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Jérôme Baschet paru dans Olivier Remaud, Jean-Frédéric Schaub et Isabelle Thireau (éd.), Faire des sciences sociales, 2 : Comparer, Paris, EHESS, 2012, p. 23-59. UN MOYEN AGE MONDIALISÉ? Remarques sur les ressorts précoces de la dynamique occidentale Peut-on échapper à ce « nœud gordien » de l'histoire qu'est l'affirmation de la domination européenne, progressivement étendue à l'ensemble de la planète 1 ? Est-on condamné à l'alternative entre le grand récit de la modernisation à la gloire de l'Occident et un souci de déconstruction postcoloniale faisant valoir la multiplicité des trajectoires mondiales, au risque de dissoudre l'enjeu que représente l'occidentalisation du monde et la compréhension de ses formes successives? Comment éviter de se laisser piéger dans le triste choix entre une essentialisation de la différence entre l'Occident et tous ses autres et une tendance à nier tout écart véritable ou à ramener les divergences observables à des facteurs limités et conjoncturels, sinon à des hasards de l'histoire? De telles questions sont révélatrices d'une transformation récente de la scène historiographique. Après un cycle marqué d'une part par la percée de la microhistoire et d'autre part par la valorisation postmoderne de la fragmentation, l'échelle de la globalité semble retrouver une légitimité nouvelle, sous des modalités diverses (World History, tardivement et critiquement reçue en France, histoire globale, histoires connectées ou croisées) 2 . En même temps, il est significatif que la notion d'histoire globale (ou totale) ne soit jamais invoquée dans le sens qui fut classiquement le sien et que résume bien le souci de prendre en compte « la société comme un tout », selon l'expression de Bernard Lepetit 3 . On peut pourtant se demander, notamment au vu du caractère assez strictement économique des travaux de la World History, si le moment n'est pas venu de reformuler, tout en assumant certaines des critiques de la période antérieure, l’exigence d’une saisie globale des structures caractéristiques d'un ensemble socio-historique donné et de leurs dynamiques d’évolution, de sorte que ce serait à une conjonction de vues aussi larges que possible, autant en extension géographique qu'en profondeur intra-sociale, et dans le souci d'articuler unité et 1 Fernand Braudel indiquait que les conditions n'étaient pas remplies pour « trancher le nœud gordien de l'histoire du monde, entendez la genèse de la supériorité de l'Europe » (cité par Philippe Beaujard, Laurent Berger et Philippe Norel (dir.), Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La Découverte, 2009, p. 7). 2 Pour un état des débats suscités par ces démarches et leur réception en France : dossier spécial de la Revue d'Histoire moderne et contemporaine, 54/4bis, 2007 (notamment Caroline Douki et Philippe Minard, « Histoire globale, histoires connectées : un changement d'échelle historiographique? Introduction », p. 7-21); P. Beaujard, L. Berger et P. Norel (dir.), Histoire globale, op. cit. Pour la période concernée par le présent article, voir Patrick Boucheron (dir.), Histoire du monde au XV e siècle, Paris, Fayard, 2009. 3 Bernard Lepetit, « La société comme un tout », dans Carlos Barros (éd.), Historia a Debate I, Santiago de Compostela, 1995, vol. I, p. 147-158 et « La société comme un tout : sur trois formes d'analyse de la totalité sociale », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 22, 1999, http://ccrh.revues.org/index2342.html .

UN MOYEN AGE MONDIALISÉ? Remarques sur les ressorts

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Page 1: UN MOYEN AGE MONDIALISÉ? Remarques sur les ressorts

Jérôme Baschetparu dans Olivier Remaud, Jean-Frédéric Schaub et Isabelle Thireau (éd.), Faire des sciences sociales, 2 : Comparer, Paris, EHESS, 2012, p. 23-59.

UN MOYEN AGE MONDIALISÉ?Remarques sur les ressorts précoces de la dynamique occidentale

Peut-on échapper à ce « nœud gordien » de l'histoire qu'est l'affirmation de la domination

européenne, progressivement étendue à l'ensemble de la planète1? Est-on condamné à l'alternative

entre le grand récit de la modernisation à la gloire de l'Occident et un souci de déconstruction

postcoloniale faisant valoir la multiplicité des trajectoires mondiales, au risque de dissoudre l'enjeu

que représente l'occidentalisation du monde et la compréhension de ses formes successives?

Comment éviter de se laisser piéger dans le triste choix entre une essentialisation de la différence

entre l'Occident et tous ses autres et une tendance à nier tout écart véritable ou à ramener les

divergences observables à des facteurs limités et conjoncturels, sinon à des hasards de l'histoire?

De telles questions sont révélatrices d'une transformation récente de la scène

historiographique. Après un cycle marqué d'une part par la percée de la microhistoire et d'autre part

par la valorisation postmoderne de la fragmentation, l'échelle de la globalité semble retrouver une

légitimité nouvelle, sous des modalités diverses (World History, tardivement et critiquement reçue

en France, histoire globale, histoires connectées ou croisées)2. En même temps, il est significatif que

la notion d'histoire globale (ou totale) ne soit jamais invoquée dans le sens qui fut classiquement le

sien et que résume bien le souci de prendre en compte « la société comme un tout », selon

l'expression de Bernard Lepetit3. On peut pourtant se demander, notamment au vu du caractère

assez strictement économique des travaux de la World History, si le moment n'est pas venu de

reformuler, tout en assumant certaines des critiques de la période antérieure, l’exigence d’une saisie

globale des structures caractéristiques d'un ensemble socio-historique donné et de leurs dynamiques

d’évolution, de sorte que ce serait à une conjonction de vues aussi larges que possible, autant en

extension géographique qu'en profondeur intra-sociale, et dans le souci d'articuler unité et

1 Fernand Braudel indiquait que les conditions n'étaient pas remplies pour « trancher le nœud gordien de l'histoire du monde, entendez la genèse de la supériorité de l'Europe » (cité par Philippe Beaujard, Laurent Berger et Philippe Norel (dir.), Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La Découverte, 2009, p. 7). 2 Pour un état des débats suscités par ces démarches et leur réception en France : dossier spécial de la Revue d'Histoire moderne et contemporaine, 54/4bis, 2007 (notamment Caroline Douki et Philippe Minard, « Histoire globale, histoires connectées : un changement d'échelle historiographique? Introduction », p. 7-21); P. Beaujard, L. Berger et P. Norel (dir.), Histoire globale, op. cit. Pour la période concernée par le présent article, voir Patrick Boucheron (dir.), Histoire du monde au XVe siècle, Paris, Fayard, 2009. 3 Bernard Lepetit, « La société comme un tout », dans Carlos Barros (éd.), Historia a Debate I, Santiago de Compostela, 1995, vol. I, p. 147-158 et « La société comme un tout : sur trois formes d'analyse de la totalité sociale », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 22, 1999, http://ccrh.revues.org/index2342.html.

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multiplicité, que l'on pourrait juger fécond de travailler4.

Ces questions seront abordées ici dans le cadre d'une réflexion sur le Moyen Age occidental,

ce qui paraîtra peut-être surprenant. On se situe, il est vrai, dans la perspective d'un Moyen Age

dilaté, à la fois dans le temps (c'est le long Moyen Age que Jacques Le Goff voit s'étendre du IVe

jusqu'aux XVIIe-XVIIIe siècles5) comme dans l'espace (l'expansion coloniale ibérique étant – c'est

mon hypothèse – conçue comme une projection de la dynamique médiévale6). Le regard décentré

sur l'Occident médiéval qu'autorise le détour par l'Amérique conduit alors à un questionnement sur

la dynamique du système que je qualifierai de féodo-ecclésial – dynamique qui peut être tenue pour

l’un des aspects importants, et pourtant largement occulté, de l’essor européen. Il ne s'agit certes pas

de faire du Moyen Age une clé magique – d'autant que la domination planétaire de l'Europe ne se

réalise pleinement qu'une fois cette période refermée –, mais seulement d'attirer l'attention sur les

ressorts précoces de la dynamique occidentale et sur l'effort que leur compréhension exige, pour peu

que l'on veuille se donner quelque chance de saisir la singulière trajectoire de l'Europe dans toute sa

cohérence7.

Enfin, on peut signaler qu'une histoire globale ainsi entendue a partie liée avec une démarche

comparatiste dont il convient de réaffirmer la nécessité8. En effet, évoquer la dynamique

européenne suppose nécessairement de pouvoir en évaluer la singularité au regard des autres

trajectoires historiquement attestées (et ce, à une échelle englobante, qui est loin d'être la seule

pertinente, mais qui s'avère particulièrement judicieuse pour une démarche comparative). En même

temps, il paraît impossible d'engager la démarche comparative qu'exige le type de questions posées

ici en traçant une image de l'Occident amputée de la part médiévale de son histoire.

Que faire (de la question de l'Europe)?

Entre exceptionnalité et banalisation. L'œuvre de Jack Goody autorise quelques remarques sur

les difficultés associées à la manière de penser la particularité européenne. Soucieux de remettre en

cause une tradition qui accentue la coupure entre l'Occident et tous ses autres (et tout

4 Je me permets de renvoyer à J. Baschet, « Unité, dualité, multiplicité. Vers une histoire à la fois globale et plurielle », dans Carlos Barros (éd.), Historia a Debate III, Santiago de Compostela, 2009, vol. I, p. 157-178 (http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/51/79/16/PDF/GLOBALE.pdf). 5 Jacques Le Goff, « Pour un long Moyen Age », repris dans L’imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. 7-13.6 C'est l'hypothèse que je m'efforce de soutenir dans La civilisation féodale. De l'an mil à la colonisation de l'Amérique, Paris, Champs-Flammarion, 3e éd., 2006.7 Il va de soi que le titre du présent article ne se réfère pas à l'idée d'une intégration de l'Europe médiévale (au sens chronologique restreint) dans des réseaux d'interdépendance et d'échanges à l'échelle eurasiatique, tels que les évoque par exemple Jerry Bentley, « L'intégration de l'hémisphère oriental du monde, 500-1500 apr. JC », dans P. Beaujard, L. Berger et P. Norel, op. cit., p. 65-80. Reconnaître le rôle des échanges commerciaux, techniques, culturels ou biologiques est certes indispensable; mais, en l'absence de toute mesure de leur ampleur relative et de leurs effets, évoquer une telle « intégration » peut conduire à de sérieuses distorsions. 8 Voir notamment Hartmut Atsma et André Burguière (éd.), Marc Bloch aujourd’hui. Histoire comparée et sciences sociales, Paris, EHESS, 1990; Marcel Detienne, Comparer l’incomparable, Paris, Seuil, 2000; Michael Werner et Bénédicte Zimmermann (dir.), De la comparaison à l'histoire croisée, Paris, Seuil, 2004.

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particulièrement avec l'Orient), celui-ci tente, dans ses derniers ouvrages, de mettre en évidence un

ensemble eurasiatique anthropologiquement unifié. C'est d'abord à propos des structures de parenté

qu'il fait valoir l'unité de l'Asie et de l'Europe, face aux mondes africains9. Puis, il généralise cette

approche et évoque, du 3e millénaire avant notre ère jusqu'au XIXe siècle, un ensemble eurasiatique

qui connaît certes des variantes et des alternances de leadership mais se maintient dans les limites

d'une civilisation commune10. Finalement, la volonté de lutter contre les représentations

eurocentriques de l'histoire le conduit à affirmer qu'il n'y a strictement rien de spécifique dans la

trajectoire occidentale : l'écart qui se creuse tardivement, à partir du XIXe siècle, demande à peine à

être expliqué, car l'industrialisation et l'essor du capitalisme auraient aussi bien pu se déclencher

ailleurs; du reste, l'avantage qui en résulte n'est qu'un phénomène momentané, susceptible de se

retourner au profit de la Chine11. Mais le louable souci de récuser les conceptions ethnocentriques

qui surévaluent et essentialisent la singularité occidentale n'expose-t-il pas alors au biais inverse, au

risque de sous-estimer les particularités de la trajectoire de l'Occident et d'occulter l'importance

cruciale d'un phénomène historique aussi massif que l'expansion planétaire de l'Europe? Ne

s'expose-t-on pas ainsi à cet « eurocentrisme antieurocentrique » identifié par Immanuel

Wallerstein12? En tout cas, en postulant (avec d'autres auteurs) une unité civilisationnelle

eurasiatique, maintenue depuis la révolution urbaine de l'âge du bronze jusqu'à aujourd'hui, J.

Goody privilégie une unification à une échelle beaucoup trop vaste, éclipsant des échelles plus

restreintes pourtant indispensables à la démarche comparative. En ce qui concerne l'Occident lui-

même, on notera que J. Goody reproduit les schémas historiographiques les plus éculés : si la

Renaissance apporte à l'Europe la lumière d'une « recherche laïque » et d'un « usage libre des

technologies », le Moyen Age n'est que « régression » et « civilisation en déclin »13.

Qu'il faille repenser la manière de comparer ensembles européens et asiatiques, en évitant les

pièges de l'essentialisation et de la téléologie, est bien clair. Que la divergence soit tardive ne l'est

pas moins, comme le souligne avec force l'historiographie récente14. De fait, c'est à la fin du XVIIIe

siècle que Keneth Pomeranz situe le décrochage entre l'Europe et la Chine (et tout particulièrement

entre l'Angleterre et le delta du Yangzi), ces deux ensembles étant jusqu'alors sur un plan d'égalité

9 Famille et mariage en Eurasie, Paris, PUF, 2000.10 Capitalism and Modernity. The Great Debate, Cambridge, Polity Press, 2004 et Le vol de l'histoire. Comment l'Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Paris, Gallimard, 2010. 11 Voir aussi André Gunder Frank, ReOrient : Global Economy in the Asian Age, Berkeley, University of California Press, 1998. 12 Cet antieurocentrisme affirme que d'autres civilisations avançaient tout autant que l'Europe dans la voie de la modernité. Il dénie toute particularité à la civilisation européenne, mais, en même temps, rend toutes les autres semblables à elle (L'universalisme européen. De la colonisation au droit d'ingérence, Paris, Démopolis, 2008). 13 Le vol de l'histoire, op. cit., ch. 6 et « De la comparabilité des civilisations eurasiennes », dans P. Beaujard, L. Berger et P. Norel, op. cit., p. 152-153 (où le féodalisme est qualifié de « profond retour en arrière » et le christianisme de « régression catastrophique »).14 Pour Christopher A. Bayly (La naissance du monde moderne (1780-1914), Paris, L’Atelier-Le Monde diplomatique, 2007), c’est entre 1780 et 1914 que s’instaure véritablement un monde eurocentré, dans lequel l’écart entre Europe et le reste du monde se creuse de manière radicale.

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en termes de développement agricole, démographique, commercial, technologique et proto-

industriel15. Le modèle proposé par K. Pomeranz explique la divergence par la possibilité pour

l'Angleterre de rompre avec les limites d'une croissance de type traditionnel, grâce à la conjonction

de deux facteurs : le passage à l'usage massif du charbon (disponible à proximité des centres

productifs) et l'exploitation des ressources du Nouveau Monde (notamment en fibres de coton), qui

permettent de surmonter les limites de l'extension des terres cultivées et boisées, ainsi que la

situation de stress écologique qui pesait sur celles-ci. Cette proposition est d'un grand intérêt,

d'abord parce qu'on peut y voir un exemple de comparatisme déployé à une échelle judicieuse. En

outre, même s'il recourt parfois (dans le souci d'écarter toute différence essentialisée) à une

rhétorique qui valorise des facteurs restreints mais susceptibles de produire des effets importants, K.

Pomeranz met en avant un élément d'une ampleur considérable (la capture du Nouveau Monde), qui

se trouve faire la jonction avec les préoccupations qu'on développera ici. Ainsi, l'explication d'une

divergence tardive n'exclut pas de rechercher des facteurs inscrits dans la longue durée : de fait, ce

n'est pas par la captation immédiate des métaux précieux, ni même par l'accumulation financière

qu'elle permet que la saisie du Nouveau Monde est jugée déterminante, mais bien par les

possibilités d'approvisionnement en matières premières tropicales, dont l'importance se révèle

décisive au XVIIIe siècle. En même temps, on pourrait reprocher à K. Pomeranz le caractère assez

étroitement économique de son approche, qui sous-estime la dimension idéelle des réalités

collectives16 et s'autorise à analyser des indices économiques indépendamment des systèmes

sociaux au sein desquels ces performances sont réalisées et sont susceptibles de prendre sens. Au

total, il y a là un enjeu important pour le comparatisme : celui-ci doit opter pour l'échelle pertinente,

mais il a non moins intérêt à adopter une démarche globale qui permette de comparer des logiques

sociales entendues dans leur structuration et leur dynamique propres, de façon aussi ample que

possible.

Une difficulté plus grande encore se cache ici : comment comprendre le bouleversement qui

s'opère alors? S'agit-il d'un simple processus d' « industrialisation »17, voire du passage d'un type de

croissance (restreinte) à une autre (rapide et auto-entretenue)? Ou bien est-on face à un

bouleversement complet, conduisant au déploiement d'un système inédit que l'on peut qualifier de

« capitaliste »18? Sur ce point, on admettra que, s'il existe auparavant des pratiques du capital, 15 Keneth Pomeranz, Une grande divergence. L'Europe, la Chine et la construction de l'économie mondiale, Paris, Albin Michel, 2010.16 Il admet toutefois avoir minimisé les facteurs technologiques (Préface à l'édition française, ibid., p. 7-30) et, en réponse à Jack Goldstone (« Efflorescences et croissance économique dans l'Histoire globale : une réinterprétation de l'essor de l'Occident et de la Révolution industrielle », dans P. Beaujard, L. Berger et P. Norel, op. cit. , p. 299-334), qui récuse tout « avantage civilisationnel de l'Europe », il ouvre vers une analyse croisant plusieurs échelles et tendant vers un plus grand caractère de globalité.17 K. Pomeranz fait de la rupture de la fin du XVIIIe siècle un saut hautement improbable : « L'industrialisation ne découle d'aucun développement « naturel » de l'économie de l'époque moderne » (op. cit., p. 321). 18 De nombreux auteurs de la World History tendent à dissoudre complètement la question de la nature spécifique du capitalisme, en faisant remonter son existence au 3e millénaire avant JC (André Gunder Frank et Barry K. Gills (dir.),

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parfois relativement intensives et à ample rayon d'action, c'est seulement alors qu'intervient la

rupture que constitue la mise en place du capitalisme en tant que système productif et, plus

largement, social19 . Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle (entendue comme point critique au sein

d'une séquence de rupture temporellement plus étendue), peut donc être situé un point de

basculement décisif, qui est aussi le moment où prend fin définitivement (du moins dans certaines

parties de l'Europe) le long Moyen Age de Jacques Le Goff. C'est aussi celui où se produit la

« double fracture conceptuelle » qui, en faisant émerger les concepts nouveaux d’économie et de

religion, rend incompréhensible la logique sociale antérieure et contribue à la faire basculer dans les

clichés de l'obscurantisme, de l'immobilisme productif et du chaos politique20. Disons-le : il est

douteux que l'on puisse mener à bien une démarche comparatiste sans une clarification de

l'extension spatiotemporelle (et des caractéristiques fondamentales) du système social au sein

duquel nous vivons et depuis lequel nous interrogeons la pluralité des sociétés humaines. C'est une

condition minimale pour tenter de maîtriser les biais présentocentristes qui menacent toute enquête

historique, et de façon particulièrement aiguë, toute démarche comparatiste.

Dynamique médiévale et colonisation américaine. Autant l'argumentation présentée ici

souligne la rupture de la fin du XVIIIe siècle, autant elle atténue celle qu'il est habituel de placer à la

fin du XVe siècle. Plutôt que de tenir la « Découverte de l'Amérique », jointe au coup de baguette

magique de la Renaissance, pour le coup d'envoi de la modernité, on peut bien plutôt faire de 1492

le point où les destinées du Nouveau Monde s'arriment à notre Moyen Age européen. Bernard

Vincent a analysé la constellation et l'enchaînement des événements qui caractérisent cette « année

admirable »21, dans laquelle on peut voir le point de suture entre la dynamique médiévale et la

colonisation américaine. Christophe Colomb lui-même est moins le héros de la modernité célébré

par les manuels qu'un voyageur médiéval, inspiré par Marco Polo et par le cardinal et théologien

scolastique, Pierre d'Ailly22. Son voyage est d'abord une ambassade auprès du grand Khan, dans

l'espoir de l'engager dans la voie de la conversion, tandis que le rêve de reconquête de Jérusalem

reste l'horizon ultime vers lequel il projette les éventuels bénéfices matériels de son entreprise. Se

The World System : Five Hundred Years or Five Thousands?, Londres-New York, Routledge, 1993; Barry K. Gills et Robert Denemark, « L'hypothèse de la continuité historique du système monde », dans P. Beaujard, L. Berger et P. Norel, op. cit., p. 203-226). De telles démarches témoignent d'un redoutable présentocentrisme qui projette sur les sociétés anciennes les logiques du monde contemporain.19 Voir Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983. Au sein de la tradition marxiste, un clivage s'établit selon le degré de différenciation établi entre capital et capitalisme (voir par exemple Ruggiero Romano, « A propósito de Capitalismo y subdesarrollo en América Latina, de A.G. Frank », Desarrollo Económico, 38, 1970 et Pierre Vilar, Crecimiento y desarrollo, Barcelona, Ariel, 1976). Pour une analyse rénovée de la lecture marxienne du capitalisme, voir Moishe Postone, Temps, Travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Paris, Mille et une nuits, 2009.20 Alain Guerreau, L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Age au XXIè siècle?, Paris, Seuil, 2001.21 Bernard Vincent, 1492, « L’année admirable », Paris, Champs-Flammarion, 1996.

22 Voir par exemple J. Baschet, « Le Journal de bord de Christophe Colomb », dans Patrick Boucheron (dir.), Une histoire du monde au XVe siècle, op. cit., p. 582-587.

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percevant comme l'instrument de la Providence divine et animé d'un souffle prophétique, Colomb

s'est lui-même chargé de démentir l'image du découvreur rationnel en affirmant : « Pour l'exécution

de l'entreprise des Indes, ne me servirent ni raison, ni mathématiques, ni mappemondes; ce qui s'est

accompli pleinement est ce qu'Isaïe avait dit »23.

Quant aux premiers conquistadors, ils sont imprégnés de lectures chevaleresques et rêvent de

fiefs, tels ceux qui récompensaient les faits d'armes de la Reconquista. Mais au-delà des parallèles

ponctuels qu'il serait aisé de multiplier, il importe de se livrer à une comparaison aussi raisonnée

que possible entre les sociétés de l'Europe médiévale et celles de l'Amérique hispanique24. Il faut ici

faire toute leur place aux transformations et aux créations inédites, ainsi qu'aux particularités liées à

la logique même de la domination coloniale. Pourtant, en dépit de fortes différences, on peut

conclure à l'expansion-transformation des traits les plus caractéristiques de l'univers médiéval.

Ainsi, tout comme l'Église fait figure d'institution dominante-englobante dans l'Occident médiéval,

elle est « le véritable pilier du régime colonial »25. Au-delà même des techniques d'évangélisation et

de christianisation des lieux et des temps, mises en œuvre dans le Nouveau Monde et fruit d'une

expérience plus que séculaire, c'est à la structuration même de la domination coloniale que l'Église

apporte une contribution décisive, notamment en ce qui concerne l'encadrement et l'organisation

spatiale des populations indigènes au sein des pueblos de indios. Une analyse plus complète,

impossible à mener ici, conduirait à conclure que, malgré les éléments nouveaux qui se

développent, la structuration ecclésiale de la société coloniale a joué un rôle majeur dans son

maintien, trois siècles durant. C'est en ce sens que l'on peut soutenir que le Moyen Age occidental

s'est « mondialisé » en traversant l'Atlantique.

Ceci appelle toutefois deux précisions : on parle ici d'une dynamique médiévale qui se

prolonge dans la colonisation américaine et il importe de comprendre que ce terme n'implique

nullement la reproduction d'un système immuable, mais au contraire sa permanente transformation.

Par ailleurs, et puisqu'il est question de mondialisation, il importe de se démarquer des usages flous

auquel ce terme donne lieu parfois. Évoquer des phénomènes d'échanges, d'interconnexions, voire

d'intégration, sans les caractériser davantage ne peut conduire qu'à ériger en principe d'intelligibilité

historique un phénomène conçu comme « la mondialisation » et se réalisant progressivement

jusqu'à son aboutissement actuel26. Il importe au contraire de spécifier la nature des modes 23 Livre des prophéties (1501), traduit dans Christophe Colomb, La découverte de l'Amérique, éd. Soledad Estorach et Michel Lequenne, 2e éd., Paris, La Découverte, 2002. Voir Denis Crouzet, Christophe Colomb. Héraut de l’Apocalypse, Paris, Payot, 2006.24 Esquisse (pour le seul exemple de la Nouvelle-Espagne), dans La civilisation féodale, op. cit., p. 380-416.25 Felipe Castro Gutiérrez, La rebelión de los indios y la paz de los españoles, México, Ciesas, 1996 et Nueva Ley y nuevo rey. Reformas borbónicas y rebelión popular en Nueva España, Mexico-Zamora, UNAM-Colegio de Michoacán, 1996. Voir aussi Serge Gruzinski, La colonisation de l’imaginaire, Paris, Gallimard, 1988; Nancy Farriss, La corona y el clero en el México colonial (1579-1821). La crisis del privilegio eclesiástico, Mexico, FCE, 1995 et Antonio Rubial García, La santidad controvertidad, México, FCE-UNAM, 1999.26 Voir Frederick Cooper, « Le concept de mondialisation sert-il à quelque chose ? Un point de vue d’historien», Critique internationale, 10, janvier 2001, p. 101-124, Jean-Paul Zuniga, « L'Histoire impériale à l'heure de l'histoire

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d'intégration (dont les asymétries sont souvent fortement occultées par les analyses ayant pour objet

« la mondialisation ») et il n'est, par conséquent, pas inutile de distinguer différents types de

mondialisation. De ce point de vue, parler de « mondialisation archaïque », comme le fait C.A.

Bayly à propos des XVIe-XVIIIe siècles, a le mérite de bien souligner l’écart par rapport aux

mondialisations postérieures27. Au-delà de la nomenclature, l'auteur considère que cette

mondialisation archaïque a pour principes recteurs l’expansion universalisante de la chrétienté et

l’affirmation de pouvoirs monarchiques qui se conçoivent comme relais de celle-ci et sont mus

principalement par la quête du prestige. Pour souligner encore le trait et pour tenter d'échapper à

une dénomination purement négative, on serait tenter de parler de mondialisation féodo-ecclésiale.

Il serait du reste loisible de lui associer l’entreprise de croisade des XIe-XIIIe siècles, qui en est

l’expression initiale. C’est en fait l’ensemble des phénomènes touchant à l’expansion occidentale,

du XIe au XVIIIe siècle (Reconquista comprise), que l’on pourrait ainsi inclure sous ce terme de

mondialisation féodo-ecclésiale28.

Émergences contradictoires : aspects de la dynamique ecclésiale

Continuons notre remontée dans le temps pour aborder le Moyen Age occidental proprement

dit. Dans les pages qui suivent, on évoquera, presque à titre de programme de travail, certains des

aspects particulièrement caractéristiques de sa dynamique. Mais il va de soi que ces remarques ne

peuvent prendre sens qu'au sein d'une analyse d'ensemble des structures sociales de l'Occident

médiéval et de leur dynamique de transformation29. Il suffira de rappeler que l'Europe occidentale

expérimente, durant les XIe-XIIIe siècles, une exceptionnelle période d’essor démographique et

productif, qui se combine à d'amples transformations, depuis l'intensification des activités

commerciales et artisanales et l'essor du monde urbain (phénomènes qui, loin de se surimposer à

une supposée autarcie féodale, résultent d’une interaction avec le dynamisme des campagnes et

notamment avec les incitations à vendre et à acheter dérivant de la rente seigneuriale), jusqu'au

renforcement des pouvoirs monarchiques (lesquels ne s'affranchissent pas toutefois de la tension

constitutive entre monarchie et aristocratie)30. C’est là un ensemble de traits qui cadre mal avec

globale. Une perspective atlantique », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2007, 54-4bis, p. 54-68 et C. Douki et P. Minard, art. cité.27 C. A. Bayly, La naissance, op. cit., p. 55-86.28 A partir des années 1780, une deuxième mondialisation, eurocentrée et liée à la mise en place du système-monde capitaliste, se caractérise par la juxtaposition d’impérialismes concurrents, qui prolongent outre-mer la rivalité entre les États-nations du centre du système. Après la seconde Guerre Mondiale, une réorganisation profonde du système-monde capitaliste aboutit à une troisième mondialisation, marquée par un caractère post-colonial et par l’hyperimpérialisme nord-américain, puis par l'absorption tendancielle des entités nationales au sein d'un marché mondial unique. La « mondialisation » revêt des formes successives bien distinctes qu’il est souhaitable de faire apparaître.29 J'évoque ici les développements présentés dans La civilisation féodale, op. cit. 30 Sans nullement ignorer les tensions propres aux XIVe-XVe siècles, à commencer par la catastrophe démographique provoquée par la Peste noire (dont il ne faut toutefois pas surdimensionner les effets, puisqu'on retrouve, vers 1500, une population équivalente à celle d’avant 1348), on peut récuser l'idée d'une période « terminale » (automne du Moyen Age ou crise finale du système féodal). Quelle que soit l'ampleur des transformations et en dépit de difficultés majeures

Page 8: UN MOYEN AGE MONDIALISÉ? Remarques sur les ressorts

l’immobilisme supposé du système féodal, et qui constitue au contraire la base matérielle de la

nouvelle capacité expansive qu’acquiert alors l’Europe.

L'Europe de l'an mil et celle de 1300 sont séparées par des transformations majeures. Et

pourtant, c'est la même dynamique qui porte de l'une à l'autre. Deux éléments y concourent de

manière décisive. D'une part, l'existence d'un cadre local de vie et d'activité, à la fois seigneurial,

paroissial et communautaire, semble particulièrement apte à engager et à entretenir l'essor de cette

période, par une étrange combinaison entre contrôle social serré, domination seigneuriale, rôle de la

communauté villageoise et ample autonomie pratique des producteurs. D'autre part, l'Église

contribue de manière décisive à cette inscription locale des rapports sociaux à laquelle on donne

parfois le nom d'encellulement; mais, dans le même temps, elle l'articule à une appartenance

spatiale continentale, sous l'espèce de la chrétienté. L'Église elle-même se transforme radicalement,

en se constituant comme corps centralisé, sous l'autorité du pape, en même temps qu'elle accentue

sa capacité à prendre en charge la structuration d'ensemble de la société. Au reste, on ne peut définir

l'Église médiévale qu'en tenant compte du double sens (au moins) d'Ecclesia, comme communauté

des croyants (vivants et morts) unie par la caritas – soit la manière de penser la totalité sociale

propre à cet univers – et comme institution cléricale s'arrogeant la prééminence associée au quasi-

monopole de la médiation entre l'humain et le divin. C'est en tenant compte de ces deux aspects que

l'on peut identifier l'Église comme l'institution dominante-englobante de la société médiévale, sa

colonne vertébrale, et même sa principale force motrice31.

L’universalisme chrétien est sans l'un des traits caractéristiques de l'Occident médiéval les

plus directement liés à sa capacité expansive. On peut attribuer à Paul le basculement d’une

inscription du message chrétien au sein du judaïsme vers un projet universel ne faisant plus

acception des appartenances terrestres (ethniques, culturelles, de statut ou de genre)32. Non sans

contradictions, ce programme se matérialise avec la séquence haut-médiévale des conversions,

progressivement étendues vers l'est et le nord, puis, en lien avec l’unification pontificale de la

chrétienté, par le déploiement de l’idéal de diffusion du message évangélique jusqu’aux confins de

la terre33. Les missions vers l’Orient en sont l’une des manifestations et, si elles n’ont qu’un faible

effet immédiat, elles ne sont pas pour rien dans la mobilisation imaginaire qui conduit

donnant lieu à de vifs conflits (notamment à une contestation de l'Église instituée), la dynamique engagée aux XIe-XIIIe

siècles se prolonge malgré tout. 31 A. Guerreau, L’avenir d’un passé incertain, op. cit. 32 Alain Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, Paris, PUF, 2002. L'idée que l'Ecclesia s'étend à l'ensemble du monde est affirmée par les papes des VIIIe-IXe siècles (cf. Henri de Lubac, Corpus mysticum. L'eucharistie et l'Église au Moyen Age (1949), rééd., Paris, Cerf, 2009, p. 101-102). Innocent III lui donne une forme radicale en se déclarant « le vicaire de Celui dont le royaume n'a pas de limites », « à qui appartient la Terre, tout ce qu'elle contient et tous ceux qui l'habitent » (PL 216, col. 1044, cité par Dominique Iogna-Prat, La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l'Église au Moyen Age, Paris, Seuil, 2006, p. 401). 33 D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam (1000-1150), Paris, Aubier, 1998.

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ultérieurement à la conquête du continent américain34. Colomb est du reste une incarnation

exemplaire de l'universalisme chrétien; et son entreprise, loin de se projeter dans un temps nouveau

de l'histoire humaine, s'inscrit dans un temps sacré, eschatologique même, qui doit voir la chrétienté

s’étendre jusqu’aux limites de la terre et tous les peuples se convertir à la foi du Christ. Plus

largement, l'universalisme chrétien peut passer pour un des ressorts de l'expansion européenne. Il en

est la forme même sans laquelle la dynamique occidentale n'aurait probablement pas été en mesure

d'opérer la capture durable d'un continent entier, et moins encore de la transformer en un

englobement civilisationnel aussi puissant. Toutefois, ce n'est pas tant comme réalisation abstraite

du christianisme (ou de sa refondation paulinienne) que l'on invoque ici l'universalisme, mais bien

plutôt en tant qu'il devient une force socio-historique sous la forme de l'Ecclesia. Et, quoi qu'il en

soit du rôle des pouvoirs monarchiques, on peut considérer que l'universalisme ecclésial joue une

rôle majeur dans l'expansion coloniale de l'Europe.

Déparentalisation. Il est assez périlleux d'affirmer, comme le fait J. Goody, que les structures

de parenté dans l'Occident médiéval ne présentent aucune particularité notable. Il en est au moins

une dont l'importance a été fortement soulignée, et qui tient au statut de la parenté spirituelle35. Non

sans disposer d'un fondement évangélique, celle-ci connaît une considérable amplification et

devient l'un des leviers privilégiés par lesquels l'Église définit sa propre position séparée et accentue

son emprise sur la société. Le système qui dévalorise la parenté charnelle en la soumettant au primat

de la parenté spirituelle pourrait bien avoir contribué à une restriction tendancielle du rôle social de

la parenté et, tout particulièrement, à un contrôle de celle-ci par une institution cléricale qui se

définit par le fait de s'y soustraire. On se réfèrera ici au tandem déparentalisation/spatialisation des

rapports sociaux, mis en relief par Joseph Morsel36. Le processus de « déparentalisation » tend à

faire perdre aux rapports de parenté leur rôle déterminant, pour les soumettre à des logiques sociales

extérieures au champ de la parenté qui, en l'occurrence, sont de nature spatiale. En effet, on assiste,

au cœur du Moyen Age, à une spatialisation conjointe de l'organisation sociale et des

représentations de celles-ci : ainsi, la mise en place des topo-lignées aristocratiques et la formation

des communautés d'habitants sont deux aspects étroitement liés de l'enracinement spatial de

l'appartenance sociale37. Il s'agit dès lors, tout en s'efforçant de mesurer le degré de spécificité de

34 André Vauchez, « L'évolution de l'idée de mission et de la pratique missionnaire en Occident à l'époque médiévale », dans Giuseppe Ruggieri (éd.), Église et histoire de l'Église en Afrique, Paris, Beauchesne, 1990, p. 13-27.35 On le doit aux travaux d'Anita Guerreau-Jalabert (notamment « Spiritus et caritas. Le baptême dans la société médiévale », dans Françoise Héritier-Augé et Élisabeth Copet-Rougier (éds.), La parenté spirituelle, Paris, Archives contemporaines, 1996, p. 133-203 et « Parenté », dans Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt, Dictionnaire raisonné de l'Occident médiéval, Paris, Fayard, 1999, p. 861-876). Voir aussi J. Baschet, Le sein du père. Abraham et la paternité dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 2000.36 Joseph Morsel, L’Histoire (du Moyen Age) est un sport de combat, Paris, LAMOP, 2007, ch. 5-7 (http://lamop.univ-paris1.fr/lamop/LAMOP/JosephMorsel/index.htm). 37 A. Guerreau-Jalabert, « El sistema de parentesco medieval : sus formas (real/espiritual) y su dependencia con respecto a la organización del espacio », dans Reyna Pastor (éd.), Relaciones de poder, de producción y parentesco en la edad media y moderna, Madrid, C.S.I.C., 1990, p. 85-105 et A. Guerreau, « Quelques caractères spécifiques de l’espace

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cette configuration, d'en repérer les effets et d'évaluer sa contribution à la dynamique de l'Occident

médiéval.

Individualités sans individualisme. Sauf à sombrer dans la confusion, évoquer la question de

l'individualisme suppose de fixer un seuil à partir duquel cette notion prend un sens discriminant.

Louis Dumont l'établit nettement lorsque, par différence avec le sens trivial de l'individu comme

être empirique particulier, il adopte comme critère le fait de considérer « l'individu comme la valeur

suprême » (au lieu que celle-ci soit placée dans des ensembles socialement constitués)38. En toute

rigueur, on doit situer ce point de basculement entre Hobbes et Rousseau, lorsque s'affirme la fiction

d'un individu préexistant au lien social et susceptible d'être pensé en dehors de toute forme

d'interdépendance avec autrui39. D'autant que se joue en parallèle un renversement significatif : si

l'égoïsme pouvait auparavant être tenu pour l'une des caractéristiques de la nature humaine (mais au

sein d'une conception de la société où devait prévaloir la caritas), la conduite humaine guidée par

l'intérêt personnel est désormais érigée en valeur positive, et même en valeur cardinale de la

société40. C'est en fonction du critère ainsi défini, c'est-à-dire du fait que continue de prédominer

une conception interpersonnelle du moi41, que l'on s'autorise à récuser l'idée d'une émergence de

l'individualisme au cours des siècles antérieurs et notamment durant le Moyen Age42. Mais cela

n'empêche nullement d'accorder toute leur importance à des phénomènes amplement analysés dans

l'historiographie récente. Surtout, le fait que la chrétienté assume pour valeur suprême le salut

individuel se trouve inscrit dans une tension entre deux tendances inverses (et toujours associées,

quoique dans des proportions variables) : d'un côté, un puissant ritualisme fait dépendre le sort de

chacun d'une série de gestes ultimement contrôlés par l'institution cléricale; de l'autre, la

reconnaissance de la responsabilité de chacun dans le cheminement vers le salut conduit à une

valorisation de la conscience de soi, comme des pratiques de l'intériorité et de l'introspection, qui

prennent parfois la forme de l'autobiographie et, plus communément, celle de l'examen de

conscience et de la confession43. Mais quelle que soit l'épaisseur nouvelle de ces exercices de la

féodal européen », dans Neithard Bulst, Robert Descimon et Alain Guerreau (éd.), L'État ou le Roi. Les fondations de la modernité monarchique en France (XIVe-XVIIIe siècles), Paris, EHESS, 1996, p. 85-101.38 Louis Dumont, Essais sur l'individualisme. Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, 2e éd., Paris, Point-Seuil, 1985 et Homo aequalis I. Genèse et épanouissement de l'idéologie économique, Paris, Gallimard-Tel, 1977.39 C'est l'individu qui « est par lui-même un tout parfait et solitaire », selon la formule de Rousseau, dans Le Contrat social, II, 7 (cité par L. Dumont, Essais, op. cit., p. 118).40 Marshall Sahlins, La nature humaine, une illusion occidentale. Réflexions sur l'histoire des concepts de hiérarchie et d'égalité, sur la sublimation de l'anarchie en Occident, et essais de comparaison avec d'autres conceptions de la condition humaine, Paris, Éditions de l'éclat, 2009, p. 84-88.41 En vertu de cette conception, qui prédomine dans les sociétés non-occidentales, les sujets sont « membres les uns des autres » (M. Sahlins, ibid., p. 52-54).42 Voir Caroline Bynum, « Did the Twelfth Century Discover the Individual? », repris dans Jesus as mother. Studies in the Spirituality of the High Middle Ages, Berkeley, California U.P., 1982, p. 82-109; Jean-Claude Schmitt, « La découverte de l’individu, une fiction historiographique? », repris dans Le corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d'anthropologie médiévale, Paris, Gallimard, 2001, p. 241-262, et Brigitte Bedos-Rezak et Dominique Iogna-Prat (dir.), L’individu au Moyen Age. Individuation et individualisation avant la modernité, Paris, Aubier, 2005.43 Peter von Moos met en relief les effets du salut des âmes (individuelles) comme valeur centrale, tout en reconnaissant que le véritable individualisme (« l'individu extrasociétal » de Niklas Luhmann, par opposition à « l'individu inclus »)

Page 11: UN MOYEN AGE MONDIALISÉ? Remarques sur les ressorts

subjectivité, c'est encore du sujet-dans-son-rapport-à-Dieu qu'il s'agit ultimement. Quant aux

contraintes interpersonnelles (celles de la parenté ou des multiples appartenances communautaires),

il est possible qu'elles se desserrent pour laisser davantage de marge à l'action et aux singularités

personnelles. Mais elles restent une condition de l'existence humaine, reconnue comme telle. Au

total, la conception interpersonnelle de la personne demeure dominante et l'essor de la subjectivité,

de l'intériorité et de la singularité personnelle se déploie dans le périmètre d'une soumission à

l'instance divine. Dès lors que l'on récuse le schéma d'une progression accumulative depuis les

formes partielles de l'individualité prémoderne jusqu'à son supposé aboutissement dans

l'individualisme moderne, toute la question est de savoir dans quelle mesure et en quoi les

premières ont pu (ou non) contribuer à la rupture que suppose le basculement vers l'individualisme

proprement dit.

Historicisation du temps et émergence du temps abstrait. Il est classique de reconnaître dans

la conception linéaire du temps chrétien une singularité forte de l’Occident, dont la conception

moderne de l’histoire vient prendre la relève dans la seconde moitié du XVIIIe siècle44. La naissance

de celle-ci, caractérisée par une franche dissociation entre espace d'expérience et horizon d'attente,

n'en constitue pas moins une rupture radicale, clairement mise en relief par Reinhart Koselleck. Une

autre, concomitante, est celle qui conduit à la représentation kantienne d'un temps abstrait et vide,

conçu de manière purement indépendante des phénomènes qui adviennent dans le temps lui-

même45. Cela oblige à restituer l'écart entre les conceptions propres de la modernité et les

conceptions antérieures. Malgré les potentialités ouvertes par la linéarité du temps chrétien, les

conceptions médiévales sont largement contradictoires : un temps semi-historique, tiraillé entre

l’obsession de la chronologie et les cycles de la répétition, domine alors, tandis que la succession

des six âges augustiniens s’est figée depuis l’Incarnation dans l’attente de la fin des temps46.

Pourtant, ce temps semi-historique est rongé par l’histoire, de même que le temps concret entre en

contradiction avec un temps abstraitement mesuré. L’historicisation de Dieu lui-même, résolument

mise en jeu par l’Incarnation, en est l’un des vecteurs. Exemple remarquable, l’espace de mise en

jeu de la doctrine qu’est le savoir scolastique aboutit à faire valoir l’historicité de la révélation. Telle

est la logique argumentative à laquelle recourent, au XVe siècle, les tenants de l’Immaculée

Conception, contraints par l’absence de fondements scripturaires à professer que les docteurs

modernes peuvent accéder à des vérités ignorées par les anciens47. On est loin encore de l’idéologie

du Progrès, mais c’est l'un des aspects par lesquels l’horizon d’attente se distancie du champ

n'existe pas avant le XIXe siècle (« L'individu ou les limites de l'institution ecclésiale », dans B. Bedos-Rezak et D. Iogna-Prat, ibid., p. 271-288).44 Reinhart Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, EHESS, 1990.45 Éric Alliez, Les temps capitaux, Paris, Cerf, 1991.46 La civilisation féodale, ch. II.1.47 Marielle Lamy, L’Immaculée Conception. Étapes et enjeux d’une controverse au Moyen Âge (XIIe-XVe siècles), Paris, Études Augustiniennes, 2000, p. 612-613.

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d’expérience. Et, là encore, toute la difficulté consiste à préciser dans quels termes exacts il

convient d'analyser la relève de la Providence par sa version laïcisée qu'est le Progrès.

La construction de la nature et de sa maîtrise. Philippe Descola situe au XVIIe siècle la

rupture que constitue l’émergence de l’idée de Nature, comme domaine autonome dont l’homme est

séparé et sur lequel il peut exercer sa maîtrise, par la connaissance et la technique48. On passe alors

d’une ontologie « analogique », caractéristique des sociétés de nombreuses régions du globe, à une

ontologie « naturaliste », qui apparaît de façon spécifique en Europe. Plusieurs éléments confèrent

toutefois à l'analogisme de l'Occident médiéval une facture en partie singulière, qui peut être tenue

pour un des facteurs qui anticipent le basculement vers le naturalisme49. La plus évidente est

l’institution biblique d’un pouvoir de l’homme sur les règnes animaux et végétaux (Gn 1, 26-29 et

2, 19-20), qui constitue, malgré le maintien de nombreux éléments de continuité, la plate-forme

permettant de faire valoir une séparation entre l'homme et l'animal bien plus marquée que dans

d'autres sociétés analogiques50. Toutefois, pour important qu’il soit, ce rapport reste encastré dans

une autre relation, qui soumet l’ensemble de l'univers créé, homme compris, à Dieu. C'est en fait un

double rapport qui régit la conception du monde dans l'analogisme médiéval : il ne faut négliger ni

la dualité établie entre le Créateur et la Création ni la distinction hiérarchique entre l'humain et la

part non-humaine du monde terrestre. Ainsi, la dissociation entre l’humain et ce que nous appelons

la « nature » demeure bloquée, comme contenue par une figure de la Création qui reste unifiée dans

son rapport de soumission au Créateur et dans son statut de signe obscur de sa volonté. Il convient

alors d'analyser les évolutions comme expression d’une dynamique propre à l’analogisme médiéval,

plutôt qu'en termes de « germes » d'un naturalisme qui croîtrait progressivement jusqu'à son plein

épanouissement. On peut ainsi mentionner l’essor des savoirs naturels, au sein même du champ

scolastique, ou encore celui de la figuration des singularités des choses et des êtres créés, selon une

dynamique propre au système ecclésial lui-même, qui valorise sans cesse davantage l’intérêt pour la

Création, non certes pour elle-même, mais en tant qu’elle se noue à une connaissance du Créateur et

de ses desseins51. On peut aussi évoquer un processus de désacralisation de la « nature » qui

s'intensifie dans la chrétienté médiévale et tend à concentrer le rapport au divin dans des lieux

spécifiques (et, de plus en plus, architecturés)52. Enfin, on peut faire l'hypothèse que l’importance du

schème de la création-production en Occident, soulignée par Philippe Descola, a joué un certain 48 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.49 « Préparer » ne signifie en aucun cas « conduire nécessairement à » : il s’agit d’évoquer (tout en prenant soin d'écarter le risque de téléologie) des éléments susceptibles de faire l’objet d’une relève au sein du système ultérieur.50 Voir Pierre-Olivier Dittmar, Naissance de la bestialité. Une anthropologie du rapport homme-animal dans les années 1300, thèse de doctorat sous la dir. de Jean-Claude Schmitt, Paris, EHESS, juin 2010.51 Voir Olivier Boulnois, Au-delà de l’image. Une archéologie du visuel au Moyen Age. Ve-XVIe siècle, Paris, Seuil, 2008, p. 265-266. On sait que l'essor des sciences modernes se produit en grande partie sous couvert de préoccupations acceptables voire suscitées par le système ecclésial (voir Johannes Fried, Les fruits de l’Apocalypse. Origine de la pensée scientifique moderne au Moyen Age, Paris, MSH, 2004). 52 J.-C. Schmitt, « La notion de sacré et son application à l'histoire du christianisme médiéval », repris dans Le corps, les rites, op. cit., p. 47-48.

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rôle dans la dynamique singulière de l’analogisme ecclésial. En effet, les conceptions de la Création

divine induisent le modèle héroïque d’un agent producteur, conçu comme cause absolue des choses

ou des êtres produits et radicalement séparé de ce qu’il produit – modèle qui, s'il concerne

initialement Dieu, est susceptible de glisser vers les producteurs humains eux-mêmes53. Au total, il y

a là un ensemble de traits qui, au sein même d'une ontologie analogique, sont susceptibles de

favoriser l'émergence d'une conception de la nature comme entité séparée, connaissable en tant

qu'objet et appropriable en tant que chose, c'est-à-dire d'ouvrir la voie à ce « prométhéisme unique

et étrange de l'homme moderne »54.

Jonctions paradoxales du spirituel et du matériel

La question de l'articulation du spirituel et du matériel, qui, du reste, traverse largement les

dynamiques signalées antérieurement, appelle quelques développements plus précis. On partira des

conceptions médiévales de la personne humaine, que l'on peut qualifier de duelles mais non

dualistes55. Elles sont duelles parce que l’homme est fait de la conjonction de deux essences

distinctes, l’âme, incorporelle et immortelle, et le corps, matériel et périssable. Pourtant, le

christianisme s’est toujours démarqué du véritable dualisme (manichéisme ou dissidences cathares,

notamment), qui abandonne le corps au mal et ne voit de salut que dans un spirituel entièrement pur

et libéré du charnel. Certes, on peut repérer, notamment dans les écrits pauliniens, puis durant

l’Antiquité tardive et le haut Moyen Age, les marques d'une forte pesanteur dualiste, qui n'offre

d'issue à l’âme que dans sa séparation d’avec le corps, tenu dans un irrémédiable mépris. De

nombreux clercs reprennent alors la tradition néoplatonicienne qui identifie l’homme à son âme et

voient le corps comme un poids, un vêtement transitoire et superflu, voire comme une prison qui

entrave le libre essor de l’âme. Mais on aurait tort d'isoler de tels accents dualistes, et Augustin lui-

même engage un processus de dépassement de ce dualisme et récuse la définition du corps comme

prison de l’âme. Ainsi, si une certaine pesanteur dualiste existe bien, on repère plus encore, dans la

chrétienté médiévale, une dynamique anti-dualiste qui pousse à penser de manière positive la

53 En 1076, Anselme de Cantorbery compare le Dieu créateur à l'artisan (Monologion, X, éd. Michel Corbin, Paris, Cerf, 1986, p. 78), tout comme, quelques décennies plus tard, Honorius Augustodunensis (Liber XII quaestionum, 2, PL, 172, col. 1179). Dès l'époque romane, la création du peintre ou du sculpteur est perçue comme une noble imitation de l'acte divin de Création (cf. Jean Wirth, L'image à l'époque romane, Paris, Cerf, 1999, p. 377-378). Bien plus tard, L.B. Alberti justifie l'activité humaine par le fait qu'il est bon de prendre modèle sur l'œuvre du Dieu créateur (I Libri della famiglia, Turin, Einaudi, 1994, p. 161, cité par Thomas Golsenne « 'L'homme est la mesure de toutes choses' ou comment l'humanisme de la Renaissance est fondé sur deux malentendus », dans Gil Bartholeyns, Pierre-Olivier Dittmar, Thomas Golsenne, Misgav Har-Peled et Vincent Jolivet (éd.), Adam et l'Astragale. Essais d'anthropologie et d'histoire sur les limites de l'humain, Paris, EHESS, 2009, p. 242). 54 L. Dumont (Essais, op. cit., p. 255) évoque « l'enfantement chrétien » de ce phénomène, mais l'optique adoptée ici inviterait à remplacer « chrétien » par « ecclésial ».55 J. Baschet, « Âme et corps dans l’Occident médiéval : une dualité dynamique, entre pluralité et dualisme », Archives de Sciences Sociales des Religions, 2000 (oct.-déc.), 112, p. 5-30 et « L'humain (et l'institution) comme paradoxe. Corporel et spirituel dans l'Occident médiéval », dans Patrick Henriet (éd.), Corps en société, Rennes, PUR, sous presse.

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relation de l’âme et du corps et à insister sur l’unité psychosomatique de la personne humaine. Cette

dynamique s'amplifie au cours des XIIe-XIIIe siècles, lorsque des théologiens comme Hugues de

Saint-Victor ou Pierre Lombard assimilent l’union positive de l’âme et du corps à une harmonie

musicale ou à une profonde amitié. Thomas d'Aquin pousse cette dynamique à son point extrême en

appliquant l'hylémorphisme aristotélicien à la conception de la personne humaine, qui n'est plus

alors pensée comme l’union de deux substances séparées, mais comme une véritable unité. Forme

substantielle du corps, l'âme, dans son état séparé, s'en trouve radicalement dévaluée : sans le corps,

elle est incapable d'accomplir ses facultés propres et cet état séparé est déclaré « contre-nature ».

Les conceptions médiévales de la personne ne sont ni homogènes, ni figées. L'équilibre entre

pesanteur dualiste et dynamique anti-dualiste se modifie globalement au fil des siècles, au profit de

la seconde. Mais il peut aussi varier en fonction des circonstances et du type de discours adopté.

Une telle variabilité des énoncés tient à la complexité du modèle de la personne, conçue comme

articulation unifiée de deux entités fortement différenciées et nettement hiérarchisées. Aussi peut-

on, selon les cas, insister davantage sur la séparation hiérarchique de l'âme et du corps ou bien sur

l'unité positive que produit leur conjonction. Mais il est impossible, du moins dans le cadre de

l'orthodoxie ecclésiale, de dénier entièrement l'un de ces deux versants de la conception de

l'humain. Ajoutons que c'est dans l'horizon historicisé de l'au-delà que s'inscrit l'image du rapport

parfait entre l'âme et le corps. En effet, si le moment de la mort induit une forte dualisation de l'âme

et du corps, celle-ci n'est que transitoire et les conceptions chrétiennes – c'est une de leurs

singularités les plus fortes – se caractérisent par la promesse d'une réunification définitive du corps

et de l'âme, lors de la résurrection finale. Et la dynamique propre à la chrétienté occidentale

accentue encore la force de paradoxe de cette singularité en pensant, à la suite d'Augustin et par

différence avec la tradition orientale, le « corps spirituel » des élus (1 Cor 15) comme un véritable

oxymore : doté de la peine matérialité de la chair, le corps ressuscité devient en même temps

pleinement spirituel, car il acquiert, dans son union avec l'âme, les qualités supérieures qui sont

normalement propres à celle-ci. Le corps glorieux des élus dessine ainsi une configuration idéale de

la relation âme/corps. Il implique d'une part une extraordinaire assomption du corps, qui accède à la

même dignité que l'âme; mais il suppose aussi le respect d'un « ordre de gouvernement » (selon une

expression de Bonaventure), en vertu duquel le corps est entièrement soumis aux volontés de l’âme.

Le corps glorieux est paradoxalement un modèle de la souveraineté de l’âme sur le corps,

indispensable à la suprême élévation de ce dernier.

Les implications socio-ecclésiales du modèle de la personne humaine sont considérables. Il

suffit de rappeler que le rapport entre clercs et laïcs est pensé comme homologue au rapport

âme/corps56, de sorte que la constitution de la personne fait office de fondement de la prééminence 56 Mais aussi à la relation homme/femme (cf. J. Baschet, « Distinction des sexes et dualité de la personne dans les conceptions anthropologiques de l’Occident médiéval », dans Irène Théry et Pascale Bonnemère (dir.), Ce que le genre

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cléricale. Plus précisément, la distinction du corporel et du spirituel intervient de manière essentielle

dans le système de parenté médiéval : la hiérarchie établie entre parenté spirituelle et parenté

charnelle est l’un des leviers de la déparentalisation et notamment de la conception de l’Église

comme institution déparentalisée, c'est-à-dire pensée comme réseau de parenté spirituelle, soustrait

aux règles et aux liens de la parenté charnelle. Toutefois, si la hiérarchisation du spirituel et du

corporel est importante, il convient aussi d'insister sur une logique de spiritualisation du corporel,

qui est au cœur du fonctionnement ecclésial. Spiritualiser le corporel, c’est l’opération décisive

qu’accomplissent les sacrements. Ainsi, le baptême fait renaître dans l’esprit celui qui est né dans la

chair et la souillure du Péché; il surimpose aux liens de la parenté charnelle une triple filiation

spirituelle (enfantement spirituel par la Mère-Eglise, adoption par Dieu le Père, liens de parrainage

et compérage). C’est aussi le cas du mariage, dont la sacramentalisation s'affirme au tournant des

XIe et XIIe siècles : loin d’abandonner les laïcs au péché et à une chair dépréciée, les clercs

définissent le cadre légitime de l’activité reproductrice, en faisant du lien matrimonial une alliance

de type spirituel, ayant pour référent l’union mystique du Christ et de l'Église. De manière générale,

les sacrements n’ont pas d’autre objet que d’assurer cette spiritualisation des réalités corporelles et

la définition qu'en donne Hugues de Saint-Victor fait du sacrement un opérateur matériel du

spirituel57.

La même logique sous-tend la constitution des lieux ecclésiaux qui jouent un rôle décisif dans

la polarisation de l'espace social. Comme l'ont bien montré Michel Lauwers et Dominique Iogna-

Prat, les lieux ecclésiaux sont l'occasion d’un renversement complet de la doctrine initiale du

christianisme : d’une réticence initiale à localiser le sacré, tenant la matérialité du lieu de culte pour

accessoire, on passe à une ecclésiologie qui non seulement assume son inscription architecturale,

mais fait de l’édifice ecclésial le cadre indispensable de l’action sacramentelle (et donc de la

reproduction du corps social)58. Mais, de même que le mariage ne peut être admis qu’à condition

d’être pensé comme union spirituelle, les lieux de cultes ne sauraient être purement matériels. Ils ne

peuvent être justifiés qu’en tant qu’ils sont transmués en lieux spirituels, et telle est précisément la

fonction attribuée au rite de dédicace59. A la fin du XIe siècle, l'évêque Bonizon de Sutri explique

que, tout comme le prêtre transforme le pain et le vin en corps et sang du Christ, l'évêque qui

consacre une église transfigure l'édifice matériel en demeure spirituelle de la Trinité et des anges60.

Il en va de même des images, qui contribuent aussi la localisation du sacré et dont la

contribution à l'expansion et à la stabilisation des cadres de la chrétienté, jusque dans le Nouveau

fait aux personnes, Paris, EHESS, 2008, p. 175-195).57 De sacramentis, I, 9, 2, PL 176, col. 317; cité par D. Iogna-Prat, La Maison Dieu, op. cit., p. 467-468.58 Michel Lauwers, Naissance du cimetière. Espace sacré et terre des morts dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier, 2005 et ibidem. 59 Didier Méhu (éd.), Mises en scènes et mémoires de la consécration de l’église dans l’Occident médiéval, Turnhout, Brepols, 2007. 60 Cité par D. Iogna-Prat, La Maison Dieu, op. cit., p. 415-416.

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Monde, ne saurait être minimisée. L'acceptation et l'usage croissant des images, tels qu'on les

observe dans l'histoire de l'Occident médiéval, supposent de pouvoir donner une forme matérielle

au spirituel. L'image ne peut valoir qu'à condition que sa matérialité permette de se projeter au-delà

d'elle-même, vers le spirituel et l'invisible. Au contraire, dès qu'on lui dénie cette capacité, elle est

vouée à être condamnée comme idole. L'impossibilité d'articuler le spirituel et le matériel rend

illégitime le recours aux images, et toute accentuation du dualisme les reconduit à une pure

matérialité, de sorte que, au lieu d'aider la dévotion et le culte, elles entravent tout mouvement

d'élévation vers Dieu. On peut donc faire l'hypothèse que l'expansivité des images, particulièrement

intense à partir du XIe siècle, est portée par l'intensification du schème d'articulation positive du

spirituel et du matériel. Dynamique expansive des images et dynamique anti-dualiste se font écho

ou, pour être plus précis, répondent conjointement à l'affirmation de l'institution ecclésiale, laquelle

tout à la fois exige cette articulation positive du corporel et du spirituel et fait des images les

ornements de sa puissance médiatrice. Si l'on ajoute qu'une telle articulation d’entités contraires est

d'évidence indexée sur l’Incarnation61, on peut poser que l'essor des images dans l'Occident

médiéval est porté par un triple élan incarnationnel, anti-dualiste et ecclésial, qui n'en fait somme

toute qu'un seul.

Au total, l’articulation positive du corporel et du spirituel se révèle comme un schème

fondamental pour définir le statut de l’Église, institution paradoxale, sinon institution du paradoxe.

C’est cette articulation qui lui permet d’accepter des dons matériels, en tant qu’ils deviennent

spirituels, et plus largement de s’assumer comme institution incarnée quoique fondée sur des

valeurs spirituelles. La spiritualisation du charnel, accomplie notamment par l'opération des

sacrements, en est la forme la plus radicale, tandis que la capacité à faire accéder au spirituel à

travers le matériel (ou encore à l'invisible par le biais du visible) en constitue une modalité plus

répandue encore. Telle est la formule de sa légitimité, comme le confirment, a contrario, les

contestations et les dissidences qui, toutes, reconduisent l’Église à une pure matérialité. C'est le cas

de Wycliff, qui oppose l'Église spirituelle des prédestinés à l'institution ecclésiale, qualifiée de

charnelle. Cette logique critique trouve une expression paroxystique dans la fureur polémique des

réformés qui, faisant de l’institution papale un ventre et une cuisine, la réduisent (à l'inverse de sa

propre logique) à la dimension purement matérielle d'une chair livrée à elle-même62.

L’articulation positive du spirituel et du charnel apparaît ainsi comme l’un des schèmes qui

accompagne la position dominante de l’Église dans la société de l'Occident médiéval et contribue à

son déploiement. Serait-il permis de voir là un aspect de la singulière efficacité du mode de

61 On ne saurait trop insister sur l'importance cardinale de l'Incarnation, que L. Dumont tenait pour « le secret du christianisme considéré dans tout son développement historique » (Essais, op. cit., p. 62). 62 Denis Crouzet, Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion (vers 1525-vers 1610), Seyssel, Champ Vallon, 1990, notamment p. 677.

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domination ecclésial, qui permet à l’institution de s’emparer du monde social pour l’ordonner, tout

en proclamant son détachement ou sa séparation par rapport à lui? Une logique qui, en quelque

sorte, lui permet d’assumer son être-au-monde sous couvert d’un devoir-être-hors-du-monde. En

tout cas, on peut prêter attention à l'intensification du statut paradoxal de l’Église, en tant

qu'institution matérialo-spirituelle fondée tout autant sur la dualisation hiérarchique du spirituel et

du charnel que sur la transfiguration spirituelle du charnel : n'est-ce pas là ce qui conduit l'Église à

libérer au maximum les potentialités paradoxales qui la fondent (celles que nouent le dogme de la

Trinité, celui de Incarnation, ainsi que la conjonction d'entités contraires dans la personne humaine),

à ouvrir la fluidité expansive du champ des représentations qui reposent sur ces paradoxes et,

finalement, à assumer une articulation des fins naturelles et des fins surnaturelles de l’homme qui

met sur la voie d'un nouveau rapport au monde?

L’articulation du spirituel et du matériel a des effets bien au-delà de l’organisation même de

l’institution ecclésiale. On peut reprendre ici l’exemple de Christophe Colomb, mû tout autant, dans

son entreprise atlantique, par l’obsession de l’or que par l’espoir de conversions lointaines. La

lecture contemporaine, spontanément utilitariste et économiciste, a bien du mal à ne pas rabattre les

conduites humaines sur l'axe unique de l'intérêt matériel et à imaginer que l'or puisse être autre

chose qu’un bien doté d’une valeur comptable et le souci de la conversion davantage qu’un vague

prétexte. Pourtant, on peut plutôt considérer que la double obsession de l’or et de la conversion est,

chez Colomb, la forme même de l’articulation du spirituel et du matériel. Non seulement l’or est le

signe et le moyen de la conversion espérée (il vaut d'abord comme indice de la proximité de la cité

du Grand Khan et son usage attendu est projeté vers l'espérance d'une reconquête de Jérusalem),

mais il est de surcroît l’exemple par excellence d’un bien matériel spiritualisé et spiritualisant,

pointant vers le divin et le salut. Comme l'Amiral le dit en une formule qui exprime

magnifiquement l'articulation médiévale du matériel et du spirituel : « L’or est très excellent …

celui qui le possède, fait tout ce qu’il veut dans le monde et peut même faire accéder les âmes au

Paradis63. » En bref, la hiérarchie établie entre l’intérêt matériel et la quête de statut – honneur ici-

bas et salut dans l’au-delà – est, durant le long Moyen Age, l’inverse de ce qu’elle est dans notre

société contemporaine64. Cela n’empêche nullement de considérer que, sous couvert d’un but

ecclésial dominant, la colonisation a permis l’appropriation et le transfert en Europe d’une masse

considérable de métaux précieux et de biens divers65. En ce sens, l’articulation du spirituel et du 63 Denis Crouzet souligne que l’or est, pour Colomb, le signe de la Grâce et de la valeur messianique de son aventure (Christophe Colomb, op. cit., p. 189-190). 64 C'est exactement la forme qu'adopte la légitimation de la richesse matérielle chez Thomas d'Aquin : elle confère l'honneur, permet la magnanimité et entretient l'amitié (Summa theologiae, IIa IIae, qu. 129, art. 8). Plus généralement, on renvoie à l'anti-économie fondée sur la charité et le don gratuit, dont Bartolomé Clavero a montré la longue persistance (La grâce du don. Anthropologie catholique de l'économie moderne, Paris, Albin Michel 1996).65 La représentation ecclésiale de cette conjonction est bien entendu exprimée de manière inverse. Ainsi, pour José de Acosta, à la fin du XVIe siècle, les richesses du Nouveau Monde ont été disposées par la Providence comme une sorte d'appât, afin de permettre la conversion des Indiens (Historia natural y moral de las Indias, cité par Enrique Florescano,

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matériel apparaît comme un mode d’emprise sur le monde assez efficace, en ce qu’il permet

d’assumer des conduites intéressées au sein d’un système de valeur qui ne reconnaît de véritable

légitimité qu’au désintéressement.

A travers la plupart des points évoqués, on retrouve la même logique d’articulation

hiérarchique et dynamique des contraires. C'est pourquoi on pourrait parler de « rigueur

ambivalente » pour tenter de rendre compte des représentations ecclésiales. Entendons par là une

capacité d’articulation des contraires, mais qui ne débouche aucunement sur une quelconque

souplesse ou tolérance, mais bien plutôt sur des formes de domination particulièrement rigoureuses

et efficaces66. Mais on peut aussi observer que les diverses manifestations de cette rigueur

ambivalente aboutissent à une valorisation – parfois extrême – de l’élément dominé (moyennant le

respect de sa soumission au pôle dominant) : du corps par rapport à l’âme, de l’humain par rapport

au divin, de la Création par rapport au Créateur, des laïcs par rapport aux clercs. Paradoxalement, le

respect d’une hiérarchie forte autorise une tendance non moins puissante à l’égalisation. Cette

configuration pourrait être synthétisée par la formule « valoriser non-X sous couvert de X ». Ainsi

peut-on faire place à l’humain sous couvert de son articulation au divin, valoriser le corps sous

couvert de son articulation à l’âme, le matériel sous couvert de sa spiritualisation, les fins naturelles

de l’homme sous couvert de la prééminence des fins surnaturelles, l’univers créé sous couvert de

son rapport au Créateur. Il s’agit d’une tendance à l'égalisation dans la hiérarchie (étant entendu que

le respect de la hiérarchie est la condition de la valorisation de l'élément dominé, laquelle peut

aboutir, au moins idéalement, à une égalisation avec l’élément dominant).

Ce dispositif est un mode particulièrement efficace de légitimation des hiérarchies, et

notamment des hiérarchies sociales les plus massives. Mais sans doute faut-il également admettre

qu'il ouvre une dynamique d’affirmation forte (quoique toujours relative) de l’élément dominé, qui

n’est peut-être pas dépourvue d'effets réels. Serait-il permis de situer ce schème formel au cœur des

réalités idéelles qui accompagnent et relancent sans cesse la dynamique du système féodo-ecclésial?

Du moins pourrait-il nous aider à saisir un double rapport, à la fois matriciel et de rupture radicale,

entre la dynamique féodo-ecclésiale et la modernité qui prendra sa relève lorsque, à force de « faire

place à… sous couvert de… », on basculera dans l’inédit: penser le corps sans l’âme, l’homme sans

Dieu, la nature sans le Créateur et la société sans l’Église.

Les divers traits analysés précédemment n’ont de sens que parce qu’ils renvoient à l’Église

comme institution dominante-englobante. Et c’est bien l’affirmation croissante de sa puissance qui

constitue le principe des plus remarquables singularités de l’Occident médiéval, à commencer par la

déparentalisation et sans oublier l’intensification de ses paradoxes doctrinaux (Incarnation,

Memoria mexicana, Mexico, FCE, 1994, p. 302). 66 La civilisation, op. cit., p. 758-764. Au registre de l'articulation des contraires, on doit mentionner l'importance d'un schème associant égalité et hiérarchie, notamment dans le rapport hommes/femmes (cf. « Dualité des sexes », art. cité).

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conjonction spirituel/corporel) ainsi que l’activation pratique de ses potentialités universalistes.

Rappelons aussi que l’Église se débarrasse de la forme-empire, qui continuera de caractériser tous

les rivaux possibles de l’Occident et dont on a souvent souligné les coûts (tendances expansives

toujours portées au-delà de ses capacités de cohésion) et les blocages (notamment à l’égard des

activités commerciales, lorsqu'elles atteignent un certain seuil)67. Il est du reste particulièrement

remarquable que, dans le cas occidental, la puissance du projet universalisant se combine avec une

forme d’organisation non impériale. En lieu et place de la forme-empire, le système féodo-ecclésial

favorise des structures politiques de taille modérée et, dans un premier temps au moins,

relativement faibles (monarchiques essentiellement, mais aussi urbaines), dont les rivalités aiguisent

les compétences, notamment militaires, et qui préparent parfois le terrain aux futurs États-nations.

Quant à l’Église, elle a le mérite d’articuler une structuration extrêmement forte des entités spatiales

locales et une unité continentale conçue comme corps homogène ayant pour tête l’autorité

centralisatrice du pape. De fait, c’est bien par la combinaison des puissances monarchiques et de

l’autorité de l’Église que se réalise la forme coloniale de l’expansion universalisante de la

chrétienté, c'est-à-dire la première mondialisation féodo-ecclésiale.

Enfin, c’est parce que le clergé se constitue comme caste sursacralisée, tout en revendiquant

son emprise directe sur le monde social et sur ses biens les plus matériels, que l’Église se doit

d’intensifier la logique incarnationnelle et les articulations paradoxales du spirituel et du corporel.

En effet, elle est fondée tout autant sur la dualité hiérarchique du spirituel et du charnel que sur la

transfiguration spirituelle du charnel ou sur le transitus des choses matérielles aux choses

immatérielles. De proche en proche, c’est l’ensemble des formes du « faire place à.. sous couvert

de… » qui se trouvent activées, amorçant un rapport au monde singulier et préparant la rupture du

naturalisme.

*

Au total, on soulignera le rôle de l'Église – ou plus précisément de la structuration ecclésiale

de la chrétienté – dans la dynamique médiévale et, plus largement, dans l'expansion occidentale.

C'est là un aspect de l'histoire européenne particulièrement occulté, sans doute parce qu'on

l'interprète généralement comme une question « religieuse », qui ne saurait avoir qu'un rapport

périphérique avec les processus majeurs, supposés d'ordre social, économique ou politique. Il s'agit

là de la projection d'un découpage notionnel fort mal adapté à la réalité médiévale et d'autant plus

regrettable que l'Ecclesia s'avère un mode de constitution de la société à la fois remarquablement

efficace, particulièrement englobant, mais aussi largement spécifique de l'Europe occidentale68.

67 Par exemple Immanuel Wallerstein, Capitalisme et Économie-monde (1450-1640), Paris, Flammarion, 1980. 68 Bien que son œuvre participe de l'occultation de la part médiévale de la généalogie occidentale, Michel Foucault a bien souligné, dans son cours de 1977-1978, la singularité de l'Église, qu'il caractérise comme la forme de pouvoir « la plus étrange et la plus caractéristique de l'Occident, celle qui devait être aussi appelée à la fortune la plus large et la plus durable » : le « pouvoir pastoral », analysé en rapport avec l'émergence de la biopolitique; cf. Sécurité, territoire,

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Pour peu qu'on en reconnaisse les traits et la nature, il est difficile de ne pas s'engager dans ce filon,

afin d'explorer la spécificité de la trajectoire occidentale et ses ressorts.

Deux précisions encore. Ce n'est pas « le christianisme » comme fait religieux que l'on tente

de convoquer ici, mais bien plutôt la forme-Église du christianisme ou, mieux encore, la

conformation ecclésiale de la chrétienté occidentale (d'autant que se trouve être particulièrement

éclairante la comparaison avec Byzance, où l'Église se maintient dans une association gémellaire

avec l'Empire et où la plupart des phénomènes qui caractérisent la dynamique ecclésiale de la

chrétienté occidentale, notamment en ce qui concerne l'intensification de l'articulation positive du

spirituel et du corporel, ne se produisent pas). Ce qui est en jeu ici n'est pas une question d'ordre

religieux, notion qui, pour ces périodes anciennes, s'avère aussi peu pertinente que porteuse de

redoutables équivoques69. Ce qui est en jeu, c'est la constitution ecclésiale du social dans l'Europe

médiévale.

D'autre part, il ne s'agit nullement, à force de récuser le déni dont le millénaire médiéval

continue de faire l'objet, d'exalter un Moyen Age promu au statut d'enfance de notre monde ou de

clé de notre modernité. Il convient, pour s'en préserver, de rappeler que cette période est séparée de

nous par la barrière d'une colossale transformation, de sorte que toutes les continuités apparentes et

tous les traits qui font naître à son endroit une sensation de familiarité ont toute chance d'être

trompeurs. C'est pourquoi le postulat d'une altérité du Moyen Age conserve toute sa vertu70. Si, dans

les pages qui précèdent, on s'est efforcé de traquer les ressorts précoces de la trajectoire européenne,

il n'est nullement question de considérer les traits évoqués comme une sorte de modernité en germe,

qui ne demanderait qu'à croitre jusqu'à son plein épanouissement. Bien au contraire, il s'agit de

repérer, au sein de l'univers féodo-ecclésial, des traits qui, d'une certaine manière, « préparent » ou

contribuent à la dynamique conduisant au basculement vers cette logique sociale tout à fait

différente à laquelle est associée la modernité.

Comparatisme et histoire globale ont ici partie liée (même si le comparatisme n'a fait l'objet

que de remarques allusives). Si l’on veut avancer dans l’analyse de ce phénomène majeur qu’est

l’occidentalisation du monde et comprendre le décrochage (tardif) entre l’Occident et ses rivaux

mondiaux, il est en effet indispensable de parvenir à un comparatisme digne de ce nom, capable de

saisir les spécificités de l'Europe dans leur juste mesure (en évitant tout autant les travers

ethnocentristes qui conduisent à les exagérer que les biais d’une critique de l’ethnocentrisme qui se

croit obligée de les nier entièrement) et capable également de comprendre et de confronter les

dynamiques globales et les trajectoires des mondes occidentaux et de ses multiples autres. Or, cette

population, Paris, EHESS-Gallimard, 2004, p. 134.69 Voir J.-C. Schmitt, « Une histoire religieuse du Moyen Age est-elle possible? », repris dans Le corps, les rites, op. cit., p. 31-41 (ainsi que, dans la préface, p. 10). 70 Jacques Le Goff, Pour un autre Moyen Age, Paris, Gallimard, 1978 ; Paul Zumthor, Parler du Moyen Age, Paris, Seuil, 1980.

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entreprise serait vouée à l’échec si, dans son souci comparatiste, elle prétendait parvenir à une

caractérisation de l'Europe tout en l’amputant d’une part déterminante de sa dynamique : celle de la

chrétienté médiévale.

Faire l'histoire de l'occidentalisation du monde, entendue dans ses dynamiques d'ensemble, ses

multiples diffractions et ses limites, n'est pas nécessairement un projet ethnocentrique. A trois

conditions au moins : ne pas oublier que l'histoire du monde ne saurait se réduire à celle de

l'emprise croissante que l'Occident a exercé sur lui; récuser toute idée d'une essence de l'Occident et

montrer que la puissance dominante que l'on évoque sous ce nom est le produit d'une construction

historique (du reste très récente); enfin, exclure tout jugement de valeur (et tout glissement d'une

supériorité de fait à une supériorité morale). Une fois encore, la sentence de Walter Benjamin fait

office de garde-fou et interdit de se targuer de quelque titre de civilisation que ce soit pour juger ses

autres : « il n'est aucun document de culture qui ne soit aussi document de barbarie »71. Il ne s'agit

donc ni de se livrer à une glorification ouverte ou subreptice de l'Occident (ou du moins de la

modernité), ni non plus de succomber à la diabolisation de ce monstre dénommé « Occident » que

certains courants des études postcoloniales rendent incompréhensible à force d'essencialisation. Au-

delà de ces postures, une histoire non occidentocentrique de la constitution occidentocentrée du

monde est l'une des conditions même d'une véritable critique de l'occidentocentrisme. Plus

profondément, c'est une étape nécessaire en vue d'une réappropriation interculturelle de l'histoire de

l'humanité. Provincialiser l'Europe suppose de faire toute leur place aux dynamiques historiques

dont l'Europe n'est pas le point d'impulsion, mais implique tout autant une juste mesure de l'ampleur

des singularités européennes et une compréhension des mécanismes d'une domination planétaire

progressivement déployée par le monde européo-occidentalisé. Cela suppose en premier lieu de

cesser d'en ignorer la phase initiale, cette dynamique de la société médiévale qui sous-tend la

première mondialisation féodo-ecclésiale.

71 Walter Benjamin, « Thèses sur la philosophie de l’histoire », Essais 2, Paris, Denoël, 1971, p. 199 (thèse VII).