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Vilnius Poker de Ričardas Gavelis

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DESCRIPTION

http://bit.ly/vilniuspoker Hallucinante fresque de la monstruosité qui sommeille en chacun de nous, tour à tour poétique, pornographique, métaphysique ou politique, Vilnius Poker est une violente ode à la liberté. Sa publication fit l’effet d’une bombe et fut la catharsis de tout un peuple étouffé par les non-dits de ­l’occupation soviétique, propulsant son auteur, Riˇcardas Gavelis, au rang de plus grand écrivain du pays. C’est le livre de toutes les grandes capitales modernes dévorées par l’apathie et la tentation de l’oubli. C’est le portrait d’un peuple dépouillé de son histoire. C’est Dostoïevski. C’est Kafka et Burroughs. C’est Kundera. C’est un piège.

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r i Č a r d a s g a v e l i s

v i l n i u s p o k e r

Roman

traduit du lituanien par Margarita Le Borgne

monsieur toussaint louverture

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Vytautas Vargalys9.

Martynas Poška343.

Stéfania Monkevič441.

Gédiminas Riauba505.

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p r e m i è r e p a r t i e

Eux

Vytautas Vargalys[Le 8 octobre 197…]

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Une étroite trouée entre deux immeubles, petite brèche dansun mur incrusté de fenêtres aveugles : une étrange ouverturesur un autre monde. Là-bas, on voit des chiens et des enfantsqui gambadent ; tandis qu’ici, il n’y a qu’une rue déserte et destourbillons de poussière chassés par le vent. Un visage oblong,tourné vers moi : lèvres fines, joues creuses et yeux silencieux(noirs, vraisemblablement) – un visage de femme, laiteux etsanguin, interrogatif et souffrant, divin et débauché, chantantet mutin. Une vieille maison au fond d’un jardin, couverte d’unevigne folle, à sa droite quelques pommiers desséchés, à gaucheun fouillis de feuilles mortes que personne n’a ramassées ; ellestournoient dans l’air, et pourtant même les branches les plusfrêles ne frémissent pas…

C’est dans cet état que je me suis réveillé ce matin (un matin).Tous les jours de ma vie commencent par une séquence d’imagesdouloureusement précises, on ne peut pas les inventer ou leschoisir. Elles sont l’œuvre de quelqu’un d’autre, elles retentis-sent sans bruit, ébranlent mon cerveau encore endormi, puisdisparaissent. On ne peut pas les effacer. Et ce prélude feutrédétermine la couleur de la journée à venir. On ne peut pas yéchapper – à moins de ne jamais se réveiller, de ne plus décollerla tête de l’oreiller. Cependant, on obéit : on ouvre les yeux eton voit la chambre, les livres sur les étagères, les vêtementsentassés sur le fauteuil. Et on se demande qui mène la danse.Pourquoi interprète-t-on la partition de sa journée de cette façonet pas d’une autre ? Qui est le mystérieux démiurge de notrenaufrage ? Choisit-on au moins la mélodie de notre vie ? Ou bientoutes nos pensées sont-elles garrottées par Eux ?

Il est vital de savoir si ces visions matinales ne sont qu’unenchevêtrement de vestiges du passé, de peintures défraîchies, de lieux, de visages, d’événements passés, ou si elles naissent aucontraire dans notre cerveau pour la première fois. Les souvenirs

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remplissent l’existence de coloris plus ou moins habituels, tandis qu’une journée qui démarre sur des divagations s’annoncedangereuse. Ces jours-là, les abîmes s’ouvrent et les fauvess’échappent de leurs cages. Ces jours-là, les objets les plus légersdeviennent infiniment lourds, et les boussoles n’indiquent plus que des directions qui n’ont pas de nom. Ces jours-là sur-gissent toujours sans crier gare – tout comme aujourd’hui (àsupposer qu’aujourd’hui soit aujourd’hui)… Une maison au fondd’un jardin, un visage de femme, une brèche dans un mur auxfenêtres aveugles. J’ai tout de suite reconnu les immeublesentassés du faubourg Karoliniškės et cette rue déserte ; j’aireconnu la cour où les enfants se promènent seuls et jouentchacun dans leur coin. Le visage ne m’était pas inconnu nonplus. Son visage – le visage allongé d’une Vierge apeurée, et cesyeux qui ne me voient pas, mais observent quelque chosed’enfoui en elle-même. La maison, elle, est inquiétante, avecses murs noircis par l’eau de pluie ; et aussi ces feuilles jaunies,chassées par le vent d’automne. Une habitation menaçante : une mise en garde chuchotée par des lèvres irréelles. Mon rêvede la nuit précédente me préoccupait, lui aussi. Il y volait unenuée d’oiseaux qui battaient de leurs ailes des amas de neigeimmaculée, faisant s’envoler en tous sens une poussière brillanteet glacée, de la poussière de lune.

Combien un rêve peut-il contenir d’oiseaux ?Il y en avait tout autour de moi ; le monde entier était rempli

de ce silencieux et délicat battement d’ailes, de ce visage sansbouche qui murmurait, de ce vent bilieux et oppressant. Ce rêvene hantait pas que moi, il avait également envahi la réalité : unefois dehors, la cour m’a paru abandonnée, comme couverte d’unecroûte de boue sèche. On aurait cru qu’une énorme bête crottées’était roulée là durant la nuit. Qu’un monstre puant et écailleuxavait calciné la terre et l’asphalte de son haleine brûlante. Cedevait être lui qui avait dévoré les oiseaux, car il n’en restaitaucun. On n’en entendait plus un seul dans les squares au pieddes immeubles. Les répugnants pigeons de Vilnius ne se ras-semblaient plus sur les mangeoires accrochées aux fenêtres desappartements des petites grands-mères malingres. Les moineauxébouriffés ne pépiaient plus sur les balcons. Plus un seul oiseau,nulle part. On aurait dit que quelqu’un les avait tous effacés dumonde à l’aide d’une immense gomme.

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Les gens allaient, vaquant à leurs occupations ; personned’autre n’était effaré. Ils ne voyaient rien. J’étais le seul à avoirremarqué qu’il n’y avait plus un seul pigeon. Peut-être qu’il nedevait pas y en avoir ? Peut-être qu’ils n’existent pas, et n’ontjamais existé ? Peut-être ai-je seulement fait un mauvais rêve,dans lequel j’ai vu quelque chose de menaçant que j’ai nomméoiseau, et que tout ce dont je me souviens, tout ce que je saissur ces créatures, n’est rien d’autre qu’une hallucination, unepsychose ?

Toutes ces divagations ont sans doute détourné mon attention.Sinon j’aurais tout de suite aperçu cette femme au visage ridé,j’aurais senti son regard. Moi qui pensais avoir suffisammentd’expérience… Hélas… J’ai arpenté le petit chemin piétiné quitraversait un carré d’herbe, j’ai jeté un coup d’œil sur le feuvert et je me suis engagé, distrait, sur le passage piéton.

Seuls mes réflexes m’ont sauvé. Le flanc d’une limousine noirea fendu l’air juste devant moi. À cet instant, j’ai réalisé que mespieds ne touchaient plus le bitume. Que j’étais suspenduquelques centimètres au-dessus du sol, les bras écartés. Tel unoiseau qui déploie ses ailes. Je me suis jeté en arrière, incons-ciemment ; j’ai réagi plus rapidement que l’automobile, d’unmillième de seconde. Ma respiration s’est coupée : je me suis rapi-dement retourné et j’ai vu cette femme. Son visage fané m’afait penser à un trou béant dans une pelouse aride. Son regardétait perçant et oppressant. Elle s’est trahie : les citadins devantl’arrêt du trolley ne tenaient pas en place, se retournaient sanscesse, consultaient leur montre, tandis qu’elle, elle restait plantéelà, immobile. Seules ses lèvres et ses joues s’animaient – ces susur-rements, qui ressemblent à une succion, ne peuvent êtreconfondus avec rien d’autre. J’ai eu le temps de remarquer sonimperméable usé (très usé). Ce n’est qu’une de Leurs marion-nettes, évidemment. Un simple pion anonyme. Elle s’est soudainagitée, comme pour rompre ses entraves, et a sauté dans le trolleyqui repartait. Ça n’aurait servi à rien de lui courir après (çan’en vaut jamais la peine).

Tout cela n’a duré qu’une seconde – la limousine noire étaitencore tout près. Elle ronronnait doucement et paraissait flotterau-dessus du sol. Un petit rideau vert pâle était tiré sur la vitrearrière. Ils n’avaient pas à se cacher, ce n’était pas nécessaire. Je savais très bien ce que j’aurais vu : deux ou trois visages

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ronds en train de m’observer de leurs yeux exorbités et inexpressifs.

Les oiseaux n’ont reparu que lorsque je suis arrivé près de labibliothèque. Deux pigeons groggy s’étaient posés à proximitéd’un kiosque. Ils ne faisaient presque pas attention aux passants,ils roulaient simplement leurs yeux vides, de temps à autre,sans bouger la tête. Ils étaient incapables de s’envoler ou dedéambuler. Ils restaient là, échoués sur ce béton grisâtre, les pattessous le ventre, indifférents – ensorcelés, peut-être. L’anciennedéesse, la Protectrice des oiseaux, les avait abandonnés.

Ô Déesse des êtres ailés, Bergère des nuées, mets sur monchemin tous ceux qui se sont tapis dans les fourrés ; jette ton fild’Ariane à l’homme qui cherche sa route, qui piste les empreintes,conduis-le au plus clair du jour comme au plus sombre de lanuit, montre-lui le sentier inconnu !

Elle m’attendait dans le couloir de la bibliothèque. Je dis « m’attendait », car, quelquefois, j’ai l’impression que tout ce quiarrive en ce bas monde, arrive pour moi. C’est pour moi quetombe cette pluie acide, c’est pour moi que scintillent les lumièresambrées des fenêtres des immeubles, c’est au-dessus de moique grondent ces nimbus de plomb. J’ai l’impression de marchersur une bâche qui s’enfonce sous mes pieds et se transforme en un entonnoir aux parois abruptes ; je me tiens au fond de ce gosier, alors que les incidents, les images ou les mots me dégringolent dessus. Ils s’écrasent sur moi, chacun se présen-tant comme étant le plus important de tous. Ils sont pourtantd’une importance relative… D’un autre côté, tout peut êtreconsidéré comme crucial. Cela fait plusieurs fois que je la trouveaccoudée à la fenêtre. Peut-être que ce n’est pas moi qu’elleattend, mais son Godot, un insignifiant et élégant quidam. Je sais reconnaître ceux qui attendent quelqu’un ou quelquechose. Elle, quand elle patiente, elle est toujours accoudée à lafenêtre et elle fume, la cigarette serrée entre ses doigts fins etnerveux. Peut-être que son Godot, c’est ce soleil bleu-gris quiluit au loin, de la même couleur que la fumée qu’elle exhale ?Mais peut-être aussi que son Godot, c’est bien moi, qui suiscoincé au fond de cet entonnoir aux parois glissantes, envahi pardes nuées d’oiseaux fantasmés, disparaissant et réapparaissant,

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qui battent de leurs ailes la pénombre poussiéreuse du couloirde la bibliothèque ?

Elle balançait son bassin de façon presque imperceptible,d’avant en arrière, la jambe légèrement fléchie. On aurait ditqu’elle m’aguichait avec la rondeur mystérieuse de sa cuisse.Pas si mystérieuse que ça, d’ailleurs : aucun vêtement ne pouvaitdissimuler son corps. Je n’arrive pas à la cerner – peut-être que je veux qu’elle reste insaisissable le plus longtemps possible.Je ne détourne pas les yeux pour autant – et, même si je voulaisme dérober à sa vue, elle m’atteindrait par l’ouïe, le toucher, lesixième ou le septième sens. Qui est-elle ? Mon futur, ou un piègemachiavélique ? Elle ne fait des avances à personne, elle existe,tout simplement, mais je sens qu’elle glisse chaque jour plus prèsde moi, avalée elle aussi par les circonstances, les hallucinationset les paroles des uns et des autres. Il m’arrive de l’éviter ; peut-être même que je la crains. Je ne supporte pas que quelqu’un serapproche trop de moi.

Elle a travaillé à mes côtés pendant deux ou trois ans sans queje lui prête la moindre attention. Elle passait inaperçue. Puis,d’un coup, en un merveilleux instant, j’ai ouvert les yeux. Dèslors, je n’ai plus vu qu’elle.

Elle est inaccessible ; elle ne fait pas attention à moi. Pourquoile ferait-elle ? Je suis hideux, elle est céleste. Elle pourrait au moinsne pas m’agacer, ne pas me perturber par le fait même de respirer.Je connais parfaitement mon destin – je ne cherche pas àdécrocher les étoiles.

Quand tout cela s’est-il passé ? Quand ai-je pensé à ça ? Cene peut pas être aujourd’hui…

Elle m’a senti, elle s’est retournée et a pointé sur moi sonregard (noir, probablement) – un regard tout droit sorti de mesdivagations matinales. Ce n’est pas moi, alors, qu’elle voit ; ceregard sombre est toujours tourné vers quelque chose d’enfouien elle-même, là où les rayons gris du soleil ne percent pas. Ellen’est que ce regard mystérieux, et ses pupilles ne sont que deuxfanaux, deux fissures faites pour que l’on puisse atteindre sonâme impénétrable. Son âme, son esprit, son ego, son ça…

Mais quand… quand était-ce ? Quand ai-je pensé à tout cela ?Je me suis glissé dans mon bureau et j’ai vite fermé la porte.

J’ai fermé la porte, tiré le rideau et décroché le téléphone. Jesais très bien qui je fuis. Surtout aujourd’hui… Mais que signifie

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« aujourd’hui », que signifie « hier », « il y a une semaine », « dansun mois » ? Que signifie « il était », « il y aura », « il se pourraitbien » ? Sans le casse-tête insidieux du temps, je vois le mondede façon plus instinctive. J’ai appris l’art secret de faire passerles rêves et les visions avant toutes choses, avant ce monde-ci,le monde palpable. Je comprends de moins en moins le tempsdes hommes ; il est trompeur, il nous détourne de l’essentielcontenu dans le grand ensemble. Penser que quelque chose est« déjà passé » et que quelque chose d’autre « arrivera » est unleurre. Une telle perception détruit l’unité de tout ce qui existe. Maintenant, je suis assis à mon bureau dans une pièce de labibliothèque et je trie soigneusement des petites fiches carton-nées. Maintenant, je suis entièrement nu devant une glace.Maintenant, je plonge dans le corps enivrant de la Circé aux yeuxnoirs. Maintenant, j’entre timidement dans la vieille maison aufond du jardin… Je suis entré, je vais entrer, je pourrais entrer…Tout ceci se passe simultanément dans ce grand monument qu’estle monde : les « laps » de temps, comme on les appelle, n’ontaucun sens, ils ne sont plus essentiels. Qu’est-ce qui est essentiel,au fond ? Le fait que, sans cesse, à chaque instant, lentement etsilencieusement, j’agonise.

« T’as quel âge, morveux ? demande celui aux naseaux écumants.— Cent ans !— Regarde-moi ça, il jappe encore, le crapaud. »Il prend de l’élan et t’assène un coup de toutes ses forces. Ton

cerveau éclate, l’idole merdeuse de tous les chiens, cette saleté de dieu,le Géorgien moustachu, sourit sur le mur.

« Et maintenant, t’as quel âge ?— Six cent vingt-trois ans ! »

Les événements de la matinée n’étaient pas une coïncidence.Je voudrais bien ne pas faire attention à tout cela, me dire quece n’était que le hasard, que ça n’a jamais eu lieu. Je voudraisoublier le regard oppressant de la femme au visage ridé, lespigeons au pied du kiosque, l’aile meurtrière de la limousinenoire. Néanmoins, je ne crois pas au hasard. Il n’existe pas.Tout ce qui nous arrive dans la vie, nous l’avons pleinementdécidé. Toutes les malchances, les échecs, les joies et les catas-trophes, nous les engendrons nous-mêmes. Chaque fiasco est

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l’accomplissement de nos vœux inconscients – une victoiresecrète. Chaque décès est un suicide. Mais tant que tu t’accro -ches, tant que tu tiens, aucune autre force que la tienne nepeut t’anéantir. Tout, absolument tout, dépend de toi ; mêmeLeurs tentacules ne peuvent t’atteindre aussi profondément dansta chair et dans ton âme qu’Ils ne le voudraient.

Je Les ai invoqués à nouveau ; je me suis trahi à nouveau. J’ai attiré Leur attention. Pas l’ombre d’un doute : le regard decette marionnette en haillons était trop évident, les mouvementsde ses lèvres et de ses bajoues plus compréhensibles que desmots… Il est horrible de savoir que tout ceci est inévitable,comme la résurrection de la verdure au printemps, ou le soufflebrûlant d’un dragon. Là, Ils ont décidé de ne plus faire de cachot-teries et Ils m’ont pris pour cible. Ma vie, c’est celle d’un hommemis en joue. Si seulement… une fois pour toutes, le fusil qui mevise pouvait m’abattre. Hélas… Qui peut comprendre cetteterrible condition qui m’est devenue familière ? Qui peut sonderles profondeurs de cet abîme morne ? Le plus effrayant, c’est quela détente de ce fusil invisible est liée à mon doigt. Je suis leseul à pouvoir la presser ; aussi suis-je obligé d’être sur mes gardesà chaque instant, même quand je suis seul. Surtout quand je suisseul avec moi-même. Mes pensées, mes désirs, et même mes rêvespeuvent me trahir. Ils m’observent, Ils m’observent en perma-nence et Ils attendent que je fasse un faux pas. Je vois – grâce àma seconde, ma vraie vue –, je vois le sourire grimaçant de Leursvisages ronds, ce rictus qui traduit la confiance en Leur toute-puissance. Mais dès que j’essaie de cerner la logique de Leursagissements, je me heurte à un mur aveugle. Il est facile d’entrerdans l’univers de Bouddha, il est malaisé d’accéder à celui de Satan.

Il y a l’univers de Dieu, celui du diable ; celui de l’esprit, dela douleur ou de la peur… Mais il existe également un universcommun, qu’on appelle simplement l’univers, et auquel l’onrevient sans cesse, auquel on ne peut pas échapper, de mêmequ’on ne peut pas Leur échapper. Il égraine son temps absurde,sans oublier une seule seconde. Maintenant, son horloge annoncemidi. Deux heures ont disparu, englouties par une gueule d’oùaucun mot ne sort. Mon temps disparaît souvent de cette façon.On dirait que je tombe dans un trou noir, et que, de là, je nepeux apercevoir qu’un minuscule carré de ciel bleu, toujoursidentique. Les horloges folles du monde ne s’arrêtent jamais

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– leur tic-tac présage de la fin. Dieu merci, ce trou noir danslequel je m’enfonce me procure un instant de sérénité. Quel-quefois, je m’envie cette capacité d’invoquer un sommeil sansrêve. Quand j’étais au goulag, je passais mes journées à marcheret à parler (maintenant, je marche et je parle), mais, en réalité,j’étais au-delà des barbelés, au-delà de tout grillage, au-delà demoi-même. Ensuite, je ne me souvenais ni de mes paroles ni demes gestes ; voilà sans doute comment j’ai survécu à toutes ceshorreurs. Hélas, tout rêve s’achève un jour. Il faut bien revenir.

C’est étrange, mais ici aussi ma présence est concevable,admissible, possible. C’en est presque un miracle. Cela fait silongtemps que je dois m’envoler loin de ce monde, rejoindrel’univers de Dieu, de Satan ou de la terreur… Mais, pourl’instant, je suis encore ici.

Aussitôt que je tire le rideau et ouvre la petite fenêtre demon bureau, Stéfa pousse la porte sans frapper. Elle invite toutle monde à venir prendre le café : elle a une charmante petite têteaux cheveux argentés et aux yeux vifs qui cherchent à voir toutce qu’ils n’ont pas besoin de voir.

« Crame-lui la bite », disent les naseaux écumants.Le portrait sur le mur fait frémir sa moustache comme un dingue.

Je la suis dans un corridor au plafond bas. Je me transformepetit à petit en ce « moi » familier et superficiel qui va boire soncafé en silence. Le portrait de Brejnev est accroché au bout dece couloir, et, juste devant mes yeux, les larges hanches de Stéfaondulent vigoureusement. On dirait une vision de mon enfance :le jeune Robertèlis est assis sous un portrait du grand-ducVytautas, alors même que Madame Giedraitis, sensuelle, sedéhanche sous mon nez d’adolescent.

Mais ces portraits sont très différents. Léonid Brejnev estbouffi, avec cette mâchoire artificielle qui se décroche. Mêmeson cerveau est artificiel. Il ressemble de plus en plus au Mao desportraits faits juste avant sa mort. Ils finissent tous par se res-sembler à la longue – c’est une énigme. Ils sont tous contrefaits,fabriqués avec des débris, et quand ils parlent, sans pouvoirarticuler, on a le sentiment qu’ils vont se disloquer. Mais celan’arrive jamais. Ils sont l’apothéose vivante de la manipulation :en utilisant sans s’en cacher de tels pantins, Ils se trahissent.

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