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L'avenement d'un poete : Francis Ponge en 1942
Iida, Shinji
https://doi.org/10.15017/9985
出版情報:Stella. 17, pp.9-28, 1998-06-25. Société de Langue et Littérature Françaises del’Université du Kyushuバージョン:権利関係:
L'avènement d'un poète : Francis Ponge en 1942
Shinji IIDA
Le 19 mai 1942 parut le deuxième recueil de Ponge, Le Parti pris
des choses à la N.R.F. dans la collection «Métamorphose ». Les consé-
quences de l'événement dont l'étude complète dépasse largement le cadre du présent article sont multiples et complexes. Dans l'immé-
diat, la parution du recueil offrit surtout au poète une occasion de
relire sa propre oeuvre, ce qui lui confirma son génie et lui permit
ainsi de s'accorder un statut d'écrivain sans avoir de complexes.
Ce statut acquis au bout d'un combat solitaire exerce une grande in-
fluence sur l'évolution ultérieure de la poétique pongienne et sur la
modification sensible de la structure des poèmes, fortement inspirée
jusqu'ici par le modèle de la leçon de choses, un des fleurons de l'enseignement élémentaire de la Troisième République. C'est donc
ces deux aspects particuliers de l'itinéraire poétique de Ponge sous
l'Occupation que nous nous proposons d'étudier ici.
1. La publication du recueil et la poétique pongienne
1.1. La parution d'une oeuvre et la naissance d'un poète
Selon la perspective ainsi proposée, il n'est sans doute pas inutile
de rappeler que Le Parti pris des choses n'a paru qu'après une longue
attente durant laquelle planaient les plus grandes incertitudes quant
au sort réservé au manuscrit. En effet, si la parution du recueil fut
perçue par lui à la fois comme une grande surprise et un soulage-ment immense, c'est qu'il n'avait eu aucune occasion de relire son
manuscrit depuis qu'il l'avait confié à Paulhan en 1939 en vue de la
préparation d'un nouveau recueil. De plus, l'échange entre le poète et son mentor laisse même penser que ce manuscrit s'était égaré pen-
dant un moment°. C'est donc en tenant compte de ces péripéties et
de la longue attente de l'auteur, qu'il faut lire la lettre du 6 juillet
1942, qui témoigne de la force de son émotion au moment où il tint
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enfin le recueil entre ses mains :
La chère petite brochure grise (choix et arrangement y sont de toi si excel-lents) s'impose à moi chaque jour, après m'avoir surpris d'orgueil. Elle m'apprend plus sur moi-même et sur mon oeuvre (à venir) que vingt années d'interrogations, ou d'hérissements. (C-I 273-274)
Durant les années 30, Ponge éprouvait une grande gêne à se con-
sidérer comme poète, complexe qu'illustre la dispute avec Paulhan
lors de la publication du «Tableau de la poésie» dans les numéros
de La N. R. F. en 19332). La plupart des oeuvres de cette décennie,
dont la pertinence théorique et la valeur littéraire seront confirmées
par la publication des Proêmes en 1948 et du Grand recueil en 1961, restaient dans ses tiroirs3). Le nouveau livre de 1942 dissipa alors ce
complexe, comme la suite de la correspondance citée plus haut le sou-
ligne : «Je ne suis pas très loin d'être sûr de moi depuis que je suis
sûr de ce petit livre» (C-I 274). La parution du recueil et sa qualité
nouvellement reconnue par Ponge même, convainquirent celui-ci de
l'accomplissement du processus d'auto-création. Désormais c'est dans
la création d'un texte qu'il proclamera son identité, la preuve de son
existence sans aucun complexe ; «si elle [ la chose] n'est qu'un
prétexte, ma raison d'être s'il faut donc que j'existe, à partir d'elle, ce ne sera, ce ne pourra être que par une certaine création de ma part
à son propos / Quelle création ? Le texte ». (« My creative method », 27
décembre 1947, M 13)4).
La prise de conscience de cette auto-création de sa personnalité en
tant qu'écrivain va marquer donc des écrits rédigés tout de suite
après la publication du Parti pris des choses. Parmi ceux-ci, «Pages
bis» présente le premier exemple significatif du point de vue de
l'évolution de la poétique : dans cet écrit on assiste en effet à la valo-
risation des thèmes pris en compte négativement jusqu'ici ainsi qu'à
l'inversion de la hiérarchie des concepts qui forment la base de l'écri-
ture pongienne.
1.2. Les thèmes de la création et de la naissance
Comme on le sait, le premier motif des «Pages bis» consistait
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avant tout à commenter et à critiquer Le Mythe de Sisyphe que le
poète avait connu durant l'été 1941 bien avant sa publication origi-nale en octobre 19425). Il faut pourtant compléter ce fait en préci-
sant que tout en supposant le même interlocuteur, les sections de II
à X furent rédigées selon une nécessité complètement différente : il
s'agit d'une réponse vigoureuse à «La lettre au sujet du Parti pris»
du 27 janvier 1943. Dans ces notes, Ponge parle à plusieurs reprises
de la création artistique pour tenter d'illustrer sa position en tant
qu'écrivain face à la vision du monde camusienne. Dans sa lettre, Camus s'attachait tout particulièrement à mettre à
jour l'arrière-plan philosophique du recueil :
[...] le «Parti pris» est une oeuvre absurde à l'état pur — [...] celle qui naît, conclusion autant qu'illustration, à l'extrémité d'une philosophie de la non signification du monde.6)
Face à cette interprétation, certes, perspicace mais très partielle, le
poète soutient que son recueil, bien que partant du même constat
que celui de Camus, finit par dépasser la philosophie de l'absurde
par la vertu de la création artistique :
Oui, le Parti Pris naît à l'extrémité d'une philosophie de la non significa-tion du monde (et de l'infidélité des moyens d'expression).
Mais en même temps il résout le tragique de cette situation. Il dénoue cette situation.
Ce qu'on ne peut dire de Lautréamont, ni de Rimbaud, ni du Mallarmé d'Igitur, ni de Valéry.
Il y a dans Le Parti pris une déprise, une désaffection à l'égard du casse-tête métaphysique... Par création heureuse du métalogique. (PRO 221-222, c'est nous qui soulignons).
Le mot «création», rarement utilisé sous la plume de Ponge jusqu'ici,
sert à proclamer la prééminence de l'écriture poétique sur la méta-
physique. De cette supériorité résulte la divergence flagrante avec
Camus face à l'absurdité du monde, constatée pourtant par les deux :
tant que l'on est capable de créer, «la non signification du monde»
n'a, selon le poète, rien de tragique.
Dans d'autres passages de «Pages bis », le mot «création» est
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parfois remplacé par un autre mot qui possède une connotation encore
plus physique : «la naissance» :
Bien entendu le monde est absurde ! Bien entendu, la non-signification du monde !
Mais qu'y-a-t-il là de tragique ? [...] Le suicide ontologique n'est le fait que de quelques jeunes bourgeois
(d'ailleurs sympathiques). Y opposer la naissance (ou résurrection), la création poétique (la poésie).
(PRO 218-219)
Même pour expliquer le rôle de nombreux écrits discursifs des
années 20 et 30, qui ont préparé et accompagné la rédaction du Parti
pris des choses, désormais c'est le même champ métaphorique qui
s'impose :
Ce [= les Proêmes] sont vraiment mes époques, au sens de menstrues [...]. En quoi les menstrues sont-elles considérées comme honteuses : parce
qu'elles prouvent que l'on n'est pas enceint (de quelque oeuvre). Oui, mais en même temps, elles prouvent que l'on est encore capable
d'être enceint. De produire, d'engendrer. (PRO 230)
Par le recours au thème de la naissance et à celui de la génération , «Pages bis» témoigne donc d'une mutation significative sur le plan
de la thématique ; ces thèmes avaient, avant la publication du Parti
pris des choses, «une image assez négative» ou «troublante»”. Mais pourquoi cette réticence à l'égard de la naissance ? Elle
s'expliquerait surtout par une raison ontologique : comment la venue
au monde peut—elle s'interpréter dans un sens positif sans un remède
concret et efficace à la non signification du monde ? Ainsi , dans «Ad litem» (1931), la naissance était considérée comme «une piètre
punition très rapidement oubliée» «pour toute mère» (PRO 193). «La jeune mère» (1935) mettait l'accent par ailleurs sur la fatigue
que subit le corps maternel après l'accouchement : «Les jambes qui ont beaucoup maigri et se sont affaiblies sont volontiers assises [...]. Le ventre ballonné, livide, encore très sensible ; le bas—ventre s'accom-
mode du repos, de la nuit des draps» (PPC 73). Tout se passe donc
comme si la naissance d'un être entraînait fatalement l'achemine-
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ment d'un autre vers la mort, alors que le thème devrait se prêter à
merveille à l'hymne à la vie. Dans «Le galet» (1927 ou 1928 ?), le
processus de formation de l'objet est raconté comme une histoire de la «dégradation continue» (PPC 110) de la terre condamnée à
l'éternelle «agonie» :
Tous les rocs sont issus par scissiparité d'un même aïeul énorme. De ce corps fabuleux, l'on ne peut dire qu'une chose, savoir que hors des limbes, il n'a point tenu debout.
La raison ne l'atteint qu'amorphe et répandu parmi les bonds pâteux de l'agonie. Elle s'éveille pour le baptême de la grandeur du monde, et découvre le pétrin affreux d'un lit de mort. (PPC 104, c'est nous qui soulignons) .
Cet état d'éternelle agonie détient pourtant le précieux avantage
d'évoquer des disparus de tous les temps. C'est pourquoi paradoxale-
ment le monde minéral est perçu par Ponge comme un «paradis» :
Ici point de générations, point de races disparues. Les Temples, les Demi-dieux, les Merveilles, les Mammouths, les Héros, les Aïeux voisinent chaque
jour avec les petits-fils. Chaque homme peut toucher en chair et en os tous les possibles de ce monde dans son jardin. Point de conception : tout existe : plutôt, comme au paradis, toute la conception existe. (PPC 110-111)
Le monde minéral, s'il n'abolit pas la distinction entre mort et vie , disparus et vivants, du moins la relativise et aboutit à dépouiller la
mort de tout ce qu'elle a de définitif, de tragique et d'irrécupérable .
Il présente alors pour le poète un immense mérite qui est de ne pas
précipiter le sujet dans l'angoisse existentielle.
1.3. L'inversion de la hiérarchie entre les concepts clés
Conjointement avec l'émergence des thèmes de la création et de la
naissance, s'opère dans «Pages bis» la revalorisation nette de «la
description» et de «l'expression» au détriment de «l'explication» et
de «la connaissance». Sur ce sujet, on sait, à la suite des travaux
de Michel Collot, l'ambiguïté qu'entretient le rapport entre définition
et descriptioe. On peut dire néanmoins à propos de La Rage de
l'expression que si Ponge s'acharnait à la description de la chose,
c'était pour atteindre son essence même. C'est en effet pour cette
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raison que la «connaissance» s'imposait comme aboutissement de
l'écriture dans «Le carnet du bois de pins» : «Mon dessein est autre :
c'est la connaissance du bois de pins, c'est-à-dire le dégagement de la
qualité propre de ce bois, et sa leçon» (RE 360, c'est nous qui sou-lignons). Dans «La Mounine» également, le privilège donné reste
dans l'ordre du savoir, puisque c'est «l'explication» qui est posée
comme ultime but : «Il s'agit de bien décrire ce ciel tel qu'il
m'apparut et m'impressionna si profondément. / De cette description,
ou à la suite d'elle, surgira en termes simples l'explication de mon
émotion» (RE 404, c'est nous qui soulignons). Par contre, «l'expres-
sion » aussi bien que «la description», les concepts appartenant à
l'ordre de la représentation, y étaient considérées plutôt comme une
étape préparatoire.
Or dans «Pages bis» s'effectue une impressionnante inversion de
rapport entre ces quatre termes. Réconforté dans sa conviction anti-
métaphysique par la valeur du recueil de 1942, Ponge se livre, dans les
fragments rédigés durant 1943-1944, à l'apologie de «l'expression» et
de «la description» :
Seule la littérature (et seule dans la littérature celle de description — par opposition à celle d'explication — : parti pris des choses, dictionnaire phénomé-nologique, cosmogonie) permet de jouer le grand jee : de refaire le monde, à tous les sens du mot refaire, grâce au caractère à la fois concret et abs-trait, intérieur et extérieur du verbe, grâce à son épaisseur sémantique. [. . .]
*
Différence entre expression et connaissance (voir texte de moi à ce sujet dans Le Carnet du Bois de Pins, in fine), — et texte de C[amus] dans sa lettre à moi au sujet du Parti pris).
À la vérité, expression est plus que connaissance ; écrire est plus que con-naître ; au moins plus que connaître analytiquement : c'est refaire. (PRO 227-228, c'est nous qui soulignons).
Cette inversion spectaculaire expliquerait pourquoi, malgré le constat
d'échec des écrits de La Rage de l'expression, le poète avoue, à un
moment donné, à Paulhan qu'il est de plus en plus persuadé, en
somme [Var : vraiment] de l'avantage des descriptions» (25 mai 1943,
C-I 291) pour le titre du recueil.
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Le passage cité met en lumière un autre point capital pour l'évo-
lution de la poétique pongienne : grâce à la prise de conscience de
l'«épaisseur sémantique», «la description» et «l'expression» se voient
attribuer une vertu créatrice. On sait que la polysémie, remarquée
très tôt par le poète, apparaissait jusqu'ici plutôt négativement à ses
yeux, c'est-à-dire comme l'absurdité du langage10). Dans «Pages bis»,
c'est surtout à partir des fragments écrits après la parution du Parti
pris des choses qu'il commence à envisager la polysémie dans ses
aspects positifs. Ce fait nous invite à penser que la réussite de ce
recueil constitue une étape importante pour rétablir, dans l'esprit de
l'auteur, une confiance au moins relative dans le langage). C'est
grâce à ce rétablissement que l'acte même d'écrire, d'exprimer est
désormais promu à une place capitale dans le programme poétique
pongien :
L'expression est pour moi la seule ressource. La rage froide de l'ex-
pression. (1943, PRO 233)
2. Nouveau visage de l'oeuvre
2.1. L'emploi des pronoms personnels
La lumière faite sur l'acte même de l'expression ne reste pas , bien entendu, sans conséquence sur l'aspect formel de l'oeuvre . Ceci se traduit notamment par l'émergence du «je»-poète dans le texte .
La comparaison de l'occurrence des pronoms personnels entre Le Parti pris des choses et les textes de l'après-guerre , recueillis dans Pièces, révèle que l'une des caractéristiques du livre de 1942 réside
dans la présence, réduite au minimum, du «je»-poète / énonciateur').
La confrontation du Parti pris des choses avec les poèmes écrits dans
les années 20 et 30 non retenus dans le recueil mais recueillis
aujourd'hui dans Pièces, suggère en effet que le choix des poèmes a
tendance à privilégier plutôt ceux dont la présence du «je» et celle
de ses dérivés sont faibles. Certes, dans certains poèmes du Parti
pris des choses tels «De l'eau» (1937-1939), «Notes pour un coquil-lage» (1927 ou 1928 ?), «Les trois boutiques» (1933-1936) ou «Le
galet» (1927 ou 1928), le «je»-poète apparaît assez fréquemment. Mais ces apparitions sont souvent limitées, sans doute en raison d'un
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souci de lisibilité, soit à l'ouverture ou soit à la conclusion, à l'ex-
ception toutefois de «Notes pour un coquillage», qui forme une sorte
d'art poétique. Même si l'univers des poèmes des années 20 et 30
est, comme l'a bien montré Josiane Rieu13), marqué de temps à autre
par le discours subjectif, il est important de souligner toutefois que le sujet de l'énonciation ne s'affirme pas encore dans son propre
discours en tant que sujet et responsable de la perception subjective :
le «je»-poète / énonciateur est souvent caché tantôt derrière le des-
criptif, tantôt derrière le style didactique.
À ce propos, la syntaxe et le sens de la première phrase de
«Pluie» témoignent éloquemment de cette ambiguïté du «je»-poète/
énonciateur"): en soulignant le regard comme l'une des fonctions
majeures du «je», l'incipit contribue à donner d'emblée un certain
effet à l'ensemble du recueil :
La pluie, dans la cour où je regarde tomber, descend à des allures très diverses. (PPC 35)15)
La syntaxe usuelle de cette phrase donnerait : «Dans la cour où je la
regarde tomber, la pluie...», mais la contorsion syntaxique situe le
«je» au centre de la phrase, coincé dans une place exiguë — la ponc-
tuation renforce cette impression — c'est-à-dire dans le complément
de lieu, lui-même placé entre le sujet de la phrase et le verbe
d'action. Placé ainsi, le «je»-poète / énonciateur subit une pression
étouffante tant sur le plan syntaxique que référentiel, d'où l'impres-
sion que la fonction du «je» est réduite à celle du regard16). Cette
situation semble bien signaler la difficulté du «je» à s'affirmer
comme sujet tant dans l'univers des référents que dans le discours.
L'examen de l'emploi des pronoms personnels laisse penser qu'en
contraste avec Le Parti pris des choses, le sujet de l'énonciation va
occuper une place de plus en plus importante dans l'organisation des
textes postérieurs à l'année 1942: parmi vingt-neuf poèmes des Pièces
dans cette catégorie, seuls neuf ne font pas appel au «je»17). Déjà
cette tendance est perceptible dans certains poèmes contemporains de
La Rage de l'expression tels «L'édredon» (1939) et «La pomme de
terre» (1941) : le «je»-poète/énonciateur acquiert une présence nota-
17
ble en manifestant une opinion subjective à l'égard du doux toucher
que provoque le contact des objets. En effet, l'expérience de La Rage de l'expression a probablement appris à Ponge que la perception
du monde extérieur implique nécessairement la mobilisation d'un
point de vue personnel. La tendance va toutefois connaître un déve-loppement encore accéléré à partir de 1942. Le statut du «je»-poète/
énonciateur change considérablement : il n'est plus un simple scrip-
teur qui ne se montre que timidement pour assurer la lisibilité et le
déroulement discursif du texte, mais il devient un sujet qui reven-
dique plus d'autonomie dans l'action et le discours. C'est cette au-
tonomie que nous nous proposons d'examiner maintenant à travers
l'analyse du «Radiateur parabolique». Le choix du poème repose sur
trois raisons : premièrement il est rédigé, selon l'indication chronolo-
gique de Ponge lui-même (voir P 216), en 1942, l'année même de la
publication du Parti pris des choses ; deuxièmement il occupe une
place assez singulière dans la production pongienne par l'emploi massif du pronom personnel «je» et de ses dérivés ; enfin le poème , attirant peu l'attention des spécialistes, n'a jamais fait jusqu'ici l'objet
d'une étude particulière.
2.2. «Le radiateur parabolique», le texte et son objet
Par souci de clarté de l'exposé, citons tout d'abord l'intégralité du
poème :
Tout ce quartier quasi désert de la ville où je m'avançais n'était qu'une des encoignures monumentales de sa très haute muraille ouvragée, rosie
par le soleil couchant. À ma gauche s'ouvrait une rue de maisons basses, sèche et sordide mais
inondée d'une lumière ravissante, à demi éteinte. À l'angle se dressait, l'arbre un peu de travers, une sorte de minuscule manège pas beaucoup
plus haut qu'un petit poirier, où tournaient plusieurs enfants dont l'un vêtu d'un chandail de tricot citron pur.
L'on entendait une musique faite comme par plusieurs violons grattés en cadence, sans mélodie.
De grands événements étaient en l'air, imminents, qui tenaient plutôt à une aventure intellectuelle ou logique qu'à des circonstances d'ordre poli-tique ou militaire.
Attendu à dîner par cet écrivain, mon aîné, l'un des princes de la littéra-
18
ture de l'époque, je savais qu'il allait annoncer la victoire à jamais de notre famille d'esprits.
J'étais comme un triomphateur, accompagné par ce grattement de violons. En même temps, je sentais sur mon visage et mes mains la chaleur
comme d'un soleil bas mais tout proche, rayonnant, et je me rendis compte brusquement, que je rêvais, lorsque, décidant de me réveiller, je m'aperçus
que je ne pouvais plus rouvrir les yeux. Malgré beaucoup d'efforts des muscles des paupières, je ne parvenais pas
à les lever. En réalité, comme je compris plus tard, je me trompais de muscle : j'agissais sur celui de l'oeil même, je faisais les yeux blancs sous les paupières.
Cela commençait à tourner au tragique quand soudain, alors que j'avais cessé pour un instant mes efforts, mes paupières s'entr'ouvrirent d'elles-mêmes, et j'aperçus la spirale ardente du radiateur parabolique installé à
proximité de mon fauteuil sur une haute pile de livres, qui m'éclairait. Je m'étais endormi, le porte-plume aux doigts, tenant de l'autre main
mon écritoire, sur la page vierge duquel il ne me restait qu'à consigner ce
qui précède, sous ce titre conservé ici pour la fin : «Sentiments de victoire au déclin du jour, et ses conséquences funestes». (P 75-77)
Le radiateur parabolique a pratiquement disparu de la vie quoti-
dienne d'aujourd'hui. Il n'est donc pas inutile, pour l'analyse du texte,
de donner la définition de l'objet : il s'agit, selon le Grand Larousse
encyclopédique, de l'« appareil chauffant à feu visible, dans lequel une
résistance, placée au voisinage du foyer d'une surface métallique polie
ayant la forme d'un paraboloïde de révolution, est portée à l'incan-
descence par le courant électrique »18).
2.2.1. L'étrange festivité
Le texte, notamment son début, est dominé par une sensation
d'étrangeté. Celle—ci se manifeste, dès l'incipit, par deux nouveautés
dans l'oeuvre pongienne : l'atmosphère onirique et la présence du
«je» justifié non pas tout simplement par son regard, mais animé
par son activité motrice. La phrase initiale fournit par ailleurs des données qui décident de la tonalité générale du poème : l'emploi de
l'imparfait qui implique qu'il se lit comme une sorte de conte plutôt
que comme un texte descriptif ; la première phrase présente donc le
décor de l'histoire, où et la lumière et la musique sont mises en
relief. Ces deux éléments reviennent régulièrement tout le long de
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la première moitié du texte, ainsi on relève dans la suite ; «haute mu-
raille [...] rosie par le soleil couchant», «une rue [...] inondée d'une lumière ravissante», «une musique faite comme par plusieurs violons
grattés en cadence, sans mélodie», «ce grattement de violons» (P 76). Cette étrange orchestration du son et de la lumière contribue à
créer une ambiance de festivité, renforcée par «une sorte de minus-
cule manège [...] où tournaient plusieurs enfants» . La festivité an-nonce «de grands événements»: il s'agit, malgré «des circonstances
d'ordre politique ou militaire», «d'une aventure intellectuelle ou
logique». En effet, les deux paragraphes suivants font part de la
victoire remportée par le «je» dans le milieu littéraire : «Attendu à
dîner par cet écrivain, mon aîné, l'un des princes de la littérature de
l'époque, je savais qu'il allait m'apprendre la victoire à jamais de
notre famille d'esprits. / J'étais comme un triomphateur , accompagné par ce grattement de violons». Compte tenu de la date de compo-sition, il serait difficile de ne pas voir , dans ce passage cité, un clin d'oeil à la situation dans laquelle se trouve l'auteur lui-même :
l'allusion à la publication du Parti pris des choses et à son probable
écho est tangible d'autant plus que «cet écrivain» fait penser par
l'appellation affective et méliorative, à Paulhan, parrain littéraire et
éditorial de Ponge, et que l'expression «notre famille d'esprits» sou-
ligne, quant à elle, une solidarité spirituelle entre les deux19). Le senti-ment de triomphe est encore renforcé par la présence du «soleil» qui
éclaire et le visage et le bras — figures par excellence de l'identité et
du geste d'écrire — du «je» : «je sentais sur mon visage et mes bras
la chaleur comme d'un soleil bas mais tout proche, rayonnant»
(P 76)20). L'auto-célébration atteint ici son sommet, toutefois, avant
que la victoire pressentie ne se concrétise, le «je» s'aperçoit soudaine-ment que tout ceci n'est qu'un rêve.
2.2.2. Le retour à la réalité
Le brusque retour à la réalité s'effectue à travers la désorganisa-
tion musculaire du visage. Ayant perdu le contrôle du mouvement
de son corps, le «je» ne retrouve plus les muscles qu'il faut mettre
en oeuvre pour se réveiller. Contrastant avec le trouble musculaire , la représentation du mouvement du visage se remarque par son calme
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et la minutie que l'on trouve d'habitude dans la description des
choses. La structure syntaxique, quant à elle, est ordonnée par une
stricte harmonisation : le «je», intervenant en tant que sujet de la
phrase depuis le cinquième paragraphe, conserve cette place jusqu'à la fin du texte, à l'exception d'une seule phrase («Cela commençait à
tourner...»), et même à l'intérieur de chaque phrase, c'est le «je»
qui tient le plus souvent la place de sujet des subordonnées. Avec cette transition qu'est le retour à la réalité et l'harmonisation
de la syntaxe, la structure générale du poème commence à se dessi-
ner avec plus de précision et de dynamisme : comme le tableau qui
suit le montre, à mesure que le récit avance, la focalisation sur le com-
portement du «je» devient insistante. Le point du vue du «je»-
poète / énonciateur se dirige, en effectuant un va-et--vient entre les deux ordres, littéraire et non littéraire, puis en passant du rêve au
mouvement du réveil, vers le propre geste conscient qui définit son
identité, à savoir l'écriture.
La structure générale du «Radiateur parabolique»
Ordre non
littéraire
Ordre
littéraire
monde onirique
1-3e
paragraphes :
promenade du «je»
4-6'
paragraphes :
sentiment de
victoire dans la
littérature
réveil
(la transition)
7-9'
paragraphes :
mouvements
des paupières
du «je»
monde réel
9-10'
paragraphes :
gestes d'écriture
du «je»
D'autre part, les trois premières parties du texte miment par la foca-
lisation graduelle et le va-et-vient entre deux ordres, «la spirale
ardente du radiateur parabolique» (P 77) qui a provoqué le sommeil
et le rêve du «je». Ce mouvement va entraîner l'apparition soudaine
de ce «radiateur parabolique» dans le champ visuel du «je», éclairant
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après coup la portée de chaque élément du poème et conduisant à
les ré-interpréter. Les notations du rayonnement, de la chaleur, et
de la musique, considérées comme des attributs de la glorification du
«je» se révèlent, dans cet avant-dernier paragraphe, être tout simple-
ment des effets banals — reflet de la lumière, chaleur et bruit — du
chauffage. L'image fantastique de l'incipit se voit alors réduite à
l'évocation de l'appareil de chauffage placé au coin de la pièce ainsi
qu'à celle de l'endormissement du «je», provoqué par la chaleur du radiateur.
2.2.3. La forme en spirale
La forme de la résistance de l'appareil de chauffage, «spirale
ardente», détient donc un rôle clef dans cette histoire dont chaque
paragraphe est disposé de telle sorte que l'ensemble représente une spi-rale d'une manière figurative. L'importance de cette forme se trouve
encore accentuée dans le dernier paragraphe où notamment, le titre
d'origine : «Sentiment de victoire au déclin du jour et ses consé-
quences funestes» (P 77), placé à la conclusion souligne la circularité du texte. Celle-ci est créée notamment grâce à la manipulation syn-
taxique qui fait du titre d'origine le dernier mot du poème, nous
invitant, nous, le lecteur, à revenir encore une fois sur les passages
déjà parcourus pour en faire une nouvelle lecture. C'est justement là
que réside la caractéristique même de la spirale : de même que dans un escalier en spirale, on est obligé d'effectuer un cercle et de reve-
nir, dans un cadre en deux dimensions, au point déjà parcouru pour
monter et découvrir un nouvel horizon, le dernier paragraphe nous
pousse à regarder l'ensemble du poème selon une perspective nouvelle").
Cette perspective, ouverte à nouveau, porte d'abord sur le plan
diégétique : il dévoile la structure narrative du texte et son origine
en révélant l'identité du «je» personnage-narrateur qui est l'auteur
même du poème. En second lieu, le dernier paragraphe révèle avec
le titre d'origine placé ici, le sens du «radiateur parabolique»: le mot
«parabolique» est non seulement l'emblème de la forme du texte,
mais il indique aussi le genre auquel celui-ci appartient. Le poème
peut être considéré alors comme 'une parabole' de la sensation pré-
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maturée de gloire littéraire et des désillusions amères qui s'ensuivent
aussitôt («sentiment de victoire» et «ses conséquences funestes»).
En proposant ainsi de relire le texte, c'est-à-dire, de revenir au départ
et de retracer le chemin déjà parcouru mais selon une perspective
nouvelle"), le dernier paragraphe présente le poème sous un éclairage
nouveau.
2.3. La récapitulation L'analyse ainsi menée fait ressortir deux caractéristiques du
«Radiateur parabolique ».
La première réside dans le rapport entre l'énoncé et le fonction-
nement du texte. La tendance générale des poèmes consacrés aux
choses quotidiennes consistait à mettre en relief leur évidence et les
inscrire dans le texte au moyen du dire. Or, ici, le dire ne se con-
forme pas à cette règle du jeu. Malgré l'évocation constante de la
lumière et de la chaleur, il faut attendre jusqu'à l'avant-dernier
paragraphe pour voir l'apparition de l'objet en question. Par contre, c'est à travers la construction du texte en spirale qu'est évoquée la
forme du radiateur (notamment sa résistance) : la représentation de
l'objet s'effectue donc non pas par le sens de l'énoncé, mais par la
structure même du poème. Par contre, le dire est consacré principale-
ment, au comportement du «je»-auteur.
De cela découle la deuxième caractéristique, à savoir le renver-
sement du rapport entre l'objet de description et le «je»-auteur.
Jusqu'ici, le «je»-auteur voyait sa présence justifiée seulement comme présentateur des qualités propres de la chose ou garant de la
lisibilité. Mais dans «Le radiateur parabolique», le «je» assure la
triple fonction du personnage-narrateur-auteur ; au niveau de l'énoncé,
c'est donc le «je»-personnage / narrateur qui raconte ses actes ; au
niveau du fonctionnement, c'est le «je»-auteur qui fait parade de
son savoir-faire : tout en racontant l'histoire banale de son endormis-
sement, le «je» intègre la forme de «la spirale ardente» de l'appareil
dans la structure du texte. À ce titre, on peut penser que contraire-
ment à ce que laisse entendre la clausule cynique, le poème réalise
une auto-célébration du savoir-faire de l'auteur").
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3. Conclusion L'analyse rapide des textes discursifs rédigés sous l'Occupation et
du «Radiateur parabolique» montre combien importante fut la publica-
tion du Parti pris des choses tant pour le poète lui—même que pour
sa poétique. Libéré du complexe de poète sans oeuvre ainsi que de
la contrainte de la mimésis, Ponge investira désormais son oeuvre
de plus de subjectivité, de jeux de mots plus audacieux sollicitant
le lecteur, tout en essayant de garder son image de marque, le poète
des objets. Cette pratique sera baptisée objoie au cours des années 60.
Mais pour y parvenir, Ponge a dû d'abord constater que la pratique
du parti pris des choses prouvait son efficacité créatrice.
NOTES
*) Par commodité, nous utilisons les abréviations suivantes, mises en paren- thèses et suivies de la page de référence :
C-I : Correspondance 1923-1968 [avec Jean PAULHAN], 2 vol., Paris : Galli- mard, 1988, tome I.
DPE : Douze petits écrits, in Tome premier, Paris : Gallimard, 1965. M : Le Grand recueil, II. Méthodes, Paris : Gallimard, 1961.
P : Le Grand recueil, III. Pièces, Paris : Gallimard, 1961. PPC: Le Parti pris des choses, in Tome premier.
PRO: Proêmes, in Tome premier. RE : La Rage de l'expression, in Tome premier.
1) Aux questions répétées de Ponge qui s'inquiétait sur le sort de son texte dès le mois d'octobre 1939 (C-I 234-235), Paulhan ne répondit que le 3
août 1940 pour minimiser son angoisse : «bien sûr, le Parti pris est sain et sauf» (C-I 241). Propos peu fiable, car en octobre de l'année suivante,
c'est le même Paulhan qui précisera que le manuscrit n'est plus entre ses mains. Celui-ci croyait (ou faisait semblant de croire) en effet que c'est
Pascal Pia qui le détenait et demanda à Ponge de le faire parvenir auprès de Gaston Gallimard : «C'est Pia qui a ton m[anu]s[crit] : je lui
avais envoyé [...] et à présent j'aurais besoin pour Mét[amorphose] de le ravoir très vite. Veux-tu le lui demander et l'envoyer d'urgence à Raym[ond] G[allimard]» (16 octobre 1941, C-I 256). Cette réponse ne fit
que rendre le poète à la fois «perplexe» et «inquiet», car déjà en septem- bre, Pia lui avait conseillé de demander à Paulhan «d'en faire faire une
copie», ce qui suppose évidemment que Pia «n'avait donc même pas l'idée de le [ = le manuscrit] recevoir» (22 octobre 1941, C-I 257). Finale-
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ment c'est Paulhan lui-même qui chercha à rassurer, sans pour autant s'expliquer sur ce qui s'était passé réellement, Ponge qui commençait à
croire à la perte pure et simple du manuscrit : «J'ai gardé l'essentiel : je vais faire composer le Parti pris des choses (c'est bien le titre n'est-ce
pas ?)» (30 octobre 1941, C-I 259). Même après la localisation du manus- crit, le manque de papier et le retard des épreuves empêchèrent la fabrica- tion du livre d'avancer aussi rapidement que le souhaitait l'auteur. Pour
plus de détails concernant l'histoire de l'égarement du texte manuscrit, voir Jean-Marie GLEIZE, Francis Ponge, Paris : Éd. du Seuil, coll. «Les
contemporains», 1988, pp. 101-104. 2) Ce complexe se serait traduit par la dispute avec Paulhan lors de la
publication du «Tableau de la poésie» dans les numéros de La N.R.F. en 1933. La N. R. F. entreprenait alors de publier, en deux numéros,
«Tableau de la poésie» qui devait former une sorte d'anthologie de la
poésie contemporaine. Paulhan projetait de consacrer un numéro à des poètes connus et l'autre à des poètes inconnus. Malgré ses sollicitations
amicales, Ponge s'obstinait à ce que son oeuvre soit publiée dans le numéro des inconnus. De surcroît, parmi les soixante poètes , il fut le seul à refuser de répondre correctement au questionnaire professionnel
en se qualifiant d'«oisif » (C-I 160-166). 3) La bibliographie établie dans Les Cahiers de l'Herne montre bien que
malgré la production importante de Ponge durant les années 30, peu de textes de lui ont abouti à la publication («Bibliographie des oeuvres de Francis Ponge», Les Cahiers de l'Herne, n° 51, 1986, pp. 597-598). Danièle
LECLAIR remarque donc à juste tire que «Le Parti pris des choses ne rassemble [...] qu'une part minime (1 / 5) de l'oeuvre qui existe à ce moment» (Lire «Le Parti pris des choses», Paris : Dunod, coll. «Lire»,
1995, p. 8). 4) Une déclaration semblable se trouve également dans un autre écrit des
années 40, La Seine : «Du moins à partir du moment où d'avoir pu moi- même me prouver au monde, et non seulement par ma propre rencontre
dans les miroirs, ou par quelque expérience bien certaine d'une persévé- rance dans mon identité [...], mais par la procréation d'un enfant, ou seule-
ment (ou plus encore) par celle d'un livre, d'un seul poème , d'une seule parole de caractère indestructible, — j'ai cru acquérir quelque assurance
et quelque droit à la témérité» (S 530-531). 5) Voir Francis PONGE, «Lettres», La N.R.F., n° 433, février 1989, pp. 51-52. 6) Albert CAMUS, «Lettres au sujet du Parti pris», La N . R. F., n° 45,
septembre 1956, p. 386. Malgré l'allure hâtive avec laquelle l'écrivain
philosophe applique sa théorie de l'absurde au recueil, l'importance du commentaire fut bien accueillie et appréciée par Ponge. Ainsi à Paulhan :
«Il [ = Camus] écrit longuement sur le P. pris (une lettre intéressante , et même — au moins pour moi — importante), il dit qu'il écrira qq.
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chose sur moi [...]: je crois que cela pourra être mieux encore que Blanchot» (2 février 1943, C-I 286).
7) Michel COLLOT, Francis Ponge : entre mots et choses, Seyssel : Champ Vallon, coll. «Champ poétique», 1991, p. 202. Il remarque en effet qu'«on trouve dans la première partie de l'oeuvre de Ponge, une image assez
négative de tout ce qui touche à la génération». 8) Ibid., pp. 128-143. 9) La position de Ponge dans La Rage de l'expression présente une grande
similitude avec la première consigne de la phénoménologie proposée par Husserl : «Il s'agit de décrire, et non pas d'expliquer ni d'analyser»
(Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris : Galli- mard, coll. «Tel», 1992, p. II). En juin 1939, Paulhan conseillait déjà à
Ponge de rassembler, pour Le Parti pris des choses, les écrits qui soient d'allure phénoménologique (C-I 232). Rappelons toutefois que dans la
lettre du 27 août 1941 adressée à Pascal Pia, Ponge déclare n'avoir jamais lu Husserl : «Jusqu'à présent je m'étais toujours instinctivement refusé à
mettre le nez dans Kierkegaard, Husserl et consorts [...] malgré les in- vites de Groeth en particulier» («Lettres», La N.R.F., n° 433, février 1989,
p. 51). Est-ce la lecture des textes de Camus et la discussion avec lui qui ont incité Ponge à connaître la phénoménologie ? Il reste en tout
cas à savoir l'étendue et la profondeur de sa connaissance dans ce domaine et la période exacte où il se met à s'y intéresser.
10) Si «L'introduction au galet» mettait l'accent sur l'épaisseur sémantique du langage : «O ressources infinies de l'épaisseur des choses, rendues par
les ressources infinies de l'épaisseur sémantique des mots» (PRO 200), «Pages bis I» — la seule partie rédigée avant la publication du Parti pris des choses — soulignait au contraire «l'absurdité du langage» : «Il
[ = Camus] ne recense pas parmi les "thèmes de l'absurde" l'un des plus im- portants (le plus important historiquement pour moi), celui de l'infidélité
des moyens d'expression, celui de l'impossibilité pour l'homme non seule- ment de s'exprimer mais d'exprimer n'importe quoi» (PRO 205). Pour
que Ponge trouve l'équilibre entre ces deux points de vue extrêmes sur le langage et les intègre dans sa pratique, il lui faut attendre l'invention
du nouveau genre «l'objeu», présenté et expliqué dans «Le soleil placé en abîme» («Le nous quant au soleil : initiation à l'objeu») : «Qu'on le
nomme nominaliste ou cultiste ou de tout autre nom, peu importe : pour nous, nous l'avons baptisé l'Objeu. C'est celui où l'objet de notre émo- tion placé d'abord en abîme, l'épaisseur vertigineuse et l'absurdité du
langage, considérées seules, sont manipulées de telle façon que, par la manipulation intérieure des rapports, les liaisons formées au niveau des
racines et les significations bouclées à double tour, soit créé ce fonctionne- ment qui seul peut rendre compte de la profondeur substantielle, de la
variété et de la rigoureuse harmonie du monde» (P 156, c'est nous qui
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soulignons). Sur ces deux points de vue contradictoires sur le langage chez Ponge, voir Nathan BRACHER, «Nomination originelle et la notion de
l'interprétant : objeux et enjeux de l'écriture pongienne» , Semiotica, vol. 84, n° 3/4, 1990, p. 294.
11) Une autre étape significative pour la reconquête de la confiance dans le langage sera le dialogue avec les peintres notamment avec Fautrier . À ce sujet, voir nos articles «Francis Ponge face à l'art contemporain» ,
Stella (Université du Kyushu, Fukuoka) , n° 16, juillet 1996, pp. 77-117 ; «Zangyaku - Bi - Matière : Ponge To Fautrier» [en japonais] , Ryûiki
(Kyoto : Seizansha), n° 44, novembre 1997, pp. 55-64. 12) Voir le tableau de l'occurrence des pronoms personnels dans notre thèse
soutenue devant l'Université de Paris III en 1995 : Francis Ponge au tour- nant de son itinéraire poétique. Étude de ses écrits de 1938 à 1948 , ff. 366- 388.
13) Josiane RIEU, «La subjectivité dans Le Parti pris des choses» , Les Cahiers de l'Herne, n° 51, 1986, pp. 114-130.
14) Comme ce n'est pas Ponge, mais Jean Paulhan qui a joué un rôle détermi- nant dans la composition du Parti pris des choses, les documents dis-
ponibles ne permettent pas de préciser l'importance que le poète aurait pu attribuer au poème «Pluie». Bernard BEUGNOT note en effet que «Le
manuscrit, conservé dans les archives Paulhan qui sont en dépôt à l'IMEC, ne permet pas de résoudre la question : états manuscrits et tapus-
crits avec des corrections mineures, épousent l'ordre du recueil» («Ponge et l'invention des effets de clôture», in Genèse des fins. De Balzac à
Becket, de Michelet à Ponge. Textes réunis par Claude DOUCHET et Isabelle TOURNIER, Saint-Denis : Presses Universitaires de Vincennes , coll. «Manus-
crits modernes», 1996, pp. 187). Toutefois , compte tenu de l'approbation totale de Ponge pour le choix et l'ordre des poèmes , nous considérons
que «Pluie» donne le ton au recueil. 15) On peut citer, comme l'un des intertextes les plus importants de «Pluie» ,
«La pluie» (1897) de Paul Claudel, dont voici l'incipit : «Par les deux fenêtres qui sont en face de moi, les deux fenêtres qui sont à ma gauche
et les deux fenêtres qui sont à ma droite, je vois , j'entends d'une oreille et de l'autre tomber immensément la pluie» (Œuvre poétique , Paris :
Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1967, p . 63). Le contraste avec l'écriture pongienne est frappant par l'insistance sur la présence phy-
sique du «je» et sur l'ouïe. Pour la comparaison détaillée des deux oeuvres, voir Catherine FROMILHAGUE et Anne SANCIER, Introduction à
l'analyse stylistique, Paris : Bordas, 1991, pp. 227-238. 16) La vision dont l'importance est bien soulignée dans Proémes et d'autres
textes, constitue le fondement même du geste d'écrire chez Ponge (voir Michel COLLOT, La matière-émotion, Paris : P. U. F., coll. «Écriture» , 1997, pp. 261-281). CAMUS souligne pour sa part que «les sens autres que la
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vue n'ont qu'une place restreinte dans votre travail de description»,
(«Lettre au sujet du Parti pris», La N.R.F., n° 45, septembre 1956, p. 388). Dans les années 50, certains assimileront, par facilité, l'oeuvre de Ponge
au Nouveau roman, tout particulièrement à l'oeuvre d'Alain Robbe-Grillet, sous l'étiquette de «l'école du regard». On sait toutefois que le romancier
refusa violemment la référence à l'oeuvre de Ponge à son égard et criti-
qua celui-ci dans son célèbre essai, «Nature, humanisme et tragédie» (1958), repris dans Pour un nouveau roman, Paris : Les Éd. de Minuit, coll.
«Critiques», 1963, pp. 45-67. 17) Il s'agit des poèmes : «La gare» (1942), «L'eau des larmes» (1944),
«La métamorphose» (1944), «La radio» (1946), «Première ébauche d'une main» (1949), «Le plat de poisson» (1949), «L'assiette» (1951), «La parole
étouffée sous les roses» (1949-1950), «La nouvelle araignée» (1954-1957). 18) On trouve à l'article de «radiateur» du Larousse du XXe siècle un dessin
du radiateur électrique qui donne une image assez proche de l'objet dont il est question dans le poème.
19) Ponge a rencontré Paulhan en 1923, l'année même du décès de son père. Désormais, Paulhan assure en quelque sorte l'instance paternelle. Rappe-
lons-nous que si Ponge privilégie tant le rapport avec Paulhan, c'est que longtemps ce dernier était son unique lecteur attentif. Le jugement de
Paulhan sur les écrits du poète apprenti détient une telle autorité que dans la préface de son premier recueil Douze petits écrits, il la revendique
pour justifier le style hermétique : «Forcé souvent de fuir par la parole, que j'aie pu seulement quelquefois retourné d'un coup de style le défi-
gurer un peu ce beau langage, pour bref qu'il renomme Ponge selon Paulhan» (DPE 10, c'est nous qui soulignons). Cette (re)nomination,
acte paternel par excellence, montre que le mentor occupe désormais la
place du Père. Pour plus d'informations concernant le rapport entre Ponge et Paulhan, voir notre thèse, op. cit., f. 117.
20) Dans le microcontexte du poème, le soleil évoque avant tout la gloire litté- raire. Mais dans le réseau des figures du mythe personnel qui menace
mais aussi dynamise l'écriture du poète tout au long de sa carrière , le soleil présente la figure du Père à la fois protecteur et tyrannique .
21) Ici on peut bien sûr parler de la «mise en abyme», mais la particularité du «Radiateur parabolique», c'est qu'elle est motivée et justifiée par la
forme même de l'objet de description. 22) Lors de son intervention dans le séminaire organisé par l'Institut des
Textes et des Manuscrits Modernes en avril 1992 à l'École normale supé- rieure et portant sur la clausule, Bernard BEUGNOT a souligné avec jus-
tesse que la clausule pongienne est souvent une invitation à la relecture du texte, ce qui ne fait que renforcer les effets de clôture. Voir op. cit.,
pp. 169-189. 23) Jean-Pierre RICHARD souligne, à propos du «Gui» (1941) que «chez Ponge
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la richesse d'un fonctionnement interne vient alors réparer l'éternelle mélancolie du sens» («Grains de lecture», Revue des Sciences humaines, n° 228, octobre—décembre 1992, p. 26). Cette remarque judicieuse s'appli-
que parfaitement au «Radiateur parabolique» (1942).