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Chant 1 Arrivée d'Énée à Carthage 1, 1 Je chante les combats du héros qui fuit les rivages de Troie et, prédestiné, parvint le premier en Italie, aux bords de Lavinium; longtemps sur terre et sur mer, la puissance des dieux d'en haut le malmena, à cause de la colère tenace de la cruelle Junon; 1, 5 la guerre aussi l'éprouva beaucoup, avant qu'il pût fonder sa ville et introduire ses dieux au Latium; c'est le berceau de la race latine, des Albains nos pères, et de Rome aux altières murailles. Muse, rappelle-moi pourquoi, pour quelle offense à sa volonté, pour quel chagrin la reine des dieux poussa un héros d'une piété si insigne 1, 10 à traverser tant d'aventures, à affronter tant d'épreuves ? Est-il tant de colères dans les âmes des dieux ? Jadis il y avait une ville (ancienne colonie tyrienne), Carthage : elle faisait face à l'Italie et aux lointaines bouches du Tibre; elle était riche et passionnément âpre à la guerre. 1, 15 Junon, dit-on, la chérissait plus que toute autre cité, plus même que Samos. Là étaient ses armes, et là son char. Cette ville régnerait sur les nations, si les destins y consentaient : tel était déjà alors le but, l'objet des soins de la déesse. Mais elle avait appris que naissait du sang troyen une race, 1, 20 qui un jour renverserait les forteresses tyriennes; qu'un peuple, roi d'un vaste empire et superbe à la guerre, en sortirait pour la perte de la Libye : ainsi le déroulaient les Parques. La Saturnienne, redoutant ce désastre, se rappelait l'ancienne guerre menée au premier rang, devant Troie, pour ses chers Argiens. 1, 25 Ni les raisons de sa colère ni ses cruels ressentiments n'avaient encore quitté son coeur; restaient ancrés en son esprit l'inique jugement de Pâris et l'injurieux mépris de sa beauté, et la race abhorrée, et les honneurs de Ganymède, après son rapt. Ces souvenirs la brûlaient et, les Troyens, malmenés sur l'immensité, 1, 30 restes échappés aux Danaens et à l'impitoyable Achille; elle les tenait loin du Latium, eux qui, depuis tant d'années, erraient à travers les mers, conduits par les destins. Tant était lourde la tâche de fonder la nation romaine ! Les Troyens, à peine hors de vue de la Sicile, faisaient voile, 1, 35 tout joyeux, vers le large, fendant de leur proue l'écume salée,

Virgile. Eneide

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Chant 1 Arrivée d'Énée à Carthage 1, 1 Je chante les combats du héros qui fuit les rivages de Troie et, prédestiné, parvint le premier en Italie, aux bords de Lavinium; longtemps sur terre et sur mer, la puissance des dieux d'en haut le malmena, à cause de la colère tenace de la cruelle Junon; 1, 5 la guerre aussi l'éprouva beaucoup, avant qu'il pût fonder sa ville et introduire ses dieux au Latium; c'est le berceau de la race latine, des Albains nos pères, et de Rome aux altières murailles. Muse, rappelle-moi pourquoi, pour quelle offense à sa volonté, pour quel chagrin la reine des dieux poussa un héros d'une piété si insigne 1, 10 à traverser tant d'aventures, à affronter tant d'épreuves ? Est-il tant de colères dans les âmes des dieux ? Jadis il y avait une ville (ancienne colonie tyrienne), Carthage : elle faisait face à l'Italie et aux lointaines bouches du Tibre; elle était riche et passionnément âpre à la guerre. 1, 15 Junon, dit-on, la chérissait plus que toute autre cité, plus même que Samos. Là étaient ses armes, et là son char. Cette ville régnerait sur les nations, si les destins y consentaient : tel était déjà alors le but, l'objet des soins de la déesse. Mais elle avait appris que naissait du sang troyen une race, 1, 20 qui un jour renverserait les forteresses tyriennes; qu'un peuple, roi d'un vaste empire et superbe à la guerre, en sortirait pour la perte de la Libye : ainsi le déroulaient les Parques. La Saturnienne, redoutant ce désastre, se rappelait l'ancienne guerre menée au premier rang, devant Troie, pour ses chers Argiens. 1, 25 Ni les raisons de sa colère ni ses cruels ressentiments n'avaient encore quitté son coeur; restaient ancrés en son esprit l'inique jugement de Pâris et l'injurieux mépris de sa beauté, et la race abhorrée, et les honneurs de Ganymède, après son rapt. Ces souvenirs la brûlaient et, les Troyens, malmenés sur l'immensité, 1, 30 restes échappés aux Danaens et à l'impitoyable Achille; elle les tenait loin du Latium, eux qui, depuis tant d'années, erraient à travers les mers, conduits par les destins. Tant était lourde la tâche de fonder la nation romaine ! Les Troyens, à peine hors de vue de la Sicile, faisaient voile, 1, 35 tout joyeux, vers le large, fendant de leur proue l'écume salée,

quand Junon, qui gardait en son cœur son éternelle blessure, se dit en elle-même : "Moi, vaincue, renoncer à mon projet ! Ne pas pouvoir détourner de l'Italie le roi des Teucères ! Et même plus ! Les destins me l'interdisent ! Pallas, elle, 1, 40 a pu incendier la flotte des Argiens et les engloutir dans la mer, à cause de la faute et de la folie du seul Ajax, le fils d'Oïlée ! Du haut des nues elle a même lancé la foudre rapide de Jupiter, disloqué leurs navires et bouleversé les flots en déchaînant les vents; et tandis que, poitrine transpercée, Ajax crachait des flammes, 1, 45 elle le saisit dans un tourbillon et le cloua sur l'arête d'un rocher. Et moi, majestueuse reine des dieux, soeur et épouse de Jupiter, je suis en guerre contre une seule nation, et depuis tant d'années ! Existe-t-il encore quelqu'un pour adorer la puissance de Junon, ou déposer en suppliant des offrandes sur ses autels ?" 1, 50 La déesse, retournant ces pensées en son coeur embrasé, part pour la patrie des vents, ces lieux gros d'ouragans déchaînés. Elle arrive en Éolie. Là, dans une immense caverne, le roi Éole fait peser son pouvoir sur les bruyantes tempêtes et les vents rebelles, les retenant enchaînés dans leur prison. 1, 55 Eux s'indignent et, tandis que gronde sourdement la montagne, ils tournent en rugissant dans leur enclos; au sommet, Éole est assis, le sceptre à la main, apaisant leurs coeurs et tempérant leurs colères. Sans lui, sûrement les vents impétueux entraîneraient avec eux mers et terres et ciel immense, qu'ils disperseraient dans les airs. 1, 60 Mais le dieu tout puissant, qui craignait ce risque, les avait cachés dans de sombres cavernes, posant sur eux la masse de hauts rochers; il leur avait donné un roi qui, sur son ordre, savait, selon des règles fixées, les contenir ou leur lâcher la bride. C'est lui que Junon vint alors supplier en ces termes : 1, 65 "Éole, puisque le père des dieux et le roi des hommes t'accorda d'apaiser les flots ou de les soulever à l'aide du vent, -- une race qui m'est odieuse vogue sur la mer Tyrrhénienne, transportant vers l'Italie Ilion et ses Pénates vaincus. Déchaîne la violence des vents, submerge et engloutis leurs bateaux, 1, 70 ou disperse-les et parsème leurs cadavres sur la mer. Je dispose de quatorze nymphes au corps superbe; la plus belle de toutes c'est Déiopée. Je l'unirai à toi en un mariage stable et je te l'attribuerai en propre, pour que, en échange de tes services, elle passe avec toi 1, 75

toute sa vie et te rende père d'une belle progéniture". à cela Éole répond : "C'est à toi, ô reine, de savoir ce que tu souhaites; mon droit à moi est de recevoir des ordres. C'est toi qui me vaux ce que j'ai de pouvoir, et mon sceptre, et la faveur de Jupiter; c'est toi qui me donnes le droit de m'asseoir 1, 80 aux festins des dieux et ma puissance sur les nuages et les tempêtes". Aussitôt dit, de la pointe de sa lance retournée, Éole frappe le flanc creux de la montagne : les vents, rangés en bataille, s'engouffrent par la porte offerte et soufflent en tourbillon sur la terre. Ils se sont abattus sur la mer, que soulèvent tout entière de ses abîmes 1, 85 l'Eurus et le Notus, unis à l'Africus fécond en bourrasques, tandis que d'énormes vagues déferlent vers les rivages. Aussitôt s'élèvent les cris des hommes et le grincement des cordages; les nuages dérobent soudain aux yeux des Troyens le ciel et la lumière du jour; une nuit noire s'installe sur la mer. 1, 90 Le tonnerre a retenti dans le ciel, d'incessants éclairs strient l'éther, et les hommes sentent partout la mort présente. Bientôt, les membres d'Énée se paralysent de froid. Il gémit et, tendant les deux mains vers le ciel, il dit à haute voix : "Ô trois et quatre fois heureux, 1, 95 ceux qui, à la face de leurs parents, eurent la chance de mourir sous les hauts murs de Troie ! Ô toi, le plus vaillant des Danaens, fils de Tydée, que n'ai-je pu hélas mourir dans la plaine d'Ilion et perdre la vie de ta main, là où gît le farouche Hector, frappé par le trait de l'Éacide, là où gît l'immense Sarpédon, 1, 100 où le Simoïs engloutit et roule en si grand nombre dans ses flots boucliers et casques de guerriers, et cadavres de héros !" Tandis qu'il lance ces plaintes, la tempête sifflant sous l'Aquilon frappe sa voile de plein fouet, soulevant les flots jusqu'au ciel. Rames brisées, la proue dévie, offrant aux vagues le flanc du bateau; 1, 105 puis aussitôt survient, abrupte, une masse, une montagne d'eau. On reste pendu en haut des vagues; on voit les eaux s'ouvrir; la terre paraît entre les flots, en un bouillonnement furieux de sable. Le Notus saisit trois navires qu'il projette sur des récifs invisibles, écueils au milieu des flots que les Italiens appellent ‘Autels’, 1, 110 dos monstrueux à la surface de la mer. L'Eurus venu du large en pousse trois sur des bancs de sable, les Syrtes (triste spectacle), les enlisent dans ces bas-fonds, les murant dans une ceinture de sable. Un bateau, celui qui transportait les Lyciens et le fidèle Oronte, reçoit, sous les yeux d'Énée, une énorme masse d'eau qui d'en haut

1, 115 s'abat sur sa poupe; le pilote, jeté à terre, roule tête en avant, mais le flot entraîne le bateau, le faisant tournoyer trois fois sur place, et un tourbillon rapidement l'engloutit dans la mer. On aperçoit quelques hommes nageant sur l'immense abîme, des armes, des planches, et les trésors de Troie épars sur les ondes. 1, 120 Déjà le solide bâtiment d'Ilionée, celui du courageux Achate, et ceux qui transportaient Abas et le vieil Alétès, sont victimes de la tempête; par les jointures de leurs flancs qui cèdent, tous les navires prennent l'eau ennemie, se fendent et s'ouvrent. 1, 125 Entre-temps Neptune remarque le tumulte de la mer démontée et la tempête déchaînée; des profonds abîmes il voit refluer des eaux souvent tranquilles. Vivement ému, du large il prospecte les flots, sa tête paisible posée à la surface de l'onde. Il voit les bateaux d'Énée épars sur toute la surface de la mer, les Troyens écrasés par les vagues et l'écroulement du ciel. 1, 130 Les ruses et les colères de sa soeur Junon ne lui ont pas échappé. Il convoque auprès de lui Eurus et Zéphyr, et leur dit : "Tirez-vous de votre naissance une si grande assurance ? Voilà que maintenant, sans mon ordre, vous avez l'audace, ô vents, de secouer ciel et terre, et de soulever de telles masses ? 1, 135 Je vais vous… ! Mais mieux vaut apaiser l'agitation des flots. Plus tard, vous me paierez votre faute par une peine peu ordinaire. Hâtez-vous de fuir, et dites bien ceci à votre roi : ce n'est pas à lui qu'échurent par le sort l'empire de la mer et le cruel trident, mais à moi. Lui possède les immenses rochers, 1, 140 où vous demeurez, Eurus. Qu'Éole se pavane dans cette cour et qu'il règne sur les vents, sur leur prison, bien close". Il parla ainsi, et plus prestement encore, apaise les flots gonflés, rassemble les nuages, les chasse et ramène le soleil. Cymothoé et Triton s'efforcent en même temps de dégager 1, 145 les bateaux des arêtes des rochers. Lui-même de son trident les soulève, leur ouvre les vastes syrtes, et apaise la mer; et avec son char aux roues légères, il glisse à la surface des eaux. Ainsi, souvent, quand dans un grand peuple surgit une révolte, les sentiments de la foule anonyme se déchaînent, 1, 150 les torches et les pierres bientôt volent, et la folie fournit les armes; alors, si par hasard ils ont remarqué un héros pieux et méritant, tous se taisent, et restent debout, oreilles dressées; lui, par ses paroles, maîtrise les esprits et apaise les coeurs :

ainsi tout le tumulte de la mer tomba, dès que leur père, 1, 155 portant ses regards sur les flots, s'avança sous le ciel dégagé, tourna ses chevaux, volant sur son char rapide, rênes lâchées. Les Énéades, épuisés, cherchant à atteindre dans leur course les rivages les plus proches, se tournent vers les côtes de Libye. Il existe un lieu au fond d'une baie : une île y forme un port, 1, 160 et ses flancs sont un obstacle, où toute la houle du large vient se briser, se scindant et se réduisant en ses anses paisibles. De part et d'autre, d'énormes rochers et deux pics s'élèvent menaçants vers le ciel; à leurs pieds, les eaux silencieuses s'étendent à l'abri; dessus, comme sur une scène, des arbres 1, 165 au feuillage tremblant, et l'ombre effrayante d'un bois obscur. À l'opposé, sous des rochers en surplomb se trouve une grotte, avec des eaux douces et des sièges creusés dans la pierre vive, demeure des Nymphes. Ici, point de câbles pour retenir les navires fatigués, point d'ancre mordante pour les attacher. 1, 170 Énée, avec les sept vaisseaux qui restent de toute sa flotte, pénètre en ce lieu; dans leur grand désir de toucher la terre, les Troyens débarquent, occupent la plage de sable tant désirée et étendent sur la grève leurs membres ruisselants d'eau salée. En premier lieu, Achate a fait jaillir d'un silex une étincelle, 1, 175 a mis le feu à des feuilles, l'a alimenté de bois sec, et aussitôt la flamme a jailli dans le foyer. Ensuite, malgré l'épuisement, ils dégagent les armes et les fruits de Cérès, que les eaux ont altérés; les grains sauvés des flots, ils se préparent à les griller à la flamme et à les broyer sous la pierre. 1, 180 Entre-temps Énée escalade un rocher; des yeux il scrute la mer sur une large étendue, cherchant à apercevoir Anthée et ses birèmes phrygiennes, poussées par le vent, ou Capys, ou les armes de Caïcus, en haut des poupes. Point de navire en vue, mais il aperçoit trois cerfs 1, 185 errant sur le rivage; toute la harde les suit, longue file de bêtes paissant dans les vallées. Énée s'arrête sur place et, de la main, saisit les traits, l'arc et les flèches rapides que portait le fidèle Achate. Il abat d'abord les chefs du troupeau, aux têtes altières 1, 190 et à la haute ramure; puis, dans des bois verdoyants, il pourchasse la bande de ses traits, semant la pagaille dans tout le troupeau.

Il ne lâche pas prise avant d'avoir, en chasseur victorieux, couché au sol sept corps énormes, équivalents au nombre de ses navires; une fois au port, il répartit ses prises entre tous ses compagnons. 1, 195 Puis, les vins que le bon Aceste, sur le rivage de Trinacrie, avait fait verser dans les jarres offertes lors de leur départ, le héros les distribue et, par ses paroles, apaise leurs coeurs affligés : "Amis, nous n'oublions pas nos malheurs passés, les maux si pesants que nous avons subis : à nos maux présents aussi un dieu mettra fin. 1, 200 Vous avez approché la rageuse Scylla, ses écueils retentissants dans les profondeurs; vous avez éprouvé les rochers des Cyclopes : reprenez courage et chassez la crainte qui vous accable; peut-être même ce souvenir, un jour, vous sera doux ! Au travers de dangers divers, de difficultés si nombreuses, 1, 205 nous tendons vers le Latium, et vers les paisibles demeures que nous annoncent les destins; là pourra renaître le royaume de Troie. Soyez fermes, et réservez-vous pour des jours meilleurs !" Ainsi parle-t-il et, en dépit de ses lourds soucis, sur son visage, il feint l'espoir, pressant sa peine au fond de son cœur. 1, 210 Les hommes s'affairent autour du butin et du prochain festin : ils écorchent les bêtes, mettent à nu leurs viscères; ici on découpe des morceaux, fixés tout palpitants sur des broches; là, on dispose sur le rivage des bassines et on attise des feux. Grâce à la nourriture, ils retrouvent leurs forces et, couchés sur l'herbe, 1, 215 se repaissent de vieux Bacchus et de grasse venaison. Une fois la faim apaisée et les tables enlevées, ils s'enquièrent longuement de leurs compagnons disparus, hésitant entre espoir et crainte, soit qu'ils les croient vivants, ou morts déjà, sourds désormais aux voix qui les appellent. 1, 220 Le pieux Énée surtout gémit sur le sort du bouillant Oronte, et d'Amycus; il déplore au fond de son coeur le destin cruel de Lycus et du vaillant Gyas et du vaillant Cloanthe. Déjà c'était la fin du festin, lorsque Jupiter, qui du haut de l'éther regardait la mer parsemée de voiles, les terres déployées à ses pieds, 1, 225 les rivages et les peuples largement disséminés, s'immobilisa au sommet du ciel et fixa ses regards sur le royaume de Libye. Et tandis qu'en son coeur il agitait ces soucis, Vénus, bien triste, les yeux brillants mouillés de larmes, s'adresse à lui : "Toi qui, de toute éternité, tiens sous tes lois 1, 230 le sort des hommes et des dieux, toi qui les terrifies de ta foudre,

de quel crime si grand mon cher Énée a-t-il pu t'offenser, quelle faute ont pu commettre les Troyens, pour se voir interdire, après tant de deuils, l'univers tout entier, à cause de l'Italie ? C'est de là pourtant qu'un jour devaient naître les Romains 1, 235 une fois les ans révolus; d'eux, du sang ravivé de Teucer, sortiraient les maîtres qui tiendraient sous leurs lois les mers et l'univers entier ! Tu l'avais promis ! Ô père, pourquoi chez toi ce changement d'avis ? Cela du moins me consolait de la chute de Troie et de ses tristes ruines, de nouveaux destins compensant ces destins hostiles. 1, 240 Maintenant le même sort funeste poursuit ces hommes qui ont vécu tant de malheurs ! Quel terme, puissant roi, fixes-tu à leurs épreuves ? Anténor, lui, après avoir échappé aux Achéens, a pu pénétrer dans les golfes d'Illyrie et gagner en toute quiétude le coeur du royaume des Liburnes; il a pu franchir la source du Timave, aux neuf bouches, 1, 245 qui, avec un grand fracas de la montagne, s'avance, mer déchaînée recouvrant les champs de ses flots retentissants. Là pourtant, il fonda Padoue et les demeures des Teucères, donna un nom à leur peuple et fixa les armes de Troie; maintenant, apaisé, il y repose dans une paix sereine. 1, 250 Et nous, tes propres enfants, que tu admets dans le palais céleste, nous avons (ô honte !) perdu nos vaisseaux, par la colère d'une seule, nous sommes trahis, tenus écartés loin des rivages de l'Italie. Est-ce là le prix de la piété ? Est-ce là nous restituer notre sceptre ?" 1, 255 Le père des hommes et des dieux, arborant ce visage qui apaise ciel et tempêtes, sourit à sa fille, effleure son visage d'un baiser, et puis lui dit : "Rassure-toi, Cythérée; immuables restent les destins de tes protégés; tu verras la ville et les murs promis de Lavinium, et tu emmèneras très haut, jusqu'aux astres du ciel, 1, 260 le magnanime Énée; nul avis n'a changé ma volonté. Ton Énée (je vais en effet, puisque ce souci te taraude, parler un peu longuement et dérouler les secrets du destin), mènera en Italie une grande guerre, brisera des peuples farouches, et pour son peuple établira des lois et des murailles, 1, 265 jusqu'au troisième été qui le verra régner sur le Latium, et jusqu'au troisième hiver après la soumission des Rutules. Mais le jeune Ascagne, doté maintenant aussi du surnom de Iule, (il s'appelait Ilus, tant que dura le royaume d'Ilion), tout au long des mois de trente longues années, 1, 270

exercera le pouvoir, puis de son siège de Lavinium, il transférera son trône à Albe-la-Longue, qu'il munira de puissants remparts. C'est là que pendant trois fois cent longues années, la royauté sera aux mains de la race d'Hector, jusqu'au jour où une prêtresse royale, Ilia, enceinte de Mars, donnera naissance à des enfants jumeaux. 1, 275 Ensuite, bien nourri à l'abri de sa fauve nourrice, Romulus continuera la race, fondera les murailles de Mars et désignera les Romains à partir de son nom. Moi, je n'impose de terme ni à leur puissance ni à leur durée : Je leur ai accordé un empire sans fin. Et même, l'âpre Junon, 1, 280 qui en ce moment importune de ses craintes terre, mer et ciel, reviendra à des décisions meilleures, et avec moi chérira les Romains, maîtres du monde, peuple de citoyens en toge. Voilà ma volonté. Après bien des lustres, viendra le temps où les fils d'Assaracus asserviront la Phthie et l'illustre Mycènes 1, 285 où ils régneront en maîtres sur les Argiens vaincus. Un Troyen naîtra, César, d'illustre naissance, qui bornera son empire à l'Océan et sa renommée aux étoiles, Jules, dont le nom lui vient du grand Iule. Un jour, au ciel, tu l'accueilleras chargé des dépouilles de l'Orient, 1, 290 et tu seras apaisée; vers lui aussi monteront voeux et prières. Alors, une fois les guerres délaissées, les âpres siècles s'adouciront : la Bonne Foi chenue et Vesta, Quirinus et Rémus son frère institueront des lois; sinistres, étroitement serrées de ferrures, les portes de la Guerre resteront closes; à l'intérieur, la Fureur impie, 1, 295 redoutable, s'assiéra sur des armes entassées, les bras liés derrière le dos par cent noeuds d'airain, et elle grondera, hérissée, la bouche sanglante". Après ces paroles, il dépêche du haut du ciel le fils de Maia; il veut que les terres et la citadelle toute neuve de Carthage s'ouvrent, accueillantes aux Teucères, et que Didon, ignorant les arrêts du destin, 1, 300 ne les écarte pas de son sol. Mercure s'aidant de ses ailes comme de rames, vole à travers l'espace infini, et rapide, se pose sur le rivage de Libye. Déjà il accomplit les ordres, et les Puniques, par la volonté du dieu, déposent leur haine féroce; la reine, surtout, a l'esprit apaisé, se sentant pleine de bienveillance à l'égard des Troyens. 1, 305 Après avoir durant la nuit remué maintes pensées, le pieux Énée, dès que paraît la bienfaisante lumière, décide de sortir et d'explorer ces lieux nouveaux. Ces rivages, où le vent l'a poussé, qui les habite, des hommes ou des bêtes sauvages (car elles sont incultes) ? Il décide de s'informer et de faire à ses compagnons un rapport précis .

I, 310 Il a mis sa flotte à l'abri, dans une anse boisée, au creux d'un rocher : entourée d'arbres et d'ombres inquiétantes, elle y est bien cachée. Il se met en route, accompagné du seul Achate , qui serre dans sa main deux javelots à large lame. Au milieu de la forêt, sa mère se présenta à lui; elle avait les traits I, 315 et l'allure d'une jeune fille, et les armes d'une jeune Spartiate; on eût dit aussi la Thrace Harpalicé, épuisant ses chevaux, et qui devançait dans sa fuite l'Hèbre au cours ailé. Car, à la manière d'une chasseresse, elle portait un arc souple suspendu à son épaule, et laissait ses cheveux flotter au vent; I, 320 elle avait les genoux nus, un noeud retenait les plis ondoyants de sa robe. Elle parla la première : "Eh! jeunes gens, dites-moi; n'avez-vous pas vu par hasard une de mes soeurs égarée ici ? Elle est armée d'un carquois et porte une peau de lynx moucheté; peut-être en criant poursuit-elle à la course un sanglier écumant". I, 325 Ainsi parle Vénus; et son fils alors lui répond : "Je n'ai entendu aucune de tes soeurs, je n'ai vu personne, ô vierge, que je ne sais nommer ? Ton visage n'est pas d'une mortelle, et ton timbre n'est pas celui d'une voix humaine; déesse, sûrement, (es-tu la soeur de Phébus ? es-tu née du sang des Nymphes ?), I, 330 sois bénie, et, qui que tu sois, allège notre épreuve. Apprends-nous enfin sous quels cieux, en quels rivages du monde nous sommes jetés : ne connaissant ni les habitants ni les lieux, nous errons, poussés ici au gré du vent et des flots déchaînés. En ton honneur, notre main immolera sur les autels maintes offrandes". 1, 335 Vénus dit alors: "Vraiment, je ne me juge pas digne d'un tel honneur; les jeunes Tyriennes ont coutume de porter un carquois et de lacer haut sur leurs mollets des cothurnes pourpres. Tu vois ici le royaume punique, les Tyriens et la ville d'Agénor; mais c'est la terre des Libyens, un peuple intraitable à la guerre. 1, 340 Didon y exerce le pouvoir; elle est partie de la ville de Tyr, fuyant son frère. Longue suite d'injustices et de vicissitudes ! Mais je vais suivre les points les plus saillants de l'histoire. Sychée était son époux; c'était le plus riche des Phéniciens, et la malheureuse l'aimait d'un amour profond; 1, 345 elle était vierge lorsque son père l'avait unie à lui sous les auspices d'un premier hymen. Mais à Tyr régnait son frère, Pygmalion, le plus scélérat des hommes. Entre Sychée et lui s'installa une haine furieuse. L'impie

surprend Sychée devant les autels, et, aveuglé par la soif de l'or, 1, 350 le tue secrètement, se souciant peu de l'amour de sa soeur. Le scélérat cacha longtemps son forfait et, à force de simulations, entretint chez la malheureuse amante l'illusion d'un vain espoir. Mais pendant son sommeil, elle vit l'image même de son époux, privé de sépulture, qui levait vers elle un visage étrangement pâle. 1, 355 Il dévoila les autels ensanglantés, sa poitrine transpercée par le fer, et raconta point par point le crime insoupçonné dans le palais. Puis il la persuade de fuir au plus vite, de quitter sa patrie. Pour l'aider dans son voyage, il révèle l'endroit où sont enfouis dans la terre d'anciens trésors, masse ignorée d'or et d'argent. 1, 360 Émue, Didon prépare sa fuite, cherchant des compagnons. Autour d'elle se rassemblent ceux qui vouaient au tyran une haine féroce, ou ceux dont la crainte était vive; les bateaux qui justement étaient prêts, sont pris d'assaut, et on y entasse l'or. Sur la mer sont emportés les trésors de l'avide Pygmalion; c'est une femme qui a tout dirigé. 1, 365 Ils sont parvenus en ces lieux, où tu vas voir maintenant d'immenses remparts et la citadelle naissante de la jeune Carthage, qui s'appelle Bursa du fait qu'ils ont acheté comme surface de terrain, juste la quantité qu'ils pouvaient entourer avec la peau d'un taureau." 1, 370 "Mais vous enfin, qui êtes-vous ? De quels rivages venez-vous ? Où allez-vous ?". Tandis qu'elle s'informait en ces termes, Énée, en soupirant, laissa échapper ces mots du fond de son coeur : "Ô déesse, si je racontais mon histoire, en partant du tout début, et si tu avais le temps d'écouter le récit détaillé de nos épreuves, avant que j'aie fini, l'Olympe fermé, Vesper aura chassé le jour. 1, 375 Depuis l'antique Troie (peut-être ce nom a-t-il frappé vos oreilles), nous avons été emportés de mer en mer, et la tempête, au gré de sa fantaisie, nous a poussés aux bords de Libye. Je suis le pieux Énée, j'emporte avec moi sur mes vaisseaux nos Pénates arrachés à l'ennemi, et mon renom s'étend jusqu'à l'éther. 1, 380 Je cherche l'Italie, terre de mes pères; ma race est issue du grand Jupiter. Avec deux dizaines de navires je me suis embarqué sur la mer de Phrygie; ma mère divine me montrait la route, et j'ai suivi les oracles qui s'offraient. Sept navires seulement subsistent, disloqués par les flots et par l'Eurus. Moi-même, méconnu, démuni, je parcours les déserts de Libye, 1, 385 repoussé de l'Europe et de l'Asie". Sans lui laisser poursuivre ses plaintes, Vénus l'interrompit au milieu de ses lamentations : "Qui que tu sois, tu n'encours pas, je crois, la haine des dieux célestes,

puisque tu es bien vivant et parvenu à cette ville tyrienne. Poursuis ta route et, de ce pas, va te présenter au seuil de la reine. 1, 390 Tes compagnons sont revenus et ta flotte t'est rendue, je te l'annonce; les Aquilons changeant de cap l'ont menée à l'abri, si du moins mes parents abusés ne m'ont pas en vain enseigné l'art augural. Vois cette heureuse colonne de douze cygnes. L'oiseau de Jupiter avait fondu sur eux depuis l'éther et les avait dispersés dans le ciel dégagé. 1, 395 Maintenant, en une colonne étirée, on les voit reprendre place sur le sol, ou observer d'en haut le coin que déjà ils se réservent; de même que ces oiseaux fêtent leur retour en battant des ailes, et font résonner leurs chants, après la ronde de leur bande dans le ciel, ainsi tes vaisseaux et la troupe de tes jeunes compagnons 1, 400 sont entrés au port ou en train d'y pénétrer à pleines voiles. Poursuis donc, et dirige ton pas là où te conduit la route". Elle se tut et, comme elle se détournait, son cou de rose lança un éclair; de sa tête aux cheveux d'ambroisie monta un parfum divin; sa robe tomba jusqu'à ses pieds, et à sa démarche 1, 405 se révéla la vraie déesse. Dès qu'il eut reconnu sa mère, Énée la poursuivit et lui dit tandis qu'elle s'enfuyait : "Pourquoi, cruelle toi aussi, abuser si souvent ton fils avec ces apparences vaines ? Pourquoi ne nous est-il pas donné de joindre nos mains, et d'échanger de vraies paroles ?" 1, 410 Après ces reproches, il dirige ses pas vers les remparts. Vénus entoura leur marche d'un sombre nuage, répandant autour d'eux une épaisse enveloppe de brume; ainsi personne ne pourrait ni les voir, ni les toucher, ni les retarder, ni s'informer des raisons de leur venue. 1, 415 Elle-même s'envola vers Paphos et, tout heureuse, retrouva sa demeure, où dans son temple cent autels brûlent l'encens sabéen et exhalent le parfum de fraîches guirlandes. Pendant ce temps, ils prirent aussitôt la route que marquait un sentier, et déjà escaladaient la colline qui de toute sa hauteur 1, 420 domine la ville et fait face d'en haut à la citadelle. Énée admire l'œuvre imposante, naguère village de nomades; il admire les portes, l'animation des rues, leurs dalles pavées. Les Tyriens s'activent, pleins d'ardeur : les uns élèvent des murs, bâtissent la citadelle, roulant et hissant de leurs mains des blocs de pierres; 1, 425 d'autres choisissent l'endroit de leur maison et l'entourent d'un sillon. On instaure des lois, des magistrats et un vénérable sénat.

Ici, des hommes creusent des ports; là d'autres disposent les profondes fondations de théâtres, et taillent dans le roc d'immenses colonnes, fiers décors pour les scènes à venir. 1, 430 On dirait des abeilles qui, à l'été naissant, dans les champs en fleurs, s'activent à la tâche, en plein soleil, quand elles font sortir leurs petits devenus adultes, ou accumulent un miel bien fluide dans les alvéoles gonflées de ce doux nectar, ou recueillent la récolte au retour des ouvrières, ou quand, formées en colonne, 1, 435 elles écartent des ruches les frelons, cette troupe paresseuse. La tâche se fait dans l'effervescence, et le miel odorant fleure le thym. "Qu'ils sont heureux, ceux dont les murs déjà s'élèvent !" dit Énée, portant ses regards vers les constructions les plus hautes de la ville. Entouré d'un nuage (miracle indicible), il s'avance 1, 440 au milieu de la foule, se mêle aux gens, sans qu'on le voie. Au centre de la ville se trouvait un bois sacré, délicieusement ombragé, à l'endroit où les Puniques, malmenés par les flots et la tempête, mirent à jour dès leur arrivée le présage que leur avait annoncé la royale Junon : la tête d'un cheval fougueux; ainsi donc leur nation 1, 445 serait incomparable à la guerre, et vivrait prospère pendant des siècles. C'est là que la sidonienne Didon fondait un immense temple dédié à Junon, riche des offrandes à la toute puissante déesse; en haut des degrés, surgissaient des seuils de bronze, et des poutres avec leurs attaches de bronze, tandis que sur leurs gonds grinçaient les portes d'airain. 1, 450 Dans ce bois, pour la première fois, une vision inattendue atténua les craintes d'Énée; ici, pour la première fois, il osa espérer le salut et, dans ses malheurs, reprendre confiance en un avenir meilleur. Tandis qu'au pied du temple gigantesque, attendant la reine, il examinait chaque détail, tout en admirant la fortune de la ville, 1, 455 l'habileté des artisans, l'harmonie et la difficulté de leur travail, il voit se dérouler dans leur suite les batailles de Troie et les guerres, dont le renom déjà s'est répandu à travers le monde entier, les Atrides et Priam, et Achille qui pour eux se révéla si cruel. Énée s'arrête et, tout en pleurs, dit : "Achate, quel lieu désormais, 1, 460 quel endroit de la terre n'est plein de notre malheur ? Voici Priam ! Même ici, les mérites recueillent des louanges; les maux humains engendrent les pleurs et touchent les coeurs. Renonce à la peur ! Notre renom nous vaudra une sorte de salut." En parlant ainsi, il se repaît l'esprit de ces vaines images, 1, 465 poussant force gémissements, le visage tout inondé de larmes.

En effet, il voyait les héros en guerre autour de Pergame : ici les Grecs fuyaient, pressés par l'armée troyenne; là, le char d'Achille au beau panache talonnait les Phrygiens. En pleurant, Énée identifie non loin de là les tentes de Rhésus, 1, 470 aux voiles de neige, livrées par ruse dans le premier sommeil : le fils de Tydée, tout couvert de sang, y mena grand carnage, puis détourna les fougueux chevaux vers son propre camp, avant qu'ils aient goûté aux pâtures de Troie et bu l'eau du Xanthe. D'un autre côté, c'est Troïlus qui fuit, sans ses armes, 1, 475 malheureux enfant engagé dans un combat inégal avec Achille : emporté par ses chevaux, il reste accroché, tête en arrière, à son char vide, mais tient encore les rênes; sa tête, sa chevelure traînent sur le sol, et sa lance retournée trace des marques dans la poussière. Pendant ce temps montaient vers le temple de Pallas l'inéquitable 1, 480 les filles d'Ilion, cheveux dénoués, portant le péplum en suppliantes, tristes et se frappant la poitrine de la main; la déesse se détournait et gardait les yeux rivés au sol. Hector par trois fois avait été traîné autour des murs d'Ilion, et, à prix d'or, Achille marchandait son cadavre sans vie. 1, 485 Alors du fond de son coeur, Énée émet un long gémissement quand il aperçoit les dépouilles, le char, le corps même de son ami, et surtout Priam tendant vers lui ses mains désarmées. Il s'est reconnu lui aussi, mêlé aux princes achéens, puis c'étaient les armées de l'Aurore, et les armes du noir Memnon. 1, 490 Penthésilée, ardente et pleine de fougue, parmi ses mille compagnes, conduit les bataillons des Amazones, à l'écu en forme de lune; sous son sein nu, elle a attaché un baudrier d'or, la guerrière, la vierge qui ose se mesurer aux hommes. 1, 495 Le Dardanien découvrait ces tableaux admirables, abasourdi, cloué sur place, tout à sa contemplation, quand la reine Didon, éblouissante, s'avance vers le temple, entourée d'une importante escorte de jeunes gardes. Ainsi sur les bords de l'Eurotas ou sur les cimes du Cynthe, Diane mène des chœurs; de partout se sont rassemblées 1, 500 mille Oréades qui l'ont suivie; le carquois sur l'épaule, elle marche et, de la tête, surpasse toutes les déesses, tandis qu'une joie secrète envahit le cœur de Latone : telle se déplaçait Didon, triomphante parmi les siens, pressant les travaux et l'avenir de son royaume.

1, 505 Alors, devant les portes de la déesse, sous la voûte du temple, entourée de gens en armes, assise au haut d'un trône, elle siège. Elle donnait à son peuple droits et lois, répartissait les tâches selon des critères équitables ou bien les tirait au sort, quand soudain Énée voit arriver, fort entourés, 1, 510 Anthée, Sergeste et le courageux Cloanthe, puis d'autres Teucères, que la noire tourmente avait dispersés sur la mer et entraînés bien loin vers d'autres rivages. Achate et lui restent stupéfaits, frappés tout à la fois de joie et de crainte; ils brûlent de leur prendre la main, 1, 515 mais devant l'inconnu, le trouble s'empare de leur esprit. Ils ne laissent rien paraître et, au creux de leur nuage, observent : quel fut le sort de ces hommes, où mouille leur flotte, pourquoi sont-ils venus ? C'est que de tous les navires arrivaient des gens implorant un accueil bienveillant et montant au temple parmi les clameurs. 1, 520 Ils entrent et sont autorisés à s'exprimer devant la reine; le plus âgé, Ilionée, très calmement, commença à parler : "Ô reine, à qui Jupiter accorda de fonder une ville nouvelle et d'imposer à des peuples orgueilleux les freins de la justice, nous, malheureux Troyens, que les vents ont transportés sur les mers, 1, 525 nous t'implorons : protège nos navires d'un incendie criminel, épargne un peuple pieux, et considère avec bonté notre situation. Non, notre fer n'est pas venu dévaster les demeures des Libyens, nous n'allons pas emporter vers le rivage le fruit de nos rapines; une telle violence, tant d'insolence n'habitent le coeur des vaincus ! 1, 530 Il existe un lieu que les Grecs nomment Hespérie, terre antique, puissante par ses armes et la fécondité de son sol; des Oenotriens l'ont habitée; maintenant, selon la tradition, leurs descendants l'ont appelée Italie, du nom de leur chef. Tel était le but de notre course, 1, 535 lorsque soudain le pluvieux Orion, surgissant des flots, nous porta vers des écueils invisibles et, sous les Austers déchaînés, tandis que nous submergeait la vague salée, nous dispersa sur les ondes, à travers d'impraticables rochers, nous sommes ici, quelques rescapés, à avoir nagé jusqu'à votre rivage. Qui sont donc ces gens ? Quelle patrie est assez barbare 1, 540 pour permettre de telles moeurs ? Ils nous refusent l'accueil d'une plage; ils veulent la guerre; ils nous interdisent de mettre pied à terre. Si vous méprisez le genre humain et les armes des mortels,

sachez toutefois que les dieux prennent en compte la vertu et le crime. Nous avions un roi, Énée, que personne jamais ne surpassa en équité 1, 545 ni en piété; nul ne fut plus grand guerrier, meilleur aux armes. Si les destins gardent en vie ce héros, s'il respire l'air du jour et s'il ne repose pas déjà chez les ombres cruelles, nous ne craignons rien; tu ne devrais pas regretter d'avoir la première montré de la générosité. Au pays des Sicules, nous avons des villes 1, 550 et des armes, et l'illustre Aceste, qui est de sang troyen. Permets-nous de tirer au sec notre flotte détruite par la tempête, de transformer des poutres de tes forêts et de façonner des rames; si nous pouvons partir pour l'Italie, une fois retrouvés nos compagnons et notre chef, comme nous gagnerions joyeux l'Italie et le Latium ! 1, 555 Par contre, si on nous refuse le salut, et si toi, ô excellent père des Troyens, la mer de Libye te retient, si nous ne pouvons plus désormais espérer en Iule, regagnons du moins la mer de Sicanie, les demeures toutes prêtes d'où nous fûmes emportés jusqu'ici; partons chez le roi Aceste". Ainsi parla Ilionée; et tous les Dardaniens, d'une même voix 1, 560 approuvaient. Alors Didon, inclinant son visage, répondit brièvement : "Chassez la crainte de vos coeurs, Troyens, rejetez toute inquiétude. Une situation difficile et mon royaume neuf exigent de telles mesures et l'installation de gardes sur toute l'étendue de mes frontières. 1, 565 Qui pourrait ignorer la race des Énéades, la ville de Troie, la valeur de ses héros ou les embrasements d'une si grande guerre ? Nous, Phéniciens, nous n'avons pas le cœur si grossier, et le Soleil n'attelle pas ses chevaux si loin de la ville tyrienne ! Que votre but soit la grande Hespérie et les champs de Saturne, 1, 570 ou que vous souhaitiez gagner le pays d'Éryx et du roi Aceste, je vous assurerai un départ tranquille et vous aiderai de mes ressources. Ou bien voulez-vous siéger avec moi dans ce royaume, à droits égaux ? La ville que je construis est la vôtre; tirez au sec vos bateaux; Troyens et Tyriens, je ne ferai aucune différence. 1, 575 Ah ! si votre roi en personne, poussé par le même Notus, si Énée pouvait être là ! Assurément je vais envoyer le long des côtes des hommes sûrs, avec l'ordre de parcourir les confins de la Libye et de voir s'il n'a pas été rejeté, errant, dans une de nos cités ou de nos forêts".

Chant 2 Chute de Troie - Mission d'Énée 2, 1 Toute l'assistance se tut, les visages tendus vers le grand Énée. Alors, de son lit surélevé, le héros commença ainsi : "Tu m'ordonnes, reine, de raviver une souffrance indicible, en te racontant comment l'opulente Troie et son lamentable royaume 2, 5 furent mis à sac par les Danaens, de quels malheurs affreux je fus témoin, et quelle part importante j'y pris moi aussi. Devant de tels récits, qui parmi les Myrmidons ou les Dolopes, quel soldat du cruel Ulysse pourrait contenir ses larmes ? De plus, l'humidité de la nuit déjà tombe du ciel, et les astres qui s'effacent invitent au sommeil. 2, 10 Mais, puisque ton désir est si grand de connaître nos malheurs, et d'entendre relater brièvement l'ultime épreuve de Troie, même si mon esprit se hérisse à ces souvenirs et recule devant la douleur, je vais commencer." 2, 13b "Brisés par la guerre et refoulés par les destins, les chefs des Danaens, après tant d'années écoulées déjà, 2, 15 fabriquent, inspirés par la divine Pallas, un cheval haut comme une montagne, aux flancs de planches de sapin tressées; ce serait -- c'est le bruit qui court -- une offrande pour leur retour. En cachette, ils enferment dans les flancs aveugles de l'animal des hommes d'élite tirés au sort, remplissant de soldats armés 2, 20 les profondes cavités du ventre de la bête. Du rivage on aperçoit l'île de Ténédos, fameuse et opulente aussi longtemps que vivait le royaume de Priam, aujourd'hui simple baie et port peu sûr pour les bateaux : les Danaens s'y rendent et s'y cachent sur le rivage désert. 2, 25 Nous, nous les croyions partis à la faveur des vents pour Mycènes. Dès lors la Troade tout entière se libère d'un long deuil; on ouvre les portes; on se plaît à courir au camp des Doriens, à visiter ces lieux désertés, et le littoral abandonné : 'ici campaient les Dolopes; ici le farouche Achille avait planté sa tente; 2, 30 voici l'endroit réservé à la flotte, là le terrain d'entraînement au combat. Certains restent stupéfaits devant le funeste présent à la vierge Minerve, admirant des dimensions du cheval; Thymétès, le tout premier, est d'avis de l'introduire dans les murs et de l'installer sur la citadelle; était-ce fourberie, ou le destin de Troie était-il à l'oeuvre déjà ! 2, 35 Mais Capys et les mieux inspirés recommandent

soit de précipiter dans la mer le piège des Danaens et leur présent suspect, d'y bouter le feu et de le brûler, soit de forer le ventre du cheval et d'en explorer les coins secrets. Le peuple indécis est divisé en partis opposés. 2, 40 Lors, en tête d'une importante troupe qui l'escorte, Laocoon dévale, tout excité, du sommet de la citadelle, et de loin s'écrie : 'Malheureux, quelle est cette immense folie, mes amis ? Croyez-vous les ennemis partis ? Pensez-vous que des Danaens un seul présent soit exempt de pièges ? Ne connaissez-vous pas Ulysse ? 2, 45 Ou bien des Achéens sont enfermés et cachés dans ce cheval de bois, ou bien cette machine a été fabriquée pour franchir nos murs, observer nos maisons, et s'abattre de toute sa hauteur sur la ville, ou bien elle recèle un autre piège : Troyens, ne vous fiez pas au cheval. De toute façon, je crains les Danaens, même porteurs de présents.' 2, 50 Et cela dit, de toutes ses forces il fait tournoyer une longue pique vers le flanc du monstre et son ventre courbe fait de poutres jointes. Elle s'y fiche en vibrant, les côtés en sont ébranlés, tandis que résonnent et gémissent ses profondes cavernes. Sans les arrêts des dieux, sans l'aveuglement de nos esprits, 2, 55 il nous eût poussé à profaner de nos lances les cachettes des Argiens, Troie maintenant serait debout, et tu subsisterais, altière citadelle de Priam ! 2, 57 Entre-temps, on aperçoit un homme, les mains liées derrière le dos; des bergers dardaniens le traînaient vers le roi au milieu des cris. Cet inconnu s'était spontanément présenté à eux sur la route, 2, 60 dans ce but précis et pour ouvrir Troie aux Achéens; il était plein de détermination, et tout aussi résolu à mener à bien ses ruses qu'à affronter une mort certaine. Poussés par la curiosité, les jeunes Troyens se ruent de toutes parts, entourent le prisonnier, le maltraitent à l'envi. 2, 65 Écoute maintenant les fourberies des Danaens, et connais-les tous, à partir du crime d'un seul. Donc, dès qu'il fut au centre des regards, bouleversé, sans armes, il s'arrêta, parcourut des yeux les troupes phrygiennes, et dit : 'Hélas ! quelle terre désormais, quelles mers pourraient m'accueillir ? 2, 70 Que reste-t-il maintenant au malheureux que je suis ? Je n'ai plus de place nulle part chez les Danaens, et de plus, les Dardanides, hostiles, exigent pour moi la peine de mort.' Ces plaintes retournent nos esprits, toute pression retombe. Nous l'invitons à parler : quelle est sa race, que propose-t-il,

2, 75 quelle confiance faire à un captif ? qu'il s'explique ! [Lui, finalement abandonnant toute crainte, dit :] 'Assurément, roi, quoi qu'il advienne, tout ce que je te dirai sera la vérité; je ne cacherai pas que je suis de race argienne; c'est la première chose; et si la Fortune a fait de Sinon un malheureux, 2, 80 si mauvaise soit-elle, elle n'en fera ni un fourbe ni un menteur. Peut-être, au hasard d'une conversation, un nom a-t-il frappé tes oreilles, celui de Palamède, le Bélide, à la gloire bien connue. Les Pélasges, l'accusant injustement de trahison sur la foi d'une infâme dénonciation, envoyèrent cet innocent au supplice, parce qu'il s'opposait à la guerre; 2, 85 et maintenant qu'il est privé de lumière, ils le pleurent. Comme compagnon de cet homme, mon proche par les liens du sang, mon pauvre père m'avait envoyé ici, à la guerre, dès mon tout jeune âge. Tant que Palamède fut à l'abri dans son royaume, et resta influent dans les assemblées des rois, mon nom aussi était connu, je jouissais 2, 90 d'un certain renom. Depuis que la haine du perfide Ulysse -- je ne dis que des choses connues --, l'a éloigné des rives terrestres, j'ai traîné, dans l'affliction, une vie obscure et endeuillée, m'indignant en moi-même de la chute d'un ami innocent. Et fou que j'étais, je ne me suis pas tu, et me suis promis, 2, 95 si le destin le permettait, si je rentrais vainqueur à Argos, ma patrie, d'être son vengeur. Par ces paroles, j'ai suscité d'âpres haines; c'est ainsi que j'ai commencé à glisser dans le malheur : Ulysse sans cesse m'accablait de nouveaux griefs, faisait courir dans le peuple des sous-entendus, et, préparant son coup, fourbissait ses armes. 2, 100 En effet il ne s'arrêta pas avant d'avoir, avec la complicité de Calchas… Mais pourquoi donc ressasser en vain ces souvenirs désagréables ? Ou pourquoi traîner ? Si vous jugez tous les Achéens à la même aune, s'il vous suffit d'entendre ce nom, infligez-moi sur le champ ma punition : c'est le voeu de l'homme d'Ithaque, et les Atrides le payeraient cher.' 2, 105 Alors, nous brûlons véritablement de l'interroger, de comprendre, dans notre ignorance de si grands forfaits et de la fourberie pélasge. Il poursuit alors en tremblant, et, le coeur plein de duplicité, dit : 'Souvent les Danaens ont voulu s'enfuir, abandonner Troie, et s'éloigner, épuisés qu'ils étaient par cette guerre sans fin. 2, 110 Ah ! Que ne l'ont-ils fait ! Souvent l'âpre hiver régnant sur la mer les a retenus, et quand ils voulaient se mettre en route, l'Auster les effrayait. Puis surtout, quand déjà ce cheval en planches d'érable était dressé, les nuages ont grondé dans toute l'immensité du ciel.

Indécis, nous envoyons Eurypyle interroger les oracles de Phébus; 2, 115 il rapporte du sanctuaire les tristes paroles que voici : "Par le sang d'une vierge immolée, Danaens, vous avez apaisé les vents, lorsque vous abordâtes pour la première fois aux rives d'Ilion; dans le sang aussi, vous devrez chercher le retour; il vous faut sacrifier une âme argienne". Dès que l'oracle frappe les oreilles des assistants, 2, 120 ils restent stupéfaits; un tremblement glacé les parcourt jusqu'aux os. De qui préparait-on la mort ? Quelle victime réclamait Apollon ? Alors l'homme d'Ithaque, dans un grand brouhaha, entraîne le devin Calchas au milieu de l'assistance; il exige de connaître ces ordres des dieux. Déjà beaucoup me prédisaient le forfait cruel de cet homme 2, 125 plein d'astuces, et, en silence, pressentaient ce qui arriverait. Durant dix jours, le devin se tait; retiré chez lui, il refuse de prononcer la parole qui livrera un homme et l'enverra à la mort. Finalement, amené avec force cris par l'homme d'Ithaque, Calchas, comme convenu, rompt son silence, et me désigne pour l'autel. 2, 130 Tous approuvèrent; et le sort que chacun redoutait pour soi, tous acceptèrent qu'il tournât à la perte d'un seul malheureux. Déjà le jour fatidique était arrivé; près de moi, on dispose les objets rituels, les farines salées, et les bandelettes autour de mes tempes. Je me suis arraché à la mort, je l'avoue, j'ai brisé mes chaînes, 2, 135 et, près d'un lac boueux, dans l'obscurité de la nuit, je me suis tapi dans les roseaux jusqu'à leur départ, quand ils hisseraient les voiles ! Désormais, je n'ai plus aucun espoir de retrouver mon ancienne patrie, ni mes tendres enfants ni mon père, que j'ai tant souhaité revoir; peut-être ces gens vont-ils les châtier à cause de ma fuite, 2, 140 et venger ma faute en mettant à mort ces malheureux ! Au nom des dieux d'en haut et des divinités qui savent la vérité, au nom aussi, si tant est qu'elle subsiste en un endroit du monde, de la bonne foi inviolée, aie pitié de si grandes épreuves, je t'en prie, aie pitié d'un coeur accablé par un sort immérité.' 2, 145 Devant ces larmes, nous lui laissons la vie, nous le prenons même en pitié. Le premier, Priam ordonne de retirer les fers de ses mains, de desserrer ses liens; il s'adresse à lui avec bienveillance : 'Qui que tu sois, oublie désormais ces Grecs que tu as quittés, tu seras des nôtres; et à mes questions réponds en toute vérité : 2, 150 Pourquoi avoir dressé ce cheval énorme ? Qui en est l'auteur ? Que veulent-ils ? Est-ce une offrande ? Une machine de guerre ?' Priam s'était tu. Sinon, formé aux ruses et artifices des Pélasges,

leva vers le ciel ses mains dégagées de leurs liens et dit : 'Feux éternels à la puissance inviolable, je vous prends à témoin; 2, 155 et vous, autels et glaives maudits auxquels j'ai échappé, et bandelettes sacrées que j'ai portées comme victime : j'ai le droit de renier mes engagements sacrés envers les Grecs, j'ai le droit de haïr ces hommes, et de révéler tous les secrets qu'ils peuvent cacher; aucune loi de ma patrie ne me retient désormais. 2, 160 Toi, du moins, respecte tes promesses, et une fois sauvée, ô Troie, garde-moi ta foi, si je dis vrai, pour tout ce que je t'apporte en échange. Tout l'espoir des Danaens, leur confiance dans la guerre entreprise a reposé, de tout temps, sur les secours de Pallas. Mais pourtant, dès le jour où l'impie fils de Tydée, et Ulysse, ce fauteur de crimes, 2, 165 ayant entrepris d'enlever du temple sacré le Palladium fatidique, eurent, après le massacre des gardes de la haute citadelle, saisi l'effigie sacrée, et de leurs mains baignées de sang, eurent osé toucher les bandelettes virginales de la déesse, dès ce jour, l'espoir des Danaens se mit à diminuer, s'écoulant et refluant, 2, 170 leurs forces se brisèrent, la faveur de la déesse se détourna. Et la Tritonienne le leur fit comprendre par des prodiges évidents. Sa statue venait d'être placée dans le camp : d'ardentes flammes embrasèrent ses yeux fixes; une sueur salée couvrit ses membres et par trois fois, miracle indicible, elle se souleva du sol, 2, 175 d'elle-même, avec son bouclier et sa lance qui tremblait. Aussitôt le devin Calchas s'écrie qu'il faut prendre la mer et fuir, que les Argiens n'anéantiront sous leurs traits Pergame que s'ils vont reprendre les auspices à Argos, et en ramènent le Palladium, qu'ils avaient emporté avec eux par-delà la mer, sur leurs nefs creuses. 2, 180 Maintenant, à la faveur du vent, ils ont regagné Mycènes, leur patrie, ils s'y arment et se ménagent la faveur des dieux, prêts à retraverser la mer, et à revenir à l'improviste. Voilà comment Calchas comprend les présages. Sur son conseil, au lieu du Palladium, en l'honneur de la divinité offensée, les Grecs ont dressé une statue pour expier leur funeste sacrilège. 2, 185 Toutefois Calchas a ordonné d'élever ce monument gigantesque de planches assemblées, et de le faire monter jusqu'au ciel, pour qu'il ne puisse franchir les portes, ni être introduit dans vos murs, ni assurer à votre peuple la protection de son culte ancestral. Car si de votre main vous aviez profané l'offrande à Minerve, 2, 190 un grand désastre (que les dieux retournent plutôt ce présage contre le devin !) en résulterait pour le royaume de Priam et les Phrygiens.

Mais si vos propres mains avaient hissé le cheval dans votre ville, ce serait l'Asie même qui irait porter une guerre terrible sous les murs de Pélops; tel est le destin réservé à nos descendants !' 2, 195 Grâce à ces machinations et à l'habileté du parjure Sinon, on fit crédit à son récit, et ses ruses entremêlées de larmes abusèrent ceux que n'avaient domptés ni le fils de Tydée ni Achille de Larissa, ni dix années de guerre ni mille navires. Voici qu'un autre prodige, plus grave, se manifeste aux malheureux Troyens; 2, 200 beaucoup plus effrayant, il trouble nos cœurs pris au dépourvu. Laocoon, que le sort avait désigné comme prêtre de Neptune, immolait solennellement un énorme taureau sur les autels. Or voici que de Ténédos, sur des flots paisibles, deux serpents aux orbes immenses, (je frémis en faisant ce récit), 2, 205 glissent sur la mer, et côte à côte gagnent le rivage. Poitrines dressées sur les flots, avec leurs crêtes rouge sang, ils dominent les ondes; leur partie postérieure épouse les vagues, et fait onduler en spirales leurs échines démesurées. L'étendue salée écume et résonne; déjà ils touchaient la terre ferme, 2, 210 leurs yeux brillants étaient teintés de sang et de feu, et, d'une langue tremblante, ils léchaient leurs gueules qui sifflaient. À cette vue, nous fuyons, livides. Eux, d'une allure assurée, foncent sur Laocoon. D'abord, ce sont les deux corps de ses jeunes fils qu'étreignent les deux serpents, les enlaçant, 2, 215 les mordant et se repaissant de leurs pauvres membres. Laocoon alors, arme en main, se porte à leur secours. Les serpents déjà le saisissent et le serrent de leurs énormes anneaux. Deux fois, ils lui ont entouré la taille, deux fois autour du cou, ils ont enroulé leurs échines écailleuses, le dominant de la tête, la nuque dressée. 2, 220 Aussitôt de ses mains, le prêtre tente de défaire leurs noeuds, ses bandelettes souillées de bave et de noir venin. En même temps il fait monter vers le ciel des cris horrifiés : on dirait le mugissement d'un taureau blessé fuyant l'autel, et secouant la hache mal enfoncée dans sa nuque. 2, 225 Mais les deux dragons en un glissement fuient vers les temples, sur la hauteur, gagnant la citadelle de la cruelle Tritonienne, où ils s'abritent aux pieds de la déesse, sous l'orbe de son bouclier. Alors en nos coeurs s'insinue une terreur inconnue, qui nous fait tous trembler; Laocoon a mérité , dit-on, 2, 230 d'expier son crime : son arme a outragé le chêne sacré,

il a lancé sur l'échine du cheval son épée criminelle. On crie en choeur qu'il faut transporter la statue à sa place, et implorer la toute puissance de la déesse ! Nous perçons la muraille et ouvrons les remparts de la ville. 2, 235 Tous se mettent à l'oeuvre. Sous les pieds du cheval, on glisse un train de roues; autour de son cou, on tend des cordes de chanvre; la machine fatale franchit les remparts, pleine d'hommes armés. Autour d'elle, des enfants, des jeunes filles chantent des hymnes sacrés, s'amusant à poser les mains sur la corde; 2, 240 la machine monte, et menaçante, pénètre jusqu'au milieu de la ville. Ô patrie, ô Ilion, demeure des dieux ! Et vous, qu'illustra la guerre, remparts des Dardaniens ! Quatre fois, au seuil même de la porte, le monstre s'arrête; quatre fois en son ventre les armes résonnent; et pourtant, nous insistons, inconscients et aveuglés par notre folie; 2, 245 nous installons en notre sainte citadelle ce monstre de malheur. À ce moment aussi, Cassandre ouvre la bouche, dévoilant l'avenir, elle que, par l'ordre d'un dieu, les Troyens n'ont jamais crue. Et nous, malheureux, qui vivions notre dernier jour dans la ville, nous ornons les temples des dieux de feuillages de fête. 2, 250 Pendant ce temps, le ciel tourne; la nuit monte de l'océan, enveloppant de son ombre infinie la terre et la mer, et les ruses des Myrmidons; les Troyens, dispersés le long des murs se sont tus; le sommeil a engourdi leurs membres épuisés. Mais déjà, dans le silence complice d'une lune amie, 2, 255 sur ses navires alignés la phalange argienne arrivait de Ténédos, cinglant vers le rivage familier. Dès que le vaisseau royal eut envoyé un signal lumineux, alors, fort des iniques décrets divins, furtivement Sinon détache les cloisons de pin et délivre les Danaens enfermés dans le ventre; le cheval ouvert rend à l'air libre 2, 260 ces hommes, qui, tout joyeux, sortent de leur antre de bois : les chefs Thessandre et Sthénélus, l'impitoyable Ulysse glissent le long d'une corde qu'ils ont lancée, ainsi qu'Acamas et Thoas, et Néoptolème, descendant de Pélée, et en tête Machaon, et Ménélas, et Épéos, celui-là même qui avait fabriqué le piège. 2, 265 Ils envahissent la ville ensevelie dans le sommeil et le vin; abattent les veilleurs et, par les portes ouvertes, font entrer tous leurs compagnons; les troupes complices sont ainsi réunies. C'était l'heure qui apporte aux hommes éprouvés le premier sommeil, un don des dieux les pénétrant de sa bienfaisante douceur. 2, 270

Voilà que, en songe, sous mes yeux, je crois voir Hector, infiniment triste, versant d'abondantes larmes; comme naguère traîné par un attelage, il était noir de sang et de poussière, avait les pieds gonflés par la courroie qui les déchirait. Hélas dans quel état il était ! Il était bien différent 2, 275 du brillant Hector revenant chargé des dépouilles d'Achille, ou qui avait lancé les traits phrygiens sur les navires des Danaens ! La barbe hirsute, et les cheveux collés par le sang, il portait la marque des blessures nombreuses reçues près des murs de sa patrie. En pleurs moi aussi, je crus bon 2, 280 d'adresser le premier au héros ces paroles pleines de tristesse : 'Ô lumière de la Dardanie, très ferme espoir des Troyens, quels obstacles t'ont retenu ? De quels rivages arrives-tu, ô Hector si longtemps attendu ? Après la mort de tant des tiens, après les épreuves diverses de nos hommes et de la cité, 2, 285 dans quel état te découvrent nos yeux épuisés ? Quel outrage indigne a souillé ton visage serein ? Pourquoi toutes ces blessures ?' Et lui, sans perdre un instant pour répondre à mes vaines questions, exhalant de sa poitrine un profond gémissement, dit : "Hélas, fils de déesse, fuis; arrache-toi à ces flammes. 2, 290 L'ennemi tient nos murs; de toute sa hauteur Troie s'écroule. On en a assez fait pour la patrie, pour Priam : si un bras pouvait défendre Pergame, le mien aussi l'aurait défendue. Troie te confie ses objets sacrés et ses Pénates; prends-les pour compagnons de ton destin; cherche-leur des remparts majestueux, 2, 295 que tu établiras enfin, après tes errances à travers les mers". Ainsi parla-t-il, et dans ses mains il tenait Vesta la puissante et ses bandelettes, et sa flamme éternelle, retirées des profondeurs du sanctuaire. Cependant, les remparts résonnent de diverses plaintes mêlées; et de plus en plus, bien que la demeure de mon père Anchise 2, 300 soit cachée, en retrait, protégée par des arbres, les sons se font distincts, et l'horrible bruit des armes s'accroît. Je me secoue de mon sommeil et en grimpant, j'arrive en haut du toit où je me dresse, oreilles tendues. Lorsque des flammes, poussées par les Austers furieux, s'abattent sur les moissons, 2, 305 lorsque le torrent d'un fleuve dévalant de la montagne anéantit campagnes, riches semailles, travaux des boeufs, entraînant les arbres abattus, le berger est frappé de stupeur quand, du haut d'un rocher, il entend un bruit, sans en comprendre la cause. Alors reste à croire l'évidence; le piège des Danaens est patent.

2, 310 Déjà l'immense demeure de Déiphobe n'est plus que ruines, proie de Vulcain; déjà celle de son voisin Ucalégon s'embrase; et ces feux illuminent au large le promontoire de Sigée. Les clameurs des hommes s'élèvent, et le son des trompettes. Affolé, je prends les armes. Il y a bien peu de raison de les prendre, 2, 315 mais je brûle du désir de rassembler une troupe pour combattre, de courir à la citadelle avec mes compagnons; la fureur et la colère hâtent ma décision; l'idée de mourir les armes à la main me paraît belle. Or, voici Panthus, échappé aux traits des Achéens, Panthus, fils d'Othrys, prêtre de la citadelle et de Phébus, 2, 320 qui tient en main les objets du culte, les dieux vaincus; tirant aussi un enfant, son petit-fils, il accourt affolé et se dirige vers notre porte. 'Où cela se passe-t-il, Panthus ? Comment allons-nous trouver la citadelle ?' À peine avais-je dit cela, qu'il répondit dans un gémissement : 'Notre dernier jour est arrivé, et la fin inéluctable pour la Dardanie. 2, 325 Nous les Troyens, nous avons vécu, et elles ont vécu aussi, Ilion et la gloire immense des Teucères; Jupiter, dans sa cruauté, a tout transféré à Argos; les Danaens sont maîtres de la ville incendiée. Monstrueux, se dressant à l'intérieur de nos remparts, le cheval déverse des guerriers armés, et Sinon, victorieux, boute partout le feu, 2, 330 et nous insulte. Par les portes grandes ouvertes, des hommes arrivent par milliers, comme lorsqu'ils vinrent jadis de la grande Mycènes. D'autres encore ont occupé les passages étroits, faisant barrage avec leurs javelots. Une rangée hérissée d'épées luisantes se dresse, prête au carnage. En première ligne, à grand peine, les gardiens des portes 2, 335 tentent de combattre et résistent dans une lutte aveugle'. Sur ces paroles de l'Othryade, poussé par une puissance divine, je me porte vers l'incendie, vers le combat, là où m'appellent la triste Érinye, et le tumulte et les cris qui s'élèvent vers le ciel. Viennent nous aider Rhipée et le très grand manieur d'armes 2, 340 Épytus, surgis au clair de lune; Hypanis et Dymas rejoignent notre flanc, ainsi que le jeune Corèbe, fils de Mygdon, qui était justement arrivé à Troie ces jours-là, et, brûlant pour Cassandre d'un amour insensé, apportait à Priam et aux Phrygiens l'aide d'un gendre, le malheureux qui n'avait pas écouté les conseils de sa fiancée, 2, 345 la prophétesse ! Dès que je les vis rassemblés, pleins d'ardeur pour combattre, je commençai par les encourager :'Jeunes gens, coeurs vainement valeureux, si votre ferme désir est

de suivre un homme audacieux, résolu à l'impossible, 2, 350 voyez l'infortune où nous nous trouvons : ils ont tous déserté les autels et quitté les sanctuaires, les dieux qui maintenaient notre empire; vous secourez une ville incendiée. Mourons et jetons-nous au coeur des combats. Les vaincus n'ont qu'un seul espoir : n'espérer aucun salut !' 2, 355 Ainsi redouble l'ardente fureur dans les coeurs des jeunes gens. Alors, tels des loups rapaces tenus au ventre par l'âpre rage de la faim et jetés comme des aveugles dans l'épais brouillard, et attendus par leurs petits à la gorge sèche, nous allons vers une mort certaine, sous les traits ennemis, et faisons route vers le coeur de la ville. 2, 360 Une nuit sombre plane et englobe tout au creux de son ombre. 2, 361 Qui pourrait relater en détail le désastre de cette nuit, en énumérer les morts ? Qui pourrait verser des larmes à la mesure à nos épreuves ? Notre antique cité, qui tant d'années régna souveraine, s'est écroulée; des corps sans nombre gisent inertes, partout, dans les rues, 2, 365 et dans les maisons, et sur les parvis sacrés des temples. Les Teucriens ne sont pas les seuls à payer de leur sang; parfois aussi dans les coeurs des vaincus renaît le courage, et des Danaens vainqueurs tombent. Partout le deuil cruel, partout l'épouvante et la mort aux multiples visages. 2, 370 Le premier des Grecs à se présenter à nous, avec une grande escorte, est Androgée; il nous prend pour ses alliés, l'inconscient, et s'adresse d'emblée à nous, avec des paroles amicales : 'Pressez-vous, camarades ! Quelle lenteur vous retarde et vous retient ? D'autres Grecs ont incendié Pergame qu'ils pillent et dévalisent : 2, 375 et vous, c'est maintenant que vous arrivez de vos hauts navires ?' Il dit et, ne recevant aucune réponse satisfaisante, comprit aussitôt qu'il était tombé au milieu d'ennemis. Il resta interdit et, tout en reculant, se retint de parler. Tel le promeneur qui, dans d'épineux buissons, piétine sans le voir 2, 380 un serpent qu'il cloue au sol, puis se met tout à coup à trembler et s'écarte de la bête qui relève son cou bleuâtre gonflé de colère, ainsi, tremblant à notre vue, Androgée cherchait à fuir. Nous fonçons, encerclons de nos armes serrées ces hommes, effrayés, ignorants des lieux, et les abattons sans distinction. 2, 385 Le bon vent de la Fortune souffle sur notre premier engagement. Lors devant ce succès, Corèbe en son coeur exulte et dit :

'Mes amis, pour la première fois, la Fortune nous montre une voie de salut, elle se montre bienveillante, suivons-la sur cette voie : échangeons nos boucliers et arborons les insignes des Danaens. 2, 390 Est-ce ruse ou bravoure ? Qui s'en soucierait devant un ennemi ? Eux-mêmes nous donneront des armes'. Après avoir ainsi parlé, il revêt le casque à panache d'Androgée, son beau bouclier ciselé, et à son flanc il attache une épée argienne. Rhipée, et aussi Dymas, et tous les jeunes gens joyeusement 2, 395 l'imitent : tous s'arment de ces récentes dépouilles. Nous avançons, mêlés aux Danaens, sous des dieux qui ne sont pas les nôtres, et, dans la nuit aveugle, nous nous affrontons en maints combats; nous luttons et envoyons une masse de Danaens chez Orcus. D'autres fuient vers les navires, et courent vers le rivage 2, 400 chercher la sécurité; quelques-uns, pris d'une lâche épouvante, remontent dans le cheval géant et se cachent dans le ventre familier. Hélas, nul ne peut se fier à des dieux, s'ils sont hostiles ! Voici que depuis le temple, depuis le sanctuaire de Minerve, on traînait la fille de Priam, Cassandre; cheveux épars; 2, 405 elle tendait en vain vers le ciel des yeux brûlants de fièvre, des yeux seulement, car des liens entravaient ses mains délicates. Corèbe, fou de colère, ne supporta pas cette vision; il se jeta au milieu de la colonne, prêt à mourir au combat. Tous nous le suivons, et fonçons en avant, en rangs serrés. 2, 410 D'abord, du faîte du sanctuaire, nos soldats nous écrasent de leurs traits, provoquant le plus désastreux des carnages, trompés par l'aspect des armes et les panaches grecs. Les Danaens alors, hurlant de colère à se voir reprendre la jeune fille, arrivent de partout et nous attaquent : le très fougueux Ajax, 2, 415 et les deux Atrides, et toute l'armée des Dolopes. Ainsi parfois, quand éclate une tempête, s'affrontent des vents contraires, le Zéphyr, le Notus et l'Eurus fier de ses chevaux venant de l'Aurore; les forêts sifflent; et tout couvert d'écume, armé de son trident, Nérée se déchaîne et du fond de l'abîme soulève les flots. 2, 420 Et voilà ces hommes que, à la faveur de l'ombre d'une nuit obscure, notre ruse avait mis en fuite et dispersés dans toute la ville, voilà qu'ils reparaissent aussi; ils sont les premiers à reconnaître les boucliers et les armes trompeuses, et à remarquer l'accent discordant de nos voix. Aussitôt, nous sommes écrasés sous le nombre. Corèbe, le premier, 2, 425 succombe de la main de Pénélée, près de l'autel de la déesse,

la puissante guerrière; Rhipée tombe aussi, qui fut juste entre tous, et, parmi les Troyens, le plus grand serviteur de l'équité ! Les dieux en jugèrent autrement ! Hypanis et Dymas périrent aussi, transpercés par des alliés; et toi, Panthus, ni ton immense piété, 2, 430 ni le bandeau sacré d'Apollon ne te protégèrent dans ta chute. 'Cendres d'Ilion, ultimes flammes de mes proches, je l'atteste : lors de votre chute, il n'est aucun trait, aucun risque que j'aie évités, et si tel avait été mon destin, j'aurais mérité de tomber sous la main des Grecs'. Nous nous arrachons de là, 2, 435 Iphitus et Pélias et moi (Iphitus, un peu lourd déjà, vu son âge, et Pélias, ralenti par un coup que lui porta Ulysse). Des cris nous conduisent tout droit au palais de Priam. Là se déroule sous nos yeux un combat terrible, comme si nulle part ailleurs on ne se battait, comme si personne ailleurs dans la ville ne mourait. 2, 440 Nous voyons Mars se déchaîner; les Danaens se ruer sur le palais, et le seuil pris d'assaut par une formation en tortue. Des échelles se collent aux murs et, au pied même des portes, les hommes montent aux échelons : leurs boucliers dans la main gauche les protègent des traits, et leur droite s'accroche aux arêtes des toits. 2, 445 Face à l'assaut, les Dardanides démolissent les tours du palais et toutes ses parties élevées : voyant leur fin venue, voilà désormais les armes qu'ils s'apprêtent à utiliser pour se défendre, au moment suprême; ils font tomber les poutres dorées, fiers décors de nos lointains ancêtres. D'autres, poignards brandis, occupent le pas des portes, 2, 450 qu'ils protègent en formant un rang serré. Notre ardeur est ravivée à la pensée de secourir le palais royal, d'aider, de soulager ces hommes, et de rendre force à des vaincus. Il existait une entrée, avec porte dérobée, qui rendait accessibles entre elles les différentes parties du palais de Priam, une porte abandonnée à l'arrière, 2, 455 par où bien souvent, au temps où subsistait notre royaume, la malheureuse Andromaque, sans escorte, avait coutume de venir chez ses beaux-parents, amenant à son grand-père le petit Astyanax. Je monte au plus haut point du toit, d'où les infortunés Troyens lançaient de toutes leurs forces des traits restant sans effet. 2, 460 Une tour s'y dressait en surplomb, montant jusqu'au ciel, une tour, d'où l'on avait coutume de découvrir le panorama de Troie, et les navires des Danaens et le camp des Achéens. Nous l'attaquons par tous les côtés, à coup de hache, là où les jointures des niveaux supérieurs présentaient du jeu. Arrachée à ses puissantes assises, 2, 465

et poussée en avant, elle glisse soudain et s'écroule à grand fracas, écrasant sur une large étendue les rangs des Danaens. Mais d'autres guerriers les remplacent; et entre-temps pleuvent sans arrêt des pierres et des projectiles de toutes sortes. À l'entrée même du palais, sur la première marche, Pyrrhus exulte, 2, 470 avec ses armes d'airain, qui étincellent dans la lumière : ainsi apparaît à la lumière un serpent, qui, repu d'herbes maléfiques, avait, durant les frimas de l'hiver, protégé sous terre son corps enflé; maintenant, dépouillé de sa vieille peau, neuf et éclatant de jeunesse, il déroule son échine luisante, soulevant sa poitrine, défiant le soleil, 2, 475 et agitant dans sa gueule sa langue triplement fourchue. Avec lui, le géant Périphas, et le conducteur des chevaux d'Achille, l'écuyer Automédon, ainsi que toute l'armée venue de Scyros, s'approchent de la demeure et lancent des torches sur les toits. Pyrrhus parmi les premiers, à l'aide de la double hache qu'il a saisie, 2, 480 saccage le solide perron, arrache de leurs gonds les montants de bronze. Déjà, il a fait sauter une poutre, enfoncé le chêne résistant, et ouvert une immense brèche, largement béante. L'intérieur de la demeure apparaît; ses longues cours se découvrent; on voit les appartements du palais de Priam et des anciens rois; 2, 485 on voit aussi les hommes armés debout devant l'entrée, sur le seuil. L'intérieur de la maison n'est que gémissements qui se mêlent à un tumulte désastreux, et les parties les plus retirées du palais retentissent des lamentations des femmes; leur cri atteint les astres d'or. Les mères épouvantées errent à travers l'immense palais, 2, 490 étreignent les portes, les serrent, y collent leurs lèvres. Pyrrhus, fougueux comme son père, menace; ni barrières ni gardes ne le peuvent contenir; sous les coups répétés d'un bélier, la porte cède, et les battants, sortis de leurs gonds, tombent à terre. Une voie se fraie de force. Brisant les accès, tuant ceux qu'ils rencontrent en premier lieu, 2, 495 les Danaens sont entrés et des soldats emplissent toutes les pièces. Un fleuve bouillonnant, qui a rompu ses digues, met moins de fureur à sortir de son lit et à triompher des berges opposées à son tourbillon, lorsque son flot déborde sur les champs, entraînant à travers les plaines bêtes et étables. De mes propres yeux j'ai vu Néoptolème, 2, 500 ivre de carnage, et les deux Atrides, debout sur le seuil, j'ai vu Hécube et ses cent brus, et, parmi les autels, j'ai vu Priam souillant de son sang les feux qu'il avait lui-même consacrés. Ces cinquante chambres nuptiales, espoir d'une si grande descendance, leurs portes superbes, parées de l'or et des dépouilles barbares,

2, 505 se sont écroulées; les Danaens s'emparent de ce qu'épargna l'incendie. Peut-être vous demandez-vous quel fut le sort de Priam ! Dès qu'il voit sa ville tombée, capturée, les portes de son palais détruites et l'ennemi au coeur même de sa demeure, en vain, le vieillard revêt ses épaules que l'âge faisait trembler, 2, 510 de l'armure qu'il avait longtemps délaissée, ceint un glaive bien inutile, et, disposé à mourir, se porte au milieu du rang serré des ennemis. Au coeur du palais, à ciel ouvert, sous la voûte de l'éther, il y avait un autel immense; tout près, un laurier très ancien, s'inclinait vers l'autel, englobant les Pénates dans son ombre. 2, 515 Là se tenaient Hécube et ses filles, autour des tables sacrées, vainement, telles des colombes jetées au sol par une noire tempête; elles étaient assises, serrées, et embrassant les statues des dieux. En voyant Priam en personne, revêtu des armes de sa jeunesse, Hécube dit : 'Quelle idée sinistre, mon pauvre époux, 2, 520 t'a poussé à prendre ces armes ? Où cours-tu ainsi ? Ce ne sont pas des secours ni des défenseurs de cette sorte qu'exige la circonstance; non, même mon cher Hector, s'il était présent... Viens donc par ici; ou bien cet autel nous protégera tous, ou tu mourras avec nous'. Après avoir ainsi parlé, 2, 525 elle attira le vieillard auprès d'elle et l'installa en ce lieu sacré. Mais voici que Politès, un des fils de Priam, échappe au massacre de Pyrrhus, traverse les traits et les rangs ennemis, fuit par les longs portiques, et franchit les cours désertes, il est blessé. Le fougueux Pyrrhus, de son arme menaçante, 2, 530 le poursuit, et déjà sa main le tient, déjà sa lance le presse. Quand enfin Politès arrive près de ses parents, il tombe sous leurs yeux et rend l'âme dans une mare de sang. Alors Priam, bien que déjà à moitié possédé par la mort, ne peut se contenir ni s'empêcher de crier sa colère : 2, 535 'Pour ce crime, pour ces forfaits si audacieux, puissent les dieux, si au ciel quelque justice se soucie de ces choses, te faire payer un digne châtiment, et t'octroyer le salaire mérité, toi qui m'as fait voir de mes yeux la mort de mon enfant, et as souillé par son massacre les regards d'un père. 2, 540 Non, l'illustre Achille, dont faussement tu te prétends issu, ne traita pas ainsi son ennemi Priam; il eût rougi de violer les droits et la confiance d'un suppliant, et il me rendit pour le mettre au tombeau, le corps exsangue d'Hector, avant de me renvoyer dans mon royaume'.

Sur ces paroles, le vieillard lança un trait faible, sans force, 2, 545 qui aussitôt rebondit sur l'airain, rendant un son rauque, puis resta suspendu, inutile, au sommet de la bosse du bouclier. Pyrrhus lui répondit: 'Eh bien, en messager tu iras rapporter cela à mon père le Péléide. Souviens-toi de lui raconter mes tristes exploits, et l'absence de noblesse de Néoptolème. 2, 550 Et maintenant, meurs !' Disant cela, il entraîne vers les autels Priam tremblant, qui glisse dans la mare du sang de son fils; Pyrrhus de la main gauche lui saisit les cheveux, et de la droite dégaine sa luisante épée, qu'il lui enfonce dans le flanc jusqu'à la garde. Ainsi s'acheva la destinée de Priam. Cette fin que le destin lui réservait 2, 555 l'emporta tandis qu'il voyait Troie en flammes, et Pergame en ruines, lui qui naguère régnait fièrement sur tant de peuples, sur tant de terres de l'Asie ! Tronc immense, il gît sur le rivage, la tête arrachée de ses épaules, cadavre sans nom. Alors, pour la première fois, l'horreur cruelle m'enveloppe. 2, 560 J'étais stupéfié; l'image de mon père chéri surgit en moi, quand je vis le roi, du même âge que lui, cruellement blessé et rendant son dernier soupir; je vis Créuse laissée seule, notre demeure pillée et l'infortune du petit Iule. Me retournant, j'évalue la troupe qui reste autour de moi. 2, 565 Épuisés, tous ont renoncé; ils ont sauté, se jetant à terre ou livrant aux flammes leurs corps éprouvés. Je me trouvais donc seul, lorsque j'aperçus la Tyndaride, près du seuil de Vesta, silencieuse, se cachant, assise en retrait. Les incendies m'offraient leur claire lueur, tandis que j'errais, 2, 570 portant partout mes regards sur toutes choses. Une fois Pergame détruite, cette créature redoutait pour elle l'hostilité des Troyens, le châtiment des Danaens, et les fureurs d'un époux trahi; Érinye funeste tant à Troie qu'à sa patrie, elle s'était cachée et se tenait assise, invisible, près des autels. 2, 575 Un feu ardent m'embrasa l'esprit; la colère me poussait à venger ma patrie en ruine, et à infliger un châtiment criminel. 'Cette femme reverra sans doute Sparte et la Mycènes de ses pères, en toute impunité; elle rentrera en reine, honorée d'un triomphe ! Elle reverra son époux, sa maison, ses parents et ses enfants, 2, 580 escortée par une foule de Troyennes et de serviteurs phrygiens ! Et Priam sera mort par le fer ! Et Troie se sera consumée dans les flammes ! Et tant de fois le rivage de Dardanie aura suinté de sang !

Non, il n'en sera pas ainsi ! Car, s'il n'y a nul titre de gloire à punir une femme, cette victoire en l'espèce n'est pas sans mérite : 2, 585 on me louera d'avoir exterminé ce monstre et d'avoir puni celle qui le méritait; et il me sera doux d'avoir assouvi mon coeur dans le feu de la vengeance, et apaisé les cendres de tous les miens'. Agitant ces pensées, j'étais transporté d'une folle fureur, lorsque s'offrit à moi la vision de ma mère vénérable, que jamais 2, 590 mes yeux n'avaient vue si brillante; dans la nuit, elle resplendissait dans une pure lumière; en elle se révélait la déesse, belle, majestueuse, telle qu'elle apparaît d'habitude aux dieux du ciel. Elle me saisit la main, me retient et de sa bouche de rose ajoute ces paroles : 'Mon fils, quelle grande douleur provoque cette colère sans retenue ? 2, 595 Pourquoi cette fureur ? Où donc s'en est allé ton zèle à mon égard ? N'iras-tu pas plutôt voir où tu as abandonné ton père Anchise, épuisé par l'âge ? Et Créuse, ton épouse, et ton petit Ascagne, sont-ils toujours en vie ? De toutes parts, autour d'eux, rôdent les troupes grecques, et, si je ne veillais à les défendre, 2, 600 déjà les flammes les eussent emportés, et l'épée ennemie achevés. Non, je t'assure, ce n'est pas la beauté odieuse de la Tyndaride de Laconie, ou la faute de Pâris, mais bien la défaveur des dieux, oui, des dieux, qui renverse ce royaume, et fait tomber Troie de son faîte. Regarde (car, ce nuage, qui en ce moment arrête tes regards, 2, 605 affaiblit ta vue de mortel et obscurcit tout de son enveloppe humide, je vais le dissiper; quant à toi, ne crains pas les ordres de ta mère, ne refuse pas d'obéir à ses préceptes). Ici, où tu vois ces masses ébranlées, ces pierres arrachées à d'autres pierres, et ce flot de fumée mêlée de poussière, 2, 610 c'est Neptune qui de son énorme trident déplace la muraille, ébranle ses fondements et arrache de ses bases la ville entière. Ici, à l'avant-plan, la cruelle Junon occupe les Portes Scées, et, furie ceinte d'une épée, appelle hors des navires la troupe amie. 2, 615 Et maintenant, regarde, en haut de la citadelle, Pallas la Tritonienne siège, toute nimbée de lumière, arborant la cruelle Gorgone. Jupiter en personne aide les Danaens; il leur donne courage et forces salutaires; il excite les dieux à combattre les Dardaniens. Prends la fuite, mon fils, et mets un terme à tes efforts. 2, 620 Nulle part, je ne te ferai défaut et t'établirai, en sécurité, au palais paternel. Ayant fini de parler, elle s'évanouit dans les ombres épaisses de la nuit. Apparaissent alors les faces redoutables des dieux,

puissances souveraines, s'acharnant contre la ville de Troie. Alors il me sembla vraiment qu'Ilion tout entière était en flammes, 2, 625 que la Troie de Neptune s'écroulait de fond en comble : ainsi, au sommet des monts, un frêne vénérable entaillé à la cognée par des paysans qui s'acharnent à l'abattre à coups redoublés; l'arbre reste menaçant, il se met à trembler et agite son feuillage, quand sa cime est secouée; mais peu à peu vaincu par ses blessures, 2, 630 il émet un ultime gémissement et entraîne dans sa chute des blocs de rochers arrachés aux crêtes des monts. Je descends, et sous la conduite d'un dieu je me dégage de l'incendie et des ennemis : les traits me livrent passage et les flammes s'écartent. 2, 634 Dès que j'arrivai au seuil de la demeure paternelle, 2, 635 à notre antique maison, mon père, qu'avant tout autre je souhaitais emmener dans la montagne, et que je réclamais d'abord, refuse de survivre au désastre de Troie et de souffrir l'exil. 'Vous', dit-il, 'dont le sang n'est pas altéré par les ans, dont les forces ont gardé leur vigueur intacte, 2, 640 vous, pensez à la fuite. Pour moi, si les dieux du ciel avaient voulu que je vive, ils auraient sauvé ma maison. C'est assez, plus qu'assez, d'avoir vu pareilles ruines et survécu à la prise de la ville. Ainsi, dites-moi adieu, éloignez-vous de ce corps déjà sur le bûcher. 2, 645 Je trouverai bien la mort, arme en main; l'ennemi me prendra en pitié et voudra me dépouiller. C'est facile de renoncer à une sépulture. Depuis longtemps je m'attarde, honni des dieux et traînant une vie inutile, depuis que le père des dieux et le roi des hommes lança sur moi ses vents et m'atteignit de sa foudre'. 2, 650 Il persistait à évoquer ces souvenirs, et restait inflexible. Face à lui, nous avons fondu en larmes, mon épouse Créuse, et Ascagne et toute la maison, suppliant notre père qu'il ne fasse pas tout sombrer avec lui, et n'ajoute pas ce poids à un destin si pesant. Il refuse et reste accroché à sa décision, et à sa demeure. 2, 655 À nouveau, je veux combattre et, désespéré, je souhaite la mort. En effet, quelle décision prendre, que m'offrait désormais la fortune ? 'Mon père, as-tu espéré que je pourrais partir en t'abandonnant ? Comment une telle impiété peut-elle sortir de la bouche d'un père ? Si les dieux veulent que rien ne subsiste d'une si grande ville, 2, 660 si tu es bien décidé, et s'il te plaît d'ajouter à la perte imminente de Troie

la tienne et celle des tiens, la porte est ouverte à ce trépas; bientôt, tout souillé du sang de Priam, Pyrrhus sera là, lui qui égorge le fils sous les yeux d'un père, et le père sur les autels. C'était pour cela, mère chérie, que tu m'enlevas à travers les traits 2, 665 et les flammes, pour montrer l'ennemi au coeur de notre demeure, et le massacre d'Ascagne et de mon père, et de Créuse près d'eux, immolés dans le sang l'un de l'autre ? Mes amis, apportez mes armes; l'heure ultime appelle les vaincus. Livrez-moi aux Danaens; laissez-moi reprendre les combats. 2, 670 Jamais nous ne mourrons tous aujourd'hui sans nous venger'. Alors, une nouvelle fois, je saisis mon arme, glissai la main gauche sous mon bouclier, pour bien le fixer, et m'élançai hors de la maison. Or voilà que sur le seuil mon épouse m'embrassait les pieds, s'accrochait à moi et tendait le petit Iule à son père : 2, 675 'Si tu t'en vas pour mourir, emmène-nous partager tous tes dangers; mais si, vu ton expérience, tu vois un espoir à reprendre les armes, protège en premier lieu notre maison. À qui nous abandonnes-tu, ton petit Iule, et ton père, et moi que naguère on disait ton épouse ?' En criant cela, elle emplissait toute la demeure de ses gémissements, 2, 680 lorsque se manifesta un prodige soudain, étonnant à décrire. Car, au sommet de la tête de Iule, dans les bras et sous les yeux de ses parents attristés, semble se répandre une lumière, une aigrette légère, dont la flamme, inoffensive, paraît le toucher, lécher sa souple chevelure, se repaître de ses tempes. 2, 685 Atterrés, nous tremblons de crainte, secouons les cheveux enflammés, et éteignons ces flammes sacrées, en y versant de l'eau. Mais mon père Anchise, heureux, leva les yeux vers les astres et tendit les mains vers le ciel en criant : 'Jupiter tout-puissant, si des prières peuvent te fléchir, 2, 690 regarde-nous, tout simplement; et, si notre piété le mérite, accorde-nous ton aide, ô père, et confirme ces présages.' Le vieillard avait à peine prononcé ces paroles, que soudain, sur la gauche, le tonnerre retentit à grand fracas et qu'une étoile glissa du ciel, traversa les ténèbres, entraînant un flambeau d'une grande clarté. 2, 695 Nous la voyons glisser par-dessus le toit, éclatante, puis se cacher, dans la forêt de l'Ida, traçant une route. Elle laisse derrière elle un long sillon de lumière, et ses abords répandent au loin une fumée de soufre. Alors mon père, convaincu, se lève et se tourne vers le ciel, 2, 700

s'adressant aux dieux et adorant l'astre sacré. 'Désormais, plus d'atermoiement; je vous suis, et où vous que me meniez, dieux de ma patrie, je suis présent; sauvez ma maison; sauvez mon petit-fils. Ce présage vient de vous; Troie dépend de votre toute-puissance. Je cède donc, mon fils, et ne refuse pas de partir avec toi'. 2, 705 Il avait fini de parler, et déjà on entend distinctement le crépitement du feu sur les remparts, et les incendies qui s'approchent, roulant leurs vagues. 'Viens donc, père bien-aimé, prends place sur mon dos, moi, je marcherai, et ton poids sur mes épaules ne me pèsera pas; quoi qu'il arrive, un seul et même danger ou un seul salut 2, 710 nous attendra tous deux. Que le petit Iule m'accompagne, et que ma femme suive nos pas, à quelque distance. Vous, mes amis, prêtez attention à ce que je vais dire. à la sortie de la ville, on trouve à l'écart un tumulus et un ancien temple, dédié à Cérès, et, tout près de là, un antique cyprès 2, 715 que la piété de nos pères a sauvegardé depuis d'innombrables années; nous rejoindrons tous ce point par des routes diverses. Toi, père, tiens dans tes mains les objets sacrés et les Pénates de notre patrie; pour moi, qui viens de sortir d'une guerre si terrible et de ce carnage, ce serait sacrilège de les toucher, avant de m'être purifié 2, 720 dans l'eau courante d'un fleuve.' Cela dit, inclinant la nuque, j'étends sur mes fortes épaules en guise de couverture, la peau fauve d'un lion, et me charge de mon fardeau. Le petit Iule, à droite de son père, a mis sa main dans la sienne et le suit de ses pas inégaux. 2, 725 Derrière marche mon épouse. Nous traversons des endroits obscurs, et moi qui naguère ne m'émouvais ni pour une pluie de traits, ni pour un groupe de Grecs surgissant d'un bataillon hostile, maintenant, tout souffle me terrifie, tout bruit me tient en éveil, m'angoisse, et j'ai peur tant pour mon compagnon que pour mon fardeau. 2, 730 Et déjà j'étais près des portes, me croyant parvenu au bout de la route, lorsque soudain un bruit répété de pas sembla frapper nos oreilles, et mon père, scrutant l'obscurité, s'écria :'Mon fils, sauve-toi, mon fils, ils approchent. Je distingue l'éclat des boucliers et des armes qui brillent'. 2, 735 Alors, je ne sais quelle divinité malveillante me fait trembler, m'enlève toute clairvoyance. Car, pendant que j'avançais, par des chemins inconnus et hors des routes familières, hélas ma femme Créuse disparaît : fut-elle emportée par un destin malheureux ? s'est-elle égarée en chemin ? s'est-elle arrêtée d'épuisement ?

2, 740 nul ne le sait. Dès cet instant en tout cas, nos yeux ne l'ont plus revue. Je ne me suis pas retourné, et n'ai pas pensé à la disparue avant notre arrivée au tumulus et au temple sacré de l'antique Cérès. Lorsque enfin tous se retrouvèrent là, elle seule manquait, trompant l'attente de nos compagnons, de son fils, de son époux. 2, 745 Dans mon égarement, lequel des hommes et des dieux n'ai-je pas accusé ? Qu'ai-je vu de plus cruel dans notre cité anéantie ? Je confie à mes compagnons Ascagne, mon père Anchise, les Pénates de Troie, et les dissimule au creux d'un val. Quant à moi, je regagne la ville, ceint de mes armes brillantes. 2, 750 Il s'agit d'affronter à nouveau tous les hasards, de reparcourir Troie tout entière, d'exposer encore ma vie aux dangers. D'abord je gagne les murailles et le seuil obscur de la porte, d'où j'étais parti; j'observai nos traces, que je suivais en sens inverse, dans la nuit, laissant courir partout mes regards : 2, 755 partout je sens l'horreur, en même temps qu'un silence terrifiant ! Alors, je cours chez moi, au cas où peut-être elle y aurait porté ses pas; les Danaens avaient envahi toute la maison et l'occupaient. Soudain, un feu dévorant attisé par le vent se propage au faîte du toit; les flammes montent haut, et l'onde de chaleur se déchaîne dans les airs. 2, 760 Je poursuis ma route et revois le palais de Priam et la citadelle. Déjà, sous les portiques déserts de l'asile de Junon, des gardes bien choisis, Phoenix et le cruel Ulysse, surveillent le butin. De partout c'est ici que convergent les trésors de Troie, arrachés aux sanctuaires incendiés, 2, 765 tables d'offrande aux dieux, solides cratères d'or, étoffes dérobées. Des enfants, des mères apeurées, en une longue file, se tiennent dressés tout autour. En fait, j'eus même l'audace de crier dans l'obscurité, j'ai rempli les rues de mes cris; et dans mon accablement, 2, 770 j'ai gémi en vain, inlassablement j'ai appelé Créuse. Je la cherchais, parcourant sans répit les bâtiments de la ville, quand un pitoyable fantôme, l'ombre même de Créuse, se présenta à mes yeux, paraissant plus grande que nature. Je restai stupéfait, cheveux dressés, et voix étranglée dans la gorge. 2, 775 Alors, elle me parla, et ses paroles apaisèrent mes inquiétudes : 'À quoi bon te complaire tellement dans une douleur insane, mon tendre époux ? Ces événements ne surviennent pas sans que les dieux le veuillent; il est interdit que tu emmènes d'ici

Créuse comme ta compagne; le roi du haut Olympe ne le permet pas. 2, 780 Un long exil t'attend; tu devras sillonner l'immensité de la mer; tu parviendras en terre d'Hespérie, où le Thybris lydien, s'écoule, de son cours paisible, dans de riches terres cultivées. Là-bas, la prospérité, un royaume, et une épouse royale te sont réservés; renonce à verser des larmes pour ta chère Créuse : 2, 785 non, je ne verrai pas les demeures orgueilleuses des Myrmidons ni des Dolopes, et n'irai pas servir des matrones grecques, moi, issue de Dardanus et bru de la divine Vénus; car la grande mère des dieux me retient sur ces rivages. Et maintenant, adieu, et garde ton amour pour l'enfant qui est nôtre'. 2, 790 Après avoir prononcé ces paroles, elle me quitta; je pleurais, voulant lui dire tant de choses, mais elle se retira dans l'air léger. Trois fois je tentai d'entourer son cou de mes bras, trois fois je saisis en vain son image, qui m'échappa des mains, semblable aux brises légères, toute pareille à un songe fugitif. 2, 795 Alors, une fois la nuit passée, je retrouvai enfin mes compagnons. Là, je découvre que des nouveaux venus ont afflué en masse; je m'étonne de leur nombre, des mères de famille et des époux, des jeunes gens réunis pour l'exil, pitoyable multitude. Ils étaient venus de partout, prêts à embarquer avec courage 2, 800 et biens, pour n'importe où je voudrais les conduire. Et déjà sur les crêtes du haut Ida se levait Lucifer, amenant le jour avec lui; les Danaens tenaient assiégées les portes de la ville, et aucun espoir de secours ne subsistait. Je cédai, soulevai mon père et gagnai les montagnes.

Chant 3 Livre des voyages et des prophéties ouLe passage de l'Orient à l'Occident 3, 1 Après que les dieux d'en haut eurent décidé d'anéantir la puissance de l'Asie et la race de Priam, en dépit de son innocence, après la chute de la fière Ilion , tandis que monte la fumée du sol entier de la Troie de Neptune, les augures divins nous poussent à chercher un exil lointain 3, 5 dans des terres désertes. Nous entreprenons de construire une flotte, près d'Antandros, au pied des monts de l'Ida de Phrygie, sans savoir où nous portera le destin, où il nous sera donné de nous établir. Nous rassemblons les hommes. L'été avait à peine commencé, et mon père Anchise nous pressait de confier les voiles aux destins.

3, 10 En pleurant, je quittai alors les rivages de ma patrie, et ses ports, et la plaine où un jour vécut Troie. Exilé, je suis emporté vers le large, avec mes compagnons et mon fils, les Pénates et les Grands Dieux. Au large s'étend la terre de Mars, aux vastes plaines cultivées par les Thraces, royaume jadis de l'âpre Lycurgue, 3, 15 lié à Troie par d'anciens liens d'hospitalité et par l'association de nos Pénates, tant que dura notre fortune. Je m'y laisse porter. Dans une courbe du rivage où des destins défavorables me font pénétrer, je pose mes premiers remparts, et j'imagine appeler ses habitants Énéades, d'après mon propre nom. J'apportai des offrandes à ma mère la Dionéenne et aux dieux protecteurs 3, 20 des entreprises nouvelles, et commençai à immoler sur le rivage un taureau magnifique au souverain roi des dieux célestes. Justement, près de là, se dressait un tertre, couvert de buissons de cornouiller et d'un myrte hérissé de rameaux touffus. Je m'approchai et tentai d'arracher du sol ces branches vivaces 3, 25 pour couvrir les autels de leurs rameaux feuillus. J'assiste alors à un prodige effrayant, étonnant à décrire. En effet, des racines cassées du premier arbuste arraché du sol, coulent des gouttes d'un sang noir, qui souillent la terre de leur infection. Une horreur froide me secoue les membres, 3, 30 et mon sang glacé par l'épouvante se fige dans mes veines. Je poursuis ressayant d'arracher à l'autre plante une tige souple, afin de comprendre les causes secrètes de ce prodige. De l'écorce du second arbuste s'écoule aussi un sang noirâtre. Remuant mille pensées, j'invoquais les Nymphes champêtres, 3, 35 et l'auguste Gradivus qui règne au pays des Gètes : puissent ces divinités rendre ces visions favorables et léger ce présage. Mais tandis que j'attaque un troisième arbuste avec plus de force encore, et qu'à genoux, je lutte contre le sable qui résiste, (vais-je parler ou me taire ?), j'entends, au fond du tertre, 3, 40 un gémissement pitoyable et une voix qui remonte à mes oreilles : "Énée, pourquoi déchirer un malheureux ? Épargne donc un homme enseveli, évite de souiller tes mains pieuses. Non, je ne suis pas étranger pour toi; je suis né à Troie, et ce n'est pas d'une branche que coule ce sang. Ah ! Fuis des terres cruelles, fuis un rivage avide : 3, 45 je suis Polydore. La moisson de traits qui m'a transpercé, m'a recouvert et a poussé sous forme de javelots aigus". Alors vraiment, oppressé par l'épouvante et l'incertitude, je restai stupéfait, cheveux dressés, et ma voix s'étrangla dans ma gorge.

L'infortuné Priam avait jadis envoyé secrètement ce Polydore, 3, 50 muni d'une grande quantité d'or, chez le roi de Thrace, pour y être formé, au moment où déjà Priam se défiait des armes de Dardanie, et voyait la ville assiégée de toutes parts. Dès que se brisa la puissance des Teucères et que pâlit leur Fortune, le Thrace suivit le parti d'Agamemnon et les armées victorieuses, 3, 55 rompant avec tous ses devoirs sacrés : il massacre Polydore, et s'empare de l'or. À quels forfaits pousses-tu les coeurs des hommes, soif sacrée de l'or ! Lorsque l'épouvante m'eut quitté, je rapportai les prodiges divins à quelques personnalités du groupe, et surtout à mon père, et leur demandai leur avis. 3, 60 Tous ont le même sentiment : quitter cette terre de forfaiture, renoncer à une hospitalité profanée, et laisser les vents emporter nos bateaux. Dès lors, nous refaisons des funérailles à Polydore, élevant sur son tertre un immense tas de terre; des autels à ses Mânes sont dressés, parés de bandelettes sombres et de noir cyprès; 3, 65 des femmes d'Ilion, cheveux dénoués selon le rite, les entourent; nous apportons des coupes pleines d'un lait tiède et mousseux, et des patères de sang sacré, et nous enfouissons dans un tombeau, cette âme, que nous évoquons une ultime fois à haute voix. Puis, dès que la mer se fait sûre, que les vents offrent des flots apaisés, 3, 70 que le doux bruissement de l'Auster invite à prendre le large, nos compagnons tirent les bateaux et en couvrent le rivage. Nous sortons du port, tandis que s'éloignent champs et cités. Il est, au milieu de la mer, une terre habitée, île sacrée, très chère à la mère des Néréides et à Neptune l'Égéen; 3,75 elle errait de côtes en rivages, et Apollon le pieux archer la fixa à la haute Myconos et à Gyaros, l'immobilisa, lui accorda d'être habitée et d'ignorer les vents. Je m'y rends. Très tranquille, elle offre un havre sûr à des hommes épuisés; aussitôt débarqués, nous rendons hommage à la ville d'Apollon. 3,80 Le roi Anius, à la fois roi de Délos et prêtre de Phébus, accourt vers nous, les tempes ceintes de bandelettes et de laurier sacré; il reconnaît Anchise, son ami d'autrefois. En signe d'hospitalité, nous joignons nos mains droites, et pénétrons sous son toit. Je priais respectueusement dans le temple du dieu, fait de pierres vénérables : 3,85 "Dieu de Thymbra, accorde-nous une demeure à nous; à des hommes fatigués, donne des murs et une descendance et une ville faite pour durer; sauve de Troie la seconde Pergame, ces restes échappés aux Danaens et au cruel Achille.

Qui est notre guide ? Où nous ordonnes-tu d'aller ? Où nous installer ? Dieu vénérable, envoie-nous un signe et pénètre en nos coeurs". 3,90 J'avais à peine prononcé ces mots, et, soudain, tout semble trembler, le parvis et le laurier du dieu, et toute la montagne alentour paraît ébranlée, et dans le sanctuaire grand ouvert, le trépied semble mugir. Humblement, nous nous étendons à terre, tandis qu'une voix frappe nos oreilles : "Rudes Dardanides, la terre même qui la première vous porta, 3,95 des l'origine de vos pères, vous accueillera aussi à votre retour en son sein fécond. Partez à la recherche de votre antique mère. Alors, la maison d'Énée régnera sur tous les rivages, et les enfants de ses enfants, et ceux qui naîtront d'eux !" Ainsi parle Phébus; et une immense joie éclate, mêlée au tumulte. 3,100 Tous veulent savoir ce que sont ces remparts, en quel lieu Phébus appelle leurs errances et où il leur ordonne de retourner. Alors mon père, repassant en esprit les souvenirs des anciens, dit : "Chefs, écoutez, et apprenez les espoirs qui s'offrent à vous. La Crète, l'île du grand Jupiter, s'étend au milieu des flots; 3,105 on y trouve le Mont Ida et le berceau de notre race. Des gens y habitent cent villes immenses, royaume très prospère, d'où partit, si mes souvenirs sont exacts, notre plus lointain ancêtre, Teucer, qui aborda d'abord aux rivages de Rhétée, qu'il choisit comme siège de son royaume. Ilion n'existait pas encore, 3,110 ni la forteresse de Pergame; les habitants occupaient le fond des vallées. De Crète proviennent la déesse mère du Cybèle, les bronzes des Corybantes, et le bois de l'Ida; de là aussi le silence garanti aux rites des mystères, et les lions attelés, tirant le char de leur souveraine. En avant donc, et suivons la voie où mènent les ordres des dieux : 3,115 apaisons les vents et partons pour le royaume de Cnosse. Du reste, la distance n'est pas longue : pourvu que Jupiter nous aide, dans trois jours, notre flotte mouillera sur les côtes crétoises". Sur ces paroles, il immola sur les autels les offrandes qui s'imposaient, des taureaux, l'un à Neptune, un autre à toi, bel Apollon, 3,120 des brebis, une noire à la Tempête, une blanche, aux Zéphyrs salutaires. Le vent de la rumeur rapporte que le prince Idoménée est parti, expulsé du royaume de ses pères, que les rivages de Crète sont désertés, la place vide d'ennemis, et les demeures abandonnées disponibles. Nous quittons le port d'Ortygie, et volons sur la mer, délaissant 3, 125 Naxos aux crêtes foulées par des Bacchantes, et la verdoyante Donusa, Oléare, et la blanche Paros, et les Cyclades éparses sur la mer.

Nous nous glissons sur les eaux agitées qui séparent toutes ces îles. Les cris des matelots s'élèvent, rivalisant d'ardeur à qui mieux mieux : nos compagnons insistent : nous devons rejoindre la Crète de nos aïeux’. 3, 130 Un vent de poupe se lève les pousse au moment du départ; et nous abordons enfin aux rivages antiques des Curètes. Alors, avidement je construis les murs de la ville dont j'ai rêvé; je la nomme Pergamée, à la joie de mes gens, que j'exhorte à aimer leurs foyers, et à élever une forteresse couverte. 3, 135 Déjà nos navires étaient tirés au sec sur le rivage; les jeunes s'occupaient de mariages et de champs nouveaux; je donnais des lois et fixais les résidences, lorsque subitement survint, dans une atmosphère infectée, un fléau qui épuisait bras et jambes, fatal aux arbres et aux semailles, bref, une saison porteuse de mort. 3, 140 Les gens rendaient leur douce vie, ou traînaient des corps malades; alors, Sirius brûlait les champs qui devenaient stériles; les plantes séchaient et les moissons malades empêchaient toute subsistance. Mon père conseille de reprendre la mer, pour consulter à nouveau l'oracle d'Ortygie et Phébus, en implorant sa bienveillance : 3, 145 quel terme fixe-t-il à notre épuisement ? où veut-il que nous cherchions un soulagement à nos épreuves ? où devons-nous tourner notre course ? C'était la nuit, et sur terre le sommeil tenait tous les êtres endormis. Les images sacrées des dieux et les Pénates phrygiens, que j'avais arrachés aux flammes de la ville, et emportés de Troie, 3, 150 je les vis de ma couche se dresser sous mes yeux, dans mes songes, bien visibles dans l'abondante lumière que la pleine lune diffusait à travers les fenêtres; ils m'adressèrent ces paroles qui apaisèrent mes inquiétudes : "Ce que te dirait Apollon, si tu te rendais à Ortygie, 3, 155 il le prophétise ici, et c'est lui qui nous envoie à ton seuil. Nous t'avons suivi, toi et tes armes, lorsque flambait la Dardanie, nous avons navigué, sous ta guidance, à travers l'océan houleux; c'est nous aussi qui porterons aux astres les petits-enfants qui te viendront, et à leur ville donnerons l'empire. Toi, prépare pour de grands lendemains 3, 160 de grandes murailles et ne renonce pas à la longue épreuve de l'errance. Il faut changer de lieu de séjour. Il ne t'a point conseillé ces rivages, le dieu de Délos; Apollon ne t'a pas ordonné de t'établir en Crète. Il existe un lieu que les Grecs nomment Hespérie, terre antique, puissante par ses armes et la fécondité de son sol; 3, 165 des Oenotriens l'ont habitée; maintenant, selon la tradition,

leurs descendants l'ont appelée Italie, du nom de leur chef. Ce sont nos lieux à nous; c'est de là que proviennent Dardanus, et aussi le vénérable Iasius, à l'origine de notre race. Allons, debout, et, sois heureux de rapporter à ton vieux père 3, 170 ces paroles qu'il ne faut pas mettre en doute : qu'il recherche Corythe et les terres d'Ausonie; Jupiter te refuse les champs de Dicté". Impressionné par ces visions et par la voix des dieux (et ce n'était pas l'effet du sommeil, mais je croyais reconnaître, 3, 175 présents devant moi, leurs visages, et leur chevelure voilée et leurs traits; une sueur glacée à ce moment m'inondait tout entier), je m'extirpe de ma couche, et tournant les mains, je les tends vers le ciel, priant à haute voix et répandant sur les flammes une libation sans tache. Les rites accomplis, tout joyeux j'avertis Anchise, et lui rapporte tout en détail. 3, 180 Il reconnut l'ambiguïté de notre origine et nos deux ancêtres, avoua s'être trompé à nouveau sur des lieux bien anciens. Il rappelle alors : "Mon fils, toi que tourmente le destin d'Ilion, Cassandre était la seule à me prédire de tels événements. Maintenant, je me souviens, elle prédisait ces destins réservés à notre race, 3, 185 et souvent elle évoquait l'Hespérie, souvent les royaumes d'Italie. Mais que les Teucères aborderaient en Hespérie, qui l'aurait cru ? Ou qui la prophétesse Cassandre eût-elle pu émouvoir alors ? Cédons à Phébus, et sur ses conseils, suivons la meilleure voie". Ainsi parla-t-il; tous nous applaudissons et obéissons à son ordre. 3,190 Une fois de plus nous quittons la place, et, y laissant quelques hommes, hissons les voiles et dans nos nefs creuses nous courons sur la vaste mer. Les bateaux gagnent le large. Déjà plus aucune terre n'est en vue, partout le ciel et partout la mer. Alors par-dessus nos têtes, un sombre nuage se fait menaçant, 3,195 porteur de nuit et d'orage. Les flots se soulèvent dans l'obscurité. Aussitôt les vents retournent la mer; d'énormes vagues se dressent; nous sommes ballottés, dispersés en un vaste tourbillon; les averses ont caché le jour; la nuit humide a dérobé le ciel; les éclairs se multiplient à travers les nuages déchirés. Déviés dans notre course, nous errons en aveugles sur les flots. Palinure même prétend ne plus discerner dans le ciel le jour de la nuit, et avoir oublié sa route, au milieu des ondes. Dans d'aveugles ténèbres, pendant trois longs jours indistincts, et autant de nuits sans étoiles, nous errons sur la mer. 3,205 Le quatrième jour, pour la première fois, nous voyons enfin émerger une terre, qui dévoile au loin ses montagnes et déroule de la fumée.

Les voiles tombent; nous nous ruons sur nos rames; sans attendre, les matelots, de toutes leurs forces, tourmentent l'écume et balaient les flots sombres. Rescapé des ondes, j'échoue d'abord sur les bords des Strophades. 3,210 Les îles Strophades, avec leur nom grec, se dressent au milieu de l'immensité ionienne; elles sont habitées par la cruelle Céléno et les autres Harpyes, depuis que leur fut fermée la maison de Phinée, et que, par peur, elles abandonnèrent leurs tables précédentes. Nul monstre n'existe plus sinistre qu'elles, et jamais n'ont surgi 3,215 des eaux du Styx fléau plus cruel, ni colère divine plus furieuse. Ces oiseaux ont une tête de femme, un flux immonde s'écoule de leur ventre, leurs mains sont pourvues de griffes, et leurs faces sont toujours pâles de faim ! Aussitôt débarqués, nous pénétrons dans le port, et voilà 3,220 sous nos yeux, épars dans les champs, de riches troupeaux de boeufs, et des bandes de chèvres sans berger dans les herbages. Armes en main, nous fonçons et invitons les dieux et Jupiter même à partager notre butin; puis, dans une crique du rivage, nous dressons les lits et faisons un copieux repas. 3,225 Mais soudain, se laissant glisser des montagnes en un vol effrayant, les Harpyes sont là et secouent leurs ailes qui claquent bruyamment. Elles pillent notre nourriture, et souillent tout à leur contact immonde; puis un cri sauvage se mêle à une odeur nauséabonde. Une seconde fois, dans un lieu très retiré, sous une roche creuse, 3,230 [entouré d'arbres et d'ombres inquiétantes], nous dressons nos tables et replaçons le feu sur les autels. À nouveau, d'un autre point du ciel, et de cachettes invisibles, une horde bruissante, aux pattes crochues, survole sa proie et souille nos mets de crachats. Alors j'ordonne à mes compagnons 3,235 de prendre leurs armes pour combattre cette tribu sauvage. Immédiatement, ils obéissent aux ordres, tiennent prêts leurs glaives couverts d'herbes et les boucliers qu'ils dissimulent. Ainsi donc, quand, tombées du ciel, elles eurent rempli la baie de leurs cris, Misène, du haut de son poste d'observation, donne un signal 3,240 de sa trompe creuse. Nos compagnons s'élancent et s'essayent à ce combat nouveau : blesser de leurs traits ces sinistres oiseaux marins. Mais leurs plumes les protègent contre toute atteinte, leurs échines sont invulnérables et, rapides, elles s'enfuient en glissant vers les astres, laissant une proie à demi consommée, et des traces répugnantes. 3,245 Seule, au sommet d'un rocher, Céléno s'est installée,

oiseau de malheur, qui de sa poitrine laisse éclater ces mots : "C'est donc la guerre, descendants de Laomédon, en plus du massacre de nos boeufs et de nos génisses abattues ! Vous vous préparez à nous faire la guerre et à chasser de leur royaume ancestral les Harpyes innocentes ? 3,250 Écoutez donc, et fixez dans vos coeurs la prophétie que voici, faite à Phébus par le tout-puissant Jupiter, et à moi par Phébus Apollon; moi, l'aînée des Furies, je vous la dévoile. Vous courez vers l'Italie, appelant les vents à l'aide : Vous irez en Italie; il vous sera permis de pénétrer au port. 3,255 Mais avant de ceindre de murailles la ville qui vous est destinée, une faim intolérable et l'injuste massacre que nous avons subi vous pousseront à saisir dans vos mâchoires et à consommer vos tables". Elle dit et, prenant son envol, se réfugie dans la forêt. La crainte subitement glace le sang de nos compagnons 3,260 et leur courage défaille. Désormais, ce n'est plus par les armes, mais par des voeux et des prières, qu'ils me pressent d'exiger la paix, qu'elles soient des déesses ou des oiseaux cruels et repoussants. Mon père Anchise, sur le rivage, les mains tendues, invoque les grands divinités et prescrit les honneurs qui leur sont dus : 3,265 "Dieux, écartez de nous ces menaces; dieux, détournez un tel malheur; soyez nous favorables, sauvez les gens pieux que nous sommes ". Puis il ordonne d'arracher le câble du rivage, de secouer et de détendre les cordages. Les souffles du Notus tendent les voiles : sur les vagues écumantes, nous fuyons par où le vent et notre pilote invitaient notre course. 3, 270 Bientôt, au milieu des flots, apparaît Zacynthe la boisée, et Dulichium et Samé et les rocs abrupts de Nérite. Nous évitons les rochers d'Ithaque, royaume de Laerte, et maudissons la terre qui nourrit le cruel Ulysse. Et bientôt les sommets brumeux du mont Leucate 3, 275 apparaissent, et le temple d'Apollon, redouté des marins. Épuisés, nous nous y dirigeons et approchons d'une petite ville. De la proue, nous jetons l'ancre et rangeons les navires le long du rivage. Alors, ayant touché terre enfin contre tout espoir, nous nous purifions en l'honneur de Jupiter, brûlons sur les autels les offrandes promises, 3, 280 et célébrons sur les rivages d'Actium les jeux d'Ilion. Nos compagnons, dénudés, le corps ruisselant d'huile, pratiquent les jeux de notre patrie : il est doux d'avoir évité tant de villes argiennes, et d'avoir pu fuir au milieu des ennemis. Entre-temps, le soleil arrive au terme de sa longue révolution d'une année, 3, 285

et le glacial hiver soulève les flots, au gré des Aquilons. Le bouclier de bronze creux, que porta le grand Abas, je le fixe aux montants de la porte face à moi, et souligne ce geste d'un vers : "Énée consacre ces armes prises aux Danaens vainqueurs". J'ordonne alors de quitter le port et d'occuper les bancs des rameurs. 3, 290 Les matelots à l'envi frappent la mer et balayent les flots. Bientôt, nous laissons derrière nous les tours élevées des Phéaciens; choisissant le rivage de l'Épire, nous entrons dans le port des Chaoniens et accédons à la ville haut perchée de Buthrote. Là, d'emblée un récit incroyable parvient à nos oreilles : 3, 295 Hélénus, le fils de Priam, règne sur des villes grecques, devenu maître et de la couche et du trône de Pyrrhus l'Éacide; Andromaque à nouveau est échue à un époux de sa race. Je restai stupéfait, et le coeur brûlant d'une affection sans borne, je veux m'adresser au héros, être informé d'événements si importants. 3, 300 Je m'avance loin du port, laissant ma flotte et le rivage, au moment où justement, aux portes de la ville, dans un bois sacré, près du cours d'un faux Simoïs, Andromaque offrait un repas rituel et des présents funèbres versant la libation aux cendres d'Hector et invoquant ses Mânes, près du tertre vide, recouvert d'un gazon verdoyant, et près de deux autels 3, 305 qu'elle avait consacrés, et qui lui arrachaient des larmes. Dès qu'elle me vit approcher et remarqua autour d'elle des armes troyennes, elle s'affola, effrayée par cette vision fantastique. Son regard se figea, la chaleur quitta ses membres, elle tomba évanouie, et après un long moment, balbutia : 3, 310 "Est-ce ton vrai visage, viens-tu vers moi en messager véridique, fils de déesse ? Es-tu vivant ? Ou, si la lumière de la vie s'est retirée de toi, où est Hector ?", dit-elle, et elle fondit en larmes, emplissant les lieux de ses cris. Devant cette femme éperdue, je réponds à peine et dans mon trouble, j'ouvre la bouche pour dire quelques mots : 3, 315 "Oui, je suis vivant, et ma vie se traîne dans les pires épreuves; n'en doute pas, ce que tu vois est bien réel ! Hélas ! Quel fut ton sort, après avoir perdu un époux si valeureux ? Quelle destinée, digne de toi, as-tu rencontrée, Andromaque, épouse d'Hector ? Es-tu toujours la femme de Pyrrhus ?" 3, 320 Elle baissa les yeux et, d'une voix éteinte, dit : "Elle est heureuse entre toutes, la fille de Priam, qui, près du tertre d'un ennemi, sous les hauts remparts de Troie, fut condamnée à mourir, sans avoir à subir un tirage au sort, ni à partager, captive, la couche d'un maître vainqueur !

3, 325 Après l'incendie de notre patrie, emportée à travers les mers, j'ai enduré la morgue du rejeton d'Achille et son orgueil juvénile, et ai accouché dans la servitude. Ensuite, Pyrrhus a suivi Hermione, la fille de Léda, pour contracter un hymen lacédémonien, et a transmis l'esclave que je suis à son esclave Hélénus. 3, 330 Mais brûlant d'un amour infini pour l'épouse qu'on lui avait enlevée, et agité par les Furies suite à ses crimes, Oreste maîtrisa Pyrrhus qui ne s'y attendait pas, et l'égorgea près des autels de ses pères. À la mort de Néoptolème, une partie du royaume revint à Hélénus, qui donna aux champs le nom de Chaoniens, et appela 3, 335 Chaonie toute la région, en l'honneur du Troyen Chaon. Sur les hauteurs, Hélénus ajouta une Pergame, cette citadelle troyenne. Mais, toi, quels vents, quels destins ont dirigé ta course ? Ou plutôt quel dieu t'a poussé, à ton insu, vers nos rivages ? Qu'en est-il du petit Ascagne ? A-il survécu ? Respire-t-il ? 3, 340 Lui que Troie désormais pour toi… Mais l'enfant s'inquiète-t-il d'avoir perdu sa mère ? Est-il poussé à l'antique vertu et aux sentiments héroïques, par l'exemple de son père Énée et son oncle Hector ?" Elle parlait ainsi, tout en pleurant, et en vain poussait 3, 345 de longs gémissements, quand, venant des remparts s'amène Hélénus, le héros Priamide, suivi d'une nombreuse escorte. Il reconnaît ses compatriotes et, heureux, les conduit à sa demeure, et toutes ses paroles sont entrecoupées de larmes. Je m'avance, et je reconnais une petite Troie, une Pergame, 3, 350 faite sur le modèle de la grande, et un ruisseau à sec, dénommé Xanthe. J'embrasse les seuils d'une porte Scée; et les Teucères en même temps que moi apprécient cette ville alliée. Le roi les accueillait sous de vastes portiques : au milieu de la cour, ils offraient en libation des coupes de la liqueur de Bacchus, 3,355 et tenaient en main des offrandes de mets posés sur des patères d'or. 3, 356 Et déjà un jour s'est écoulé, puis un autre. Les brises invitent nos voiles, dont la toile se gonfle au souffle de l'Auster. J'aborde le devin et le questionne : "Fils de Troie, interprète des dieux, toi qui entends les volontés de Phébus, 3, 360 les trépieds, les lauriers de Claros, toi qui comprends les astres, et le langage des oiseaux, et les présages qu'annonce leur vol rapide, allons, parle ( des manifestations divines favorables m'ont révélé

toute ma course, et les dieux unanimes, dans leur puissance, m'ont persuadé de tendre vers l'Italie et de tenter d'atteindre ces terres lointaines. 3, 365 Seule, la Harpye Céléno prophétise un prodige inouï, qu'il est impie de rapporter, et elle annonce de sinistres colères et une famine abominable). D'abord, quels périls éviter ? Quelle route suivre, pour surmonter de telles épreuves ?" Alors Hélénus, après le sacrifice rituel de jeunes taureaux, 3, 370 implore la paix des dieux; il dénoue les bandelettes de sa tête sacrée et, me prenant la main, me conduit au seuil de ton temple, Phébus, moi que rend hésitant la toute puissance divine. Le prêtre enfin de sa bouche inspirée énonce cette prophétie : "Fils de déesse, (tu vogues sous des auspices très puissants, 3, 375 c'est une certitude manifeste; ainsi le roi des dieux distribue et alterne les destinées; ainsi se déroule l'ordre des choses), de multiples détails, je ne t'en dévoilerai que quelques-uns, qui te permettront une traversée plus sûre dans des mers accueillantes, et une installation en un port d'Ausonie; car les Parques interdisent 3, 380 qu'Hélénus en sache plus et Junon la Saturnienne l'empêche de parler. Tout d'abord, de cette Italie que déjà tu imagines toute proche, et de ses ports voisins où, pauvre ignorant, tu es prêt à pénétrer, une longue route vous sépare, non frayée encore en de longues terres. Il faudra d'abord déployer vos rames dans la mer de Trinacrie, 3, 385 vos navires devront parcourir l'étendue salée d'Ausonie, et franchir les lacs infernaux et l'île de Circé l'Ééenne, avant que tu puisses établir une cité en une terre sûre. Je vais te révéler des signes; toi, retiens-les enfouis dans ta mémoire. 'Lorsque, anxieux, tu découvriras sous les chênes de la rive, 3, 390 au bord d'un cours d'eau caché, une énorme truie, mère d'une portée de trente porcelets, couchée par terre, toute blanche, avec ses petits, blancs aussi, pendus à ses mamelles, là sera l'endroit de ta ville, ce havre de repos après les épreuves. Et ne sois pas horrifié par ces morsures à faire dans les tables : 3, 395 les destins trouveront leur voie et, invoqué, Apollon t'aidera. Fuis nos terres et cette rive du littoral d'Italie, qui, toute proche, est baignée par la houle de notre mer; tous les remparts abritent des Grecs malfaisants. Ici, les Locriens de Naryx ont établi leurs murailles, 3, 400 et Idoménée de Lyctus occupe avec ses troupes les plaines salentines; ici, l'humble Pétélie s'appuie

sur la muraille de Philoctète, le général venu de Mélibée. Et de plus, dès que par-delà la mer ta flotte aura jeté l'ancre, après avoir dressé des autels, tu accompliras tes voeux sur le rivage. 3, 405 Drapé dans un tissu de pourpre, tu te voileras la chevelure de peur que, entre les feux sacrés allumés en l'honneur des dieux, n'apparaisse une face ennemie, qui vienne troubler les présages. Que tes compagnons retiennent ces rites sacrés; et toi aussi, garde-les, et que tes fils perpétuent fidèlement cette pratique religieuse. 3, 410 Mais, après ton départ, lorsque le vent t'aura poussé au rivage de Sicile, et que les barrières de l'étroit Pélore commenceront à s'estomper, prends à gauche vers la terre, à gauche aussi prends la mer, en un large circuit. Évite la rive à ta droite et les eaux qui la baignent. On dit que ces lieux violemment arrachés autrefois par un énorme séisme 3, 415 (tant l'ancienneté d'une époque si lointaine peut apporter de changements) se sont séparés; lorsque les deux terres se touchaient, ne faisant qu'une, la mer déchaînée s'introduisit entre elles et coupa l'Hespérie de la Sicile, et les flots baignent maintenant de leur bouillonnement campagnes et cités situées sur des rives différentes, séparées par un étroit chenal. 3, 420 Scylla occupe le côté droit; sur la gauche, l'implacable Charybde veille, et au fond d'un abîme tourbillonnant, par trois fois, elle engloutit dans les profondeurs des vagues énormes, puis indéfiniment les soulève, et ses flots vont frapper les astres. Mais, une caverne aux cachettes obscures retient Scylla, 3, 425 qui, sortant souvent la tête, attire les navires sur les rochers. de prime abord, elle a un aspect humain, jeune fille au beau torse jusqu'à la base du tronc, ensuite baleine au corps énorme, joignant des queues de dauphin à un ventre de loup. Mieux vaut longer le promontoire trinacrien de Pachynum, 3, 430 en prenant son temps, et faire un long détour, plutôt qu'apercevoir une seule fois dans sa vaste caverne la hideuse Scylla et ses rochers qui résonnent des aboiements de ses chiens couleur de mer. Par ailleurs, si Hélénus jouit de quelque sagesse comme devin, s'il est digne de foi, si Apollon inspire la vérité à son coeur, 3, 435 fils de déesse, je te dirai une chose, de toutes la plus importante, et te la répétant toujours et toujours, je te donnerai ce conseil : en premier lieu, adore dans ta prière la puissance de la grande Junon, plais-toi à réciter à Junon des formules de voeux; que tes offrandes et tes supplications triomphent de cette maîtresse puissante : 3, 440 vainqueur enfin, tu laisseras la Trinacrie, et seras envoyé en Italie.

Lorsque, emporté là-bas, tu auras rejoint la ville de Cumes, ses lacs divins et l'Averne bruissant de ses forêts, tu apercevras une prêtresse en délire, qui, au pied d'un rocher, chante des prophéties, inscrivant sur des feuilles des notes et des noms. 3, 445 Toutes les formules versifiées notées sur ces feuilles, la vierge les classe en bon ordre, et les garde enfermées dans son antre. Elles restent fixées, immobiles, et ne quittent pas leur place. Mais quand un vent ténu a fait tourner la porte sur ses gonds, qu'il a soufflé sur ces feuilles légères et les a dispersées, la prêtresse, 3, 450 au creux de son antre, ne se soucie plus de les saisir au vol, ni de les remettre en place ni de reconstituer les poèmes : les gens s'en vont, sans réponse, et maudissent le siège de la Sibylle. Ne considère pas que t'attarder en ce lieu soit trop grande perte de temps, même si tes compagnons te le reprochent, même si l'appel du large 3, 455 presse tes navires, et si un vent favorable permet de gonfler les voiles; va vers la prêtresse, implore-la et réclame-lui des oracles : qu'elle les chante, acceptant de donner de la voix, de desserrer les lèvres. Elle déroulera devant toi les peuples d'Italie, et les guerres futures, elle te dira comment fuir ou supporter toutes les épreuves, 3, 460 et, si tu l'honores, elle t'accordera une traversée heureuse. Voilà les avertissements que ma voix peut te donner. Allons, va, et que tes exploits élèvent jusqu'aux astres la grande Troie". 3, 463 Ensuite, le devin, après avoir prononcé ces paroles amicales, fait porter de lourds présents d'or et d'ivoire ciselé 3, 465 sur les navires; il fait entasser dans nos carènes un monceau d'argenterie et des vases de Dodone, une cuirasse faite d'or tressé, en triple épaisseur, et un casque au cimier magnifique avec son élégant panache, ce sont les armes de Néoptolème. Pour mon père aussi, 3, 470 il a des présents. De surcroît, il offre des chevaux, des pilotes, complète nos rameurs, et donne aussi des armes à mes compagnons. Entre-temps, Anchise donnait l'ordre de hisser les voiles de la flotte, pour éviter de prendre du retard, car le vent était favorable. L'interprète de Phébus s'adresse à lui, avec grande déférence : 3, 475 "Anchise, qui fus digne de partager la brillante couche de Vénus, protégé des dieux, qui deux fois fus arraché au désastre de Troie, la terre d'Ausonie est là, devant toi : à toutes voiles, saisis-la. Et pourtant, cette terre, il faut absolument la côtoyer par la mer, la partie de l'Ausonie que t'ouvre Apollon se trouve très loin.

3, 480 Va, dit-il, ô heureux père d'un fils pieux. Pourquoi m'étendre davantage et en parlant, faire attendre l'Auster qui se lève ?" Andromaque elle aussi, triste au moment de l'ultime adieu, apporte des vêtements brodés d'or, et, pour Ascagne une chlamyde phrygienne (lui aussi mérite sa part d'honneur). 3, 485 Tout en le comblant de tissus somptueux, elle prononce ces paroles : "Prends ces objets faits de mes mains, qu'ils te soient un souvenir, cher enfant, et qu'ils témoignent de l'amour infini d'Andromaque, l'épouse d'Hector. Reçois ces derniers présents des tiens, toi, la seule image qui me reste de mon cher Astyanax. 3, 490 Il avait tes yeux, il avait tes mains, les traits de ton visage, et aujourd'hui, il serait un jeune garçon de ton âge". Moi, prenant congé, tout en pleurs, je leur disais : "Soyez heureux, vous dont la destinée s'est accomplie : nous, nous sommes appelés d'aventures en aventures. 3, 495 Vous avez trouvé le repos : plus de mer à arpenter; les terres d'Ausonie qui toujours reculent, vous n'avez plus à les chercher. Vous voyez l'image du Xanthe et une Troie façonnée par vos mains, sous des auspices meilleurs, je le souhaite, et puisse votre oeuvre moins se heurter aux Grecs ! 3, 500 Si un jour je pénètre dans le Thybris et dans les champs qui le bordent, si je découvre les murailles offertes à ma race, alors, ces cités unies par le sang et ces peuples apparentés, l'Hespérie et l'Épire (elles ont un même ancêtre, Dardanus, et le même destin), ces deux Troie, dans nos coeurs, nous les unirons 3, 505 en une seule cité : et que ce souci subsiste chez nos descendants". 3, 506 Emportés sur la mer, nous longeons les monts Cérauniens voisins; c'est de là que le trajet et le passage vers l'Italie sont les plus courts. Entre-temps le soleil précipite sa course, et les monts se couvrent d'ombres; nous nous couchons près du rivage, au sein de la terre désirée, 3, 510 désignons par le sort les rameurs, et au sec, dispersés sur le rivage, veillons à soigner nos corps; le sommeil se coule dans nos membres épuisés. La Nuit, guidée par les Heures, n'était pas encore au milieu de sa route : toujours attentif, Palinure surgit de sa couche, guette le moindre vent, son oreille cherche à capter le mouvement de l'air; 3, 515 il note le glissement de tous les astres dans le ciel silencieux, l'Arcture et les Hyades chargées de pluies, et les deux Ourses, et ses regards découvrent Orion tout armé d'or.

Quand il voit régner partout le calme dans le ciel, il lance de la poupe un signal clair; nous levons le camp, 3, 520 et prenons la route, déployant les ailes de nos voiles. Déjà, l'Aurore avait chassé les étoiles et commençait à rosir, quand, au loin, nous apercevons de sombres collines, et toute basse, l'Italie. L'"Italie", s'écrie en premier lieu Achate; et tous, de leurs clameurs joyeuses, de saluer l'Italie. 3, 525 Alors, mon père Anchise pare d'une couronne un grand cratère, qu'il emplit de vin pur; et il invoque les dieux, debout, en haut de la poupe : "Dieux, maîtres de la mer, de la terre, et des tempêtes, que le vent, sous votre inspiration bienveillante, facilite notre route". 3, 530 Les brises désirées s'intensifient, et un port s'ouvre à nous, tout proche; sur la hauteur, apparaît un temple de Minerve; les matelots roulent les voiles et dirigent les proues vers le rivage. Le port s'incurve comme un arc, sous l'effet des vagues du levant, des écueils le protègent, tout bouillonnants, aspergés d'écume salée, 3, 535 mais lui est caché : en une double muraille, les rochers, tels des tours, étendent leurs bras, et le temple s'est retiré à l'écart du rivage. Ici -- premier présage -- je vis dans l'herbe quatre chevaux, broutant la plaine sur une large étendue; ils étaient d'une blancheur de neige. Et mon père Anchise dit : "Terre qui nous accueilles, tu es porteuse de guerre; 3, 540 on arme les chevaux pour la guerre, ces bêtes sont une menace de guerre. Mais pourtant, ces mêmes chevaux , un jour, ont l'habitude d'être attelés à un char, et sous le joug de supporter dans la concorde leurs harnais : c'est aussi un espoir de paix". Alors, nous invoquons la puissance sacrée de Pallas aux armes sonores, qui la première reçut nos manifestations de joie; 3, 545 ensuite, devant les autels, la tête voilée d'un tissu phrygien, suivant les grands préceptes d'Hélénus, nous brûlons selon les rites les offrandes requises en l'honneur de Junon d'Argos. 3, 548 Sans attendre, dès que nos voeux sont dûment accomplis, nous orientons les pointes des vergues de nos voiles, 3, 550 et quittons ces séjours grecs et leurs terres peu sûres. Alors, nous apercevons le golfe de Tarente, la ville d'Hercule, si la tradition dit vrai; en face, il y a le sanctuaire de Junon Lacinienne, les tours de Caulon, et Scylacée, funeste aux navires. Puis, dans le lointain, émergeant des flots, apparaît l'Etna trinacrien. 3, 555 De loin nous entendons le grondement sourd de la mer,

qui s'abat sur les rochers, et des voix qui se brisent sur le rivage; des paquets d'eau se soulèvent, et le sable se mêle aux flots. Et mon père Anchise : "Voici certainement cette fameuse Charybde, ces écueils, ces rochers terrifiants que prophétisait Hélénus. 3, 560 Arrachez-nous d'ici, mes amis, et d'un même effort, poussez vos rames". L'ordre aussitôt donné, on l'exécute, et en premier lieu, Palinure dirige vers la gauche sa proue grinçante; toute la colonne, s'aidant des rames et des vents, tend à gauche. Une lame creuse nous lance au ciel, et, avec l'onde qui retombe, 3, 565 nous sommes aussitôt déposés chez les Mânes infernaux. Trois fois les rochers ont crié au creux des cavernes, trois fois nous avons vu l'écume jaillissante et les astres aspergés. Cependant, avec la fin du jour, le vent nous laissa épuisés. Ayant perdu notre route, nous abordâmes aux rivages des Cyclopes. 3, 570 C'est un port, à l'abri des vents, calme en soi, et immense; mais tout près, rugit l'Etna aux éboulis effrayants. Parfois il éclate en lançant vers le ciel un nuage noir, fumée de poix tourbillonnante et de cendre incandescente, soulevant des boules de feu, qui vont lécher les astres. 3, 575 Parfois aussi il crache et projette des rocs et les entrailles qu'il arrache à la montagne; en gémissant, il accumule dans les airs des laves en fusion, et bouillonne au plus profond de la terre. D'après la légende, le corps d'Encélade, à demi consumé par la foudre, est écrasé sous cette masse, et l'Etna énorme, posé par-dessus, 3, 580 souffle des flammes qui s'échappent de ses fournaises brisées. Chaque fois que le géant remue son flanc fatigué, ses grondements ébranlent la Trinacrie tout entière et le ciel se couvre d'un voile de fumée. Cette nuit-là, nous subissons ces terribles prodiges, cachés dans les bois, sans voir la cause de ce vacarme. 3, 585 En effet, les astres ne brillaient pas, point de voûte lumineuse dans l'éther étoilé; des vapeurs couvraient le ciel obscur, et une nuit infinie emprisonnait la lune dans un nuage. 3, 588 Déjà, avec l'apparition de l'Étoile du matin, le lendemain était là, l'Aurore avait éloigné du ciel les ténèbres humides, 3, 590 quand soudain surgit de la forêt la silhouette d'un inconnu, épuisé, d'une maigreur extrême, dans une tenue inattendue et qui faisait pitié. Comme un suppliant, il s'avança vers le rivage, les mains tendues. Nous le regardons. Une saleté terrible, une barbe longue et touffue, des vêtements retenus par des épines; mais, par ailleurs, c'est un Grec,

3, 595 envoyé jadis à Troie, sous les armes de sa patrie. Dès qu'il vit, de loin, les tenues dardaniennes et les armes troyennes, il prit peur, hésita quelque peu, et retint son pas. Mais bientôt, il se précipita vers le rivage et, pleurant et suppliant, dit : "Je prends à témoin les astres, 3, 600 les dieux d'en haut, et ce jour céleste que nous respirons, Troyens, recueillez-moi. Emmenez-moi n'importe où sur cette terre : je m'en satisferai. Je le sais bien, j'ai appartenu à la flotte des Danaens; j'ai combattu les Pénates de Troie, je le reconnais. Si c'est pour vous un crime et une injustice grave, 3, 605 précipitez-moi dans les flots, jetez-moi dans l'immensité de l'océan; si je meurs, ce me sera agréable de périr de mains humaines". Sur ces paroles, il nous serrait les genoux, et se roulait à nos pieds, sans nous lâcher. Nous le pressons de parler : Qui est-il ? De quel sang ? Qu'il explique enfin son destin si agité. 3, 610 Mon père Anchise en personne, sans attendre longtemps, tend la main au jeune homme, et ce gage offert lui réconforte le coeur. L'homme, enfin revenu de sa peur, expliqua : "Je suis un citoyen d'Ithaque, un compagnon de l'infortuné Ulysse; je m'appelle Achéménide; avec mon père, le pauvre Adamaste, 3, 615 (ah !, si cette condition avait pu perdurer !), je partis pour Troie. Ici, quand mes compagnons terrorisés quittèrent ces bords cruels, ils m'oublièrent, m'abandonnèrent, dans l'antre immense du Cyclope. C'est un lieu infect, empli de chairs sanglantes, l'intérieur est très sombre, immense. Lui est un géant, dont la tête 3, 620 heurte les étoiles (Dieux, écartez de notre terre un tel fléau !) nul ne peut le voir facilement, ni lui adresser la parole; il se nourrit de sang noir et des entrailles de ses malheureuses victimes. De mes yeux je l'ai vu, lorsque de sa main énorme il saisit les corps de deux des nôtres, puis couché au milieu de son antre, 3, 625 les brisa contre les rocs; son seuil baignait dans une putride mare de sang. Je l'ai vu, lorsqu'il broyait leurs membres ruisselants d'un sang noir, et que tièdes encore, leurs chairs tremblaient sous sa mâchoire. Cela ne resta pas impuni, certes; Ulysse ne supporta pas de telles atrocités, et dans une situation si critique, l'homme d'Ithaque n'oublia pas qui il était. 3, 630 En effet, dès qu'il fut repu de nourriture et enseveli dans l'ivresse, la tête du monstre s'affaissa et dans son antre, il s'étendit de tout son long. Dans son sommeil, il rotait abominablement régurgitant des morceaux de chairs mêlés de sang et de vin.

Nous prions les grands dieux et tirons au sort nos rôles respectifs. 3, 635 Ensemble nous l'entourons de toutes parts, et, à l'aide d'un pieu pointu, nous perçons son oeil unique, énorme, dissimulé sous son front menaçant, tel un bouclier argien ou le disque flamboyant de Phébus. Et ainsi, enfin soulagés, nous vengeons les ombres de nos compagnons. Mais, fuyez, malheureux, fuyez loin du rivage, 3, 640 et rompez les amarres. Car aussi cruels et aussi énormes que Polyphème, qui, au creux de son antre, garde enfermés des troupeaux de brebis pour presser leurs mamelles, vivent un peu partout, dans des cavernes, le long du rivage, ou sur les sommets des montagnes, cent autres Cyclopes abominables. 3, 645 Trois fois déjà les cornes de la lune se sont remplies de lumière, et toujours, je traîne ma vie dans les bois, parmi des retraites isolées et les repaires des fauves. Du haut d'un rocher, je vois les Cyclopes géants, tout tremblant au bruit de leurs pas et au son de leurs voix. Les arbres m'offrent une pauvre nourriture, baies et cornouilles 3, 650 dures comme pierre, et je me repais des racines des plantes. Tandis que je parcourais des yeux les alentours, pour la première fois, je vis une flotte s'approcher du rivage. Qui qu'elle pût être, je me suis livré à elle : il me suffit d'avoir échappé à cette tribu maudite. Je préfère que ce soit vous qui m'ôtiez la vie, de la mort que vous voudrez". 3, 655 Il avait à peine fini de parler, lorsque nous apercevons, là-haut sur la montagne, le berger Polyphème en personne, parmi ses troupeaux; il déplace son énorme masse, se dirigeant vers le rivage familier : monstre effrayant, difforme, gigantesque, aveugle. Un tronc de pin guide sa main et assure ses pas; 3, 660 ses brebis laineuses l'escortent; c'est son seul agrément, une consolation dans son malheur. Ayant atteint les flots profonds et parvenu à la mer, il lave le sang qui s'écoulait de son œil crevé. Grinçant des dents et gémissant, il s'avance au milieu des vagues, 3, 665 sans que l'eau atteigne ses flancs. Et nous, au loin, tremblants de peur, après avoir recueilli le suppliant qui le méritait bien, nous accélérons notre fuite. En silence, nous coupons les amarres, et retournons les flots, penchés sur nos rames et rivalisant d'ardeur. Il le remarque et tourne ses pas en direction du bruit des voix. 3 ,670 Mais, il ne lui est pas possible de mettre la main sur nous, et les flots ioniens nous dérobent à sa poursuite; il pousse alors une immense clameur : toutes les ondes de la mer tremblent,

loin à l'intérieur de l'Italie, la terre est épouvantée et l'Etna gronde au creux de ses cavernes. 3, 675 Alors la race des Cyclopes, alertée, sort précipitamment des forêts et des montagnes vers le port et emplit le rivage. Nous voyons alors se dresser, avec leur oeil vainement farouche, les frères de l'Etna élevant vers le ciel leurs têtes altières : horrible assemblée : ainsi, avec leurs cimes élevées 3, 680 se dressent les chênes aériens ou les cyprès chargés de cônes, forêt majestueuse de Jupiter ou bois sacré de Diane. Une peur mordante nous pousse tête en avant, n'importe où. Nous secouons nos cordages et tendons nos voiles aux souffles des vents. Mais les conseils d'Hélénus nous ont avertis de ne pas passer 3, 685 entre Scylla et Charybde, le risque de mort étant presque identique des deux côtés du passage : la sécurité, c'est de rebrousser chemin. Or voici que Borée vient à notre aide, envoyé du détroit de Pélore : je suis emporté, au-delà de l'embouchure du Pantagias aux falaises abruptes, vers le golfe de Mégare, puis Thapsos et ses basses terres. 3, 690 Tels étaient les rivages que nous montrait Achéménide; il les avait jadis parcourus en sens inverse, lorsqu'il accompagnait l'infortuné Ulysse. Devant le golfe sicanien, face au Plémyre battu des flots, s'étend une île, que les Anciens ont appelée Ortygie. On raconte que le fleuve Alphée d'Élide est parvenu jusqu'ici, 3, 695 creusant sous la mer des routes secrètes, et maintenant, Aréthuse il mêle, par ta bouche, ses eaux aux ondes siciliennes. Dociles aux ordres, nous vénérons les puissantes divinités du lieu, puis je dépasse la grasse terre des marais d'Hélore. De là, nous rasons les hautes falaises du Pachynum et ses récifs abrupts. 3, 700 Apparaissent au loin Camarina, que les destins ont condamnée pour toujours à l'immobilité, et les plaines de Géla, et la ville de Géla, qui reçut son nom d'un fleuve sauvage. Ensuite, voilà Agrigente haut perchée, qui de loin montre fièrement ses hautes murailles, et qui jadis produisit de vaillants coursiers; 3, 705 Et toi, Sélinonte et tes palmiers, je te laisse, car les vents me poussent, et je préfère les rudes bas-fonds de Lilybée avec ses écueils invisibles. Après, le port de Drépane et son rivage sans joie me reçoivent. Amené là, après avoir subi tant d'intempéries en mer, hélas, je perdis l'être qui fut le soutien de tous mes soucis et malheurs, 3, 710 Anchise, mon père. C'est ici, Père si bon, que tu abandonnes, hélas, ton fils épuisé, après avoir vainement échappé à de si grands périls !

Et Hélénus le devin, qui m'annonça beaucoup d'événements horribles, ne m'avait pas prédit ce deuil, ni non plus la cruelle Céléno. Telle fut l'épreuve extrême, tel fut le terme de longs périples. 3, 715 Lorsque je partis de là, un dieu me poussa vers vos rivages". Ainsi le grand Énée, seul devant toute l'assistance attentive, racontait les desseins des dieux et expliquait ses aventures. Enfin il se tut et terminant ici son récit, il se livra au repos.

Chant 4 Le roman d'Énée et de Didon 4, 1 Mais la reine, blessée par l'angoisse oppressante de l'amour, entretient son mal en ses veines, se consume en un feu secret. Sans cesse lui reviennent à l'esprit la grande valeur, l'immense prestige de la race du héros, dont les traits et les paroles restent fixés en son coeur; 4, 5 l'inquiétude ne laisse point à ses membres la douceur du repos. L'Aurore suivante parcourait la terre portant le flambeau de Phébus; elle avait à peine chassé du ciel les ombres humides que, l'esprit égaré, Didon s'adresse ainsi à sa soeur, son intime confidente : "Anne, ma soeur, des songes terrifiants me laissent perplexe ! 4, 10 Tu vois cet hôte qui vient d'entrer en nos demeures ! Quelle noblesse il porte sur son visage, avec ce coeur vaillant et ces faits d'armes ! Il est de la race des dieux, je le crois vraiment, et je ne me trompe pas ! La crainte dévoile les âmes viles. Mais lui, quels destins l'ont malmené ! Et les guerres qu'il nous a contées, vécues jusqu'à l'épuisement ! 4, 15 Si en mon coeur n'était arrêtée, fixe et irrévocable, ma volonté de ne m'unir à aucun homme dans les liens du mariage, depuis que la mort m'a déçue, me privant de mon premier amour, si je n'avais pris en horreur la couche et les torches nuptiales, pour lui seul peut-être aurais-je pu succomber à cette faute. 4, 20 Oui, Anne, je l'avouerai, depuis la mort du pauvre Sychée, mon époux, depuis que nos pénates furent éclaboussés par le crime de mon frère, lui seul a ému mes sens et ranimé mon esprit chancelant. Je reconnais les marques de la flamme ancienne. Mais je souhaiterais que la terre m'engloutisse en ses profondeurs, 4, 25 ou que Jupiter tout-puissant, de sa foudre, me conduise vers les ombres, les ombres pâles, dans l'Érèbe, et vers la nuit profonde, ô pudeur, avant que je t'outrage ou que je faillisse à tes droits. Celui qui le premier m'a unie à lui a emporté mes amours. Qu'il les garde avec lui et les conserve dans son tombeau".

4, 30 Ainsi dit-elle, et les larmes jaillissaient, inondant les plis de son corsage. Anne lui répond : "Ô toi, que ta soeur chérit plus que la lumière, vas-tu, amère, consumer ta jeunesse dans une perpétuelle solitude, sans connaître la douceur d'avoir des enfants et les faveurs de Vénus ? Crois-tu qu'en aient cure les cendres ou les mânes des disparus ? 4, 35 Soit : nul époux dans le passé n'a fléchi ta douleur, ni en Libye, ni auparavant à Tyr; tu as dédaigné Iarbas et les autres chefs d'armées, que nourrit la terre d'Afrique, riche en triomphes : résisteras-tu aussi à un amour qui te charme ? Et ne songes-tu pas aux maîtres des terres où tu es installée ? 4, 40 Ici les villes des Gétules invincibles à la guerre, et les Numides sauvages, qui t'entourent, et la Syrte inhospitalière; là, une région désertique, sans eau, et ces forcenés de Barcé se répandant au loin. Et que dire des guerres surgissant de Tyr et des menaces de notre frère ? 4, 45 Sûrement, je pense, ce sont les auspices des dieux et la faveur de Junon, qui ont dirigé la course des navires d'Ilion, poussés par le vent. Toi, ma soeur, imagine quelle sera ta ville, et le royaume qui surgira d'une telle union ! Grâce à l'apport des armes troyennes, quels exploits grandioses rehausseront la gloire punique ! 4, 50 Demande simplement aux dieux leurs faveurs par des sacrifices efficaces, sois accueillante pour tes hôtes, énumère-leur les raisons de rester, tant que sur la mer sévissent le mauvais temps et le pluvieux Orion, que leurs bateaux sont mis à mal, que le ciel se montre intraitable". Par ces paroles, elle embrasa le coeur de Didon d'un amour débordant, 4, 55 donna de l'espoir à son esprit indécis, et la libéra de sa pudeur. Elles vont d'abord vers les temples et à chaque autel implorent la bienveillance des dieux. Selon les rites, elles immolent des brebis de choix, âgées de deux ans, à Cérès législatrice, à Phébus et au vénérable Lyaeus, mais surtout, à Junon, qui veille aux liens du mariage. 4, 60 Didon la toute belle tient elle-même la patère en main et verse le vin entre les cornes d'une vache blanche. Devant les statues des dieux, elle se déplace autour des autels humides du sang des victimes. Elle recommence continuellement les offrandes, se penche avidement sur les poitrines béantes des victimes et consulte leurs entrailles palpitantes. 4, 65 Hélas ! Esprits ignares des devins ! Pour un être égaré par la folie, à quoi bon les voeux, les sanctuaires ? Entre-temps, la flamme dévore ses tendres moelles, et la blessure secrète vit dans sa poitrine. La malheureuse Didon brûle, et erre telle une folle à travers la ville;

on dirait une biche, atteinte par surprise dans les bois de Crète 4, 70 par la flèche d'un berger, qui de loin la poursuit de ses traits, et qui, sans s'en rendre compte, l'a blessée de sa pointe ailée : la biche s'enfuit et parcourt les forêts et les taillis de Dicté, tandis que le trait mortel reste fiché dans son flanc. Tantôt elle emmène avec elle Énée au centre des remparts, 4, 75 lui montrant fièrement les richesses de Sidon et une ville toute prête. Elle commence à parler, puis s'interrompt au milieu d'une phrase. Tantôt, à la tombée du jour, elle veut renouveler le banquet précédent, et, dans son délire, exige de réentendre le récit des épreuves d'Ilion, et à nouveau reste suspendue aux lèvres du conteur. 4, 80 Enfin, lorsque tous ont pris congé, qu'à son tour la lune pâlit et perd de son éclat, que les astres qui s'effacent invitent au sommeil, seule, dans sa demeure vide, elle se lamente, et se pose sur les lits désertés. Sans le voir, bien qu'absent, elle l'entend et le voit, ou bien, séduite par sa ressemblance avec son père, elle retient Ascagne sur ses genoux, 4, 85 comme si elle pouvait s'abuser sur un amour inavouable. Les tours commencées cessent de s'élever; la jeunesse de s'exercer aux armes; et tant dans le port que sur les travaux de défense règne un calme total : les travaux interrompus restent en suspens : hautes murailles menaçantes, et machines dressées jusqu'au ciel. 4, 90 Dès qu'elle perçut que Didon était la proie de cette passion funeste, et que le souci de sa réputation ne refrénait pas sa folie, la chère épouse de Jupiter, la Saturnienne, aborda Vénus en ces termes : "Quelle gloire insigne, quel ample butin vous rapportez là, toi et ton fils ! Quelle grande puissance, bien digne de mémoire, 4, 95 si la ruse de deux divinités est venue à bout d'une femme seule ! Et je comprends tellement que tu aies redouté nos remparts, et tenu pour suspectes les demeures de l'altière Carthage. Mais quel sera le terme de cette lutte, où nous mènera-t-elle ? Pourquoi plutôt ne pas conclure une paix éternelle et des noces officielles ? 4, 100 Tu as obtenu ce que tu as souhaité de toute ton âme : Didon aime, se consume, et la folie l'a pénétrée jusqu'au fond des os. Dirigeons donc ce peuple en commun, et sous des auspices égaux; qu'il soit permis à la reine de servir un mari phrygien, et de remettre entre tes mains les Tyriens, en guise de dot". 4, 105 Vénus, qui avait compris que les paroles de Junon dissimulaient son propos de détourner vers les rives libyennes le royaume d'Italie, lui rétorqua en ces termes : "Qui pourrait être assez fou pour refuser

pareille proposition ? Qui préférerait se mesurer à toi dans une guerre ? Pourvu du moins que le sort se conforme au fait que tu évoques. 4, 110 Mais, je me laisse mener par les destins, et doute que Jupiter veuille d'une ville unique pour les Tyriens et les exilés de Troie, ou approuve que leurs peuples se mêlent et se lient par des traités ? Toi, son épouse, tu peux chercher à toucher son esprit par tes prières. Va de l'avant; je suivrai". Alors la reine Junon reprit ainsi : 4, 115 "Je me chargerai de cette affaire. Maintenant, approche-toi, que je t'explique brièvement comment le plus urgent pourra se réaliser. Énée et l'infortunée Didon se préparent à sortir ensemble en forêt pour une chasse, demain, dès qu'auront surgi les premières lueurs de Titan, et que de ses rayons il aura éclairé toute la terre. 4, 120 Moi, d'en haut, je ferai fondre sur eux un nuage noir, mêlé de grêle, pendant que les cavaliers s'affaireront à entourer les taillis de filets; avec des coups de tonnerre j'ébranlerai le ciel entier. Les gens de l'escorte fuiront alors en tous sens, couverts par une nuit opaque : Didon et le chef des Troyens échoueront dans la même grotte. 4, 125 Je serai présente et, si tu m'assures de ton consentement, je les unirai en un mariage stable et la lui attribuerai en propre. Ce sera leur hyménée". Sans s'opposer à sa demande, la Cythérée approuva, et sourit en imaginant ces ruses.

Union des amants dans la grotte (129-172)

Entre-temps se lève l'Aurore, qui a quitté l'Océan. 4, 130 Quand apparaît l'étoile du matin, une jeunesse choisie passe les portes; filets à grandes mailles, pièges, épieux à large fer; les cavaliers Massyles s'élancent, ainsi que les chiens au flair puissant. La reine, qui s'attarde dans sa chambre, est attendue à l'entrée par les plus nobles des Puniques; brillant sous l'or et la pourpre, 4, 135 son cheval est là piaffant, rongeant avec ardeur son mors écumant. Enfin, elle s'avance, entourée d'une longue suite, vêtue d'une chlamyde de Sidon, à la frange brodée; elle porte un carquois d'or; un noeud d'or retient ses cheveux, et d'or aussi la fibule qui fixe son vêtement de pourpre. 4, 140 Arrivent ensuite les Phrygiens de l'escorte et Iule, qui exulte. Énée lui, plus beau que tous les autres, s'avance pour l'accompagner, et leurs troupes se rejoignent. Ainsi, lorsque Apollon déserte la froide Lycie et les flots du Xanthe pour visiter sa Délos natale,

4, 145 il organise des choeurs, et, mêlant leurs danses autour des autels, Crétois et Dryopes s'agitent, avec les Agathyrses au corps peints; lui marche sur les crêtes du Cynthe; d'une souple guirlande de feuillage, il retient ses cheveux flottants bien modelés, et y entremêle de l'or; ses traits sonnent sur ses épaules : il marchait tout aussi énergique, 4, 150 Énée, au noble visage resplendissant d'une extraordinaire beauté. Lorsqu'ils arrivent en haut des monts, en des lieux jamais parcourus, ils aperçoivent des chèvres sauvages, délogées du sommet d'un rocher, et dévalant le long des crêtes; d'un autre côté, des cerfs traversent en courant les campagnes découvertes; dans leur fuite, 4, 155 ils se forment en troupes poussiéreuses et quittent les montagnes. Et le jeune Ascagne, sur son ardent coursier, au fond des vallées, se plaît à devancer à la course tantôt les chèvres tantôt les cerfs, mais de ses voeux souhaite rencontrer, parmi des animaux sans vigueur, un sanglier écumant, ou un lion fauve qui dévalerait de la montagne. 4, 160 Entre-temps, dans le ciel, un grondement intense commence à retentir; puis survient un nuage, mêlé de grêle. Alors l'escorte des Tyriens, les jeunes Troyens et le petit-fils dardanien de Vénus prennent peur et cherchent des refuges un peu partout dans les champs; des torrents dévalent des montagnes. 4, 165 Didon et le chef des Troyens aboutissent dans la même grotte. En premier lieu, Tellus, et Junon, qui préside aux hymens, donnent le signal; les éclairs et l'éther complice ont brillé pour les noces, et en haut de la grotte, les Nymphes ont hurlé. Ce jour-là fut le premier qui causa sa mort et ses malheurs; 4, 170 en effet, ni souci des apparences ni réputation ne lui importent, et Didon désormais n'envisage plus des amours furtives : elle parle de mariage, couvrant sa faute de ce nom.

La Renommée divulgue la liaison (173-218)

Aussitôt, la Renommée parcourt les grandes villes de Libye, la Renommée, de tous les maux le plus véloce : 4, 175 la mobilité accroît sa vigueur et la marche lui donne des forces; petite d'abord par peur, elle s'élève bientôt dans les airs, et, tout en foulant le sol, tient la tête cachée dans les nuages. La Terre sa mère, par colère contre les dieux, l'a mise au monde pour donner, selon la légende, une dernière soeur à Céus et Encélade; 4, 180 rapide car dotée de pieds et d'ailes agiles, monstre horrible,

gigantesque; autant porte-t-elle de plumes sur son corps, autant possède-t-elle sous ces plumes d'yeux vigilants (étonnant à dire !), autant de langues, autant de bouches sonnantes, autant d'oreilles dressées. La nuit, elle vole entre le ciel et la terre, grinçant dans l'ombre, 4, 185 et ne ferme point les yeux pour se livrer au doux sommeil; Le jour, elle guette, postée au sommet d'un toit ou sur de hautes tours, et sème la terreur dans les grandes cités, opiniâtre messagère d'inventions, de faux et de vérité. Elle se plaisait à répandre partout les propos les plus divers, 4, 190 et diffusait tout à la fois ce qui était et ce qui n'était pas arrivé : Énée, un homme né de sang troyen, est arrivé, et la belle Didon ne dédaigne pas de s'unir à lui; maintenant, ils jouissent ensemble du long hiver, dans le luxe, oublieux de leurs royaumes, et prisonniers d'une passion honteuse. 4, 195 Ces vilenies, la déesse les répand partout sur toutes les lèvres. Sur sa lancée, elle détourne sa course, arrive chez le roi Iarbas; ses paroles lui embrasent l'esprit et accumulent en lui la colère. Ce fils d'Hammon et d'une nymphe enlevée au pays des Garamantes, avait élevé, dans toute l'étendue de son royaume, en l'honneur de Jupiter, 4, 200 cent temples immenses, cent autels, et lui avait consacré un feu perpétuel, éternel gardien des dieux. Le sol des temples était gras du sang des victimes, et leurs seuils fleuris de guirlandes variées. On raconte que Iarbas, l'esprit égaré et enflammé par cette amère rumeur, pria devant les autels, parmi les statues divines, 4, 205 en suppliant, les mains levées, invoquant longuement Jupiter : "Jupiter tout-puissant, à qui les Maurusiens offrent désormais, les libations lénéennes, quand ils banquettent sur des lits brodés, vois-tu ce qui se passe ? Ô père, sont-ils vains nos tremblements d'horreur lorsque tu brandis tes foudres, vains les éclairs dans les nuages 4, 210 qui terrifient nos esprits, inconsistants les grondements qui s'y mêlent ? Cette femme, qui errait sur notre territoire, a établi, à prix d'argent, une petite cité sur le bord de mer que nous lui avons donné à cultiver, en lui imposant les lois du lieu; elle a repoussé notre offre de mariage, et a accepté ensuite Énée comme maître dans notre royaume. 4, 215 Et maintenant, ce Pâris, avec sa suite d'efféminés, avec sa mitre de Méonie fixée à son menton et ses cheveux gominés, est maître de ce qui m'a été ravi : et nous, bien sûr, nous apportons à tes temples des offrandes et, pour rien, veillons à ta gloire".

Jupiter charge Mercure de rappeler à Énée sa mission (219-295)

Tandis que Iarbas priait ainsi, tenant les autels de la main, 4, 220 le Tout-puissant l'entendit; il tourna ses regards vers les murs de la reine et vers les amants oublieux d'une plus haute gloire. Puis s'adressant à Mercure, il lui ordonne ce qui suit : "Allons, va, mon fils, appelle les Zéphyrs et d'un glissement d'ailes, approche le chef dardanien qui s'attarde en ce moment 4, 225 dans la Carthage tyrienne, sans égard pour les cités qui lui sont destinées; parle-lui, et traversant les souffles rapides, transmets-lui mes ordres. Sa mère, la très belle, ne nous l'a pas présenté sous ce jour, et ne l'a pas, par deux fois, soustrait aux armes des Grecs pour cela, mais pour être celui qui dirigera l'Italie, lourde d'empires à naître, 4, 230 et retentissante de bruits de guerre, celui qui perpétuera la race issue du sang noble de Teucer, qui soumettra à ses lois la terre entière. Si la gloire de réalisations si grandioses ne l'enflamme aucunement, et si, personnellement, il ne veut pas faire d'effort pour sa propre gloire, le père qu'il est va-t-il , jaloux, priver Ascagne de la citadelle de Rome ? 4, 235 Que trame-t-il ? Qu'espère-t-il à s'attarder dans une nation ennemie, sans souci de sa descendance ausonienne et des terres de Lavinium ? Qu'il prenne la mer ! Voilà, c'est tout; maintenant, que ce soit notre message". Il avait parlé. Mercure se prépare à obéir à l'ordre du père souverain; tout d'abord, il lace à ses pieds les talonnières d'or, 4, 240 dont les ailes le soulèvent dans les airs, et le portent par-dessus les mers ou les terres, à l'égal d'un vent rapide. Ensuite, il prend sa baguette : avec elle, il fait sortir de chez Orcus des âmes livides, en envoie d'autres dans le triste Tartare, donne et retire le sommeil, et dessille les yeux dans la mort. 4, 245 Avec elle, il guide les vents et traverse le tumulte des nuages. Et déjà, dans son vol, il distingue le sommet et les flancs abrupts du dur Atlas, qui soutient le ciel sur le sommet de sa tête, de l'Atlas, à la cime plantée de pins, ceinte éternellement de sombres nuages, battue par les vents et les orages, 4, 250 et couvert de neige déversée sur ses épaules; des torrents dévalent du menton du vieillard, à la barbe raidie et hérissée de glace. C'est là que, déployant ses ailes, s'arrête d'abord Cyllénius; puis, tête en avant, il plonge son corps entier vers les ondes, tel l'oiseau qui vole le long des côtes et rase le sol 4, 255 autour des rochers poissonneux qui bordent de la mer. Ce n'est pas autrement que volait entre ciel et terre vers le rivage sablonneux de Libye, fendant les vents,

venant de chez son aïeul maternel, l'enfant du Cyllène. Dès que ses pieds ailés eurent touché le sol carthaginois, 4, 260 il aperçut Énée fondant des tours et bâtissant de nouveaux toits. Il portait une épée à la garde constellée de jaspe fauve, et de ses épaules tombait un manteau de pourpre tyrienne, resplendissant, présents réalisés par la riche Didon, qui avait rehaussé la trame du tissu d'un mince fil d'or. 4, 265 D'emblée, il l'aborde : "Voilà maintenant que tu installes les bases de la fière Carthage, et qu'asservi à une femme, tu lui bâtis une cité magnifique ! Hélas ! Comme tu oublies ton royaume et tes intérêts ! Du haut et lumineux Olympe, le roi des dieux en personne, m'a envoyé vers toi, lui le Souverain qui plie sous sa loi le ciel et la terre. 4, 270 Il m'ordonne de t'apporter à travers les airs rapides ces recommandations : Qu'as-tu donc en tête ? Qu'espères-tu à rester oisif dans les terres de Libye ? Si la gloire d'accomplir de grandes choses ne t'émeut pas, [et si de plus, tu ne veux rien entreprendre pour toi-même,] pense à Ascagne qui grandit, et aux espoirs de Iule, ton héritier, 4, 275 à qui reviennent de droit le royaume d'Italie et la terre romaine." Après avoir ainsi parlé, le dieu du Cyllène, en plein discours, abandonna son aspect mortel et, loin des regards humains, s'évanouit dans l'air léger. Alors Énée resta sans voix, égaré par cette vision; 4, 280 ses cheveux se dressèrent d'effroi, et sa voix s'étrangla dans sa gorge. Il brûle de s'en aller, de fuir, et de quitter ce séjour de douceur, atterré par un avertissement si impérieux des dieux. Hélas, que faire ? En quels termes osera-t-il affronter la fureur de la reine ? Quelle entrée en matière choisir ? 4, 285 Son esprit rapide, emporté tantôt ici, tantôt là, est tiraillé entre divers partis, qu'il tourne et retourne en tous sens. Hésitant, il prend la décision qui lui semble la meilleure : il convoque Mnesthée, Sergeste, et le vaillant Séreste. Qu'en silence, ils équipent la flotte et rassemblent leurs compagnons sur le rivage; 4, 290 qu'ils préparent les armes, et dissimulent la raison de ce changement de plan. Lui, entre-temps, puisque l'excellente Didon ignore tout et ne s'attend pas à la rupture de telles amours, il tentera de l'approcher, au moment le plus approprié, et avec une adresse adaptée aux circonstances. Tous aussitôt, 4, 295 tout heureux, s'empressent d'obéir et d'exécuter les ordres.

Premières réactions de Didon (296-330)

Mais la reine (qui pourrait tromper une amante ?) a pressenti la ruse, et, la première, a compris les mouvements qui se préparaient, anxieuse même quand tout était calme. Hors d'elle, elle a appris par la même impie Renommée que la flotte est équipée, prête au départ. 4, 300 Incapable de se dominer, déchaînée, en proie à un délire bachique, elle parcourt la ville, telle une bacchante excitée par les objets sacrés qu'on brandit, lorsque, au cri de Bacchus, les orgies triennales l'aiguillonnent et que le Cithéron lance ses appels nocturnes. Enfin, elle prend les devants et interpelle Énée : 4, 305 "Perfide, as-tu espéré aussi qu'il était possible de dissimuler pareil forfait et de quitter mon pays sans un mot ? Ni notre amour, ni nos promesses de jadis, ni Didon, qui va mourir d'une mort cruelle, rien donc ne te retient ? Et de plus, tu te hâtes d'appareiller en plein hiver 4, 310 et d'affronter la haute mer parmi les Aquilons, ô cruel ? Eh quoi ? si tu n'étais pas en quête de terres étrangères et de demeures inconnues, si l'antique Troie restait debout, ta flotte chercherait-elle Troie à travers l'océan houleux ? Est-ce moi que tu fuis ? Je t'en prie, par mes larmes, par ta main droite, 4, 315 (puisque il ne reste rien d'autre à la malheureuse que je suis), par notre union, par notre hyménée commencé, si j'ai mérité quelque gratitude, si en moi tu trouvas quelque douceur, prends pitié d'une maison qui s'écroule, et, je t'en supplie, s'il reste encore un accès aux prières, renonce à ta décision. 4, 320 À cause de toi, les peuples de Libye et les princes des Nomades me haïssent, les Tyriens me sont hostiles. À cause de toi aussi, ma pudeur s'est éteinte, avec ma renommée d'antan, qui seule me permettait d'approcher les étoiles. Je suis presque morte; à qui m'abandonnes-tu, mon hôte (puisque seul reste ce nom, au lieu de celui d'époux) ? 4, 325 Que dois-je attendre ? Que mon frère Pygmalion détruise mes remparts, ou que le Gétule Iarbas m'emmène comme captive ? Ah si du moins j'avais conçu de toi un enfant, avant ta fuite, si sous mes yeux dans mon palais, jouait un petit Énée, qui, malgré tout, par ses traits, me rappellerait ton souvenir, 4, 330 non vraiment, je ne me sentirais pas tout à fait captive et délaissée". Elle avait parlé. Lui, encore sous l'effet des ordres de Jupiter, tenait les yeux immobiles, s'efforçant de réprimer son angoisse au fond de son coeur. Finalement, il prononce quelques mots : "Pour ma part, ô reine,

jamais je ne nierai les innombrables bienfaits que tu peux énumérer, 4, 335 et dont je te suis redevable; jamais il ne me sera pénible de me souvenir d'Élissa, tant que je serai conscient et qu'un souffle animera mes membres. Pour ma défense, j'ai peu à dire. D'abord, je n'ai pas espéré comme un voleur dissimuler ma fuite (n'imagine pas cela); jamais je n'ai prétendu aux torches nuptiales, et je ne suis pas venu pour contracter cette alliance. 4, 340 Si les destins me permettaient de mener ma vie à ma guise et de régler mes occupations à mon gré, en premier lieu, j'honorerais la ville de Troie et les cendres chéries des miens; les hauts édifices de Priam subsisteraient, et pour les vaincus, j'aurais de mes mains posé les bases d'une Pergame renaissante. 4, 345 Mais maintenant, c'est la grande Italie qu'Apollon Gryneus, l'Italie que les sorts de Lycie m'ont ordonné d'atteindre; voilà mon amour, voilà ma patrie. Si les tours de Carthage, si l'aspect de cette ville libyenne te retiennent, toi, une Phénicienne, pourquoi envier les Teucères de s'établir en terre d'Ausonie ? 4, 350 Nous aussi nous avons le droit de chercher un royaume étranger. Chaque nuit, quand les ombres humides recouvrent les terres, quand se lèvent les astres de feu, dans mon sommeil, l'image troublée de mon père Anchise m'admoneste et m'effraie; mon fils Ascagne aussi, et l'injustice faite à sa personne chérie, 4, 355 que je frustre du royaume d'Hespérie et de terres prédestinées. Et maintenant, l'interprète des dieux, envoyé de Jupiter en personne (je le jure sur nos têtes), m'a apporté ses ordres au travers des souffles rapides : j'ai vu de mes yeux le dieu en pleine lumière, tandis qu'il entrait dans ces murs, et sa voix a pénétré au fond de mes oreilles. 4, 360 Cesse de nous enflammer toi et moi, par tes plaintes; Ce n'est pas de plein gré que je rejoins l'Italie". Pendant qu'il parlait, elle s'était détournée depuis un moment déjà. Roulant les yeux en tous sens, et laissant errer sur toute sa personne ses regards muets, elle lui dit, transportée de fureur : 4, 365 "Non, une déesse n'est pas ta mère; Dardanus n'est pas l'auteur de ta race, perfide; c'est le Caucase, hérissé d'âpres rochers, qui t'a engendré, et ce sont les tigresses d'Hyrcanie qui t'ont tendu leurs mamelles. Mais pourquoi feindre ? À quel malheur pire m'attendre ? A-t-il souffert de mes pleurs ? A-t-il tourné ses regards ? 4, 370 Vaincu, a-t-il versé des larmes ou pris en pitié son amante ? Que vouloir de plus encore ? Dès maintenant, la puissante Junon et son père Saturne ne nous regardent plus d'un oeil équitable.

Nulle part la fidélité n'est assurée. Il était naufragé, démuni, je l'ai recueilli, et, dans ma folie, j'ai partagé avec lui mon royaume. 4, 375 Sa flotte en perdition, ses compagnons, je les ai soustraits à la mort (hélas, les furies m'embrasent, me transportent !) : voici Apollon l'augure, voici les sorts de Lycie, voici, envoyé par Jupiter lui-même, l'interprète des dieux apportant des ordres horribles à travers les airs. Sans doute est-ce là la tâche des dieux d'en haut, ce soin mis à tourmenter 4, 380 les gens paisibles. Je ne te retiens pas, ni ne réfute tes propos : Va, rejoins l'Italie avec les vents; cherche ton royaume au-delà des mers. Mais j'espère, si les dieux justes ont quelque pouvoir, que tu connaîtras, au milieu des écueils, le fond des malheurs, et que souvent tu évoqueras le nom de Didon. Absente, je te poursuivrai de sombres feux, 4, 385 et, lorsque la froide mort aura séparé mes membres de mon âme, je serai là, ombre présente en tous lieux. Tu le paieras, cruel ! Je l'apprendrai; la nouvelle m'en parviendra chez les Mânes infernaux." Sur ces paroles, elle s'interrompt en plein discours; malade, le souffle coupé, elle se détourne, se soustrait à la vue d'Énée, 4, 390 qu'elle laisse plein de crainte, hésitant, préparant une longue explication. Des servantes la relèvent et la transportent défaillante vers sa chambre de marbre, où elles la déposent sur sa couche.

Attitudes respectives des amants (393-449)

Le pieux Énée désirerait apaiser la malheureuse et écarter ses tourments par des paroles de consolation. 4, 395 Et pourtant, avec force gémissements, le coeur chancelant d'amour, il obéit aux ordres des dieux et va inspecter sa flotte. En ce moment, les Teucères s'activent et tout le long du rivage tirent les hautes nefs. Les carènes ointes de poix flottent; des forêts, on apporte des rames feuillues encore 4, 400 et du chêne qu'on ne dégrossit pas, dans la hâte de fuir. On pouvait voir des gens se déplaçant et accourant de toute la ville : on eût dit des fourmis, qui, se souvenant de l'hiver, pillent un immense tas de blé qu'elles mettent à l'abri; leur noire colonne sillonne la plaine et transporte le butin dans l'herbe, 4, 405 sur un étroit sentier; les unes poussent de leurs épaules d'énormes grains de blé; d'autres ferment les colonnes, fustigent les retardataires; tout le sentier bouillonne d'activité. Quels étaient alors tes sentiments, Didon, devant ce spectacle ! Comme tu gémissais, lorsque, du haut de la citadelle, tu apercevais

4, 410 au loin tout le rivage en effervescence, et que sous tes yeux, au bruit de la mer partout se mêlaient de si grandes clameurs ! Amour cruel, à quoi ne réduis-tu pas les coeurs des humains ! À nouveau, elle est forcée de recourir aux larmes, de réessayer les prières, et, en suppliante, de subordonner sa fierté à son amour. 4, 415 Elle ne veut pas mourir en vain, laissant une possibilité inexplorée. "Anne, tu vois cette agitation, tout autour du rivage : ils ont afflué de partout; déjà les voiles invitent les brises, et, tout joyeux, les marins ont posé des guirlandes sur les poupes. Si j'ai pu m'exposer à une si grande douleur, ma soeur, 4, 420 je pourrai aussi la supporter jusqu'au bout. Mais, dans ma détresse, Anne, accorde-moi un seul service. Car pour toi seule, ce perfide avait de la considération, te confiant même ses sentiments secrets; toi seule connaissais les bons moments et la manière tendre de l'aborder. Va, ma soeur, et, comme une suppliante, parle à ce fier ennemi : 4, 425 'Moi, je n'ai pas avec les Danaens, juré à Aulis d'exterminer la race troyenne, ni envoyé de flotte contre Pergame; je n'ai pas non plus enlevé les cendres ou les Mânes de son père Anchise : pourquoi refuse-t-il à mes paroles de toucher ses oreilles insensibles ? Où court-il ? Qu'il accorde cette dernière faveur à son amante, 4, 430 qu'il attende une fuite facile et des vents favorables. Je renonce désormais à notre ancien lien conjugal, qu'il a trahi; je ne lui demande ni de se priver du beau Latium ni d'abandonner son royaume : je lui demande un tout petit moment, répit et espace accordé à ma fureur, le temps que ma destinée m'enseigne à pleurer ma défaite. 4, 435 Je lui demande cette ultime faveur (prends pitié de ta soeur), et, lorsqu'il l'aura satisfaite, ma mort la lui revaudra largement." Ainsi priait-elle; et sa soeur, profondément triste, allait et venait, faisait part de ces pleurs. Mais lui, nulle larme ne l'ébranle; intraitable, il n'écoute aucune parole; 4, 440 les destins s'y opposent, un dieu fermant les oreilles du héros serein. Il est comme un chêne puissant, au tronc chargé d'ans, que les Borées des Alpes s'efforcent à l'envi d'arracher, soufflant en tous sens; un sifflement s'élève, et, lorsque le tronc est ébranlé, les frondaisons du sommet jonchent le sol, 4, 445 mais l'arbre reste attaché aux rochers, et sa cime s'élève dans l'éther, aussi haut que ses racines plongent vers le Tartare : ainsi de toutes parts des paroles insistantes harcèlent le héros, dont le grand coeur est sensible aux souffrances;

son état d'esprit reste inébranlable, et en vain coulent les larmes.

Didon planifie son suicide (450-521)

4, 450 Alors, pitoyable, terrifiée par les destins, Didon appelle la mort, lasse de contempler la voûte du ciel. Comme une incitation à accomplir son dessein, à quitter la lumière, elle voit, en déposant ses offrandes parmi l'encens des autels, (c'est effrayant à dire !) la liqueur sacrée devenir noire, 4, 455 et le vin des libations se transformer en un sang de sinistre présage. Personne ne l'avait vu; elle n'en dit rien à sa soeur. De plus, il y avait dans sa demeure, un sanctuaire de marbre dédié à son premier mari, qu'elle vénérait d'un culte admirable, l'ornant de toisons de neige et de guirlandes de fête : 4, 460 elle crut en entendre sortir des paroles, la voix de son époux l'appelant, lorsque la nuit obscure couvrait la terre; souvent, il lui sembla que sur les cimes, un hibou solitaire égrenait les plaintes d'un chant funèbre, et que ses longs cris se muaient en pleurs. En outre, le souvenir terrible de maintes prédictions anciennes 4, 465 l'emplissent d'effroi. Énée lui aussi, le cruel, la poursuit dans ses songes délirants : elle se voit à jamais abandonnée, seule, suivant une longue route, toujours sans escorte, et à la recherche de ses Tyriens dans le désert; ainsi, dans sa démence, Penthée voit la troupe des Euménides, 4, 470 et le soleil double, et Thèbes qui apparaît deux fois, ou, sur scène, le fils d'Agamemnon, Oreste, est en proie au délire, lorsqu'il fuit sa mère armée de torches et de noirs serpents, et que sur le seuil sont installées les Furies vengeresses. Dès lors, écrasée de douleur, Didon prit conscience de son délire 4, 475 et décida de mourir : aussitôt elle en régla le moment et la manière. S'adressant à sa soeur accablée, elle ne laisse rien apparaître de son plan sur son visage, son front affiche sérénité et espoir : "Soeur chérie, (tu peux me féliciter !), j'ai trouvé le moyen qui me le rendra ou qui me délivrera de mon amour pour lui. 4, 480 Près des limites de l'Océan, où le Soleil se couche, il est un lieu, aux confins de l'Éthiopie, où le géant Atlas fait tourner sur ses épaules l'axe semé d'étoiles de feu : de là, une prêtresse massylienne vint se présenter à moi. Gardienne du temple des Hespérides, elle donnait au dragon 4, 485

sa pâture et veillait aux branches de l'arbre sacré, répandant des liqueurs de miel et le pavot porteur de sommeil. Elle prétend, par ses formules, libérer les coeurs de qui elle veut, mais aussi envoyer à d'autres coeurs de durs soucis, arrêter le cours des fleuves et faire reculer les astres. 4, 490 Elle fait surgir les Mânes nocturnes; tu verras la terre mugir sous ses pieds et les ornes descendre des montagnes. Je jure, soeur chérie, par les dieux, par toi-même, par ta tête aimée, c'est à contrecoeur que je recours aux arts de la magie. Toi, fais dresser secrètement dans palais, à ciel ouvert, 4, 495 un bûcher; et les armes que cet impie a laissées accrochées dans ma chambre, tous ses vêtements, et le lit conjugal, qui causa ma perte, pose-les dessus : il me plaît de détruire tous les souvenirs de l'infâme : ce sont les directives de la prêtresse". Ces paroles dites, elle se tait, tandis que la pâleur gagne son visage. 4, 500 Anne pourtant ne croit pas que sa soeur, sous ces rites étranges, cache son suicide, et, loin d'imaginer si grande folie en son coeur, ne craint pas de réactions plus graves qu'à la mort de Sychée. Donc, elle exécute ses ordres. Une fois l'immense bûcher de bois de pin et de chêne 4, 505 dressé à ciel ouvert, dans un endroit retiré, la reine tend la cour de guirlandes et de couronnes de feuillage funèbre; sur le bûcher, elle pose les vêtements et le glaive qu'il a laissés, et sur le lit son effigie, bien consciente de ce qui va se passer. Autour se dressent des autels. La prêtresse, les cheveux défaits, 4, 510 d'une voix tonnante, appelle trois fois les cent dieux, et l'Érèbe et le Chaos, et la triple Hécate, les trois faces de la vierge Diane. Elle avait répandu aussi de l'eau symbolisant l'eau de l'Averne; on fait chercher des herbes tendres, cueillies au clair de lune avec des faucilles d'airain, et gorgées du lait d'un noir poison. 4, 515 On cherche aussi, arraché au front d'un poulain nouveau-né, et enlevé prématurément à sa mère, un charme amoureux. Près des autels, offrant de la farine sacrée de ses mains purifiées, un pied dégagé de liens, la robe dénouée, Didon qui va mourir prend à témoin les dieux et les astres qui connaissent les destins. 4, 520 Ensuite, s'il existe une puissance préoccupée des amants désespérés, divinité équitable et douée de mémoire, elle l'invoque. C'était la nuit, et sur toute la terre, les corps épuisés cueillaient la paix du sommeil; les forêts et les mers cruelles étaient au repos, au moment où les astres se retournent, au milieu de leur chute.

4, 525 Partout les champs se taisent : les troupeaux et les oiseaux bigarrés, les habitants des lacs aux étendues limpides et des épaisses broussailles dans les campagnes, se reposant la nuit dans un sommeil silencieux. [Ils allégeaient leurs soucis; leurs coeurs oubliaient leurs épreuves.] Quant à l'infortunée Phénicienne, jamais le sommeil ne la libère; 4, 530 jamais la nuit ne vient visiter ni ses yeux ni son coeur : ses angoisses redoublent, et son amour, resurgissant, se déchaîne et l'entraîne sur les immenses vagues de la colère. À ce point, elle s'arrête, et agite ainsi ces pensées en son coeur : "Et voilà, que faire ? Vais-je à nouveau connaître les moqueries 4, 535 de mes premiers prétendants, et demander, en suppliante, à m'unir aux Nomades, tant de fois déjà dédaignés comme maris ? Ou alors, suivre la flotte d'Ilion, et obéir aux pires volontés des Troyens ? Ne puis-je me flatter en effet de les avoir secourus naguère, et la gratitude n'existe-t-elle pas chez ceux qui se souviennent d'un ancien bienfait ? 4, 540 Mais, à supposer que je le veuille, qui le permettra ou accueillera sur ses fiers navires une femme haïe ? Ignores-tu hélas, infortunée, n'as-tu pas encore conscience des parjures de la race de Laomédon ? Quoi alors ? Vais-je fuir seule et escorter ces marins triomphants ? Ou bien entourée des Tyriens et de toute mon armée, me laisserai-je entraîner, 4, 545 et ceux que j'ai à grand peine arrachés à la ville de Sidon, vais-je à nouveau les pousser sur la mer, et leur ordonner d'offrir leurs voiles aux vents ? Non, meurs plutôt comme tu l'as mérité, et mets fin à ta souffrance par le fer. C'est toi, ma soeur, toi la première qui, vaincue par mes larmes, chargeas ma folie de ces maux et me présentas à mon ennemi. 4, 550 Il ne m'a pas été donné de vivre irréprochable, en dehors du mariage, à la manière d'une bête sauvage, sans connaître de tels tourments; je n'ai pas respecté la foi promise aux cendres de Sychée." Si grandes étaient les plaintes qui s'échappaient de son coeur ! Quant à Énée, assuré désormais de partir, il sommeillait, 4, 555 en haut de sa poupe; tout était prêt déjà, selon les règles. Alors se présenta à lui, en songe, l'image du dieu revenant avec les mêmes traits, et qui à nouveau semblait l'avertir. En tous points semblable à Mercure, elle en avait la voix, le teint, les blonds cheveux et les membres éclatants de jeunesse. 4, 560 "Fils de déesse, peux-tu dormir, en un moment comme celui-ci ? Ne vois-tu pas les périls qui t'entourent désormais, pauvre fou, n'entends-tu pas les souffles favorables des Zéphyrs ? Sûre de mourir, Didon manigance en son coeur des ruses,

un abominable sacrilège; en elle se soulèvent des vagues de colère. 4, 565 Ne vas-tu pas fuir d'ici, en toute hâte, tant qu'il t'est possible de le faire ? Bientôt tu verras la mer agitée par les navires , tu verras luire les torches cruelles et bientôt aussi les flammes embraseront le rivage, si l'Aurore te trouve en train de musarder sur ces terres. Va-t-en donc ! Trêve d'atermoiements ! La femme est chose 4, 570 qui toujours varie et change !" Cela dit, il se mêla aux ténèbres de la nuit. Énée, effrayé à cette apparition soudaine, s'arrache au sommeil, secoue ses compagnons, les pousse à aller de l'avant : "Éveillez-vous, mes amis, prenez vos postes de rameurs; hâtez-vous, détachez les voiles. Un dieu, envoyé du haut de l'éther, 4, 575 me presse de hâter notre fuite et de trancher les câbles de nos amarres, et cela, pour la deuxième fois. Ô saint parmi les dieux, qui que tu sois, nous te suivons, et, avec joie, nous obéissons à nouveau à ton ordre. Assiste-nous, aide-nous dans ta bienveillance et emplis le ciel d'étoiles propices". Il parla, tira de son fourreau une épée brillante, 4, 580 en brandit la lame et trancha les amarres. Au même moment, tous ressentent la même ardeur; on s'empresse, on se rue; le rivage est déserté, la surface de l'eau disparaît sous les bateaux; de toutes leurs forces, ils tourmentent l'écume et balaient les flots sombres. Et déjà sur la terre se répandait la nouvelle lumière 4, 585 de l'Aurore, qui délaissait le lit doré de Tithon. Quand de sa haute tour la reine vit poindre l'aube, et la flotte s'éloigner, en bon ordre, toutes voiles déployées, quand elle vit le rivage désert et le port vide, sans rameurs, trois fois, quatre fois, de la main elle frappa sa belle poitrine, 4, 590 arracha sa blonde chevelure et dit : "Oh, Jupiter, il va partir ! Cet étranger se sera moqué de notre royaume ? Ne va-t-on pas de tous les points de la ville prendre les armes et le poursuivre ? Ne va-t-on pas aussi faire sortir les navires des entrepôts ? Allons, hâtez-vous, incendiez, lancez des traits, pressez les rames ! 4, 595 Que dis-je ? Où suis-je ? Quelle folie altère mon esprit ? Malheureuse Didon, c'est maintenant que ces impiétés te frappent ? Tu aurais dû y penser lorsque tu lui donnais ton sceptre. La voilà la droiture, la Bonne Foi de celui qui, dit-on, porte avec lui les Pénates de sa patrie, et qui a chargé sur ses épaules son père, épuisé par les années ! 4, 600 Pourquoi n'ai-je pu saisir son corps, le mettre en pièces, et le disperser sur les ondes ? Anéantir par le fer ses compagnons, et Ascagne même, et l'offrir en pâture à la table paternelle ?

En vérité l'issue du combat aurait été indécise. Soit ! De qui ai-je eu peur, puisque je suis résolue à mourir ? J'aurais porté des torches dans son camp, 4, 605 enflammé les ponts de ses nefs, et exterminé le fils, le père, et leur race, et puis, je me serais immolée moi aussi, sur eux. Soleil, qui éclaires de tes feux tout ce qui se fait sur terre, et toi, Junon, qui comprends et es consciente de mes angoisses, Hécate, que des hurlements invoquent, la nuit, aux carrefours des cités, 4, 610 et vous, Furies vengeresses et dieux d'Élissa mourante, acceptez ceci, tournez vers les méchants votre juste puissance, et écoutez nos prières. Si cet homme exécré doit toucher au port et atteindre sa terre, si les décrets de Jupiter l'exigent, si ce terme est fixé, 4, 615 qu'au moins, malmené par la guerre et les armes d'un peuple audacieux, banni de ses terres, arraché aux étreintes de Iule, il soit réduit à implorer secours et voie les siens mourir d'une mort indigne; et lorsqu'il se sera rendu aux conditions d'une paix inégale, que jamais il ne jouisse de la royauté ni de la gloire escomptée, 4, 620 mais qu'il tombe avant le terme, sans sépulture, parmi les sables. Voilà ma prière, voilà le voeu ultime que j'exhale avec mon sang. Maintenant vous, ô Tyriens, exercez vos haines contre sa race et toute sa descendance, et adressez-les en offrande à mes cendres. Nulle amitié, nulle alliance n'existeront entre nos peuples. 4, 625 Lève-toi, inconnu né de mes os, mon vengeur; par le feu, par le fer, poursuis les colons dardaniens, maintenant, plus tard, à tout moment, quand s'y prêteront nos forces. Rivages contre rivages, flots contre flots, armes contre armes, c'est ma malédiction : qu'ils se fassent la guerre, eux et leurs descendants."

Le suicide, l'agonie et la délivrance (630-705)

4, 630 Elle dit, laissant ses pensées prendre toutes les directions, et cherchant à rompre au plus tôt sa vie, odieuse à ses yeux. Alors brièvement elle s'adresse à Barcé, la nourrice de Sychée, (car la sienne avait laissé sa cendre noire dans leur antique patrie) : "Ma chère nourrice, fais venir ici ma soeur Anne; 4, 635 dis-lui de répandre en hâte sur son corps de l'eau vive, et d'amener avec elle les animaux et les offrandes prescrites. Qu'elle vienne ainsi, et toi aussi, couvre tes tempes d'une bandelette sacrée. Le sacrifice à Jupiter Stygien, que j'ai commencé selon les rites, j'ai l'intention de l'achever, de mettre un terme à mes souffrances,

4, 640 et de livrer aux flammes le bûcher avec l'effigie du Dardanien". Ainsi dit-elle. Et la nourrice, pleine de zèle, pressait son pas de vieille. Mais Didon, que son dessein monstrueux agitait et rendait farouche, roulait des yeux injectés de sang; ses joues tremblaient, semées de taches; toute pâle déjà de sa mort prochaine, 4, 645 elle se rua à l'intérieur de sa demeure, monta, égarée, en haut du bûcher, et dégaina l'épée du Dardanien, présent qui n'avait pas été sollicité pour cet usage. Alors, quand elle voit les étoffes d'Ilion et le lit familier, elle s'attarde un peu, pleurant et absorbée dans ses pensées; 4, 650 puis, elle se jette sur la couche et énonce ces ultimes paroles : "Souvenirs, doux pour moi, tant que le voulurent les destins et la divinité, accueillez mon âme et délivrez-moi de mes souffrances. J'ai vécu, et achevé le parcours que m'avait accordé la Fortune; maintenant une grande image de moi va s'en aller sous la terre. 4, 655 J'ai fondé une cité illustre, j'ai vu mes murailles dressées, j'ai vengé mon époux, et puni mon frère, mon ennemi. Que je serais heureuse, trop heureuse hélas, si les Dardaniens avec leurs navires n'avaient jamais touché nos rivages" ! Elle dit, et, pressant ses lèvres sur le lit : "Nous mourrons invengée" 4, 660 dit-elle, "mais mourons". "Oui, c'est ainsi que je veux rejoindre les ombres. Que du large le cruel s'emplisse les yeux de ce feu, que le Dardanien emporte avec lui le mauvais présage de notre mort." Elle avait parlé, et les gens qui l'entourent la voient s'écrouler sous le fer, en plein discours, l'épée écumante de sang 4, 665 et les mains éclaboussées. Un cri monte jusqu'en haut des pièces : la Renommée comme une bacchante parcourt la ville stupéfiée. Des lamentations, des gémissements, et des hurlements de femmes retentissent dans les maisons; le ciel résonne de plaintes terribles, comme si s'écroulaient Carthage tout entière ou l'antique Tyr, 4, 670 lors d'une invasion ennemie, comme si des flammes déchaînées s'enroulaient jusqu'aux faîtes des demeures et des temples. Sa soeur a entendu, et à bout de souffle accourt, agitée, effrayée, se lacérant le visage et la poitrine à coups d'ongles et de poings, elle se rue au milieu du groupe, en criant le nom de la mourante : 4, 675 "C'était donc cela, ma soeur ? Tu voulais me tromper ? Voilà ce que me préparaient ce bûcher, ces flammes et ces autels ? Abandonnée, que vais-je pleurer d'abord ? Dédaignais-tu, en mourant, d'avoir ta soeur pour compagne ? Tu m'aurais appelée à partager ton destin !

La même douleur, la même heure nous auraient emportées toutes deux par le fer. 4, 680 Mes mains ont-elles élevé ce bûcher, et ma voix invoqué les dieux de notre patrie, ô cruelle, pour que tu sois ainsi exposée sans moi ? Ma soeur, tu nous as détruits, toi et moi, le peuple et le sénat de Sidon, et ta ville. Donnez-moi de l'eau, que je lave ces blessures, et, si son dernier souffle erre encore, ma bouche le cueillera". 4, 685 Ayant dit cela, elle avait gravi les hautes marches, tenait dans ses bras sa soeur à demi-morte, la serrait sur son coeur, en gémissant, et de sa robe elle étanchait le sang noir qui coulait. Didon s'efforce de lever ses yeux lourds, puis défaille à nouveau, tandis que sifflait la blessure portée sous sa poitrine. 4, 690 Elle se souleva trois fois, et, appuyée sur le coude, se redressa; trois fois aussi elle retomba sur le lit, chercha de ses yeux vagues la lumière du ciel, et gémit en la découvrant. Alors Junon la toute-puissante, apitoyée par cette souffrance infinie et ce pénible trépas, dépêche depuis l'Olympe la déesse Iris, 4, 695 chargée de délivrer des liens de ses membres son âme en lutte. Didon ne mourait pas à cause du destin ni d'une mort méritée; elle partait avant le terme, malheureuse, brûlant d'une folie subite; c'est pour cette raison que Proserpine ne lui avait pas encore arraché de la tête le cheveu blond, ni voué celle-ci à l'Orcus stygien. 4, 700 Iris donc, avec ses ailes d'or, tout humide de rosée, tirant à travers le ciel, face au soleil, mille couleurs variées, s'envole, descend et s'arrête au chevet de Didon. "Moi, sur ordre, je porte à Dis ce cheveu sacré, et te détache de ton corps". Ainsi dit-elle; de la main droite, elle coupe le cheveu et, au même instant, 4, 705 toute sa chaleur se dissipa et sa vie s'en alla dans le vent.

Chant 5 Séjour des Troyens en Sicile. Jeux funèbres

Troyens accueillis en Sicile (1-41)

5, 1 Pendant ce temps, Énée, avec sa flotte en pleine mer déjà, fendait résolument les flots assombris par l'Aquilon, en regardant derrière lui les remparts de l'infortunée Élissa éclairés par des flammes. Pourquoi a-t-on mis le feu à un pareil brasier, 5, 5 on l'ignore; mais les dures souffrances nées d'un amour brisé et l'expérience de ce que peut faire une femme en proie au délire

provoquent dans les coeurs des Teucères de tristes pressentiments. Dès que les navires eurent gagné le large, sans plus aucune terre en vue désormais, mais uniquement et partout le ciel et la mer, 5, 10 au-dessus de leurs têtes s'arrêta une sombre nuée chargée de nuit et d'orage, et la mer se couvrit de ténèbres. Le pilote Palinure en personne cria du haut de la poupe : "Pourquoi ces nuages si lourds ont-ils investi le ciel ? Que prépares-tu donc, seigneur Neptune ? Puis, sur ces paroles, 5, 15 il ordonne de resserrer les voiles, de se rabattre sur les rames puissantes, puis de biais il présente au vent ses voiles pliées, en disant : "Magnanime Énée, même si Jupiter m'offrait sa garantie, non, je n'espérerais pas, avec un pareil ciel, atteindre l'Italie. Les vents ont tourné, mugissant sur nos flancs, 5, 20 surgissant du sombre Couchant, et l'air se condense en nuage. Et nous, malgré nos efforts, nous ne parvenons ni à leur résister ni même à tenir le cap. Puisque la Fortune est souveraine, suivons-la, et tournons-nous vers où elle nous appelle. Du reste, à mon avis, les rivages sûrs d'Éryx ton frère et les ports de Sicanie ne sont pas loin, 5, 25 si j'ai bon souvenir des distances calculées sur les astres observés naguère. Alors le pieux Énée : "C'est assurément ce qu'exigent les vents depuis un moment déjà, et je te vois faire face en vain aux éléments. Change de direction, hisse les voiles. Est-il à mes yeux coin plus agréable ou havre plus désirable pour mes navires épuisés 5, 30 que cette terre qui me conserve le Dardanien Aceste, et qui renferme en son sein les ossements de mon père Anchise ?" Sur ces paroles, on tend vers le port; des Zéphyrs favorables gonflent leurs voiles; un remous rapidement emporte la flotte; enfin, joyeusement, on accoste sur une plage familière. 5, 35 Ayant aperçu de loin, du haut du mont, l'arrivée de vaisseaux amis, Aceste accourt vers eux, hérissé de javelots et revêtu de la peau d'une ourse de Libye, lui qu'avait conçu du fleuve Crinisus la mère troyenne qui l'engendra. Il n'a pas oublié ses lointains ancêtres et applaudit au retour des Troyens; 5, 40 il les accueille joyeusement avec ses trésors de campagnard, et les console de leurs fatigues grâce aux ressources de son amitié.

Institution d'une fête en l'honneur d'Anchise (42-71)

Le lendemain, quand la clarté du jour, au lever du Soleil, eut fait fuir les étoiles, de tous les points du rivage

Énée convoqua ses compagnons, et du haut d'un tertre dit : 5, 45 "Illustres Dardanides, race issue du noble sang des dieux, les mois ont passé, accomplissant leur cycle annuel, depuis que nous avons confié à la terre les reliques, les os de mon divin père, et consacré deux autels, témoins de notre douleur. Voici revenu, si je ne m'abuse, le jour qu'à jamais je tiendrai pour 5, 50 un jour de deuil et que toujours j'honorerai (dieux, vous l'avez voulu ainsi !). Même exilé dans les Syrtes gétules, surpris sur la mer d'Argos, ou captif dans la ville de Mycènes, je célébrerais ce jour et, chaque année, j'accomplirais ces voeux, j'organiserais des processions solennelles, et j'élèverais des autels, chargés des offrandes qui lui sont dues. 5, 55 Et par miracle, nous voici près des os, des cendres de mon père, ce n'est pas, à mon avis, sans l'intention, sans la volonté des dieux que déportés ici nous avons pénétré dans un port ami. Venez donc, et tous ensemble honorons-le dans la joie : implorons des vents, et qu'il m'accorde d'apporter chaque année 5, 60 ces offrandes aux temples qui lui seront dédiés, dans ma future cité. Aceste, originaire de Troie, vous offre à chacun des boeufs, deux têtes de bétail par navire; invitez au banquet les Pénates, ceux de notre patrie et ceux qu'honore notre hôte Aceste. Et, comme la neuvième Aurore fait se lever pour les mortels un jour béni, 5, 65 quand les rayons du soleil auront dégagé l'univers de ses voiles, j'instaurerai les premières courses de vitesse pour la flotte des Troyens. Ceux qui se distinguent à la course à pied, ceux qui, confiants dans leurs forces, excellent au lancement du javelot ou des flèches légères, ou ceux qui osent engager la lutte, armés du ceste en cuir cru, 5, 70 que tous se présentent, en espérant la récompense d'une palme méritée. Tous faites silence, et ceignez vos tempes de rameaux de feuillage".

Cérémonie funèbre et inauguration des jeux (72-113)

Après ce discours, Énée se voile les tempes du myrte sacré de sa mère. Hélymus fait de même, et aussi Aceste, dans la maturité de son âge ; et puis le jeune Ascagne, imité par le reste de la jeunesse. 5, 75 Quant à Énée, à l'issue de l'assemblée, il se dirige vers le tumulus, suivi de milliers de personnes et entouré d'une puissante escorte. Là, faisant une libation rituelle à Bacchus, il verse sur le sol deux coupes de vin pur, deux de lait frais et deux de sang consacré, puis jette des fleurs couleur de pourpre en déclarant : 5, 80

"Salut, père divin, une seconde fois; salut à vous, cendres, âmes et ombres de mon père, que j'ai retrouvées, bien en vain. Il ne nous a pas été accordé de chercher ensemble l'Italie et les terres promises, ni le Thybris ausonien, quel qu'il soit". Il avait fini de parler, quand du fond du sanctuaire se glissa 5, 85 un énorme serpent, traînant sept anneaux, sept replis ondoyants. Il enlaça paisiblement le tombeau, avant de se couler entre les autels. Son échine marquée de taches bleu sombre et ses écailles flamboyaient avec l'éclat de l'or, tel un arc-en-ciel qui, face au soleil, lance à travers les nuages tout l'éventail de ses couleurs. 5, 90 À cette vue, Énée se figea de stupeur. Enfin, en une longue progression, le serpent rampa parmi les patères et les coupes délicates, goûta aux offrandes sacrées, puis s'en retourna, sans faire de mal, au fond du tombeau, délaissant les autels où il s'était nourri. Avec une ardeur accrue, Énée reprend les cérémonies commencées 5, 95 en l'honneur de son père, ne sachant s'il s'agit du génie du lieu ou d'un serviteur de son père; il immole selon le rite deux brebis de deux ans, autant de porcs, autant de jeunes taureaux aux noires échines; il répand le vin des patères, et invoque l'âme du grand Anchise et ses Mânes renvoyés de l'Achéron. 5, 100 Ses compagnons aussi, chacun selon leurs moyens, apportent avec joie leurs offrandes, en chargent les autels et immolent des boeufs; d'autres disposent en bonne place les ustensiles de bronze et, assis dans l'herbe, attisent les braises sous les broches et font griller les viandes. Le jour attendu était là, et maintenant, dans la lumière limpide, 5, 105 la neuvième Aurore apparaissait, tirée par les chevaux de Phaéthon. La nouvelle des jeux, le nom de l'illustre Aceste avaient attiré les voisins; dans une joyeuse cohue, ils avaient empli le rivage, désireux de voir les Énéades, certains étant prêts à concourir. Tout d'abord, bien en vue, au centre du cercle, on expose les prix : 5, 110 des trépieds sacrés et des couronnes verdoyantes, et des palmes, toutes les récompenses destinées aux vainqueurs, des armes et des vêtements de pourpre, des talents d'or et d'argent. La trompette, du milieu d'un talus, sonne l'ouverture des jeux.

Préliminaires (114-150)

Pour les premières épreuves, quatre navires de même catégorie 5, 115 choisis parmi toute la flotte s'avancent avec leurs lourdes rames. Mnesthée commande la rapide "Pristis" et ses ardents rameurs,

Mnesthée, qui, Italien bientôt, donnera son nom à la famille de Memmius; Gyas dirige l'énorme "Chimère", à la masse énorme aussi, vraie ville flottante, qu'actionne le triple banc de rameurs 5, 120 des jeunes Dardaniens, dont les rames se soulèvent en cadence; Sergeste, de qui la famille Sergia tient son nom, se déplace sur le grand "Centaure", et la "Scylla" couleur bleu sombre transporte Cloanthe, d'où ta maison tire son origine, ô Romain Cluentius. Loin au large, face au rivage écumant, on voit un rocher 5, 125 que parfois les flots gonflés viennent recouvrir et battre, lorsque les bises hivernales dissimulent les constellations. Par temps calme, c'est le silence; vraie terrasse, il émerge de l'onde immobile, séjour recherché pour les plongeons amis du soleil. Là, d'une yeuse au vert feuillage, le sage Énée fait une borne, 5, 130 signal dressé pour que les marins sachent d'où revenir et où tourner en décrivant de longues courbes. Ensuite le sort désigne les emplacements. Debout sur les poupes, parés d'or et de pourpre, les capitaines resplendissent au loin. Les jeunes marins, couverts de feuillage de peuplier, 5, 135 sont tout luisants de l'huile répandue sur leurs épaules nues. Installés sur les bancs, bras tendus sur les rames, attentifs, ils attendent le signal; leurs coeurs exaltés s'épuisent, dans la peur qui les frappe et dans leur désir exacerbé de louanges. Dès que la trompette eut donné son éclatant signal, tous aussitôt 5, 140 bondissent de leurs lignes; les cris des marins frappent l'éther; les bras agités retournent les flots qui se couvrent d'écume. Des sillons égaux se creusent, et toute la plaine marine s'entrouvre, déchirée par les rames et les éperons à trois dents. Dans une course de biges, les chars ne se précipitent pas avec tant d'ardeur, 5, 145 quand, sortis des carcères, ils ont gagné la plaine et s'y ruent, et, quand les attelages sont lancés, les auriges ne sont pas ainsi penchés, tête en avant, pendus à leurs fouets, agitant leurs brides ondoyantes. Alors tout le bois résonne des applaudissements bruyants des spectateurs et des cris ardents des supporters; l'anse du rivage répercute les voix; 5, 150 les collines frappées par les clameurs en renvoient l'écho.

Premières phases de la course (151-224)

Avant les autres, Gyas s'échappe et le premier glisse sur les vagues, au milieu d'une foule frémissante; Cloanthe le suit, meilleur à la rame; mais, à cause de son poids, le bateau

prend du retard. Derrière eux, à distance égale, 5, 155 la "Pristis" et le "Centaure" cherchent chacun à se dépasser; tantôt la "Pristis" est en tête; tantôt l'énorme "Centaure" l'emporte, et la double; tantôt tous deux ensemble avancent de front, et de leurs longues carènes sillonnent les ondes salées. Déjà ils étaient proches du rocher et touchaient la borne, 5, 160 quand Gyas, en tête et vainqueur à la mi-course, appelle à haute voix Ménétès, le pilote de son navire : "Où vas-tu tellement à droite ? Serre plutôt de ce côté; longe le bord, et sur la gauche laisse les rames frôler les écueils; que les autres prennent le large", dit-il; mais Ménétès, 5, 165 redoutant d'invisibles rochers, fait virer sa proue vers la mer. "Où vas-tu par là ?" Puis encore : "Gagne les rochers, Ménétès !" lui criait Gyas en le rappelant; et voici qu'il se retourne et voit dans son dos, tout proche, Cloanthe qui le presse. Ce dernier se faufile entre le bateau de Gyas et les écueils sonores, 5, 170 par la gauche, à l'intérieur; brusquement il passe le premier et gagne les eaux sûres, laissant la borne derrière lui. Une souffrance sans bornes brûle jusqu'aux os le jeune homme; des larmes lui inondent les joues; oublieux de sa dignité et du salut de ses compagnons, il pousse le trop lent Ménétès 5, 175 du haut de la poupe, et le précipite tête en avant dans la mer. Lui, le capitaine, prend la place du pilote; il est le maître, exhorte les hommes et dirige la barre vers le rivage. Et, lorsque, accablé, il est enfin sorti de l'eau, - il est âgé déjà, et ruisselant dans ses vêtements mouillés, 5, 180 Ménétès gagne le sommet de l'écueil et s'assied au sec sur le rocher. Les Teucères ont ri, lorsqu'ils l'ont vu glisser et nager, et ils rient à le voir recracher de sa poitrine des flots d'eau salée. Alors, les deux derniers, Sergeste et Mnesthée, voient avec joie s'allumer l'espoir de l'emporter sur Gyas, mis en retard. 5, 185 Sergeste prend la tête et s'approche du rocher, mais pourtant il n'a pas une longueur entière d'avance; il n'est premier qu'en partie, l'éperon de sa rivale "Pristis" le serrant à l'arrière. Alors, s'avançant du milieu du bateau parmi ses compagnons, Mnesthée les encourage : "Allons, allons pressez sur les rames, 5, 190 compagnons d'Hector, vous que, lors du jour suprême de Troie, j'ai choisis pour me suivre; c'est le moment de faire éclater ces forces, ce courage, qui vous ont servi dans les Syrtes gétules,

et sur la mer Ionienne et parmi les flots tumultueux du cap Malée. Désormais Mnesthée renonce au premier prix; je ne lutte pas pour vaincre. 5, 195 (quoique...! Ô Neptune, que l'emporte celui à qui tu as réservé la palme !); ce serait honteux d'être dernier : remportez au moins cette victoire, mes amis, empêchez ce déshonneur". Les hommes dans un effort ultime se penchent sur les rames : la poupe d'airain tremble et le sol se dérobe sous leurs amples battements; une respiration haletante secoue les membres 5, 200 et dessèche les bouches; sur les corps, partout, ruisselle la sueur. Un hasard leur apporta précisément l'honneur qu'ils souhaitaient. Car, tandis que, dans sa fougue, il presse sa proue vers le rocher, se faufilant et s'avançant dans le passage dangereux, l'infortuné Sergeste va s'échouer sur les rocs en saillie. 5, 205 Le récif est ébranlé; les rames, heurtant les arêtes du rocher, ont craqué, tandis que la proue défoncée reste suspendue. Les matelots se dressent, et poussant des cris, tentent de se dégager; ils saisissent des piques de fer et des épieux garnis de pointes, et recueillent du gouffre leurs rames brisées. 5, 210 Quant à l'heureux Mnesthée, rendu plus ardent encore par le succès, avec sa troupe de rapides rameurs, et les vents qu'il a invoqués, il gagne des zones calmes et file sur la mer qui s'ouvre à lui. On dirait une colombe subitement chassée de la caverne, où, au creux d'une pierre, elle a fait sa demeure et son doux nid, 5, 215 et qui prend son envol vers les champs; effrayée, dans son abri, elle bat vigoureusement des ailes, mais bientôt, glissant dans l'air limpide, elle rase la surface de l'eau, sans plus mouvoir ses ailes rapides. Comme elle, la "Pristis" de Mnesthée, s'échappe, fend les ultimes flots restant à franchir, entraînée dans son vol par son élan même. 5, 220 D'abord elle laisse derrière elle Sergeste, qui se débat sur le haut récif et dans les bas-fonds, appelant vainement à l'aide, s'essayant à faire la course avec des débris de rames. Puis elle rejoint Gyas et la très massive "Chimère", qui, privée de son pilote, cède devant elle.

Fin de la course et remise des prix (225-285)

5, 225 Désormais, à la fin du parcours, Cloanthe reste seul en tête; Mnesthée veut le rejoindre, et de toutes ses forces, le serre de près. Alors les cris redoublent, et tous encouragent le poursuivant de leurs voeux, tandis que dans l'éther retentissent les cris. Les uns s'indignent à l'idée de perdre la palme qui leur revient,

5, 230 la gloire déjà conquise, et pour l'honneur, ils risqueraient leur vie. Les autres savourent leur succès : ils peuvent, puisque ils croient pouvoir. Et leurss proues étant alignées, la "Pristis" l'aurait peut-être emporté, si Cloanthe, les deux mains tendues vers le large, ne s'était répandu en prières et n'avait invoqué les dieux en faisant des voeux : 5, 235 "Dieux qui détenez l'empire de la mer, maîtres de ces flots que je parcours, je serai heureux de consacrer sur ce rivage un taureau éclatant, en votre honneur, pour m'acquitter de ce voeu devant vos autels; je jetterai ses entrailles dans l'onde salée, et ferai des libations de vin." Il parla, et dans les profondeurs des flots, tous l'entendirent : 5, 240 le choeur des Néréides et de Phorcus, et la vierge Panopée; le vénérable Portunus en personne le poussa de sa main puissante. Plus rapide que le Notus et qu'une flèche ailée, le navire vola vers le rivage et disparut au fond du port. Alors, le fils d'Anchise convoque tous les concurrents, 5, 245 selon la coutume; par la voix puissante du héraut il proclame Cloanthe vainqueur, et lui couronne les tempes de vert laurier; il accorde aussi à chacun de choisir trois jeunes taureaux par navire, et d'emporter du vin et un grand talent d'argent. Aux capitaines il accorde encore des honneurs particuliers : 5, 250 au vainqueur, une chlamyde d'or, avec son double méandre de pourpre mélibéenne, qui court tout autour en une large bordure. Tissée dans la toile, une image représente le jeune prince courant dans l'Ida feuillu, harassant de son javelot des cerfs rapides; il est ardent, semble essoufflé. Un aigle rapide, le porte-foudre de Jupiter, 5, 255 l'enlève de l'Ida, l'emportant au ciel dans ses serres crochues; ses vieux gardiens en vain tendent les mains vers les astres, et les aboiements des chiens s'élèvent rageusement dans les airs. Celui qui, par sa valeur, a conquis la seconde place, reçoit une cotte de mailles d'or à triple épaisseur, fixée par des crochets polis. 5, 260 Énée, vainqueur, l'avait arrachée à Démoléos, près du rapide Simoïs, au pied de la fière Ilion; il la donne pour qu'elle serve au héros de marque d'honneur et de protection sous les armes. Ses serviteurs Phégée et Sagaris, avaient du mal à porter à deux sur leurs épaules cette cuirasse aux multiples mailles, dont pourtant 5, 265 était revêtu jadis Démoléos, quand il pourchassait les Troyens débandés. Le troisième prix consiste en deux bassins de bronze, des vases d'argent magnifiques, ornés de figures en relief. Et déjà tous les vainqueurs primés, fiers de leurs richesses,

s'avançaient, les tempes ceintes de bandeaux de pourpre, 5, 270 quand, parvenu à force d'habileté à s'arracher au cruel rocher, affaibli par la perte de ses rames et d'un rang de rameurs, Sergeste tout penaud s'avança poussant son bateau sous les quolibets. Il était comme un serpent, surpris parfois sur le bord d'une route; une roue de bronze lui est passée en travers, ou un voyageur 5, 275 l'a laissé à demi-mort, lourdement frappé ou lacéré par une pierre. Cherchant à fuir, tordant en vain son corps en longs replis, il reste redoutable, avec ses yeux ardents et son cou qui siffle et qu'il soulève bien haut; la partie atteinte par la blessure le retient tandis qu'il lutte en se contorsionnant, et se replie sur lui. 5, 280 Ainsi se mouvait lentement le navire, avec des rameurs affaiblis; pourtant il hisse les voiles et, vent en poupe, pénètre dans le port. Énée gratifie Sergeste de la récompense promise, heureux de voir le bateau sauvé et ses compagnons ramenés sains et saufs. On lui donne une esclave, habile aux travaux de Minerve, 5, 285 d'origine crétoise, nommée Pholoé, et ses jumeaux encore à la mamelle.

Préparatifs (286-314)

Cette compétition achevée, le pieux Énée se dirige vers une prairie, qu'enserraient de tous côtés des collines boisées; le cercle d'un théâtre occupait le centre du vallon. Le héros, accompagné de gens par milliers, s'y rend 5, 290 et prend place sur une estrade, au milieu de l'assistance. Là, il invite ceux qui voudraient s'affronter à la course, stimulant les courages par des récompenses, et exposant les prix. De partout convergent Teucères et Sicanes mêlés. Nisus et Euryale sont les premiers, 5, 295 Euryale connu pour sa beauté et sa verte jeunesse, Nisus, pour l'amour sacré qu'il porte à cet enfant. Derrière eux se présente Diorès, prince de la noble lignée de Priam. Il est suivi de près par Salius et Patron; l'un est Acarnanien, l'autre, de sang arcadien, provient d'une famille de Tégée. 5, 300 Voici ensuite Hélymus et Panopès, deux jeunes Trinacriens, rompus à la vie des bois, compagnons du vieil Aceste, et une foule d'autres encore, qu'un nom obscur a laissé oublier. Énée alors au milieu d'eux leur parla en ces termes : "Écoutez avec attention, et tournez vers moi vos esprits joyeux. 5, 305

Nul d'entre vous ne s'en ira sans recevoir un prix. À chacun je donnerai à emporter deux brillants javelots de Cnosse au fer poli et une double hache d'argent ciselé; cette distinction sera commune à tous. Les trois premiers recevront des prix et leur tête sera ceinte d'une blonde couronne d'olivier. 5, 310 Que le vainqueur obtienne un cheval aux phalères insignes, le deuxième, le carquois d'une Amazone, plein de flèches thraces, entièrement serré dans un large baudrier d'or, et fixé sur le dessous par une fibule ornée d'une grosse pierre précieuse; que le troisième s'en aille content avec ce casque d'Argos".

Course et remise des prix (315-361)

5, 315 Après ces paroles, ils prennent position; et soudain, au son du signal, ils s'élancent, quittent la ligne de départ, se répandant comme une nuée. Dans la dernière ligne du parcours, Nisus se détache en tête, loin devant les autres; il s'échappe, plus rapide que les vents et que les ailes de l'éclair. 5, 320 Le plus proche de lui est Salius, mais il reste à une longue distance; après un certain intervalle, on trouve Euryale en troisième position. Hélymus suit Euryale. Puis enfin, derrière lui, voilà Diorès qui s'envole, talonnant déjà son rival 5, 325 et touchant son épaule. S'il restait plus de trajet à parcourir, il s'échapperait, passerait devant lui et laisserait le résultat incertain. Et déjà la dernière distance était presque parcourue, épuisés, ils approchaient du but, quand l'infortuné Nisus s'affale, glissant dans une flaque du sang qui s'était répandu sur le sol 5, 330 lors de l'immolation des taureaux, et avait détrempé le gazon. Le jeune homme, qui déjà triomphait de sa victoire, ne put maintenir sur le sol ses pas titubants; il tomba, tête en avant, dans la fange immonde et le sang du sacrifice. Toutefois il n'oublia pas Euryale, non, il n'oublia pas ses amours. 5, 335 Dans la flaque glissante, il se redressa, juste devant Salius qui fit une culbute et resta étendu dans le sable durci. Euryale surgit; vainqueur grâce à son ami, il prend la première place et s'envole, porté par des tonnerres d'applaudissements. Derrière arrive Hélymus, et Diorès obtient la troisième palme. 5, 340 Alors l'immense amphithéâtre, avec toute son assistance et les notables installés aux premiers rangs, s'emplit des cris terribles de Salius;

il exige qu'on lui rende l'honneur que lui a arraché la ruse. La faveur de la foule soutient Euryale : ses larmes attendrissantes, sa valeur naissante alliée à sa beauté lui attirent les sympathies. 5, 345 Diorès l'appuie, et intervient à haute voix, lui qui s'est approché du but, et qui prétendrait inutilement au dernier prix, si le premier devait être attribué à Salius. Alors le bon Énée dit : "Vos récompenses vous restent assurées, mes enfants, et personne ne change l'ordre des prix; 5, 350 mais permettez-moi de m'apitoyer sur le malheur immérité d'un ami". Ayant ainsi parlé, il offre à Salius l'immense toison d'un lion de Gétulie, lourde de sa crinière et de ses griffes dorées. Alors Nisus dit : "Si les prix des vaincus sont si importants, et si tu as pitié de ceux qui sont tombés, quels prix dignes de lui 5, 355 donneras-tu à Nisus ? J'aurais mérité l'honneur de la première couronne si la fortune qui fut hostile à Salius ne m'avait pas emporté moi aussi ?" Et tout en parlant, il faisait voir son visage et ses membres souillés d'une boue sale. L'excellent Énée lui sourit, et fit apporter le bouclier, chef d'oeuvre de Didymaon, 5, 360 que les Grecs avaient détaché du portail du sanctuaire de Neptune. Et il offre au valeureux jeune homme cette récompense prestigieuse.

Adversaires hésitants (362-423)

Ensuite, une fois la course terminée et les récompenses octroyées : "Maintenant, si quelqu'un ressent en son coeur valeur et courage, qu'il se présente et lève haut les bras, les mains bandées de cuir". 5, 365 Ainsi parle Énée, et il propose pour le combat une double récompense : pour le vainqueur, un jeune taureau voilé d'or et de bandelettes; pour le vaincu, en guise de consolation, une épée et un casque magnifique. Les choses ne traînent pas. D'emblée, Darès, avec sa force démesurée, attire les regards et se dresse, suscitant le murmure des assistants. 5, 370 Il était le seul qui avait eu l'habitude de se mesurer à Pâris; c'est lui aussi qui, près du tombeau où repose le grand Hector, terrassa le victorieux Butès, ce géant qui se prévalait de descendre de la dynastie d'Amycus le Bébryce : il l'étendit mourant sur le sable blond. 5, 375 Ainsi Darès lève fièrement la tête, prêt à engager le combat; il laisse voir ses larges épaules et lève alternativement les bras vers l'avant, fouettant l'air avec énergie. On lui cherche un adversaire; mais de l'assistance si nombreuse,

personne n'ose affronter ce héros ni armer ses mains du ceste. 5, 380 Dès lors, heureux à l'idée que tous ont renoncé à la palme, il se tient debout aux pieds d'Énée, et, sans attendre davantage, saisit de la main gauche le taureau par une corne, en disant : "Fils de déesse, si personne n'ose s'engager dans un combat, quand finira cette attente ? Combien de temps va-t-on me retenir ? 5, 385 Ordonne que j'emmène mon prix". Et en même temps, tous les Dardanides murmuraient en exigeant qu'on lui remît la récompense promise. Alors Aceste adresse de lourds reproches à Entelle, installé justement tout près de lui, sur un lit de gazon verdoyant : "Entelle, qui fus jadis, bien inutilement, le plus vaillant des héros, 5, 390 peux-tu permettre sans réagir que l'on remporte sans combat des prix si prestigieux ? Où donc se trouve Éryx, ce dieu fameux, que vainement nous célébrons comme notre maître ? Où est ton renom qui couvrait la Trinacrie entière, et ces trophées suspendus à ton toit ?" Celui-ci rétorque : "L'amour des louanges et la gloire n'ont pas cédé, 5, 395 chassés en moi par la peur; mais la lente vieillesse a refroidi mon sang qui perd de sa vigueur; mes forces s'épuisent et s'alanguissent. Si maintenant je jouissais encore de ma jeunesse d'antan, jeunesse d'où ce hâbleur tire son assurance et son insolence, ni un prix ni un taureau magnifique ne m'auraient fait venir, 5, 400 et je n'attends pas de récompenses". Après avoir ainsi parlé, il lance devant lui les deux cestes, d'un poids considérable, dont l'ardent Éryx avait coutume de s'armer les mains pour les combats, en se bandant les bras de solides lanières de cuir. Cette vue frappe les esprits : des lames de plomb et de fer cousues 5, 405 raidissaient les immenses peaux de sept énormes boeufs. Plus que tous, Darès même reste stupéfait et de loin refuse le combat; le magnanime fils d'Anchise tourne et retourne en tous sens la masse énorme de ces lanières qui s'enroulent sans fin. Alors le vieil Entelle laissa monter de son coeur ces paroles : 5, 410 "Que serait-ce si quelqu'un avait vu les cestes d'Hercule, et ses armes, et le combat affreux qui eut lieu sur ce rivage ? Ces armes-là, ton frère Éryx les portait autrefois (tu les vois encore souillées de sang et de cervelle éclatée), avec elles, il affronta le grand Alcide; moi, j'étais habitué à les porter, 5, 415 aussi longtemps qu'un sang meilleur assurait mes forces, quand l'envieuse vieillesse n'avait pas semé sur mes tempes sa blancheur. Mais si Darès le Troyen récuse ces armes qui m'appartiennent,

si cela agrée au pieux Énée, et si Aceste mon garant approuve, combattons à armes égales. Je renonce pour toi aux lanières d'Éryx, 5, 420 (cesse d'avoir peur), et toi, défais-toi de tes cestes troyens". Sur ces paroles, il rejeta de ses épaules son double manteau, dévoila ses membres aux fortes articulations, son ossature et ses bras puissants, puis se dressa, énorme, au milieu de l'arène.

Déroulement et issue du combat (424-484)

Alors le bienveillant fils d'Anchise choisit des cestes équivalents 5, 425 et laça aux mains des deux pugilistes des armes égales. Tous deux aussitôt se dressent sur la pointe des pieds, immobiles, et impavides lèvent leurs bras vers le ciel. Loin en arrière, ils ont détourné leurs têtes, qu'ils relèvent pour parer un coup; ils entremêlent leurs mains et entament le combat. 5, 430 L'un a les pieds plus agiles, et compte sur sa jeunesse; l'autre vaut par ses muscles et sa masse; mais il tremble, et ses genoux, trop lents, fléchissent; un halètement pénible secoue ses membres de géant. Nombreux et vains sont les coups qu'échangent les hommes; ils frappent et frappent encore au creux de leur flanc, faisant résonner 5, 435 puissamment leur poitrine; leur main sans cesse frôle de près les oreilles et les tempes; la dureté d'un coup fait craquer les mâchoires. Le massif Entelle est debout, et immobile, figé dans son effort, l'oeil vigilant, il esquive simplement les coups d'un mouvement du corps. Darès ressemble à l'assaillant d'une ville forte avec des machines de guerre, 5, 440 ou à celui qui, en armes, investit des redoutes dans la montagne; il explore un accès, puis un autre, et le terrain tout entier, avec habileté, puis, sans succès, presse son adversaire d'assauts divers. Entelle se dressant montre sa main droite qu'il lève bien haut. L'autre, subtil, a prévu le coup venant d'au-dessus de lui; 5, 445 ayant fait glisser son corps agile, il s'est retiré; Entelle, frappant l'air, a perdu ses forces, et entraîné par son propre élan, il s'écroule lourdement de tout son poids sur le sol, comme parfois s'écroule sur l'Érymanthe, ou sur le grand Ida, un pin creux arraché à ses racines. 5, 450 Passionnés, Teucères et jeunes de Trinacrie se lèvent ensemble. Un cri monte au ciel, et Aceste est le tout premier à accourir. En s'apitoyant sur son ami, du même âge que lui, il le relève de terre. Mais sans que sa chute le retarde ou l'effraye, plus ardent encore, le héros retourne au combat, et la colère attise sa violence.

5, 455 Sa fierté alors, la conscience de sa valeur ravivent ses forces, et dans sa fougue, il pousse devant lui Darès qui se précipite autour de l'arène; il le frappe à coups redoublés, tantôt de sa droite, tantôt de sa gauche. Point de relâche, point de répit : comme au cours d'une grande tempête, les nuages grondent sur les sommets, le héros des deux mains 5, 460 assène des coups serrés, poussant et renversant Darès. Alors le brave Énée ne laissa pas les colères s'envenimer davantage. Ne souffrant pas qu'Entelle persistât dans ces sentiments exacerbés, il mit fin au combat, et en arracha Darès épuisé. Avec des paroles apaisantes, il lui dit : 5, 465 "Malheureux, quelle démence sans borne a saisi ton coeur ? Ne sens-tu pas que jouent d'autres forces, que la volonté divine a tourné ? Cède au dieu". Il parla et sa voix interrompit le combat. Mais tandis que Darès traîne ses genoux malades, agitant la tête de gauche à droite, crachant par la bouche 5, 470 un sang épais et des dents qui s'y mêlent, ses fidèles compagnons le conduisent vers les navires. On les rappelle, et ils reçoivent le casque et l'épée; on laisse à Entelle la palme et le taureau. Alors, vainqueur, le coeur triomphant d'orgueil, fier de son taureau, il dit : "Fils de déesse, et vous, Teucères, apprenez ceci. 5, 475 Sachez quelles forces possédait mon corps, au temps de ma jeunesse, et de quelle mort vous avez rappelé Darès, que vous conservez vivant." Il dit, et se tient droit, contre le mufle du taureau, prix du combat, qui debout lui faisait face. De toute sa hauteur, la main droite ramenée en arrière, il lui asséna les lourds cestes entre les cornes, 5, 480 et, lui fracassant la cervelle, les lui enfonça jusqu'aux os. La bête est abattue; sans vie, tremblante, elle s'affale sur le sol. Lui ajoute encore ces paroles qui s'échappent de son coeur : "Éryx, je m'acquitte de ma dette, t'offrant en échange de la mort de Darès, une victime meilleure; victorieux, je dépose ici mes cestes et mon art".

Déroulement du concours (485-518)

5, 485 Sans attendre, Énée invite les amateurs éventuels à un concours de tir à l'arc et en annonce les prix. De sa main puissante il dresse un mât provenant du navire de Séreste, y place une corde à laquelle il attache une agile colombe. Tout en haut du mât, elle servira de cible. 5, 490 Les concurrents se rassemblent; on a jeté les sorts

dans un casque de bronze. Salué par des applaudissements, le tout premier à sortir est le nom d'Hippocoon, l'Hyrtacide; il est suivi de Mnesthée, le tout récent vainqueur des régates, Mnesthée couronné de vert olivier. 5, 495 Le troisième est Eurytion, ton frère, ô très illustre Pandare, toi qui jadis sur ordre jetas la confusion dans les accords, et qui le premier lanças un trait au milieu des Achéens. Le dernier nom à rester au fond du casque fut celui d'Aceste, qui osa éprouver son bras à cet exercice pour des hommes jeunes. 5, 500 Alors, chacun selon leurs forces, ils mettent toute leur énergie à courber les arcs souples, et tirent les traits des carquois. Faisant vibrer la corde de l'arc, la première flèche à traverser le ciel est celle du jeune Hyrtacide. Elle vole et fend les airs, arrive au but, et va se ficher dans le tronc du mât qui lui fait face. 5, 505 Le mât a tremblé; l'oiseau, épouvanté, agite ses ailes de frayeur, et ces battements fous font résonner tout le montage. Ensuite, le fougueux Mnesthée a ajusté son arc et s'est arrêté, regardant vers le haut, les yeux aussi tendus que le trait. Mais malheureusement sa flèche n'atteignit pas l'oiseau lui-même; 5, 510 il ne put que trancher les noeuds et les lacets de lin qui, autour de la patte, le tenaient attaché en haut du mât; prenant son vol, l'oiseau s'enfuit dans le vent vers les sombres nuages. Alors, promptement, Eurytion, qui tenait depuis un moment déjà son arc bandé et ses flèches tendues, appelle son frère de ses voeux. 5, 515 Il avait repéré la colombe tout heureuse déjà dans le ciel dégagé, battant des ailes, et il la transperça quand elle passait sous un sombre nuage. Elle tomba inerte, perdit la vie parmi les astres de l'éther, et, dans sa chute, ramena la flèche qui l'avait transpercée.

Triomphe 'prodigieux' d'Aceste (519-544)

Seul restait Aceste, qui avait perdu la palme. 5, 520 Pourtant il lança sa flèche dans les souffles aériens, montrant ainsi son habileté à faire sonner son arc. Alors soudain, sous les yeux de l'assistance, se produisit un prodige, qui allait être de grand augure. Un événement important le révéla plus tard, et les devins effrayants chantèrent des présages bien tardivement réalisés. 5, 525 Or donc, volant dans les nuages humides, la flèche prit feu, et traça une route de flammes; ténue, elle se consuma et disparut dans les airs. Souvent des étoiles ainsi se détachent

et traversent le ciel, laissant dans leur vol traîner leur chevelure. Tous restèrent figés, étourdis, et Trinacriens comme Teucères 5, 530 invoquèrent les dieux du ciel. Ce présage, le grand Énée ne le refusa pas : il embrassa l'heureux Aceste, le combla de riches présents et lui tint ce discours : "Accepte, père; car, par de tels auspices, le grand roi de l'Olympe a voulu que toi, exclu par le sort, tu remportas les honneurs. 5, 535 Tu posséderas ce présent, qui vient du vieil Anchise en personne, un cratère incrusté de reliefs, que jadis Cissée de Thrace avait offert à mon père Anchise, par une faveur insigne, pour qu'il l'emportât en souvenir et en gage de leur affection". Cela dit, il lui ceignit les tempes de vert laurier, 5, 540 et proclama Aceste vainqueur, premier avant tous les autres. Le bon Eurytion ne lui envia même pas l'honneur de cette préséance, bien que lui seul eût fait tomber l'oiseau du haut du ciel. S'avança ensuite pour recevoir son prix celui qui avait brisé le lacet, et en dernier lieu, celui qui avait fiché dans le mât sa flèche ailée.

Carrousel troyen (545-603)

5, 545 Mais, dès avant la fin de la compétition, le vénérable Énée appelle près de lui le gouverneur et compagnon du jeune Iule, le fidèle Épytidès; il lui glisse ces mots à l'oreille : "Allons, va; si Ascagne tient déjà prête sa troupe d'enfants et s'il a disposé les chevaux pour la parade, qu'il mène ses escadrons 5, 550 en l'honneur de son aïeul, et se présente en armes; dis-le-lui". Lui-même ordonne à toute la foule répandue le long du cirque de s'écarter et de dégager la piste. Les enfants s'avancent. En rangs, sous les regards de leurs parents, ils resplendissent sur leurs chevaux bridés, et, à leur passage, 5, 555 toute la jeunesse de Trinacrie et de Troie murmure son admiration. Tous ont sur les cheveux selon la coutume une couronne bien taillée; chacun porte deux javelots de cornouiller garnis d'une pointe de fer; certains ont sur l'épaule un carquois brillant; en haut de leur torse, un souple collier d'or glisse en torsade autour de leur cou. 5, 560 Ils évoluent en trois groupes de cavaliers; les trois chefs sont suivis chacun par deux groupes de six enfants, resplendissants, sur deux colonnes avec leurs écuyers. Un des groupes d'enfants est fier d'être conduit par le jeune Priam, portant le nom de son aïeul, ton illustre rejeton, Politès,

5, 565 destiné à accroître le nombre des Italiens; il monte un cheval thrace, de deux couleurs, arborant fièrement les taches blanches de ses pattes antérieures et son front blanc haut dressé. L'autre chef est Atys, d'où les Latins Atii tirèrent leur race, le jeune Atys, un enfant aimé de l'enfant Iule. 5, 570 Le dernier, éclipsant tous les autres en beauté, est le bel Iule; il monte un cheval de Sidon, que la radieuse Didon lui avait offert en souvenir d'elle et en gage d'affection. Les autres enfants montent des chevaux de Trinacrie, appartenant au vieil Aceste. 5, 575 Des applaudissements accueillent les enfants intimidés; tout heureux, les Dardaniens les admirent, reconnaissent des traits d'anciens parents. Devant toute l'assistance, et sous les yeux des leurs, joyeusement ils défilèrent sur leurs montures. Puis, lorsqu'ils furent prêts, Épytidès donna de loin le signal en criant et fit claquer son fouet. 5, 580 Les trois groupes se séparent en un mouvement symétrique, rompant leurs rangs en deux files distinctes; puis ils reviennent, lances dressées, et font converger leur trajectoire. Ensuite, ils entament d'autres courses et d'autres retours en arrière, se faisant face à distance. Puis, entremêlant leurs mutuelles évolutions, 5, 585 ils se livrent, avec leurs armes, à des combats simulés : tantôt ils fuient, découvrant leurs dos, tantôt, retournant leurs javelots, ils passent à l'offensive; tantôt, la paix conclue, ils évoluent côte à côte. De même autrefois, dit-on, dans la Crète montagneuse, le Labyrinthe abritait dans ses parois aveugles un itinéraire enchevêtré, 5, 590 aux mille chemins trompeurs et incertains, où une erreur imperceptible et irrémédiable briserait tout signe de piste. Ce n'est pas autrement que les enfants des Teucères dans leurs courses brouillent les traces, entremêlant par jeu fuites et combats, semblables à des dauphins qui, nageant dans les mers limpides, 5, 595 fendent les mers de Carpathos et de Libye [en se jouant des flots]. Ce genre de parade, ces compétitions, Ascagne, le premier, les reproduisit lorsqu'il entoura de murailles Albe-la-Longue; il apprit aux anciens Latins à les célébrer, comme lui l'avait fait, quand il était enfant, et avec lui la jeunesse de Troie. 5, 600 Les Albains l'enseignèrent à leurs enfants; de là, plus tard, la puissante Rome recueillit et maintint cet honorable rite ancestral : de nos jours on parle des enfants de Troie, et de leur troupe troyenne. Ainsi furent célébrés les jeux en l'honneur d'un père vénéré.

Junon provoque l'incendie des vaisseaux (604-663)

Dès ce moment, la Fortune se mit à tourner, changeant de protégés. 5, 605 Pendant que l'on rend au tombeau les divers hommages de ces jeux solennels, Junon la Saturnienne du haut du ciel dépêche Iris vers la flotte d'Ilion. Au moment où part son envoyée, elle fait souffler des vents favorables, agitant mille pensées : elle n'a pas encore digéré sa vieille rancoeur. La vierge, elle, se hâte, courant à travers un arc aux mille couleurs, 5, 610 et descend par ce sentier rapide, sans que personne ne la voie. Elle aperçoit un immense rassemblement et parcourant des yeux le rivage, elle remarque les ports déserts et la flotte abandonnée. Assez loin, en retrait sur une plage isolée, des Troyennes déploraient la mort d'Anchise, et toutes regardaient la mer profonde, 5, 615 en pleurant. Hélas, elles sont lasses de tant d'écueils, devant une mer si vaste à franchir ! Toutes ont un seul et même souhait : elles demandent une ville, excédées d'endurer les épreuves de la mer. Or donc, Iris, qui n'ignore rien de l'art de nuire, se jette parmi elles, renonçant à son apparence et à ses vêtements de déesse. 5, 620 Elle devient Béroé, l'épouse âgée de Doryclus du Tmaros, -- elle avait eu jadis une famille, un nom et des enfants --, et s'introduit au milieu des femmes des Dardanides. "Malheureuses sommes-nous", dit-elle, "de n'avoir pas été traînées vers la mort, pendant la guerre, sous les murs de notre patrie ! 5, 625 Race infortunée, pour quel désastre la Fortune te réserve-t-elle ? Depuis l'écroulement de Troie, c'est déjà le septième été; nous avons parcouru des mers, des terres variées, tant de rochers inhospitaliers, tant de climats, tout en poursuivant sur l'immensité marine, ballottées sur les flots, l'Italie qui se dérobe. 5, 630 Ici se trouvent les terres d'un Éryx fraternel et de notre hôte Aceste. Qui nous empêche d'élever des murs, de donner une ville à des citoyens ? Ô patrie, et vous, Pénates arrachés inutilement à nos ennemis, n'y aura-t-il plus jamais de remparts appelés 'murs de Troie' ? Ne verrai-je nulle part les fleuves d'Hector, un Xanthe et un Simoïs ? 5, 635 Allons, secouez-vous et brûlez avec moi ces poupes de malheur. Dans mon sommeil, en effet, j'ai cru voir l'image de Cassandre, la prophétesse me donnant des torches ardentes : "Cherchez Troie ici; ici est votre demeure", dit-elle. C'est maintenant le moment d'agir; point d'hésitation devant de si grands prodiges. Voici quatre autels 5, 640 dédiés à Neptune : le dieu lui-même fournit des torches et du courage".

À ces mots, elle est la première à saisir vivement une torche enflammée, et levant haut la main, elle la brandit dans un grand effort et la lance. Les esprits des femmes d'Ilion sont tendus, et leurs coeurs stupéfaits. Alors, l'une d'elles, la plus âgée de cette multitude, 5, 645 Pyrgo, la nourrice royale de tant d'enfants de Priam, prend la parole : "Non, devant vous ce n'est pas Béroé; ce n'est pas, ô femmes, la Rhétéenne, l'épouse de Doryclus; notez bien les marques d'une beauté divine; notez ses yeux ardents, son esprit, son visage et le son de sa voix, ou l'allure de sa démarche. 5, 650 Je quitte moi-même à l'instant Béroé, que j'ai laissée malade, s'indignant d'être la seule privée d'une telle célébration, et de ne point rendre à Anchise les honneurs mérités". Ainsi parla-t-elle. Mais les matrones, tout d'abord indécises, regardaient les bateaux 5, 655 d'un oeil mauvais, partagées entre leur malheureux amour pour la terre où elles se trouvaient et le royaume où les appelait le destin, quand la déesse soudain, de ses deux ailes se souleva dans le ciel, et dans sa fuite découpa sous les nuages un immense arc-en-ciel. Alors vraiment, terrifiées par ces prodiges et poussées par la colère, 5, 660 elles crient ensemble et dérobent du feu aux foyers sacrés; certaines dépouillent les autels, et entassent feuilles, branches et torches. Vulcain, toutes rênes lâchées, fait rage à travers les bancs, les rames, et les poupes peintes, en bois de sapin.

Jupiter met fin au désastre (664-699)

Un messager arrive au tombeau d'Anchise, près des gradins du théâtre, 5, 665 c'est Eumèle, qui annonce que les navires sont en flammes; tous, se retournant, voient la cendre virevoleter dans la fumée. Ascagne, aussi ardent que pour mener joyeusement la parade équestre, est le premier à vouloir rejoindre au galop le camp en proie au désordre, sans que ses écuyers, morts de peur, puissent le retenir. Il dit : 5, 670 "Quelle est cette incroyable folie ? Mais quoi, que cherchez-vous maintenant ?" Hélas, malheureuses citoyennes ! Non, vous ne brûlez ni un ennemi, ni le camp honni des Argiens, mais vos espoirs mêmes. Me voici, c'est moi, votre Ascagne !" Il jette à leurs pieds le casque, désormais inutile, qu'il portait pour animer, lors des jeux, un simulacre de combat. 5, 675 En même temps, Énée se hâte, ainsi que les troupes des Teucères. Les femmes, elles, prises de peur, fuient en tous sens, le long du rivage, cherchant à se cacher dans les bois ou au creux d'un quelconque rocher.

Elles ont honte de leur initiative, et la lumière du jour les dérange; elles changent d'avis, reconnaissent les leurs, et rejettent Junon de leur coeur. 5, 680 Mais pour autant les flammes et les incendies n'ont pas relâché leurs forces indomptées; sous le chêne humide, l'étoupe est vivante, crachant une lourde fumée. La chaleur peu à peu ronge les coques, et le fléau descend, gagnant le corps entier des navires. Ni les forces des héros, ni les flots déversés n'y font rien. 5, 685 Alors le pieux Énée arrache de ses épaules son vêtement, appelle les dieux à l'aide, et tendant les mains : "Jupiter tout-puissant, si tu n'as pas encore pris en haine les Troyens jusqu'au dernier, si ton antique piété a quelque considération pour les souffrances humaines, permets que le feu s'éloigne maintenant de la flotte, père, 5, 690 et arrache à l'anéantissement les faibles ressources des Teucères. Sinon, il te reste ceci à faire : si je l'ai mérité, envoie-moi à la mort, à l'aide de ton sinistre foudre, et qu'ici même, ta droite m'anéantisse". Il avait à peine énoncé cette prière qu'aussitôt se déchaîne une noire tempête avec ses trombes d'eau; sous l'effet du tonnerre 5, 695 collines et plaines se mettent à trembler; de l'ensemble de l'éther, s'écroule un nuage chargé d'eau, tout noir, agité par les Austers;. les poupes sont inondées, les bois à demi consumés s'imprègnent d'eau. Enfin l'incendie est totalement éteint, et toute la flotte, à l'exception de quatre navires perdus, est sauvée du désastre.

Énée sauvé du découragement (700-745)

5, 700 Mais le roi Énée, fortement ébranlé par cet incident cruel, tournant et retournant en son coeur ses immenses soucis, prenait tantôt un parti, tantôt l'autre : Resterait-il sur les terres sicules, oubliant le destin ? Tenterait-il de gagner les rives d'Italie ? Alors, le vieux Nautès, instruit par la Tritonienne Pallas, 5, 705 qui le rendit célèbre entre tous pour ses multiples talents, (elle lui dictait ses réponses sur les présages qu'envoyaient les dieux en colère ou sur ce qu'exigeait le déroulement des destins), se mit à réconforter Énée avec les paroles que voici : "Fils de déesse, où que nous tirent et nous retirent les destins, suivons-les; 5, 710 tout aléa de la fortune, quel qu'il soit, la patience doit le surmonter. Le dardanien Aceste, de race divine, t'est tout acquis : associe-le à tes projets, et unissez-vous; il le souhaite. Confie-lui et ceux qui sont en surnombre après la perte de leurs navires, et ceux qui en ont assez de ton grand projet et de tes exploits.

5, 715 Les vieillards chargés d'ans, les matrones lasses de la mer, et tout qui dans ton entourage est sans force et craint le danger, désigne-les. Ils sont épuisés. Laisse-les installer des murs sur cette terre; ils appelleront leur ville Acesta, si ce nom vous agrée". Les paroles de ce vieillard ami ont rallumé le courage d'Énée. 5, 720 Mais de multiples soucis assaillent son esprit tiraillé, tandis que la sombre Nuit, emportée sur son bige, occupait la voûte céleste. Alors, il crut que la figure de son père Anchise, tombée du ciel, lui apparaissait soudain, laissant couler ces paroles : "Mon fils, toi qui m'étais plus cher que la vie jadis, quand je vivais, 5, 725 mon fils, toi qui fus mis à l'épreuve pour les destins d'Ilion, je viens ici sur l'ordre de Jupiter; c'est lui qui a repoussé l'incendie loin de la flotte, et qui, du haut du ciel, t'a enfin pris en pitié. Obéis aux conseils que te donne maintenant le vieux Nautès; ce sont les meilleurs; conduis en Italie des jeunes gens d'élite, 5, 730 des coeurs valeureux. Dans le Latium, tu devras réduire par la guerre une race dure, aux moeurs âpres. Cependant, avant cela, rends-toi aux demeures infernales de Dis, et traversant le profond Averne, cherche, mon fils, à me rencontrer. En effet ni l'impie Tartare, ni les ombres tristes ne me retiennent; je fréquente au contraire 5, 735 les douces réunions des gens pieux, dans l'Élysée. La chaste Sibylle t'y conduira, en échange du sang abondant de noires victimes. Tu connaîtras alors toute ta descendance, et les remparts qui te sont destinés. Et maintenant, adieu; la Nuit humide, à mi-course, s'en retourne, et l'inflexible Soleil levant a fait souffler sur moi ses chevaux haletants." 5, 740 Il en avait fini, et tel une fumée, s'enfuit dans l'air léger. Énée dit : "Mais enfin, où cours-tu ? Où te précipites-tu ? Qui fuis-tu ? Qui nous empêche de nous embrasser ?" En racontant cela, il ranime la cendre et le feu assoupi, honore le Lare de Pergame et la blanche Vesta dans son sanctuaire; 5, 745 il les supplie, offrant de la farine sacrée et une boîte pleine d'encens.

Avant le départ (746-778)

Aussitôt, il mande ses compagnons, et en premier lieu Aceste; il leur dévoile l'ordre de Jupiter, les conseils de son père chéri, et la décision qui maintenant est fermement fixée en son coeur. On ne s'attarde pas en réflexions, et Aceste ne récuse pas ces ordres : 5, 750 on enrôle pour la ville; on laisse là les femmes, ceux qui le veulent,

les coeurs indifférents à une grande réputation de gloire. Ceux qui vont partir remplacent les bancs de ra meurs, réparent sur les navires les planches rongées par les flammes, ajustent rames et cordages. Ils sont réduits en nombre, mais pleins d'ardeur pour la guerre. 5, 755 Pendant ce temps, Énée dessine avec une charrue le tracé d'une ville, et tire au sort les maisons; il ordonne que cela devienne leur Ilion, que ces lieux soient leur Troie. Heureux de sa royauté, le Troyen Aceste fixe une assemblée, convoque les sénateurs et leur donne des lois. Puis, au sommet de l'Éryx, est fondé, voisin des astres, 5, 760 un temple dédié à Vénus d'Idalie; au tombeau d'Anchise sont attribués désormais un prêtre et un vaste bois sacré. Déjà toute la population avait passé neuf jours en banquets, et les autels avaient été honorés. La douceur des vents aplanit les flots, et le souffle incessant de l'Auster à nouveau invite à prendre le large. 5, 765 Des lamentations intenses s'élèvent le long des courbes du rivage; on s'étreint mutuellement, on retarde le départ d'un jour et d'une nuit. Maintenant même les femmes, tous ceux qui naguère avaient jugé redoutable l'aspect de la mer, et son nom même intolérable, veulent partir et endurer jusqu'au bout l'épreuve d'un départ. 5, 770 Énée, bienveillant, les console par des propos affectueux, et, en pleurant, les recommande à Aceste, leur frère de race. Il ordonne ensuite d'immoler trois veaux à Éryx, et aux Tempêtes une agnelle, puis de détacher progressivement les amarres. Lui-même, la tête ceinte de feuilles d'olivier bien taillées, 5, 775 debout en haut de la proue, une coupe en main, lance dans les flots salés les entrailles des victimes, et fait des libations de vin. Un vent de poupe se lève et les pousse au moment du départ; et les matelots à l'envi frappent la mer et balayent les flots.

Interventions divines (779-826)

Mais Vénus entre-temps, rongée d'inquiétude, s'adresse à Neptune, 5, 780 et de son coeur laisse échapper ces plaintes : "Le pesant courroux de Junon, son coeur toujours inassouvi, me contraignent, Neptune, à en venir aux prières les plus basses; elle, rien ne l'adoucit, ni le temps qui passe, ni aucun geste de piété; l'ordre de Jupiter et les destins qui l'ont brisée ne la laissent pas en repos. 5, 785 Que sa haine féroce ait dévoré la ville au coeur de la nation phrygienne, qu'elle ait entraîné les restes de Troie dans les pires punitions,

cela ne lui suffit pas : sur les cendres et les ossements de la ville morte, elle s'acharne encore. Sans doute sait-elle les causes d'une telle fureur ! Toi-même, naguère tu fus témoin du bouleversement soudain, 5, 790 qu'elle provoqua dans les ondes de Libye; elle mêla au ciel toutes les eaux de la mer, s'appuyant en vain sur les tempêtes d'Éole, et elle a osé cela dans ton propre royaume. Et voilà qu'elle a même poussé au crime les femmes de Troie, faisant brûler honteusement les vaisseaux, et une fois la flotte perdue, 5, 795 les amenant à abandonner des compagnons dans une terre inconnue. Désormais, je t'en prie, puisses-tu leur accorder une traversée sûre sur les ondes, puissent-ils atteindre le Thybris des Laurentes, si je demande choses légitimes, si les Parques donnent ces remparts". Alors, le fils de Saturne, souverain des mers profondes, dit ceci : 5, 800 "Tu as tout à fait le droit, Cythérée, de te fier à mon royaume : tu en tires ta naissance. Je le mérite aussi : souvent, j'ai réprimé les fureurs et la rage sans borne du ciel et de la mer. De même sur terre, j'en prends à témoin le Xanthe et le Simoïs, je pris de ton Énée tout autant de soin. Un jour, à Troie, Achille 5, 805 poursuivait et refoulait les bataillons haletants contre les murs, livrant à la mort des hommes par milliers; les fleuves gémissaient, remplis de cadavres, le Xanthe ne pouvant plus trouver son chemin ni rouler vers la mer; à ce moment, Énée affrontait le vaillant Péléide, dans un combat où les dieux et les forces n'étaient pas équitables, 5, 810 moi, je l'ai dérobé au creux d'un nuage; et pourtant de Troie la parjure je désirais ébranler de fond en comble les murs, construits par mes mains. Maintenant encore, le même état d'esprit m'habite; rejette toute crainte. Il accédera en toute sécurité aux ports de l'Averne, que tu souhaites pour lui. Un homme seulement, que tu chercheras en vain, se perdra dans l'abîme; 5, 815 une seule vie sera offerte pour la multitude". Dès qu'il eut par ces paroles apaisé et réjoui le coeur de la déesse, le père des flots attela ses chevaux avec un joug d'or, imposa à leur fougue des mors écumants, et ses mains relâchèrent complètement les rênes. Sur son char bleu sombre, il vole léger sur la crête des vagues; 5, 820 les ondes s'abaissent, et sous le ciel tonnant, la mer gonflée se fait étale, et dans l'immense éther les nuages fuient. Alors apparaissent les figures variées de sa suite : d'immenses baleines, et le choeur de vieillards de Glaucus, et Palémon, le fils d'Ino, les rapides Tritons et toute l'armée de Phorcus; 5, 825 à sa gauche se tiennent Thétis et Mélité, et la vierge Panopée,

Niséé et Spio, ainsi que Thalie et Cymodocé.

Palinure, victime expiatoire (827-871)

Alors, en retour une joie bienfaisante gagne le vénérable Énée, pénétrant son âme angoissée; très vite, il donne l'ordre de dresser tous les mâts, de tendre les voiles sur leurs supports. 5, 830 Tous, ensemble, ont manié l'écoute, et en même temps, à gauche et à droite, ont détaché les voiles; ensemble, ils tournent et retournent les hautes antennes; de bons vents emportent la flotte. Palinure précède tous les autres, menant la file serrée; tous ont l'ordre de régler sur lui leur course. 5, 835 Et déjà la Nuit humide avait presque atteint la borne médiane du ciel; les matelots, couchés sous leurs rames, sur les dures banquettes, laissaient se détendre leurs membres dans un paisible repos, quand le Sommeil, des astres de l'éther se laissant glisser, tout léger, écarta l'air ténébreux, repoussant les ombres. 5, 840 Il te cherchait, Palinure, t'apportant de tristes songes, à toi victime innocente. Le dieu s'installe en haut de la poupe, sous les traits de Phorbas, et de sa bouche coulent ces paroles doucereuses : "Palinure, descendant de Iasius, les flots d'eux-mêmes portent la flotte, les brises soufflent, régulières; l'heure est au repos. 5, 845 Pose la tête et dérobe au travail tes yeux fatigués. Je te remplacerai moi-même pendant un court moment". Levant à peine les yeux vers lui, Palinure répond : "Est-ce à moi que tu ordonnes de méconnaître l'aspect paisible et les flots tranquilles de la mer ? Dois-je me fier à ce prodige ? 5, 850 Pourquoi en effet, irais-je lui confier Énée ? J'ai été tant de fois abusé par des brises trompeuses et la ruse d'un ciel serein." Tels étaient ses dires; fortement agrippé à la barre, il ne déviait nullement et fixait les yeux sur les astres. Et voici que le dieu agite autour du front du pilote un rameau trempé 5, 855 dans la rosée du Léthé, porteur de sommeil par la force du Styx; Palinure est hésitant, ses yeux devenus vagues se sont fermés. Ce repos soudain avait à peine relâché ses membres, que le dieu se pencha sur lui et le précipita dans les flots limpides, avec une partie de la poupe arrachée et le gouvernail, 5, 860 le malheureux qui en vain répétait ses appels à ses compagnons. Le dieu, comme un oiseau, s'envole et s'élève dans l'air léger. La flotte n'en poursuit pas moins sa course tranquille,

et vogue sans crainte, comme l'avait promis le dieu Neptune. Déjà elle avait progressé, s'approchant des rochers des Sirènes, 5, 865 périlleux jadis, et couverts d'une multitude d'ossements blanchis; (alors battus par la masse salée les rocs sourds résonnaient au loin), quand Énée remarqua que la flotte voguait à l'aveugle, sans son pilote. Alors il prit lui-même la direction du navire, sur la mer obscure, gémissant beaucoup, secoué par le sort malheureux de son ami : 5, 870 "Ô toi qui fus trop confiant dans une mer et un ciel sereins, Palinure, tu resteras étendu, nu, sur une plage inconnue."

Chant 6 La Descente aux enfers

À Cumes, devant le temple d'Apollon (1-41)

6, 1 Ainsi parle Énée en pleurant; puis il lâche la bride à la flotte et aborde finalement aux rivages euboïques de Cumes. On retourne les proues vers la mer; alors, de leur dent puissante, les ancres immobilisent les navires, et les poupes recourbées bordent le rivage. 6, 5 Des jeunes gens, pleins d'ardeur, s'élancent sur la côte d'Hespérie. Certains cherchent les germes de feu cachés dans les veines du silex; d'autres pillent les forêts, abris touffus des bêtes sauvages, et signalent les cours d'eau qu'ils ont découverts. Mais le pieux Énée lui gagne la hauteur que domine le haut Apollon, 6, 10 et, plus loin, l'antre immense, la retraite de l'effrayante Sibylle, inspirée par la puissance de l'esprit et des desseins du devin de Délos, qui lui découvre l'avenir. Déjà, ils pénètrent dans le bois sacré de Trivia, dans le temple aux toits d'or. Selon la tradition, Dédale, fuyant le royaume de Minos, 6, 15 eut l'audace, grâce à ses ailes rapides, de se confier au ciel, et vogua par une route insolite en direction des Ourses glacées, pour enfin se poser, léger, sur la citadelle chalcidienne. Rendu à ces terres, il commença par te consacrer à toi, Phébus, l'appareillage de ses ailes, puis construisit un immense temple. 6, 20 Sur les portes figure la mort d'Androgée; à l'époque, un châtiment fut imposé aux Cécropides, qui, ô malheur !, sacrifiaient chaque année sept de leurs fils; l'urne est dressée pour le tirage au sort. En face, la terre de Gnosse, qui émerge de la mer, y fait pendant : ici une passion cruelle pour un taureau, la fourbe substitution 6, 25

de Pasiphaé, et, race mêlée, descendance difforme, voilà le Minotaure, monument d'une Vénus monstrueuse, puis l'oeuvre fameuse, le palais aux détours inextricables. Mais apitoyé par l'immense passion d'une reine, Dédale triompha des pièges et des méandres de la demeure, 6, 30 guidant à l'aide d'un fil des pas aveugles. Toi aussi, dans une telle oeuvre, ô Icare, ta place serait grande, si la douleur d'un père ne l'avait empêché : par deux fois, il avait essayé de fixer dans l'or tes malheurs, par deux fois, ses mains retombèrent. Les Troyens auraient examiné tous les tableaux l'un après l'autre, si Achate, envoyé en éclaireur, 6, 35 n'arrivait déjà, accompagné de la prêtresse de Phébus et de Trivia, Déiphobé, fille de Glaucus, qui adressa au roi ces paroles : "Ce n'est pas cette contemplation qu'exige la circonstance présente; mieux vaudrait immoler maintenant sept jeunes taureaux tirés d'un troupeau encore indompté, et autant de brebis de deux ans choisies selon les rites". 6, 40 Après ces paroles à Énée (et les hommes sans tarder acomplissent les rites ordonnés), la prêtresse invite les Teucères dans le temple majestueux.

Premiers contacts avec la Sibylle (42-155)

Dans l'immense flanc de la roche euboïque est creusé un antre, où conduisent cent larges accès, cent portes, d'où surgissent autant de voix, les réponses de la Sibylle. 6, 45 On était arrivé au seuil, lorsque la vierge déclara : "C'est le moment d'interroger les destins; le dieu, voici le dieu !" Pendant qu'elle parlait ainsi devant les portes, subitement ses traits et son teint se décomposent, ses cheveux se dénouent; mais sa poitrine se fait haletante, son coeur sauvage se gonfle de rage, et elle apparaît plus grande; 6, 50 sa voix n'est plus d'une mortelle, quand l'atteint le souffle puissant du dieu maintenant tout proche. "Tu tardes à faire tes voeux et tes prières, Énée de Troie ? Tu tardes ? Mais sans cela les grandes bouches de la demeure frappée d'épouvante ne s'entrouvriront pas". Sur ce, elle se tut. Un frisson glacé parcourt jusqu'aux os les membres 6, 55 des durs Teucères et, du fond de sa poitrine, le roi exhale cette prière : "Phébus, qui toujours eus pitié des lourdes épreuves de Troie, qui guidas les traits et les mains du Dardanien Pâris contre le corps de l'Éacide, j'ai parcouru, sous ta conduite, tant de mers voisinant d'immenses terres; j'ai visité, au fond de leurs retraites, 6, 60 les peuples des Massyles et les territoires bordant les Syrtes : maintenant enfin, nous touchons les rives de la fuyante Italie.

Puisse la fortune de Troie, qui nous poursuit, s'être arrêtée ici; vous aussi, désormais, vous pouvez épargner la nation de Pergame, vous tous, dieux et déesses, qui avez eu à souffrir d'Ilion 6, 65 et de l'immense gloire de la Dardanie. Toi aussi, très sainte prophétesse, qui possèdes la prescience de l'avenir, accorde-moi (je ne demande pas un royaume que ne me doit pas ma destinée) d'installer les Teucères au Latium, avec les dieux errants de Troie et leurs divinités fugitives. Alors, en l'honneur de Phébus et de Trivia, j'instaurerai un temple 6, 70 fait de marbre dur, et des jours de fête consacrés à Phébus. Toi aussi, un vaste sanctuaire t'attend dans notre royaume : j'y installerai tes oracles et les destins secrets annoncés à mon peuple, et j'y affecterai des hommes choisis, ô vénérable prophétesse. Seulement ne confie pas tes chants aux feuilles, 6, 75 de peur qu'ils ne s'envolent, jouets agités par les vents; chante-les toi-même, je t'en prie". Fermant la bouche, il cessa de parler. Mais, dans son antre, ne subissant pas encore de Phébus l'immense emprise, la prêtresse s'agite, comme si elle pouvait secouer de sa poitrine le grand dieu, qui de plus belle harcèle sa bouche écumante, 6, 80 dompte son coeur farouche, et la maîtrise en la pressant. Et déjà les cent immenses portes de sa demeure se sont ouvertes d'elles-mêmes et transmettent à travers les airs les réponses de la prophétesse : "Ô toi qui as enfin triomphé des grands périls de la mer (des dangers plus graves t'attendent sur terre), les Dardanides 6, 85 parviendront au royaume de Lavinium (ôte ce souci de ton coeur), mais ils souhaiteront aussi n'y être pas venus. Je vois des guerres, d'horribles guerres, et le Thybris écumant d'un sang abondant. Ni le Simoïs, ni le Xanthe, ni le camp des Doriens ne manqueront; déjà, né lui aussi d'une déesse, un nouvel Achille est né pour le Latium, 6, 90 et Junon acharnée contre les Troyens ne sera jamais bien éloignée, tandis que toi, dans ta détresse, tu iras en suppliant solliciter tant de nations d'Italie, ou tant de cités ! La cause d'un si grand malheur pour les Teucères, ce sera à nouveau une épouse étrangère, à nouveau, un mariage exotique. 6, 95 Toi, ne cède pas devant les malheurs, mais, au contraire, avec plus d'audace pars sur la route que te permettra la Fortune. La première voie du salut (ce que tu imagines très peu) te sera ouverte grâce à une ville grecque". C'est en ces termes sortant du sanctuaire que la Sibylle de Cumes chante d'effroyables secrets et mugit ses réponses dans son antre, 6, 100 enrobant le vrai d'obscurités : contre cette femme en fureur,

Apollon agite ces freins, retournant les aiguillons dans son coeur. Une fois sa fureur retombée et la rage de sa bouche apaisée, le héros Énée commence : "Aucune de mes épreuves, ô vierge, ne surgit devant moi, sous un aspect nouveau ou inattendu; 6, 105 j'ai tout prévu, et j'ai d'avance tout accompli en pensée. Je ne demande qu'une chose : puisque voici, dit-on, la porte du roi des Enfers et le marais ténébreux où reflue l'Achéron, que l'on me permette d'approcher mon père et de contempler son cher visage; montre-moi la voie, et ouvre-moi les portes sacrées. 6, 110 À travers les flammes et mille traits qui nous poursuivaient, je l'ai recueilli sur mes épaules et arraché du milieu des ennemis; il m'a accompagné au long de mon parcours à travers les mers; il a subi avec moi tous les maux du large et du ciel menaçants, surpassant, malgré son invalidité, les forces et la condition de la vieillesse. 6, 115 Bien plus, il m'ordonnait, me priait d'aller à toi en suppliant, de m'approcher de ton seuil. Dans ta bienveillance, du fils et du père prends pitié, je t'en prie, (car tu peux tout, et ce n'est pas en vain qu'Hécate t'a mise à la tête des bois de l'Averne). Si Orphée a pu faire revenir les Mânes de son épouse 6, 120 par la vertu de sa cithare thrace et de sa lyre mélodieuse, si Pollux, en mourant à son tour, racheta son frère et parcourut tant de fois ce chemin. Et Thésée, pourquoi le mentionner ? Et le grand Alcide ? Moi aussi, je descends du grand Jupiter". Il la priait en ces termes, en tenant la main sur les autels, 6, 125 quand la prophétesse se mit à parler : "Rejeton de sang divin, Troyen, fils d'Anchise, la descente dans l'Averne est facile : nuit et jour, la porte du sombre Dis est ouverte; mais revenir sur ses pas et s'échapper vers les brises d'en haut, voilà l'épreuve, voilà la difficulté. Peu nombreux sont ceux qui, 6, 130 chers à Jupiter le juste, ou emportés vers l'éther par l'ardeur de leur vertu, vrais fils de dieux, y parvinrent. Des forêts occupent toute la zone intermédiaire, et le Cocyte, coulant en sombres méandres, en fait le tour. Si donc tu as l'esprit occupé par une si grande passion, un tel désir de traverser deux fois les marais du Styx, de voir deux fois 6, 135 le noir Tartare, s'il te plaît de te livrer à un effort insensé, apprends ce qu'il faut faire d'abord. Sur un arbre touffu, se cache un rameau d'or, baguette souple couverte de feuilles; il est, dit-on, consacré à Junon infernale. Tout le bois le protège, et les ombres l'enferment dans des vallées ténébreuses. 6, 140

Mais il n'est donné à personne de descendre dans les secrets de la terre avant d'avoir cueilli sur l'arbre la pousse à la chevelure d'or. La belle Proserpine a stipulé qu'on le lui offrît à titre de présent personnel. Lorsqu'un premier rameau a été arraché, un autre, d'or lui aussi, ne manque pas de surgir, et la tige se couvre de feuilles du même métal. 6, 145 Donc, que tes yeux le cherchent vers le haut, et quand tu l'auras trouvé, que ta main le cueille selon les rites; car il se laissera cueillir facilement, si les destins t'appellent; sinon, tu ne pourras le vaincre par aucune force, ni l'arracher, même à l'aide d'une lame puissante. Outre cela, le corps d'un de tes amis gît sans vie 6, 150 (tu l'ignores, hélas !) et son cadavre souille toute la flotte, pendant que tu consultes les oracles et que t'attardes sur notre seuil. Avant tout, emporte-le dans son lieu de repos, et place-le dans un tombeau. Amène des brebis noires; ce seront les premières victimes expiatoires. À ces conditions tu verras enfin les bois du Styx et les royaumes 6, 155 inaccessibles aux vivants". Elle finit de parler et, bouche serrée, resta muette.

Conditions d'accès remplies (156-263)

Énée, les yeux figés dans un visage triste, quitte l'antre et s'avance; en son for intérieur, il médite sur ces événements obscurs. Son fidèle Achate l'accompagne; habité par les mêmes soucis, il marche dans ses pas. 6, 160 Conversant entre eux, ils lançaient mille suppositions diverses : de quel compagnon sans vie, de quel cadavre à inhumer la prophétesse parlait-elle ? Et soudain, en arrivant, ils aperçoivent Misène, gisant au sec sur le rivage, ravi à la vie par une mort indigne, Misène, le fils d'Éole, sans pareil pour rassembler les hommes 6, 165 et animer Mars par le chant de sa trompette. Il avait été le compagnon du grand Hector; à ses côtés, il allait aux combats, reconnaissable à son clairon et à sa lance. Après qu'Achille, victorieux, eut ravi la vie d'Hector, le très vaillant héros s'était rallié aux compagnons 6, 170 du Dardanien Énée, poursuivant un idéal tout aussi noble. Mais alors, tandis qu'il faisait sonner sur la mer une conque creuse, l'insensé, et invitait les dieux à un concours de chant, son rival Triton avait saisi notre homme (si du moins on peut le croire !), et l'avait noyé parmi les rochers, dans l'onde écumeuse. 6, 175 Aussi, autour du corps tous gémissaient, poussant force cris, et principalement le pieux Énée. Puis, sans attendre, ils s'activent

à accomplir en pleurant les ordres de la Sibylle, à dresser un autel funéraire d'arbres entassés, qu'ils essaient d'élever jusqu'au ciel. On se rend dans l'antique forêt, repaire profond des bêtes sauvages; 6, 180 des épicéas tombent à terre, l'yeuse résonne sous les coups des haches, les troncs des frênes et le chêne se fendent et sont déchirés par les coins; les hommes font dévaler des montagnes des ornes géants. Dans ces importants travaux, Énée est le premier à encourager ses compagnons, équipé des mêmes outils. 6, 185 Dans son coeur accablé il retourne toutes ces pensées, en regardant l'immense forêt, et il fait cette prière : "Ah ! Si maintenant ce fameux rameau d'or nous apparaissait sur son arbre dans ces grands bois ! Car, tout est vrai, trop vrai hélas, Misène, de ce qu'a dit la prophétesse à ton sujet." 6, 190 Énée avait à peine prononcé ces paroles, quand deux colombes, prirent du ciel leur envol sous ses yeux mêmes, et se posèrent sur le vert gazon. Le héros magnanime reconnut les oiseaux sacrés de sa mère, et, tout heureux, leur adressa cette prière : "Soyez nos guides, s'il existe un chemin et, à travers les airs, 6, 195 dirigez nos pas vers les bois où le riche rameau couvre de son ombre la terre féconde. Et toi, ne te dérobe pas, en me laissant dans le doute, ô mère divine". Sur ces paroles, il s'arrête, observant les colombes, les signes qu'elles apportent, la direction qu'elles persistent à prendre. Elles, tout en picorant, volent juste assez haut pour permettre 6, 200 à ceux qui les suivent de les conserver sous leur regard. Puis, arrivées aux gorges de l'Averne à la lourde odeur de soufre, elles s'élèvent, rapides, se laissent glisser dans l'air limpide et au lieu désiré, s'installent sur l'arbre à deux feuillages, d'où se reflète, à travers les rameaux colorés, le brillant éclat de l'or. 6, 205 Comme souvent dans les forêts, sous les brumes hivernales, le gui étale le vert de son jeune feuillage (dont la souche n'est pas l'arbre qui le porte), et entoure de ses pousses safranées les troncs arrondis des arbres, tel était l'aspect de la frondaison d'or sur le rouvre sombre, ainsi le rameau d'or crépitait dans la brise légère. 6, 210 Aussitôt Énée le saisit, l'arrache avidement, brisant sa résistance, et le porte dans la demeure de la Sibylle prophétesse. Entre-temps, de leur côté, sur le rivage, les Teucères pleuraient Misène, et rendaient à sa cendre insensible les honneurs suprêmes. Tout d'abord, ils construisent, gras de torches de résine, 6, 215 un énorme bûcher fait de rondins de chêne; ils en tapissent les flancs

de sombres feuillages; ils dressent par devant de lugubres cyprès et en garnissent le haut d'armes étincelantes. Les uns apportent de l'eau chaude et posent sur les flammes des chaudrons bouillonnants; on lave et parfume d'huile le corps glacé. 6, 220 Un gémissement s'élève. Alors, on expose sur le lit les membres inondés de larmes; on y jette des étoffes de pourpre, parures familières. D'autres ont soulevé l'énorme civière, triste ministère, et, se détournant selon la coutume ancestrale, ont tenu la torche inclinée. On brûle les offrandes entassées : 6, 225 l'encens, les mets sacrés, l'huile déversée des cratères. Une fois les cendres affaissées et la flamme éteinte, on arrose de vin les restes et la poussière assoiffée; Corynée recueille les os, qu'il conserve dans une urne de bronze. Lui aussi fit trois fois le tour de ses compagnons, les aspergeant d'eau pure, 6, 230 à l'aide d'une brindille de romarin et d'un rameau d'olivier fécond; il les purifia et prononça les ultimes paroles de la cérémonie. Alors le pieux Énée fit dresser un tombeau de dimensions énormes en l'honneur de l'homme, avec ses armes et ses rames et sa trompette, au pied d'un mont aérien, qui maintenant à cause de lui est appelé Misène, 6, 235 et qui conserve son nom éternellement à travers les siècles. Cela fait, il s'empresse d'exécuter les recommandations de la Sibylle. Il était une caverne profonde, immense, dotée d'une vaste ouverture, rocailleuse, protégée par un lac noir et des bois ténébreux. Nul oiseau ne pouvait la survoler impunément, 6, 240 ni s'y aventurer d'un coup d'ailes : des effluves si fortes émanaient de ces gorges sombres, montant jusqu'à la voûte céleste. [D'où les Grecs dénommèrent le lieu Aornus]. Là, tout d'abord, la prêtresse fit amener quatre jeunes taureaux à la noire échine, et répandit du vin sur leur front; 6, 245 puis, coupant les extrémités des poils entre leurs cornes, elle les déposa sur les flammes sacrées, comme premières libations, appelant à voix haute Hécate, puissante dans le ciel et dans l'Érèbe. D'autres enfoncent les couteaux, et dans des patères recueillent le sang tiède. Énée lui, d'un coup d'épée, immole 6, 250 à la mère des Euménides et à sa soeur toute puissante une agnelle à la noire toison, et à toi, Proserpine, une vache stérile; ensuite, au roi du Styx, il se met à dresser des autels nocturnes, et dépose dans les flammes les cadavres entiers des taureaux, répandant de l'huile grasse sur les entrailles embrasées. 6, 255

Mais voici que dès les premières lueurs du soleil levant, le sol se met à mugir sous leurs pieds, et les cimes des forêts se mettent à bouger; on dirait que des chiennes hurlent dans l'ombre, tandis que s'avance la déesse. "Écartez-vous, restez à l'écart, profanes", s'écrie la prophétesse, "dégagez le bois tout entier; 6, 260 et toi, prends cette route et tire ton épée de son fourreau : c'est maintenant, Énée, qu'il faut du courage, un coeur vaillant". Se limitant à ces paroles, en proie au délire, elle s'introduit dans l'antre ouvert; lui, d'un pas très assuré, règle sa marche sur celle de son guide.

Invocation - Vestibule lugubre (264-294)

Dieux, souverains des âmes, Ombres silencieuses, 6, 265 Chaos et Phlégéthon, lieux muets étendus dans la nuit, permettez-moi de dire ce que j'ai entendu, accordez-moi de révéler les secrets enfouis dans les profondeurs obscures de la terre. Ils s'avançaient seuls, dans l'ombre d'une nuit obscure, à travers les demeures vides et le royaume inconsistant de Dis : 6, 270 ainsi va-t-on dans les bois, à la lueur ingrate d'une lune incertaine, quand dans l'ombre Jupiter a enfoui les cieux, et quand la nuit noire a retiré aux choses leur couleur. Devant l'entrée même, aux premières bouches d'Orcus, les Pleurs et les Soucis vengeurs ont posé leurs couches; 6, 275 les pâles Maladies et la triste Vieillesse y habitent, et la Crainte, et la Faim, mauvaise conseillère, et l'Indigence honteuse, figures effrayantes à voir, et le Trépas et la Peine; puis le Sommeil, frère du Trépas, et les Joies malsaines de l'esprit, et sur le seuil en face, la Guerre porteuse de mort, 6, 280 et les chambres bardées de fer des Euménides, et la Discorde insensée, avec sa chevelure vipérine entrelacée de bandelettes sanglantes. Au centre d'une cour, étendant ses rameaux et ses bras chargés d'ans, se dresse un orme touffu, immense : les Songes vains, dit la légende, y ont leur siège et sont collés sous chacune de ses feuilles. 6, 285 Et en outre de nombreuses figures monstrueuses de bêtes diverses : des Centaures séjournent à l'entrée, et des Scylla à double forme, et Briarée aux cent bras et la bête de Lerne, sifflant horriblement, et la Chimère tout armée de flammes, les Gorgones et les Harpyes, et la forme d'une ombre à trois corps. 6, 290 Ici, tremblant d'une crainte soudaine, Énée saisit son épée, en brandit la lame et s'offre à ceux qui viennent à sa rencontre,

et si sa docte compagne ne lui apprenait que ce sont des vies ténues, sans corps, voletant sous l'aspect d'images creuses, tête en avant, il se ruerait et vainement de son arme pourfendrait les ombres.

Au bord de l'Achéron - Palinure (295-383)

6, 295 De là part la voie qui mène aux ondes de l'Achéron du Tartare. Ici un gouffre aux eaux fangeuses, agité de vastes remous bouillonne et crache tout son sable dans le Cocyte. Un portier effrayant surveille ces eaux et ces fleuves, Charon, d'une saleté repoussante, au menton tout couvert 6, 300 de poils blancs et hirsutes, aux yeux fixes et ardents; un manteau sordide, retenu par un noeud, pend de ses épaules. À l'aide d'une perche, il pousse son radeau, manoeuvre les voiles, et transporte les corps dans sa barque couleur de rouille; assez vieux déjà, mais de la vieillesse vive et verte d'un dieu. 6, 305 Toute une foule éparse près des rives se pressait à cet endroit : des mères et des époux, et les corps sans vie de héros magnanimes, des enfants et de jeunes vierges, des jeunes gens placés sur le bûcher sous les yeux de leurs parents; ils sont nombreux comme les feuilles, qui, dans les forêts, glissent et tombent au premier froid de l'automne, 6, 310 ou comme les myriades d'oiseaux qui, venus du large vers la terre, se rassemblent, dès que la froide saison les fait fuir à travers l'océan et les pousse vers des terres baignées de soleil. Ils restaient debout, suppliant de pouvoir traverser les premiers, et tendaient les mains, dans leur désir de l'autre rive. 6, 315 Mais le triste Nocher accepte tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là, refoulant tous les autres, bien loin à l'écart du rivage. Énée, étonné et ému par ce tumulte, dit : "Dis-moi, vierge, que veulent ces gens rassemblés près du fleuve ? Que veulent ces âmes ? Quelle différence sépare celles-ci qui délaissent 6, 320 la rive et celles-là qui, de leurs rames, balaient les eaux livides ?" La prêtresse chargée d'ans lui répondit brièvement ceci : "Rejeton d'Anchise, descendant véritable des dieux, tu vois les eaux profondes du Cocyte et le marais du Styx, dont la puissance fait redouter aux dieux de jurer et de faillir à leur serment. 6, 325 Tous ceux que tu vois, c'est la foule misérable des morts sans sépulture; ce portier est Charon; ceux que transporte la rivière sont les inhumés. Les autres ne peuvent passer ces rives effrayantes et ces flots rauques avant que leurs ossements n'aient trouvé leur lieu de repos.

Ils errent pendant cent années, voletant autour de ces bords; 6, 330 et alors enfin, sont admis à revoir les marais tant désirés". Le fils d'Anchise s'arrête, suspend ses pas, assailli par mille pensées, et apitoyé dans son coeur par ce sort injuste. Il voit là, tristes et privés des honneurs de la mort, Leucaspis et Oronte, le capitaine de la flotte de Lycie : 6, 335 partis de Troie avec lui sur une mer houleuse, ils furent engloutis par l'Auster, qui enveloppa dans l'onde navire et équipage. Et voilà que s'avançait Palinure, le pilote, qui récemment, lors de la traversée libyenne, était tombé de son navire tandis qu'il observait les étoiles, perdu au milieu des flots. 6, 340 Dès qu'à grand-peine Énée l'eut reconnu, tout triste, dans l'ombre épaisse, il lui parla ainsi le premier : "Lequel des dieux, Palinure, t'a arraché à nous et t'a submergé au milieu des flots ? Allons, dis-moi. C'est la seule fois en effet, qu'Apollon qui jamais avant ne m'a trompé, m'a abusé avec sa réponse : 6, 345 il avait en effet prophétisé que tu parviendrais sain et sauf par mer aux terres d'Ausonie. Est-ce là fidélité à sa promesse ?" Palinure rétorque : "L'oracle de Phébus ne t'a pas trompé, seigneur, fils d'Anchise, et ce n'est pas un dieu qui m'a noyé dans la mer. C'est que le gouvernail, dont la garde m'était confiée et que je tenais 6, 350 pour diriger la course, s'est justement retourné avec une force inouïe; je suis tombé tête en avant, l'entraînant avec moi. Par les mers cruelles, je le jure : je n'ai jamais ressenti pour moi une crainte aussi grande que celle éprouvée en voyant ton navire dépouillé de ses rames, débarrassé de son pilote, en difficulté devant le surgissement de vagues si grandes. 6, 355 Pendant trois nuits tempétueuses, le violent Notus m'emporta à travers l'immensité des mers; au quatrième jour, à grand peine, perché en haut d'une vague, j'aperçus l'Italie. Peu à peu, je nageais vers la terre; déjà je me sentais en sécurité, si, me voyant alourdi avec mes vêtements trempés cherchant à m'accrocher 6, 360 des mains aux aspérités de la falaise, des gens cruels, armés de fer, ne m'avaient assailli, s'imaginant, les insensés, tomber sur une proie. Maintenant jouet des flots, les vents me tournent en tous sens sur le rivage. Au nom de la douce lumière du ciel et des brises, au nom de ton père, au nom de l'espoir que fait naître le jeune Iule, je t'en supplie, 6, 365 arrache-moi à ces souffrances, toi l'invaincu : ou bien, tu jettes sur moi, tu le peux, un peu de terre, en te mettant en quête du port de Vélia; ou bien, s'il existe un moyen, si la déesse ta mère te l'indique,

(car je ne crois pas que tu entreprennes sans l'accord des dieux de sillonner ces grands fleuves et le marais du Styx), 6, 370 tends la main à un malheureux et emporte-moi avec toi sur les ondes, pour que, à tout le moins dans la mort, je repose dans un lieu paisible". Tel fut son discours, quand la prêtresse se mit à dire ceci : "D'où te vient, Palinure, un désir si redoutable ? Toi, sans sépulture, tu veux voir les eaux du Styx et le fleuve sévère des Euménides, 6, 375 et, sans en avoir reçu l'ordre, tu veux t'approcher de leur rive ? Cesse d'espérer fléchir les destins des dieux par des supplications, mais écoute mes paroles et souviens-t-en, pour consoler ton dur malheur. En effet, les peuples des alentours, poussés par des prodiges célestes survenant au long et au large à travers les cités, apaiseront tes ossements, 6, 380 dresseront un tombeau, et à ce tombeau rendront un culte solennel; en outre, l'endroit, éternellement, portera le nom de Palinure". Ces paroles dissipent ses soucis et chassent pour un moment la douleur de son coeur affligé; il est heureux du surnom donné à cette terre.

Passage du Styx : Charon et Cerbère (384-425)

Dès lors, poursuivant sur la voie engagée, ils s'approchent du fleuve. 6, 385 Dès que le nocher, depuis les flots du Styx, les aperçoit de loin s'avançant par le bois silencieux et dirigeant leurs pas vers la rive, il les interpelle, et d'emblée les accable d'invectives : "Qui que tu sois, homme en armes qui te diriges vers nos fleuves, allons, de là où tu es, dis-moi pourquoi tu viens, et arrête-toi. 6, 390 Ici, c'est le royaume des ombres, du sommeil et de la nuit qui endort : transporter dans la barque stygienne des corps en vie est interdit. D'ailleurs, je n'ai pas eu à me réjouir, à leur arrivée ici, d'avoir accueilli sur le marais l'Alcide, et Thésée et Pirithoüs, bien qu'ils fussent nés de dieux et dotés de forces invincibles. 6, 395 Le premier saisit de sa main et enchaîna le gardien du Tartare, qu'il avait arraché, tout tremblant, du trône même du roi; les autres tentèrent d'enlever notre souveraine à la couche de Dis". À ces dires, la prophétesse de l'Amphrysos répondit brièvement : "Ici, point de traîtrise comparable; cesse de t'inquiéter, 6, 400 nos traits n'apportent pas de violence; le gigantesque geôlier pourra aboyant sans fin dans son antre, terroriser les ombres exsangues, et la chaste Proserpine surveiller le seuil de son oncle paternel. Le Troyen Énée, illustre pour sa piété et ses faits d'armes, descend auprès de son père, chez les ombres profondes de l'Érèbe.

6, 405 Si le spectacle d'une si grande piété ne t'apitoie nullement, reconnais du moins ce rameau". Et elle découvre le rameau dissimulé sous son vêtement. Le coeur gonflé de colère s'apaise; et plus rien n'est dit. Lui, admirant le don vénérable, la baguette miraculeuse qu'il aperçoit après si longtemps, 6, 410 tourna sa barque bleu sombre et s'approcha de la rive. Alors, il fait reculer les autres âmes, assises sur les longs bancs, et vide le pont; en même temps, il accueille dans sa coque le grand Énée. Sous le poids, la barque faite de pièces agencées gémit et par ses fentes prend en abondance l'eau du marais. 6, 415 Finalement la prophétesse et le héros indemnes traversent le fleuve, et sont déposés sur une fange informe, parmi les algues glauques. L'énorme Cerbère, monstrueux, couché dans un antre en face, aboie de ses trois gueules, faisant résonner au loin ces royaumes. La prêtresse, voyant déjà autour de ses cous se dresser des couleuvres, 6, 420 lui jette une boulette soporifique de miel et de fruits traités. Lui, enragé de faim, ouvre largement ses trois gueules, et saisit ce qu'on lui a jeté; il relâche alors son immense échine, gisant sur le sol, et couvre de toute sa longueur l'antre tout entier. Énée en hâte franchit l'entrée, tandis que son gardien est endormi, 6, 425 et rapidement s'éloigne de la rive du fleuve sans retour.

Premiers groupes - Rencontre avec Didon (426-476)

Aussitôt on entend des voix et de puissants vagissements : les âmes de jeunes enfants en pleurs, au seuil même de l'existence exclus de la douceur de vivre, ravis au sein maternel par le jour sombre qui les emporta et les plongea dans la mort cruelle. 6, 430 Tout près d'eux, les condamnés à mort suite à un faux jugement. Ces places en fait ne sont pas attribuées sans jury désigné par le sort : Minos le président agite l'urne, appelle l'assemblée des silencieux, et enquête sur leurs vies et leurs crimes. Puis, toutes proches, accablées, se tiennent les âmes des innocents 6, 435 qui se sont donné la mort, et qui, par haine de la lumière, ont rendu leurs vies. Comme ils voudraient maintenant, dans le monde d'en haut, subir la pauvreté et de dures épreuves ! La puissance divine s'y oppose, et le triste marais à l'onde odieuse les tient liés, prisonniers du Styx aux neuf replis. 6, 440 Non loin de là, on découvre, s'étendant en tous sens,

les Champs des Pleurs; c'est ainsi qu'on les appelle. Voici ceux qu'un dur amour a rongés d'une langueur cruelle; ils se cachent dans des chemins secrets, protégés de tous côtés par une forêt de myrtes; même la mort ne les délivre pas de leurs soucis. 6, 445 En ces lieux, Énée distingue Phèdre et Procris, et la triste Ériphyle, montrant les blessures que lui fit un fils cruel, Évadné et Pasiphaé. Laodamie leur tient compagnie, ainsi que Cénée, jeune homme autrefois, redevenu femme maintenant, ramené par le destin à sa forme d'antan. 6, 450 Parmi elles, la Phénicienne Didon, sa blessure encore vive, errait dans la grande forêt. Dès qu'il se trouva près d'elle, le héros troyen la reconnut, sombre silhouette, parmi les ombres, tel quelqu'un qui voit ou pense avoir vu, au début du mois, la lune émerger parmi les nuages. 6, 455 Il ne put retenir ses larmes, et lui parla avec une douce affection : "Infortunée Didon, il avait donc raison le messager venu me dire que tu t'étais éteinte et par le fer avais mis fin à ta destinée ! Hélas, ai-je été la cause de ta mort ? Je le jure par les astres, par les dieux du ciel, par la Fidélité, si elle existe dans les profondeurs de la terre, 6, 460 c'est contre mon gré, ô reine, que je me suis éloigné de ton rivage. Mais les ordres des dieux, qui maintenant me contraignent à parcourir parmi les ombres, par une nuit profonde, ces lieux répugnants, ont par leurs ordres dirigé mes pas; jamais je n'ai cru que mon départ te causerait une si grande peine. 6, 465 Arrête ta marche et ne te soustrais pas à mon regard. Qui fuis-tu ? C'est l'ultime occasion que le sort nous donne de nous parler". Par ces mots Énée tentait d'apaiser cette âme ardente, au regard menaçant, et de provoquer ses larmes. Mais elle se détourna, tenant les yeux fixés au sol, 6, 470 sans que dès l'abord son visage trahisse plus d'émotion qu'un dur silex ou qu'une statue de marbre de Marpessos. Enfin elle se retira vivement et, hostile, se réfugia dans un bois ombragé, où son premier époux, Sychée, partage ses peines et lui rend son amour. 6, 475 Cependant Énée, frappé par l'injustice de ce sort, la suit de loin, versant des larmes, pris de pitié tandis qu'elle s'éloigne.

Les guerriers - Rencontre avec Déiphobe (477-547)

Après quoi, Énée reprend son pénible itinéraire. Déjà ils atteignaient

les champs extrêmes, les coins retirés que hantent les guerriers illustres. Voici Tydée qui surgit devant lui; et aussi, Parthénopée, 6, 480 illustré par ses faits d'armes, et le fantôme du pâle Adraste. Et voici ceux qui furent tant pleurés sur terre, les Dardanides tombés au combat. Énée poussa des gémissements, les voyant tous, en une longue file : Glaucus et Médon et Thersiloque, et les trois fils d'Anténor, et Polybétès, voué à Cérès, 6, 485 et même Idée, qui tenait encore son char et ses armes. Les âmes, innombrables, entourent Énée, à droite et à gauche; elles ne se contentant pas de l'avoir vu, elles veulent rester encore, accompagner ses pas, et apprendre la raison de sa venue. Mais les chefs des Danaens et les phalanges d'Agamemnon, 6, 490 dès qu'ils virent le héros dont les armes brillaient parmi les ombres, tremblent, agités par une crainte terrible. Les uns tournent le dos, comme autrefois quand ils regagnaient leurs navires; on entend aussi des voix ténues : le cri ébauché s'étrangle dans les gorges. C'est alors qu'Énée aperçoit Déiphobe le Priamide, 6, 495 au corps totalement déchiré, et au visage cruellement lacéré; il a le visage, les deux mains, les tempes dévastées, les oreilles arrachées, et le nez tranché en une abominable mutilation. À peine reconnaît-il l'homme apeuré, qui dissimulait les marques de ses affreux supplices, qu'il se met à l'interpeller en termes familiers : 6, 500 "Déiphobe, puissant par les armes, descendant de l'illustre sang de Teucer, qui fut assez cruel pour souhaiter t'infliger un tel châtiment ? Qui a pu exiger pour toi un tel sort ? Lors de l'ultime nuit (de Troie), m'a-t-on dit, après avoir massacré en foule des Pélasges, tu t'es affalé, épuisé, sur un tas confus de cadavres. 6, 505 Alors, moi, sur le rivage de Rhétée, j'ai élevé un cénotaphe, et à haute voix, par trois fois, j'ai invoqué tes mânes. Ton nom et des armes gardent cet endroit; je n'ai pu, cher ami, au moment où je quittais notre patrie, ni retrouver ton corps ni l'inhumer". À quoi le Priamide répondit : "Mon ami, tu n'as rien négligé, 6, 510 tu t'es acquitté de tout à l'égard de Déiphobe et de l'ombre de son cadavre. Ce sont ma destinée et le crime funeste de la Lacanienne qui m'ont plongé dans ces maux; voilà les souvenirs qu'elle me laissa. Tu as appris en effet que nous avons passé cette ultime nuit dans une joie trompeuse : impossible de ne pas s'en souvenir. 6, 515 Lorsque le cheval fatal dans son élan parvint en haut de la citadelle de Pergame, et y introduisit les soldats armés qui alourdissaient son ventre,

elle, feignant de conduire un choeur, faisait circuler des cortèges de Phrygiennes célébrant des rites bachiques; elle, au milieu, brandissant une immense torche, appelait les Danaens depuis le sommet de la citadelle. 6, 520 Moi, épuisé par les soucis et engourdi de sommeil, je restais sur ma couche nuptiale maudite; un sommeil doux et profond, très comparable à une mort paisible, s'abattit sur mon corps étendu. Entre-temps, cette bonne épouse fait sortir toutes les armes de la maison, après avoir elle-même retiré de dessous mon oreiller ma fidèle épée : 6, 525 elle invite Ménélas dans la demeure, lui ouvre la porte, espérant à l'évidence faire un précieux cadeau à un homme amoureux, et pouvoir étouffer ainsi la réputation de ses anciens méfaits. Pourquoi hésiter ? Ils envahissent la chambre, flanqués d'un compagnon, l'Éolide, conseiller en forfaits. Dieux, réservez aux Grecs aussi 6, 530 ce genre de supplices, si ma bouche qui réclame vengeance est pieuse. Mais allons, raconte à ton tour les événements qui t'ont amené ici, vivant ? Arrives-tu, au hasard d'errances sur la mer, ou sur l'ordre des dieux ? Quelle fortune te tourmente, te poussant en ces lieux troubles, tristes demeures sans soleil ?" 6, 535 À ce point de leurs échanges, l'Aurore, sur son quadrige de rose, avait déjà traversé à la course la moitié de son axe dans les airs, et peut-être auraient-ils poursuivi ainsi, pendant tout le temps alloué mais le guide d'Énée, la Sibylle, le rappela à l'ordre, et dit brièvement : "La nuit tombe, Énée; et nous passons des heures à pleurer. 6, 540 C'est ici l'endroit où la route se sépare en deux : la droite mène jusqu'au pied des murailles du grand Dis, par où nous irons vers l'Élysée; mais la gauche conduit vers l'impie Tartare, où s'appliquent les punitions des méchants". Déiphobe rétorque : "Ne t'emporte pas, grande prêtresse, 6, 545 je m'en vais; je vais reprendre ma place, rendu aux ténèbres. Va de l'avant, va, toi, notre fierté; jouis d'une meilleure destinée". Après ces simples mots, il s'interrompit et retourna sur ses pas.

Le Tartare , ses occupants et leurs châtiments (548-627)

Énée se retourne soudain, et au pied de la roche, sur la gauche, aperçoit de larges remparts entourés d'un triple mur; 6, 550 un fleuve torrentueux les entoure de ses flammes ardentes, le Phlégéthon du Tartare, tout bruyant des pierres qu'il charrie. Devant eux se dresse une porte énorme, aux solides colonnes d'acier; aucune force humaine, et même les habitants du ciel, en guerre,

ne réussiraient à les détruire; une tour de fer s'élève dans le ciel, 6, 555 et Tisiphone, avec sa robe retroussée toute tachée de sang, est assise, gardant l'entrée, sans fermer l'oeil, ni la nuit, ni le jour. On entend monter de là gémissements et cruels claquements de fouets, et aussi le grincement du fer des chaînes que l'on traîne. Énée s'arrêta, et, effrayé, s'emplit les oreilles de ce vacarme. 6, 560 "De quels crimes s'agit-il ? Parle, ô vierge; quelles peines les accablent ? Quelles sont ces lamentations si fortes qui montent dans les airs ?" Alors la prophétesse se mit à parler : "Illustre chef des Teucères, nul être innocent ne peut fouler ce seuil scélérat; mais Hécate, lorsqu'elle me préposa aux bois de l'Averne, 6, 565 m'instruisit des châtiments divins, et me fit tout visiter. Rhadamanthe de Cnosse règne sur ces royaumes impitoyables; il châtie, instruit les crimes cachés et pousse aux aveux ceux qui, heureux d'avoir commis un crime resté impuni sur terre, ont reporté à une mort lointaine l'expiation requise pour leur forfait. 6, 570 Aussitôt, Tisiphone, munie de son fouet, se venge des coupables, les piétine et les frappe; brandissant en sa main gauche des serpents menaçants, elle appelle la troupe cruelle de ses soeurs. Alors enfin, en un horrible grincement de leurs gonds, les portes sacrées s'ouvrent. Tu connais l'aspect de la sentinelle 6, 575 qui siège dans le vestibule, qui surveille le seuil ? Une hydre immense, pourvue de cinquante gueules noires, monstre plus cruel encore, siège à l'intérieur. Alors, c'est le vrai Tartare, qui s'ouvre et s'enfonce sous les ombres à une profondeur, deux fois égale à la hauteur où nous voyons le ciel près de l'Olympe éthéré. 6, 580 Ici l'antique race née de la Terre, les jeunes Titans, abattus par la foudre roulent tout au fond de l'abîme. Ici j'ai vu aussi les deux Aloïdes, aux corps démesurés, qui, de leurs mains, avaient entrepris de forcer le ciel immense, et d'expulser Jupiter du royaume d'en haut. 6, 585 J'ai vu aussi Salmonée, subissant un cruel châtiment pour avoir imité les flammes de Jupiter et les bruits de l'Olympe. Tiré par quatre chevaux et agitant une torche, cet homme traversait les peuples de Grèce et la ville au centre de l'Élide, triomphant et réclamant pour lui les honneurs divins, 6, 590 fou qu'il était, qui prétendait simuler les nuages et l'inimitable foudre avec sa trompe d'airain et le battement des sabots de ses chevaux. Mais le père tout-puissant, à travers l'épaisseur des nuages, lança un trait

-- ce n'était pas des torches ou les flammes fumeuses d'un flambeau--, et le précipita tête en avant dans un immense tourbillon. 6, 595 On pouvait voir aussi Tityos, nourrisson de la Terre, mère de toutes choses; son corps s'étendait sur toute la longueur de neuf arpents; un énorme vautour, de son bec crochu, dévore son foie immortel et fouille ses viscères féconds en supplices, y cherchant sa pâture, installé à demeure sous la haute poitrine, 6, 600 sans laisser le moindre répit au foie qui renaît sans fin. Pourquoi évoquer les Lapithes, Ixion et Pirithoüs ? Une roche noire, toujours sur le point de glisser, les surplombe et les menace, prête à tomber; sur de hauts lits de fête, brillent des accoudoirs d'or, et sous les yeux des damnés 6, 605 sont disposés des repas dignes de rois; mais l'aînée des Furies, assise près de là, empêche les mains de toucher aux tables en surgissant soudain, torche brandie et voix tonnante. Ici on trouve ceux qui, leur vie durant, ont haï leurs frères, ou maltraité un père ou abusé de la confiance d'un client, 6, 610 ou la foule innombrable de ceux qui, ayant amassé un trésor, l'ont couvé pour eux seuls, sans en réserver une part à leurs proches. Et ceux qui furent abattus pour cause d'adultère, ceux qui participèrent à des guerres impies, sans crainte de manquer à la foi donnée à leurs maîtres : prisonniers, ils attendent leur punition. Ne cherche pas à connaître 6, 615 leur châtiment, le type de crime ou le sort qui les perdit. Certains roulent une énorme pierre; d'autres, enchaînés, sont suspendus aux rayons d'une roue; l'infortuné Thésée est assis, et le restera éternellement, et Phlégyas, le plus malheureux, avertit tout le monde, prenant à haute voix les ombres à témoin : 6, 620 "Sur mon conseil, apprenez à être justes et à ne pas mépriser les dieux". L'un pour de l'or a vendu sa patrie et lui a imposé un maître puissant; à prix d'argent, il a fixé des lois ou les a abolies; tel autre a investi la couche de sa fille, pour des noces interdites : tous osèrent un sacrilège monstrueux et jouirent de leur audace. 6, 625 Non, même si je disposais de cent langues et de cent bouches, d'une voix au timbre de fer, toutes les formes de ces crimes, je ne pourrais les reprendre, ni énumérer tous les noms des peines."

Les bienheureux (628-678)

Dès qu'elle eut fini de parler, la vieille prêtresse de Phébus dit : "Mais, allons maintenant, prends la route et va au bout de ton entreprise;

6, 630 pressons le pas. J'aperçois les murs sortis des cheminées des Cyclopes et, sous la voûte qui nous fait face, les portes où nous avons ordre de déposer les offrandes prescrites". Elle avait dit, et d'un même pas ils s'avancent sur le chemin obscur, parcourent en hâte l'espace intermédiaire et s'approchent des portes. 6, 635 Énée pénètre dans l'entrée, s'asperge le corps d'eau fraîche et plante le rameau sur le seuil qui lui fait face. Cela fait, le service de la déesse accompli, ils parviennent en des lieux joyeux, en d'agréables prairies, dans des bois fortunés, les demeures bienheureuses. 6, 640 En ce lieu, un éther plus généreux baigne d'une lumière pourpre ces plaines, qui connaissent leur soleil et leurs astres. Les uns exercent leurs membres sur des palestres herbeuses, s'affrontent dans des jeux et luttent sur le sable fauve; d'autres, battant du pied, rythment des choeurs et chantent des poèmes. 6, 645 Le prêtre de Thrace, revêtu d'une longue robe, les accompagne en cadence, faisant sonner, tantôt avec les doigts, tantôt avec un plectre d'ivoire, les sept notes de la gamme. Voici l'antique race de Teucer, descendance magnifique, héros magnanimes, nés en des temps meilleurs, 6, 650 Ilus et Assaracus et Dardanus, le fondateur de Troie. Au loin on voit des armes et des chars, vides de guerriers; les javelines se dressent, fichées en terre, et les chevaux sans licou paissent dispersés dans la plaine. Ce goût des chars et des armes éprouvé de leur vivant, ce soin mis à élever de brillants chevaux, 6, 655 ils les conservent, une fois déposés en terre. Voici qu'il aperçoit, à droite et à gauche, dans l'herbe, d'autres personnages en train de manger et de chanter en choeur un heureux péan, dans un bois de laurier plein d'odeurs, d'où jaillit le fleuve Éridan, qui, à travers la forêt, refoule vers le haut ses eaux abondantes. 6, 660 Voici la troupe de ceux qui furent blessés en combattant pour leur patrie, et ceux qui, durant leur vie terrestre, furent des prêtres vertueux, et les poètes pieux, dont les dires furent dignes de Phébus, et ceux qui, en inventant les arts, ont embelli notre vie, et ceux dont les mérites s'imprimèrent dans les mémoires des hommes : 6, 665 tous ont leurs tempes ceintes d'un blanc bandeau de neige. La Sibylle s'adressa à ces gens ainsi dispersés, et notamment à Musée (en effet, une foule très dense l'entoure, les regards levés vers lui, qui les dépasse tous de ses hautes épaules) :

"Dites-moi, âmes bienheureuses, et toi, le meilleur des poètes, 6, 670 en quelle région, en quel lieu se trouve Anchise ? Car c'est pour lui que nous sommes là, et avons traversé les grands fleuves de l'Érèbe". Musée lui répondit brièvement : "Personne parmi nous n'a de demeure fixe; nous habitons dans des bois sombres, nous nous étendons sur les berges et hantons les fraîches prairies. 6, 675 le long des rivières. Mais vous, si telle est la volonté en votre coeur, montez sur cette hauteur, et je vous montrerai alors une voie facile". Il finit de parler et, marchant devant eux, leur montre d'en haut des plaine éclairées; alors, ils quittent le haut des cimes.

Retrouvailles - Au bord du Léthé (679-751)

De son côté, le vénérable Anchise, au fond d'une vallée verdoyante, 6, 680 observait, en les passant en revue avec soin, les âmes prisonnières destinées à rejoindre la lumière d'en haut; et justement, il considérait toute la série des siens, ses chers descendants, les destinées et le sort des héros, leurs caractères et leurs exploits. Dès qu'il vit, en face de lui, Énée s'avancer tout joyeux 6, 685 à travers les herbes, il lui tendit les deux mains; les larmes inondaient ses joues, et de sa bouche sortit ce cri : "Tu es venu enfin, et ta piété, comme ton père l'avait pressenti, a triomphé des difficultés du voyage ! Il m'est donné, mon fils, de voir ton visage, d'entendre et d'échanger des paroles familières ! 6, 690 Certes, j'en rêvais et je pensais, en décomptant les jours, que tu viendrais; mon attente inquiète n'a pas été abusée. Que de terres, quelles immensités tu as traversées, avant que je t'accueille ! Quels dangers extraordinaires t'ont éprouvé ! Comme j'ai craint les torts que pouvait te faire le royaume de Libye !" 6, 695 Et Énée de lui répondre : "C'est ton image, père, ta triste image, qui, si souvent présente devant moi, m'a amené vers ce seuil; notre flotte est ancrée dans la mer tyrrhénienne. Laisse-moi, père, laisse-moi serrer ta main, et ne te soustrais pas à notre étreinte". Pendant qu'il parlait, son visage ruisselait d'abondantes larmes. 6, 700 Par trois fois, il tenta d'entourer de ses bras le cou paternel; par trois fois l'image vainement saisie lui échappa des mains, à l'égal des brises légères, et toute pareille à un songe qui s'envole. Cependant, Énée voit, dans un vallon en retrait, l'enclos d'un bois sacré, les broussailles d'une forêt bruissante, 6, 705

et le fleuve Léthé, qui s'écoule le long de ces lieux paisibles. Sur ses bords, volaient des nations, des peuples sans nombre : et, comme dans les prés, au cours d'un été serein, quand les abeilles se posent sur les fleurs bigarrées et se coulent dans les lys blancs, toute la plaine était bourdonnante de leur murmure. 6, 710 Énée, qui ne comprend pas, frémit à cette vue soudaine, s'informe des causes de ce rassemblement, demande ce qu'est ce fleuve au loin, qui sont ces hommes, en rangs si serrés, le long des rives. Alors le noble Anchise explique : "Les âmes à qui les destins réservent d'autres corps, viennent boire dans l'onde 6, 715 du fleuve Léthé les liqueurs rassurantes des longs oublis. Certes, les évoquer devant toi et te les montrer en face, je le souhaite depuis longtemps; je désire énumérer cette lignée de mes descendants, et ainsi avec moi tu te réjouiras plus encore d'avoir retrouvé l'Italie." "Ô père, faut-il penser vraiment que des âmes remontent d'ici 6, 720 vers le ciel, et retournent à nouveau dans des corps pesants ? Que signifie donc chez ces malheureux ce si cruel désir de lumière ?" "Oui, mon fils, je vais te le dire; je ne te laisserai pas sans réponse", reprit Anchise, qui expliqua dans l'ordre chaque point de cette doctrine. "Au commencement le ciel et les terres et les plaines liquides, 6, 725 et le globe lumineux de la lune et les feux de Titan sont nourris d'un souffle intérieur; diffus dans leurs membres, l'esprit meut la masse tout entière et se mêle à ce corps puissant. De là proviennent la race des hommes et des animaux, les êtres qui volent, et les monstres que contient la mer sous sa surface de marbre. 6, 730 Ces germes possèdent une vigueur ignée et une origine céleste, pour autant qu'ils ne soient pas alourdis par des corps nuisibles ou émoussés par des articulations de terre et des membres mortels. D'où craintes et désirs, souffrances et joies, pour les âmes, qui, enfermées dans la prison d'aveugles ténèbres, ne voient plus le ciel. 6, 735 Bien plus, lorsque, au jour suprême, la vie les a abandonnées, tout mal cependant et les souillures du corps ne quittent pas absolument ces malheureuses : inévitablement, beaucoup de concrétions depuis longtemps s'y sont implantées en profondeur de manière étonnante. Dès lors elles sont soumises à des peines, et expient dans des supplices 6, 740 leurs anciens méfaits : certaines sont étendues dans le vide, suspendues et exposées aux vents; d'autres lavent dans un vaste gouffre ou brûlent dans le feu la souillure de leur crime. (Chacun de nous subissons nos mânes. Envoyés ensuite dans l'ample Élysée, nous sommes quelques-uns à occuper ces champs heureux),

6, 745 jusqu'à ce qu'une longue période, une fois achevé le cycle du temps, ait réduit à rien l'infecte concrétion, et laisse enfin purifiés l'esprit éthéré et le feu du souffle sans mélange. Lorsque durant mille ans toutes ces âmes ont tourné la roue du temps, un dieu appelle leur immense troupe près du fleuve Léthé, 6, 750 pour que, sans se souvenir du passé, elles revisitent à nouveau les sphères supérieures, et commencent à vouloir se réincarner."

Revue des héros romains (752-854)

Anchise avait parlé; il entraîna ensemble son fils et la Sibylle au milieu de la foule bruyante des groupes rassemblés, prit place sur une hauteur d'où il pouvait promener ses regards sur la longue file 6, 755 de ceux qui arrivaient en face de lui et identifier leurs visages. "Et maintenant, la gloire qui dans le futur s'attachera à la lignée de Dardanus, nos descendants italiens qui attendent de renaître, âmes illustres qui sont destinées à aller propager notre nom, je vais te les présenter et te révéler tes destins. 6, 760 Ce jeune homme que tu vois appuyé sur le manche d'une lance, le sort lui a réservé la place la plus proche de la lumière; il sera le premier à s'élever, avec un sang mêlé de sang italien, vers les brises éthérées : c'est Silvius, au nom albain, le fils qui naîtra après ta mort, lui que ton épouse Lavinie te donnera tard dans ta vieillesse, 6, 765 mettant au monde dans les bois un roi, père de rois, d'où notre race régnera sur Albe-la-Longue. Celui-là, tout proche, c'est Procas, la gloire de la nation troyenne, puis Capys et Numitor, et celui qui portera ton nom, Silvius Énée, aussi remarquable que toi par la piété 6, 770 ou les exploits, si un jour il lui échoit de régner à Albe. Quels jeunes hommes ! De quelles forces ils font montre, regarde, et ces tempes qu'ils portent, ombragées du chêne de la couronne civique ! Voici les fondateurs de Nomentum et de Gabies et de la ville de Fidènes; ceux-là établiront sur les collines la citadelle de Collatie, 6, 775 et Pométie et Castrum Inui, ainsi que Bola et Cora; ce seront alors des noms, ce sont aujourd'hui des terres sans nom. Et puis à la série se joindra aussi celui qui s'associera à son aïeul, le fils de Mars, Romulus, que Ilia, du sang d'Assaracus, mettra au monde. Vois-tu les deux aigrettes qui se dressent sur sa tête ? 6, 780 C'est le père des dieux qui l'honore déjà de son signe.

Ce sera sous les auspices de ce héros, mon fils, que l'illustre Rome égalera son empire à l'univers et sa valeur à l'Olympe, et que pour elle seule elle entourera ses sept collines d'une muraille; ville féconde en héros, elle est comme la mère du Bérécynte, 6, 785 qui, couronnée de tours, traverse sur son char les cités de Phrygie, heureuse d'avoir enfanté les dieux, d'avoir étreint cent descendants, tous hôtes du ciel, tous occupant les hautes régions d'en haut. Maintenant, tourne les yeux de ce côté, vois cette nation, et tes Romains. Voici César, et toute la descendance de Iule, 6, 790 qui un jour apparaîtra sous l'immense voûte céleste. Oui, c'est lui, voici le héros, dont si souvent on te répète qu'il t'est promis; Auguste César, né d'un dieu, fondera un nouveau siècle d'or; régnant sur les terres où régnait autrefois Saturne, il étendra son empire au-delà des Garamantes et des Indiens; 6, 795 au-delà des étoiles, au-delà des routes de l'année et du soleil, un territoire où Atlas, qui porte le ciel, fait tourner sur ses épaules l'axe semé d'étoiles de feu. À l'idée de sa venue, les royaumes de la Caspienne maintenant déjà frémissent devant les oracles des dieux, et la terre Méotide, 6, 800 et les sept embouchures du Nil se troublent et tremblent. En vérité Alcide n'a pas parcouru autant de terres, bien qu'il ait transpercé la biche aux pieds d'airain, pacifié les bois d'Érymanthe et fait trembler Lerne avec son arc; ni non plus, le victorieux qui dirigea son attelage avec des rênes de pampre, 6, 805 Liber, menant ses tigres depuis les hautes cimes de Nysa. Et nous hésitons encore à déployer notre valeur par de hauts faits, ou la crainte nous empêche-t-elle de nous établir en terre d'Ausonie ? Qui donc est celui-là, au loin, qui se distingue par ses rameaux d'olivier, et portant des objets sacrés ? Je reconnais les cheveux et la barbe blanche 6, 810 du roi romain qui fera de notre ville la première ville fondée sur des lois, lui, envoyé de l'humble Cures et d'une pauvre terre, dans un vaste empire. Lui succédera celui qui rompra la vie paisible de sa patrie et enverra sous les armes des hommes rassis, et des troupes déjà déshabituées des triomphes. 6, 815 Tout près de lui, Ancus le suit, un peu trop fier de lui, trop attiré, dès à présent, par les souffles populaires. Veux-tu voir aussi les rois Tarquins, et l'âme altière de Brutus le Vengeur, les faisceaux qu'il a reconquis ? Il sera le premier à recevoir le pouvoir consulaire et les haches cruelles; 6, 820

et, lorsque ses enfants fomenteront une révolution, ce père voudra les châtier, au nom de la belle liberté ! Le malheureux ! Que sa postérité juge ces actes comme elle voudra : son amour de la patrie l'emportera, ainsi que son immense désir de gloire. Et plus loin, vois les Décius et les Drusus, et armé de sa hache 6, 825 l'impitoyable Torquatus, et Camille rapportant les enseignes. Et ces âmes, revêtues d'armes identiques, que tu vois briller maintenant en pleine harmonie et tant qu'elles sont enfoncées dans la nuit, hélas ! quelle guerre terrible les opposera si elles atteignent les lumières de la vie ! Quelles armées immenses elles aligneront, 6, 830 et quel carnage : le beau-père descendant des remparts alpins et du rocher de Monécus; le gendre en face avec ses troupes de l'Aurore ! Non, mes enfants, n'habituez pas vos pensées à de telles guerres, ne tournez pas ses forces vives contre les entrailles de la patrie. Toi le premier, épargne-la, toi qui tires ton origine de l'Olympe, 6, 835 que ta main rejette au loin ces armes, ô mon sang ! Lui depuis Corinthe mènera jusqu'au sommet du Capitole son char de triomphateur, illustre vainqueur des Achéens écrasés. Celui-là détruira Argos et la Mycènes d'Agamemnon, et l'Éacide lui-même, descendant d'Achille aux armes puissantes; 6, 840 ainsi il aura vengé ses aïeux troyens et les temples profanés de Minerve. Qui te passerait sous silence, grand Caton, ou toi, Cossus ? Qui ne citerait la famille de Gracchus, ou ces foudres de guerre, les deux Scipions, désastre de la Libye, et, par son maigre avoir, le puissant Fabricius, ou toi, Serranus, ensemençant tes sillons ? 6, 845 Où m'entraînez-vous, Fabii, moi qui suis fatigué ? C'est bien toi, l'illustre, le Maximus, qui, seul, par tes hésitations calculées, rétablis notre État. D'autres façonneront des bronzes animés d'un souffle plus doux, ils tireront du marbre, je le crois du moins, des visages vivants, plaideront mieux dans les procès, décriront avec leur baguette 6, 850 les mouvements célestes, et prédiront l'apparition des astres; toi, Romain, souviens-toi de gouverner les nations sous ta loi, -- ce seront tes arts à toi--, et d'imposer des règles à la paix : ménager les vaincus et faire la guerre aux superbes".

Vision de Marcellus et retour sur terre (854-901)

Ainsi parla le vénérable Anchise, qui ajouta pour ses auditeurs étonnés : 6, 855 "Vois comment Marcellus, que l'on remarque à ses dépouilles opimes, s'avance en vainqueur, surpassant de la tête tous les héros.

Parmi le tumulte d'un grand bouleversement, ce cavalier rétablira la puissance romaine, écrasera les Puniques et le Gaulois rebelle, et consacrera au vénérable Quirinus les troisièmes dépouilles prises à l'ennemi". 6, 860 Et alors Énée, qui voyait en effet s'avancer avec lui un jeune homme d'une beauté insigne, revêtu d'armes étincelantes; mais au front et aux regards sans joie, et baissant son visage : "Père, qui est celui qui accompagne ainsi le héros dans sa marche ? Est-ce son fils, ou quelque descendant de sa longue lignée ? 6, 865 Quelle animation autour de lui ! Quelle majesté aussi en lui ! Mais autour de sa tête plane l'ombre triste d'une sombre nuit". Alors le vénérable Anchise fond en larmes, puis se met à parler : "Mon fils, ne t'informe pas de l'immense douleur qui attend les tiens; ce jeune homme, les destins se contenteront de le montrer à la terre, 6, 870 sans rien lui accorder de plus. Dieux du ciel, la race romaine, recevant ce don comme son bien propre, vous eût paru trop puissante ! Que de gémissements les hommes feront-ils monter du Champ de Mars vers la grande cité ! Ou, Tibérinus, de quelles funérailles seras-tu témoin, coulant près de sa tombe fraîchement creusée ! 6, 875 Nul enfant issu de la race d'Ilion ne portera si haut les espoirs de ses aïeux latins, et jamais la terre de Romulus ne tirera tant d'orgueil d'un de ses nourrissons. Piété ! Fidélité d'antan, hélas ! Bras invincible à la guerre ! Non, personne ne se serait impunément affronté à lui, 6, 880 quand, revêtu de ses armes, il aurait à pied marché contre l'ennemi, ou piqué de ses éperons les flancs d'un cheval écumant. Hélas ! Malheureux enfant, ah, si tu pouvais rompre ton cruel destin ! Tu seras Marcellus. À pleines mains, offrez des lys ! Ah, que je répande des fleurs pourprées, qu'au moins sur l'âme de mon petit-fils, 6, 885 j'accumule des offrandes, et m'acquitte ainsi d'un vain devoir". Ainsi errent-ils çà et là dans toute cette zone, parcourant l'étendue des plaines aériennes, et portant partout leurs regards. Après avoir guidé son fils dans chacun de ces lieux, et embrasé son coeur du désir de sa gloire future, 6, 890 Anchise lui rappelle les guerres qu'il devra mener ensuite, le renseigne sur les peuples des Laurentes et la ville de Latinus, et sur divers moyens d'éviter ou de supporter toutes ses épreuves. Il existe deux Portes du Sommeil; la première, dit-on, est de corne, et donne un accès facile aux ombres véritables; 6, 895

l'autre est faite d'un ivoire éclatant, et resplendit, mais c'est par elle que les Mânes envoient vers le ciel des songes trompeurs. Tout en parlant ainsi, Anchise reconduit à cet endroit son fils et la Sibylle, et les fait sortir par la porte d'ivoire. Énée coupe au plus court vers ses navires et retrouve ses compagnons. 6, 900 Alors il gagne directement, le long de la côte, le port de Caiète. Les ancres tombent des proues; les poupes se dressent sur le rivage.

Chant 7 Arrivée au Latium. La guerre est inévitable

La dernière étape des errances d'Énée (1-36)

Caiète (1-9)

7, 1 Toi aussi, Caiète, nourrice d'Énée, par ta mort tu as donné à nos rivages une gloire éternelle; maintenant, un lieu t'honore, et dans la grande Hespérie, si c'est là une gloire, un nom signale l'endroit où reposent tes os. 7, 5 Mais une fois tes rites funèbres accomplis, et ton tertre élevé, dès que s'apaisent les flots agités, le pieux Énée largue ses voiles et quitte le port. Les brises soufflent dans la nuit, et la lune blanche, sans contrarier sa course, fait scintiller la mer sous sa tremblante lumière.

L'île de Circé (10-24)

7, 10 La flotte effleure les côtes toutes proches de la terre de Circé, où la riche fille du Soleil emplit de son chant incessant les bois inaccessibles. Dans sa fière demeure, elle brûle du cèdre odorant pour éclairer la nuit, et sur de fines toiles fait courir un peigne sonore. 7, 15 De là-bas s'élevaient les gémissements furieux des lions qui refusaient leurs chaînes et rugissaient dans la nuit; les sangliers couverts de soies et les ours dans leurs enclos se démenaient avec rage, et des loups hurlaient, silhouettes de géants. Les herbes puissantes de Circé, la cruelle déesse, leur avaient ôté 7, 20 leur figure d'hommes, les revêtant d'une face et d'un corps de bêtes. Pour éviter aux pieux Troyens entraînés vers ces ports d'approcher ces côtes sinistres et de subir de telles atrocités, Neptune souffla dans leurs voiles des vents favorables,

et les emportant loin de ces fonds bouillonnants, favorisa leur fuite.

L'embouchure du Tibre (25-36)

7, 25 Et déjà la mer s'empourprait sous les rayons et, du haut de l'éther, l'Aurore couleur de feu brillait sur son char vermeil, quand soudain les vents se posèrent et tout souffle s'arrêta : les rames luttaient sur le marbre paresseux de la mer. Alors du large, Énée aperçoit un bois immense. 7, 30 Au milieu de ce bois, Tibérinus, un fleuve charmant, aux tourbillons rapides et aux flots jaunis par le sable qu'il charrie, se déverse dans la mer. Tout autour et par dessus, des oiseaux de toutes sortes, familiers de ses rives, charment l'éther de leur chant et survolent le bois. 7, 35 Énée ordonne à ses compagnons de faire virer les proues vers la terre, et, tout heureux, il s'enfonce dans l'estuaire ombragé.

Invocation à la Muse (37-45)

Et maintenant, Érato, je vais raconter les rois, les événements, la situation dans l'antique Latium, lorsque pour la première fois une armée étrangère poussa sa flotte vers les rivages ausoniens, 7, 40 et j'évoquerai les prémisses du tout premier combat. Toi, déesse, toi, inspire ton poète. Je dirai les guerres affreuses, je dirai les armées et les rois que leur ardeur poussa à la mort, et la troupe tyrrhénienne, et l'Hespérie tout entière, rassemblée sous les armes. Plus l'ordre qui naît est grand, 7, 45 plus grande est l'oeuvre que j'entreprends.

Les dieux manifestent leur volonté aux Latins (45-106)

La cour de Latinus est témoin de présages extraordinaires (45-80)

7, 45 Le roi Latinus, bien vieux déjà, régnait sur des villes et des campagnes depuis longtemps pacifiées et sereines. Il était né, nous dit-on, de Faunus et de la nymphe laurente Marica. Le père de Faunus était Picus, qui t'appelle père, toi, Saturne, le tout premier auteur de cette famille. 7, 50 Par la volonté des dieux, il n'eut pas de fils, nulle descendance mâle; un premier enfant lui fut arraché à la naissance.

Seule une fille sauvait cette maison et un trône si puissant, Lavinia, mûre déjà pour un époux, nubile déjà, en pleine fleur. Nombreux étaient ses prétendants, dans le vaste Latium 7, 55 et toute l'Ausonie. Le plus beau de tous, c'est Turnus, fort de ses aïeux et de ses ancêtres, qu'Amata, l'épouse du roi, avec une hâte étonnante, s'acharnait à vouloir pour gendre. Mais diverses terreurs nées de présages divins s'opposent à cette union. Au milieu de la demeure, au fond de la haute maison, il y avait un laurier : 7, 60 son feuillage sacré fut sauvegardé scrupuleusement de longues années. Le vénérable Latinus, dit-on, l'avait trouvé lors de la fondation de sa citadelle; il le consacra à Phébus et d'après lui nomma son peuple les "Laurentes". Des abeilles en rangs serrés (récit étonnant !), en un intense bourdonnement, traversèrent l'éther limpide, 7, 65 et se posèrent tout en haut du laurier; et, aussitôt que leurs pattes se furent entremêlées, un essaim se suspendit à un rameau verdoyant. Tout de suite le devin dit : "Je vois un étranger, un homme qui s'avance, et, venant du même côté, 7, 70 une armée tend vers ce même endroit, et domine au sommet de la citadelle". En outre, pendant qu'elle allumait près des autels de chastes torches, debout près de son père, on a vu (ô horreur !) le feu saisir les longs cheveux de la jeune Lavinia, et sa parure brûler sous les flammes crépitantes. 7, 75 La royale chevelure s'embrase, et la couronne de pierres précieuses. Alors, entourée de fumée, dans un halo de lumière fauve, elle répand Vulcain dans toute la demeure. En vérité, on présenta cela comme une vision effrayante, et étonnante : Lavinia serait en grand renom, prophétisait-on; elle aurait un illustre destin; 7, 80 mais pour le peuple, cela présageait une longue guerre.

Latinus reçoit les directives du dieu-devin Faunus, son père (81-106)

Mais le roi, soucieux devant ces prodiges, recourt à l'oracle de son père, le devin Faunus; il s'en va consulter les bois sacrés, au pied de la source sainte, l'altière Albunée, qui résonne dans l'immensité de la forêt, et qui exhale dans l'obscurité une sauvage odeur de soufre. 7, 85 C'est ici que les peuples d'Italie et toute la terre d'Oenotrie viennent chercher des réponses à leurs doutes. Lorsque le prêtre a apporté ses offrandes et s'est couché, dans la nuit silencieuse, sur les peaux étendues des brebis immolées, puis s'est endormi,

il voit maints fantômes volant d'étrange façon; 7, 90 il entend diverses voix, converse avec les dieux, et parle à l'Achéron dans les profondeurs de l'Averne. Ici, le vénérable Latinus lui aussi, en quête de réponses, immola selon le rite cent brebis laineuses, âgées de deux ans, et se coucha, reposant sur leurs toisons jetées à terre. 7, 95 Une voix soudaine est alors renvoyée du fond du bois : "Ne cherche pas à unir ta fille en des noces latines, ô mon fils; ne te fie pas à l'union qu'on lui a préparée. De l'étranger viendront des gendres, dont le sang portera notre nom jusqu'aux astres. Nés de leur souche, nos descendants verront, 7, 100 soumis à leurs lois et tournant sous leurs pieds, l'univers entier qu'aperçoit le soleil dans sa course éternelle d'un Océan à l'autre". Ces réponses et les conseils reçus de son père Faunus dans la nuit silencieuse, Latinus ne les tint pas pour lui. Déjà la Renommée, déployant ses ailes, avait porté la nouvelle, 7, 105 loin, dans toutes les villes d'Ausonie, lorsque les fils de Laomédon attachèrent leurs bateaux au talus herbeux de la rive.

Les dieux manifestent leur volonté aux Troyens (107-147)

Énée, et les principaux chefs, et le beau Iule, s'étendent sous les branches d'un grand arbre, et commencent leur repas. Sur l'herbe ils présentent les mets : 7, 110 des gâteaux de froment (c'était l'ordre de Jupiter), et posés sur ce socle de Cérès des fruits champêtres. Mais, lorsqu'ils eurent tout consommé, la faim les poussa à mordre dans la galette de blé : de leurs mains et de leurs mâchoires, ils osèrent entamer, 7, 115 sans laisser le moindre quartier, le gâteau marqué par le destin. "Hé, nous avons même mangé nos tables !" dit seulement Iule en riant. Cette parole fut le premier signal annonçant la fin de leurs épreuves. Tout de suite, son père Énée la cueillit sur ses lèvres et, sous l'emprise d'une puissance divine, l'interrompant, 7, 120 ajouta aussitôt : "Salut, terre promise par les destins, et salut à vous, ô fidèles Pénates de Troie. Voici notre demeure, voici notre patrie. Mon père Anchise en effet (je m'en souviens maintenant) m'a confié ces secrets des destins: "Mon fils, lorsque sur des rivages inconnus, après un repas, 7, 125

la faim vous contraindra à manger vos tables, alors, dans ta fatigue, n'oublie pas d'espérer un séjour stable, et d'installer là de tes mains tes premières maisons, à l'abri d'un rempart." C'était là la famine, l'ultime épreuve qui nous attendait, qui allait mettre un terme à nos malheurs. 7, 130 Dès lors, allons, et le coeur joyeux, à la première lueur du soleil, cherchons à connaître ces lieux, leurs habitants, voyons où sont leurs murailles, et du port partons dans diverses directions. À présent, offrez des libations à Jupiter; dans vos prières, invoquez Anchise mon père, et replacez le vin sur les tables." 7, 135 Sur ces paroles, les tempes ceintes d'un rameau verdoyant, Énée invoque successivement le génie du lieu, et la première des divinités, Tellus, ainsi que les Nymphes et les fleuves, jusqu'alors inconnus de lui, puis la Nuit et les signes qui se lèvent la Nuit, puis Jupiter Idéen et la mère phrygienne, 7, 140 enfin ses propres parents, dans le Ciel et dans l'Érèbe. Alors, le dieu tout puissant, l'illustre, par trois fois, tonna au sommet du ciel, et, de sa propre main, agita en haut de l'éther une nuée ardente, qui apparut toute rayonnante d'or et de lumière. Aussitôt, une rumeur se répand parmi les rangs troyens : 7, 145 "Le jour est venu, où ils élèveront les murs promis". Pleins d'ardeur, ils reprennent le festin, et heureux de l'important présage, dressent des cratères et parent les coupes de couronnes.

Ambassade à Latinus (148-285)

7, 148 Le lendemain, aux premières lueurs du jour naissant sur la terre, les Troyens explorent la ville dans toutes les directions, 7, 150 ses campagnes et son rivage. Voici les marais du fleuve Numicus, et voici le fleuve Thybris; c'est ici qu'habitent les vaillants Latins. Alors le fils d'Anchise ordonne à cent ambassadeurs choisis parmi sa troupe, d'aller au palais du vénérable roi, tous revêtus des rameaux de Pallas, 7, 155 pour lui offrir des présents et demander la paix pour les Troyens. Sans délai, ils se hâtent d'obéir, et s'en vont d'un pas rapide. Énée d'un modeste fossé marque ses remparts, investit le lieu, et sur le rivage, comme pour un camp, entoure ses premières constructions de palissades et d'un talus. 7, 160 Déjà les jeunes gens, sur leur route, apercevaient les tours

et les hautes bâtisses des Latins, et s'approchaient des murailles. Devant la ville, des enfants et des jeunes gens dans leur première fleur, s'entraînent à cheval et, dans un nuage de poussière, maîtrisent des chars ou tendent des arcs puissants, ou du bras font tournoyer de souples javelots, 7, 165 et se provoquent à la course ou au combat. Alors un messager, à cheval, rapporte aux oreilles du vieux roi que des hommes imposants, étrangement vêtus, viennent d'arriver. Il ordonne de les introduire dans sa demeure et s'installe parmi les siens sur le trône ancestral. 7, 170 Demeure auguste, immense, portée vers le ciel par cent colonnes, elle occupe le sommet de la ville; c'était le palais du roi Laurente Picus, qu'imprègnent d'une horreur sacrée les bois et la religion ancestrale. Pour les rois, c'était un bon présage de recevoir ici leur sceptre, et de lever leurs premiers faisceaux; ce temple était leur curie, 7, 175 le siège des banquets sacrés; ici, après l'immolation d'un bélier, les Pères avaient coutume de prendre place à ces longues tables. Il y avait aussi la série des effigies des lointains aïeux, sculptées dans du vieux cèdre, et Italus, et le vénérable Sabinus, qui sema la vigne, représenté avec une faucille recourbée; 7, 180 et le vieillard Saturne, et l'image de Janus aux deux visages. Tous se dressaient dans l'entrée; et les autres rois aussi, depuis l'origine, et ceux qui, se battant pour la patrie, endurèrent les blessures de Mars. Devant l'entrée sacrée, se trouvaient en outre des armes innombrables; là étaient suspendus des chars capturés et des haches incurvées, 7, 185 des casques empanachés, et d'énormes barres de portes, des javelots et des boucliers, et des rostres arrachés aux navires. Muni de son bâton quirinal, vêtu d'une courte trabée, un ancile à la main gauche, Picus, le dompteur de chevaux, était assis; une épouse ivre de désir, Circé, l'avait frappé 7, 190 de sa baguette d'or, et à l'aide de ses breuvages, elle le transforma en oiseau et parsema ses ailes de couleurs.

Échange de discours et de présents (192-285)

C'est dans ce temple des dieux et assis sur le trône ancestral que Latinus appela à lui les Troyens. Dès qu'ils furent entrés, il prit le premier la parole et leur parla avec gentillesse : 7, 195 "Dites-moi, Dardanides (oui, nous connaissons et votre ville et votre peuple, et nous avons entendu parler de votre parcours sur les mers), que cherchez-vous ? Quelle raison ou quel besoin poussa vos navires

à franchir tant de sombres mers pour aborder au rivage d'Ausonie ? Que vous soyez égarés, ou dévoyés par les intempéries, 7, 200 victimes de ces avatars qui épouvent les marins en pleine mer, vous avez pénétré entre nos rives, et vous êtes au port; ne refusez pas notre hospitalité; ne vous méprenez pas sur les Latins, la race de Saturne, un peuple juste sans prison et sans lois, qui se maintient par sa volonté, selon les règles du dieu ancien. 7, 205 Et même, je me souviens (histoire un peu obscure, vu les années) des récits des vieillards auronques; ils disaient que Dardanus, né dans nos régions, pénétra jusqu'aux villes idéennes de Phrygie et jusqu'à Samos de Thrace, appelée aujourd'hui Samothrace. Il partit d'ici, de la ville tyrrhénienne de Corythus; 7, 210 il vit maintenant dans le palais d'or du ciel constellé d'étoiles, et ses autels ajoutent une unité au nombre des dieux". Lorsqu'il eut parlé, Ilionée poursuivit ainsi : "Roi, rejeton illustre de Faunus, aucune sombre tempête ne nous a ballottés sur les flots ni poussés vers vos terres; 7, 215 nul astre non plus, nul rivage ne nous ont fourvoyés : c'est volontairement, de propos délibéré, que nous nous portons vers cette ville, car nous fûmes rejetés du plus grand royaume que contemplait jadis le Soleil descendant de l'extrémité de l'Olympe. Jupiter est l'origine de notre race; la jeunesse Dardanienne se glorifie 7, 220 de son aïeul Jupiter, et notre roi lui-même descend directement de Jupiter : c'est le Troyen Énée qui nous a envoyés vers ta demeure. Chacun a entendu parler de la terrible tempête, qui souffla depuis la cruelle Mycènes et parcourut les plaines de l'Ida, des destins qui firent s'affronter deux mondes, l'Europe et l'Asie. 7, 225 Oui, chacun sait cela, que le tienne à l'écart, aux confins de la terre, le reflux de l'Océan, ou que le relègue loin de tout la zone qui s'étend au milieu des quatre autres, brûlée par un soleil implacable. Après ce désastre, nous fûmes emportés à travers l'immensité des mers. Nous demandons un coin de terre pour les dieux de nos pères, 7, 230 et un rivage paisible, l'air et l'eau, ces biens offerts à tous. Nous apporterons grand éclat à votre royaume, et votre renom s'imposera, prestigieux, et notre reconnaissance pour un tel bienfait ne faiblira pas; les Ausoniens ne regretteront pas d'avoir reçu les Troyens dans leur sein. J'en fais le serment par les destins d'Énée et par sa dextre puissante, 7, 235 qui a prouvé sa valeur dans des alliances ou par la guerre et les armes : Nombreux sont les peuples, nombreuses les nations (ne nous méprise pas,

si nous venons spontanément, bandelettes à la main et supplications aux lèvres) qui nous ont fait des avances, voulant s'adjoindre notre peuple. Mais les destins divins nous ont poussés vers vos terres; 7, 240 ils l'ordonnaient. Dardanus, qui provient d'ici, revient ici, et ce sont les ordres impérieux d'Apollon qui nous pressent vers le Thybris tyrrhénien et la source du Numicus et ses marais sacrés. Énée t'offre aussi les maigres présents de notre fortune d'antan, restes arrachés aux flammes de Troie. 7, 245 Le vénérable Anchise aux autels faisait des offrandes dans ce vase d'or; voici la parure que portait Priam, lorsque, à ses peuples rassemblés, il rendait la justice, selon la coutume; voici son sceptre et sa tiare sacrée, et son manteau tissé par les Troyennes". Après ces paroles d'Ilionée, Latinus, tout à sa contemplation, 7, 250 le visage baissé, reste immobile, cloué sur place; devant ses yeux les pensées se succèdent. La pourpre brodée, et le sceptre de Priam l'émeuvent et le retiennent bien moins que l'idée du mariage et de l'hymen de sa fille, et en son coeur il retourne l'oracle du vieux Faunus : 7, 255 "Voilà donc le gendre, venu de l'étranger, annoncé par les destins; il est appelé à régner avec moi sous des auspices égaux; sa vaillance lui vaudra une descendance qui deviendra illustre, et qui imposera sa puissance à l'univers entier". Enfin, tout à sa joie, il dit : "Que les dieux secondent nos plans, 7,260 et ce qu'ils avaient eux-mêmes annoncé ! Troyen, tes souhaits te seront accordés. Et je ne refuse pas vos présents : Latinus vivant, vous ne serez privés ni d'une terre riche et féconde ni de l'opulence de Troie. Qu'Énée, pour sa part, s'il désire tellement nous rencontrer, s'il a hâte de nouer des liens d'hospitalité, de se dire notre allié, 7, 265 vienne en personne, sans craindre des visages qui sont amicaux : pour moi, une partie de la paix sera d'avoir touché la droite de votre chef. Vous, de votre côté, portez à présent mon message à votre roi : j'ai une fille, qui ne peut être unie à un époux de notre race, les oracles issus du sanctuaire de mon père, et une foule de signes célestes 7, 270 l'interdisent; venu de rivages étrangers se présentera un gendre - les devins prédisent cela pour le Latium -, et son nom portera notre nom jusqu'aux astres. Les destins le réclament, j'en suis convaincu, et, si mon esprit ne se trompe, tel est aussi mon souhait". Après ce discours, le roi choisit des chevaux de ses écuries. 7, 275 Il en possédait trois cents, au poil brillant, dans ses beaux enclos;

aussitôt il ordonne d'en amener un à chacun des Troyens, coursiers rapides, couverts de pourpre et de tapis brodés; de longs colliers dorés pendent sur leur poitrail; ils sont couverts d'or, et leurs dents rongent des mors d'or fauve. 7, 280 Pour Énée, absent, un char et un attelage de deux chevaux, nés d'une semence céleste, et soufflant le feu par leurs naseaux; ce sont les fils de ces sangs mêlés que Circé l'ingénieuse, fit naître d'une cavale accouplée aux chevaux du Soleil, son père. Les Énéades, avec ces présents et ces paroles de Latinus, 7, 285 s'en retournent fiers sur leurs coursiers, et porteurs de la paix.

Intervention de Junon (286-622)

Junon et la Furie Allecto (286-340)

Mais voilà que la cruelle épouse de Jupiter revenait de l'Inachienne Argos, voguant, portée par les vents; du haut de l'éther. De loin, elle suivit des yeux l'heureux Énée et sa flotte dardanienne, depuis le promontoire sicilien de Pachynum. 7, 290 Elle les voit élever déjà des maisons, se confier déjà à la terre, délaissant leurs bateaux : elle s'arrêta, le coeur percé d'une âpre douleur. Alors, secouant la tête, elle laissa échapper ces paroles : "Hélas, race honnie ! Destins des Phrygiens contraires aux nôtres ! N'ont-ils pas pu succomber dans les champs de Sigée ? 7, 295 Ces captifs n'ont-ils pu être capturés ? L'incendie de Troie n'a-t-il pas consumé ces hommes ? Au mileu des armées, au milieu des incendies, ils ont trouvé leur chemin ! Mais, à la longue, je crois, mon pouvoir s'est usé ou, repue de haines, je me suis relâchée. Mais pourtant, ces hommes chassés de leur patrie, partout sur la mer, 7, 300 j'ai osé les poursuivre de ma haine, et m'opposer à leur fuite. Les forces du ciel et de la mer se sont épuisées contre les Troyens. À quoi me servirent les Syrtes ou Scylla, à quoi la vaste Charybde ? Les voilà établis dans le lit tant désiré de Thybris, à l'abri de la mer et de ma hargne. Mars réussit à perdre 7, 305 la race puissante des Lapithes, et le père des dieux lui-même concéda aux ires de Diane l'antique Calydon ! Quel crime si grand valut ce châtiment aux Lapithes, à Calydon ? Et moi, la puissante épouse de Jupiter, malheureuse, qui ai pu ne renoncer à aucune audace, qui ai tout tenté, 7, 310 je suis vaincue par Énée ! Eh bien, si mon pouvoir n'est pas assez fort,

je ne vais pas hésiter pas à implorer du secours, où qu'il soit. Si je ne puis fléchir les dieux d'en haut, j'ébranlerai l'Achéron. Il ne me sera pas donné de l'écarter du royaume latin, soit, et pour les destins, Lavinia reste l'inébranlable épouse. 7, 315 Mais je puis traîner en longueur, retarder de si grandes choses, et je puis anéantir les peuples des deux rois. Ils devront payer ce prix, pour que s'accordent gendre et beau-père. Le sang troyen et rutule sera ta dot, ô vierge, et Bellone attend, qui présidera à tes noces. Enceinte d'une torche, 7, 320 la fille de Cissée ne sera pas seule à enfanter des feux dans son lit de noces. Car vraiment, Vénus mit au monde un rejeton comparable, un second Pâris, et des torches funestes à nouveau pour une Pergame renaissante". Quand elle eut ainsi parlé, elle se hâta vers la terre, effrayante. Du séjour des déesses sauvages, des ténèbres infernales, elle tire Allecto, 7, 325 la semeuse de deuils, cet être au coeur nourri de guerres lamentables, de fureurs, de ruses et de nuisances criminelles. Le vénérable Pluton lui-même le hait, ses soeurs du Tartare le haïssent, ce monstre qui prend tant de visages, des aspects si redoutables, avec sa tête sinistre où pullulent les serpents. 7, 330 Junon l'excite en ces termes et lui dit : "Ô vierge, fille de la Nuit, accorde-moi ton concours, aide-moi : que notre honneur, notre renom ébranlé ne cède pas; que les Énéades ne puissent, avec des mariages, abuser Latinus ou occuper les territoires de l'Italie. 7, 335 Toi, tu peux armer pour les combats des frères qui sont unis; bouleverser les foyers en attisant des haines; sous les toits des maisons, introduire armes et torches funèbres; tu possèdes mille noms, mille talents pour nuire. Ébranle ton coeur fécond, anéantis la paix conclue, sème des causes de guerres; 7, 340 que la jeunesse souhaite, réclame des armes, et aussitôt s'en saisisse".

Allecto et la reine Amata (341-405)

Alors Allecto, imprégnée des poisons de la Gorgone, se rend d'abord dans le Latium, vers les hautes demeures du maître des Laurentes. Elle investit le seuil silencieux d'Amata, surexcitée par l'arrivée des Troyens et l'hymen de Turnus; 7, 345 soucis et colères brûlaient dans son âme de femme. La déesse arrache un serpent de sa sombre chevelure, le lance et le cache dans le corsage, au plus près du coeur de la reine,

qui, ainsi affolée par ce monstre, bouleversera toute la maison. Le serpent, qui s'est glissé entre le vêtement et la tendre poitrine, 7, 350 se déroule sans la toucher, et abuse la reine en proie au délire, en soufflant sur elle son haleine vipérine. L'immense couleuvre se mue à son cou en torsade d'or, bandeau qui, tel un long ruban, se mêle à ses cheveux et se coule le long de ses membres. Et dès l'instant où le mal, se mélangeant à l'humide poison, 7, 355 envahit ses sens et répand le feu dans ses os, tandis que son esprit n'a pas conscience encore de la flamme qui embrase son coeur, Amata parle sur un ton assez posé, et, comme le font d'habitude les mères, pleurant abondamment sur l'hymen phrygien de sa fille, dit : "Faut-il que tu donnes Lavinia en mariage aux exilés de Troie, 7, 360 toi, son père; et n'as-tu pas pitié de ta fille et de toi-même ? N'as-tu pas pitié de sa mère, que le perfide prédateur quittera, au premier Aquilon, pour prendre le large en emmenant notre enfant ? Du reste, n'est-ce pas ainsi que le berger phrygien pénétra à Lacédémone et emmena la fille de Léda, Hélène, vers la ville de Troie ? 7, 365 Et la bonne foi, sacrée pour toi ? Et le soin ancestral que tu prenais des tiens ? Et ta parole tant de fois donnée à Turnus, un homme de ton sang ? Si l'on exige pour les Latins un gendre venu d'une race étrangère, si cet arrêt est établi, si les ordres de ton père Faunus t'y contraignent, alors une terre, affranchie de notre sceptre et distincte de nous, 7, 370 est bien, à mon avis, une terre étrangère, et c'est bien ce que disent les dieux. Quant à Turnus, si l'on recherchait l'origine véritable de sa race, il descend d'Inachus et d'Acrisius, et du coeur même de Mycènes". Elle comprend que ces paroles sont vaines, en voyant Latinus inébranlable. Dès lors, le maléfique serpent qui l'affole 7, 375 s'insinue jusqu'au fond de ses entrailles et la possède tout entière. Alors la malheureuse, excitée par ces monstres puissants, en plein délire, sans retenue, court comme une furie à travers l'immense cité. Telle parfois une toupie tourbillonnant sous le coup qui l'entraîne, quand des groupes d'enfants, absorbés par leur jeu, la manient 7, 380 près des atriums déserts en l'activant avec une lanière, s'emporte en dessinant de larges cercles; debout, sans comprendre, les enfants restent stupéfaits et admirent le buis tournoyant; des coups animent la toupie. Dans une course tout aussi agitée, la reine est emportée au milieu de la ville et de ses fiers habitants. 7, 385 Bien plus encore, elle est comme possédée par Bacchus, son crime se fait plus grand, sa fureur s'accroît;

elle vole vers les collines et cache sa fille sous les vertes frondaisons, elle veut arracher leur mariage aux Troyens et retarder les torches nuptiales. Toute frémissante, elle crie Evohe Bacche, hurlant que toi seul 7, 390 tu es digne de sa fille, que pour toi elle prend les thyrses flexibles, t'honore dans un choeur et déploie devant toi sa chevelure sacrée. La rumeur s'envole, et les Furies enflamment le coeur des matrones; la même ardeur les pousse toutes ensemble à chercher de nouveaux toits; elles ont déserté leurs maisons, nuques et cheveux livrés aux vents, 7, 395 tandis que d'autres femmes emplissent l'air de hurlements effrayés, et, enveloppées de peaux, portent des hampes chargées de pampres. Au mileu, la reine emportée tient un pin enflammé et chante les noces de sa fille et de Turnus. Elle roule des yeux injectés de sang, et soudain s'écrie, le regard farouche : 7, 400 "Io, mères Latines, où que vous soyez, écoutez : si l'infortunée Amata garde quelque prestige auprès des âmes pieuses, si vous vous en souciez, si les droits d'une mère vous rongent le coeur, dénouez les rubans de vos cheveux, célébrez avec moi les orgies". Ainsi, au milieu des forêts, au milieu des étendues vides où vivent les fauves, 7, 405 de tous côtés, Allecto harcèle la reine avec les aiguillons de Bacchus.

Allecto et Turnus le Rutule (406-474)

Lorsqu'elle jugea que les premières fureurs étaient assez attisées, et que son plan avait bouleversé toute la maison de Latinus, la sinistre déesse, aussitôt, de ses ailes sombres, quitta ces lieux pour rejoindre les murailles de l'audacieux Rutule -- c'est, dit-on, 7, 410 la ville que fonda Danaé pour les colons d'Acrisius, lorsque l'emporta un Notus furieux. Cet endroit, Ardée, ainsi désigné jadis par nos aïeux, garde aujourd'hui le même nom illustre, mais sa fortune est passée. C'est là que Turnus, dans son immense palais, goûtait déjà un demi-sommeil, dans l'obscurité de la nuit. 7, 415 Allecto abandonne sa face hideuse et ses membres de Furie pour prendre les traits d'une vieille femme; elle laboure de rides son sinistre visage, se couvre de cheveux blancs qu'elle entrelace d'un ruban et d'une branche d'olivier. Ainsi devenue la vieille Calybé, prêtresse de Junon, gardienne de son temple, 7, 420 elle se présente aux yeux du jeune homme, en disant : "Turnus, vas-tu supporter d'avoir consenti pour rien tant d'efforts, et de voir ton sceptre passer à des colons Dardaniens ? Le roi te refuse un mariage et une dot conquise dans le sang;

il veut un étranger pour héritier de son trône ! 7, 425 Va maintenant, ridicule que tu es, affronte des périls ingrats; allons, anéantis les armées Tyrrhéniennes, fais régner la paix sur les Latins. Pendant que tu reposais dans la nuit sereine, voici les ordres que la toute puissante Saturnienne m'a prescrit de te dire en face. Donc, il faut agir ! Arme les jeunes gens et, plein d'ardeur, sois prêt 7, 430 à les mener dans la plaine; quant aux chefs Phrygiens installés sur notre beau fleuve, boute le feu à leurs carènes peintes. La toute puissance des dieux l'ordonne. Que Latinus en personne, s'il ne proclame pas qu'il t'accorde ce mariage en tenant sa parole, sache bien et éprouve enfin à ses dépens qui est Turnus en armes." 7, 435 Alors le jeune homme se moque de la prêtresse et, à son tour prend la parole : "Des flottes ont pénétré dans les eaux du Tibre; cette nouvelle, tu le penses bien, n'a pas échappé à mes oreilles; ne va pas m'inventer des perspectives tellement effrayantes. Du reste, Junon Reine ne nous oublie pas. 7, 440 Mais la décrépitude de la vieillesse est incapable de voir le vrai; elle t'agite de vains tourments, ô mère, et au milieu des armes des rois, elle abuse la prêtresse que tu es d'une crainte fallacieuse. À toi le soin de veiller sur les images et les temples des dieux; les hommes s'occuperont des guerres et de la paix; les guerres, c'est leur affaire !" 7, 445 À ces mots, Allecto flamba de colère. Du jeune homme qui parlait encore, un tremblement soudain a saisi les membres; ses yeux se sont figés : si nombreux sont les serpents sifflant sur l'Érinye, si hideuse la face qui apparaît ! Alors roulant des yeux enflammés, elle repoussa le héros hésitant, qui cherchait à ajouter quelques mots. 7, 450 Dans les cheveux de la Furie, deux serpents se dressèrent; elle fit claquer son fouet et ajouta d'une voix rageuse : "Me voici, vaincue par la décrépitude, abusée d'une crainte trompeuse par une vieillesse incapable de connaître le vrai, parmi les armes des rois. Regarde ceci : je suis ici, venant du séjour des soeurs funestes; 7, 455 je porte dans ma main les guerres et la mort." Sur ces paroles, elle lança une torche au jeune homme, enfonçant dans son coeur un brandon fumant d'un noir éclat. Une épouvante terrible interrompt son sommeil; soudainement, une sueur ruisselant de tout son corps inonde ses os et ses membres. 7, 460 Égaré, tremblant, il veut des armes, les cherche à son chevet, dans la maison; il brûle de croiser le fer, pris par la maudite folie guerrière, et surtout par la colère : ainsi lorsque un feu de bois menu est allumé,

dans un grand crépitement, sous les flancs d'un chaudron de bronze, le liquide s'agite en bouillons; à l'intérieur la vapeur se déchaîne, 7, 465 et monte et se gonfle en écume, et l'eau ne se contient plus; une fumée sombre s'envole dans les airs. Alors, rompant la paix, Turnus incite l'élite de son armée à marcher contre le roi Latinus; il ordonne de préparer les armes, de défendre l'Italie, de déloger l'ennemi du territoire; 7, 470 lui se sent capable d'attaquer à la fois les Troyens et les Latins. Il prononça ces paroles et pria les dieux d'exaucer ses voeux. Aussitôt les Rutules, à l'envi, s'encouragent à prendre les armes. L'un, c'est l'insigne éclat de la beauté et la jeunesse de Turnus qui l'entraînent, un autre, ses royaux aïeux, un autre encore, les exploits illustres de son bras.

Allecto chez les bergers du Latium (475-539)

7, 475 Tandis que Turnus emplit les Rutules de sentiments audacieux, Allecto de ses ailes stygiennes se rend en toute hâte chez les Troyens. Usant d'un nouvel artifice, elle a observé un endroit sur le rivage, là où le beau Iule chassait les fauves, à la course ou à l'aide de pièges. À ce moment, la vierge du Cocyte insuffla aux chiens du chasseur 7, 480 une rage soudaine, flattant leurs narines d'une odeur familière, pour les exciter à poursuivre un cerf. Ce fut le tout début des malheurs, ce qui alluma dans les âmes des paysans le feu de la guerre. Il y avait un cerf de belle prestance, aux cornes majestueuses; les enfants de Tyrrhus l'avaient enlevé au sein de sa mère, 7, 485 et l'élevaient, aidé de leur père Tyrrhus, maître des troupeaux royaux, chargé aussi de surveiller les lointaines campagnes. Le cerf était apprivoisé; la petite Silvia avec grand soin lui ornait les cornes, les entrelaçant de souples guirlandes; elle brossait son pelage fauve, le baignait dans une claire fontaine. 7, 490 Il acceptait les caresses, habitué à la table de ses maîtres; il errait dans les bois, puis il rentrait seul à la maison, vers des seuils familiers, même tard dans la nuit. Un jour il s'était éloigné, et les chiennes enragées de Iule qui chassait le relancèrent, au moment où, après s'être laissé porter par le courant, 7, 495 il s'abritait de la chaleur à l'ombre de la rive verdoyante. Ascagne aussi, mu par le désir d'accomplir une action d'éclat, banda son arc recourbé et lança des traits. Une divinité ne manqua pas de guider sa main hésitante, et la flèche, à grand bruit, transperça le ventre et les flancs de l'animal.

7, 500 Le cerf blessé trouve refuge dans la maison familière; en gémissant, il se glisse dans les étables, et tout couvert de sang, tel un suppliant, il emplit toute la demeure de ses plaintes. Silvia, la soeur, est la première à se frapper bras et mains, à appeller à l'aide et à convoquer à grands cris les rudes paysans. 7, 505 Ceux-ci (car l'âpre peste est tapie dans la forêt silencieuse) arrivent sur le champ. L'un est armé d'un tison durci au feu, un autre d'un lourd bâton noueux : tout ce qui se trouve à portée de main, la colère en fait une arme. Tyrrhus convoque ses hommes; il était précisément en train, à l'aide de coins, 7, 510 de fendre en quatre un chêne; il brandit sa hache, le souffle haletant. Mais la cruelle déesse, qui guette, tient son occasion de nuire; elle fonce vers le toit de l'étable, et du haut du faîte, entonne le signal de ralliement des bergers; de sa trompe recourbée, elle enfle sa voix tartaréenne. Aussitôt le bois entier 7, 515 se mit à trembler, les forêts profondes retentirent; on l'entendit de loin, du lac de Diane Trivia; on l'entendit aussi depuis le Nar blanc, le fleuve de soufre, et même depuis les sources du Vélin. Alors les mères, en tremblant, pressèrent leurs enfants sur leurs coeurs. Alors en vérité, prompts à réagir au signal de l'âpre trompette, 7, 520 les paysans farouches saisissent leurs armes et accourent de partout. Les jeunes Troyens aussi, laissant leur camp ouvert, se portent en masse au secours d'Ascagne. On aligne les troupes. Il ne s'agit plus désormais de paysans qui s'affrontent avec de lourds bâtons ou des pieux durcis au feu. 7, 525 On se bat avec des lames à double tranchant et, à perte de vue, se hérisse la sombre moisson d'épées brandies; l'airain étincelle, frappé par le soleil, les armes lancent leur éclairs vers les nuages : ainsi, au premier souffle de vent, les vagues commencent à blanchir; la mer peu à peu se soulève, faisant surgir d'énormes vagues, 7, 530 et du plus profond de l'abîme elle se dresse vers le ciel. Voilà qu'au premier rang, frappé par une flèche stridente, le jeune Almon, l'aîné des enfants de Tyrrhus, est abattu; le trait reste fiché au fond de sa gorge; le sang a étouffé le filet délicat de sa voix et le faible souffle de sa vie. 7, 535 Nombreux gisent alentour les corps des guerriers. Au milieu d'eux, le vieux Galèse se présente pour faire la paix; juste entre tous, il fut jadis le plus riche des campagnards d'Ausonie : il possédait cinq troupeaux de brebis; il rentrait dans ses étables

cinq troupeaux de boeufs, et cent charrues retournaient ses terres. 7, 540 Et pendant que dans la plaine se succèdent des combats égaux, la déesse, promesse accomplie, se sent dégagée : la guerre baigne dans le sang; le combat a produit ses premières victimes. Elle quitte l'Hespérie et, en partant, portée par les souffles célestes, triomphante et remplie d'orgueil, elle s'adresse à Junon : 7, 545 "Voilà donc que pour toi j'ai établi la discorde en une guerre douloureuse; dis-leur de devenir amis et de conclure des traités d'alliance, maintenant que j'ai couvert les Troyens de sang ausonien. Je ferai même plus, si je suis sûre que tu le veux vraiment. par des rumeurs, je pousserai à la guerre les villes voisines; 7, 550 J'allumerai dans leurs coeurs la passion insensée de la guerre; de partout viendront des renforts; dans les champs, je sèmerai des armes". Alors Junon lui répond : "Assez de terreur et de ruses : les causes de la guerre sont là; on se bat au corps à corps; les armes prises d'abord au hasard sont inondées d'un sang frais. 7, 555 Voilà les noces, voilà l'Hyménée que doivent célébrer l'illustre rejeton de Vénus et le roi Latinus en personne. Mais que toi, tu erres trop librement dans les hauteurs éthérées, Jupiter ne l'accepterait pas, lui qui règne au sommet de l'Olympe. Vide les lieux. Et si par hasard il faut encore fournir quelque effort, 7, 560 je déciderai moi-même". Ainsi avait parlé la Saturnienne. Allecto alors déploie ses ailes bruissantes de serpents, et se dirige vers le Cocyte, délaissant les sommets d'en haut. Il existe, au centre de l'Italie, au pied de hautes montagnes, un lieu illustre, dont le renom s'est répandu dans de nombreuses contrées, 7, 565 la vallée d'Ampsanctus. Un bois aux frondaisons touffues l'enserre de part et d'autre de ses sombres flancs, et au centre, un torrent fait grand fracas avec ses pierres et son tourbillon tortueux. On montre là un antre horrible et les soupiraux du cruel Dis; dans une faille de l'Achéron, un gouffre énorme 7, 570 découvre des gorges pestilentielles, où va se cacher l'Érinye, l'odieuse divinité qui soulageait ainsi la terre et le ciel de sa présence. Entre-temps cependant, la reine, fille de Saturne, n'en met pas moins la dernière main à la guerre. Après la mêlée, les bergers en foule se ruent vers la ville, 7, 575 y portant les cadavres du jeune Almon et de Galèse, tout défiguré; ils implorent les dieux et prennent Latinus à témoin. Turnus est là et, au milieu des griefs qu'attisent ces meurtres,

il fait croître la peur : "On appelle les Troyens sur le trône; la race phrygienne se mêle aux Latins; lui, on l'écarte du palais !" 7, 580 Alors les fils des matrones affolées par Bacchus, qui dansent dans les bois impénétrables (le nom d'Amata n'est pas sans influence), appelés de partout, se rassemblent et ne cessent d'invoquer Mars. Et aussitôt, malgré les oracles, malgré les destins, contre la volonté des dieux, tous réclament une abominable guerre. 7, 585 Ils se bousculent pour assiéger la demeure du roi Latinus; lui, tel un roc immobile dans la mer, résiste; tel un bloc dans la mer, quand survient un bruit assourdissant, il se maintient de toute sa masse, entouré de vagues grondantes; en vain rocs et pierres couvertes d'écume mugissent alentour, 7, 590 tandis que refluent les algues qui viennent battre son flanc. Mais, il n'a nullement le pouvoir de vaincre une décision aveugle; les choses obéissent à la volonté de la cruelle Junon; dès lors, le vieillard, prenant et reprenant à témoin les dieux et les vents impalpables, dit : "Hélas! Les destins nous brisent ! La tourmente nous emporte ! 7, 595 Malheureux, vous serez châtiés et paierez de votre sang sacrilège. Toi, Turnus, malheur!, un triste supplice t'attend, et les voeux que tu feras aux dieux viendront trop tard. Car, pour moi, est venu le repos; et je suis arrivé indemme près du port, il ne me manque plus qu'une mort sereine". Il ne dit rien de plus, 7, 600 s'enferma dans sa demeure et abandonna les rênes des affaires. Dans le Latium d'Hespérie régnait une coutume, qui aussitôt devint sacrée pour les cités albaines, et que Rome, puissante entre toutes, respecte encore aujourd'hui, lorsqu'elle ébranle Mars au début des combats, quand on se prépare à porter la guerre et ses larmes chez les Gètes, 7, 605 ou chez les Hyrcaniens ou les Arabes, à partir pour les Indes, à poursuivre l'Aurore ou à reprendre aux Parthes leurs enseignes. Il existe deux portes de la Guerre (c'est leur nom), rendues sacrées par la religion et la crainte qu'inspire Mars le redoutable; cent verrous d'airain les ferment, et des fers d'une résistance infinie, 7, 610 et Janus, qui les garde, ne s'éloigne pas de leur seuil. Dès que les Pères ont décidé de la guerre, le consul en personne, dans sa trabée de Quirite, ceinte à la Gabienne, attirant les regards, ouvre les portes qui grincent sur leurs gonds; c'est lui qui appelle aux combats, et tout le reste de l'armée suit, 7, 615 tandis que les cornes d'airain l'approuvent de leur souffle rauque. C'est conformément à cet usage qu'on invitait Latinus

à déclarer la guerre aux Énéades et à ouvrir les sinistres portes. Mais le père vénérable s'abstint d'y toucher, se détourna et, renonçant à cet avilissant office, se retira dans une obscure retraite. 7, 620 Alors la Reine des dieux descend du ciel et, de sa propre main, pousse les portes lentes à s'ouvrir; et d'un tour des gonds, la Saturnienne rompt les serrures de fer des portes de la Guerre.

Préparatifs de guerre dans l'Italie (623-640)

L'Ausonie, calme et immobile auparavant, s'embrase; les uns sont prêts à marcher dans les plaines, d'autres se déchaînent 7, 625 sur de fières montures, couverts de poussière; tous veulent combattre. Certains enduisent leurs boucliers polis et leurs traits brillants d'une graisse généreuse et aiguisent leurs haches sur une pierre; ils aiment voir lever les enseignes et entendre le son des trompettes. Et même, cinq grandes villes ont dressé des enclumes 7, 630 et forgent des armes : la puissante Atina, et Tibur l'orgueilleuse, Ardée et Crustuméries et Antemnes aux belles tours. On forge des casques pour protéger les têtes; on tresse des boucliers, faits de claies d'osier; certains façonnent des cuirasses d'airain ou de fines jambières d'argent malléable. 7, 635 Ici l'honneur porté au soc et à la faucille cède le pas; ici s'efface l'amour de la charrue; on remet au four les glaives des aïeux. Déjà sonnent les trompettes; la tessère circule, signe de ralliement pour la guerre. L'un, tout agité, sort son casque de sa maison; un autre impose le joug à ses chevaux frissonnants, prend son bouclier, 7, 640 revêt sa cuirasse aux fils d'or et ceint sa fidèle épée.

Invocation aux Muses (641-646)

Maintenant, déesses, ouvrez l'Hélicon; entonnez vos chants; Qui furent ces rois poussés à la guerre ? Quelles forces les suivirent ? Quelles armées couvrirent nos plaines ? Quels héros firent fleurir alors l'Italie, notre terre nourricière ? Quelles armes l'embrasèrent ? 7, 645 Vous, ô déesses, vous gardez ces souvenirs et pouvez les rappeler; à nous, ne parvient à peine qu'un faible souffle de ces exploits.

Catalogue des Italiens (647-817)

Cruel, venu du rivage tyrrhénien, Mézence, le contempteur des dieux, fut le premier à entrer en guerre, à armer des troupes.

Auprès de lui se tient Lausus son fils; nul ne fut plus beau que lui, 7, 650 mis à part Turnus le Laurente. Lausus, dompteur de chevaux et chasseur de fauves, amène en vain de la ville d'Agylla une suite de mille guerriers, lui qui eût mérité d'être plus heureux sous les ordres d'un père, qui eût été digne de n'avoir pas Mézence pour père. 7, 655 Derrière eux, montrant fièrement dans un pré son char orné de palmes et ses chevaux victorieux, voici le fils du bel Hercule, le bel Aventinus; il porte sur son bouclier l'insigne paternel, cent reptiles et une hydre entourée de serpents. C'est cet enfant que, dans les bois de l'Aventin, Rhéa la prêtresse, 7, 660 en un furtif enfantement, produisit aux rives de la lumière. Mortelle, elle fut unie au dieu, lorsque Hercule le Tirynthien, vainqueur après la mort de Géryon, toucha aux terres des Laurentes et baigna ses boeufs d'Hibérie dans le fleuve tyrrhénien. Ses hommes portent en mains traits et piques redoutables à la guerre; 7, 665 ils combattent avec un poignard arrondi et une pointe sabellique. Lui, debout, enroulait autour de lui une immense peau de lion, aux poils hirsutes et effrayants, et sa tête était couverte du mufle aux crocs blancs. Ainsi pénétrait-il dans le palais royal; il faisait peur, les épaules recouvertes du manteau d'Hercule. 7, 670 Alors deux jumeaux quittent les murailles de Tibur, nation qui tient son nom de leur frère Tiburtus; ce sont Catillus et l'ardent Coras, jeunes Argiens, qui se portent au premier rang du combat, entre les traits. On dirait deux Centaures, nés de la Nuée, qui descendent 7, 675 du sommet de la montagne, laissant dans leur course rapide l'Homole et l'Othrys enneigés; l'immense forêt s'ouvre à leur passage, et les broussailles cèdent à grand fracas. Le fondateur de Préneste non plus ne manqua pas à l'appel, le roi, né de Vulcain au milieu des troupeaux champêtres, 7, 680 et trouvé dans un foyer, comme l'ont cru toutes les générations. C'est Caeculus. Une foule de campagnards l'accompagne : les habitants de la haute Préneste et des champs de Gabies de Junon, ceux qui vivent près du frais Anio et dans les rochers herniques, humides de la rosée de leurs rivières, tes protégés, ô riche Anagnia, 7, 685 et toi vénérable Amasénus. Ils ne possèdent pas tous armes, boucliers et chars bruyants. La plupart d'entre eux lancent des glands de plomb gris; certains portent une pique dans chaque main;

Ils ont des bonnets fauves faits de peau de loup, protégeant leur tête. Ils ont pour coutume de marquer leurs pas, marchant 7, 690 le pied gauche nu, une botte de cuir brut couvrant l'autre pied. Mais le fils de Neptune, Messapus, dompteur de chevaux, que nul ne peut, par ordre divin, faire tomber ni par le feu, ni par le fer, appelle soudain aux armes des peuples paisibles depuis longtemps, et des troupes déshabituées de la guerre; il reprend les armes. 7, 695 Ce sont les armées fescenninnes, et les Èques Falisques; ceux qui occupent les sommets du Soracte et les champs de Flavina, ainsi que le lac de Ciminus avec sa montagne, et les bois de Capène. Ils avançaient en rangs égaux, et chantaient le roi : tels des cygnes au plumage neigeux, qui, dans la brume humide, 7, 700 rentrent de leur pâture, et dont le col lance des chants mélodieux. Ainsi résonnent le fleuve et au loin le marais d'Asie frappé par l'écho. Nul ne penserait qu'un essaim si vaste est fait de troupes armées; on dirait plutôt une nuée d'oiseaux criards venus du large 7, 705 pour s'abattre en tourbillon sur le rivage.

La guerre embrase l'Ltalie (623-817)

Voici Clausus, issu du sang antique des Sabins; il amène une grande armée, et il en vaut une à lui seul; il est à l'origine de la tribu et de la famille Claudia, répandues aujourd'hui dans le Latium, depuis qu'une part de Rome échut aux Sabins. 7, 710 Avec eux, l'immense cohorte d'Amiterne, et les vieux Quirites, toute la troupe d'Eretum et de Mutusca riche en oliviers; voici les gens de Nomentum, des fraîches campagnes du Vélinus; voici ceux qui habitent les rochers effrayants de Tétrica, et le Mont Severus, et Caspérie, et Foruli, et le fleuve Himella; 7, 715 voici ceux qui s'abreuvent au Tibre et au Fabaris; ceux qui viennent de la froide Nursie; voici les troupes d'Orta et du peuple de Latinium, et ceux que baigne, en les isolant, l'Allia au nom sinistre : nombreux comme les flots qui roulent sur le marbre de la mer de Libye, lorsque le cruel Orion s'enfonce dans les houles de l'hiver, 7, 720 ou comme les riches épis qui mûrissent sous un soleil nouveau, dans la plaine de l'Hermus ou dans les champs blondissants de Lycie. Les boucliers résonnent, et la terre s'effraie sous les piétinements des soldats. Ici, un rejeton d'Agamemnon, Halésus, hostile au nom troyen, attelle ses chevaux à son char et rallie à Turnus mille peuples ardents : 7, 725

ceux dont les bêches retournent les flancs du Massique, la riche terre de Bacchus; ceux qu'envoyèrent, de leurs hautes collines, les vieux Auronques et, près d'eux, ceux qui occupent les plaines de Sidicinum; ceux qui viennent de Calès; et les voisins des bas-fonds du Volturne, ainsi que l'âpre Saticule 7, 730 et la troupe des Osques. Ils ont comme armes de jet des aclys arrondies, qu'ils ont coutume de fixer à l'aide d'une lanière souple. Au bras gauche, un bouclier de cuir, et pour le corps à corps, des épées recourbées. Et toi, Oebalus, tu ne t'en iras pas sans être cité dans nos poèmes. Télon, dit-on, t'a engendré avec une nymphe du Sébéthos, 7, 735 lorsque, déjà âgé, il régnait sur Capri, l'île des Téléboens; mais son fils, qui ne se contentait plus des champs paternels, déjà alors faisait peser au loin sa domination, sur les Sarrastes, sur les plaines que draine le Sarno, sur les habitants de Rufrae, de Batulum et des campagnes de Célemne, 7, 740 et sur ceux que dominent les hauts remparts d'Abella, riche en pommiers. Ils sont habitués à lancer la cateia, à la manière teutonne; une écorce arrachée au chêne-liège protège leurs têtes; leurs peltes garnies de bronze scintillent; scintille aussi leur épée d'airain. Et toi, Ufens, la montueuse Nersa t'a envoyé à la guerre, 7, 745 toi qu'illustrèrent ton renom et tes heureux faits d'armes, et dont le peuple redoutable est surtout rompu aux grandes chasses en forêt; c'est la race des Èques, rivés à une âpre contrée. Ils travaillent la terre, revêtus de leurs armes, et leur plaisir constant, c'est de rapporter de nouvelles proies et de vivre de rapines. 7, 750 De plus arriva aussi, du peuple de Marruvium, un prêtre, coiffé d'un casque orné de feuillage et de fertile olivier. Envoyé du roi Archippus, c'est le très vaillant Umbro, dont les gestes et les chants d'habitude répandaient le sommeil sur la race des vipères et des hydres aux intenses sifflements. 7, 755 Il avait l'art d'apaiser leurs colères et soulageait leurs morsures, mais il ne réussit pas à se guérir du coup d'une pointe dardanienne, et contre sa blessure ses chants envoûtants ne furent d'aucun secours, pas plus que les herbes cueillies dans les montagnes des Marses. Le bois d'Angitia, le Fucin et ses eaux cristallines, 7, 760 les lacs limpides ont pleuré sur toi. S'avançait aussi, très beau guerrier, le rejeton d'Hippolyte, le brillant Virbius; c'est la vénérable Aricie qui l'envoie. Il avait été élevé dans le bois sacré d'Égérie, près du rivage humide où se dresse l'autel de Diane, apaisante et regorgeant d'offrandes.

7, 765 Selon la légende en effet, Hippolyte, mort victime de la ruse de sa belle-mère, après avoir payé de son sang la vengeance paternelle, écartelé par des chevaux affolés, vit une seconde fois les astres de l'éther et les hautes brises célestes : les herbes de Péon et l'amour de Diane l'avaient rappelé à la vie. 7, 770 Alors le père tout puissant, indigné de voir un mortel revenir des ombres infernales vers la lumière de la vie, précipita lui-même, de son foudre, dans les ondes du Styx, l'inventeur d'un tel art médical, le fils de Phébus. Mais Trivia la généreuse cacha Hippolyte en un lieu secret, 7, 775 et le relégua dans le bois de la nymphe Égérie, pour y mener, solitaire, une vie obscure dans les forêts d'Italie, où son nom serait transformé en Virbius. C'est pourquoi aussi on écarte du temple et des bois sacrés de Trivia les chevaux aux sabots de corne, qui, effrayés par des monstres marins, 7, 780 ont versé sur le rivage le char et le jeune Hippolyte. Dans l'étendue de la plaine, son fils n'en poussait pas moins ses chevaux ardents et, sur son char, il se ruait aux combats. Turnus en personne, de toute sa prestance, parmi les premiers, va et vient, les armes à la main, et de la tête, il domine la foule. 7, 785 Son haut casque, empanaché d'une triple crête, soutient une Chimère, dont la gueule souffle du feu comme l'Etna; plus les combats se font cruels et baignent dans le sang, plus elle rugit et devient farouche sous l'effet des sinistres flammes. Sur le fin bouclier, Io, les cornes levées, en une empreinte d'or, 7, 790 figurait, déjà couverte de soies, déjà génisse, (thème si répandu !) avec Argus, le gardien de la jeune vierge, et son père Inachus déversant un fleuve d'une urne ciselée. Une nuée de fantassins suit Turnus, et des armées portant boucliers emplissent les plaines; il y a la jeunesse argienne, 7, 795 et la troupe des Auronques, les Rutules et les Sicanes antiques, la troupe des Sacranes, les Labicans avec leurs boucliers peints; il y a ceux qui labourent tes vallons, Tibérinus, et les saintes rives du Numicus; ceux qui retournent à la charrue les collines des Rutules, et la crête de Circé. Sur ces champs règnent 7, 800 Jupiter Anxurus et Féronia, qui se complaît dans un bois verdoyant; là s'étend le sombre marais de Satura, et l'Ufens glacé cherche sa voie à travers de profondes vallées, avant de disparaître dans la mer. Après eux, de chez les Volsques, arrive Camille

avec une colonne de cavaliers, et des bataillons rutilants sous le bronze. 7, 805 Guerrière, elle n'a pas accoutumé ses mains de femme à la quenouille ni aux corbeilles de Minerve; mais fille endurante aux durs combats, ses pieds à la course devancent les vents. Elle aurait pu survoler un champ de blé, sans le toucher, et sans abîmer, dans sa course, les tendres épis; 7, 810 ou, suspendue à une vague gonflée, elle aurait pu marcher en pleine mer, sans y tremper les plantes de ses pieds agiles. Tous les jeunes sortent des maisons et des champs, la foule des matrones aussi; tous l'admirent et la regardent passer; l'esprit stupéfait, ils restent bouche bée en contemplant 7, 815 la pourpre, parure royale, qui voile ses frêles épaules, la fibule d'or qui enserre sa chevelure, sa manière de porter un carquois de Lycie et le myrte champêtre fixé sur sa lance.

Chant 8 Visions de la Rome future pallantee - le bouclier d'Enee

Rencontre entre Pallas et Énée (102-125)

Justement ce jour-là, le roi arcadien offrait un sacrifice solennel au grand fils d'Amphitryon et à d'autres divinités, dans un bois sacré, aux portes de la ville. Avec lui, son fils Pallas, 8, 105 avec lui toute l'élite de la jeunesse et son pauvre sénat offraient de l'encens, tandis qu'un sang tiède fumait près des autels. Dès qu'ils voient les hautes embarcations glisser à travers le bois épais, et les hommes silencieux penchés sur leurs rames, ils s'effrayent à cette vision soudaine, et tous ensemble se lèvent, 8, 110 quittant les tables. Courageusement Pallas interdit d'interrompre les rites sacrés; javelot en main, il vole lui-même à leur rencontre, et de loin, du haut d'un tertre, il leur dit : "Jeunes gens, quelle cause vous pousse à explorer des voies inconnues ? Où allez-vous ?". "Quelle est votre race ? Votre patrie ? Apportez-vous ici la paix ou la guerre ?" 8, 115 Alors du haut de sa pouppe, le vénérable Énée, de la main, tend un rameau d'olivier en gage de paix, et dit : "Tu vois devant toi des Troyens, et des armes hostiles aux Latins; ceux-ci, dans une guerre insolente, ont repoussé les fugitifs que nous sommes. Nous voulons voir Évandre. Portez-lui ceci et dites-lui que les plus nobles 8, 120 des chefs dardaniens sont venus solliciter une alliance militaire". Stupéfait en entendant ce nom si prestigieux, Pallas dit :

"Qui que tu sois, viens, adresse-toi directement à mon père, et entre dans notre demeure comme notre hôte". D'un geste, il l'accueille, l'étreint, et lui serre longuement la main. 8, 125 Ils se mettent en route, pénètrent dans le bois sacré, quittant le fleuve.

Évandre associe les Troyens au culte d'Hercule (126-189)

Alors Énée parle au roi en termes amicaux : "Ô le meilleur des Grecs, la Fortune a voulu que je t'adresse des prières, et que je tende vers toi des rameaux entrelacés de bandelettes; vraiment, le fait que tu sois un chef grec, un Arcadien, ne m'a pas effrayé, 8, 130 ni non plus que ta naissance fasse de toi un allié des Atrides. C'est ma valeur, ce sont les saints oracles des dieux, et la parenté de nos ancêtres, ton renom universellement répandu, qui m'ont lié à toi; ce sont les destins qui ont guidé ma volonté. Dardanus, le premier père de la ville d'Ilion, son fondateur, 8, 135 est né d'Électre, la fille d'Atlas, comme l'attestent les Grecs; il aborda chez les Teucères; Électre naquit du géant Atlas, qui soutient de ses épaules toute la voûte de l'éther. Quant à vous, vous avez pour père Mercure, que la brillante Maia conçut et mit au monde sur le sommet glacé du Cyllène; 8, 140 or, si nous accordons quelque crédit à la tradition, c'est le même Atlas, qui porte les astres du ciel, et qui engendra Maia. Ainsi se répartissent nos deux races, issues d'un seul et même sang. Fort de tout cela, je n'ai recouru ni à des légats, ni à des artifices pour établir avec toi un premier contact; je suis venu en personne, 8, 145 te présenter ma tête, et m'approcher en suppliant de ton seuil. Un même peuple, les Dauniens, nous pourchasse toi et moi en une guerre cruelle; s'ils nous repoussaient, rien ne les empêcherait, à ce qu'ils croient, de soumettre complètement à leur joug l'Hespérie tout entière, que baignent tant la mer Supérieure que la mer Inférieure. 8, 150 Accepte ma foi, donne-moi la tienne. Nos coeurs sont vaillants à la guerre, nous avons du courage, et notre jeunesse s'est signalée par ses exploits." Énée s'arrêta. Depuis un moment, pendant qu'il parlait, les regards d'Évandre avaient parcouru son visage, ses yeux, son corps tout entier. Alors il intervient brièvement : "Ô toi, le plus vaillant des Troyens, 8, 155 que je suis heureux de t'accueillir, de te connaître ! Comme tu me rappelles les paroles de ton père, la voix, le visage du grand Anchise ! Oui, je me souviens qu'en visite au royaume de sa soeur Hésione, Priam, le fils de Laomédon, fit un voyage à Salamine,

et que, dans la foulée, il vint visiter le territoire glacé de l'Arcadie. 8, 160 À cette époque, la jeunesse revêtait mes joues de sa première fleur, j'admirais les chefs troyens, j'admirais aussi le fils de Laomédon, mais de tous, celui qui m'impressionnait le plus, c'était Anchise. Avec l'ardeur de la jeunesse, je brûlais du désir d'interpeller le héros et d'unir ma main à la sienne. 8, 165 Je m'approchai de lui et, empressé, le conduisis sous les murs de Phénée. Lorqu'il prit congé, il m'offrit son magnifique carquois, avec des flèches de Lycie, sa chlamyde tissée de fils d'or, et les deux freins dorés que possède maintenant mon cher Pallas. C'est dire que cette main demandée vous est déjà donnée en signe d'alliance. 8, 170 Demain, dès le retour de la lumière sur la terre, je vous laisserai repartir, tout heureux de l'assistance reçue, et vous aiderai de mes ressources. D'ici là, puisque vous êtes venus ici en amis, avec ferveur célébrez avec nous ces rites annuels, qu'il est sacrilège de différer, et désormais soyez des familiers à la table de vos alliés". 8, 175 Sur ces paroles, il fait rapporter les mets du banquet et les coupes qui avaient été enlevées; il fait lui-même asseoir ses hôtes sur le gazon, s'occupant particulièrement d'Énée, qu'il invite à siéger sur un trône d'érable, garni d'un coussin et d'une épaisse peau de lion. Puis des jeunes gens choisis et le prêtre de l'autel s'empressent d'apporter 8, 180 les chairs grillées de taureau, d'emplir des corbeilles de galettes faites de fine farine de Cérès, et de servir la liqueur de Bacchus. Énée et les jeunes Troyens reçoivent le dos entier d'un taureau et les entrailles lustrales. Lorsqu'ils eurent apaisé leur faim et satisfait leur appétit, 8, 185 le roi Évandre expliqua : " Ces cérémonies annuelles, ces banquets traditionnels, cet autel dédié à une si grande divinité, nulle superstition vaine ou ignorante des anciens dieux ne nous les a imposés; nous faisons cela parce que nous avons échappé à de dangereux périls, ô notre hôte troyen, et nous renouvelons des honneurs bien mérités."

Le culte d'Hercule (190-305)

8, 190 "Tout d'abord, regarde, parmi les rochers, ce bloc qui menace de tomber; tu vois au loin ces masses disjointes, ce refuge abandonné dans la montagne, ces rochers écroulés en un vaste éboulis. Il y avait ici jadis, cachée au fond d'un renfoncement, la caverne de Cacus, monstre à demi-humain, à face sauvage; 8, 195

il la rendait inaccessible aux rayons du soleil, et toujours son sol était tiède des suites d'un récent carnage; accrochées avec insolence aux montants des portes, pendaient des têtes livides et souillées de pus. Ce monstre avait Vulcain pour père; il déplaçait sa masse énorme, vomissant par la bouche les sombres feux paternels. 8, 200 À nous aussi qui le souhaitions, le temps nous offrit un jour, l'arrivée secourable d'un dieu. En effet, le grand vengeur, fier du massacre du triple Géryon et de son butin, l'Alcide, était chez nous; en vainqueur, il menait des taureaux impressionnants; son troupeau occupait la vallée et les rives du fleuve. 8, 205 Mais Cacus, dont jamais l'esprit emporté et farouche n'aurait renoncé à l'audace de mettre en oeuvre une scélératesse ou une ruse, détourna de leurs enclos quatre taureaux magnifiques, et autant de génisses, superbes de beauté. Pour éviter des marques de pas dirigées vers l'avant, 8, 210 il les tira par la queue dans sa caverne, inversant ainsi leurs traces. Il dissimula les bêtes enlevées dans son antre obscur. Si on les cherchait, nul indice ne conduirait à la caverne. Entre-temps, comme le fils d'Amphitryon faisait sortir de leurs pâtures les bêtes rassasiées et préparait leur départ, 8, 215 les boeufs, en partant, se mettent à beugler; le bois tout entier résonne de leurs plaintes, et on quitte les collines dans les cris. Une des génisses alors donna de la voix et, dans l'antre immense, la prisonnière mugit, trompant ainsi les espoirs de Cacus. Alors véritablement la douleur avait embrasé l'Alcide d'une bile noire; 8, 220 fou de colère, il saisit ses armes, sa lourde massue de chêne noueux, et en courant gagna les crêtes élevées de la montagne. Alors, pour la première fois, les nôtres virent un Cacus effrayé, aux regards éperdus; il s'enfuit aussitôt, plus rapide que l'Eurus, cherchant à gagner sa caverne; la peur lui collait des ailes aux pieds. 8, 225 Une fois enfermé, il rompt les attaches d'un énorme bloc de pierre, suspendu par des fers forgés par l'art paternel; il le jette à terre, pour que cet obstacle étaie et fortifie l'entrée. Mais déjà arrivait le Tirynthien, la rage au coeur; il cherchait un accès, portant partout ses regards et grinçant des dents. 8, 230 Par trois fois, bouillonnant de fureur, il parcourt du regard le mont Aventin; par trois fois il tente d'ébranler la barrière de pierre, en vain; par trois fois, épuisé, il revient s'asseoir dans la vallée. Un bloc de silex dont toutes les arêtes étaient vives dressait sa pointe, surplombant le dessus de la caverne; il paraissait très haut,

8, 235 repaire bienvenu pour les nids de sinistres oiseaux. Comme le sommet du rocher penchait à gauche vers le fleuve, il fit pression sur lui à droite, le secoua pour le desceller de ses bases, puis, l'arrachant, le culbuta brusquement dans le vide. Le choc retentit comme un coup de tonnerre dans l'immense éther, 8, 240 les rives furent ébranlées et le fleuve, épouvanté, reflua. Alors apparurent au grand jour l'antre de Cacus et son immense palais; les cavernes ténébreuses se découvrirent dans leurs profondeurs, comme si la terre, largement ouverte sous un choc violent, dévoilait les séjours infernaux et découvrait les royaumes livides, 8, 245 honnis des dieux, comme si d'en haut, on apercevait un énorme gouffre, où s'agiteraient les Mânes tremblant à l'intrusion de la lumière. Ainsi Cacus, soudain surpris par cet éclat inattendu, prisonnier au creux de son antre, et plus rugissant que jamais, est écrasé sous les traits que d'en haut lance l'Alcide, faisant arme 8, 250 de tout ce qu'il trouve et l'accablant sous les branches et les pierres. Le monstre, qui n'a plus la moindre possibilité de fuir le danger, vomit de sa gueule (fait étonnant !) des flots de fumée qui plongent sa demeure dans une obscurité aveugle et qui le dérobent aux regards. Il accumule ainsi dans la grotte 8, 255 une noire fumée où le feu se mêle aux ténèbres. La colère de l'Alcide ne supporta pas cela. D'un saut, il plongea à travers les flammes, là où la fumée est le plus épaisse, et où une nuée noire bouillonne dans l'immense caverne. Alors il saisit Cacus qui crache vainement ses feux dans l'obscurité; 8, 260 il l'enserre dans le noeud de ses bras, et sans le lâcher, l'étrangle jusqu'à faire jaillir ses yeux et empêcher le sang d'irriguer sa gorge. Aussitôt, les portes sont arrachées, la sombre demeure est grande ouverte, les animaux détournés, les rapines qu'il avait niées apparaissent au grand jour; par les pieds, on tire au-dehors son cadavre informe. 8, 265 Insatiables, les assistants ne peuvent s'empêcher de regarder les yeux effrayants, le visage et la poitrine velue du monstre, hérissée de poils, et les feux de sa gorge, désormais éteints. Depuis ce temps, un culte est célébré et, dans l'allégresse, les générations ont conservé cette fête; Potitius en fut l'initiateur, 8, 270 et la maison Pinaria, gardienne du culte d'Hercule, éleva dans le bois sacré cet autel, que toujours nous appellerons très grand, et qui toujours sera très grand. Aussi, jeunes gens, allons-y ! Pour célébrer de si grands bienfaits,

ceignez vos cheveux de feuillage; de la main droite, tendez des coupes, 8, 275 priez notre dieu commun, et de tout coeur faites des libations de vin." Évandre avait fini. Le peuplier bicolore cher à Hercule voilait d'ombre sa chevelure; les feuilles de la couronne pendaient de sa tête, tandis qu'en main il tenait un vase sacré. Aussitôt, pleins de joie, tous versent des libations sur la table et font des prières aux dieux. 8, 280 Entre-temps, dans l'Olympe qui s'incline, Vesper se rapproche. Et déjà les prêtres, Potitius en tête, vont en procession, enveloppés de peaux selon la coutume, et portant des flambeaux. On reprend le banquet; on amène les offrandes agréables du second service; on couvre les autels de plats bien chargés. 8, 285 Alors les Saliens, les tempes entourées de rameaux de peuplier, sont là, prêts à chanter autour des autels allumés. Voici les choeurs des jeunes gens et des vieillards, dont le chant rappelle les louanges et les exploits d'Hercule : comment il étouffa ses premiers monstres, les deux serpents envoyés par sa marâtre; 8, 290 comment aussi il détruisit par la guerre les villes magnifiques de Troie et d'Oechalie, comment il endura mille travaux éprouvants, sous le roi Eurysthée, par la volonté fatale de l'inique Junon. "Toi, l'Invaincu, tu abattis de ta main les fils nés des nuages, les hybrides Hyléus et Pholus, et les monstres de la Crète, 8, 295 et le gigantesque lion de Némée, sous son rocher. Les marais du Styx ont tremblé devant toi, et le portier d'Orcus, couché sur un tas d'ossements à demi-rongés, dans son antre sanglant; aucun visage ne t'effraya, Typhée même ne te fit pas peur, si haut qu'il soit et brandissant des armes; tu ne perdis pas tes esprits, 8, 300 lorsque t'assaillit le serpent de Lerne, avec ses multiples têtes. Salut, vrai descendant de Jupiter, gloire nouvelle parmi les dieux, sois-nous propice, et d'un pas favorable participe à ta fête sacrée." Voilà ce que célèbrent leurs chants; à tout cela, ils ajoutent la caverne de Cacus, et le monstre lui-même crachant le feu. 8, 305 Tout le bois résonne de ces bruits, et les collines en renvoient l'écho.

La promenade dans Pallantée (306-369)

Une fois accomplies les cérémonies religieuses, tous se dirigent vers la ville. Le roi marchait, chargé d'ans; il avait près de lui, pour l'accompagner, Énée et son fils; et la conversation rendait la route moins rude. 8, 310

Énée admire et porte tout autour de lui des regards charmés; les lieux le séduisent; il s'enquiert de tout avec plaisir et écoute les souvenirs qui parlent des héros d'autrefois. Alors le roi Évandre, fondateur de la citadelle de Rome, dit : "En ces bois habitaient les Faunes et les Nymphes indigènes, 8, 315 ainsi qu'une race d'hommes nés du tronc de chênes durs, êtres sans coutumes ni culture, qui ne savaient ni atteler des taureaux, ni amasser des richesses, ni épargner ce qu'ils avaient acquis; la cueillette et la chasse des bêtes sauvages assuraient leur subsistance. Le premier qui vint de l'Olympe céleste fut Saturne, 8, 320 fuyant les armes de Jupiter, exilé, privé de son trône. Il rassembla cette race ignorante et dispersée en haut des collines, pour lui imposer des lois. Il choisit d'appeler ce lieu Latium, puisqu'il s'était caché, bien à l'abri, sur ces bords. Les siècles qui s'écoulèrent sous son règne, on les appelle 8, 325 dorés : tant le roi maintint ces peuples dans une paix profonde, jusqu'à ce que, peu à peu, lui succède un âge dégradé, sans éclat, où la guerre faisait rage et où régnait la soif de richesses. Vinrent ensuite une troupe ausonienne et des tribus Sicanes, et à plusieurs reprises la terre de Saturne changea de nom; 8, 330 puis il y eut des rois et le farouche Thybris au corps de géant; c'est son nom que nous, Italiens, avons ensuite donné au fleuve Thybris, et l'ancienne Albula perdit son vrai nom. Et moi, chassé de ma patrie, je voulais atteindre l'extrémité des mers, quand la toute puissante Fortune et l'inéluctable destin me firent 8, 335 toucher ces lieux : je suivais les oracles redoutables de ma mère, la Nymphe Carmenta, et de son maître, le dieu Apollon". À peine eut-il fini de parler qu'il quitta ce lieu, montrant et l'autel et la porte que les Romains nomment Carmentale, antique honneur accordé à la nymphe Carmenta, 8, 340 la prophétesse fatidique, qui fut la première à chanter la future grandeur des Énéades et l'illustre Pallantée. Ensuite, il montre l'immense bois sacré, que l'ardent Romulus érigea en asile, et, à l'ombre fraîche d'un rocher, le Lupercal, dédié, selon une coutume parrhasienne, à Pan Lycéen. 8, 345 Et il montre aussi le bois de l'Argilète sacré, prend le lieu à témoin et raconte la mort de son hôte Argus. De là, il le conduit vers la demeure de Tarpéia et vers le Capitole, tout en or aujourd'hui, autrefois hérissé de ronces sauvages. Déjà alors, un sentiment religieux effrayant émanait de ce lieu, épouvantant

8, 350 les paysans apeurés; déjà alors, le bois et le rocher les faisaient trembler. "Ce bois", dit-il, "cette colline couverte de frondaisons, un dieu (lequel, on ne le sait pas) les habite; les Arcadiens croient avoir vu Jupiter en personne, quand dans sa main il agite la noire égide et ébranle les orages. 8, 355 Tu vois aussi ces deux forteresses, aux murs écroulés; ce sont des vestiges rappellant d'antiques héros. La première fut fondée par le dieu Janus, l'autre par Saturne; l'une fut appelée Janicule, l'autre Saturnia". Tout en échangeant ces propos, ils s'approchaient de la demeure 8, 360 du pauvre Évandre, et apercevaient ici et là des troupeaux mugissant en plein Forum romain et dans les élégantes Carènes. Dès qu'ils furent arrivés à sa maison, Évandre dit : "Ce seuil, Alcide le franchit, après sa victoire; ce palais l'accueillit. Aie l'audace, ô mon hôte, de mépriser les richesses, et toi aussi, 8, 365 sois digne du dieu; viens, ne sois pas rebuté par notre pauvreté". Il parla, et, sous les poutres de l'étroite demeure, il introduisit le grand Énée; il le fit reposer sur une couche de feuilles, recouverte de la peau d'une ourse de Libye : la nuit était tombée et enserrait la terre de ses ailes sombres.

Vénus chez Vulcain (370-415)

8, 370 Mais Vénus, en son coeur de mère, ne s'alarma pas en vain. Émue par les menaces laurentes et ce tumulte cruel, elle s'adresse à Vulcain et, dans la chambre dorée de son époux, elle commence ainsi, mêlant à ses paroles le souffle divin de l'amour : "Tant que les rois d'Argos dévastaient une Pergame condamnée 8, 375 et ses tours destinées à tomber sous les feux des ennemis, pour ces malheureux, je n'ai sollicité aucune aide, aucune arme de ton art et de ta puissance. Je n'ai pas voulu te tourmenter, ô mon époux bien-aimé, ni t'imposer des travaux inutiles. Pourtant ma dette était immense à l'égard des fils de Priam, 8, 380 et souvent j'ai pleuré sur les dures épreuves d'Énée. Aujourd'hui, sur l'ordre de Jupiter, il se trouve sur la terre des Rutules : aussi je viens en suppliante et, de ta puissance qui m'est sainte, j'implore, en mère, des armes pour mon fils. La fille de Nérée, l'épouse de Tithon purent bien, elles, te fléchir par leurs larmes. 8, 385 Vois quels peuples se rassemblent, quels remparts, toutes portes fermées,

aiguisent leurs armes contre moi, pour la perte des miens." Après ce discours, comme Vulcain hésitait, Vénus l'entoura de ses bras de neige, le réchauffant en une tendre étreinte. Et soudain le dieu ressentit la flamme familière; une chaleur bien connue 8, 390 le gagna tout entier, parcourant ses membres ébranlés. Ainsi parfois, dans un roulement de tonnerre, étincelle la ligne brisée d'un éclair traversant les nuages de sa lumière. La femme remarque la chose, heureuse de ses ruses et sûre de sa beauté. Alors le dieu, enchaîné par un amour infini, dit : 8, 395 "Pourquoi cherches-tu si loin des raisons ? Où s'en est allée, ô déesse, ta confiance en moi ? Si jadis tu avais manifesté le même souci, il nous eût été possible alors aussi d'armer les Troyens; ni le père tout-puissant, ni les destins n'interdisaient à Troie de rester debout, ni à Priam de survivre dix autres années encore. 8, 400 Et maintenant, si tu te prépares à guerroyer, si telle est ton intention, je puis te promettre tous les soins qui dépendent de mon art, et tout ce qui se peut fabriquer avec le fer ou l'électrum fondu, tout ce dont ma forge et mes soufflets sont capables. Cesse de supplier et de douter de ton pouvoir." Après ces paroles, 8, 405 il lui donna l'étreinte désirée et, abandonné sur son sein, il laissa un apaisant sommeil envahir ses membres. Plus tard, la nuit déjà à demi écoulée, le premier repos avait chassé le sommeil. C'est le moment où la femme qui doit vivre péniblement, de la quenouille et des délicats travaux de Minerve, 8, 410 ranime la cendre et les feux assoupis du foyer; elle mord sur la nuit pour son ouvrage, et fatigue ses servantes à la lueur des lampes, leur imposant des tâches de longue haleine, pour conserver chaste la couche de son mari et élever ses enfants. C'est ainsi, et tout aussi résolu, qu'à cette heure matinale, 8, 415 le Maître des feux délaisse sa couche moelleuse pour son travail de forgeron.

Vulcain dans l'antre des Cyclopes (416-453)

Une île se dresse, proche de la côte sicane et de Lipara l'éolienne, abrupte avec ses rochers fumants. Dans ses profondeurs, une caverne et des antres etnéens, rongés par les feux des Cyclopes, retentissent de bruits; les coups vigoureux sur les enclumes 8, 420 résonnent comme des gémissements; dans les souterrains, les masses de métal forgé sifflent et le feu souffle dans les fourneaux : c'est la demeure de Vulcain, et cette terre s'appelle Vulcanie.

C'est là que, du haut du ciel, descendit alors le Maître des feux. Les Cyclopes travaillaient le fer dans une vaste caverne, 8, 425 Brontès et Stéropès et Pyracmon, tous nus. Façonné par leurs mains, un foudre déjà était partiellement poli, un de ces foudres si nombreux que le Père des dieux envoie de l'immensité du ciel sur la terre; mais il restait inachevé. Déjà ils y avaient ajouté trois rayons de grêle, trois autres liés à de lourds nuages, 8, 430 trois autres encore qui commandent le feu rougeoyant et l'Auster rapide. À présent, ils introduisaient les éclairs terrifiants, et le bruit et l'épouvante, et les colères aux flammes dévorantes. À côté, ils s'activaient pour Mars, à son char aux roues ailées, qui lui sert à pousser guerriers et cités dans la guerre. 8, 435 Ils travaillaient aussi à l'égide effrayante, l'arme de Pallas en colère, l'ornant d'écailles de serpents en or, d'entrelacs de reptiles et, sur la poitrine de la déesse, de la Gorgone en personne, dont les yeux roulaient encore, en dépit de son cou tranché. "Arrêtez tout ", dit-il, "rangez les ouvrages commencés, 8, 440 ô Cyclopes etnéens, et prêtez-moi attention : il nous faut faire des armes pour un héros valeureux. C'est le moment d'utiliser votre force, l'habileté de vos mains, toute la maîtrise de votre art. Hâtez-vous, ne tardez pas". Il n'en dit pas plus, et tous s'appliquent aussitôt, se répartissant équitablement la tâche. 8, 445 Le bronze coule en larges sillons, ainsi que le métal d'or, et l'acier meurtrier se liquéfie dans la vaste fournaise. Ils façonnent un immense bouclier, défense à lui seul contre tous les traits des Latins, formé de sept disques superposés. Les uns, avec des soufflets puissants, aspirent puis rejettent des masses d'air, 8, 450 d'autres plongent dans un bassin le bronze qui crépite. L'antre gémit des chocs portés sur les enclumes. Et eux d'accorder leurs efforts, de lever les bras en cadence, de manier la masse de métal dans les mâchoires des tenailles.

Énée et ses alliés étrusques et arcadiens (454- Tandis qu'aux rivages d'Éole le dieu de Lemnos active le travail, 8, 455 Évandre quitte son humble logis, éveillé par la lumière bienfaisante et le chant matinal des oiseaux sous son toit. Le vieillard se lève, se couvre d'une tunique, et attache à ses pieds des sandales tyrrhéniennes. Il fixe ensuite à son flanc et à ses épaules une épée tégéenne, 8, 460 rejetant derrière son épaule gauche la peau de panthère qui tombait.

Deux chiens de garde, quittant le seuil élevé, le précèdent et accompagnent leur maître dans sa marche. Le héros se rendait vers l'endroit où s'était retiré son hôte Énée, se remémorant leurs conversations et l'aide qu'il avait promise. 8, 465 De son côté Énée, tout aussi matinal, se mettait en route. Le premier était accompagné de son fils Pallas, l'autre d'Achate. Ils se rejoignent, se serrent la main, s'installent au centre de la maison, où ils peuvent enfin échanger librement quelques propos. Le roi parla le premier : 8, 470 "Très puissant chef des Troyens, jamais, tant que tu seras en vie, je n'estimerai vaincus ni la puissance de Troie, ni son royaume. Toutefois nos forces sont bien modestes, pour secourir dans la guerre un nom si grand; d'un côté, le fleuve étrusque nous enferme, de l'autre, le Rutule nous presse, et ses armes sonnent près de nos murs. 8, 475 Mais j'ai l'intention de t'associer des peuples importants, les troupes de riches royaumes. Un hasard inespéré apporte le salut : tu te présentes au moment où les destins te réclament. Non loin d'ici se trouve, bâtie sur un antique rocher, la ville d'Agylla, à l'endroit où jadis une tribu de Lydie, 8, 480 illustre à la guerre, vint occuper les sommets étrusques. Longtemps florissante, cette ville tomba ensuite aux mains du roi Mézence qui la soumit par sa superbe et la cruauté de ses armes. Pourquoi rappeler les meurtres abominables, les actes sauvages de ce tyran ? Puissent les dieux les faire retomber sur lui et ses descendants ! 8, 485 Il allait même, en guise de torture, jusqu'à lier des cadavres à des vivants, mains contre mains et visages contre visages, et ces êtres, en se liquéfiant en pus et en pourriture, trouvaient ainsi une mort lente, dans une affreuse étreinte. Finalement, les citoyens, lassés des abominations de ce fou furieux, 8, 490 s'arment et l'assiègent, lui et son palais, massacrant ses compagnons et incendiant sa maison de fond en comble. Mais lui, de se dégager au milieu du massacre et de s'enfuir chez les Rutules, où il est maintenant défendu par les armes de son hôte Turnus. Aussi l'Étrurie tout entière s'est soulevée, saisie d'une juste fureur, 8, 495 les armes à la main, réclamant le roi pour le châtier. C'est à ces milliers d'hommes, ô Énée, que je te donnerai pour chef. En effet, massés tout le long du rivage, leurs navires frémissent et demandent la levée des étendards, mais un vieil haruspice les retient, chantant les arrêts du destin : 'Ô jeunes gens, élite de la Méonie, 8, 500

fleuron de la vaillance des anciens héros, vous qu'excitent contre Mézence un juste ressentiment et une fureur bien mérités, le destin ne permet à aucun Italien de soumettre un si grand peuple : choisissez pour chefs des étrangers'. Alors l'armée étrusque, terrifiée par ces ordres divins, s'est arrêtée dans la plaine. 8, 505 Tarchon en personne m'a envoyé des ambassadeurs, porteurs de la couronne royale et du sceptre. Il me remet ces insignes pour que je me rende au camp et accepte le trône de Tyrrhénie. Mais lente et glacée, épuisée par les ans, la vieillesse m'interdit le pouvoir; pour accomplir des actes de courage, je n'ai plus de forces, c'est trop tard ! 8, 510 J'y pousserais bien mon fils, si, né d'une mère sabellique, il n'avait en partie cette terre pour patrie. Toi qui, par ton nom et ta naissance, jouis de la faveur du destin, toi que réclament les puissances divines, va de l'avant, ô très valeureux chef des Troyens et des Italiens. En plus, je vais t'adjoindre celui qui est mon espoir et ma consolation, 8, 515 Pallas. Puisse-t-il, sous un maître tel que toi, en contemplant tes exploits, s'habituer à supporter la vie militaire et le pénible travail de Mars; qu'il t'admire dès ses premières années. Je lui donnerai deux cents cavaliers arcadiens, force d'élite de notre armée, et Pallas t'en donnera autant, en son propre nom".

Un prodige encourage Énée (520-540)

8, 520 Évandre avait à peine fini de parler; tandis qu'Énée, le fils d'Anchise, et son fidèle Achate gardaient les yeux fixés sur le sol : pleins de tristesse, ils pensaient aux multiples épreuves à venir. Mais Cythérée leur offrit un signe dans un ciel dégagé. À l'improviste, un éclair lancé du haut de l'éther 8, 525 apparut avec grand fracas, et tout sembla s'écrouler d'un coup, quand éclata dans l'air le son d'une trompette tyrrhénienne. Ils regardent en haut. Un second craquement violent éclate, puis un autre : parmi les nuages, dans un coin dégagé, ils voient des armes briller dans le ciel pur, et se heurter dans un bruit de tonnerre. 8, 530 Tous restèrent stupéfaits; seul le héros troyen reconnut ce bruit et les promesses de sa mère la déesse. Alors il dit : "Mon hôte, ne cherche pas, je t'en prie, l'événement qu'annoncent ces présages : c'est bien moi que réclame le ciel. Ma mère divine m'avait prédit qu'elle m'enverrait ce signal 8, 535 si survenait la guerre, et qu'elle m'aiderait en m'apportant à travers les airs des armes forgées par Vulcain.

Hélas ! Que de massacres menacent les malheureux Laurentes ! Quels châtiments tu me devras, Turnus ! Que de boucliers, de casques, que de cadavres de vaillants héros tu rouleras dans tes flots, 8, 540 Soit, ô Thybris divin ! Qu'on appelle les armées et que l'on rompe les accords !"

Énée quitte Pallantée (541-584)

Aussitôt ces paroles prononcées, Énée se leva de son siège élevé, et commença par attiser sur les autels d'Hercule les feux endormis; puis, en direction du lare et des modestes pénates de la veille, il s'avance joyeux. Avec Évandre, avec les jeunes Troyens, 8, 545 il immole des brebis de deux ans, choisies selon les rites. Ensuite il retourne vers ses navires, retrouve ses compagnons; parmi eux, il désigne les plus vaillants, qui le suivront à la guerre. Le reste de la troupe se laisse glisser tout à l'aise au fil de l'eau et, sans effort, descend le cours du fleuve, avec mission de porter 8, 550 à Ascagne des nouvelles de leurs affaires et de son père. On donne des chevaux aux Troyens qui partent pour les champs tyrrhéniens; à Énée, on en amène un, exceptionnel, entièrement couvert d'une toison fauve de lion, dont les griffes d'or lancent des éclairs. La rumeur s'est soudain répandue à travers la petite ville : 8, 555 des cavaliers se dirigent en hâte vers le seuil du roi Tyrrhénien. Pleines de crainte, les mères redoublent de voeux; plus le danger est proche, plus s'accroît la peur, et plus grande déjà se profile l'image de Mars. Alors Évandre, pressant la main de son fils prêt au départ, ne parvient pas à s'en arracher, et dit en pleurant : 8, 560 "Ah si Jupiter me rendait mes années passées, tel que j'étais lorsque, sous les murs de Préneste, j'anéantis la première fois une armée, lorsque, en vainqueur, je fis brûler des monceaux de boucliers, lorsque ma main envoya au fond du Tartare le roi Érylus, gratifié à la naissance par sa mère Féronia de trois vies 8, 565 (fait horrible !). Il devait chaque fois mouvoir trois armures, et par trois fois être étendu dans la mort : et pourtant, la droite que voici le dépouilla à la fois de ses vies et de ses armes. Maintenant, je ne devrais nullement m'arracher à ta douce étreinte, mon enfant, et jamais Mézence ne me braverait moi, son voisin, 8, 570 jamais son épée n'aurait provoqué tant de morts cruelles, ni dépeuplé sa ville d'un si gand nombre de citoyens. Mais vous, ô dieux d'en-haut, et toi maître suprême des dieux, Jupiter, je vous en supplie, prenez pitié du roi arcadien,

et écoutez les prières d'un père. Si les destins, 8, 575 si votre volonté toute puissante me conservent Pallas sain et sauf, si je vis, assuré de le revoir et d'être réuni à lui, je vous demande de vivre, et suis prêt à n'importe quelle épreuve. Mais si, ô fortune, tu nous menaces d'un malheur indicible, puissé-je maintenant, tout de suite, quitter cette vie cruelle, 8, 580 avec ces soucis angoissants, cet espoir incertain de l'avenir, pendant que toi, cher enfant, le seul bonheur de mes vieux jours, je te tiens dans mes bras, avant qu'une nouvelle trop pénible ne vienne blesser mes oreilles !" Telles étaient les paroles d'un père au moment du suprême adieu; ses serviteurs le ramenèrent chez lui, effondré.

Énée au camp de Tarchon (585-607)

8, 585 Et déjà, par les portes ouvertes, la cavalerie était sortie; en tête, il y avait Énée, et son fidèle Achate, et ensuite, les autres nobles Troyens. Pallas marche dans la colonne, bien reconnaissable avec sa chlamyde et ses armes peintes, telle l'Étoile du matin, baignée par l'onde de l'Océan, 8, 590 chérie de Vénus, plus que les autres astres enflammés, lorsqu'elle élève dans le ciel sa tête sacrée et chasse les ténèbres. Les mères, effrayées, restent debout sur les remparts, et suivent des yeux le nuage de poussière que soulèvent les escadrons rutilants de bronze. Eux s'avancent avec leurs armes à travers les broussailles, 8, 595 par les chemins les plus courts. Un cri s'élève et, la colonne formée, les sabots sonores des chevaux martèlent la plaine poudreuse. Il existe près du fleuve rafraîchissant de Caeré un bois fort étendu, sacré et célébré bien loin par la piété de nos pères; il est, de tous côtés, enfermé au creux de collines et ceint de sombres sapins. 8, 600 Selon la tradition, les anciens Pélasges consacrèrent à Silvain, dieu des champs et des troupeaux, et le bois et un jour de fête, eux qui les premiers occupèrent jadis les confins du Latium. Non loin de là, Tarchon et les Tyrrhènes avaient installé leur camp en un lieu protégé; du haut de la colline, on pouvait voir déjà 8, 605 toute la légion dressant ses tentes dans l'immensité de la plaine. C'est là qu'arrivent le vénérable Énée et les jeunes gens choisis pour la guerre; épuisés, ils veillent à reposer les chevaux et les hommes.

La panoplie d'Énée (608-625)

Mais Vénus, la déesse éclatante parmi les nuages de l'éther, était là, avec des présents; dès qu'elle aperçut son fils, 8, 610 au fond de la vallée, caché au bord du fleuve glacé, elle se présenta devant lui et lui parla en ces termes : "Voici les présents promis, façonnés avec art par mon époux. N'hésite pas, mon fils, à provoquer bientôt au combat les orgueilleux Laurentes, ou l'ardent Turnus". 8, 615 Ainsi parla Cythérée. Elle chercha à étreindre son fils, puis déposa au pied d'un chêne, devant lui, des armes étincelantes. Lui, tout heureux des présents de la déesse et d'un si grand honneur, ne peut se rassasier du spectacle; ses yeux parcourent chaque objet; il admire, embrasse et fait passer d'une main à l'autre 8, 620 le casque à la crête effrayante, qui crache des flammes, et le glaive porteur de mort, la cuirasse de bronze rigide, couleur de sang, immense, telle une nuée sombre, qui s'embrase sous les rayons du soleil et brille au loin; puis ce sont les jambières polies, d'électrum et d'or recuits, 8, 625 et la lance et le bouclier, à la contexture indescriptible.

Le bouclier d'Enée (626-731)

Étaient représentés là l'histoire de l'Italie et les triomphes des Romains; le maître du feu, n'ignorant rien des prophéties et conscient de l'avenir, avait figuré là toute la race des futurs descendants d'Ascagne, et, dans l'ordre, les guerres qui seraient livrées. 8, 630 Il avait représenté, couchée dans l'antre verdoyant de Mars, une louve qui venait d'avoir des petits; deux enfants, des jumeaux, jouaient suspendus à ses mamelles, tétant leur mère, sans nulle crainte; elle, tournant vers l'arrière sa souple encolure, les caressait l'un et l'autre, modelant leurs corps avec sa langue. 8, 635 Non loin de là, il avait figuré aussi Rome et, sur les gradins du cirque, lors de grands jeux, le rapt insolite des Sabines; et soudain se lève une nouvelle guerre entre les Romulides et les austères habitants de Cures, partisans du vieux Tatius. Ensuite, ces mêmes rois, une fois leur rivalité apaisée, 8, 640 se dressaient en armes devant l'autel de Jupiter, patères en mains, en train d'immoler une truie, pour sceller leur alliance. Un peu plus loin, des quadriges lancés dans des sens opposés avaient écartelé Mettius (ah, Albain, si tu avais pu garder ta parole !), et Tullus emportait dans la forêt les entrailles du traître,

8, 645 tandis que les buissons étaient tout éclaboussés de sang. Ailleurs, Tarquin avait été chassé, et Porsenna voulait être accueilli dans la ville qu'il assiégeait avec des forces écrasantes. Les Énéades se ruaient aux armes pour défendre leur liberté. On pouvait voir Porsenna, tel un forcené menaçant, 8, 650 devant Coclès, qui avait l'audace de couper le pont, et devant Clélie, qui, ses chaînes brisées, se jetait dans le fleuve. En haut, Manlius, le gardien de la citadelle tarpéienne, se dressait devant le temple et occupait le sommet du Capitole, tandis que le palais royal de Romulus se hérissait de chaume frais. 8, 655 Ici, volant de tous côtés parmi les portiques dorés, une oie d'argent annonçait que les Gaulois étaient aux portes; les Gaulois étaient là, dans les broussailles et, à la faveur des ténèbres, protégés par une nuit profonde, ils étaient maîtres de la citadelle. Leurs cheveux ont la couleur de l'or; leurs vêtements sont dorés; 8, 660 dans leurs sayons rayés, on les voit briller; ils attachent de l'or à leurs nuques blanches comme lait; en main ils brandissent chacun deux javelots alpins, et protègent leur corps derrière de longs boucliers. Ici Vulcain avait façonné les Saliens bondissants et les Luperques nus, et les bonnets de laine et les anciles, tombés du ciel; 8, 665 de chastes matrones, dans leurs souples chars suspendus, circulaient dans la ville pour accomplir les cérémonies. Plus loin encore, il avait ajouté les demeures du Tartare, et les hautes portes de Dis, et les châtiments réservés aux crimes, et toi, Catilina, suspendu à un rocher menaçant, tremblant devant les Furies, 8, 670 et, à l'écart, les hommes justes, à qui Caton donnait des lois. Et parmi ces sujets se profilait largement, l'image d'une mer houleuse, toute d'or, dont les flots sombres s'éclairaient pourtant d'une écume blanche : tout autour tournaient de clairs dauphins d'argent, balayant de leurs queues la surface de l'eau, et fendant les flots. 8, 675 Au centre, on pouvait voir des flottes d'airain, les combats d'Actium; on pouvait voir s'agiter, sous le déploiement des forces de Mars, le promontoire de Leucate tout entier, et luire les reflets d'or des flots. D'un côté, menant les Italiens au combat, César Auguste, entouré des pères et du peuple, avec les pénates et les grands dieux, 8, 680 se dresse en haut de la poupe; de ses tempes bénies jaillissent deux flammes, et l'étoile paternelle apparaît sur sa tête. Ailleurs, bénéficiant de la faveur des vents et des dieux,

la tête haute, Agrippa mène une armée; sur son front resplendit, -- superbe insigne de guerre --, la couronne navale, ornée d'éperons. 8, 685 De l'autre côté, avec ses troupes barbares et ses armes de toute origine, Antoine, vainqueur des peuples de l'Aurore et de la mer Rouge; il entraîne avec lui l'Égypte, et les forces de l'Orient, et la lointaine Bactriane; et, sacrilège !, il est suivi par son épouse égyptienne. Tous se ruent en même temps, et la mer tout entière se couvre d'écume, 8, 690 battue par les rames en mouvement et les triples pointes des rostres. Ils gagnent le large; on croirait que les Cyclades se sont arrachées et flottent sur la mer, ou que de hautes montagnes heurtent d'autres montagnes, tant est énorme la masse d'où les guerriers menacent les bateaux garnis de tours. Les mains lancent de l'étoupe enflammée; les traits répandent dans l'air le fer; 8, 695 les champs de Neptune rougissent suite à ce massacre nouveau. Au centre, la reine appelle ses armées au son du sistre ancestral; elle n'aperçoit pas encore les deux serpents derrière elle. Des monstres divins de tout genre, et Anubis avec ses aboiements, menacent de leurs traits Neptune, et Vénus et Minerve. 8, 700 En plein combat, Mavors, armé de fer ciselé, se démène avec fureur; les tristes Furies sont descendues de l'éther, et, tout heureuse, la robe déchirée, la Discorde s'avance, suivie de Bellone, qui tient un fouet ensanglanté. L'Apollon d'Actium, voyant cela d'en haut, 8, 705 tendait son arc; épouvantés, tous tournaient le dos, tous, l'Égypte, et les Indiens, l'Arabie entière et les Sabéens. La reine elle-même, après avoir invoqué les vents, semblait mettre à la voile, et déjà détacher et lâcher peu à peu les cordages. Au milieu des massacres, le maître du feu l'avait représentée 8, 710 pâlissant devant sa mort future; les flots et le Iapyx l'emportaient en face, vers le Nil, à l'énorme corps plongé dans l'affliction, un Nil qui, ouvrant son sein, et, déployant largement sa robe, invitait les vaincus en son giron obscur, dans les bras secrets de son cours. Mais César, porté en un triple triomphe dans l'enceinte de Rome, 8, 715 consacrait aux dieux de l'Italie une offrande impérissable, trois cents temples immenses, répartis à travers la ville. Les rues retentissaient de liesse, de jeux, d'applaudissements; dans tous les temples, un choeur de matrones; partout, des autels; au pied de ceux-ci, des taureaux immolés couvrent le sol. 8, 720 Lui, siégeant sur le seuil couleur de neige du brillant Phébus, examine les présents de ses peuples et les fixe aux superbes chambranles;

les nations vaincues marchent en une longue procession, distinctes tant par les vêtements et les armes que par la langue et les manières. Ici, Mulciber avait représenté le peuple des Nomades africains 8, 725 aux robes sans ceinture; ici, les Lélèges et les Cariens, et les Gélons porteurs de flèches; l'Euphrate s'avançait, les flots plus apaisés déjà; les Morins, ces hommes de l'extrémité de la terre, et le Rhin à la double corne, les Dahes insoumis, et l'Araxe indigné du pont qui le franchit. Devant ces scènes sur le bouclier de Vulcain, présent de sa mère, 8, 730 Énée s'étonne, et ignorant l'histoire, il se réjouit de sa représentation, chargeant sur son épaule les destins fameux de ses descendants.

Chant 9 Siege du camp troyen - Nisus et Euryale

Turnus se heurte aux Troyens retranchés (1-68)

Pendant qu'au loin se déroulent ces événements, du ciel junon la saturnienne envoie iris au bouillant turnus, qui se trouvait alors par hasard au fond d'un vallon sacré dans le bois de son ancêtre pilumnus. 9, 5 de sa bouche de rose, la fille de thaumas lui dit : "turnus, ce qu'aucun dieu n'eût osé promettre à tes voeux, voici que te l'apporte spontanément le jour qui passe. énée a quitté sa ville, ses compagnons et sa flotte, pour rejoindre le royaume et le séjour d'évandre au palatin. 9, 10 et ce n'est pas tout : ayant gagné les cités lointaines de corythus, il rassemble et arme des paysans, une troupe de lydiens. pourquoi hésiter ? c'est le moment d'appeler chars et chevaux. cesse tout atermoiement et empare-toi du camp en désarroi". elle parla et, de ses ailes déployées, remonta vers le ciel, 9, 15 traçant dans sa fuite un immense arc-en-ciel, sous les nuages. le jeune homme la reconnut et, levant les deux mains vers les astres, il la suivit qui fuyait en lui disant ces mots : "iris, parure du ciel, qui t'a dirigée et envoyée vers moi sur terre, à travers les nues ? d'où vient cette clarté si soudaine ? 9, 20 je vois le ciel s'entrouvrir par le milieu, et les étoiles disséminées sur la voûte céleste. je m'incline devant de si grands présages, qui que tu sois pour m'appeler aux armes." sur ces paroles, il s'avance vers le fleuve, puise de l'eau à la surface des flots, prie longuement les dieux, avant de charger l'éther de ses voeux. 9, 25

et déjà toute l'armée allait dans la plaine dégagée, riche cavalerie, riches parures brodées d'or ! messapus conduit les premiers rangs; les jeunes fils de tyrrhus ferment la marche, et leur chef, turnus, tient le milieu de la colonne : [il va et vient, les armes à la main, les dominant tous de la tête.] 9, 30 ainsi, nourri de sept rivières apaisées, s'avance le gange profond, qui coule sans bruit; ainsi le nil, aux eaux fécondantes, lorsqu'il reflue de la plaine pour rejoindre le creux de son lit. soudain les troyens voient se former au loin un noir nuage de poussière, tandis que les ténèbres se répandent sur la plaine. 9, 35 caïcus, d'une tour de guet, est le premier à crier : "mes amis, quel est ce groupe avançant dans ce brouillard sombre ? vite, apportez des armes, amenez des traits, montez sur les murailles ! l'ennemi est là, hélas !" en une immense clameur, les troyens se protègent derrière les portes et occupent les remparts. 9, 40 car en partant, énée, guerrier expert, leur avait recommandé, au cas où pendant son absence, surviendrait un coup du sort, de ne pas risquer une bataille rangée, de ne pas se fier à la plaine; qu'ils se bornent à garder le camp et les murs intacts, à l'abri des retranchements. aussi, malgré la fierté et la colère qui les poussent à combattre, 9, 45 ils obstruent les portes et obéissent aux ordres; en armes, ils attendent l'ennemi à l'intérieur des tours. turnus, qui avait volé à l'avant de la lente colonne avec une escorte de vingt cavaliers d'élite, se présente à l'improviste devant la ville; il monte un cheval thrace, à la robe mouchetée de blanc; 9, 50 un casque doré orné d'un rouge panache le protège. "eh, jeunes gens, qui sera le premier à foncer avec moi sur l'ennemi ? allons !", dit-il, et faisant tournoyer son javelot, il le lance dans les airs, marquant le début du combat; puis avec fougue il s'avance dans la plaine. ses hommes l'accueillent par des clameurs, et le suivent dans un bruit effrayant. 9, 55 on s'étonne de l'inertie troyenne : des hommes qui ne s'engagent pas dans la plaine, qui ne font pas front avec leurs armes, mais qui se terrent dans leur camp ! irrité, turnus à cheval va et vient, inspecte les murs, cherchant un passage détourné, tel un loup embusqué devant une pleine bergerie, 9, 60 hurlant devant les barrières, endurant vents et pluies, bien tard dans la nuit; à l'abri sous leurs mères, les agneaux bêlent sans relâche, et lui, ardent et opiniâtre, il enrage dans sa colère de ne pouvoir les atteindre; depuis longtemps la faim le tenaille et sa gueule est sèche, assoiffée de sang.

9, 65 c'est la même rage qui embrase le rutule en arrêt devant les murs, la même douleur tenace qui lui brûle les os. par quel moyen tenter le passage, comment faire sortir les troyens enfermés dans leurs murailles et les répandre dans la plaine ?

Incendie et métamorphose des vaisseaux (69-122)

Leur flotte qui jouxtait un côté du camp était bien cachée, 9, 70 entièrement protégée par les remparts et les eaux du fleuve. Turnus l'assaille, pousse ses compagnons enthousiastes à y bouter le feu, et lui-même dans son ardeur brandit un tronc enflammé. Alors on se met à l'oeuvre (la présence de Turnus les stimule); tous les jeunes gens s'arment de torches sombres. 9, 75 On a pillé les foyers allumés : des flambeaux fumants créent une sinistre lumière et Vulcain lance au ciel des cendres ardentes. "Muses, quel dieu évita aux Troyens un si cruel incendie ? Qui écarta des navires de si grands feux ? Dites-le-moi : le fait repose sur une croyance ancienne, éternellement renommée. 9, 80 Au temps où sur l'Ida de Phrygie, Énée construisait sa flotte et se préparait à prendre le large, la Bérécyntienne, la mère des dieux en personne, adressa, dit-on, ces paroles au grand Jupiter : "Mon fils, accorde ce que te demande la prière de ta mère bien-aimée, à toi qui as dompté l'Olympe. 9, 85 Il était une forêt de pins que j'ai chérie de nombreuses années, bois sacré au sommet d'une colline, où l'on apportait des offrandes, bois touffu de noirs sapins et de troncs d'érables. Ces arbres, je les offris de bon coeur au jeune Dardanien, qui avait besoin d'une flotte; à présent, j'ai peur, les soucis et l'angoisse m'étreignent. 9, 90 Dissipe mes craintes, et exauce les prières de ta mère : que nulle course ne brise ces nefs, que nulle tempête ne les perde; qu'être nées sur nos monts leur soit salutaire". Son fils, qui fait tourner les astres du monde, lui répond : "Mère, où veux-tu amener le destin? Qu'exiges-tu donc ? 9, 95 Que des nefs, nées d'une main mortelle, aient le privilège de l'immortalité ? Qu'Énée traverse périls et insécurité en toute sécurité ? Quel dieu jamais bénéficia d'un si grand pouvoir ? C'est non. Mais lorsqu'au terme de leur voyage, elles seront parvenues un jour aux ports d'Ausonie, à celles qui auront échappé aux flots 9, 100 et transporté le chef dardanien jusqu'aux champs laurentes,

à celles-là, j'enlèverai leur forme mortelle, et j'ordonnerai qu'elles deviennent les déesses de la vaste mer, comme les Néréides, Doto et Galatée, qui de leur buste fendent l'écume des flots". Il avait parlé, et, jurant par le cours du Styx son frère, 9, 105 par ses rives que brûlent de noirs tourbillons de poix, il fit un signe de tête, et à ce geste l'Olympe entier trembla. Or le jour de la promesse était arrivé, et les temps impartis à la Parque s'étaient accomplis, quand l'acte injuste de Turnus avertit la Mère des dieux de détourner les torches des nefs sacrées. 9, 110 Et tout d'abord, une lumière inconnue brilla aux yeux de tous, on crut voir, parti de l'Orient et traversant le ciel, un nuage énorme, ainsi que les choeurs de l'Ida; alors, une voix effrayante retentit dans les airs, couvrant les rangs des Troyens et des Rutules : "Troyens, ne vous empressez pas de défendre mes navires, 9, 120 et n'armez point vos bras; Turnus pourra mettre le feu à la mer plutôt qu'à ces pins sacrés. Vous, déesses marines, partez, vos liens sont détachés; c'est votre mère qui l'ordonne". Et aussitôt, toutes les poupes rompent les amarres qui les ancrent au rivage, et, telles des dauphins, enfonçant leurs rostres dans les flots, 9, 125 elles gagnent les profondeurs. Alors (prodige extraordinaire !), [en nombre égal à celui des proues d'airain autrefois sur le rivage,] des figures de jeunes filles réapparaissent et sont emportées sur la mer.

Veillée de siège au camp de Turnus (123-167)

Les Rutules sont frappés de stupeur, Messapus lui-même est effrayé et ses chevaux affolés; le fleuve Tiberinus lui aussi hésite; 9, 125 grondant de sa voix rauque, il reflue, loin du large. Mais Turnus n'a rien perdu de son audacieuse assurance; bien plus, il ranime les courages et même invective ses hommes : "Ces prodiges visent les Troyens; Jupiter même leur a retiré leur recours familier : les bateaux n'ont attendu ni les traits ni les feux 9, 130 des Rutules. Ainsi, les mers sont fermées aux Troyens, nul espoir de fuite : une moitié de l'univers leur a été enlevée, et l'autre moitié, la terre, se trouve entre nos mains : si nombreuses sont les armes qu'apportent les peuples d'Italie ! Je ne redoute point les arrêts du destin, même si les Phrygiens se prévalent de réponses divines; 9, 135 les destins et Vénus déjà ont eu leur part, puisque les Troyens ont atteint les riches terres de l'Ausonie. Moi aussi, j'ai mes destins qui sont autres : anéantir par le fer une nation criminelle qui m'a arraché une épouse.

Cette douleur n'a pas touché que les seuls Atrides; Mycènes n'est pas seule à pouvoir prendre les armes. 9, 140 -- Mais c'est assez que les Troyens aient péri une fois. -- Une première faute aurait suffi, s'ils avaient pris en profonde horreur toute la gent féminine. Ils font confiance au retranchement qui nous sépare d'eux, à des fossés destinés à nous retarder; ces petits délais accordés à la mort raniment leur courage. Mais n'ont-ils pas vu les murs de Troie, 9, 145 faits de la main de Neptune, se consumer dans les flammes ? Mais qui de vous, mes compagnons d'élite, est prêt à porter le fer contre ce retranchement, et à envahir avec moi ce camp qui tremble de peur ? Non, je n'ai pas besoin des armes de Vulcain, ni de mille vaisseaux pour attaquer les Troyens. Ils peuvent s'adjoindre comme alliés 9, 150 tous les Étrusques. Ils n'auront à craindre ni les ténèbres, ni le vol honteux du Palladium, après le massacre général des gardiens de la forteresse; et nous ne nous cacherons pas dans le ventre aveugle d'un cheval. Ouvertement, en plein jour, c'est décidé, je bouterai le feu à tous leurs murs. Je les forcerai à reconnaître qu'ils n'ont pas affaire à des Grecs 9, 155 ni à une armée pélasge, qu'Hector tint en échec pendant dix années. Maintenant donc, puisque la meilleure partie du jour est passée, consacrez ce qu'il en reste, soldats, à vous reposer, heureux des exploits accomplis, et attendez le combat qu'on vous prépare". Entre-temps, Messapus est chargé de poster des vigiles aux portes, 9, 160 et d'entourer de feux de bivouac tout le retranchement. Quatorze Rutules sont désignés pour garder les murs avec leurs hommes, chacun d'eux ayant sous ses ordres une centaine de jeunes gens, parés d'aigrettes de pourpre et tout rutilants d'or. Ils courent en tous sens et assurent les relèves; étendus sur le gazon, 9, 165 ils se plaisent à boire du vin, et vident des cratères de bronze. Les feux brillent partout, les gardes passent à jouer une nuit sans sommeil.

Plan de Nisus et Euryale (168-223)

Les Troyens observent tout cela du haut du retranchement; en armes, ils en occupent le sommet; tout tremblants de peur, 9, 170 ils vérifient portes et passerelles, établissent des liaisons entre les avant-postes, apportent des traits. Mnesthée et l'impétueux Séreste se font pressants : le vénérable Énée les avait chargés, si une contrariété l'exigeait, de commander les hommes et de diriger les affaires. Toute l'armée occupe les murs; on a réparti les risques;

9, 175 on veille; à tour de rôle chacun s'active à défendre son poste. Nisus, très ardent, tout armé, gardait une porte; fils d'Hyrtacus, compagnon envoyé à Énée de l'Ida giboyeuse, il était habile à lancer le javelot et les flèches légères. Près de lui, son compagnon Euryale; nul n'était plus beau que lui 9, 180 parmi les Énéades qui avaient revêtu les armes de Troie; c'était encore un enfant, arborant le visage imberbe de la prime jeunesse. Ils étaient habités d'une même passion; d'un même élan ils allaient au combat; à ce moment encore, ils étaient de garde devant la même porte. Nisus dit : "Sont-ce les dieux qui donnent à nos âmes ce surcroît d'ardeur, 9, 185 ô Euryale, ou chacun fait-il de son désir farouche un dieu ? Depuis un moment déjà, combattre ou entreprendre un acte grandiose hante mon esprit, insatisfait de cette inaction paisible. Tu vois quelle confiance les Rutules ont dans la situation : seuls quelques feux sont allumés; engourdis par le sommeil et le vin, 9, 190 ils sont couchés; partout, bien loin, règne le silence. Apprends donc ce qui me laisse perplexe, et le projet qui me vient à l'esprit. Tous, tant les pères que le peuple, demandent qu'on rappelle Énée, qu'on lui envoie des hommes porteurs de renseignements sûrs. S'ils promettent de m'accorder ce que je vais demander pour toi 9, 195 (car à moi, la gloire de l'exploit suffit), je crois pouvoir trouver sous cette hauteur une voie menant aux murs et à la forteresse de Pallantée". Euryale, pénétré lui aussi par un grand amour de gloire, resta interdit et dit aussitôt à son ami exalté : "Ainsi, Nisus, tu évites de m'associer à de grands exploits ? 9, 200 Je t'enverrais affronter seul de si grands dangers ? Mon père Opheltès, rompu à la guerre, ne m'a pas formé ainsi : je suis né au temps des menaces argiennes et des épreuves de Troie; tel ne fut pas non plus mon comportement avec toi, depuis que j'ai suivi le vaillant Énée jusqu'au bout de son destin; 9, 205 ici bat un coeur qui méprise la lumière et à qui il paraît juste de payer de sa vie cet honneur que tu ambitionnes". Nisus rétorque : "Vraiment je ne craignais aucune lâcheté de ta part Ce ne serait pas juste ! Non ! Puisse le grand Jupiter ou quelqu'autre dieu qui me regarde avec bienveillance, me ramener triomphant vers toi. 9, 210 Mais si quelqu'un (tout peut arriver dans pareille situation !), si quelque dieu ou quelque hasard entraînait ma perte, je voudrais que tu me survives; ton âge mérite davantage de vivre. Que quelqu'un puisse m'arracher au champ de bataille ou payer ma rançon,

et me confier à la terre; ou, si le sort, comme il arrive souvent, s'y oppose, 9, 215 qu'il apporte, en mon absence, les offrandes funèbres et m'honore d'un tombeau. Et, à ta pauvre mère, je ne veux pas causer une si grande douleur, elle qui, seule parmi d'innombrables mères, a osé te suivre, cher enfant, sans se soucier des remparts du grand Aceste". Et lui : "Tu enchaînes en vain des arguments sans consistance; 9, 220 ma décision est inébranlable et elle ne change pas. Pressons-nous", dit-il. En même temps, il réveille les gardes qui viennent prendre leur place; quittant son poste, Euryale accompagne Nisus; ils vont trouver le roi.

Approbation du plan (224-307)

Partout sur la terre, les autres vivants se défaisaient dans le sommeil 9, 225 de leurs soucis, et leurs coeurs oubliaient les épreuves. Cependant les premiers des chefs troyens, l'élite de l'armée, tenaient conseil sur les questions suprêmes du royaume : Que faire ? Quel messager dépêcher maintenant à Énée ? Ils se dressent, appuyés sur leurs longues lances et tenant leurs boucliers, 9, 230 au milieu du camp et de la plaine. Alors, Nisus et avec lui Euryale, pleins d'ardeur, demandent d'être introduits sur le champ : c'est une chose importante, disent-ils, et qui mérite un moment. Iule, le premier, accueillit les jeunes gens excités et invita Nisus à parler. Alors le fils d'Hyrtacus dit : "Écoutez-nous avec bienveillance, 9, 235 ô Énéades; ne jugez pas sur notre âge nos propositions. Les Rutules, engourdis dans le sommeil et le vin, se sont tus. Nous, nous avons remarqué un endroit idéal pour une attaque surprise; il se trouve au croisement devant la porte la plus proche de la mer. Les feux sont éteints et une fumée noire monte vers les astres. 9, 240 Si vous nous permettez de profiter de cette chance pour rejoindre Énée et les murs de Pallantée, bientôt vous le verrez ici, chargé de dépouilles, après avoir accompli un immense carnage. Et nous ne nous trompons pas sur la route à suivre : nous avons vu, du fond de vallées encaissées, lors de chasses fréquentes, 9, 245 les premiers toits de la ville, et avons reconnu tout le cours du fleuve." Alors, Alétès, avec la pondération de son âge et la maturité de son esprit : "Dieux ancestraux, qui détenez toujours pleine autorité sur Troie, vous n'êtes donc pas disposés à l'anéantissement complet des Troyens, puisque vous avez suscité chez des jeunes gens une telle vaillance 9, 250

et des coeurs si résolus". En parlant ainsi, il les prenait tous deux par l'épaule, leur serrait la main, et les larmes inondaient les traits de son visage. "Héros, quelles récompenses dignes de vous penserais-je vous offrir, dignes d'acquitter vos mérites ? D'abord, ce seront les dieux et votre conduite qui vous donneront les plus belles; et puis, 9, 255 très bientôt, le pieux Énée vous attribuera toutes les autres, et Ascagne, à l'aube de sa vie, n'oubliera jamais un acte si méritant." "Bien plus, reprit Ascagne, moi dont le seul salut est le retour de mon père, je l'atteste, ô Nisus, par les grands dieux Pénates, et le Lare d'Assaracus et le sanctuaire de Vesta aux cheveux blancs : 9, 260 tout ce que je puis avoir de chance et de confiance, je les place entre vos mains. Rappelez mon père; rendez-le à mes regards; lui revenu, nous n'aurons plus à nous attrister. Je vous donnerai deux coupes d'argent, ornées de figures en relief, que mon père avait emportées lors de la prise d'Arisba; 9, 265 puis deux trépieds, deux grands talents d'or, et un cratère ancien, présent de la Sidonienne Didon. Mais s'il m'échoit de vaincre et de conquérir l'Italie, de m'emparer du pouvoir, et de distribuer le butin, vous avez vu Turnus tout couvert d'or, son cheval, ses armes; 9, 270 eh bien, son cheval, son bouclier et ses aigrettes flamboyantes, je les retirerai du lot; dès à présent, Nisus, ce sont tes récompenses. En outre, mon père te choisira douze femmes parmi les plus belles, et te donnera autant de prisonniers avec toutes leurs armes, et en plus les terres que détient personnellement le roi Latinus. 9, 275 Quant à toi, admirable enfant, dont l'âge se rapproche du mien, dès aujourd'hui je t'accueille de tout mon coeur et je t'étreins comme le compagnon de toutes les circonstances de ma vie. En aucune de mes actions, je ne rechercherai sans toi la gloire : dans la paix et dans la guerre, dans mes paroles et dans mes actes, 9, 280 ma confiance en toi sera totale ". Euryale lui répond ceci : "Aucun jour de ma vie ne pourrait me trouver inférieur à oser de tels exploits; seule la fortune pourrait se révéler heureuse ou malheureuse. Mais, en plus de tous tes présents, je te fais une seule prière : ma mère, de l'antique famille de Priam; 9, 285 la malheureuse, est partie avec moi; la terre d'Ilion ne l'a pas retenue, ni non plus les murs du roi Aceste. Aujourd'hui je la quitte, elle ignore les dangers que je puis courir, je ne l'ai même pas saluée (la Nuit et ta droite en sont témoins) car je ne pourrais pas supporter les larmes de ma mère.

9, 290 Mais toi, je t'en prie, console sa solitude et secours-la dans son malheur. Laisse-moi emporter l'espoir de ta promesse, qui me permettra d'affronter avec plus d'audace tous les dangers". Émus, les Dardaniens fondent en larmes, et plus que les autres le beau Iule, dont le coeur se serre à l'évocation de cet attachement filial. 9, 295 Il dit alors : "Engage-toi à agir en tout d'une façon digne de tes nobles initiatives. Bien sûr, elle sera une mère pour moi; seul lui manquera le nom de Créuse; et être la mère d'un fils tel que toi lui assure une reconnaissance non négligeable, quelle que soit l'issue de ton action. 9, 300 Je le jure, sur ma tête, que mon père avait l'habitude de prendre à témoin : "Ce que je te promets à ton retour et en cas de succès, restera acquis à ta mère et à ta famille". Ainsi dit-il en pleurant; en même temps, il enleva de son épaule son épée dorée, qu'avait forgée avec un art admirable 9, 305 Lycaon de Gnosse, et si habilement ajustée dans un fourreau d'ivoire. Mnesthée donne à Nisus une peau, la dépouille d'un lion redoutable; le fidèle Alétès échange son casque avec lui.

Carnage dans le camp rutule (308-366)

Une fois armés, ils se mettent en route aussitôt; tous ensemble, chefs, jeunes et vieux, leur font cortège jusqu'aux portes, 9, 310 les accompagnant de leurs voeux. Le beau Iule aussi, qui, bien avant l'âge, porte en lui le coeur et les soucis d'un homme fait, leur confiait de nombreux messages à transmettre à son père; mais les brises dispersent toutes ces paroles, livrées, inutiles, aux nuages. Ils sortent, franchissent les fossés, et dans l'ombre de la nuit, 9, 315 gagnent le camp qui leur sera funeste; pourtant ils vont d'abord y semer la mort. Ça et là ils voient des corps, ivres et endormis, affalés dans l'herbe, et des chars dressés sur le rivage; des hommes sont couchés entre les brides et les roues, avec leurs armes et des cruches de vin. Le fils d'Hyrtacus parle le premier : 9, 320 "Euryale, de l'audace, de l'adresse : voici l'occasion qui nous appelle. Voilà notre route. Toi, veille à ce qu'un bras ne puisse se lever et nous surprendre par l'arrière; ouvre l'oeil et observe de loin; moi, je vais dégager ce lieu et te conduirai par une large voie". Cela dit, il se tait; en même temps, épée brandie, 9, 325 il attaque le fier Rhamnès, qui justement s'était endormi,

écroulé sur d'épaisses tapisseries, ronflant à pleins poumons; il était roi, et aussi l'augure le plus apprécié du roi Turnus, mais, tout augure qu'il fût, il ne put repousser la catastrophe. Tout à côté, trois serviteurs étaient couchés au hasard parmi les armes; 9, 330 Nisus les abat, ainsi que l'écuyer de Rémus; il a trouvé le cocher sous ses chevaux, et, de son arme, tranche le cou qui s'offre. Puis, leur maître aussi est décapité; de son tronc s'écoulent des jets de sang; la terre et les lits sont tièdes et humides, imprégnés d'un noir liquide. Un même sort attendait Lamyrus, et Lamus, 9, 335 et le jeune Serranus, qui avait passé au jeu la plus grande part de la nuit; c'était un bel homme qui gisait là, les membres brisés par l'abus de la boisson divine; heureux eût-il été, s'il avait joué toute la nuit durant et prolongé son jeu jusqu'au lever du jour ! Nisus ressemble à un lion affamé qui sème le trouble dans une pleine bergerie 9, 340 (en effet, une faim affolante le pousse); il déchire et tiraille le tendre troupeau muet de terreur, et, lui, la gueule sanglante, émet des rugissements. Le carnage dû à Euryale n'est pas moindre; lui aussi est excité et possédé par la fureur; il s'avance au milieu d'une foule nombreuse et anonyme; il fonce sur Fadus et Herbesus, Rhétus et Abaris, 9, 345 qui ne se tenaient pas sur leurs gardes; seul Rhétus veillait et voyait tout, mais il avait peur et se cachait derrière un grand cratère; comme il se dressait près de lui, poitrine offerte, Euryale lui enfonça son épée jusqu'à la garde et la retira, après l'avoir frappé à mort. L'homme rend son âme pourpre et, mourant, régurgite son vin mêlé de sang; 9, 350 Euryale, bouillant d'ardeur, s'acharne à son furtif carnage. Déjà, il se dirigeait vers les compagnons de Messapus. Là il voyait s'éteindre le dernier feu, et les chevaux paissant dans l'herbe, attachés comme d'habitude, lorsque Nisus intervient brièvement : (car il savait qu'Euryale était emporté par un désir immodéré de carnage). 9, 355 "Arrêtons-nous", dit-il, "la lumière du jour, notre ennemie, s'approche. Notre soif de vengeance est satisfaite, notre route tracée à travers les ennemis". Ils laissent nombre d'objets en argent massif, et des armes et des cratères, ainsi que de magnifiques tapis. Euryale saisit les phalères de Rhamnès et son baudrier clouté d'or. 9, 360 C'était un cadeau qu'avait jadis envoyé à Rémulus de Tibur, le richissime Cédicus, lorsque, de loin, il contracta avec lui des liens d'hospitalité; Rémulus en mourant l'avait légué à son petit-fils; à sa mort, au cours d'un combat dans la guerre, les Rutules s'en étaient emparés. Ce baudrier, en vain !, Euryale le saisit et l'adapte à ses fortes épaules. 9, 365

Puis, il revêt le casque de Messapus, orné d'aigrettes, et juste à sa mesure. Ils sortent du campement et gagnent un endroit sûr.

Morts de Nisus et Euryale (367-449)

Pendant ce temps, de la ville latine arrivait une avant-garde de cavaliers, tandis que le reste de la légion, en ordre de bataille, attendait dans la plaine; ces cavaliers apportaient des réponses au roi Turnus; 9, 370 ils étaient trois cents, tous armés de boucliers, sous les ordres de Volcens. Déjà ils s'approchaient du camp, et en atteignaient les remparts, lorsqu'ils voient au loin nos Troyens tournant par le sentier de gauche; dans la faible lumière de la nuit, le casque, auquel il ne songeait plus, trahit Euryale en réfléchissant les rayons qui le frappaient. 9, 375 Ce ne fut pas sans conséquence. De la colonne, Volcens s'écrie : "Halte, guerriers. Pourquoi êtes-vous sortis ? Qui êtes-vous, ainsi armés ? Où allez-vous ?" Mais eux, sans tenter de faire face, s'empressent de fuir dans les bois, et se confient à la nuit. Des cavaliers se postent aux carrefours connus, 9, 380 un peu partout, et ainsi tous les accès sont gardés. Il y avait, sur un large espace, une forêt hérissée de buissons et d'yeuses noires, envahie de toutes parts par d'épaisses ronces; parmi les sombres sentiers, un bout de chemin parfois était éclairé. L'obscurité sous les branches et son lourd butin entravent Euryale, 9, 385 qui, dans sa crainte, se trompe sur la direction à prendre. Nisus s'éloigne; et déjà, sans savoir, il avait échappé aux ennemis et quitté les lieux qui plus tard furent nommés Albains, du nom d'Albe (où Latinus avait alors d'imposantes étables). Il s'arrêta et se retourna en vain vers son ami, qui n'était pas là : 9, 390 "Pauvre Euryale, où t'ai-je laissé ? Où te retrouver ?" À travers la forêt trompeuse, il refait dans l'autre sens son trajet compliqué, observant sa trace, et la remontant à travers les buissons silencieux. Il entend les chevaux, il entend les bruits et les appels des poursuivants. 9, 395 Il ne faut pas longtemps pour qu'un cri parvienne à ses oreilles, et qu'il aperçoive Euryale; à la faveur trompeuse du lieu et de la nuit, toute une troupe, dans un tumulte soudain, était tombée sur lui et l'avait enlevé, malgré ses efforts multiples mais vains. Que faire ? Quelle force, quelles armes utiliser pour oser leur arracher 9, 400 le jeune homme ? Va-t-il, prêt à mourir, se jeter au milieu des glaives et hâter, par ses blessures, une noble mort ?

Vite, le bras en arrière, il brandit son javelot, et, levant les yeux vers la Lune lointaine, lui adresse cette prière : "Ô toi, déesse, aide-nous de ta présence dans cette épreuve, 9, 405 honneur des astres, fille de Latone, gardienne des forêts. Si jamais mon père Hyrtacus pour moi chargea d'offrandes tes autels, si moi-même je les enrichis des produits de mes chasses, si mes dons, je les ai suspendus à la voûte de ton temple ou fixés à tes frontons sacrés, permets-moi de disperser cette troupe, et dirige mes traits dans l'espace". 9, 410 Il avait parlé, et de toutes ses forces tendues, il lance son fer. L'arme qui vole fend les ombres de la nuit pour aboutir dans le dos de Sulmon qui était devant lui; elle s'y brise, et son bois éclaté lui traverse le coeur. Sulmon roule, crachant de sa poitrine un flot de sang chaud; 9, 415 il est glacé, ses flancs sont agités de longs hoquets. Les Rutules regardent dans tous les sens. Et voilà que Nisus, de plus en plus ardent, balançait, à hauteur de son oreille, un autre trait. Dans l'agitation générale, la javeline siffle et traverse de part en part les tempes de Tagus, lui transperce la cervelle où elle reste fichée, toute tiède. 9, 420 Le redoutable Volcens est plein de fureur; il ne voit nulle part l'auteur du coup ni l'endroit vers où il pourrait diriger sa fureur. "Entre-temps, toi du moins, tu payeras de ton sang vif ces deux morts", dit-il; et en même temps, épée dégainée, il marchait vers Euryale. Alors, véritablement épouvanté, affolé, 9, 425 Nisus pousse un cri; il ne pouvait se cacher plus longtemps dans l'obscurité, ni supporter une si grande douleur : "C'est moi, moi, qui ai tout fait; tournez vers moi vos traits, ô Rutules ! Cette ruse vient entièrement de moi, lui n'a pas eu cette audace et n'a rien pu faire; j'en atteste le ciel et les astres qui savent tout; 9, 430 il n'a fait que trop aimer un ami malheureux". Voilà ce que disait Nisus, mais, poussée avec force, l'épée de Volcens, traverse les côtes d'Euryale et fracasse sa tendre poitrine. Il roule dans la mort, et le sang coule sur ses membres si beaux; sa tête s'affaisse et retombe sur ses épaules. 9, 435 On dirait une fleur pourpre qui, fauchée par la charrue, languit et meurt; on dirait des pavots à la tige fatiguée, dont la tête s'incline sous le poids de pluies soudaines. Mais Nisus se jette au milieu d'eux, et dans la masse il cherche le seul Volcens, ne s'attachant qu'à lui. Autour de Nisus, 9, 440 les ennemis s'attroupent et, de tous côtés, le serrent de près.

Il en devient d'autant plus menaçant et fait tournoyer son épée étincelante, avant de l'enfoncer dans la gorge du Rutule qui hurle, face à lui, et, mourant lui-même, il enlève la vie à son ennemi. Alors, percé de coups, il se jeta sur son ami inanimé, 9, 445 où il reposa enfin dans la sérénité de la mort. Heureux êtes-vous tous deux ! Si mes chants ont quelque pouvoir, nul jour ne vous enlèvera au souvenir des âges, tant que la maison d'Énée sera voisine de l'immuable roc du Capitole, tant que le maître de Rome conservera le pouvoir.

Après la mort de Nisus et Euryale (450-502)

9, 450 Les Rutules vainqueurs, maîtres du butin et des dépouilles, pleuraient, emmenant dans leur camp le corps inanimé de Volcens. Là, l'affliction était tout aussi grande : on y avait découvert le corps exsangue de Rhamnète, et tant de chefs victimes du même carnage, Serranus aussi, et Numa. La foule se massait près de ces cadavres, 9, 455 près des héros à demi-morts, à l'endroit tout tiède encore du récent massacre, près de ruisseaux bouillonnants d'écume et de sang. Entre eux, ils identifient les dépouilles, le casque luisant de Messapus ainsi que ses phalères récupérées à force de sueur. Et déjà sur la terre se répandait la nouvelle lumière 9,460 de l'Aurore, qui délaissait le lit doré de Tithon. Déjà le soleil brillait; déjà tout baignait dans la lumière; Turnus tout armé, en personne appelle aux armes ses guerriers; les chefs rassemblent leurs troupes d'airain en vue du combat, et les rumeurs qu'ils répandent attisent les colères. 9, 465 Bien plus, sur des lances dressées (affreux spectacle !), ils ont empalé leurs têtes, qu'ils suivent au milieu des cris, les têtes de Nisus et Euryale. Les durs Énéades rangent leur armée en bataille sur la partie gauche des murs (la droite est protégée par le fleuve). 9, 470 Ils occupent les immenses fossés, et se tiennent sur les hautes tours, en proie à la tristesse. Ils étaient émus, les malheureux, devant ces têtes empalées, qu'ils connaissaient trop bien, et qui dégoulinaient d'un sang infect. Entre-temps, volant à travers la ville épouvantée, la messagère ailée, la Renommée, se précipite, se glissant jusqu'aux oreilles de la mère d'Euryale. 9, 475 Aussitôt, la malheureuse sent la chaleur la quitter; les fuseaux lui tombent des mains, sa quenouillée se renverse. La pauvre femme vole, poussant des hurlements, les cheveux arrachés

et elle court, éperdue, vers les murs, vers les premières lignes; elle ne pense plus aux guerriers, 9, 480 elle oublie le le danger et les traits, emplit le ciel de ses plaintes : "Est-ce toi que je vois, Euryale ? Est-ce toi, le soutien tardif de mes vieux jours, qui as pu me laisser seule, ô cruel ? Envoyé au devant de si grands dangers, tu n'as même pas eu l'occasion de dire un dernier adieu à ta pauvre mère ? Hélas, tu gis en une terre inconnue, proie offerte aux chiens et aux rapaces latins ! Et moi, ta mère, je n'ai pas conduit ton convoi, je ne t'ai pas fermé les yeux, je n'ai pas lavé tes blessures, je ne t'ai pas couvert de ce vêtement que j'avais hâte d'achever, m'activant jour et nuit, et apaisant sur la toile mes soucis de vieille femme. 9, 490 Où te chercher ? Quelle terre à présent détient tes restes et tes membres arrachés et ton cadavre lacéré ? Est-ce cela, mon fils, que tu me rapportes ? Est-ce cela que j'ai poursuivi sur terre et sur mer ? Si la piété existe, transpercez-moi, jetez sur moi tous vos traits, ô Rutules, faites de moi la première victime de vos armes. 9, 495 Ou alors, toi, souverain père des dieux, prends pitié, et de ton foudre précipite dans le Tartare mon odieuse personne, puisque je ne puis autrement briser cette cruelle vie". Ces lamentations ébranlent les coeurs, un triste gémissement parcourt tous les rangs; les forces pour combattre se figent, brisées. 9, 500 À sa vue, les pleurs redoublaient; sur le conseil d'Ilionée, et de Iule qui versait d'abondantes larmes, Idée et Actor la saisissent, et dans leurs bras la ramènent en sa demeure.

Introduction et invocation aux Muses (503-529)

Mais au loin la trompette d'airain fait sonner son terrible chant; une clameur lui répond, qui résonne dans le ciel. 9, 505 Les Volsques d'un seul mouvement ont formé la tortue, et s'activent, se préparant à combler les fossés, à arracher la palissade. Certains cherchent un accès, tentent d'escalader les murs avec des échelles, là où les lignes sont peu serrées, où l'on entrevoit une couronne de guerriers peu fournie. En face, les Troyens les arrosent 9, 510 de traits divers, et les repoussent à l'aide de durs épieux : une longue guerre les a habitués à défendre des murailles. Ils roulent aussi des pierres d'un poids redoutable, pour tenter de briser ce toit en marche, qui pourtant supporte allègrement tous les coups, sous la voûte serrée des boucliers. 9, 515

Mais ils ne tiennent plus le coup. Car à l'endroit où un groupe important se fait menaçant, les Troyens roulent et précipitent un bloc énorme qui écrase bon nombre de Rutules et disloque la couverture de boucliers. Les audacieux Rutules renoncent à prolonger davantage ce combat aveugle, mais s'efforcent de déloger les Troyens du rempart 9, 520 en leur lançant des traits. Ailleurs, une figure effrayante agitait un tronc de pin d'Étrurie : c'est Mézence qui allume des feux fumants. Messapus, le dompteur de chevaux, rejeton de Neptune, brise la palissade et réclame des échelles pour monter sur les remparts. 9, 525 Ô Calliope et vous toutes les autres muses, je vous en prie, inspirez mon chant. Dites les massacres, les morts qu'ici, en ce jour, provoqua le fer de Turnus; dites le guerrier que chacun des héros envoya chez Orcus, et déroulez avec moi l'immense tableau de la guerre. Vous, ô déesses, vous gardez ces souvenirs et pouvez les rappeler.

Turnus fait s'effondrer une tour. Combats singuliers (530-589)

9, 530 Une tour très élevée, munie de hautes passerelles, se dressait en un endroit stratégique; de toutes leurs forces, l'ensemble des Italiens cherchaient à la prendre d'assaut, à la renverser par tous les moyens; en face, les Troyens la défendaient à coup de pierres, et, massés au creux des baies, ils expédiaient leurs traits. 9, 535 Turnus, le premier, lança sur elle une torche enflammée, qui mit le feu à l'un des flans; attisées par le vent, les flammes gagnent les planchers, et s'accrochent aux montants qu'elles dévorent. À l'intérieur, les hommes se troublent et veulent fuir leurs malheurs, en vain. Tandis qu'ils se regroupent et se massent à l'arrière, 9, 540 en un endroit encore épargné par le feu, la tour brusquement s'effondre sous leur poids, et le ciel entier résonne avec fracas. La masse énorme qui s'abat les entraîne à terre, à demi morts, transpercés par leurs propres traits, la poitrine défoncée par de lourdes poutres. Seuls Hélénor et Lycus avec peine 9, 545 réussirent à s'échapper. Hélénor était tout jeune. Une esclave, Licymnia, l'avait élevé en secret pour le roi de Méonie, qui l'avait envoyé à Troie, sans qu'il ait le droit de porter des armes. Agile avec une simple épée, il portait banalement un bouclier blanc. Lorsqu'il se vit entouré des milliers d'hommes de Turnus, 9, 550 quand il vit, des deux côtés, les lignes latines se dresser menaçantes, comme un fauve, au milieu d'un cercle compact de chasseurs,

se déchaîne contre leurs traits et, n'ignorant pas qu'il va mourir, s'élance et saute d'un bond par dessus leurs épieux, ainsi, le jeune homme, qui bientôt va mourir, se rue parmi les ennemis, 9, 555 se rendant à l'endroit où il voit tomber les traits les plus drus. Lycus lui, de loin plus agile à la course, fuit à travers les ennemis, à travers les armes, et rejoint les murs; ses mains tentent d'en agripper le sommet et de saisir les mains de ses camarades. Mais Turnus le poursuit en courant et lui lance un trait, 9, 560 puis, en vainqueur l'invective : "Fou que tu es, as-tu espéré pouvoir nous échapper ?" Aussitôt, tandis que Lycus reste suspendu, il le saisit et l'arrache avec une grande partie de la muraille : on dirait l'oiseau porteur des armes de Jupiter, gagnant les hauteurs, après avoir, de ses serres crochues, enlevé un lièvre ou un cygne éclatant, 9, 565 ou le loup de Mars arrachant de l'étable un agneau que recherche sa mère avec des bêlements sans fin. De partout monte une clameur : c'est l'attaque; on comble les fossés avec de la terre; ailleurs on lance sur les créneaux des torches allumées. Ilionée, à l'aide d'un rocher, un énorme quartier de montagne, 9, 570 abat au sol Lucétius, qui approchait de la porte pour y mettre le feu; Liger tue Émathion, Asilas tue Corynée : l'un à l'aide de son javelot, où il excelle; l'autre avec une flèche lancée de loin, sans qu'on la voie. Cénée abat Ortygie ; Cénée vainqueur est tué par Turnus; Turnus tue Itys et Clonius, Dioxippe et Promolus, 9, 575 et Sagaris, et Idas, qui se tenait en avant des hautes tours. Capys tue Privernus, qui tout d'abord légèrement touché par la pique de Themillas, avait, l'imprudent, rejeté son bouclier pour porter la main à sa blessure; alors, une flèche ailée glissant vers lui avait cloué sa main sur son côté gauche; l'arme, profondément enfoncée, 9, 580 interrompit le souffle de sa vie en une blessure mortelle. Le fils d'Arcens, revêtu d'armes somptueuses, était là, avec sa chlamyde brodée à l'aiguille, tout brillant de pourpre d'Ibérie; il était beau; son père Arcens, qui l'avait envoyé [à la guerre], l'avait élevé dans le bois sacré de Mars, sur les bords du Symèthe, 9, 585 où l'autel secourable de Palicus est arrosé du sang des victimes : Mézence en personne, posant son javelot, prit une fronde stridente qu'il fit tourner trois fois par-dessus sa tête, lanière bien tendue; le plomb fondu frappa de plein fouet les tempes de son adversaire, qu'il étendit de tout son long sur le sable.

Ascagne protégé des dieux (590-671)

9, 590 Ce fut la première fois, dit-on, qu'Ascagne au cours d'une guerre lança une flèche rapide. Avant cela, il avait coutume de chasser les fauves effrayés. Ce jour-là, sa main abattit le courageux Numanus, surnommé Rémulus, qui, ayant épousé la soeur cadette de Turnus, était devenu récemment l'allié du roi des Rutules. 9, 595 Or donc, Rémulus, au devant des lignes, vociférait à tort et à travers; tout enflé de sa récente parenté royale, il allait et venait, avantageux et le verbe haut : "N'avez-vous pas honte, ô Phrygiens deux fois captifs, d'être à nouveau assiégés, contenus derrière une palissade, et dressant des murs contre la mort ? 9, 600 Voilà donc ceux qui, armes à la main, demandent nos femmes en mariage ! Quel dieu, quelle folie vous ont amenés en Italie ? Vous ne trouverez ici ni les Atrides, ni Ulysse le beau parleur, mais une race dure. Dès la naissance, nous amenons nos fils au bord des fleuves pour les endurcir au contact du gel sévère et des flots; 9, 605 enfants, ils passent leurs nuits à la chasse, fatiguent les forêts, jouent à dresser des chevaux, à tendre l'arc, à lancer des traits. Notre jeunesse, résistante aux travaux et habituée à vivre de peu, soumet la terre avec ses hoyaux ou ébranle les places-fortes à la guerre. Toute notre vie s'épuise à manier le fer, et nos lances retournées 9, 610 harcèlent les échines des boeufs. La lente vieillesse n'affaiblit pas notre force d'âme, elle transforme notre vigueur : nous pressons sous le casque nos cheveux blancs, et toujours nous aimons ramener un butin frais et vivons de rapines. À vous les broderies de safran et les vêtements de pourpre éclatante, 9, 615 l'inaction vous enchante, vous vous complaisez dans les danses, vos tuniques portent des manches et vos mitres des rubans. Ô Phrygiennes, vraiment, car vous n'êtes pas des Phrygiens, allez vers les sommets du Dindyme, où la double flûte chante pour ses fidèles. Les tambourins bérécyntiens et les flûtes de buis de la Mère de l'Ida 9, 620 vous appellent; laissez les armes aux guerriers, et cédez devant le fer." Ascagne ne supporta pas la jactance de tels propos, ni ces insultes incantatoires; tourné vers lui, il ajuste une flèche sur son arc tendu par un nerf de cheval et, levant plusieurs fois les bras, il s'arrête, adressant tout d'abord à Jupiter, supplications, voeux et prières : 9, 625 "Jupiter tout-puissant, agrée mon audacieuse entreprise. Je porterai moi-même à ton temple des offrandes solennelles, et placerai devant tes autels un jeune taureau aux cornes dorées, éclatant de blancheur, à la tête haute comme celle de sa mère,

et qui déjà attaque de la corne et disperse le sable sous ses sabots". 9, 630 Le père des cieux l'entendit et dans un coin serein du ciel, à gauche, fit retentir le tonnerre; au même moment résonne l'arc fatal. Avec un sifflement effrayant la flèche s'échappe, bien dirigée, et va se planter dans la tête de Rémulus, que le fer traverse au creux des tempes. "Va, insulte la valeur avec tes paroles orgueilleuses ! 9, 635 Voilà les réponses aux Rutules des Phrygiens deux fois captifs". Ascagne se borna à cela. Les Troyens, en poussant un cri, le suivent et frémissent de joie : leur courage s'élève jusqu'aux astres. Alors précisément, dans un coin du ciel, Apollon chevelu voyait d'en haut les armées ausoniennes et la ville; 9, 640 assis sur un nuage, il s'adresse ainsi au victorieux Iule : "Honneur à ton jeune courage, ô enfant; c'est ainsi qu'on atteint les astres; tu es né de dieux et tu engendreras des dieux. En toute justice, les guerres à venir sous la race d'Assaracus s'arrêteront, par la volonté du destin; et Troie ne te suffit plus". Et aussitôt après ces paroles, 9, 645 il s'élance du haut de l'éther, écarte les souffles des brises et se dirige vers Ascagne; alors il prend l'aspect du visage du vieux Butès. Celui-ci avait été autrefois l'écuyer du dardanien Anchise, et le fidèle gardien de sa demeure; ensuite, Énée l'avait donné comme compagnon à Ascagne. 9, 650 Apollon marchait, en tout semblable au vieillard; il en avait la voix et le teint, et les cheveux blancs, et les armes au bruit redoutable. Il s'adresse en ces termes à l'ardent Iule : "Qu'il te suffise, fils d'Énée, d'avoir vu Numanus succomber sous tes traits, sans dommage pour toi. Le grand Apollon t'a concédé ce premier titre de gloire 9, 655 et que tu aies utilisé des armes égales aux siennes ne lui porte pas ombrage; pour le reste, sois économe d'exploits guerriers, mon enfant". Sur ce, en plein discours, Apollon quitta ses apparences mortelles, et au loin disparut de leur vue dans l'air léger. Les chefs Dardanides reconnurent le dieu et ses armes divines, 9, 660 et tandis qu'il fuyait, ils remarquèrent son bruyant carquois. Dès lors, forts des paroles et de la volonté de Phébus, ils arrêtent Ascagne, avide de se battre; mais eux retournent au combat, et se jettent corps et âmes au coeur des dangers. Un cri se propage de poste en poste tout le long des murs; 9, 665 on tend les arcs puissants; les lanières tournoient. Tout le sol est jonché de traits, boucliers et casques creux

résonnent en s'entrechoquant; l'âpre bataille se lève : ainsi, venant du couchant, au mois des pluvieux Chevreaux, l'averse frappe la terre; ainsi les nuages lourds de grêle 9, 670 se précipitent en nappes d'eau, lorsque Jupiter hérissé par les vents du sud tourmente l'hiver pluvieux, et dans le ciel crève les nuages creux.

Imprudence de Pandare et Bitias (672-755)

Pandare et Bitias étaient nés d'Alcanor l'Idéen; la nymphe Iéra avait élevé dans le bois sacré de Jupiter ces jeunes gens, hauts comme les sapins et les monts de leur patrie. 9, 675 Leur chef les avait chargés de garder une porte. Confiants en leurs armes, ils ouvrent la porte, et d'initiative, introduisent l'ennemi dans les murs. Eux, à l'intérieur, à droite et à gauche du passage, se dressent tels des tours, ils sont armés de fer, et des aigrettes étincellent en haut de leurs têtes. Ainsi surgissent, aériens, au bord des rivières aux eaux claires, 9, 680 sur les rives du Pô ou le long du charmant Adige, deux chênes qui dressent vers le ciel leur tête feuillue, tandis que tout en haut, leur cime oscille doucement. Dès qu'ils voient l'accès du camp ouvert, les Rutules s'y précipitent sans attendre : Quercens, le bel Aquicule tout armé, 9, 685 Tmarus, toujours prompt à agir, le belliqueux Hémon, suivis par toutes leurs troupes. Mais ou bien ils tournèrent le dos et s'enfuirent ou laissèrent leur vie sur le seuil même de la porte. Alors dans les coeurs des adversaires, les colères s'attisent davantage; désormais les Troyens rassemblés se massent en un même lieu; 9, 690 ils se risquent à engager la lutte, à se lancer plus avant face à l'ennemi. Dans les rangs adverses, le chef Turnus, sous l'emprise d'une fureur guerrière, excitait ses hommes, quand on lui apporte un message : l'ennemi se déchaîne en un nouveau carnage, il laisse ouvertes ses portes. Turnus laisse ce qu'il avait entrepris et, dans une rage sans borne, 9, 695 se rue vers la porte dardanienne contre ces frères orgueilleux. Et tout d'abord (il se présentait en effet le premier), c'est Antiphatès, fils bâtard du grand Sarpédon et d'une mère thébaine, qu'il abat d'un coup de javelot : le trait en cornouiller d'Italie vole à travers l'air léger et s'enfonce dans le haut de la poitrine, 9, 700 fiché dans l'oesophage; du creux de la blessure reflue un flot écumant, et le fer devient tiède au contact du poumon qu'il a transpercé. Après, il abat de sa main Mérops et Érymas, et puis Aphidnus, et Bitias, aux yeux de flammes et au coeur frémissant;

il ne sert pas d'un javelot (un javelot n'eût pu lui faire rendre l'âme !), 9, 705 mais d'une phalarique, qui siffle, lancée comme la foudre : les deux protections de cuir de taureau n'ont pas résisté, ni non plus la fidèle cuirasse à double maille d'or; ses membres démesurés s'affaissent et s'écroulent, la terre gémit, et son grand bouclier s'écrase sur lui en un bruit de tonnerre. 9, 710 Ainsi parfois, au rivage euboïque de Baïes, s'affaisse une pile de pierre, faite de blocs énormes, jetée là pour faire un pont; ainsi elle s'incline, puis s'écroule et tombe, enlisée au fond des bancs de sable; les mers se mêlent et des sables noirs se soulèvent; 9, 715 alors, à ce fracas, se mettent à trembler la haute Prochyta et Inarimé, dure couche de rocs posés sur Typhée par la volonté de Jupiter. Et Mars, le maître des combats, accroît le courage et les forces des Latins, agitant de durs aiguillons dans leur coeur, mais, aux Teucères il envoie la Fuite et la noire Crainte. 9, 720 De tous côtés, on se rassemble, puisque s'offre la possibilité de combattre et que le dieu de la guerre est présent dans les coeurs. Pandare, dès qu'il aperçoit à terre le cadavre de son frère, dès qu'il voit où se trouve la chance et le cours que prennent les choses, de toute sa force, fait tourner la porte sur ses gonds, 9, 725 la pressant de ses larges épaules; il laisse hors des murs un grand nombre des siens, au coeur de la dure mêlée; mais il en accueille d'autres qui s'engouffrent et les enferme avec lui, sans voir, l'insensé, qu'au milieu de la colonne, faisait irruption le roi des Rutules ; il l'a introduit lui-même dans la ville, 9, 730 tel un tigre gigantesque au milieu de paisibles troupeaux. Aussitôt un éclat nouveau brille dans les yeux de Turnus, et ses armes rendent un son effrayant; au sommet de son casque, s'agitent des aigrettes couleur de sang, et son bouclier jette des étincelles. Ce visage détesté et ce corps de géant, les Énéades bouleversés 9, 735 le reconnaissent soudain. Alors Pandare à la haute taille s'élance et, bouillant de colère après la mort de son frère, dit : "Ceci n'est pas le palais d'Amata, qui t'est offert en dot, Turnus, et ce n'est pas Ardée qui te retient dans les murs de tes pères. Tu vois ici un camp ennemi; nul moyen d'en sortir." 9, 740 Turnus, qui a retrouvé son calme, lui sourit en disant : "Commence, si tu as du coeur au ventre, engage le combat; tu raconteras à Priam qu'ici aussi, tu as trouvé un Achille."

Il avait parlé. Pandare, toutes forces bandées, fait tournoyer une pique, rugueuse, pleine de noeuds et encore couverte de son écorce; 9, 745 seuls les souffles de l'air la reçoivent; Junon la Saturnienne survient, détourne le coup, et la pique se plante dans la porte. "Tu n'échapperas pas à ce trait que ma droite balance avec force; car l'auteur de ce trait et de ce coup n'est pas homme de cette sorte !" Ainsi parla Turnus, qui se dresse de tout son haut, brandissant son épée. 9, 750 La lame frappa entre les deux tempes, tranchant le front par le milieu, et séparant les joues imberbes, en une large blessure. On entend un bruit ; l'énorme poids secoue la terre. Pandare mourant étend sur le sol ses membres défaillants et ses armes couvertes du sang de sa cervelle; coupée en deux parts égales, 9, 755 sa tête reste de part et d'autre suspendue à ses épaules.

Sursaut troyen et retraite de Turnus (756-818)

Dos tournés, les Troyens affolés, tremblants de peur, fuient en tous sens, et, si à ce moment le vainqueur avait eu le souci de briser de sa main les barrières et d'introduire ses hommes à l'intérieur, c'eût été la fin de la guerre et de la race troyenne. 9, 760 Mais la fureur et un désir insensé de carnage enflammèrent Turnus et le jetèrent sur ses adversaires. Tout d'abord, il attrape Phaleris, et Gygès, dont il tranche les jarrets; puis il saisit leurs piques, qu'il lance dans le dos des fuyards; c'est Junon qui lui fournit forces et vaillance. 9, 765 Il envoie les rejoindre Halys, et Phégée, dont il a percé le bouclier, et ensuite des hommes inconscients, debout sur les murs et voulant combattre : Alcandre et Halius, et Noémon et Prytanis. En face, Lyncée s'avance et appelle ses amis; à droite, du côté du rempart, Turnus, qui brandit son glaive avec force, 9, 770 le devance et, de tout près, d'un seul coup, lui tranche la tête, qui, toujours casquée, roule et gît par terre, loin de lui. Ensuite Amycus, le tueur de fauves -- nulle main ne réussissait mieux que la sienne à graisser ses traits et à armer ses flèches de poison --, et Clytius l'Éolide, et Créthée, ami des Muses, 9, 775 Créthée, le compagnon des Muses, qui sans cesse se plaisait à essayer des vers sur les cordes de sa cithare, et qui toujours chantait les chevaux, et les armes et les combats des héros. Finalement, lorsqu'ils eurent vent du massacre de leurs hommes, les chefs des Teucères, Mnesthée et l'ardent Séreste, se réunissent;

9, 780 ils voient la débandade des leurs et l'ennemi introduit dans les murs. Mnesthée dit : "Enfin, où fuyez-vous, où voulez-vous aller ? Quels autres murs, quels autres remparts avez-vous plus loin ? Un homme isolé, et enfermé de tous les côtés dans vos retranchements, ô citoyens, pourrait impunément perpétrer de si grands massacres 9, 785 dans notre ville ? Envoyer chez Orcus tant de nos plus insignes guerriers ? Lâches que vous êtes, n'avez-vous point de pitié, ni de honte devant votre malheureuse patrie, et les dieux anciens et le grand Énée ?" Ces paroles les enflamment, les réconfortent; ils serrent les rangs et s'arrêtent. Turnus peu à peu s'éloigne du combat, 9,790 gagne le fleuve, à l'endroit où il fait une boucle. Les Teucères le pressent d'autant plus ardemment, poussant des cris et rassemblant leur troupe. Ainsi une foule, face à un lion cruel : elle le serre sous la menace des piques; mais lui, effrayé, farouche, le regard cruel, recule; ni sa colère ni sa valeur 9, 795 ne lui permettent de tourner le dos; mais, quelque désir qu'il en ait, il ne peut faire face, ni passer à travers hommes et traits. De même, en hésitant, Turnus recule lentement, l'esprit agité par la colère. Mieux encore, par deux fois, il avait foncé au milieu des ennemis, 9, 800 deux fois, le long des murs, il avait refoulé les bataillons en une fuite confuse; mais rapidement, de tout le camp, la troupe se rassemble contre cet homme seul, et la Saturnienne Junon n'ose plus fournir à sa défense des forces suffisantes; car, du ciel, Jupiter a dépêché à sa soeur l'aérienne Iris, chargée de lui porter des ordres formels, 9, 805 si Turnus ne se retirait pas des hauts remparts troyens. Dès lors le jeune homme n'arrive plus à résister simplement avec son bouclier et son bras, tant les traits l'accablent de toutes parts. Serrant ses tempes creuses, son casque résonne d'un bruit continu; le bronze dur se fend sous les coups de pierres; les aigrettes de son casque 9, 810 sont arrachées, le bouclier ne suffit plus à parer les coups. À coup de piques, les Troyens et le fulgurant Mnesthée en personne redoublent d'énergie. Alors le corps de Turnus est tout inondé de sueur, ruisselant en un flot poisseux; le héros ne peut plus reprendre haleine, un souffle saccadé secoue ses membres épuisés. 9, 815 Finalement, la tête en avant, tout armé, il saute et plonge dans le fleuve qui accueille l'arrivant en son jaune tourbillon, le soulève sur ses ondes apaisées et le rend à ses alliés, joyeux et lavé de tout ce carnage.

Chant10 Scènes de combats - Morts de Pallas, de Lausus et de Mézence

Jupiter et la requête de Vénus (1-62)

Pendant ce temps s'ouvre la demeure du tout-puissant Olympe; le père des dieux et roi des hommes convoque l'assemblée en son séjour étoilé, là-haut d'où il observe toute la terre, le camp des Dardaniens et les peuples latins. 10, 5 On prend place dans la demeure aux doubles portes; et il commence : "Nobles habitants du ciel, pourquoi donc chez vous ce retour en arrière, ce revirement, et ces rivalités si vives et si injustes ? Je n'avais pas permis à l'Italie de faire la guerre aux Troyens. Pourquoi cette discorde bravant mes interdits ? Quelle crainte les a poussés 10, 10 à prendre les armes et à se harceler les uns et les autres ? Il viendra le juste temps pour le combat, -- ne l'appelez pas--, quand la féroce Carthage s'ouvrira les Alpes, et lancera contre les collines de Rome un assaut dévastateur : alors les haines pourront s'affronter, les conquêtes se réaliser. 10, 15 Pour l'heure, laissez cela, et acceptez de bonne grâce l'accord qui a mes faveurs." Jupiter parla brièvement; mais la Vénus d'or lui répondit par un long discours : "O père, puissance éternelle régnant sur les hommes et l'univers, (car quel autre recours pourrions-nous invoquer désormais ?), 10, 20 tu vois les assauts des Rutules, la prestance magnifique de Turnus fonçant parmi ses cavaliers, tout gonflé d'orgueil grâce à la faveur de Mars ? Les Troyens ne sont plus à l'abri dans les murs qui les enferment; bien plus, à l'intérieur des portes, et même sur les remblais des remparts, la mêlée fait rage et inonde de sang les fossés. 10, 25 Énée, qui est absent, ignore tout. Ne permettras-tu jamais la levée de ce siège ? Une fois de plus, un ennemi menace les murs d'une Troie qui renaît, et une seconde armée se lève; et voici qu'à nouveau, contre les Teucères, surgit d'Arpi l'étolienne le fils de Tydée. Oui, des blessures me sont réservées, 10, 30 je pense, et ta fille s'attend aux coups d'un mortel. Si les Troyens, sans ton accord et contre ton gré, ont rejoint l'Italie, qu'ils expient leurs fautes; refuse-leur ton aide; si au contraire, ils ont suivi les réponses si nombreuses des dieux du ciel et des Mânes, pourquoi maintenant peut-on 10, 35

transgresser tes ordres, ou forger de nouveaux destins ? Pourquoi évoquer les navires incendiés sur les côtes de l'Éryx, et le roi des tempêtes, et les vents furieux levés en Éolie, ou Iris dépêchée à travers les nuages ? En ce moment, elle agite les Mânes eux-mêmes, cette partie de l'univers, 10, 40 qu'elle n'avait pas encore mise à contribution : soudainement envoyée du ciel, Allecto, telle une bacchante, se déchaîne dans les villes d'Italie. L'empire ne m'importe plus du tout. Nous avons nourri cet espoir, tant que nous a souri la fortune. Que tes préférés l'emportent. S'il n'est point de terre que ta cruelle épouse veuille donner aux Troyens, 10, 45 alors, ô père, je t'en supplie, par les restes fumants de Troie : permets-moi d'éloigner Ascagne des luttes armées, et de le sauvegarder; permets que survive ton petit-fils. Oui ! Qu'Énée soit tourmenté sur des flots inconnus, qu'il poursuive la voie que lui offrira la fortune, 10, 50 si du moins je puis le protéger et le soustraire au sauvage combat. Je possède Amathonte, et la haute Paphos, et Cythère, et ma demeure d'Idalie : qu'il vive là, sans gloire après avoir posé les armes. Ordonne que Carthage écrase l'Ausonie sous sa domination; nous ne dresserons aucun obstacle 10, 55 contre les villes tyriennes. À quoi sert aux Teucères d'avoir échappé au fléau de la guerre, fui au travers des flammes argiennes, et surmonté tant de périls sur la mer et par le vaste monde, quand ils cherchaient le Latium, terre d'une nouvelle Pergame ? N'était-ce pas préférable de rester sur les ultimes cendres de leur patrie, 10, 60 sur le sol où se dressa Troie ? Ô père, je t'en supplie, rends aux malheureux Troyens le Xanthe et le Simoïs, permets qu'ils se remémorent à nouveau les malheurs d'Ilion."

Plaidoyer de Junon et réponse de Jupiter (63-117)

Lors la royale Junon, agitée d'une vive fureur : "Pourquoi me forces-tu à rompre un long silence, à divulguer tout haut un secret douloureux ? 10, 65 Quelqu'un, un dieu ou un humain, a-t-il vraiment poussé Énée à s'engager dans la guerre ou à se présenter en ennemi au roi Latinus ? Il est parvenu en Italie avec l'accord des destins, soit !, poussé par les fureurs de Cassandre : mais nous, l'avons-nous engagé à quitter son camp ou à confier sa vie aux vents ? 10, 70 À remettre à un enfant tout le soin de la guerre, à se fier à des murailles et à la loyauté tyrrhénienne, à jeter dans le trouble des peuples paisibles ?

Quel dieu, quel maléfice venant de moi l'ont conduit dans ce piège ? Où voit-on dans tout ceci Junon ou Iris, lancée à travers les nues ? On s'indigne de voir les Italiens entourer de flammes 10, 75 une Troie qui renaît, et Turnus s'installer sur sa terre ancestrale, lui qui a pour aïeul Pilumnus et pour mère la déesse Vénilia ! Que dire des Troyens aux sombres torches violentant les Latins, soumettant à leur joug les champs d'autrui et dérobant du butin ? Que dire du fait de choisir des beaux-pères, d'arracher au giron familial 10, 80 des fiancées, et, main tendue, de demander la paix tout en armant des navires ? Toi, tu pourrais soustraire Énée aux bataillons des Grecs et tendre devant le héros un nuage et des vents inconsistants; tu pourrais transformer sa flotte en autant de nymphes : et pour nous ce serait sacrilège d'avoir quelque peu aidé les Rutules ? 10, 85 'Énée, qui est absent, ignore tout !' : qu'il soit ignorant et absent. Tu possèdes Paphos et Idalie, tu possèdes l'altière Cythère : Pourquoi provoquer d'âpres coeurs, et une ville lourde de guerres ? Et la Phrygie en désarroi, est-ce nous, selon toi, qui persistons à la mettre sens dessus dessous ? Est-ce nous ou celui qui opposa 10, 90 aux Achéens les malheureux Troyens ? Pourquoi l'Europe et l'Asie en bloc ont-elles pris les armes, rompant les traités par un enlèvement ? Est-ce sous ma conduite que l'adultère dardanien vint assaillir Sparte ? Lui ai-je donné des armes, ai-je attisé les guerres avec l'aide de Cupidon ? C'est alors qu'il fallait craindre pour les tiens : tu arrives bien tard, 10, 95 avec tes plaintes injustes, et tu provoques de vaines querelles". Ainsi parlait Junon, et tous les habitants du ciel tremblaient d'émotion, avec des avis partagés : ainsi frémissent les premiers souffles qui se lèvent dans les forêts et se propagent en ondes invisibles, murmures qui annoncent aux marins la prochaine arrivée des vents. 10, 100 Alors le père tout puissant, qui détient la souveraineté universelle, commence. Pendant son discours, la haute demeure des dieux reste silencieuse, la terre tremble, le haut éther se tait; les zéphyrs aussi se sont posés; l'immense océan apaise et retient ses flots : "Écoutez donc mes paroles et imprimez-les dans vos esprits. 10, 105 Puisqu'une union entre Ausoniens et Troyens n'a pu être conclue, et puisque votre discorde n'a point de fin, quels que soient aujourd'hui la fortune de chacun, l'espoir qu'il se forge, Troyen ou Rutule, je ne ferai aucune différence, que le siège du camp dépende des destins des Italiens, 10, 110 ou d'une malheureuse erreur des Troyens, suite à de funestes avis.

Et je n'excepte pas les Rutules. Tous trouveront dans leurs initiatives leur part d'épreuve et de chance. Le roi Jupiter est le même pour tous. Les destins trouveront leur voie". Jurant par le cours du Styx son frère, par ses rives que brûlent de noirs tourbillons de poix, 10, 115 il fit un signe de tête, et à ce geste l'Olympe entier trembla. Ce fut la fin des discours. Alors Jupiter se lève de son trône d'or, et les habitants du ciel l'entourent et l'escortent vers le seuil.

Énée et ses renforts sur le chemin du retour (118-214)

Pendant ce temps, les Rutules à toutes les portes menacent d'abattre, de massacrer les hommes, et de ceindre de flammes les murailles. 10, 120 De son côté, l'armée des Énéades est assiégée dans ses retranchements, sans nul espoir de fuir. Les malheureux, dressés sur leurs hautes tours, en vain ont disposé autour des murs une couronne de quelques hommes : Asius, le fils d'Imbrasus, et Thymétès, le fils d'Hicétaon, les deux Assaracus, et leur aîné Thymbris avec Castor, 10, 125 sont en première ligne; ils ont pour compagnons les frères de Sarpédon, Clarus et Thémon, tous deux venus de la haute Lycie. Acmon de Lyrnesse, tendant tout son corps, apporte un énorme roc, un morceau impressionnant de la montagne, tout aussi fort que son père Clytius, que son frère Ménesthée. 10, 130 Les uns se battent, se défendant avec des traits, les autres avec des pierres, se préparant à bouter le feu, ajustant arcs et flèches. Au milieu d'eux, voici le souci le plus légitime de Vénus, l'enfant dardanien, la tête découverte, pleine de noblesse; il a l'éclat d'une gemme sertie dans l'or fauve, 10, 135 ornant un collier ou un diadème; il est lumineux comme l'ivoire artistement incrusté dans le buis ou le térébinthe d'Oricos; sur sa nuque blanche comme lait, se répandent ses cheveux, retenus par un souple anneau d'or. Toi aussi, Ismarus, les peuples valeureux t'ont vu 10, 140 diriger tes coups et enduire de venin des roseaux, noble membre d'une famille de Méonie, où les hommes cultivent de riches campagnes que le Pactole arrose de son or. Il y avait aussi Mnesthée, que la gloire d'avoir déjà refoulé Turnus loin du talus des murailles porte aux nues. 10, 145 ainsi que Capys, qui a laissé son nom à une ville de Campanie. Ces hommes s'étaient affrontés, mêlés aux combats d'une guerre sauvage; et Énée, en pleine nuit, fendait les flots.

En effet, après avoir quitté Évandre, il pénètre dans le camp étrusque, s'approche du roi, lui décline son nom, sa race, et ce qu'il demande 10, 150 et ce qu'il propose; il lui parle des forces dont s'entoure Mézence, et de la violence qui habite le coeur de Turnus; il lui dit la confiance à avoir dans les affaires humaines, mêlant ces propos de prières; sans attendre, Tarchon unit ses forces aux siennes, une alliance est conclue; alors, affranchie du destin, 10, 155 la nation lydienne s'embarque, et, selon les ordres des dieux, elle s'en remet à un chef étranger. Le navire d'Énée occupe le premier rang, sa proue semble attelée à des lions phrygiens, dominés par l'Ida, spectacle si agréable aux exilés Troyens. C'est là qu'est assis le grand Énée, repassant en esprit 10, 160 les différentes étapes de la guerre; et, à sa gauche, Pallas, près de lui, l'interroge tantôt sur les astres, leur guide dans la nuit noire, tantôt sur les épreuves qu'il endura sur terre et sur mer. Maintenant, déesses, ouvrez l'Hélicon, inspirez mes chants; dites la troupe qui pendant ce temps, depuis les rivages de l'Étrurie, 10, 165 accompagne Énée, équipant des navires et voguant sur la mer. En tête, Massicus sur son 'Tigre' d'airain fend les flots; sous ses ordres, une troupe de mille jeunes gens, qui quittèrent les murs de Clusium et la ville de Cosa; pour armes, ils ont des flèches et, à l'épaule, de légers carquois et un arc porteur de mort. 10, 170 Avec eux, l'inquiétant Abas : il a une armée tout équipée d'armes magnifiques et sur sa poupe resplendit un Apollon d'or. Populonia sa patrie lui avait donné six cents jeunes gens guerriers experts, tandis qu'Ilua, l'île généreuse des Chalybes, aux inépuisables mines d'acier, lui en fournit trois cents. 10, 175 Le troisième est Asilas, l'illustre interprète des dieux et des hommes, à qui dévoilent leurs secrets les foies des victimes, et les astres du ciel, et les cris des oiseaux et les feux prophétiques de la foudre; il emmène mille hommes, colonne serrée, hérissée de lances. Pise les a placés sous ses ordres, Pise, originaire des bords de l'Alphée, 10, 180 bien que située sur le sol étrusque. Astyr le suit, magnifique, Astyr, confiant en son cheval et ses armes si colorées. Trois cents hommes (tous le suivant d'un même coeur), l'ont rejoint, envoyés par les habitants de Caeré, qui vivent dans les campagnes du Minio, et par l'antique Pyrgi et par Gravisca à l'orageux climat. 10, 185 Non, je ne te passerai pas sous silence, Cinyrus, chef des Ligures, très vaillant guerrier, ni toi, avec ta maigre escorte, Cupavo,

dont le cimier est orné de hautes plumes de cygne, à la fois reproche, amour des vôtres et rappel de la figure d'un père; car, on raconte que Cygnus, à la mort de Phaéthon qu'il aimait, 10, 190 chantait à l'ombre des soeurs de son ami, sous les feuillages des peupliers, consolant de sa muse son douloureux amour, et qu'il passa sa vieillesse chenue couvert d'un souple plumage, délaissant la terre et poursuivant les étoiles de son chant. Son fils, accompagné de bataillons d'hommes de son âge, 10, 195 pousse à force de rames son immense 'Centaure': surplombant les flots, de toute sa hauteur, il menace de lancer dans l'eau un énorme rocher, tandis que la longue carène sillonne la mer profonde. Ocnus lui aussi arrive des rivages de sa patrie, le fils de la prophétesse Mantô et du fleuve toscan, 10, 200 qui te donna, ô Mantoue, des murailles et le nom de sa mère, Mantoue, riche d'aïeux, mais pas tous de même race : elle compte trois branches, constituées chacune de quatre peuples; elle en est la capitale, ses forces lui viennent du sang toscan. De là aussi cinq cents hommes en armes se lèvent contre Mézence; 10, 205 le Mincius, né du Bénacus, sous ses voiles de roseaux glauques les emportait au large, sur leur menaçant bateau de pin. De tout son poids, Aulestès s'avance, et debout, de ses cent rames, il frappe les flots, et le marbre de l'eau balayé se mue en nappes d'écume. Un Triton géant le mène, qui de sa conque effraie les flots d'un bleu sombre; 10, 210 immergé jusqu'aux flancs, il présente la figure d'un homme, mais son ventre se termine en queue de baleine, et l'onde écumeuse gronde sous sa poitrine à demi sauvage. Ces chefs d'élite, si nombreux, sur trente navires,se portaient au secours de Troie, et leurs proues d'airain fendaient les champs salés.

Les Nymphes encouragent Énée à combattre (215-286)

10, 215 Et déjà le jour avait quitté le ciel, et la tendre Phébé, sur son char nocturne, foulait le centre de l'Olympe : Énée -- les soucis ne lui laissent point de repos -- s'est installé, et tient lui-même la barre, manoeuvrant les voiles. Voilà que se présente à lui, au milieu de sa course, le choeur 10, 220 de ses compagnes : les nymphes à qui Cybèle la bienfaisante avait ordonné de régir la mer, et, de bateaux qu'elles étaient, de se muer en nymphes; elles nageaient et fendaient les ondes, en nombre égal aux proues de bronze mouillant jadis près du rivage.

De loin elles reconnaissent leur roi, l'entourent de leurs choeurs dansants; 10, 225 Cymodocée , la plus habile d'entre elles en paroles, suit le bateau; de la main droite, elle tient la poupe, et le dos hors de l'eau, repousse de la main gauche l'onde silencieuse. Alors qu'il ignore tout du prodige, elle l'interpelle : "Veilles-tu, Énée, rejeton des dieux ? Veille et largue l'écoute de tes voiles. 10, 230 Nous voici, pins du mont sacré de l'Ida, les nefs de ta flotte, à présent nymphes de la mer. Tandis que, dans sa perfidie, le Rutule nous faisait couler, pressées par le fer et les flammes, à regret, nous avons rompu nos amarres, et sur la vaste mer, nous te cherchons. Notre mère, prise de pitié, transforma notre apparence, 10, 235 nous accordant d'être déesses et de passer notre vie sous les flots. Mais le jeune Ascagne est retenu dans ses murs, derrière ses fossés, au milieu des traits des Latins, que Mars rend effrayants. Déjà la cavalerie arcadienne, mêlée de valeureux Étrusques, occupe les endroits fixés; Turnus a l'intention bien arrêtée 10, 240 d'interposer ses escadrons, pour les empêcher de rejoindre le camp. Allons, debout, et, dès l'Aurore, sois le premier à ordonner l'appel aux armes de tes hommes; revêts ton bouclier invincible, bordé d'un cercle d'or, présent du maître du feu en personne. La journée de demain, si tu ne juges point mes paroles inutiles, 10, 245 verra d'énormes monceaux de Rutules massacrés." Elle avait parlé, et tout en s'éloignant, elle poussa, de sa main experte, la haute poupe : celle-ci fuit sur les vagues, plus rapide que le trait, que la flèche rivalisant avec les vents. Les autres alors accélèrent leur course. Stupéfait, sans comprendre, 10, 250 le Troyen, fils d'Anchise, à ce signe pourtant reprend courage. Alors, contemplant un court moment la voûte du ciel, Énée prie : "Bienfaisante Idéenne, mère des dieux, toi que charment le Dindyme et les villes ceintes de tours, et les deux lions attelés mordant leur frein, tu es désormais mon guide au combat; vite, accomplis au mieux ton augure, 10, 255 et dans ta bienveillance, ô déesse, accours au secours des Phrygiens". Il n'en dit pas plus, et, pendant ce temps, déjà le jour s'élançait avec le retour de la pleine lumière, qui avait fait fuir la nuit. Il commence par donner l'ordre à ses alliés de suivre leurs enseignes, de concentrer leurs pensées sur les armes et de se préparer au combat. 10, 260 Et déjà, dressé en haut de sa poupe, il a sous les yeux les Troyens et son camp; de la main gauche aussitôt il soulève son bouclier étincelant. Depuis les murs, une clameur des Dardanides

s'élève vers les astres; l'espoir revenu réveille les colères, les mains lancent des traits; ainsi sous les sombres nuages, 10, 265 les grues du Strymon signalent l'orage et nagent à grand bruit à travers l'éther, fuyant les Notus avec des cris propices. Mais le roi des Rutules et les chefs ausoniens s'étonnaient de tout cela, jusqu'au moment où, se retournant, ils voient les poupes tournées vers le rivage, et la mer entière semblant glisser avec la flotte. 10, 270 Une aigrette brille sur la tête d'Énée, et du sommet de son cimier s'élève une flamme; de son bouclier d'or jaillissent de gigantesques éclairs : c'est ainsi que parfois, dans la nuit limpide, des comètes couleur de sang rougeoient lugubrement, ou que se lève l'ardent Sirius, apportant soif et maladies 10, 275 aux faibles mortels, et attristant le ciel d'une lumière inquiétante. Ce spectacle pourtant n'entame pas l'audacieuse confiance de Turnus, résolu à occuper le premier le rivage, et à refouler les arrivants. [Il se met à relever les courages, à invectiver les siens, en ces termes] : "Voici enfin l'objet de vos voeux : abattre l'ennemi, l'arme au poing. 10, 280 Les héros tiennent Mars même dans leurs mains. Que chacun maintenant se remémore son épouse, sa maison; évoquons les hauts faits, les mérites de nos pères. Courons à la mer, pendant qu'ils débarquent, tremblants, et que vacillent leurs premiers pas. La Fortune sourit aux audacieux". [Le paresseux se fait obstacle à lui-même]. 10, 285 Ainsi parla-t-il, tout en s'interrogeant sur les choix possibles : qui mener à l'attaque, et à qui confier le siège des murs ?

Débarquement et affrontements indécis (287-361)

Entre-temps, Énée fait descendre ses hommes par des passerelles partant des hautes poupes. Nombreux sont ceux qui guettent le reflux des vagues alanguies, pour sauter en confiance où l'eau est peu profonde; 10, 290 d'autres glissent le long des rames. Tarchon a observé sur le rivage un lieu sans bas-fonds bouillonnants, où la mer vient se briser sans grand fracas, mais glisse inoffensive vers la côte à la marée montante; vite, il tourne ses proues dans cette direction, et prie ses compagnons : "Maintenant, troupe d'élite, penchez-vous sur vos fortes rames, 10, 295 soulevez, emportez vos bateaux; fendez cette terre hostile de vos étraves, et que les carènes tracent elles-mêmes leur sillon. Et je veux bien briser ma poupe dans cette rade, lorsque j'aurai touché cette terre". Après ces paroles de Tarchon, ses compagnons en bloc se lèvent et à force de rames,

10, 300 dirigent leurs vaisseaux écumants vers les champs des Latins; bientôt les rostres touchent la terre ferme, et les embarcations s'arrêtent, toutes intactes. Mais ce n'est pas le cas de ta poupe, ô Tarchon : car elle s'est heurtée à des bancs de sable, suspendue à une arête saillante, longtemps elle vacille en équilibre instable, battue par les vagues, 10, 305 puis se brise, exposant au milieu des flots les hommes gênés par les débris de rames et les bancs de rameurs à la dérive, tandis que le reflux de l'eau les ramène en arrière. Turnus de son côté ne tarde pas à réagir; plein de fougue, il lance toute son armée contre les Teucères, et prend position face au rivage. 10, 310 Les clairons sonnent. Le premier à se ruer sur les bataillons de paysans, heureux présage pour le combat, c'est Énée; terrassant les Latins, il tua Théron, guerrier de haute taille, qui l'avait lui-même provoqué; de son épée, Énée lui perce le flanc, traversant sa cuirasse d'airain et sa tunique aux écailles d'or. 10, 315 Ensuite, il frappa Lichas, qu'une opération sépara de sa mère déjà morte, et qui t'était consacré, ô Phébus : tout petit, il a pu échapper aux coups d'une lame ! Pourquoi ? Non loin de là, le cruel Cissée et le grand Gyas, qui de leur massue abattaient des armées, il les précipita dans la mort; ne leur furent d'aucun secours, 10, 320 ni les armes d'Hercule, ni la vaillance de leur bras, ni leur père Mélampus, compagnon fidèle de l'Alcide, quand il accomplissait sur terre ses lourds travaux. Tandis que Pharon profère des paroles sans effet, Énée fait tournoyer son javelot et le lui fiche en plein dans la bouche. Toi aussi, malheureux Cydon, au lieu de poursuivre tes nouvelles amours, 10, 325 Clytius, l'enfant aux joues blondes de leur premier duvet, loin de te soucier des jeunes amants qui toujours t'entouraient, tu serais étendu, pitoyable, abattu par la main du Dardanien, si ne lui faisait face une cohorte serrée de frères, les sept fils de Phorcus, qui lancent leurs sept traits; 10, 330 les uns, sans effet, rebondissent sur le casque et le bouclier d'Énée; les autres effleurent son corps, mais sont détournés par sa mère Vénus. Énée dit alors à son fidèle Achate : "Apporte-moi des armes : contre les Rutules ma main ne lancera en vain aucun de ces traits qui se fichèrent dans le corps des Grecs, 10, 335 aux plaines d'Ilion." Alors il saisit une longue pique et la lance : celle-ci s'envole et transperce le bronze du bouclier de Méon, et en même temps que sa cuirasse, elle lui fracasse la poitrine. Son frère Alcanor s'approche de lui, et de la main le soutient

tandis qu'il s'écroule : aussitôt une autre pique lui traverse le bras, 10, 340 s'échappe et toute sanglante poursuit sa trajectoire; la main droite, mourante, lui reste pendue à l'épaule par des ligaments. Alors Numitor, avec le trait extrait du corps de son frère, vise Énée : mais il ne lui fut pas donné non plus d'atteindre le héros; l'arme effleura simplement la cuisse du grand Achate. 10, 345 Puis voici qu'arrive de Cures, avec l'assurance de sa grande jeunesse, Clausus; de haut, pressant fortement sa dure pique, il frappe Dryops sous le menton, pendant qu'il parlait; et, en un même instant, lui tranchant la gorge, il lui retire la parole et la vie; son front alors heurte le sol, et sa bouche vomit un sang épais. 10, 350 Trois Thraces aussi, issus de la lointaine race de Borée, ainsi que les trois guerriers envoyés par Idas, leur père, et par Ismare, leur patrie, sont abattus, diversement frappés. Halésus accourt, et les troupes auronques; le fils de Neptune s'amène aussi, Messapus, connu pour ses chevaux. Chaque groupe, tour à tour, 10, 355 tente de repousser l'autre : on se bat au seuil même de l'Ausonie. Tels sont les vents qui s'affrontent dans l'immense éther, menant leurs combats avec une ardeur et des forces égales, ne se cédant mutuellement ni les nuages, ni la mer; le combat est longtemps incertain; tous s'affrontent et résistent; 10, 360 ainsi se rencontrent les armées latines et les armées troyennes, on lutte pied à pied, et dans des corps à corps serrés.

Pallas stimule les Arcadiens (362-438)

Mais ailleurs, là où un torrent avait marqué un large espace par des pierres roulées et des buissons arrachés à ses rives, les Arcadiens, peu accoutumés aux combats d'infanterie, 10, 365 tournaient le dos à leurs poursuivants latins; dès que Pallas les vit, contraints par le sol impraticable à abandonner leurs chevaux, il fit la seule chose à faire en ces circonstances extrêmes, et, alternant prières et propos amers, ranima leurs courages : "Où fuyez-vous, mes amis ? Par vous et vos hauts faits, 10, 370 au nom de notre chef Évandre et de ses guerres victorieuses, au nom de mon espoir de rivaliser désormais avec la gloire de mon père, ne vous fiez pas à vos jambes. C'est le fer qui doit frayer notre route à travers l'ennemi. C'est là où leur troupe serrée nous presse, que vous réclame notre altière patrie, vous et Pallas, votre chef. 10, 375

Notre ennemi n'est pas un dieu, mais un mortel pressant des mortels; tout autant qu'eux, nous avons des coeurs et des bras. Voyez : l'immensité nous enferme en sa grande barrière marine, pas de terre où fuir désormais : choisirons-nous la mer ou les Troyens ?" Cela dit, il se rua au milieu d'un groupe serré d'ennemis. 10, 380 Le premier qu'il rencontra fut Lagus, victime d'un injuste destin. Il était en train d'arracher un roc d'un poids énorme, quand Pallas lance un trait qui le transperce par le milieu, à la jointure de l'épine dorsale et des côtes; Pallas récupère la pique fichée dans ses os. Hisbon espère le surprendre penché sur le cadavre, 10, 385 mais sans succès; car tandis qu'il fonce inconsidérément, furieux de la mort cruelle de son compagnon, Pallas déjà l'attend et lui enfonce son glaive dans la poitrine gonflée de rage. De là, il marche sur Sthénius et sur le rejeton de l'antique tribu de Rhétus, Anchémolus, qui avait osé souiller d'un inceste la couche de sa marâtre. 10, 390 Vous aussi, les jumeaux, vous êtes tombés aux champs des Rutules, Laridès et Thymber, nés de Daucus, enfants si ressemblants, indiscernables, et aimable source de confusion pour vos parents; mais Pallas, lui, vient de faire entre vous une cruelle distinction. Car toi, Thymber, tu eus la tête arrachée par l'épée d'Évandre, 10, 395 et toi, Laridès, ta main droite tranchée te cherche comme son maître, et tes doigts à demi morts s'agitent et se serrent sur ton arme. Les Arcadiens, excités par la harangue de Pallas, voient ses actions d'éclat, et leur chagrin mêlé de honte les arme contre l'ennemi. Alors Pallas transperça au passage Rhétée, qui fuyait sur son bige. 10, 400 Cela laissa à Ilus un certain recul et quelque répit; car c'est contre lui que de loin Pallas avait dirigé la forte pique. Mais Rhétée, qui passait devant, la prit de plein fouet, ô excellent Teuthras, en vous fuyant, toi et ton frère Tyrès, avant de rouler, à demi mort, à bas de son char et de frapper de ses talons les champs des Rutules. 10, 405 Lorsque, durant l'été tant attendu, les vents se lèvent, le berger allume en divers points des incendies dans les bois; subitement, le feu gagne les zones intermédiaires, et en un instant, s'étend, effroyable colonne de Vulcain, dans l'immensité des champs; et le berger, assis en vainqueur, contemple de haut les flammes triomphantes. 10, 410 Ainsi toute la valeur de tes compagnons se concentre en un seul bloc, et cela te réjouit, ô Pallas. Mais Halésus, l'âpre guerrier, fond sur ses adversaires et se ramasse sous ses armes. Il sacrifie Ladon, Phérès et Démodocus; de son épée éclatante, il arrache la main droite de Strymonius,

10, 415 qui l'avait portée à sa gorge; d'une pierre il frappe Thoas en plein visage, et disperse les os de son crâne mêlés à de sanglants lambeaux de cervelle. Son père, chantre des destins, avait caché Halésus dans la forêt; dès que la mort eut fermé les yeux du vieillard chenu, les Parques mirent la main sur son fils, et le vouèrent aux traits 10, 420 d'Évandre. Pallas se dirigea vers lui, après avoir prié ainsi : "Ô vénérable Thybris, accorde maintenant à ce fer que je lance de trouver sa fortune et sa voie à travers la poitrine du cruel Halésus. Ces armes et les dépouilles du guerrier honoreront ton chêne". Le dieu entendit ces paroles; Halésus, tandis qu'il couvrait Imaon, 10, 425 offre, l'infortuné, sa poitrine désarmée au trait de l'Arcadien. Mais Lausus, cheville importante de cette guerre, ne laisse pas la mort d'un si grand guerrier effrayer les troupes. Il supprime d'abord juste devant lui Abas, noeud et frein de la bataille. La jeunesse arcadienne est jetée à terre, à terre les Étrusques, 10, 430 et vous aussi, Troyens, qui avez échappé aux Grecs. Les armées s'affrontent, égales par leurs chefs et leurs forces; les troupes éloignées se resserrent, et la foule est si dense, que ni traits ni mains ne peuvent bouger. Ici Pallas charge et menace, face à lui, Lausus; l'âge ne les distingue guère, ni leur remarquable beauté, 10, 435 mais la Fortune leur avait refusé le retour dans leur patrie. Il a permis que ces jeunes gens aillent au combat, mais non l'un contre l'autre, le souverain du grand Olympe; bientôt ils accompliront leur destin, sous les coups d'un ennemi plus grand.

Pallas tué par Turnus (439-509)

Entre-temps Turnus reçoit de sa soeur divine le conseil 10, 440 de remplacer Lausus; sur son char ailé, il fend les rangs de son armée. Dès qu'il aperçoit ses compagnons : "Il est temps de quitter le combat; je vais moi seul affronter Pallas; c'est à moi seul que revient Pallas; je souhaiterais que son père en personne fût là pour voir ce spectacle". Il dit, et sur son ordre, ses compagnons lui cédèrent la place. 10, 445 Cet ordre arrogant et le départ des Rutules étonnent le jeune Pallas, qui reste stupéfait devant Turnus; il laisse ses regards parcourir son corps de géant; il observe tout de loin, d'un oeil farouche; il s'avance et, aux paroles du tyran, il oppose le discours que voici : "Bientôt, on me louera, soit pour avoir enlevé les dépouilles opimes, 10, 450 soit pour être mort noblement : mon père est préparé à cette alternative.

Cesse tes menaces". Sur ces paroles, il s'avance au centre du terrain. Les Arcadiens sentent leur sang se glacer dans leurs veines. Turnus a sauté de son bige; il est disposé à marcher au combat, au corps à corps. Lorsqu'un lion, du haut de son observatoire, 10, 455 voit au loin dans la plaine un taureau debout prêt au combat, il s'élance; telle est bien l'image qu'offre l'arrivée de Turnus. Dès qu'il le crut à portée d'un jet de pique, Pallas se lance le premier, espérant que la fortune, vu la disparité des forces, le seconderait dans son audace, et tourné vers l'immensité de l'éther, il pria ainsi : 10, 460 "Par l'hospitalité de mon père, par les tables qu'en étranger tu approchas, je t'en supplie, Alcide, soutiens-moi dans cette entreprise démesurée. Qu'expirant, il me voie lui enlever ses armes sanglantes, que les regards de Turnus mourant emportent l'image de son vainqueur". Alcide entendit le jeune homme, et au fond de son coeur, 10, 465 il réprima un profond gémissement, et fondit en larmes vaines. Alors le père des dieux adresse à son fils des paroles amicales : "Il est un jour fixé pour chacun; pour tous, le temps de la vie est bref et irréparable; mais étendre sa renommée par des exploits, telle est l'oeuvre de la vertu. Sous les hautes murailles de Troie, 10, 470 tant de fils de dieux sont tombés; et même avec eux tomba aussi Sarpédon, mon propre fils; Turnus aussi, son destin l'appelle et il est parvenu aux limites de la vie qui lui fut accordée." Il parla ainsi, et il détourna ses regards des champs des Rutules. Pallas pour sa part, de toutes ses forces lance une pique, 10, 475 et du creux de son fourreau dégaine une éclatante épée. La pique vole, frappe l'endroit où le bouclier protège le haut de l'épaule de Turnus, se fraie un chemin à travers le bord du bouclier, mais finalement s'écarte du corps du géant, qu'elle ne fait qu'effleurer. Alors Turnus balance longuement une pique de bois dur 10, 480 munie d'une pointe de fer acéré, puis la lance contre Pallas en disant : "Vois donc si mon trait ne pénètre pas mieux que le tien". Il avait parlé. Et toutes les couches de fer et de bronze du bouclier, toutes les peaux de taureau qui le recouvrent et l'entourent, la pointe vibrante les transperce en plein milieu; 10, 485 elle perfore alors les obstacles de la cuirasse et la large poitrine. Pallas arrache de sa blessure le trait tout chaud, mais en vain : car son sang et sa vie ensemble empruntent la même voie. Il s'écroule sur sa blessure, ses armes tombant sur lui résonnent, et mourant, il touche de sa bouche en sang la terre ennemie. 10, 490

Et Turnus, debout près de lui, d'ajouter : "Arcadiens, souvenez-vous, et rapportez à Évandre ce que je vais dire : je lui renvoie Pallas, dans l'état qu'il a mérité. Ce qu'il voudra, l'hommage d'un tombeau, la consolation d'une sépulture, je l'accorde généreusement. Il paiera assez cher son hospitalité à Énée". 10, 495 Et, après ces paroles, il pressa du pied gauche le corps sans vie, le dépouillant de son baudrier si pesant, orné de l'empreinte d'une scène funeste : au cours de leur commune nuit de noces, le massacre honteux d'un groupe de jeunes hommes, et leurs lits en sang; scène que Clonus, le fils d'Éurytus avait ciselée dans de l'or massif. 10, 500 Maintenant, Turnus triomphe et se réjouit de s'être emparé de ce butin. L'esprit humain ignore le destin et son sort futur, il ne sait pas garder la mesure, quand le succès le grise ! Pour le grand Turnus viendra le jour où il souhaitera avoir pris Pallas vivant, et où il haïra ces dépouilles et cette journée. 10, 505 Alors les compagnons de Pallas, avec force larmes et gémissements, l'exposent sur son bouclier, et le ramènent, au milieu de la foule. Ô douleur et gloire immense, toi qui vas retourner à ton père, ce premier jour t'a donné à la guerre, et ce même jour t'en arrache, tandis que tu laisses des monceaux de Rutules massacrés !

Énée immole des victimes sans défense (510-542)

10, 510 Désormais, ce n'est plus la rumeur, mais un vrai messager, qui vole avertir Énée d'un si grand malheur : les siens sont bien près de leur perte, il est temps de secourir les Troyens en désarroi. Avec son épée, Énée fauche tout ce qui est à sa portée et, dans son ardeur, se fraie un chemin à travers la large colonne ; c'est toi, Turnus, 10, 515 que cherche son arme, toi si fier de ton dernier massacre. Pallas, Évandre, tout reparaît à ses yeux : la table qu'il approcha d'abord en étranger, l'alliance scellée par une poignée de mains. Il saisit tout vivants les quatre fils de Sulmon, quatre jeunes gens, éduqués par Ufens, pour les immoler aux ombres, à titre de victimes infernales, 10, 520 en recueillir le sang et en arroser les flammes du bûcher. Ensuite, il lança de loin contre Magus une pique mortelle. Mais celui-ci, adroit, se baisse, et laisse le trait vibrant le survoler; étreignant alors les genoux d'Énée, Magus le supplie en ces termes : "Par les mânes de ton père, par l'espoir que te donne le jeune Iule, 10, 525 je t'en prie, épargne ma vie, pour mon fils comme pour mon père. Je possède une haute demeure, qui recèle, profondément enfouis

des talents d'argent ciselé, je dispose de tas d'or travaillé et brut. La victoire des Teucères ne se joue pas ici, et une vie, une seule, ne fera pas une si grande différence". 10, 530 Il s'était tu. Face à lui, Énée rétorqua ainsi : "Ces quantités de talents d'or et d'argent, que tu évoques, garde-les pour tes enfants. Turnus déjà avant moi, par la mort de Pallas, a rendu impossibles ces marchandages. Voilà ce que pensent les mânes de mon père, et ce que pense Iule". 10, 535 Sur ces paroles, de la main gauche, il saisit le casque du suppliant, lui tient le cou en arrière et y enfonce son épée jusqu'à la garde. Et non loin de là, il y avait le fils d'Hémon, prêtre de Phébus et de Trivia; une bandelette tenue par un ruban sacré autour des tempes, il resplendissait dans son vêtement et ses ornements blancs. 10, 540 Énée l'affronte, le poursuit dans la plaine; l'homme tombe; dressé sur lui, Énée l'immole, le couvrant de son ombre; sur ses épaules, Séreste emporte les armes recueillies, trophée pour toi, roi Gradivus.

Énée massacre les guerriers qui lui résistent (543-605)

Les rangs se reforment, avec Céculus, le rejeton de la race de Vulcain, et Umbro, qui provient des montagnes des Marses. 10, 545 En face, le Dardanide se déchaîne avec fureur : d'un coup d'épée, il avait tranché la main gauche d'Anxur et l'orbe de son bouclier. (Anxur avait parlé avec arrogance, et avait cru à la puissance de ses paroles; peut-être élevait-il son espoir jusqu'au ciel, et s'était-il promis des cheveux blancs et de longues années). 10, 550 En face, Tarquitus bondit, avec ses armes éclatantes, le fils de la nymphe Dryopé et de Faunus, l'hôte des forêts; il se présente face au bouillant Énée, qui, de sa pique, embroche la cuirasse du guerrier et la pesante masse de son bouclier; puis, tandis que l'homme le supplie en vain et se prépare à un long discours, 10, 555 il lui fait tomber la tête et, roulant devant lui ce tronc encore tiède, ajoute, le coeur plein de haine, les paroles que voici : "Reste couché ici, ô redoutable guerrier. Non, ton excellente mère ne t'enterrera pas et ne couvrira pas ton cadavre du tombeau de tes pères : proie abandonnée aux oiseaux sauvages ou plongée dans un tourbillon, 10, 560 l'onde t'emportera et les poissons affamés lécheront tes blessures". Aussitôt, il poursuit Antée et Lycas, qui occupent les premiers rangs des troupes de Turnus, et le vaillant Numa, et le blond Camers, le fils du magnanime Volcens, qui fut le plus riche propriétaire

du territoire d'Ausonie, et qui régna sur la silencieuse Amyclées. 10, 565 Tel Égéon qui, dit la légende, avait cent bras et cent mains, qui, de ses cinquante gueules et de ses cinquante poitrines, crachait un feu ardent, lorsque contre les foudres de Jupiter il agitait autant de boucliers et tirait autant d'épées, ainsi Énée, victorieux, se déchaîna par toute la plaine, 10, 570 une fois son glaive échauffé. Et puis, voici Niphée sur son quadrige. Énée fonce vers les chevaux, vers leur poitrail offert. Mais dès que, de loin, ceux-ci le virent s'avancer tremblant de rage, ils s'effraient, tournent bride, et, se cabrant, renversent leur cocher et entraînent le char vers le rivage. 10, 575 Pendant ce temps, Lucagus, sur son bige aux chevaux blancs, entre dans la bataille, avec son frère Liger, qui tient les rênes et guide les chevaux. L'âpre Lucagus brandit et fait tournoyer son épée. Énée ne supporta pas chez eux tant d'ardeur, tant de fureur; il fonça et apparut, immense, avec sa pique tendue contre eux. 10, 580 Liger lui dit : "Non, ce ne sont ni les chevaux de Diomède ni le char d'Achille que tu vois, ni les champs de Phrygie : maintenant, en cette terre, on va t'offrir la fin de la guerre et de ta vie". Telles sont les paroles de l'insensé Liger qui s'envolent au loin. Mais le héros troyen ne prépare pas 10, 585 une réplique verbale : c'est son javelot qu'il lance contre ses ennemis. Lucagus, tête penchée sur les rênes, stimule ses chevaux à coups de pique, et, tandis que, pied gauche en avant, il est prêt au combat, un trait s'introduit sous le bord inférieur de son bouclier éclatant, et lui perce l'aine gauche; 10, 590 projeté à bas du char, mourant, il roule dans le champ. Et le pieux Énée lui adresse ces paroles pleines d'amertume : "Lucagus, ce ne sont pas tes chevaux trop lents qui ont livré ton char, ni de vaines ombres d'ennemis qui l'ont renversé : c'est toi qui, en sautant, l'abandonnes". 10, 595 Sur ce, il saisit le double attelage; son malheureux frère, tombéau même endroit, tendait vers Énée des mains sans force : "Par ta personne, par les parents qui mirent au monde un tel fils, ô héros troyen, laisse-moi vivre; aie pitié de celui qui t'implore". Comme il continuait à supplier, Énée lui coupa la parole : "Il y a un instant, 10, 600 tu ne parlais pas de la sorte. Meurs, et, en frère, n'abandonne pas ton frère". Alors, de son poignard, il lui ouvrit la poitrine, refuge secret de son âme. Ainsi à travers les campagnes, le chef dardanien semait les morts,

tel un torrent d'eau, ou un noir tourbillon, plein de fureur Finalement, le jeune Ascagne et ses hommes sortent 10, 605 brusquement et quittent le camp, après ce siège vain.

Junon obtient un délai (606-632)

Pendant ce temps, Jupiter prend la parole s'adressant à Junon : "Toi qui es ma soeur et en même temps ma très chère épouse, comme tu le pensais, c'est Vénus, (tu ne te trompes pas), qui soutient les forces troyennes; les hommes n'ont, pour combattre, 10, 610 ni ce bras vigoureux ni,dans le danger, ce coeur vaillant et ferme ". Junon humblement lui dit : "Pourquoi, mon très bel époux, tourmenter une femme malheureuse, qui redoute tes sévères décrets ? Si ton amour pour moi avait toujours sa force d'autrefois, comme le voudrait la décence, non, vraiment, maître tout-puissant, 10, 615 tu ne me refuserais pas la faveur de soustraire Turnus au combat, ni de pouvoir le garder sain et sauf pour son père Daunus. Maintenant, il risque de périr, de subir dans son sang pieux la loi des Troyens. Il tire pourtant son nom d'une origine divine, et Pilumnus est son bisaïeul, et souvent sa main généreuse 10, 620 a couvert l'entrée de tes sanctuaires de nombreuses offrandes". Le roi du céleste Olympe lui répond ainsi en peu de mots : "Si ce que tu demandes est un délai à une mort imminente, un sursis pour un être voué à la mort, et si tu comprends bien ma pensée, fais fuir Turnus et arrache-le aux destins qui le menacent : 10, 625 je puis avoir cette complaisance. Mais si sous ces prières se cache une faveur plus importante, si tu penses bouleverser la guerre et en transformer l'issue, tu te nourris de vains espoirs". Et Junon, en larmes, dit : "Ah ! si en pensée tu m'accordais ce qui te paraît pénible à énoncer, et si la vie restait assurée à Turnus ! 10, 630 À présent, une mort pénible attend cet innocent, ou je me trompe fort ! Mais puissé-je plutôt être le jouet de craintes illusoires, et que je voudrais, tu le peux, que tu modifies tes arrêts dans un sens meilleur !"

Le fantôme d'Énée écarte Turnus du combat (633-688)

Après ces paroles, Junon s'élança aussitôt du haut du ciel, amenant la tempête, entourée d'un nuage et fendant les airs; 10, 635 puis elle se dirigea vers l'armée d'Ilion et le camp des Laurentes. Alors, de cette nue inconsistante la déesse forme une ombre légère,

sans forces, à l'image d'Énée (prodige étonnant à voir !); elle la pare d'armes dardaniennes, elle imite le bouclier et le panache ornant la tête divine, la dote de paroles vaines, 10, 640 d'une voix sans âme, et reproduit son allure et sa démarche; c'est ainsi, dit-on, qu'une fois la mort venue, des figures voltigent encore, ou que les songes abusent nos sens endormis. Mais, vif, le fantôme bondit vers les premières lignes, excite le héros de ses traits et le tourmente de la voix. 10, 645 Turnus le menace, et de haut lui lance un sifflant javelot; l'image tourne le dos, et s'encourt. Vraiment, lorsque Turnus crut qu'Énée avait fait demi tour et cédait, son coeur se troubla, il but à longs traits cet espoir insensé : "Où fuis-tu, Énée ? Ne renonce pas aux fiançailles engagées; 10, 650 cette terre que tu as cherchée à travers les mers, ma main va te la donner". Tout en hurlant ces mots, il le poursuit, brandissant et agitant son épée; et il ne voit pas que les vents emportent ce qui fait sa joie. Justement un bateau attaché à la base d'un haut rocher mouillait là, avec ses échelles en place et une passerelle toute prête; 10, 655 il avait servi au roi Osinius, arrivé des rivages de Clusium. L'image tremblante d'Énée en fuite s'y précipite pour s'y cacher; Turnus, d'autant plus acharné à la poursuivre, franchit les obstacles et bondit par-dessus les hautes passerelles. À peine a-t-il atteint la proue que la Saturnienne rompt l'amarre, 10, 660 arrache le navire qu'elle emporte à travers le reflux des flots. Énée de son côté appelle au combat Turnus, qui n'est pas là, et envoie à la mort d'innombrables guerriers. À ce moment l'image ténue déjà ne cherche plus à se cacher, mais, s'envolant dans les airs, elle se mêle à la sombre nuée, 10, 665 tandis que, en pleine mer, un tourbillon emporte Turnus. Sans comprendre, sans reconnaissance pour son salut, il regarde autour de lui, et, les deux mains levées vers les astres, il dit : "Père tout-puissant, tu m'as donc jugé digne d'une telle infamie, tu as donc voulu m'infliger un tel châtiment ? 10, 670 Où m'emporte-t-on ? D'où suis-je parti ? Comment fuir d'ici ? Et sous quels traits ? Reverrai-je les murs et le camp des Laurentes ? Quoi ? Cette armée, ces hommes qui m'ont suivi, moi et mes armes ? Tous ces gens (Sacrilège !), que j'ai abandonnés, voués à une mort infâme, vais-je voir leur débandade ? Les gémissements de ceux qui tombent, 10, 675 vais-je les entendre ? Que faire ? Quelle terre assez profonde désormais

pourrait s'ouvrir pour moi ? Ou plutôt, ô vents, ayez pitié; de tout coeur, Turnus vous en supplie, jetez ce bateau contre falaises et rochers, et envoyez-le sur les bancs de sable funestes d'une syrte, où ne me suivront ni les Rutules ni la conscience de mon déshonneur". 10, 680 Tout à ces évocations, son esprit balance, tantôt ici, tantôt là : va-t-il, rendu fou par un tel déshonneur, saisir son arme acérée et en plonger la lame sanglante à travers ses côtes, ou va-t-il se jeter au milieu des flots et rejoindre à la nage la courbe du rivage, pour s'exposer à nouveau aux armes des Troyens ? 10, 685 Trois fois il tenta ces deux voies, trois fois la grande Junon le retint, et le prenant en pitié, réprima la passion de son âme. Le bateau glisse, fendant les flots, et porté par l'onde et un vent favorables, il parvient à l'antique cité de son père Daunus.

Exploits de Mézence (689-747)

Cependant, sur les conseils de Jupiter, le bouillant Mézence 10, 690 prend la place de Turnus au combat et fonce sur les Teucères triomphants. Les troupes tyrrhènes se rassemblent, centrant toutes leurs haines sur un seul homme, qu'elles pressent sous leurs traits serrés. Lui, tel un rocher qui surplombe la mer immense, face à la fureur des vents, et qui, exposé aux flots, 10, 695 soutient toute la violence et les menaces du ciel et de la mer, il reste inébranlable et terrasse Hébrus, le fils de Dolichaon, et en même temps, Latagus ainsi que Palmus qui s'enfuit; à l'aide d'une pierre, énorme bloc arraché à la montagne, Mézence atteint Latagus de face en plein visage; il tranche le genou de Palmus, 10, 700 qu'il laisse rouler à terre sans vie, en attribuant les armes à Lausus, pour qu'il en revête ses épaules, et plante ses aigrettes sur son cimier. Mézence abat aussi Évanthès le Phrygien et Mimas, contemporain et compagnon de Pâris; Théano l'avait mis au monde et donné à son père Amycus, en cette nuit où la reine, fille de Cissée, 10, 705 enceinte d'une torche, avait enfanté Pâris; Pâris repose dans sa patrie, et le rivage laurentin, terre inconnue, retient Mimas à jamais. Et comme un sanglier que la morsure des chiens a fait descendre de ses montagnes, animal que, de longues années durant, le Vésule planté de pins protégea, ou que nourrit le marais laurente 10, 710 avec sa forêt de roseaux, lorsqu'il est pris dans les filets, résiste et rugit farouchement, les flancs hérissés, -- personne n'a le courage de le combattre ou de l'approcher,

mais on l'accable de traits, en criant de loin, en toute sécurité. Ainsi, de ceux que Mézence a mis dans une juste colère, 10, 715 il n'en est pas un qui ait le courage de fondre sur lui, l'arme levée, mais on le harcèle de loin, à l'aide de traits, en poussant de grands cris. Et lui, impavide, reste sans cesse et partout sur ses gardes, grinçant des dents, et secouant de son dos les piques qui le frappent. Acron était venu de l'antique pays de Corythus, 10, 720 ce Grec exilé qui avait renoncé à un hymen inaccompli. Dès que Mézence le vit de loin troublant le milieu des rangs, éclatant sous son panache et vêtu du manteau de pourpre de sa fiancée, il est comme un lion affamé arpentant sans fin les hauts pacages, poussé par une fringale qui l'affole, quand par hasard il aperçoit 10, 725 une chèvre en fuite ou un cerf dressant sa ramure; il se réjouit, ouvre démesurément la gueule, gonfle sa crinière, et, couché sur sa proie, s'accroche à ses viscères; un sang noir baigne sa gueule insatiable. Ainsi, dans un joyeux élan, Mézence se rue sur le bloc compact des ennemis. 10, 730 L'infortuné Acron est terrassé; expirant il frappe de ses talons le sol noir; les traits qui l'ont atteint se sont brisés, tout baignés de sang. Orodès fuyait. Mézence n'estima pas noble de l'abattre, ni de le frapper à son insu, en lançant un trait; courant au devant de lui, il l'affronta dans un corps à corps, 10, 735 l'emportant ainsi non par la surprise, mais par la force des armes. Alors, appuyé sur sa lance, le pied posé sur l'homme terrassé : "Guerriers, ici gît le fier Orodès, qui joua un grand rôle dans la guerre". Les compagnons de Mézence crient en choeur, entonnant un péan joyeux; mais Orodès dit en expirant : "Qui que tu sois, ô mon vainqueur, 10, 740 je serai vengé, et tu ne riras pas longtemps; toi aussi, le même destin t'attend; bientôt, cette même terre te possédera". Mézence, avec un sourire mêlé de colère, lui dit : "Maintenant, meurs. Quant à moi, le père des dieux et le roi des hommes y pourvoira". Sur ce, il retira le trait de son corps. 10, 745 Un lourd repos, un sommeil de fer presse les paupières du moribond et ses yeux se ferment pour une nuit éternelle.

Face à face d'Énée et de Mézence (747-788)

Cédicus décapite Alcathoüs, Sacrator tue Hydaspe; Rapo abat Parthénius ainsi que l'endurant, le fort Orsès; Messapus achève Clonius et le Lycaonien Érichétès,

10,750 l'un gît sur le sol, tombé d'un cheval qu'il ne maîtrisait plus, l'autre était à pied. S'était avancé, à pied lui aussi, le Lycien Agis, abattu pourtant par Valérus, qui ne renie pas la valeur de ses aïeux. Salius tue Thronius et Néalcès tue Salius, grâce à une ruse, un trait, une flèche trompeuse, lancée de loin. 10, 755 Désormais Mars le cruel équilibre des deux côtés deuils et morts; tous se massacraient de même façon, et de même façon se ruaient au combat, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus; nul ne s'est signalé par la fuite. Les dieux, dans la demeure de Jupiter, déplorent la vaine colère des deux adversaires, et de si grandes épreuves échues aux humains; 10, 760 ici, Vénus, en face, Junon la Saturnienne suivent les événements. Au centre de milliers de guerriers, se déchaîne la pâle Tisiphone. Mais voici que Mézence, agitant une immense pique, pénètre en tourbillon dans la plaine. Le géant Orion, lorsqu'il franchit à pied les vastes étendues d'eau de Nérée, 10, 765 se fraie un chemin, et domine les ondes de ses épaules, ou lorsqu'il apporte du sommet des monts un orne séculaire, ses pieds touchent le sol, tandis qu'il a la tête cachée dans les nuages; ainsi se déplace Mézence, sous sa puissante armure. En face, Énée qui l'a observé dans la longue file des combattants 10, 770 se dispose à l'affronter. Lui, imperturbable, attend un ennemi magnanime. Il se dresse de toute sa masse, et, après avoir mesuré des yeux l'espace que peut parcourir un trait, il dit : "Que cette main, seul dieu pour moi, et ce trait, que je vais lancer, me viennent maintenant en aide ! Je fais le voeu que toi, Lausus, 10, 775 revêtu des dépouilles arrachées à ce brigand, tu sois le trophée d'Énée". Il parle, et à distance lance son javelot qui siffle dans l'air. Mais le trait ailé rebondit sur le bouclier d'Énée et va toucher un peu plus loin le noble Antorès, se fichant entre son flanc et le bas de son ventre, Antorès, le compagnon d'Hercule, qui, envoyé d'Argos, 10, 780 s'était attaché à Évandre et s'était installé dans la ville italienne. L'infortuné, victime d'un coup destiné à un autre, gît à terre, contemple le ciel, et en mourant, se souvient de sa douce Argos. Alors le pieux Énée lance sa pique; celle-ci traverse l'orbe concave, à la triple épaisseur de bronze, les couches de toile, l'ouvrage fait 10, 685 des peaux tressées de trois taureaux, et va se loger profondément dans l'aine de Mézence, mais la pique n'a pas la force de pénétrer plus avant. Très vite, Énée, heureux à la vue du sang du Tyrrhénien, dégaine l'épée suspendue à son côté, et plein d'ardeur presse son ennemi qui s'affole.

Sacrifice de Lausus (789-832)

À cette vue, à cause de son amour pour un père qu'il chérit, 10, 790 Lausus gémit douloureusement, et les larmes coulent sur son visage. Non, le drame d'une mort cruelle et ton remarquable exploit, -- si du moins l'antiquité doit accréditer un acte si grandiose --, je ne les tairai pas, non plus que ton souvenir, enfant digne d'être célébré ! Mézence lâchant pied, inefficace, gêné dans ses gestes, cède du terrain 10, 795 et emporte sur son bouclier le dard de son ennemi. Le jeune Lausus se précipite et se mêle au combat, et bientôt, comme Énée surgit et de la main assène un coup à Mézence, il s'expose à la lame, retardant le héros et lui résistant. Les compagnons de Lausus le suivent en poussant des cris, 10, 800 et, pendant que le père s'éloigne protégé par le bouclier de son fils, ils lancent des piques, et repoussent au loin leur ennemi avec leurs projectiles. Énée est furieux, et se tient à couvert. Lorsque parfois les nuages se précipitent, se répandant en grêle, tous, le laboureur et le cultivateur, se sauvent et quittent les champs; 10, 805 le voyageur aussi se réfugie dans un abri sûr, près des rives d'un fleuve, ou au creux d'un haut rocher, tant que sur la terre tombe la pluie; et tous finissent leur journée, une fois le soleil revenu. Ainsi, de toutes parts accablé de traits, Énée résiste à la tempête de la guerre, attendant qu'elle s'apaise. 10, 810 Puis il interpelle Lausus, et lui adresse des menaces : "Toi qui vas mourir, où cours-tu ? Pourquoi ces exploits audacieux qui outrepassent tes forces ? Ta piété t'abuse et te rend imprudent !". Pourtant Lausus, éperdu, fonce d'un bond; et bientôt une colère cruelle naît au fond du coeur du Dardanien, tandis que les Parques rassemblent 10, 815 les derniers fils de la vie de Lausus. Car Énée, de sa puissante épée, qu'il enfonce jusqu'à la garde, pourfend le jeune homme par le milieu; la lame pointue traverse le bouclier, faible défense contre son assaillant, et la tunique que sa mère avait entrelacée de fils d'or souple. Le sang alors inonde le devant de sa robe; et, à travers les airs, 10, 820 sa vie, délaissant son corps, douloureusement s'en va chez les Mânes. Mais en vérité, dès que le fils d'Anchise vit le visage du mourant, quand il vit ses traits, ses traits devenus étrangement pâles, pris de pitié, il gémit profondément et lui tendit la main, tandis que l'image de l'amour paternel envahit son esprit. 10, 825 "Et maintenant, pitoyable enfant, en échange de tes mérites,

quelle récompense digne d'un si grand coeur t'accordera le pieux Énée ? Conserve ces armes, qui faisaient ta joie; de plus, je te rends, si cette faveur a du prix, aux mânes et à la cendre de tes pères. Une chose pourtant, malheureux, te consolera de ta mort misérable : 10, 830 tu succombes de la main du grand Énée." Et il interpelle aussitôt ses compagnons hésitants, et soulève de terre le jeune homme, dont la chevelure soignée se souillait de sang.

Désespoir et réaction de Mézence (833-869)

Entre-temps, son père Mézence près du cours du Tibre étanchait ses blessures dans l'onde et, appuyé au tronc d'un arbre, 10, 835 reposait ses membres. Son casque de bronze est pendu aux branches et, dans la prairie, ses armes pesantes sont au repos. Debout, des jeunes guerriers d'élite l'entourent; lui, souffrant et haletant, a la nuque affaissée, et sa longue barbe s'étale sur sa poitrine; sans cesse il s'informe de Lausus, sans cesse lui dépêche des messagers 10, 840 pour le rappeler et lui porter les ordres d'un père affligé. Mais c'est un Lausus sans vie, couché sur ses armes que ramènent ses compagnons en pleurs, le grand Lausus, victime d'une grande blessure. De loin Mézence a reconnu les gémissements; son esprit pressentait un malheur. Il souille alors ses cheveux blancs d'une abondante poussière, 10, 845 tend les deux mains vers le ciel, et son corps reste cloué sur place : "Mon fils, avais-je donc un si grand plaisir de vivre, au point de supporter qu'à ma place s'offre à la main ennemie celui que j'ai mis au monde ? Grâce à tes blessures, ton père est sauf, il est vivant par ta mort ? Hélas, maintenant je connais mon malheur, 10, 850 acculé à un malheureux exil, atteint d'une profonde blessure ! C'est moi aussi, mon fils, qui ai entaché ton nom d'infamie, moi que la haine écarta du trône et du sceptre de mes pères. J'aurais dû payer ma dette à ma patrie et à la haine des miens : Ah ! Que n'ai-je payé de mille morts ma vie criminelle ! 10, 855 Maintenant, je vis, et je suis toujours parmi les hommes et la lumière, mais je les quitterai". Et disant cela, il se soulève sur sa jambe malade, et, malgré sa force qui défaille à cause de la profondeur de sa blessure, sans se laisser abattre, il ordonne d'amener son cheval. Ce cheval c'était sa fierté, sa consolation; avec lui, il était revenu victorieux 10, 860 de toutes les guerres. Il s'adresse à l'animal affligé : "Rhèbe, si les hommes connaissent une chose qui soit de longue durée, nous avons vécu longtemps. Aujourd'hui, tu rapporteras en vainqueur

les dépouilles et la tête sanglante d'Énée, et tu vengeras avec moi les souffrances de Lausus, ou, si aucun coup de force ne nous ouvre la route, 10, 865 tu mourras comme moi; je ne crois pas en effet, ô vaillantissime, que tu accepteras de subir des ordres étrangers et des maîtres troyens." Il parla, et une fois en selle, il se plaça comme à son habitude et s'emplit les deux mains de traits acérés; il a la tête couverte d'un bronze éclatant, hérissé d'un panache de crins.

Ultime combat (870-908)

10, 870 Ainsi il galopa, rapide, au fort du combat. En son coeur bouilonnent à la fois une immense honte, la déraison mêlée à la douleur, son amour agité par les Furies, et la conscience de sa valeur. Alors, par trois fois, d'une voix forte il provoqua Énée. Énée le reconnut, et tout joyeux, se mit à prier : 10, 875 "Puisse l'illustre père des dieux, puisse le fier Apollon le vouloir ! Commence à engager le combat !" Sur ces simples mots, il s'avança à sa rencontre, la pique brandie. Alors lui : "En quoi peux-tu m'effrayer, ô cruel entre tous ? Mon fils m'a été arraché ? C'était ton seul moyen de me perdre : 10, 880 nous n'avons pas peur de la mort, et ne ménageons aucun dieu. Cesse, car je viens, disposé à mourir, mais auparavant, je t'apporte ces présents". Il dit et lance un javelot contre son ennemi; puis il en envoie un autre, et un autre encore; il vole en dessinant autour d'Énée un large cercle, mais le bouclier d'or résiste. 10, 885 Mézence, à cheval, tourne par la gauche autour du héros qui est à pied, trois fois, en lançant à chaque fois des traits; et trois fois, le héros troyen tourne sur lui-même, repoussant de son bouclier de bronze la forêt effrayante. Alors, Énée excédé de tant de délais, las d'arracher tant de piques, se sent pressé, acculé à un combat inégal; 10, 890 les idées se bousculent dans sa tête; finalement il fonce, et lance une pique au creux des tempes du cheval de Mézence. L'animal se cabre, tout droit, frappe l'air de ses sabots, éjecte son cavalier, tombe lui-même dans la foulée, s'empêtrant à lui; le cheval, tête en avant et l'épaule démise, couvre Mézence de sa masse. 10, 895 Troyens et Latins poussent des clameurs qui enflamment le ciel. Énée vole , tire son épée de son fourreau, et ajoute : "Où donc est maintenant le cruel Mézence, et la violence sauvage de son âme ?" En face de lui, le Tyrrhénien, levant les yeux, regarda avidement le ciel et reprit ses esprits :

10, 900 "Ennemi amer, pourquoi m'insulter, me menacer de mort ? Le meurtre n'est point un sacrilège, et je ne suis point venu au combat dans cet état d'esprit; et mon Lausus n'a pas conclu ce pacte avec toi. Si des ennemis ont pitié des vaincus, je te demande cette seule chose : Permets que mon corps soit inhumé. Je sais les haines acerbes 10, 905 dont les miens m'entourent : empêche, je t'en prie, leur fureur, et laisse-moi partager le sort de mon fils dans un tombeau". Il dit ces mots, et, sans surprise, il reçoit le glaive dans la gorge et rend l'âme, baignant ses armes de son sang.

Chant 11 Deuils, trève et pourparlers -Geste de Camille

Prologue : Énée honore les dieux et les morts (11, 1-28)

Entre-temps, l'Aurore, quittant l'Océan, s'est levée. Énée, malgré le souci qu'il avait d'enterrer sans délai ses compagnons et malgré le trouble qu'avait jeté dans son esprit la mort de Pallas, dès l'aube, s'acquitta en vainqueur de ses voeux envers les dieux. 11, 5 Il fait couper toutes les branches d'un immense chêne, qu'il place sur un tertre, et recouvre des armes du roi Mézence, dépouilles étincelantes, trophée en ton honneur, ô puissant dieu de la guerre; il y dispose les aigrettes d'où perle le sang, les traits brisés du guerrier, et sa cuirasse, cible douze fois perforée; 11, 10 sur la gauche, il attache le bouclier de bronze, et suspend à la hauteur du cou l'épée à garde d'ivoire. Ensuite, entouré de la foule des chefs, qui le serrait de toutes parts, il se met à exhorter ses compagnons triomphants : "Guerriers, l'essentiel est fait; que toute crainte soit bannie 11, 15 pour ce qui reste à faire; voici les dépouilles d'un roi orgueilleux, offertes en prémices; voici Mézence tel qu'il est sorti de mes mains. La route nous est maintenant ouverte vers le roi et les murailles des Latins. Préparez vos coeurs aux armes; envisagez la guerre avec espoir; ainsi, dès que les dieux nous feront signe d'arracher nos enseignes 11, 20 et de faire sortir du camp notre jeunesse, nul retard ne nous surprendra, nulle décision inspirée par la crainte ne ralentira notre action. Entre-temps, confions à la terre les corps de nos compagnons laissés sans sépulture; c'est le seul honneur valable au fond de l'Achéron. Allez !", dit-il, "À ces âmes d'élite qui, au prix de leur sang, 11, 25 nous ont créé une patrie, rendez les hommages suprêmes;

et en premier lieu, que l'on renvoie Pallas dans la ville d'Évandre, plongée dans l'affliction; il ne manquait pas de valeur, mais un jour noir l'a ravi, une mort prématurée l'a englouti."

Cortège funèbre de Pallas (11, 29-99)

Ainsi parla-t-il en pleurant, et il retourna au seuil 11, 30 où était exposé le corps sans vie de Pallas, veillé par le vieil Acétès. Jadis écuyer d'Évandre le parrhasien, il marchait maintenant, sous de moins heureux auspices, comme compagnon de l'élève qu'il chérissait. Autour il y avait la troupe de ses serviteurs, une foule de Troyens, 11, 35 et les femmes d'Ilion, la chevelure dénouée, selon le rite du deuil. Mais, dès qu'Énée se fut approché de l'imposante entrée, tous se frappèrent la poitrine, un immense gémissement s'éleva vers le ciel, et la demeure royale retentit d'une plainte douloureuse. Dès qu'il aperçut sur un coussin la tête et le visage de Pallas, 11, 40 blanc comme neige, et la blessure béante que fit sur sa poitrine lisse la pointe ausonienne, Énée, les yeux pleins de larmes, parla ainsi : "Malheureux enfant, la Fortune, au moment même où elle me favorisait, m'a donc envié ta présence à mes côtés, te refusant de voir notre royaume, et le retour en vainqueur au pays de ton père ! 11, 45 Ce n'est pas ce que j'avais promis pour toi à ton père Évandre, en l'embrassant au moment du départ, lorsqu'il m'envoya prendre le commandement suprême, m'annonçant, plein de crainte, d'âpres guerriers, et des combats contre une nation indomptable. Peut-être est-il maintenant entièrement abusé par un vain espoir, 11, 50 peut-être fait-il des voeux, et accumule-t-il les offrandes sur les autels, alors que nous pleurons, en l'entourant d'inutiles honneurs, ce jeune homme sans vie, qui désormais ne doit plus rien aux dieux du ciel ! Malheureux, tu vas voir la cruelle cérémonie funèbre de ton enfant ! Sont-ce là les retours et les triomphes que nous attendions ? 11, 55 Est-ce là ma solennelle promesse ? Au moins, Évandre, tu ne verras pas ton fils chassé couvert de blessures infamantes, et tu n'auras pas à souhaiter, toi, son père, une mort cruelle parce que ton fils est resté en vie. Hélas !, ô Ausonie, et toi, Iule, quel soutien vous perdez !" Après avoir ainsi pleuré, il fait enlever le pitoyable cadavre. 11, 60 Dans toute l'armée il désigne mille hommes pour honorer de leur présence le convoi suprême, et pour participer aux larmes d'un père : faible consolation,

pour une douleur infinie, mais bien due à un père malheureux. Sans perdre de temps, on tresse les claies d'un souple brancard 11, 65 avec des tiges d'arbousiers et de jeunes pousses de chêne; la litière se dresse, ombragée par un dais de feuillage. On y dépose le jeune homme en haut d'un tapis de verdure : telle une fleur, cueillie par une main virginale, humble violette ou jacinthe languissante, son éclat et sa beauté 11, 70 ne s'en sont pas encore allés, mais déjà sa mère la terre a cessé de la nourrir et de lui donner des forces. Alors Énée apporte deux étoffes, raides d'or et de pourpre, que la sidonienne Didon, heureuse de travailler pour lui, avait jadis confectionnées de ses propres mains, 11, 75 insérant dans leur trame de minces fils d'or. Dans sa tristesse, en ultime hommage, il en prend une pour envelopper le jeune homme, et voiler la chevelure, qui bientôt sera la proie des flammes. Ensuite, il entasse les nombreuses dépouilles prises aux Laurentes et ordonne de faire défiler le butin en un long cortège, 11, 80 y ajoutant les chevaux et les armes enlevés à l'ennemi. Il avait aussi enchaîné, mains derrière le dos, les victimes infernales, qu'il destinait aux ombres et dont le sang devait asperger les flammes. Il ordonne que les chefs portent eux-mêmes des troncs d'arbre couverts des armes ennemies, avec les noms des adversaires gravés dessus. 11, 85 On amène l'infortuné Acétès, épuisé d'ans; se lacérant tantôt la poitrine de ses poings, tantôt le visage de ses ongles, il se laisse tomber sur le sol, et de tout son long reste étendu. On amène aussi des chars baignés de sang rutule. Derrière voici, sans insignes, Éthon, le cheval de guerre de Pallas; 11, 90 il chemine en pleurant, la tête inondée de grosses larmes. On porte la lance et le casque, car le reste est entre les mains de Turnus, son vainqueur. Suit une phalange endeuillée : les Troyens, tous les Étrusques, les Arcadiens, avec leurs armes pointées vers le sol. Lorsque se fut ébranlé le long cortège de tous ses compagnons, 11, 95 Énée s'arrêta, ajoutant, dans un profond gémissement : "Nous, les destins toujours effrayants de la guerre nous appellent loin d'ici, vers d'autres larmes : je te salue pour toujours, Pallas magnanime, adieu à jamais". Et sans en dire davantage, il se mit à marcher vers les hautes murailles, dirigeant ses pas vers le camp.

Trêve funèbre (11, 100-138)

11, 100 Et déjà des ambassadeurs latins arrivaient de leur ville; voilés de rameaux d'olivier, ils demandaient une faveur : qu'Énée leur rende les corps que les armes avaient dispersés dans les plaines, qu'il leur permette de les recouvrir d'un tertre de terre; on ne se bat pas avec des vaincus et des êtres privés de lumière; 11, 105 qu'il épargne ceux que naguère il appelait hôtes et beaux-pères. Le bon Énée, trouvant leur prière tout à fait acceptable, leur réserve un accueil favorable, ajoutant les paroles suivantes : "Latins, quelle fortune indigne vous a donc mêlés à une si grande guerre, au point de vous faire fuir notre amitié ? 11, 110 Vous demandez la paix pour des êtres sans vie, victimes des aléas de Mars ? En vérité, c'est aux vivants aussi que je voudrais l'accorder ! Non, je ne serais pas venu si les destins ne m'avaient fixé ce lieu et ce séjour, et je ne fais pas la guerre à votre peuple; votre roi a cessé de nous accorder son hospitalité, et a préféré se confier aux armes de Turnus. 11, 115 Cette mort, il eût été plus juste que Turnus ait dû l'affronter. S'il se prépare à finir la guerre par la force de son bras et à chasser les Troyens, c'est à mes armes qu'il eût dû se mesurer : aurait survécu celui à qui la divinité ou son bras aurait donné de vivre. Maintenant allez, allumez les bûchers de vos malheureux citoyens." 11, 120 Énée avait parlé. Les légats stupéfaits restèrent silencieux, puis, se tournant les uns vers les autres, échangèrent regards et signes. Alors le vieux Drancès, de tout temps plein de haine et de griefs à l'égard du jeune Turnus, prit la parole à son tour : "Tu es grand par ton renom, plus grand encore par tes faits d'armes, 11, 125 ô héros de Troie; quels éloges choisirais-je pour t'élever jusqu'au ciel ? Qu'admirer davantage en toi ? Ta justice ou tes actions guerrières ? Nous, nous rapporterons avec reconnaissance tes paroles dans notre patrie, et, si la Fortune nous en donne l'occasion, nous t'unirons au roi Latinus. Que Turnus se cherche ailleurs des alliances. 11, 130 De plus, ce nous sera une joie d'élever ces murs massifs voulus par le destin, et de porter sur nos épaules les pierres d'une seconde Troie." Il avait parlé, et tous, en un frémissement unanime, approuvaient. Ils s'accordèrent sur douze jours et, à la faveur de cette trêve, Troyens et Latins se mêlèrent sans risque à travers les bois, 11, 135 allant et venant par les crêtes. Sous le fer de la hache à double tranchant, résonne le frêne élevé; on abat des pins dressés jusqu'aux astres; à l'aide de coins, on n'arrête pas de fendre chênes et cèdres odorants, et sans relâche on transporte des ornes sur des chariots gémissants.

Douleur d'un père (11, 139-181)

Mais déjà la Renommée ailée a annoncé ce grand deuil. 11, 140 Elle s'empare d'Évandre, de ses maisons et des remparts de sa ville, elle qui naguère rapportait dans le Latium les victoires de Pallas. Les Arcadiens se ruent vers les portes et, selon l'antique coutume, saisissent les torches funéraires; une longue ligne de torches enflammées éclaire la route et, sur un large espace, sillonne les champs. 11, 145 La foule des Phrygiens venant à leur rencontre se mêle à leurs rangs éplorés. Lorsque les mères les voient s'approcher des maisons, leurs clameurs embrasent la ville endeuillée. Mais nulle force ne peut contenir Évandre, qui s'avance au milieu de la foule. La civière déposée, 11, 150 il se penche sur le corps de Pallas, s'y agrippe, pleurant et gémissant, et enfin, d'une voix que la douleur rend à peine perceptible : "Ce n'est pas là, ô Pallas, ce que tu avais promis à ton père : tu voulais rester fort prudent en te livrant au cruel Mars. Car je connaissais bien l'attrait d'une nouvelle gloire, acquise par les armes 11, 155 et combien peut être doux l'éclat d'un premier combat. Malheureuses prémices pour un jeune homme ! Cruels débuts pour une guerre avec des voisins ! Mes voeux et mes prières, aucun des dieux ne les a entendus ! Et toi, ma très sainte épouse, heureuse es-tu d'être morte, d'avoir ainsi été sauvée d'une telle douleur ! 11, 160 Moi, au contraire, en restant en vie, j'ai vaincu mon destin; moi, son père, je lui survis. Ah ! si j'avais suivi les alliés troyens les Rutules m'auraient accablé sous leurs traits ! J'aurais donné ma propre vie, et c'est moi, non Pallas, que ce cortège ramènerait en sa maison ! Je ne vous incriminerais pas, ô Troyens, ni les traités, ni ces mains 11, 165 qu'en signe d'hospitalité nous avons jointes : tel était le sort réservé à ma vieillesse. Mais puisqu'une mort prématurée attendait mon fils, ce me sera une aide de penser qu'il abattit des milliers de Volsques, avant de tomber, quand il conduisait les Troyens vers le Latium. Bien plus, je ne pourrais t'assurer, ô Pallas, des funérailles plus dignes 11, 170 que celles que t'ont faites le pieux Énée et les vaillants Phrygiens, les chefs Tyrrhéniens et toute l'armée des Tyrrhènes. Ils portent les grands trophées de ceux que ton bras a livré à la mort. Toi aussi, Turnus, tu te dresserais maintenant, en armes, tronc monstrueux, si vous aviez été égaux par l'âge et la force qui vient avec les années ! 11, 175 Mais pourquoi, dans mon malheur, retenir les Teucères loin des combats ?

Allez, gardez ce message en mémoire et rapportez-le à votre roi : La raison qui me garde en vie, une vie odieuse puisque Pallas est mort, c'est ta main droite; tu vois bien qu'elle doit immoler Turnus au fils et au père. C'est le seul point où il te reste à manifester tes mérites et ta chance. 11, 180 Je ne demande pas cette joie pour vivre, ce serait impie ! Mais pour la porter à mon fils, au profond séjour des Mânes".

Honneurs rendus aux morts (11, 182-212)

Pendant ce temps, l'Aurore avait répandu sa lumière bienfaisante sur les pauvres mortels, ramenant leurs travaux et leurs peines. Déjà le vénérable Énée, déjà Tarchon ont installé les bûchers 11, 185 sur une courbe du rivage. Chacun y a porté les cadavres des siens, selon la coutume ancestrale et, une fois les sombres feux allumés, la voûte du ciel disparaît, obscurcie par un brouillard de fumée. Trois fois des hommes ceints d'armes rutilantes ont couru autour des bûchers allumés; trois fois, sur leurs montures, 11, 190 d'autres ont contourné le triste feu funèbre, en poussant des cris. La terre est inondée de larmes; les armes aussi en sont baignées; vers le ciel montent la clameur des guerriers et le son des trompettes. Ici, les uns jettent dans les flammes les dépouilles arrachées aux Latins abattus : casques, épées magnifiques, 11, 195 rênes et roues brûlantes; d'autres apportent des offrandes bien connues : les boucliers des morts et les traits qui n'atteignirent pas leur cible. Tout autour, on immole, les livrant à la mort, des boeufs innombrables; on égorge porcs au dos soyeux et brebis saisies partout dans les champs, pour les jeter dans les flammes. Alors, sur tout le rivage, 11, 200 tous regardent brûler leurs compagnons; ils veillent sur les bûchers à demi consumés; et rien ne peut les en arracher tant que la nuit humide n'a pas fait tourner le ciel constellé d'étoiles brillantes. Il en est de même des malheureux Latins. Dans un endroit séparé, ils dressent eux aussi un grand nombre de bûchers et mettent en terre 11, 205 des cadavres de héros sans nombre; sur leurs chars, ils en transportent d'autres dans les territoires voisins ou les ramènent dans la cité. Tous ceux qui restent, amas énorme résultant d'un massacre confus, ils les brûlent, sans les compter, sans les honorer d'un nom; alors, partout, une multitude de feux à l'envi éclairent la vaste campagne. 11, 210 Une troisième aube avait chassé du ciel l'ombre fraîche : en proie à la douleur, les hommes remuaient dans les brasiers cendre épaisse et ossements mêlés, qu'ils couvraient d'un tas de terre tiède.

Diomède refuse son aide aux Latins divisés (11, 213-295)

Mais c'est surtout dans les demeures, dans la ville du riche Latinus, qu'on perçoit les cris les plus forts, les signes les plus nets d'un long deuil. 11, 215 Voici des mères, et des brus malheureuses, voici tout éplorées, des soeurs jadis aimées, et des enfants privés de leurs pères, qui maudissent la guerre cruelle et l'hymen de Turnus; on lui ordonne de vider lui-même la querelle par les armes, par le fer, puisqu'il revendique pour lui le trône d'Italie et les honneurs suprêmes. 11, 220 Le farouche Drancès renchérit; il affirme que Turnus est seul appelé, est seul exigé sur le champ de bataille. Mais au même moment s'expriment nombre d'avis divers en faveur de Turnus, le héros que le grand nom de la reine abrite de son ombre , et que soutient l'immense gloire des trophées mérités. 11, 225 Parmi cette agitation, au milieu de ce bouillonnant désordre, voici en outre que les ambassadeurs, consternés, rapportent les réponses de la grande cité de Diomède : les efforts et les dépenses, disent-ils, n'ont donné aucun résultat; rien n'a eu d'effet, ni présents, ni or, ni prières pressantes; les Latins doivent chercher 11, 230 d'autres armes, ou demander la paix au roi des Troyens. Le roi Latinus lui-même est abattu par un immense chagrin : la volonté divine montre à l'évidence qu'Énée est l'homme du destin; la colère des dieux, et les tombes encore fraîches sous leurs yeux le prouvent. Dès lors, il use de son pouvoir pour convoquer et réunir 11, 235 dans sa haute demeure le grand conseil et les premiers des siens. Ils se rassemblent, affluant à pleines rues vers le palais royal. Latinus siège au milieu d'eux; il est le plus élevé en âge, et le premier par le sceptre, mais son visage n'est pas serein. Il ordonne aux ambassadeurs rentrés de la ville étolienne 11, 240 de faire leur rapport, exigeant toutes les réponses, dans l'ordre où elles furent faites. Alors, les langues font silence, et Vénulus, obéissant à l'ordre du roi, se met à parler : "Citoyens, nous avons vu Diomède et son camp argien; au cours de ce voyage, nous avons surmonté toutes sortes de péripéties, 11, 245 pour finir par toucher la main qui fit tomber la terre d'Ilion. Après sa victoire dans les champs iapygiens du Gargano, il avait fondé la ville d'Argyrippe, au nom tiré de son pays d'origine. Introduits et invités à lui parler en face, nous lui avons offert nos présents, décliné notre nom et celui de notre patrie, précisé 11, 250

les responsables de la guerre et la raison qui nous avait attirés à Arpi. Après nous avoir écoutés, il nous répondit, d'une voix tranquille : 'Ô heureux peuples, royaumes de Saturne, antiques Ausoniens, quelle destinée vient troubler votre quiétude et vous pousser à provoquer des guerres hasardeuses ? 11, 255 Nous tous dont le fer a profané les champs d'Ilion, (je tais ces combats bus jusqu'à la lie sous les hautes murailles, et ces héros qu'engloutit l'illustre Simoïs), tous, de par le monde, nous expions en supplices indicibles les châtiments de nos crimes, Priam lui-même nous prendrait en pitié; c'est ce que savent bien 11, 260 la triste constellation de Minerve, les écueils d'Eubée et Caphérée vengeur. Au sortir de cette expédition, nous fumes emportés vers différents rivages : l'Atride Ménélas vit en exilé près des lointaines colonnes de Protée, et Ulysse a vu les Cyclopes de l'Etna. Dois-je rappeler le royaume de Néoptolème, et le palais renversé d'Idoménée ? 11, 265 Et les Locriens installés sur le rivage de Libye ? Le chef des puissants Achéens, Agamemnon en personne, tomba au seuil de sa demeure, sous les coups d'une épouse infâme. Un amant adultère à l'affût attendait la défaite de l'Asie. Et moi, la haine des dieux m'a empêché de revoir, une fois rentré 11, 270 près des autels paternels, une épouse désirée et ma belle Calydon ! Maintenant encore, des prodiges affreux se succèdent : je vois que mes compagnons perdus, devenus oiseaux, ont gagné l'éther à tire d'ailes; ils errent (cruels supplices, hélas, pour mes hommes !) le long des fleuves, emplissant les rochers de leurs cris plaintifs. 11, 275 Certes, j'aurais dû m'attendre à tous ces désastres, depuis le jour où, dans ma folie, j'ai voulu porter l'épée contre des êtres célestes, où j'ai outragé Vénus, la blessant à la main. Non, vraiment, ne me poussez pas vers de tels combats. Depuis la destruction de Pergame, je ne fais plus la guerre aux Troyens, 11, 280 et n'ai point plaisir à évoquer ces anciens malheurs. Les présents que vous m'apportez des rivages de votre patrie, adressez-les à Énée. Nous avons affronté ses armes intraitables, nous avons combattu contre lui; croyez-moi : j'ai pu voir combien il est grand quand il surgit devant votre bouclier, agitant sa pique comme un tourbillon ! 11, 285 Si la terre de l'Ida avait porté deux héros comme lui, c'est Dardanus qui le premier aurait atteint les villes d'Inachos, et, avec des destins inversés, c'est la Grèce qui pleurerait. Tout le temps où l'on resta bloqué sous les murs de la farouche Troie, ce sont les bras d'Hector et d'Énée qui ont entravé la victoire des Grecs,

11, 290 qui l'ont retardée jusqu'à la dixième année. Tous deux se distinguaient par le courage, les exploits prestigieux; mais Énée l'emportait par la piété. Que vos mains s'unissent dans un traité, tant que vous le pouvez; mais évitez que vos armes ne rencontrent les siennes'. Ô excellent roi, tu viens d'entendre les réponses d'un roi, 11, 295 et tu sais quel est son avis sur cette grande guerre." Ce rapport des ambassadeurs à peine fini, un murmure confus courut sur les lèvres des Ausoniens troublés; ainsi, quand des rochers bloquent des torrents rapides, le flot contenu tourbillonne et gronde, et les rives voisines répercutent le bruit des ondes.

Les partisans de la paix (300-375)

Dès que les esprits furent apaisés et que les bouches excitées se turent, le roi d'abord pria les dieux, puis du haut de son trône prit la parole : "En vérité, Latins, j'aurais voulu - et c'eût été mieux -, qu'on ait décidé plus tôt en cette importante affaire; j'aurais voulu ne pas devoir réunir le conseil quand l'ennemi se trouve sous nos murs. 11, 305 Citoyens, nous menons une guerre impossible contre une race de dieux et contre des hommes invincibles, que nul combat n'épuise et qui, même vaincus, ne peuvent renoncer à se battre. Si vous aviez un espoir en appelant les armes des Étoliens, abandonnez-le. On ne doit espérer qu'en soi; mais vous voyez combien l'espoir est mince; 11, 310 vous voyez que ce qui nous reste est à terre, écroulé, ruiné; tout est là, sous vos yeux, et repose entre vos mains. Et je n'accuse personne : la valeur qu'on pouvait déployer le fut, pleinement; nous avons combattu avec toutes les forces du royaume. Mais à présent, je vais expliquer ce que pense mon esprit hésitant; 11, 315 soyez attentifs, je vais vous en instruire en quelques mots. Je tiens de mes pères une terre, voisine du fleuve toscan, s'allongeant vers le couchant jusqu'au-delà du pays des Sicanes; Auronques et Rutules y font des semailles; de leurs socs ils en travaillent les dures collines, faisant paître leurs troupeaux dans les zones les plus arides. 11, 320 Toute cette région et la forêt de pins du sommet de la montagne, cédons-les aux Troyens en échange de leur amitié, établissons les règles d'un accord équitable et invitons-les à s'associer à notre royaume : qu'ils s'installent, s'ils le désirent tellement, et construisent des remparts. Mais si leur intention est de gagner un autre territoire, une autre nation, 11, 325 et s'ils ont la possibilité de s'éloigner de notre sol, construisons pour eux en chêne d'Italie vingt navires ou davantage,

s'ils peuvent les équiper; il y a près du fleuve tout le bois nécessaire : qu'ils précisent eux-mêmes le nombre et le modèle des bateaux; nous, fournissons-leur le bronze, nos mains, nos chantiers. 11, 330 En outre, pour porter ces propositions et confirmer les accords, nous proposons d'envoyer cent ambassadeurs, des Latins des meilleures familles; des rameaux de paix à la main, ils porteront, en guise de présents, des talents d'or et d'ivoire, le trône et la trabée, ces insignes de notre royauté. 11, 335 Consultez-vous entre vous, et secourez notre État épuisé." Alors, toujours aussi agressif, Drancès, que la gloire de Turnus taraudait des aiguillons amers d'une envie insidieuse, -- il était prodigue de ses richesses, excellent orateur, mais piètre guerrier; ses avis dans les assemblées n'étaient pas tenus pour négligeables; 11, 340 il tirait sa puissance des désordres civils; la noblesse de sa mère fondait l'orgueil de sa naissance; celle de son père était incertaine -- Drancès donc se lève, et ses paroles stimulent et accumulent les colères : "Tu nous consultes sur une affaire qui n'est obscure pour personne, et qui n'a nul besoin de ma voix, ô bon roi : tous avouent savoir 11, 345 quelle est la destinée de notre peuple, mais hésitent à le dire. Qu'il nous laisse la liberté de parler, qu'il renonce à ses grands airs, l'homme qui, par sa mauvaise étoile et ses sinistres dispositions (car je parlerai, dût-il me menacer de mort avec ses armes), a fait tomber, nous le voyons, tant de chefs illustres, 11, 350 et a plongé la ville dans le deuil, lorsque, sûr de pouvoir fuir, il provoqua le camp troyen et terrifia le ciel du fracas de ses armes. À ces dons si nombreux que tu veux envoyer et offrir aux Dardaniens, ajoutes-en encore un, un seul, ô toi, le meilleur des rois, et qu'aucune violence ne te fasse renoncer, toi son père, 11, 355 à donner ta fille à un gendre illustre, en un mariage honorable, scellant ainsi par une alliance éternelle cette paix qui s'offre à nous. Et si nos esprits et nos coeurs sont tellement effrayés, conjurons-le lui-même, implorons de lui cette faveur : qu'il cède, qu'il rende au roi et à la patrie les droits qui sont les leurs. 11, 360 Pourquoi lances-tu si souvent dans les dangers nos concitoyens, malheureux et sans défenses, toi, source et cause des maux du Latium ? Il n'est point de salut dans la guerre; tous nous te demandons la paix, Turnus, et en même temps que la paix, son seul garant inviolable. Moi le premier, que tu imagines comme un ennemi (et peu m'importe), 11, 365 me voici, je viens à toi en suppliant. Aie pitié des tiens, renonce à ton orgueil,

et, puisque tu es repoussé, va-t-en. Dans notre défaite, nous avons vu assez de morts; nous avons dépeuplé de vastes territoires. Ou alors, si tu agis pour la gloire, si tu as assez de force en toi, si tu tiens tellement à recevoir en dot la royauté, sois audacieux, 11, 370 fonce sur l'ennemi, avec confiance, poitrine offerte. Mais sans doute, pour qu'une épouse royale échoie à Turnus, devrons-nous, vil troupeau, foule sans tombeaux et sans pleurs, rester étendus dans les champs. Eh bien ! Si tu as du coeur, si tu as en toi quelque chose de l'esprit guerrier de tes pères, 11, 375 regarde en face cet homme qui t'appelle."

Turnus partisan de la guerre (376-444)

À ces paroles la violence de Turnus s'embrasa. Après un gémissement, du fond de sa poitrine éclatent ces mots : "Bien sûr, Drancès, tu es toujours en veine de discours, quand la guerre réclame des bras; quand on convoque le sénat, 11, 380 tu es là le premier, mais il ne s'agit pas de remplir la curie de ces grands mots qui volent de tes lèvres quand tu es bien à l'abri, tant que le rempart des murs tient l'ennemi à distance et que les fossés ne sont pas inondés de sang. Vas-y, fais tonner ton éloquence (c'est ton habitude), et taxe-moi de couardise, toi, Drancès, dont la main a immolé tant de Troyens, 11, 385 massacrés par monceaux, toi dont les trophées illustrent un peu partout nos campagnes. Libre à toi d'expérimenter le pouvoir de la vaillance et de l'ardeur; et nous ne devons pas chercher bien loin des ennemis; partout ils entourent nos murs. Allons-nous les attaquer ? Pourquoi tardes-tu ? Ou bien Mars, 11, 390 chez toi, ne sera-t-il jamais que sur ta langue agile comme le vent, et dans tes pieds prompts à la fuite ? Repoussé, moi ? Infâme que tu es ! Pourra-t-on vraiment m'accuser de l'être, en voyant que le Tibre monte, gonflé du sang d'Ilion, que toute la maison d'Évandre a succombé avec sa descendance 11, 395 et que les Arcadiens ont été dépouillés de leurs armes ? Ce n'est pas sous ce jour que me connurent Bitias et le géant Pandare, et les mille guerriers que, vainqueur, j'envoyai en un seul jour au Tartare, quand j'étais enfermé dans les murs, entouré du rempart ennemi ! Il n'y a point de salut dans la guerre ? Insensé, chante ce genre de chanson 11, 400 au chef dardanien et à tes partisans. Vas-y, continue de semer partout le trouble et la crainte, continue d'exalter les forces d'une nation deux fois vaincue, en dénigrant par contre les armes de Latinus.

Et maintenant voilà que les chefs des Myrmidons et le fils de Tydée et Achille de Larissa se mettent à trembler devant les armes phrygiennes, 11, 405 que le cours de l'Aufide rebrousse chemin, fuyant les eaux de l'Adriatique. Et quand il se dit effrayé par mes invectives, c'est un truc de comédien, pour envenimer les choses en simulant la crainte. Jamais la main que voici (n'aie pas peur !) ne t'arrachera ton âme si noble: garde-la pour toi, qu'elle reste dans ta poitrine. 11, 410 Maintenant, ô père, je reviens à toi et à tes grands projets. Si désormais tu ne fondes plus aucun espoir sur nos armes, si nous sommes à ce point abandonnés et complètement anéantis après un seul revers de notre armée, si la Fortune n'a point de retour, implorons la paix et tendons des mains sans force. 11, 415 Et pourtant (ah ! s'il subsistait un peu de notre valeur coutumière !) à mes yeux, plus que tous les autres, il est heureux dans ses malheurs, et noble de coeur, celui qui, pour ne pas voir une telle honte, s'est affalé mourant, en mordant la poussière. Mais si nos ressources et notre armée sont toujours intactes, 11, 420 si les villes et les peuples d'Italie restent nos alliés, si de plus les Troyens ont payé leur gloire de flots de sang (ils ont aussi leurs morts, et la tempête est la même pour tous), pourquoi, au seuil de la guerre, laisser honteusement tomber les bras ? Pourquoi nos membres tremblent-ils avant que ne sonne la trompette ? 11, 425 La fuite des jours et les diverses épreuves d'un temps changeant ont restauré bien des revers; la Fortune instable, dans ses allées et venues, s'est jouée de bien des gens, puis les a rétablis sur un sol ferme. Ni l'Étolien ni Arpi ne nous viendront en aide : mais Messapus nous aidera, et l'heureux Tolumnius, et tous les chefs 11, 430 envoyés par tant de peuples; une gloire infinie s'attachera à ces hommes d'élite dans le Latium et au pays des Laurentes. Il y a aussi, de l'illustre nation des Volsques, Camille, à la tête de sa troupe de cavaliers et de bataillons tout éclatants de bronze. Mais si les Troyens me réclament seul, pour un combat singulier, 11, 435 si cela vous agrée, et si je suis un tel obstacle au bien commun, la Victoire n'a pas pris en haine ni déserté les mains que voici, pour que je renonce à tout tenter quand un si grand espoir est en jeu. J'irai de tout coeur à l'ennemi, dût-il se présenter comme le grand Achille, et revêtir des armes forgées par les mains de Vulcain. 11, 440 À vous et à mon beau-père Latinus, j'ai voué ma vie,

moi, Turnus, qui en valeur ne le cède à aucun de nos ancêtres. C'est moi seul qu'Énée provoque ? Qu'il m'appelle, je l'en prie; et si les dieux sont en colère, que ce ne soit pas Drancès en mourant qui les apaise ou retire de l'affrontement gloire et valeur".

Turnus prend la direction de la guerre (445-497)

11, 445 Les Latins discutaient ainsi entre eux de cette situation critique, et se disputaient; Énée, lui, déplaçait son camp et son armée. Et voilà que la nouvelle éclate dans la demeure royale, provoquant un immense tumulte et emplissant la ville d'une grande terreur : 'les Troyens, rangés en ordre de bataille, et l'armée tyrrhénienne 11, 450 depuis le Tibre progressent partout dans les plaines.' Aussitôt, les coeurs se troublent, les passions s'agitent dans la foule, les colères se soulèvent, sous l'effet d'âpres aiguillons. On s'agite, main tendue, on réclame des armes; la jeunesse crie qu'elle veut des armes; abattus, les pères murmurent en pleurant. 11, 455 Alors, partout, dans la confusion des avis, un grand cri monte dans les airs; il en est ainsi quand des nuées d'oiseaux se posent dans un bois au sommet des arbres, ou que, sur la poissonneuse Paduse, les cygnes font retentir leurs cris rauques sur les marais bruissants. "Très bien, citoyens", dit Turnus, saisissant l'occasion, 11, 460 "rassemblez le conseil, et, bien installés sur vos sièges, faites l'éloge de la paix, tandis qu'en armes ils se précipitent sur notre royaume". Et sans en dire plus, il se leva brusquement et sortit à toute allure de la haute demeure. "Toi, Volusus, ordonne aux manipules des Volsques de s'armer, et mène les Rutules", dit-il. Messapus, et toi, Coras, avec ton frère, 11, 465 déployez dans les vastes campagnes la cavalerie en armes. Qu'on tienne fermement les accès de la ville et qu'on occupe les tours; que le reste de la troupe me suive et porte les armes là où je l'ordonnerai". Aussitôt, par toute la ville, on court en tous sens vers les murailles. Le vénérable Latinus quitte le conseil et renonce à ses grands projets; 11, 470 ébranlé par ces tristes événements, il remet tout à plus tard, et se reproche vivement de n'avoir pas accepté le Dardanien Énée, et de ne l'avoir pas d'emblée traité comme son gendre. Les uns font des tranchées devant les portes, y transportent blocs de pierre et pieux. La rauque trompette donne le signal 11, 475 d'une guerre sanglante. Alors mères et enfants, en une foule bigarrée, ont couronné les murailles; l'ultime épreuve les rassemble tous. D'autre part, au temple de Pallas, au sommet de la citadelle,

la reine arrive en char, escortée d'une importante foule de matrones; elle apporte des offrandes. Elle est accompagnée par la jeune Lavinia, 11, 480 qui tient baissés ses beaux yeux, elle, la cause d'un si grand malheur. Les matrones suivent, emplissent le temple d'une fumée d'encens et, du haut des marches, se répandent en paroles douloureuses : "Ô puissante par les armes, maîtresse de la guerre, vierge tritonienne, brise de ton bras l'arme du voleur phrygien, jette-le à terre 11, 485 tête en avant, fais-le s'effondrer au pied de nos hautes portes." Turnus, saisi de fureur, s'arme fiévreusement pour les combats. Et déjà, revêtu d'une étincelante cuirasse, il était tout hérissé de mailles de bronze et avait serré ses jambières d'or; les tempes nues encore, il avait fixé à son flanc son épée, 11, 490 et resplendissait sous l'or, en dévalant de la haute citadelle. Il bondit plein de fougue et déjà, en pensée, devance l'ennemi. Il est comme un cheval, qui, ses liens rompus, a fui son enclos, libre enfin, et maître de la plaine sans limites; il se dirige vers les pâtures et les troupeaux de cavales, 11, 495 ou bien, habitué à se plonger dans l'eau d'un fleuve familier, il en ressort, tête dressée bien haut, hennissant fougueusement, tandis que les poils de sa crinière jouent sur son cou et ses épaules.

Turnus accepte l'aide de Camille (498-531)

Camille, avec son escorte de Volsques, a couru à sa rencontre, et, sous les portes mêmes, la reine a sauté de cheval; 11, 500 toute la cohorte l'imite, on abandonne les chevaux, on met pied à terre; alors la reine parle en ces termes : "Turnus, si le courage peut à juste titre inspirer confiance, j'ai de l'audace, et je m'engage à affronter l'escadron des Énéades, à aller, toute seule, affronter les cavaliers tyrrhènes. 11, 505 Laisse-moi aller en première ligne, éprouver mon bras au coeur du danger; toi, avec l'infanterie, tiens-toi sous les murs, et surveille les remparts." Sur ce, les yeux fixés sur la jeune fille qui lui inspire un frisson sacré, Turnus dit : "Ô jeune fille, honneur de l'Italie, comment te remercier ? Comment te rendre la pareille ? Mais, puisque ton courage 11, 510 est plus fort que tout, partageons-nous maintenant la tâche. Énée, selon la rumeur et le rapport fidèle de nos éclaireurs, a, dans sa perfidie, envoyé en avant des cavaliers armés légèrement, chargés de harceler la plaine; lui-même, franchissant par les crêtes les sommets déserts de la montagne, s'approche de la ville.

11, 515 Je prépare une embuscade dans un chemin creux de la forêt, et vais occuper avec des hommes en armes les deux issues du défilé. Toi, rassemble tes enseignes, et surprends la cavalerie tyrrhénienne; l'impétueux Messapus t'accompagnera, ainsi que les escadrons latins, et la troupe de Tibur; pour ta part, assume la charge de chef". 11, 520 Ainsi parla-t-il, et, usant du même discours, il pousse au combat Messapus et les chefs alliés; puis il marche à l'ennemi. Il est une vallée aux courbes sinueuses, propice aux embuscades et aux ruses des armes; des bords sombres aux épais feuillages l'enserrent des deux côtés, et l'on y pénètre par un petit sentier 11, 525 qui traverse des gorges étroites et des accès dangereux. Au-dessus, tout en haut de la montagne, lieu d'observation propice, s'étend un plateau invisible, offrant une sûre retraite, que l'on veuille engager le combat par la gauche ou la droite ou rester sur les sommets et faire dévaler d'énormes pierres. 11, 530 Connaissant bien les chemins de la région, le jeune homme s'y rend, occupe promptement la position et s'installe dans la forêt trompeuse

Histoire de Camille (532-596)

Pendant ce temps, au royaume céleste, la fille de Latone s'adressa à Opis, la plus véloce des jeunes filles de son bataillon sacré; de sa bouche sortaient ces paroles empreintes de tristesse : 11, 535 "Ô vierge, Camille est en marche vers la guerre cruelle, et c'est bien en vain qu'elle est revêtue de mes armes, elle qui m'est chère entre toutes. Mon amour pour elle n'est pas nouveau, le coeur de Diane ne s'est pas ému d'une douceur soudaine. Chassé de son royaume, honni pour ses violences et sa superbe, 11, 540 Métabus, quand il sortit de l'antique ville de Priverne, fuyant au travers des combats et de la guerre, emporta pour compagne dans son exil son enfant nouveau-né, et lui donna le nom de sa mère Casmille, légèrement changé en Camille. La tenant contre son coeur, il cherchait à gagner les longues crêtes 11, 545 des forêts désertes : de partout pleuvaient les traits cruels, et l'armée des Volsques voltigeait autour de lui. Soudain, pendant sa fuite, le cours de l'Amasénus se gonfla, bouillonnant au ras de ses rives, car un orage d'une rare violence avait déchiré les nuages. Métabus, prêt à plonger, hésite 11, 550 par amour pour l'enfant; il a peur pour son précieux fardeau.

En pensée, il envisage toutes les solutions, et soudain se résigne à celle-ci : le guerrier en sa main puissante tenait un immense javelot, un trait solide fait de chêne noueux et durci au feu; il y attache sa fille, enveloppée dans une écorce de liège sylvestre, 11, 555 et la fixe habilement au milieu de la lance. De sa droite de géant, il balance alors le trait, et tourné vers le ciel, dit : 'Bienfaisante fille de Latone, hôtesse de ces bois, voici ta servante, je te la consacre, moi, son père; elle est la première à fuir un ennemi, à travers les airs, en suppliante, avec tes armes. Ô déesse, je t'en prie, 11, 560 reçois pour tienne celle qui maintenant est confiée aux souffles capricieux'. Il dit, puis ramenant son bras en arrière, il brandit son trait et le lance : les ondes ont résonné, et au-dessus du fleuve au cours rapide, Camille fuit, l'infortunée, sur un javelot strident. Alors Métabus, qu'une troupe nombreuse déjà serre de très près, 11, 565 se jette dans le fleuve et, comme un vainqueur, retire d'une touffe herbue à la fois la pique et sa fille, offertes en présent à Trivia. Nulle cité ne l'accueillit dans ses murs, en ses demeures, (lui-même d'ailleurs était trop farouche pour se rendre), et il vécut comme les bergers dans la solitude des montagnes. 11, 570 Là, dans les buissons, à l'intérieur d'une tanière hérissée d'épines, il nourrissait sa fille de lait sauvage en pressant sur ses lèvres tendres les mamelles d'une jument qui paissait parmi les troupeaux. Dès que l'enfant eut foulé le sol de ses premiers pas, il lui arma les mains d'un javelot pointu 11, 575 et suspendit à son épaule un arc et des flèches. Elle n'a point d'or dans les cheveux, point de long châle qui la couvre, mais une peau de tigre pend le long de son dos, depuis le haut de la tête. De sa main tendre encore, elle lance déjà ses flèches d'enfant; à l'aide d'une lanière souple, elle fait tourner une fronde 11, 580 par-dessus sa tête, et abat grue du Strymon ou cygne blanc. Nombreuses furent les mères, dans les cités tyrrhéniennes, qui la souhaitèrent pour bru. En vain. Satisfaite de la seule Diane, vouant un amour éternel aux armes et à la virginité, elle resta intacte. Comme je voudrais qu'elle n'ait point été saisie 11, 585 par cette vie de combat, qu'elle n'ait point tenté de harceler les Troyens, qu'elle soit maintenant une de mes suivantes, chère à mon coeur. Mais allons, puisque des destins cruels la pressent, descends du ciel, ô nymphe, et va visiter le pays des Latins, où un triste combat est engagé sous de funestes auspices. 11, 590

Prends ceci, et tire de ce carquois une flèche vengeresse : percé par elle, celui qui souillera d'une blessure ce corps sacré, qu'il soit Troyen ou Italien, me le paiera de son sang. Après, au creux d'un nuage, j'emporterai le corps et les armes de cette malheureuse; nul ne les touchera et je les déposerai sous un tertre, dans sa patrie." 11, 595 Elle dit, tandis qu'Opis, à travers les brises légères du ciel, à grand bruit se laisse glisser, le corps entouré d'un noir tourbillon.

Engagement de la cavalerie (597-647)

Cependant les troupes troyennes s'approchent des murailles, ainsi que les chefs étrusques et toute l'armée des cavaliers, rangés en escadrons réguliers. Tout au long de la plaine, 11, 600 les chevaux frémissent, piaffent, se rebiffent contre les rênes qui les retiennent, se tournent dans tous les sens; alors sur une large étendue, la plaine se hérisse de fer, et les champs flamboient de l'éclat des armes qui se lèvent. Et voici qu'en face Messapus et les rapides Latins, Coras et son frère, et l'aile de la vierge Camille, 11, 605 apparaissent menaçants dans la plaine; de loin, le bras droit en arrière, ils portent leurs lances devant eux, et agitent leurs javelots; à l'arrivée des guerriers, au frémissement des chevaux, tout s'embrase. Déjà, les deux armées, qui s'étaient avancées à une portée de trait, se sont arrêtées : soudain un cri s'élève; tous s'ébranlent et excitent 11, 610 leurs chevaux fougueux. En même temps, de partout les traits pleuvent, serrés comme flocons de neige, voilant le ciel de leur ombre. Sans attendre, Tyrrhénus et le farouche Acontée, tendant leurs forces, courent l'un contre l'autre, piques en avant. Ils sont les premiers à s'écrouler avec un bruit assourdissant. Poitrail contre poitrail, 11, 615 leurs montures se heurtent et se fracassent. Désarçonné, Acontée, tel un éclair ou une pierre lancée par une baliste, est projeté au loin et sa vie se disperse dans les airs. Aussitôt, les rangs sont bouleversés, et les Latins font demi-tour, rejettent leurs boucliers en arrière, et dirigent leurs chevaux vers les murs; 11, 620 les Troyens, emmenés par Asilas, les poussent devant eux. Et déjà ils s'approchaient des portes, quand les Latins, se reprenant, poussent un cri; les chevaux aux souples encolures font volte-face; c'est maintenant aux Troyens de fuir et de se replier, à brides abattues. Ainsi la mer s'avance, rapide, en un mouvement de va-et-vient; 11, 625 tantôt, elle se rue vers la terre, recouvre les rochers de son onde écumeuse et va mouiller le sable au fond des baies;

tantôt, rapide, elle se retire et, avalant les galets roulés par la marée, elle fuit et, comme une mare glissante, elle délaisse le rivage. Deux fois les Étrusques ont fait fuir les Rutules jusqu'à leurs murs; 11, 630 deux fois repoussés, ils regardent en arrière, se couvrant le dos de leurs boucliers. Mais lorsque s'engage un troisième combat, impliquant toutes les lignes, lorsque les héros se choisissent un adversaire, alors s'élèvent les gémissements des mourants, les armes et les corps baignent dans le sang, et, les chevaux, 11, 635 mêlés à ce carnage, s'écroulent à demi-morts : l'âpre combat se lève. Orsiloque, qui tremblait d'affronter directement Rémulus, a lancé sur son cheval une pique qui lui reste plantée sous l'oreille; sous le coup, le coursier devint furieux, et, excédé par sa blessure, poitrail dressé, lance en l'air ses longues pattes, 11, 640 désarçonnant Rémulus, qui roule sur le sol. Catillus jette à terre Iollas, ainsi que le grand Herminius, grand par le courage, grand aussi par la taille et les épaules; avec sa chevelure fauve, la tête nue, et les épaules découvertes, il ne craint pas les blessures : tant est large la cible qu'il forme ! Une pique poussée entre ses larges épaules 11, 645 traverse en vibrant l'homme qui se plie en deux de douleur. Un sang noir partout s'écoule; fer à la main, les combattants sèment le trépas, et cherchent dans leurs blessures une belle mort.

Succès de Camille (648-724)

Mais au milieu des massacres bondit une Amazone, le flanc découvert pour mieux combattre; c'est Camille avec son carquois. 11, 650 Tantôt son bras répand une pluie serrée de souples javelots, tantôt sa droite, infatigable, brandit une forte hache à deux tranchants. Sur son épaule, sonnent l'arc d'or et les armes de Diane. Et quand, poussée dans le dos, elle se replie, tout en fuyant elle retourne encore son arc et lance ses traits. 11, 655 Autour d'elle, ses compagnes de prédilection, la vierge Larina, et Tulla, et Tarpéia qui agite une hache de bronze; ce sont des filles d'Italie que la divine Camille s'est choisies pour l'honorer et la servir, dans la paix comme dans la guerre : telles ces femmes de Thrace lorsqu'elles frappent les flots du Thermodon, 11, 660 ces Amazones qui guerroient avec des armes peintes, autour d'Hippolyté, ou lorsque la fille de Mars, Penthésilée, se retire sur son char, et que dans un grand tumulte et des hurlements, des troupes de femmes bondissent avec des boucliers en forme de lune.

Qui est la première victime de ton trait, ô vierge farouche, qui la dernière ? 11, 665 Combien de corps étends-tu, moribonds, sur le sol ? Il y a d'abord Eunée, le fils de Clytius, là devant elle, la poitrine découverte, qu'elle transperce d'une longue pique de bois. Vomissant des flots de sang , il tombe, mord la terre sanglante et en mourant s'enroule autour de sa blessure. 11, 670 Ensuite Liris, et sur lui Pagase; l'un, que son cheval effondré avait jeté à terre, tentait de rassembler les rênes; l'autre s'approchait de lui et, le voyant glisser, lui tendait une main désarmée. Tous deux, tête en avant, se sont écroulés en même temps. Camille envoie les rejoindre Amastrus, fils d'Hippotès, et, de loin poursuit 11, 675 les pressant de sa lance, Térée et Harpalycus, puis Démophoon et Chromis. Chacun des traits brandis et lancés par la main de la vierge fait tomber un héros phrygien. Au loin apparaît Ornytus, le chasseur, avec ses armes singulières et son cheval iapyge : une peau de jeune taureau couvre les larges épaules du guerrier; 11, 680 la gueule béante et les mâchoires d'un loup aux crocs blancs protègent son énorme tête, et un épieu grossier arme ses mains; il va et vient parmi les escadrons qu'il domine de toute la tête. Camille le cueille sans difficulté, la colonne venant de tourner bride; 11, 685 elle le transperce, et pleine d'agressivité, elle ajoute : "Te croyais-tu, Tyrrhénien, en train de poursuivre des bêtes dans tes forêts ? Il est arrivé le jour où des armes de femme ont confondu votre jactance. Pourtant, il ne manque pas d'éclat le titre que tu emporteras chez les mânes de tes pères : être tombé sous le trait de Camille." 11, 690 Sans attendre elle abat Orsiloque et Butès, deux des Troyens les plus élevés en taille. Comme Butès lui tournait le dos, elle le transperça d'une pique entre la cuirasse et le casque, là où on voit luire le cou du cavalier, au bras gauche, là où pend le bouclier. Devant Orsiloque, elle fuit d'abord décrivant autour de lui un large cercle, puis le berne, 11, 695 l'enfermant à l'intérieur du cercle. De poursuivie, elle devient poursuivante. Se dressant alors de toute sa hauteur, de sa hache puissante elle frappe deux fois l'armure et les os de l'homme qui se répand en prières et supplications; la cervelle s'échappe toute tiède de la blessure et lui inonde le visage. Un autre guerrier survient, qui effrayé par cette vision soudaine, s'arrête figé; 11, 700 c'était le fils d'Aunus, du pays des Apennins; il n'était pas le dernier des Ligures, au temps où les destins permettaient de pratiquer la fourberie. Dès qu'il vit qu'il ne pourrait pas recourir à la course

pour échapper au combat ni écarter la reine qui le menaçait, il se mit à imaginer diverses ruses et dit avec astuce : 11, 705 "Que fais-tu de si extraordinaire, toi, une femme, en te confiant à la vaillance d'un cheval ? Renonce à fuir, fie-toi comme moi à un sol où nous serons égaux, sois prête à combattre à pied, corps à corps; tu sauras de qui se jouera la gloire capricieuse comme le vent." Il dit, et elle, pleine de fureur, brûlant d'un violent ressentiment, 11, 710 laisse son cheval à une compagne, et fait face à armes égales, à pied, l'épée nue, intrépide avec son bouclier sans emblème. Le jeune homme alors, croyant sa ruse aboutie, s'envole immédiatement; il fait tourner bride à son cheval qui l'emporte, il fuit et, à coups de talons ferrés, épuise sa rapide monture. 11, 715 "Inconsistant Ligure, tu es gonflé d'orgueil, mais en vain; dans ta duplicité, tu as tenté d'appliquer les artifices de tes pères, mais ta fourberie ne ramènera pas vivant le menteur chez Aunus". Ainsi parle la vierge, fille de feu aux pieds agiles; elle dépasse le cheval à la course et, se retournant, en saisit les rênes; 11, 720 puis elle affronte l'homme et se venge en répandant un sang abhorré : elle a l'aisance d'un épervier, oiseau sacré fonçant du haut d'un rocher, pour poursuivre une colombe que son vol a élevée jusqu'aux nuages; il l'attrape et la tient, il la déchire de ses serres crochues, tandis que du ciel tombent le sang et les plumes arrachées.

Le vent tourne (725-768)

11, 725 Cependant le créateur des dieux et des hommes, siégeant, altier, en haut de l'Olympe, observe ces événements de ses yeux attentifs. Le père souverain pousse le Tyrrhénien Tarchon aux cruels combats et, de ses durs aiguillons, excite sa colère. Donc, au coeur des massacres, parmi les troupes en déroute, 11, 730 Tarchon de sa monture stimule les escadrons, parle à chacun, les appelant par leur nom, et de ces refoulés fait des combattants. "Ô vous, Tyrrhéniens, toujours imperméables à la honte, toujours indolents, quelle crainte, quelle lâcheté a donc gagné vos coeurs ? Une femme mène nos troupes à la débandade et nous fait tourner bride ! 11, 735 À quoi bon ces fers, pourquoi ces traits inutiles dans nos mains ? Pourtant pour Vénus et ses combats nocturnes vous n'êtes pas sans énergie, ni pour les danses de Bacchus, lorsque la flûte courbe les a annoncées. Vivement les festins et les coupes sur une table chargée ! Voilà ce que vous aimez et désirez : qu'un haruspice, bien inspiré, annonce

11, 740 des sacrifices et qu'une grasse victime vous invite au fond des bois sacrés." Sur ces paroles, prêt lui aussi à mourir, il pousse son cheval dans la mêlée, et comme une trombe va se porter au-devant de Vénulus. Il fait tomber son ennemi de cheval, le saisit dans ses bras, et, avec une force sans bornes, l'emporte serré contre lui. 11, 745 Un cri s'élève vers le ciel et tous les Latins ont tourné les yeux. Tarchon, vif comme le feu, vole dans la plaine emportant l'homme et ses armes; alors il brise le fer du javelot de son adversaire, scrute les défauts de son armure, pour y porter un coup mortel; mais Vénulus se défend, 11, 750 écarte la main ennemie de sa gorge, de toutes ses forces résiste à la force. Ainsi lorsqu'un aigle fauve, dans son vol, emporte bien haut le serpent qu'il a saisi, il l'enveloppe de ses pattes et y enfonce ses griffes; mais le serpent blessé s'agite en orbes sinueux, ses écailles dressées se hérissent, et tandis qu'il lève la tête, des sifflements 11, 755 s'échappent de sa gueule; l'aigle, de son bec crochu, en presse davantage l'animal qui lutte, tout en frappant l'air de ses ailes : de la même manière Tarchon, triomphant, emporte sa proie, enlevée à la troupe des Tiburtins. Suivant l'exploit exemplaire de leur chef, les Méonides se jettent dans la mêlée. Alors intervient 11, 760 Arruns, l'homme du destin; supérieur à la rapide Camille dans l'art du javelot, il tourne autour d'elle, cherchant l'occasion la plus favorable. Où que se porte dans la mêlée la jeune fille déchaînée, Arruns l'y suit, et en silence met ses pas dans ses pas; rentre-t-elle victorieuse s'éloignant de l'ennemi, le jeune homme 11, 765 aussitôt détourne furtivement son cheval de ce côté. Ces allées et venues, tous ces circuits, il les a parcourus dans tous les sens, et, plein de fougue, il brandit une lance sûre.

Mort de Camille (768-835)

Alors justement, Chlorée, un prêtre consacré depuis longtemps au Cybèle, attirait de loin les regards par l'éclat de ses armes phrygiennes. 11, 770 Il menait un cheval écumant, recouvert, comme d'un plumage, d'une peau ornée de mailles de bronze cousues de fil d'or. Éblouissant sous la sombre pourpre étrangère, il lançait de son arc lycien des flèches de Gortyne; aux épaules du devin pendait un arc d'or, et son casque aussi était en or. 11, 775 Une broche d'or fauve serrait alors dans un noeud sa chlamyde

couleur safran et les plis bruissants de sa robe de lin; sa tunique et ses braies barbares étaient ornées de broderies à l'aiguille. La jeune Camille voulait-elle accrocher dans un temple ces armes troyennes, ou bien désirait-elle parader à la chasse avec l'or qu'elle aurait pris ? 11, 780 En tout cas, dans toutes les rencontres, elle ne poursuivait que le seul Chlorée; aveuglément, sans prudence, à travers toute la ligne de bataille, elle brûlait d'un désir bien féminin pour la proie et le butin, quand soudain, après avoir pris son temps, tapi en embuscade, Arruns lance enfin son trait, invoquant à haute voix les dieux d'en haut : 11, 785 "Ô toi, le plus haut des dieux, gardien du Soracte sacré, Apollon, que nous sommes les premiers à honorer, pour qui des monceaux de pins se nourrissent des brasiers; forts de notre piété, au milieu des flammes, nous, tes dévots, nous posons nos pieds dans la braise épaisse; accorde-nous, père, de laver par nos armes ce déshonneur, 11, 790 ô tout-puissant. Je ne demande ni butin ni trophée ni dépouilles de la jeune fille si je l'abats; que mes autres exploits m'apportent la gloire; pourvu que cette peste terrible tombe sous mes coups, vaincue, j'accepte de rentrer sans gloire dans la ville de mes pères". Phébus l'entendit, et décida de réaliser une partie seulement de son voeu, 11, 795 l'autre partie, il la dispersa au gré des brises légères : que Camille soit abattue, surprise par une mort soudaine, il l'accorda à sa prière, mais que sa haute patrie voie son retour, il ne l'accorda pas, et la tempête transforma ses paroles en souffles de vent. Or donc, dès qu'Arruns eut lancé dans les airs un javelot retentissant, 11, 800 tous les Volsques, l'âme inquiète, pensèrent à leur reine et portèrent sur elle leurs regards. Elle ne remarque rien, ni le souffle, ni le bruit de ce trait arrivant du ciel, avant qu'il n'atteigne la base de son sein nu, et ne s'y fixe profondément, buvant son sang de jeune fille. 11, 805 Ses suivantes accourent tout affairées et soutiennent leur maîtresse qui s'écroule. Terrorisé plus que tous les autres, Arruns s'enfuit, partagé entre la joie et la crainte; désormais il n'a plus confiance dans sa lance, et n'ose pas non plus affronter les traits de la vierge. Il est comme un loup, qui, sans attendre d'être poursuivi, 11, 810 va immédiatement se cacher et errer dans les hautes montagnes, après avoir tué un berger ou un puissant taureau, conscient de l'audace de son acte; épouvanté, queue rentrée entre les pattes, il a gagné les forêts; ainsi Arruns, dans son trouble, se dérobe aux regards, 11, 815

et content d'avoir fui, se perd au milieu des troupes. De la main, Camille mourante veut extraire l'arme, mais la pointe de fer, s'est plantée près des côtes, entre les os, en une blessure profonde. Elle défaille, exsangue, le froid de la mort lui fige les yeux, et le teint naguère pourpre de son visage l'a abandonné. 11, 820 Alors, expirante, elle s'adresse à Acca, une de ses compagnes, qui avait tout particulièrement sa confiance et avec qui elle partageait ses soucis. Elle lui parle ainsi : "Jusqu'ici, Acca, ma soeur, j'ai pu me battre : une blessure cruelle maintenant m'achève; autour de moi tout devient noir, se couvre de ténèbres. 11, 825 Sauve-toi et va porter à Turnus cet ultime message : qu'il prenne ma place dans le combat et écarte les Troyens de la ville. Et maintenant, adieu." Tout en parlant, elle abandonnait les rênes, et, malgré ses efforts, glissait par terre. Alors, elle devient froide, et peu à peu tout son corps se délie; laissant reposer sur le sol 11, 830 sa nuque souple et sa tête gagnée par la mort, elle abandonne ses armes; puis, dans un gémissement, sa vie indignée s'enfuit chez les ombres. Alors s'élève une immense clameur, qui s'en va frapper les astres d'or : Camille abattue, le combat se fait plus sanglant; tous en même temps accourent en rangs serrés : la foule des Troyens, 11, 835 et les chefs Tyrrhéniens et les escadrons arcadiens d'Évandre.

Camille vengée (836-867)

Mais depuis un moment, installée bien haut dans la montagne, Opis, la gardienne postée par Trivia, observe impassible les combats. Dès que de loin, parmi les cris des jeunes gens excités elle eut aperçu Camille douloureusement frappée à mort, 11, 840 elle poussa un gémissement et, du fond de son coeur, dit ceci : "Hélas, ô vierge, tu as payé d'un supplice trop cruel, oui, trop cruel, le fait d'avoir voulu harceler les Troyens à la guerre ! Et d'avoir, en solitaire, honoré Diane dans les forêts, ne t'a servi à rien, pas plus que d'avoir porté comme nous le carquois à l'épaule. 11, 845 Pourtant ta reine ne t'a pas laissée sans honneur, toi qui désormais es parvenue à l'instant suprême; ta mort ne restera pas ignorée parmi les nations, et tu ne subiras pas l'affront de n'être pas vengée. Car quel que soit l'homme qui profana ton corps d'une blessure, il l'expiera par une mort méritée". 11, 850 Au pied de la haute montagne, un amas de terre couvert d'une yeuse sombre, constituait l'énorme tombeau de Dercennus, l'antique roi des Laurentes.

C'est là que la déesse toute belle, d'un vol rapide, s'arrête d'abord, guettant Arruns du haut du tertre. Dès qu'elle le vit briller sous ses armes, tout gonflé d'un vain orgueil, 11, 855 "Pourquoi t'éloignes-tu ?", dit-elle. Dirige tes pas par ici; tu vas mourir, viens ici, pour y recevoir un prix digne de Camille. Toi, tu vas même périr par le trait de Diane ?" Elle dit et, de son carquois d'or, la Thrace tira une flèche ailée; dans sa colère elle tendit son arc, si loin en arrière 11, 860 que ses extrémités recourbées se rejoignirent, et que désormais de ses deux mains, à l'horizontale, la gauche touchait la pointe du fer, et la droite, la corde contre son sein. Aussitôt Arruns perçut, dans les vibrations de l'air, le sifflement du trait en même temps que le fer se ficha dans sa chair. 11, 865 Il expire, poussant ses derniers gémissements, et ses compagnons, qui l'ont oublié, l'abandonnent dans la poussière anonyme de la plaine; Opis s'envole à tire-d'aile vers l'Olympe éthéré.

Déroute des Rutules (868-895)

Sa maîtresse perdue, l'escadron léger de Camille s'enfuit le premier; les Rutules désemparés fuient; fuit aussi le farouche Atinas; 11, 870 tant les chefs dispersés que les manipules laissés sans guide cherchent un refuge, et faisant demi-tour tendent vers les remparts. Il n'est personne qui puisse à coup de traits soutenir la pression des Troyens semeurs de mort, ni les attendre de pied ferme; sur leurs épaules épuisées, ils rapportent leurs arcs détendus, 11, 875 et les sabots de leurs chevaux au galop soulèvent la plaine poudreuse. La poussière roule, emportée jusqu'aux murailles en un noir tourbillon; des tours de guet, les mères, se frappant la poitrine, font monter jusqu'aux astres du ciel leurs cris de femmes. Ceux qui se sont engouffrés les premiers par les portes ouvertes, 11, 880 en même temps qu'une troupe d'ennemis qui les serraient, n'échappent pas à une mort douloureuse; au seuil même de leur ville, sous les remparts de leur patrie, dans le sûr refuge de leurs maisons, percés de traits, ils rendent l'âme. Certains ferment les portes, n'osant ni ouvrir à leurs alliés, ni accueillir dans les murs ceux qui les en supplient. 11, 885 Alors se produit l'abominable massacre de ceux qui, armes à la main, défendent les accès, et de ceux qui se ruent sur ces armes. Repoussés sous les yeux et à la face de leurs parents en larmes,

certains, sous la pression de la foule, roulent dans les fossés abrupts; d'autres, à bride abattue, dans une furie aveugle, se lancent, 11, 890 tels des béliers, contre les portes et leurs solides montants verrouillés. Les matrones, du haut des murs, avec une ardeur extrême, (un sincère amour de la patrie les inspire, depuis qu'elles ont vu Camille) lancent rageusement des traits de leurs mains, et, armées en guise de fer de bâtons de chêne dur et d'épieux durcis au feu, elles foncent, tête en avant, 11, 895 brûlant de mourir les premières devant les murailles.

Turnus et Énée rentrent en scène (896-915)

Pendant ce temps, Turnus, dans les bois, est averti de l'atroce nouvelle; Acca annonce au jeune homme l'immensité du désastre : les escadrons des Volsques ont été détruits, Camille est tombée, les ennemis attaquent avec hargne, et avec la faveur de Mars, 11, 900 ils ont tout envahi; désormais la crainte a gagné les murailles. Turnus, fou de colère (ainsi l'exigent les cruels arrêts de Jupiter), abandonne les collines qu'il occupait, quitte les bois sauvages. Il venait à peine de disparaître et arrivait dans la plaine, quand le vénérable Énée pénètre dans les défilés ouverts, 11, 905 escalade une crête, et quitte l'épaisse forêt. Ainsi tous deux se dirigent rapidement vers les murs, avec toute leur troupe, à peu de distance l'un de l'autre; et tandis qu'Énée de loin scrute la plaine fumante de poussière et aperçoit les colonnes des Laurentes, 11, 910 Turnus aussi reconnaît sous ses armes le farouche Énée, il entend arriver les fantassins et souffler les chevaux. Et ils engageraient la bataille sur-le-champ et s'essaieraient aux combats, si le rose Phébus ne plongeait déjà dans le gouffre de la mer d'Ibérie ses chevaux épuisés, et ne ramenait la nuit avec la chute du jour. 11, 915 Ils installent leurs camps devant la ville, et renforcent leurs défenses.

Chant 12 Dénouement Turnus voit que les Latins brisés par un combat malheureux ont perdu courage; maintenant on lui rappelle ses promesses, sur lui se portent les regards; alors, sans attendre, impossible à contenir, il s'enflamme et s'exalte. Ainsi dans les champs puniques, 12, 005 c'est seulement lorsque le coup puissant des chasseurs l'a frappé à la poitrine

que le lion blessé s'ébranle pour le combat; il se plaît à faire trembler les muscles de son cou sous leur épaisse crinière, pour briser sans peur le trait que lui a fiché le chasseur; et il rugit, la gueule sanglante. C'est bien ainsi que se développe la violence de l'ardent Turnus. 12, 010 Alors, il s'adresse au roi et, au comble de l'excitation, dit : "Turnus n'hésite pas; les lâches Énéades n'ont aucune raison de revenir sur leur parole ou de renoncer aux pactes conclus : je vais combattre. Père, apporte les objets sacrés et prépare les accords. Ou bien ma droite enverra au Tartare le Dardanien, 12, 015 ce déserteur de l'Asie (que les Latins s'installent et regardent !), et à elle seule, mon épée fera mentir le reproche qui nous est fait à tous. Ou bien il sera vainqueur, et Lavinia deviendra son épouse". Latinus, avec une calme sérénité, lui répondit : "Ô jeune homme à l'âme sublime, plus grande est l'ardeur de ton courage, 12, 020 plus il est juste que moi je montre de zèle à réfléchir et à évaluer, en les redoutant, tous les hasards possibles. Tu disposes du royaume de Daunus, ton père, et de cités nombreuses conquises par ton bras; Latinus non plus n'est pas sans or et il est généreux; au Latium et chez les Laurentes, il y a d'autres jeunes filles à marier, 12, 025 dont la naissance n'est pas sans éclat. Laisse-moi, sans aucun détour, te faire une pénible révélation, et ainsi vider mon coeur : je n'avais pas le droit d'unir ma fille à l'un de ses anciens prétendants; c'est ce que proclamaient de tous côtés les dieux et les hommes. Cédant à mon affection pour toi, cédant à nos sangs apparentés 12, 030 et aux larmes d'une épouse affligée, j'ai rompu tous les liens; j'ai arraché sa fiancée à mon gendre et, impie, j'ai pris les armes. Depuis lors, Turnus, tu vois les malheurs qui me poursuivent, et les guerres, et les lourdes épreuves que tu es le premier à endurer. Deux fois vaincus dans une grande bataille, nous défendons avec peine, en notre cité 12, 035 les espoirs italiens; les flots du Tibre sont encore chauds du sang des nôtres, et leurs ossements blanchissent l'immensité des champs. Pourquoi tant d'hésitation en moi ? Quelle folie me fait changer d'avis ? Si je suis prêt à admettre les Troyens comme alliés, après la mort de Turnus, pourquoi plutôt ne pas renoncer aux combats, tant qu'il est vivant ? 12, 040 Que diront les Rutules nos frères ? Que dira le reste de l'Italie, si (puisse le sort me contredire !) je te livre à la mort, toi qui réclames notre fille et une alliance avec nous ? Considère les aléas de la guerre; aie pitié de ton vieux père, qui, en ce moment, est bien triste, loin de toi, dans sa patrie d'Ardée." 12, 045

À ces paroles la violence de Turnus ne s'infléchit nullement, et cette intervention ne fait que l'enfler et l'envenimer. Dès qu'il put parler, il répondit ainsi : "ô excellent roi, je t'en prie, cesse de t'inquiéter pour moi, et accepte que sur ma vie j'engage mon honneur. 12, 050 Nous aussi, père, nous semons des traits, et il n'est pas sans force, le fer de notre main; le sang jaillit aussi des coups que nous portons. Et la déesse sa mère sera loin de lui, elle qui, quand il fuit, le couvre d'un nuage en forme de femme, et se cache dans des ombres vaines." Mais la reine, qu'épouvantait le tour nouveau du combat, pleurait, 12, 055 et, disposée à mourir, tentait de contenir la fougue de son gendre : "Turnus, par ces larmes que je verse, par l'honneur d'Amata, pour peu qu'il te touche, tu es désormais notre seul espoir, tu es le repos de notre misérable vieillesse; l'honneur, le pouvoir de Latinus sont entre tes mains; sur toi repose toute notre maison chancelante. 12, 060 Je te demande une seule chose : cesse de te battre contre les Teucères. Quel que soit le sort qui t'attend à l'issue de ton combat, il sera aussi le mien, Turnus. Au même instant, cette vie odieuse je la quitterai, et ne verrai pas, captive, Énée devenir mon gendre." Lavinia entendant les paroles de sa mère, versait des larmes 12, 065 qui inondaient ses joues brûlantes; une vive rougeur embrasa son visage et parcourut ses traits en feu. De même que l'on teinte de pourpre sanguine un ivoire indien, ou que rougissent des lys blancs mêlés à une profusion de roses, ainsi colorés se présentaient les traits de la jeune fille. 12, 070 Lui, troublé par la passion, tient ses regards fixés sur la jeune fille; son ardeur guerrière grandit, et il répond brièvement à Amata : "Non, je t'en prie, ne m'accable pas de tes larmes, ni d'un si lourd présage, quand je m'en vais vers les durs combats de Mars, ô mère; et d'ailleurs, il n'appartient pas à Turnus de retarder la mort. 12, 075 Idmon, sois mon messager; va porter au tyran phrygien ces paroles, qui ne lui seront pas agréables : demain, dès que rougira dans le ciel l'Aurore emportée sur son char de pourpre, que l'on ne mène pas les Troyens contre les Rutules; que les Rutules aussi laissent en repos les armes des Troyens; nous achèverons la guerre dans notre propre sang; 12, 080 c'est sur ce champ de bataille que doit se conquérir la main de Lavinia." 12, 081 Sur ces paroles, il se retire en hâte en sa demeure, réclame ses chevaux, qu'il aime à voir frémissants sous ses yeux; Orithye en personne les avait offerts en hommage à Pilumnus,

ces chevaux surpassant neige en blancheur, et vents à la course. 12, 085 Les cochers empressés les entourent; du creux de la main, ils tapent et frappent leurs poitrails, peignent leurs crinières. Lui alors place autour de ses épaules une cuirasse ornée d'or et d'orichalque blanc, en même temps qu'il assure son épée, son bouclier et les cornes de son casque au rouge panache; 12, 090 le divin maître du feu lui-même avait forgé cette épée pour Daunus, son père, et l'avait plongée toute brûlante dans l'onde du Styx. Puis, comme se dressait une puissante pique, appuyée à une immense colonne au centre du palais, il saisit avec colère cette dépouille d'Actor l'Auronce; il la brandit et l'agite, tout en criant : 12, 95 "Maintenant, ô lance qui jamais ne déçus mes appels, maintenant, le moment est venu : jadis aux mains du puissant Actor, tu es maintenant dans la droite de Turnus; accorde-lui de terrasser le corps de cet eunuque de Phrygien, d'arracher d'une main ferme et de déchirer sa cuirasse, de souiller dans la poussière 12, 100 ses cheveux ondulés au fer et imprégnés de myrrhe". Ainsi les furies l'agitent; toute sa face brûlante lance des étincelles; le feu brille dans ses yeux féroces; il est comme un taureau qui, avant le combat, pousse des mugissements terrifiants ou éprouve sa colère 12, 105 en pressant ses cornes contre un tronc d'arbre, qui frappe les airs à coups de pattes ou prélude au combat en dispersant le sable de l'arène. Et pendant ce temps, muni des armes de sa mère, Énée n'est pas moins redoutable; il aiguise Mars en lui, fait monter sa colère, tout heureux de l'accord proposé pour mettre fin à la guerre. 12, 110 Puis il rassure ses compagnons, console Iule triste et effrayé, renseigne sur les destins, et envoie au roi Latinus des hommes porter des réponses fermes et énoncer les conditions de la paix. Le lendemain, le jour naissant répandait à peine sa lumière sur les cimes des montagnes, lorsque surgissent du gouffre profond 12, 115 les chevaux du Soleil, soufflant la lumière de leurs naseaux dilatés : au pied des remparts de la vaste cité, des guerriers Rutules et Troyens prenaient des mesures, préparaient le terrain pour le combat, et dressaient au centre, en l'honneur des dieux communs, foyers et autels de gazon. D'autres, sous un voile de lin, 12, 120 le front ceint de rameaux, apportaient l'eau et le feu. La légion des Ausoniens s'avance, et des troupes armées de javelots s'écoulent à pleines portes; voici que se rue toute l'armée

des Troyens et des Étrusques, avec leurs armes diverses, bardés de fer comme si Mars les appelait à d'âpres combats. 12, 125 Et, parmi ces milliers d'hommes, les chefs en personne courent partout, superbes sous l'or et la pourpre, Mnesthée, de la race d'Assaracus, et le vaillant Asilas, et le dompteur de chevaux, Messapus, rejeton de Neptune. Et, dès que, au signal donné, chacun a gagné sa place, 12, 130 on fiche les piques dans le sol, on y appuie les boucliers. Alors affluent des mères curieuses, une foule sans armes, des vieillards invalides, occupant les tours et les toits des maisons, d'autres se tiennent debout en haut des portes. 12, 134 Mais Junon, du sommet du mont qui à présent est appelé Albain (en ce temps-là, la colline ne possédait ni nom, ni honneur, ni gloire), observant la plaine, voyait les deux armées des Laurentes et des Troyens, et la ville de Latinus. Aussitôt, elle s'adressa à la soeur de Turnus. En déesse, elle parlait à la déesse protectrice des étangs 12, 140 et des fleuves sonores (Jupiter, le puissant roi de l'éther, l'avait ainsi honorée, pour lui avoir ravi sa virginité) : "Nymphe, honneur des fleuves, très chère à mon coeur, tu sais comment, parmi toutes les femmes du Latium qui montèrent dans le lit ingrat du magnanime Jupiter, 12, 145 c'est toi seule que j'ai choisie et ai voulu installer en un point du ciel : apprends le malheur qui te frappe, Juturne, et ne m'en accuse pas. Tant que la Fortune sembla le permettre, tant que les Parques consentirent à la prospérité du Latium, j'ai protégé Turnus et tes murailles; maintenant je vois le jeune homme confronté à des destins inégaux : 12, 150 il est proche, le jour des Parques et d'une puissance hostile. Mes yeux ne peuvent supporter de voir ce combat, ni ces accords. Si toi, tu as l'audace de tenter pour ton frère une action plus directe, vas-y; c'est bien. Peut-être un sort meilleur compensera-t-il nos malheurs". À peine avait-elle fini de parler, que Juturne fondit en larmes; 12, 155 12, 160 trois fois, quatre fois, de la main elle frappa sa noble poitrine. "Ce n'est pas le moment de pleurer", dit Junon la Saturnienne : "hâte-toi et, si c'est possible, arrache ton frère à la mort;

ou provoque toi-même la guerre et réduis à néant l'accord envisagé. Moi, je me porte garant de ton audace". Sur ces exhortations, elle la laissa indécise, l'esprit bouleversé par cette blessure douloureuse. 12, 161 Pendant ce temps, voici les rois. Latinus, à la stature imposante, arrive sur un quadrige (ses tempes sont resplendissantes, ceintes de douze rayons d'or, emblème du Soleil, son aïeul); Turnus s'avance sur un char tiré par deux chevaux blancs, 12, 165 serrant dans sa main deux javelots à large lame. Voici le vénérable Énée, souche de la race romaine, avec son bouclier étincelant comme un astre et ses armes célestes, et, près de lui, Ascagne, le second espoir d'une grande Rome; ils viennent du camp. Dans son vêtement immaculé, un prêtre 12, 170 a amené un porcelet au dos soyeux et une jeune brebis à la toison intacte; il les a poussés vers les autels brûlants. Les rois, les regards tournés vers le Soleil levant, répandent de leurs mains la farine salée, marquent au fer le front des victimes et leurs patères versent des libations sur les autels. 12, 175 Alors, le pieux Énée, épée dégainée, fait cette prière : "Maintenant, ô Soleil, moi qui t'implore, je te prends à témoin, et toi aussi, Terre que voici, pour qui j'ai pu endurer tant d'épreuves, et toi Père tout-puissant, et ton épouse, la Saturnienne (désormais plus bienveillante, je te prie, déesse), et toi, illustre Mars, 12, 180 père, qui par ta volonté divine régentes toutes les guerres. J'invoque aussi les fontaines et les rivières, et toutes les puissances religieuses honorées dans le haut éther et sur la mer azurée. Si le hasard veut que la victoire revienne à l'Ausonien Turnus, les vaincus s'en iront, c'est convenu, vers la ville d'Évandre; 12, 185 Iule se retirera du territoire, et jamais plus les Énéades, rebelles, ne prendront les armes, ni ne harcèleront ce royaume par le fer. Si au contraire la Victoire se montre favorable à notre combat (comme je le pense certes, mais puissent la volonté des dieux le confirmer !), non, je n'ordonnerai pas aux Italiens d'obéir aux Teucères, 12, 190 et, pour moi, je ne revendiquerai point le trône : que sous des lois égales, les deux nations invaincues s'unissent dans une alliance éternelle. Je leur donnerai leurs rites et leurs dieux; que mon beau-père Latinus détienne le pouvoir des armes; que mon beau-père ait l'autorité sacrée. Les Troyens construiront des murs, et Lavinia donnera son nom à la ville." 12, 195 Ainsi Énée intervient le premier; puis vient le tour de Latinus. Regardant le ciel, il tend la main vers les astres :

"Je prends les mêmes engagements, Énée, j'en atteste la terre, la mer et les astres, ainsi que la double progéniture de Latone, et Janus aux deux visages, et la puissance infernale des dieux, et les sanctuaires de Dis le cruel; 12, 200 que Jupiter qui par sa foudre sanctionne les traités entende ma prière. Je touche les autels, j'en atteste les feux et les dieux présents parmi nous : aucun jour jamais, quoi qu'il advienne, ne rompra du côté italien cette paix et les traités; aucune puissance ne fera fléchir ma volonté, aucune, même si, les mêlant dans un cataclysme, 12, 205 elle diluait la terre dans les flots, et le ciel dans le Tartare. "Ainsi ce sceptre" (il tenait justement son sceptre à la main) "plus jamais ne produira ni verdures ni ombrage, depuis le jour où, coupé de sa racine dans la forêt, privé de sa mère, il perdit sous la serpe feuilles et branches; 12, 210 12, 215 arbre autrefois, maintenant enfermé par la main d'un artisan dans du bronze ciselé, il est dans les mains des pères du Latium." Par ces paroles, ils scellaient entre eux les traités, sous les yeux des notables qui les entouraient. Alors, respectant les rites, ils égorgent sur la flamme les victimes sacrées; ils arrachent leurs entrailles encore palpitantes, dont ils emplissent des bassins entassés sur les autels 12, 216 Mais depuis longtemps déjà les Rutules trouvaient ce combat déséquilibré, et leurs coeurs s'agitaient de sentiments divers, surtout lorsqu'ils virent de plus près combien les forces étaient inégales. Turnus les conforte dans cet état d'esprit; il s'avance d'un pas silencieux 12, 220 pour vénérer l'autel, les yeux baissés comme un suppliant, la pâleur répandue sur ses joues et son corps de jeune homme. Dès que sa soeur Juturne vit ces rumeurs s'intensifier, et les coeurs de la foule instable se mettre à chanceler, elle se mêla aux rangs de l'armée, sous les traits de Camers, 12, 225 guerrier aux ancêtres prestigieux, jouissant d'un nom illustre grâce à la vaillance de son père, et lui-même très rude combattant; elle se lance donc au milieu des rangs et, très habilement, fait courir divers bruits en disant notamment ceci : "N'est-ce pas une honte, Rutules, d'exposer la vie d'un seul 12, 230 pour sauver celle de tous ? Par le nombre et par les forces, ne les valons-nous pas ? Ils sont tous là, les Troyens et les Arcadiens,

et l'Étrurie, armée fatale, hostile à Turnus : si nous ne combattions que un sur deux, chacun de nous aurait à peine un adversaire. Lui, en vérité, couvert de gloire, il s'approchera des dieux 12, 235 en se dévouant sur leurs autels, et il vivra sur toutes les lèvres; mais nous, privés de notre patrie, nous serons contraints d'obéir à des maîtres orgueilleux, et de rester passifs dans nos champs." De telles paroles enflamment progressivement l'opinion de l'armée, et de plus en plus, un murmure glisse à travers les rangs; 12, 240 les esprits des Laurentes sont retournés, retournés aussi ceux des Latins. Ceux qui déjà espéraient pour eux le repos loin du combat, et pour leurs biens le salut, veulent maintenant des armes, maudissent ce traité impossible, et déplorent le sort injuste fait à Turnus. À cela Juturne ajoute une chose plus impressionnante; 12, 245 du haut du ciel elle envoie un signe, et jamais n'advint prodige plus propre à perturber et à abuser les esprits des Italiens. En effet, l'oiseau fauve de Jupiter, volant dans la lumière rouge du ciel, pourchassait une troupe bruyante, masse ailée d'oiseaux du rivage, lorsque, soudain, s'abattant sur les ondes, le rapace cruel 12, 250 12, 255 saisit dans ses serres crochues un cygne magnifique. Les Italiens sentent leurs coeurs se soulever; spectacle étonnant, tous les oiseaux, à grands cris, arrêtent de fuir; obscurcissant le ciel de leurs ailes, ils pressent leur ennemi en formant une nuée dans les airs, jusqu'à ce que l'oiseau défaille, vaincu par leur force et sa propre charge, et laisse tomber dans le fleuve la proie qu'il serre dans ses griffes, pour fuir et s'enfoncer dans les nuages. 12, 257 Alors les Rutules saluent cet augure par un cri, et se préparent;Tolumnius l'augure le premier s'écrie : "C'était cela, oui cela, que souvent j'ai appelé de mes voeux. 12, 260 J'accepte l'augure et reconnais nos dieux; sous ma conduite, prenez les armes, ô malheureux, qu'un audacieux étranger combat et terrifie comme de faibles volatiles, dévastant sauvagement vos rivages. Il cherchera à fuir, et mettra les voiles, s'enfonçant vers le large; vous, d'un seul coeur, resserrez vos rangs, 12, 265 et en combattant défendez le roi qui vous fut ravi". Il parla et, s'avançant en courant, décocha un trait sur les ennemis

qui lui faisaient face; le trait en bois de cornouiller émet un son strident et, sûr de sa route, fend les airs. Aussitôt un grand cri s'élève; en même temps, toutes les formations s'agitent et dans le tumulte les coeurs s'échauffent. 12, 270 La pique s'envole. En face se trouvait un groupe de jeunes gens, neuf frères de belle allure, tous fils d'une seule femme, une Tyrrhénienne, qui, épouse fidèle, les avait donnés à l'arcadien Gylippe; la pique en atteint un au milieu du corps, là où la couture du baudrier frotte sur le ventre et où une fibule maintient les bords des côtés; 12, 275 elle traverse les côtes du jeune homme, si beau avec ses armes rutilantes, et elle l'abat sur le sable fauve. Mais voici ses frères, phalange courageuse et brûlante de douleur; certains brandissent leurs glaives, les autres saisissent un trait et se précipitent en aveugles. En face, des troupes de Laurentes 12, 280 accourent vers eux; mais voilà que, reformés en rangs serrés, déferlent Troyens et Agylliens et Arcadiens avec leurs armes peintes : une même passion les possède tous, celle d'en finir par le fer. Ils ont saccagé les autels; une tempête de traits traverse le ciel comme un tourbillon, tandis que s'abat une pluie de fer; 12, 285 on emporte cratères et foyers sacrés. Latinus même s'enfuit, en rappelant que le non-respect du traité a outragé les dieux. Certains attellent les chars ou d'un bond montent sur leurs chevaux, et se présentent en brandissant leurs épées. Messapus avise un roi, revêtu de ses insignes royaux, 12, 290 le tyrrhénien Aulestès ; avide de confondre les accords, il l'effraie en poussant son cheval vers lui; celui-ci recule et s'écroule, et le malheureux roule sur les autels dressés derrière lui, les heurtant de la tête et des épaules. Alors arrive, armé d'une pique, le bouillant Messapus. Du haut de son cheval, il lui assène lourdement 12, 295 malgré ses vives supplications, un trait épais comme une poutre, en disant : "Voilà pour lui; c'est la meilleure victime offerte aux grands dieux." Les Italiens accourent, le dépouillent; ses membres sont encore chauds. Corynée survient, arrache à l'autel un tison ardent et, tandis qu'Ébysus arrive pour lui porter un coup, 12, 300 il le devance en le brûlant au visage : sa longue barbe s'embrase et dégage une odeur de brûlé; alors, Corynée le poursuit et, de la main gauche, saisit la chevelure de son ennemi éperdu; d'une pression de genou, il s'appuie sur lui et le cloue au sol; puis de son glaive rigide, il lui perce le flanc. Podalire, épée levée, 12, 305

12, 310 poursuit Alsus le berger qui se ruait en première ligne à travers les traits, et le domine de toute sa hauteur; mais Alsus, levant sa hache, d'un coup fend par le milieu le front et le menton de son adversaire, dont les armes baignent dans des flots de sang. Un lourd repos, un sommeil de fer pèsent sur les paupières du moribond, dont les regards s'enfoncent dans l'éternité de la nuit. 12, 311 De son côté le pieux Énée tendait une main désarmée, il avait la tête nue et à grands cris appelait les siens : "Où courez-vous ? Quelle est cette discorde surgie soudain ? Contenez vos colères ! Désormais un pacte est conclu, 12, 315 les règles en sont établies; à moi seul revient le droit de combattre; laissez-moi agir, et bannissez toute crainte; moi seul, j'accomplirai l'accord d'une main ferme; un engagement sacré me réserve désormais Turnus." Pendant qu'il parlait ainsi, au milieu de ce discours, voilà qu'une flèche ailée siffle et atteint le héros; 12, 320 on ne sait quelle main la lança, quel tourbillon la dirigea, quel hasard, quelle divinité offrit une telle source de fierté aux Rutules; la gloire de cet exploit insigne resta cachée, et personne ne se vanta d'avoir blessé Énée. Turnus voit Énée quitter la ligne de bataille et les chefs 12, 325 gagnés par le trouble, et un espoir soudain le brûle, l'embrase; il réclame ses chevaux et ses armes; avec superbe, il bondit sur son char, et ses mains s'emparent des rênes. Il vole, livrant au trépas une foule de vaillants héros; il fait rouler à terre nombre de guerriers à demi-morts; avec son char 12, 330 il écrase des bataillons; des piques qu'il saisit, il crible les fuyards. Ainsi Mars sanglant, lorsqu'il s'ébranle près du cours de l'Hèbre glacé, fait retentir son bouclier et tout en déclenchant les guerres lance en avant ses chevaux furieux, qui dans la plaine ouverte, volent plus vite que les Notus et Zéphyr; ils font gémir sous leurs pas 12, 335 les confins de la Thrace, entraînant dans leur sillage le visage de la noire Épouvante, les Colères et les Embûches, cortège du dieu; tel l'ardent Turnus, qui pousse au milieu des combats ses chevaux fumants de sueur, et bondit sans pitié par-dessus les ennemis abattus; des flots sanglants se répandent 12, 340 sous les sabots agiles qui foulent le sable mêlé de sang.

Et déjà, il a livré à la mort Sthénélus, Thamyrus et Pholus, le premier et le second, en un combat rapproché; le troisième, de loin; de loin aussi, Glaucus et Ladès, les deux fils qu'Imbrasus leur père avait lui-même élevés en Lycie, et avait équipés d'armes identiques, 12, 345 pour les corps à corps ou pour devancer les vents sur leur monture. D'un autre côté, voici Eumède qui entre en plein dans la mêlée; illustre à la guerre, il descend du vieux Dolon; par son nom, il rappelle son aïeul; par son courage et son bras, c'est son père, qui, jadis, pour s'approcher en éclaireur du camp des Danaens, 12, 350 osa réclamer comme récompense le char du Péléide; le fils de Tydée, pour prix d'une telle audace, le récompensa autrement et il ne convoita plus les chevaux d'Achille. Dès que Turnus l'aperçoit au loin dans la plaine dégagée, il l'atteint d'abord d'un javelot léger, lancé à bonne distance; 12, 355 puis il arrête ses deux chevaux, saute de son char, et tombe sur le corps de son adversaire, affalé, à demi-mort; du pied, il lui presse le cou, arrache le poignard de sa main droite, lui plonge une lame brillante au fond de la gorge, et ajoute : "Voilà, Troyen, les champs d'Hespérie que tu as voulu conquérir, 12, 360 mesure-les, de tout ton long : telle est la récompense des audacieux qui m'ont provoqué par le fer; ils fondent ainsi leurs remparts." Lançant un trait, il envoie Asbytès le rejoindre, puis Chlorée, et Sybaris, et Darès, et Thersiloque, et enfin Thymétès, qui tombe, lâchant l'encolure de son cheval cabré. 12, 365 Ainsi quand du pays des Édoniens le souffle de Borée résonne au large de l'Égée et pourchasse les flots vers les côtes, partout où les vents ont pesé, les nuages fuient dans le ciel : ainsi les rangs cèdent devant Turnus; où qu'il se fraie un passage, les armées font volte-face et fuient; il est emporté par son propre élan 12, 370 et, sur son char roulant face au vent, son panache vole et s'agite. Phégée ne supporta pas de le voir menaçant et frémissant de colère; il se jeta devant le char et, de la main droite, détourna l'élan des chevaux aux bouches écumantes sous leurs mors. Pendant qu'il est emporté, suspendu aux harnais, sans protection, 12, 375 une lance à large lame l'atteint, se fiche dans la cotte à double mailles, et la brise, touchant le corps d'une blessure superficielle. Phégée cependant, interposant son bouclier, s'était retourné vers son adversaire et cherchait à s'aider de sa pique levée, quand une roue à l'essieu lancé par la course le précipita 12, 380

tête en avant et l'étendit sur le sol;Turnus, le poursuivant, lui trancha la tête d'un coup d'épée, entre la base du casque et le haut de la cuirasse, et laissa son cadavre sur le sable. 12, 383 Et tandis que dans la plaine Turnus l'emporte et répand la mort, Mnesthée et le fidèle Achate, accompagnés d'Ascagne, entre-temps 12, 385 ont installé dans le camp le corps ensanglanté d'Énée, qui marche à cloche-pied, en s'appuyant sur sa longue lance. Il est furieux et tente à toute force d'arracher la flèche, à la tige brisée; il demande de l'aide, par le moyen le plus rapide possible : qu'avec une large lame, on tranche dans le vif, qu'on ouvre 12, 390 en profondeur là où se loge le dard, et qu'on le renvoie au combat. Et aussitôt se présenta Iapyx, le Iaside, cher entre tous à Phébus : Apollon qui jadis avait éprouvé pour lui un amour violent, voulait dans sa joie lui offrir ses arts, ses pouvoirs, don de prophétie, art de la cithare et des flèches rapides. 12, 395 Mais Iapyx, pour prolonger la vie de son père mourant, avait préféré connaître les vertus des herbes et leur usage médical; il s'était mis à pratiquer, dans l'ombre, d'obscurs talents. Énée debout, appuyé sur sa longue pique, amèrement se rongeait, entouré d'une foule de guerriers, en présence de Iule en pleurs, 12, 400 mais les larmes le laissaient impassible. Iapyx, vieillard déjà, revêtu d'un manteau rejeté en arrière, à la manière de Péon, avec ses gestes de médecin et les herbes puissantes de Phébus, s'affaire beaucoup, mais en vain; en vain de la main droite, il secoue la pointe du fer et cherche à le saisir avec une forte pince. 12, 405 La Fortune ne l'aide en rien; nul secours ne lui vient de son protecteur Apollon, et dans la plaine l'horreur sauvage se propage de plus en plus; le malheur se rapproche. Déjà on voit se dresser un nuage de poussière; les cavaliers surgissent et les traits tombent serrés au milieu du camp. Vers le ciel s'élève 12, 410 le cri douloureux des jeunes gens, tombant sous les coups de Mars le cruel. Alors Vénus, émue par la souffrance imméritée de son fils, en bonne mère, va cueillir sur l'Ida de Crète une tige de dictame, garnie de ses jeunes feuilles et de sa chevelure de fleurs de pourpre; (les chèvres sauvages connaissent bien cette plante, 12, 415 lorsque les flèches rapides se sont plantées dans leur échine) : Vénus, entourée d'un nuage qui dissimulait sa présence, apporta cette herbe et, oeuvrant secrètement en médecin, elle la fit infuser dans l'eau d'un splendide bassin, y répandant

les sucs bénéfiques de l'ambroisie et l'odorante panacée. 12, 420 Le vieux Iapyx, sans rien savoir, soigna la blessure avec cette eau, et soudain, en effet, la douleur s'éloigna du corps d'Énée; tout le sang au fond de la blessure cessa de couler. Bientôt, la flèche obéit à la main de Iapyx et tomba d'elle-même; les forces premières d'Énée revinrent, toutes nouvelles. 12, 425 "Vite, préparez les armes du héros ! Pourquoi restez-vous plantés là ?" crie Iapyx, le premier à enflammer les esprits contre l'ennemi. "Cette guérison n'est pas le fait de pouvoirs humains, ni de l'art d'un maître; ô Énée, ce n'est pas ma main qui te sauve : c'est un grand dieu, qui te destine à de plus grandes oeuvres." 12, 430 Énée, avide de combattre, avait enfermé ses deux jambes dans leurs gaines d'or; maudissant tout retard, il brandit son épée; il adapte habilement le bouclier à son flanc et la cuirasse à son dos, puis, bardé de toutes ses armes, il étreint Ascagne, que, gêné par son casque, il effleure d'un baiser, en disant : 12, 435 Mon fils, apprends de moi ce que sont le courage et l'effort véritable, des autres, ce qu'est la chance. Maintenant, mon bras va te défendre en faisant la guerre, et il te conduira vers de grandes récompenses. Et toi, lorsque bientôt tu atteindras la maturité, veille à t'en souvenir, et quand tu repasseras en esprit les exemples des tiens, 12, 440 que ton père Énée et ton oncle Hector animent ton courage." Sur ces paroles, il s'avance, s'éloignant des portes, immense, et agitant de la main une énorme pique; en même temps, en rangs serrés, Anthée et Mnesthée se précipitent, et toute une foule afflue, délaissant le camp. Alors la plaine se perd dans une sombre poussière 12, 445 et la terre tremble, ébranlée par le martèlement des pas. Turnus les vit arriver du retranchement opposé, les Ausoniens les virent, et un frisson glacé les parcourut jusqu'à la moelle. Avant tous les Latins, Juturne fut la première à entendre et à reconnaître ce bruit; elle s'enfuit toute tremblante. 12, 450 Énée, lui, vole et entraîne son sombre bataillon à travers la plaine dégagée. Ainsi, lorsqu'un nuage de pluie, voilant le soleil, gagne les terres, en traversant la mer (les malheureux laboureurs, hélas, de loin l'ont pressenti, et leurs coeurs frémissent d'horreur : l'ouragan va déraciner les arbres, ruiner les moissons, dévaster tout sur un large espace), les vents le précèdent et se font entendre près du rivage; ainsi le chef rhétéen dirige son armée contre les ennemis en face, les triangles se forment, et tous s'assemblent en rangs serrés.

Thymbrée, d'un coup d'épée, frappe le pesant Osiris, et Mnesthée Arcétius, Achate égorge Épulon, 12, 460 et Gyas Ufens; Tolumnius l'augure tombe aussi, lui qui avait été le premier à lancer un trait contre les ennemis. Un cri monte vers le ciel, et les Rutules chassés à leur tour, tournent le dos; couverts de poussière, ils fuient à travers champs. Énée ne juge pas digne d'envoyer à la mort des fuyards : 12, 465 il ne poursuit ni ceux qui ont combattu sur un pied égal, ni ceux qui lancent des traits; c'est le seul Turnus que partout il cherche dans l'obscure mêlée, lui seul qu'il appelle au combat. 12, 468 Cette menace effrayante agite l'esprit de la guerrière Juturne, qui renverse Métiscus, l'aurige de Turnus, empêtré 12, 470 dans ses rênes; elle le laisse par terre, loin du timon, prend sa place et de ses mains agite les brides souples, empruntant tout, la voix, le corps et les armes de Métiscus. Comme la noire hirondelle survole la vaste demeure d'un riche propriétaire, observant dans son vol le haut des salles, 12, 475 recueillant de petites proies pour nourrir sa bavarde nichée, faisant entendre ses gazouillis tantôt près des portiques déserts, tantôt près des frais étangs : parmi ses ennemis, telle est Juturne, emportée par ses chevaux, volant partout sur son char rapide; tantôt ici, tantôt là, elle veut montrer que son frère triomphe, 12, 480 et, sans laisser s'engager le combat, elle vole au loin, inaccessible. Énée pourtant choisit de suivre ces détours tortueux, pour le rencontrer; il le cherche et l'appelle à haute voix parmi les troupes en débandade. Chaque fois qu'il aperçoit son ennemi, et tente de rejoindre à la course ses chevaux ailés qui fuient, 12, 485 chaque fois Juturne change la direction du char et fait volte-face. Hélas ! Que faire ? Énée hésite, ballotté en vain par ce flux indécis; des pensées opposées le poussent en sens divers. Rapide à la course, Messapus, qui de la main gauche tenait deux souples javelots munis d'une pointe de fer, 12, 490 en fit tournoyer un et d'un geste sûr le dirigea contre Énée. Celui-ci s'arrêta et se replia derrière ses armes, genoux ployés; cependant le trait au vol rapide emporta la pointe de son casque et fit tomber de sa tête son haut panache. 12, 494 Mais alors la colère d'Énée éclata, et cette traîtrise l'exaspéra dès qu'il vit chevaux et char se dérober; longuement,

il prit à témoin de la violation du traité Jupiter et les autels, puis finalement rejoignit la mêlée, où, grâce à l'appui de Mars, il se livra, terrifiant, à un massacre sauvage, aveugle, lâchant complètement les brides de ses fureurs. 12, 500 Quel dieu pourrait m'expliquer maintenant tant d'atrocités, m'aider à chanter les massacres respectifs et la mort des chefs que tantôt Turnus, tantôt le héros troyen menèrent à travers la plaine ? As-tu donc décidé, Jupiter, de faire se battre avec une telle fureur des peuples destinés à vivre dans une paix éternelle ? 12, 505 Énée surprend Sucron le Rutule (ce premier combat figea sur place les Teucères qui se ruaient à l'assaut), Sucron qui ne le retient pas longtemps : il l'atteint au flanc, et à l'endroit où la mort est le plus rapide, à travers les côtes et la cage thoracique, il enfonce son épée sanglante. Turnus à pied s'avance vers Amycus, tombé de son cheval, et vers son frère Diorès; de sa longue pique il en frappe un qui s'approche, puis frappe l'autre, de son épée tranchante; il suspend à son char leurs deux têtes tranchées, qu'il emporte toutes dégoulinantes de sang. Il envoie ensuite à la mort Talon et Tanaïs, et le vaillant Céthégus, tous les trois dans une même attaque, et aussi le triste Onitès, 12, 515 qui avait pour père Échion et pour mère Péridia. Turnus abat les frères envoyés de Lycie et des champs d'Apollon, et Ménétès qui en vain avait détesté les guerres. Cet Arcadien avait exercé son métier près de Lerne la poissonneuse, occupé une pauvre maison, et ignorait les charges des puissants, 12, 520 tandis que son père cultivait une terre de louage. Et tels des feux boutés en divers endroits qui gagnent la forêt desséchée et les buissons de laurier crépitants, ou tels les fleuves écumants qui dévalent à toute allure du sommet des monts et courent à grand bruit vers la plaine, 12, 525 dévastant tout sur leur passage : les deux héros, Énée et Turnus, ne se ruent pas à la bataille avec moins de violence; maintenant, la colère bouillonne en eux, leurs coeurs indomptables se brisent; maintenant ils s'avancent pour porter des coups de toutes leurs forces. Voici Murranus, qui fait retentir ses ancêtres, les noms antiques 12, 530 de ses aïeux et toute sa lignée, qui traverse celle des rois latins; Énée le fait tomber, tête en avant, à l'aide d'un rocher, énorme bloc qu'il fait tournoyer; il l'écrase au sol; il est empêtré dans les rênes et sous le joug, et les roues de son char l'entraînent, et les sabots des chevaux oublieux de leur maître le piétinent à coups redoublés. 12, 535

Turnus rencontre Hyllus, qui se rue tout bouillant de rage; il brandit un trait qu'il lance vers ses tempes parées d'or : la pointe traverse son casque et va se ficher dans sa cervelle. Et toi Créthée, le plus vaillant des Grecs, ta main ne t'a pas soustrait à Turnus, non plus que les dieux ne protégèrent leur dévot Cupencus 12, 540 lorsqu'arriva Énée : le malheureux offrit sa poitrine au fer, et son bouclier de bronze ne lui valut guère de répit. Toi aussi, Éolus, les plaines laurentes te virent affronter la mort et couvrir la terre de ta vaste échine. Tu tombes, toi que ne purent abattre ni les phalanges argiennes, 12, 545 ni Achille, le destructeur des royaumes de Priam; pour toi, les bornes de la mort étaient ici, et sous l'Ida une haute demeure : ta haute demeure à Lyrnesse, ton tombeau sur le sol laurente. Les armées sont tout entières engagées, tous les Latins, tous les Dardaniens, Mnesthée et le dur Séreste, 12, 550 et Messapus le dompteur de chevaux, et le vaillant Asilas, et la phalange des Étrusques, et les troupes arcadiennes d'Évandre; chaque guerrier pour sa part puise en ses ressources, avec une suprême énergie; sans délai ni relâche, tous rivalisent en un vaste combat. Alors la mère d'Énée, la toute belle, lui inspira l'idée de s'approcher des murs, de tourner au plus tôt ses troupes vers la ville, pour troubler les Latins par une attaque soudaine. Lui, cherchant Turnus à travers les divers bataillons, faisait porter partout ses regards; il aperçut la ville, à l'abri de la terrible guerre et impunément tranquille. 12, 560 Aussitôt l'idée d'un combat plus important lui brûle l'esprit : il convoque les chefs, Mnesthée et Sergeste et le vaillant Séreste, et occupe une hauteur, où accourt le reste de la légion troyenne; tous, sans déposer ni boucliers ni javelots, se pressent en rangs serrés. Debout en haut du talus au milieu de ses hommes, Énée dit : 12, 565 "Mes ordres ne souffriront aucun retard, Jupiter est avec nous; que personne, malgré ma décision soudaine, n'hésite à me suivre. Aujourd'hui, cette ville, cause de la guerre, et le royaume même de Latinus, s'ils ne consentent pas à accepter notre joug et à nous obéir en vaincus, je les détruirai et en raserai complètement les édifices fumants. 12, 570 Vais-je donc attendre qu'il plaise à Turnus de se battre avec moi et de reprendre à nouveau les armes, lui qui est déjà vaincu ? C'est ici le début, citoyens, c'est ici le noeud de cette abominable guerre. En hâte, apportez des flambeaux et, flamme au poing, exigez le respect du traité". Il avait parlé, et tous, avec la même ardeur au coeur, 12, 575

se forment en triangle, et se portent en masse compacte vers les murs; Des échelles apparaissent à l'improviste, puis un feu soudain. Certains courent vers les portes et tuent les premiers qu'ils rencontrent, d'autres brandissent leur arme, l'éther s'assombrit sous les traits. Énée en personne, au premier rang, au pied des remparts, 12, 580 tend la main droite et, d'une voix forte, interpelle Latinus, prétend devant les dieux qu'il est à nouveau contraint à la guerre, que pour la seconde fois les Italiens lui sont hostiles et un traité est rompu. La discorde s'élève parmi les citoyens épouvantés : les uns veulent laisser aux Dardanides l'accès à la ville 12, 585 et ouvrir les portes, entraînant même le roi sur les remparts; d'autres apportent des armes et persistent à défendre les murs. C'est comme lorsqu'un berger a découvert un essaim d'abeilles dans les creux d'un rocher qu'il emplit d'une fumée piquante; à l'intérieur, les abeilles effrayées volent en tous sens dans leur camp de cire, 12, 590 et d'incessants bourdonnements aigus attisent leurs colères; une odeur sombre roule dans leurs demeures, puis, à l'intérieur, les pierres craquent sourdement, et la fumée s'échappe à l'air libre. 12, 593 Les Latins, épuisés déjà, connurent un nouveau coup du destin, qui secoua la ville de fond en comble, la plongeant dans le deuil. 12, 595 Dès que la reine du haut de sa demeure vit l'ennemi s'approcher, les murs assaillis, les incendies s'élever jusqu'aux toits, sans résistance nulle part des Rutules, sans nulle troupe de Turnus, elle crut, la malheureuse, que le jeune homme était mort au combat, et, soudain, l'esprit bouleversé par cette douleur, elle se mit à crier, 12, 600 se disant la cause et la responsable et la source de leurs malheurs; elle parla longuement, l'esprit égaré, en proie à une tristesse délirante; décidée à mourir, elle déchira de ses mains son châle de pourpre, tressa et suspendit à une haute poutre le noeud d'un horrible trépas. Lorsque les femmes du Latium apprirent ce malheur, 12, 605 sa fille Lavinia fut la première à arracher ses blonds cheveux, à lacérer ses joues roses; alors un délire furieux gagne le reste des femmes massées autour d'elle, et leurs plaintes retentissent bien loin de la demeure. Dès lors, la triste nouvelle se répand dans toute la ville : les esprits se découragent; vêtements déchirés, Latinus s'en va, 12, 610 hébété par le destin de son épouse et la ruine de sa ville, couvrant et souillant ses cheveux blancs d'une poussière immonde. (Et il se reproche vivement de n'avoir pas accueilli le Dardanien Énée, et de ne l'avoir pas d'emblée traité comme son gendre).

Entre-temps, à l'extrémité de la plaine, Turnus bataille, 12, 615 poursuivant quelques combattants égarés; moins fougueux déjà, il est de moins en moins content de l'allure de ses chevaux. Le vent lui apporte cette clameur mêlée d'aveugles terreurs; et ses oreilles se dressent, frappées par le son confus et le sinistre grondement montant de la ville. 12, 620 "Malheur à moi ! Quel deuil terrible trouble nos remparts ? Quelle est cette clameur puissante qui monte de divers points de la ville ?" Ainsi parla-t-il, et, tirant sur les rênes, il s'arrêta, comme fou. Alors sa soeur qui, sous les traits du cocher Métiscus, conduisait le char et les chevaux tout en tenant les rênes, 12, 625 s'empresse de lui dire : "Par ici, Turnus, poursuivons les Troyens, sur cette voie que nos premières victoires nous ont ouverte; il y a là d'autres bras, capables de défendre les maisons. Énée s'est abattu sur les Italiens, et est mêlé aux combats. Que nos bras cruels aussi répandent la mort parmi les Troyens ! 12, 630 Et tu te retireras tout aussi grand par le nombre et la gloire des combats . " À cela Turnus répond : "Ô ma soeur, depuis un moment je t'ai reconnue, depuis que, par cet artifice, tu as jeté le trouble sur les accords et t'es engagée dans cette guerre; et maintenant en vain la déesse que tu es m'abuse. Mais qui dans l'Olympe 12, 635 a voulu t'envoyer ici-bas, pour supporter de telles épreuves ? Était-ce pour voir le cruel trépas de ton malheureux frère ? Car, que suis-je en train de faire ? De quelle Fortune désormais espérer le salut ? Sous mes propres yeux, j'ai vu, qui m'appelait à haute voix, Murranus, plus cher que nul autre à mon coeur, 12, 640 je l'ai vu mourir, si grand et victime d'une grande blessure. Ufens, le malheureux, est tombé, pour ne pas voir notre déshonneur; les Teucères se sont emparés de son cadavre et de ses armes. Supporterai-je la destruction de nos maisons (seul malheur à nous faire défaut), et mon bras ne va-t-il pas démentir les paroles de Drancès ? 12, 645 Vais-je tourner le dos, et notre sol verra-t-il Turnus en train de fuir ? Est-ce donc un si grand malheur de mourir ? Ô vous, Mânes, soyez bons pour moi, puisque les dieux du ciel se sont détournés; je descendrai chez vous, âme sainte et innocente de cette faute, sans jamais avoir été indigne de mes grands ancêtres".

12, 650 Il avait à peine dit ces paroles, que, traversant les rangs ennemis, Sacès arrive sur un cheval écumant; blessé au visage par une flèche, il se précipite, implorant Turnus et l'appelant par son nom : "Turnus, tu es notre ultime salut; aie pitié des tiens. Énée nous foudroie de ses armes; il menace d'abattre 12, 655 et de livrer à la ruine les hautes forteresses des Italiens; déjà les torches volent jusqu'aux toits. Les visages, les regards des Latins se tournent vers toi; le roi Latinus lui-même laisse entendre tout bas quels gendres il appelle, et quels accords ont ses faveurs. En outre, la reine, ton soutien le plus fidèle, de sa propre main 12, 660 s'est donné la mort, et dans l'épouvante a fui la lumière. Seuls devant les portes, Messapus et le farouche Atinas soutiennent le choc de l'ennemi. Autour d'eux, de chaque côté, des phalanges se dressent, serrées, hérissées d'épées brandies, vraie moisson de fer; et toi, sur ton char, tu tournes sans fin sur une prairie désertée." 12, 665 Confondu par le tableau détaillé de la situation, Turnus resta stupéfait, figé dans une contemplation muette; en son coeur bouillonnent à la fois une immense honte, la déraison mêlée à la douleur, son amour agité par les Furies, et la conscience de sa valeur. Aussitôt les ombres dissipées et la clarté revenue en son esprit, 12, 670 il tourna vers les remparts ses yeux enflammés d'ardeur, et, plein de trouble, du haut de son char il a regardé vers la grande cité. Or voilà qu'une colonne de flammes, tournoyant à travers les planchers, s'élevait en tourbillons vers le ciel et embrasait la tour, une tour qu'il avait faite lui-même de poutres épaisses, 12, 675 qu'il avait équipée de roues et de hautes passerelles. "Déjà, ma soeur, déjà les destins triomphent; cesse d'y faire obstacle; suivons la voie où nous appellent le dieu et l'impitoyable Fortune. C'est décidé, je me battrai contre Énée et, si cruel soit-il, je supporterai ce duel jusqu'à la mort; ma soeur, tu ne me verras pas plus longtemps sans honneur. 12, 680 Avant cela, je t'en prie, laisse-moi m'abandonner à ce furieux délire". Il dit et aussitôt de son char saute dans la plaine; au milieu des traits il se rue parmi les ennemis, abandonnant sa soeur affligée; sa course rapide fend le milieu des rangs au passage. Il est comme un roc dévalant du sommet d'une montagne, 12, 685 lorsqu'il s'écroule arraché par le vent, soit qu'une pluie d'orage l'ait emporté, ou que la vétusté, au fil des ans, l'ait peu à peu détaché; la roche est emportée dans le vide en un grand élan irrésistible, et rebondit sur le sol, entraînant avec elle arbres, animaux et humains :

ainsi Turnus traverse les bataillons disloqués et fonce 12, 690 vers les murs de la cité, où la terre est tout humide de sang répandu, et l'air empli du sifflement des traits; il fait un signe de la main, et en même temps se met à dire d'une voix forte : "Maintenant, Rutules, ménagez-vous; et vous, Latins, retenez vos traits. Quel que soit le destin, c'est mon affaire; il est plus juste que moi seul, 12, 695 en votre nom, j'acquitte le pacte et que j'en décide par le fer." Tous s'éloignèrent du centre et lui laissèrent le champ libre. 12, 697 Mais le grand Énée, lorsqu'il entend le nom de Turnus, délaisse les remparts, délaisse la haute citadelle, ne souffre aucun retard, suspend toute activité; 12, 700 exultant de joie, il fait sonner ses armes comme un tonnerre horrible, aussi grand que l'Athos, que l'Éryx, aussi grand que le vénérable Apennin, quand il propage le grondement de ses yeuses mouvantes, ou quand il dresse avec fierté ses sommets enneigés vers les nues. Et déjà les regards des Rutules, des Troyens et de tous les Italiens 12, 705 convergent aussitôt, et ceux qui occupaient le haut des remparts, comme ceux qui, à coups de bélier, frappaient la base des murailles détachent les armes de leurs épaules et les posent. Le grand Latinus même regarde avec stupeur ces géants, nés en des lieux opposés du globe, marchant l'un vers l'autre pour en découdre par le fer. 12, 710 Dès que la plaine entièrement dégagée s'ouvre à eux, tout en courant en avant, de loin ils lancent des piques et engagent le combat, tandis que résonnent les boucliers de bronze. La terre gémit; alors les coups d'épée pleuvent, redoublés; la chance et la valeur se mêlent en un tout indistinct. 12, 715 Et comme lorsque, dans l'immense Sila ou au sommet du Taburne, deux taureaux courent l'un vers l'autre pour s'affronter en un combat haineux, les maîtres, muets de crainte, se sont reculés, tout le troupeau reste dressé; les génisses se demandent tout bas qui régira le bois, quel guide mènera les troupeaux; 12, 720 les taureaux se heurtent violemment, s'infligent force blessures, et se déchirent à coups de cornes, un sang abondant inonde leurs cols et leurs épaules; tout le bois retentit de leur plainte : ainsi le Troyen Énée et le héros daunien, avec leurs boucliers, courent sus l'un à l'autre, et un fracas énorme emplit le ciel. 12, 725 Jupiter en personne soutient en parfait équilibre les deux plateaux de la balance, et y place les destins contraires des deux héros :

qui l'épreuve condamnera-t-elle, et sous le poids de qui penchera la mort ? Turnus, se pensant invulnérable, bondit, se dresse de tout son corps, brandit bien haut son épée, et frappe. 12, 730 Les Troyens et les Latins épouvantés poussent un cri, et les deux armées sont debout. Mais l'épée traîtresse se brise et abandonne en pleine action le bouillant héros, qui n'a d'autre recours que la fuite. Plus rapide que l'Eurus, il fuit dès qu'il remarque, dans sa droite désarmée, une poignée inconnue : 12, 735 on raconte que, dans sa précipitation à monter sur son char au début des combats, il n'était pas armé du glaive paternel, mais avait dans sa hâte saisi l'arme de l'aurige Métiscus. Celle-ci lui avait suffi longtemps, tant que les Troyens en fuite se présentaient de dos; mais confronté aux armes divines de Vulcain, 12, 740 12, 745 ce glaive de mortel, fragile comme la glace, se brisa sous le choc et ses morceaux éclatés brillent dans le sable jaune. Dès lors Turnus, égaré, cherche à fuir de divers côtés, dessinant, tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre, des cercles confus; partout les Teucères le tiennent enfermé dans leur cercle compact; d'un côté, un vaste marais, de l'autre des murs abrupts forment barrière. 12, 746 Néanmoins Énée, malgré la blessure engourdissant ses genoux qui entravent quelque peu sa marche et refusent de courir, poursuit et, dans son ardeur, serre pied à pied son adversaire traqué : c'est comme lorsque un cerf enfermé par la boucle d'une rivière, 12, 750 ou prisonnier d'un effrayant épouvantail de plumes rouges, est pressé par un chien de chasse qui le poursuit de ses aboiements : ce cerf donc, terrorisé par le piège et la rive abrupte, s'enfuit puis revient par mille chemins, mais le vif Ombrien, gueule béante, s'attache à lui, déjà l'atteint, et comme s'il le tenait, 12, 755 fait claquer ses mâchoires, frustré après cette morsure vaine; alors s'élève une clameur, que les berges et les lacs répercutent dans les alentours, et ce tumulte retentit dans le vaste ciel. Turnus, dans sa fuite, apostrophe tous les Rutules, et, les interpellant chacun par leur nom, il réclame son illustre épée. 12, 760 En face, Énée promet la mort et une fin immédiate à quiconque se présenterait, les fait tous trembler de terreur, menace d'anéantir la ville, et les presse, malgré sa blessure.

En courant, tous deux dessinent cinq cercles, et cinq fois, les refont dans l'autre sens; car l'enjeu de leur combat n'est pas 12, 765 le simple prix d'un jeu, mais la vie et le sang de Turnus. Précisément à cet endroit s'était dressé en l'honneur de Faunus un olivier aux feuilles amères, arbre vénéré depuis longtemps par les marins, qui, une fois sauvés des eaux, avaient l'habitude d'y fixer des offrandes au dieu laurente, et d'y suspendre leurs vêtements, pour s'acquitter de leur voeu. 12, 770 Les Troyens, sans aucun discernement, avaient enlevé sa souche sacrée, pour pouvoir se battre en un terrain dégagé. La lance d'Énée restait plantée là où son élan l'avait portée et elle était retenue par une souple racine. Le Dardanide se pencha et de la main voulut arracher cette arme 12, 775 pour la lancer contre celui qu'il ne pouvait atteindre à la course. C'est alors que Turnus, affolé d'épouvante, dit : "Faunus, je t'en prie, aie pitié, et toi, Terre très bonne, retenez cette arme, si je vous ai toujours rendu les honneurs que les Énéades, eux, ont profanés par la guerre". 12, 780 Il parla, et ses voeux invoquant l'aide divine ne furent pas vains. Car Énée essaya longtemps, s'acharnant sur la souche souple, mais aucune force ne réussit à desserrer la morsure du bois. Pendant qu'Énée fait d'âpres efforts et insiste, prenant une nouvelle fois les traits de l'aurige Métiscus, 12, 785 la divine Daunienne accourt rendre à son frère son épée. Vénus, indignée de ce privilège accordé à l'audacieuse nymphe, survient et arrache le trait profondément enraciné. Les deux guerriers, ayant recouvré armes et courage, relèvent la tête; l'un, sûr de son glaive, l'autre, âpre et ardent grâce à sa lance, 12, 790 sont prêts à affronter tout haletants les combats de Mars. 12, 791 Pendant ce temps, le roi tout puissant de l'Olympe interpelle Junon, qui du haut d'un nuage doré regardait les combats : "Quand donc en finira-t-on, chère épouse ? Qu'attendre encore ? Énée, tu le sais et le reconnais, est promis au ciel comme dieu indigète; 12, 795 les destins l'élèveront jusqu'aux astres. Que trames-tu ? Dans quel espoir restes-tu sur ces nuages glacés ? Était-il convenable pour un mortel d' outrager un dieu par une blessure ? Ou de reprendre et de rendre à Turnus son épée (sans toi en effet, que vaudrait Juturne ?) et d'accroître les forces des vaincus ? 12, 800 Maintenant, en fin de compte, arrête et cède à nos prières,

il ne faudrait pas qu'un trop grand chagrin te ronge en silence, ou que de ta bouche suave sans cesse affluent vers moi d'attristants soucis. Le moment suprême est arrivé. Tu as pu tourmenter les Troyens à travers les terres et les ondes, allumer une guerre abominable, 12, 805 déshonorer une famille et répandre le deuil sur un hyménée : je t'interdis d'en faire davantage". Ainsi parla Jupiter; le visage baissé, la divine Saturnienne lui répond ainsi : "Grand Jupiter, c'est bien parce que ta volonté m'est connue, que, à regret, j'ai abandonné Turnus et la terre; 12, 810 sinon, tu ne me verrais pas en ce moment, seule sur ce nuage, subissant le meilleur et le pire; je me dresserais au premier rang, ceinte de flammes, attirant les Troyens dans d'odieux combats. J'ai persuadé Juturne de porter secours à son malheureux frère (je l'avoue), et j'ai approuvé son extrême audace à le sauver, 12, 815 sans toutefois moi-même lancer des traits ou tendre un arc, je le jure par la source implacable des marais du Styx, la seule règle religieuse imposée aux dieux d'en haut. Et maintenant, bien sûr, je cède, et renonce à ces combats que j'exècre. Mais il est une chose qui ne dépend nullement d'une loi du destin, 12, 820 je t'implore de l'accorder au Latium, pour la majesté des tiens : quand bientôt ils feront la paix, contractant d'heureux mariages (soit) quand bientôt ils uniront leurs lois et leurs traités, n'ordonne pas aux Latins nés sur cette terre de changer leur ancien nom, ni de devenir Troyens, ni d'être appelés Teucères; 12, 825 qu'ils ne changent ni de langue, ni de coutumes vestimentaires. Que le Latium vive, que des rois albains règnent durant des siècles, que vive une lignée des Romains forte de la valeur italienne : Troie est tombée, permets que son nom soit mort avec elle". En lui souriant, le créateur des hommes et de l'univers dit : 12, 830 "Tu es bien la soeur de Jupiter et un autre enfant de Saturne, pour rouler en ton coeur de telles vagues de colère ! Mais allons, réprime cette fureur à laquelle tu t'es vainement livrée : Je t'accorde ce que tu veux, et je me rends, vaincu et content. Les Ausoniens conserveront la langue et les coutumes de leurs pères, 12, 835 et leur nom restera ce qu'il est; physiquement fusionnés seulement, les Teucères seront un simple apport. J'y ajouterai leurs coutumes et leurs rites sacrés, et ferai parler tous les Latins d'une seule voix. La race qui surgira de là, mêlée de sang ausonien, tu la verras en piété surpasser les hommes, surpasser les dieux, 12, 840

et nulle autre nation ne célébrera aussi justement tes honneurs". Junon approuva ces paroles, et heureuse, changea d'état d'esprit; Alors, elle s'éloigna du ciel quittant son nuage. 12, 843 Ceci étant réglé, le père de l'univers médite un autre projet : il se prépare à écarter Juturne des combats de son frère. 12, 845 On raconte qu'il existe deux pestes, surnommées 'Furies', nées de la Nuit malveillante, avec Mégère l'infernale, en une seule et même portée; leur mère ceignit leurs trois têtes de serpents ondoyants et les équipa d'ailes légères. On les voit postées près du trône de Jupiter, au seuil du roi 12, 850 quand il sévit; elles attisent les craintes des malheureux mortels, lorsque le roi des dieux lance l'horrible trépas et les maladies, ou lorsqu'il répand la terreur de la guerre sur les cités coupables. Du haut de l'éther, Jupiter en dépêche une, rapide, lui ordonnant de se présenter à Juturne en guise de présage. 12, 855 Elle s'envole et un rapide tourbillon l'emporte vers la terre. On dirait la flèche qu'un Parthe a lancée avec son arc, à travers un nuage, flèche armée du fiel d'un cruel venin, décochée par un Parthe ou un Cydonien, blessant sans remède, sifflant et traversant rapidement l'obscurité, imprévisible : 12, 860 ainsi la fille de la Nuit se déplaça et gagna la terre. Lorsqu'elle aperçoit l'armée troyenne et les troupes de Turnus, elle se ramasse soudain, revêtant l'aspect de l'oiseau menu qui parfois s'installe la nuit sur les bûchers ou les toits déserts et lance bien tard à travers les ombres ses chants sinistres; 12, 865 la peste sous cette apparence passe et repasse à grand bruit devant le visage de Turnus, et de ses ailes frappe son bouclier. Une torpeur inconnue gagne ses membres paralysés de crainte, ses cheveux se dressent d'effroi, et sa voix s'étrangle dans sa gorge. Mais dès que, de loin, elle eut reconnu le sifflement et les ailes de la Furie, 12, 870 Juturne , sa malheureuse soeur, se dénoua et s'arracha les cheveux, à coups d'ongles se mutila le visage , et à coups de poings la poitrine : "En quoi ta soeur peut-elle t'aider maintenant, Turnus ? Que peut faire encore ma cruauté ? Par quel artifice pourrais-je prolonger ta vie ? Puis-je m'opposer à un tel monstre ? 12, 875 Maintenant, oui, j'abandonne le combat. Moi qui ai peur, ne m'effrayez pas, oiseaux sinistres : je reconnais les battements de vos ailes et leur son funèbre; je ne me trompe pas, ces ordres orgueilleux viennent du magnanime Jupiter. Est-ce là le prix qu'il m'offre pour ma virginité ?

Pourquoi m'avoir donné l'éternité ? M'avoir enlevé ma condition mortelle ? 12, 880 Il me serait au moins possible maintenant de mettre un terme à de si grandes douleurs et d'accompagner mon pauvre frère chez les ombres ! Moi, immortelle ? Quelle douceur trouver à ces biens, mon frère, si je suis privée de ta présence ? Quelle terre assez profonde pourrait s'entrouvrir pour la déesse que je suis et m'envoyer chez les Mânes infernaux ?" 12, 885 Après ces quelques paroles, la déesse se couvrit la tête d'un manteau glauque, et gémissant abondamment elle s'enfonça dans les profondeurs du fleuve. 12, 887 Énée pour sa part se fait pressant; il agite une pique énorme comme un arbre, et parle ainsi, le coeur plein de fureur : "Que signifie donc cette hésitation ? Pourquoi reculer maintenant, Turnus ? 12, 890 Il ne faut pas s'encourir, mais combattre, de près, armes au poing. Prends toutes les figures que tu veux, et sers-toi de toutes les ressources de ta vaillance ou de ton habileté; choisis de t'envoler bien haut, vers les astres, ou de te cacher, enfermé au creux de la terre." Turnus, secouant la tête : "Tes paroles provocantes ne m'effraient point, 12, 895 cruel; ce sont les dieux qui me font peur, et Jupiter, qui m'est hostile". Et sans en dire plus, il avise dans les parages un immense bloc de pierre, bloc énorme qui, depuis les temps anciens, se trouvait dans la plaine, posé comme borne d'un champ, pour trancher les litiges entre campagnards. Douze hommes choisis suffiraient à peine pour le soulever sur leurs épaules, 12, 900 des hommes avec des corps comme la terre les fait à présent; d'une main tremblante, tel un héros, Turnus saisit le rocher, se redresse de toute sa hauteur, et, courant très vite, le fait rouler vers son ennemi. Mais qu'il coure, ou qu'il marche, ou que sa main soulève ou déplace l'énorme rocher, il ne se reconnaît pas; 12, 905 ses genoux vacillent; et de froid, son sang se glace et se fige. Alors le bloc mû par le héros roula vainement dans le vide, sans parcourir tout l'espace ni porter de coup. Et comme dans les rêves, la nuit, lorsque la langueur du sommeil presse nos paupières, nous semblons vouloir, mais en vain, 12, 910 prolonger nos courses avides, mais, en plein effort nous tombons remplis d'amertume ; notre langue se fige, nos forces naturelles défaillent, et nous restons sans voix, sans paroles : ainsi chez Turnus; si vaillant soit-il pour chercher une issue, partout la cruelle déesse lui refuse le succès. Alors, en son coeur, 12, 915 il remue des pensées diverses; il considère les Rutules et la ville, la peur le rend hésitant, et il tremble devant la menace d'un trait;

il ne voit pas où fuir, ni comment attaquer son ennemi; nulle part il n'aperçoit son char ni sa soeur pour lui servir de cocher. Tandis qu'il hésite, Énée brandit le trait fatal, 12, 920 des yeux il choisit son moment et, tendant tout son corps, lance de loin son arme. Jamais pierre que lance contre les murs une machine de guerre ne fait un tel bruit, jamais la foudre ne produit un si grand fracas. Comme un noir tourbillon, la pique s'envole, porteuse d'une mort horrible; elle déchire les bords de la cuirasse 12, 925 et le dernier cercle du bouclier fait de sept peaux superposées : en sifflant elle transperce le milieu de la cuisse. Sous le coup, le grand Turnus, genoux ployés, s'affale sur le sol. Les Rutules d'un bond se lèvent en gémissant; la montagne résonne dans les alentours et les bois profonds répercutent au loin leurs voix. 12, 930 Lui, tel un suppliant, avec ses yeux humbles et sa main tendue, il implore : "En vérité, j'ai mérité mon sort, et ne demande pas grâce", dit-il; "jouis de ta chance. Si tu peux être un peu sensible au souci que j'ai de mon malheureux père (ton père Anchise aussi t'en a donné), je t'en prie, aie pitié du vieux Daunus, et rends-moi aux miens, 12, 935 ou si tu le préfères, rends-leur mon cadavre privé de lumière. Tu es le vainqueur, et le vaincu te tend les mains sous les regards des Ausoniens; Lavinia t'échoit comme épouse, ne pousse pas plus loin ta haine". Dressé, redoutable sous ses armes, Énée détourna les yeux et retint son bras; 12, 940 déjà la prière de Turnus commençait à fléchir son coeur hésitant de plus en plus, lorsque par malheur apparut sur l'épaule ennemie, le baudrier de Pallas, et que brillèrent sur les lanières les clous familiers du baudrier de l'enfant vaincu que Turnus avait frappé et abattu, avant d'arborer sur ses épaules l'insigne de son ennemi. 12, 945 Dès que ces objets évoquant une douleur cruelle eurent empli ses yeux, Énée, excité par les Furies, plein de colère, se fit terrible : "Toi qui t'es revêtu des dépouilles des miens, tu pourrais m'être arraché à présent ? C'est Pallas, qui, par ce coup, oui, c'est Pallas, qui t'immole, et tire vengeance en répandant ton sang impie." 12, 950 Sur ce, dans son ardeur, il enfonce son épée dans le coeur de son ennemi; les membres de Turnus s'abandonnent, gagnés par le froid, et sa vie, dans un gémissement, s'enfuit indignée chez les ombres.