3
UNE RÈGLE LUMINEUSE Aux deux extrémités du spectre de la poésie d'Eluard se trouvent deux marges d'ombre où je n'entre pas : l'une où la doctrine surréaliste, l'autre où la doctrine communiste parlent plus haut que lui ; ces marges sont minces. Entre deux, il y a place pour les charmes les plus clairs d'Iris. Au surplus, je ne l'opposerai ni à l'un, ni à l'autre de ces mouvements qu'il a épousés sans se trahir. L'insolente liberté surréaHste est encore sensible dans sa poésie tardive, comme l'esprit de fraternité est présent dès ses débuts. Je n'écarte donc d'une œuvre qui est l'unité même qu'un petit nombre de pages c'est tantôt la bizarrerie, tantôt la banalité qui donnent l'impression de l'artifice et du vide. Plus que toute autre, cette œuvre échappe aux prises du critique, nargue sa lourdeur. « Tout s'élance et s'envole et s'allume », écrivit un jour de guerre Eluard, à la gloire d'un ïïiatin d'été. C'est le mouvement même de sa poésie, et sa Merveille. Les mots, les images y ressemblent à des ballons ^6 couleur qui auraient échappé à la main distraite du mar- chand, à des bulles effervescentes; ils ont aussi l'air d'être pris dans un embrasement léger, une sorte de fièvre ou d'ébriété ^^is fine, gaie et douce. Tout juste si cet envol reste lié par constatation générale, une sentence, une morale, comme

UNE RÈGLE LUMINEUSE - lpbduby.frlpbduby.fr/data/documents/Entretien-des-muses-1968-Jaccottet-sur... · place pour les charmes les plus clairs d'Iris. Au surplus, je ne l'opposerai

  • Upload
    vantruc

  • View
    218

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

lil!

U N E R È G L E L U M I N E U S E

A u x deux ext rémi tés du spectre de l a poésie d 'Eluard se trouvent deux marges d'ombre où je n'entre pas : l'une où la doctrine surréal is te , l 'autre où la doctrine communiste parlent plus haut que lui ; ces marges sont minces. Ent re deux, i l y a place pour les charmes les plus clairs d ' I r is . A u surplus, je ne l'opposerai n i à l 'un, ni à l'autre de ces mouvements qu'i l a épousés sans se trahir. L'insolente l iberté surréaHste est encore sensible dans sa poésie tardive, comme l'esprit de fraternité est présent dès ses débu t s . Je n ' éca r t e donc d'une œuvre qui est l 'un i té m ê m e qu'un petit nombre de pages où c'est t a n t ô t la bizarrerie, t a n t ô t l a bana l i t é qui donnent l'impression de l'artifice et du vide.

Plus que toute autre, cette œuvre échappe aux prises du critique, nargue sa lourdeur. « Tout s'élance et s'envole et s'allume », écrivit un jour de guerre E lua rd , à la gloire d'un ïïiatin d 'é té . C'est le mouvement même de sa poésie, et sa Merveille. Les mots, les images y ressemblent à des ballons 6̂ couleur qui auraient échappé à l a main distraite du mar­

chand, à des bulles effervescentes; ils ont aussi l 'air d 'ê t re pris dans un embrasement léger, une sorte de fièvre ou d 'ébr ié té ^^is fine, gaie et douce. Tout juste si cet envol reste lié par

constatation générale, une sentence, une morale, comme

68 L ' E N T R E T I E N D E S M U S E S

« Nous deux nous ne vivons que pour être fidèles/A la vie ou « L e monde entier dépend de tes yeux purs », ou encore : « Savoir viei l l ir , savoir passer le temps » ; lié comme le bouquet par le nœud, qui peut être de soie ou de l a plus humble ficelle (et c'est ce nœud qui, dans certaines poésies « poli, tiques », étouffe plus qu'il n'exalte les fleurs).

S i je suis toujours resté à quelque distance d'une poésie que je jugeais pourtant magique entre toutes, je crois aujourd'hui que c'est parce qu'elle n'est nullement enracinée dans le concret, dans le particulier, comme celles, pourtant si diverses, de Claudel, de Ponge, de Char, de Grosjean, de Michel Deguy, vers lesquelles je suis allé tout naturellement à mesure qu'elles apparaissaient. Presque jamais on ne trouve chez Éluard telle fleur, tel arbre, tel lieu que ces poètes semblent avoir pénétré lentement du regard pour le transfigurer en quelque sorte « sans le déplacer » ; et néanmoins, i l n'est jamais abstrait , jamais emblématique. Sa poésie ne dit ni tel merle, tel pommier aperçu en tel lieu sous telle lumière, ni l'oiseau ou l'arbre symboUques, mais un oiseau ou des oiseaux, un arbre, un visage ou plusieurs : parcelles élémentaires du monde, mais déplacées, emportées dans un espace différent où elles ne sont plus que bonds, lueurs, nœuds bientôt dénoués, justement parce que « tout s'envole et s'élance et s'allume », tout échappe, se libère, fuse et, dans les meilleurs moments, r i t . C'est une pure et subtile ébriété :

Je tiens la rue comme un {ferre Plein de lumière enchantée Plein de paroles légères Et de rires sans raison Le plus beau fruit de la terre.,,

* Rilke a écrit un jour que notre tâche était d'apprendre no^

pas l a possession, mais le rapport. E l u a r d n'aura pas

P A U L E L U A R D m jîg^pprendre. Tout est rapport chez l u i , et d'abord grâce au fe^ard. L'œil est la source, la fenêtre ouverte, le jour qui naît ; à condition qu'il se lève sur d'autres yeux. Alors , c'est la rencontre, c'est le recommencement merveilleux et perpétuel :

Des yeux levés vers ton visage et c'est le jour sur terre.

Des « yeux fertiles », mais qui ne peuvent l'être que s'ils sont les yeux d'un visage et d'un corps ; des yeux non pas comme l'expression d'un esprit détaché du corps ou même hostile à celui-ci comme à une prison, mais des yeux comme l'eau du corps, ou sa fleur, ou son aile. E t Léda dit : ; ^ ^

Pauvre petit cygne gelé Tes ailes n'étaient pas d'un dieu J'ai moi des ailes tout en feu.

Or, E l u a r d , poète de l'amour, n'a pas plus montré tel corps féminin qu'il n'a peint tel l ieu, telle maison, tel pré ; mais n u l , mieux que l u i , n'aura fait vibrer le rapport de l'amour, n'aura fait sentir le battement heureux de la fièvre amoureuse (et c'est elle seule, on l 'a compris, qui suscite l'envol, l'embrase­ment, l'ébriété). Maître, resté enfant, du rapport ardent et léger, i l tient, d'une main qui tremble, devant ses yeux (les plus clairs que j'aie vus à un homme) cette règle lumineuse :

Elle est debout sur mes paupières Et ses cheveux sont dans les miens

Ses rêves en pleine lumière Font s'évaporer les soleils, Me font rire, pleurer et rire, Parler sans avoir rien à dire, " ; :^ '

J'étin parfois s'égare, se dissout en impondérable ; ^^ue s'annule vite ; l'homme amoureux du matin doit

m L ' E N T R E T I E N D E S M U S E S

perpé tue l lement revenir à sa source et repartir, perpétuelle­ment se réveiller, rouvrir les yeux ; et donc marcher, dans le poème, d'ouverture en ouverture, sans répi t , sans interruption. L a poésie d 'Eluard devait rester é t rangère à la profondo satisfaction du centre où tout se met en ordre et se condense, de l'enceinte qui n'est pas exclusion parce qu'elle embrasse tout. L a perfection lui est accordée, me semble-t-il, quand elle équilibre ouverture et br ièveté , quand elle parvient à dessiner une figure à la fois nette et translucide, comme d'une bulle ou d'un verre d'eau (et c'est justement le cas dans le poème cité plus haut : « Je tiens l a rue comme un verre / Plein de lumière enchantée »).

Une succession d'ouvertures, telle qu'elle fut nécessairement amenée à en tenter, risque en revanche de ressembler à une sorte de course interminable, où i l n ' y aura plus d'autre raison de s 'a r rê ter que la fatigue ; ou encore à un vol de flèches dont toutes n'atteindraient pas immanquablement le but.

E t pourtant... Je rehs encore cette suite de sept poèmes qu 'Eluard a dédiée à Char en 1946, L'Age de la vie (dans Poésie ininterrompue). Quel merveilleux exemple (et ce n'est pas le seul) d 'équil ibre dans la durée ! Vers longs et courts, réguliers et irréguliers, images et sentences, tournures communes et surprises inventives, tendresse et âpreté, mélancoHe et confiance s 'enchaînent aussi naturellement, aussi légèrement que les jours et les nuits. C'est t an tô t l 'ampleur :

' ' Nuages de santé brumes de jouissance A mi-chemin de tout murmure du plaisir Le printemps diminue Vhiver est supportable Combien de nuits encore à rêver d'innocence,

t a n t ô t l 'envol :

De la douce et de Vextrême Nous confondions les couleurs

Toutes étaient inutiles ; i Et nous à quoi servions-nous

P A U L E L U A R D 71

Tous et toutes grains de sable Impalpables dans le vent

Tous et toutes étincelles Sous une ombrelle de feu,

pour aboutir, une fois de plus, à l ' éb rouement du petit jour :

A jamais sur terre Tout remue et chante Change et prend plaisir.

Instant magique où tout, à jamais (à jamais ?), se marie : le changement, le chant, l a jouissance.

m •

^ A un ami, poète é t ranger , qui me demandait un jour que poète français moderne me paraissait le plus assuré de durer, j 'avais r épondu , sans beaucoup hési ter et sans réfléchir, alors même que cette œuvre n'est pas de celles qui m'ont nourri : Eluard. Je suis sûr aujourd'hui que ce qui m'avai t dicté cette réponse, c 'é ta i t le souvenir de tels poèmes où l 'équilibre de tous les éléments est aussi l'accord comme spon tané , comme naïf, entre modern i té et tradition.