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Le fabuleux voyage
du grec Pythéas
raconté par le jeune
Théo de Massalia
Annick et Jacques Laban
MAMIPLUME 2011
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CHAPITRE 1. Passager clandestin
Tout a commencé par une immense déception. Mon oncle Pythéas1, le
savant renommé de Massalia, m’a interdit de participer à l’expédition qu’il
prépare vers les pays inexplorés du nord.
Tu es trop jeune, Théo. Tu ne te rends pas compte des dangers
que nous allons rencontrer. Il me faut un équipage d’hommes forts, il n’y a
pas de place pour un gamin de 12 ans !
Mais, oncle Pythéas, j’ai étudié l’astronomie avec toi. Je pourrais t’aider dans tes
expériences. Je sais régler mon pas pour mesurer les distances, j’ai appris à utiliser le
gnomon2 et lire un cadran solaire…
Pas question. Je ne veux pas faire courir au fils de ma sœur – que les Dieux la
protègent dans le pays des morts - des risques insensés. Tu resteras avec le vieux Peraclide.
Tu as encore des milliers de choses à apprendre.
Il faut vous dire qu’à la mort de mes parents mon oncle Pythéas m’a élevé comme son
fils, avec l’aide de son maître Péraclide. Tous deux me couvent comme un poussin. Mais je suis
plus têtu qu’une mule et je ne suis pas prêt à renoncer à cette aventure.
L’Artémis, un bateau construit tout spécialement pour le voyage, est amarré dans le
port, sous les remparts de la ville. C’est un beau navire qui peut naviguer à la voile et à la
1 Pythéas est un marin et savant de Massalia, autrement dit Marseille, qui a réellement vécu au IV ème siècle avant JC
le voyage incroyable raconté ici. 2 Sorte de bâton qu’on plantait dans le sol afin de mesurer l’ombre tracée par les rayons du soleil
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rame. Aurai-je la chance d’admirer un jour sa voile rouge déployée dans le vent juste au
dessus de moi ?
Le grand départ est prévu pour demain. Pour l’instant les marins chargent des dizaines
d’amphores contenant les provisions en vue d’un très long voyage, mais aussi du vin de
Trézène3 pour faire commerce avec les Celtes. Oncle Pythéas a décidé d’embarquer également
un stock de corail de Cassis pour servir de monnaie d’échange avec les peuples du nord. Je
suis désespéré à l’idée de voir partir tout cela sans moi.
Mais voici que la chance me sourit. Personne
ne surveille la cargaison pour l’instant. Quelques
unes des amphores sont vides, peut-être sont-
elles destinées à être vendues ou remplies de
marchandises provenant de contrées lointaines.
L’une d’elle est de bonne taille, suffisante pour que
je puisse m’y glisser et rester caché dans les
ténèbres du fond. Je me mets à prier : « Grand
Zeus4, puissant Poseïdon, faites en sorte que je ne
sois pas découvert ! A mon retour je vous
apporterai des offrandes magnifiques ».
Et les Dieux m’ont entendu : à peine me
suis-je installé au fond de mon antre qu’autour de
3 Actuellement Trets, petite ville de Provence. 4 Zeus est le maître suprême des Dieux grecs, Poseïdon est le Dieu de la mer et Artémis la déesse de la nature sauvage
et protectrice de Massalia. Chez les romains ces mêmes Dieux s’appellent Jupiter, Neptune et Diane.
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moi des ordres fusent, je me sens soulevé dans l’air, puis balloté en tous sens. Mon amphore
est sur une des barques qui font le va-et-vient entre le rivage et l’Artémis. Encore quelques
secousses, puis on me pose délicatement. J’ai sûrement atterri dans la cale. Du fond de ma
cachette, j’écoute avec bonheur le clapotis de l’eau sur la coque et les cris des marins
finissant d’embarquer les provisions. Lorsque le silence s’est enfin installé, je peux me déplier
et sortir de la jarre afin d’examiner les lieux. Je me trouve au milieu d’un véritable champ
d’amphores alignées entre les planches de bois neuf, leur pointe enfoncée dans un lit de sable.
Au dessus règne le silence. L’équipage doit passer la dernière nuit à terre avant le grand
départ.
Il me faut trouver un réduit plus confortable, où je puisse vivre quelque temps, à l’abri
de la curiosité des marins. Pas question de me montrer avant que l’Artémis soit assez loin de
Massalia : mon oncle sera alors obligé de me garder à bord, pour ne pas perdre un temps
précieux. Tout au fond de la cale je creuse une sorte de nid dans le sable, je m’enroule dans
mon manteau et m’endors comme un bienheureux.
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Chapitre 2. L’aventure commence
Le branle-bas du départ me réveille. Piétinements, cris,
battements réguliers des rames sur l’eau plate. Nous quittons le port.
Un peu plus tard, des grincements de poulies annoncent que nous
mettons à la voile. Maintenant un tangage régulier : nous sommes
partis.
Après quelques heures, aiguillonné par la curiosité, je passe la
tête par une écoutille pour observer les environs : les voiles rouges sont gonflées et tirent le
navire à vive allure. On ne voit plus la côte. Mais est-ce bien prudent de me montrer
maintenant ? Je ne me pose pas cette question bien longtemps car une grosse main velue me
saisit par le col, me soulève dans les airs et me dépose sur le pont. Au bout de la main, une
sorte de géant roux dresse sa grande carcasse pour crier d’une voix tonitruante :
Capitaine, regardez ce que je viens de trouver !
Pythéas est occupé à régler la voile. Il se retourne lentement.
Que dis-tu, Cheix ?
Je viens de sortir un gamin de l’entrepont, regardez !
Il me pose au pied du mât comme un vulgaire ballot. Je m’accroupis, terrorisé. Mon
oncle saute d’un bond jusqu’à moi. Il a l’air furieux.
Que fais-tu ici, petit filou ? Je t’avais interdit de prendre le départ !
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Je te demande pardon,
oncle Pythéas, je n’ai pas pu
résister à l’envie de partir. Mais,
tu sais, j’ai douze ans passés, je
suis sûr que je saurai me rendre
utile. Le grand Poseïdon a accédé
à mes prières, c’est lui qui m’a
permis de monter à bord. Ne le
contredis pas, garde-moi avec
toi. Je préfère me jeter à la
mer plutôt que de retourner à
Massalia.
Pythéas semble ennuyé. Il
n’a aucune envie de retarder la
marche du bateau pour me
déposer à terre. Et puis, je sais
qu’il m’aime bien. Il réfléchit un
moment, puis son visage s’éclaire
d’un grand sourire.
Puisque les Dieux t’ont aidé à t’embarquer je ne vais pas aller contre leur désir. A
partir de maintenant tu fais partie de l’équipage. Mais je te préviens, nous allons courir de
multiples périls, tu devras te conduire en homme.
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Je me jette à ses pieds.
Merci, mon oncle. Je te promets que tu n’auras pas à regretter de m’avoir embarqué.
Tu peux compter sur moi, je suis débrouillard et courageux.
Bon, relève-toi. Pour l’instant tu seras l’aide de Gallinas le cuisinier.
Je file vers la cambuse, heureux de profiter de mon nouvel emploi pour compenser la
journée de jeûne que je viens de passer.
Les jours s’écoulent sans histoire jusqu’au fameux détroit qu’on nomme les Colonnes
d’Heraclès5, passage obligé entre l’Ibérie et le pays mauresque. A cet endroit la mer se
rétrécit, serrée entre un immense rocher pointu et une falaise impressionnante. La mer y
bouillonne comme les fleuves de l’enfer. Notre navire est secoué en tous sens, il nous semble
voir de terribles dragons derrière chaque vague. Les rameurs souquent sur les avirons comme
des fous et il faut toute l’habileté de Pythéas qui choisit les bonnes veines de courant pour
passer sans encombre ce rocher maléfique.
Maintenant nous avons gagné l’océan. Une longue houle balance notre embarcation tandis
que nous contournons l’Ibérie. Cependant Pythéas a l’air inquiet.
Nous allons bientôt manquer d’eau. Il se tourne vers le barreur. Posidonis, dirige-
nous vers cette grande baie abritée. Il nous faut faire des provisions.
Une anse s’ouvre à nous : l’idéal pour mouiller l’ancre. A grand’ peine, j’obtiens de mon
oncle l’autorisation de débarquer avec les quatre marins qui ont mis la chaloupe à l’eau. Enfin
l’aventure commence ! Nous partons en reconnaissance dans cette contrée inconnue.
5 Le détroit de Gibraltar, entre l’Espagne et le Maroc.
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Aucun habitant dans les parages. Le pays est verdoyant et il n’est pas difficile de
trouver une source pour remplir nos outres. Cette eau douce et limpide a un parfum de
paradis : nous nous y trempons avec délice. Quand nous regagnons la plage, une surprise de
taille nous attend. Avons-nous irrité les Dieux en puisant l’eau de la source ? Toujours est-il
que la mer a disparu. On voit au loin une fine ligne bleue, mais notre Artémis est posée sur le
sable, gîtant lamentablement. L’équipage, assis sur la plage, semble assommé. Mes compagnons
se jettent à genoux en
se tordant les bras,
implorant les Dieux.
Je les laisse à leurs
supplications et
m’approche du bateau
à la recherche d’oncle
Pythéas. Il se tient
sur le sable,
observant les filets
d’eau qui serpentent
dans la direction vers
laquelle s’est échappée
la mer. Il marmonne
dans sa barbe sans se
soucier de ma
présence.
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Mes calculs étaient donc exacts. Dans ces parages la mer se retire à heures fixes.
D’après mes résultats les flots reviendront à la tombée du jour.
Je me précipite vers lui.
Que s’est-il passé, oncle Pythéas ? Pourquoi n’y a-t-il plus d’eau dans la baie ?
Comment peux-tu dire quand elle reviendra ?
Mon petit Théo, je ne fais que vérifier les dires des marins qui ont navigué sur cet
océan. Sur ces côtes, la mer se retire et revient régulièrement tous les jours. Les habitants
du lieu appellent ce phénomène la marée. Personne ne doit s’affoler. Retournons sur la plage,
nous allons rassurer l’équipage.
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Ne soyez pas inquiets. Notre Artémis flottera dans quelques heures. Allez chercher
des pieux pour la redresser quand l’eau remontera. Nous allons demeurer plusieurs jours ici, le
temps que je fasse quelques observations. Il vaudra mieux que le navire reste stable quand la
mer se retirera de nouveau.
Nous sommes tous heureux de cette escale inattendue et, le bateau bien stabilisé, nous
nous habituons sans peine au flux et au reflux réguliers.
Pythéas passe ses journées à mesurer l’ombre de son gnomon planté dans le sable et ses
nuits à observer la lune.
Enfin, un beau matin il nous annonce le départ.
Tandis que nous cinglons vers le nord, poussés par un
bon vent frais, je questionne mon oncle.
As-tu trouvé une explication ?
Théo, ne le répète à personne parce que les
marins me traiteraient de fou. Mais, vois-tu, j’ai constaté
que la lune semblait avoir une influence sur le niveau de la
mer. Je pense que cet astre exerce une attraction sur
l’élément liquide et est à l’origine du phénomène. Ne dis
rien de ceci aux autres. J’expliquerai mes découvertes à
mes collègues de Massalia à mon retour.
J’ai du mal à comprendre que cette petite lune qui
brille au dessus de nous puisse tirer vers le haut la masse
de la mer. Mais Pythéas a montré qu’il était un grand
savant, il a probablement raison.
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Chapître 3 Uma
Notre navigation nous a conduits, non sans quelques coups de vent
impressionnants, jusqu’au pays des Celtes. Cheix le gaulois, qui connaît bien la
région, nous mène vers un abri dans l’estuaire d’un fleuve majestueux. Tout près
du rivage bordé par une dune herbue, nous jetons l’ancre à proximité d’un village
de huttes recouvertes de joncs. Nous devons y faire escale pour reconstituer
nos provisions et glaner des informations pour la suite de notre voyage.
Dès que l’Artémis est ancrée dans la baie, des dizaines de barques emplies de villageois nous
entourent. Amis ou ennemis ? Ils ont des mines patibulaires avec leurs longs cheveux jaunes et leurs
barbes imposantes. Cheix les interpelle dans leur langue.
Chers amis, je vous adresse le salut de l’illustre Pythéas de Massalia, le capitaine de ce navire.
Nous vous apportons des lointaines contrées du sud le précieux corail et le vin pour vos fêtes. Nous vous
demandons l’hospitalité pour quelques jours. Votre chef est-il parmi vous ?
Un homme à la musculature puissante, à la longue moustache rousse se dresse sur la plus grande
des barques. Le casque cornu qui orne sa tête doit être l’insigne de son pouvoir. Il répond à Cheix d’une
voix forte mais non violente. Finalement, d’un geste large, il nous fait comprendre que nous pouvons
débarquer.
Quel bonheur de rencontrer enfin d’autres humains ! Ces Celtes sont très amicaux. Nous leur
achetons des vêtements chauds fabriqués avec de la laine de mouton et des sortes de bottes en peau car
le climat est frais dans ces contrées.
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La veille de notre départ, le chef Borix invite tout l’équipage à un banquet. Pythéas a fait
débarquer quantité de jarres de vin. L’ambiance promet d’être chaude. Mais moi, j’ai d’autres centres
d’intérêt. Je profite de la fête pour aller rejoindre Uma, la fille du chef. Je n’ai jamais rencontré
personne d’aussi joli que cette fille aux yeux clairs presque blancs et aux cheveux de la couleur de
l’or. Elle m’a tout de suite remarqué, elle aussi. Ma chevelure noire et bouclée, mon teint mat et mes
yeux sombres doivent lui sembler exotiques. Avec elle, j’ai parcouru la région, glissé en barque sur les
marais, pêché dans les rochers, visité les alignements d’énormes pierres qui servent aux prêtres pour les
cérémonies religieuses. Ce soir, elle m’emmène au bord de la falaise pour admirer le coucher du soleil sur
la mer. Nous nous asseyons sur l’herbe douce comme de la mousse, les jambes pendantes au dessus du
vide. C’est grandiose. Les rayons du couchant
font flamber l’océan et rosissent les cheveux
d’Uma. Nous ne pouvons retenir nos larmes en
pensant que l’Artémis part demain matin. Je ne
veux pas partir sans laisser un souvenir à mon
amie. Sous ma tunique, je palpe le collier de
corail qui me vient de ma mère, je le dénoue
et l’accroche à son cou. Elle me remercie d’un
sourire éclatant.
Mais il faut regagner l’Artémis. Et c’est
le cœur gros qu’au matin je vois disparaître
dans la brume le village des Celtes. J’ai
longtemps aperçu Uma debout sur la falaise,
ses cheveux blonds flottant au vent comme une
bannière. Je me promets que je reviendrai dans le pays des Celtes.
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Chapître 4. Le pays de l’étain
Tandis que l’Artémis a repris sa route vers le nord, je rejoins mon oncle qui
scrute la surface de l’eau avec attention, assis sur le pont avant.
Où allons-nous, maintenant, oncle Pythéas ?
Nous naviguons vers les îles Cassitérides, le pays de l’étain. J’ai promis
de rapporter à Massalia ce précieux métal pour offrir à notre illustre protectrice,
la déesse Artémis, une grande statue de bronze. Et puis l’étain permettra aussi
de fabriquer des armes très légères pour nos soldats.
Ces îles sont-elles loin ?
Nous devrions y aborder dans deux jours au plus, mais le voyage est périlleux, car la mer y est
mauvaise. Aucun grec ne les a atteintes avant nous.
Comment connais-tu la route ?
J’ai un pilote, tu ne l’as pas remarqué ? Au pays des Celtes, le chef Borix m’a fait rencontrer
un marin qui va régulièrement chercher l’étain dans ces îles. Cet homme a accepté de nous accompagner.
Il est à l’arrière, près de Posidonis. Il s’appelle Harald. Il remplace Cheix qui a regagné son village de
Celtique.
Je me rends compte qu’au moment du départ, mon chagrin de quitter Uma m’avait rendu aveugle.
Je n’avais même pas noté la venue à notre bord de ce Celte aux cheveux blonds, ni salué le départ du
géant Cheix …
Les jours qui ont suivi ont été parmi les plus difficiles de tout le voyage. Nous avons tout d’abord
affronté de terribles courants au cap Cabaïon6, à l’extrémité du pays celtique. Puis une tempête plus
6 Il s’agit de la pointe de Penmarc’h à l’extrême ouest de la Bretagne
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violente que tout ce que avions rencontré jusque là s’est levée. Nous ne nous entendions plus dans les
hurlements du vent déchaîné. Je ne voulais pas le montrer à Pythéas mais j’étais mort de peur et
souffrais du mal de mer. Il fallait serrer les dents et faire le travail comme les autres.
Enfin, au bout de deux jours de cauchemar, le vent s’est calmé. Maintenant le temps devient plus
clair et nous apercevons une côte : nous avons atteint les Cassiterides7, proches de l’immense île que
notre pilote nomme la Brittanie. C’est avec un soulagement généralisé que nous jetons l’ancre à l’abri
d’une falaise de roches claires. Harald nous apprend que nous sommes tout près d’Ictis, le port de
l’étain.
Quand nous débarquons
sur le rivage, une foule
d’hommes, de femmes et
d’enfants dont la peau et les
vêtements sont couvertes
d’une fine poussière, nous
accueille à grands cris. Ils
viennent de quitter leur
travail dans la mine à ciel
ouvert qui s’étend le long du
rivage. Un regard bleu
illumine les visages couverts
de poudre. Ils sont tout
joyeux de revoir leur ami
Harald et de rencontrer ces étrangers qui viennent de si loin.
7 Les îles Scilly, au large de la Cornouailles, en Angleterre.
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Tandis que Pythéas, traduit par Harald, discute avec un vieillard à longue barbe blanche qui doit
être le chef, je m’installe sur un rocher isolé, la tête entre les mains, pensant avec regret à notre
escale auprès d’Uma.
Tout à coup, une légère tape sur l’épaule me sort de ma rêverie :
un jeune garçon est planté devant moi et me parle en souriant. Je ne
comprends rien à sa langue mais ses gestes sont clairs. Il m’indique le
sentier qui conduit à un minuscule village formé de huttes au toit de
chaume. Je le suis volontiers, toujours curieux de découvrir de nouveaux
horizons.
Au delà des maisons, un grand bâtiment d’où s’élève une épaisse
fumée. D’un geste de la tête je demande à mon compagnon de quoi il
s’agit. Le garçon me prend la main et m’entraîne dans cette direction. Il
règne ici une intense activité : des chariots traînés par des bœufs
apportent de gros morceaux de roche à l’aspect terreux vers une
immense forge.
Nous nous faufilons entre les chars pour nous rapprocher du four
d’où sort une coulée de métal en fusion. Je n’ai jamais rien vu de plus
brillant et la chaleur qui s’en dégage est insupportable. Un gaillard aux
cheveux aussi rouges que son feu, aux énormes poignets gainés de cuir,
nous aperçoit. Je ne comprends pas ce qu’il nous hurle, mais ça doit
vouloir dire que nous n’avons rien à faire ici. Nous nous sauvons avant que sa grosse main ne s’abatte sur
nos épaules.
Quand je rejoins le rivage, l’équipage est occupé à charger dans les cales de gros blocs d’étain,
brillants comme de l’argent. Je me réjouis en pensant à la statue qui sera dressée à Massalia pour
remercier la déesse Artémis, qui a donné son nom à notre navire. Je suis sûr qu’elle se réjouit aussi.
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Chapitre 5. Vers Thulé, l’île où le soleil ne se couche pas
Le chargement a duré plusieurs jours. Pythéas en a profité pour rencontrer, guidé
par Harald, un marin qui vient juste de revenir d’une longue navigation dans les contrées
du nord. A son retour, mon oncle s’est assis à côté de moi sur mon rocher préféré.
Dis-moi, Théo, que sais-tu du voyage du soleil au dessus de la terre ? Ton
vieux maître t’a certainement enseigné cela, non ?
Sa question me surprend. Je rassemble mes connaissances pour lui répondre.
Eh bien … Le char du soleil apparaît à l’est, il se couche à l’ouest, il n’est jamais
au nord.
En effet, c’est ce qu’on enseigne à Massalia. Mais nous allons vers des contrées qui nous
réserveront bien des surprises, tu verras.
Quels pays, oncle Pythéas ?
Nous allons vers Thulé8 la mystérieuse, la dernière des terres habitables. Dans ce pays, au
moment du solstice d’été – sais-tu au moins ce qu’est le solstice d’été ?
Oui, c’est le jour le plus long de l’année, au tout début de l’été.
Bien. Je disais donc qu’à Thulé, à cette époque, le soleil ne se couche jamais.
Ce qui veut dire que le char du soleil …
Oublie le char du soleil. Le soleil est un astre, sa course obéit sûrement aux Dieux, mais aussi à
des lois mathématiques. Et nous devons absolument naviguer vers le nord jusqu’à la limite des terres
habitables pour vérifier l’exactitude de mes calculs. Nous allons devoir faire une longue navigation dans
une mer inconnue. Il faut partir sans délai si nous voulons atteindre Thulé avant le solstice.
8 Probablement l’Islande
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Tandis que je reste sur mon rocher à méditer ces révélations, Pythéas rassemble tout l’équipage
sur la rive.
Valeureux marins de l’Artémis, nous avons fait une bonne provision d’étain. Demain matin nous
allons reprendre notre voyage vers le nord.
Un marin trapu à la barbe très noire fait un pas en avant.
On devait aller vers le pays de l’ambre, c’est bien notre destination ?
Oui, Chaos, nous irons chercher l’ambre. Mais auparavant nous devons faire route vers le nord,
jusqu’à l’île de Thulé, j’ai des observations scientifiques à y réaliser.
De mon rocher j’entends s’élever dans le groupe un murmure de désapprobation. Pythéas arrête les
mécontents d’un geste de la main.
Ce que nous trouverons à Thulé la mystérieuse est bien plus précieux que l’ambre, car vous
vivrez une aventure qu’aucun grec avant vous n’a vécue. Maintenant, si certains souhaitent rester ici, ils
sont libres.
J’entends les marins se concerter. Pourvu qu’ils acceptent de continuer !
Finalement Chaos reprend la parole.
Nous te faisons confiance, Pythéas, nous naviguerons avec toi jusqu’à
Thulé, mais promets-nous qu’ensuite, nous remplirons d’ambre les cales de ce
bateau.
C’est promis. Et, vous le savez, Pythéas a l’habitude de tenir ses
promesses.
C’est ainsi que l’Artémis poursuit sa route vers le nord en longeant la
côte de la Brittanie.
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Sur les rochers, de curieux animaux moustachus au poil brillant nous
dévisagent. Harald les appelle chiens de mer9. Ils n’ont pas l’air méchant
avec leurs grands yeux humides. Si nous nous approchons un peu trop, ils
plongent à toute allure.
Curieusement, les nuits sont devenues très courtes et de plus en plus
claires. Les hommes sont inquiets. Ils ont perdu leurs repaires habituels.
Mais Pythéas reste serein et tente d’apaiser leurs craintes.
Mes fiers équipiers, vous avez affronté tant de périls déjà,
vous avez vu tant de contrées nouvelles, de peuples différents. Auriez-vous
peur d’un phénomène absolument naturel ?
Un costaud aux cheveux bouclés prend la parole.
Mais, capitaine Pythéas, ce que tu appelles un phénomène naturel est un dérèglement de tout
l’univers. Comment mesurer le temps10 si la nuit se dérobe ? Les heures du jour deviennent de plus en
plus longues. Quand saurons-nous que le temps du repos est venu ?
Tu as raison Solon. Il devient difficile d’organiser la vie à bord avec des nuits si courtes.
J’ai donc décidé de diviser le temps qui sépare deux levers de soleil en 24 heures, que nous pourrons
mesurer grâce à ceci.
Mon oncle sort de sa tunique une petite clepsydre11 en terre cuite qu’il me confie :
Tiens, Théo, tu seras le gardien de l’heure. Remplis d’eau cet instrument dès qu’il sera vide et
avertis les marins de l’écoulement des heures. L’échange des rameurs se fera toutes les quatre heures.
Je peux compter sur toi ?
9 Ce sont des phoques ou des otaries. 10 A l’époque des grecs, le temps était mesuré en douze heures de jour et douze heures de nuit. Ce qui rendait les heures inégales.
Pythéas a donné à l’heure sa définition moderne : 1/24 ème de la journée. 11 Sorte de sablier servant à mesurer l’écoulement des heures, dans lequel on utilise de l’eau et non du sable.
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Je suis fier comme un paon, vous pouvez l’imaginer.
Tu peux compter sur moi, oncle Pythéas. Mais comment faire pendant mon sommeil ?
Tu donneras la clepsydre à Solon. Il prendra ta relève.
La vie à bord s’organise en quarts de quatre heures, les rameurs s’échinant sur les avirons en cas
d’absence de vent. Mais dans ces contrées, le vent souffle souvent et, la plupart du temps, nous
naviguons à la voile, et l’équipage se contente de participer aux manœuvres.
Nous avons quitté les côtes de Brittanie depuis deux jours maintenant. Lorsque je m’éveille,
l’Artémis semble en panne. J’émerge sur le pont, mais c’est à peine si je distingue la silhouette du mât
et quelques formes grises qui se déplacent comme des fantômes. Nous sommes dans un épais brouillard.
L’équipage est inquiet : plus aucun repère pour savoir dans quelle direction se diriger. Autant attendre
que la brume se lève.
Tout à coup, à côté de nous, le bruit d’un souffle puissant : un
monstre marin nous frôle ! Nous distinguons à peine son énorme queue
noire en forme de V. Je suis glacé d’effroi. Les hommes terrorisés
se dressent contre Pythéas.
A cause de ton insatiable curiosité, Pythéas, tu nous as
conduits à l’extrême versant du monde. Nous sommes condamnés à
errer dans ce brouillard inhumain et tôt ou tard, nous serons dévorés
par ce monstre ! Sors-nous de là, par pitié !
Inutile de vous affoler, cet animal marin n’est qu’une baleine. On en rencontre aussi dans notre
méditerranée. Et, regardez par là, le brouillard est en train de se lever !
En effet, l’épaisse masse grise qui nous entourait commence à se déchirer. La baleine fait quelques
roulades, nous asperge d’un jet d’eau salée et plonge vers les profondeurs en laissant seulement des
cercles concentriques sur la surface de l’eau. Quelle émotion ! Heureusement, le soleil est revenu et
Pythéas peut indiquer au barreur la direction à suivre.
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Chapitre 6. Les surprises du grand nord
Voilà bientôt six jours que nous avons quitté les côtes de Brittanie. Nous
scrutons l’horizon, désespérant de voir apparaître l’île de Thulé. Les journées sont
longues : en fait nous ne connaissons plus l’obscurité. Le soleil s’enfonce dans l’océan
pendant quelques courtes heures et ressort sans que la nuit ait pu s’installer. Nous
nous sommes habitués à dormir en pleine lumière. J’ai pris mon rôle de gardien des
heures très au sérieux : je conserve la clepsydre durant les douze premières heures
et Solon s’en occupe le reste du temps.
A la deuxième heure du septième jour j’aperçois une barre sombre sur l’horizon.
Oncle Pythéas, oncle Pythéas ! Je crois que je vois une terre !
Pythéas s’avance vers la proue, plisse les yeux pour mieux distinguer les formes de cette côte
inconnue. Un sourire éclaire soudain son visage tanné par les vents et le soleil.
Enfin ! Voici Thulé la mystérieuse.
Il se tourne vers les bancs des rameurs.
Mes amis, nous sommes en vue de notre prochaine étape, Thulé, la dernière des terres
habitées. Vous pouvez être fiers de vous. Ce que vous venez d’accomplir, aucun grec avant vous ne l’a
fait. Vous serez applaudis et couverts de gloire quand vous reviendrez à Massalia.
Ce discours galvanise les rameurs qui souquent de toutes leurs forces sur les avirons. Nous
approchons rapidement. De hautes falaises noires se découpent sur un ciel brumeux. Nous dérangeons des
milliers d’oiseaux étranges au fort bec strié de rouge. Au dessus d’eux, de grands rapaces tournent
lentement. Les chiens de mer aux yeux larmoyants nous regardent passer avec étonnement et quelques
baleines, au loin, soufflent leur jet d’eau avant de plonger dans les profondeurs obscures.
L’île ne nous offre aucun abri. Des falaises noires très hautes, déchiquetées, chapeautées de
neige, nous dissuadent d’aborder. Enfin, nous parvenons à nous faufiler dans une anfractuosité où
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l’Artémis semble protégée des colères de l’océan. Pythéas m’autorise à l’accompagner à terre avec Harald
et Chaos.
Après une escalade périlleuse de la falaise nous atteignons enfin une sorte de plateau recouvert
d’herbe rase. Aucune trace de vie humaine. Lorsque nous en atteignons le bord surplombant la mer,
Pythéas sort son gnomon et ses tablettes de savant.
Mes amis, nous confie-t-il, vous allez assister à un spectacle qui dépasse l’imagination. Nous
allons observer la course du soleil : si mes calculs sont exacts il ne devrait pas disparaître du tout
aujourd’hui.
En effet, au fil des
heures, nous voyons le soleil
baisser sur l’horizon vers
l’ouest, teinter la mer d’une
belle couleur orangée, passer
par le nord légèrement au
dessus de l’horizon et devenir
de plus en plus clair en
remontant en sens inverse
vers l’est. Une nouvelle
journée commence.
Durant tout ce temps,
j’ai noté l’écoulement des
heures et Pythéas a mesuré
l’ombre du gnomon planté dans
la terre noire, et reporté ses
observations sur les tablettes.
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A notre retour, nous trouvons tous nos compagnons transis de froid dans l’entrepont et de très
mauvaise humeur.
L’un d’eux se dresse face à nous.
Tu es content, Pythéas ? Tu nous abandonnes pendant des heures dans cet endroit glacial. Nous
te croyions disparu dans une crevasse ou dévoré par un monstre. Plus question d’observations
scientifiques. Maintenant il faut regagner des contrées plus clémentes.
Un autre, tremblant de froid et de peur :
Les Dieux vont se venger de ton audace et nous ne reviendrons pas vivants à Massalia si tu
persistes à vouloir percer tous leurs secrets !
Mon oncle a bien du mal à rassurer l’équipage, heureusement, il dispose d’une arme ultime.
N’ayez crainte, mes chers compagnons ! Vous avez raison. Il nous faut redescendre vers le sud
maintenant. Et pour vous réchauffer avant le départ, nous allons partager la dernière outre de vin qui
reste dans les cales. Gallinas ! Apporte-nous ce nectar que tu as conservé précieusement et abreuves-en
tout le monde !
Je n’ai pas participé aux libations en raison de mon jeune âge, mais j’ai senti la chaleur du vin de
Trézène passer dans les veines de mes compagnons. Leur colère est tombée comme par magie et nous
hissons les voiles sans ressentir davantage la brise piquante.
Maintenant, l’Artémis peine dans un vent contraire devenu de plus en plus fort. La voile a été
repliée et les matelots souquent sur les avirons. J’observe Pythéas, debout près du barreur. Sa mâchoire
est crispée et son regard suit avec inquiétude les gros nuages noirs qui accourent vers nous à grande
vitesse.
Mes compagnons, une tempête arrive sur nous. Il faut nous éloigner le plus possible des côtes
afin de ne pas être drossés sur les rochers. Souquez aussi fort que vous le pouvez. Et si les vents sont
trop violents, rentrez les avirons et mettez-vous à l’abri dans l’entrepont. Je resterai seul à la barre.
Chaos s’avance :
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Pythéas, je resterai avec toi, il faudra bien la force de deux hommes pour tenir la barre si la
tempête est féroce !
En effet, le vent nous atteint avec une violence inouïe. Tout l’équipage s’est recroquevillé dans
l’entrepont. Nous avons refermé les écoutilles et tentons d’éponger les paquets de mer qui s’infiltrent
entre les planches. Tout à coup un grand cri déchire la tempête : une vague monstrueuse a balayé le
pont, entraînant Chaos par-dessus bord. Pythéas est toujours là, attaché à la barre.
Malgré tous nos efforts pour récupérer l’homme à la mer, notre compagnon est englouti par la
vague furieuse. Peu après ce terrible drame, le vent se calme et la mer s’apaise. On dirait que les Dieux
ont eu ce qu’ils désiraient et nous laissent maintenant en paix. Mais, le long de la coque, un curieux
crépitement nous alerte. La mer est devenue
laiteuse et ses mouvements se sont ralentis.
De gros blocs blancs se balancent à quelques
encablures du navire.
Capitaine Pythéas, crie l’homme
posté à la proue, devant nous on dirait que la
mer est figée.
En effet, vers le nord, l’étendue
blanche ne bouge pas, nous distinguons même
quelques chiens de mer qui rampent sur sa
surface.
Barreur, fais demi-tour, vite, crie
Pythéas.
Devant nous la mer est gelée, si nous
avançons encore nous serons pris par les glaces. Durant la tempête nous avons perdu tous nos repères et
nous avons été entraînés très loin vers le nord. Il est temps de redescendre vers des climats plus doux.
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Chapître 7 : Le pays de l’ambre
Après la tempête que nous venons de subir et la perte de notre compagnon Chaos,
le moral est au plus bas. L’Artémis a bien piètre allure : voiles déchirées, de l’eau plein
les cales, des bancs de nage arrachés. Une escale en Brittanie, au cours de laquelle
Harald nous quitte pour rejoindre sa famille, nous permet de réparer les avaries.
Maintenant que notre navire est redevenu présentable, nous repartons vers l’est
pour gagner le pays où, d’après certains marchands de passage à Massalia, on ramasse
l’ambre sur les plages comme de vulgaires coquillages. Les yeux des hommes brillent de
convoitise à cette perspective.
Une côte bordée de dunes nous barre la route. Nous nous engageons dans un étroit passage entre
deux terres. D’épais nuages noirs s’accumulent à l’horizon.
Pythéas semble inquiet. L’Artémis pourrait-elle supporter une deuxième tempête aussi dévastatrice
que la précédente ? Heureusement, cette mer est parsemée d’îles basses et verdoyantes. Il décide de
jeter l’ancre dans une baie abritée afin de laisser passer le mauvais temps qui s’annonce.
L’équipage est ravi. Nous allons pouvoir faire ici notre moisson d’ambre. Dès que le navire est
ancré, le petit canot, qui a survécu à toutes nos aventures, est pris d’assaut. Pythéas est obligé de se
fâcher.
Par Zeus, voulez-vous bien remonter à bord et m’écouter ! Vous vous comportez comme des
pourceaux affamés ! Une nouvelle tempête nous menace. J’ai besoin de tout l’équipage : il nous faudra
sans doute lutter toute la nuit pour ne pas faire naufrage sur cette côte inconnue. Installez toutes les
ancres de secours afin de maintenir l’Artémis à bonne distance des écueils.
Penauds, les marins regagnent le bord et s’activent aux manœuvres. Il était temps car une
bourrasque de pluie glacée inonde le navire tandis que la mer autour de nous semble se mettre à fumer.
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Nous ne fermons pas l’œil de la nuit, secoués en tous sens malgré l’abri de la baie. Difficile de
trouver un seul vêtement sec dans l’entrepont. Pour nous réchauffer nous nous serrons les uns contre les
autres. Les marins se relayent pour surveiller les amarres et scruter la nuit. Ils regagnent l’intérieur
trempés et grelottants.
Au matin, le coup de vent est passé et le soleil perce faiblement entre les nuages.
Pythéas autorise enfin quelques hommes à débarquer. Il fait caler dans le canot une grande
amphore vide. La mer est basse. Sur la plage immense un feston doré marque la limite de la haute mer.
Mes chers amis, la tempête de cette nuit a été bénéfique. Voyez l’ambre que Poseïdon a
répandue pour nous sur cette plage. Remplissez-en cette jarre, j’ai promis aux édiles de Massalia de la
leur rapporter pleine. Le reste de votre récolte sera partagé entre tous les marins. Mais nous ne ferons
qu’un seul voyage. Les peuples de cette région ont une réputation redoutable et nous pourrions bien périr
à cause de notre convoitise si nous nous attardions. Allez, tous au travail ! Et faites vite !
La jarre est remplie rapidement. Ensuite chacun
retrousse sa tunique pour y loger le maximum de cailloux
dorés. Le canot porte sa cargaison avec peine et semble prêt
à couler. Heureusement, l’Artémis n’est pas loin et nous
réussissons à hisser notre butin à bord. Mais Pythéas ne
cesse de jeter des regards inquiets sur l’île.
Plus vite, commande-t-il. Nous allons mettre les
voiles tout de suite. J’ai aperçu une silhouette sur le sommet
de la dune. Un guetteur nous a repérés. Il faut quitter ces
lieux avant que l’alerte soit donnée.
Jamais nous n’avons appareillé avec une telle
promptitude. Les ancres sont levées, la grande voile rouge est hissée et l’Artémis file vers l’océan,
emportant le trésor que la mer nous a offert.
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Chapitre 8. Drame au pays des Celtes
Lorsque nous franchissons la pointe ouest de l’île, trois
longues barques effilées, à la proue ornée de dragons
menaçants, s’élancent. Ces embarcations semblent très rapides
avec leurs huit rameurs. Qu’adviendra-t-il de nous si elles nous
rattrapent ? L’Artémis a une voilure puissante mais c’est un
bateau de commerce, lesté d’une lourde cargaison. Pythéas
ordonne aux marins de s’installer aux avirons afin d’ajouter leur
force à celle du vent. Heureusement, une forte bise glacée
nous pousse allègrement vers l’ouest. Si ce vent se maintient,
nous arriverons peut-être au détroit avant nos poursuivants.
Durant toute la matinée, les trois barques gagnent du terrain.
Nous apercevons clairement les hommes pliés sur les avirons :
des colosses chevelus et barbus. Sans nul doute, au train où ils
avancent, ils seront sur nous avant la fin du jour.
Peu à peu, cependant, grâce à un bon vent et l’effort
des rameurs nous gagnons sur nos poursuivants. Ils ne sont
maintenant que des silhouettes lointaines qui, dépitées, décident enfin de rebrousser chemin. Un cri
unanime s’échappe de nos gorges.
Hourrah ! Les Dieux sont avec nous ! Nos poursuivants abandonnent.
Pythéas semble soulagé d’un grand poids. Il appelle Gallinas.
Cuisinier, apporte-nous un tonnelet de cette boisson que les Celtes nous ont vendue en Brittanie.
Et la cervoise coule dans les gosiers desséchés par l’inquiétude.
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La suite s’est passée sans incident. Nous avons retrouvé l’océan il y a six jours maintenant et nous
nous rapprochons de la Celtique. Je suis tout excité de revoir Uma et de lui montrer les merveilles que
nous avons découvertes. J’ai passé toutes mes heures libres à polir et percer des morceaux d’ambre
destinés à lui confectionner un collier. J’imagine l’éclat de ses yeux bleus lorsque je lui donnerai ce
présent.
Pythéas a hâte maintenant de rentrer à Massalia. Cette expédition est un succès complet : il a pu
effectuer toutes les observations qu’il souhaitait et il rapporte l’étain et l’ambre promis à ses armateurs.
La saison avance et si nous traînons trop, nous risquons d’être victimes des grandes tempêtes d’automne.
Je n’ose insister, mais je ne serais pas mécontent si le mauvais temps nous obligeait à passer l’hiver au
pays des Celtes. La voix sévère de mon oncle me tire de ma rêverie.
Théo, à quoi rêves-tu ? Tu as oublié ta mission il me semble ! Nous ne tarderons pas à arriver
au village de Borix et je souhaite noter l’heure sur mes tablettes. As-tu surveillé la clepsydre ?
Perdu dans mes pensées j’ai complètement oublié mon rôle de
gardien de l’heure. L’eau est totalement écoulée. Depuis combien de
temps ? Je l’ignore. Et c’est le rouge au front que j’avoue ma faute à
Pythéas. Très mécontent, celui-ci me prend l’instrument des mains et
le tend à un jeune matelot.
Tu me déçois, mon garçon ! Tiens, Melos, je te confie la
clepsydre. Tu la rempliras à la première lueur de l’aube et ne t’avise
pas de l’oublier comme cet écervelé de Théo.
Mortifié et jaloux, je vais me réfugier dans l’entrepont. Je
crois que je me suis endormi.
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Au dessus de moi, sur le pont, on
s’agite. Serions-nous arrivés au village
d’Uma ? J’escalade l’échelle. L’Artémis est
à l’ancre, dans une baie que j’ai de la
peine à reconnaître. Le sommet des dunes
est complètement calciné et, derrière, il
ne reste du village d’Uma que quelques
poutres noircies dressées vers le ciel
comme des doigts accusateurs.
L’équipage de l’Artémis au complet
est monté sur le pont et fixe en silence cet horrible spectacle. Je me précipite vers Pythéas et lui
agrippe le bras de toutes mes forces.
Mon oncle, qu’est-il arrivé pendant notre voyage ? Où sont les habitants du village ?
Où est le chef Borix ? Et Cheix ? Et mon amie Uma ?
A l’énoncé de son nom, ma voix se brise dans un sanglot. Pythéas m’entoure les épaules
affectueusement.
Je ne sais pas, mon petit Théo. Peut-être était-ce un accident, et nous retrouverons le village
reconstruit un peu plus loin, à l’intérieur des terres. Ou alors, ils ont été victimes d’une attaque de
barbares venus de la mer. Et là, qui sait ce qu’il est advenu d’eux ? Je vais prendre le canot et deux
hommes pour faire une reconnaissance ; si tu veux, viens avec nous.
Oh oui, nous devons les retrouver.
Hélas, nous avons trouvé le village dévasté, pillé et brûlé. De toute évidence, l’œuvre de pirates
venus de la mer. Qui avait pu survivre ? Les barbares avaient-ils emmené Uma en esclavage ? Nous avons
exploré les environs à la recherche de survivants. Personne. Et c’est le cœur lourd que nous avons
regagné l’Artémis.
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Chapitre 9. Retour à Massalia
Voici quinze longues journées que nous naviguons depuis le jour funeste où
nous avons quitté le village calciné d’Uma. Nous venons de repasser les colonnes
d’Heraclès et nous pénétrons enfin dans notre Méditerranée. Malgré la saison
avancée nous avons bénéficié d’un temps clément pour notre navigation autour de
l’Ibérie. Maintenant, un fort vent d’ouest pousse l’Artémis qui, comme un cheval
proche de l’écurie, glisse sur la houle à toute allure. Elle n’a pas trop souffert
de notre long périple : la peinture de la coque est brûlée par le soleil et les
embruns, la voile ressemble à une mosaïque tant elle a reçu de ravaudages, mais
l’essentiel a résisté.
Les marins sont heureux de regagner leur pays et de retrouver bientôt leur famille. Pythéas ne
pense plus qu’à l’arrivée. Il occupe son temps à rédiger le journal de nos aventures sur ses tablettes et
ne s’intéresse plus à la navigation, maintenant que le dernier danger est passé. Quant à moi, je suis
désespéré. J’aurais voulu rester en Celtique pour rechercher Uma, ou tout au moins apprendre ce qu’il
est advenu d’elle. Je ne peux croire qu’elle ait péri ou que les barbares l’aient emmenée en esclavage.
D’après les calculs de Pythéas nous sommes maintenant à une journée de Massalia. Le vent s’est un peu
calmé et nous avançons moins vite. Voici quelques barques de pêcheurs à l’horizon. Lorsque nous passons
près d’eux, les hommes nous dévisagent avec surprise.
Par Zeus ! C’est l’Artémis de Pythéas !
Ils nous font de grands signes et se mettent à ramer en direction de Massalia. Bientôt, nous
sommes entourés d’une nuée de petites embarcations. Devant nous, apparaissent trois îles basses, puis,
sur une colline, la silhouette élégante du temple d’Artémis, notre déesse tutélaire. Massalia se dresse
devant nous, dorée par le soleil couchant. En approchant, nos narines respirent avec délice la senteur des
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plantes du maquis. Nous sommes tous émus. Quelques hommes essuient une larme sur leur joue tannée
par le soleil.
Nous faisons notre entrée dans le Lacydon12, escortés par plusieurs dizaines de petits bateaux. Les
pêcheurs tiennent à fêter notre retour en soufflant à tue-tête dans des coquillages. A terre, nous
apercevons la foule qui dévale les collines pour se masser sur le port. La pagaille est partout : sur la
mer, les bateaux s’entrechoquent et sur le quai, la foule s’amoncelle et se bouscule.
12 Nom de la calanque qui abrite maintenant le Vieux Port de Marseille
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Tandis que Posidonis s’apprête à mouiller l’ancre, mon attention est attirée par des cris en provenance du
rivage. Une bagarre semble s’engager entre un homme massif, à la chevelure rousse et les badauds
installés aux premiers rangs.
Laissez passer ! Laissez passer ! Je dois voir Pythéas ! hurle l’homme d’une voix puissante.
Quelle est cette voix ? Mais oui, je la reconnais, comme je reconnais la puissante stature du géant
Cheix ! Et derrière lui… Ce n’est pas possible ! Cette fille aux longs cheveux blonds. Uma !
C’est moi qui hurle son nom de toutes mes forces maintenant.
Dès que le canot est mis à l’eau, je saute derrière Pythéas.
Et nous ramons de toutes nos forces pour gagner la rive. Dès
notre atterrissage sur la plage des dizaines de personnes nous
entourent en nous pressant de questions. Une délégation
d’officiels félicite Pythéas pour ses exploits. Quant à moi, je me
précipite sur ma princesse celte et la serre dans mes bras. Le
géant Cheix nous regarde d’un air ravi.
Tu vois, petite Uma, la vie est parfois tragique, mais il
ne faut jamais désespérer. Tu as retrouvé Théo.
A ma grande surprise, Uma s’adresse à moi dans ma langue.
J’ai fait un long voyage avec Cheix pour te rejoindre,
Théo. Je n’ai plus personne au village : mon père est mort ainsi
que toute ma famille et, sans Cheix, je serais probablement
esclave des mauresques.
Comment tout ceci est-il arrivé ?
C’est Cheix qui me répond.
Une attaque de pirates. J’étais en voyage au moment où cela s’est produit. Quand je me suis
approché du village tout était carbonisé et il n’y avait plus âme qui vive. Seule Uma avait réussi à se
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sauver dans les bois. Je lui ai proposé de l’emmener avec moi à Massalia dans l’espoir de la confier à ton
oncle. Je lui ai appris quelques rudiments de grec pendant le voyage. J’ai l’intention de demander à
Pythéas de la confier à ton maître Péraclide afin d’en faire une véritable massaliote.
Je suis ravi de la tournure des événements. Et je suis prêt à retourner étudier avec mon vieux
maître si je dois rencontrer Uma tous les jours. Mais Pythéas va-t-il accepter de la prendre en charge ?
Nous filons tous deux dans les ruelles escarpées de Massalia tandis que Cheix part à la recherche
de mon oncle. De toute la soirée, nous n’avons aucune nouvelle. Enfin, à la nuit tombée, nous
l’apercevons, marchant d’un air sombre dans la ruelle qui mène du forum à la mer.
Oncle Pythéas ! As-tu rencontré Cheix ? Est-ce qu’Uma pourra rester avec nous?
Il nous regarde d’un air absent.
Oui, bien sûr, Cheix m’a tout expliqué. Vous étudierez tous les deux avec Péraclide. Mais je dois
retourner sur l’Artémis tout de suite.
Tu as des soucis, oncle Pythéas ?
Tu peux le dire. Je suis furieux envers mes collègues. J’ai fait pour eux un compte-rendu des
aventures que nous venons de vivre. Et sais-tu ce qu’ils m’ont répondu ?
Quoi donc ?
Ils se sont mis à rire et le gros Amphibios de Syracuse s’est exclamé en se tapant sur les
cuisses « Ce sacré Pythéas, il est bien massaliote ! Quel exagérateur ! La mer qui s’en va et qui se fige,
le soleil qui refuse de se coucher et tourne en sens inverse ! Elle est bien bonne ! Et pourquoi pas une
sardine qui boucherait le port ? »
Mais tu as des preuves. Toutes tes observations, les chiffres que tu as notés sur tes
tablettes…
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Bien sûr. C’est pour cela que je retourne sur l’Artémis afin de rédiger un récit précis et
argumenté de notre voyage13.
Et qu’ont dit les édiles au sujet de l’étain et de l’ambre ?
Oh ! pour ça, ils ont été ravis. Mais les nouvelles connaissances que je rapporte ont beaucoup
plus de valeur que toutes ces richesses. Ils ne le comprennent pas.
Je suis bien ennuyé pour mon oncle, mais je ne peux retenir ma joie : Uma restera auprès de moi à
Massalia pour toujours.
13 En effet, Pythéas a écrit un récit de son voyage, mais celui-ci a été détruit, et nous n’en connaissons le contenu que par les
commentaires qu’en ont fait, plus tard, des astronomes, historiens ou géographes.