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A ujourd’hui le nom d’Oscar Pistorius se trouve imman- quablement associé à une sordide affaire de mœurs. Auparavant, il inspirait plu- tôt l’admiration; celle que l’on porte, à travers lui, à tous ces athlètes handisport capables de performances superbes en dépit de lourds handicaps. Enfin, ce nom évoque aussi une grosse polémique qui divise les spécialistes de biomécanique autour de la question suivante: l’usage des prothèses constitue-t-il, oui ou non, un avantage en compétition? Rappelons qu’un rapport produit par la fédération internationale d’athlétisme (IAAF) en 2007 concluait par l’affirmative. D’après ses auteurs, les lames d’acier stockaient effectivement une énergie élastique gratuite” qui permettait de réduire de 25% celle nécessaire au maintien de la vitesse de sprint. “La prothèse constitue 48 ZATOPEK_38 FOULÉES_BONDISSANTES 48 ZATOPEK_38 COQUINS DE RESSORTS POUR COURIR VITE ET SANS EFFORT, IL NE SERA PAS FORCÉMENT NÉCESSAIRE DE CONCEVOIR DES CHAUSSURES À MOTEUR. QUELQUES RESSORTS BIEN POSITIONNÉS POURRAIENT FAIRE L’AFFAIRE. 48 ZATOPEK_39 Oscar Pistorius, le passage du témoin à l'accusé.

COQUINS DE RESSORTS - Volodalen

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Page 1: COQUINS DE RESSORTS - Volodalen

Aujourd’hui le nom d’Oscar Pistorius se trouve imman-quablement associé à une sordide affaire de mœurs. Auparavant, il inspirait plu-

tôt l’admiration; celle que l’on porte, à travers lui, à tous ces athlètes handisport capables de performances superbes en dépit de lourds handicaps. Enfin, ce nom évoque aussi une grosse polémique qui divise les spécialistes de biomécanique autour de la question suivante: l’usage des prothèses constitue-t-il, oui ou non, un avantage en compétition? Rappelons qu’un rapport produit par la fédération internationale d’athlétisme (IAAF) en 2007 concluait par l’affirmative. D’après ses auteurs, les lames d’acier stockaient effectivement une énergie élastique “gratuite” qui permettait de réduire de 25% celle nécessaire au maintien de la vitesse de sprint. “La prothèse constitue

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COQUINS DE RESSORTS POUR COURIR VITE ET SANS EFFORT, IL NE SERA PAS FORCÉMENT NÉCESSAIRE DE CONCEVOIR DES CHAUSSURES À MOTEUR. QUELQUES RESSORTS BIEN POSITIONNÉS POURRAIENT FAIRE L’AFFAIRE.

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Oscar Pistorius, le passage du témoin à

l'accusé.

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bien un avantage injuste” concluaient-ils avec un certain manque de tact dans la mesure où, rappelons-le, ces pièces de métal ont été conçues à l’origine pour permettre la pratique du sport à des individus moins valides. Aussitôt, des voix s’élevèrent d’ailleurs pour dénon-cer cette forme d’ostracisme. Quelques années plus tard, on ressortit le dossier et on en tira des conclusions absolument opposées. Les prothèses restituent de l’énergie, c’est exact. Mais les jambes humaines aussi! A la lumière de ces nouveaux travaux, on a donc décrété que les athlètes “prothésés” ne jouis-saient pas d’un avantage indu et Oscar Pistorius obtint ainsi le droit de partici-per aux Jeux olympiques de Londres. Aujourd’hui, la question se pose en des termes identiques pour Markus Rehm, le sauteur en longueur amputé d’une jambe qui possède un record personnel à 8,40 mètres et qui fut un temps auto-risé à concourir chez le valides. (NB: il en a d’ailleurs profité pour décrocher le titre de champion d’Allemagne 2014). Les débats restent vifs et certains spé-cialistes n’hésitent pas à pronostiquer une extension des prothèses “high tech” hors du champ du handisport. Par leur usage, des athlètes pourraient ainsi être tentés de renforcer certaines caractéris-tiques physiques. On a déjà vu cela en natation avec l’adoption de ces maillots couvrants tellement rigides (et d’ailleurs

difficiles à enfiler) qu’ils assuraient un parfait gainage du corps sans effort de la part du nageur. On peut donc s’at-tendre raisonnablement à ce que des athlètes pensent à se munir eux aussi de pièces articulaires de soutien de façon à diminuer le coût énergétique de certains gestes. Il ne s’agit pas de science-fiction! L’armée américaine est particulièrement impliquée dans ces recherches pour la mise au point d’exosquelettes composés de lames en fibre de verre que revêti-raient leurs soldats à la manière des anciennes armures médiévales. Celles-ci seraient évidemment beaucoup plus ma-niables, beaucoup plus légères et surtout

elles doteraient celui qui les porte d’une puissance décuplée. Un soldat armé d’un bras mécanique pourrait ainsi lan-cer une grenade à des distances jamais atteintes auparavant. Pourquoi pas un javelot?

Des pompes à retardement

Et les chaussures? Est-il vraisemblable qu’on puisse concevoir bientôt des chaussures “augmentées” qui permet-traient de gagner quelques dizaines de centimètres à chaque pas? Franchement, le défi technologique ne paraît

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COQUINS DE RESSORTS

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Markus Rehm, une jambe au-dessus de ses

adversaires

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pas insoluble. Il faudrait concevoir une semelle intelligente capable d’emmaga-siner l’énergie en phase de compression pour la restituer au moment de l’envol. Notez, c’est déjà comme cela que font les meilleurs coureurs. Grâce à leur vitesse et leur technique de course, ils parviennent à rebondir sur le sol comme des ballons de basket. Ces nouveaux modèles de chaussures s’adresseraient plutôt aux autres. Ceux qui atterrissent plus lourdement sur le talon puis qui déroulent le pied sur le sol pendant une durée relativement longue (4-5 dixièmes de seconde) si bien qu’il ne reste presque plus d’énergie à récupérer en phase de poussée. Equipés de ces chaussures du futur, les “mauvais” coureurs pour-raient vraisemblablement rattraper les “bons”. En tout cas, elles permettraient de niveler les différences techniques. Mais comment faire? Par le passé, les fabricants ont déjà expérimenté un tas de méthodes. “Ce n’est pas ce que tu mets dans ta course qui compte, c’est ce que tu en retires.” Ce slogan d’une célèbre marque sportive rappelle com-bien l’énergie positive est au cœur de leurs préoccupations. Pour booster les performances, les concepteurs utilisent de nouveaux matériaux capables de se déformer et de renvoyer l’énergie. On peut avoir recours à des petites billes de matériau élastique comprimé ou aux nuages (petits cercles en plastique) qui se déforment et reprennent ensuite leur forme initiale. A chaque fois, il s’agit de matériaux synthétiques souples et suffi-samment bon marché pour pouvoir envi-sager une production à large échelle. Beaucoup plus rares sont les études qui

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En physiologie de l’effort, on apprend que la machine humaine possède un rende-ment d’environ 25%. En d’autres termes, cela signifie que 75% de l’énergie que

nous produisons est dissipée sous forme de chaleur. Cette performance vous paraît faiblarde? En réalité, elle est bien meilleure que celle de la plupart de nos appareils domestiques: les machines à laver, les frigos, les mixeurs et bien sûr les voitures! Tous ces appareils chauffent plus que nous! Lorsqu’on court, un petit miracle se produit! Le travail utile passe tout à coup de 25 à 50%. Serait-ce le résultat d’une adaptation de nos filières énergétiques cel-lulaires? Pas du tout! Le rendement des structures contractiles reste in-changé à 25%. Seulement, la course à pied permet de récupérer de l’énergie "gratuite" à chaque phase d’envol. Pour rendre les choses plus faciles à comprendre, prenons l’exemple d’un ballon qu’on laisse rebondir sur le sol. Il ne dépense au-cune énergie, le ballon. S’il rebondit, c’est tout simplement que la re-prise de sa forme sphé-rique après la phase d’aplatissement à l’atter-rissage est suffisamment rapide pour le renvoyer dans les airs. Cette propriété élastique existe aussi dans le corps humain. Lorsque nos muscles, nos aponévroses et nos tendons s’étirent et se raccourcissent à haute fréquence, ils se comportent un peu comme ces ballons bondissants. Au fil des an-nées, les chercheurs sont parvenus à évaluer la part d’énergie élastique dans la course à pied: elle représente 60% du travail musculaire des muscles postérieurs de la jambe et 40% pour les muscles situés sous le pied. Au total on estime que plus de la moitié de l’énergie nécessaire pour courir nous est gracieusement offerte par la structure même de notre appareil locomoteur. Evidemment, cette proportion varie de quelques pour cents selon les types de coureurs. Poser la plante de pied élève légè-rement la contribution d’énergie élastique dans la course grâce à une compression plus importante de l’arche plantaire comparée à une pose de pied en talon. La course à haute vitesse produit le même effet. Plus la vitesse est grande, plus importante sera la part d’énergie élastique. Cette restitution peut atteindre des sommets chez cer-taines espèces animales comme le kangourou. A vitesse élevée, 90% du travail des muscles postérieurs des jambes du marsupial est assuré par l’énergie élastique! Dans un match inter-espèces sur marathon, le kangourou s’imposerait sans doute devant les fauves, les canidés, les ruminants migrateurs et les antilopinés. Son temps probable? Quarante-cinq minutes!

ENTRE LE FRIGO ET LE KANGOUROU

Les chaussures à ressorts, un vieux fantasme...

Pas besoin de s'arrêter aux ravitos!

Page 4: COQUINS DE RESSORTS - Volodalen

portent sur l’utilisation de chaussures équipées de pièces métalliques défor-mables, assorties de propriétés piézoé-lectriques qui pourraient effectivement assurer cet effet rebond de façon totale-ment artificielle (*). Bien entendu, ces modèles devraient être réglés très précisément en fonction de l’utilisateur. Chacun possède une fou-lée qui lui est propre. Il faudrait paramé-trer la chaussure pour déterminer l’en-droit précis du pied où s’exerce la plus forte pression à l’atterrissage et position-ner là les capteurs d’énergie. Ensuite, on devrait trouver le moyen de stocker cette énergie quelques millisecondes pour la transférer vers l’avant du pied dans la zone précise de poussée. Tout le monde doit avoir bien conscience qu’on ne se trouve plus ici dans le contexte d’une production à grande échelle. Il s’agit plutôt d’un dopage technologique extrê-mement pointu et individualisé. Mais cela pourrait marcher…! Les lames cachées de la semelle propulseraient le coureur vers l’avant, un peu comme le ferait une catapulte que la première phase de l’appui aurait tendue à bloc. A vitesse égale, on s’épargnerait un gros travail des muscles du mollet. A plein effort, on augmenterait sa vitesse dans des proportions qui permettraient en théorie à n’importe quel quidam de de-venir champion olympique. Nous n’en sommes pas là. Les rares travaux publiés évoquent un gain de performance éva-

lué entre 1 et 3%. Et encore! Dans la presse scientifique, on ne trouve toujours pas de consensus sur le sujet. Cela ne veut pas dire que ces chaussures high-tech ne font pas l’objet de recherches dans le secret des laboratoires. Mais la plupart des pionniers pré-fèrent garder le silence. En cas d’avancées déter-minantes, ils craignent sans doute que les autori-tés du sport ne durcissent les règlements et n’inter-disent cette technologie nouvelle comme ce fut le cas en natation pour les maillots couvrants évoqués plus haut. Seuls quelques-uns avancent ainsi à visage découvert comme le Français Christian Freschi, à l’origine de la gamme Enko Running Shoes. “Au départ je cherchais à bri-

coler un système d’amorti pour me protéger des petits bobos que je commençais à ressentir en tant que cou-

reur” explique-t-il. "Après toutes sortes d’essais infructueux avec des maté-riaux synthétiques, j’ai cherché du côté des composantes mécaniques. Enko est

arrivé au bout de douze années de recherche." Ces modèles équipés de ressorts visibles frappent les esprits. "Avec ce système mécanique, l’énergie qui est disper-sée à l’impact, avec une chaussure classique, est emmagasinée ici dans un ressort. Il s’ensuit une phase de verrouillage de façon à ce que le ressort ne restitue pas l’éner-

gie immédiatement -ce fut d’ailleurs la principale difficulté du projet- mais qu’il se détende en phase de propul-sion. Grâce à ce système, oui, il y a un gain réel de performance. Du moins pour tous les coureurs qui attaquent par le talon. Elle dynamise la foulée et, plus important, les protègera des blessures."

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À la troupe, y a plus de jambe de bois.

Sur cette chaussure, la raideur des ressorts doit être calculée selon le poids du coureur. Ceux-ci ont été conçus pour résister à un million de cycles. Ensuite, ils peuvent être changés. Tout cela justifie un prix élevé (359 euros). Infos: www.enko-running-shoes.com

... devenu réalité!

Christian Freschi, Enko.

Page 5: COQUINS DE RESSORTS - Volodalen

Le futur nous casse

les pieds!

Ces chaussures à réac-tion n’appartiennent

plus au domaine de la fiction. Plus tard, on songera peut-être à insérer le disposi-tif de plaques ou de res-sorts directement sous la peau de façon à le rendre invisible, créant ainsi une sorte de cyborg capable de cou-rir des dizaines de kilomètres sans fa-tigue. Technologiquement parlant, rien de tout cela ne paraît impossible. Reste une question: celle que l’on se pose à chaque fois qu’on évoque la possibilité de concevoir des êtres humains "aug-

mentés" pu i sque

c’est le terme géné-

ralement retenu par cette école

de pensée qui prône l’amélioration de notre es-

pèce: quelle conséquence aura ce re-haussement d’une fonction sur le reste

de l’organisme? Ici on réfléchit à une chaussure ou à un pied qui doublerait

la distance parcourue à chaque pas. Fort bien. Mais comment

feront les chevilles, les ge-noux, les hanches, le dos pour encaisser une double contrainte?

A défaut de répondre de façon satisfaisante à cette question, notre

individu "augmenté" pour-rait en définitive se retrouver

bien vite "diminué" par tous ces bidouillages. Qu’en se ra i t - i l

d’un super coureur? A ce stade, il est évi-demment impossible de répondre à cette question. Mais on peut se servir de l’ex-périence d’autres disciplines où la technologie joue un grand rôle. Le ski de descente, par exemple. Il y a quelques années des re-cherches étaient menées pour introduire dans les planches de

slaloms des systèmes actifs de renvoi d’énergie tout à fait comparables à ce qu’on cherche à faire en course à pied. Des solutions furent trouvées mais sans grand résultat sur le terrain. Ces nou-veaux skis dotaient effectivement les skieurs d’une plus grande puissance. Mais ceux-ci ne parvenaient pas à la domestiquer et ils se trouvaient sou-vent éjectés de la piste. Ou alors c’est leurs genoux qui dévissaient. Résultat, ces systèmes actifs ont été interdits. La même préoccupation se pose pour les chaussures de course à pied. A trop vouloir récupérer de l’énergie, on risque aussi de tout casser!

Thibault Lussiana et Cyrille Gindre, Volodalen

(*) Certains corps ont la particularité de créer un champ magnétique autour d’eux lorsqu’ils se déforment. De nombreuses recherches sont actuellement menées pour mieux exploi-ter cette propriété dans la conception de ma-tériel sportif: tennis, ski, golf et course à pied.

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FOULÉES_BONDISSANTES

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Vous souvenez-vous du film "Flubber"? Il racon-tait l’histoire de ce professeur de sciences,

Philip Brainard (Robin Williams à l’écran) inventeur d’une substance verte dotée d’un formidable effet rebond qui fait notamment le bonheur de l’équipe de basketball du lycée. A l’origine, il s’agit d’une nouvelle écrite par l’écrivain américain Samuel Taylor. Dans les années 60, le réalisateur Robert Stevenson s’en était servi pour l’intrigue de ses

deux films The Absent-Minded Professor et Son of Flubber qui firent ensuite l’objet de remakes: Monte là-d’ssus en 1988 puis Flubber en 1997. L’histoire est marrante. Elle est évidemment improbable: aucun matériau élastique ne peut restituer plus d’énergie qu’il n’en possède. Le Flubber (contrac-tion de flying rubber pour "gomme volante") ne verra donc jamais le jour ailleurs qu’au cinéma. Dommage!

QUAND LA FICTION DÉPASSE LA RÉALITÉ

Le kangourou nous montre la marche à suivre.