VILLE RÊVÉE, VILLE IDÉALE. PROJETS D’AMÉNAGEMENTS SUR LA
FRICHE URBAINE DE LA POINTE-AUX-LIÈVRES À QUÉBEC
Martine FREEDMAN
Université Laval
Résumé
Le terrain de la Pointe-aux-Lièvres, dans la basse ville de Québec, offre un riche potentiel de développement. Un espace vacant au centre ville offre la possibilité de penser ou de rêver à de multiples projets d’aménagement. Les différents acteurs impliqués dans l’élaboration de ces projets ne conçoivent pas le paysage de la même façon. Il convient alors de s’interroger sur les raisons de ces divergences. Une analyse du discours de mémoires, de rapports, de procès-verbaux et de prises de notes de consultations publiques de 1990 à 2006 a servi de support pour répondre à ces questions. Les résultats montrent que face à la friche urbaine les différents acteurs formulent des projets qui révèlent notamment comment ils perçoivent leur ville rêvée ou idéale. Seulement, même si les projets présentés semblent concordants, des nuances majeures indiquent que les acteurs ne pensent pas le paysage de la même façon.
Mots-clés : projets d’aménagement, friche urbaine, consultations publiques, ville de Québec
Abstract
Pointe-aux-Lièvres field in the low part of Quebec City has a considerable potential of growth. A vacant space located in a city centre offers the opportunity to think or to dream of many planning projects. The different proponents involved in these development projects do not imagine the landscape on the same way. Therefore, we have to examine the reasons of these differences. A discourse analysis of the reports, the meetings minute, and notes taken during public consultations from 1990 to 2006 were used to answer this question. The results show that, facing a urban wasteland, proponents express projects that show especially how they imagine their dreamed or ideal city. However, even though the presented projects seem similar, major components point out that actors do not think on the same way about landscape.
Keywords: planning projects, urban wasteland, public consultation, Quebec City
INTRODUCTION
Le terrain de la Pointe-aux-Lièvres, au cœur de la ville de Québec demeure en friche depuis
les années 1980. Un espace vacant étendu au centre ville offre la possibilité de penser ou de
rêver à de multiples projets d’aménagement. Toutefois, les différents acteurs impliqués
dans l’élaboration de ces projets ne conçoivent pas le paysage de la même façon. Il
convient alors de s’interroger sur les raisons de ces divergences. Pour ce faire, une analyse
des discours produits par ces acteurs éclairée par les concepts de territorialité et de sens du
lieu a été réalisée. Cette étude montre que selon la position des acteurs, ces derniers se
préoccupent davantage de la forme que du sens du paysage. Par ailleurs, elle relève
l’importance de considérer le discours comme étant situé par rapport à un contexte.
LA POINTE-AUX-LIÈVRES : UNE FRICHE URBAINE AU CŒUR DE LA VILLE
La Pointe-aux-Lièvres est située dans le quartier Saint-Roch à Québec, un quartier central
en revitalisation depuis le début des années 1990 (voir carte, figure 1). Plusieurs terrains
d’une superficie totale d’environ dix hectares sont vacants dans ce secteur (Ville de
Québec, 1991). La majorité de ces terrains appartient à la Ville de Québec depuis les
années 1980 (Ville de Québec, 2005b). Comme ces terrains sont localisés dans un endroit
stratégique (à proximité du centre ville, des transports publics, d’une autoroute, de parcs et
de plusieurs équipements) et pourraient contribuer à repeupler les quartiers centraux, la
Ville les considère comme zone prioritaire de réaménagement (Conseil de quartier du 28
avril 2005; Ville de Québec, 2005b). Un premier projet d’aménagement de ce secteur avait
été proposé par la Ville en 1990 (Ville de Québec, 1990a, 1991). Au fil des années, en
réponse aux réactions émises lors des consultations publiques, il a évolué. En 2005, la
dernière version prévoyait principalement l’aménagement d’un parc pour des activités non
structurées (telles que la raquette, la luge, le patinage, des pique-niques, la marche ou le
frisbee), la construction d’environ 800 à 1000 unités d’habitation dans des immeubles de
quatre à six étages et des commerces (Ville de Québec, 2005b).
Figure 1 Le quartier Saint-Roch à Québec
Sources : Latig, Martine Freedman, 2005
Cependant, un élément majeur freine la réalisation de ce projet1 : les sols sont contaminés.
L’occupation du terrain de la Pointe-aux-Lièvres par des activités et des industries très
polluantes (dépotoir de la ville, incinérateur de déchets, tanneries, fabriques de vêtements et
usines traitant les métaux) dès les années 1940 a fortement contaminé l’ensemble du site
(Bouchard, 2005; Morisset, 1996; Ville de Québec, 1996). Il semblerait que pour des
activités telles que les sports d’hiver et les promenades, il ne serait pas nécessaire d’enlever
l’entièreté des sols contaminés, ainsi l’ajout d’une couche protectrice d’un mètre
d’épaisseur suffirait (Bouchard, 2005; Ville de Québec, 2005). Comme les sols sont
contaminés par des substances lourdes et non volatiles, elles ne risqueraient pas de
remonter à la surface (Bouchard, 2005). Par contre, pour la zone prévue pour l’habitation2,
il sera nécessaire de décontaminer entièrement les sols (Bouchard, 2005). Toutefois, avant
le début des travaux d’aménagement du parc et la construction des immeubles, une
procédure d’évaluation des risques sera menée (études biologiques et écotoxicologiques,
évaluation des risques pour la santé) (Bouchard, 2005).
PRÉCISIONS MÉTHODOLOGIQUES
Pour se rendre compte de la manière dont les différents acteurs construisent leur paysage,
nous avons choisi d’étudier des discours produits par différents types d’acteurs, les
habitants du quartier, les associations locales, au rayonnement local ou plus étendu, les
personnes qui travaillent dans le quartier (gens d’affaires, employés, etc.) et les
représentants de la Ville de Québec. Les discours retenus se présentent sous la forme de
textes officiels rédigés par la Ville de Québec (tels que les documents préparés pour les
consultations publiques et les rapports de ces consultations), les mémoires déposés par les
habitants, les gens d’affaires ou les représentants des associations ainsi que les propos tenus
lors des consultations publiques (notes prises sur le terrain en effectuant de l’observation
directe3). À partir de ces énoncés, une analyse thématique de contenu du discours a été
réalisée (Blanchet et Gotman, 1992).
Tout n’a pas été retenu dans les discours produits. Nous nous sommes attachée aux
jugements de la situation présente et à l’énonciation de projets d’aménagement. Avant
d’élaborer un projet ou de dire que l’on veut garder les choses telles quelles, on émet un
jugement de la situation. En d’autres termes, le jugement traduit la présentation de la
situation telle que les acteurs la vivent ou la perçoivent (Mercier, 2004). Les acteurs disent
ce qu’ils croient être bon ou mauvais dans le milieu urbain et qui en a la responsabilité. À
partir de ce jugement, un projet se met en forme, les acteurs expriment ce qu’ils souhaitent
(conserver une situation jugée avantageuse ou au contraire changer ce qu’ils trouvent
défavorable) et la manière dont l’aménagement devrait être réalisé (Mercier, 2004).
Lorsqu’ils émettent un jugement et un projet, les acteurs les justifient et les teintent de leurs
valeurs. Ce sont précisément ces aspects qui nous intéressent dans cette recherche.
Différents éléments participent à la construction du paysage. Afin d’affiner notre analyse,
nous avons utilisé les paramètres constituant la territorialité et le sens du lieu des acteurs. Il
convient alors de préciser ce que ces deux concepts signifient dans le cadre de cette
recherche. La territorialité est considérée comme l’ensemble des relations qu’un groupe ou
un individu entretient avec l’extériorité (i.e. l’environnement physique) et l’altérité (i.e. les
individus et les groupes qui en font partie) à l’aide de médiateurs (Raffestin, 1984). Le sens
du lieu est la signification que prend un lieu pour des personnes par l’expérience qu’ils en
ont (Eyles, 1985). En d’autres termes, cette territorialité et ce sens du lieu se construisent
d’une part à partir des caractéristiques du lieu lui-même et d’autre part sont filtrées par des
paramètres modificateurs propres aux acteurs (tels que leur position par rapport au lieu, leur
expérience de l’extérieur, leurs activités ou leurs perceptions).
UN DIALOGUE ENTRE LES ACTEURS
Nous avons considéré les discours produits de 1990 à 2006 comme une forme de dialogue
(voir figure 2). En effet, ces textes sont, d’une part, rédigés à des périodes différentes,
d’autre part, ils se répondent. Les résidants, les personnes qui travaillent dans le quartier et
les représentants des associations donnent leur avis en réaction aux textes émis par la Ville
et aux autres propos tenus lors des consultations publiques. La Ville quant à elle, ajuste son
projet selon ce que ces personnes ont rédigé dans les mémoires ou énoncé lors des
consultations publiques.
Il convient ici d’exposer les principaux éléments de ce dialogue. En 1990, la Ville de
Québec élabore un Plan d’action pour la revitalisation du quartier Saint-Roch. Deux options
sont proposées quant à l’aménagement de la Pointe-aux-Lièvres : une option habitation et
une option parc. À ce projet, la population a, en majorité, approuvé l’option habitation.
Cependant, on peut nuancer ce résultat : les habitations demandées sont destinées aux
familles, le désir est de construire des logements mixtes (coopératives, locatifs, HLM,
condominiums). L’accent est aussi mis sur l’aspect sécuritaire, tel que l’aménagement de
passerelles pour les piétons. On observe également des divergences : chacun ne demande
pas la même chose : certains désirent exclusivement un parc, d’autres des emplois et
d’autres des habitations.
Figure 2 : Dialogue entre les acteurs
En 1995, la Ville de Québec se penche à nouveau sur l’aménagement de la Pointe-aux-
Lièvres. Pour situer cette démarche, notons que la revitalisation de Saint-Roch est bien
entamée : destruction d’une partie du Mail centre ville, construction de nombreux édifices
(École nationale d’administration publique, un centre de développement des technologies et
de l’information, etc.). La Ville a repris certaines des recommandations émises dans les
mémoires de 1990 et elle propose un compromis : un parc linéaire (le long de la rivière
Saint-Charles), des espaces verts, des maisons unifamiliales et des condominiums, des
commerces et des stationnements. Les logements coopératifs, locatifs et sociaux
Novembre 1990, Ville de Québec : 2 options : habitation ou parc
Décembre 1990, Mémoires habitants, associations, gens d’affaire : habitation ou parc ou commerces (emplois)
1991, Ville de Québec : Rapport de la commission consultative
1995, Ville de Québec : Proposition de plan d’urbanisme berges de la rivière Saint-Charles
Avril 2005, Conseil de quartier de Saint-Roch : Discussions pour la préparation de la consultation publique : ville idéale
Mai 2005, Ville de Québec : Présentation du concept d’aménagement : parc 4 saisons, habitations, commerces
Mai 2005, Habitants, associations, gens d’affaires : logement social et famille
Février 2006, Conseil de quartier de Saint-Roch : Présentation du projet de la Ville : habitations, commerces, parc
Février 2006, consultation publique : compostage, social, piétons et vélos
Prochaines consultations publiques, projets à venir, etc.
n’apparaissent pas dans ce projet. Les mémoires rédigés par la population comprennent des
projets similaires à ceux de 1990. Cependant, les personnes s’expriment davantage sur la
renaturalisation des rives de la Rivière Saint-Charles que sur le projet d’aménagement de la
Pointe-aux-Lièvres.
En avril 2005, dix ans plus tard, le projet d’aménager le site revient sur le tapis. La Ville
propose un parc quatre saisons, des habitations, des commerces et des emplois. À partir de
ce texte, le conseil de quartier émet l’idée de créer un quartier modèle, un quartier idéal.
Lors de la consultation, les habitants insistent sur la nécessité de construire des logements
sociaux, des logements pour les familles et des coopératives d’habitation. Ils souhaitent tant
la mixité générationnelle (enfants, retraités, familles) que sociale. Le projet du parc rejoint
tous les participants. En février 2006, la Ville a préparé un plan de zonage qui doit être
soumis en consultation publique pour être validé. Ce plan prévoit des habitations, des
commerces, le parc quatre saisons, des services de proximité et de l’hôtellerie. Les
personnes présentes lors de la consultation refusent le dernier point. Le conseil de quartier
émet les recommandations suivantes : que soient prévus sur le site du compostage, du
logement social, des accès sécuritaires pour les piétons et les vélos, l’accessibilité
universelle dans le parc et les logements et la sécurité pour chacun.
DISCOURS DES ACTEURS : SIMILITUDES OU DIVERGENCES ?
En examinant de plus près les éléments du dialogue présenté ci-dessus, nous pourrons
comprendre quels paramètres de la territorialité et du sens du lieu interviennent dans la
formulation des jugements de la situation et les projets d’aménagement. L’étude de ces
mêmes paramètres permettra de découvrir les points communs et les écarts entre les
acteurs.
Dans un premier temps, nous relevons une similitude parmi les propos tenus par les acteurs.
Cependant, cette similitude n’est qu’apparente, comme nous l’indiquent les exemples
suivants. Même si tous les acteurs semblent favorables à l’option habitation, leur manière
d’en parler témoigne de points de vue différents. La Ville ne donne des indications qu’à
propos de la forme et de la taille des bâtiments (par exemple, quatre à six étages). À cette
proposition de la Ville, les habitants répondent en énonçant à qui ils destinent ces
logements : logement social et pour les familles. Ils centrent leur regard sur la manière
d’habiter et sur les types de population qui seront accueillis (niveau socio-économique,
composition des ménages, âge des résidants). En manifestant leurs préférences quant aux
types de population, ils expriment certaines des valeurs qu’ils prônent (paramètres
modificateurs de la territorialité et du sens du lieu). Nous observons une différence de plan
des éléments : les protagonistes, d’une certaine façon, ne considèrent pas le même objet.
Ceci nous amène à penser que cette divergence provient de la position des acteurs. La Ville,
les autorités, ainsi que les urbanistes qui évaluent une situation puis préparent un projet, ont
un point de vue extérieur au quartier, comme s’ils le considéraient de loin (ils n’en voient
que les formes). Au contraire, les résidants ont un regard de l’intérieur, qui est alors
davantage porté sur l’habiter et sur la vie du quartier. Nous pouvons constater que les points
d’ancrage du dialogue sont situés sur des niveaux différents, ce qui entraîne les divergences
énoncées. Par ailleurs, il est probable que ce soit une des raisons qui amène certains
résidants à exprimer que les autorités ne prennent pas en compte leur avis (Consultation
publique, mai 2005).
La même situation s’est présentée lorsque la population a été consultée à propos du plan de
zonage (consultation publique du 23 février 2006). Les résidants, les représentants des
associations et les gens d’affaires de Saint-Roch ont été amenés à se prononcer sur une
modification du plan de zonage de la Pointe-aux-Lièvres. Les interventions du public se
concentraient davantage sur le type d’habitations (condominiums de luxe ou logements
sociaux) que sur l’objet de la consultation. Là encore, la population consultée exprimait sa
déception face à la limite de son pouvoir de décision4.
Toutefois, il serait erroné de dissocier totalement la forme" du sens du paysage, de penser
que les autorités ne considèrent que la forme et les utilisateurs que le sens, puisque ces deux
facettes sont indissociables. En effet, c’est bien le sens que l’on veut donner qui va pousser
à choisir telle ou telle forme. Même si les consultations publiques sont consacrées à
l’acceptation ou au rejet de l’objet « plan de zonage », les arguments et les remarques de la
population ainsi que les réponses de la Ville mettent en lumière le sens et les valeurs. Ainsi,
même si l’objet de la consultation concerne la forme, c’est bien le sens du lieu qui est en
jeu. Tel a été le cas lors de la discussion à propos du nombre d’étages des futures
habitations. Certains membres du public avaient émis l’idée de construire des immeubles de
dix étages. À ce propos, un des résidants a déclaré qu’une forte densité risquerait de poser
des problèmes de sécurité et de favoriser la montée de la violence, ce qui nuirait à l’image
du quartier. Pour justifier cette remarque, il a fait référence aux émeutes qui se sont
déroulées en France durant l’automne 20055.
Cette différence de point de vue nous amène à soulever la question de l’échelle. L’échelle
du regard des autorités, par leur position extérieure, est plus large que celle de la population
résidante. Le projet de la Pointe-aux-Lièvres est intégré dans un projet de développement
de la région métropolitaine de Québec. Si les autorités ont choisi de développer ce site,
c’est en regard avec les atouts et les besoins de l’ensemble (Bédard, 2005). Au contraire, la
vision des habitants se situe à l’intérieur de leur quartier, elle rejoint leur quotidien. Lorsque
ces derniers étudient un projet préparé par la Ville, ils imaginent quels seront leurs voisins,
ils se demandent s’ils se reconnaîtront toujours dans la population du quartier.
La lecture des discours suggère que les valeurs exprimées et promues par tous les acteurs
sont semblables : la qualité de vie, le sentiment d’appartenance et la mixité sociale.
Toutefois, les réalités contenues dans ces expressions divergent selon les acteurs. Lorsque
les habitants de Saint-Roch expriment qu’ils souhaitent conserver la mixité sociale de leur
quartier, ils sous-entendent qu’elle soit vécue dans chaque rue, voire dans chaque groupe
d’habitations. Cependant, les autorités la considèrent à l’échelle du quartier, voire de la
ville (Ville de Québec, 2001). La gentrification du quartier est perçue comme forte par les
habitants et faible, voire inexistante par les autorités de la Ville. Aussi, une différence
d’échelle de point de vue non explicitée peut entraîner une divergence d’opinion ou un
malentendu, même si les valeurs prônées sont identiques.
Un autre élément caractérise bien les divergences entre les parties : la durée de la
connaissance d’un projet. En mai 2005, les commentaires ne concernent que ce que la Ville
a montré dans sa présentation orale du projet lors de la consultation publique, c’est-à-dire
qu’ils restent confinés à l’intérieur du site de la Pointe-aux-Lièvres. Lors de cette
consultation publique, les résidants acceptent le projet de la Ville presque tel quel (ils
émettent quelques recommandations, telles que la construction de logements sociaux et
l’accès universel). En février 2006, lorsque le plan de zonage nécessaire à la réalisation du
projet est proposé en consultation, les questions et les commentaires montrent que le public
a repéré les failles du projet. Par exemple, une partie des habitations prévues en bordure de
l’autoroute Laurentienne, futur boulevard urbain, est toujours présenté par la Ville depuis
l’autoroute. Les croquis ne montrent pas ce que l’on verra depuis les habitations : c’est-à-
dire le boulevard urbain ainsi que les nuisances qui l’accompagnent (bruit, pollution,
vibrations, danger pour les piétons). En effectuant ce changement de regard, les résidants
témoignent qu’ils voient également l’extérieur du site. Cet exemple illustre que la durée,
variable du sens du lieu et de la territorialité, influence les jugements et les projets
d’aménagement.
LE DISCOURS CONSTRUCTEUR DU PAYSAGE, UN DISCOURS SITUÉ
Un autre élément majeur contribue à différencier les positions des acteurs par rapport aux
jugements et projets formulés : les discours produits sont situés dans un contexte temporel
et spatial (Barnes, 2000; Berdoulay, 2000; Gregory, 2000; Haraway, 1991; Mondada,
2003). Des éléments tels que la position des acteurs, les événements cités, leurs valeurs et
leur regard nous indiquent que leur discours est situé. Les propos tenus par les résidants
concernant le type de logements et de commerces souhaités sont référés à ce qu’ils ont vécu
avec la revitalisation de la rue Saint-Joseph6. La demande de logements sociaux et pour les
familles est motivée également par le contexte, par ce que ces habitants ont déjà vécu
depuis le début de la revitalisation de leur quartier.
Bien que le discours des autorités et des urbanistes qui préparent les projets d’aménagement
soit aussi situé, il nous est plus difficile de distinguer les éléments qui le marquent.
Toutefois, la répétition et l’insistance d’expressions clefs que l’on trouve autant dans les
argumentaires écrits, dans les mots d’ordre qui guident les réflexions que dans les
consignes données au début de chaque consultation publique amènent à penser qu’il s’agit
également de discours situé. En effet, ces expressions – qualité de vie, sentiment
d’appartenance, identité du quartier, développement durable – se trouvent, depuis quelques
années, autant dans les autres projets préparés par la Ville de Québec que dans les plans
d’urbanisme d’autres villes québécoises et d’ailleurs.
Le discours est situé dans l’espace également. Une des spécificités locales de la Pointe-aux-
Lièvres est sa contamination. Pour le moment, le coût de la décontamination pour autoriser
la construction de logements est si élevé que cela freine le projet. Nous pouvons nous
demander alors si le projet présenté par la Ville sera réalisé un jour. Dans ce cas, s’agit-il
d’un quartier rêvé, d’un projet idéal ?
CONCLUSION : UNE VILLE RÊVÉE, UNE VILLE IDÉALE ?
Comme l’a dit Boutinet, tout projet incarne l’expression d’un idéal, idéal construit en
fonction des valeurs et des désirs (1998). Dans le cadre de notre étude, nous avons observé
lors des conseils d’administration des conseils de quartier ou des consultations publiques
que les personnes qui exprimaient leur projet, leur vision et leurs désirs par rapport aux
projets de la Ville utilisaient des expressions telles que « ville idéale », « l’idéal serait
que… », « nous pourrions construire notre ville idéale », « nous pourrions faire une ville
modèle, à l’avant-garde ». La friche urbaine, par sa grandeur, par le fait qu’elle est « vide »
permet particulièrement le rêve. Lorsque les habitants tenaient ces propos, ils donnaient en
exemple les valeurs qui leur tenaient à cœur pour construire ce quartier idéal : nous
aimerions que toutes les générations soient présentes, que l’accès soit universel, que l’on
voit la mixité sociale et culturelle, que l’écologie soit au rendez-vous : jardins
communautaires biologiques, toits verts, compostage, piétons rois, bicyclettes en sécurité,
etc. (observation directe, 28 avril et 4 mai 2005, 23 février 2006). La Ville également
montre un quartier idéal. En effet, les plans, les croquis des projets (figures 3 et 4), par leurs
couleurs, par l’harmonie qui s’en dégage incarnent une ville idéale, idéale et irréelle.
Figure 3 : Projet présenté par la Ville de Québec en 1995
Source : Ville de Québec, 1995
Figure 4 : Projet présenté par la Ville de Québec en 2005
Source : Ville de Québec, 2005
Pour le titre de cet article, nous avons choisi le terme de ville rêvée en opposition à une
ville réelle, réaliste, à un projet réalisable. Plusieurs habitants et membres du conseil de
quartier ont soulevé l’idée d’implanter un site de compostage et des jardins
communautaires à la Pointe-aux-Lièvres. Cependant, en raison de la contamination du sol,
ceci n’est pas très réaliste. Bien sûr, les études des laboratoires ont indiqué qu’il suffit d’un
mètre de terre pour en faire un parc (ce qui sous-entend que les résidus pollués ne
remonteront pas à la surface, ce qui n’est pas si sûr). Cependant, aucune étude n’indique
qu’il sera possible et sain de cultiver une terre en partie (ou totalement ?) contaminée. Ce
qui est frappant et qui montre bien que les gens se mettent à rêver, c’est qu’ils ont exprimé
leurs doutes quant à la salubrité des sols, lors de la présentation du problème par la
responsable du service de l’environnement de la Ville de Québec. Malgré cela, les mêmes
personnes rêvent de jardins. Est-ce à dire qu’un projet bâti sur un terrain irréaliste ne peut
demeurer qu’idéal et rêvé? Que la consultation publique ne se déroule que parce qu’elle
doit se faire (ce qui est le cas pour tout changement de zonage) ? Que le public profite
d’émettre tout ce qu’il souhaite parce qu’il sait bien que le projet ne se réalisera pas ?
L’impossibilité notoire de la réalisation d’un projet permet peut-être d’aller aussi loin que
l’on veut dans un projet, d’exprimer ses rêves jusqu’au bout et à travers ses rêves, ses
valeurs.
NOTES
1 À ce jour, seule la réalisation du parc a débuté.
2 Les fondations des immeubles d’habitation dépassent un mètre de profondeur, ce qui va au-delà de la couche protectrice.
3 Notes prises par l’auteure durant les conseils de quartier (28 avril 2005) et consultations publiques (4 mai 2005 et 23 février 2006).
4 À propos des types de logements, de commerces et de restaurants, la population et le conseil de quartier peuvent formuler des recommandations à la Ville. Cette dernière ne bénéficie également que d’un pouvoir décisionnel limité : elle peut, par l’octroi de subventions, favoriser les promoteurs qui présenteraient des projets de logements sociaux, de commerces de proximité, etc.
5 Cet argument montre que le discours est situé. Il est influencé par des événements qui se sont déroulés quelques mois avant la consultation et qui ont été traités abondamment par les média. Est-ce que cette discussion aurait eu lieu sans les événements des émeutes en France ? Quel aurait été l’impact sur le choix de la taille des immeubles de la Pointe-aux-Lièvres ? Il est difficile, voire impossible de répondre à ces questions. Nous pouvons toutefois remarquer que le contexte français des banlieues diffère d’un quartier central de la ville de Québec. Nous reviendrons plus loin sur le discours situé.
6 Avant la revitalisation, la rue était couverte, les logements étaient bon marché. Depuis la revitalisation, les commerces de luxe sont légion et attirent une clientèle régionale. De plus, les loyers ont augmenté de façon telle que bien des résidants ont été contraints de déménager, voire de quitter leur quartier.
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