41
EHESS Inviter les dieux, sacrifier, banqueter: Quelques nuances de la religiosité gréco-romaine Author(s): Paul Veyne Source: Annales. Histoire, Sciences Sociales, 55e Année, No. 1 (Jan. - Feb., 2000), pp. 3-42 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/27586069 . Accessed: 11/10/2011 05:13 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Annales. Histoire, Sciences Sociales. http://www.jstor.org

Veyne Paul Inviter Les Dieux Sacrifier PDF

Embed Size (px)

Citation preview

EHESS

Inviter les dieux, sacrifier, banqueter: Quelques nuances de la religiosité gréco-romaineAuthor(s): Paul VeyneSource: Annales. Histoire, Sciences Sociales, 55e Année, No. 1 (Jan. - Feb., 2000), pp. 3-42Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/27586069 .Accessed: 11/10/2011 05:13

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp

JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range ofcontent in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new formsof scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Annales. Histoire, SciencesSociales.

http://www.jstor.org

LE SACR? ET LE PROFANE DANS LA RELIGION GR?CO-ROMAINE

INVITER LES DIEUX, SACRIFIER, BANQUETER

Quelques nuances de la religiosit? gr?co-romaine

Paul Veyne

Nous sommes dans le monde gr?co-romain, sous l'Empire ; dans la Cl? des songes d'Art?midore, un passage qui n'a pas retenu l'attention nous

fait d?couvrir une pratique de pi?t? curieuse : ceux qui en avaient les

moyens offraient des sacrifices aux dieux, mais ils pouvaient ?galement les recevoir ? leur table. Voil? une religion o? l'on traite la divinit? comme on traite les humains ; en latin, ? inviter un dieu ? (inuitare deum) est une

expression usuelle. Des rites publics beaucoup plus anciens en sont proches, les th?ox?nies grecques ou les lectisternes romains, o? des dieux ?taient convi?s ? venir se restaurer ; nous nous interrogerons aussi sur certains ? repas de dieux ? dont parle une fois Horace. Ce sont quelques-unes de ces transpositions m?taphoriques de l'ordre humain ? l'ordre divin qui sont

la voie de la cr?ation religieuse avant l'?ge de la th?ologie m?taphysique. Faut-il en conclure que la religion refl?te la soci?t? ou bien en est-il de l'invention religieuse comme de l'invention litt?raire ? On banquetait aussi dans l'acte principal du culte, le sacrifice, qui ?tait toujours suivi d'un festin o? la grande affaire ?tait de se r?galer de la chair de la victime ;

mais il arrivait aussi que le dieu re??t sa part en ce festin entre humains, ce qui complique les choses. O? finissait le sacr?, o? le profane commen?ait il et ? quoi le reconna?tre ?

Dans le sacrifice, la sociologie a eu tendance ? chercher de la commensa

lit? (le sacrifice serait communion avec les dieux) ou de l'?change : les

hommes nourriraient les dieux en ?change de leur protection. Mais hommes et dieux avaient-ils cette relation bilat?rale ou bien la religion ?tait-elle faite

d'hommages unilat?raux ? La familiarit? entre hommes et dieux pouvait-elle ?tre assez grande pour qu'ils fussent commensaux ? La question devient

celle-ci : quelle ?tait l'attitude des fid?les dans les diff?rents actes religieux ?

A D?los, ? l'?poque hell?nistique, puis en Egypte romaine, on allait

banqueter en compagnie de Sarapis : festins ? mystiques ? ou d?ners

3 Annales HSS, janvier-f?vrier 2000, n? 7, pp. 3-42.

LE SACR? ET LE PROFANE

mondains ? L'ordre des choses religieuses est-il une essence ou une forme ? Est-il s?par? du profane par la fronti?re que trace Durkheim ou par un

d?grad? ? Une r?ponse nuanc?e ne peut ?tre donn?e que si l'on entrevoit ? quel effet cela faisait, vu du dedans ?. Appara?t alors un arc-en-ciel d'attitudes qui vont de l'extase ? une pi?t? ritualiste, ? des relations

personnelles avec une divinit? d'?lection, ? la d?sacralisation et ? la

manipulation du sacr?. Pour la grande majorit? de la population, le prix d'un animal sur pied,

porc ou agneau, repr?sentait un ou plusieurs mois de revenu ; ceux qui ne sont ni riches ni pauvres peuvent sacrifier un coq ? Ascl?pios (accompagn?, il est vrai, d'un tableautin en guise d'ex-voto ou anathema, pour comm?mo rer la ? vertu ? du dieu)1. Inviter des h?tes ? d?ner ?tait un autre privil?ge des riches et une pratique usuelle. ? R?ver qu'on re?oit (hupodekhesthai) un dieu ?, dit la Cl? des songes, ? annonce ? l'homme fortun? soucis, chagrins et grands embarras, car ceux qui sont dans des circonstances difficiles sacrifient aux dieux et les re?oivent. Mais, pour celui qui est dans la mis?re ou la g?ne, ce r?ve annonce un gros accroissement de ses

biens, car c'est alors surtout [lorsqu'ils sont prosp?res] que les pauvres rendent gr?ce aux dieux et les re?oivent ?2. Peut-?tre H?liodore d?crit-il un banquet de ce genre : un des personnages de son roman se voit invit? ? ? assister au banquet qu'appr?te Th?ag?ne et auquel pr?side (epopteuei) le h?ros N?optol?me ?3. Nous all?guerons plus loin des documents, des lettres d'invitation, sur papyrus, ? un festin de Sarapis, et aussi un texte

d'Horace4.

Ces festins n'?taient pas la suite d'un sacrifice : Art?midore fait expres s?ment la distinction. Outre le dieu invit?, se trouvaient l? des convives

humains, car, si le dieu avait ?t? seul ? manger, ces invitations auraient ?t? accessibles aux plus pauvres, au lieu d'?tre la largesse de gens riches5 dont parle la Cl? des songes ; loin de se borner ? abandonner ? la divinit? invit?e un peu de nourriture sur une table, comme le faisaient souvent les

1. H?rondas, IV, Les femmes au sanctuaire d'Ascl?pios, 14-16 : ? Nous t'aurions sacrifi? un b uf ou une truie, si nous en avions les moyens ?. Pour la liaison du sacrifice et d'un

anathema, voir Revue arch?ologique, 1983, II, pp. 287-293. 2. Art?midore, Oneiricritica, III, 14, p. 210, 4-10 Pack (Teubner) ; pour le sens d'hupode

khesthai, comparer 321, 23: hupodexai h?mas kai deipnison. Les mots ?lorsqu'ils sont

prosp?res ? sont une glose interpol?e, car son point d'insertion varie d'un manuscrit ? l'autre, comme le note l'?diteur.

3. H?liodore, ?thiopiques, III, 10, 1-3 ; la sc?ne est ? Delphes o?, selon Pausanias,

N?optol?me recevait un culte. Mais le banquet offert par Th?ag?ne est ?tranger ? ce culte

public qu'H?liodore, plus haut, a d?crit longuement ; il n'est question, ici, ni de sacrifice, ni d'un sanctuaire o? se d?roulerait le festin : le lieu de la sc?ne n'a rien de particulier ; c'est donc un lieu priv?, non un des sanctuaires delphiques. Les convives prennent place sur des lits et le festin est rehauss? d'interm?des musicaux. Le mot vague d'epopteuei ?vite d'en

dire trop (? le h?ros pr?sidera effectivement le festin, sera pr?sent en personne ?) et pas assez

(? le festin, en pens?e, est donn? en l'honneur du h?ros ?) : c'est de loin qu'on epopteuei ; bien qu'invit?, un ?tre surnaturel reste lointain.

4. Voir notes 164 et 215. 5. Pseudo-X?nophon, Constitution d'Ath?nes, II, 9 : ? Un pauvre ne peut offrir de ban

quet sacrificiel ?.

4

P. VEYNE LA RELIGIOSIT? GR?CO-ROMAINE

pauvres gens, les riches donnaient un festin o? leur large hospitalit? s'accompagnait d'une pi?t? qui rehaussait le repas pour leurs invit?s. On discutera plus loin de la profondeur de cette pi?t?.

De nos jours, en Inde, m'a-t-on rapport?, une h?tesse qui veut honorer une ?trang?re de passage invite ? leur table une divinit? : elle r?serve au

dieu un si?ge et lui dresse un couvert. En Gr?ce la place du dieu ou du

h?ros restait r?serv?e, vide de toute pr?sence visible, sur un des lits de

repas ; on avait dispos? au-devant une table sur laquelle sa part lui ?tait

servie. Un po?te comique ath?nien6 d?crit l'hospitalit? qu'on offrait ? un

dieu domestique qui n'?tait autre que Zeus ; mais l'Olympien, une fois

affubl? du surnom de Zeus de l'Amiti? ou Philios, n'?tait plus que le

parrain de la bombance7 et, dans toute maison, riche ou pauvre, sa part de

bonnes choses lui ?tait r?serv?e chaque fois qu'on faisait bombance. C'est

donc lui, ?crit le po?te, qui a invent? le m?tier de parasite : il entre dans

toutes les maisons et, ? quand il y aper?oit une klin? joliment couverte de

coussins avec, ? c?t?, une table couverte de tout ce qu'il faut, vite il prend

place sur le lit, s'offre un d?jeuner (arist?n), puis, ayant mang? et bu, rentre chez lui sans rien payer ?8.

D'illustres personnages9, Bacchylide, Sophocle ou Jason de Ph?res,

pass?rent pour avoir re?u la visite des Dioscures ou d'Ascl?pios et leur

offrirent alors l'hospitalit?10 ; ce sont l? des th?ox?nies priv?es. Pour la

p?riode hell?nistique, une st?le de Larissa11 en montre le d?roulement : sur

une table sont dispos?s des mets (g?teaux ou galettes, apparemment) ; derri?re la table on voit un lit de repas ; au-devant, un homme verse une

libation sur un autel, tandis qu'une femme d?signe de la main le ciel o?

les Dioscures arrivent d?j? au galop de leurs chevaux : pendant la libation sur l'autel avait ?t? prononc?e la formule qui invitait les h?ros ? venir

6. DiODORE de SiNOPE, cit? par Ath?n?e, VI, 35, p. 239 B. Selon le Kleine Pauly, on le

date maintenant des ann?es 280 avant notre ?re.

7. M. Nilsson, Geschichte der griechischen Religion, I, p. 809.

8. La suite parle encore de parasites, mais en un sens tr?s diff?rent du mot : il s'agit de

certains fonctionnaires qu'on accusait d'?tre des profiteurs et dont il sera question ? la note 100.

9. On en trouve la liste dans le livre toujours utile de F. Deneken, De theoxeniis, diss.

Berlin, 1881, p. 10 ; cf. M. Nilsson, Griech. Feste von religi?ser Bedeutung, 1906, pp. 418

et 160.

10. M. Nilsson, Geschichte der griechischen Religion, I, p. 409, avec d'autres exemples ;

pour Sophocle (h?ro?s?) et Ascl?pios, Plutarque, Non posse suaviter, 22 (Moralia, 1103 BC), o? le verbe est xenizein, et Etymologicon Magnum, p. 256, cit? par Dittenberger, Sylloge inscr. Graec, n? 1096, n. 5, o? le verbe est hupedexato.

11. Lexicon iconographicum mythologiae, au mot ? Dioskouroi ?, III, texte p. 576 et

planches p. 465 ; F. Cumont, Symbolisme fun?raire, p. 64 et photogr. fig. 4 ; la st?le est bien

comment?e dans le Dictionnaire des Antiquit?s de Daremberg et Saglio, II, au mot ? Dios

curi ?, p. 256. Pour l'iconographie des th?ox?nies, citons aussi les plaques de terre cuite

trouv?es ? T?rente, avec les Dioscures ?tendus sur leur klin? commune, une phiale ? la main

(sous le lit, deux amphores), ou qui accourent au galop au-dessus d'une table, accost?e de

deux amphores, qui porte des mets difficiles ? identifier : L. Pirzio Biroli Stefanelli, ? Tabelle

fittili tarantine ?, dans Archeologia classica, 29, 2, 1977, p. 356 et pi. 89, 3 ? 90, 2 et

p. 361, pi. 92-93 ; J.-M. Dentzer, Le motif du banquet couch? dans le Proche-Orient et le

monde grec, 1982, p. 518 et fig. 162-163.

5

LE SACR? ET LE PROFANE

recevoir l'hospitalit?. Cette hospitalit? n'est pas celle d'une cit?, mais de

deux ?poux qui ont invit? les h?ros ? descendre chez eux.

Mais suffit-il qu'un dieu s'attable dans une maison pour partager le

repas de ses habitants ? Mange-t-il seulement en m?me temps qu'eux ? Et, m?me si c'?tait le cas, le dieu et les mortels fraternisent-ils autour de la

nourriture, malgr? l'ab?me qui les s?pare ? Avant de proposer une r?ponse, passons aux sacrifices.

Le sacrifice gr?co-romain comprend, comme on sait, deux parties dis

tinctes, mais ins?parables : d'abord le sacrifice proprement dit, o? les dieux

re?oivent leur part, qui est compos?e des bas morceaux et des os (ce qui amusait les po?tes comiques)12 et qui est br?l?e sur l'autel ; ensuite vient un banquet o? les participants mangent le reste de la victime, c'est-?-dire la bonne viande. Il y a d'innombrables repas qui ne sont pas pr?c?d?s par

un sacrifice : repas de famille, d?ners mondains, festins de f?tards, et qui sont profanes, mais il n'est pas de sacrifice qui ne soit suivi de son banquet, dit ? sacr? ?. C'est ainsi que les festins publics, donn?s par une cit? ou un sanctuaire, succ?daient toujours ? un sacrifice et devaient leur exis tence ?

pour un nombre souvent restreint de convives ? aux cultes que c?l?brait la cit? ou le sanctuaire.

Que ce soit en Gr?ce ou ? Rome, le sacrifice est un geste symbolique de d?f?rence envers des sup?rieurs. Il ne scelle pas de communaut? entre dieux et mortels autour d'une m?me table et il ne nourrit les dieux que de symboles13 : la fum?e des parties br?l?es de la victime monte vers leur ciel. Comme l'?crit J.-P. Vernant14, le sacrifice unit hommes et dieux dans une f?te alimentaire, mais il les unit en les s?parant ; mortels et immortels ne mangent pas aux m?mes tables la m?me nourriture ; ? la participation ? la chair des victimes ?, ?crit A. D. Nock, ? n'enveloppe pas la conscience d'?tre commensaux avec les b?n?ficiaires surnaturels d'autres parties ? (peu

mangeables) ? de l'animal ?15.

Mais, malgr? la nettet? de ce sch?ma, il arrive que le dieu, apr?s le sacrifice qui lui ?tait destin?, soit convi? au banquet o?, en principe, les humains devraient rester seuls entre eux, et qu'il y re?oive sa part de viande. Cette pratique de pi?t? ?tait fr?quente, mais non obligatoire : offrir au dieu, outre les parties de la victime qui lui ?taient dues et qu'il a d?j? re?ues, une part de la bonne nourriture que savouraient les participants au

banquet sacrificiel.

12. Dont M?nandre, Dyscolos, 447-453, avec d'autres r?f?rences r?unies dans la note de l'?dition Jean Martin (mais il est inutile de voir l? une influence p?ripat?ticienne : l'id?e que les dieux pr?f?rent les modestes offrandes d'une ?me pieuse aux riches sacrifices du m?chant se retrouve partout ; voir note 96).

13. M. Nilsson, Gesch. der griech. Rel..., op. cit., I, p. 143 ; A. D. Nock, Essays on

Religion and the Ancient World, II, p. 598.

14. J.-P. Vernant dans Le sacrifice dans l Antiquit?, Entretiens sur l'antiquit? classique (Fondation Hardt), 27, Paris, Droz, 1981, p. 33.

15. A. D. Nock, Essays..., op. cit., II, pp. 575 et 582 ; M. Nilsson, Gesch...., op cit., I, p. 143.

6

P. VEYNE LA RELIGIOSIT? GR?CO-ROMAINE

Commen?ons par un exemple romain16 o? se lit le mot ?'inuitare

(r?f?rence capitale, bizarrement absente du Thesaurus)11. A quarante kilo m?tres de Rome, les conseillers municipaux (ou d?curions) de Forum Clodii ont fait construire sous Tib?re un ?dicule qui abritait les statues d'Auguste, de Livie et de l'empereur r?gnant; le divin Auguste y a son autel et, ?

chaque anniversaire imp?rial, des victimes y sont immol?es ; le sacrifice est naturellement suivi d'un festin o? prennent place les d?curions et aussi le peuple de la cit?, gr?ce ? la promesse d'un ?verg?te.

Mais, de plus, il a ?t? ? d?cr?t? que, pour les anniversaires d'Auguste et de Tib?re, avant que les d?curions n'aillent manger, les g?nies d'Auguste et de Tib?re seront invit?s au festin par de l'encens et du vin sur l'autel du numen d'Auguste ?18 ; l'invitation est probablement formul?e ? haute voix

pendant la libation, ce qui rappelle la st?le de Larissa, et, comme ? Larissa, elle est vers?e sur un autel. Ainsi, au moment d'aller prendre part au festin o? le peuple aura, comme eux, sa part de chair des victimes, les d?curions invitent les g?nies imp?riaux ? ?tre pr?sents ? leur repas. Mais non sur un de leurs lits ni devant une de leurs tables : les mortels et les immortels ne sont pas commensaux. L'invitation faite aux g?nies n'aura ?t? qu'une

m?taphore conviviale pouss?e un peu plus loin et un joli geste sur?rogatoire. Les Grecs appelaient trapez?mata cette part de bonne viande ou de

douceurs, qui ?tait d?pos?e sur la table d'offrande, devant l'image du dieu, et qui n'?tait pas br?l?e, comme l'avait ?t? la part sacrificielle ; un article de D. Gill a illustr? cet ? aspect n?glig? du sacrifice grec ?19. Les Romains

appelaient magmentum cette offrande suppl?mentaire, si je ne m'abuse20. Dans certains sanctuaires (appel?s fana magmentaria), elle ?tait exig?e par la loi sacr?e, tandis que, dans d'autres elle demeurait facultative : ? Si on fait un sacrifice sans pr?senter de magmentum, le sacrifice n'en sera pas

moins valable ?21. Un exemple m?connu de magmentum figure dans le sacrifice ? Hercule

sur l'Ara Maxima, longuement d?crit au chant VIII de VEn?ide. ?n?e vient

16. Corpus inscr. Lat, XI, 303 ; Dessau, Inscr. Lat. select., n? 154 : ut natalibus Augusti et Ti. Caesarum, prius quam ad uescendum decuriones irent, thure et uino genii eorum ad

epulandum ara numinis Augusti inuitarentur. Cf. Robert Sherk, The Municipal Decrees of the Roman West, Arethusa Monographs, 1970, p. 46, n? 50.

17. Thesaurus linguae Latinae, au mot inuitare, VII, col. 229, 1. 62 (inuitare deum). 18. Ces d?crets, ou plut?t ces abr?g?s de d?crets, ont ?t? grav?s en ? style t?l?graphique ?.

Sur la libation d'encens et de vin, qui ? d?finit la condition surnaturelle des dieux ?, voir, ?

propos de cette inscription pr?cis?ment, John Scheid, Romulus et ses fr?res, 1990, p. 333.

Voir aussi, p. 539, un autre exemple d'invitation des dieux ? un banquet des hommes.

19. D. Gill, ? Trapezomata, a Neglected Aspect of Greek Sacrifice ?, dans Harvard

Theological Review, 67, 1974, p. 117.

20. Pour faire bref, je renvoie au Thesaurus linguae Latinae, vol. 8, col. 100, lignes 45

67, aux mots magmentarius et magmentum, o? sont transcrites toutes nos maigres donn?es ; J. Marquardt, Rom. Staatsverwaltung, 1873-1878, III, p. 184.

21. Si quis hostia sacrum faxit, qui magmentum nec protollat, idcirco tarnen probe factum esto, disent en termes identiques la loi de l'autel de Narbonne et celle d'un autel ? Salone

(Dessau, n? 112 et 4907). Comparer Dittenberger, Sylloge..., op. cit., n? 1042, ligne 20 (loi sacr?e de M?n Tyrannos) : ? si quelqu'un remplit la table pour le dieu... ?.

7

LE SACR? ET LE PROFANE

solliciter l'alliance d'?vandre contre les Latins ; le roi ?tait en train d'offrir

le sacrifice annuel ? Hercule devant l'Ara Maxima ; les b ufs ?taient d?j? immol?s22. ?vandre a un long entretien avec En?e et l'invite au festin ; il

fait rapporter pour cela les mets et les coupes23 (car, apparemment, pendant que durait la n?gociation, la cuisine du sacrifice et le festin avaient eu le

temps d'?tre men?s ? terme) et fait servir aux Troyens et ? ses Arcadiens

la chair des victimes, le pain et le vin ; on ? r?it?re le banquet ?24 et

Hercule y est convi? : on apporte pour les convives un second service, qui permet aussi de ? charger les autels25 de plats d?bordants ? ; pr?tres et

choreutes invitent le h?ros en une double formule26 : ? Viens vers nous

d'un pas favorable, et vers une c?r?monie qui est la tienne ?. Sous le libell? de cette invitation au banquet sacr? (sacra tua adi), l'oreille antique

ne pouvait pas ne pas reconna?tre le libell? de tant de pri?res : adi ad nos,

viens, approche, sois un dieu praesens, assez proche pour nous exaucer.

C'est l? un plus qui vient s'ajouter au rite (et qui, ? Forum Clodii, n'?tait pratiqu? qu'en vertu d'un d?cret expr?s) ; Hercule, destinataire du

sacrifice, n'assiste au festin que sur invitation ; le h?ros y consomme les m?mes viandes (devenues ? profanes ?)27 que les humains, alors que le

22. En?ide, VIII, 102. J. Bayet, Origines de VHercule romain, 1926, pp. 298 et 435, ne

fait pas bien voir la diff?rence entre la premi?re partie de la c?r?monie, qui est un sacrifice, et la seconde, qui est le banquet sacrificiel avec invitation du dieu et magmentum.

23. En?ide, VIII, 174.

24. En?ide, VIII, 283-284 : instaurant epulas et mensae grata secundae / dona ferunt... Pour secunda mensa, voir J. Marquardt, Privatleben der R?mer, 1886 (1964), I, p. 327, ou

H. Bl?mner, Rom. Privataltert?mer, 1911, p. 400 ; ajoutons que c'est la deutera trapeza,

accompagn?e de douceurs, dont parlent d?j? les Comiques attiques chez Ath?n?e, XIV, 641 F

et 643 A. 25. En?ide, VIII, 284 : ... cumulantque oneratis lancibus aras. ? Autels ? est, soit un

pluriel po?tique, soit montre plut?t que, le sacrifice ?tant offert ? ? Hercule et aux dieux ?,

Amphitryoniadae diuisque (VIII, 103), ce sont pareillement tous les dieux qui sont invit?s

au festin, afin d'?viter de les rendre jaloux des honneurs rendus ? Hercule : c'est la r?gle de

generalis inuocatio (G. Wissowa, Religion und Kultus der R?mer, p. 38), du reste pratiqu?e non moins rigoureusement en Gr?ce. Mais, malgr? le texte de Virgile, Varron affirme que, dans le culte de l'Ara Maxima, aucun autre dieu qu'Hercule n'?tait invoqu? (Plutarque,

Questions romaines, 90). Autre probl?me ; en th?orie, les sacrifices aux h?ros doivent ?tre

suivis d'un holocauste, ? la diff?rence des sacrifices aux dieux, dans lesquels les assistants se partagent la majeure partie de la victime ; voir par exemple un r?glement du sacrifice ?

H?racl?s (M. Launey, Le sanctuaire et le culte d'H?racl?s ? Thasos, ?tudes Thasiennes, 1944 p. 131) ; mais la r?gle est si peu respect?e qu'on ne peut ?tre certain que Virgile ait

eu l'intention de traiter Hercule comme un dieu lorsque vers 183 il fait d?vorer ? En?e la

chair des victimes.

26. En?ide, VIII, 302 : et nos et tua adi pede sacra secundo. Sur les formules de pri?res grecques (elthe, ithi ; voir par exemple Platon, Lois, 712 B) et latines (adi, ueni, adsis,

ades), H. S. Versnel, Faith, Hope and Worship : Aspects of Religious Mentality in the Ancient

World, 1981, p. 2. Lorsqu'Arnobe, qui ne fut pas plus philologue que th?ologien, ?crit (Contra

gentes, I, 41) : ? nonne ipsum Herculem magnum sacrificiis, hostiis et ture inuitatis incens? ? ?, il confond n?gligemment inuitare avec Vinuocare ou aduocare des pri?res.

27. Cat?n, De agri cultura, 50 et 132 : ubi daps prof anata comestaque erit ; une fois que les dieux ont re?u leur part, le reste de la victime est r?put? profane et peut ?tre consomm?

par les hommes ; G. Wissowa, Religion und Kultus, op. cit. p. 419 ; A. D. Nock, Essays..., op. cit., II, p. 598 (dans un appendice intitul? justement : ? Evidence Against Table Fellowship in Roman Sacrifice ?). Il en ?tait de m?me en Gr?ce, apparemment : alors que la part des

8

P. VEYNE LA RELIGIOSIT? GR?CO-ROMAINE

sacrifice lui avait rituellement valu la fum?e et les os. Ce plus d?calque na?vement les invitations que les hommes s'adressent entre eux. N?anmoins,

malgr? cette transposition d'une invitation profane, Hercule n'est pas un

invit? ordinaire : sa part lui est servie sur un autel et son invitation est aussi une pri?re.

L'offrande ? la divinit? durant le banquet sacrificiel est attest?e aussi dans le rituel des Arvales, mais on ne saurait faire mieux que de renvoyer ? John Scheid28. En Gr?ce, un bel exemple concerne de nouveau Hercule.

A Cos, vers 300 avant notre ?re, un certain Diom?don cr?e une fondation29

pour rendre un culte ? H?racl?s, qui recevra chaque ann?e un sacrifice et

l'hospitalit? (xenismos) : durant tous les jours o? durera la solennit?, un

lectisterne (str?mn?) lui sera dress? ? c?t? de ses images sacr?es ; lors du sacrifice (suivi du festin qui r?unira les b?n?ficiaires de la fondation), ? on

soustraira ce qu'on jugera bon de la chair des victimes pour la table du dieu ? ; quant au reste de ces viandes, certains auront le droit de les

emporter chez eux (ekphora ou apophora).

Si l'on d?taille, comme nous allons le faire, le d?roulement et le cadre des sacrifices ainsi que des th?ox?nies, on constate que les immortels et les mortels y prennent leurs repas s?par?ment. C'est ici que l'anthropomor

phisme va filer la m?taphore.

Lorsqu'une cit? a offert son hospitalit? publique ? un dieu, celui-ci est cens? s?journer (epidemia) dans la ville, log? dans l'?difice destin? aux

th?ox?nies ; peut-?tre ne lui avait-on offert qu'un d?jeuner (arist?n)30, comme on faisait ? Ath?nes31 : il a ?t? accueilli le matin ou au cours de

victimes r?serv?e aux dieux ne saurait ?tre remport?e (ouk ekphora, cf. M. Nilsson, Gesch.

griech. Relig..., op. cit., I, p. 88), les chairs destin?es au banquet sacrificiel sont d?sacralis?es,

puisque souvent chacun peut emporter sa part chez soi (apopherein). 28. J. Scheid, Romulus et ses fr?res : le coll?ge des Fr?res Arvales, 1990, p. 581 ; G. Wis

SOWA, Relig. und Kultus, op. cit., p. 418.

29. B. Laum, Stiftungen in der griech. und r?m. Antike, 1914 (1964), II, p. 55, n? 45 ;

Dittenberger, Sylloge..., op. cit., n? 1106 ; F. Sokolowski, Lois sacr?es des cit?s grecques, 1969, p. 310, n? 177, lignes 60-62 et 95-101. Un autre exemple d'invitation ? un festin sacrificiel (dais) est tout ? fait diff?rent : il concerne un mort, Patrocle, qui n'est pas h?ro?s?. Il vaut la peine de r?sumer le langage m?ticuleux de Philostrate dans son po?tique Hero?kos, 24-27 (741 Olear.). Il s'agit d'un culte fun?raire (enagisma) doubl? d'un culte ? un dieu.

Chaque ann?e, les Thessaliens envoient un navire et des th?ores ? Troie, o? il vont immoler un taureau blanc et un autre noir. Ils sacrifient le noir sur le tombeau d'Achille, en criant son nom (comme on faisait pour les d?funts) et ils invitent aussi Patrocle ? la dais fun?raire

qui suit le sacrifice. Apr?s cet enagisma, ils redescendent sur le rivage, ils y sacrifient le taureau blanc ? ? Achille comme ? un dieu ?, ne font br?ler que la fressure (contrairement ? l'holocauste h?ro?que, du moins en th?orie, cf. note 11) et rembarquent en emportant les

viandes, ? pour ne pas festoyer en territoire ennemi ?. L'invitation faite ? Patrocle est un

geste m?taphorique d'inspiration litt?raire : avec le h?ros-dieu, on invite son grand ami.

30. Sur Y arist?n, repas de midi plut?t que d?jeuner matinal, l'interpr?tation de P. Schmitt

Pantel, La cit? au banquet : histoire^

des repas publics dans les cit?s grecques, Rome, Ecole

fran?aise de Rome, ? Collection de l'?cole fran?aise de Rome ?, 1992, p. 264, para?t pr?f?rable ? celle d'A. Wilhelm.

31. A Ath?nes, les Dioscures ?taient invit?s au Prytan?e o? on pla?ait sur leur table un

arist?n de fromage, galette, olives m?res et poireaux (Ath?n?e, 137 E).

9

LE SACR? ET LE PROFANE

la journ?e. Mais ensuite on ne saurait faire moins que d'offrir un sacrifice ? l'illustre visiteur, suivi d'un banquet o? les participants mangeront leur

repas du soir ou deipnon. Le d?cret de Paros qu'on va voir32 prouve que th?ox?nies, sacrifice et banquet ont lieu dans trois locaux diff?rents.

A Paros, donc, au cours d'une f?te annuelle appel?e justement Th?ox?nies, le magistrat charg? du sacrifice aux Dioscures se conduit en bienfaiteur public : il promet de faire en sorte que tout le peuple puisse prendre part au banquet et que chacun ait ainsi une part de la chair des victimes (dont il a ?videmment augment? le nombre par sa lib?ralit?). La f?te comprend donc trois ?l?ments : d'abord, comme son nom l'indique, des th?ox?nies, puis un sacrifice, suivi du festin o?, en temps normal, seul le Conseil se partage la chair des victimes ; mais, gr?ce ? l'?verg?te, tous les citoyens, cette fois, en auront leur part. Les th?ox?nies proprement dites ont d? se d?rouler dans un temple, ou au prytan?e local, ou bien dans un ?difice ad hoc. Le sacrifice a lieu devant le temple, sur l'autel, bien entendu ; quant au festin auquel tout le peuple aura part, il faudra le transf?rer au gymnase, d?cide le d?cret. Il n'est pas stipul? que les Dioscures seront invit?s ? des trapez?mata pendant le banquet sacrificiel, sans qu'on

puisse rien conclure de ce silence : le d?cret honore un ?verg?te, il n'institue

pas un culte. Il est certain, en revanche, que, lors des th?ox?nies, ils ont d?jeun?

seuls. On a fouill? ? Samothrace, dans le sanctuaire des Grands Dieux (ce sont les Cabires assimil?s aux Dioscures), un ?difice unique en son esp?ce, que Seyrig a identifi? comme un salon destin? aux th?ox?nies. C'est une luxueuse chambre ? ciel ouvert, dont un des c?t?s longs s'ouvre enti?rement sur l'ext?rieur ; cette baie laisse voir, au fond de la chambre, une klin?

qui s'?tend sur toute la longueur : l? venaient s'?tendre les Jumeaux ; devant leur couche, une longue table basse, propre ? recevoir les mets et les pr?sents d'hospitalit?. Chacun pouvait venir voir le lieu rendu sacr?

par leur pr?sence, mais rien n'?tait pr?vu pour des convives humains en cet espace ?troit33.

La seule grande affaire ?tait de pr?parer le lectisterne du dieu. A

Ath?nes, o? Pluton ?tait re?u publiquement, sans doute au prytan?e, on lui

appr?te un lit et on lui dresse une table34. On fait plus encore, si je comprends bien une hydrie ? figures rouges35 qui montre des th?ox?nies

32. Inscriptiones Graecae, XII, 5, 129, lignes 55-65 (pour le repas pandemos et le choix du gymnase, comparer les prescriptions d?taill?es d'une fondation priv?e ? Aigial?, Inscr.

Graecae, XII, 7, 515, lignes 51-60). P. Schmitt Pantel, La cit? au banquet..., op. cit., pp. 323, 370, 383 ; B. Bravo, Pannychis e simposio: feste private notturne, Urbino, 1997, p. 110, n. 19 (que m'a obligeamment indiqu? F. Frontisi-Ducroux). Comparer le texte classique de

X?nophon, Anabase, V, 3, 9.

33. H. Seyrig dans Acad?mie des Inscriptions, Comptes rendus, 1965, p. 105. 34. Inscr. Graec, editio minor, II, 1933 ; Dittenberger, Sylloge..., op. cit., n? 1022 : klin?n

str?sai ; cf. Saint Augustin, Cit? de Dieu, III, 17 : lecti sternebantur in honorem deorum ; c'est garnir un lit de str?mnai, de matelas ou coussins ; d'autres fois, la str?mn? est un sofa

(F. Sokolowski, Lois sacr?es des cit?s grecques, 1969, p. 313). 35. F. Chapouthier, Les Dioscures au service d'une d?esse, 1935, p. 133 et fig. 7, d'apr?s

le Jahrbuch de l'Institut arch?ologique allemand, 45, 1930, p. 302 et fig. 19 ; Lexicon

iconographicum mythologiae, III, au mot ? Dioskouroi ?, p. 577, n? 114 (pas de photographie),

10

P. VEYNE LA RELIGIOSITE GRECO-ROMAINE

des Dioscures. On y voit les Jumeaux qui accourent au galop et, plus loin, un lit garni de coussins et une table couverte de xenia36 peu identifiables ; ? droite et ? gauche du lit se tiennent un vieillard barbu qui porte un lourd instrument de musique et une femme qui ouvre largement les bras en un

geste de surprise ?merveill?e ; ce sont, je pense, Tyndare et L?da, les

parents des Jumeaux : on retrouve leur couple sur d'autres vases37 o? L?da

porte la m?me couronne ? pointes verticales que sur l'hydrie. Au-dessus de Tyndare est peint le mot komos : avec son instrument, le p?re (au moins

putatif) des Dioscures est venu faire, du repas des Jumeaux, une r?jouissance

digne de ce nom, car il y avait toujours des interm?des musicaux au cours

des banquets. N'en doutons pas, pendant les th?ox?nies r?elles (telles que celles que les visiteurs venaient contempler dans le local ad hoc de

Samothrace), des artistes en chair et en os venaient jouer devant les divinit?s invit?es : quand il s'agissait de filer la m?taphore, l'anthropomorphisme allait tr?s loin38. Sur le lit pr?par? pour les Dioscures sont pos?s deux

l?gers instruments de musique, dont eux aussi joueront ; dans un banquet, chaque convive, ? son tour, doit savoir jouer ou chanter39.

En 196 avant notre ?re, le Conseil et le peuple de Magn?sie du M?andre d?cident de faire un lectisterne devant lequel joueront des musiciens. Voici les termes du d?cret40, qui font voir la sc?ne : ? Que le st?phan?phore qui conduit la procession porte les images (xoana) de tous les Douze Dieux dans les v?tements les plus beaux possibles ; qu'il plante une rotonde41 sur

l'agora, pr?s de l'autel des Douze Dieux, qu'il garnisse trois sofas ? (telle

au mus?e de Plovdiv. F. Chapouthier, qui dit que l'image est ?nigmatique, estime que les

deux figures, ? droite et ? gauche du lit, sont un pr?tre et une pr?tresse. 36. Pour l'emploi du mot de xenia ? propos des th?ox?nies, Euripide, H?l?ne, 1668. Dans

le papyrus d'Oxyrrh. IV, 1747, la xenia est un repas auquel on est invit?.

37. Voir le Lexicon iconographicum mythologiae, III, p. 583, nos 185 et 186 et pi. 471 ; mon interpr?tation s'appuie sur le n? 186, un crat?re en cloche ? Vienne (Corpus vasorum,

Vienne, 3, pi. 118) o? Tyndare et L?da sont devant l' uf d'o? na?tra H?l?ne (selon la version

ancienne de la l?gende, o? l' uf est n? des amours de Zeus et de N?m?sis). L?da y porte la m?me couronne ? pointes que sur l'hydrie de Plovdiv.

38. Il suffit de songer ? la page c?l?bre du De superstitione de S?n?que, cit?e par Saint

Augustin, Cit? de Dieu, VI, 10 : dans le culte public (ou plut?t, dans des d?votions priv?es,

peut-on croire) rendu ? la triade capitoline ? Rome, un coiffeur fait le geste de coiffer devant

les images sacr?es, et un vieux com?dien joue la com?die devant ces images (comme fait le

Jongleur de Notre-Dame devant une image de la Vierge, dans un beau po?me roman). Pour

des parall?les ? S?n?que (des epideixeis gratuites d'artistes en l'honneur des dieux), je me

permets de renvoyer ? P. Veyne, Le pain et le cirque, Paris, Le Seuil, 1976, p. 499, n. 58.

39. F. Chapouthier, Les Dioscures..., op. cit., p. 134, cite Th?ocrite, XXII, Hymne aux

Dioscures, 23 : les Jumeaux sont bons cithar?des. Sur la musique et la po?sie au banquet, F. Lissarrague, Un flot d'images : une esth?tique du banquet grec, 1987, p. 120.

40. O. Kern, Die Inschriften von Magnesia am M?ander, p. 83, n? 98, ligne 46 (Dittenber ger, Sylloge..., op. cit., n? 589). La rotonde que l'on ?

plante ? (comme on le dit d'une tente)

doit ?tre une installation de bois ou une tente. Pour les trois str?mnai, ces lits de repas ou

sofas, voir ici note 34.

41. Une tholos ; cf., sur ce d?cret, F. Robert, Thym?l?, recherches sur les monuments

circulaires, 1939, p. 70 : ?construction provisoire en bois?. Il y avait ? D?los des xoana

des Dioscures, qui y ?taient honor?s en des th?ox?nies : P. Bruneau, Recherches sur les

cultes de D?los, 1970, p. 383.

11

LE SACR? ET LE PROFANE

serait la bonne traduction de str?mnai), ? les plus beaux possibles, et qu'il fournisse des artistes : un fl?tiste, un joueur de syrinx, un cithariste ? ; leur

concert sera donc ?cout? par les douze xoana r?partis entre trois sofas.

Les th?ox?nies dont le d?roulement est le mieux connu sont les lectis

ternes, attest?s ? Rome depuis 399 (faire comme les Grecs, c'?tait ?tre

moderne)42, et en particulier Vepulum louis qui ?tait c?l?br? les 13 septembre et 13 novembre. Ces deux jours-l? avait lieu au Capitole un lectisterne

auquel la triade capitoline ?tait formellement convi?e (inuitabantur, ?crit

Val?re-Maxime)43, ainsi qu'un sacrifice suivi d'un festin o? les s?nateurs

s'attablaient dans le temple. Nous ignorons si les dieux ?taient invit?s ? ce festin, comme ? Forum Clodii.

Jupiter ?tait ?tendu sur un lit, Junon et Minerve, qui ne sont que des

d?esses, n'avaient droit qu'? un si?ge, ? un sellisterne, selon la coutume

grecque que Val?re-Maxime et d'autres44 croient ancestrale et bien romaine. Nous ignorons comment ces divinit?s (repr?sent?es ? Magn?sie par leurs

xoana) ?taient figur?es ou symbolis?es ? Rome. Les mets ou dapes (dans l'ode Nunc est bibendum, Horace les dit succulents)45 qui avaient ?t?

42. G. Radke, Zur Entwicklung der Gottesvorstellung und der Gottesverehrung in Rom,

1987, p. 24 : ? Nach griechischer, d. h. doch dann wohl moderner Art ?.

43. Val.-Max., II, 1, 2 \feminae cum uiris cubantibus sedentes cenitabant, quae consuetudo ex hominum conuictu ad diuina penetrauit, nom louis epulo ipse in lectulum, Iuno et Minerua

in sellas ad cenam inuitabantur.

44. G. Wissowa, Religion und Kultus..., op. cit., 1912 (1971), p. 423 ; H. Bl?mner, R?mische Privataltert?mer, 1911, p. 386. Mais dieux couch?s et d?esses assises appartiennent ? la plus ancienne imagerie grecque du Banquet des Dieux et se retrouveront dans les reliefs

fun?raires de banquets familiaux dans la pars Graeca sous l'Empire. Je dois ? F. Lissarrague

l'exemple de deux vases o?, ? un repas, l'homme est ?tendu, tandis que la femme est assise :

un stamnos attique ? figures noires (Beazley, ABV, 388/4 ; Corpus Vasorum, Compi?gne,

pi. 10) et une coupe attique ? figures rouges (Beazley, ARV1, 1269/3). On ne sait rien de la

mani?re dont les divinit?s ?taient repr?sent?es ou symbolis?es dans les lectisternes romains.

Dans le Dictionnaire des antiquit?s de Daremberg et Saglio, au mot ? lectisternium ?,

p. 1011, Bouch?-Leclerc, d'apr?s une indication de Festus, suppose que, sur les lits, les

dieux ?taient symbolis?s par des bandelettes (struppi) ; cf. J. Bayet, Histoire politique et

psychologique de la religion romaine, 1969, p. 137.

45. Horace, Odes, I, 37, Nunc est bibendum, 3 : ornare puluinar deorum dapibus. Cette

chanson ? boire oppose le pr?sent et le pass? proche : ? C'est le moment de boire et c'?tait

celui de dresser un lectisterne ?. Les premiers mots ont un double sens qui n'a pas toujours ?t? aper?u : 1) dans un festin entre amis, on vient de terminer la premi?re partie du festin, celle o? l'on mange, et la seconde commence, celle o? l'on boit (comissatio, cf. J. Marquardt,

Privatleben der R?mer, op. cit., I, p. 331) : c'est le moment de boire et d'entonner une

chanson ? boire ; 2) maintenant que Cl?op?tre est morte et qu'Alexandrie est prise, le temps de boire est (re)venu, comme le dira la seconde strophe. Et c '?tait aussi le moment, pour l'?tat romain, de d?cr?ter, comme il l'a fait, des actions de gr?ce et un lectisterne pour remercier les dieux ; c'est en vertu du d?cret qui a ?t? vot?, qu'Horace et ses commensaux

festoient (avec une joie spontan?e et peut-?tre aussi en vertu du d?cret lui-m?me ; car, dans

les grandes circonstances, le S?nat d?cidait que tous les citoyens c?l?breraient aussi dans leur

priv? la f?te publique ; exemple entre beaucoup, les Res Gestae, 9, 2 : priuatim quoqu?). Il

est tout naturel de rapporter l'ode ? une supplicatio c?l?brant, non pas Actium (puisque l'ode

parle du suicide de Cl?op?tre), mais la prise d'Alexandrie en ao?t 30, date august?enne solennelle s'il en fut, dont le dossier ?pigraphique est ?pais. L'?dition Kiessling-Heinze des

Odes rapporte le po?me ? la ? pan?gyrie de quatre jours ? que mentionne Cassius Dion, LI,

19, 2 ; l'historien, en ce chapitre confus, n'en pr?cise pas la date, mais elle ne peut ?tre que

12

P. VEYNE LA RELIGIOSIT? GR?CO-ROMAINE

pr?sent?es ? la triade lors de son arriv?e ?taient visibles de l'endroit o? se tenait le banquet des s?nateurs qui consommaient, le soir, la chair des victimes : la cena s?natoriale avait lieu, me semble-t-il, ad puluinaria46 (ici encore, la bonne traduction serait ? devant les sofas ?). Donc, comme

dit Nock47, le festin humain ?tait ? distinct, though not out of sight of the

gods ?. En revanche, ils ne co?ncidaient pas dans le temps : le festin a lieu

pendant que dure encore le lectisterne, mais ? son heure, et le ? menu ?

servi aux dieux n'?tait pas le m?me. De plus, la triade et les s?nateurs ?taient install?s s?par?ment et sur un mobilier fort diff?rent. Les s?nateurs ne pouvaient gu?re consid?rer les dieux comme leurs commensaux ; Aulu Gelle48 rattache le festin au sacrifice et non au lectisterne proprement dit.

Loin de Rome, la Syrie, devenue province de l'Empire, adoptera pour ses dieux le rituel des lectisternes49. A Palmyre, un pieux donateur verse aux pr?tres de Bel un capital de 400 deniers, dont les int?r?ts permettront de ? faire une distribution de viande ? tous ceux qui, le 16 ao?t de chaque ann?e, seront invit?s ? manger en pr?sence du dieu Mannos ?50 ; on voit

que les b?n?ficiaires mangeront devant le lectisterne de ce dieu d'origine arabe, mais non en sa compagnie.

La pi?t? qui faisait inviter un dieu ?tait-elle le vrai mobile ou un

simple pr?texte ? Cela d?pendait des individus, bien entendu, et les deux motivations ?taient compatibles. La m?me ambigu?t? se retrouve dans les

sacrifices priv?s, qu'Art?midore met en parall?les avec les invitations ? un dieu. Car, lorsqu'on offrait un sacrifice, la coutume ?tait d'y inviter ses amis ; l'?hont? de Th?ophraste, par pingrerie, ne le fait pas (il fait mettre en conserve les viandes du sacrifice), mais l'empereur Tib?re n'y manquait point, avec autant de bonhomie qu'un simple particulier51. A Alexandrie, dans les festins priv?s, le d?sordre des convives ?tait si grand, m?me quand

celle de la prise d'Alexandrie (L. Halkin, La supplication d'action de gr?ces chez les

Romains, 1953, p. 74). L'ann?e 30, plus que les ann?es 31 ou 27, fut pour les contemporains la date capitale : fin des guerres civiles, fin de la R?publique, ach?vement de la Conqu?te

par la soumission du dernier ?tat non barbare.

46. Si je ne me trompe pas en rapportant ? Yepulum louis un passage de Cassius Hemina

(fr. 13 Peter) cit? par Pline l'Ancien, XXXII, 20 : Numa imposa des r?gles de parcimonie aux festins publics et aux cenae ad puluinaria.

47. A. D. Nock, Essays..., op. cit., II, p. 587, n. 5.

48. Aulu-Gelle, XII, 8, 3 : deux s?nateurs qui ne s'aimaient gu?re se r?concili?rent cum

solemni die Ioui epulum libaretur atque ob id sacrificium senatus in Capitolio epularetur ;

fors fuit ut apud eandem mensam duo Uli iunctim locarentur.

49. Une monnaie palmyr?nienne et des ? tess?res de Palmyre ? (qui sont des jetons d'entr?e

? des banquets) repr?sentent le lectisterne de Bel ; les temples syriens disposaient de r?fectoires

dont on a retrouv? les banquettes, dispos?es en triclinium (H. Seyrig dans Syria, 14, 1933,

pp. 260 et 275). 50. H. Seyrig dans Syria, 18, 1937, p. 372.

51. Th?ophraste, Caract?res, IX, 2 ; Cassius Dion, LVII, 11, 6. Plus g?n?ralement, X?no

phon, M?morables, II, 3, 11 ; II, 9, 4. Autres r?f?rences chez P. Stengel, Griech. Kultusaltert?

mer, 1920, p. 106. A Pri?ne, l'?verg?te Moschion offre chaque mois un sacrifice ? Zeus et

y invite ses concitoyens (Hiller von G?rtringen, Inschriften von Priene, p. 89, n? 108, lignes

259-263).

13

LE SACR? ET LE PROFANE

le menu ?tait une thusia et succ?dait ? un sacrifice, que le dieu, scandalis?, se voilait la face et sortait d'une pareille maison52 (c'est du moins ce que

pr?tendait une devotio moderna lettr?e ; en r?alit?, un dieu au paganisme

plus antique, loin de s'enfuir scandalis?, se serait r?joui de voir les hommes

c?l?brer sa f?te d'aussi bon c ur). L'?quivoque des mobiles appara?t dans

le vocabulaire ; le mot de philothut?s, qui d?signe un homme pieux qui aime sacrifier aux dieux, revient ? le qualifier aussi d'h?te g?n?reux53 ; et

parfois le verbe thuein veut dire simplement ?abattre un animal?, par

exemple dans le Quatri?me ?vangile54. Que devient cette nourriture ? Ici

appara?t un pan cr?ment r?aliste de la vie antique ; elle avait probablement le m?me sort que les restes des festins sacrificiels et des banquets profanes :

elle ?tait laiss?e aux esclaves, qui s'en d?lectaient lorsque la f?te ?tait finie55. Je soup?onne pareillement que, dans les sanctuaires, les restes des sacrifices ?taient abandonn?s aux mendiants, aux b?molokhoi, par une

convention tacite : on fermait les yeux56. Priv?es ou publiques, les th?ox?nies montrent quelle familiarit? le

paganisme avait avec ses dieux57 ; inviter un dieu serait chose inimaginable dans les religions monoth?istes actuelles. Mais cette familiarit? a des limites. La notion d'hospitalit? ?tendue aux dieux a pour effet de les

rapprocher des hommes, a-t-on dit. Pas exactement : elle les fait ressembler encore davantage aux hommes, ce qui n'est pas la m?me chose ; l'anthropo

52. Ath?n?e, X, p. 420 EF. Le dieu est suppos? pr?sent au sacrifice et au banquet, selon une pieuse hyperbole qui permet l'indignation rh?torique ; ? moins que, la sc?ne se passant ? Alexandrie, ce dieu ne soit Sarapis, auquel on rapportait le m?rite d'inviter les hommes ? ses festins, comme nous le verrons. Sur de pieux festins d?g?n?rant en ripailles, cf. Philon, In Flaccum, 4, cit? par F. Poland, Griech. Vereinswesen, 1909, p. 259 ; la sc?ne est toujours ? Alexandrie : ? Les associations (hetaireiai) et les clubs (sunodoi) o? continuellement, sous

couleur de prendre part ? l'offrande de sacrifices (thusiai), on festoyait (hestiasis) tout en

d?blat?rant dans l'ivresse sur la situation politique ? (trad. Pelletier) ; cf. ibid., 136. Il est

instructif de lire le r?glement d'un thiase bachique ? Ath?nes (Dittenberger, Sylloge..., op.

cit., n? 1109, lignes 63-111). 53. Aristophane, Gu?pes, 82 ; M. Nilsson, Gesch..., op. cit., I, p. 145 ; II, pp. 194 et 383.

54. M. Nilsson, I, p. 145 ; H?liodore, ?thiopiques, II, 19 ; ?vangile selon saint Jean, X, 10. Le sens de hiereuein est pareillement affaibli, d?s Y Odyss?e.

55. Horace, Satires, II, 6, 65 : uernas procaces pasco libatis dapibus ; S?n?que, lettre 77, 8 : cena peracta, reliquiae circumstantibus (? au personnel ?) diuiduntur ; Hermias chez

Ath?n?e, IV, 149 F : dans le rituel des Pan?gyries et de leur banquet ? Naucratis, ta

hupoleipomena tois oiketais metadidontes. Comparer John Scheid, Romulus et ses fr?res, op. cit., p. 598. La coutume pouvait s'appuyer sur une r?gle g?n?rale : tout ce qui a ?t? offert aux dieux doit leur rester, et il est interdit d'emporter les restes (ouk ekphora) ; on les

abandonne donc ? leur sort. Par exemple, il ?tait interdit d'emporter le bois mort des bois

sacr?s (Ovide, Amours, III, 1, 1 : inceduae siluae ; Plutarque, Vie de Marius, 39, 8, etc.). 56. C'est ainsi que les repas offerts chaque mois ? H?cate dans les maisons particuli?res

?taient abandonn?s aux pauvres dans les carrefours (Aristophane, Ploutos, 594). 57. Au 3e si?cle de notre ?re, dans un monde mental transform?, le mot de lectisterne est

usurp? par analogie pour les honneurs fun?bres (Corpus inscr. Lot., V, 5272; B. Laum,

Stiftungen, 1914, p. 184, n? 86). On comprend pourquoi : des mets (ceux offerts aux parentalia) sont d?pos?s devant la statue (mentionn?e dans l'inscription) d'un grand absent, le d?funt ; en outre, la tradition ?tait de crier le nom du d?funt, de 1'? appeler

? et, dit Art?midore, de

1'? inviter? au repas fun?bre (hupodekesthai, p. 321, 22 Pack, cf. 13, 8).

14

P. VEYNE LA RELIGIOSIT? GR?CO-ROMAINE

morphisme n'abolit nullement la sup?riorit? des Immortels. Aussi bien ces

Immortels ne rendent-ils jamais l'invitation : il n'y a pas ?change, mais

religion, hommage des hommes aux dieux. Dans le banquet qui suit le

sacrifice, les dieux ne rendent pas aux hommes le repas qu'ils ont re?u d'eux : les sacrifices sont des ? honneurs ?, des tintai, auxquels ont droit les dieux, qui n'ont pas ? honorer les hommes en retour : la religion repose sur l'hommage unilat?ral et ignore la loi sociologique de l'?change (ce qui est aussi le cas de la majorit? des relations entre hommes) : les sentiments

forts, les sentiments pieux, d?coulent souvent du sentiment de d?pendance (tandis que ? mystique ? qualifie plut?t l'?l?vation et l'identification au

divin). Si l'on fait un v u et qu'on promette ? quelque dieu un sacrifice au

cas o? l'on serait exauc?, ce n'est pas l? de l'?change : c'est ce que nous

appelons, ici et maintenant, de la corruption, du bakchich, et qui a ?t?

partout et toujours la conduite des puissants ; corruption et hommage sont la m?me chose : on ne se pr?sente pas les mains vides devant les grands,

qui ont toujours eu le droit de monnayer leurs faveurs et qui sont tr?s

hautains, sauf quand leurs int?r?ts sont en jeu (aux yeux d'autres fid?les, les dieux sont, au contraire, de bons ma?tres, g?n?reux, justes et amicaux :

mais ce serait l? une autre histoire)58. On le sait bien, il nous faut donner ? nos ma?tres une part de nos biens,

si nous ne voulons pas nous les ali?ner et risquer de tout perdre. Le sacrifice est-il destin? ? au fond, ? instaurer un repas en commun, r?unissant la divinit? et ses adorateurs ?59, comme on le dit ? Les faits resteraient les

m?mes si on les nuan?ait autrement : il nous faut conc?der aux dieux une

part de ce que nous mangeons. Pour les nourrir ? M?me pas : c'est ? la fois un geste d'hommage, une conduite magique (celle de Poly crate jetant son anneau ? la mer pour sauver le reste de ses richesses)60 et un d?fi, un

challenge : le dieu ? qui nous avons sacrifi? aura-t-il le front, apr?s cela, de nous refuser les bonnes r?coltes ? Nous versons aussi de l'argent au

dieu, la d?me de nos gains, pour continuer ? en gagner. Lui en sacrifier une part aussi r?duite que possible, bien entendu, jusqu'? n'?tre plus que fressure, fum?e et symbole.

Car nous sommes capables aussi de conduites na?vement rus?es. N'y voyons pas de la tartufferie : rien n'est plus fr?quent que la plurifonction nalit? qui fait d'une pierre deux coups, qui coupe la poire en deux, qui n?gocie entre deux normes, deux finalit?s, deux sinc?rit?s. On se souvient du sacrifice qu'offre Eum?e lorsqu'il accueille sous son pauvre toit un

mendiant nomm? Ulysse61 : il abat un porc apr?s avoir jet? dans le foyer

58. Et une longue histoire, religieuse et philosophique, qui commence avec Socrate et aussi avec l'id?e que les dieux pr?f?rent les adorateurs qui ont les mains pures aux plus riches

sacrifices (note 96). D'o? le d?chirement virgilien du ? tantaene animis caelestibus irae ? ?.

59. M. Nilsson, Gesch. der griech..., op. cit., I, p. 146.

60. Sur le sacrifice de la pars pro toto, voir H. S. Versnel, ? Self-immolation ?, dans

Entretiens sur l'Antiquit? classique (Fondation Hardt), 27, Le sacrifice, 1980, p. 186.

61. Odyss?e, XIV, 414.

15

LE SACR? ET LE PROFANE

les poils de la hure, ? pour les Immortels ?, ? qui il adresse une pri?re ; ensuite il tranche la b?te en parts ?gales qu'il distribue entre les convives,

mais il en consacre une ? Herm?s et aux Nymphes, en les invoquant. On

s'interroge sur cette offrande aux dieux d'un bon morceau : le rite ordinaire ne semble pas la comporter. D'autres traduisent autrement62 : ? Il mit de

c?t? une part, en invoquant Herm?s et les Nymphes ?. Dans l'un et l'autre

cas, nous nous poserons une question prosa?que : que deviendra cette part des dieux, qu'Eum?e n'a pas br?l?e ? Va-t-il la laisser pourrir ? l'abandon ner aux chiens errants ? Je crois qu'il l'a mise en r?serve, tout simplement :

il n'a pas tout mang? le premier soir et a gard? un morceau pour sa faim du lendemain, comme font les pauvres ; la vraie part des dieux aura ?t? son effort d'?pargner, ce temps de retard. Il lui en a sans doute co?t? de renoncer ainsi ? un premier mouvement, celui de la consommation imm? diate ; d'en faire le sacrifice, comme on dit. Or, lorsqu'on r?primait un

premier mouvement, ou lorsqu'on agissait pour d'autres raisons que l'?go centrisme primaire, on reportait volontiers sur la religion ces conduites secon

daires63, de m?me que nous les reporterions sur les valeurs ou la rationalit?.

Les hommes ont toujours imagin? leurs relations avec leurs dieux sur

l'analogie d'une des nombreuses relations qu'ils pouvaient avoir entre eux.

Dans l'imagination gr?co-romaine, la divinit? n'est pas un P?re aimant et

pas davantage (du moins dans la classe ?lev?e) un Ma?tre dont il faut se

dire l'esclave64 ; les dieux sont de puissants ?trangers qui vivent leur vie, ont leur vie ? eux, vivent pour eux-m?mes et s'int?ressent plus ou moins ? l'humanit?. Il en est d'eux comme il en est des grands de ce monde : on s'adresse ? eux pour les honorer, pour les remercier ou pour leur demander quelque chose, disait Th?ophraste65. On n?gocie avec eux, on

essaie d'attirer leur int?r?t : ? Si tu me fais obtenir une travers?e sans

62. Pour M. Nilsson, p. 145, cette offrande de viande sert ? faire table commune avec les

dieux. Pour D. Gill (voir note 19), qui cite incidemment le sacrifice d'Eum?e, c'est un

trapez?ma. En revanche, pour J. Casabona, le vers 436 doit se traduire ainsi : ? Eum?e

r?partit le tout en sept part et mit de c?t? l'une, en invoquant Herm?s et les Nymphes ?, et

non pas ?l'offrit ? Herm?s et aux Nymphes en leur adressant une pri?re?; ce qui est

grammaticalement correct et me semble ?tre la bonne solution (Recherches sur le vocabulaire

des sacrifices en grec, 1964, p. 70). 63. Une autre explication est possible : g?n? de ne pas tout donner ? ses convives et de

s'en r?server une part pour le lendemain, Eum?e recourt ? une ? conduite d'excuse ?, consacrer

cette part aux dieux. D'autres fois, les conduites dont le sens n'?tait pas clair prenaient une

forme religieuse. Par exemple, il convenait, pour honorer Herm?s, d'ajouter une pierre aux

cairns (hermeia) que l'on rencontrait sur son chemin (voir surtout Cornutus, Theologiae Graecae compendium, XVI, p. 168 Gale, 24 Lang, ? ajouter ? M. Nilsson, Gesch..., op. cit.,

I, p. 503). Cela se fait encore de nos jours, par gloriole, ou pour rendre service aux autres

voyageurs, ou pour se solidariser avec eux, ou pour marquer une ?tape franchie, toutes

conduites plus obscures ? la conscience que les actes utiles ou ?go?stes ; donc l'Antiquit? attribuait ? la pi?t? la ? conduite de cairn ?.

64. Lorsque certains fid?les se diront les esclaves du dieu, ce sera l? une profonde coupure dans la mentalit? antique ; voir l'?tude fondamentale de H. W. Pleket, ? The Believer as

Servant of the Deity ?, dans Faith, Hope and Worship, H. S. Versnel (?d.), 1981, p. 152.

65. W. P?tscher, Theophrastos Peri eusebeias, 1964, p. 42.

16

P. VEYNE LA RELIGIOSIT? GR?CO-ROMAINE

naufrage, je te sacrifierai un mouton, ou bien je te consacrerai ma chevelure en hommage ? (c'est ce qu'on appelle inexactement66 le contrat de v u) ; on leur adresse un challenge : ? V?nus, toi dont la puissance r?gne sur les terres et les mers, mets fin ? nos guerres civiles ? (sous-entendu : ? Si tu ne le fais pas, ta puissance sera mise en doute ?)67 ; on essaie de les ? avoir ? la fatigue ? (fatigare deos)6S ? force de pri?res, d'?viter leur col?re en

leur rendant les honneurs qui leur sont dus69. On peut aussi les inviter ? sa table. Dans une religion, on ne r?ve pas n?cessairement ? ? la ? soci?t?, on ne la refl?te pas, m?me quand on s'inspire de tel ou tel lien social,

grand ou petit (le p?re, le bon ma?tre qui aime les siens, l'esclavage, les

puissants, le monarque, la client?le) pour imaginer les relations entre hommes et dieux70 ; la cr?ation religieuse (je ne parle pas des r?les sociaux

66. Voir, en effet, John Scheid, ? Les al?as de la "

voti sponsio "

?, dans Scienze dell'anti

chit?, 3-4, 1989-1990 (Atti del convegno internazionale ? Anathema ?), p. 773 ; le v u n'a

pas pour formule do ut des, mais da ut dem, et donne lieu ? une n?gociation avec le dieu,

qu'on prie d'accepter le don, tout en lui soumettant une demande ; si on en a l'occasion, on

tente d'exercer sur lui une pression. 67. Sur ces ? pri?res-d?fi ?, S. Pulleyn, Prayer in Greek religion, 1997, p. 200. J'en cite

ici un exemple parfois mal compris, le prologue de Lucr?ce. Les philologues appellent Relativstil ce sch?ma : E. Norden, Agnostos Theos, Untersuchungen zur Formenge schichte

religi?ser Rede, 1912 (1956), p. 172. On peut aussi adresser des reproches ? une divinit?, lui reprocher son ingratitude ou sa mauvaise foi ; cf. P. Veyne, Soci?t? romaine, Paris, Le

Seuil, ? Des travaux ?, 1991, p. 281 ; ajouter Dion de Pruse, XXXVIII, 20, ou ?pict?te, II, 22, 17 et III, 4, 8.

68. L'exemple classique est Tacite, Histoires, I, 27, 1 et 29, 1 : Galba ? fatigue les dieux ?

en multipliant les pri?res qui pr?c?dent l'immolation r?p?t?e de victimes dont les exta ne

sont jamais conformes, si bien qu'on n'aboutit jamais ? la litado (G. Wissowa, Religion und

Kultus..., op. cit., p. 418). 69. Comme dit l'ode III, 23 d'HoRACE, on ? fl?chit l'hostilit? des P?nates ? en leur offrant

le pain et le sel ; car, dans la pens?e populaire, l'?tat naturel des dieux, comme celui des

Grands, est d'?tre irrit?s et m?chants avec les Petits. Arnobe, Adver sus gentes, VU, 5 (Migne,

Patrolog?a Lat., 5, col. 1223) : ? On entend vulgairement r?p?ter une id?e dont le peuple est persuad? : on ne sacrifie aux dieux que pour les faire renoncer ? leurs col?res et ? leurs humeurs ?.

70. Je ne fais pas allusion au holisme sociologique qui tra?ne encore parfois dans nos

cervelles, selon lequel un empire centralis? ? produirait

? (par quelque myst?rieuse alchimie

mentale) le monoth?isme : mais au chef-d' uvre de Friedrich Heiler, Das Gebet, trad.

Kruger-Marty, La pri?re, 1931. L'imagination cr?atrice des religions est autonome, po?tique,

m?taphorique. Mais l'imagination est limit?e et socialis?e ; elle imagine la relation des hommes avec la divinit? ? l'exemple d'une des relations interhumaines dont elle a l'habitude et qui n'a aucune raison d'?tre la relation contemporaine consid?r?e comme dominante (? savoir la ? soci?t? globale ? : pourquoi pas la famille, aussi bien ?). On peut ainsi se consid?rer comme l'esclave des dieux ; ou les traiter comme une puissante nation ?trang?re, mais devant

laquelle il serait vil, de la part d'un citoyen, et ? superstitieux

? (deisisaimonia) de trembler ; ou admettre philosophiquement que les diff?rents dieux sont sous l'autorit? d'un dieu supr?me, de m?me que les gouverneurs sont sous l'autorit? de C?sar ; ou prendre une d?esse pour confidente, ? la fa?on d'un client qui va d?verser ses chagrins dans le giron de sa patrona ;

ou, chr?tiennement, consid?rer Dieu comme un P?re qui commande, aime et pardonne. Et si un chr?tien compare son Dieu unique ? l'empereur, ce n'est pas l? le sympt?me d'un

d?terminisme sociologique : le chr?tien n'est pas devenu monoth?iste parce qu'autour de lui

la soci?t? ?tait monarchique : mais, puisqu'il est monoth?iste, il peut lui arriver, recourant ?

une comparaison, de dire ou d'?crire que Dieu est l'empereur du cosmos.

17

LE SACR? ET LE PROFANE

de la religion) a la m?me autonomie de contenu et la m?me sp?cificit? d'intention que la cr?ation litt?raire par rapport aux r?alit?s de son ?poque. Tant l'analogie entre les deux cr?ations est profonde ; une soci?t? a autant de peine ? n'avoir pas de religion qu'? n'avoir pas de litt?rature.

Les dieux sont les voisins invisibles71 et sans ?ge du genre humain, disait un jour Peter Brown, mais ce sont des voisins puissants ; leur contre

don, si l'on tient ? employer ce mot, c'est leur ?ventuelle protection, les bonnes r?coltes, la gu?rison, la victoire, en un mot ? le bon espoir ?72 pour les prochaines ann?es (bon espoir qu'ignorait le sto?cisme, doctrine de

Yamorfati ; au-dessus des choix ? visc?raux ? entre croyance et incroyance ou indiff?rence, le d?bat r?fl?chi se partageait entre Providence, Fortune et Fatum ; l'ath?isme doctrinal des modernes n'existait gu?re). Ce sont aussi les f?tes et banquets qu'ont, gr?ce ? eux, les hommes qui les leur c?l?brent comme un d?. Telles sont les relations que l'on a avec plus puissant que soi.

Ramener ? de l'?change ces faveurs, ces n?gociations, ces ruses, toute cette richesse pittoresque et pr?cise, est toujours possible sans ?tre jamais instructif: c'est l?cher la proie pour l'ombre, tant le mot d'?change est

pauvre de sens73. L'autre pente de l'anthropologie est de ramener le sacrifice ? une commensalit? qui unirait hommes et dieux en une m?me soci?t?.

Mais, ici encore, ? commensalit? ? est un mot peu instructif ; selon que l'on se retrouve ? table non loin du pr?sident de la R?publique ou d'une

star, ou que l'on s'attable avec de vieux camarades de r?giment, le degr? de communion sera tr?s in?gal. A moins que le mot de commensalit? ne soit charg? subrepticement de durkheimisme : en s'attablant avec les dieux, qui ne seraient que la projection de la Soci?t?, la Soci?t? s'attablerait avec elle-m?me et symboliserait sa totalit?. S'il en est ainsi, la r?plique doit ?tre sans ?quivoque : dans le monde gr?co-romain, il n'arrive jamais que dieux et hommes forment un tout, une seule soci?t? ; m?me s'ils mangent non loin les uns des autres, ou m?me s'ils sont commensaux aux m?mes

tables, il y aura toujours entre eux l'ab?me qui nous s?pare du Pr?sident ou de la star (il se peut, il est vrai, que leur proximit? nous communique un frisson sacr? : nous y reviendrons).

On songe alors ? des bas-reliefs hell?nistiques qui ne se rapportent pas ? des th?ox?nies et n'ont m?me rien de r?aliste, et o?, par exception, le divin et l'humain se retrouvent c?te ? c?te ; ce sont les reliefs de la Visite

71. Car, depuis la fin de l'Age d'Or, ils se d?robent aux yeux des hommes, sauf en cas

d'epiphaneia (c'est-?-dire d'apparition ou encore de miracle) ; r?f?rences chez P. Veyne, Le

pain et le cirque, op. cit., p. 741, n. 102 ; ajouter Odyss?e, VII, 201 ; Platon, Tim?e, 41 A ;

Epinomis, 984 D ; Tacite, Germanie, 40. 72. Plutarque, Vie d'Alexandre, 74; Non posse suaviter vivi, 21, Moralia 1101 C. De

m?me Epicure, Lettre ? M?n?c?e, 134. Le bon espoir en cet avenir terrestre, bien entendu ; ce n'est que chez Aelius Aristide (mais dans son Discours ?leusinien, XXII, 10) ou chez Porphyre (Lettre ? Marcella, 24) que le mot se rapporte ? l'au-del?.

73. Si pauvre que, par calembour, il s'applique ? tout: on ??change? des biens, on ?

?change ? des mots, on ? ?change ? des femmes, on ?

?change ? des faveurs...

18

P. VEYNE LA RELIGIOSIT? GR?CO-ROMAINE

de Dionysos chez le Po?te74. On y voit figur?e une divine surprise : le

dieu, suivi de son thiase, fait son entr?e chez un banqueteur qui est ?tendu sur un lit de repas, en compagnie d'une jolie fille, devant une table charg?e de mets. Au pied du lit sont align?s des masques de th??tre qui r?v?lent

quelle est sa profession. En voyant entrer Dionysos, le banqueteur l?ve le bras en un geste d'?tonnement : le dieu n'?tait pas invit? ni attendu, il s'est invit? lui-m?me et s'appr?te ? prendre place sur le lit (un de ses

satyrisques lui d?noue sa sandale). Le relief, qui a eu du succ?s et dont on a retrouv? plusieurs exemplaires75, pastiche librement les ex-voto de

po?tes vainqueurs aux Dionysies : notre buveur est l'un de ceux-ci76 et ce

qui n'arrive jamais est en train de se r?aliser : le dieu vient partager la

joie du vainqueur de son concours. Le reste de l'image, comme me le fait

amicalement remarquer Paul Zanker, accumule des d?tails peu coh?rents77, mais tous agr?ables ? regarder78 ; cette composition a le m?me rapport fantaisiste et po?tique avec les ex-voto r?els que les ? ?pigrammes votives ?

de l'Anthologie avec les v?ritables ex-voto m?triques qu'?tudient les ?pigra phistes. La venue de Dionysos, elle aussi, imite faussement une epiphaneia divine telle que se la repr?sentait la pi?t? : la po?sie de ce relief est

d'imaginer qu'un jour l'impossible, le d?sirable, vienne ? se r?aliser et

qu'un dieu d?bonnaire se'rende visible en plein jour ? son fid?le ; alors

que, dans les ? epiphanies ? v?ritables, ou bien le dieu n'appara?t qu'en

74. Sur cette s?rie bien connue, voir en dernier lieu E. Polito, ? Luoghi del mito a Roma ?, dans Rivista dell'Istituto nazionale d'Archeologia e Storia dell'Arte, 17, 1994, p. 76 et

fig. 5-8 et 10, avec bibliographie ; Paul Zanker, Augustus und die Macht der Bilder, 1987,

p. 70 et fig. 49.

75. Sur certains exemplaires, les masques de th??tre n'apparaissent pas : le banqueteur est un simple f?tard... sauf si les masques avaient ?t? repr?sent?s en recourant ? la peinture, comme on le faisait souvent, et m?me sur l'Ara Paris. En tout cas, on voit aussi, sur le

relief, un anathema (un tableautin) qui surmonte un pilier, selon la disposition habituelle ;

c'est, lui aussi, un ex-voto agonistique (comme notre relief est cens? en ?tre un lui-m?me), car on y voit sculpt?e une Victoire qui guide son char au galop (sur certains exemplaires, la surface de Y anathema est lisse : ici aussi, on avait d? recourir ? la peinture). Ainsi donc,

notre relief, qui pastiche un anathema agonistique, contient l'image d'un anathema agonis

tique : l' uvre se mire en elle-m?me, elle est ? en abyme ?, comme on disait autrefois.

76. Comme le montre F ex-voto (anathema) dont nous parlons ? la note pr?c?dente, qui est ? en abyme ?, ? en miroir ?.

77. Le lieu de la sc?ne est incoh?rent, irr?el, me fait-il voir : ? moiti? profane (une cour

o? l'on festoie, une maison avec des fen?tres) et ? moiti? sacr? : l'entr?e de cette maison est surmont?e d'un fronton (honneur r?serv? aux dieux et aux souverains, dont Octave

Auguste) qui s'orne d'un gorgoneion accost? de deux tritons, comme sur les repr?sentations conventionnelles de temples dans les bas-reliefs ; plus loin, outre l'ex-voto avec la Victoire, on aper?oit un palmier, ainsi qu'un labrum comme il y en avait devant les temples. Un lieu

paisible, familier, mais solennel, un lieu vague qui se situe ? ailleurs ?, ou ? nulle part ?, ou ? dans des interstices ?, mais en un lieu sacr?, cependant.

78. On voit ici de la culture (les masques), de l'agonistique, une jolie fille, les plaisirs de

la table, des arbres et le plus aimable des dieux ; mieux encore, on voit ici de la religion, chose qui ?tait po?tique et aimable, m?me pour ceux qui n'y croyaient pas. Pareille imagerie

po?tique d?fie les interpr?tations r?alistes ou simplement coh?rentes ; qu'on pense aux incoh?

rences que pr?sente le r?cit mythique du Vase Portland, qui a fait l'objet de longues discussions

(O. Brendel, Introduzione a l'arte romana, S. Settis (?d.), 1982, p. 155).

19

LE SACR? ET LE PROFANE

r?ve79, ou bien sa venue, sa pr?sence, est celle d'un ?tre invisible et n'est

sensible que dans le bouleversement du c ur chez ses fid?les, qui sentent

que ? le dieu n'est pas loin ?80 lorsqu'ils l'invoquent. Telle ?tait justement, sur le lit qu'on lui avait pr?par?, l'invisible

pr?sence du dieu ou du h?ros qui s'est rendu ? son invitation dans les

th?ox?nies. Pr?sence bouleversante, quand le fid?le prenait ? la lettre la

m?taphore qu'?taient les th?ox?nies. Une m?taphore mise en acte:

th?ox?nies publiques et priv?es transposaient depuis toujours81 les pratiques

publiques ou domestiques d'hospitalit? ; on invite (kalein) le dieu, on le

re?oit (hupodekhesthai), on lui donne l'hospitalit? (xenizein), on lui offre le repas (la xenia) et les pr?sents (les xenia) d'usage. Ces clauses et ce

vocabulaire sont aussi ceux des d?crets par lesquels une cit? d?cide d'offrir

les dons d'hospitalit? ? des th?ores, des ambassadeurs, de simples envoy?s, de les traiter au prytan?e, ? la table publique ou dans un temple, de leur

accorder son xenismos pour un montant conforme ? ses lois82. Lorsqu'une cit? c?l?bre chaque ann?e les th?ox?nies d'un dieu ou h?ros, on pourrait dire qu'elle a avec celui-ci une relation ? diplomatique ? de prox?nie, un

rapport d'hospitalit?83. Voil? pourquoi, comme nous l'avons remarqu?, dans les invitations priv?es la divinit? invit?e festoie ? c?t? de convives humains, tandis que, dans les th?ox?nies, l'invit? c?leste est seul ? sa table : les

invitations publiques d?calquent les usages diplomatiques, tandis que les

simples particuliers transposent pour le dieu les festins qu'ils donnent ?

leurs commensaux. Notons enfin qu'en Gr?ce on ne conna?t pas de th?ox?nies d'une d?esse : les femmes ne voyagent pas seules ; H?l?ne, qui fut d?esse ? Sparte, y ?tait invit?e publiquement, mais en compagnie

masculine, celle de ses fr?res les Dioscures84. Seule Isis aura sa klin? en Egypte.

Traiter un dieu comme un h?te, le nourrir comme si c'?tait un mortel :

la m?taphore est la plus f?conde des voies de cr?ation religieuse parce

79. Sur les apparitions de dieux en r?ve, F. T. Van Straten, ? Some Kat'onar Dedications ?, dans Bulletin antieke Beschaving, n? 51, 1976, p. 1 ; je me permets de renvoyer ? ? Un v u

de voyageur et les r?ves chez Virgile ?, dans Poikilia, ?tudes offertes ? J.-P. Vernant, 1987,

p. 384. Lorsqu'un dieu appara?t en r?ve, cela peut n'?tre qu'un songe menteur (un onar), mais ce peut-?tre aussi une apparition v?ritable, le dieu ayant emprunt? le canal du r?ve pour

se faire voir ; en ce second cas, on dira qu'on a vu le dieu hupar, bien que ce soit en r?ve

et de nuit: on l'a vu ?comme ?veill??, ?comme en plein jour?; c'est le cas dans un

passage mal compris, mais tr?s net, d'H?liodore, III, 12,1 (vrai dieu, hupar) et III, 11,5 (onar). 80. Selon les mots de Callimaque, Hymne ? Apollon, 1-8, dans son ?mouvante description

de la ? venue ? invisible d'Apollon, de sa pr?sence adorable et terrible, quand il vient chez ceux qui l'invoquent par leurs hymnes et leurs pri?res.

81. J. Gernet, Anthropologie de la Gr?ce antique, 1968, p. 32 : ? Les r?ceptions des dieux

se font sur le mode des plus antiques r?ceptions humaines ?.

82. Il est sans doute inutile de donner des r?f?rences, tant ces libell?s sont courants : il

suffit de renvoyer ? l'index du vocabulaire dans la Sylloge et les Orientis Graeci inscriptiones de DlTTENBERGER.

83. M. Nilsson, Griechische Feste..., op. cit., p. 160.

84. Renvoyons de nouveau ? Euripide, H?l?ne, 1668, et ? la th?se de F. Chapouthier sur

les Dioscures.

20

P. VEYNE LA RELIGIOSIT? GR?CO-ROMAINE

qu'une chaleur lyrique s'y ?panche. Dans les th?ox?nies comme dans le

sacrifice, on voit la ferveur, le respect, l'affection pour les dieux recourir au plus simple, au plus indubitable des liens, celui de la nourriture ; ? un

path?tique ??l?mentaire par le pain et le sel?, comme dit (sauf erreur) Lamartine. Assur?ment, sacrifice et th?ox?nies diff?rent beaucoup : ? Nourrir le dieu ? l'autel est l'objet de tout sacrifice, lui servir un repas est autre chose ?85 ; lorsqu'on a invit? un dieu, on le nourrit de v?ritables

mets, et non de la fum?e des sacrifices. En outre, les th?ox?nies sont une m?taphore trop transparente ; le

sacrifice, lui, est une pratique sui generis, un monument religieux du pass? de presque tous les peuples, dont le ? pourquoi ? reste un objet de discus sions chez les modernes et auquel les agents auraient pu pr?ter ou donnaient

obscur?ment les interpr?tations les plus diff?rentes : pour nourrir les dieux ?

pour festoyer avec eux ? pour ne pas se pr?senter devant ces puissants sans un cadeau ? pour abattre rituellement un animal comestible, car on

n'en sacrifiait pas d'autres86? pour donner aux dieux leur part? pour entretenir leur amiti? au moyen d'une offrande ? pour sanctionner une

urgence en d?truisant une richesse ou un ?tre humain ? pour proposer aux

dieux un ?change (do ut des, ou plut?t da ut dem)%1 ? pour leur abandonner

quelque chose et sauver le reste ? pour se rassembler tous ensemble autour d'eux ? pour banqueter ? Pour un peu de tout cela en m?me temps, en plus ou moins grand nombre selon les circonstances, et diversement accentu?.

Que les dieux n'eussent que la fum?e et que les bons morceaux fussent

pour les hommes accroissait encore l'obscurit? sans diminuer l'?vidence. Le sacrifice semble fond? sur la croyance ou la rationalisation (peut

?tre populaire et na?ve, mais plut?t, je pense, ? ?l?mentaire ? et po?tique) qu'il faut nourrir les dieux comme les hommes. Toutefois, la richesse de

significations dont le sacrifice est gros (si bien qu'il en devient opaque) fait qu'entre celui-ci et les th?ox?nies, plus simples et trop transparentes, la diff?rence de degr? est assez grande pour qu'on soit tent? de tracer entre eux une fronti?re. Le sacrifice est un bel exemple d'une cat?gorie particuli?re d'objets sociologiques : ceux qui, par le hasard de leur constitu

tion, peuvent r?unir sur eux un grand nombre de significations possibles (quand m?me celles-ci seraient contradictoires entre elles) et procurer un

grand nombre de satisfactions diverses ; cette richesse les impose et leur assure un succ?s presque universel, tout en obscurcissant pour la conscience leur raison d'?tre (ils semblent donc provenir de myst?rieuses profondeurs

humaines). Il en est ainsi des sacrifices, des p?lerinages ou, dans la sph?re profane, de l'importance de s'asseoir ? la m?me table, de manger tous ensemble. Ces ? trous noirs ? sont autant de pi?ges sociaux : les individus les plus diff?rents y tombent, y sont tomb?s ou y tomberont, puisque toutes

85. G. Dum?zil, La religion romaine archa?que, 1966, p. 541.

86. Ce qui suscite l'ironie des apolog?tes chr?tiens, Tertullien (Ad nationes, I, 10, 35), Arnobe et Lactance, et l'argumentation de Porphyre, De abstinentia, II, 25, cf. II, 11,

pp. 154 et 141 Nauck. Toutefois, horresco referens, on sacrifiait des chiens ? la sinistre H?cate.

87. Voir l'?tude de J. Scheid cit?e note 28.

21

LE SACR? ET LE PROFANE

les raisons ou presque d'y tomber sont bonnes ; aussi les discussions

savantes sur ? le ? vrai sens du sacrifice seront-elles sans fin et sans objet. Et sa fausse apparence de profondeur donnera la tentation de lui trouver

des explications ?thologiques ou bien abyssales... L'?nigme est pourtant facile ? deviner : le sacrifice est tr?s r?pandu ? travers les si?cles et les

soci?t?s parce que cette pratique est assez ?quivoque pour que chacun y trouve sa satisfaction particuli?re.

Tandis que les th?ox?nies ont leur cl? hors d'elles-m?mes, dans les coutumes d'hospitalit? qu'elles d?calquent, le sacrifice s'impose par lui

m?me ; sa richesse implicite le rend ? la fois opaque et ?vident : on sacrifie sans se demander pourquoi et sans le savoir, mais en sentant que ce rite est plein de sens. La force de la coutume n'explique pas tout : on ne

sacrifiait pas seulement parce que ? cela se faisait ? ; c'est avec la m?me satisfaction que des commensaux se mettent ? table tous ensemble : ils

n'ont g?n?ralement pas ?tudi? la sociologie du banquet, mais ils n'en sentent pas moins que cette coutume est riche d'humanit?, quelles que soient les explications qu'ils peuvent en donner.

Elle est riche, en effet. Ce n'est pas que la commensalit? d?rive

sociologiquement de la soci?t?, qu'elle soit le reflet automatique de la solidarit? civique ou corporative, ni qu'elle ?prouve, on ne sait pourquoi, le besoin de ? symboliser ? cette solidarit? : c'est plut?t l'inverse et le

processus est plus compliqu? (le banquet ayant la fonction de socialiser, on semble croire que cette fonction suffit ? produire cet organe. Mais la ? soci?t? ? n'est pas comme la Physis des penseurs grecs : ses rejetons ne

sortent pas tout organis?s de son sein ; de plus, elle n'est jamais que ce

que ses pr?tendus rejetons font d'elle)88. Primo, le pr?texte de se nourrir donne une contenance, en dissipant la g?ne qu'?prouveraient des gens qui ne se sentent pas n?cessairement proches, s'ils se retrouvaient c?te ? c?te sans cette raison. Secundo, cette commensalit? oblige, par d?cence, ? se

comporter ? table comme si l'appartenance de fait ? la cit? ou ? un m?me

groupe ?tait sensible au c ur, v?cue, aim?e. Mais ? faire comme si ? fait un peu aimer cette appartenance et engage l'avenir ; car les convives se sentent oblig?s de tenir pour sinc?re et, donc, pour permanente la solidarit?

momentan?e du banquet, afin de ? r?duire la dissonance ?89 entre leurs

88. C'est ce qui m'emp?che de me rendre, au moins en partie, ? la critique de l'?verg?tisme

qu'a clairement r?sum?e M. Sartre, L'Orient romain, Paris, 1991, p. 163. La ? soci?t? ?

n'explique rien. Les banquets ne sont pas donn?s ? la soci?t? (ce n'est pas du welfare State) ni ? la cit? comme telles, mais ? un groupe d?termin?, qui peut ?tre la cit?, une partie de

la cit?, un coll?ge ou encore des p?lerins venus de cit?s plus ou moins lointaines. On peut d?crire ces largesses (et on l'a fait remarquablement), mais, pour les expliquer, il faut partir des motivations, politiques ou religieuses, de l'institution ou de la coutume et de leurs agents,

l'?verg?te, ou le pr?tre qui, ? son entr?e en fonction, offre un b uf (un seul) au personnel du sanctuaire, ? en enfumant toute la cit? ?, il est vrai (Plutarque, De profectu in virt., XII, 83 CD).

89. Car, pour r?duire cette dissonance, on met sa pens?e en accord avec ses paroles plus souvent qu'on ne fait l'inverse, ?crit le psychologue L?on Festinger (A Theory of Cognitive

Dissonance, 1957) ; th?orie contest?e comme un artefact par J.-P. Poitou, La dissonance

cognitive, 197r4, mais qui nous suffit ici : le ? ils sont trop verts ? du renard peut ?tre consid?r?

22

P. VEYNE LA RELIGIOSIT? GR?CO-ROMAINE

sentiments et leur attitude ? table : devant des commensaux qui sont autant de t?moins et qui appartiennent au m?me groupe que lui, chacun se sent tenu d'?tre coh?rent avec lui-m?me. D?sormais, ces moments appara?tront comme autant de promesses ; il deviendra malais? de traiter comme des

?trangers ceux dont on a partag? le repas en une unanimit? qui n'osera

pas s'avouer pour mensong?re. Elle le pourra d'autant moins que, tertio, l'effet de ce processus ?tait pr?vu, escompt?, et que ses ? victimes ? avaient

accept? d'avance de s'y trouver prises. Si bien que la chronologie se renverse en apparence et que la commensalit? semble refl?ter ou symboliser la solidarit? qu'elle a engendr?e.

Avec ses deux volets, immolation et festin, le sacrifice antique est

doublement lourd de richesses confuses. Ce n'?tait peut-?tre pas le cas des

th?ox?nies, qui sont un m?lange d'ing?niosit?, de ? r?alisme ? anthropomor phique et de sentimentalisme dont certains ont ?t? surpris90. Pour ?tre ?mu

pendant un sacrifice, il suffisait de croire aux dieux, mais que ressentait on devant la rotonde ou le salon, quand on regardait le lit vide sur lequel un dieu ?tait cens? ?tre pr?sent ? Peut-?tre rien : les lectisternes ?taient de l'adoration p?trifi?e qui pouvait se suffire, des installations d?clamatoires, comme en inventeront les futurs si?cles baroques (dans certains sanctuaires

romains, le lectisterne ?tait install? en permanence)91 ; peut-?tre, au con

traire, attiraient-ils par l? la pi?t? sentimentale des fid?les, qui venaient

d?poser des mets ou des pi?ces de monnaie, ou verser des libations, devant les puluinaria ou, ? d?faut, sur une mensa plac?e ? l'int?rieur du temple92.

En particulier, pendant les jours de supplicationes, dans les moments

d'angoisse ou le soulagement, les foules prenaient le chemin des lectisternes

pour implorer les dieux ou pour les remercier. R?sumons. Les th?ox?nies sont le cas le plus simple : la divinit? d?jeune,

seule, sur son sofa ; si, dans la soir?e, un epulum humain se d?roule dans

comme un autre exemple de cette r?duction, qui ne se produit, il est vrai, que si le sujet se sent tenu d'?tre en accord avec lui-m?me.

90. Dans ses ? Consid?rations sur le lectisterne ? (dans Hommage ? Jean Granarolo, 1985, p. 215), J.-P. C?be fait bien sentir le climat familier, confiant, sentimental des th?ox?nies ; il

cite, pour le contraste, la r?action toute ? anglicane ? de Warde Fowler, The Religious

Experience of the Roman People, 1911, p. 265, que le lectisterne choque comme ?tait choqu? le touriste anglais par le ? paganisme ? du culte catholique auquel il assistait lors de son

great Tour en Italie.

91. Ou du moins ?pendant la plus grande partie de l'ann?e? (Tite-Live, XXXVI, 1 et

XLII, 30) ; en effet, il ne peut y avoir de culte pendant les dies religiosi. 92. Sur l'ouverture de tous les temples pour la foule, les r?f?rences sont d?j? r?unies par

Bouch?-Leclerc dans le Daremberg et Saglio, IV, au mot ? lectisternium ?, 1010. Dans les Res Gestae, 9, 2, la foule va priuatim faire les supplications apud omnia puluinaria. Voir

Pierre Gros, Aura Templa, recherches sur l'architecture religieuse de Rome ? l'?poque d'Auguste, 1976, p. 35, n. 139, et p. 44, n. 196 et 198. Une mensa plac?e, comme en Gr?ce, ? l'int?rieur des temples a pr?c?d? les puluinaria : ? J'ai moi-m?me vu, dans des temples, des d?ners servis aux dieux sur d'archa?ques tables de bois, dans des corbeilles et dans des

plats d'argile ? (Denys d'HALiCARNASSE, II, 23, 5). Cette table, plac?e dans le temple m?me,

jouait le m?me r?le rituel que le puluinar (Macrobe, Saturnales, III, 11, 6). Les tables

install?es dans le sanctuaire, mais hors du temple, et sur lesquelles tous les fid?les, en tout

temps, peuvent venir d?poser des offrandes, sont autre chose. Voir C. Goudineau, ? Hiera

trapeza ?, dans M?langes d'arch. et d'histoire de l'?cole de Rome, 79, 1967, p. 77.

23

LE SACR? ET LE PROFANE

le m?me temple, cette identit? de local n'est pas un repas en commun. Le

sacrifice n'en est pas un non plus ; loin de faire communier la divinit? et

les hommes autour d'une m?me table, le sacrifice est un hommage rendu

? des sup?rieurs (sinon ce serait l? ? une amiti? trop haute pour les

mortels ?, comme il est dit d'Hippolyte chez Euripide)93. Il ne peut plus y avoir de communion entre les hommes et les dieux. Nous ne vivons plus en cet Age d'Or o? ? les repas ?taient alors communs, et communs les

si?ges, pour les Immortels et les hommes mortels ? ; en ces temps primitifs o? ? les hommes ?taient h?tes et commensaux des dieux parce qu'ils ?taient

justes et pieux ?94. Cette croyance est, aux yeux d'Ovide, une na?vet? touchante de l'?poque patriarcale95. Seul un penseur ? moderne ? comme

Dion de Pruse put ?crire que les dieux n'acceptent d'autre sacrifice que ceux o? les hommes ont plaisir ? festoyer en leur compagnie ; il introduit de son propre chef l'id?e d'une commensalit? divine pour raffiner sur une

id?e de la pi?t? : seule est acceptable, ?crit-il, une soci?t? o? on se sent

aim? ; donc un sacrifice offert par des indiff?rents n'est pas agr?able aux

dieux : la doctrine sto?cienne de l'amiti? entre ces ?tres parents que sont

les hommes et les dieux le voulait, et cette amiti? est la v?ritable pi?t?. Cette rationalisation ?difiante96, ch?re ? la devotio moderna, est une chose,

l'opaque et riche signification du sacrifice en est une autre.

En notre ?ge de fer, il arrive encore qu'un dieu soit dit inviter des hommes ou les nourrir, mais que veut dire ce pieux langage ? Un texte bien connu va nous l'apprendre. Quand X?nophon fut banni d'Ath?nes, les Lac?d?moniens l'install?rent pr?s de Scillonte, sur un domaine cultiv?,

dans une contr?e riche en gibier ; l'exil? y fonda un temple ? Artemis et

93. Euripide, Hippolyte, 19, parole d'Aphrodite irrit?e de cette hubris dont, avec son sens

aigu de l'ambigu?t? et de l'?quivoque, Euripide fait une des interpr?tations qu'on peut donner

de son h?ros.

94. H?siode, fragment 1, et Pausanias, VIII, 2, 4-7, cit?s par P. Schmitt Pantel, La cit?

au banquet..., op. cit., p. 441.

95. Ovide, Fastes, VI, 305 : ? C'?tait jadis la coutume de s'asseoir devant le foyer sur de

longs bancs : on croyait que les dieux assistaient au repas ? (trad. John Scheid, Romulus et

ses fr?res, p. 529). Inutile de dire qu'on n'y a jamais cru : Ovide fait de la reconstitution

savoureusement archa?sante.

96. Dion de Pruse, III, Discours royal, 97. Depuis des si?cles, Euripide (fragm. 946), Socrate chez X?nophon, Th?ophraste (chez W. P?tscher, Theophrastos P?ri eusebeias,

p. 142), Horace (ode III, 23, 17), l'inscription Sylloge n? 1042, ligne 12, Plutarque (frag ment 47 Sandbach dans les Moralia Loeb, vol. 15, p. 134, qui m?le puret? morale et puret? rituelle), ainsi que l'oracle de Delphes (M. Nilsson, Gesch. griech. Relig...., op. cit., I, p. 648), et bien d'autres, r?p?taient qu'aux riches offrandes d'un m?chant les dieux pr?f?raient la

modeste offrande d'une main pure ; pour citer les beaux vers d'Horace, ? si la main qui touche l'autel est pure, sans qu'elle y ajoute la recommandation d'une victime co?teuse, elle aura d?sarm? la mauvaise humeur des P?nates avec le froment rituel et des cristaux de sel ?

(Odes, III, 23). Epicure lui-m?me n'est pas loin de le penser (Pap. Oxy., I, 215 ; A. A. Long

et D. N. Sedley, The Hellenistic Philosophers, 1987, II, p. 152). Et Dion est de cet avis

(III, 52 ; IV, 76 ; XIII, 35 ; XXXI, 17 ; XXXIII, 28) ; mais, ici, il substitue l'affection pieuse envers les dieux ? la puret? morale ou mat?rielle : les dieux ne peuvent aimer que la soci?t?

de ceux qui les aiment.

24

P. VEYNE LA RELIGIOSIT? GR?CO-ROMAINE

y institua un sacrifice solennel auquel participaient les citoyens de la ville, les r?sidents et les femmes. Or, ?crit X?nophon, ? c'?tait la d?esse qui

procurait aux participants du pain, du vin, du gibier et leur part de chair

sacrificielle ? ; en effet, pr?cise-t-il, cette nourriture provenait de la d?me

qu'il versait ? la d?esse sur le revenu de son domaine et du gibier chass?

sur les terres sacr?es97. Dire qu'une divinit? fait festoyer les hommes qui lui offrent un sacrifice signifie que les victimes, ainsi que l'entretien des

p?lerins, sont pris sur les revenus du sanctuaire, ou sur l'?verg?tisme des

pr?tres, ce qui revient au m?me.

De m?me, si certains personnages pr?tendent, de par leur qualit?, ?tre

les commensaux attitr?s d'une divinit? ou partager sa demeure, on ne

prendra pas ? la lettre ces affirmations ; ce ne sont que d'affectueuses

hyperboles pieuses. ?talons d'abord une poussi?re de petits faits, avant

d'?voquer la vie d'un grand p?lerinage. Voici, en Acarnanie, dans un

sanctuaire de Zeus, une liste de desservants98 : ? c?t? des hi?ropes, du

cuisinier, des esclaves (paides) du dieu, se trouvent certains sunestai de

Zeus ; comme leur nom l'indique, ils vivent dans le sanctuaire, o? le dieu

les loge (on ne peut s'emp?cher de songer aux katochoi du Sarapieion de

Memphis)99. Klaffenbach les rapproche des parasitoi d'un dieu, sur lesquels Ath?n?e colporte des railleries qui font penser ? Villon, envieux des ? gros et gras chanoines ? ; ce sont bien les ? parasites ? d'un dieu, car ils mangent ? ses frais, ou ? ceux de son sanctuaire : charg?s de proc?der ? la lev?e du grain sacr?, ils prennent leurs repas dans le temple durant toute la dur?e de leur charge100.

Un cas tout ? fait diff?rent est celui des confr?ries (sumbi?sis)101 de

m?tier dont les membres s'intitulent ? convives (sumbi?tai)102 de tel ou tel dieu ? : ils sont convives entre eux, et non avec leur dieu. Il s'agit de ces

coll?ges professionnels ou fun?raires bien connus qui se pla?aient sous

l'invocation d'une divinit?, comme en France, jadis, la confr?rie des orf?vres sous celle de saint Eloi et, dans la Rome pontificale, celle des peintres sous celle de saint Luc ; la vie de ces groupements ?tait charpent?e par des

banquets, des beuveries, de la ? convivialit? ?, comme on dit. A Thessalo

nique les ? familiers (sun?theis) d'H?racl?s ? ne vivent pas avec ce h?ros, mais entre eux ; en 154 de notre ?re, ils font graver l'?pitaphe d'un

sun?th?s103, c'est-?-dire d'un des leurs (outre leurs festins, ces coll?ges

97. X?nophon, Anabase, V, 3, 8-10.

98. Inscr. Graec, IX, I, 2, 434, ligne 9, avec le commentaire de Klaffenbach.

99. Dont F. Dunand et C. Zivie-Coche, Dieux et hommes en Egypte, 1991, p. 299, donnent

une description plus nuanc?e que d'autres.

100. Ath?n?e, VI, 234 C et 239 D, comment? dans l'article par?sitos du Daremberg et

Saglio ; je ne connais une ?tude de R. Schlaifer que par le r?sum? de J. et L. Robert dans

leur Bulletin ?pigraphique, 1949, n? 59.

101. Le mot de sumbi?sis est connu des ?pigraphistes en ce sens ; voir l'index d'E.

Ziebarth, Das griech. Vereinswesen, 1896, ou celui de F. Poland, Geschichte des griech. Vereinwesens, 1909 (1967).

102. Inscr. Graec., IX, I, 2, 248, cit? par Klaffenbach.

103. Inscr. Graec, X, II, 1, 288 ; coll?ge professionnel selon Poland dans le Pauly

Wissowa, IV A, col. 1366, au mot ? synetheia ?.

25

LE SACR? ET LE PROFANE

assuraient une s?pulture d?cente ? leurs membres). En Thrace, non loin de

Trajana Augusta, certains ? compagnons de beuverie (symposiastai) du

dieu Ascl?pios ?104, au nombre d'une douzaine, ne boivent pas en compagnie de ce dieu gu?risseur ; ce sont les membres d'un coll?ge professionnel105 ou fun?raire, ou encore d'une sodalit? religieuse106 qui v?n?rait Ascl?pios107.

Dans la pars Latina de l'Empire, des associations identiques s'intitulaient

pareillement conuictores, comestoresm ou compotores ; il y avait, ? Fermo, des conuictores qui una epulo uesci soient109 et, en Dalmatie, des conuic tores Concordiae110.

Mais quittons ces d?tails pour une ?tude de cas. Sous le Haut-Empire, la m?tropole de la Carie, Stratonic?e, n'?tait pas une cit? ordinaire : ?

quatre heures de marche, au sommet d'une colline, le grand sanctuaire de Zeus ? Panamara ?tait sous sa d?pendance. C'?tait un p?lerinage renomm? dans toute la r?gion et m?me jusqu'? Rhodes ou Milet ; toute l'ann?e, il recevait la visite des p?lerins ; mais, une fois par an, Zeus Panamaros ? descendait ? ? ? cheval ou ? dos de cheval111 ? ? Stratonic?e ; il y

s?journait112 pendant les dix jours que durait sa grande f?te, o? les foules affluaient. Et pour cause. Lorsque la date de cette f?te ?tait proche, le

104. G. MiHAiLOV, Inscriptiones Graecae in Bulgaria repertae, III (Sofia, 1964), n? 1626 ; Y ex-voto remerciait sans doute Ascl?pios et Hygie, me semble-t-il, car, au m?me lieu-dit, on

a trouv? (n? 1628) un ex-voto ? ce couple divin, avec le m?me libell?.

105. Comme le pense Poland dans le Pauly-Wissowa, IV A, col. 1260, au mot ? symposias

tai ? ; Klaffenbach (cit? ci-dessus) pense plut?t que ce sont des parasitoi. 106. C'est une sodalit? de cette esp?ce que doit ?tre la sun?theia ton p?ri Alexandron

Dios, r?unie autour d'un certain Alexandre, son fondateur (Inscr. Graec, X, II, 1, 33). 107. Soit dit entre parenth?ses, j'ignore, en revanche, ce que peut ?tre, ? T?nos, certain

? koinon des th?ox?niastes ? (Inscr. Graec, XII, 5, 872, ligne 114) : v?n?raient-ils quelque dieu surnomm? Th?ox?nios, semblable ? l'Apollon Th?ox?nios de Pell?ne ? Il y avait, ?

Rhodes, un ?koinon des x?niastes dionysiastes ? (Inscr. Graec, XII, 1, 161); leur nom

semble indiquer qu'ils invitaient un dieu ou recevaient Dionysos, mais ? quelle c?r?monie, ? quel festin ? On pense aussi ? ce qui se passait ? D?los, dans le culte public des Dioscures

(identifi?s aux Cabires de Samothrace) : les th?ox?nies des Dioscures y sont appel?es epicrasis,

parce que, ?crit Philippe Bruneau, on y versait des libations de vin m?l? d'eau : les comptes des hi?ropes permettent de conclure ? une centaine de litres de ce m?lange ; donc ? les fid?les

participaient s?rement ? la consommation du breuvage ? (Recherches sur les cultes de D?los,

1970, p. 393). S'agirait-il d'une ? invitation aux libations ? (kalein epi tas spondas), semblable

? celle dont parle Pausanias, II, 12, 4-6, cit? par L. Robert, Hellenica, XI-XII, 1960, p. 566, n. 3 ? Les hommes versaient une libation aux dieux ou aux h?ros, peut-?tre pour les inviter

? des th?ox?nies, et ils buvaient le reste. Mais qui participait ? la solennit? et ? la beuverie ?

Les fid?les qui s'y ?taient rendus ? Une sodalit? ? demi publique, ? la mani?re des org?ons ?

108. Corpus inscr. Lat, IX, 3693 et 3815.

109. Corpus, XI, 6244 ; J.-P. Waltzing, ?tude sur les corporations professionnelles chez les Romains, 1895, I, p. 323.

110. Corpus, III, 1825 ; de nombreuses cit?s ? travers l'Empire avaient des autels et temples de Concordia.

111. Les inscriptions parlent de ce cheval, mais non de la position du dieu; en Syrie romaine, chaque ann?e, l'image sacr?e ?tait promen?e en procession, port?e sur un b?t install? sur le dos d'un cheval ou d'un chameau (comme le montre un linteau c?l?bre du temple de

Bel ? Palmyre). 112. C'?tait une epidemia : M. Cetin Sahin, Die Inschriften von Stratonikeia, Inschriften

griech. St?dte aus Kleinasien, 21, I, n? 222 et 242, ligne 8.

26

P. VEYNE LA RELIGIOSIT? GR?CO-ROMAINE

pr?tre de Zeus, toujours issu d'une famille prosp?re, en faisait l'annonce dans les cit?s environnantes, quelquefois par voie d'affiches113, mais cette annonce n'avait rien d'ordinaire114, elle non plus : ? le dieu ? lui-m?me,

par la voix de son pr?tre, ? invitait ? Vhestiasis sacr?e tous les hommes, de tout ?ge et de toute condition (tukh?) ? : citoyens, ?trangers de passage,

non-citoyens de tout statut115, et m?me les esclaves. Tous ?taient convi?s ? ? la r?jouissance (euphrosun?) ?, ? ? la table ? ou ? aux tables du dieu ? ; cette table ?tait ? commune et ?gale (isonomos) ? tous ceux qui viendront, d'o? qu'ils viennent ?. Entre autres g?n?rosit?s116, ils ?taient ainsi convi?s aux festins sacrificiels. Si le dieu agissait ainsi, c'?tait en vertu de sa

?philanthropie?117. Ce mot n'?voque pas quelque religiosit? universaliste

qui s'adresserait ? l'humanit? tout enti?re118 : le dieu accueillait quiconque venait le v?n?rer, sans faire les distinctions de statut ni les exclusions de la plupart des banquets ; ce n'?tait pas comme aux Petites Panath?n?es119 :

? sa table, les portions ?taient ?gales pour tous... Le dieu invite et le pr?tre de Zeus paie, en mettant souvent ? contribution

la dot ou les ressources de sa femme, qui devient alors pr?tresse d'H?ra ; au si?cle des Antonins, un de ces couples ? a re?u tout le monde toute

l'ann?e, ? ses frais et d?pens ?120 ; un autre pr?tre, en son nom propre et en celui de son fils, auquel il pr?pare ainsi la voie ? la pr?trise, a offert douze b ufs pour les sacrifices (avec un b uf peu gras, on peut donner

113. Sahin, n? 242, ligne 30 (dia programmais). P. Roussel en rapproche Dittenberger,

Sylloge..., op. cit., n? 714, ligne 25.

114. P. Roussel, ?Les myst?res de Panamara ?, Bull, de corresp. hell, 51, 1927, p. 129 ; P. Schmitt Pantel, La cit? au banquet..., op. cit., p. 401 : ? Il faut traiter cet ensemble

[Panamara] comme une exception ? : A. Laumonier, Les cultes indig?nes en Carie, 1958,

p. 258.

115. Les paroikoi sont indiff?remment des affranchis, des m?t?ques et des indig?nes qui ne sont pas admis au statut civique, selon A. Rizakis, ? Incolae-Paroikoi ?, Revue des ?tudes

anciennes, 100, 1998, partie, p. 605.

116. Sahin, n? 242, ligne 30 (thusiai). Un autre pr?tre ?verg?te a fait ? d?ner deux fois le

peuple dans la cit? et, outre toutes les autres largesses servies ? ces d?ners, a donn? ? chaque

citoyen, lors de ces deux d?ners, douze livres de viande de porc, de b uf et de mouton, et

huit livres de pain, avec le droit de les emporter (apophor?ton) ? (Sahin, n? 17, lignes 8

14). Je simplifie d'ailleurs un syst?me plus ?volutif et plus complexe, sur lequel voir

A. Laumonier, qui le d?crit en d?tail dans ses Cultes indig?nes en Carie. Un d?tail seulement :

parmi toutes les g?n?rosit?s des pr?tres, il est question d'avoir ? fait remise des droits de la

table ? (Sahin, n? 220, ligne 24), droits sur lesquels Laumonier s'interroge, p. 317 ; la r?ponse ne serait-elle pas dans un autre texte de la m?me ?poque, la loi sacr?e de M?n Tyrannos au

cap Sounion ? On y voit que la moiti? des offrandes d?pos?es par les fid?les sur la table

d'offertoire revenait au pr?tre (Dittenberger, Sylloge..., op. cit., n? 1042, ligne 20 ; F. Soko

lowski, Lois sacr?es des cit?s grecques, n? 55) ; cf. Aristophane, Ploutos, 676. A Panamara, un pr?tre g?n?reux renonce ? sa moiti?, que le fid?le peut remporter chez lui.

117. Sahin, nos 30 et 33. Un procurateur de Dacie remercie Apollon et Hygie, ?dieux

philanthropes ? (J. et L. Robert, Bulletin ?pigraphique, 1984, n? 275). Voir ici, note 182,

sur Ascl?pios et Sarapis dieux philanthropes. 118. Comme l'ont suppos? plusieurs ?diteurs et commentateurs, mais voir P. Roussel dans

le Bull, de corresp. hell, 1927, p. 135.

119. Sylloge, n? 271, lignes 11-16.

120. Sahin, n? 242, ligne 10. Autre bel exemple chez P. Schmitt Pantel, p. 362.

27

LE SACR? ET LE PROFANE

une livre de viande rouge ? cinq cents personnes121, me dit un professionnel). Au d?but du 4e si?cle de l'Empire, ces solennit?s ?taient toujours (ou ?taient

redevenues) vivantes, ainsi que les largesses des pr?tres122. On se prend ?

r?ver ? la destin?e si particuli?re des notables que le hasard avait fait na?tre en ce lieu. C'?tait gr?ce ? ceux-ci que Zeus Panamaros pouvait inviter ?

des tables qui ?taient les siennes. Cependant, aucun mot ne laisse entendre

qu'il y ?tait pr?sent lui-m?me : les hommes s'attablaient seuls entre eux ; ils mangeaient aux frais du dieu, mais sans lui. En ce sanctuaire renomm?, le festin n'?tait s?rement pas senti comme profane, ce qui ne signifie pas que c'?tait une communion123. Toutefois, Zeus Panamaros ?tait le grand dieu r?gional ; les adolescents, ? leur entr?e dans l'?ge adulte, coupaient leur chevelure pour le dieu et montaient la consacrer en son sanctuaire124.

Le p?lerinage ? Panamara ou les dix jours de f?te ? Stratonic?e devaient avoir le double visage d'un Pardon breton : ? la fois ferveur et ripaille125.

Sur les festins de Panamara, comme sur tous ceux o? les dieux ?taient

impliqu?s, les historiens se divisent en deux camps : pour les uns, la

religion p?n?trait toute la vie gr?co-romaine et certains banquets sacr?s ?taient des repas ? dont le caract?re mystique n'est gu?re douteux ?126 ;

pour les autres, ? les gens, en fait, ne pensaient qu'? bien manger et bien boire?127. La r?ponse, assez ?vidente, est qu'il faut distinguer le volet ? sacrifice ? du volet ? banquet ?, o? l'attitude qu'on attendait des partici pants n'?tait pas la m?me ; pendant le banquet, dont on ne m?connaissait

pas la sacralit?, on pouvait n?anmoins s'abandonner sans impi?t? au plaisir de manger et de boire. Un cas diff?rent sera celui des repas collectifs dans certains cultes orientaux, o? appara?tra une religiosit? nouvelle.

Le sacrifice lui-m?me met les hommes en rapport avec le dieu auquel il est destin? ; ce n'est pas l? une intrusion du surnaturel, comme le serait

un miracle ou une apparition, mais c'est du sacr? et cela rel?ve de la

r?gularit? cultuelle. Ce n'en est pas moins impressionnant ; certains offi

ciants, trop ?mus, sont ? p?les sous leur couronne ? et ? font br?ler l'encens

121. Sahin, n? 160. Notre estimation est proche de celle de M. W?rrle, Stadt und Fest

im kaiserzeitlichem Kleinasien, 1988, p. 254 et n. 160.

122. Sahin, n? 310, d?cret sous Maximin Da?a.

123. Pour une fois, nous n'en croirons pas P. Roussel, 1927, p. 134.

124. On a retrouv? une centaine d'inscriptions, sur pierre ou marbre, dont beaucoup datent

du 3e si?cle et qui comm?morent ces cons?crations de chevelures (Sahin, nos 401-500) ; ces

gravures relativement co?teuses ?manent de gens qui ont les tria nomina ou poss?dent toute

une phamilia d'esclaves (432, 450, 453, 486-491), outre les pr?tres et esclaves du sanctuaire

lui-m?me (407, 478). Il faut supposer un beaucoup plus grand nombre d'autres cons?crations,

par des gens du peuple, avec inscriptions sur du bois p?rissable ou sous forme de graffiti sur le mur du portique (Pline le Jeune, VIII, 8, 5 ; Reallexikon f?r Antike und Christentum,

XII, au mot ? graffiti ?, col. 672), ou qui n'avaient rien inscrit du tout.

125. Pour les Pardons bretons, ma source unique, mais irr?cusable, est l'admirable Pardon

de Sainte-Anne de Tristan Corbi?re, dans les Amours jaunes. 126. J. Hatzfeld dans le Bull, de corresp. hell, 51, 1927, p. 72 ; mais voir la critique

nuanc?e que fait P. Roussel, 1927, p. 134.

127. P. Schmitt Pantel, La cit? au banquet..., op. cit., p. 9, qui, ? juste raison, critique cette d?mystification trop sommaire.

28

P. VEYNE LA RELIGIOSIT? GR?CO-ROMAINE

avec des mains tremblantes ?128. Une attitude recueillie est attendue des

participants (quelques incroyants, dans la foule, ricanent, mais tout bas)129 ; durant le long d?roulement de la c?r?monie, le recueillement de l'assistance n'a probablement pas l'intensit? qui est r?serv?e ? certains individus ou ? certaines circonstances, mais on peut imaginer une foule docile, ?mue comme lorsqu'on p?n?tre dans un sanctuaire ou un bois sacr?, impressionn?e par des rites qu'on croirait sans ?ge130, par une c?r?monie dont elle n'est ni l'auteur ni la mesure, par des honneurs rendus ? des ?tres encore plus puissants que les rois ; elle a conscience d'assister ? une c?r?monie qui

met dans l'existence ? chaleur, solennit? et un certain sens de l'imm?mo rial ?131. Son humble respect silencieux et patient a ?t? probablement, en

pareilles circonstances, l'attitude ordinaire des foules croyantes ? travers les si?cles.

Apr?s le sacrifice (abattage et d?pe?age rituels, suivis d'un barbecue), commence le m?choui, o? l'on peut abandonner tout recueillement. Aucun festin profane et priv?, ?crit Plutarque, ? ne procure autant de plaisir et

d'agr?ment, m?l?s de v?n?ration et d'adoration, que les banquets qui succ?dent ? une c?r?monie religieuse, ? un sacrifice, et o? il semble qu'en

pens?e on touche de tr?s pr?s au divin ?132. Abaissons d'un b?mol cet

hymne d'apolog?te. Dans la partie sacrificielle, la pi?t? avait ?t? de placer ses espoirs mat?riels en les dieux et d'aimer se sentir aid?s par eux ; l'?motion de faire appel ? des protecteurs puissants et v?n?rables et de les rendre proches gr?ce ? un rituel en avait fait l'?motion. Le banquet qui y succ?de, avec ses plaisanteries et ses conversations profanes, n'est pas un indice de d?sacralisation : la d?tente est due au sentiment du devoir accompli et d'avoir fait ensemble une bonne action utile ; aussi les dieux approuvent ils cette satisfaction l?gitime.

On reprochait ? Aristippe, philosophe du plaisir, de trop aimer faire la f?te ; ? on le fait bien en l'honneur des dieux ?, r?pliqua-t-il133. La joie de ces festins et ripailles n'aurait pu choquer qu'une pi?t? toute int?rieure, proche du christianisme134. Pour une religiosit? plus traditionnelle, la divinit?

128. Plut arque, De superstitione, 9 (Moralia, 169 D), qui bl?me cette ?motivit? ; il

l'impute ? une faiblesse indigne d'un homme libre et ? une fausse id?e qu'on se fait

des dieux, qui sont bons et dont on n'a pas ? avoir peur (deisidaimonia, mal traduit

par ? superstition ?).

129. M?me r?f?rence. Un demi-mill?naire auparavant, un esclave et mauvais garnement

(Aristophane, Cavaliers, 32) dit ? son camarade : ? Allons donc ! Tu y crois, toi, aux

dieux ?? ; il devait pareillement ricaner en silence.

130. Euripide, Bacchantes, 201 : ? Des traditions aussi vieilles que le temps lui-m?me ?.

131. Peter Brown, dans une belle page sur le paganisme (L'essor du christianisme occiden

tal, 1997, p. 35). 132. Non posse suaviter vivi, XXI, 7-8, Moralia, 1102 A. Mais cette page vivante et habile

m?le de fines observations ? des proc?d?s de pr?dicateur ?difiant qui minimise l'existence

d'autres banquets d'inspiration plus profanes, en pr?tendant que de tels banquets ne comptent

pas et ne sont pas de ? vrais ? banquets sacrificiels.

133. Diog?ne, La?rce, II, 68. De leur c?t?, Platon et Epicure placent ?minemment la pi?t? dans la c?l?bration des f?tes, qui nous ont ?t? donn?es par les dieux pour notre joie (J.-A.

Festugi?re, Epicure et ses dieux, 1968, p. 96). 134. On a vu plus haut, note 52, quel ?tait le jugement des lettr?s et de Philon d'Alexandrie.

29

LE SACR? ET LE PROFANE

prenait plaisir ? voir les hommes se r?jouir en son honneur et appr?cier la f?te, ce bienfait des dieux ; ce jour-l?, une r?jouissance toute humaine,

une euphrosun? qui ? n'avait rien de mystique ?135, ?tait le genre de pi?t?

requis. On avait pour les dieux du respect, de la pi?t?, de l'affection et

une admiration parfois amus?e (celle d'Aristophane, celle des parodies du

sacr?)136 ; il fallait leur rendre leurs honneurs, mais eux n'exigeaient pas de renonciation aux plaisirs de ce monde au profit des plaisirs spirituels137. Le banquet sacrificiel, les f?tes, ?taient des moments d'euphorie, et ? eupho rie?138, de m?me que ?solennit??, se pronon?ait ?religion?. Le festin ?tait solennel, or tout ce qui rompait avec la quotidiennet?, tout ce qui ?tait marquant, y compris les sources, les monts et les rois, prenait une

forme religieuse. Car le sacr? n'est pas une essence, mais une forme (que prenaient certains imp?ratifs et interdits, par exemple : ce n'?tait pas ? la ?

religion qui interdisait, mais l'interdit qui avait pris une forme religieuse)139. Aussi la religion semble-t-elle partout pr?sente dans la cit? antique : cette forme s'?tendait ? tout ce qu'elle rev?tait et en prenait la forme.

Tel ?tait l'?tat d'esprit de ceux qui prenaient place au banquet, lorsqu'ils avaient des sentiments pieux. Mais en avait-on toujours ? Le sacr? est non

moins menac? par la ? routinisation ? que le charisme selon Max Weber. Une documentation abondante montre que, d?s le d?but, les concours

athl?tiques, ? Olympie, ont ?t? v?cus comme des spectacles profanes, ? sportifs ?, bien qu'ils fussent d?di?s ? Zeus et ? H?racl?s (de m?me que le Palio de Sienne est d?di? ? la Vierge). Pourquoi un banquet sacrificiel n'aurait-il pas ?t? v?cu d'une mani?re aussi profane que, chez nous, les

repas de No?l ou les banquets de premi?re communion, qui se maintiennent comme simple r?jouissance ou rite de passage ? On savait bien que ? les

135. P. Roussel dans Bull, de corresp. hell, 51, 1927, p. 134.

136. Sur la parodie du sacr?, le jugement indulgent d'A. Lesky (Gesch. der griech. Literatur,

1963, p. 486) semble plus judicieux que la s?v?rit? de M. Nilsson (Gesch. der griech. Religion, op. cit., I, pp. 779 et 143). Lorsque Aristophane, dans les Oiseaux, imagine les dieux

affam?s par l'interruption des sacrifices, il ne met pas en sc?ne une croyance (pr?tendument ?

populaire ?) selon laquelle le sacrifice servait ? nourrir les dieux (interpr?tation fausse, comme le montre M. Nilsson, p. 143) : il d?veloppe une fantaisie comique qui n'avait rien

de blasph?matoire ; la parodie du sacr? ressemble ? ces ? revues ? de th??tre dans lesquelles nos ?tudiants se moquent du caract?re et des manies de leurs professeurs et examinateurs

(avec l'indulgence de ceux-ci), pour prendre sur eux une inoffensive revanche moqueuse :

ce besoin de revanche prouve justement qu'ils sentent la sup?riorit? de ces professeurs et se

sentent sous leur d?pendance. 137. Pour paraphraser Saint Fran?ois de Sales, Introduction ? la vie d?vote, IV, 14, 5.

138. On songe au cri du c ur d'H?l?ne, euphorique de ses retrouvailles avec M?n?las : ? C'est un dieu de retrouver ceux qu'on aime ? (Euripide, H?l?ne, 560). Sur ces ? dieux de

l'instant ?, H. Usener, G?tternamen, 1928 (1948), p. 290.

139. On est souvent victime de l'illusion des essences, c'est-?-dire des mots. Au 18e si?cle, il paraissait ?vident qu'une soci?t? ath?e ne serait pas viable, ? cause de son immoralit? : ? la ?

religion, pensait-on, ? faisait respecter ? la morale ; ? la ? religion passe pour avoir

donn? de la l?gitimit? aux rois, gr?ce ? la force qu'elle aurait en propre. Il y a l? une part de logomachie ; en fait, morale ou l?gitimit? ont leur force ? elles (elles attirent le respect) ; elles eurent une forme religieuse : mais, quand les sujets du roi ne voulaient plus de leur

prince, ils savaient contester sa l?gitimit?, qu'elle f?t religieuse ou non.

30

P. VEYNE LA RELIGIOSIT? GR?CO-ROMAINE

sacrifices co?teux ?taient une mani?re de faire bombance sous le pr?texte de la pi?t? ?140. H?liodore met en sc?ne141 des marchands de Tyr qui sont

mont?s ? Delphes pour y c?l?brer la victoire d'un de leurs compatriotes au concours pythique ; voulant en remercier le ciel, ils ? sacrifient un

banquet ? ? l'H?racl?s tyrien, comme l'?crit le romancier en un raccourci

significatif. On les voit manger, boire, chanter, danser ? la mani?re de leur

pays142 ; du sacrifice m?me, pas un mot. Il est clair que pour eux le banquet de la victoire est la grande affaire et que, s'ils sacrifient ? Melkart, c'est

plus par nationalisme ? sportif ? que par nationalisme religieux.

Il existait, par exception ? tout ce que nous disions, une divinit? dont on admettait qu'elle prenait part ? des festins sacr?s, ? titre d'invit? ou

peut-?tre d'invitant ; c'?tait un dieu ?tranger, ?gyptien (ou tenu pour tel, m?me par les Egyptiens hell?nis?s), Sarapis. Or, m?me en ce cas, il est

arriv? que ces festins fussent banalis?s en d?ners mondains. Mais, avant

de redescendre ainsi, on retrouvera une religiosit? nouvelle et un ? saint ?

du paganisme tardif, Aelius Aristide ; cet ?pisode est r?v?lateur et discut?, et il faut le raconter en d?tail.

C'?tait chose courante que d'aller prendre un repas dans un sanctuaire ou d'y convier des amis143 ; ? l'ex?g?te144 t'invite ? aller d?ner dans le sanctuaire de Demeter, aujourd'hui, ? sept heures ?, lit-on dans une lettre sur papyrus145. Il arrivait aussi qu'un groupe priv? se cotis?t (?ranos) pour acheter un animal qu'il allait sacrifier dans un temple, en laissant aux

pr?tres le cuissot droit de la b?te comme paiement ; il pouvait, s'il le

d?sirait, rester dans le temple pour manger les viandes sur place146. Mais on pouvait ?galement, sans offrir de sacrifice, aller dans un sanctuaire comme ? la taverne147 : les temples avaient une salle ? manger, une cuisine et un cuisinier-sacrificateur148, ne serait-ce que pour l'entretien des p?lerins ; ? l'H?raion de P?rachora, ? c?t? du r?fectoire antique, une visiteuse pouvait encore, en 1982, ramasser par poign?es des d?bris de nourriture dans les

140. Plutarque, fragment 47 Sandbach, dans l'?dition Loeb des Moralia, 15, p. 134.

141. H?liodore, ?thiopiques, IV, 16, 3-6 et 17, 1.

142. On a rapproch? cette danse de Tyr de la ? danse claudicante ? des pr?tres de Tyr dont parle l'Ancien Testament (I Rois, XVIII, 25-29) ; ? tort, semble-t-il : H?liodore d?crit une danse accroupie et tourbillonnante, qu'on imagine semblable ? celle des Cosaques.

143. A Cym?, vers le d?but de notre ?re, un ?verg?te invite toute la population libre (dont les Romani consistentes) ? ? un repas dans le sanctuaire de Dionysos ? (P. Schmitt Pantel,

La cit? au banquet..., op. cit., pp. 256 et 545). 144. L'ex?g?te ?tait un des sept magistrats (civils) de la m?tropole d'un nome.

145. Pap. Oxy., XII, 1485.

146. Dittenberger, Sylloge..., op. cit., n? 1042. Sur cet ?ranos, E. Lane, Corpus monumen

torum religionis dei Menis, III, 1976, p. 14.

147. Le restaurant du temple pr?sentait ?videmment ? ses clients de la viande, celle des

victimes, dont une portion d?termin?e avait ?t? laiss?e au sanctuaire. Pour toutes ces raisons, saint Paul peut ?crire : ? Qu'on ne vous voie pas ?tendus sur un lit de repas dans un temple

d'idoles ? (Premi?re aux Corinthiens, VIII, 10). 148. Les sanctuaires avaient un hestiatorion ou un deipn?t?rion, et un mageiros. Voir

G. Berthiaume, Le r?le du mageiros, 1982 ; P. Schmitt Pantel, La cit? au banquet..., op.

cit., pp. 134, 305 et 556, fig. 5.

31

LE SACR? ET LE PROFANE

d?blais de la fouille. Les associations cultuelles allaient fr?quemment

banqueter dans le sanctuaire de leur dieu. Ce que faisaient, entre autres, les adorateurs de divinit?s d'origine ?gyptienne. A Mantin?e, en pleine

Arcadie (et dans un paysage admirable), des pr?tres d'Ascl?pios se r?unis

saient pour f?ter Isis, autre divinit? proche des soucis humains, en certains ? d?ners isiaques ? o? une ?gyptologue reconna?t ? la c?r?monie bien ?gyp tienne qu'est la klin? d'Isis ?149. On appelait souvent klin?150 ces sodalit?s

cultuelles et leurs membres ?taient des sunklinoi151 ou sunklitai, c'est-?

dire qu'au banquet ils prenaient place c?te ? c?te sur les lits de repas, dans le local de leur association152 ou dans un temple. Sur son tombeau, un bas-relief montre un de ces sunklitai qui adapte ? son visage un masque canin d'Anubis153 : il va prendre part ? la c?r?monie annuelle o? l'on

mimait la red?couverte (heur?sis) des fragments du corps d'Osiris ; ces

banqueteurs ?taient des d?vots plut?t que des f?tards. Or il y avait ? D?los, pendant les deux derniers si?cles avant notre ?re,

un sanctuaire priv? de Sarapis dont l'histoire agit?e est justement c?l?bre154.

Ici, il suffira de dire que des sodalit?s s'?taient form?es autour du dieu et

qu'elles festoyaient dans la grande salle du temple, o? avaient ?t? install?s des si?ges et des lits. Ces festins ?taient qualifi?s de theokl?toi daites155 ; tout tient ? ces deux mots, qui peuvent signifier aussi bien ? banquets o? le dieu est invit? ? que ? banquets o? le dieu invite ?156. A mon avis, le

premier sens ?tait le bon157 : ces repas o? le dieu ?tait convi? ?taient tout

simplement des lectisternes, mais devant lequel venait manger un groupe de fid?les qui avaient une d?votion personnelle pour Sarapis ; si bien que ces festins, sans ?tre les communions mystiques qu'on a dites (en histoire des religions comme en amour, la plume glisse facilement), ?taient des

149. F. Dunand, ? Sur une inscription isiaque de M?gal?polis ?, Zeitschrift f?r Papyr. und

Epigr., 1, 1967, p. 220.

150. Philon d'Alexandrie, In Flaccum, 136. A Thessalonique, en 192 de notre ?re, existe

la sodalit? de ? ceux qui v?n?rent la klin? du grand S?rapis ? (Inscr. Graecae, X, II, 1, 192).

151. Inscr. Graec, editio minor, II-III, 2350 (vers 300 avant notre ?re) ; leur sodalit? a

un local ou oikos.

152. L. Robert, Collection Froehner, inscriptions grecques, 1936, p. 5.

153. Inscr. Graec, X, II, 1, 58, ligne 4 (Thessalonique, Haut-Empire) : des sunklitai qui ont leur local (oikos) honorent un des leurs.

154. Il suffit de renvoyer au livre classique de P. Roussel, Les cultes ?gyptiens ? D?los, 1916.

155. Inscr. Graecae, XI, 4 (D?los), 1299, au vers 65.

156. P. Roussel, op. cit., p. 82, pense que ces mots veulent dire ? la fois a Deo vocatus

et in quo Deus invocatur, ce qui me para?t psychologiquement impossible : les doubles sens

sont un proc?d?, rare, de la po?sie savante, o? seul le contexte contraint le lecteur tr?s attentif

? comprendre deux choses ? la fois.

157. Pour H. Engelmann, The Delian Aretalogy of Sarapis, 1975, p. 43, ce sont des festins

o? le dieu invite, comme les invitations lanc?es par le Zeus de Panamara. Je ne crois pas :

l'invitation de Panamara est d'un type banal (le dieu invite, en ce sens que les gens vont ? une f?te qui est la sienne, comme on se rendrait au d?ner qu'offre un ami et qui est ? son ?

d?ner). Tandis que, dans le texte de D?los, l'expression de theokl?toi daites a une valeur

forte et met en lumi?re une particularit? ?clatante de ces repas de Sarapis : le dieu y est

invit? et pr?sent (en un lectisterne, comme on verra).

32

P. VEYNE LA RELIGIOSITE GRECO-ROMAINE

r?unions entre personnes pieuses plut?t que de joyeuses compagnies ; n'y venaient que ceux qui avaient cette d?votion particuli?re. Que le dieu f?t

pr?sent parmi eux signifiait (en renversant les termes de la relation, comme

si souvent en religion) qu'il ?tait pr?sent dans le c ur de ces pieux convives. Cette autre pi?t? consistait ? ?tre plein d'amour pour une divinit?

d'?lection. C'?tait davantage que la pi?t? dont nous avons jusqu'? pr?sent parl? et qui avait pour th?me la solennit? impressionnante d'un rituel sacr?, ? ex?cuter scrupuleusement, car c'?tait le moyen de lib?rer son c ur d'un besoin qu'on ?prouvait, celui de rendre leurs honneurs ? des ?tres sup? rieurs, pour leur exprimer le respect affectueux que l'on avait pour eux et

pour conserver leur bienveillance. Qu'on me permette un ? anachronisme

contr?l? ? : c'?tait la pi?t? de militaires patriotes qui ex?cutent impeccable ment la c?r?monie rituelle du salut au drapeau.

Encore faut-il pour cela que les militaires aient le culte du drapeau et

que les convives soient pieux. Or la routinisation menace toujours, et pour cause : ces banquets restaient des banquets et n'?taient pas une sorte de

messe ; ils ?taient ce que les sentiments des convives en faisaient. On a

pos? ? leur sujet l'in?vitable question : religion ou plaisir de manger ? Pour

Milne, la klin? de Sarapis n'?tait qu'un dining club15* ; Roussel a toujours pens?159 que les repas d?liens ?taient ? un acte rituel ? : on sent que cet historien craint de m?conna?tre la r?alit? d'une exaltation qui est, en

l'occurrence, religieuse, et qu'il se bat avec l'impr?cision du vocabulaire ; ? il s'agit ?, ?crit ?galement Wilcken, ? de repas cultuels o? l'on invite le

dieu, pour que les convives entrent dans une liaison intime avec lui ?160. Ces derniers mots sont puissants, mais vagues ; qu'?tait-ce, concr?tement, que cette liaison intime ? Car enfin, un repas pieusement recueilli est une

chose ; un lectisterne en est une autre ; une pi?t? qui va jusqu'? sentir (ou ? s'efforcer de sentir)161 que le dieu, invisible mais pr?sent, est dans la

salle, est plausible et m?me probable. Mais il est difficile de croire que le

banquet ait ?t? transform? en un rituel proprement dit, et encore plus difficile de croire qu'il ait consist? en une s?ance de transes, ? la mani?re d'un candombl? br?silien. A mon avis, les deux premi?res possibilit?s sont les bonnes et la troisi?me est tr?s probable : un pieux repas devant un lectisterne de Sarapis, avec l'exaltation de certains convives. Mais le mot

de klin? n'avait pas chang? subrepticement de sens pour d?signer quelque sc?nario parent des Myst?res.

158. J. Grafton Milne, ?The Kline of Serapis ?, Journal of Egyptian Archaeology, 11,

1925, p. 8.

159. Dans le Bull, de corresp. hell, 51, 1927, p. 133.

160. U. Wilcken dans Archiv f?r Papyrusforschung, VI, p. 424 ; cf. Mitteis-Wilcken,

Grundz?ge und Chrestomathie der Papyruskunde, Historischer Teil, 2, p. 133, n? 99.

161. La vie spirituelle est souvent faite d'attitudes pieuses o? l'on mime les sentiments

qu'on d?sire ou doit ?prouver, ce qui peut donner la (fausse) impression d'un simulateur, d'un acteur de th??tre qui

? en fait trop ? : voir J.-M. Schaeffer dans un livre important,

Pourquoi la fiction?, Paris, 1999, p. 53 : en fait, ?l'imitation volontaire est un inducteur

d'immersion ?. Ne serait-ce pas aussi ce que l'on appelle un c?r?monial, une th??tralisation

s?rieuse par laquelle on s'engage aupr?s du dieu ? professer et respecter la relation de pi?t?

que l'on mime ?

33

LE SACR? ET LE PROFANE

A la lettre, l'invitation faite au dieu d?signe simplement un lectisterne, mais, en esprit, elle en disait davantage : le mot d'invitation donnait ?

Sarapis une personnalit? originale et attirante, car lui seul ?tait aussi accessible. La personnalit? d'un dieu n'a d'autre consistance que ce qu'on dit de lui ou lui fait dire ; or aucun autre immortel (Aelius Aristide nous le confirmera)162 ne laissait dire de lui qu'en mati?re de commensalit? il traitait les mortels de pair ? compagnon. On ne l'en aimait que mieux ; on se rendait avec empressement au sanctuaire et ? la salle de banquet d'un dieu aussi convivial qu'il ?tait secourable par ailleurs ; Sarapis savait si bien mettre ? l'aise ses commensaux que ces pieuses r?unions devaient

rayonner d'une douce joie. Le lectisterne permettait de sentir qu'il ?tait

pr?sent, l?, tout proche ; le dieu ?tait avec ses fid?les, puisque ses fid?les ?taient avec lui en leur c ur. Ce qui n'a rien de mystique, c'est un sentiment bien naturel, mais qui est plus facilement ?prouv? dans un groupe de fervents que dans une religiosit? moins personnelle.

Pour que ces banquets devant un lectisterne se d?gradent en repas profanes, il suffira que le sentiment en soit absent et qu'on s'y rende pour d'autres raisons que la d?votion. A Oxyrrhynque, grosse m?tropole de nome o? un temple de Sarapis s'?levait sur la place centrale163, on a retrouv? des lettres d'invitation qui datent du Haut-Empire et qui sont ainsi

con?ues : ? Herminos te demande de venir d?ner ? la klin? de sire Sarapis, au Sarapieion, demain qui sera le 30 du mois, ? partir de 9 heures ?164. Il n'est pas surprenant que le restaurant du sanctuaire165 soit consid?r? comme la salle ? manger du dieu lui-m?me, que dis-je, comme son lit de repas.

Mais voici qui est plus curieux et qu'il faut rapprocher du texte d'Art?midore cit? plus haut166 : ? Sarapion, ex-gymnasiarque, te demande de venir d?ner ? la klin? de sire Sarapis, dans sa propre maison, demain 15, ? partir de huit heures ?167. Ou encore ceci : ? Antonios, fils de Ptol?maios, te demande de d?ner chez lui, ? la klin? de sire Sarapis ?168. Cette fois, un riche

162. Voir plus loin la citation d'AELius Aristide, note 177. 163. J. Whitehorne, ? Pagan Cults of Roman Oxyrhynchus ?, Aufstieg und Nierdergang

der r?m. Welt, II, 18, 5, p. 3078.

164. The Oxyrhynchus Papyri, LII, n? 3993 (H. M. Cockle, avec une liste de ces invita

tions) ; voir aussi les Pap. Oxy., I, 110 et XIV, 1755. Le libell? de ces invitations est

st?r?otyp? et ne manifeste aucune pi?t? ; comparer ceci : ? H?ra?s te demande de venir d?ner dans sa maison pour le mariage de ses enfants, demain 5, ? partir de neuf heures ?

(Pap. Oxy., I, 111). Les dates des invitations varient : elles d?pendent des convenances de l'invitant et ne se rapportent pas ? quelque f?te religieuse (H. M. Cockle).

165. A Caranis, le restaurant (deipn?t?rion) du sanctuaire du dieu-crocodile local offrait aux clients treize tables (Dittenberger, Orientis Grareci inscr., n? 671).

166. Voir notes 164 et 215.

167. S. Eitrem et L. Amundsen, Papyri Osloenses, 1936, III, p. 246, n? 157. 168. Grenfell et Hunt, Oxyrhynchus Papyri, III, p. 260, n? 523. Suivent l'adresse et

l'heure : ? [...] dans la maison de Claudios, fils de S?rapion, le dix de ce mois, ? la neuvi?me heure ?. ? Maison de Claudios ? n'est que l'adresse, d'apr?s le nom d'un ancien propri?taire ; de m?me, dans le Pap. Oxy., III, 524, Dionysios invite aux noces de ses enfants ? dans la maison

d'Ischyrion ?. Les deipna (au sens de repas du soir) et cenae commen?aient g?n?ralement ? la neuvi?me ou ? la dixi?me heure (Horace, Epist, I, 7,71 : post nonam uenies) ; la neuvi?me

34

P. VEYNE LA RELIGIOSIT? GR?CO-ROMAINE

particulier a organis? le repas dans sa propre demeure. Ce qu'Eitrem169 commente ainsi : ? Pour rehausser ces d?ners de Sarapis, il suffisait qu'une

image du dieu f?t plac?e sur une klin? (or ces lits faisaient partie de

l'ameublement normal de la famille) et que la nourriture rituellement

prescrite f?t plac?e sur une table devant le lit ; le repas des invit?s pouvait alors se d?rouler. Mais, bien entendu, tout temple de Sarapis170 avait aussi une klin? pour le lectisterne?. Antonios ou Sarapion ont install?, pour la

circonstance, un lectisterne dans leur salle ? manger : ces riches personnages

re?oivent le dieu171 chez eux, comme dit Art?midore, et ils invitent aussi

quelques proches. Leur salle ? manger devient klin? de Sarapis, comme

l'?tait devenu le r?fectoire du temple. Quant aux raisons de ces d?ners de Sarapis priv?s, elles n'avaient plus

rien de d?vot : ? Apollonios te demande de venir d?ner ? la klin? de sire

Sarapis, dans le sanctuaire de Thou?ris172, pour la f?te d'entr?e173 de mes

fr?res dans l'?ge adolescent ?174 ; ici, ce ne sont pas des d?vots du dieu

qui se rassemblent, mais les amis et connaissances de l'h?te, ce qui

change tout. Il est difficile de reconna?tre en cette f?te de famille la ? Mahlgemeinschaft der Menschen mit dem Gott ? dont on parle quelque fois ; le lectisterne priv? o? Sarapis est invit? n'est plus que le moyen de rehausser un d?ner gr?ce aux solennit?s de la religion, en le pla?ant sous

le nom et devant l'image d'un dieu secourable et d?pourvu de morgue. Il y a plus : ? Alexandrie, en Egypte et un peu partout dans l'Empire,

Sarapis ?tait devenu le dieu de la bombance ; ses f?tes, qui ?taient la grande

r?jouissance annuelle d'Alexandrie, s'?taient r?pandues dans l'Empire ; les ? festins de Sarapis ?, cenae Serapiacae, ?taient aussi plantureux, nous est

il dit175, que les banquets des Saliens et, pour ce dieu, ? les cuisines fumaient

tellement qu'on ?tait tent? d'alerter les pompiers ?.

Voil? des festins devenus fort peu d?vots176. Nous en trouverons la confirmation l? o? on l'aurait le moins cherch?e, dans une page d'Aelius

Aristide ? mieux encore : dans la page m?me que l'on cite toujours pour

est la plus fr?quemment indiqu?e dans les lettres d'invitation r?unies par M. Vandoni, Feste

pubbliche e private nei documenti greci, Milan, 1964, nos 124-147.

169. Voir note 167.

170. Un lectisterne public de Sarapis figure au revers de pi?ces frapp?es par la Monnaie

imp?riale d'Alexandrie (W. Hornbostel, Sarapis, Studien zur ?berlieferungsgeschichte, 1973,

p. 256, n. 4, et p. 309. A Thessalonique, en 192 de notre ?re, existe la sodalit? de ? ceux

qui v?n?rent la klin? du grand S?rapis ? (Inscr. Graecae, X, II, 1, 192) ; c'est-?-dire que, dans leur local, ces fid?les se r?unissent devant un lectisterne pour honorer le dieu.

171. Ou la d?esse : ? Sarapous te demande de venir d?ner dans sa maison devant le hier?ma

de Dame Isis ? (papyrus Fouad, I, 76) ; mais je ne comprends pas le sens du mot hier?ma :

une statuette d'Isis qu'ordinairement Sarapous portait sur lui comme amulette ?

172. J'apprends que Thou?ris est la d?esse-hippopotame qui prot?ge les femmes en couches.

Sans doute Sarapis ?tait-il un de ces sunnaoi theoi en ce temple. 173. Mellokouria, qui semble hapax ; mais cf. mellonumphios (Cassius Dion, LVI, 7, 2),

mellogambros, etc.

174. Pap. Oxy., XII, 1484 (second si?cle de notre ?re ou d?but du troisi?me). 175. Tertullien, Apolog?tique, XXXX, 15.

176. A. H?fler, Der Sarapishymnus des Aillos Aristides, 1935, p. 96.

35

LE SACR? ET LE PROFANE

prouver qu'ils ?taient presque mystiques. A premi?re vue, on a raison : ? avec Sarapis ?minemment, et avec lui seul ?177, ?crit notre rh?teur, ? les hommes ont une v?ritable communaut? dans les sacrifices, car ils l'invitent ? leur foyer et l'y font pr?sider, ? la fois comme convive (daitum?n) et comme donneur du banquet (hestiat?r) ?. Roussel n'estimait-il pas que les theokl?toi daites de D?los ?tait des festins o? Sarapis ?tait ? la fois invit? et invitant178 ? Quoi de plus mystique que cette coincidentia oppositorum qu'Aristide atteste formellement ?

Malheureusement, si, avant d'all?guer ces lignes, on relit l'ensemble du texte d'o? elles sont tir?es, on doit d?chanter ? moiti? : elles signifient simplement que les festins de Sarapis ?taient des r?jouissances folkloriques ? la fa?on d'un banquet d'orf?vres pour la f?te de leur patron saint Eloi,

banquet auquel le saint les invite, en ce sens que sa f?te procure ce banquet ? leur confr?rie ; chaque festin de Sarapis ?tait donn? par ce dieu, puisque c'?tait ? son ? festin ; il en ?tait ?galement l'invit?, puisque son image y ?tait pr?sente sur une klin?. Le texte d'Aristide n'est pas une sp?culation th?ologique ? la mani?re de Porphyre, de Jamblique ou d'une Upanishad : c'est un jeu d'esprit d?vot qui interpr?te trop ing?nieusement une pratique vid?e de son sens.

Ici, tout est dans les nuances, car Aristide n'est pas pr?cis?ment un

esprit simple. Dans les c?l?bres Discours sacr?s, on d?couvrira un mystique qui aspire ? ? s'unir au dieu ?179 Ascl?pios et m?me un extatique180 ; un d?vot qui a besoin de relations qui soient personnelles181 avec une divi nit? ?philanthrope?182 (ces relations personnelles o? le g?nie shakespea rien d'Euripide avait devin? une possibilit?-limite du paganisme, tout en sachant que son ?poque la refuserait ? Hippolyte) ; il n'est pas jusqu'? la

m?galomanie d'Aristide qui ne pr?sage l'avenir religieux183. Les ?choses

177. Aelius Aristide, XLV, Hymne ? Sarapis, 27 (p. 360, 11 Keil). 178. Voir plus haut, note 156.

179. Suggenesthai the?i, dans le quatri?me Discours sacr?, 52, p. 439, 6 Keil ; trad.

Festugi?re, p. 93.

180. Dans le second Discours sacr?, 23 (p. 399 Keil ; trad. Festugi?re, p. 52), on trouve la description ?tonn?e d'une extase (au sens pr?cis du mot : il ne s'agit pas de ? transe ?, selon une confusion fr?quente ; certes, transe et extase se situent aux deux extr?mit?s d'un

m?me continuum ? la lordose dionysiaque peut leur ?tre commune ?, mais leur richesse

psychique est tr?s in?gale : si bien que ni Bergson ni Plotin n'h?sitent ? accorder ? l'extase le privil?ge d'intuition intellectuelle). Sauf erreur, Plotin est le seul autre pa?en ? avoir

d?crit l'extase.

181. Peter Brown, Society and the Holy in Late Antiquity, 1982, pp. 282-283. 182. Sur Sarapis et Ascl?pios philanthropes, O. Weinreich, De dis ignotis, 1915, repris

dans ses Ausgew?hlte Schriften, 1969, I, p. 295. 183. Avec Aristide d?bute l'?pop?e des individualit?s virtuoses en mati?re de pi?t?, des

futurs saints et asc?tes chr?tiens : nous avons lu Peter Brown, comme on voit. Il n'y avait

pas de virtuoses vedettes dans le paganisme plus ancien ; tout au plus pouvait-on ?tre ? tr?s

pieux ? (et aussit?t suspect? de l'?tre trop et d'aller jusqu'? la superstition). En revanche,

dans la soci?t? chr?tienne, le r?le du ? virtuose ?, du saint, sera pr?vu, attendu, ce qui ?tera au saint d'avoir ? affirmer lui-m?me sa virtuosit?. Chaque religiosit? admet ou n'admet pas la virtuosit? et a ses types de virtuose ; de m?me, elle admet l'intensit? dans les sentiments ou bien elle s'en m?fie.

36

P. VEYNE LA RELIGIOSITE GRECO-ROMAINE

mentales ? gr?co-romaines commencent ? changer davantage, ? partir de 100 de notre ?re, qu'elles n'avaient chang? au cours des trois ou quatre si?cles pr?c?dents184.

Mais Aristide est aussi le rh?teur le plus ampoul? de la Seconde

Sophistique. Cet Hymne ? Sarapis, uvre de jeunesse, est une amplification

qui exploite une sinc?rit? : l? est la nuance ; en ces ann?es 143, le jeune Aristide est encore bien loin de la v?rit? nue de ses futurs Discours sacr?s.

Il est all? ? Alexandrie parler de Sarapis185 : c'est, de nos jours, aller

prononcer l'?loge de Napol?on ? Ajaccio. Alors sa sensibilit? religieuse a

donn? des ailes ? son inventivit? rh?torique ; ce bel esprit a fait fl?che de tout bois186 pour exalter Sarapis devant une cit? dont c'est le grand dieu, et son hymne est un tour de force, une epideixis. Sarapis r?gne sur la

mati?re, l'esprit, les richesses, les vents et le beau temps ; sous le nom

d'Osiris, il r?gne sur les quarante-deux nomes de l'Egypte et, sous d'autres

noms, il est tous les dieux ? la fois. Ce n'est pas l? du syncr?tisme, de

l'h?noth?isme, mais de la rh?torique sur un h?noth?isme que la religiosit? d'Aristide n'a pas eu de peine ? imaginer ; mais il en a d?val? la pente, entra?n? par sa faconde de pan?gyriste. Le texte n'en perd pas sa valeur de document historique sur le prestige de l'h?noth?isme, l'enthousiasme d'Aristide pour Sarapis n'en est pas moins sinc?re, mais ses arguments, eux, sont de la faconde.

Aussi bien le paragraphe que nous discutons est-il tout entier un jeu d'esprit. Sarapis, donc, est ? la fois invit? et invitant, ? si bien que, alors

que chacun souscrit (?ranos) ? un banquet diff?rent, le dieu est l'ach?vement commun ? toutes les souscriptions, avec le rang de chef du banquet, chaque fois qu'on se r?unit sous son nom ? ; ce qui nous apprend que, chaque fois qu'ils avaient envie de bien d?ner, les Alexandrins, aussi malins que les Chinois187, pla?aient leurs ?ranos sous un pr?texte pieux. Puisqu'on fait

184. On reconna?t ici la le?on de Gaston Boissier dans La fin du paganisme, grand livre

toujours vivant.

185. A. Boulanger, Aelius Aristide et la sophistique dans la province d'Asie, 1923, p. 23.

C. A. Behr, Aelius Aristides and the Sacred Tales, 1968, p. 21, n. 72, estime que l'Hymne ? Sarapis n'a pas ?t? prononc? ? Alexandrie, mais au retour d'Alexandrie, ? Smyrne.

Supposition gratuite et peu croyable. Aristide remercie le dieu de son heureuse travers?e, mais pourquoi serait-ce la travers?e de retour plut?t que celle de l'aller, non moins dangereuse ?

Et pourquoi Smyrne, qui n'est pas nomm?e ? A la fin de son hymne, Aristide ?crit seulement : ? O Sarapis, toi qui poss?des (katech?n) la plus belle des cit?s que tu voies ? ; or Sarapis

(identifi? ici au dieu-soleil ?gyptien) est, comme chacun sait, le possesseur d'Alexandrie

(Julien, lettre 51 Hertlein, 111 Bidez-Cumont, 432 D). En outre, est-il adroit de vanter un

dieu ?tranger devant des Smyrniotes, plut?t que leurs N?m?seis ? Maladresse qui serait une

vraie grossi?ret?, si Aristide ne disait pas un mot des merveilles de Smyrne et ne faisait pas

l'?loge de cette cit? ; alors que vanter Sarapis comme le seul dieu qui soit, c'est faire

l'?loge d'Alexandrie.

186. Il le fait d'autant plus que Sarapis ?tait un dieu sans g?n?alogie ni mythe, ce qui ne

laissait d'autre mati?re ? l'orateur que la sp?culation th?ologique. 187. Arthur H. Smith, Village Life in China, 1899 ; trad., La vie des paysans chinois, 1930,

p. 145 : on fonde une association pour se rendre en p?lerinage sur une des Cinq Montagnes Sacr?es ; chacun verse sa quote-part, puis, au lieu de prendre le b?ton de p?lerin, on d?pense sur place l'argent dans de grands festins, non sans ? faire des d?votions devant l'image du

dieu de la Montagne qu'on a install?e au sommet d'une petite montagne en papier ?.

37

LE SACR? ET LE PROFANE

jouer ? Sarapis le r?le du chef de beuverie, du symposiarque qui donnait

le signal des libations, il est r?put? en verser, mais, comme c'est ? lui que les commensaux les versent, il en est ? la fois l'auteur et le b?n?ficiaire188.

Terminons sur une ing?niosit? sensationnelle ? un autre ?gard : ? La

communaut? avec lui est la m?me partout ailleurs : d'?galit? de part ?

?galit? de parts ; c'est ainsi que les marchands et les naucl?res ne se

bornent pas ? lui verser la d?me de leurs gains ; il l'y font participer ?

?galit?, ? titre d'associ? ? leur commerce, qui partage avec eux pour moiti? en tout ?189. On a si peu de documents sur le cr?dit et les capitaux dans le commerce maritime que ces lignes, qui sont pass?es inaper?ues190, sont

pr?cieuses. Laissons la t?che de les commenter ? ceux qui s'y connaissent en naucl?res, societates, fenus nauticum ou pr?t ? la grosse aventure ;

mais on sait que les temples, par diverses voies, disposaient de capitaux consid?rables et qu'ils les pr?taient ? int?r?t : l'?pigraphie grecque en dit

long l?-dessus ; je suppose donc que le fameux Sarapieion d'Alexandrie s'?tait sp?cialis? dans le cr?dit maritime (Sarapis est par excellence le dieu des navigateurs)191 et qu'il pr?tait contre la moiti? des b?n?fices.

*

Nous voudrions, pour finir, ?voquer une autre esp?ce de pi?t?, celle des petits gestes rituels qui rythmaient la journ?e : la religion ?tait partout pr?sente en cet autre sens aussi. Nous aboutirons ainsi ? un texte peu

remarqu? d'Horace.

Commen?ons par VIliade. Au chant IX, dans un ?pisode digne de Piero d?lia Francesca, Nestor et Ulysse vont demander ? Achille de retourner au combat ; Achille, qui refusera avec une rude sinc?rit?, re?oit les ambassa deurs avec une dignit? et une affabilit? ?piques : il est leur h?te, il remet ? plus tard la n?gociation qui p?se sur l'esprit de tous et il charge Patrocle de pr?parer un festin dont lui-m?me fait r?tir et d?coupe les viandes, tout en le chargeant de mettre dans le feu les pr?mices r?serv?es aux dieux192.

188. Voir plus loin, notes 193 et 194. Suit une phrase difficile et mutil?e. C. A. Behr la

traduit ainsi : ? The revelers, under His guidance, perform a dance secure from the consequence of evil and bring home, along with their crowns, high spirits and respond with a return

invitation ? (Aelius Aristides : The complete works translated, 1981, II, p. 266) ; cette danse sans mauvaises cons?quences est une danse sacr?e qu'un m?le n'est pas d?shonor? de danser

(en effet, Aristide ?tait, en principe, un grand ennemi de la danse et de la pantomime). Je me demande s'il n'y aurait pas l? une description de la f?te annuelle de Sarapis ? Alexandrie :

les hommes dansent dans la rue, puis rentrent au logis pour y savourer, gr?ce ? Sarapis, un

bon repas devant l'image de Sarapis. Autre interpr?tation (Sarapis identifi? ? Dionysos) chez

A. H?fler, Sarapishymnus, p. 96.

189. Aelius Aristide, XLV, Hymne ? Sarapis, 28 (p. 360, 21 Keil) ; trad. C. A. Behr, II,

p. 266. Pas de commentaire chez H?fler ni chez Behr.

190. Le texte est rest? ignor? de J. Roug?, Recherches sur l'organisation du commerce

maritime en M?diterran?e sous l'Empire romain, 1966, dont les relev?s sont pourtant tr?s ?ten

dus.

191. Voir par exemple l'Oxy. Pap., XI, 1382, expliqu? par O. Weinreich, Ausgew?hlte

Schriften, 1969, I, p. 421 : un marin qui n'avait plus d'eau douce a ?t? sauv? par le dieu.

192. Iliade, IX, 205-221.

38

P. VEYNE LA RELIGIOSIT? GR?CO-ROMAINE

Le po?te d?taille ainsi tous les gestes, pour faire ressortir l'hospitalit? d'Achille et pour retarder le moment tr?s attendu o? Achille donnera sa

r?ponse ; si donc, ailleurs, VIliade ne parle pas de pr?mices, cette offrande n'en ?tait pas moins habituelle. Remarquons aussi qu'Achille, qui a prouv? de ses propres mains qu'il offrait un repas d'hospitalit?, laisse Patrocle

s'occuper des pr?mices ; donc cette offrande ?tait un rite aussi mineur

qu'habituel, qui ne suffisait pas ? rendre un repas plus solennel. De m?me, dans le Dyscolos, c'est le cuisinier qui fait la libation au d?but du festin193.

Passons vite sur ce rite bien connu des pr?mices, commun ? la Gr?ce et ? Rome194, et sur celui des libations. ? Nous rendons sacr? tout ce que nous allons manger, en en offrant les pr?mices ?195. On ne boit pas non

plus sans que les premi?res gouttes soient pour les dieux : libation au d?but du festin, libation ? ? la Divinit? bonne (agathos daim?n) ? ? la fin196 ; ?

chaque coupe, le roi du banquet d?cide ? quel dieu les premi?res gouttes seront vers?es, si bien que ? boire ? tous les dieux ? ?tait remplir et vider un grand nombre de coupes197. Sappho peut donc en conclure, en des vers

d'une beaut? quattrocentesque, qu'Aphrodite boit en sa compagnie198 ; dans une com?die, un dr?le incite Phal?s, petit dieu au nom phallique, ? boire avec lui199 et on se souvient que Sarapis ?tait l'h?te des buveurs alexandrins...

Ces gestes sacr?s d'o? l'intention ?tait presque absente ?taient aussi

obligatoires et machinaux que les gestes de politesse et, comme eux,

respectaient strictement des formes convenues. C'?taient de petits ? actes

gratuits ? (si l'on ose dire) qui introduisaient des moments de creux dans la continuit? profane d'actions mat?rielles et utilitaires dont les heures sont

pleines ; ils manifestaient qu'il ? existe autre chose ?, comme on le dit

proverbialement de la religion chez nous. ? Rien, et pas m?me la table, ne doit ?tre vide de dieux, disait ma grand-m?re ?200. De nos jours encore, il existe des soci?t?s o? la religion est m?l?e ? la vie quotidienne, sans

solennit?, sans intensit?, mais sans manquement non plus : on ne doit pas plus n?gliger une habitude pieuse que faire un accroc aux habitudes de

politesse. Cette r?gularit? sans faille (sunekhein) ?tait, selon Plutarque201,

193. M?nandre, Dyscolos, 623, avec la note de Jean Martin.

194. Parall?lisme que souligne M. Nilsson, Gesch..., op. cit., I, p. 146, n. 3. Pour la coutume

romaine de l'offrande d'une patella, G. Wissowa, Religion und Kultus..., op. cit., pp. 162 et 410.

195. Plutarque, fragment 95 Sandbach (Moralia Loeb, vol. 15, p. 200). Notons que, dans les festins par souscription, chaque souscripteur et convive offrait s?par?ment sa part de

pr?mices (Th?ophraste, Caract?res, X, 3) ; il ne s'agit donc pas d'une sorte de taxe sur la

victime, mais d'une relation personnelle entre chaque homme qui sacrifie et la divinit? :

hommage ? personnel ? et non taxe ? r?elle ?.

196. Par exemple Odyss?e, III, 45 ; Euripide, Ion, 1032. Pour Agathos Daim?n, M. Nilsson,

Gesch..., op. cit., I, 146.

197. Platon, Lois, II, 666 B.

198. Sappho, fragments 5-6 Lobel-Page. 199. Aristophane, Acharniens, 276.

200. Paroles d'un Romain chez Plutarque, Quaestiones convivales, VII, 4, 7 (Moralia, 704 BC).

201. Plutarque, fragment 47 Sandbach (Moralia Loeb, vol. 15, p. 136).

39

LE SACR? ET LE PROFANE

la vraie pi?t?. Pour faire ressortir les contrastes entre les nuances, opposons cette r?gularit? atone au recueillement plus intense du croyant qui peut dire : ? in prece totus eramy j'?tais tout entier ? ma pri?re ?202 (une pri?re

pa?enne, o? l'on s'adressait ? un dieu pour lui demander quelque chose ou pour le remercier).

A Rome, la principale habitude pieuse ?tait de donner chaque jour leur

part du repas aux Lares ou aux P?nates (adolere Penates) : un esclave

d?posait un peu de nourriture dans le feu du foyer ou devant le laraire

domestique203 ; ou bien une femme pieuse offrait chaque matin de l'encens et une libation de vin204. Dans les bonnes maisons, o? le repas se d?roulait dans une pi?ce distincte, on apportait les statuettes des P?nates (adhibere Penates)205 sur une des tables de la salle ? manger206 lors du second service207 et une libation leur ?tait vers?e208. Il n'y avait pas ? les inviter : les P?nates ?taient chez eux, la maison ?tait la leur. La politique en fit son profit ;

par d?cret du S?nat209, chacun ?tait tenu d'adjoindre210, aux images des Lares ou P?nates, celle du g?nie211 du prince r?gnant, qu'on saluait d'un ? Vive l'empereur ! ?212 ; ? la routine du culte domestique s'ajoutait donc une manifestation routini?re de loyaut? sous une forme religieuse, comme

?? et l? dans le monde grec depuis trois si?cles213. Au fil des jours, la v?n?ration des P?nates jouait le m?me r?le que,

dans les paysages du jeune C?zanne214, le pin b?nisseur qu'on voit au

202. Ovide, Fastes, VI, 251.

203. G. Wissowa, p. 410 et n. 8 ; p. 162 et n. 1-4 ; J.-P. C?be, Varron, Satires M?nipp?es, 1985, VII, p. 1181. Une fois la nourriture mise sur le foyer, un esclave d?clarait: ? Deos

propitios ! ? : ils ont donc cess? d'?tre les auersos Penates de l'ode III, 23 d'Horace, cit?e, ici notes 68 et 96. On pouvait aussi faire et acquitter un v u aupr?s des Lares et P?nates :

Fronton, Ad Antoninum Pium 5 (p. 167 Naber). 204. Plaute, Aulularia, 23 ; G. Wissowa, p. 12, n. 3.

205. En?ide, V, 62 ; Horace, Odes, IV, 5, 3.

206. G. Wissowa, p. 162, n. 1 et 173, n. 5.

207. Horace, Odes, IV, 5, 31.

208. Cassius Dion, LI, 19, 7. Ici encore, l'esclave pronon?ait que les dieux ?taient propices (P?trone, LX, 8).

209. Cassius dion, LI, 19, 7 ; G. Wissowa, Religion und Kultus..., op. cit. p. 173, n. 5 et

p. 400, n. 5.

210. Comme en Gr?ce, o? on pouvait ajouter d'autres dieux aux divinit?s domestiques :

M. Nilsson, Roman and Greek Domestic Cult, dans ses Opuscula selecta, III, p. 277. 211. Horace, Odes, IV, 5, 32 : numen.

212. P?trone, LX, 7 : Augusto f?liciter. Sur ce toast ? l'empereur, Flavius Josephe, Guerre des Juifs, VII, 4, 73.

213. Vaste probl?me ; tenons-nous en ? un texte peu cit? qui fait penser ? l'ode IV, 5, 33 d'HoRACE : Nicostratos, tyran d'Argos, alli? des Perses en 344, ? chaque jour, au d?but de son d?ner, faisait dresser une table sp?ciale, en disant qu'elle ?tait pour le daim?n du Grand

Roi ; il la couvrait de nourriture et de toutes les commodit?s ?, en expliquant que c'?tait une

coutume perse (Ath?n?e, 252 A). Ajoutons un document tr?s d?taill?, un d?cret de T?os sur

le culte public ? et aussi priv?

? d'Antiochos le Grand, publi? avec un ample commentaire

par P. Herrmann, Antiochos der Grosse und Teos, dans Anadolu, IX, 1965, p. 29. 214. C?zanne n'osera affronter de face la vue (lointaine, au bout du r?el) de la Sainte

Victoire en personne qu'? la fin de sa vie.

40

P. VEYNE LA RELIGIOSITE GRECO-ROMAINE

premier plan, en haut et ? gauche : l'arbre rehausse le spectacle et y introduit de la profondeur ; tout n'est plus sur le m?me plan, on respire

mieux. Finissons sur une pratique non quotidienne qui ?tait la mani?re romaine de sanctifier certains repas. En des vers peu remarqu?s215, Horace vante les charmes de la campagne, d'y poss?der sa propre villa et d'y souper avec des amis chers, qui parlent de la Sagesse au lieu de cancaner.

Et, avec la pi?t? sinc?re des v ux combl?s, il en remercie ses dieux : ? O nuits ! ? d?ners de dieux ! Moi et les miens mangeons devant mon Lare ?

moi et je nourris de mets consacr?s mes vieux domestiques effront?s ?.

On voit ? quoi consistent ces repas qu'Horace qualifie po?tiquement216 de cenae deum, avec leur ? old-fashioned religiosity ?, comme dit Fraenkel217 :

? r?server ? table une part consacr?e (les esclaves n'h?siteront pas ? la

manger quand le ma?tre sera couch?). Mais que veut dire ? devant mon

Lare ? moi ? ? On entend bien qu'Horace se trouve ? ? son foyer ?, qu'il a maintenant un chez lui, mais ne faut-il pas comprendre aussi qu'il a devant lui les images de ses Lares ? Que les mets consacr?s sont pos?s devant leurs statuettes, tir?es du laraire218 ? Il en est bien ainsi et deux textes le prouvent ; les convives portent des couronnes, bien entendu, et la statuette est couronn?e, elle aussi219. Ces vers d'Horace nous font

d?couvrir un rituel, analogue aux invitations de dieux dont parle Art?

midore220, qui faisait sa part ? la pi?t? tout en permettant d'honorer les convives.

Ces repas de dieux, ces invitations, ces banquets de Sarapis ?taient-ils

davantage sacr?s ou davantage profanes ? Faut-il n?gliger leur existence

parce qu'ils n'?taient pas enti?rement sacr?s et que la religion n'y ?tait

plus qu'une forme ? L'histoire des religions ne peut pas s'en tenir au ? noyau dur ? que tout un d?grad? entoure ; inversement, il lui faut ?viter de durcir de simples formes en essences et de leur pr?ter des sentiments

forts, dont elle ne nie pas l'existence. Malgr? Durkheim, la fronti?re du sacr? et du profane est aussi incertaine que celle du public et du priv?,

215. Horace, Satires, II, 6, 65 : O noctes cenaeque deum, quibus ipse meique /ante Lar em

proprium uescor, uernasque procaces / pasco l?batis dap?bus. 216. Cenae deum n'est visiblement pas un terme technique, mais un qualificatif po?tique

(c'est pourquoi Horace explique ensuite en quoi consistaient ces repas). Ils n'ont rien de commun avec les theou ou the?n daites de la vieille Gr?ce, dans Y Odyss?e, III, 31 et 336

(banquet de Poseidon), chez Pindare, Isthmiques, II, 57 et dans Ath?n?e, X, 412 (festins de

Zeus), cit?s par A. D. Nock, Essays..., op. cit., II, p. 586. 217. Eduard Fraenkel, Horace, 1957 (1966), p. 141.

218. Le Pseudo-Acron, rarement instructif, h?site entre les deux interpr?tations : aut ante

d?os dom?sticos, aut in Lare proprio. 219. Arnobe, Adversus gentes, II, 67, cit? par M. Nilsson, Roman and Greek domestic

cult, dans ses Opuscula selecta, III, p. 273 : sacras fecitis mensas salinorum appositu et

simulacris deorum. Pseudo-Quintilien, Declamationes minores, 321, p. 263, 4 Ritter: inter

Lares suos, inter sacra mensae, coronatispariter quos colebamus dus immortalibus. L'allusion d'Arnobe ? la sali?re vient de ce que cet objet de m?tal, qui ?tait la chose la plus pr?cieuse des foyers pauvres (Horace, Odes, II, 16, 13), ?tait presque un vase sacr?, car on v?n?rait les Lares en leur offrant le sel avec de la farine.

220. Voir note 2.

41

LE SACR? ET LE PROFANE

par exemple. Le sacr?, l'interdit, perdent alors leur couleur violente ; tout est dans les nuances, qui distinguent la partie ? sacrifice ? de la partie ? banquet ? ou les repas de Sarapis ? D?los de ceux d'Oxyrrhynque. C'est ?-dire qu'il faut tenir compte aussi221 de la psychologie religieuse.

Paul Veyne

Coll?ge de France

221. Aussi, parce que, par ailleurs, l'imagination cr?atrice, en mati?re religieuse comme

ailleurs, est socialis?e (note 70) ; et parce que la forme religieuse rev?t des relations qui sont ?videmment sociales (notes 63 et 139).

42