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Revue d’études augustiniennes et patristiques, 54 (2008), 111-133.

Genèse 2-3 : Mythe ou vérité ? Un sujet de polémique entre païens et chrétiens dans le Contre Julien de Cyrille d’Alexandrie

Défendre les récits des origines en Genèse 2-3 contre des critiques qui en pointaient le caractère fabuleux et puéril, voire les dénonçaient comme blasphé-matoires, a constitué un des défis récurrents de l’exégèse juive et chrétienne. Au premier siècle déjà, Philon d’Alexandrie témoigne de ce souci, lorsqu’il prône le recours à l’interprétation allégorique pour éviter que l’on ne considère ces récits comme « des fictions de la fable (μύθου πλάσματα) qu’aiment les poètes et les sophistes »1. Par cette dénégation, Philon est l’un des premiers à manifester sa conscience du danger que représente l’assimilation des récits bibliques à des mythes relevant du pur plaisir poétique. Or telle sera bien l’une des critiques constantes que le texte biblique aura à essuyer de la part des philosophes païens et singulièrement de l’empereur Julien. Dans le cadre de son projet de restauration du paganisme, son ouvrage Contre les Galiléens2 a en effet pour but de prouver la supériorité incomparable de la religion grecque sur la religion juive et chrétienne. Ainsi, après avoir comparé les cosmogonies de Platon et de Moïse, en vient-il à critiquer les récits de Genèse 2-3 en les assimilant à des mythes mensongers. Or loin d’être un pur procédé polémique, cet apparentement constitue pour Julien la preuve que le texte mosaïque présente une conception blasphématoire de la divinité. L’enjeu est donc de taille : Julien ne se contente pas de ridiculiser la Bible, mais il en tire la conclusion que sa théologie est impie. À travers la réfuta-tion qu’en donne Cyrille d’Alexandrie dans son Contre Julien III3, on cherchera

1. PHILON D’ALEXANDRIE, De opificio mundi 157.

2. Pour la numérotation des fragments de cette œuvre, voir l’édition d’E. Masaracchia, GIULIANO IMPERATORE, Contra Galilaeos, Roma, 1990.

3. Je tiens à remercier ici Christoph Riedweg qui prépare l’editio major du Contre Julien I-V pour le Corpus de Berlin et qui a bien voulu me transmettre son texte provisoire, la seule édition publiée étant encore celle de PG 76. Dans l’édition des Sources Chrétiennes, seuls les livres I-II sont édités et traduits (SC 322).

Article écrit par Marie-Odile Boulnois © Institut d’Études Augustiniennes

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d’abord à comprendre les positions respectives des deux protagonistes sur la ques-tion de l’assimilation de la Genèse à un mythe, et le problème connexe du type d’interprétation, littérale ou allégorique, que ce texte requiert. On pourra alors examiner comment Cyrille répond à l’objection fondamentale qui sous-tend cette assimilation polémique.

I. – LES RÉCITS BIBLIQUES RELÈVENT-ILS DU MYTHE OU DE LA VÉRITÉ ?

A. Assimilation des récits bibliques à des mythes

La première objection que Julien énonce contre le texte de Genèse 2-3 porte sur le récit de la création de la femme qu’il caractérise de la manière suivante : « Voilà qui est du mythe à l’état pur ! Car enfin, en bonne logique, comment Dieu pouvait-il ignorer que l’être qu’il créait pour être une aide ferait moins le bonheur que le malheur de celui qui le recevrait ? »4 Assimiler la Bible à une forme de mythologie semble bien être une des attaques fondamentales de Julien, si l’on en croit le tout premier fragment du Contre les Galiléens transmis par Cyrille :

« Il me paraît bon d’exposer à tous les raisons pour lesquelles je me suis laissé convaincre que la supercherie des Galiléens est une fiction humaine, mise en œuvre par malice ; qu’elle n’a rien en elle de divin, mais a mis à profit le penchant pour ce qui est mythique (φιλομύθῳ), le côté puéril et insensé de l’esprit pour transformer un récit monstrueux en témoignage véridique (τὴν τερατολογίαν εἰς πίστιν ἤγαγεν ἀληθείας). »5

La doctrine des chrétiens, que Julien appelle « Galiléens » pour réduire leur pré-tention à l’universalité, ne s’adresse donc qu’à la partie infantile et déraisonnable de l’esprit. D’emblée se trouve posée la thèse selon laquelle cette fiction est érigée en vérité alors qu’elle ne relève que du mensonge. Ce grief sera ensuite illustré par d’autres passages de la Genèse : le serpent qui parle (III, 632B) ; la double interdiction portant sur l’arbre de la connaissance et l’arbre de vie (III, 644A) ; la tour de Babel (IV, 705D ; 708B-C). Ces différentes objections ont un point commun : le statut mythique de ces récits est prouvé par leur incompatibilité avec les attributs qui doivent caractériser la divinité : omniscience, bonté, toute-puis-sance. Ainsi, pour rejeter la création de la femme du côté d’un récit mythologique,

4. CJ III, 613B (= fr. 13). Même si le sens péjoratif que donne ici Julien à μῦθος pourrait être rendu par des termes tels que « fable », « conte », « légende », j’ai choisi de traduire partout μῦθος et μυθικός par « mythe » et « mythique », car son argumentation, tout en visant à discréditer les textes bibliques, s’inscrit dans le cadre plus général de sa réflexion sur la mythologie, y compris la mythologie grecque.

5. CJ II, 2, 560C (= fr. 1) (la traduction de SC est légèrement modifiée). Cette attaque est perçue comme primordiale par Cyrille lui-même, comme en témoigne la présentation qu’il en donne dans le CJ I, 6, 513D, avant même de citer les dires de Julien : « Certains adeptes de la superstition prétendent que notre religion n’est faite que de mythes hasardeux (μύθους εἰκαίους), sans la moindre vraisemblance ou vérité (οὐδαμόθεν ἔχοντας ἢ τὸ πιθανὸν ἢ τὸ ἀληθές). »

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Julien invoque la « bonne logique » qui voudrait que Dieu soit omniscient, ce que démentent les conséquences de la création de la femme.

B. La monstruosité des mythes grecs

Que ce soit du côté des païens ou des chrétiens, la critique des textes relevant de la mythologie a déjà une longue histoire6. Les premiers apologistes chrétiens se sont appuyés sur les critiques formulées au sein même de la littérature païenne pour dénoncer l’immoralité et la puérilité des mythes grecs. Mais cette polémique s’est à son tour retournée contre la Bible, et des philosophes anti-chrétiens comme Celse et Porphyre n’ont pas manqué de tourner en dérision les récits bibliques. Avant eux, Philon témoigne déjà que ce genre de critique opposant le mythe à la vérité s’appuyait par exemple sur le rapprochement entre le récit de Babel et le mythe homérique des Aloades7. Celse insiste pour sa part sur le fait que ces récits font appel à la naïveté des auditeurs8, alors qu’il ne faudrait accepter une doctrine que sous la conduite de la raison9. De la même manière, Julien souligne à plusieurs reprises la parenté entre récit biblique et mythologie païenne sans hésiter à dénon-cer l’invraisemblance et la monstruosité des mythes grecs eux-mêmes. Même si cette position n’est pas étonnante puisqu’on la retrouve dans ses autres œuvres, il est néanmoins difficile de savoir quel rôle jouait cet aveu dans son argumentation, car il est fort probable que ce passage a été coupé de son contexte par Cyrille qui le déplace à un moment qui l’arrange10.

Pour répondre à l’accusation de Julien selon laquelle les chrétiens sont traîtres à l’hellénisme, la description que Julien fait de sa propre mythologie permettait à Cyrille de justifier l’abandon de la religion grecque par les chrétiens11 :

« Or donc les Grecs forgèrent à propos des dieux une mythologie invraisemblable et monstrueuse (τοὺς μύθους ἔπλασαν ὑπὲρ τῶν θεῶν ἀπίστους καὶ τερατώδεις).

6. Voir J. PÉPIN, Mythe et allégorie, Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes (Études Augustiniennes), nouvelle édition augmentée, Paris, 1976.

7. PHILON, De Confusione 2-3, qui renvoie à HOMÈRE, Odyssée XI, 315-318. EUSÈBE, Préparation Évangélique IX, 11-19, nous apprend que le rapprochement avait été fait par Abydénos et Eupolémos, deux juifs syncrétistes qui assimilaient la Bible aux mythes homériques. Cette comparaison a été reprise ensuite par Celse in ORIGÈNE, Contre Celse IV, 21, et par Julien in CYRILLE, CJ IV, 708B.

8. ORIGÈNE, CC VI, 49 ; II, 55.

9. ORIGÈNE, CC I, 9.

10. Sur les coupes et les réarrangements que Cyrille s’autorise, voir la justification qu’il donne en CJ II, 2, 560B.

11. Ce type de réponse fait penser à EUSÈBE, PE II, qui, après avoir cité de longs passages de Diodore de Sicile et Clément d’Alexandrie sur les abominations des croyances païennes, déclare en II, 4, SC 228 (chapitre qui a pour titre « Par quels raisonnements nous avons renoncé à partager les idées grecques sur les dieux ») : « C’est donc pour de bonnes raisons que nous confessons avoir été libérés de toutes ces abominations. »

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Ils prétendirent que Kronos avait avalé ses enfants, puis les avait vomis. Ils ont aussi parlé de noces contre nature : Zeus s’unit à sa mère, puis, ayant eu d’elle des enfants, épousa sa propre fille, ou plutôt, non ! il n’épousa pas sa propre fille, mais se contenta de la déflorer avant de la donner en mariage à un autre ! Ajoutez à cela les dépeçages bacchiques et les recollements de membres... Et voilà ce que raconte la mythologie grecque ! »12

Plusieurs hypothèses ont été formulées sur la place de ce fragment. Neumann propose de le rapprocher des objections sur le récit de la Genèse qui ouvrent le livre III (le fr. 4 précéderait juste le fr. 13), ce qui est possible étant donné que Julien établit à plusieurs reprises une parenté entre mythologie païenne et récit biblique. E. Masaracchia trouve cette reconstruction peu convaincante à cause de la place positive que Julien accordait à la mythologie païenne dans la recherche de la vérité, et considère que ce passage devait plutôt s’insérer dans le cadre de la comparaison des doctrines hébraïque et grecque, cadre dans lequel pouvaient être passés en revue différents types de réflexion théologique selon la classification de Varron13. Une troisième hypothèse est proposée par Christoph Riedweg selon lequel il pourrait s’agir d’une objection du parti chrétien formulé comme une question14. Il n’en reste pas moins vrai que la présentation du caractère monstrueux des mythes grecs est bien un point capital de sa réflexion sur la mythologie qu’il expose dans son Discours contre Heracleios15. Plus une fable est monstrueuse et paradoxale, plus elle témoigne du fait qu’elle a un sens caché qui doit être exploré par la méthode allégorique. On peut se demander si dans notre fragment, tout en avouant la monstruosité de ces récits, Julien ne les défend pas en montrant qu’ils sont susceptibles d’une interprétation allégorique.

À côté du problème de sa place et de son interprétation qu’il semble difficile de trancher, ce fragment 4 soulève donc aussi la question de savoir si Julien accor-dait aux mythes bibliques le même statut qu’aux mythes païens, le même droit à recourir à l’allégorie, ce que Celse et Porphyre leur avaient refusé16.

12. CJ II, 11, 568C (= fr. 4).

13. E. Masaracchia renvoie à AUGUSTIN, Cité de Dieu VI, 5 : théologie mythique, physique, civile.

14. Ch. RIEDWEG, « Mythos mit geheimem Sinn oder reine Blasphemie? Julian über die mosaische Erzählung vom Sündenfall (Contra Galilaeos fr. 17, 10-12 Masaracchia) », Κορυφαίῳ ἀνδρί. Mélanges offerts à André Hurst, A. Kolde-A. Lukinovich-A.-L. Rey éd., Genève, 2006, p. 367-375.

15. Discours contre Heracleios 12 (CUF), t. II , 1, G. Rochefort éd., Paris, 1963 : « Plus la fable (τὸ αἴνιγμα) est paradoxale et monstrueuse, plus elle semble témoigner contre la croyance en ce qu’elle dit, mais en faveur d’une exploration de ses obscurités », et 17 : l’invraisemblance est même supérieure au style grave quand il faut parler des dieux. Julien s’écarte sur ce point de Porphyre pour qui seuls certains mythes sont acceptables. Cf. J. BOUFFARTIGUE, L’Empereur Julien et la culture de son temps (Études Augustiniennes), Paris, 1992, p. 337.

16. Celse refuse aux chrétiens le droit de recourir à l’allégorie parce que leurs mythes ne répon-dent pas aux exigences d’un usage légitime : l’allégorie ne doit pas être un refuge de la honte

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C. Julien accorde-t-il un sens caché au texte biblique ?

Cette question, elle aussi difficile à trancher, a été récemment réévaluée par Ch. Riedweg17 qui examine en détail l’ambiguïté d’une phrase du fragment 17 dans lequel Julien résume ses critiques sur le récit biblique de la création de la femme et l’interdiction de connaître le bien et le mal.

« Dans ces conditions, cela revient à dire que Dieu est malveillant. Lorsqu’il vit l’homme avoir part à la sagesse, pour éviter, est-il dit, qu’il goutât ‘de l’arbre de vie’, il le chassa du paradis en disant expressément : ‘Voici qu’Adam est devenu comme l’un de nous pour connaître le bien et le mal. Maintenant il ne faut pas qu’il étende la main, qu’il prenne de l’arbre de vie, qu’il en mange et vive pour toujours ! Et le Seigneur Dieu le renvoya du paradis des délices’ (Gn 3, 22-23). Τούτων τοίνυν ἕκαστον, εἰ μὴ μῦθος εἴη ἔχων ἀπόῤῥητον θεωρίαν, ὅπερ ἐγὼ νενόμικα, πολλῆς γέμουσιν οἱ λόγοι περὶ τοῦ Θεοῦ βλασφημίας. Ignorer que celle qui est faite pour être ‘une aide’ (Gn 2, 18) sera cause de la chute, interdire la connaissance du bien et du mal, qui, semble-t-il, est la seule à maintenir la vie humaine, enfin être jaloux à la pensée qu’ayant eu part à la vie, l’homme puisse, de mortel, devenir immortel : tout cela est d’un être envieux et malveillant à l’excès. »18

Selon la construction de l’incise ὅπερ ἐγὼ νενόμικα, ce texte peut être traduit de deux manières différentes :

1) « Chacun de ces récits, à moins d’être un mythe ayant une signification cachée, ce que je crois, regorge de blasphèmes sur la divinité. »

2) « Chacun de ces récits, au cas où il ne serait pas, comme c’est ma conviction, un mythe ayant une signification cachée, regorge de blasphèmes sur la divinité. »

Dans la première hypothèse, Julien accepterait que la Bible ait un sens caché et la comparaison qu’il développe entre mythes païens et mythes chrétiens porterait non seulement sur leur contenu, mais aussi sur le fait qu’ils doivent être interprétés de manière allégorique ; la critique de Julien ne viserait dans ce cas que l’interpré-tation littérale de ces textes. Dans le deuxième cas, la comparaison se limiterait à leur contenu, car les mythes bibliques n’auraient pas, à la différence des païens, de sens caché. La plupart des interprètes modernes soutiennent la première hypothèse et, suivant l’avis de l’historien Socrate19, considèrent que Julien concédait un sens

(CC IV, 48) ; elle ne doit pas être pire que le mythe en liant des choses qui n’ont aucun rapport (IV, 50-51) ; les textes doivent pouvoir se prêter à cette lecture par leur profondeur (IV, 87). Cette attitude est reprise par Porphyre (Contra Christianos fr. 39 apud Eusèbe, HE VI, 19, 4-5) : la motivation des interprètes chrétiens est inappropriée puisqu’ils ne cherchent qu’à échapper à l’embarras, et le texte interprété est lui aussi inadapté à cette méthode puisque sa simplicité rend cette méthode de lecture abusive. Voir J. N. GUINOT, « L’exégèse allégorique d’Homère et celle de la Bible sont-elles également légitimes ? », Auctores Nostri, 2, 2002, p. 91-114.

17. Ch. RIEDWEG, « Mythos mit geheimem Sinn… ».

18. CJ III, 644.

19. SOCRATE, Histoire Ecclésiastique III, 31-37, SC 493. Après avoir cité notre passage du

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caché à la Bible, sa critique ne portant que sur l’interprétation littérale. Julien suivrait sur ce point la position de Numénius qui approuvait les interprétations allégoriques de certains passages de Moïse20.

Si on peut faire valoir en faveur de cette hypothèse le fait que le Contre les Galiléens n’exprime pas une hostilité sans nuance vis-à-vis de la religion juive, on peut néanmoins relever comme E. Masaracchia que, dans sa lettre 89, Julien déclare sans ambages que les juifs sont loin de valoir les poètes grecs21. De sur-croît, ainsi que le souligne Ch. Riedweg, cette concession s’adapterait mal à la stratégie que Julien poursuit dans sa critique des textes bibliques : concéder qu’ils ont un sens caché serait reconnaître qu’ils recèlent des vérités. Les arguments en faveur d’une défense par Julien d’un sens caché des récits de la Genèse sont donc ténus. Il me semble que si l’on accepte l’hypothèse que Julien leur a accordé un sens caché, cette hypothèse peut s’expliquer non par son estime pour la religion juive, dans la mesure où il valorise chez les juifs leurs seules pratiques rituelles, mais par le fait que le contexte du conflit entre païens et chrétiens a changé par rapport à l’époque de Celse ou de Porphyre. Si la cible de Julien est l’interpré-tation littérale de l’école d’Antioche dont Diodore s’est fait le champion22, on peut imaginer que cela ne contrevient pas à sa stratégie polémique de concéder un sens allégorique, du moment qu’il rend impossible une interprétation littérale de ces textes.

Il est à cet égard intéressant de constater que Cyrille ne dit rien sur la question de l’interprétation allégorique dans sa réponse au fragment 17, ce qui ne nous aide pas à trancher entre les deux hypothèses de traduction, mais révèle aussi que Cyrille ne cherche pas à défendre le sens allégorique de la Genèse.

Contra Galilaeos fr. 17, et un extrait du Contre Heracleios 10, 216C, Socrate interprète ainsi la position de Julien (III, 36) : « L’empereur, à travers ces paroles, semble avoir soupçonné, touchant les écritures sacrées, qu’elles étaient des paroles mystiques ayant une signification inexprimable. Il s’indigne parce que tous n’ont pas à leur sujet cette manière de voir et s’attaque à ceux qui, chez les chrétiens, reçoivent ces paroles de manière trop simple. » Julien ne polémiquerait que contre les chrétiens qui s’en tiennent à une signification littérale. Voir J. PÉPIN, Mythe et allégorie…, p. 466 ; M. STERN, Greek and Latin authors on Jews and Judaism. Vol. 2 : From Tacitus to Simplicius, Jérusalem, 1980, p. 545 ; J. BOUFFARTIGUE, L’empereur Julien…, p. 161, 384-385.

20. Numénius in ORIGÈNE, CC IV, 51. Voir G. RINALDI, La Bibbia dei Pagani. T. 2 : Testi e documenti , Bologna, 1998, p. 50-51.

21. E. MASARACCHIA, op. cit., p. 38, renvoie à JULIEN, Lettre 89, 296b.

22. Sur l’hostilité de Julien vis-à-vis de Diodore, voir sa lettre 90 à Photin, conservée par FACUNDUS D’HERMIANE, Défense des trois chapitres, IV, II, 61. Selon F. THOME, Historia contra Mythos : Die Schriftauslegung Diodors von Tarsus und Theodors von Mopsuestia im Widerstreit zu Kaiser Julians und Salustius’ allegorischen Mythenverstandnis, Bonn, 2004, p. 81-82 et 219-220, on peut même se poser la question de savoir si ce ne serait pas en réaction contre les thèses de Julien et de Saloustios sacrifiant l’effectivité historique des récits mythiques que Diodore de Tarse aurait pris position en faveur de l’interprétation littérale.

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D. La défense cyrillienne de la vérité de ces textes

De manière générale, Cyrille évite de parler d’allégorie23 et tient compte des critiques antiochiennes contre les excès de cette méthode qui risque de conduire à nier l’historicité des récits, et par là même de les réduire au statut des mythes païens24. À la différence d’Origène, Cyrille ne se bat donc plus sur le droit à uti-liser l’allégorie. Que Julien ait ou non concédé ce droit, l’enjeu s’est déplacé : à partir du moment où, par le biais de l’assimilation du texte biblique à la mytho-logie, la Genèse est rejetée du côté de la fiction et du discours mensonger, il ne suffit plus de revendiquer un sens caché, et Cyrille se doit de défendre le sens historique du texte biblique25. S’il est si décisif pour lui de réfuter l’assimilation des récits bibliques à la mythologie grecque, c’est parce qu’elle aboutit à met-tre en cause leur vérité : « Le voilà qui s’en prend à la vérité et l’assimile aux mythes grecs. »26 Au contraire, dans le cas des récits de Genèse 2-3, « il ne s’agit nullement de mythologies, mais de récits pleins de sagesse et de nécessité, qui ne s’écartent en aucune manière de la vérité »27. Paradoxalement, Cyrille, qui s’est tant affronté aux antiochiens sur des questions théologiques, est ici conduit à défendre leur position exégétique contre les critiques de Julien. L’interprétation que Cyrille donne de l’épisode du serpent confirme qu’il suit davantage l’exégèse antiochienne que l’exégèse alexandrine. Cette prise de parole par le serpent étant en effet présentée par Julien comme une nouvelle preuve du caractère mythique de la Bible28, Cyrille soutient la véridicité de ce récit en invoquant des parallèles

23. Une recherche à partir du TLG montre qu’en dehors des citations de Ga 4, 4 où apparaît le terme ἀλληγορία, Cyrille n’utilise ce terme que trois fois dans toute son œuvre : Glaphyres sur la Genèse, PG 69, 140, où, après avoir donné le sens historique du sacrifice d’Abraham, il en vient au discours allégorique : la douleur d’Abraham permet de donner une idée de celle du Père offrant son Fils ; Expositio in Psalmos, PG 69, 833, 49 (Ps 21) où il expose successivement le sens historique et le sens allégorique du jour de l’affliction de David, et ibid. 845, 2 (Ps 23, 2) qui interprète allégoriquement la terre habitée comme désignant l’Église et les mers comme les épreuves.

24. Voir THÉODORE DE MOPSUESTE, Traité contre les allégories 3-4, L. van Rompay éd., CSCO 436, Louvain, 1982, p. 13-16 : « Les Écritures divines ne racontent pas des mythes mensongers, composés pour le plaisir de ceux qui les rencontrent, si bien que nous devons veiller à ne pas nous trouver dans la même situation que les païens, en écartant le récit historique de ce qui est écrit. »

25. Voir aussi CJ III, 2, 616A.

26. CJ III, 632B ; voir aussi CJ III, 613A : « Il part en guerre contre les dogmes de la vérité. »

27. CJ III, 645A.

28. CJ III, 20, 632B. Cf. AMBROSIASTER, Quaestiones veteris et novi Testamenti, 31, CSEL 50, Vienne-Leipzig, 1908, p. 58 , 11 : « Est-ce un vrai serpent qui a parlé à Ève ? » ; p. 60, 1 : « En quelle langue pensez-vous que le serpent s’est adressé à la femme ? » Les commentateurs débattent pour savoir si cette question est l’écho de l’objection de Julien (P. DE LABRIOLLE, La réaction païenne, réédition Cerf, Paris, 2005, p. 495) ou si elle est une adaptation d’un recueil de zetemata d’origine porphyrienne (P. COURCELLE, « Critiques exégétiques et arguments antichrétiens rapportés par

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dans la littérature grecque. Homère, Porphyre, Philostrate témoignent que des esprits impurs sont capables de faire parler un animal ou même un végétal, ce qui permet d’établir que le serpent a pu servir d’instrument au démon. Alors que les alexandrins, Origène29 ou Didyme30, allégorisaient ce texte en voyant dans cet animal une figure du diable, Cyrille considère comme Jean Chrysostome et Théodoret de Cyr qu’il s’agit d’un vrai serpent qui a été manipulé par Satan31. Cyrille reproche donc à Julien, pourtant versé dans les disciplines ésotériques, de ne pas avoir compris que la voix du serpent avait pour origine le démon qui se servait du serpent comme d’un paravent pour dissimuler sa perversité.

E. Une réponse ad hominem : les Grecs eux-mêmes croyaient à la vérité de leurs mythes

Avant de réfuter point par point les objections de Julien, Cyrille commence par une réponse ad hominem qui met en évidence l’absurdité de la cosmogonie d’Hésiode : il est invraisemblable d’imaginer que la propagation de la race humaine, conditionnée par la création de la femme, ait été due seulement à l’événement contingent de la colère de Zeus. On ne peut pas raisonnablement préférer ce mythe à celui de la Bible. Au premier abord, cet argument peut apparaître de peu de portée, puisque Julien est le premier à reconnaître l’aspect mythique des récits grecs. Mais il prend de la pertinence dans la suite du raisonnement. Cyrille établit en effet que les autorités dont Julien se réclame, Hérodote et Platon, loin

Ambrosiaster », Vigiliae Christianae, 13, 1959, p. 133-169). De manière plus générale, cette proximité pose le problème des échos de la polémique païenne dans les écrits exégétiques (L. PERRONE, « Echi della polemica pagana sulla Bibbia negli scritti esegetici fra IV e V secolo : Le Quaestiones Veteris et Novi Testamenti dell’Ambrosiaster », Annali di storia dell’esegesi, 11, 1994, p. 161-185).

29. L’apparat critique de Ch. Riedweg indique que le manuscrit V (Marc gr 122) comporte une note marginale, à la hauteur de l’objection de Julien (CJ III, 632B), signalant qu’Origène n’acceptait pas, lui non plus, que le serpent ait une voix : ἰστέον ὅτι καὶ Ὠριγένης ὁ παράφορος τῆν ἠχὴν τοῦ ὄφεως οὐκ ἐδέξατο.

30. DIDYME, Sur la Genèse 96 : « Paul (cf 2 Co 11, 3) savait bien que celui dont il parlait n’était pas un animal sans raison. […] Cette comparaison montre bien que le serpent n’est pas un reptile, mais la puissance adverse que l’Écriture a l’habitude d’appeler diable. » PHILON, Opif 156-157 et Legum Allegoriae II, 74, voit dans le serpent une figure allégorique du plaisir.

31. JEAN CHRYSOSTOME, Homélie sur la Genèse XVI, 127 : « Le diable se servit de cette bête comme d’un instrument approprié (ἐπιτηδείῳ ὀργάνῳ) » ; THÉODORET, Quaestiones in Gen XXXII, N. Fernandez Marcos-A. Saenz Badillos éd., Madrid, 1979 : le serpent était l’instrument (ὄργανον) de l’ennemi de la vérité ; AUGUSTIN, De Genesi ad litteram XI, XXVII, 34 : il s’est servi de lui comme d’un instrument (uelut organo). Eusèbe d’Émèse (R. DEVREESSE, Les anciens commentateurs grecs de l’Octateuque et des Rois, Città del Vaticano, 1959, p. 60), quant à lui, tout en considérant qu’il s’agit bien d’un animal réel et non d’une figure, rejette la position de ceux qui prétendent que le diable a fait du serpent un instrument approprié (ἐπιτήδειον ὄργανον) et refuse que le diable ait eu le pouvoir de le faire parler, considérant que c’est Dieu qui a ainsi voulu éprouver la vertu des hommes.

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de considérer ces histoires comme dépourvues de vérité, croient à ce que racontent les poètes, si bien qu’ils ne peuvent invoquer l’argument de la licence poétique pour sauver ce poème hésiodique32. En effet, soit on estime que ces récits sont de pures fictions forgées par les poètes pour le plaisir des auditeurs et il ne faut pas y accorder créance ; soit les Grecs considèrent eux-mêmes les poètes comme dignes de foi quand ils écrivent sur les dieux et, s’ils veulent être cohérents, ils ne doivent pas refuser ce qui ne leur plaît pas, en se réfugiant derrière la loi du genre poétique. Or, selon Cyrille, Hérodote et Platon invitent tous deux à considérer comme véridiques (ὡς ἀληθεῖς) les récits d’Hésiode. Cyrille laisse ainsi entendre que, pour les Grecs, les mythes fondateurs ont une vérité au sens littéral.

De manière étonnante, ces mêmes passages sont cités avant Cyrille par d’autres apologistes en un sens opposé. Ainsi le texte d’Hérodote, invoqué par Cyrille pour prouver que même les auteurs les plus sensés croyaient à ce que disaient les poètes sur les dieux, est cité à l’inverse par Athénagore qui se fonde sur la position ratio-naliste d’Hérodote pour dénoncer la fausseté des dieux inventés par les poètes33. Quant à Platon, même si Cyrille le cite ailleurs pour discréditer les mythes34, il l’invoque ici en feignant de prendre au premier degré les dires du Timée 40d6-41a3 racontant la théogonie depuis Gaia et Ouranos pour prouver que Platon croyait aux dieux, sans chercher à harmoniser ces deux attitudes opposées. Il n’en va pas de même chez Eusèbe qui ne voit dans Platon qu’un allié dans sa critique des mythes grecs. L’apparente contradiction entre la République et le Timée se résout, selon Eusèbe, si l’on comprend que Platon n’a exprimé son opinion personnelle que dans la République où il enseigne à rejeter les mythes, tandis que dans le Timée, par crainte des lois et de la foule, il est resté plus prudent et fidèle à la coutume35.

32. En refusant aux païens le droit de se réfugier derrière le prétexte de la licence poétique pour justifier l’absurdité de certaines histoires, Cyrille reprend un argument déjà développé par le PS. JUSTIN, Cohortatio ad Graecos, 3, 1 et 17, 1 ; ATHANASE, Contre les païens 16 et GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours Théologique 4, 117-118. À nouveau en CJ III, 633A, à propos des récits dotant les animaux de parole, Cyrille met son interlocuteur devant la même alternative : s’il jus-tifie de telles histoires en recourant à l’argument de la licence poétique, qu’on dénonce alors le mensonge des poèmes homériques et le blâme rejaillira sur les maîtres de Julien qui les croient véridiques.

33. ATHÉNAGORE, Supplique au sujet des chrétiens XVII, 1-2, tire argument de cette citation d’Hérodote pour montrer que les Grecs avouent eux-mêmes que, si ce sont les poètes qui ont inventé les noms et les fonctions des dieux, ces dieux aussi sont leur invention. Il s’agit pour lui de répondre au grief d’athéisme, en établissant que les chrétiens croient à un Dieu unique, alors que les auteurs grecs avouent la fausseté des dieux païens.

34. PLATON, Rép II, 377d-378c en CJ II, 4, 561B.

35. EUSÈBE DE CÉSARÉE, PE II, 6, 23. En PE XIII, 1, Eusèbe va même plus loin en déclarant que ce passage du Timée est en fait ironique. THÉODORET DE CYR, Thérapeutique III, 34-42, reprend à Eusèbe l’idée que Platon ne s’est exprimé que par peur dans le Timée.

120 MARIE-ODILE BOULNOIS

Cette digression n’est donc pas si accessoire dans la démonstration de Cyrille36, même s’il est clair qu’il est ici conduit à tirer à lui le texte de Platon et semble moins à l’aise que dans l’argumentation proprement théologique. L’enjeu est pour lui de renverser les conséquences que Julien tirait de l’assimilation des récits bibliques aux mythes grecs. Loin de conduire à nier leur vérité, ce rapprochement doit permettre de traiter les uns comme les autres, de ne pas rejeter les récits mosaïques comme mensongers puisque les Grecs eux-mêmes croient à leurs propres mythes. Cet enjeu se révèle de manière particulièrement claire si l’on compare cet argument à la réfutation de Celse par Origène. De fait, Origène et Cyrille établissent un parallèle entre la création d’Ève et celle de Pandore pour réclamer de leur adversaire qu’il cesse de railler le récit biblique et lui accorde le même traitement qu’au texte d’Hésiode37. Mais là s’arrête la ressemblance de leur démarche comparatiste. Si Origène réclame à son interlocuteur de reconnaître que la Genèse peut avoir un sens caché au même titre que la mythologie grecque, Cyrille, quant à lui, proclame que le récit biblique est véridique, en soulignant que telle est bien l’opinion des auteurs grecs à l’égard de leurs propres mythes38.

Cyrille a conscience du danger indiqué par les antiochiens : l’allégorèse ris-quait de conduire à assimiler le texte biblique à un mythe mensonger et donc au paganisme ; c’est pourquoi il ne cesse de réfuter les allégations de Julien qui assimilent la vérité aux mythes grecs. Alors que Julien avait pris position contre le littéralisme de Diodore de Tarse, Cyrille doit y revenir contre Julien pour défen-dre la vérité du texte biblique. Cyrille ne peut se satisfaire d’une interprétation allégorique, car il doit préserver l’historicité des récits de la Genèse.

II. – OBJECTIONS ET RÉFUTATIONS AUTOUR DE GENÈSE 2-3

A. Une critique fondée sur l’incompatibilité des récits avec les attributs divins39

L’argument principal40 invoqué par Julien pour rejeter les récits de la Genèse du côté des discours mensongers est qu’ils donnent de Dieu une image blasphé-

36. Contrairement à ce que soutiennent G. HUBER-REBENICH et M. CHRONZ, « Cyrill von Alexandrien. Ein Forschungsvorhaben », Heiden und Christen im 5 Jahrhundert, J. Van Oort-D. Wyrwa éd., Leuven, 1998, p. 66-87.

37. ORIGÈNE, CC IV, 38.

38. Cet argument pourrait d’ailleurs s’appuyer sur la justification que Julien (Lettre 61) a don-née de sa loi scolaire du 17 juin 362 interdisant aux chrétiens d’enseigner au motif qu’enseigner une littérature qui proclame l’existence de dieux auxquels on ne croit pas serait une marque de bassesse morale.

39. M.-O. BOULNOIS, « Dieu peut-il être jaloux ? Un débat sur les attributs divins entre l’empe-reur Julien et Cyrille d’Alexandrie », Culture classique et christianisme : Mélanges offerts à Jean Bouffartigue, Paris, 2008, p. 13-25.

40. Un second type d’argument, moins important, consiste à comparer les récits bibliques aux mythes grecs. Julien l’utilise rapidement à propos du serpent qui parle (632B) et plus longuement

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matoire (644B) : ce Dieu n’est pas omniscient puisqu’Ève s’est révélée, non une aide pour l’homme, mais la cause de leur expulsion du paradis (613B) ; il n’est pas bon puisqu’il punit, après avoir établi une loi sans laquelle il n’y aurait pas eu de chute (624A) ; c’est un Dieu envieux et malveillant (φθονεροῦ καὶ βασκάνου) qui interdit d’abord l’accès au discernement du bien et du mal (636C), puis à l’arbre de vie, étant jaloux (ζηλοτυπῆσαι) à la pensée qu’ayant eu part à la vie, l’homme puisse, de mortel, devenir immortel (644B), de sorte que le vrai bien-faiteur semble être plutôt le serpent41. Certaines de ces objections ont déjà été formulées par Celse, Porphyre ou ses condisciples42. Dire qu’il est indigne de Dieu d’interdire à l’homme d’avoir part à l’arbre de la connaissance ou à l’arbre de vie parce que c’est une marque d’envie pouvait s’appuyer sur des déclarations platoniciennes affirmant que Dieu n’est pas envieux43. En appliquant à la Bible la critique platonicienne du mythe, Julien pouvait en conclure que la doctrine juive et chrétienne, par sa proximité avec la conception homérique de la divinité, consti-tuait une régression par rapport à la définition philosophique de l’impassibilité divine44.

à propos de l’épisode de la tour de Babel (CJ IV, 708AC et 709C).

41. CJ III, 644A : « Il en résulte que le serpent est bien plutôt le bienfaiteur de la race humaine que l’artisan de sa ruine. [...] Dans ces conditions, cela revient à dire que Dieu est malveillant. »

42. L’absurdité de l’interdiction d’accéder à l’arbre de la connaissance est une objection que l’on trouve déjà chez Celse apud ORIGÈNE, CC VIII, 21 : Dieu ignore l’envie. Selon SÉVÉRIEN DE GABALA, De mundi creatione VI, 3, PG 56, 487-488 (voir aussi le texte très légèrement différent conservé dans la Chaîne sur la Genèse. Édition intégrale I, F. Petit éd., Louvain, 1991, n° 275, p. 188-189 ; un doublet se trouve dans la Collectio Coisliniana, F. Petit éd., CCSG 15, Leuven-Turnhout, 1986, col. 89, 22-42, p. 93), les « sectateurs de Porphyre » (= Contra Christianos fr. 42) objectent quant à eux qu’il est absurde d’avoir interdit la connaissance du bien. L’adversaire de Macarios de Magnésie s’appuie, lui aussi, sur le présupposé de la bonté de Dieu pour rejeter comme une fiction mensongère le récit des démons chassés dans des porcs (Mc 5, 8-14) et lui refuser le statut de fait réel (ἀληθές). MACARIOS DE MAGNÉSIE, Le Monogénès, trad. R. Goulet, Paris, 2003, III, 4, 4 : « Quelle fable ! (ὢ μῦθος) Quelle niaiserie ! (ὢ λῆρος) Quelle farce vraiment énorme ! Une harde de deux mille porcs a couru vers la mer et a péri dans une noyade commune ! », III, 4, 6 : « Car s’il y a là vraiment un fait réel (ἀληθές) et non, comme pour notre part nous le montrons, une fiction (πλάσμα), ce texte impute au Christ une grande méchanceté. »

43. PLATON, Phèdre 247a7-8 : « L’envie reste en dehors du chœur des dieux (φθόνος … ἔξω θείου χοροῦ ἵσταται) », et Timée 29a : « Disons donc pour quelle cause celui qui a formé le Devenir et le monde les a formés. Il était bon, et en ce qui est bon, nulle envie ne naît jamais à nul sujet (Ἀγαθὸς ἦν, ἀγαθῷ δὲ οὐδεὶς περὶ οὐδενὸς οὐδέποτε ἐγγίγνεται φθόνος) ».

44. Sur la critique platonicienne de la mythologie, voir L. BRISSON, « La notion de phtonos chez Platon », La jalousie (colloque de Cerisy), F. Monneyron éd., Paris, 1996, p. 13-34. Dans sa Lettre 89b, 301a, qui dessine les grands axes de sa politique de restauration du paganisme, Julien définit ainsi ce qu’il faut croire à propos des dieux : « tout d’abord qu’ils existent, ensuite que leur providence s’occupe des choses d’ici-bas, et qu’ils ne font aucun mal aux hommes, pas plus que les uns aux autres, par envie, malveillance ou hostilité (φθονοῦντες καὶ βασκαίνοντες καὶ πολεμοῦντες). Pour leur avoir prêté ces sentiments, nos poètes se sont fait honnir, tandis que les prophètes des Juifs, dans leur obstination à présenter les mêmes fables, obtiennent l’admiration

122 MARIE-ODILE BOULNOIS

Mais à côté de ces sources philosophiques, on relève aussi une grande proximité entre les griefs énoncés par Julien et les attaques gnostiques contre le démiurge : défaut d’omniscience, envie et malveillance, renversement de l’interprétation de Genèse 3 conduisant à réhabiliter le serpent45. Plusieurs hérésiologues attestent qu’une secte dite « ophite » vénérait le serpent46. Même si ces témoignages doi-vent être accueillis avec prudence concernant la place positive du serpent47, on trouve bien dans certains textes du corpus de Nag-Hammadi, en particulier dans Le témoignage véritable, les accusations d’ignorance et de jalousie ainsi que la seigneurie du serpent, trois thèmes repris par l’empereur Julien :

« De quelle sorte est donc ce Dieu là ? Premièrement, il a envié à Adam de manger de l’arbre de la gnose ; et deuxièmement, il a dit : ‘Adam, où es-tu ?’ Dieu n’a donc pas la prescience, c’est-à-dire qu’il ne savait pas dès le début. Et ensuite il a dit : ‘Jetons-le hors d’ici, afin qu’il ne mange pas de l’arbre de la vie et ne vive pas éternellement !’ Mais s’il s’est révélé (ici) lui-même comme un méchant (βασκανός) envieux (φθονει), alors quelle sorte de Dieu est-ce là ? »48

Il est vrai que Julien modifie quelque peu le contenu de ces objections. Concernant l’ignorance, il n’en parle qu’à propos des conséquences de la création de la femme et non comme les gnostiques à propos du fait que sa propre œuvre échappe aux mains du Créateur. Quant au motif du serpent, il n’est pas explicité par Julien, alors que, pour les gnostiques, le serpent trompe le démiurge, lequel voulait priver l’homme de la gnose qu’il ne possède pas lui-même. Bien évidem-ment, Julien n’en tire pas non plus de conséquences sur la faute salvatrice, mais se contente de prouver par là l’absurdité du récit et de la représentation de Dieu

des misérables sectateurs des Galiléens. » En rejetant la Bible du côté du discours faux des poètes, Julien retrouve la position d’Aristote sur le mensonge des poètes qui parlent de jalousie divine (ARISTOTE, Métaphysique I, 2, 983a2).

45. Sur les liens entre l’argumentation des gnostiques et celle de Julien, voir N. BROX, « Gnostische Argumente bei Julianus Apostata », Jahrbuch für Antike und Christentum, 10, 1967, p. 181-186 et K. KOSCHORKE, Die Polemik der Gnostiker gegen das kirchliche Christentum (Nag Hammadi Studies XII), Leiden, 1978, p. 150-151.

46. IRÉNÉE AH I, 30 ; ORIGÈNE, CC VI, 24-38 ; DIDYME, Sur la Genèse 81 et ÉPIPHANE, Panarion 37, 3, 1 et 5, 2-3.

47. J. D. KAESTLI, « L’interprétation du serpent de Genèse 3 dans quelques textes gnostiques et la question de la gnose ‘ophite’ », Gnosticisme et monde hellénistique. Actes du Colloque de Louvain-la-Neuve (11-14 mars 1980), J. Ries éd., Louvain-la-Neuve, 1982, p. 116-130.

48. Le témoignage véritable (NH IX, 3), A. et J.-P. Mahé éd., Québec-Louvain, 1996, p. 47-48. On retrouve également ces objections gnostiques dans les Homélies pseudo-clémentines III, 38 (Pléiade), Paris, p. 1297 : Simon le Mage oppose le créateur biblique à la puissance suprême en se fondant sur le fait qu’il ne possède aucun des attributs de celle-ci : « Il est privé de prescience, imparfait, déficient ; il n’est pas bon et il est soumis à des passions mauvaises, nombreuses, voire en nombre infini. » L’ignorance et la jalousie du créateur biblique sont prouvées par plusieurs références bibliques (III, 39) : celui qui est fait à sa ressemblance, Adam, n’a pas la connaissance du bien et du mal ; le créateur ne peut voir partout puisque lors de l’épisode de Babel il doit des-cendre pour voir ; en interdisant à Adam de manger de l’arbre de vie, il fait preuve de jalousie.

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qu’il véhicule. Néanmoins, en dépit de certaines divergences et sans qu’on puisse connaître le canal par lequel Julien rencontre ces arguments gnostiques49, on peut noter que c’est bien finalement pour refuser au Dieu de l’Ancien Testament le statut de divinité suprême que Julien, comme les gnostiques, pointent les défauts d’omniscience et de bonté de cette divinité. Dans la suite en effet, Julien s’appuie sur une expression d’Exode 20, 5 : « Un Dieu jaloux », pour confirmer sa thèse selon laquelle le Dieu des Hébreux est un Dieu national dont les traits ne permet-tent pas de le confondre avec le Dieu suprême50. Or ce nom « Dieu jaloux » que le créateur revendique pour lui-même est également un des arguments invoqués par les gnostiques pour prouver l’infériorité de ce démiurge distinct du Père suprême51.

B. La réfutation cyrillienne : un travail d’exégèse

Puisque l’une des forces de l’argumentation de Julien était de s’appuyer sur de nombreuses citations bibliques52, Cyrille accorde une place majeure à la réinterprétation des textes cités, pour montrer que, malgré ses prétentions, Julien ne connaît pas si bien la Bible qu’il le prétend. Ainsi, à condition « d’appliquer scrupuleusement son intelligence aux enseignements de l’Écriture »53, on pourra comprendre pourquoi la Genèse dit que la femme a été une « aide » (βοηθός) pour l’homme. Encore faut-il étudier le genre d’assistance qu’elle lui a apporté et

49. G. RINALDI, « Tracce di controversie tra pagani e cristiani nella letteratura patristica delle ‘quaestiones et responsiones’ », Annali di storia de l’esegesi, 6, 1989, p. 99-124, évoque la possi-bilité que les polémistes païens aient trouvé dans l’argumentaire gnostique des matériaux contre l’Écriture et p. 102 parle de l’hypothèse d’un rapport de circularité entre païens et gnostiques. De fait, non seulement Julien reprend certains motifs, mais Celse connaît différentes sectes gnostiques et Porphyre développe le raisonnement, présent chez Apelle (AMBROISE, De Paradiso 28, 30-32, 35, 38, 40-41), qu’il est absurde que Dieu ait empêché Adam et Ève d’accéder à la connaissance du bien.

50. M.-O. BOULNOIS, « ‘Dieu jaloux’ : Embarras et controverses autour d’un nom divin dans la littérature patristique », à paraître dans Studia Patristica (International Conference on Patristic Studies, Oxford, 2007).

51. Le témoignage véritable IX, 3, 47-48. Sur l’emploi d’Ex 20, 5 par les gnostiques, voir aussi Apocryphe de Jean, p. 13, 5-13, et Le deuxième traité du grand Seth (NH VII, 2), L. Painchaud éd., Québec, 1982, p. 64 : « Ils n’ont jamais connu la vérité ni ne la connaîtront. En effet, une grande illusion recouvre leur âme, en sorte qu’ils ne puissent jamais concevoir la liberté ni la connaître, tant qu’ils ne connaîtront pas le Fils de l’Homme. Mais, au sujet de mon Père, le monde ne m’a pas compris et pour cette raison, il s’est dressé contre moi et mes frères. Mais nous, nous sommes innocents face à lui, nous n’avons pas péché. Quelle dérision, en effet, que l’Archonte, quand il a dit : “Je suis Dieu et nul n’est plus grand que moi”. “Moi seul suis le Père et le Seigneur et il n’y en a aucun en dehors de moi” (cf. Is 45, 5-6 et 46, 9). “Je suis un Dieu jaloux qui reporte les péchés des pères sur les fils jusqu’à la troisième et la quatrième génération” (Ex 20, 5) comme s’il eût été plus puissant que moi et mes frères ! »

52. Julien est, parmi les auteurs qui ne sont ni juifs ni chrétiens, celui qui cite le plus la Bible.

53. CJ III, 617C.

124 MARIE-ODILE BOULNOIS

cela en se fondant sur Gn 1, 28 : « Croissez et multipliez et emplissez la terre » qui établit que cette aide consiste dans la procréation54. Cette exégèse qui n’est pas propre à Cyrille55, est confirmée par le mode de création de la femme qui témoigne de la sagesse divine, puisque la naissance d’Ève à partir d’Adam a pour but d’implanter en l’homme un désir inné qui le porte vers sa femme56, comme en témoigne Gn 2, 23 : « Voici maintenant l’os de mes os, la chair de ma chair ! On appellera celle-ci ‘femme’ parce que c’est de son homme qu’elle a été prise. » Il est notable qu’à la différence de Grégoire de Nysse57, Cyrille professe que la propagation de l’espèce par la procréation, loin d’être une conséquence du péché pour remédier à la mortalité, était prévue dès l’origine. Par ailleurs, pour réfuter le défaut d’omniscience dont Julien accuse Dieu à propos du rôle de la femme, Cyrille précise que, malgré sa prescience (selon Suzanne 35a), Dieu laisse l’homme libre (629B).

Concernant l’interdiction divine de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, Julien avait souligné qu’il était absurde de la part de Dieu d’em-pêcher l’homme de discerner entre le bien et le mal, puisqu’une telle sagesse constitue le bien le plus précieux de l’humanité. Pour le réfuter, Cyrille établit là encore que Julien « ignore la signification des Écritures », puisqu’il confond le discernement et la connaissance, et c’est en s’appuyant sur un autre passage biblique (Gn 4, 1) qu’il propose une définition précise de la γνῶσις. Lorsqu’il est dit qu’« Adam connut Ève », il ne peut s’agir d’une pure appréhension intel-lectuelle, mais l’Écriture dénomme « connaissance » la réalité même du rapport sexuel. Comme Jean Chrysostome et Grégoire de Nysse58, Cyrille invite donc à

54. Voir aussi Glaphyres sur la Genèse 2, PG 69, 20D.

55. JEAN CHRYSOSTOME, La Virginité XLVI, 1-2 : à la question de savoir pourquoi l’Écriture appelle la femme une aide alors qu’elle a été une gêne pour atteindre la vie parfaite, il répond (5) en montrant que l’aide concerne la procréation des enfants ; AMBROISE, De Paradiso X, 47, 304 et 48, 306 ; AUGUSTIN, De Gen ad litt IX, III, 5, cite lui aussi Gn 1, 28 pour répondre à la question de savoir à quelle fin cette aide a été créée. Voir E. PRINZIVALLI, « Donna e generazione nei Padri della chiesa », La donna nel pensiero cristiano antico, U. Mattioli éd., Genova, 1992, p. 79-94.

56. CJ III, 637C. La procréation fait partie des « tendances innées » antérieures à la corruption. Voir aussi THÉODORET DE CYR, Quaest Gen XXX, p. 32, 18-33, 4, traduit par A. LE BOULLUEC, « De l’unité du couple à l’union du Christ et de l’Église chez les exégètes chrétiens antiques », Alexandrie antique et chrétienne (Études Augustiniennes), Paris, 2006, p. 165.

57. GRÉGOIRE DE NYSSE, Création de l’homme XVI.

58. JEAN CHRYSOSTOME, Sermons sur la Genèse VII, 2 : même auparavant, Adam savait que l’obéissance est le bien et la désobéissance le mal ; mais plus tard, il l’apprit plus clairement « par l’expérience même des choses ». GRÉGOIRE DE NYSSE, La création de l’homme XX, 200C cite trois autres textes pour appuyer ce sens de « connaissance » : 1 Tim 2, 19 ; Ex 33, 17 ; Mt 7, 23. « Le mot connaissance ne paraît pas désigner partout la science et le pur savoir, mais plutôt une disposition intérieure (διάθεσις) vis-à-vis de ce qui nous est agréable. […] La connaissance (s.e. du mal), c’est-à-dire la prise de contact avec lui dans l’expérience (διὰ τῆς πείρας), est le commencement et le fondement de la mort et de la corruption. »

GENÈSE 2-3 : MYTHE OU VÉRITÉ ? 125

distinguer la connaissance simple qui est pure saisie intellectuelle (εἴδησις) et que possédait Adam, de la connaissance par expérience (διὰ πείρας)59. Ce qui est interdit n’est pas de discerner le bien du mal, car c’est une activité propre à toute nature raisonnable, y compris les saints anges et Dieu lui-même60, mais de faire l’expérience du mal. Connaître le mal sans l’avoir expérimenté, c’est le connaître sans en être esclave (ἀτυραννεύτως), ce qui est bien le cas des anges qui n’ont pas déchu61 et qui ont dès lors pu préserver l’intégrité de leur libre arbitre.

Que ce soit à propos de la création de la femme ou de l’interdiction de manger de l’arbre de la connaissance, c’est en définitive la question de la liberté humaine qui est posée. En conséquence, parallèlement aux explications exégétiques sur la signification des termes bibliques, Cyrille entreprend aussi un travail apologétique en recourant aux témoignages des maîtres de Julien pour corroborer la doctrine chrétienne, sur deux points majeurs : la liberté humaine et la providence divine. Sont ainsi invoqués des textes de Platon, Porphyre, Alexandre d’Aphrodise.

C. Les philosophes païens corroborent la théologie chrétienne62

1) Défense de la liberté humaine

L’objectif de Cyrille, dans un contexte de théodicée, est de prouver que si la femme n’a pas été une bonne conseillère, la faute n’en incombe pas à Dieu qui est « non-responsable » (ἀναίτιος), mais au choix libre de la femme63 :

« Certes, il faut admettre qu’elle n’a pas été bonne conseillère : je ne nierai nullement la vérité. Mais si Julien peut critiquer quelque chose dans les lois de la nature ou reprocher aux actes divins de n’avoir pas été bien faits, qu’il nous enseigne les chefs d’accusation au nom desquels on pourrait imputer à Dieu de s’être écarté de son but. Mais si c’est là pure folie et preuve manifeste de la plus totale démence, en vertu de quoi prétend-il que Dieu s’est trompé, si la femme a été dévoyée par les chuchotements d’un autre, jusqu’à choisir de faire ce qui n’était pas permis ? De fait, l’esprit humain avait reçu en partage le pouvoir de décider les actes à accomplir ou à ne pas accomplir et il lui avait été accordé, comme je l’ai dit, de se porter par

59. Cette même distinction se retrouve dans les Glaph Gen, PG 69, 144D-145A, à propos du sacrifice d’Abraham : Dieu savait par saisie intellectuelle (εἰδήσει) ce dont Abraham était capable, mais pour que cette connaissance (γνῶσις) soit révélée à tous les hommes, il fallait qu’elle se manifeste par l’épreuve elle-même (διὰ τῆς πείρας).

60. Dieu ne pourrait pas légiférer s’il ne possédait pas le discernement du bien et du mal (641D).

61. Les anges servent souvent à Cyrille de modèle gnoséologique pour éclairer le cas des hommes. Ainsi en CJ III, 625D, la nécessité de l’obéissance aux lois est illustrée par le fait que le monde angélique est lui aussi soumis à des lois.

62. Pour un traitement plus large de la question du libre arbitre chez Cyrille, voir M.-O. BOULNOIS, « Liberté, origine du mal et prescience divine selon Cyrille d’Alexandrie », Revue des Études Augustiniennes, 46, 2000, p. 61-82.

63. Voir PLATON, Rép X, 617e : αἰτία ἑλομένου • θεὸς ἀναίτιος. GRÉGOIRE DE NYSSE, Discours catéchétique V, 2, SC 453, Paris, 2000, p. 171.

126 MARIE-ODILE BOULNOIS

des inclinations volontaires vers n’importe quelle conduite – étant donné que Dieu l’excellent artisan de l’univers a décidé que cela aussi était bon (δόξαν ἔχειν καὶ τοῦτο ὄρθως τῷ πάντων ἀριστοτέχνῃ θεῷ). »64

L’homme, à la différence de Dieu, n’est pas immuable par nature, étant doté de la liberté qui seule permet au bien d’être le résultat non d’un effet de sa nature, mais de son choix65. À l’origine, l’homme a été créé orienté vers le bien et incor-ruptible. Et Cyrille va même jusqu’à soutenir, tout en étant conscient du paradoxe de sa thèse, que le corps humain avait été créé au départ plus fort que la corruption et que la mort66. Ce qui est incroyable parce que contre-nature, en convient-il, est pourtant possible à Dieu en raison de sa toute-puissance67. Cette insistance sur l’idée que la nature de l’homme a été créée bonne à l’origine a deux enjeux : elle permet, d’une part, de disculper Dieu d’être à l’origine du mal68, ce que confirme Gn 1, 30 où il apparaît que toutes les choses créées par Dieu étaient très bonnes ; d’autre part, elle établit que le désir du bien est inscrit dans l’homme et que l’idée de Dieu est ancrée dans sa nature même69. Ainsi, la liberté plénière tient à l’état d’incorruptibilité : tant que l’homme restait à l’écart de la corruption et des passions, « il faisait librement ce qu’il voulait » (637C) ; ses désirs étaient naturels, et non tyranniques. Mais dès que la loi du péché s’est insinuée (cf. Rm 7, 14-23), elle est venue affaiblir la nature humaine, aliéner sa liberté et la soumettre à l’esclavage70.

64. CJ III, 620CD. δόξαν est ici un accusatif absolu construit avec le datif de la personne qui a pris une décision. Cette tournure est très fréquente chez Cyrille, en particulier avec le nom de Dieu au datif. Cf. In Ioannem (4, 22), II, 5, 186e, (Pusey 1, 278, 20) : δόξαν οὕτω τῷ πάντων ἀριστοτέχνῃ θεῷ : « étant donné que Dieu l’excellent artisan de toutes choses en a décidé ainsi ».

65. CJ III, 617D. Un passage du De Adoratione, PG 68, 145CD, développe de manière très semblable ces trois thèses : l’homme a été créé au départ pour l’emporter sur les passions ; il est doté du libre arbitre afin que la vertu soit l’objet d’un choix et non d’une loi de nature ; à la différence de l’Être transcendant qui est immuable, la créature est muable.

66. CJ III, 637B et CJ VIII, 925.

67. À nouveau, Cyrille demande à Julien qu’il traite à égalité Platon et Moïse. À partir du moment où il accepte de faire crédit à Platon, quand ce dernier dit que la divinité peut décider que les êtres créés ne seront jamais dissous (Timée 41b), il ne peut refuser à Dieu le pouvoir de donner aux êtres, par nature corruptibles, d’être établis au-dessus de la corruption.

68. Dans son Com In Rom 9, 21, Pusey, p. 229-231, Cyrille réfute de manière plus directe les doctrines gnostiques ou manichéennes qui accusent le créateur d’être à l’origine de natures mauvaises.

69. SÉVÉRIEN DE GABALA, De mundi creatione VI, 5, PG 56, 490 (Chaîne sur la Genèse. Édition intégrale I, F. Petit éd., Louvain, 1991, n° 278, p. 191-192), montre que c’est précisément en se servant du désir de Dieu implanté (ἐμπεφυτευμένῳ) en l’homme que le serpent a trompé Adam, car il n’aurait pu le faire en allant contre sa nature.

70. L’homme est comparé à un prisonnier de guerre (δορίκτητος), comme en Lettre Festale IX, 4, 589C, SC 392 : l’homme à l’origine libre a été rendu captif par le diable qui, en semant l’erreur polythéiste, a voulu éviter que l’homme ne suive sa nature et ne revienne naturellement vers Dieu.

GENÈSE 2-3 : MYTHE OU VÉRITÉ ? 127

Pour donner plus de poids à sa réfutation centrée sur le libre arbitre, Cyrille complète son exposé théologique par le témoignage des « maîtres à penser » (621A) de Julien. D’un point de vue doxographique, ces citations sont d’une importance majeure, dans la mesure où elles sont le seul témoignage subsistant de deux traités perdus : l’À Nemertius de Porphyre et Sur la providence d’Alexandre d’Aphrodise71. Les deux citations de Porphyre établissent que l’homme est doté du libre arbitre qui lui permet de choisir le bien ou le mal et de recevoir louanges ou blâmes, ceux-ci n’ayant de raison d’être que si l’acte a été commis librement.

« Dieu a voulu que les hommes aient aussi part à la vérité qui porte sur les réalités (intelligibles) ; c’est pourquoi il les a doués de raison, attendu que la raison est bel et bien capable de se mettre sur les traces de la vérité, et il a donné aussi à chacun la liberté et le libre arbitre (τὸ ἐλεύθερον καὶ αὐτεξούσιον), afin que dépende de chacun d’eux le bien que couronne l’éloge de ce qui est volontaire. Mais la plupart des hommes, parce qu’ils ont incliné vers l’absence de raison et de raisonnement causée par la paresse, sont tombés dans la vie bestiale, et se sont trompés sur les réalités (intelligibles), dont la vérité ne pouvait être atteinte – et à grand peine encore – par l’homme sobre que grâce à la vertu d’un labeur assidu. »72

« L’âme a reçu en partage le libre-arbitre pour acquérir librement la vertu ou pour choisir volontairement le vice73 afin que pour chacune d’elles soit évalué ce qui

La force d’attraction du bien est telle sur la nature humaine que le diable doit inventer des ruses pour que l’homme ne redevienne pas libre et n’échappe pas à sa tyrannie en choisissant le bien. Cf. B. MEUNIER, Le Christ de Cyrille d’Alexandrie. L’humanité, le salut et la question monophysite, Paris, 1997, p. 66 : « En cédant au péché, Adam a introduit en sa nature cette faiblesse. »

71. Il existe cependant une traduction arabe de ce traité. Cf Silvia FAZZO, « La versione araba del Περὶ προνοίας di Alessandro di Afrodisia e i frammenti greci nel trattato Contra Julianum di Cirillo Alessandrino », Aevum, 74 (2), 2000, p. 399-419 ; P. THILLET, Alexandre d’Aphro-dise, Traité de la Providence, Lagrasse, 2003 ; Ch. RIEDWEG, « Alexander of Aphrodisias, De Providentia : Greek fragments and Arabic versions », Culture in pieces. A conference in honour of Peter Parsons, D. Obbink-R. Rutherford éd., Oxford, à paraître en 2008. Néanmoins les frag-ments grecs cités par Cyrille n’ont pas tous leur équivalent dans la traduction arabe. Ainsi en est-il pour celui qui est cité en CJ III, 621C, dont S. Fazzo prouve pourtant l’authenticité en soulignant l’homogénéité de style et de lexique avec un passage du traité Sur le destin 27 que Cyrille cite d’ailleurs juste après le passage Sur la providence.

72. PORPHYRE, À Nemertius ( = 276F, A. Smith éd., Lipsiae, 1993) cité par CJ III, 621A.

73. Ce passage présente des difficultés textuelles. A. Smith édite τῆς γὰρ ψυχῆς τὸ αὐτεξούσιον εἰς ἀρετῆς ἐλευθεριότητος κτῆσιν εἰληχυίας ἢ κακίας τὴν ἑκούσιον αἵρεσιν : « l’âme a reçu le libre arbitre pour acquérir la liberté qui consiste dans la vertu (ἀρετῆς attesté dans le manuscrit V serait apposé à ἐλευθεριότητος) ou pour choisir volontairement le vice ». P. Burguière propose une conjecture : ἀρετῆς ἐλευθέραν (au lieu de ἐλευθεριότητος) κτῆσιν εἰληχυίας ἢ κακίας τὴν ἑκούσιον αἵρεσιν : « l’âme a reçu le libre arbitre pour acquérir librement la vertu ou pour choisir volontairement le vice ». Cette solution me semble intéressante pour deux raisons. La plus importante est que ἐλευθεριότης ne signifie jamais « liberté », mais « libéralité, générosité », ce qui serait un indice que, vu le contexte de ce fragment portant sur le choix et la liberté, il ne peut s’agir de ἐλευθεριότης, mais de l’adjectif ἐλεύθερος. D’autre part, si les deux membres de la phrase coordonnés par ἢ sont parallèles, ἀρετῆς correspondant à κακίας, κτῆσιν à αἵρεσιν, cela oblige aussi à supposer un ἐλευθέραν face au ἑκούσιον. Ainsi ce fragment mettrait en parallèle

128 MARIE-ODILE BOULNOIS

est digne d’éloges ou de blâmes, et afin qu’il y ait place chez les hommes pour les approbations, les éloges, et les distributions d’honneurs, comme pour les blâmes, les disgrâces et les châtiments, destinés à ceux qui ont choisi d’accomplir les œuvres d’injustice. Et les sages disent que les âmes choisissent la vie que chacune veut, ayant reçu de la providence le pouvoir de décision. »74

Alexandre d’Aphrodise cherche, quant à lui, à établir que les vertus n’existent pas en nous par nature, car il n’y aurait alors plus de place pour le vice. Mais la bienveillance divine a fait en sorte que leur acquisition soit en notre pouvoir. Ainsi est-il possible d’acquérir la vertu que nous ne possédons pas par nature. La preuve que les vertus ne relèvent pas de la nature se révèle dans le fait que tous les hommes ne les possèdent pas, ce qui précisément justifie les éloges et les blâmes.

« On pourrait apercevoir ici aussi la bienveillance de la nature divine à notre égard. En effet, puisqu’il n’était pas possible que les vertus existent en nous par nature, en donnant le pouvoir dont elle disposait souverainement, elle a fait en sorte que leur acquisition dépende de nous mêmes et non pas de qui que ce soit d’autre ; de la sorte, ce qu’il nous était impossible de recevoir d’elle, nous pourrions l’obtenir de notre propre chef, comme si cela venait d’elle. Si nous pouvions avoir les vertus par nature, aucune place ne serait laissée au vice ; mais, puisque c’est impossible, car la nature va seulement jusqu’à nous rendre capables de vertu, il était fatal que tout ce qui peut acquérir une qualité dont il existe un contraire soit aussi capable d’acquérir la qualité contraire. »75

2) Défense de la providence divine

Dans ce travail apologétique, en sus de sa réflexion sur la liberté humaine, Cyrille revient aussi sur la définition de la providence divine. En effet, le seul examen de ce qu’est la véritable bonté divine permet de disculper Moïse d’avoir professé des blasphèmes sur Dieu76. Ainsi Dieu ne peut-il être accusé de manquer de bonté, soit quand il impose des lois, puisque c’est le propre d’un être bon de ne

soit une acquisition libre de la vertu soit un choix volontaire du vice. L’état actuel, et encore provisoire, de l’édition de Ch. Riedweg, se présente ainsi : τῆς γὰρ ψυχῆς τὸ αὐτεξούσιον εἰς ἀρετὴν ἐλευθεριότητος κτῆσιν εἰληχυίας ἢ κακίας τὴν ἑκούσιον αἵρεσιν. La leçon ἀρετὴν est attestée par les manuscrits ME, et Ch. Riedweg propose de construire le génitif (τῆς ψυχῆς) en sous-entendant un εἶναι ; il s’agirait d’un discours indirect : « à l’âme qui a reçu la possession de la liberté appartient le libre arbitre pour aller vers la vertu ou pour choisir volontairement le vice ». Néanmoins, dans cette hypothèse, le sens d’ἐλευθεριότης n’est pas résolu et la dissymétrie entre les deux membres de phrase coordonnés par ἢ semble étrange.

74. PORPHYRE, À Nemertius (= 277F) cité en CJ III, 621B.

75. ALEXANDRE D’APHRODISE, Sur la providence cité en CJ III, 621C. La citation conjointe de ces deux œuvres de Porphyre et d’Alexandre d’Aphrodise, se retrouve plus loin en CJ V 741AB (ALEXANDRE, Sur la providence) et 753C-756C (PORPHYRE, À Nemertius). Je n’ai pas trouvé d’autre auteur que Cyrille qui cite ensemble ces deux philosophes.

76. Nous retrouvons au livre IV cette question de savoir en quoi consiste la vraie bonté avec la question des dieux ethnarques : un Dieu bon ne doit-il pas s’occuper lui-même de ses créatures au lieu d’en confier le soin à d’autres qui lui sont inférieurs ?

GENÈSE 2-3 : MYTHE OU VÉRITÉ ? 129

pas laisser sans guide ceux dont il a la charge ; soit quand il interdit l’arbre de la connaissance, puisqu’il le fait pour écarter l’homme de l’expérience du mal et non de sa connaissance intellectuelle ; soit quand il empêche l’accès à l’arbre de vie, puisque la mort est présentée comme un remède mettant un terme au mal. Pour justifier l’utilité des lois, Cyrille procède crescendo, allant du cas des hommes à celui des anges, qui prouve a fortiori l’universalité de ce principe d’obéissance, en combinant le double témoignage d’une citation ou allusion scripturaire et d’un texte philosophique. L’utilité des lois pour les hommes est appuyée sur les images du frein des chevaux et du gouvernail des bateaux tirées de Jc 3, 3-4 (624D) et sur Platon, Lois IV, 715e-716a (624B) ; l’obéissance des éléments célestes à des règles est illustrée par les Ps 103, 19 et 18, 2, et par un extrait du traité Sur la providence d’Alexandre d’Aphrodise (625BC)77 ; quant au monde intelligible lui-même, son obéissance au créateur se manifeste dans le service et les hymnes des anges, comme en témoignent Is 6, 1-2 et Ps 102, 20-2178.

La providence divine se manifeste aussi par l’emplacement de l’arbre défendu. Pour traiter de manière plus exhaustive les problèmes posés par Genèse 2-3, Cyrille ne se contente pas de répondre aux objections de son adversaire, mais en évoque d’autres, potentielles. Ainsi pourrait-on objecter qu’il eût été plus utile que l’arbre interdit fût placé dans des parties reculées et non au milieu du jardin, ce qui accroissait les risques de tentation. Pourtant cet emplacement central témoigne de la bonté divine si l’on en comprend bien la triple visée. En obligeant l’homme à reconnaître qu’il a Dieu pour maître, il lui remet en mémoire son statut de créature, son lien avec la loi, et lui évite ainsi le péché d’orgueil79 ; la vue constante de cet arbre donne aussi à l’homme l’occasion de s’exercer à la maîtrise de lui-même80 ; enfin et surtout cet arbre, parce qu’il évoque celui qui a donné cette loi, constitue un chemin vers la contemplation de Dieu qui est le bonheur suprême81. Ce dernier

77. Comme l’a montré S. FAZZO, art. cit., ce passage que Cyrille cite comme étant la pensée d’Alexandre comprend en fait deux parties : l’exposé de la position stoïcienne sur l’immanence divine, puis les thèses proprement dites d’Alexandre qui présente, avec précaution, une doctrine de la providence dont il trouve une preuve dans le fait que la préservation des êtres sublunaires est due à la régularité des mouvements célestes.

78. Un développement proche se trouve en LF XII, 2, 28, SC 434.

79. Voir aussi Glaph Gen 2, 20CD, et De Ad 148B. On constate une grande proximité entre Cyrille et IRÉNÉE, Démonstration de la prédication apostolique 15, SC 406 : « De peur que l’homme ne s’enorgueillît et ne s’élevât, comme s’il n’avait pas de Maître, et que, à cause du pouvoir qui lui avait été donné et de l’assurance qu’il possédait à l’égard de Dieu son créateur, il n’en vînt à pécher en dépassant la mesure qui lui avait été impartie et qu’en se complaisant en lui-même il ne conçût des pensées d’orgueil contre Dieu, une loi fut donnée par Dieu afin qu’il sût qu’il avait pour Maître le Seigneur de toutes choses. » AUGUSTIN, Enarrationes in Psalmos 70, 7, 14 : Dieu n’a besoin de rien et la seule raison de cet ordre est pour Dieu de montrer à l’homme qu’il est son Seigneur.

80. Cf. aussi CJ VIII, 925.

81. Interpréter l’arbre de la connaissance en lien avec la contemplation est une idée que je

130 MARIE-ODILE BOULNOIS

point, beaucoup plus développé que les précédents, est illustré à la fois par un dossier scripturaire autour de la vision de Dieu (Jn 17, 3 ; Ex 33, 13 ; Ex 19, 18-20 ; Jn 5, 37) et par une citation d’Alexandre d’Aphrodise (629A)82. Ce dernier présente comme un don de la providence divine le fait que le plus haut bonheur consiste dans le culte envers Dieu. Pour le prouver, il recourt à un syllogisme. Le bonheur a son sommet dans la contemplation ; or la contemplation est la connais-sance vraie des réalités les meilleures, c’est-à-dire des réalités divines ; donc le bonheur réside dans la connaissance du divin. Le commentateur d’Aristote peut s’inspirer ici à la fois de l’Éthique à Nicomaque 1178b5-28 qui démontre que le parfait bonheur consiste dans la contemplation, et de la Métaphysique Λ 1072b24 qui établit que la contemplation est ce qu’il y a de meilleur. Ayant découvert que ce passage d’Alexandre a été repris par Michel d’Éphèse dans son Commentaire sur l’Éthique à Nicomaque 1178b783, je me demande si cet extrait d’Alexandre d’Aphrodise, que Cyrille cite comme tiré de son traité Sur la providence, mais qui n’a pas de parallèle en arabe, ne pourrait pas plutôt appartenir au commentaire perdu d’Alexandre à la Métaphysique, dans la mesure où l’on sait que Michel d’Éphèse a intégré beaucoup de matériaux tirés de ce commentaire.

Autre objection possible à la bonté divine : il eût paru préférable de ne permet-tre même pas à certains hommes d’accéder à l’existence (629C). Une fois encore, Cyrille répond, grâce à deux versets bibliques (Is 40, 13 et Ps 76, 20)84 combinés à une citation de Porphyre (632A)85, que les décisions divines ne doivent pas être remises en cause dans la mesure où elles sont insondables. Cyrille retrouve ainsi un thème qui lui est cher : la condamnation de la curiosité et des recherches déplacées (πολυπραγμοσύνη)86. Enfin, loin d’être un signe de jalousie divine, l’interdiction d’accéder à l’arbre de vie est au contraire la preuve de la plus grande providence de Dieu (644C), puisque la mort ainsi rendue possible permet que le

n’ai rencontrée que chez GRÉGOIRE DE NAZIANZE (Discours 38, 12 et In S. Pascha 45, 8, PG 36, 632D) : rejetant comme fausse l’idée que cet arbre aurait à l’origine été planté par malveillance ou interdit par jalousie, Grégoire propose comme son interprétation personnelle (« d’après ma contemplation à moi ») de voir dans cet arbre la contemplation.

82. CJ V, 741A13-B2, donne un autre passage d’Alexandre d’Aphrodise très proche qui suit lui aussi la citation de Jn 17, 3.

83. L’apparat critique de l’édition d’Heylbut de MICHEL D’ÉPHÈSE, In Ethica Nicomachea IX-X commentaria, CAG 20, Berlin, 1892, p. 597, l. 14, n’indique pas cette source.

84. Alors qu’Is 40, 13 est une référence constante pour illustrer le caractère insondable des décrets divins, Ps 76, 20 est une citation très peu fréquemment utilisée par les Pères, en dehors de leurs commentaires des Psaumes. Je ne l’ai trouvée utilisée que par ÉPIPHANE, Panarion 73, 7, 1, d’une manière très proche d’un autre passage cyrillien De Ad, PG 68, 601, 39 : tous deux rapprochent Rm 11, 33 et Ps 76, 20.

85. Sur les problèmes textuels que pose cette citation voir Ch. RIEDWEG, « Scritto e conscritto : per una nuova edizione di Cirillo Alessandrino », Rudiae, 10, 1998, p. 424-426.

86. M.-O. BOULNOIS, Le paradoxe trinitaire chez Cyrille d’Alexandrie. Herméneutique, analy-ses philosophiques et argumentation théologique (Études Augustiniennes), Paris, 1994, p. 53-54.

GENÈSE 2-3 : MYTHE OU VÉRITÉ ? 131

mal ne se perpétue pas sans fin87. À la suite d’Irénée88, Cyrille présente donc la mort moins comme un châtiment que comme le moyen providentiel inventé par Dieu pour empêcher que le péché de l’homme ne demeure éternel. Chez Cyrille, cette présentation de la mort comme remède est assez rare, puisqu’on ne la trouve, en dehors de ce cas, que dans les Glaphyres sur la Genèse89. Dans le reste de son œuvre, la mort est plutôt considérée comme la conséquence interne du péché, selon la malédiction de Gn 3, 1990. Ces deux lectures coexistent donc chez Cyrille sans être unifiées. À nouveau, Julien est accusé de ne pas savoir lire ses propres maîtres, puisque dans deux passages de l’À Nemertius, Porphyre soutient que la mort peut être envoyée par Dieu dans un but salutaire et non par une quelconque malveillance. Dieu agit parfois comme un empereur qui n’a pas d’autre moyen pour sauvegarder l’intérêt général que d’exiler ou de faire mourir tel ou tel. On ne doit donc pas remettre en cause les décisions divines qui sont les meilleures possibles91.

Puisque Cyrille s’accorde avec Julien sur la nécessité de professer la bonté comme attribut divin, il lui faut réfuter les allégations de son adversaire en montrant en quoi consiste la vraie bonté. Loin d’être envieux et vaincu par les aiguillons de la jalousie (ζήλου κέντροις), Dieu agit en être plein de sagesse qui sait en quoi consiste le vrai bien92. Déjà dans le Contre Julien II, une citation du traité Sur la providence d’Alexandre d’Aphrodise93 lui avait permis de montrer qu’un Dieu bon se devait de s’occuper lui-même de ses créatures, au lieu de les confier à la charge de divinités subalternes, ce que défendait l’interprétation du Timée par Julien. Selon Cyrille, la vraie bonté consiste donc pour Dieu à intervenir par sa providence aussi bien pour guider les hommes par des lois, que pour l’aider à rester tourné vers la contemplation divine, et pour mettre un terme au mal.

87. CJ III, 644C : ce passage est la source d’où est tiré un fragment édité par F. Petit dans la Chaîne sur la Genèse t. 1, 458, p. 294, mais que l’éditrice n’avait pas réussi à identifier.

88. IRÉNÉE, AH III, 23, 6.

89. Glaph Gen I, 24D.

90. Cf. B. MEUNIER, op. cit., p. 59-60.

91. CJ III, 645BD : PORPHYRE, À Nemertius (280F et 282 F). Le deuxième fragment est à nou-veau cité en CJ V, 756BC dans un développement proche où Cyrille disculpe Dieu de l’accusation d’injustice en réclamant de l’homme qu’il ne critique pas témérairement les décisions divines.

92. CJ III, 645D.

93. CJ II, 596B : « Dire que Dieu refuse d’accorder sa Providence aux choses d’ici-bas, c’est aller résolument à l’encontre de la notion de Dieu : car c’est faire preuve d’une certaine envie et d’une nature complètement pervertie que de ne pas faire le bien quand on peut le faire. » Ce passage d’Alexandre d’Aphrodise peut avoir influencé JEAN PHILOPON, In Aristotelis physicorum libros commentaria, CAG 17, Berlin, 1888, p. 897, 21 : « Pouvoir faire du bien sans le faire n’est pas divin. Car c’est le fait d’un être envieux ou oisif. »

132 MARIE-ODILE BOULNOIS

Le conflit entre Julien et Cyrille semble avoir déplacé le débat autour des premiers chapitres de la Genèse : il ne s’agit plus de savoir si ces textes sont susceptibles de recevoir une lecture allégorique, mais de poser la question de leur vérité littérale. Que Julien ait accepté ou non que les récits bibliques aient un sens caché (alternative difficile à trancher) importe peu pour Cyrille, car, pour lui, l’urgence est plutôt de montrer la vérité de ces textes, en les écartant de toute assimilation à la mythologie. Du coup, au lieu de revendiquer, comme Origène, le même droit que les païens à allégoriser ces récits, il cherche à prouver que les auteurs païens, comme Hérodote ou Platon, croient à la véridicité de leurs propres récits mythologiques. L’enjeu est de réfuter les conclusions théologiques que Julien tirait de ces récits, à savoir que les chrétiens ont de Dieu une conception blasphématoire, le dépouillant de ses attributs de toute-puissance et de bonté. Pour Cyrille, seule une exégèse scrupuleuse des textes permet, par l’analyse de mots comme βοηθός (Gn 2, 18) ou γινώσκειν (Gn 2, 17), de disculper Dieu de toute responsabilité dans le malheur qui frappe le premier couple humain, puisqu’il a sa source dans un mauvais usage du libre arbitre. Dans une œuvre apologétique comme le Contre Julien, le travail exégétique ne suffit pas, même s’il est nécessaire pour réfuter la prétention de Julien à connaître la Bible ; Cyrille produit aussi des témoins philosophiques corroborant sa réflexion sur le libre-arbitre, ce qui nous vaut la conservation de fragments d’œuvres, par ailleurs perdues, d’Alexandre d’Aphrodise et de Porphyre.

Marie-Odile BOULNOIS

Directrice d’études à l’E.P.H.E. Membre du L.E.M.

GENÈSE 2-3 : MYTHE OU VÉRITÉ ? 133

RÉSUMÉ : Parmi les premières critiques énoncées par l’empereur Julien contre le christianisme fi gure l’assimilation des récits bibliques de Genèse 2-3 à des mythes, par conséquent dénués de toute vérité historique. Que Julien ait ou non accordé aux chrétiens le droit de recourir à une lecture allégorique (suivant l’interprétation délicate du fr. 17), Cyrille d’Alexandrie dans son Contre Julien se doit de défendre le sens historique des récits bibliques, après les critiques antiochiennes contre l’allégorie. L’enjeu de cet affrontement exégétique est la compatibilité de Genèse 2-3 avec les attributs divins de toute-puissance et de bonté. Pour réfuter les arguments de Julien, souvent proches de ceux que les gnostiques avaient élaborés pour prouver l’infériorité du démiurge, Cyrille lui reproche de ne pas connaître ses propres maîtres, en particulier Alexandre d’Aphrodise et Porphyre dont il cite des fragments (d’œuvres par ailleurs perdues) pour corroborer son analyse sur la liberté humaine et la providence divine.

ABSTRACT : Among the fi rst criticisms outlined by the emperor Julian against Christianity is the assimilation of the biblical stories of Genesis 2-3 to myths, therefore devoid of any historical truth. Whether or not Julian has given to Christians the right to use an allegorical reading (depending on the interpretation of the delicate fr. 17), Cyril of Alexandria in his Contra Julianum must defend the historical sense of biblical stories, because of the antiochian criticisms against allegory. The stake of this exegetical debate is the compatibility of Genesis 2-3 with the attributes of divine omnipotence and goodness. To rebut the arguments of Julian, often close to those that Gnostics had developed to prove the inferiority of the demiurge, Cyril accuses him of not knowing its own masters, especially Alexander of Aphrodisias and Porphyry from which he cites fragments (from works otherwise lost) to corroborate his analysis on human freedom and divine providence.


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