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Hommes de science, pardonnez ∫ ces pauvres artistes restés toujours enfants, si ce n’est par pitié, du moins par amour des fleurs, et des parfums enivrants, car souvent ils leur ressemblent. Comme les fleurs ils s’épanouissent au moindre rayon de soleil exhalant leurs parfums mais ils s’étiolent au contact impur de la main qui les souille. Paul Gauguin, Diverses choses [1896–1897] «Nous sommes les martyrs de la peinture», écrit Paul Gau- guin ∫ son ami Emile Schuffenecker en mai 1885 1 . Désormais, Gauguin cultivera sans relâche le mythe de l’artiste incompris et maudit dans sa correspondance, ses toiles ou encore ses céramiques. Cette étiquette, qui lui collera ∫ la peau bien au- del∫ de sa mort, ne facilitera gu¯re la compréhension de son œuvre 2 . Si cet artiste est aujourd’hui chéri du grand public, des historiens d’art et des collectionneurs, son œuvre demeure encore en partie méconnue, ∫ l’instar de sa produc- tion non-picturale 3 . Malgré la multitude d’ouvrages ou articles publiés jusqu’∫ ce jour, les champs d’étude restent bien trop souvent restreints et répétitifs. Il est étonnant de constater qu’un ensemble de tableaux constituant pr¯s d’un cinqui¯me de l’œuvre peint de l’artiste n’a encore jamais été traité de mani¯re approfondie, soit pr¯s de cent trente œuvres sur les quelque sept cents toiles que laisse Gauguin ∫ sa mort. Il s’agit des natures mortes dont l’importance est loin d’˘tre négligeable, tant du point de vue de l’évolution picturale de l’artiste que du renouvellement de ce genre ∫ la fin du XIX e si¯cle. Pour une meilleure compréhension de cette production riche et originale, nous souhaitons dans un premier temps esquisser son évolution stylistique ∫ l’aide de quelques exem- ples particuli¯rement significatifs. En seconde partie, l’atten- tion sera portée sur le Portrait de Meyer de Haan (1889), tableau «hybride» alliant figure humaine et nature morte. Celle- ci, peinte en premier plan, constitue une clé de lecture indis- pensable ∫ la compréhension du tableau, prouvant ainsi le rôle novateur que l’artiste accordait ∫ la nature morte ∫ la fin des années 1880. De la maîtrise d’une technique aux audaces formelles Les premiers essais de Gauguin dans le domaine de la nature morte correspondent ∫ ses débuts en peinture. Ce genre était souvent considéré comme un exercice indispensa- ble ∫ l’apprentissage d’un jeune peintre. Le postulat est en partie valable pour Gauguin. De 1873 ∫ 1878, soit avant la ren- contre avec Camille Pissarro, il réalise une cinquantaine d’œu- BÉATRICE LOVIS Les natures mortes de Paul Gauguin: une production picturale méconnue 159

[Extrait] « Les natures mortes de Paul Gauguin : une production picturale méconnue », Artibus et Historiae 59, 2009, p. 159-178

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Hommes de science, pardonnez ∫ ces pauvres artistes restéstoujours enfants, si ce n’est par pitié, du moins par amour desfleurs, et des parfums enivrants, car souvent ils leur ressemblent.Comme les fleurs ils s’épanouissent au moindre rayon de soleilexhalant leurs parfums mais ils s’étiolent au contact impur de lamain qui les souille.

Paul Gauguin, Diverses choses [1896–1897]

«Nous sommes les martyrs de la peinture», écrit Paul Gau-guin ∫ son ami Emile Schuffenecker en mai 18851. Désormais,Gauguin cultivera sans relâche le mythe de l’artiste incompriset maudit dans sa correspondance, ses toiles ou encore sescéramiques. Cette étiquette, qui lui collera ∫ la peau bien au-del∫ de sa mort, ne facilitera gu¯re la compréhension de sonœuvre2. Si cet artiste est aujourd’hui chéri du grand public,des historiens d’art et des collectionneurs, son œuvredemeure encore en partie méconnue, ∫ l’instar de sa produc-tion non-picturale3. Malgré la multitude d’ouvrages ou articlespubliés jusqu’∫ ce jour, les champs d’étude restent bien tropsouvent restreints et répétitifs. Il est étonnant de constaterqu’un ensemble de tableaux constituant pr¯s d’un cinqui¯mede l’œuvre peint de l’artiste n’a encore jamais été traité demani¯re approfondie, soit pr¯s de cent trente œuvres sur lesquelque sept cents toiles que laisse Gauguin ∫ sa mort. Il

s’agit des natures mortes dont l’importance est loin d’˘trenégligeable, tant du point de vue de l’évolution picturale del’artiste que du renouvellement de ce genre ∫ la fin du XIXe

si¯cle.Pour une meilleure compréhension de cette production

riche et originale, nous souhaitons dans un premier tempsesquisser son évolution stylistique ∫ l’aide de quelques exem-ples particuli¯rement significatifs. En seconde partie, l’atten-tion sera portée sur le Portrait de Meyer de Haan (1889),tableau «hybride» alliant figure humaine et nature morte. Celle-ci, peinte en premier plan, constitue une clé de lecture indis-pensable ∫ la compréhension du tableau, prouvant ainsi lerôle novateur que l’artiste accordait ∫ la nature morte ∫ la findes années 1880.

De la maîtrise d’une technique aux audaces formelles

Les premiers essais de Gauguin dans le domaine de lanature morte correspondent ∫ ses débuts en peinture. Cegenre était souvent considéré comme un exercice indispensa-ble ∫ l’apprentissage d’un jeune peintre. Le postulat est enpartie valable pour Gauguin. De 1873 ∫ 1878, soit avant la ren-contre avec Camille Pissarro, il réalise une cinquantaine d’œu-

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vres, dont la moitié est constituée de paysages et un quart denatures mortes. Comme le rel¯ve Daniel Wildenstein4, lesdates de ces derni¯res sont particuli¯rement difficiles ∫ préci-ser. Elles ont été pour la plupart regroupées dans les années1875 et 1876, reportant ainsi de trois ans la datation de lapremi¯re nature morte classée dans le catalogue raisonné de1964. Si les paysages se rapprochent de la palette de CamilleCorot, les natures mortes témoignent d’influences diverses.

Aux côtés de Chardin, redécouvert vers 1860, les peintresde Harlem et d’Amsterdam font encore figure d’autorité auXIXe si¯cle, notamment aupr¯s d’Édouard Manet qui, ∫ sontour, exerce une influence non négligeable sur le jeune débu-tant en qu˘te de mod¯le qu’était alors Gauguin. Peinte en1876, la Nature morte aux huîtres [Fig. 1] fait partie, avec laNature morte ∫ la cruche et au rouget (W 28), d’un ensemble

de tableaux qui se rattachent ∫ la peinture hollandaise du XVIIe

si¯cle5. L’œuvre se situe dans la tradition de la «table servie».Par sa composition et la richesse des aliments représentés(huîtres, faisan, fruits, champagne), elle offre de nombreuxparall¯les avec les natures mortes de Peter Claesz ou avec lestoiles de la premi¯re période de Manet, notamment LeSaumon [Fig. 2] de 1868. Le rendu rapide des huîtres, évo-quées par quelques coups de pinceaux, rappelle immanqua-blement les Huîtres de Manet (1862; R–W 63)6.

Trois autres tableaux des années 1874–1876 présententun arrangement de fruits dont la composition reste dépouillée.Dans Poires et Raisin [Fig. 3], quelques fruits sont répartis surune nappe froissée mise en valeur par un fond sombre uni-forme. La toile frappe par sa similitude avec celle de Courbet,Pommes, poires, raisins [Fig. 4] du début des années 1870. La

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1) Paul Gauguin, «Nature morte aux huîtres», 1876, huile sur toile, signé et daté, 53 ×× 93 cm, W 21 (32). Richmond (Virginie),Virginia Museum of Fine Arts.

carafe de vin et les verres d’Assiette de fruits [Fig. 5] donnent∫ Gauguin l’occasion de jouer de mani¯re subtile avec lesreflets. Dans ce pastel, le velouté des p˘ches ou du raisin et lasobre disposition des objets sur un fond neutre bleuté se rap-prochent singuli¯rement des natures mortes de Fantin-Latouret de celles de Chardin dans sa derni¯re période.

Si l’année 1876 se distingue par une grande productionde natures mortes, aucun exemple daté n’a été répertorié de1877 ∫ 1879. Gauguin ne semble pas s’y ˘tre ∫ nouveau inté-ressé avant 1880, date ∫ laquelle il en réalise au moins quatre.Ces quelques natures mortes témoignent de son adhésion aumouvement impressionniste, déj∫ visible dans ses paysagesde 1879. D¯s 1879, il noue des relations étroites avec le pay-sagiste Camille Pissarro qu’il rejoint durant les étés 1881,1882 et 1883 ∫ Pontoise et ∫ Osny. Il y fait la connaissance deGuillaumin et de Cézanne. La peinture du maître d’Aix le fas-cine immédiatement et durablement, comme l’attesteront denombreuses toiles peintes d¯s 18837.

Lors de la sixi¯me exposition impressionniste, en avril1881, Gauguin joint ∫ son envoi pour la premi¯re fois troisnatures mortes ayant pour titres: Fleurs et Tapis [Fig. 7], Surune chaise (W 46) et Pour faire un bouquet [Fig. 6]. Chacuned’elles tente de traiter de fa˜on nouvelle ce genre pictural,

notamment dans une mise en page audacieuse. La vue rap-prochée d’une chaise tronquée par le cadre, dans Pour faireun bouquet, permet d’éviter les stéréotypes, en l’occurrencela frontalité, et de dynamiser la composition. Celle-ci se rap-pro che des cadrages «arbitraires» des toiles de Degas8. Lafraîcheur des fleurs, dont l’identification reste incertaine9, esttraduite par une touche lég¯re et fugitive qui contraste avec latouche plus empâtée de sa Nature morte aux huîtres de 1876.La critique est globalement favorable et la peinture de Gau -guin trouve, entre autres, un écho chez Huysmans dans sonarticle sur «L’Exposition des Indépendants en 1881»10. Lapetite toile Fleurs et Tapis dérange cependant les contempo-rains par son arri¯re-plan jugé illisible. H. Trianon estime queGauguin «se laisse égarer pourtant dans les rébus de l’im-pressionnisme (voir son incompréhensible tableau intituléFleurs et tapis)»11. Il est difficile pour le spectateur d’au-jourd’hui de considérer cette toile comme hermétique, alorsque ses tableaux futurs le seront bien plus encore. Mais cetteremar que est révélatrice dans la mesure où Fleurs et Tapisconstitue une tentative expérimentale tr¯s personnelle et sub-tile qui, tout en préservant la profondeur, met l’accent sur unesurface ornementale. Elle est l’une des premi¯res marquesde l’intér˘t de Gauguin pour les fonds décoratifs évocateurs,

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2) Edouard Manet, «Le Saumon», 1868, huile sur toile,72 ×× 90 cm, R–W 140. Shelburne (Vermont), ShelburneMuseum.

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3) Paul Gauguin, «Poires et Raisin», 1875, huile sur papiercollé sur bois, signé et daté, 34 ×× 42 cm, W 2 (26).Collection particuli¯re.

recherche qu’il développera assidûment au cours des annéessuivantes.

En 1882, lors de la septi¯me exposition impressionniste,Gauguin expose L’Intérieur, rue Carcel [Fig. 8], tableau oùtrône un bouquet de fleurs sur une table de séjour avec, enarri¯re-fond, un homme écoutant une jeune femme jouer dupiano12. C’est, avec Intérieur avec Aline (W 51) exposé lam˘me année sous le titre «Oranges, nature morte», lapremi¯re toile dans son œuvre ∫ ne pas respecter la hiérarchiedes genres. Cette formule hybride associe une nature morte,placée en premier plan, et un portrait ou une sc¯ne de genre,relégué en arri¯re-plan13. Gauguin reprendra quelquesannées plus tard le m˘me procédé dans Clovis endormi(1884; W 81), baigné d’une atmosph¯re onirique, et dans sonénigmatique Nature morte dans un intérieur, Copenhague(1885; W 176), interprétée par D. Wildenstein comme un auto-portrait symbolique14.

Avec la Nature morte avec pivoines de Chine et mandoline[Fig. 9], réalisée probablement ∫ Copenhague en 1885,Gauguin traite un th¯me pictural fréquent aux XVIIe et XVIIIe

si¯cles. Alors que la représentation d’instruments15 était ∫l’époque généralement liée au th¯me de la vanité ou ∫ l’allégo-rie des cinq sens, la mandoline dans Pivoines de Chine joueun tout autre rôle. Si c’est une erreur de lui assigner, comme lefait Daniel Wildenstein, un rôle purement décoratif sous le pré-texte que Gauguin n’a appris ∫ en jouer qu’en 1889 grâce ∫Filiger16, il est par contre tout ∫ fait pertinent de la considérer,∫ l’instar de C. F. Stuckey, comme un «symbole d’une harmo-nie musicale analogue ∫ celle qu’il cherchait ∫ obtenir par le

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4) Gustave Courbet, «Pommes, poires, raisins», v. 1871,huile sur toile, signé, 33 ×× 66 cm (s. l.).

5) Paul Gauguin, «Nature morte, assiette de fruits, deuxverres, carafe de vin», 1876, pastel, signé et daté,28,5 ×× 38,5 cm. Paris, Galerie R. Schmit.

6) Paul Gauguin, «Pour faire un bouquet», 1880, huile surtoile, signé et daté, 55 ×× 65 cm, W 49 (62). Collectionparticuli¯re.

jeu des formes et des couleurs […]»17. Une correspondances’établit entre les différents objets de la composition par unjeu subtil des lignes. Les formes arrondies de la mandolinefont écho ∫ celles de la table, de l’assiette, du set et du vase.La tonalité de ce dernier est en harmonie avec le bleu foncé dumur. De m˘me, les blancs, les rouges et les verts du bouquetjouent habilement avec les tons de la peinture accrochée aumur. Il est visible que les couleurs ont été choisies en fonctionde leur complémentarité, comme dans Clovis endormi où ellesavaient été utilisées de fa˜on plus audacieuse encore.

Gauguin applique ici une théorie qui rencontrait beaucoupde succ¯s aupr¯s de ses contemporains, la loi des contrastessimultanés préconisée par Chevreul, reprise par CharlesBlanc18 et Charles Henry19. Gauguin y fait référence dans ses«Notes synthétiques», écrites vers 1884–188520, et explicite sapensée par une comparaison entre peinture et musique: «Lamusique instrumentale a, comme les nombres, une unité pourbase […]. Dans un instrument vous partez d’un ton. Dans lapeinture vous partez de plusieurs. […] Quelle accumulationde nombres, véritables casse-t˘te chinois, et il n’est pas éton-nant que la science du coloriste soit si peu approfondie parles peintres et si peu comprise du public. […] Un vert ∫ côté

d’un rouge ne donne pas du brun rouge comme mélange,mais deux notes vibrantes. A côté de ce rouge, mettez dujaune de chrome, vous avez trois notes s’enrichissant l’unepar l’autre et augmentant l’intensité du premier ton: le vert.[…] Il y a donc une science de l’harmonie? – Oui», répond-il21.

«Science du coloriste» et «science de l’harmonie» sontdeux associations de mots qui font immanquablement penseraux termes utilisés par Paul Signac dans son plaidoyerD’Eug¯ne Delacroix au néo-impressionniste paru en 1899. Ildevait certainement les employer quinze ans plus tôt, sous l’in-fluence de Seurat rencontré en 1884. Dans les années1885–1886, Gauguin se rapproche ainsi momentanément de lavision de Signac22, dont il fait la connaissance par l’intermé-diaire de Pissarro, lui aussi converti ∫ cette nouvelle techni que.En décembre 1885, Gauguin se réjouit dans une lettre adres-sée ∫ sa femme de pouvoir collaborer au printemps suivant ∫«une exposition tr¯s compl¯te avec des nouveaux impression-nistes qui ont du talent»23. Il se pique au jeu néo-impression-niste durant la premi¯re moitié de 1886. Fruits dans une coupe(W 215)24, caractérisé par sa touche tr¯s lég¯re laissant appa-raître la toile, nous incite ∫ y voir, avec la Nature morte ∫ la t˘tede cheval [Fig. 10], l’une de ses rares expérien ces pointil-

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7) Paul Gauguin, «Fleurs et Tapis (pensées)», 1880, huilesur bois, signé et daté, 24 ×× 36 cm, W 48 (61). Collectionparticuli¯re. 8) Paul Gauguin, «L’Intérieur, rue Carcel», 1881, huile sur

toile, signé et daté, 130 ×× 162 cm, W 50 (76). Oslo,Nasjonalgalleriet.

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9) Paul Gauguin, «Nature morte avec pivoines de Chine et mandoline», 1885, huile sur toile, signé et daté, 61 ×× 51 cm,W 173 (169). Paris, Musée d’Orsay.

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listes25. L’exposition de mai–juin se termine dans la dissensionet marque la rupture entre les divisionnistes et Gauguin sou-tenu par Guillaumin et Degas. Alors que Signac l’accuse de«nier le progr¯s» et de se mettre de lui-m˘me «aux rangs despompiers»26, Gau guin se montre ∫ son tour tr¯s critique vis-∫-vis de la voie choisie par Signac. Il le tourne sans cesse endérision dans ses écrits, le qualifiant entre autres de «voyageuren petits points» aupr¯s d’Émile Bernard en 188827. Le styled’une nature morte de 1889 baptisée «Ripipoint» (W 376) nelaisse aucun doute sur l’intention moqueuse de l’artiste.

Alors que les années 1875–1886 sont ∫ considérercomme une période de «gestation», la période bretonne de

Gauguin pourrait ˘tre qualifiée d’«âge d’or» de la nature mortechez cet artiste28. Sur les deux cents toiles réalisées entre juil-let 1886 et la fin de 1890, un quart est consacré ∫ ce genre.Son épanouissement correspond ∫ l’éclosion du style propre∫ l’artiste. Gauguin lui donne un nouveau souffle, et sesaudaces stylistiques serviront de mod¯le ∫ ses successeurs,Nabis ou Fauves. Plus que jamais, la nature morte devient sonlaboratoire formel, comme l’illustrent en 1888 «F˘te Gloanec»[Fig. 11] – «la premi¯re de sa nouvelle mani¯re», comme laqualifiera plus tard Maurice Denis qui l’acquiert en 190529 – ouencore les Petits chiens [Fig. 12], toile admirable qui fusionneinfluence japonaise et «peinture d’enfant». Gauguin appliqueses nouvelles réflexions artistiques (aplats de couleurs satu-rées, refus de la perspective) en premier lieu dans le genre dela nature morte avant de se lancer dans la figure. Cettedémarche se rapproche singuli¯rement de celle choisiequelques années auparavant par Renoir, artiste dont il admi-rait l’œuvre: «Quand je peins des fleurs, je pose des tons, j’es-saie des valeurs hardiment, sans souci de perdre une toile. Jen’oserais pas le faire avec une figure, dans la crainte de toutgâter. Et l’expérience que je retire de ces essais, je l’appliqueensuite ∫ mes tableaux»30. Mais une différence essentielle est∫ relever entre la démarche de Renoir et celle de Gauguin;celui-ci ne se satisfait pas d’une recherche purement formelle.

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10) Paul Gauguin, «Nature morte ∫ la t˘te de cheval»,v. 1886, huile sur toile, signé, 49 ×× 38 cm, W 183 (216).Tokyo, Bridgestone Museum of Art.

11) Paul Gauguin, «Nature morte “F˘te Gloanec”», 1888,huile sur bois, signé (Madeleine B.), daté et titré,38 ×× 53 cm, W 290 (301). Orléans, Musée des Beaux-Arts.

En effet, ses natures mortes se dotent peu ∫ peu de messagesambigus et hermétiques qui échappent souvent au spectateurnon initié. Méditations mélancoliques sur la faute originelle,Les Fruits [Fig. 17] ou le Portrait de Meyer de Haan [Fig. 15]sont de véritables natures mortes «symbolistes». Avant d’yrevenir en détail, nous souhaitons porter une attention parti-culi¯re ∫ la programmatique Nature morte ∫ l’estampe japo-naise peinte en 1889 lors de son séjour au Pouldu.

Une icône de la nouvelle peinture

«Je suis au bord de la mer dans une auberge de p˘cheurspr¯s d’un village de 150 habitants, je vis l∫ comme un paysansous le nom de sauvage», écrit Gauguin, du Pouldu31. Cette«sauvagerie», ∫ laquelle l’artiste aspire, se traduit dans sapeinture par une adéquation du style et du sujet, tous deuxinspirés des arts primitifs. La Nature morte ∫ l’estampe japo-nai se [Fig. 13], l’une de ses plus grandes natures mortes(72 × 93 cm), en constitue un exemple éloquent. Construitesur une composition anodine en apparence, elle reprend leschéma type des toiles hollandaises dont le point de vue fron-tal est lég¯rement surélevé. Mais le spectateur remarqueassez rapidement la présence de deux points de vue diffé-rents, celui adopté pour les objets ne correspondant pas exac-tement ∫ celui choisi pour la table. Les quelques feuilles épar -ses, qui rythment le premier plan, rappellent par leur positionle motif récurrent du couteau ajouté pour créer l’illusion de laprofondeur. Mais dans ce cas précis, c’est l’effet inverse qui seproduit: leur traitement en aplat s¯me l’ambiguïté et contreditl’effet de perspective. Si Gauguin reprend le mod¯le conven-tionnel de la nature morte, c’est pour le transformer et l’adap-ter ∫ ses besoins.

L’aspect le plus subversif de cette toile a cependant uneautre origine. Gauguin défie une tendance tr¯s en vogue auXIXe si¯cle, l’éclectisme. Alors que les peintres néo-classiquesprennent soin de dissimuler leurs sources diverses et hétéro-clites sous un vernis historique, Gauguin rompt cette homogé-néité de surface. Sa Nature morte ∫ l’estampe est un parfaitexemple du collage référentiel auquel il s’adonne volontiersdepuis le milieu des années 1880. Reprenant le procédé decitation qu’il avait amorcé dans la Nature morte ∫ la t˘te decheval [Fig. 10], il pousse plus loin l’exercice en confrontantdivers styles dans un m˘me espace. Contrairement ∫ sa toilede 1886, où Gr¯ce antique et Japon contemporain sont peints∫ travers un prisme uniformisant, celui du néo-impression-nisme, le traitement des objets de la Nature morte ∫ l’estampeest hétérog¯ne. Le pot en céramique, issu de la tradition péru-vienne32, est modelé, alors que l’estampe japonaise suspen-due au mur est tout naturellement traitée en aplat. Le bouquetde fleurs européen combine quant ∫ lui les deux approches.Ainsi, ∫ un collage référentiel correspond un collage stylis-tique. Gauguin prend donc le contre-pied de l’éclectisme tra-ditionnel pour en faire un élément de rupture. Cette hétérogé-néité crée un paradoxe dans la mesure où ce qui faitprécisément la modernité de ses natures mortes est pétri deprimitivisme33. Pour D. W. Druick et P. K. Zegers, ces assem-blages transculturels deviendront la pierre de touche de l’ar-tiste, «sa marque de fabrique»34.

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12) Paul Gauguin, «Nature morte aux trois petits chiens»,1888, huile sur bois, signé et daté, 92 ×× 62,5 cm,W 293 (311). New York, Museum of Modern Art.