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CONNAIS-TOI TOI-MEME
1. L’illustration du précepte de Socrate : Montaigne, Descartes, Pascal
La littérarité d’une œuvre peut, entre autres, consister en un moyen de connaissance tel que
nous le rappelle le précepte inscrit sur le fronton des ruines du temple d’Apollon à Delphes :
connais-toi toi-même. Ce précepte, d’abord compris comme prise de conscience de ses
propres capacités devient celui de leur dépassement. Si son acception originelle est celle de
l’humilité et de la modération, valeurs du monde antique ; le dépassement est celle du monde
moderne et contemporain telle que nous le comprenons aujourd’hui.
Les valeurs de Montaigne apparaissent d’après un examen introspectif qui constitue sa
méthode de connaissance par l’expérience directe et concrète du moi et aborde notamment
l’équilibre entre la retraite et les nécessités sociales. Si Descartes se fonde sur la pensée,
Pascal sur le cœur, Yourcenar présente la vie et l’œuvre politique de l’empereur romain
Hadrien qui, d’une certaine manière, construit sa connaissance de soi à partir de la réflexion et
à travers l’affectif au fur et à mesure que l’œuvre s’écrit.
En vue de montrer l’évolution de la compréhension du précepte de Socrate qui l’a adopté pour
en faire sa philosophie de vie, un examen des valeurs évolutives telles que les conçoivent les
auteurs retenus pour cette analyse, déterminera la démonstration de leurs points de vue sur
l’homme et l’apprentissage.
Montaigne considère que l’apprentissage, en tant qu’activité humaine déterminante pour son
évolution, doit être centré sur l’expérience directe du moi qui ne nécessite pas de doctrine
particulière, telle que nous l’enseigne Socrate :
« Il ne nous faut guere de doctrine, pour vivre à nostre aise. Et Socrates nous
apprend qu’elle est en nous, et la manière de l’y trouver, et de s’en ayder. Toute
ceste nostre suffisance, qui est au delà de la naturelle, est à peu près vaine et
superflue : C’est beaucoup si elle ne nous charge et trouble plus qu’elle ne nous
sert. » (Michel de Montaigne, Essais, III, 12)
Montaigne comme Socrate, considère que pour se connaître un examen de soi est requis pour
s’enseigner ce que l’on est et pour ce faire, il passe en revue les expériences du corps et de
l’esprit, toujours en prenant soin de rester soi :
« [Socrate] prise, comme il doit, la volupté corporelle : mais il prefere celle de
l’esprit, comme ayant plus de force, de constance, de facilité, de varieté, de
dignité. Ceste cy ne va nullement seule, selon luy ; il n’est pas si fantastique :
mais seulement, premiere. Pour luy, la temperance est modératrice, non
adversaire des voluptez. » (Michel de Montaigne, Essais, III, 13)
Ceci nécessite un processus d’écriture qu’il instaure comme moyen de se connaitre et de se
construire ainsi que de s’apercevoir que pour ce faire il doit s’extraire des nécessités sociales
(Michel de Montaigne, Essais, I, 39) : « Il se faut réserver une arriere boutique toute nostre,
toute franche, en laquelle nous establissons nostre vraye liberté et principale retraicte et
solitude. » Ce qui le pousse à s’interroger sur l’équilibre entre les deux, ce sont ses pensées
obsédantes qui l’assaillent pendant la « retraite » : « Il se fait mille agitations indiscretes et
casuelles en moy. » (Essais II, 12)
Tanja PETROV
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Il constate qu’il est donc nécessaire de s’organiser pour maintenir un équilibre entre vie
solitaire et vie sociale, ce à quoi s’attachent certains chapitres comme par exemple celui De
l’art de conférer (Essais III, 8) où la parole constitue « le plus fructueux et naturel exercice de
nostre esprit. » Montaigne souligne la nécessité de rester humble dans les réflexions sachant
que toute activité intellectuelle ne saurait se suffire et s’établit forcément sur les écrits des
auteurs qui le précédent pour prolonger leur pensée comme il anticipe les apports des lecteurs
et auteurs à venir : « Nul esprit genereux ne s’arrete en soy. » (Essais III, 13). Ainsi, le
portrait, qui s’achève dans le livre III, consacre l’acceptation de soi comme « une absolue
perfection, et comme divine, de sçavoyr jouyr loiallement de son estre. » (Essais III, 13)
Pour que l’apprentissage ait lieu, un examen de soi préalable est nécessaire. Et pour
Montaigne cet apprentissage est en même temps une construction puisque c’est par l’examen
que l’apprentissage puisse aboutir et se construire. Le fait même de s’examiner participe à la
construction parce qu’il ne saurait y avoir de connaissance sans examen de soi. Et lorsque
l’examen est achevé, ou plutôt lorsqu’il est arrêté sur un certain aspect de soi, il appelle à une
amélioration et donc à une construction : « Me peignant pour autruy, je me suis peint en moy
de couleurs plus nettes que n’estoyent les miennes premieres. » (Essais II, 18)
Se connaitre à travers un examen de soi, de son environnement et de ses pensées constitue un
objectif qui peut mener à l’accomplissement personnel, tel que le conçoit Montaigne.
L’homme qui se connaît devient ses actes de manière consciente : « Le vrai miroir de nos
discours est le cours de nos vies. » (Essais, I, 26) et pour vivre de manière authentique nous
choisissons nos actions qui reflètent l’individu tel qu’il est à l’intérieur.
Pour Descartes (1596-1650), c’est par la pensée que nous connaissons les choses :
« Nous ne concevons les corps [celles qui émanent du corps vers l’âme] que par
la faculté d’entendre qui est en nous, et non point par l’imagination ni par les
sens, et que nous ne les connaissons pas de ce que nous les voyons, ou que nous
les touchons, mais seulement de ce que nous les concevons par la pensée, je
connais évidemment qu’il n’y a rien qui me soit plus facile à connaitre que mon
esprit. » (René Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation Seconde – De
la nature de l’esprit humain ; et qu’il est plus aisé à connaitre que le corps)
La pensée est une faculté humaine qui lui confère son indépendance. Il est capable d’examiner
chaque pensée qu’il conçoit. Il peut décider de ne pas suivre ou écouter ses pensées ou les
changer s’il en est conscient. Sa conscience guide sa connaissance. L’examen de la pensée par
la pensée repose sur elle seule et ne requiert ni l’aide extérieure ni le recours à la religion.
Et c’est la pensée également qui seule est stable : « […] je trouve ici que la pensée est un
attribut qui m’appartient. Elle seule ne peut être détachée de moi. Je suis, j’existe : cela est
certain […] autant de temps que je pense. » (Méditation Seconde). Le fait de concevoir
quelque chose par l’esprit lui confère sa vérité. Si les choses de l’esprit ont réussi l’épreuve du
doute qu’il leur impose, elles deviennent certitude et la certitude qui pour lui résiste au doute
est celle du Cogito ergo sum : « Je pense donc je suis. » La conscience devient le modèle de la
connaissance. A la différence de Montaigne qui essaie d’examiner en totalité son être,
Descartes considère que la vérité réside dans la pensée. Ainsi Descartes illustre-t-il le précepte
de Socrate dans la mesure où il aboutit à la même idée de perfection à travers la connaissance
de soi.
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Blaise Pascal (1623-1662), en revanche considère que nous connaissons la vérité autant par la
raison que par le cœur, ou même davantage par le cœur puisqu’il affirme que les premiers
principes (espace, temps, mouvement, nombre) sont connus par le cœur :
« Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le
cœur ; c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes,
et c’est en vain que le raisonnement qui n’y a point de part essaye de les
combattre. » (Blaise Pascal, Pensées, § 282-110)
Pascal dans sa réflexion rejoint Montaigne dans ses considérations au sujet de la retraite et des
nécessités sociales dans la mesure où pour lui le travail ou les considérations sociales
occupent l’homme et l’empêchent de voir sa condition et ses inquiétudes. Se connaître pour
Pascal signifie, se rendre compte que la pensée a des limites puisqu’elle ne peut pas concevoir
l’infini et ne peut pas tout comprendre mais se refugie dans le divertissement pour ne pas
penser à la mort ou aux difficultés de la vie. Pascal également revendique la connaissance de
soi pour les hommes et les femmes : « Il faut se connaître soi-même : quand cela ne servirait
pas à trouver le vrai, cela au moins sert à régler sa vie, et il n’y a rien de plus juste. » (Blaise
Pascal, Pensées § 66-72). Le divertissement est pour les hommes une nécessité parce que si
leur vie était bien réglée et leur apportait tout ce dont ils ont besoin, satisfaisait les besoins,
désirs et caprices, l’homme ne saurait être heureux :
« Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des
hommes et les périls et les peines où ils s’exposent […] j’ai découvert que tout le
malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer
en repos, dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre […] ne
recherche les divertissements des jeux que parce qu’ [il] ne peut demeurer chez
soi avec plaisir. » (Pensées, § 139-136)
Pascal énonce également ce qui arrive à l’homme dans le cas où il s’ignore, où il est en proie
à l’amour-propre qui l’empêche d’avancer et l’enferme dans sa seule perception qu’il devient
incapable de dépasser :
« La nature de l’amour-propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de
ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet
qu’il aime ne soit plein de défauts et de misères : il veut être grand, il se voit
petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit
plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et
il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras,
[… cette passion] il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-
même il la détruit, autant qu’il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres
[…]. C’est sans doute un mal que d’être plein de défauts ; mais c’est encore un
plus grand mal que d’en être plein et de ne les vouloir reconnaître, puisque c’est y
ajouter encore celui d’une illusion volontaire. » (Pensées, § 100-978)
L’homme qui adopte une image artificielle entretenue au lieu de se montrer authentique, a
peur que les autres ne l’aiment pas tel qu’il est.
Montaigne, Descartes, Pascal, Socrate, estiment chacun à sa manière que pour avancer la
première chose à faire est de se connaître et chacun d’eux s’emploie à cette tâche et aboutit à
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des conclusions, parfois divergentes les unes des autres. Si l’Antiquité gréco-romaine
considère comme valeurs essentielles l’humilité, la modestie, le bon, le juste, le beau,
l’individu reste central dans la société quoique soumis à la divinité. Socrate considère qu’il
faut révéler l’homme à lui-même et il y consacre sa vie. Malgré l’avènement du christianisme,
les individus, tels Socrate ou Platon, s’emploient à enseigner aux autres à rester modérés dans
le comportement, à vivre en sage, à mener une vie de sagesse qui requiert de ne « se
préoccuper ni de [son] corps ni de [sa] fortune aussi passionnément que de [son] âme, pour
la rendre aussi bonne que possible » (Apologie de Socrate). Le précepte de Socrate ne signifie
pas pour lui une introspection comme c’est le cas pour Montaigne, mais l’examen de ses
pensées pour se rendre meilleur et vivre en accord avec elles. Si Montaigne s’examine pour
aboutir à la connaissance, Descartes ne peut faire confiance qu’à la pensée, seule source de
connaissance et Pascal dans sa volonté de conversion aboutit à la seule vérité venant du cœur.
Pour Platon, la connaissance consiste à sortir du monde sensible fait d’opinions pour
contempler l’intelligible. D’une certaine manière il est rejoint par la méthode de l’évidence de
Descartes pour qui la vérité s’impose à l’homme.
Ces considérations nous enseignent que pour nous connaître nous devons nous interroger et
aboutir à la forme de connaissance qui nous révèle à nous-mêmes. Sur ce point nous
rejoignons Socrate qui, malgré une philosophie de vie fort éloignée de la nôtre, a su formuler
ce qui constitue la richesse de l’homme, celle qu’il est censé trouver en soi, celle qui est
forcément différente de celles de ses semblables tout en les rejoignant en tant que l’homme
ayant les mêmes besoins, les mêmes envies, les mêmes nécessités sociales.
2. Mémoires d’Hadrien et la connaissance de soi
Marguerite Yourcenar illustre le précepte de Socrate en construisant de l’intérieur (« refaire
du dedans ce que les archéologues du 19e siècle ont fait du dehors » - Carnets de notes de
Mémoires d’Hadrien) le personnage d’Hadrien (76-138), empereur romain (117-138), en
donnant à voir un personnage qui se construit ou se reconstruit pour se connaître avant de
mourir :
« Le récit de vie ne fera pas de la reconstitution du passé une fin mais un moyen
mis à la disposition d’un homme qui cherche à se connaitre avant de mourir. Et
ce désir de connaissance de soi, inspiré du célèbre précepte – connais-toi toi-
même – révèle qu’Hadrien fait passer, à ce moment crucial de son existence, la
quête de la sagesse avant celle de la reconnaissance historique. » (Henriette
Levillain, Mémoires d’Hadrien)
A l’instar de Montaigne, Hadrien, sous la plume de Yourcenar, construit son passé, difficile à
comprendre dans l’urgence de l’action, mais accessible pour un homme qui n’est plus dans
l’action. De cette introspection émerge une forme de subjectivité tramée dans les événements
passés et reconstruits pour être analysés. Si Hadrien semble dépassé par les événements, le
moment semble opportun pour une rétrospective à l’aune de laquelle sera éclaircie sa vie.
Le corpus yourcenarien, Mémoires d’Hadrien, est une vaste méditation savamment menée et
reste toutefois une méditation, une expression de pensées par des mots, ayant un destinataire,
Marc Aurèle, et en même temps, s’adressant au soi autant qu’à lui, aux lecteurs, ayant été
entrainé dans l’écriture par un impérieux besoin de se dire, de sortir du soi et du silence. Cette
capacité méditative à s’absorber dans une réflexion ancre l’émetteur de plus en plus
profondément dans l’expression du soi qui est une manière de se trouver, de s’exprimer, de se
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connaître. Entre le silence méditatif de l’homme en dehors du présent et de ce fait, absent du
monde, et l’activité mentale sous-jacente, un écart se creuse résultant par l’expression
langagière du moi.
En même temps qu’une connaissance de soi, le récit constitue une construction où la
subjectivité de l’empereur se manifeste a posteriori à partir d’événements racontés. Si le sujet
se construit à la suite des événements, il tend à se connaître tout en sachant quelles
conséquences ont suivi ses choix, ses décisions, ses actions. De la même manière l’homme en
général peut agir en fonction de ses valeurs, envies, ou devoirs, il peut anticiper les
événements qui vont suivre, mais ne peut savoir avec certitude quelles conséquences ses
actions entraîneront. C’est ce que Yourcenar reconstruit pour Hadrien et c’est ce qui,
également, participe à la construction du personnage puisqu’il est en mesure de prendre
conscience des conséquences et d’évaluer ce qui a été anticipé de manière à obtenir le résultat
escompté.
L’action a précédé le récit et la contraignante maladie est un obstacle à la vie telle qu’il l’a
menée auparavant. Elle est également le moteur du récit, un homme et a fortiori un empereur
ne prend pas le temps d’écrire ses mémoires au sommet de sa gloire et se sachant en bonne
santé. Tant qu’il mène une vie active, son désir de se dire se manifeste à travers ses actions, en
revanche le moment est propice pour écrire lorsqu’il ne peut plus faire, vivre sa vie telle qu’il
l’entend, il peut encore la dire, ce qui est une autre forme d’action.
Pour Hadrien, la connaissance de soi passe par l’expression de l’affectif, occulté dans l’action
bien que sous-jacent à elle. L’affectif prend la place de l’intellect présent davantage au
moment de prendre une décision suivie d’action. La subjectivité de l’empereur se dessine à
partir du choix de mots utilisés, d’adjectifs, de substantifs, de verbes d’opinion ou d’action, de
la construction syntaxique, du rythme.
L’étude stylistique des adjectifs s’attache à faire apparaître l’aspect affectif perceptible dans
l’expression écrite. Quelques exemples d’adjectifs subjectifs seront analysés selon leur aspect
affectif ou évaluatif, ou encore axiologique ou non axiologique. Les deux aspects de la
subjectivité sont d’une part l’affectif, qui véhicule une expression émotionnelle du locuteur, et
d’autre part l’évaluatif, qui correspond à l’évaluation qualitative ou quantitative du
locuteur (non axiologique) ; ou jugements de valeur soit appréciations en termes de
bon/mauvais (axiologique) soit modalisations selon le vrai, le faux ou l’incertain
(axiologique-épistémique).
Dans les exemples suivants, presque toutes les occurrences reflètent une prise de position de
l’énonciateur, que ce soit au niveau des jugements de valeur ou d’évaluation qualitative ou
quantitative, ou encore d’une expression adjectivale superlativisée.
« Comme tout le monde, je n’ai à mon service que trois moyens d’évaluer
l’existence humaine : l’étude de soi, la plus difficile et la plus dangereuse, mais
aussi la plus féconde des méthodes ; l’observation des hommes, qui s’arrangent le
plus souvent pour nous cacher leurs secrets ou pour nous faire croire qu’ils en
ont ; les livres, avec les erreurs particulières de perspective qui naissent entre
leurs lignes. J’ai lu à peu près tout ce que nos historiens, nos poètes, et même nos
conteurs ont écrit, bien que ces derniers soient réputés frivoles, et je leur dois
peut-être plus d’informations que je n’en ai recueilli dans les situations assez
variées de ma propre vie. La lettre écrite m’a enseigné à écouter la voix humaine,
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tout comme les grandes attitudes immobiles des statues m’ont appris à apprécier
les gestes. Par contre, et dans la suite, la vie m’a éclairci les livres. Mais ceux-ci
mentent, et même les plus sincères. « (Mémoires d’Hadrien)
La majorité des adjectifs de ce passage sont subjectifs axiologiques (« la plus difficile »
axiologique jugement de valeur ; « la plus dangereuse » peut être axiologique comme
jugement de valeur, mais aussi affectif véhiculant une réaction émotionnelle ; « réputés
frivoles » les deux adjectifs sont axiologiques sous forme de jugement de valeur ; « les plus
sincères », axiologique jugement de valeur) ou subjectifs non axiologiques (« la plus
féconde » évaluation qualitative, « le plus souvent » adjectif au superlatif non axiologique
relatif au temps, « les erreurs particulières » adjectif non axiologique qualité interne à
l’objet ; « assez variées » non axiologique évaluation qualitative doublé d’adverbe indiquant
une intensité modérée ; « lettre écrite », non axiologique qualité interne à l’objet, ne peut être
objectif puisqu’on ne parlerait pas de « lettre orale » ; « grandes attitudes », non axiologique
quantitatif ; « immobiles », non axiologique, qualité interne à l’objet).
L’absence d’expression émotionnelle contribue à ancrer le texte dans l’évaluation de ce qui
est observé plutôt que dans ce qui est ressenti par rapport à l’apprentissage. Les évaluations
autant que les opinions ou les émotions sont d’emblée subjectives. L’extrait montre comment,
à partir d’opinions, l’homme, fût-ce un personnage de papier, s’exprime à travers ses ressentis
et dans sa subjectivité toujours présente en lui et qui cherche à s’extérioriser. Qu’il s’en
aperçoive ou non, l’homme s’exprime à partir de ses opinions, de ses ressentis, de ses
émotions fugaces parfois si fugaces qu’il n’en est pas forcément conscient. Il est aisé
d’analyser le langage utilisé à partir de la subjectivité d’un personnage construit puisque
l’accès y est facile, écrit, structuré, cohérent. Serait-ce aussi facile de s’apercevoir d’une
évaluation du monde à partir d’un discours prononcé ? Serait-ce aussi aisé de s’apercevoir
soi-même qu’on est en train d’énoncer ses opinions subjectives à chaque prise de parole ? Y
compris en énonçant ses arguments qui partent d’une donnée sensible qui fait arrêt sur telle
argumentation, tel intérêt pour telle chose ? Comment faire la part des choses dans un
discours prononcé, entre ce qui relève de l’intellect, de l’opinion, de l’argumentation, du
sensible ? Sommes-nous conscients dans la vie quotidienne des adjectifs que nous utilisons
pour qualifier les choses que nous énonçons ? Savons-nous à tout moment si nous avons
d’abord pensé ou ressenti ce que nous exprimons ?
Pour Bally (1865-1947) « le langage exprime le contenu de notre pensée, à savoir nos idées et
nos sentiments : les éléments intellectuels et les éléments affectifs étant presque toujours unis
à doses variables dans la formation de la pensée, la même composition se reproduit dans
l’expression. » (Traité de stylistique française, tome I)
Les parties du discours, tels les substantifs, les adjectifs, les verbes, actualisés dans le récit
contribuent à rattacher le personnage à l’auteur à travers le choix de mots. Un verbe pour une
action, un substantif pour un état, une qualité pour un adjectif. Le discours ou le récit
converge pour exprimer une pensée, un jugement, ou une donnée affective. Et a fortiori dans
un texte effectuant des retours au passé voire un texte construit à partir du passé comme c’est
le cas pour les mémoires, présente donc de nombreux extraits où se côtoient le sentiment et la
pensée entrecoupés de récits d’actions. C’est donc le discours qui va établir les différences,
les niveaux d’importance, la proéminence des idées ou des sentiments, si possible.
D’après Bally, « nous pensons par idées toutes les fois que nous nous affranchissons de notre
moi pour pénétrer dans le domaine de ce qui n’est pas nous.» (Traité de stylistique française,
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tome I). En même temps, ce qui n’est pas nous, est tout de même vu par nos yeux et notre
façon de le voir, c’est une partie subjective qui voit et qui juge et qui exprime ces idées même
si elles ne constituent pas notre sentiment ni ne font partie de l’affectif mais de tout ce qui
constitue la partie subjective.
Dans la crainte ou « l’appréhension inquiète », l’une des passions telles qu’énumérées par
Aristote1, l’exemple montre un homme qui a peur de mourir, ou plutôt peur de souffrir, une
peur ramenée à tous les hommes, peur justifiée puisqu’il est certain que tous les hommes ont
peur de souffrir et de mourir du moins avant de l’avoir dépassée :
« Ma patience porte ses fruits ; je souffre moins ; la vie redevient presque douce.
Je ne me querelle plus avec les médecins ; leurs sots remèdes m’ont tué ; mais
leur présomption, leur pédantisme hypocrite est notre œuvre : ils mentiraient
moins si nous n’avions pas si peur de souffrir. » (Mémoires d’Hadrien)
Le passage commence par la patience, une vertu ou « qualité, disposition d’esprit d’une
personne qui sait attendre, en gardant son calme. » (Robert de la langue française). La
patience comme disposition d’esprit est-elle intellectuelle ou affective ? Intellectuelle, dans la
mesure où l’on décide d’être patient, et affective dans la mesure où on l’est sans avoir à
fournir un effort particulier pour l’être. Mais si nous pensons par idées lorsque nous nous
affranchissons de notre moi pour pénétrer dans ce qui n’est pas nous, d’après la définition de
Bally, ici, la patience devient dans les deux cas ce qu’on éprouve en pensant par idées
puisqu’elle n’est pas affranchie du moi de l’émetteur, elle est même renforcée par l’utilisation
de l’adjectif possessif. Mentir, au sens de « nier la vérité », pourrait être un acte qui nous
sépare de nous, encore qu’on y adhère en la prononçant, la peur en revanche est élargie ici à
tous les hommes, elle est présentée comme universelle et apparaît dans une proposition
hypothétique qui laisse une possibilité de rétablissement face à la peur mais elle est en même
temps très personnelle. Le mélange entre l’affectif et l’intellectuel semble inévitable dans la
mesure où les sentiments sont souvent évalués à la lumière de l’intellect, sans conscience d’un
sentiment ou d’une émotion.
Sous la plume de Yourcenar, le précepte de Socrate devient une introspection qui dépasse la
seule pensée de connaissance de Descartes ou du cœur de Pascal et rejoint l’introspection
constructive de Montaigne tout en la dépassant également puisque la connaissance d’Hadrien
de lui-même se construit autour du personnage. Par rapport à celle de Montaigne, elle est
rétrospective participant à la construction du soi, un soi construit par Yourcenar, mais
également en train de se construire pour Hadrien puisque fait de silences de l’auteur s’effaçant
pour suivre « le rythme d’une pensée en train de s’écrire » (Henriette Levillain, Mémoires
d’Hadrien) :
« Je me suis vite aperçue que j’écrivais la vie d’un grand homme. De là, plus de
respect de la vérité, plus d’attentions, et, de ma part, plus de silence. » (Carnets
de notes de Mémoires d’Hadrien)
Yourcenar considère la connaissance qu’elle a d’Hadrien et qui lui a permis d’écrire le récit à
la première personne comme celle acquise à travers les documents lus, les archives, les
auteurs et les sources diverses ayant précédé la rédaction ainsi que le temps lui ayant été
1 Elles sont du nombre quatorze d’après Aristote : « la colère et le calme, la honte et l’impudence, l’amour et la
haine, l’indignation, l’envie et l’émulation, la crainte et l’audace, la compassion et la bienveillance, et le
mépris », Rhétorique, 1991, Librairie Générale Française
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nécessaire pour commencer à l’écrire et à la finir. Elle tente d’écrire le « portait d’une voix. Si
[elle a] choisi d’écrire ces Mémoires d’Hadrien à la première personne, c’est pour [se]
passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-ce d’ [elle]-même. Hadrien pouvait parler de
sa vie plus fermement et plus subtilement qu’ [elle]. » (Carnets de notes de Mémoires
d’Hadrien)
Est-ce une forme d’intuition, ou d’entendement intellectuel, ou leur combinaison qui consiste
à trouver la voix de quelqu’un d’autre et de l’écrire en s’effaçant soi-même ? Ou comme elle
le formule elle-même : « un pied dans l’érudition, l’autre dans la magie, ou plus exactement,
et sans métaphore, dans cette magie sympathique qui consiste à se transporter en pensée à
l’intérieur de quelqu’un. » (Carnets de notes)
Cette question a également été abordée par d’autres philosophes par exemple Max Scheler, ou
encore Sartre ou Merleau-Ponty dans la philosophie phénoménologique.
3. Bergson (1859-1941) ou l’entendement intuitif
Le terme d’intuition définit une certaine manière d’accéder à la connaissance qui n’a pas
besoin des sens pour saisir la signification de son objet en totalité. De ce point de vue, elle
s’oppose à la perception qui donne une connaissance limitée et fondée sur les sens mais
également à l’intelligence qui a la capacité de se référer aux notions abstraites sans y être
contrainte par sa présence. Elle compense son manque d’immédiateté par sa capacité
d’abstraction.
Bergson préconise le retour au réel tout en annulant la distance entre le réel et la conscience.
L’intuition se réalise alors par la coïncidence de l’individu et de son élan. Pour lui, l’intuition
touche à la durée qui est celle de l’individu dans le monde et en lui-même. Une expression de
la durée qui veut que l’homme se présente en tant qu’être intérieur avec ses pensées et ses
principes tout en réussissant une rencontre avec son élan créateur.
L’intuition philosophique devrait selon Bergson « s’orienter dans le sens de l’art, mais non
vers la matérialité et les créations de l’art, et épouser intuitivement la vie comme l’art épouse,
continue, achève l’individuel. » (Albert Thibaudet, Le bergsonisme, tome II). La philosophie
doit établir par le biais de notre conscience le lien qui lui permette de s’introduire dans
l’essence de la vie, non de l’imiter mais de la présenter de l’intérieur, de se placer dans son
essence, de dépasser l’individuel. L’art achève l’individuel, l’intuition philosophique devrait
le dépasser.
Quand l’intelligence s’intéresse aux phénomènes ou à autre domaine mobile, elle ne peut
s’adapter à lui parce qu’elle l’aborde de manière extérieure, mécanique, c’est là que réside sa
différence avec l’instinct : « C’est sur la forme même de la vie qu’est moulé l’instinct. Tandis
que l’intelligence traite toutes choses mécaniquement, l’instinct procède, si l’on peut parler
ainsi, organiquement. » (Bergson, Evolution Créatrice). L’instinct est mobile et organique
parce qu’il apparait dans l’action, dans l’immédiat, dans l’urgence.
L’instinct se mue en intuition quand il parvient à envisager l’étude de manière consciente,
quand il se situe à l’intérieur de la vie : « C’est à l’intérieur même de la vie que nous
conduirait l’intuition, je veux dire l’instinct devenu désintéressé, conscient de lui-même,
capable de réfléchir sur son objet et de l’élargir indéfiniment. » (Bergson, Evolution
Créatrice).
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L’instinct épouse les formes vivantes, les voit de l’intérieur :
« L’instinct est sympathie. Si cette sympathie pouvait étendre son objet et aussi réfléchir sur
elle-même, elle nous donnerait la clef des opérations vitales […]. L’intelligence et l’instinct
sont tournés dans deux sens opposés, celle-là vers la matière inerte, celui-ci vers la vie. »
(Bergson, Evolution Créatrice)
Si l’intelligence et l’instinct devenu intuition combinaient leurs méthodes d’étude, l’objet
étudié révèlerait son essence. Yourcenar semble avoir réussi l’exploit de lier ses
connaissances intelligibles et intuitives pour accéder à l’essence.
« La conscience apparaît dans l’instinct quand il est contrarié. C’est le déficit de l’instinct, la
distance de l’acte à l’idée, qui deviendra conscience. […] Quand l’instinct s’exerce […] il
demeure inconscient. Mais l’intelligence est toujours consciente parce qu’elle n’est jamais
satisfaite. » (Albert Thibaudet, Le bergsonisme, tome II). Quand l’instinct poursuit son action,
le sujet n’en est pas conscient mais dès qu’il rencontre un obstacle à sa réalisation, la
conscience apparaît. La rencontre de l’instinct et de l’intelligence se produit quand l’instinct
est contrarié et devient conscient et l’intelligence qui demeure consciente. Pour s’exercer, elle
reste consciente de son existence sinon on parle d’instinct.
Chez Bergson tout est mouvement. Ainsi l’élan créateur réside-t-il dans chaque homme ou
femme et dans la vie même. S’il se concentre pour retrouver son essence, il s’aperçoit que « la
vie est l’énergie à l’état de tension. » (Le bergsonisme II). L’énergie insaisissable, en
mouvement et en « état de tension », à la fois stable puisqu’il est état mais aussi « de
tension », tiré dans des directions opposées, donc également en mouvement.
La philosophie de la durée de Bergson peut faire penser à quelque chose de stable, une durée
qui connote un état de tranquillité : « Je suis une chose qui dure. L’univers est une chose qui
dure, et l’élan vital, c’est-à-dire la force créatrice, c’est cette durée même. » (Le bergsonisme,
tome 1). La force créatrice c’est la durée de l’individu et de l’univers à la fois. L’élan vital
c’est celui de l’individu et de l’univers, la tension individuelle dans l’universel. La rencontre
de l’intuition individuelle et de l’intelligence universelle, c’est la rencontre qui permet la
production de l’art. Le choix de ses actions constitue la liberté de la personne, le choix de
retrouver cet élan en soi et de le suivre ou non. L’élan créateur traverse les individus mais ne
s’y arrête pas. Il est à la fois individuel et universel, habite un personnage mais non pas ce
seul personnage. Tout est affaire de moment. Le temps que l’homme réfléchisse sur lui et tout
ce qui en reste c’est ce moment déjà passé. Mais l’essence de la vie et l’élan vital tendent à
être saisis et leur importance demeure dans le mouvement.
L’homme est fait pour vivre activement et pour exercer son action sur la matière. Son action
s’exerce au présent, toute action a lieu au présent : « Le présent n’est pas la durée de notre
être mais de notre action. Vivre dans le moment présent c’est être pris tout entier par son
action et l’attention qu’on lui prête. » (Le bergsonisme, tome 1). La vraie durée c’est celle où
nous accomplissons nos actions, où nous nous accomplissons nous-mêmes, « la vraie durée
c’est le présent. » (id.) Nous ne pouvons agir dans le passé, nos actions passées ne sont plus
des actions mais des choix que nous avons faits, des décisions que nous avons prises.
« Comme l’avait vu Descartes, s’il y a en nous quelque chose qui nous fasse toucher l’absolu,
participer à lui, c’est la volonté, c’est l’action.» (Le bergsonisme, tome 1)
Tanja PETROV
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Si elle réussit à suivre les aléas de la réflexion, la philosophie s’installe dans la coïncidence
avec l’être. De manière analogue, l’art doit rencontrer la nature productrice de l’être. « La fin
de la philosophie c’est de coïncider avec l’être. La fin de l’action c’est de coïncider avec la
nature productrice de l’être. » (Le bergsonisme, tome 2). Si l’action reflète la nature
productrice de l’être, cette action se situe en dehors de la composante mécanique, l’individu,
en accord avec lui-même, rétablit dans le monde ses valeurs personnelles. La création se situe
dans la spontanéité, dans l’acte vrai. Si l’acte créateur se doit d’être en phase avec l’être
profond de l’individu, il doit également être maîtrisé par l’intelligence sans laquelle les idées
ne peuvent être coordonnées.
Mais quelle serait la limite entre ce qu’ordonne l’intelligence et ce que voit l’instinct intuitif si
les deux se rencontraient ? Si l’intelligence pouvait examiner la matière qui elle-même est
mouvement et de laquelle elle reçoit le mouvement, l’intelligence toucherait à l’absolu. « Une
intelligence tendue vers l’action qui s’accomplira et vers la réaction qui s’ensuivra, palpant
son objet pour en recevoir à chaque instant l’impression mobile, est une intelligence qui
touche quelque chose de l’absolu. » (Évolution créatrice). Saisir l’objet dans sa mobilité, son
évolution, son présent de l’activité et pouvoir embrasser cette totalité (« recevoir à chaque
instant l’impression mobile »), ce serait la connaissance de la matière par l’intelligence et
cette définition rejoint celle de Pascal : « il me semble que qui aurait compris les derniers
principes des choses pourrait aussi arriver jusqu’à connaître l’infini. » (Pascal, Pensées,).
Pour pouvoir toucher l’essence de l’autre et influencer son action, il faut que l’action de
l’émetteur soit elle-même intense et donc qu’elle émane de l’élan créateur de l’individu. S’il
peut attendre et montrer son élan créateur alors il sera créateur. « Créateur par excellence est
celui dont l’action, intense elle-même, est capable d’intensifier aussi l’action des autres
hommes, et d’allumer, généreuse, des foyers de générosité. » (Albert Thibaudet, Le
bergsonisme, tome 2).
L’acte libre c’est l’acte qui engage toute la personne dans une perspective choisie. « Etre libre
consiste à donner tout entier, à nous donner tout entier, dans un moment privilégié. » (Albert
Thibaudet, Le bergsonisme, tome 1). Si nous nous consacrons entièrement à chaque moment
vécu nous entretenons notre spontanéité et nous ne risquons pas de devenir ankylosés en
vivant dans le présent, mécaniquement.
Etre libre consiste à jouir de ses capacités, à se fier à son intuition de manière à se montrer tels
que nous sommes, à faire ce que nous souhaitons à un moment donné, à chaque moment
donné, à tous les moments. Si notre être profond est libre, il sera également libre d’être juste,
vertueux, honnête. « L’acte libre c’est l’acte dont le moi seul aura été l’auteur. » (Thibaudet,
Le bergsonisme, tome 1). Sans imitation et sans mécanique, un acte qui émane de l’individu
non conditionné, acte qui inscrit l’essence de l’individu à la face du monde, acte qui,
provenant des profondeurs de l’être soustrait à la peur ou à la colère, ne peut être que
bénéfique. « L’action accomplie répond à l’ensemble de nos sentiments, de nos pensées et de
nos aspirations les plus intimes, à cette conception particulière de la vie qui est l’équivalent
de toute notre expérience passée, à notre idée personnelle du bonheur et de l’honneur. » (Le
bergsonisme, tome 1).
L’importance de l’élan vital se trouve dans son aspect libérateur : pour avoir accès à son être
créateur les hommes et les femmes doivent se débarrasser des vues mécanisées, vues qui ne
sollicitent pas l’être profond, perceptions qui restent épidermiques. S’ils ne sont pas capables
de produire des actes libres ils ne pourront s’accomplir en tant qu’être libre. Dans la mesure
Tanja PETROV
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où les actes concernés se produisent au présent, l’intelligence participe à ces actions puisque
c’est elle qui guide le choix de l’homme. Avant de choisir, l’individu s’interroge et c’est tout
son être qui participe dans l’action entreprise. « Le bergsonisme suppose entre l’intelligence
et l’intuition, dont se sert alternativement le philosophe, ce même dialogue jamais achevé
qu’elles comportent au sein même de l’élan vital. » (Le bergsonisme 1). Si « l’amour est la
forme suprême de notre vie instinctive, et l’art la forme suprême de notre vie intellectuelle »
(Le bergsonisme 2), l’intuition doit être quelque élément unificateur de la vie instinctive et de
la vie intellectuelle.
Le précepte de Socrate prend aujourd’hui à l’aube du 21e siècle un sens du dépassement de
l’individu. Trouver sa voie aujourd’hui ne peut pas s’apparenter à celle d’un philosophe de
l’Antiquité, tel Socrate, se promenant sur la place publique parlant aux citoyens pour les
révéler à eux-mêmes.
Le dépassement individuel aujourd’hui se ferait à travers l’exercice du silence et rejoindrait
cette retraite méditative dont jouit Hadrien pour accéder à la connaissance de soi. L’homme
s’extrayant pour un moment de l’action rejoindrait l’être et l’élan vital bergsonien et
confondrait l’essence individuelle avec l’essence universelle et cette rencontre ferait naître
l’individu ancré dans le monde, l’être ancré prêt pour l’action, l’individu ayant trouvé son
expression et prêt à l’affirmer. A l’instar de Yourcenar qui trouvait sa voie en trouvant celle
d’Hadrien, entre autres, l’individu se cherche pour trouver son objectif d’où découlera son
action dans le monde.
La présence à soi nécessite un ancrage dans le présent de manière à pouvoir s’observer en
train de penser. Une présence consciente de tous les instants sans fuite dans le passé ou dans
l’anticipation de l’avenir. Le présent est le seul moment créateur.
La conscience immédiate ou spontanée de l’individu est celle où il est conscient de ses
pensées, sentiments, actions. La conscience seconde ou réfléchie est sa faculté de réfléchir sur
ses pensées et de les juger. La conscience est ce qui pose l’individu en sujet, l’endroit où se
forme sa subjectivité et son regard, son opinion sur le monde. Il serait possible d’ajouter une
troisième conscience, la conscience profonde, qui serait celle du présent, du maintenant, de
l’immédiat, du temps et de l’espace, derrière la réflexion sur soi et sur le monde, une
conscience s’effaçant devant l’immédiat pour accéder à la connaissance intuitive du monde et
de soi. Conscience se construisant à chaque instant et se renouvelant à chaque passage.
L’instant-durée de Bergson ou le moment discontinu de Bachelard, le présent s’étire pour
autant que l’individu soit pris dans une activité qui l’absorbe au point de lui faire oublier le
présent. C’est l’élan vital dont l’individu a besoin pour se trouver, se connaître, s’ancrer dans
l’action. Connaître ses motivations, ses valeurs, ses besoins et agir en les respectant. Savoir ce
que l’individu souhaite ou ce qu’il a besoin d’exprimer, de l’extérioriser tout en se respectant
et en respectant son environnement.
La connaissance de soi se construit chaque jour et n’est jamais finie. La connaissance de soi
offre une vie plus proche de ses besoins, une vie remplie de satisfactions d’autant plus
satisfaisantes qu’elle viennent de l’intérieur, qu’elles soient adaptées à la personne par
opposition aux distractions proposées par les media qui sollicitent nos instincts ou émotions
de base, des émissions qu’il est possible de regarder sans même savoir exactement ce qu’elles
éveillent en nous, sur quelle corde émotionnelle elles s’appuient pour faire réagir. Se
connaître pour savoir ce que l’on souhaite et ce que l’environnement sollicite en nous.
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Pouvoir choisir sa réaction en fonction de l’événement et de la gamme de réactions dont nous
disposons. Savoir ce qui est sollicité et ce qui s’exprime de nous dans la sphère sociale. Savoir
quelle vérité nous souhaitons partager, ce que nous souhaitons révéler. Savoir si ce qu’on
révèle est d’ordre émotionnel ou intellectuel. Evoluer dans la compréhension de l’émotionnel
quotidien au lieu de s’accrocher aux pensées défilant dans la tête du penseur sans invitation,
réduirait de facto les pensées parasites. Utiliser l’intellect pour la compréhension, pour
élaborer les plans, les présentations, les arguments… et en même temps percevoir toute
l’émotion émergente et comprendre le pourquoi de l’émotion avant qu’elle ne parasite la
pensée. L’émotionnel s’immisce dans la réflexion sans que l’individu s’en rende compte. Se
connaître pour comprendre d’où viennent les motivations pour nos actions et nos réactions, ce
que nous défendons quand nous argumentons simplement pour avoir raison ; savoir ce qui
s’exprime en nous quand nous parlons et ce que nous choisissons de taire et pourquoi. Savoir
pourquoi nous faisons les choses, pour l’atteinte de quel objectif nous prenons des décisions,
savoir qui nous sommes et ce que nous voulons et quel est le meilleur moyen de l’obtenir sans
nous renier ni nous ni les autres. Connaître nos motivations, nos émotions et la manière dont
nous les transformons en pensées que nous alimentons sans nous rendre compte que les
émotions ou les besoins non respectés, non satisfaits, en sont à l’origine. Comprendre nos
besoins et nos émotions pour mieux maîtriser nos argumentations. Comprendre nos besoins
pour pouvoir anticiper ceux des autres et y répondre en choisissant de le faire, en sachant que
nous avons trouvé les nôtres ce qui nous permet de comprendre les leurs.
Les auteurs tels Montaigne, Pascal, Descartes, Yourcenar, Bergson… se sont, entre autres,
examinés chacun à sa manière et chacun à travers sa vision personnelle, qui parfois se
rejoignent parfois s’écartent des mêmes acquis pour se diriger dans une direction plus adaptée
à leur vision. Il semble impossible de donner une opinion sur l’apprentissage sans mentionner
nos acquis qui nous sont parvenus à travers des siècles de réflexions de ceux qui nous ont
précédés.
Pour Montaigne un examen de soi, des expériences du corps et de l’esprit est une condition
sine qua non pour avancer dans la connaissance et nous avons aujourd’hui autant besoin de
nous rappeler la nécessité de savoir qui nous sommes, autant pour nous que pour la société
dans laquelle nous vivons. Nous vivons les mêmes difficultés en vivant en quelque sorte en
dehors de nous, dans la sphère sociale plus que dans l’individu qui essaie de se suradapter à la
société, parfois de manière qui ne lui correspond pas, qui n’est pas adaptée à sa personnalité
ou à ses besoins. Les individus qui se connaissent savent qu’ils ont une valeur personnelle qui
cherche à se développer, à se montrer et qu’il n’est pas nécessaire d’imiter ce qui existe mais
de participer à son évolution avec les valeurs que nous possédons et que nous souhaitons
affirmer grâce à notre personnalité, notre vision. Notre apport à la société serait bien plus
significatif que si nous essayions d’imiter l’existant sans chercher en nous l’adéquation
nécessaire pour nous adapter à l’existant et pour progresser au-delà. Trouver son adéquation
individuelle et professionnelle ne signifie pas forcément chercher une vérité théologique qui a
été créée pour nous mais adapter notre destin selon nos valeurs, notre vérité, nos besoins,
passions, pensées.
Si la connaissance de soi est une nécessité dans sa vie quotidienne qui implique de faciliter les
interactions avec les autres, elle est aussi nécessaire pour se trouver dans le monde
professionnel, pour être en adéquation avec ce que l’on est, pour utiliser au mieux ses
capacités.
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Nous avons bien avancé dans le déploiement de nos facultés intellectuelles suite à Descartes
notamment en France. Le moment est peut-être venu de nous interroger sur l’apport du cœur,
de réguler, gérer nos interactions émotionnelles, de développer notre intelligence
émotionnelle, de savoir ce qui s’exprime en nous et de donner raison au cœur de temps en
temps, lorsque la situation l’exige, lorsque toutes nos connaissances intellectuelles ne nous
donnent pas de réponse recherchée, peut-être parce que la réponse ne s’y trouve pas. Trouver
nos capacités particulières reposant sur ce que nous aimons, sur ce qui nous passionne et
travailler ne sera plus perçu comme un travail. Si cela ne peut être accompli par nous tous,
nous pouvons toujours choisir de vivre au présent, de s’engager envers sa vie professionnelle
vécue au présent de chaque instant de notre action professionnelle.
Le précepte de Socrate impliquant à l’époque de l’Antiquité de s’occuper de son âme pour la
rendre aussi bonne que possible pour qu’elle corresponde à l’Idée, devient aujourd’hui - se
connaître aussi bien que possible - de manière à utiliser au mieux ses facultés pour se réaliser
dans la sphère professionnelle et privée au plus près de son potentiel développé et vivre
heureux-se sachant que chaque jour de notre vie est un accomplissement de plus vers
l’aboutissement final.
L’idéal collectif de certains jeunes gens aujourd’hui semble être un jeune, riche, célèbre être
humain non nécessairement heureux, qui n’a rien fait de particulier à part trouver un moyen
de devenir connu-e. Nous nous construisons par imitation étant enfants puis adolescents nous
cherchons à ressembler à nos modèles qui sont rarement nos parents ou auteurs connus mais
plutôt les chanteurs ou acteurs célèbres voire les top models. Mais nous ne pouvons pas tous
être des gens du spectacle. Que deviendraient nos connaissances et notre société ? Que
mangerions-nous ? La société de Socrate n’avait pas le choix. Nous l’avons.
Dale Carnegie disait : « Vous êtes une personne unique au monde. Jamais depuis le
commencement des temps, un être humain n’a été exactement semblable à vous ; et jamais
dans les temps à venir ne naîtra une personne exactement comme vous. Votre génétique est
une combinaison de vingt-quatre chromosomes apportés par votre mère et votre père. Les
scientifiques considèrent qu’il existe une chance sur 300 000 milliards pour que deux
personnes nées du même père et de la même mère aient exactement le même patrimoine
génétique ! » Et ce sans parler de notre évolution depuis notre naissance.
Donc, devrions-nous imiter les autres une fois adultes ou être authentiques ?
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WORKS CITED
Aristotle, Rhetoric, on 1991, French General Bookshop
Bally, Charles. 1951. French stylistics Treaty, volume 1, C bookshop. Klincksieck
Bergson, Henri. Creative Evolution, in Works, edition of centenarian, Paris, 1st publishing
1959, PUF, 1991
Descartes, René. Metaphysical Meditations, (1641) Garnier Flammarion, (1979) Flammarion
Paris (1992)
Levillain, Henriette. comments Memoirs of Hadrien, on 1992, Published at Gallimard
Montaigne, Michel de. Essays, publication in Bordeaux at Simon Millanges in 1580 (books I
and II), in Paris at Abel l' Angelier in 1588 (deliver I and II increased, and deliver III);
republication in a definitive version at the same publisher in 1595
Pascal, Blaise. Thoughts, drafted on 1657-1662, Published at Hachette, on 1897, Garnier
Flammarion, on 1976
Platon, Socrates’ Apology, 1950, at Gallimard
Thibaudet, Albert. The bergsonisme, the volumes 1 and 2, Paris, edition at Gallimard, on
1923
Yourcenar, Marguerite. Memoirs of Hadrien, Plon bookshop, on 1958, Published at
Gallimard, on 1974