niveau rarement exploré par l’analyse. La réflexion sur le passage entre les supports doit
être replacée dans la problématique du « fac-‐similé » telle qu’elle a été développée par
Erwin Panofsky dans un texte de 1930 :
[…] je souhaite et espère qu’on fabrique et apprenne à fabriquer des reproductions en fac-‐similé toujours “meilleures”, et que – non pas malgré elles, mais à cause d’elles – s’éduque la faculté de les distinguer des originaux, de les contempler avec profit et, le cas échéant, avec plaisir2.
Le film vu en vidéo est un fac-‐similé de l’original ; il en transmet un certain
nombre d’« informations » ou de caractéristiques – d’autres ont disparu, ou se sont
transformées. Il ne peut en tout cas pas être perçu comme autre chose qu’un fac-‐similé3.
Reste, comme le précise Panofsky4, à évaluer la nature et l’importance des
transformations pour chaque œuvre selon le degré de dépendance de la forme au
matériau où elle s’incarne. Pour avoir une chance de saisir les enjeux de ce « passage au
numérique », il nous faut avoir une compréhension et une perception précises des
spécificités de chaque machine, des conditions de vision qu’elle produit, et plus
largement déployer cette recherche sur l’ensemble de l’histoire des dispositifs d’image
en mouvement, image mouvante ou image animée, pour peu que ces notions décrivent la
même chose, ce qui n’est pas évident. Cette nécessité avait déjà été énoncée par
Jonathan Crary en 1990 dans Techniques of the Observer, traduit en français sous le titre
l’Art de l’observateur :
[…] on amalgame trop souvent tous les appareils optiques du XIXe siècle, dont on croit qu’ils participent dans la même mesure d’un vague désir collectif de 2 Erwin Panofsky, « Original und Faksimilereproduktion », Der Kreis. Zeitschrift
für künstlerische Kultur, printemps 1930, trad. Jean-‐François Poirier, « Original et reproduction en fac-‐similé », les Cahiers du Musée national d’art moderne (MNAM), n° 53, automne 1995, p. 54.
3 Sur cette question et certaines de ses implications pour les études cinématographiques, on pourra consulter « Statement on the Use of Video in the Classroom », signé par la « Society for Cinema Studies Task Force on Film Integrity » (dirigée par John Belton), Cinema Journal, vol. 30, n° 4, été 1991, pp. 3-‐6.
4 E. Panofsky, op. cit., p. 54.
3
niveaux de vraisemblance de plus en plus exigeants. Mais une telle approche tend à négliger les spécificités conceptuelles et historiques de chaque appareil pris séparément5.
Car chaque machine engage dans sa forme même une certaine conception de sa
tâche, de ses buts et des moyens pour y parvenir, moyens qui en retour auront des
conséquences sur la nature du résultat. Chaque machine est donc potentiellement riche
en enseignements théoriques, que ce soit par l’expérimentation du regard, ou la
réflexion épistémologique sur les conditions historiques de sa conception.
La prise en compte du niveau technique, des machines et des pratiques, de la
caméra au scénario, des tables de montage à l’architecture des salles de cinéma, est
assez rare dans la théorie du cinéma (hors du domaine archivistique, pour certains
aspects6), et pose des problèmes méthodologiques particuliers. Elle doit étudier
ensemble et confronter les machines, leur résultat, les discours autour d’elles et leur
utilisation concrète, dominante ou marginale. Elle doit aussi mettre en rapport, quant à
l’évolution des objets techniques eux-‐mêmes, des logiques de conception, des logiques
d’usage, et des logiques d’industrialisation.
Forme d’une machine : un étonnant zootrope
L’étude d’un cas clinique singulier, basé sur certains aspects techniques
importants des représentations d’images animées communs a priori aux jouets optiques
du XIXe siècle et aux premières machines cinématographiques, permettra de montrer
quelques-‐uns des enjeux.
Charles Francis Jenkins est un des plus importants « pionniers » des technologies
du cinéma et de la télévision. Il inventa notamment, avec Thomas Armat, un projecteur
nommé Phantoscope, exhibé en public dès septembre 1895. Il fonda par ailleurs en 1916
l’une des plus importantes institutions professionnelles de techniciens du cinéma et, 5 Jonathan Crary, Techniques of the Observer : On Vision and Modernity in the
Nineteenth Century, 1990, trad. Frédéric Maurin, l’Art de l’observateur. Vision et modernité au XIXe siècle, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1994, p. 159. On peut regretter que Crary n’applique pas avec beaucoup de précision ce principe, en restant à un schème global de la camera obscura sans distinguer ses différentes concrétisations historiques, et ne particularisant pour le XIXe siècle, que d’un côté le stéréoscope, de l’autre le kaléidoscope, et d’un troisième les appareils à analyse et synthèse de mouvement, eux confondus.
6 Évolution des supports (nitrate puis acétate de cellulose), chimie des procédés de coloriage ou de couleurs « naturelles », cadences de projection, formats de cadre, etc. Cf. par exemple Paolo Cherchi Usai, Silent Cinema : An Introduction, London, BFI, 2000.
4
plus tard, de la télévision, la Society of Motion Picture Engineers7. Cette association a
publié dès lors un périodique8 pour lequel Jenkins lui-‐même écrivit en octobre 1920 un
des premiers articles historiques, intitulé « History of the Motion Picture ». Cette
contribution commençait, comme il restera d’usage, par remonter dans l’histoire à la
recherche d’une origine du cinéma, qui s’avère toujours enfouie dans la nuit des temps,
et repérable sous des manifestations plus ou moins pertinentes ou improbables. Selon
Jenkins, le « premier mécanisme d’images animées dont nous ayons trace9 » est le
zootrope, dont il propose une origine remontant à Lucrèce. Il décrit brièvement dans le
texte ce jouet optique, « que vous connaissez tous, sans aucun doute, fort bien10 » écrit-‐il,
et en présente une illustration, qu’il ne commente pas. Or, cette illustration est tout à fait
intéressante. La machine qui y apparaît n’est pas du tout un « spécimen commun »,
comme disent les taxinomistes, de zootrope.
Le zootrope est un jouet d’optique inventé indépendamment en 1834 par les
mathématiciens (pourquoi des mathématiciens ?) britannique William George Horner et
autrichien Simon von Stampfer, qui ne fut commercialisé – pour des raisons qui restent
à analyser – qu’à partir de 1867. Il est constitué d’un tambour cylindrique percé d’une
série régulière de fines fentes et pouvant tourner sur son axe. Entre les fentes est placée
une série d’images présentant les étapes d’un certain mouvement. Si l’on fait tourner le
tambour et que l’on regarde par les fentes, on voit la série d’images s’animer.
Or le zootrope présenté dans l’article de Jenkins a deux caractéristiques
inhabituelles.
D’abord, son tambour est placé verticalement. Cela est extrêmement rare. Le
zootrope est a priori un appareil à tambour horizontal, d’abord parce que l’on doit
pouvoir changer facilement les bandes d’images, qui doivent par ailleurs adhérer en tous
points au bord du tambour. Dans un tambour vertical amené à tourner, les bandes
7 Aujourd’hui SMPTE, Society of Motion Picture and Television Engineers. 8 D’abord intitulé Transactions of the Society of Motion Picture Engineers, puis
Journal of the SMPE, enfin Journal of the SMPTE. 9 Charles Francis Jenkins, « History of the Motion Picture », Transactions of the
Society of Motion Picture Engineers, octobre 1920, repr. dans Raymond Fielding (ed.), A Technological History of Motion Pictures and Television : An Anthology from the Pages of The Journal of the Society of Motion Picture and Television Engineers, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1967, p. 1 (ma traduction).
10 Ibid.
5
risquent de tomber, ou devront être soigneusement attachées, ce qui complique,
inutilement a priori, les manipulations. Ensuite, on pourrait ajouter qu’il y a une logique
du tambour horizontal, liée à ce que les mouvements présentés – typiquement le galop
du cheval – sont largement horizontaux. Cela n’est en rien une contrainte technique : on
peut représenter un mouvement horizontal sur une bande défilant verticalement ; mais
une logique conceptuelle. La possibilité de placer verticalement le tambour n’est
apparue que sur un modèle, une variante tardive développée par l’Allemand Ottomar
Anschütz vers 1890 sous le nom de Tachyscope ou Schnellseher et présentant une série
de phototypes, l’Allemand étant venu à ces choses par un intérêt premier pour la
chronophotographie. Le tambour pouvait y être, selon la bande à voir, placé
horizontalement ou verticalement. L’exemplaire conservé à la Cinémathèque française
est accompagné d’une boîte de dix bandes, dont deux seulement sont à défilement
vertical11. Ce choix est lié au fait que certains sujets demandent un cadre plus large que
haut : la bande prise dans le sens vertical permettra d’arranger ainsi un plus grand
nombre d’images. Il est lié également à une remarque que fait Anschütz dans son brevet
allemand de décembre 1891 :
La position verticale du tambour entraîne du reste un arrangement particulier des images, qui se trouve important pour la représentation notamment des processus non continus et non périodiques (par exemple, un cheval sautant par-‐dessus une haie, etc.). Dans ce cas, la vision constante de plusieurs images animées à différentes étapes du mouvement, à la manière des appareils stroboscopiques habituels, s’avère souvent dérangeante pour l’œil. Il est beaucoup plus souhaitable de voir l’objet traverser le champ visuel avec sa vitesse naturelle, et ceci peut être réalisé de la manière la plus simple par la mise en position verticale du tambour, par laquelle les images représentant une action unique et différenciée se trouveront non plus côte à côte, mais l’une au dessus de l’autre12. L’énoncé des défauts constatés à l’usage des appareils « habituels » et la
description de la solution apportée font partie du mode d’écriture des brevets ;
Anschütz y articule une réflexion technique sur la forme à donner à la machine, à une
série de constatations qui relèvent de la psychologie de la perception. Le zootrope
comme le phénakistiscope, sur lequel je reviendrai, présentent en effet au spectateur
11 Collection des appareils, inv. AP-‐95-‐1202 (Schnellseher) et inv. AP-‐94-‐0985
(boîte de bandes), cf. Laurent Mannoni, le Mouvement continué. Catalogue illustré de la collection des appareils de la Cinémathèque française, Milan, Mazzotta, 1996, pp. 270-‐271.
12 Ottomar Anschütz, Brevet allemand n° 60285, 19 décembre 1891 (ma traduction).
6
plusieurs images animées en même temps. Cet effet est classiquement considéré comme
une donnée fondamentale de l’appareil, surtout pour le phénakistiscope, et comme un
aspect encore plus admirable de l’effet. Baudelaire écrivait à propos de ce dernier dans
« Morale du joujou » :
La rapidité de la rotation transforme les vingt ouvertures en une seule circulaire, à travers laquelle vous voyez se réfléchir dans la glace vingt figures dansantes, exactement semblables et exécutant les mêmes mouvements avec une précision fantastique. Chaque petite figure a bénéficié des dix-‐neuf autres13. La forme en cylindre du zootrope transforme un peu cet effet, puisque la
perspective du spectateur amène à isoler un nombre limité de figures animées, l’une
étant centrale – celles plus latérales sont déformées par le tambour. Anschütz va
entériner cette évolution, et la radicaliser, en lien avec une remarque plus générale :
certains types de mouvements, les « processus non continus et non périodiques », ont
pour caractéristiques de ne pas se répéter. Il est donc perturbant – visuellement si l’on
veut, mais le critère est cognitif – de les voir s’exécuter plusieurs fois simultanément.
Placer ces images parasites verticalement plutôt que devant et derrière fait gagner en
confort, et résout le problème. Ainsi, pour Anschütz, d’une part la machine n’a pas pour
but l’animation d’images, mais l’observation d’une et une seule image animée, ce qui est
une conception assez originale. D’autre part, le critère de non-‐continuité et non-‐
périodicité qui fonde cette importance de l’unicité de l’image comme spectacle, n’est
finalement pas autre chose qu’un critère de narrativité : selon l’Allemand, c’est quand
l’image animée se met à faire récit (quelque chose advient qui est unique et rompt la
circularité) qu’il devient impératif d’en faire le spectacle à elle seule, et modifier en
conséquence l’appareil. C’est finalement la forme du mouvement à décrire qui va
commander la forme de la machine.
Il faut remarquer par ailleurs que ce « tachyscope » ne dispose pas de manivelle.
Car l’autre caractéristique qui éloigne l’illustration de l’article de Jenkins du
zootropus vulgaris est la présence d’une manivelle. Les zootropes à manivelles sont très
rares ; a priori, ce sont des jouets qui se lancent à la main. Et lorsqu’ils se trouvent être
13 Ch. Baudelaire, « Morale du joujou », première publication dans Le Monde
littéraire, 17 avril 1853, puis notamment dans L’Art romantique, Paris, Michel Lévy, 1869, version redonnée dans Œuvres complètes, éd. Cl. Pichois, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, p. 586.
7
munis de manivelles, elles n’ont pas du tout cette forme-‐là : elles sont plus petites,
placées différemment, etc.
Ici, deux questions se posent :
– D’abord, pourquoi y a-‐t-‐il si peu de zootropes à manivelles ? et pourquoi une
certaine forme de manivelle plutôt qu’une autre ? J’y reviendrai.
– Ensuite, pourquoi, dans l’article de Jenkins, a-‐t-‐on représenté le zootrope sous
cette forme si elle est excentrique, si même, comme je le crois, elle n’a concrètement
jamais existé ? En fait, ce dessin est entièrement téléologique ; ce qu’il représente n’est
pas vraiment un zootrope, mais une « pré-‐caméra » ou un « pré-‐projecteur », comme on
parle de « pré-‐cinéma ». Une caméra ou un projecteur de cinéma typique, jusque dans
les années 1920, est muni d’une manivelle, qui a une configuration similaire, et le
défilement du film présentant la bande d’images est vertical. On peut tirer de cela
quelques réflexions.
D’abord, la téléologie, en histoire, se cache en des lieux parfois insoupçonnés.
Ensuite, en 1920, les techniciens membres de la prestigieuse Society of Motion Picture
Engineers, semblent déjà, et contrairement à ce qu’écrit Jenkins, ne plus bien savoir
concrètement ce qu’est la machine zootrope, ou semblent déjà ne plus la percevoir
comme machine autonome, mais seulement comme préfiguration du cinéma, vue à
travers lui. Enfin, cette fusion zootrope-‐projecteur agence, dans la forme même de la
machine dessinée, un système d’analogies répandu dans toute l’historiographie du
cinéma.
Le disque et la bande
L’une d’elles est formulée exemplairement par Georges Sadoul, dans le premier
tome de son Histoire générale du cinéma, publié en 1946 :
Le zootrope est une forme nouvelle du disque à créneaux de Plateau […]. Sa bande d’images est son élément le plus remarquable, car ce long morceau de souple bristol est une préfiguration du film. C’est l’idée de l’allonger indéfiniment qui conduisit certainement Reynaud, et peut-‐être Marey et Edison, à la conception du film moderne14. L’idée historiographique nodale ici repose sur la mise en avant d’une évolution :
le zootrope a été précédé par le phénakistiscope, dispositif inventé indépendamment en
14 Georges Sadoul, Histoire générale du cinéma, tome 1, l’Invention du cinéma.
1832-‐1897, Paris, Denoël, 1946, pp. 21-‐22.
8
1832 par le physicien belge Joseph Plateau et, encore une fois, Simon von Stampfer. Ce
jouet – qui pour Sadoul fait littéralement date, puisque c’est son invention qui fournit le
point de départ de son Histoire générale du cinéma se présente sous la forme d’un disque
noirci d’un côté, et portant de l’autre une série d’images disposées sur le pourtour,
figurant les étapes décomposées d’un mouvement, en alternance avec une série de fines
fentes. On place son œil côté noir, et en observant à travers les fentes le reflet des images
dans un miroir, on voit les figures s’animer.
Donc, le principe de l’alternance obturation/images par un système de fentes
régulières permettant de redonner l’illusion du mouvement est le même, mais on passe
d’un support disque à un support bande, et là se situe selon Sadoul le point crucial pour
la suite, le « film moderne ». Il est vrai que ces deux jouets présentent quelques
différences non négligeables, au premier rang desquelles le fait qu’avec le zootrope,
plusieurs spectateurs peuvent voir le phénomène en même temps, ce qui n’est pas le cas
avec le phénakistiscope. Mais il faut déjà complexifier cette histoire traditionnelle des
jouets optiques, faisant progresser de la forme disque à la forme bande puis au film.
En effet, la forme disque ne disparaît pas, comme manifestement « primitive »,
avec l’arrivée du zootrope. Elle continue de se présenter comme alternative à la bande
pendant une longue période. Pour citer quelques-‐uns des dispositifs fonctionnant sur le
principe du disque : l’Électrotachyscope, du même Anschütz déjà cité, à la charnière des
années 1880-‐1890 ; le Phonoscope de l’assistant d’Étienne-‐Jules Marey, Georges
Demenÿ, en 1892, qui sera commercialisé sous le nom de Bioscope par Gaumont en
novembre 1895 ; le Kammatograph de Leonard Ulrich Kamm, exploité entre 1898 et
1900 ; ou le Spirograph, inventé par Theodore Brown en 1907 et exploité par Charles
Urban autour du début des années 1920 – le catalogue du Spirograph présente plusieurs
centaines de titres… Enfin, il faut citer un certain autre support légèrement plus récent :
le dvd. Celui-‐ci bien sûr ne porte pas d’images de la même manière (analogique) que les
exemples précédents ; son appartenance à cette série se justifie malgré tout à partir de
considérations ergonomiques et industrielles. Le support disque est à la fois peu fragile,
peu encombrant, relativement peu coûteux à la fabrication, et surtout facilement
maniable par l’utilisateur – critère crucial notamment pour l’usage amateur et a fortiori
grand public.
Il faut également ne pas oublier que pour Marcel Duchamp, la réflexion sur (à
partir de, autour de, avec) le cinéma, incarnée dans son chef-‐d’œuvre de 1926 intitulé
9
Anémic Cinéma, s’insère dans une recherche plus large autour des machinations de la
vision, de l’interrogation de la tradition perspectiviste monoculaire, et des disques et
roues sous toutes leurs formes.
Mais nous ne développerons pas ici plus avant cette question de l’alternative
disque/bande, qui a aussi structuré l’industrie du son (y compris dans les salles de
cinéma) et de la musique et celle des supports informatiques et numériques, alternative
qui engage des options économiques, industrielles, mécaniques, mais aussi esthétiques.
Néanmoins, le topos du passage du disque à la bande est un des points-‐clés les plus
fortement structurants de l’historiographie du « pré-‐cinéma », sur lequel il faudra bien
revenir.
Avec ou sans manivelles
En tout cas, phénakistiscope et zootrope ont en commun de ne disposer que très
rarement de manivelles. Et il faut maintenant s’attarder un peu sur cette question plus
centrale qu’il n’y paraît peut-‐être de prime abord : la manivelle. Certains dispositifs de
vision contemporains des précédents sont eux munis de ces appendices. On pourrait
évoquer les plaques de « vues mouvementées », répandues dès le milieu du dix-‐
neuvième siècle, où l’usage de la manivelle permet de développer des rosaces colorées
abstraites ou de mettre en branle une partie déterminée de l’image. Un exemple
remarquable de machine optique à manivelle est la lanterne magique de John Arthur
Roebuck Rudge, fabriquée vers 1882, où une manivelle entraîne conjointement le
changement de vue avec un système d’obturation, et ce par l’intermédiaire d’une came
triangulaire – came qui est censée être un apport spécifique de la machine inventée par
les frères Lumière. Il est intéressant de constater que, lorsque Will Day fit faire, vers
1922, une copie de cette lanterne (conservée à la Cinémathèque française), la seule
liberté qu’il prit avec l’original fut de déplacer la manivelle d’entraînement de sa
position initiale devant l’objectif, à une position latérale plus pratique selon lui, et
similaire encore une fois à celle d’un projecteur de cinéma.
On peut penser encore à une machine fascinante quoique largement négligée par
l’histoire : l’Anorthoscope, premier appareil de vision inventé par Joseph Plateau avant
le phénakistiscope. Par un mouvement combiné d’un disque noir à fentes tournant dans
un sens, et derrière lui, tournant dans l’autre sens, d’un disque portant une image
anamorphosée, l’anamorphose se trouve, par la vision en transparence, redressée. Cette
10
machine est principiellement à manivelle, puisqu’il faut que les deux disques soient
entraînés ensemble, et à une vitesse corrélée. Il est d’ailleurs fascinant d’observer que
Plateau, dans ses instructions pour l’utilisation de la machine, préconise que la personne
qui tourne la manivelle ne soit pas la même que celle qui observe le phénomène15.
Regarder est un travail difficile, on ne peut pas faire sérieusement deux choses à la fois.
Par ailleurs, Plateau ne s’intéresse pas seulement à l’optique, mais aussi, entre autres, à
la statique des liquides ; et il a dans ce domaine réalisé une expérience qui porte son
nom, fondée sur une machine qu’il fit construire, et qui opère par l’action de la rotation
d’un axe à manivelle : selon la vitesse imprimée par l’expérimentateur/spectateur, la
forme de la sphère d’huile en suspension dans la solution aqueuse se transforme16…
L’attention portée à la question de la manivelle redonne une place à la « machine de
Plateau » parmi les dispositifs de vision du dix-‐neuvième siècle – place méritée eu égard
à ce qu’elle fut de plus relativement répandue notamment dans les écoles, jusqu’au
premier quart du vingtième siècle. Si l’expérience y était appréciée, c’est certainement
en raison de son caractère visuel – faut-‐il dire attractionnel ? Cette machine est en tout
cas complètement absente de toute l’historiographie de ces dispositifs, effectuée
massivement sous l’angle du « pré-‐cinéma » – c’est que la forme du mouvement réalisée
ici, par ces sphères en suspension, est radicalement différente du médium à venir : pas
d’images en deux dimensions, pas de décomposition/recomposition analytique, etc. Cela
fait d’ailleurs, aujourd’hui, son intérêt dans la perspective d’une reconsidération
archéologique de ces machines hors de toute linéarité téléologique.
En fait, il y a même des machines de vision à manivelle depuis déjà fort
longtemps, puisqu’on en trouve dans le fameux Ars Magna Lucis et Umbrae du père
Athanase Kircher, dès la première édition de 1646 – par exemple, la « machine à
métamorphoses », où la manivelle entraîne une suite d’images disposées sur un tambour
à défilement vertical… (Même si on ne sait jamais exactement, avec Kircher, si les
machines eurent une existence concrète, et un résultat conforme aux descriptions…)
Or donc, s’il n’y a pratiquement pas de manivelle sur les phénakistiscopes et
zootropes, c’est que l’on peut s’en passer. L’intéressant est qu’il n’y a même guère de 15 Cf. Maurice Dorikens (dir.), Joseph Plateau 1801-‐1883. Leven tussen Kunst en
Wetenschap, Vivre entre l’art et la science, Living between Art and Science, Gent, Provincie Oost-‐Vlaaanderen, 2001.
16 Ibid., pp. 100 sqq.
11
« modèles de luxe » de ces jouets qui seraient à manivelle, contrairement à ce qui se
passera, quelques années plus tard, pour le praxinoscope.
Une forme nouvelle : le praxinoscope
Cette dernière machine, le praxinoscope, fut inventée par Émile Reynaud et
brevetée en 1877, donc plus de quarante ans après le phénakistiscope et le zootrope,
machines, elles, d’invention presque simultanée, et dix ans après la commercialisation
du zootrope. Le praxinoscope a été pratiquement confondu par l’historiographie
traditionnelle avec le zootrope, et présenté comme une amélioration relativement
mineure ; il est vrai qu’il paraît basé sur le même schéma : un tambour (horizontal !), et
une série de dessins sur le pourtour présentant un mouvement décomposé. La rotation
du tambour fait voir aux spectateurs l’image en mouvement. Mais le principe de
l’alternance des images est différent : au lieu de fentes, la machine présente un bloc
central constitué d’un prisme de miroirs à autant de facettes que de dessins sur la bande.
Le passage d’une face à l’autre remplace instantanément le reflet d’une image par celui
de la suivante au même lieu, et permet l’illusion. L’idée est fort astucieuse, et constitue
de fait une étape importante.
Elle résout en effet un antagonisme interne constitutif de la machine zootrope,
présent également dans le phénakistiscope. Une image en mouvement continu est a
priori vue floue, filée. Pour qu’elle paraisse nette, il faut qu’elle soit perçue par l’œil
comme si elle était immobile. Le principe de rotation avec fentes conduit alors à un
problème : plus les fentes seront fines, plus l’image apparaîtra brièvement (quasi
instantanément) à l’œil, et ainsi plus elle sera perçue comme pratiquement immobile,
donc nette, sans filé – condition nécessaire à la reconstitution du mouvement. Mais plus
l’image apparaît brièvement à l’œil, moins celui-‐ci a le temps de bien en distinguer les
contours, moins elle est lumineuse. Finalement, mieux on voit le mouvement, moins on
voit l’image. Ce problème fondamental du zootrope se répète à un autre niveau : plus le
tambour tourne vite, plus la durée de perception de chaque image sera brève. Donc à
nouveau, rendu du mouvement et luminosité, animation et précision des contours, se
trouvent en opposition. Marey est d’ailleurs l’un des rares à décrire cette contradiction
dans son livre le Mouvement en 189417.
17 Étienne-‐Jules Marey, le Mouvement, Paris, G. Masson, 1894, notamment p. 308 :
« la netteté des mouvements n’étant obtenue que grâce à la brièveté extrême des
12
Le praxinoscope ne nécessitant pas de temps d’obturation, produit une image
animée beaucoup plus lumineuse, et résout pour une large part cette contradiction –
même s’il reste de petits « défauts » : l’image est toujours légèrement raccourcie par une
anamorphose cylindrique, ce qui déplaît à Marey18 ; et elle subit une petite oscillation
latérale, due à la rotation des miroirs19. Le spectateur va tout de même pouvoir voir plus
confortablement une image mouvante plus lumineuse et plus distincte, sur la vitesse de
laquelle on peut jouer sans conséquences pour la visibilité même du motif. Cela va
permettre de sophistiquer l’entraînement de la machine afin que le spectateur profite
pleinement du spectacle – ou, si l’on veut, que le manipulateur devienne peu à peu
spectateur… Si la plupart des praxinoscopes restent des machines à main, on en trouve
néanmoins à manivelle20, mais également à moteur électrique. Les placards publicitaires
réalisés par Reynaud précisent d’ailleurs que ces moteurs permettent une rotation dans
les deux sens (mais bien sûr, les bandes sont faites pour être vues dans un certain sens),
ainsi que de varier les vitesses21 (même si ça n’a concrètement pas l’air très simple).
Cette luminosité nouvelle va également permettre plus facilement de projeter les
images, avec le Praxinoscope à projection, imaginé par Reynaud dès le brevet original de
187722, et dont l’illustration dans le journal la Nature en 188223 est très intéressante :
l’écran est dessiné, portant une image où, comme il est spécifique du dispositif, un statut
différent est donné aux personnages en mouvement et au décor, fixe. L’appareil est
également représenté, ainsi simplement qu’une main légère tournant élégamment une
petite manivelle au bord du cadre, les corps du manipulateur et du ou des spectateur(s)
restant hors champ.
instants où chaque image est démasquée, il s’ensuit que la quantité de lumière émise est trop faible pour donner des projections agrandies bien claires, même avec une source lumineuse puissante ». Il y revient à plusieurs reprises dans le chapitre final du livre sur la « Synthèse des mouvements analysés par la chronophotographie ».
18 Ibid., p. 303. 19 Car avant que le passage d’un miroir au suivant n’ait opéré le remplacement
d’une image par la suivante, la rotation du prisme aura provoqué une légère rotation de chaque image sur elle-‐même.
20 Par exemple, l’exemplaire conservé par la Cinémathèque française sous la cote AP-‐95-‐1720.
21 Cf. G. Füsslin, Optisches Spielzeug, Stuttgart, Füsslin Verlag, 1993, p. 92. 22 Voir les « Dessins annexés à la description d’une invention faite par E. Reynaud,
professeur de sciences, au Puy, 30 août 1877 », document joint à la demande de brevet et reproduit par Jacques Deslandes, Histoire comparée du cinéma. Tome 1 : De la cinématique au cinématographe, 1826-‐1896, Tournai, Casterman, 1966, pp. 303 sqq.
23 Reproduite notamment dans Jacques Deslandes, ibid., p. 51.
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D’autres variantes d’entraînement apparaissent dans les contrefaçons de ces
objets, notamment celles réalisées par l’Allemand Ernst Planck et vendues autour de
1898 (donc deux après le succès du cinématographe, le praxinoscope peut encore
motiver un contrefacteur) sous le nom de Kinematofor, dont subsistent quelques
exemplaires à manivelle, mais aussi à moteur à vapeur, ou à air chaud24 !
La question de la luminosité va d’ailleurs jouer un rôle crucial dans les premières
machines d’image mouvante photographique : cette dialectique se trouve exactement
répétée entre le Kinétoscope d’Edison et le Cinématographe Lumière. Le principe du
Kinétoscope est en fait similaire à celui du zootrope : une pellicule en mouvement
continu, devant laquelle passe un obturateur avec une fente très fine – la durée de vision
de chaque image est d’environ 1/6000e de seconde. Comme pour le zootrope, l’image
animée résultante sera peu lumineuse, trop peu pour permettre la projection. Le
Cinématographe résout cette tension en adoptant le mouvement intermittent de la
pellicule pour la projection aussi bien que pour la prise de vue. L’image reste fixe
beaucoup plus longtemps devant la lampe (1/25e de seconde environ), ce qui permet
une luminosité largement suffisante pour la projection.
On remarquera que le Kinétoscope n’est a priori pas une machine à manivelle,
tandis que le Cinématographe, oui. Ce qui a son importance.
Manivelles, mouvement, spectacle
Mais revenons un peu, pour l’instant, aux praxinoscopes. Ils ne sont pas
majoritairement équipés de manivelles, mais tout de même dans une proportion
supérieure aux zootropes, y compris parmi ceux réalisés par Émile Reynaud – ce qui
dénote une cohérence conceptuelle pour l’inventeur même. Mais il faut regarder d’un
peu plus près ces éventuelles manivelles, et interroger leur forme (emplacement,
taille…). Elles sont placées sous le cylindre, endroit où elles sont les moins gênantes, les
moins visibles aussi (ce qui n’est pas neutre). Et, pour le praxinoscope « classique »
comme pour la machine à projection, elles sont petites, de faible diamètre de rotation.
Pourquoi ont-‐elles cette forme ? Qu’est-‐ce qui, dans la conception d’une machine, peut
décider à lui adjoindre une manivelle, et à lui donner une forme plutôt qu’une autre ?
24 Cf. Georg Füsslin, Optisches Spielzeug, op. cit., pp. 94 sqq.
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Les manivelles ont plusieurs rôles possibles, parfois simultanés, et selon les rôles,
des formes différentes. Elles s’avèrent nécessaires lorsqu’il est besoin d’entraîner
plusieurs éléments en même temps, comme dans l’anorthoscope, éventuellement des
éléments pesants, comme dans la lanterne de Rudge. Lorsqu’il faut entraîner des
éléments à des endroits inaccessibles à la main, comme là encore dans certaines
lanternes ou plaques animées. Lorsqu’il faut produire un mouvement très rapide,
comme dans les appareils pour les expériences des couleurs de Newton, qui nécessitent
que le disque à zones colorées tourne très rapidement pour que l’effet se produise, et
sont donc munis de manivelles avec poulie à courroie multiplicatrice. Ou, autre rôle
possible pour une manivelle, lorsque l’on veut contrôler le mouvement.
Des manivelles de petite taille ne permettent pas une accélération du
mouvement, ni par multiplication mécanique, ni en donnant prise à un mouvement plus
rapide du bras ou du poignet. Il doit être très difficile de tourner rapidement une si
petite manivelle, sans faire s’effondrer le praxinoscope. Le but de la manivelle est donc
plutôt le contrôle du mouvement, voire son ralentissement : permettre, à l’intérieur de
certaines limites, de varier le rythme, de changer de sens, etc. La forme concrète de la
manivelle conditionne un certain mouvement de la main, qui renvoie à une « bonne
allure » du mouvement à réaliser, de la scène à représenter – cadence « naturelle » qui
est celle du sujet dessiné, dont le mouvement propre fut décomposé en fonction du
motif.
La présence d’une manivelle transforme en fait entièrement le rapport à la
machine. En l’absence de manivelle, le manipulateur/spectateur, une fois le disque ou la
bande installé(e), lance la machine, éventuellement la relance ou l’arrête25. Entre ces
interventions ponctuelles, il est tout occupé à observer. Il ne peut toutefois
physiquement pas imprimer une vitesse constante à la machine ; la rotation se fait
uniquement selon l’inertie du support, et suit donc une pente « naturelle » de
ralentissement… Seule la présence d’une manivelle permet un contrôle sur la vitesse de 25 De manière très intéressante, Werner Nekes, faisant la démonstration du
praxinoscope dans Was geschah wirklich zwischen den Bildern ? (Allemagne [Fédérale], 1986), premier film de sa série Media Magica, en montre non seulement les bandes s’animant, mais l’entièreté du montage du jouet, depuis l’ouverture de la boîte, la mise en place de la bougie, etc. jusqu’à l’apparition des images animées au final. Toute cette opération de montage (le mot, ici, fait écho) de la machine doit être considérée comme faisant partie du dispositif.
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rotation, relatif en terme de précision, mais réel. Avec cette contrepartie que
l’opérateur/spectateur doit continuer d’actionner la manivelle pendant tout le spectacle
(ou la prise de vue pour, plus tard, une caméra). La forme du mouvement qu’il voit n’est
alors plus celle de la décélération caractéristique de la machine, mais la forme de son
propre geste, qu’il peut s’évertuer à corriger jusqu’à parfaite régularité, ou s’amuser à
altérer pour constater les effets, sur l’image mouvante ou sur ses camarades spectateurs
– car si le praxinoscope est un dispositif à plusieurs spectateurs, il n’empêche que l’un
d’entre eux a un statut particulier : celui qui entraîne la machine. Et ce rôle est encore
plus particularisé s’il y a une manivelle à tourner…
Ainsi, l’adjonction ou non d’une manivelle à la machine produit une série de
transformations dans ce qu’elle donne à voir, et la place du ou des spectateurs. Un
zootrope, un praxinoscope sans manivelle, sont moins des machines présentant des
spectacles d’images mouvantes, que des machines de mise en mouvement d’images.
Lancé et relancé pour revenir doucement à l’immobilité, le tambour ne cesse de mettre
en scène l’animation même des images, et fait fonctionner la machine comme un jouet
comparatif entre la série d’image fixes, à laquelle on revient toujours, et l’éphémère
« tableau animé ». C’est donc la transition qui est l’objet du jeu.
Les machines à manivelle présentent, elles, un spectacle d’une certaine durée,
durée fixée par le manipulateur, où l’on peut admirer non seulement la mise en
mouvement, mais la joliesse de la scène, la finesse du dessin, la perfection de l’exécution.
Sur ce point d’ailleurs, la forme des machines va instaurer encore une différence
entre zootrope et praxinoscope. Dans ce dernier, le bloc du prisme central va masquer la
bande dès qu’elle est placée dans le tambour : je ne peux plus voir l’image qu’en reflet
dans les miroirs. Dans le zootrope au contraire, je vois toujours la bande, même quand le
tambour tourne, jusqu’à ce que je place mon œil exactement au niveau des fentes. Le
zootrope inscrit donc dans sa forme un mouvement vertical comparatif (de l’œil ou de la
main) : voir directement le filé de la bande/voir par les fentes l’image mouvante. En fait,
ceci doit être encore précisé, puisque c’est là que porte une différence importante entre
les modèles de zootropes : ceux à tambour bas vont accentuer cet effet comparatif,
tandis que ceux à tambour très élevé vont tendre à masquer la bande au profit d’un
angle de vision « efficace » plus important. Ce mouvement comparatif vertical est exclu
par la forme même du praxinoscope.
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Anschütz, encore lui, va jouer de ce mouvement vertical du regard du spectateur
dans un exemplaire intéressant de son tachyscope, dont le tambour dispose de trois
séries de fentes superposées, dont les intervalles d’obturation sont légèrement
différents. De cette manière, si la bande représente par exemple un cheval au galop, le
spectateur peut voir par la série supérieure l’animal avancer, par la série centrale
l’animal courir sur place, et par l’inférieure, le voir courir à reculons… Cet exemplaire est
également l’un des rarissimes zootropes à manivelle, et a cet autre caractéristique
exceptionnelle d’avoir appartenu à Étienne-‐Jules Marey26.
C’est toute la question du rapport image fixe/image animée qui se trouve ainsi
s’incarner dans les choix de conceptions des machines, la question de la présence de
l’image élémentaire dans l’image mouvante. C’est aussi pourquoi le cinéaste et artiste
Robert Breer, qui s’intéressa dans ses films de très près à ce problème du statut du
photogramme27, en est venu à réaliser dès les années 1950, avec parfois l’aide de Jean
Tinguely, des mutoscopes28… Le mutoscope est assez fondamentalement un instrument
à manivelle, qui permet au spectateur de regarder, fasciné mais toujours physiquement
actif, la composition même, par la forme de son geste, du mouvement animé. D’ailleurs,
si Gaumont commença de commercialiser en 1900 sa version du mutoscope, basée sur le
brevet du Kinora déposé par les frères Lumière en 1896, avec un mécanisme à ressort, il
opta ensuite assez vite pour un entraînement à manivelle29…
D’autres artistes reviendront d’ailleurs, à partir de principes fort différents, à
donner leurs propres versions de ces machines optiques, avec parfois des solutions
d’entraînement assez originales, comme le Mini Rotary Psycho Opticon créé en 2008 par
le Canadien Rodney Graham et fonctionnant à la force des mollets30 !
26 Cinémathèque française, collection des appareils, inv. AP-‐95-‐1733, cf. L.
Mannoni, Le Mouvement continué, op. cit., p. 270. 27 Exemplairement dans son film sans doute le plus connu, Récréation, 1956-‐57
(16 mm, couleur, 2 min, commentaire de Noel Burch). 28 Cf. Brigitte Liabeuf et al., Robert Breer : Films, floats & panoramas, Montreuil,
Éd. de l’œil, 2006, pp. 48-‐49. 29 Gaumont produit des Kinora « à main », entraînés par manivelle, jusqu’en 1910
(la George Eastman House de Rochester, USA, en conserve un exemplaire daté par eux de cette année).
30 Cette bicyclette d’intérieur entraînant une série de disques abstraits, dont le mécanisme n’est pas sans rappeler l’odographe de Marey, fut montrée lors de l’exposition HF/RG [Harun Farocki/Rodney Graham] (commissaire Chantal Pontbriand) au Jeu de Paume, Paris, du 7 avril au 7 juin 2009. Il y était malheureusement interdit de faire fonctionner la machine…
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Quant à l’entraînement à moteur, il équilibre encore différemment les choses :
d’un côté, la possibilité d’un mouvement d’une durée déterminée à vitesse constante, le
rapproche de l’entraînement à manivelle ; de l’autre, l’intervention du manipulateur
restant ponctuelle au lancement et à l’arrêt de la machine, l’usage s’en trouve
ressembler plutôt à la machine à main…
Le cinématographe, art de la manivelle
La question des mécanismes d’entraînement va rester centrale après 1895, et
constitue un des problèmes communs à l’ensemble des machines de vision mettant en
jeu le mouvement, depuis les jouets optiques jusqu’aux caméras, projecteurs et tables de
montage du cinéma en voie d’institutionnalisation culturelle et de rationalisation
industrielle. Je l’ai déjà mentionné, cette question constitue une des différences notoires
entre les machines d’Edison, à moteur électrique, et le Cinématographe Lumière, à
manivelle. Ceci est à lier avec les différences de modes d’exploitation et de publics
« cibles » : le Kinétoscope présente un spectacle, tandis que le Cinématographe est conçu
initialement pour le photographe amateur, que la manivelle n’effraiera pas, et qui saura
même sans doute apprécier l’art subtil de sa manipulation.
Les machines concurrentes vont préférer en général l’entraînement à manivelle,
et l’on s’essaie à trouver l’emplacement et la forme les mieux adaptés. L’Allemand Max
Skladanowsky place la manivelle de son Bioskop à l’avant, sous l’obturateur, ce qui met
le corps de l’opérateur en position de surveiller la machine plutôt que l’écran. Louis
Lumière positionne la manivelle du Cinématographe à l’arrière, légèrement à gauche de
l’appareil. Ce choix peut sembler a priori peu pratique ; il ne faut pas oublier que cette
caméra n’est pas dotée de viseur : on cadre avant de tourner, caméra ouverte, en
regardant à travers la fenêtre d’impression (on fait également, à cette étape, la mise au
point), puis on place la pellicule, on referme, et on « cinématographie » debout,
regardant directement son sujet. Le corps se trouve ainsi à bonne distance de la caméra :
l’opérateur n’y est pas « collé ». Cette position à l’arrière sera reprise uniquement (à ma
connaissance) par la caméra Pathé professionnelle, très répandue à partir de 1908 et
jusque dans les années 1920, adoptée notamment par Billy Bitzer, fameux opérateur de
D. W. Griffith.
Les Anglais Robert William Paul et Birt Acres placeront eux leur manivelle sur le
côté, place la plus répandue ensuite – côté droit, ce qui rapproche nettement, surtout
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lorsqu’apparaîtront les viseurs, le corps de l’opérateur de celui de la machine.
Finalement, on ne caricaturerait guère en affirmant que l’histoire des caméras va
largement consister à faire progressivement « fusionner » la machine et le corps du
cadreur… tandis que l’histoire des projecteurs, et l’abandon de la manivelle dans les
cabines, va au contraire permettre au projectionniste de s’éloigner de sa machine – ou à
l’exploitant de n’avoir qu’un seul projectionniste pour plusieurs appareils.
Bien sûr, d’autres solutions de placement de manivelle seront parfois adoptées :
par exemple, en dessous de la machinerie et manipulée par trois personnes pour le
« Cinéorama » panoramique de Raoul Grimoin-‐Sanson, où dix caméras sont entraînées
simultanément pour couvrir un champ « total » de 360°.
Étienne-‐Jules Marey fait ici exception, comme ailleurs : Marey n’aime pas
beaucoup l’entraînement à manivelle ; il lui préfère les moteurs à ressorts, à poids, ou
électriques, qui garantissent une précision plus grande, et permettent des vitesses plus
variées et des démarrages plus francs. Les machines sont parfois munies de manivelles,
mais elles sont destinées à remonter le mécanisme, non à l’entraînement direct.
Le système d’entraînement adopté réservera parfois des surprises : il se trouve
que le mécanisme du Cinématographe Lumière est l’un des rares à pouvoir fonctionner
en marche arrière, ce que chaque opérateur, Louis Lumière peut-‐être le premier,
semblera découvrir comme une curiosité non prévue de la machine, et permettant des
jeux plutôt amusants – un mur démoli se reconstruisant magiquement tout seul, par
exemple31. Ainsi, c’est la forme de sa machine qui, pour reprendre le vocabulaire
d’André Gaudreault, amène Lumière à sortir du « paradigme de la captation-‐
restitution » qui semble être son cadre de réflexion32.
La manivelle finira donc par trouver place et proportion à peu près stables, et
restera le mode d’entraînement préféré des caméras et projecteurs pendant toute la
31 Démolition d’un mur est une des vues que s’attribuait Louis Lumière dans le
catalogue qu’il remit à Georges Sadoul en 1946. On y voit la chute d’un pan de mur dans l’usine Lumière. On en connaît aujourd’hui deux versions, datées du début 1896 et numérotées 690 et 691 dans le catalogue publié par Michelle Aubert et Jean-‐Claude Seguin, la Production cinématographique des Frères Lumière (Paris, Mémoires de cinéma, 1996, pp. 215-‐216), où plusieurs citations de comptes-‐rendus confirment qu’elles ont couramment été projetées en marche avant puis en marche arrière.
32 Sur ce paradigme, cf. notamment A. Gaudreault, Cinéma et attraction. Pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris, CNRS éditions, 2008, pp. 102 et suiv.
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période dite « muette », jusqu’à la fin des années 1920. Avec, bien entendu, toutes les
questions relatives à la manière dont elle doit être manipulée, et qui mettent en avant la
tension inhérente au cinéma entre la réversibilité de principe entre caméra et
projecteur, et la dissymétrie de fait qui oriente différemment chaque pratique et chaque
machine – tension qui apparaît d’ailleurs déjà fortement chez Marey33. Les manuels et
notices d’appareils de prises de vues insistent sur l’art difficile et injustement méprisé
de la manivelle, la nécessité absolue de la régularité, que l’on filme une tortue ou bien
une course de chevaux, des funérailles ou bien un bal. Art d’autant plus difficile qu’assez
vite, les supports des caméras vont permettre de réaliser des mouvements
panoramiques horizontaux et verticaux qu’il faudra entraîner avec deux… manivelles.
Un opérateur aura donc besoin de trois mains, ce qui lui posera quelques problèmes,
résolus ponctuellement par une aide humaine ou électrique, plus ou moins
encombrante… Art de la manivelle qui exige par exemple que l’on aie parfois à alourdir
une machine, pour lui donner sa stabilité, aspect qu’envisageait déjà la notice du
Cinématographe Lumière de 1897 : il faut tourner la manivelle « en ayant soin de
maintenir fortement l’appareil de la main gauche, en pressant sur le pied, afin d’éviter
les trépidations34 ». Ici, la légèreté légendaire de la machine Lumière se retourne contre
elle…
Les manuels de projectionnistes insistent également sur la régularité, pour le
« naturel » du mouvement, mais autorisent voire suggèrent parfois des variations
« expressives » de vitesse. C’est en maintenant cette distinction entre prise de vue et
projection qu’on peut saisir le degré de subversion de l’affirmation de Dziga Vertov en
1923 :
Jusqu’à aujourd’hui, il arrivait qu’un observateur s’attire des remontrances pour avoir filmé un cheval se déplaçant avec une lenteur peu naturelle (tournage rapide de la manivelle de la caméra) ; ou au contraire un tracteur labourant un champ à toute vitesse (tournage lent de la manivelle), etc.
Il s’agissait bien entendu d’accidents, mais nous préparons un système, un système réfléchi de cas de ce genre, un système d’aberrations apparentes, de phénomènes recherchés et organisés35.
33 Cf. É.-‐J. Marey, le Mouvement, op. cit., notamment p. 309. 34 Notice sur le Cinématographe Auguste et Louis Lumière, Lyon, Société anonyme
des plaques et papiers photographiques A. Lumière et ses fils, 1897, p. 19. 35 « Conseil des trois » (1923), dans Dziga Vertov, Articles, journaux, projets, Paris,
Cahiers du cinéma/U.G.E., coll. 10/18, 1972, pp. 27-‐28.
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De manière amusante, Vertov associe (« monte ») ici le topos muybridgien du
galop du cheval avec la mécanisation agricole cruciale pour l’URSS, renversant, par
l’action de sa manivelle, l’association traditionnelle de la vitesse avec le cheval et de la
lenteur avec le tracteur, en une version plus politiquement « progressiste ». Si l’industrie
du cinéma s’institutionnalisant interdit ces variations de vitesse à la prise de vue, c’est
aussi parce qu’elles sont absolument impossibles à corriger : si la cadence de prise de
vue a été trop élevée, aucune variation de vitesse à la projection – ou au laboratoire – ne
pourra permettre de retrouver un mouvement « naturel ». Un tel pouvoir – dont Vertov
rend ici les potentialités politiques explosives – ne saurait être accordé aux opérateurs.
La manivelle permet mieux que des variations de vitesse : elle n’a aucun réglage a
priori, aucune cadence « par défaut ». Elle permet aussi la réactivité et l’autonomie de la
machine, indépendante des branchements électriques. Le moteur électrique ne se
généralisera que lorsque l’arrivée du cinéma « parlant » imposera la cadence constante,
automatique, de 24 images par seconde. Cette résistance des opérateurs à
l’électrification renvoie à cette « marge d’indétermination » qui fait, selon Gilbert
Simondon, la valeur réelle d’une machine, par opposition à l’automatisme :
Les idolâtres de la machine présentent en général le degré de perfection d’une machine comme proportionnel au degré d’automatisme. […] Or, en fait, l’automatisme est un assez bas degré de perfection technique. Pour rendre une machine automatique, il faut sacrifier bien des possibilités de fonctionnement, bien des usages possibles. L’automatisme […] possède une signification économique ou sociale plus qu’une signification technique36.
Présence des machines
Ainsi, l’observation détaillée des machines, la prise en compte de leurs usages,
des discours qui les concernent, mais aussi de leurs formes, va amener non pas à insister
sur la continuité d’un principe abstrait de création d’illusion de mouvement à partir
d’une série d’images fixes, mais à préciser le plus exactement possible les conditions de
perception produites spécifiquement par chaque machine, à découvrir des
discontinuités entre les situations concrètes de vision, entre les formes de mouvement
que ces machines rendent visibles. Entre phénakistiscope et zootrope, zootrope et
praxinoscope, modèles à manivelle, sans, à moteur électrique ou à ressort, à tambour
haut ou bas, la diversité des machines incarne des divergences de conception fortes de 36 G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1989
[1958], p. 11.
21
ce que c’est que de voir une image animée, divergences qu’il s’agit de ne pas trop
résoudre ou linéariser si l’on veut se laisser la chance de saisir la richesse protéiforme
du ou des médium(s) en cause, et d’en tirer toutes les conséquences théoriques,
historiographiques, et épistémologiques. C’est ce refus de la linéarisation qui doit nous
amener à prendre en compte les procédés et pratiques marginaux autant que les
dominants, Anschütz (auquel finalement cette contribution aura été une sorte
d’hommage) autant que Lumière, parce que leur existence aussi bien que leur
marginalité dans l’industrie ont des choses à nous apprendre sur l’histoire du medium –
des machines, de la perception, de l’art.
Mais la recherche sur les machines joue parallèlement sur un autre plan. Le poète
américain William Carlos Williams écrivait en 1944 :
Pour faire deux constatations simples : Il n’y a rien de sentimental dans une machine ; et : Un poème est une petite (ou une grosse) machine faite de mots. Quand je dis qu’il n’y a rien de sentimental dans un poème je veux dire qu’il ne peut y avoir aucune partie, comme dans toute autre machine, qui y soit redondante.
[…] Comme dans toute autre machine, son mouvement est intrinsèque, ondoyant, de caractère matériel plutôt que littéraire. Dans un poème le mouvement se distingue dans chaque cas selon le caractère de la langue de laquelle il émerge37.
Ces paragraphes résument d’une certaine manière, en 1944, l’apport de la part la
plus radicale de la modernité poétique américaine. Considérer une œuvre d’art comme
une machine a des implications assez importantes, pour son analyse, pour la
considération de la place de son lecteur ou spectateur, et tout simplement pour la
compréhension de ce qui est en jeu pour nous dans l’expérience de sa forme.
37 W. C. Williams, « “Author’s Introduction” to The Wedge » (1944), in Selected
Essays of William Carlos Williams, New York, Random House, 1954, p. 256 (ma traduction).