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ÉTUDES CHINOISES Revue de l’Association Française d’Études Chinoises Vol. XXX (2011)

ÉTUDES CHINOISES · 2017-01-08 · ÉTUDES CHINOISES Revue de l’Association française d’études chinoises Directeur de la publication: Samia Ferhat, présidente de l’Association

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ÉTUDES CHINOISES

Revue de l’Association Française d’Études Chinoises

Vol. XXX (2011)

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ÉTUDES CHINOISES

Revue de l’Association française d’études chinoises

Directeur de la publication : Samia Ferhat, présidente de l’Association française d’études chinoises

Conseil de direction : Marianne Bastid, Marie-Claire Bergère, Lucien Bianco, Michel Cartier, Jean-Pierre Diény, Jacques Gernet, Donald Holz-man, André Lévy, Alain Peyraube, Alain Roux, Françoise Sabban, Kris-tofer Schipper, Pierre Trolliet, Léon Vandermeersch, Pierre-Étienne Will

Conseil de rédaction (pour ce numéro) : Delphine Spicq (rédacteur en chef), Damien Chaussende, Guillaume Dutournier, John Finlay, Xavier Paulès et Samia Ferhat

Correspondance et abonnements : association française d’études chinoises – (Association loi de 1901)EHESS, 190-198 avenue de France, 75244 Paris cedex 13

Cotisations :1) Personnes physiques : a) Résidents en France ou Union Européenne : 30 € Étudiants (photocopie de la carte) : 15 € b) Résidents hors Union Européenne : 35 €2) Personnes morales (Institutions) : tarif unique 45 €

Règlements par chèque à l’ordre de : association française d’études chinoises

L’adhésion à l’association et le paiement de la cotisation impliquent le service annuel de la revue Études chinoises. Pour plus de renseignements, consulter le site Internet de l’AFEC :

http://afec-etudeschinoises.com

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Conseil de l’Association (novembre 2011) : Damien Chaussende, Guillaume Dutournier, Samia Ferhat (présidente), Stéphanie Homola, Es-ther Lin-Rosolato (secrétaire), Alexis Lycas (webmestre), Xavier Paulès, Muriel Peytavin-Baget (trésorière), Soline Suchet (webmestre)

La mise en pages et l’enrichissement typographique ont été réalisés par Delphine Spicq avec le logiciel Indesign.

La rédaction d’Études chinoises remercie les lecteurs et relecteurs pour leurs commentaires et suggestions à propos des manuscrits qui ont été soumis pour publication.

© AFEC 2011ISSN 0755-5857 (version papier)ISSN 2111-4544 (version en ligne)

Les correspondances sont à adresser à la rédaction de la revue, aux bons soins de l’AFEC, EHESS, 190-198 avenue de France, 75244 Paris cedex 13, ou aux adresses suivantes :

Secrétariat de l’association : [email protected] Études chinoises : [email protected]

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Études chinoisesvolume XXX, année 2011

Sommaire

Pierre Kaser : In memoriam Jacques Dars................................................13Vincent Goossaert : In memoriam Monica Esposito.................................27

Dossier : Manuscrits et documents de Qin Avant-propos au dossier...........................................................................29Maxim Korolkov: Arguing about Law: Interrogation Procedure under the

Qin and Former Han dynasties.........................................................37Olivier Venture : Caractères interdits et vocabulaire officiel sous les Qin :

l’apport des documents administratifs de Liye................................73Marc Kalinowski : Musique et harmonie calendaire à la fin des Royaumes

combattants : les livres des jours de Fangmatan (239 avant J.-C.)..99

Hors dossier : Chen Ming : Le roi des médecins dans les manuscrits médicaux de Dun-

huang : un titre indien dans la Chine médiévale (traduction de Cathe-rine Despeux).................................................................................141

Thierry Meynard : La première traduction des Entretiens de Confucius en Europe : entre le li néo-confucéen et la ratio classique..................173

Comptes rendus Jean Levi (présentation, traduction et annotation), La Dispute sur le sel et le fer 鹽鉄論..........................................................................................195

(Anna Ghiglione)Yang Xiong 揚雄, Béatrice L’Haridon (présentation, traduction et annota-tion), Maîtres mots 法言........................................................................200

(Anna Ghiglione)Howard Goodman, Xun Xu and the Politics of Precision in Third-Century AD China...............................................................................................204

(Nicolas Zufferey)Meow Hui Goh, Sound and Sight: Poetry and Courtier Culture in the Yongming Era (483-493)........................................................................209

(Pablo Blitstein)

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Su Shi 蘇軾, Stéphane Feuillas (présentation, traduction et annotation), Commémorations 東坡記......................................................................214

(Roger Darrobers)Zhen Dexiu, Anthony Diaz (présentation, traduction et annotation), Le Classique de l’esprit...............................................................................218

(Roger Darrobers)Zong-Qi Cai (dir.), How to Read Chinese Poetry: A guided Antholo-gy...........................................................................................................222

(Marie Bizais)Noël Dutrait et Charles Zaremba (dir.), Traduire : un art de la contrainte.226

(Isabelle Rabut)Li Feng, Bureaucracy and the State in Early China. Governing the West-ern Zhou.................................................................................................228

(Olivier Venture) Michael Nylan and Michael Loewe (ed.), China’s Early Empires: A Re-ap-praisal.....................................................................................................233

(Olivier Venture)Andrew Chittick, Patronage and Community in Medieval China. The Xiangyang Garrison, 400-600 CE.........................................................238

(Pablo Blitstein)Timothy Brook, The Troubled Empire: China in the Yuan and Ming Dy-nasties....................................................................................................243

(Kishimoto Mio)Jonathan Hay, Sensuous Surfaces: The Decorative Object in Early Mod-ern China...............................................................................................248

(Nick Pearce)Ronnie Po-Chia Hsia, A Jesuit in the Forbidden City: Matteo Ricci 1552-1610.......................................................................................................252

(Isabelle Deron)Shenwen Li (dir.), Chine. Europe. Amérique. Rencontres et échanges de Marco Polo à nos jours..........................................................................256

(Isabelle Deron)Carol Benedict, Golden-Silk Smoke: A History of Tobacco in China, 1500-2010.......................................................................................................259

(Lucie Olivová)Jay Taylor, The Generalissimo. Chiang Kai-shek and the Struggle for Mo-dern China.............................................................................................262

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(Alain Roux)Philippe Paquet, Madame Chiang Kaï-shek, un siècle d’histoire de Chi-ne...........................................................................................................268

(Alain Roux)Xavier Paulès, Histoire d’une drogue en sursis. L’opium à Canton, 1906-1936.......................................................................................................274

(Frédéric Obringer)Andrew C. Mertha, China’s Water Warriors. Citizen Action and Policiy Change...................................................................................................278

(Delphine Spicq)Isabelle Thireau et Hua Linshan, Les Ruses de la démocratie en Chine. Protester en Chine..................................................................................280

(Eric Florence)Mette Halskov Hansen and Rune Svarverud (ed.), iChina. The Rise of the Individual in Modern Chinese Society.....................................................285

(Gilles Guiheux)Anne-Christine Trémon, Chinois en Polynésie française. Migration, mé-tissage, diaspora....................................................................................288

(Eric Guerassimoff)James Robson, Power of Place: The Religious Landscape of the Southern Sacred Peak (Nanyue 南嶽) in Medieval China....................................293

(Alexis Lycas)Poon Shuk-wah, Negociating Religion in Modern China. State and Com-mon People in Guangzhou, 1900-1937...................................................297

(Xavier Paulès)Vincent Goossaert and David A. Palmer, The Religious Question in Mo- dern China..............................................................................................301

(Poon Shuk-wah)James Cahill, Pictures for Use and Pleasure. Vernacular Painting in High Qing China.............................................................................................303

(Muriel Peytavin)Yolaine Escande (traduction et commentaires), Traités chinois de peinture et de calligraphie. Tome II. Les textes fondateurs (les Tang et les Cinq Dynasties)..............................................................................................309

(Muriel Peytavin)

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中國研究第30輯, 2011年

目錄

悼文皮埃爾·卡賽 : 紀念谭霞客先生高萬桑 : 紀念莫尼卡女士

文章馬碩 : 法律辯論 : 秦漢審訊程序風儀誠 : 秦代諱字及官方詞語—里耶秦簡新證馬克 : 從放馬灘秦簡十二律占看戰國晚期到西漢初的律數制

專論陳明 (戴思博譯) : 敦煌醫學手稿中的醫王: 中國中古時代的一個梵文頭銜梅謙立 : « 論語 » 在歐洲的第一個版本

書評

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Études chinoises, vol. XXX (2011)

Hommage à Jacques Dars (1941-2010)

La disparition de Jacques Dars, le 28 décembre 2010, laisse les amoureux des lettres chinoises des temps anciens orphelins et inconsolables. Des nombreux hommages qui lui furent rendus, je retiens une phrase écrite par son ami, le poète André Velter qui exprime bien ce que chacun ayant eu la chance de fréquenter Jacques Dars, ou seulement de le rencontrer, a pu éprouver : « Il changeait chaque rencontre en moment de grâce et en feu d’artifice » (cf. le site Internet : http://www.andrevelter.com/jd.htm). Les lecteurs de Jacques Dars ont, eux aussi, tous, à des degrés divers, ressenti ce don de soi et cette inimitable fantaisie dispensés avec une admirable discrétion et un touchant respect de l’autre. Ce sont toutes ces qualités humaines rares adossées à une vaste érudition qu’il mit au service de textes et d’auteurs qu’il nous a rendus chers et indispensables. Jacques Dars fut, comme il a été à chaque fois rappelé, un sinologue-érudit, un polyglotte amoureux de la langue française. Il occupa la charge de direc-teur de  recherche au CNRS  (URA 1067), une position qui  lui  évita  les contraintes de l’enseignement qu’il pratiqua un temps, et qui lui permit de déployer son art selon son rythme et sa tonalité personnels. Ce fut aussi un être humain délicat et d’une remarquable droiture intellectuelle. Il restera aussi, personne n’en doute, comme un immense traducteur et un défenseur ardent des littératures d’Orient. L’émotion à peine retombée, un regard sur son œuvre nous rappellera combien il a apporté à notre connaissance de la littérature chinoise.

Pourtant Jacques Dars était entré en sinologie avec une magistrale étude sur La Marine chinoise du xe siècle au xive siècle (1973) qui ne sera seulement éditée qu’en 1992 (Paris : Economica, 1992, 389 p.). Cette thèse de doctorat d’État (université Paris VII, 373 p.) conduite sous la direction de Jacques Gernet, « thèse décisive, méticuleuse, impeccablement documentée et qui balayait l’idée reçue de Chinois confucéens allergiques à l’espace maritime »  (A. Velter)  reste  la  référence  sur  un  sujet  traité en six chapitres magistraux enrichis de nombreuses traductions qui ne

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Jacques Dars (1941-2010)

contournent pas  les difficultés d’une matière si  technique,  réalisées, qui plus est, à une époque où les outils et les travaux n’étaient guère légion. Mais, mis à part un article, sur « Les jonques chinoises de haute mer sous les Song et les Yuan » publié dans un numéro spécial d’Archipel, la revue des études interdisciplinaires sur le monde insulindien (1979, 18, p. 41-56), Jacques Dars abandonna ce segment des études sinologiques pour revenir à une passion plus ancienne et plus tenace : la littérature ancienne. Les productions modernes et contemporaines ne semblent pas l’avoir touché suffisamment  pour  le  détourner  d’un  cheminement  qui  lui  fit  parcourir avec une curiosité et un appétit remarquables le long millénaire et demi qui va de la fin des Han jusqu’au siècle de Qianlong 乾隆 (r. 1736-1796).

Ce cheminement devait débuter sous le sceau des Histoires de démons et de fantômes du Tai-ping Guang-ji 太平廣記. Tel est le sous-titre d’un travail universitaire (thèse de 3e cycle, université Paris VII, 1970) intitulé Quelques aspects du fantastique dans la littérature chinoise des Tang et des Song. Cette étude inédite en trois parties s’efforçait dans un premier temps, « pour y voir plus clair, d’amorcer au moins un classement systématique »,  avant  de  se  pencher  sur  le  thème  de  l’exorcisme  puis, utile coup de projecteur, sur les pratiques funéraires et leur symbolique. Ce premier balisage donnait déjà une carte de l’espace que le sinologue traducteur allait parcourir pendant un demi siècle jalonné de publications à chaque fois entourées d’un soin extrême.

C’est ainsi qu’en 1984, un petit  recueil au  titre prometteur – Aux portes de l’enfer. Récits fantastiques de la Chine ancienne – fut d’abord tiré en 2 000 exemplaires vite épuisés à Mont-de-Marsan en supplément à la revue Nulle Part de son ami André Velter qui avait déjà offert à ses lecteurs des textes de Pu Songling 蒲松齡 et de Ouyang Xiu 歐陽修 traduits par  lui. Les 61  récits présentés dans  ce délicat  écrin « affectueusement dédié »  à  Étiemble  (1909-2002)  seront  repris  par  les  éditions  Philippe Picquier  en  1997 pour  constituer  le  n°74  d’une  collection  de  poche,  et augmenté d’un avant-propos  (p. 5-8) dans lequel Paul Martin saluait le savoir faire de ce « passeur » mis en pratique ailleurs et dans ces « pages fantomatiques ». Précédées comme dans l’édition initiale d’une piquante « préface-paratonnerre », elles exploraient en toute liberté mais avec une indéfectible rigueur le corpus laissé par les lettrés des Six Dynasties aux Tang et transmis par le Taiping guangji. Ce choix très personnel était livré

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In memoriam

comme un « infime et subjectif échantillon » d’un ensemble qui offre de quoi « occuper des équipes de traducteurs-fourmis (sans ombre) pendant des années ». L’appel semble n’avoir pas encore été pleinement entendu. 

En 1986, Jacques Dars ouvrit une nouvelle porte sur le fantastique chinois, mais cette fois sur celui de la dynastie Ming (1368-1644) en puisant dans les deux collections de chuanqi 傳奇, ou « relations d’étrangetés et de prodiges » comme il  les nomma, les plus fameuses de cette période. Dédié à Jacques Gernet – « mon bon maître, mon ami » – et co-signé avec « un parfait lettré chinois », M. Tchang Fou-jouei qui en assura la révision, le choix de pièces retenues pour être « les plus originales et [qui] m’ont procuré la plus grande délectation »  s’inséra  à merveille dans  la collection L’imaginaire  des  éditions Gallimard  (n°162)  sous  le  titre En mouchant la chandelle. Nouvelles chinoises des Ming. Il retenait 14 récits de Qu You 瞿佑  (1341-1427)  et  7  de  Li  Zhen 李禎  (1376-1452)  tirés respectivement du Jiandeng xinhua 剪燈新話  (Nouvelles  histoires  en mouchant la chandelle) et de sa suite Jiandeng yuhua 剪燈餘話 offrant ainsi du nouveau en français et doublant ce que les lecteurs allemands de W. Bauer  et  de H.  Franke  (Die Goldene Truhe,  1959)  pouvaient  en lire dans leur langue. Depuis personne ne s’est aventuré à compléter cette offre représentative. C’est sans doute parce que ces textes « faits par et pour des lettrés [...] sophistiqués à l’extrême, foisonnants d’allusions et de citations, [sont] hérissés de complexités et de difficultés » (p. 18). Qui oserait s’y frotter après une telle réussite ? Pourtant ils sont d’un intérêt majeur, tant ils ont, ce que rappelait le savant avant-propos, influencé l’art narratif japonais, et au-delà. Six des 21 récits ont été récemment repris dans un petit volume (Le Pavillon des Parfums-Réunis et autres nouvelles chinoises des Ming, Paris : Gallimard, 2007, 108 p.) propre à mettre l’eau à la bouche des amateurs de belle traduction et « d’histoires de ténèbres ».

Plus de vingt ans s’écoulèrent avant que ne sorte la plus belle réalisation de Jacques Dars dans ce registre : Le Passe-Temps d’un été à Luanyang  (Luanyang xiaoxia lu 灤陽消夏錄) de Ji Yun 紀昀  (1724-1805), qui confiait-il, produit « l’effet d’un amical entretien avec un bel esprit du passé [qui] a longuement occupé mes loisirs et davantage ; car, dans sa pureté unanimement vantée par les lettrés chinois, la langue de Ji Yun, parfois concise et elliptique plus encore qu’il n’est d’usage en style classique, peut se révéler, au moins pour un barbare, retorse et ardue à

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Jacques Dars (1941-2010)

comprendre, c’en est une autre de le traduire sans rien omettre. » (p. xi). Travail long et semé d’embûches, nouveau tour de force, entamé quelques années plus tôt comme le prouve l’article publié dans Études chinoises (1994, XIII (1-2), p. 363-376) lequel donnait un avant-goût avec six des 297  récits  à  paraître  une  fois  revus  et  améliorés  dans  le  volume  99  de la collection Connaissance de l’Orient. De cet ensemble, qui correspond au quart des Notes de la chaumière des observations subtiles, le Yuewei caotang biji 閱微草堂筆記 comptant quelque 1 200 récits dispensés en cinq recueils, sera tiré un « petit recueil diabolique »  (Ji Yun, Des nouvelles de l’au-delà. Paris : Gallimard, 138 p.) n’en proposant qu’une cinquantaine dans lesquels on retrouve l’humour et le doigté du traducteur dans une préface inédite qui reprend une maxime de Shi Nai’an 施耐庵 : « Entre toutes les joies, nulle ne vaut celle de l’amitié ; entre toutes les joies de l’amitié, nulle ne vaut celle de la conversation. » (p. 11).

Face à ce chinois classique qu’il fut un des plus habiles à décrire autant qu’à traduire, Jacques Dars a su trouver le ton, le rythme et le vocabulaire, qui évitent au traducteur l’aplatissement que d’autres moins scrupuleux ou talentueux opèrent, empêchant de distinguer une traduction de cette langue aussi retorse que fascinante de celle pas moins admirable des fictions plus proches de l’oralité. Jacques Dars réussit avec le même génie à nous faire aimer ces autres xiaoshuo dont il fut un grand connaisseur et un fervent défenseur.

Au premier rang d’entre toutes ces œuvres aux titres maintenant familiers des lecteurs français, on placera Shuihuzhuan 水滸傳 qui permit à Jacques Dars de se révéler non seulement comme un extraordinaire passeur de langues, mais aussi comme un écrivain de langue française à part entière. Beaucoup ont sans doute oublié l’effet que produisit à l’époque de sa sortie sa magistrale traduction du chef-d’œuvre du roman long en langue vulgaire dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade. Qu’ils lisent donc Étiemble qui ne ménagea pas ses éloges dans l’avant-propos à cette traduction historique ou dans ses Quelques essais de littérature universelle (Paris : Gallimard, 1982, p. 142-166), ou, pour prendre la mesure de l’événement avec les outils de notre temps, qu’ils visionnent sur Internet l’émission de Bernard Pivot pendant laquelle le célèbre animateur l’avait fait applaudir par ses invités parmi lesquels un Max Gallo enthousiaste, partageant l’avis d’Étiemble que Dars avait

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In memoriam

fait œuvre de « re-créateur » alors que lui-même parlait de « bricolage ». Le sinologue discret et élégant dont la présence avait illuminé cette 179e livraison d’Apostrophes intitulée « Le roman historique français et chinois » y parle avec une voix mesurée et une grande assurance de la beauté de ce chef-d’œuvre majeur de la littérature mondiale qu’il reprendra vingt ans plus tard pour lui redonner, après lui avoir rendu toute sa dimension initiale, le format que lui avait imposé Jin Shengtan 金聖嘆 (1608-1661). L’amoureux du roman peut dorénavant se plonger dans les deux versions à  l’affût des perfectionnements apportés en 1997 à  la version de  la Bibliothèque de  la Pléiade  (Paris : Gallimard, 1978, clxi-1408-1376 p.) celle de la collection Folio (Paris : Gallimard, 1997, 1153-956 p.).

En 1987, à mi-chemin entre ces deux versions d’Au bord de l’eau, la longue et la courte (2 000 pages contre 2 500), Jacques Dars rendit la vie à un recueil de contes qu’on ne connaissait que partiellement en traduisant l’ensemble des 27 récits conservés du Qingping shantang huaben 清平山堂話本 sous le titre de Contes de la montagne sereine pour la collection Connaissance  de  l’Orient  (Paris : Gallimard, 554 p.). Dans sa préface Jeannine Kohn-Etiemble salua à juste titre la « magistrale et succulente traduction de Jacques Dars, l’artisan-artiste [qui] sans jamais éluder la difficulté,  et  toujours  docile  aux  intenses  variations  sur  les  niveaux  de langues [a su retrouver] les tons si variés des huaben. » (p. xx).

Jacques Dars ne fut pas seulement un explorateur solitaire de ce genre particulier, mais aussi un chercheur apportant sa pierre à l’édifice collectif avec notamment une intense et précieuse collaboration à L’Inventaire analytique et critique du conte chinois en langue vulgaire, monumentale entreprise lancée par André Lévy en 1978 et qui a vu son cinquième  tome  paraître  en  2006  dans  la  collection  des  mémoires  de l’Institut des hautes études chinoises (Paris : Collège de France – IHEC, volumes VIII-1 à VIII-5). Il est le signataire de pas moins de 37 notices, dont l’ensemble de celles pour le Xihu jiahua 西湖佳話 (Belles histoires du lac de l’Ouest, Tome V, p. 263-308) de la dernière livraison à laquelle il a consacré beaucoup de son temps et de son énergie. On retrouve dans ses recensions toute la précision du sinologue attentif à faire partager ses lectures, mais aussi la justesse de la formule dans des résumés qu’on peut dès lors lire pour le plaisir, et qui s’offrent comme des invitations à la

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Jacques Dars (1941-2010)

traduction sinon à la découverte de l’original.Le même esprit de curiosité et la volonté de fournir des outils de

balisage du continent romanesque à parcourir guidèrent la réalisation de l’Anthologie de préfaces et commentaires aux anciennes œuvres de fiction publiée aux éditions Philippe Picquier sous le titre Comment lire un roman chinois. Co-signée avec Chan Hingho et sept autres collaborateurs, il y contribua très largement en réalisant lui-même une part importante des traductions et des présentations d’un ensemble d’une quarantaine de textes critiques sur le roman chinois ancien, avec une prime donnée aux ouvrages déjà traduits en français. Car le travail d’érudition, élaboré pour  satisfaire aux exigences  scientifiques de  l’UMR 8583 – Centre de recherche civilisation chinoise (EPHE-CNRS), devait également, c’était son souhait, pouvoir toucher largement au-delà des rangs des sinologues, « les spécialistes de la littérature ou de l’esthétique chinoises, tout comme les lecteurs curieux et les comparatistes ». Rodé dans la marche en terrain accidenté, tant dans la nature qu’il adorait même aride et hostile comme celle  de  l’Afghanistan  (http://www.andrevelter.com/afghaCD.htm),  que dans la littérature qu’il défendait, Jacques Dars sut mettre son talent au service de textes rares et subtils dont un choix d’essais en langue classique de lettrés de la fin des Ming et du début des Qing.

Sa traduction du Xu Xiake youji 徐霞客游記 est de ce point de vue exemplaire. L’abondant appareil critique dont il l’a bardé montre son profond attachement à ce texte à la confluence de deux genres – le journal de voyage et le « poème-paysage » en prose dont il avait déjà donné des exemples dans la revue Caravanes  d’André  Velter  (1989-2003,  http://www.andrevelter.com/c.htm). Dans l’introduction à ces Randonnées aux sites sublimes  de Xu Xiake 徐霞客  (1586-1641),  il  écrit  :  « Nous admirons, outre une endurance extraordinaire, la très enviable autonomie d’un inépuisable marcheur à pied, tout autant que la sérénité d’un homme qui, en mille pages représentant des dizaines de milliers de kilomètres, ne mentionne pas une fois la fatigue, et ne note sa faim ou ses peines que pour rendre compte fidèlement, plutôt avec joyeuse humeur, de ce qui lui est arrivé, heurs et malheurs. » (Paris : Gallimard, 1993, p. xxvii). Gageons qu’ici, marcheur et traducteur ne font qu’un.

Le traducteur se rapprochera encore plus de l’auteur qu’il sert et avec lequel il dialogue, dans un de ses ouvrages les plus attachants et stimulants

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In memoriam

– Les carnets secrets de Li Yu, sous-titré Un art du bonheur en Chine, lequel insuffle la vie à un riche choix très personnel des essais du Xianqing ouji 閒情偶寄 joliment rendu par « Au gré d’humeurs oisives » (Arles : Philippe Picquier, 336 p., voir notre compte rendu in Études chinoises, 2004, XXIII, p. 532-540). Aux multiples plaisirs décrits avec verve par cet attachant excentrique que fut Li Yu 李漁  (1611-1680),  il  en  ajouta d’autres, bien personnels comme celui de « partir à bicyclette au hasard de petites routes inconnues », ou celui-ci qui clôt une liste trop courte : « classer indolemment sa bibliothèque et entr’ouvrir d’anciens volumes qu’on referme précipitamment... ». Cette fusion du travail sinologique de précision et de la traduction de haut vol avec l’expression de sa musique intime qui se prêtait admirablement bien à l’œuvre en question inscrit Jacques Dars dans la lignée d’un Lin Yutang 林語堂  (1895-1976) qu’il saluait justement dans un ultime chapitre pudiquement appelé « Pour prendre congé ».

Mais contrairement à son prédécesseur dans la promotion des « petites proses »  lettrées,  Jacques Dars savait  se mettre au service des auteurs ou des artistes avec une émouvante discrétion et une virtuosité déconcertante. Pour preuve les pages d’introduction et de commentaires que lui inspirèrent tous ses alter ego des siècles passés, mais aussi les créations graphiques d’artistes contemporains (voir notamment « Fabienne Verdier ou la main-esprit »,  in  Fabienne  Verdier,  L’Unique trait de pinceau. Calligraphie, peinture et pensée chinoise (Paris : Albin Michel, 2001, p. 12-16). On le sent à chaque fois épris de son sujet, que cela soit le Hongloumeng 紅樓夢  (« Jade magique et Jade sombre », Catalogue du Festival d’automne à Paris, 1986, p. 40-46) ou le Dictionnaire Ricci des caractères chinois (Paris/Taipei : Institut Ricci/Desclée de Brouwer, 1999)  sur  lequel  il  rédigea  une  note  de  lecture  qui  s’achève  sur  une promesse  de  plaisir  sans  fin  :  « Disons-le sans ambages : le plaisir de l’utilisation est constant, et ajoutons même ce trait de gourmandise, certes un peu particulière : dès lors qu’on les consulte, ces ouvrages admirables se lisent avec un intérêt passionné et l’on retrouve le bonheur enfantin de s’engloutir dans un dictionnaire et, oublieux du temps, d’aller d’une rubrique à l’autre, inlassablement ! »  (Un lieu pour les livres, extraits d’une mémoire, Paris : Centre  national  du  livre,  2006,  ou  http://www.centrenationaldulivre.fr/?Dictionnaire-Ricci-des-caracteres).

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Jacques Dars (1941-2010)

Sa passion de la langue dépassa largement le champ des littératures chinoises pour investir celui des littératures de l’Orient le plus vaste. Fidèle à l’esprit d’Étiemble auquel il rendit un hommage chaleureux (« Étiemble et la littérature chinoise »,  in Étiemble. Textes réunis par Paul Martin, Arles : Philippe Picquier, 1993, p. 65-74), il œuvra en toute discrétion à la diffusion des littératures de tout l’Orient à la tête de la collection que le  défenseur  de  la  littérature mondiale  avait  créé  en  1956  aux  éditions Gallimard. À partir de 1991, Jacques Dars enrichit la série chinoise de la collection Connaissance de l’Orient d’une douzaine de titres. En plus du Tang Zhen 唐甄 des Écrits d’un sage encore inconnu de Jacques Gernet (n°73, 1991) et ses deux volumes – Contes de la montagne sereine (n°60, 1987) et son Ji Yun (n°99, 1998) –, il y intégra Gan Bao 干寶 pour un choix de récits du Soushenji 搜身記 (Rémi Mathieu (dir.), n°78, 1992), Zhang Dai 張岱  (B.  Teboul-Wang,  n°88,  1995),  Liu  Shao 劉邵  (A.-M.  Lara, n°94, 1997), Wang Chong 王充 (N. Zufferey, n°96, 1997), Dai Mingshi 戴名世 (P.-H. Durand, n°98, 1998), Ge Hong 葛洪 (P. Che, n°100, 1999), le Chuci 楚辭  (R. Mathieu, n°111, 2004), Li He 李賀  (M.-T. Lambert, n°115, 2007)  ;  le dernier volume en date est un « bien curieux trésor » intitulé Propos oisifs sous la tonnelle aux haricots, le Doupeng xianhua 豆棚閒話  superbement  traduit  par Claire  Lebeaupin  (n°119,  2010)  qui voit l’apparition des caractères chinois dans les notes et la préface ; il sera bientôt  rejoint par un  recueil de 135  récits  tirés du Zibuyu 子不語 de Yuan Mei 袁枚 traduits par Chang Furui (Tchang Fou-jouei) (n°121, 2011).  Quand  la  série  chinoise  s’étoffait  ainsi,  l’arabe  gagnait  deux volumes, la japonaise sept, l’indienne pas moins de 13, la persane six, la coréenne deux et la pakistanaise, la mongole, la malaise, la tibétaine et la vietnamienne, chacune un – c’est ainsi qu’une cinquantaine des 119 titres de la collection actuellement disponibles ont été édités avec une attention sourcilleuse du moindre détail et une exigence de qualité notamment dans le rendu en français, par lui. C’est dire l’impact que Jacques Dars imprima à cette entreprise éditoriale unique et le défi que devra relever celui qui prendra sa suite.

Jacques Dars laissera, c’est acquis, une trace profonde dans l’histoire de la traduction de la littérature chinoise, trace qu’avec sa bouleversante modestie il envisageait fluctuante, sinon mortelle : « Il ne saurait y avoir de version définitive, puisque toute traduction dépend d’une époque et d’une 

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In memoriam

personnalité ; elle est donc éminemment relative, liée à son temps, marquée par son auteur. Chaque époque a sa langue, ses conceptions littéraires, ses modes ; chaque traducteur a sa sensibilité, sa vision de l’œuvre, sa culture, son style. Tandis que l’œuvre originale, elle, semble briller d’un éclat inaltérable, intemporel, et provocant. » (« Traduction terminable et interminable »,  in Vivianne Alleton  et Michael  Lackner  (dir.), De l’un au multiple. Traduction du chinois vers les langues européennes, Paris : éditions de la maison des Sciences de l’Homme, 1999, p. 155).

Et même si, comme il concluait, « les traductions sont probablement à refaire tous les cinquante ans » (ibidem, p. 156), la marque laissée par ceux à qui on les doit ne s’efface jamais. Jacques Dars, son talent et sa personnalité uniques nous manqueront pour toujours.

Pierre Kaser

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Jacques Dars (1941-2010)

Bibliographie de Jacques Dars

Monographie

La Marine chinoise du xe siècle au xive siècle, Paris : Économica, (Études Maritime n°11), 1992, 389 p.

Articles

« Les jonques chinoises de haute mer sous les Song et les Yuan », Archipel (Études interdisciplinaires sur le monde insulindien), 1979, 18, p. 41-56.

« Histoires de ténèbres », Magazine littéraire, 1987, 242, p. 29-31.

« Étiemble et la littérature chinoise », in Étiemble, textes réunis par Paul Martin, Arles : éditions Philippe Picquier, 1993, p. 65-74.

« Ji Yun et son Yuewei caotang biji. Les Notes de la Chaumière de la sub-tile perception », Études chinoises, 1994, XIII (1-2), p. 363-376.

« Traduction terminable et interminable », in Vivianne Alleton, Michael Lackner  (dir.), De l’un au multiple. Traduction du chinois vers les lan-gues européennes, Paris : éditions de la maison des Sciences de l’Homme, 1999, p. 145-159. 

« Préface », Tan Xuemei, Passion métisse (Traduit du chinois par Wang Jiann-Yuh), Paris : Bleu de Chine, 2000, p. 5-9.

«  Fabienne Verdier  ou  la main-esprit  »,  in  Fabienne Verbier, L’unique trait de pinceau. Calligraphie, peinture et pensée chinoise, Paris : Albin Michel, 2001, p. 12-16.

« Li Yu, un art de vivre en Chine », Magazine Littéraire, 2004, 429. 

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In memoriam

Contributions et direction d’ouvrages collectifs

André Lévy, et al. (dir.) Inventaire analytique et critique du conte chinois en langue vulgaire, Paris  : Collège de France-Institut des hautes études chinoises, 1978-, « Mémoires de l’Institut des hautes études chinoises », vol VIII :

Volume VIII-2. Première partie, deuxième volume (1979) : « S III, 1. Le mariage de  l’Orpheline », p. 571-575  ; « S  III, 2. Les  trois  frères », p. 576-579 ; « SIII, 3. Le vendeur d’huile conquiert Reine-des-Fleurs », p. 580-586 ; « S III, 5. Le tigre reconnaissant », p. 592-595.

Volume VIII-3. Deuxième partie, premier volume  (1981)  : « P I, 2. La fausse épouse », p. 816-823 ; « P I, 3. Le hâbleur humilié », p. 824-829 ; « P I, 15. Le créancier délogé », p. 903-906 ; « P I, 16. L’automne à Pé-kin », p.  907-911  ; « P  II,  9. Le  rendez-vous  troublé »,  p.  1139-1144  ; « P II, 10. La jalousie », p. 1145-1149 ; « P II, 25. Le rapt », p. 1236-1240 ; « P II, 26. Misère des enseignants », p. 1241-1245 ; « P II, 33. Le devin », p. 1279-1284 ; « P II, 34. Le ministre a trop de femmes », p. 1285-1289.

Volume VIII-4  (A. Lévy, M. Cartier  [dir.], 1991)  : « D 8. Le mandarin cupide », p. 32-35 ; « D 14. Les deux amis », p. 56-59 : « X 1. La réin-carnation du roi », p. 63-67 ; « X 2. L’empereur s’adonne aux plaisirs », p. 68-70 ; « X 3. L’entrevue manquée », p. 71-74 ; « X 4. Le succès par la stupidité », p. 75-77 ; « X 5. Les fureurs de la jalousie », p. 78-80.

Volume VIII-5 (Chan Hing-ho [dir.], 1991) : « Xihu jiahua (Gu jin yiji ) », p. 263-308 (Présentation et les seize notices pour ce recueil).

Notices in André Lévy (dir.), Dictionnaire de littérature chinoise, Paris : PUF, (Quadrige), (1994) 2000 :

« Bai Xingjian, 775-826 », p. 11 ; « Du Mu, 803-853 », p. 65-66 ; « Fan Chengda, 1126-1193 », p. 77 ; « Feng Menglong, 1574-1646 », p. 78-81 ; 

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Jacques Dars (1941-2010)

« Gong Zizhen, 1792-1841 », p. 92-93 ; « Huang Tingjian, 1045-1105 », p. 124-125 ; « Ji Yun, 1724-1805 », p. 133-134 ; « Jingben tongsu xiaos-huo », p. 139 ; « Jingu qiguan », p. 140 ; « Kang Youwei, 1858-1927 », p. 147 ; « Li Boyuan, 1867-1906 », p. 162-163 ; « Liu E, 1857-1909 », p. 193-194 ; « Liu Yong, vers 987-1053 », p. 199-200 ; « Liu Yuxi, 772-842 », p. 200-201 ; « Lu You, 1125-1210 », p. 206-207 ; « Ouyang Xiu, 1007-1072 », p. 231-232 ; « Qingpingshantang huaben »,  p. 252-253 ; « Qiu Jin, 1879-1907 », p. 253-254 ; « Qu You, 1341-1427 », p. 254-255 ; « Shen Fu, 1763-apr. 1807 », p. 266-267 ; « Shen Jiji, vers 750-800 », p. 267-268  ;   « Shuihu zhuan », p. 277-280  ; « Su Manshu, 1884-1918 », p. 285 ; « Taiping guangji  »,  p.  291-292  ;  « Wang Wei,  701-761  »,  p. 316-317 ; « Wu Jingzi, 1701-1754 », p. 325-329 ; « Youji wenxue », p. 371-374 ; « Yuan Hongdao, 1568-1610 », p. 380-382 ; « Zeng Pu, 1872-1935 », p. 393-395 ; « Zhang Dai, 1597-1689 », p. 397-398.

« Wang Chong [Wang Tch’ong] (27 env.-97) » in Dictionnaire de la civi-lisation chinoise, Paris  : Encyclopædie Universalis/Albin Michel, 1998, p. 741-743.

Avec Chan Hingho (dir.), Comment lire un roman chinois. Anthologie de préfaces et commentaires aux anciennes œuvres de fiction, Arles : éditions Philippe Picquier, 2001, 278 p. 

Écriture-traduction

Les carnets secrets de Li Yu. Un art du bonheur en Chine, Arles : éditions Philippe Picquier, 2003, 336 p. Réédité en format réduit sous le titre Les carnets secrets de Li Yu. Au gré d’humeurs oisives, Arles : éditions Phi-lippe Picquier, 2009, 336 p.

Traductions

Shi Nai-An, Luo Guan-Zhong, Au bord de l’eau, Paris : Gallimard, (Bi-bliothèque de la Pléiade), 1978, vol. n°273-274, clxi-1408-1376 p.

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In memoriam

Version  Jin  Shengtan  :  Paris  :  Gallimard,  (Folio),  n°2954-2955,  1994-1995, 1153-956 p.

Aux portes de l’enfer. Récits fantastiques de la Chine ancienne, Mont-de-Marsan : Nulle Part, 1984, 114 p. Réédition : Arles : éditions Philippe Picquier, 1997, (Picquier Poche), n°74, 137 p.

En mouchant la chandelle. Nouvelles chinoises des Ming. Avec Tchang Foujouei. Paris : Gallimard, (L’imaginaire), n°162, 1986, 222 p.Six récits repris dans Le Pavillon des Parfums-Réunis et autres nouvelles chinoises des Ming, Paris : Gallimard, (Folio 2€), n°4666, 2007, 108 p.

Contes de la montagne sereine, Paris  :  Gallimard,  (Connaissance  de l’Orient), 1987, 554 p. Préface de Jeannine Kohn-Étiemble.

Xu Xiake, Randonnées aux sites sublimes, Paris  : Gallimard,  (Connais-sance de l’Orient), 1993, xxxiv-392 p.

Ji Yun, Passe-Temps d’un été à Luanyang, Paris  : Gallimard, (Connais-sance de l’Orient), n° 99, 1998, 563 p.50 récits repris dans Ji Yun, Des nouvelles de l’au-delà, Paris : Gallimard, (Folio 2€) n°4326, 138 p.

Traductions dans la revue Caravanes. Revue annuelle de littérature, diri-gée par André Velter, Paris : éditions Phébus, 1989-2003 : n°1 (1989), n°2 (1990), n°3 (1991), n°6 (1997), n°8 (2001). 

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Études chinoises, vol. XXX (2011)

In Memoriam Monica Esposito

(1962-2011)

Le 10 mars 2011, Monica Esposito décédait brutalement à l’âge de 48 ans d’une embolie pulmonaire à Kyōto, où elle habitait avec son mari Urs App. La nouvelle a immédiatement fait le tour de la communauté des études taoïstes dans le monde, où Monica était aimée et admirée de tous pour sa science, sa rigueur intellectuelle, son énergie, sa jovialité et son humour ; sa disparition a profondément choqué tous ceux qui la connais-saient.

Monica, née à Gênes en 1962, a appris le chinois à l’université Ca’Foscari à Venise (maîtrise en 1987, après avoir aussi séjourné à l’université de Gand et à l’université Fudan à Shanghai). Elle vient ensuite à Paris travailler sous la direction d’Isabelle Robinet ; elle obtient son DEA en 1988 et soutient sa thèse, intitulée La Porte du Dragon : l’école Longmen du Mont Jingai et ses pratiques alchimiques d’après le Daozang xubian (Suite au canon taoiste) à l’université Paris VII, en 1993. Hélas non encore publiée, mais bien connue des spécialistes, sa thèse était le premier travail d’envergure à analyser de façon systématique et approfondie un important corpus de textes taoïstes récents – en l’occurrence une collection compilée au début du xixe siècle. Elle y explorait des textes pour beaucoup reçus par l’écriture inspirée, parlant d’alchimie intérieure et de culture de soi, mais aussi d’une vision originale de salut universel qui démentait les thèses trop fréquemment répandues d’une pauvreté de la production intellectuelle du taoïsme au cours des derniers siècles.

À la suite de ce travail, Monica voyage entre l’Italie (un post-doctorat à Venise, 1994-1996), la France et l’Extrême-Orient, et s’installe bientôt au Japon, où après un autre postdoctorat à l’université Kansai à Ōsaka (1997-1999) elle s’intègre au prestigieux Institute for Research in Humanities, Kyodai Jinbun kagaku kenkyūjo de l’université de Kyōto. C’est là qu’elle met en place un projet très ambitieux : une étude complète

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Monica Esposito (1962-2011)

du dernier grand canon taoïste, le Daozang jiyao 道藏輯要 (compilé au tournant du xixe siècle et comprenant 315 textes). Ce projet, soutenu par la fondation Chiang Ching-kuo depuis 2006 et auquel participent diverses institutions, dont la Chinese University of Hong Kong, rassemble plus de soixante chercheurs dans le monde entier, qui collaborent pour publier outre les textes originaux en édition moderne et digitale, une description et analyse de l’ensemble des textes du canon, en anglais et en chinois. Ce projet, quand il sera publié, constituera une très solide fondation pour une nouvelle compréhension du taoïsme moderne et contemporain.

Si l’histoire des textes et des idées du taoïsme moderne était sa passion première, Monica a aussi travaillé sur d’autres sujets, s’intéressant notamment au bouddhisme tantrique et aux rapports entre la Chine et le Tibet ; elle édite en 2008 à l’EFEO deux volumes collectifs, Images du Tibet aux xixe et xxe siècles. Ses publications, très riches et toujours foisonnantes d’idées et de faits nouveaux, comprennent plusieurs ouvrages et de nombreux articles en anglais, en italien, en français, en japonais, et en chinois (voir http://www.daozangjiyao.org/DZJY_E/Monica_Esposito_CV.html et http://fr.wikipedia.org/Monica_Esposito).

Des hommages seront rendus, notamment sous forme de volume à sa mémoire. Surtout, les membres du projet Daozang jiyao se sont engagés à achever dans les meilleurs délais cette œuvre dans laquelle elle a investi tant de son temps et de son énergie. Sa publication prochaine permettra de réaliser encore une fois qu’une grande savante et une personne merveilleuse nous a quittés beaucoup trop tôt.

Vincent Goossaert

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Études chinoises, vol. XXX (2011)

Dossier thématique : manuscrits et documents de Qin

Avant-propos

La dynastie impériale des Qin 秦 ne dura que quinze ans (221-208 avant J.-C.), mais ces quelques années suffirent à marquer pour toujours l’his-toire de la Chine. Le modèle d’État centralisé qui fut alors instauré resta en effet une référence pour toutes les dynasties suivantes. Cependant, dès les Han et plus encore dans la littérature postérieure, en particulier dans les textes confucéens, cette dynastie fut souvent dépeinte comme particu-lièrement violente et cruelle, se caractérisant en outre par une profonde exécration envers les arts et les lettres. Ainsi, l’image traditionnelle du Premier Empire et de son fondateur, le Premier empereur Qin (Shi huang-di 始皇帝) est toujours restée ambiguë, suscitant à la fois l’admiration et une profonde réprobation morale. Ce sont ces mêmes sentiments qui refont surface à l’occasion de la découverte en 1974 de la fosse n°1 de l’armée en terre cuite associée au tombeau du Premier empereur : quelle œuvre colossale, mais à quel prix ! Les découvertes archéologiques qui ne cessent de se multiplier depuis ont contribué à un renouveau des études sur la période. En analysant avec plus de distance la documentation désor-mais disponible, on s’est vite rendu compte que sur de nombreux points l’empire Qin se situait dans le prolongement du royaume des Qin, de même que sa chute est loin d’avoir constitué une rupture aussi marquée que le prétendent les textes transmis 1.

Les manuscrits et les documents mis au jour par les archéologues constituent des éléments clefs dans ce processus de réévaluation. Depuis la découverte de la désormais célèbre tombe n°11 de Shuihudi 睡虎地 en 1975, sept autres sépultures contenant des documents écrits ont été exhumées. À cela s’ajoutent un très important ensemble de documents administratifs découvert en 2004 dans un puits à Liye 里耶 (Hunan) et,

1 À ce sujet, voir par exemple Alain Thote et Lothar von Falkenhausen (dir.), Les Soldats de l’éternité – L’armée de Xi’an, Paris : Pinacothèque de Paris, 2008.

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Dossier thématique

plus récemment encore, les collections acquises par l’université de Pékin et celle du Hunan à Changsha. Sur les huit sites identifiés, seul celui de Fangmatan 放馬灘 se trouve sur les terres ancestrales des rois de Qin (près de l’actuelle Tianshui 天水, au Gansu). Tous les autres se répar-tissent entre le Sud-Ouest (un site au Sichuan) et le Centre-Sud dans les régions correspondant à l’ancien royaume de Chu 楚 (six sites au Hubei et un au Hunan) progressivement passées sous administration Qin suite aux guerres d’expansion de la fin du ive siècle et du iiie siècle et à la destruction de Ying 郢, capitale des rois de Chu (près de l’actuelle Jingzhou 荊州 au Hubei), en 278 avant notre ère. Pour ce qui est de la période couverte par les manuscrits, seule la sépulture de Haojiaping 郝家坪 au Sichuan (306) et peut-être celle de Wangjiatai 王家台 au Hubei (entre 278 et 221) sont antérieures à l’accession du roi Zheng 政, le futur Premier empereur, au trône de Qin en 246. Deux autres ont été fermées avant la proclamation de l’Empire (Fangmatan et Shuihudi, tombe n°4) et les cinq restantes après cette date, c’est-à-dire entre 221 et 206 avant notre ère. Par leur forme, les manuscrits de Qin ne diffèrent guère de ceux des Royaumes combattants et du début des Han. Ils sont pour la plupart rédigés sur de fines lattes en bambou ou en bois, mesurant en moyenne entre 23 et 30 cm de hau-teur. Les lattes ne pouvant généralement contenir qu’une seule colonne d’écriture, un manuscrit se composait donc nécessairement de plusieurs lattes attachées entre elles par des fils à la manière d’un store qu’il était possible de rouler, comme cela se fera plus tard avec les manuscrits en papier. Des tablettes en bois pouvaient également être utilisées pour rédi-ger des documents plus courts, comme des rapports ou des aide-mémoire, ou encore pour dessiner des cartes géographiques. Elles étaient de dimen-sions variables, même si celles mesurant environ 23 cm de hauteur (soit un pied, chi 尺, de l’époque) se sont imposées comme un standard au sein de l’administration Qin.

Du point de vue des contenus, on constate que dans les sépultures dominent largement des textes à caractère technique (fachprose). Aucune œuvre littéraire classique ou philosophique n’a pour l’instant été exhumée d’une tombe Qin. Selon certains, cette constatation corrobore le fameux passage des « Annales du Premier empereur » où il est fait mention du décret de 213 avant notre ère proscrivant la possession par les particuliers d’ouvrages faisant référence au passé, à l’exception de ceux concernant la

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Manuscrits et documents de Qin

médecine, la divination et l’agriculture 2. Quoi qu’on en pense, les deux principaux types de textes livrés par les tombes Qin sont effectivement des traités de divination ainsi que des recueils de lois. Ces derniers ne sont pas mentionnés dans le décret de 213, mais leur présence aux côtés des défunts s’explique probablement par leurs fonctions qui avaient été, pour autant qu’on puisse en juger, celles d’administrateurs locaux. Or, on trouve ces deux types de documents dans plusieurs sépultures du début des Han, ce qui permet d’observer l’évolution de ces pratiques. Si l’his-toire événementielle des Qin a jusqu’ici été peu touchée par ces décou-vertes, l’histoire sociale, celle des idées et des institutions ont en revanche trouvé là des sources nouvelles extrêmement précieuses pour réévaluer nos connaissances sur cette période charnière entre la Chine des royaumes indépendants et celle des premiers empires.

Plus de trente ans après la découverte des manuscrits de Shuihudi, et alors que trois importants corpus de documents de Qin sont actuellement en cours de publication (voir la liste ci-après, n°9, 10 et 11), le Centre de recherche sur les manuscrits sur bambou et sur soie (Jianbo yanjiu zhong-xin 簡帛研究中心) de l’université de Wuhan a lancé en 2009, en la per-sonne de son directeur, M. Chen Wei 陳偉, un ambitieux projet d’étude et de réédition de l’ensemble des manuscrits et documents de Qin publiés jusqu’à présent. Cette démarche se justifie par les progrès réalisés ces der-nières années dans la compréhension de ces matériaux. Le projet a bénéfi-cié d’un important soutien du ministère de l’Éducation sous la forme d’un financement attribué selon une procédure similaire à celle des ANR en France 3. Concrètement, il a déjà à son actif plusieurs dizaines d’articles signés par les chercheurs participant au projet et devrait se conclure pro-chainement par une série d’ouvrages proposant des éditions actualisées de l’ensemble des manuscrits et documents de Qin parus à ce jour, ainsi que des études thématiques.

2 Cf. Sima Qian 司馬遷, Shiji 史記, Beijing : Zhonghua shuju, p. 255. Sur les débats autour de ce passage du Shiji, voir Nicolas Zufferey, « Le Premier Empereur et les lettrés : l’exécution de 212 av. J.-C. », Études chinoises, 1997, 16 (1), p. 59-100.3 Le projet s’intitule : « Mise en ordre générale et étude des documents Qin sur lattes et tablettes » (Qin jiandu de zonghe zhengli yu yanjiu 秦簡牘的綜合整理與研究). Il est financé par le ministère de l’Éducation au titre des « Projets de recherches sur les enjeux majeurs dans le cadre des sciences sociales et de la philosophie » (Zhexue shehuixue yanjiu zhongda keti gongguan xiangmu 哲學社會科學研究重大課題攻關項目).

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Dossier thématique

C’est dans le cadre de ce projet que s’inscrit le présent dossier qui rassemble quatre contributions 4. Mettant en perspective les textes de lois de Shuihudi avec ceux de Zhangjiashan 張家山, rédigés sous les Han en-viron trente années plus tard, Maxim Korolkov analyse la procédure inter-rogatoire dans le droit pénal. Il souligne en particulier la manière dont elle a pu contribuer à renforcer la manière dont les sujets de l’Empire perce-vaient ce nouveau modèle d’État centralisé qui venait d’être mis en place. Olivier Venture évoque quant à lui la découverte des archives administra-tives de Liye (corpus non encore intégralement publié) au travers d’une réflexion sur l’application d’interdits pouvant toucher certains caractères d’écriture à l’époque des Qin. Marc Kalinowski livre une étude approfon-die des éléments de théorie musicale contenus dans les lattes de Fangma-tan sur la divination par les douze tubes musicaux ; en les confrontant aux données fournies par les textes transmis, il montre en quoi ces éléments constituent désormais notre source la plus complète et la plus ancienne sur les principes qui régissaient les lois de l’harmonie avant le Shiji de Sima Qian. Dimitri Drettas proposera dans le prochain volume d’Études chinoises la première étude en langue occidentale consacrée à un traité de pronostic des rêves, qui figure parmi les manuscrits acquis par l’académie Yuelu de l’université du Hunan. L’auteur en fait ressortir les spécificités et montre la manière dont le traité s’inscrit dans une tradition dont les clefs des songes de Dunhuang 敦煌 (ixe-xe siècles) offraient jusqu’ici les plus anciens exemples connus.

Au travers de ces articles, nous souhaitons attirer l’attention des chercheurs et des étudiants sur l’importance de cette documentation iné-dite qui ne cesse de croître au fur et à mesure des découvertes. Loin de se répéter, les matériaux exhumés apportent à chaque fois des éléments originaux qui éclairent notre compréhension des textes transmis et de la société de l’époque sous un jour concret et inattendu, ouvrant ainsi des perspectives de recherche nouvelles qu’il eût été impensable d’envisager sans ces découvertes récentes.

Olivier Venture

4 Deux contributeurs, M. Kalinowski et O. Venture, font partie du groupe de chercheurs travaillant sur le projet.

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Manuscrits et documents de Qin

Liste des ensembles de manuscrits et documents de Qin

1 – Tombe n° 50 de Haojiaping 郝家坪 (env. 306 avant J.-C.)Haojiaping (Qingchuan, Sichuan), 1979.2 tablettes oblongues en bois dont une seule lisible présentant un extrait

de texte de loi.« Qingchuan xian chutu Qin gengxiu tian lü mudu – Sichuan Qingchuan

xian Zhanguo mu fajue jianbao » 青川縣出土秦更修田律木牘—四川青川縣戰國墓發掘簡報, Wenwu 文物, 1982, 1, p. 1-21.

Chutu wenxian yanjiu 出土文獻研究, 2007, 8, pl.1 et 2. [reproduction couleur du document].

2 – Tombe n° 1 de Fangmatan 放馬灘 (239-238 avant J.-C.)Fangmatan (Tianshui, Gansu), 1986.461 lattes en bambou et 4 tablettes en bois.2 recueils d’hémérologie, 1 histoire de revenant et 7 cartes géographiques.Tianshui Fangmatan Qinjian 天水放馬灘秦簡, Beijing : Zhonghua shuju,

2009.

3 – Tombe n° 11 de Shuihudi 睡虎地 (217 avant J.-C.)Shuihudi (Yunmeng, Hubei), 1975.1155 lattes en bambou (plus 80 fragments).2 recueils d’hémérologie, 6 textes en rapport avec la loi, 1 recueil de

maximes pour fonctionnaires et 1 chronique.Shuihudi Qinmu zhujian 睡虎地秦墓竹簡, Beijing : Wenwu chubanshe,

1990.

4 – Tombe n° 4 de Shuihudi 睡虎地 (env. 223 avant J.-C.)Shuihudi (Yunmeng, Hubei), 1975-1976.2 lettres privées rédigées sur 2 tablettes oblongues en bois.« Hubei Yunmeng Shuihudi shiyi zuo Qin mu fajue jianbao » 湖北雲夢睡

虎地十一座秦墓發掘簡報, Wenwu, 1976, 9, p. 51-61.

5 – Tombe n° 15 de Wangjiatai 王家台 (278-221 avant J.-C.)Wangjiatai (Jingzhou, Hubei), 1993.813 lattes et fragments de lattes en bambou.

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Dossier thématique

1 recueil d’hémérologie, 1 recueil de lois et 1 ouvrage de divination de type Livre des mutations (peut-être le Guicang 歸藏).

« Jiangling Wangjiatai 15 hao Qinmu » 江陵王家台15號秦墓, Wenwu, 1995, 1, p. 37-43.

Wang Mingqin王明欽, « Wangjiatai Qinmu zhujian gaishu 王家台秦墓竹簡概述 », in Ai Lan艾蘭 (Sarah Allan) et Xing Wen 邢文 (dir.), Xinchu jianbo yanjiu 新出簡帛研究, Beijing : Wenwu chubanshe, 2004, p. 26-49. [description et transcriptions partielles].

6 – Tombe n°30 de Zhoujiatai 周家台 (217-209 avant J.-C.)Zhoujiatai (Shashi, Hubei), 1992.381 lattes et fragments de lattes en bambou et une tablette oblongue en

bois.4 calendriers, 1 recueil d’hémérologie et 1 recueil de recettes médicales.Guanju Qin Han mu jiandu 関沮秦漢墓簡牘, Beijing : Zhonghua shuju,

2001.

7 – Tombe n° 36 de Yueshan 岳山 (env. 221 avant J.-C.)Yueshan (Jingzhou, Hubei), 1986.2 tablettes en bois.Listes de prescriptions hémérologiques.« Jiangling Yueshan Qin Han mu » 江陵岳山秦漢墓, Kaogu xuebao 考古

學報, 2000, 4, p. 437-563.

8 – Tombe n° 6 de Longgang 龍崗 (env. 220-207 avant J.-C.)Longgang (Yunmeng, Hubei), 1989.283 lattes et fragments de lattes en bambou et 1 tablette oblongue en bois.1 recueil de lois concernant les parcs impériaux (jinyuan 禁苑) et 1 texte

ressemblant à un document officiel.Yunmeng Longgang Qin jian 雲夢龍崗秦簡, Beijing : Kexue chubanshe,

1997. [meilleures reproductions de lattes].Longgang Qin jian 龍崗秦簡, Beijing : Zhonghua shuju, 2001. [meilleure

édition du texte].

9 – Puits n° 1 de Liye 里耶 (env. 222-208 avant J.-C.)Liye (Longshan, Hunan), 2002.

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Manuscrits et documents de Qin

Plus de 36 000 lattes et fragments de lattes en bois et 500 tablettes en bois.Archives administratives d’une préfecture.Liye fajue baogao 里耶發掘報告, Changsha : Yuelu shushe, 2006.Wang Huanlin 王煥林, Liye Qin jian jiaogu 里耶秦簡校詁, Beijing :

Zhongguo wenlian chubanshe, 2007. [édition et étude d’un choix de documents].

Matériaux de provenance incertaine

10 – Académie Yuelu 嶽麓書院 (env. 220-215 avant J.-C.)Yuelu shuyuan, université du Hunan (Changsha) ; date d’acquisition :

2007.Plus de 1330 lattes en bambou entières et plus de 800 fragments.Plusieurs calendriers, 1 recueil de maximes pour les fonctionnaires, 1 re-

cueil d’oniromancie, 1 livre de calculs mathématiques, 1 recueil de cas judiciaires et 1 recueil de lois.

Chen Songchang 陳松長, « Yuelu shuyuan suocang Qinjian zongshu » 嶽麓書院所藏秦簡綜述, Wenwu, 2009, 3, p. 75-88.

Zhu Hanmin 朱漢民 et Chen Songchang 陳松長 (dir.), Yuelu shuyuan cang Qin jian (yi) 嶽麓書院藏秦簡 (壹), Shanghai : Shanghai cishu chubanshe, 2010. [premier d’une série de plusieurs volumes à paraître].

11 – Université de Pékin 北京大学 (env. 216 ? – 210 avant J.-C.)Université de Pékin ; date d’acquisition : 2010.763 lattes en bambou, 21 lattes en bois, 6 tablettes en bois, 4 tablettes

oblongues en bambou et une fiche en bois en forme de prisme.2 calendriers, 1 recueil de maximes pour les fonctionnaires, 1 liste de dis-

tances entre différents lieux, 1 livre de calculs mathématiques, plu-sieurs recueils d’hémérologie, 1 manuel pour tailler les vêtements et plusieurs textes inédits à caractère littéraire.

« Beijing daxue xinhuo Qin jiandu gaishu » 北京大學新獲秦簡牘概述, Beijing daxue chutu wenxian yanjiusuo gongzuo jianbao 北京大學出土文獻研究所工作簡報, 2010, 3, p. 2. [présentation générale].

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Introduction : le jiao recomposé. L’éducation entre religion et politique dans la modernité chinoiseThe Recomposition of Jiao: Education between Religion and Politics in Modern ChinaJI Zhe

I. TEMPLE ET ÉCOLE Temple and School

Détruire les temples pour construire les écoles : reconstitution d’un objet historiqueDestroy Temples to Build Schools: Constructing a Historical ObjectVincent GOOSSAERT

Proliferating Learning: Quanzhen Daoist Activism and Modern Education Reforms in Nanyang (1880s-1940s)Une promotion taoïste de l’éducation moderne : l’activisme Quanzhen dans les réformes éducatives à Nanyang (1880-1949)LIU Xun

II. CROYANCE ET CONNAISSANCE Faith and Knowledge

Catholic Elementary and Secondary Schools and China’s Drive toward a Modern Educational System (1850-1950)Les écoles catholiques primaires et secondaires face aux réformes de l’enseignement en Chine (1850-1950)Jean-Paul WIEST

Entre connaissance et croyance : Kang Youwei et le destin moderne du confucianismeBetween Knowledge and Faith: Kang Youwei and the Modern Fate of ConfucianismGAN Chunsong

Muslim Educational Reform in 20th-Century China: The Case of the Chengda Teachers AcademyLa réforme éducative musulmane au XXe siècle en Chine : le cas de l’École ChengdaMAO Yufeng

III. CULTE ET CULTURE Worship and Culture

Les « écoles familiales » en Chine continentale et à Taiwan : triple regard sur un traditionalisme éducatif“Family Schools” in Mainland China and Taiwan: Three Perspectives on a Traditionalist EducationGuillaume DUTOURNIER

Le rôle de l’éducation dans le projet salvateur du YiguandaoThe Role of Education in Yiguandao’s Salvationist ProjectSébastien BILLIOUD

IV. REGARD EXTÉRIEUR

Religion and Education in a Secular Age: A Comparative PerspectiveReligion et éducation dans un âge séculaire : une perspective comparatistePeter VAN DER VEER

EXTRÊME-ORIENT, EXTRÊME-OCCIDENTn° 33

SOMMAIRE

En s’appuyant sur des données historiques et anthropologiques de première main, les auteurs de ce volume présentent des contributions cohérentes et complémentaires, en restituant bien la complexité et la pluralité religieuse chinoise. Les articles portent sur les rapports du religieux et de l’éducatif en Chine de la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui. La recherche se focalise sur l’imbrication et la différenciation entre la religion et l’éducation, la laïcité et la sécularisation en Chine aujourd’hui. Il est question de la recomposition de la religion, de l’éducation et du politique sous l’impact des bouleversements touchant à la tradition, l’histoire, la moralité et l’État.Numéro dirigé par Ji Zhe.

2011, 264 p., 17 €, ISBN 978-84292-334-1

Presses Universitaires de VincennesUniversité Paris 82, rue de la Liberté93526 Saint-Denis Cedexwww.puv-editions.fr

DistributionSODIS

128, avenue du Mal de Lattre-de-Tassigny77403 Lagny-sur-Marne

Tél. 01 60 07 82 00

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Études chinoises, vol. XXX (2011)

Arguing about Law: Interrogation Procedure under the Qin

and Former Han Dynasties

Maxim Korolkov1

Abstract

This article offers an analysis of interrogation procedure as reflected in the legal documents drafted on bamboo and wooden strips and excavated during the past decades from Qin (221-207 B.C.) and early Former Han (206 B.C.-A.D. 9) sites. First, it is demonstrated that a considerable degree of what modern legal sociologists call “process control” was conferred upon those under interrogation, and that the application of judicial torture by the investigators was subject to strict limitations, violation of which, if detected, could result in prosecution of the officials involved. These features of judicial interrogation under the Qin and Han call for an interpretation that the present paper attempts to provide by considering the development of interrogation procedure in the context of empire-building, as one of the strategies designed to generate among the subjects of the expanding territorial state the justice-related ideas and perceptions directly associated with the law and political authority of the emerging empire rather than with the alterative agents of social justice, such as the kinship and community structures and “old” polities swallowed up in course of Qin and Han conquests. Those under interrogation were permitted to present their argumentation uninterruptedly as long as this argumentation was engaged and was built upon the discussion of the legal norms defined by the imperial government. By introducing a new framework of judicial argumentation, the architects of the emergent imperial state sought to shape the legal discourse and to direct the justice-related sentiments of their subjects.

1 Maxim Korolkov is a research associate in the China Department at the Institute of Oriental Studies, Russian Academy of Sciences. The author would like to thank an anony-mous reviewer who made numerous corrections and suggestions for the draft of this paper.

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法律辯論:秦漢審訊程序

馬碩

本文對近幾十年來考古發現的秦及西漢簡牘文書所反映的秦漢刑事訴訟中的審訊程序進行探討。研究指出,受訊人包括嫌疑人和作證人享有現代法律社會學學者所謂的“程序控制”。法律對司法官吏使用刑訊具有嚴格的限制,因而任意使用刑訊的司法官可能會遭到處罰。為了對這些秦漢審訊程序的特徵提供解釋,本文分析討論秦漢司法程序與中華帝國形成的聯繫,並且將審訊程序視爲重要的政治策略,其目標在於建構統一的社會倫理辯論範圍,在於使原先具有不同的倫理和價值觀之人群接受被中央集權政府所確定的解決社會矛盾的統一方式。在秦漢審訊程序框架内,受訊者被要求用國家法律條文和概念證明自己有理,用國家統治者所確定的標準評價自己的和別人的行爲的公正性。秦漢統治者用建立新的審訊程序,企圖使國家法律成爲社會公義之討論憑據以及情法之指南,以加強中央集權政府在社會上的權威。

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Arguing about Law

Introduction

This paper offers an analysis of interrogation procedure as reflected in the legal documents drafted on bamboo and wooden strips recently excavated from Qin (221-207 B.C.) and early Former Han (206 B.C.-A.D. 9) sites. While revealing a fundamental continuity between judicial practices of the Qin and Han empires, these documents bring to light several rather unex-pected features of criminal process that are in striking contradiction to traditional accounts of the ruthless and oppressive legal system introduced by the Qin reformers of the Warring States era (453-221 B.C.) and even-tually inherited by the early empires. In particular, a considerable degree of what modern legal sociologists call “process control” was conferred upon those under interrogation, and the application of judicial torture by the investigators was subject to strict limitations. These features of judi-cial interrogation call for an interpretation that the present paper attempts to provide by considering the development of interrogation procedure in the context of empire-building. I argue that this procedure was effectively designed to generate among the subjects of the expanding territorial state the justice-related ideas and perceptions directly associated with the law and political authority of the emerging empire rather than with the altera-tive agents of social justice, such as the kinship and community structures and “old” polities swallowed up in course of Qin and Han conquests.

For the reconstruction of interrogation procedure, the paper builds upon archaeologically retrieved manuscripts, first of all, the texts from the Qin burial no. 11 at Shuihudi 睡虎地 (modern Yunmeng 雲夢 Prefecture, Hubei), dated from soon after 217 B.C., and the early Former Han tomb no. 247 at Zhangjiashan 張家山 (Jingzhou 荊州 Municipality, Hubei) sealed sometime after 186 B.C. These are so far the richest collections of legal lore from the early empires and provide a vivid snapshot of the operation of their judicial apparatus.

The article consists of four sections, the first of which supplies an introduction to the legal and, in particular, judicial texts from the Qin and early Former Han periods that bear evidence upon the operation of the judicial system of the Qin. The second section briefly describes the recent development of the theory of procedural justice and looks into the Qin regulations on the conduct of interrogation in light of this theory. In the

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third section, individual interrogation records from the Zhangjiashan col-lection of dubious cases submitted for revision are analyzed. Finally, the fourth section summarizes the findings of the present study and offers an interpretation of the interrogation procedure in early Chinese empires.

Qin Legal and Judicial Manuscripts: A General Introduction

Starting from the second half of the 1970s, several archaeological sites, mainly burials, dating from the Qin and the beginning of Former Han period yielded a number of impressive collections of statutes, ordinances and judicial records inscribed on bamboo strips and wooden tablets. The discoveries at Shuihudi, Zhangjiashan, Longgang 龍崗, Liye 里耶, and other sites provided a comprehensive source base that allowed a new un-derstanding of the structure and functioning of the legal system of the late pre-imperial and imperial Qin.2

In 1975, the excavation of the tomb no. 11 at Shuihudi yielded 1,155 inscribed bamboo strips along with 80 fragments. This was the first find of Qin manuscripts ever made. More than a half of the strips bore records of a legal nature. These included collections of statutes (lü 律), explanations for the application of particular legal rules and notions, and model cases.3 The Shuihudi burial is rather atypical in allowing a clear identification of

2 Among the smaller finds, which are not discussed below, the one that most deserves mention is the wooden tablet bearing the text of the ordinance on land surveying that was discovered during the excavations of the Qin cemetery in Qingchuan 青川 Prefecture, Sichuan Province, in 1979-80. This text is dated to 309 B.C., which makes it the earliest authentic legal text from the kingdom of Qin known so far. For the archaeological report, see Sichuan sheng bowuguan 四川省博物館, Qingchuan xian wenhuaguan 青川縣文化館, “Qingchuan xian chutu Qin gengxiu tian lü mudu—Sichuan Qingchuan xian Zhanguo mu fajue jianbao” 青川縣出土秦更修田律木牘—四川青川縣戰國墓發掘簡報, Wenwu 文物 (1) 1982, pp. 1-21.

3 There are several editions of the Shuihudi texts, of which the latest one, published in 1990, is the most comprehensive and contains the photographs of the strips. See Shuihudi Qin mu zhujian zhengli xiaozu 睡虎地秦墓竹簡整理小組, Shuihudi Qin mu zhujian 睡虎地秦墓竹簡 (Beijing: Wenwu, 1990). The legal texts from Shuihudi burial no. 11 have been translated into English by A.F.P. Hulsewé in his Remnants of Ch’in Law: An An-notated Translation of the Ch’in Legal and Administrative Rules of the 3rd Century B.C., Discovered in Yün-Meng Prefecture, Hu-Pei Province, in 1975 (Leiden: E.J. Brill, 1985).

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its owner due to the entombment of the chronological record which con-tained some details of the life and career of a petty official named Xi 喜 who was born in 261 B.C. and died after 217 B.C. Among other appoint-ments, he served as a judicial clerk, a fact that probably accounts for the placement of voluminous legal manuals in his tomb.4

Next in chronological order are the manuscripts of Zhangjiashan tomb no. 247, excavated between the end of 1983 and the beginning of 1984.5 Some 1,236 bamboo strips and a number of fragments have been unearthed there. The team of scholars in charge of organizing the scattered strips into texts identified eight distinct writings that included medical and arithmetical manuals, a calendar, a burial inventory, and a treatise on mili-tary art and statecraft. Also discovered here were two legal collections: The first was the Ernian lüling 二年律令 (“Statutes and ordinances of the second year,” the title appearing on the back side of the first strip), comprised of an extensive collection of twenty-seven statutes (lü) and a group of ordinances (ling 令), which account for almost half of the total number of excavated bamboo strips. The second was the Zouyanshu 奏讞書 (“Collection of [case reports] submitted for revision,” the title being inscribed on the back side of the last strip), itself a collection of criminal cases mainly dating from the reigns of the Qin founding emperor, Qin Shihuang 秦始皇 (r. 246-210 B.C.), and the founder of the Former Han, Liu Bang 劉邦 (Gaodi 高帝, r. 206-195 B.C.). Although written down at the beginning of the Han period, the Zhangjiashan legal texts are generally considered as a valid and valuable source for the study of Qin law, insofar 4 Xi “tried criminal cases” (zhiyu 治獄) in the twelfth year of the reign of Ying Zheng, the would-be founder of the Qin empire (235 B.C.). See Shuihudi Qin mu zhujian, 7, strip 19, second register.5 For the archaeological report, see Jingzhou diqu bowuguan 荊州地區博物館, “Jiangling Zhangjiashan sanzuo Han mu chutu dapi zhujian” 江陵張家山三座漢墓出土大批竹簡, Wenwu (1) 1985, pp. 1-8; for an English account on the Zhangjiashan legal corpus, see Li Xueqin and Xing Wen, “New Light on the Early-Han Code: A Reappraisal of the Zhangjia-shan Bamboo-slip Legal Texts,” Asia Major (third series) 14.1 (2001), pp. 125-46. Al-though some manuscripts from the Zhangjiashan burials were published in the journal Wenwu in 1990s, the first complete edition of these texts supplied with commentaries, pho-tographs of the strips, and the scheme of their original location in the burial was published only in 2001. In the present paper, I am using the revised edition of the Zhangjiashan legal corpus. See Peng Hao 彭浩, Chen Wei 陳偉, and Kudō Motoo 工藤元男, eds., Ernian lü-ling yu Zouyanshu: Zhangjiashan ersiqihao Han mu chutu falü wenxian shidu 二年律令與奏讞書:張家山二四七號漢墓出土文獻釋讀 (Shanghai: Shanghai guji, 2007).

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as those numerous parts of the statutes that are parallel to the Shuihudi manuscripts and other known fragments of the Qin legislation reveal fun-damental continuity between the Qin and the early Han legal norms and procedures.6

Another major discovery of the Qin legal documents occurred at the end of 1989, when 293 fragments of bamboo strips inscribed with excerpts from miscellaneous statutes were unearthed from the burial no. 6 at Longgang, Yunmeng Prefecture, Hubei. Despite the poor preservation condition of the strips, many of which bear no more than two or three characters, most of the better preserved fragments appear to deal with dif-ferent aspects of the administration of imperial parks and hunting pre-serves, which is believed to have been one occupation of the tomb owner.7 Besides the bamboo strips, one wooden tablet has been found, inscribed on both recto and verso surfaces with the terse record of the revision of the case of a certain Pisi 辟死, who had been unjustly sentenced to a term of forced labor, but later was found innocent.8 Researchers argue that this inscription does not reflect the actual judicial proceeding but should rather be regarded as a “report to the subterranean officials” (gaodice 告地策), a specific genre of funeral texts designed to secure the social status of the deceased in the netherworld. In the Longgang case, the tomb occupant or his relatives probably wished to improve his conditions after death by demonstrating that his sentence was cancelled and he had recovered the

6 This picture matches well with the traditional narration of the early development of Han legislation that emerged as the result of revision of the Qin statutes by Xiao He 蕭何, the prominent statesman during the reign of the Han founder Liu Bang, who occupied the highest position in the imperial bureaucratic hierarchy, that of a Chancellor (chengxiang 丞相, renamed xiangguo 相國 in 198 B.C.) in 206-193 B.C. See Ban Gu 班固 (A.D. 32-92), Hanshu 漢書 (Beijing: Zhonghua shuju, 2006), 23.1096. For the conclusion about the continuity between Qin and Han legislation based on the comparative study of exca-vated manuscripts, see Gao Min 高敏, “Han chu falüxi quanbu jicheng Qin lü shuo: du Zhangjiashan Han jian “Zouyanshu” zhaji” 漢初法律係全部繼承秦律說:讀張家山漢簡《奏讞書》札記, in Qin Han Wei Jin Nanbeichao shi lunkao 秦漢魏晉南北朝史論考 (Beijing: Zhongguo shehui kexue, 2004), pp. 76-84. 7 Hu Pingsheng 胡平生, “Yünmeng Longgang liuhao Qin mu muzhu kao” 云夢龍崗六號秦墓墓主考, in Zhongguo wenwu yanjiusuo 中國文物研究所, Hubei sheng wenwu kaogu yanjiusuo 湖北省文物考古研究所, eds., Longgang Qin jian 龍崗秦簡 (Beijing: Zhonghua shuju, 2001), pp. 156-160.8 Longgang Qin jian, p. 144.

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status of a commoner, which might not have been the case in actuality.9 Even so, this “report” would have been modeled on the analogous earthly documents.

Finally, the excavations of the Qin remains at Liye, Longshan 龍山 Prefecture, Hunan, conducted in 2002-2005, have yielded the most exten-sive collection of Qin manuscripts ever discovered (over 37,000 bamboo strips and wooden tablets), the value of which is further augmented by the fact that it has been recovered from an administrative and residential site, not a burial, and therefore directly reflects the activities of the local government.10 Only a small portion of the Liye documents has been pub-lished so far, but they have already provided new evidence on the judicial operation of the local government.11 The remainder is reported to contain, among other materials, litigation records, some of which are presently on display at the Liye museum.12 The publication of these texts is expected

9 Huang Shengzhang 黃盛璋, “Yünmeng Longgang liuhao Qin mu mudu yu gaodice” 云夢龍崗六號秦墓木牘與告地策, in Longgang Qin jian, pp. 152-155.10 The site has been identifi ed as a seat of the Qiangling The site has been identified as a seat of the Qiangling 遷陵 Prefecture, which was part of the Dongting 洞庭 commandery, an administrative unit unknown from the traditional sources and probably founded soon after the Qin conquest of the Warring States kingdom of Chu 楚 in 223 B.C. The location of this commandery is tentatively defined as the north-western part of the modern province of Hunan, the utmost south-east of the Chongqing Municipality and a southern section of the Hubei Province. See Hou Xiaorong 后曉榮, Qindai zhengqu dili 秦代政區地理 (Beijing: Shehui kexue wenxian, 2009), pp. 425- 429, and the map between pp. 440 and 441.11 See the discussion in Momiyama Akira See the discussion in Momiyama Akira 籾山明, “Zushi fuyu shitan—yi Liye Qin jian J1-8-134 wei xiansuo” 卒史覆獄試談—以里耶秦簡J1-8-134為綫索, in Zhongguo shehui kexueyuan kaogu yanjiusuo 中國社會科學院考古研究所, Zhongguo shehui ke-xueyuan lishi yanjiusuo 中國社會科學院歷史研究所, and Hunan sheng wenwu kaogu yanjiusuo 湖南省文物考古研究所, eds., Liye gucheng, Qin jian yu Qin wenhua yanjiu: Zhongguo Liye gucheng, Qin jian yu Qin wenhua guoji xueshu yantaohui lunwenji 里耶古城 秦簡與秦文化研究:中國里耶古城 秦簡與秦文化國際學術研討會論文集 (Bei-jing: Kexue, 2009), pp. 122-126. See also He Shuangquan 何雙全, Chen Songmei 陳松梅, “Qin lü zhi zixing yu shuxing qianlun—du Liye Qin du wenshu” 秦律之貲刑與贖刑淺論—讀里耶秦牘文書, in Liye gucheng, pp. 127-140.12 For the voluminous archaeological report on Liye and adjacent sites, see Hunan sheng For the voluminous archaeological report on Liye and adjacent sites, see Hunan sheng wenwu kaogu yanjiusuo 湖南省文物考古研究所, ed., Liye fajue baogao 里耶發掘報告 (Changsha: Yuelu shuyuan, 2006). Samples of the excavated documents are provided on pp. 179-217. The documents published in the archaeological report have been further ed-ited and republished, along with photographs of the tablets, in Wang Huanlin 王煥林, Liye Qin jian jiaogu 里耶秦簡校詁 (Beijing: Zhongguo wenlian, 2007).

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within the next few years and will doubtlessly supply abundant source material for further investigation into the work of early imperial legal in-stitutions.

Judicial documents

Along with the record of legal norms, mainly in form of statutes (lü) and ordinances (ling 令) that constitute the majority of the retrieved legal man-uscripts, several caches yielded texts related to the judicial practices. Al-ready published materials can be subdivided into several sub-categories, including actual litigation materials, model cases and collections of dubi-ous or otherwise difficult cases, all of which are discussed briefly below.

Actual litigation materials include copies of documents submitted in the course of judicial proceedings and official accounts about the cases that have been tried. For the Qin period, known samples of original litiga-tion records are limited to several documents from Liye that remain un-published. The earliest litigation record from the Han period is dated from 15-14 B.C.; the latest one, excavated from the remains of the Later Han administrative seat at Dongpailou 東牌樓, was drafted in A.D. 183.

Recently, an administrative archive dated to the reign of the Former Han emperor Wudi 武帝 (r. 140-87 B.C.) has been recovered from an abandoned well at Zoumalou 走馬樓, Changsha 長沙, Hunan, at what is believed to be the site of the local government compound. Among other documents, records of judicial cases inscribed on bamboo strips have been reported; neither the total number of strips and fragments, nor the pres-ervation conditions are specified, and no samples of texts are provided.13

Model cases are represented by the collection of twenty-five “mod-els” (shi 式) inscribed on ninety-eight bamboo strips and excavated from the tomb no. 11 at Shuihudi. The title of the collection, the Fengzhenshi 封診式, appears on the back side of the last strip and has been rendered

13 �or the brief account of this fi nd, see Changsha jiandu bowuguan �or the brief account of this find, see Changsha jiandu bowuguan 長沙簡牘博物館, Changsha shi wenwu kaogu yanjiusuo lianhe fajuezu 長沙市文物考古研究所發掘組, “2003 nian Changsha Zoumalou Xi Han jiandu zhongda kaogu faxian” 2003年長沙走馬樓西漢簡牘重大考古發現, in Zhongguo wenwu yanjiusuo 中國文物研究所, ed., Chutu wenxian yanjiu 出土文獻研究 (7) (Shanghai: Shanghai guji, 2005), pp. 57-64.

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in English by A.F.P. Hulsewé as “Models for sealing and investigating.”14

The Fengzhenshi includes models for different phases of the judi-cial process such as complaints, hearing of convicts, sealing and guard-ing of confiscated property, forensic investigation, etc. It also provides patterns for the full or partial recording of specific criminal cases such as gang robbery, murder, suicide or fornication. Being model cases, the documents do not mention names or locations which are substituted by impersonal pronouns like mou 某 or the ganzhi 干支 (stems and branches) signs. In actual case records, these would be replaced with the details of a person or location.15

Collections of dubious or otherwise difficult cases were submitted by local officials to the central authorities for final adjudication or review. Two such compilations of criminal cases from the Qin and early Former Han are known at present. First is the above-mentioned Zouyanshu, which consists of 228 bamboo strips. Another similar collection, of over 150 strips, is part of the corpus of Qin documents which was acquired by the Yuelu Academy (Yuelu shuyuan 嶽麓書院) on the Hong Kong antiquities market in 2007. This manuscript still awaits publication.16

In the extensive literature devoted to the Zhangjiashan Zouyanshu, different opinions have been voiced as to the nature of the collection in general and individual cases that constitute it in particular. While some scholars describe it as a collection of legal precedents, others argue that no evidence exists for the use of the Zouyanshu cases as binding precedents in legal decision-making and that the collection was designed to set forth models for submitting ambiguous cases.17

14 Shuihudi Qin mu zhujian, pp. 145-164; Hulsewé, Remnants of Ch’in Law, pp. 183-207.15 For the study of Qin and Han formulaic models used to teach clerks the correct way For the study of Qin and Han formulaic models used to teach clerks the correct way of composing administrative and judicial records, see Xing Yitian 邢義田, “Cong jiandu kan Handai de xingzheng wenshu fanben—‘shi’” 從簡牘看漢代的行政文書範本—“式”, in Yan Gengwang xiansheng jinianji bianji weiyuanhui 嚴耕望先生紀念集編輯委員會, ed., Yan Gengwang xiansheng jinian lunwenji 嚴耕望先生紀念論文集 (Taipei: Daoxi-ang, 1998), pp. 387-404, which has been recently reprinted in Xing Yitian, Zhiguo anbang: fazhi, xingzheng yu junshi 治國安邦:法治、行政與軍事 (Beijing: Zhonghua shuju, 2011), pp. 450-472.16 For the preliminary report on this and other texts from the Yuelu collection, see Chen For the preliminary report on this and other texts from the Yuelu collection, see Chen Songchang 陳松長, “Yuelu shuyuan suocang Qin jian zongshu” 嶽麓書院所藏秦簡綜述, Wenwu (3) 2009: pp. 75-88.17 �or the fi rst view, see Cai Wanjin �or the first view, see Cai Wanjin 蔡萬進, Zhangjiashan Han jian “Zouyanshu” yanjiu

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In spite of the controversies, several things seem to be generally agreed upon. First, the Zouyanshu essentially differs from the Fengzhen-shi in that it builds upon actual case records and provides specific details such as the names of criminals, victims, witnesses and investigating of-ficials as well as the locations and precise dates of the proceedings.

Second, the Zouyanshu cases differ from the actual case records discussed above in that they were edited and often abridged before be-ing included in the collection.18 This work was probably carried out in the office of the central imperial government (possibly, that of the Com-mandant of Justice, tingwei 廷尉), since the cases submitted originated from different commanderies, and the resultant text was disseminated to the provincial officials, one of whom ultimately had a copy of the manual buried in his grave. Distribution of such a manual made sense only if the central authorities hoped it would serve as some sort of guidance for their subordinates.

張家山漢簡《奏讞書》研究, (Guilin: Guangxi shifan daxue, 2006), pp. 66-72, and Mark Csikszentmihalyi, ed. and trans., Readings in Han Chinese Thought (Indianapolis: Hackett Publishing Company, 2006), pp. 29-30. For the later view, see Miranda Brown and Charles Sanft, “Categories and Legal Reasoning in Early Imperial China: The Meaning of Fa in Recovered Texts,” forthcoming in Oriens Extremus. The Hanshu reports that in the course of legal reforms in the beginning of the �ormer Han, local officials were ordered to submit dubious cases for review and adjudication by their seniors at the commandery level. In case these later failed to arrive at a decision, the case was to be further re-submitted to the central government office of the Commandant of Justice (tingwei 廷尉) that could, in turn, appeal for the case to be reviewed and sentence pronounced by the emperor himself. See Hanshu, 23.1106. Recently recovered manuscripts demonstrate that the mechanism for submitting dubious cases for review was already in place under the Qin dynasty.18 This is particularly obvious, for example, in cases 8, 9, and 12, which each occupy no This is particularly obvious, for example, in cases 8, 9, and 12, which each occupy no more than one bamboo strip inscribed in single line of characters; other individual case records include only one-and-a-half to two strips of text; see Ernian lüling and Zouyanshu, pp. 345-350, strips 49-62. Some researchers suggest that these legal cases were collected, edited and issued as an official manual as a part of a general systematization of the legal system initiated by Chancellor Xiao He in the reign of the Han founder Liu Bang; see Cai Wanjin, Zhangjiashan Han jian “Zouyanshu” yanjiu, pp. 67-68.

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Interrogation Rules in Light of the Theory of Procedural Justice

The theory of procedural justice elaborated in the works of Tom R. Tyler and his colleagues has offered new prospects for understanding the role of legal procedure in molding political legitimacy and maintaining social order.19 The study emphasizes the influence of procedural justice on popu-lar satisfaction with the functioning of the legal system and the authorities enforcing it, which, in turn, determines the views on legitimacy of the existing socio-political order.

One particularly important component of procedural justice highlighted by statistical research is process control, which is described as an opportunity to state one’s case before the decision is made, to present one’s argument, be listened to and have one’s views considered by the authorities. When the legal procedure allows for these, the person involved feels that he or she has a hand in the decision, which would typically make him or her more likely to accept the outcome, irrespective of what the outcome is.20 Moreover, concern for procedural justice and process control does not decrease even in cases when the outcome is seemingly most important. Among the people who faced severe penalties, too, “satisfaction with the disposition of cases was influenced by issues of fair procedure.”21 The feeling that one has been involved in a fair procedure generally leads to positive feelings and support for law-enforcement and judicial authorities whether or not the actions of the authorities are influenced by the views expressed.22

Tyler’s study suggests that the authorities are able to make use of the effects of sentiments related to procedural justice in order to maintain legitimacy and attain public compliance with the regime.23 This may be achieved by means of designing and implementing a legal procedure that

19 The theory of procedural justice has been laid out in Tom R. Tyler, The theory of procedural justice has been laid out in Tom R. Tyler, Why People Obey the Law (New Haven and London: Yale University Press, 1990) and is conveniently sum-marized in Mengyan Dai and Denise Nation, “Understanding non-coercive, procedurally fair behavior by the police during encounters,” International Journal of Law, Crime, and Justice, Vol. 37, Issue 4 (Dec. 2009), pp. 170-181.20 Tyler, Tyler, Why People Obey the Law, p. 163. 21 Ibid., p. 105.22 Ibid., p. 133.23 Ibid., p. 172.

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supplies people with the aforementioned opportunities.Tyler further points out that the focus on procedural justice as

opposed to the fairness of the outcome is especially justified in pluralistic societies in which “there is no single, commonly accepted set of moral values against which to judge the fairness of outcomes or policies.” Researchers noticed that in such societies, people often find it easier to agree on determining the fairness of the procedure for decision-making, resulting in the evaluation of authorities, institutions and policies focusing on “the procedures by which they function, rather than on evaluations of their decisions or policies.”24 In other words, the ideas about what constitutes procedural justice are relatively similar in different cultures, an observation that is bolstered by the instructions for the judges composed under the Sixth Dynasty (ca. 2300-2150 B.C.) in ancient Egypt which emphasized the positive effects of careful listening to a plea, even in cases when nothing in fact could be done to satisfy it.25 This sounds comparable to the prescriptions of the Qin judicial manual, the Fengzhenshi.

For the purpose of further analysis, I divide the Fengzhenshi entry on the interrogation into two passages, the first of which lays down general regulations concerning the procedure, while the second is especially concerned with the use of judicial torture:

Interrogating in a lawsuit.—In all cases of interrogating in a lawsuit one should first listen fully to his (or their) words and note these down, (letting) each (of the persons questioned) set out his statement. Although (the investigator) knows that he is lying, there is no need to insist every time. When his statement has been completely noted down, and it cannot be understood, then insist on the points (which need) insisting. When, having insisted, one has again fully listened and noted down the explanatory statements, one looks again at other unexplained points and insists again on these.

24 Ibid., p. 109, with reference to R.N. Bellah, R. Madsen, W.M. Sullivan, A. Swindler, and S.M. Tipton, Habits of the Heart (Berkeley: University of California Press, 1985); and R.D. Schwartz, “Moral Order and Sociology of Law: Trends, Problems, and Prospects,” Annual Review of Sociology 1978, vol. 4, pp. 577-601.25 Miriam Lichtheim, Miriam Lichtheim, Ancient Egyptian Literature: A Book of Readings. Vol. I: The Old and Middle Kingdoms (Berkeley, Los Angeles, and London: University of California Press, 1975), p. 68.

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When one has insisted to the limit, but he has repeatedly lied, changing his words and not submitting, then for those persons whom the Statutes warrant bastinado, bastinado them. When bastinadoing him, be sure to note down: “Report.—Because X repeatedly changed his words and made no explanatory statement, X has been interrogated with the bastinado.”26

In the first passage, it is emphasized three times that the interrogat-ed person is to be fully listened to, and his or her words recorded without interruption by the interrogator. The “statements” (ci 辭) by the interro-gated comprise the center of the procedure, leaving to the officials the task of reacting or arguing on the basis of what has been said. This exchange, at least in theory, would not finish until the interrogated individual failed to answer the questions asked by investigators, or violated the procedure in a way that opened a possibility for the application of judicial torture.

Procedural abuses by the person under interrogation that warranted the application of judicial torture included, first, repeatedly lying (shutuo 數訑) and, second, changing one’s story and not submitting (gengyan bufu 更言不服). Measures against these violations logically derived from the “model” procedure, as the interrogated person who had exhausted his ar-gument was expected to recognize his inability to continue the discussion without adhering to false statements or self-contradiction. However, the Qin lawgivers knew well that the torture was not a reliable method for extracting the evidence,27 and the exchange of “statements” and officials’ inquiries which were carefully listened to and recorded was considered the main pattern of interrogation.

Key traits of “procedural justice” as defined in contemporary schol-arship are highlighted in these interrogation rules. Formal regulations concerning the conduct of the procedure are laid down which officials are required to follow. The person interrogated is allowed to present his argument, and the interrogators are to take it into account as the basis for 26 Shuihudi Qin mu zhujian, p. 148, strips 2-5. Translation is given according to Hulsewé, Remnants of Ch’in Law, 184:E2. The italicization is mine.27 As explicated in another As explicated in another Fengzhenshi entry against the use of torture; see Shuihudi Qin mu zhujian, p. 147, strip 1; translated in Hulsewé, Remnants of Ch’in Law, 183:E1. For the issue of beating and for reasons why it was considered undesirable by Qin lawgivers, see Charles Sanft, “Notes on Penal Ritual and Subjective Truth under the Qin,” in Asia Major, Third Series, Vol. XXI, Part 2 (2008), pp. 35-57.

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further discussion. Therefore, apart from the occurrences of procedural abuse that warranted judicial torture, the process was to a considerable degree guided and controlled by the interrogated, insofar as his statements determined the course of the dispute. This was, however, subject to further conditions that concerned the content of argumentation and that are ad-dressed in the following section.

Interrogation Records from the Zouyanshu

Of the twenty-two cases in the Zouyanshu, eleven contain interrogation records: cases 1-5, 14-18 and 22.28 Of these, cases 14 and 15 include but a brief confession,29 while case 16 records a confession of greater length.30 The rest of the cases with an interrogation record, however, convey a more complicated exchange between the suspects and investigating officials.

It should be borne in mind that none of the interrogation records accurately reflects the actual speech. The text that we are dealing with is the result of a twofold “distillation” that transformed the actual verbal exchange between the interrogators, suspects and witnesses into highly formalized summaries. At first step, the speech was recorded by the scribe who squeezed it into the procrustean bed of the bureaucratic formulas. At the second stage, the collected case records were further reviewed by the compilers of the Zouyanshu. The resultant text, though essentially based on the actual utterances, is revealing in terms of what part of argumentation was considered relevant and worth recording, and what modes of interrogation were promoted by the senior judicial authorities of the empire. It is from this view point that I am now going to examine several of the Zouyanshu cases.

28 Case numbers are given according to Case numbers are given according to Ernian lüling yu Zouyanshu, pp. 332-382.29 Ibid., pp. 351-354, strips 63-74.30 Ibid., pp. 354-358, strips 75-98.

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Analysis of individual interrogation records in the Zouyanshu

Case no. 1 is recorded on strips 1-7.31 In the sixth month of the eleventh year of the reign of the Han founder Liu Bang, on the day wuzi 戊子 (17 July, 195 B.C.), a certain “barbarian” (manyi 蠻夷), named Wu You 毋憂, was brought to trial at the court of the Yidao 夷道 March (in the Nanjun 南郡 commandery, which roughly coincided with the territory of the modern Hubei) by an officer Jiu 九, who accused him of absconding from military service.32 It turned out that Wu You had been ordered to join one of the garrisons, or military colonies (tun 屯) and deserted after having received the command. The record of the ensuing interrogation follows:

Wu You said: “[I am an] adult male of the manyi [tribe]. On a yearly basis, [we] pay fifty-six coins as a [redemption] fee for the corvée service. [I am] not obliged to [perform] the garrison [service]. Commander33 Yao has ordered me to join the garrison. [I] have not arrived [at the place of service] and absconded. As for the rest, it is in accordance with [what] Jiu said.”Yao said: “The [military] commander of Nanjun has issued an order to levy the garrison [servicemen]. The ‘Statute on the manyi [barbarians]’ does not stipulate that [they] should not be ordered to [join] garrisons. Therefore, [I] have dispatched him [to the garrison] and do not see any reason for him absconding. As for the rest, it is in accordance with [what] Wu You said.”[Investigating officials] inquired of Wu You: “The Statute [stipulates]: ‘The males of the man [tribes] pay on an annual basis a [tax called] cong34 to redeem themselves from the corvée.’ It does not say that [the man tribesmen] should not be ordered to [serve

31 Ibid., pp. 332-333.32 The term “march” was offered by A.F.P. Hulsewé to render the Chinese word The term “march” was offered by A.F.P. Hulsewé to render the Chinese word dao 道; see Remnants of Ch’in Law, pp. 91-92:A110. Under the Han dynasty, dao were administra-tive units equivalent to prefectures (xian 縣) with prevailing non-huaxia (or “barbarian”) populations (Hanshu, 19A.742).33 Wei 尉 in this phrase probably stands for the military commander at the prefectural level.34 The mid-Later Han dictionary The mid-Later Han dictionary Shuowen jiezi 說文解字 explains the character cong 賨 as “the tax paid by the southern [barbarian tribes] man” (nanman fu ye 南蠻賦也); see Xu Shen 許慎 (ca. A.D. 58-147), Shuowen jiezi 說文解字 (Beijing: Zhonghua shuju, 2002), 6B.131.

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in] the garrison. Even in the case it was not warranted [to order you to join] the garrison, after Yao had already dispatched [you], you became a garrison soldier, and then you have absconded. What explanations [do you have]?”Wu You said: “[We] have the chiefs and lords [of our own]. Annually, [we] pay the [tax called] cong that redeems us from the corvée, so that [we are] exempted [from any obligations]. [The decision] rests with [you], officials.35 [I have] no [further] explanation.”

The interrogation procedure generally conforms to the Fengzhen-shi prescriptions: It starts with the “statement” by the interrogated person in which he explains his actions. In this particular case, it is followed by another “statement” by the official who recruited Wu You. Were Wu You able to successfully argue in support of his case, this official, Yao 窯, would probably have been held guilty for illegally forcing the defendant to perform a service that he was exempted from.

Investigators then refute the points made in Wu You’s “statement” and present counter-argumentation of their own, insisting on the culpa-bility of the accused and demanding further explanation. In his second “statement,” the accused insists on his innocence, although he proves un-able to put forward any new relevant argumentation. Ultimately, he recog-nizes the lack of further explanations (which is recorded with the formu-laic phrase wujie 毋解) and expresses willingness to submit to the official adjudication.

Shifting to the content of the argumentation, we can easily see that it essentially revolves around the interpretation of the legal norm referred to by the speakers as the “Statute on the manyi [barbarians]” (manyi lü 蠻夷律). This statute stipulates an immunity of the manyi from the obli-gation to perform statute labor (yao 繇, in modern script written as 徭), conditioned upon them paying an annual tax, the cong 賨, or congqian 賨錢. Wu You and his opponent Yao offer alternative interpretations of this provision. While the absconder believes that the garrison service falls within the corvée obligations he is exempted from, the recruiting officer 35 The meaning of the two characters The meaning of the two characters cunli 存吏 is not altogether clear. The editors of the Ernian lüling yu Zouyanshu suspect that cun 存 stands for zai 在, and read the whole phrase as a clause that expresses the readiness on the part of the interrogated person to comply with the official verdict; see Ernian lüling yu Zouyanshu, 335, n. 14. My transla-tion follows this interpretation.

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considers it as a separate category of service in its own right that the manyi tribesmen are expected to perform along with other subjects of the empire.

The investigators themselves are inclined to back Yao’s reasoning, albeit they seem somewhat hesitant to voice their support without res-ervation. Thus, when rebutting Wu You’s argument, they take trouble to demonstrate that even in case Wu has been actually exempted from the garrison service duty, his absconding after receiving an official command would still be impermissible.

Considering the entire case dubious, the interrogators submitted it to their seniors for the final adjudication. However, even at that higher lev-el contradictions endured:36 some of the discussants advocated the death penalty through cutting in two at the waist (yaozhan 腰斬), while others suggested that the accused had not committed any offence and should not be sentenced at all (bu dang lun 不當論). Unluckily for Wu You, it was the former opinion that ultimately prevailed.37

To make sense of the dispute and to take account of the doubts that haunted investigating officials, let us look in more detail at the legal norms involved. Excavated texts shed light on the complexity of military service obligations of the general populace under the Qin and Former Han empires. Newly published documents reveal more and more previously unattested types of military service which are often mentioned only by their names, without any further explanation of their nature.38

3� Confl icting opinions exist as to the identity of the higher authority who reviewed the Conflicting opinions exist as to the identity of the higher authority who reviewed the case. While the team of scholars in charge of organizing the bamboo strips of the Zouyan-shu initially suggested that this was the office of the Commandant of Justice (tingwei) in the central government, other scholars have pointed out that the term ting 廷 that appear in the text could indicate a number of judicial authorities senior to the prefectural officials (the commandery court, Commandant of Justice, or the emperor himself), to whom legal cases could be submitted for revision in accordance with the zouyan system described in the Hanshu. See Miyake Kiyoshi 宮宅潔, “Qin Han shiqi de shenpan zhidu—Zhang-jiashan Han jian ‘Zouyanshu’ suojian” 秦漢時期的審判制度—張家山漢簡《奏讞書》所見, in Yang Yifan 楊一凡 et al., eds., Zhongguo fazhishi kaozheng 中國法制史考證, Third issue, Vol. 1: Riben xuezhe kaozheng Zhongguo fazhishi zhongyao chengguo xuan-yi 日本學者考證中國法制史重要成果選譯 (Beijing: Zhongguo shehui kexue, 2003), pp. 287-332.37 Ernian lüling yu Zouyanshu, pp. 333, strip 7.38 An attempt at systematization has recently been offered in Yang Zhenhong An attempt at systematization has recently been offered in Yang Zhenhong 楊振紅, “Yao, shu wei Qin Han zhengzu jiben yiwu—gengzu zhi yi bushi ‘yao’” 徭、戍為秦漢正卒基本義務—更卒之役不是“徭”, Zhonghua wenshi luncong 中華文史論叢 97 (Jan.

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Nevertheless, it seems safe to surmise that at least some types of military service were closely associated with and probably fell within the category of statute labor. It has been noticed that the term shu 戍, a military duty known from the traditional sources to have included a one-year term of service as the guard at the frontier,39 often appears in excavated texts as a part of the compound yaoshu 徭戍, the first character of which means “statute labor.” For example, the Zhangjiashan “Statute on forwarding of documents” (xingshulü 行書律) confers an exemption from yaoshu on the staff of the relay system through which the official communication was maintained.40 The article on another bamboo strip from Zhangjiashan that has been ascribed to the “Statute on the corvée” (yaolü 徭律) postulates that a person who failed to perform his yaoshu obligations due to falling ill for a period of more than one year, or being taken into custody, should not be arrested for absconding from labor.41 Some scholars have argued that the shu should be considered as a kind of labor rather than military service and that the shu servicemen (shuzu 戍卒) at the northwestern frontier of the Han empire, whose activities are amply attested by the documents excavated in the Juyan 居延 and Dunhuang 敦煌 areas, mainly performed labor functions such as collecting wood and fodder and did not participate in military encounters.42

Absconding from the shu merited different degrees of punishment graded according to the length of term spent in abscondence, ranging from redeeming the punishment of shaving off the beard (shunai 贖耐) for one to seven days of abscondence, up to being made an intact chengdan 城旦, a labor punishment linked to the permanent degradation of social status, confiscation of property and enslavement of family members, for those who have spent over three months in abscondence.43 However, even this harsh punishment was a far cry from the death sentence which befell Wu You. Moreover, as far as the Zouyanshu account allows us to judge, in

2010), pp. 331-398.39 Hanshu, 24A.1137.40 Ernian lüling yu Zouyanshu, p. 201, strip 268.41 Ernian lüling yu Zouyanshu, p. 246, strip 407.42 Sun Yancheng Sun Yancheng 孫言誠, “Qin Han de yaoyi he bingyi” 秦漢的徭役和兵役, Zhongguo shi yanjiu 中國史研究 3 (1987), pp. 77-85.43 Ernian lüling yu Zouyanshu, p. 243, strip 398.

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Wu’s case, the length of the term of abscondence was not an issue at all.Wu You’s sentence is more consistent with the principles of the mil-

itary law (junfa 軍法), which stipulated capital punishment for abscond-ing and failure to arrive at the gathering point as scheduled. Although no original fragments of Qin and Han military law have been found so far, this norm is reported in numerous accounts in the transmitted sources.44 The “Biography of Zhao Guanghan” 趙廣漢傳 in the Hanshu shows that the garrison (tun 屯) servicemen were subject to military law and were punished with death for the failure to arrive at the place of service, pre-cisely the crime that Wu You had been accused of.45

Based on this, the following reconstruction of the pretexts of case no. 1 may be proposed. In the absence of a clear-cut segregation between the military and the labor services, with the later often associated with or even including certain military and paramilitary obligations, Wu You came to believe that his exemption from the corvée extended to all catego-ries of labor and military service. Accordingly, he considered the official order to join the garrison unlawful and consequently absconded. In fact, the service that Wu You was conscripted to perform differed from the cor-vée in that it was a purely military service regulated by military rather than general “civil” law. Apparently, not only the accused, but also some of the investigators were not quite clear about the legal norms involved, which is reflected by the discussion at the prefectural court, as well as at the higher court which reviewed the case and pronounced the final verdict.

44 Severity of punishment for absconding prescribed by military law is exemplifi ed by Severity of punishment for absconding prescribed by military law is exemplified by the story of Liu Zhang 劉章, the grandson of the Han founder Liu Bang, who slew one of Empress Lü’s 呂后 clansmen who attempted to leave the imperial banquet without permis-sion. Liu Zhang declared that he acted in accordance with the military law (junfa) that stip-ulated the death penalty for the crime of absconding (wang 亡); see Hanshu, 38.1991-92. For examples of capital punishment prescribed by military law for the belated arrival at the gathering point, see Sima Qian 司馬遷 (145/135-87 B.C.), Shiji 史記 (Beijing: Zhonghua shuju, 1959), 109.2973; 111.2930-31, 2944.45 Hanshu, 76.3204. Zhao Gunghan’s 趙廣漢 subordinate officer, named Yu 禹, falsely accused Zhao’s opponent, Su Xian 蘇賢, of failing to proceed to the garrison (tun) in which he had been ordered to serve as a cavalryman. When the accusation proved to be slanderous, Yu himself was sentenced to death through cutting in two at the waist in ac-cordance to the rule of fanzuo 反坐 that stipulated the liability of a person who brought a false accusation to the penalty that would have been inflicted on the supposed criminal. It may be deduced from this story that the absconding garrison servicemen were subject to the death penalty.

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The second case included in the Zouyanshu occurred in the same year as the previous one (195 B.C.).46 A former slave woman Mei 媚 ab-sconded during the chaotic period that followed the collapse of the Qin dynasty. Sometime after the proclamation of the Han empire in 202 B.C., she was caught and re-enslaved by her former owner, Dian 點, and sub-sequently sold to a certain dafu Yuan 禒. One month later, she absconded again. When ultimately apprehended, Mei claimed that Dian wasn’t en-titled to re-enslave her and explained her reasons during the ensuing inter-rogation:

Mei said: “I have once been Dian’s slave. In Chu times I absconded and surrendered to Han. I have not registered my name and age, and when Dian caught me, he has again registered me as his slave and sold me at Yuan’s residence. I believed that I couldn’t legitimately be re-enslaved, therefore I ran away. The rest is in accordance with [what] Yuan said.”Dian said: “Mei has previously been my slave. She absconded in Chu times. On the sixth year [of present reign], in the middle of the second month, [I] have caught Mei. She did not have her name and age [registered], so I registered [her] and sold her at Yuan’s residence. The rest is in accordance with [what] Yuan and Mei said.”[The investigating officials] inquired of Mei: “You have originally been Dian’s slave. Despite [the fact that] you have absconded in Chu times and surrendered to Han, you did not register your name and age, and when Dian caught you and registered you as [his] slave, you became a slave again. It was legitimate to sell you. [However, you] have absconded. What explanations [do you have]?”Mei said: “I absconded in Chu times. Dian believed that [now] under the Han he could re-enslave [me] and sold me. I believed that I couldn’t legitimately be re-enslaved, therefore I ran away. I have no other explanations.”

As in case no. 1, the interrogation consists of two consecutive “statements” by the parties involved. Investigating officials express their solidarity with the slave-owner Dian against Mei, who is unable to put forward new arguments supporting her point and, as far as the terse judi-

46 Ernian lüling yu Zouyanshu, pp. 337-338, strips 8-16.

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cial record reflects her words, stubbornly reiterates her initial “statement” verbatim.

Although no particular statute is mentioned here, the discussion is obviously related to the legal norm that concerned slaves who absconded from the territory of the kingdom of Chu, which was the major rival of the Han during the wars of Qin succession in the end of the third century B.C. Such slaves could claim their freedom under the condition that they surrendered to the Han and registered themselves with the Han officials for the purposes of taxation, labor service and military conscription. This norm is fully quoted in the Zouyanshu case no. 5 by another slave argu-ing against an attempt of re-enslavement: “I have once been … a slave; in Chu times I absconded and surrendered to the Han registering my name and age, and became a commoner. It is not warranted to make me … a slave [again].” The interrogating officials admitted this reasoning as le-gally valid.47

The encouragement of Chu runaways to surrender to and register themselves with Han officials matches well with what is known about so-cial and economic policies during the early years of the Han dynasty. The Hanshu conveys an edict by the Han founder Liu Bang issued soon after the proclamation of the empire in 202 B.C., in which the unregistered po-pulace that abandoned their places of residence to avoid calamities of the interregnum was urged to return to their homes and promised restitution of their land possessions.48 Although the transmitted account mentions no punitive measures against those who failed to answer the emperor’s call, excavated texts show that such measures were in place no later than three years after the publication of the edict: “All those who did not [register] their names and age should be ordered to report themselves in person [to the officials]. When [this] ordinance reaches counties and marches and thirty days pass, then those who have not reported themselves in person will have their hair shaved and will be made bond-servants and bond-women and put into shackles. [They] will not be allowed to redeem [this punishment] by returning their ranks.49 Those who harbor [absconders] 47 Ibid., p. 343, strips 37-44.48 Hanshu, 1B.54.49 Under Qin and Han laws, some crimes could be redeemed by the culprit “returning” to Under Qin and Han laws, some crimes could be redeemed by the culprit “returning” to the state his social rank (jue 爵) thus reverting to his former, lower status. See Zhu Shao-hou 朱紹侯, Jungong jue zhi yanjiu 軍功爵制研究 (Shanghai: Shanghai renmin, 1990),

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will receive the same punishment.”50

Some scholars speculate that the legal norm that looms so large in Mei’s case constituted a part of the 202 B.C. edict,51 although it seems more plausible to conjecture that it was issued sometime before the end of the Chu-Han war, when stimulation of social dissent in the rival kingdom, in particular, by encouraging slaves to abscond from their Chu owners was a matter of survival for the Han ruler. In any event, the issue of registering runaway slaves, in all possibility, was related to the regulations concerned with the renewal of household registration and re-populating of lands dev-astated by war. As in Wu You’s case, the accused woman Mei had some notion concerning the content of the legal norm and employed it to argue for her cause. However, she failed to grasp an important clause of the regulation which had been pointed out by the interrogating officials who demanded further explanations. As the accused failed to provide these, she was effectively compelled to recognize the lack of further argumentation.

Other case records convey essentially the same model of interroga-tion procedure centered on the interpretation of legal regulations. In view of the limited space here, I am going to consider but two more examples in a summarized fashion.

Sometime in 19� B.C., officials of the Hu 胡 Prefecture (in modern Henan) arrested a couple who attempted to cross the border post separat-ing the Han imperial domain from the territory of vassal kingdoms of the emperor’s clansmen (zhuhouguo 諸侯國). In the early decades of the Han, these kingdoms were regarded as, and in fact were, autonomous political entities, and an attempt to defect to them constituted a serious crime.52 The misdemeanor was further aggravated by the fact that Nan 南, the woman whom the male offender, the judicial clerk (yushi 獄史) Lan 闌 from the kingdom of Qi 齊, attempted to smuggle through the post, belonged to the royal Tian 田 clan of the Warring States kingdom of Qi that was resettled to the imperial capital Chang’an as a part of the policy of uprooting the

p. 46.50 Ernian lüling yu Zouyanshu, p. 351, strips 65-67.51 Cai Wanjin, Cai Wanjin, Zhangjiashan Han jian “Zouyanshu” yanjiu, pp. 98-99.52 For the vassal kingdoms in the beginning of the Han period, see Chen Suzhen For the vassal kingdoms in the beginning of the Han period, see Chen Suzhen 陳蘇鎮, “Hanchu wangguo zhidu kaoshu” 漢初王國制度考述, Zhongguo shi yanjiu 中國史研究 (3) 2004, pp. 27-40.

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powerful aristocratic families.53

After the arrest and official accusation, the interrogation of Lan fol-lowed.54 As in two previous cases, the interrogation revolved around the application and interpretation of legal categories and particular statutes. Consider two assertions made in the initial statement by Lan: that he has taken Nan as his wife (qu wei qi 取為妻), and that they were captured before crossing the border post. The first of these underscores the legal nature of their marriage as opposed, in Qin and Han law, to illicit sexual relations (jian 奸).55 The second assertion emphasizes the fact that the absconders had not actually crossed the border pass. Although no directly relevant regulation is preserved in the extant fragments of Han law, one article from the Zhangjiashan collection of statutes and ordinances pos-tulates that “All those who are captured when (one character is missing here, probably “passing”) a ford or a [border] post, even if they have not yet passed [it], shall be convicted according to [the value of] the loot.”56 This article apparently deals with smugglers. What is important for us, however, is that the fact that one has been arrested before, not after, cross-ing the border post probably constituted a mitigating circumstance, and a special provision was necessary for the cases in which this was considered irrelevant.

While Lan’s initial statement contains implicit references to law, such references, unsurprisingly, become more clear-cut in the first coun-ter-statement by the interrogating officials. They start by denying the le-gitimacy of Lan’s marriage and denouncing it as an illicit sexual relation (jian) and accuse him of two crimes: “arriving from the vassal kings to se-duce and fornicate” and “harboring an absconder.” Both of these offences are treated in the excavated fragments of the early Han law.57

53 The resettlement of the Tian clan and other politically infl uential families of the former The resettlement of the Tian clan and other politically influential families of the former kingdoms of Qi, Chu, Zhao, Han, Wei, and Yan to the imperial capital region of Guan-zhong 關中 is mentioned as an important event in the Shiji, 99.2720, and the Hanshu, 1B.66. In the Hanshu, this move is dated from the eleventh month of the ninth year of Liu Bang’s reign (198 B.C.).54 Ernian lüling yu Zouyanshu, pp. 338-339, strips 18-22.55 In Qin and Han law, In Qin and Han law, jian constituted a serious crime, and the culprits were made bond-servants or bond women; see Ernian lüling yu Zouyanshu, p. 166, strip 192.56 Ibid., p. 182, strip 226.57 Ibid., p. 90, strip 3, and 157, strip 168, respectively.

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In his second “statement,” Lan defies the first accusation as irrel-evant, since, as he argues, he arrived in the Han domain not for the pur-pose of “seducing and fornicating.” Indeed, in Qin and Han legislation, criminal intent was an important factor determining the final judgment about the culpability of an accused person and about the severity of pun-ishment.58 Having, however, at this point realized that it would be hard to avoid any punishment altogether, Lan unwillingly complies with the second accusation of “harboring an absconder.” This was obviously the choice of a lesser evil: the “harboring” was punished with tattooing and a term of convict labor, while those “arriving from the vassal kings to se-duce” warranted the death sentence.

The officials, however, were unsatisfied with this partial surrender and pressed their argument one step further by denouncing the alleged lack of criminal intent on the part of Lan as irrelevant in this particular case, since the law considers only the actual fact of “seducing” and does not make reservations for original intent. Even after this, Lan was still left with an opportunity to continue the dispute, but he preferred to concede his defeat and recognize the crime (which is recorded with the formal phrase zui wu jie 罪毋解, “[I recognize] the crime. No explanation”).

This case presents a more complicated structure of argument than the previous two. Two different legal norms are referred to, and the ac-cused was able to modify his argument in the course of interrogation rather than simply reiterate the initial “statement.” In this conjunction, it may be noticed that the complexity of the argument corresponds well with the social status of the defendant: a judicial clerk, as one would expect, displays a better knowledge of law and a better ability to pursue the legal dispute than a runaway slave or a non-huaxia tribesman.

Case no. 18 records one of the longest and most complex inter-rogations of the Zouyanshu.59 In the course of the investigation, several persons are interrogated at length. I am going to focus on the record of the interrogation of the alleged offender, an official named Tui 㢑. In 220 B.C., a rebellion broke out in the Li 利 District of the Cangwu 蒼梧 Com-

58 See, for example, Sanft, “Notes on Penal Ritual,” pp. 46-47. See, for example, Sanft, “Notes on Penal Ritual,” pp. 46-47.59 Ernian lüling yu Zouyanshu, pp. 363-370, strips 124-161. The proceedings of this case are summarized in Michael Loewe, The Government of the Qin and Han Empires: 221 BCE–220 CE (Indianapolis and Cambridge: Hackett Publishing Company, 2006), pp. 131-133.

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mandery, situated on the recently acquired lands of the annihilated king-dom of Chu. To suppress the rebels, three contingents of newly enlisted troops were dispatched, two of which were defeated and deserted from the battlefield. The rebellion was finally quelled, but now the commandery of-ficials had to deal with the new problem of punishing numerous deserters who concealed themselves in the hills. It was at this point that the senior officials of the commandery dispatched their subordinate Tui to find and arrest the deserters. This proved to be a difficult task, since the name lists of conscripts that participated in the campaign had been lost by the time Tui arrived, and there was no easy way to tell the deserters from the loyal troops. To make things even more complicated, Tui believed that his su-periors instructed him to pacify the region by all possible means, which he misunderstood to be encouragement to act on his own discretion rather than strictly abide by the letter of law. As a result, instead of hunting them down, Tui submitted a memorandum begging for amnesty for the desert-ers. Contrary to Tui’s expectations, not only were the hapless soldiers not pardoned, but he found himself accused of criminal leniency and tried by the investigating officials from the neighboring commandery.

Several legal regulations are referred to by both sides in the course of interrogation. Their dispute concerns the particular statute or article that was applicable for sentencing the deserters. Tui believed that the appropriate punishment would have been the demotion in rank and a term of service at the frontier (shu). This is a relatively clear reference to the legal norm included in the “Statute on arresting [criminals]” of the Zhangjiashan legal collection which, in turn, derived from the Qin law: “When [government troops] encounter bandits and turn their back [towards the enemy], and when their force is sufficient to pursue, capture and arrest them, but the government (five graphs are missing here) but they fall back in fear and do not dare to approach [the enemy], their ranks should be demoted, they should be stripped of their offices. Those who do not have ranks should perform the shu at the frontier for the term of two years.”60

The investigating officials, however, quoted other legal norms that, in their opinion, had more bearing to the case: “The statute [stipulates]:

60 Ernian lüling yu Zouyanshu, p. 149, strips 142-143.

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Those who fail to engage in battle out of fear [should be] executed.”61 This law was extended to the recently conquered lands of the kingdom of Chu, probably as a part of military administration aimed at suppressing opposition among the new subjects: “The ordinance [states]: Bandits abound on the newly acquired lands of Jing (Chu). [When] those whom officials enlist to fight bandits turn their back [towards the enemy], they should be sentenced according to the ‘Statute on those who fail to engage in battle out of fear.’”62 The severity of the punishment as well as the lack of consideration for the social standing of the culprits highlight the possibility that the statute quoted belonged to military law, as discussed above. Tui was probably unaware of, or preferred to ignore, the fact that the area under his jurisdiction functioned under a special, militarized legal regime. Divergent, too, were the interpretations of the meaning of the regulation on “absolving the criminals [of punishment],” the crime Tui had been accused of, which is also treated by the Zhangjiashan statutes.63 While Tui believed that his submission of a memorandum did not constitute a criminal act, perhaps insofar as he did not pronounce the verdict, the interrogating officials were convinced that the very failure to implement the law immediately was equal to criminal leniency on the part of the official. To support their adjudication, the investigators meticulously listed in the verdict part of the forensic record all the legal norms that had been alluded to in course of interrogation.

To summarize, Interrogation procedure as reflected in the Zouyanshu cases was built upon the application and interpretation of legal regulations. It may be described as a “legal dispute” between the accused and the interrogating officials in which the former were allowed to defend their cause and were to be persuaded into recognition of their fault through competitive discussion. On several occasions, at least some of the investigators found the argumentation by the accused more acceptable than that of the official accusation and opted for an acquittal, hence admitting the defeat of their colleagues.64 It was the citation of, or 61 Ibid., p. 365, strip 158.62 Ibid., p. 365, strips 157-158.63 Ibid., p. 135, strip 107.64 As mentioned above, case no. 1 involved a clash of contradicting opinions among the As mentioned above, case no. 1 involved a clash of contradicting opinions among the officials who reviewed the case. Case no. 2, at least to the extent that it is recorded in the Zouyanshu, ended inconclusively, with some of the reviewing officials voicing calling for

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reference to, the law that was considered as argument most appropriate for court presentations, and it was the legal provisions rather than any other norms, values, or experiences that were employed to bolster the position of the “disputants.”

Application of judicial torture

Two cases recorded in the Zouyanshu bear evidence on the procedural aspects of judicial torture. They suggest that, before applying torture, the investigating officials were required to prove the need for this extreme measure by demonstrating that the person under interrogation systema-tically resorted to lying and self-contradicting statements which, as we remember, warranted the application of torture in order to extract truthful evidence.

Strips 197-228 of the Zouyanshu provide a good example of the correct use of judicial torture. This was an intricate case that involved a robbery, a murder attempt and deliberate expedients aimed at confusing the investigators. The malefactor had almost succeeded, as the investigat-ing clerk found himself in a quandary and could not find clues to the case. Fortunately, a talented scribe named Julü 舉 was brought into action, who managed to identify the culprit, a certain Kong 孔, who attracted the attention of vendors by idly wandering around at the market. The denun-ciation cited, in particular, that Kong had a buckle on his belt for attaching a knife sheath although no sheath was attached. This was an important circumstance, since the victim was stabbed with a knife. The record of the ensuing interrogation describes in detail the procedurally correct condi-tions for the application of judicial torture:

punishment for the absconding woman Mei, and others insisting that she was not guilty and should not be re-enslaved. See Ernian lüling yu Zouyanshu, p. 337, strips 15-16.

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Kong said: “I am a tushi.65 I have not attached a sheath with a knife [to my belt] and am not guilty of robbing and inflicting a wound.”Julü suspected that Kong [was guilty of] robbing and wounding Bi (that is, the victim), so he addressed the black-headed [people]: “If there is [anyone among you who] received clothes, money or [other] belongings from Kong, and you don’t report to the officials [now], [you will be guilty of] a crime.”Pu, the groom, brought a white leather sheath with a silk cord and said: “Gongshi Kong has given me this sheath. As I did not know [anything ], I accepted it without worries.”Kong said: “I did not give the sheath to Pu, and I do not know why [he] says this.”Julü put the knife with which Bi [was wounded] into the sheath brought by Pu—the knife fitted the sheath. [Then] he examined the knife with which Bi [was wounded]: On the rim (of the handle?) [there was] a projection that was broken off; on the sheath there was a greenish trace on the place that should have been rubbing against this projection, as if this sheath formerly belonged to the knife.[Then] Kong was interrogated [in the face of] Pu. [Kong] changed his story and said: “[When I] got this sheath, I gave it to Pu. [Because] I had previously forgotten [about this], I said that I did not give it [to him].”Kong’s wife, Nü, said: “Kong always attached a knife [on his belt], now it is not attached, and I do not know where it is gone.”[Julü] interrogated Kong [in the face of] Nü, and Kong said: “I don’t remember from whom I bought the knife and the sheath. I attached the knife [to my belt] and went to the market. Someone stole the knife from the sheath, and I gave the sheath to Pu. Previously I said that when I got the sheath I did not attach it [on my belt]—this was a false [statement].”[Julü] inquired of Kong: “Why, having given the empty sheath to Pu, have you falsely stated that you did not? And why did you say that you never attached the sheath [to your belt] while you have

65 In transmitted sources, the term In transmitted sources, the term tushi 徒士 appears to denote the conscripts who per-formed statute labor for the government; see, for example, Hanshu, 1A.7, comm. 1. The institution of tushi existed in the kingdom of Qin, as attested to by excavated clay seals. Examples of the Han seal of the “tushi of the [vassal kingdom of] Qi” (Qi tushi yin 齊徒士印) have been excavated as well. See Sun Weizu 孫慰祖, ed., Gu fengni jicheng 古封泥集成 (Shanghai: Shanghai shudian, 1994), pp. 48-49.

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often done so?”Kong [could] not explain this.At this point, [Julü] initiated an urgent interrogation: They stretched Kong on the ground and threaten him with caning. He changed his statement [again], saying: “I was in extreme poverty and had no job. I was wandering around the [market] banner and have seen many times the contracts used by the vendors. Since I was planning a robbery, I decided to manufacture a fake contract and carried it [with me], so that when an opportunity for robbery would occur, I could leave the contract [at the place of crime] and make the investigators seek for a vendor and not suspect me. [One day] I saw a woman with an umbrella who carried some cash. At that time, officials ordered the black-headed [people] to fight locust in the fields, and there were very few people [left] in the town. I believed this was a good opportunity for stabbing this woman and taking her money. I followed her, and when we reached a lane where there was no one around, I stabbed her with the knife, took the money and ran away. I was previously concealing this and did not speak out, [but now I recognize] the crime.”

In this account, the investigating official demonstrated systemati-cally how, by bringing in new material evidence and extracting testimony from the witnesses, he pressed the suspect into changing his statement over and over again and ultimately made him recognize that he had previ-ously told lies. According to the Qin procedural regulations, this supplied the justification for the application of torture.

Two observations may be drawn from this case: �irst, officials were required to track the course of an investigation in detail in order to sup-port their decision to use torture; second, those under interrogation should display some awareness of the procedural rules concerning the application of torture. In the face of new evidence, Kong did his best to adapt his story to what he had said before, and the interrogator was obliged to make some effort to force him to admit that he had been lying. However, even after this he was granted one further chance to clear himself by providing an explanation for previous false statements. When this last opportunity was exhausted, the officials could finally proceed with applying torture with-out fear of being accused of violating the procedure.

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Case no. 17 (strips 99-123), on the other hand, highlights the conse-quences of a procedurally unjustified use of judicial torture. The case oc-curred in 246-245 B.C., in the very beginning of the reign of Ying Zheng 應政, the king of Qin and would-be founder of the Qin empire.66 The bulk of the text is constituted by the record of the consecutive stages of the deliberation process that concerned the theft of a cow by two commoners, Mao 毛 and Jiang 講. Initial investigation resulted in both of them be-ing found guilty and sentenced to tattooing and a term of convict labor.67 Several months later, Jiang appealed for a second investigation.68 Jiang in-sisted that he was innocent of the crime; the second investigation revealed that he had fallen victim to the procedural abuse by the interrogating of-ficials, in particular, the unwarranted application of judicial torture.

The record of the first investigation contains no mention of torture being applied to the suspects. Mao, who was arrested red-handed when he tried to sell the stolen cow, did not even try to deny his guilt. However, for reasons unclear, he indicated wrongly the owner of the cow. When the lie was discovered, Mao changed his story by naming the true owner and im-plicating another commoner, Jiang. Although Jiang at first explained that he was in the capital Xianyang 咸陽 at the time of the theft and therefore could not be Mao’s accomplice, he later confessed to his crime, after Mao changed his evidence once more by saying that Jiang did not participate in the act of theft but had conspired with Mao to have the cow stolen. The record ends with the list of four officials who sentenced Mao and Jiang.69

Jiang’s appeal revealed, however, that the initial investigation de-veloped differently from how the official account had depicted it. Most importantly, Jiang’s confession was obtained as the result of repeated and unwarranted application of torture that remained unrecorded in the case 66 Ernian lüling yu Zouyanshu, pp. 359-363. The English translation of this case is pro-vided in Csikszentmihalyi, Readings in Han Chinese Thought, pp. 29-35.67 In Qin and Han law, punishment for theft depended on the value of the stolen goods. In Qin and Han law, punishment for theft depended on the value of the stolen goods. The most serious punishment—tattooing and a term of hard convict labor (chengdanchong 城旦舂, which can be translated as “building walls from early dawn and grinding grain,” with the former referring to men and the later to women)—befell those who stole goods valued at more than 660 coins. See Ernian lüling yu Zouyanshu, p. 112, strips 55-56.68 Under the provisions of Qin and Han law, appeal put the condemned at risk of being Under the provisions of Qin and Han law, appeal put the condemned at risk of being sentenced to a punishment heavier than the original one if re-investigation still found him or her guilty. See Ernian lüling yu Zouyanshu, p. 139, strips 114-117.69 Ibid., p. 359, strips 99-106.

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proceedings. Contrary to procedural requirements, the investigating offi-cial resorted to judicial torture without securing the necessary conditions. Instead of scrupulously collecting new evidence and eventually pressing the suspect into changing his story, as an experienced investigator such as the scribe Julü would have done, the scribe Yao 銚 opted for a shortcut. He took the veracity of the testimony provided by Mao for granted and aimed to force Jiang to comply with it. Yao and his colleagues were prob-ably aware that by applying torture they violated the correct procedure, which accounts for their failure to mention the flogging of Jiang in the investigation record, in clear contradiction of the Qin prescription that de-manded the reporting of every occasion of judicial torture and the expla-nation of the reasons for its application.70 This procedural abuse provided the grounds for Jiang’s appeal.

Further inquiry showed that Jiang was not alone and Mao also suf-fered unwarranted judicial torture during the initial investigation. It seems that the clerks were convinced from the beginning that more than one person was needed to organize the stealing of a cow, and when Mao failed to denounce his accomplice at the early stage of interrogation, they were ready to implement flogging to coerce evidence. As a result of the rein-vestigation, Jiang was able to prove his innocence, while the investiga-tors who sentenced him on the basis of evidence extracted through torture were found guilty of procedural violations and probably punished.71

While judicial torture always remained a tool available for inter-

70 See See Shuihudi Qin mu zhujian, p. 148, strips 2-5; and Hulsewé, Remnants of Ch’in law, p. 184, E2. The conjecture that the interrogating clerks concealed the torture is further cor-roborated by the fact that it took a special medical examination of Jiang’s back to certify that he, indeed, had been flogged in the course of the first investigation. See Ernian lüling yu Zouyanshu, p. 359, strips 109-110.71 As the result of the second investigation, the four offi cials responsible for pronounc- As the result of the second investigation, the four officials responsible for pronounc-ing the verdict according to which Jiang was sentenced to punishment by mutilation and a term of convict labor were found guilty of “sentencing wrongly” (lun shi zhi 論失之); see Ernian lüling yu Zouyanshu, p. 360, strip 120. A crime with a very similar name (lun er shi zhi 論而失之) is listed, along with other violations and abuses committed by the officials, in one of the statutes from the Zhangjiashan collection. Although this legal provi-sion is fraught with problems of interpretation, and the sequence of individual strips that constitute the text is disputed, it seems that officials guilty of “sentencing wrongly” were subject to the same punishment that would have been inflicted on the supposed criminal on whom the unjust sentence had been pronounced. See Ernian lüling yu Zouyanshu, p. 135, strips 107-109.

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rogating officials, Qin and Han lawgivers clearly understood that arbitrary and uncontrolled application of torture potentially misguided court deci-sions. As early as the middle of the third century B.C., detailed proce-dural prescriptions for the conduct of judicial torture existed; although these were sometimes subject to abuse, those under interrogation were not altogether defenseless in the face of willful procedural violations by unscrupulous clerks. They could exert a certain degree of process control by intervening in the unlawful use of judicial torture, as convict Jiang suc-cessfully did. Officials were intentionally made aware of the possibility of such development through dissemination of the Zouyanshu and similar collections of exemplary judicial cases and encouraged to adhere to the correct procedure.

Procedural Justice, Legal Knowledge and Imperial Ideology

Newly excavated legal manuscripts demonstrate that the Qin and early Former Han legal system conferred upon those under interrogation in cri-minal cases a high degree of what modern scholars call “process control.” The recommended mode of interrogation may be described as a “dispute” between the investigating officials and the person interrogated in the course of which the later was permitted to present his statements without being interrupted (our present sources primarily convey records of inter-rogations of the accused rather than witnesses). Only after the interrogated recognized the lack of further argument on his or her side, or the inabi-lity to answer officials’ demand for explanations, could the procedure be concluded.

Of course, Qin legislators and their Han followers were not idealistic enough to believe that this procedural pattern would not be subject to willful violations on the part of both officials and those under interrogation. Judicial torture could be implemented against exceedingly stubborn individuals who resorted to changing their evidence or lying instead of recognizing the lack of further argumentation as required by the procedure. Even in such cases, however, investigators were asked to support their decision to apply torture by accurately tracking in written form the course of interrogation that ultimately led to the use of torture.

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�or failure to do so, the officials could themselves be prosecuted, since the convicts were allowed to appeal for the reinvestigation of their cases if they believed that procedural violation had occurred.

Another important observation concerns the content of arguments presented by the official accusation, the defendants and witnesses in criminal cases. This argumentation was focused on legal norms, most of which fortunately are known from excavated fragments of Qin and Han legislation and from the transmitted accounts. Both prosecution and defense built upon the interpretation of the statutes and ordinances relevant to the case. Although no formal prescriptions are known for the types of argumentation accepted before the court of law, and although we should take into consideration the distorting prism of our sources, which are not an accurate account of what was actually said in the course of every particular trial, the extant case records still convey a strong impression that those involved in legal process were expected to employ knowledge of the law to augment their arguments. Investigating officials, too, were encouraged to build the accusation strictly on the articles of law, which were often listed in the verdict part of the case record. On one occasion, prefectural officials who submitted a case as dubious were criticized by their superiors for the failure to make use of the relevant legal provision.72

Inquiries into the social, political and cultural context of legal procedure reveal that the patterns of court speeches and the court’s attitude towards the relevance of different types of argumentation play a vital role in bolstering social values, modeling and maintaining political institutions and identities, and discouraging trends of development considered undesirable by ruling elites or society in general. Students of the ancient Greek judicial procedure, for example, speak of a highly individualized and contextualized mode of decision-making at the Athenian popular courts that accepted and often found preferable non-legal argumentation that emphasized the particular circumstances of the case and individual features of the litigants.73 This approach resulted from, and further bolstered, participation in legal decision-making by the masses of citizens who constituted the jury in popular courts and who were often less than 72 Ibid., p. 341, strips 34-35.73 Adriaan Lanni, “Relevance in Athenian Courts,” in Michael Gagarin, David Cohen, Adriaan Lanni, “Relevance in Athenian Courts,” in Michael Gagarin, David Cohen, eds., The Cambridge Companion to Ancient Greek Law (New York: Cambridge University Press, 2005), pp. 112-128.

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familiar with the details of legislation and thus more receptive to speeches that took the form of narrations rather than legal argumentation.74 As far as no elaborate legal argumentation was required on the part of the litigants, the professionalization of the judicial system that was perceived as a threat to the democratic institutions of the Athenian polity was effectively hampered.75

In the Qin and Han criminal process, on the contrary, the relevance of argumentation was greatly determined by the ability of the speaker to apply legal regulations and interpret legal categories and notions. Non-legal argumentation that was, in all possibility, present in the original speeches, was not considered worth writing down in the court record. Provided that the defendant was able to carry out the “legal dispute” with the investigating officials, he or she was granted a high degree of control over the process. The possibility to exert this control, however, depended on a willingness to accept the law of the state as a mold for shaping the discourse on justice: It was the legal rules and not any other norms or values against which criminality, innocence and reasonableness of actions were determined and argued for. By encouraging people to make use of the benefits of process control, the interrogation procedure as designed by Qin legislators fostered not only legal and procedural knowledge, but also the recognition of official legislation and the authorities who enacted it. This referred not only to the commoners who got themselves implicated in criminal cases but also to the investigating officials who were required to master legal knowledge and employ legal norms as the single criteria for decision-making.

The second half of the third century and the beginning of the second century B.C., the period when the interrogation procedure analyzed in this article is attested to in the excavated manuscripts,76 saw the emergence

74 See Lanni, “Relevance in Athenian Courts,” pp. 115-118; and S.C. Todd, “Law and See Lanni, “Relevance in Athenian Courts,” pp. 115-118; and S.C. Todd, “Law and Oratory at Athens,” in The Cambridge Companion to Ancient Greek Law, pp. 110-111.75 Michael Gagarin, “The Unity of Greek Law,” in Michael Gagarin, “The Unity of Greek Law,” in The Cambridge Companion to Ancient Greek Law, pp. 38-39. Strict limitations on the use of non-legal argumentation, however, existed in the courts that dealt with some specific types of offences, such as homicide courts and maritime courts. See Adriaan Lanni, Law and Justice in the Courts of Classical Athens (New York: Cambridge University Press, 2006), pp. 75-114 and pp. 149-174.76 We may presume that the procedure was elaborated some time earlier, possibly in We may presume that the procedure was elaborated some time earlier, possibly in course of extensive legal reforms in the state of Qin in the mid-fourth century B.C.

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of the Chinese empire as the result of territorial expansion and the incorporation of numerous polities, communities and tribal groups. Building up the recognition of the imperial regime and its rulers by the diverse populace of the realm presented a formidable problem, and the changes in the legal system could have been instrumental in solving it. First, the loyalties of the subjects of the empire were redirected towards a legal system that allowed people an opportunity to defend themselves in court, to be listened to, and not to be sentenced before they recognized their own culpability, i.e., until they displayed the aspects of procedural justice that have been demonstrated to be instrumental in generating popular compliance and satisfaction with the authorities. Second, the universal framework for forensic argumentation was introduced, with all parties required to formulate their statements and judgments in terms of law.

We can hardly tell how many people had had an encounter with judicial officials; one can presume that their number was not very high. However, even based on the very limited evidence we possess today, it seems plausible to conclude that commoners were aware at least of some of the laws that concerned them and were able to implement this knowl-edge when necessary. In this way, the designers of the judicial procedure, voluntarily or not, worked to form an empire-wide “super-community” centered on the authoritative text—the law—which, ideally, was to be re-garded as an ultimate source of judgments concerning justice. Loose and ephemeral as it may seem, this “community” was considered crucial for the existence of the state. Qin administrators hoped that the law would potentially be capable of substituting for local customs and emerge as a solid ideological base for the universal empire.77 Later in the Han dynasty, the disruption of links between the common populace and the law was considered as a foretoken of the imminent twilight of the imperial order.78

77 The law of the state is explicitly juxtaposed to the local customs in the circular dis- The law of the state is explicitly juxtaposed to the local customs in the circular dis-patched by the governor of the Nanjun Commandery to his subordinates in 227 B.C.; see Shuihudi Qin mu zhujian, pp. 13-16, strips 1-15.78 The most thorough discussion of the legal system of the Former Han empire is the The most thorough discussion of the legal system of the Former Han empire is the “Treatise on penal laws” (Xing fa zhi 刑法志) of the Hanshu. On several occasions, this text stresses the growing incomprehensibility of laws as a marker of the degradation of the legal system and imperial order in general; see Hanshu, 23.1079-1115.

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EUROPEAN ASSOCIATION FOR CHINESE STUDIES

Paris5-8 septembre 2012歐洲漢學學會

Le XIXe congrès de l’EACS, intitulé « Deconstructing China: new experiences, new vistas » aura lieu du 5 au 8 septembre 2012 à Paris, conjointement orga-

nisé par l’université Paris Diderot, l’INALCO et la BULAC. Simultanément se tiendra la conférence de la European Association of Sinological Librarians

(EASL), fournissant ainsi une occasion unique d’échanges.

Site web du congrès : http://www.univ-paris-diderot.fr/eacs-easl

Calendrier : Décembre 2011-février 2012 : soumission en ligne des propositions de commu-

nications et de panels 1er mai 2012 : notification de l’acceptation des propositions

1er mai-15 juin 2012 : enregistrement en ligne des participants 4 septembre : enregistrement des congressistes sur le site de Paris Rive Gauche

5-8 septembre : congrès

Adhésion à l’EACS : 20 € par an. Tous les participants drevont être à jour de leur cotisation 2012

Site web de l’EACS : http://www.soas.ac.uk/eacs/index.html

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Études chinoises, vol. XXX (2011)

Caractères interdits et vocabulaire officiel sous les Qin :

L’apport des documents administratifs de Liye

Olivier Venture 1

Abstract

Qin taboo characters and official vocabularyNew light from Qin documents from Liye

Qin documents from Liye represent the most important corpus of Qin written ma-terials that has been excavated since the beginning of the 20th century. Before the forthcoming publication of the entire corpus, the author discusses here, on the ba-sis of a number of documents that have already been published, certain problems related to the use of taboo characters and the standardization of vocabulary during the Qin dynasty. Many contemporary scholars consider it an established fact that the use of characters such as zheng 正, zheng 政 and Chu 楚 was forbidden during the Qin dynasty because of the taboo on the personal names of the First Emperor and his father, the king Zhuangxiang. But the huge quantities of Qin documents that have already been excavated do not support such an assertion. Among the Liye documents, we find a wooden tablet that helps us understand the process of standardization concerning the vocabulary used by the Qin empire’s officials. The author considers that features which were interpreted as traces of the prohibition of certain characters in Qin texts should in fact be understood as part of the vo-cabulary used in Qin even before 221 B.C. He also stresses that many innovations that were for a long time attributed to the unification of the empire appear today as already extant at the end of the Warring States period.

1 Olivier Venture est maître de conférences à l’EPHE, IVe section. Cet article a été réalisé avec le soutien du ministère de l’Éducation de la République populaire de Chine dans le cadre du projet « Mise en ordre générale et étude des documents de Qin sur lattes et tablettes » (Qin jiandu de zonghe zhengli yu yanjiu 秦簡牘的綜合整理與研究) [projet n° 08JZD0036]. L’auteur tient aussi à remercier un relecteur anonyme et Damien Chaussende pour leurs utiles suggestions et corrections.

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Olivier Venture

秦代諱字及官方詞語—里耶秦簡新證

風儀誠

里耶秦簡為本世紀初數量最多、內容最豐富的一批秦代出土文字資料。在這批資料全部正式發表之前,作者想據已發表的部分內容探討有關秦代諱字及詞語規範化等問題。秦代因秦始皇名政(或作正)而其父秦莊襄王名楚子,所以嚴格禁止使用正、政、楚等字的說法已廣泛被中外學者接受。不過,目前看到的大量秦代出土資料卻難以證明這一點。在已公佈的里耶秦簡中,有一枚木牘有助於了解秦國統一六國之後如何促進官方使用統一詞語(包括新詞、秦國原有詞等因素)。作者認為以往被看為秦代避諱的痕跡可能與秦國用語習慣有密切的關係,作者也指出不少長期以來被認為是秦始皇統一中國以後的發明,其實早在戰國時期就存在了。

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En 2002, les archéologues de l’institut d’archéologie du Hunan ont mis au jour, dans l’ouest de cette province, à Liye 里耶, les vestiges d’une ancienne cité murée dont la fondation remonterait au ive siècle avant notre ère 2. Située sur les bords de la rivière You, Youshui 酉水, un affluent de la rivière Yuan, Yuanshui 沅水, permettant de relier les régions mon-tagneuses du Sichuan oriental aux bassins du Lac Dongting 洞庭, cette place forte devait alors avoir un intérêt stratégique certain dans la région. Elle aurait été occupée de la seconde moitié de la période des Royaumes combattants jusque sous les Han. Bien qu’en partie détruits par la You au cours des siècles, les vestiges du site fortifié s’étendent encore sur environ deux hectares.

Au centre des fortifications, les archéologues ont découvert un important puits (le puits n°1) qui mesure environ 2 m de diamètre, pour 14,30 m de profondeur. C’est de cette structure que furent exhumées plus de 36 000 lattes (dont de nombreuses pièces fragmentaires) en bois pour l’essentiel, mais aussi en bambou pour un petit nombre, ainsi qu’environ 500 tablettes en bois 3. Si ces matériaux périssables pourrissent habituellement très vite à l’air libre, ils peuvent se conserver très longtemps dans un milieu humide anaérobie, comme ici au fond du puits. Ces différents supports avaient été utilisés par l’administration locale pour la rédaction de documents administratifs, avant d’être jetés dans ce puits, en une seule fois pour la plupart, sans doute au moment des troubles ayant accompagné l’effondrement de l’Empire Qin (les dates présentes sur les documents vont de 222 à 208 avant notre ère). Bien qu’ayant passé plus de deux mille ans sous terre, plus de 17 000 documents seraient encore, en partie au moins, lisibles 4. En attendant la parution prochaine de l’ensemble du corpus, il est d’ores et déjà possible de se faire une idée du contenu de ces pièces d’archive à travers différentes publications 5. En tout, plus

2 Pour le rapport de fouilles, voir : Hunan sheng wenwu kaogu yanjiusuo 湖南省文物考古研究所 (dir.), Liye fajue baogao 里耶發掘報告, Changsha : Yuelu shushe, 2006.3 À cela, il faut ajouter 24 lattes et fragments de lattes en bois découverts dans le fossé entourant le mur d’enceinte de la ville.4 L’ensemble du corpus n’a toujours pas été publié. Le nombre de pièces inscrites m’a été communiqué oralement, en novembre 2007, par Zhang Chunlong 張春龍, archéologue de l’institut d’archéologie de la province du Hunan et responsable de l’édition de ces docu-ments.5 Voir par exemple la partie consacrée à ces documents dans le rapport de fouilles, op. cit.,

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d’une cinquantaine de lattes et de tablettes ont ainsi déjà été portées à la connaissance des chercheurs.

Les textes sont, dans leur quasi-totalité, des archives administra-tives de l’époque des Qin 6. Ils ont révélé que les vestiges de Liye étaient ceux du siège de la préfecture de Qianling 遷陵縣, qui dépendait alors de la commanderie de Dongting 洞庭郡 7. Or, la préfecture de Qianling n’est mentionnée dans les sources transmises que pour l’époque des Han. Quant au nom de Dongting, s’il est bien attesté comme toponyme pour l’époque des Royaumes combattants, l’existence d’une commanderie portant ce nom a été une révélation pour les spécialistes 8.

Les documents publiés sont essentiellement des rapports officiels. Ils concernent des sujets comme le paiement d’amendes, le transfert de dossiers entre différents bureaux, la préparation par des fonctionnaires d’offrandes utilisées dans le cadre d’activités rituelles, etc. On trouve éga-lement des listes de recensement de population, des inventaires d’armes, des tables de distances entre différentes circonscriptions administratives, etc. Ces textes mis à notre disposition ont déjà suscité de nombreuses études préliminaires 9.

Ce vaste ensemble de matériaux de première main devrait, dans les prochaines années, amener à un profond renouvellement des études sur le fonctionnement de l’administration des Qin. En attendant que la

p. 179-217, ainsi que le premier ouvrage de synthèse qui leur a été consacré : Wang Huan-lin 王煥林, Liye Qin jian jiaogu 里耶秦簡校詁, Beijing : Zhongguo wenlian chubanshe, 2007.6 Font exception quelques fragments de lattes de bambou découverts au fond du puits, présentant des traces d’une écriture caractéristique du pays de Chu à la fin des Royaumes combattants.7 Pour l’époque des Qin et des Han, j’adopte la traduction de xian 縣 proposée par Cha-vannes : préfecture. Comme le souligne cet auteur, il n’existait rien à cette époque entre le jun 郡 et le xian. Cf. Édouard Chavannes, Les Mémoires historiques de Se-ma T’sien, 1895-1905. Rééd., Paris : Adrien Maisonneuve, 1969, vol. 2, p. 531. Le terme de sous-pré-fecture sera plus adapté à partir du moment où de nouvelles subdivisions administratives s’intercaleront entre la commanderie (et plus tard la province) et le xian.8 Hou Xiaorong 後曉榮, Qin dai zhengqu dili 秦代政區地理, Beijing : Kexue wenxian chubanshe, 2009, p. 109-110 et 425.9 Pour une présentation synthétique de ces études et une bibliographie récente des travaux sur les documents de Liye, voir Fan Guodong 凡國棟, « Liye Qin jian yanjiu huigu yu qianzhan » 里耶秦簡研究回顧與前瞻, Jianbo 簡帛, 2009, 4, p. 37-57.

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publication intégrale du corpus rende possible de telles études, je souhaite ici m’appuyer sur cette nouvelle documentation pour proposer quelques réflexions au sujet des interdits qui frappaient parfois certains caractères dans la Chine ancienne et sur l’emploi d’un vocabulaire officiel dans l’em-pire des Qin.

Les caractères interdits

Le problème des caractères interdits (en chinois huizi 諱字) a affecté à des degrés divers une part importante de la production écrite chinoise pendant plus de deux mille ans. Cette pratique atteignit sa pleine maturité sous les dynasties des Tang (618-907) et des Song (960-1279) 10. Des règles rela-tivement précises et sévères encadrent alors l’application de ces interdits. Pour les périodes plus anciennes, le caractère systématique de cette pra-tique semble beaucoup moins évident. Pour simplifier, on peut distinguer deux types principaux d’interdits : ceux concernant la sphère privée (sihui 私諱 ou jiahui 家諱) et ceux concernant l’ensemble du pays (guohui 國諱). Ils peuvent avoir différentes justifications, mais ils sont le plus sou-vent liés à la coutume consistant à éviter de prononcer le nom personnel privé (ming 名) d’une personne, qu’il s’agisse du père défunt ou du sou-verain 11. Étendue au monde de l’écriture, cette pratique se traduisait par l’interdiction d’employer le ou les caractères composant ce nom. Dans le cas du souverain, cette prohibition n’était pas seulement valable pour les membres de sa famille, mais pour l’ensemble de ses sujets. D’un point de vue théorique, on peut penser, avec Michel Soymié, que l’interdit portant sur le nom du souverain constitue une extension de celui observé dans le

10 Michel Soymié a publié en 1990 un article consacré à cette pratique dans les manuscrits de Dunhuang, qu’il a jugé bon de faire précéder d’une synthèse sur le sujet qui constitue une excellente introduction. Voir Michel Soymié, « Observations sur les caractères interdits en Chine », Journal asiatique, 1990, 278, p. 377-407. En langue chinoise, la meilleure synthèse reste sans doute celle de Chen Yuan 陳垣, Shi hui juli 史諱舉例, Beijing : Kexue chubanshe, 1958. Les lecteurs intéressés par le sujet pourront également utiliser avec profit l’importante documentation rassemblée par Wang Yankun 王彥坤 dans Lidai bihui zi huidian 歷代避諱字彙典, Beijing : Zhonghua shuju, 2009. 11 Je distingue ici le nom personnel privé (ming), généralement attribué à un individu par ses parents, du nom personnel public (zi 字) qu’il se choisit en principe lui-même à l’âge adulte.

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cadre familial 12. Dans cet article, nous laisserons de côté la sphère privée, car les pratiques concernées dépassaient rarement le cadre domestique et n’avaient pas vocation à s’inscrire dans la durée. À l’inverse, celles relatives au souverain pouvaient s’appliquer à l’ensemble de la popula-tion et laisser parfois des traces durables, dont certaines ont pu traverser les siècles. Il faut aussi préciser qu’il est pour nous aujourd’hui difficile d’apprécier précisément l’influence que pouvaient avoir ces interdits sur la manière dont les gens de l’époque s’exprimaient oralement ; un dia-logue rapporté dans un texte relevant tout autant, sinon plus, de l’écrit que de l’oral. En revanche, on observe assez clairement le poids qu’a pu faire peser cette coutume sur les pratiques écrites, que ce soit sur les pro-ductions contemporaines, ou même parfois sur la transmission de textes plus anciens ayant été copiés durant les périodes concernées. C’est pour toutes ces raisons que nous avons choisi de nous intéresser ici uniquement à l’influence de l’interdit concernant les noms des souverains sur la pro-duction écrite de l’époque des Qin.

Pour éviter d’utiliser un caractère prohibé, différents procédés ont été employés, les principaux consistant à le remplacer par un caractère synonyme, à lui substituer un espace blanc, ou encore à supprimer simple-ment un ou plusieurs traits dans le tracé du caractère, lui donnant l’appa-rence d’être inachevé 13. Seule la première méthode serait attestée dans la Chine ancienne.

Le plus ancien témoignage au sujet de ces interdits figure dans le Zuozhuan 左傳, un ouvrage que l’on date généralement aujourd’hui du ive siècle avant notre ère environ. Le passage en question rapporte une anecdote se déroulant en 706 avant notre ère, soit plus de 300 ans plus tôt 14. Le Duc Huan 桓公 interroge un de ses hauts fonctionnaires, Shen Xu 申繻, au sujet du nom devant être donné au futur prince héritier. Shen Xu insiste sur le fait que ce nom doit être choisi avec soin. Il faut en effet évi-ter que l’interdit qui frappera plus tard nécessairement ce nom n’engendre de graves conséquences, comme de devoir rebaptiser des montagnes ou des cours d’eau, de changer le nom d’un titre officiel, voire celui d’un 12 Cf. Michel Soymié, « Observations sur les caractères interdits en Chine », p. 378.13 Cf. Michel Soymié, ibid., p. 381-385.14 Le passage en question se trouve dans le chapitre « Sixième année du Duc Huan 桓公 ». Cf. Chunqiu Zuozhuan zhengyi 春秋左傳正義, in Ruan Yuan 阮元 (dir.), Shisanjing zhushu 十三經注疏, Beijing : Zhonghua shuju, 1980, p. 1751a-c.

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pays. Ainsi, il apparaît que dès l’époque des Royaumes combattants et même avant, cette pratique de l’interdit et ses effets pervers étaient suf-fisamment connus pour avoir leur place dans les propos qu’un homme sage pouvait tenir à son seigneur. Cependant, les auteurs ayant travaillé sur ce sujet ne relèvent pas de traces de cette coutume dans la littérature transmise avant l’avènement du Premier empereur. On peut avancer deux raisons à cette absence : d’une part les interdits ne faisaient peut-être pas l’objet d’une application aussi stricte qu’aux époques postérieures, d’autre part le paysage politique fragmenté de cette époque limitait probablement les effets de cette coutume au seul territoire des souverains concernés. Les textes littéraires circulant alors d’un pays à l’autre auraient ainsi été moins sensibles à ces prohibitions à caractère local. Avec la naissance de l’Empire, on assiste à un changement d’échelle et l’influence de cette ancienne tradition a des conséquences sans précédent.

L’exemple le plus éclatant et le mieux documenté, pour les débuts de la période impériale, concerne le fondateur de la dynastie des Han, l’empereur Gaozu 高祖 (r. 202-195), qui avait pour nom personnel privé bang 邦. Dans les textes, le caractère bang fut alors généralement rempla-cé par guo 國. Cette substitution peut être constatée non seulement dans la littérature transmise, mais aussi dans les manuscrits et dans les inscrip-tions de l’époque des Han 15. En comparaison, les plus anciens textes fai-sant explicitement référence à un tabou portant sur le caractère correspon-dant au nom personnel privé du Premier empereur sont des commentaires au Shiji 史記 de deux lettrés de l’époque des Tang : Zhang Shoujie 張守節 et Sima Zhen 司馬貞 16. Si les interprétations du premier ne semblent pas avoir convaincu les lettrés postérieurs, celles du second ont été en revanche assez largement acceptées jusqu’à nos jours. L’auteur commente un passage du Shiji 史記 où le mois habituellement appelé zhengyue 正月 (lit. « mois norme ») est ici nommé duanyue 端月 (lit. « mois initial »). Sima Zhen explique : « le caractère zheng 正 avait été frappé d’un inter-

15 Pour des exemples de substitutions dans la littérature transmise et dans les classiques sur pierre des Han, voir Wang Yankun, Lidai bihui zi huidian, p. 7-9. Au sujet des manuscrits des Han, voir Lai Guolong 來國龍, « Bihui zi yu chutu Qin Han jianbo de yanjiu » 避諱字與出土秦漢簡帛的研究, Jianbo yanjiu 2006 簡帛研究二〇〇六, Guilin : Guangxi shifan daxue chubanshe, 2008, p. 126-133.16 Sur cet interdit, voir les exemples donnés par Wang Yankun, Lidai bihui zi huidian, p. 400-402.

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dit par Qin. C’est pourquoi il est dit duanyue » 17. Cet interdit se justifiait parce que le nom personnel privé de Qin Shi huangdi 秦始皇帝 (259-210) était Zheng 政 (parfois écrit 正 dans certaines sources).

Toujours en lien avec le Premier empereur, une interdiction aurait également concerné, de manière posthume, le père du souverain, le roi Zhuangxiang de Qin 秦莊襄王 (280-247), qui avait pour nom personnel privé Zichu 子楚. Le caractère jing 荊 aurait alors été utilisé pour rempla-cer le caractère chu 楚. Les exemples dans la littérature transmise sont là beaucoup plus nombreux. Cette substitution est signalée par un commen-tateur du iie siècle de notre ère, Gao You 高誘 (env. 168-212), dans son commentaire au Lüshi Chunqi 吕氏春秋, et fut également relevée dans leurs commentaires au Shiji par Zhang Shoujie et Sima Zhen 18.

Enfin, même si les traces paraissent plutôt tenues, un lettré des Qing ayant consacré un ouvrage au problème des caractères interdits, Zhou Guangye 周廣業 (1730-1798), note qu’une expression singulière du Shi-ji peut s’expliquer par l’application d’un interdit lié au nom personnel privé du successeur du Premier empereur, Ershi huangdi 二世皇帝 (230-207) : Huhai 胡亥 19.

Dans le courant du xxe siècle et au début du xxie, la découverte de documents originaux de l’époque des Qin donna l’occasion aux cher-cheurs de mettre en évidence des traces de ces prohibitions dans ces nou-velles sources. Ce fut en particulier le cas avec les manuscrits exhumés en 1975 de la tombe Qin n°11 de Shuihudi 睡虎地, dans le Hubei. C’est en ce sens que les éditeurs interprétèrent plusieurs occurrences du caractère duan 端 20 et au moins une occurrence du caractère jing 荊 21. Plus inat-tendu, ils identifièrent également un nom de fonction officielle absent des textes transmis, lidian 里典, qu’ils rapprochèrent de celui de lizheng 里正,

17 秦諱正。故云端月也. Cf. Shiji, chap. « Chu Qin zhi ji yue biao » 楚秦之際月表, Beijing : Zhonghua shuju, 1959, p. 766.18 Wang Yankun, Lidai bihui zi huidian, p. 39.19 Wang Yankun, Lidai bihui zi huidian, p. 103. L’ouvrage de Zhou Guangye s’intitule Jing shi biming huikao 經史避名匯考. Cette interprétation n’a pas ou peu été reprise par les chercheurs modernes et ne semble trouver aucun écho dans les manuscrits.20 Shuihudi Qin mu zhujian zhengli xiaozu 睡虎地秦墓竹簡整理小組 (dir.), Shuihudi Qin mu zhujian 睡虎地秦墓竹簡, Beijing : Wenwu chubanshe, 1990, p. 14, note 6.21 Shuihudi Qin mu zhujian, p. 10, note 2.

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titre officiel mentionné entre autres par Hanfeizi 韓非子 22, qui désigne un chef de village 23. Le caractère dian 典 fut considéré comme un substitut pour la graphie zheng 正.

Ces interprétations ont parfois suscité des réactions. Ainsi, Bur-chard J. Mansvelt Beck consacra un article à ce problème, dans lequel il souligne la présence dans ces documents de très nombreux caractères zheng 正. Pour lui, l’interprétation la plus vraisemblable serait que ce type de prohibition s’appliquait à l’époque, non pas au moment de la montée sur le trône du souverain, comme ce fut généralement la règle plus tard, mais, comme l’avaient déjà proposé plusieurs chercheurs, au moment de son décès. Ainsi, les documents où apparaît le caractère chu 楚 et ceux où apparaît le caractère jing 荊 auraient été rédigés respectivement avant et après la mort du père du Premier empereur 24. Dans un article plus récent, Lai Guolong 來國龍 est revenu sur cette interprétation en expliquant qu’il était impossible d’être certain que l’utilisation de jing 荊 était bien ici liée à un interdit. Reprenant à son compte, en les développant, les réflexions de certains de ses prédécesseurs, le chercheur de l’université de Floride explique que la distinction fondamentale est celle opposant les documents à usage privé, sur lesquels l’influence des interdits est extrêmement va-riable, et les documents à usage public, pour lesquels la coutume s’appli-quait de manière plus rigoureuse 25.

Après la découverte des manuscrits de Shuihudi, d’autres sépultures livrèrent également des témoignages écrits de l’époque des Qin susceptibles d’apporter de nouveaux éléments à cette discussion. Au sein de cet ensemble de documents, les archives de Liye tiennent une place à part, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, ces écrits ont été trouvés en 22 Shuihudi Qin mu zhujian, p. 23, note 14.23 Dans une étude extrêmement détaillée traitant des mots interdits de l’époque des Qin, D. C. Lau (Liu Dianjue 劉殿爵) propose de s’appuyer en partie sur les document de Shui-dudi pour réfléchir aux relations complexes existant entre le Hanfeizi 韓非子 et le Lüshi Qunqiu 呂氏春秋. Cf. Liu Dianjue, « Qin hui chutan – Jianjiu huizi lun gushu zhong de chongwen » 秦諱初探 – 兼就諱字論古書中的重文, Xianggang zhongwen daxue Zhong-guo wenhua yanjiusuo xuebao 香港中文大學中國文化研究所學報, 1988, 19, p. 217-290.24 �urchard �. �ansvelt �eck, �The �irst Emperor’s Taboo Character and the Three �ay �urchard �. �ansvelt �eck, �The �irst Emperor’s Taboo Character and the Three �ay Reign of King Xiaowen: Two �oot Points Raised by the Qin Chronicle Unearthed in Shuihudi in 1975”, T’oung Pao, 1987, 73 (1-3), p. 68-85. 25 Voir Lai Guolong, « Bihui zi yu chutu Qin Han jianbo yanjiu », p. 126-133. Voir Lai Guolong, « Bihui zi yu chutu Qin Han jianbo yanjiu », p. 126-133.

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quantité bien plus grande que ceux provenant des tombes ; ensuite, nombre d’entre eux sont datés et permettront donc d’apprécier une éventuelle évolution des pratiques. Enfin, s’agissant d’archives administratives, on pourra difficilement arguer qu’il s’agit de documents relevant de la sphère privée pour justifier d’éventuelles contradictions avec les textes transmis par la tradition.

Les caractères interdits dans les documents de Liye

Peu de références au premier mois apparaissent dans les documents de Liye qui ont été publiés jusqu’à aujourd’hui 26. Un exemple présente toutefois un intérêt certain pour notre réflexion. �e reproduis ci-dessous en caractères modernes et en ponctuant le document en question (J1⑧-157) qui est écrit sur une tablette en bois d’environ 23 cm de hauteur :

卅二年正月戊寅朔甲午,啟陵鄉夫敢言之:成里典、啟陵郵人缺,除士五成里匄成成為典,匄為郵人。謁令、尉以從事,敢言之。

Le texte peut être traduit comme suit :

La 32e année (215), au premier mois dont le premier jour tombe un jour wuyin (15), au jour jiawu (31), Fu, du canton de Qiling, ose dire : il manque un chef de village à Cheng et un messager pour Qiling. [Il faudrait] nommer Cheng et Gai, [tous deux] shiwu 27 du village de Cheng : Cheng en tant que chef de village et Gai en tant que messager. Nous demandons au préfet et au commandant en chef [de la préfecture] de bien vouloir agir en conséquence. J’ose le dire.

26 Le terme de � premier mois � est ici donné en italique, car dans le calendrier offi ciel de Le terme de � premier mois � est ici donné en italique, car dans le calendrier offi ciel de Le terme de � premier mois � est ici donné en italique, car dans le calendrier officiel de Qin, l’année commençait en fait au dixième mois (shiyue 十月). Le décalage entre le nom des mois et leur position respective dans l’année n’étonnera pas le lecteur français habitué à ce que les mois de septembre et octobre correspondent aujourd’hui au neuvième et au dixième mois de l’année, en dépit de leur étymologie.27 Le terme de shiwu désignait vraisemblablement à l’époque des Qin des hommes en âge d’effectuer leur service militaire et ne possédant pas de titre dans la hiérarchie honorifique.

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L’intérêt de ce document ne se limite pas au témoignage de l’uti-lisation du caractère zheng dans un document officiel de l’administration Qin en 215 avant notre ère. En effet, il est également question sur cette tablette du chef de village, lidian, titre que nous avons évoqué plus haut. La présence des termes zhengyue et lidian dans un même document rend difficilement tenable l’interprétation selon laquelle le terme lidian aurait été créé en raison du tabou sur le caractère zheng. En effet, Ying Zheng 贏政, le futur Premier empereur, est devenu roi de Qin en 246 et est décédé en 210. Si le tabou s’appliquait à partir de la montée sur le trône, pourquoi trouve-t-on ici le terme zhengyue alors que ce souverain régnait encore ? Si l’interdit n’intervenait qu’au moment du décès, comment expliquer que le terme de lidian était déjà employé en 215 ? À cet exemple s’ajoute celui des textes de loi de la tombe Qin n°6 de Longgang 龍崗, au Hubei, où apparaissent à la fois l’expression zhengyue et le titre de tiandian 田典, responsable des champs 28.

Tout cela nous incite à douter, avec d’autres chercheurs comme Wei Desheng 魏德勝, que les termes lidian et tiandian soient liés à la pratique du tabou 29. La découverte éventuelle de nouveaux documents, antérieurs à 246 et mentionnant ces deux fonctions, pourrait nous permettre d’y voir un peu plus clair. Elle autoriserait de plus à remettre en question la data-tion des sceaux et des empreintes de sceaux Qin sur lesquels la fonction de lidian apparaît et qui sont actuellement systématiquement considérés comme postérieurs à 246 30.

Concernant le caractère zheng, l’unique exemple qui apparaît ici est insuffisant pour en tirer des conclusions de portée générale. En revanche, si un grand nombre de documents de Liye attestant d’un usage généralisé de zhengyue venaient à être publiés, cela remettrait très sérieusement en cause l’idée d’une application stricte d’un tabou à l’époque du Premier Empire. En attendant, on peut considérer que les témoignages d’utilisation de ce prétendu caractère tabou dans des documents Qin sont déjà assez

28 La date (dont l’année correspondrait à 223) apparaît sur la latte n°180 et le terme de lidian sur la latte n°196. Cf. Liu Xinfang 劉信芳, Liang Zhu 梁柱 (dir.), Yunmeng Long-gang Qin jian 雲夢龍崗秦簡, Beijing : Kexue chubanshe, 1997, p. 37 et 39. 29 Wei Desheng 魏德勝, Shuihudi Qin mu zhujian cihui yanjiu 睡虎地秦墓竹簡詞匯研究, Beijing : Huaxia chubanshe, 2003, p. 235-236.30 Ce critère de datation est par exemple appliqué par Chen Guangtian 陳光田 dans Zhanguo xiyin fenyu yanjiu 戰國璽印分域研究, Changsha : Yuelu shushe, 2009, p. 362.

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nombreux et variés pour qu’un doute soit permis. On le trouve en effet non seulement à Liye, dans l’est du Hunan, à Shuihudi et à Longgang, dans le district de Yunmeng 雲夢 au Hubei, mais aussi à Zhoujiatai 周家臺 et à Yueshan 岳山, dans la région de Jingzhou 荊州, toujours dans la même province, et enfin à �angmatan 放馬灘, au Gansu. Le dernier exemple, situé au cœur des régions où les Qin étaient installés depuis longtemps, suffit à écarter l’idée que le non respect du tabou serait le fait de popu-lations de l’ancien pays de Chu particulièrement indisciplinées. On note également la variété des témoignages écrits concernés : des textes de loi, des calendriers, des traités d’hémérologie et, avec Liye, des documents d’archives produits par l’administration Qin.

À ces exemples, nous pouvons également ajouter des informations relatives à d’autres corpus en cours de publication. Ainsi, a été signalée la présence du caractère zheng 正 (ainsi que zheng 政) 31 dans les docu-ments de Qin récemment acquis par l’université de Pékin, qui seraient pour partie datés entre la 31e et la 33e année de règne du Premier empereur, soit entre 217 et 214 avant notre ère. La même remarque a été faite pour les manuscrits acquis par l’académie Yuelu (Yuelu shuyuan 嶽麓書院) de l’université du Hunan, qui dateraient eux aussi de l’époque de la dynastie des Qin 32. Si ces deux ensembles sont bien authentiques, ils constitue-raient des pièces supplémentaires importantes pour notre dossier.

Un des arguments avancés pour justifier les nombreuses occur-rences de l’expression zhengyue dans les documents de l’époque des Qin, est que son remplacement par l’expression duanyue n’aurait eu lieu que sous le règne de son successeur. Cette idée est par exemple soutenue par Huang Yinong 黃一農 sur la base des calendriers exhumés de la tombe n°30 de Zhoujiatai 33. En effet, on trouve là un calendrier datant de la 34e année de règne de Shi huangdi (214-213) et un autre datant de la première année de celui de Ershi huangdi (210-209). Or, dans le premier, le pre-mier mois est appelé zhengyue, alors qu’il est nommé duanyue dans le

31 Beijing daxue chutu wenxian yanjiusuo 北京大學出土文獻研究所 (dir.), « Beijing daxue xinhuo Qin jiandu gaishu » 北京大學新獲秦簡牘概述, Beijing daxue chutu wenxian yanjiusuo gongzuo jianbao 北京大學出土文獻研究所工作簡報, 2010, 3, p. 2.32 Chen Songchang 陳松長, « Yuelu shuyuan suo cang Qin jian zongshu » 嶽麓書院所藏秦簡綜述, Wenwu 文物, 2009, 3, p. 75-88.33 Huang Yinong 黃一農, « Qin Han zhi ji (qian 220 – qian 202 nian) shuo run kao » 秦漢之際 (前220~前202年) 朔閏考, Wenwu, 2001, 5, p. 60-62.

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second. Huang Yilong souligne aussi que les deux seules attestations de l’expression duanyue dans le Shiji figurent dans le chapitre � Qin Chu zhi ji yue biao » 秦楚之際月表, dans des passages concernant également le règne du Deuxième empereur. L’auteur se demande en outre si cette sub-stitution ne serait pas liée à une modification du calendrier de l’époque, plutôt qu’à l’application d’un quelconque tabou. Cette analyse semblait assez convaincante, mais parmi les documents Qin de l’académie Yuelu récemment publiés se trouve un calendrier daté de la 26e année du Premier empereur (222-221) dans lequel apparaît déjà l’expression duanyue 34. Si celui-ci est effectivement authentique, il devient difficile d’adhérer aux conclusions de Huang Yilong. Cet exemple illustre assez bien le danger qu’il y a de vouloir généraliser à partir d’un seul exemple (ici celui de Zhoujiatai) et l’importance du corpus de Liye qui, par sa taille, devrait permettre de lever bien des incertitudes.

Parmi les documents qui n’ont pas été exhumés du puits n°1, mais d’une fosse creusée au fond des douves de la ville, on trouve un ensemble de lattes correspondant à des listes de recensement. À la différence des documents Han qui ont été découverts jusqu’à présent, il ne s’agit pas des chiffres globaux des recensements effectués au niveau d’une commande-rie (comme à Yinwan 尹灣) 35, d’une préfecture (comme à Tianchang 天長) 36 ou d’un canton (comme à Songbai 松柏) 37. Ici, chaque latte corres-pond à un foyer et les personnes recensées sont désignées par leur nom. Plusieurs de ces documents se présentent à peu près de la même manière que la latte K27. Le texte était à l’origine disposé sur cinq registres que nous rendons par cinq lignes dans le tableau suivant :

34 Cf. Zhu Hanmin 朱漢民 et Chen Songchang 陳松長 (dir.), Yuelu shuyuan cang Qin jian (yi) 嶽麓書院藏秦簡(壹), Shanghai : Shanghai cishu chubanshe, 2010, p. 6, latte 13. On observe cependant que dans les calendriers de la 34e et 35e année, on retrouve la mention zhengyue. Cf. ibid., p. 13, latte 545 et p. 22, latte 166.35 Lianyungang shi bowuguan 連雲港市博物館 et al. (dir.), Yinwan Han mu jiandu 尹灣漢墓簡牘, Beijing : Zhonghua shuju, 1997.36 Voir Tianchang shi wenwu guanlisuo 天長市文物管理所, Tianchang shi bowuguan 天長市博物館 (dir.), � Anhui Tianchang Xi Han mu fajue jianbao � 安徽天長西漢墓發掘簡報, Wenwu, 2006, 11, p. 4-21.37 Jingzhou bowuguan 荆州博物館 (dir.), « Hubei Jingzhou Jinan Songbai Han mu fajue jianbao » 湖北荆州紀南松柏漢墓發掘簡報, Wenwu, 2008, 4, p. 24-32.

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南陽户人荆不更蠻強Bugeng de Jing, inscrit dans les registres de

Nanyang, [du nom de] Man Qiang.

妻曰嗛 [Sa] femme s’appelle Xiao.

子小上造□ [Son] enfant, [un fils] xiaoshangzao, [du nom de] X.

子小女子駝[Son] enfant, une fille [encore] petite, [du

nom de] Tuo.臣曰聚伍長

[Son] serviteur s’appelle Ju.[Il est] chef d’une unité de cinq familles.

L’interprétation de ce document fait encore l’objet de discussions entre spécialistes, mais la plupart de ces débats sont sans incidence sur notre propos 38. Je retiendrai simplement que Nanyang désigne vraisem-blablement ici non pas la commanderie de Nanyang, mais un canton ou un village placé sous la juridiction de la préfecture de Qianling. Le terme de bugeng correspond au 4e échelon de la hiérarchie honorifique en vi-gueur à Qin. C’est aussi dans ce sens que certains interprètent le terme de xiaoshangzao, qui pourrait renvoyer à une hiérarchie propre aux individus n’ayant pas encore atteint l’âge adulte. Quant à l’expression « unité de cinq familles », elle renvoie à un système de responsabilité collective mise en place par Qin pour renforcer le contrôle de sa population.

L’élément qui nous intéresse dans ce document est la présence du caractère jing 荆 qui fait manifestement référence ici au groupe auquel appartient Man Qiang. L’administration Qin semble en effet avoir fait une distinction, dans cette région, entre les populations Qin et les populations autochtones de l’ancien royaume de Chu 楚. Zhang Chunlong signale d’ailleurs une latte dont le texte confirme cette distinction :

38 Pour se faire une idée de ces débats, voir par exemple : Chen Qie 陳挈, « Liye “Huji jian” yu Zhanguo moqi de jiceng shehui » 里耶« 户籍簡 » 與戰國末期的基層社會, Lishi yanjiu 歷史研究, 2009, 5, p. 23-40 et Wang Zijin 王子今, « Shi shuo Liye huji jian suojian “xiaoshangzao”, “xiaonüzi” » 試說里耶戶籍簡所見 « 小上造 »、« 小女子 », Chutu wenxian 出土文獻, 2010, 1, p. 221-231.

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二人其一秦一人荊皆卒 (J1⑨1209)Deux hommes, dont un homme de Qin et un de Jing (= Chu), tous [deux] conscrits. 39

L’utilisation du terme Jing, et non Chu, sur la latte K27, est expli-quée par certains auteurs par le tabou lié au nom du père du Premier empe-reur 40. Il me semble cependant que cette interprétation est un peu hâtive. En effet, comme l’avait déjà relevé Yu Xingwu 于省吾 dans les années 1930, les termes de Jing et Chu sont déjà attestés dans les inscriptions sur bronze des Zhou occidentaux, et parfois même regroupés sous la forme d’un composé unique, Chujing 楚荊, ce qui incite à penser que les deux termes étaient alors interchangeables 41. Quelle était la situation à la fin des Royaumes combattants ? La documentation à notre disposition est mal-heureusement encore trop limitée pour se faire une idée précise de l’em-ploi des deux termes dans les différents royaumes, d’autant qu’il s’agit de caractères utilisés presque uniquement pour désigner ce pays et qui ne sont donc pas d’un emploi courant. Toutefois, des documents produits dans les milieux proches de la famille royale de Chu évoquent les souve-rains de ce pays sous l’appellation Jing wang 王 42. On constate donc que les habitants de Chu pouvaient à cette époque se désigner eux-mêmes d’un mot qu’ils notaient à l’aide du caractère jing , qui présente exac-tement le même élément phonétique (xing 刑) que le caractère jing 荊. La plupart des spécialistes considèrent que ces deux caractères notaient dans ce cas un même mot. Ainsi, à la fin des Royaumes combattants, le mot jing était employé à Chu et à Qin comme un synonyme de chu, sens qu’il avait depuis déjà plusieurs siècles. Le caractère jing 荊 ne peut donc être consi-39 Document mentionné dans Zhang Chunlong, « Liye Qin jian suojian de huji he renkou guanli » 里耶秦簡所見的戶籍和人口管理, in Liye gucheng – Qinjian yu Qin wenhua yanjiu – Zhongguo liye gucheng – Qinjian yu Qin wenhua guoji xueshu yantaohui lunwenji 里耶古城 – 秦簡與秦文化研究 – 中國里耶古城 – 秦簡與秦文化國際學術研討會論文集, Beijing : Kexue chubanshe, 2009, p. 194. 40 Cf. Li Shisheng 黎石生, « Liye Qin jian zhong de liang ge xiao wenti » 里耶秦簡中的兩個小問題, in Liye gucheng – Qinjian yu Qin wenhua yanjiu, p. 184.41 Signalé par Wang Yankun, Lidai bihui zi huidian, p. 39.42 Voir les documents de la tombe n° 2 de Baoshan 包山 (latte 246) et ceux de la tombe Chu de Geling 葛陵 (lattes jia 甲 3.5 et yi 乙 4.96). Voir l’édition de ces documents dans Chen Wei 陳偉 et al., Chudi chutu Zhanguo jiance (shisi zhong) 楚地出土戰國簡册 (十四種), Beijing : Jingji kexue chubanshe, 2009.

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déré comme un simple substitut au caractère chu qui aurait été imposé par Qin. Si on ajoute à cela le fait que le caractère chu apparaît au moins une dizaine de fois dans les manuscrits de Shuihudi, on doit reconnaître que la situation est moins claire que certains commentaires philologiques modernes et anciens peuvent le laisser penser.

L’ensemble des remarques qui viennent d’être formulées montre à quel point l’association systématique de termes comme duanyue ou Jing avec la pratique de l’interdit touchant le nom personnel privé des souve-rains de Qin fait problème. Afin d’affiner notre réflexion, il nous semble souhaitable d’envisager ces expressions dans un contexte plus large, celui d’une normalisation du vocabulaire à l’époque du Premier Empire.

Le document de Liye J1⑧-455 et la normalisation du vocabulaire dans l’Empire Qin

Des propos attribués par Sima Qian au Premier empereur associent claire-ment l’unification de l’empire à une modification du vocabulaire 43. Ainsi, dans un célèbre décret, le souverain de Qin abandonne-t-il le titre de wang 王 pour prendre celui de huangdi 皇帝, que l’on traduit couramment par empereur. Il demande également que le terme ming 命 « ordre » soit rem-placé par celui de zhi 制 « décret », celui de ling 令 « ordonnance » par zhao 詔 « édit » et que le pronom personnel de la première personne zhen 朕 ne soit désormais utilisé que par le Fils du Ciel. Ailleurs, il est noté que Shi Huangdi changea le nom du fleuve �aune en �eshui 德水 (更名河曰德水) et celui du peuple, min 民, en « têtes noires », qianshou 黔首 (更名民曰黔首). Mais à côté de tous ces exemples, on ne trouve aucune référence à un quelconque tabou en relation avec le nom de l’empereur 44.

43 Ce sujet ne manquera pas de rappeler au lecteur familier de la Chine ancienne les dis-cussions des philosophes de l’Antiquité concernant le juste nom (zhengming 正名). Dans cet article, nous avons volontairement laissé de côté les aspects qui relèvent de l’histoire de la pensée ; à ce sujet voir le numéro spécial de la revue Extrême-Orient Extrême-Occident consacré à ce thème (1993, 15), et plus particulièrement les textes de Léon Vandermeersch, Jean Levi et Redouane Djamouri.44 C’est ce que relève par exemple Zhang Xiaofeng 張小鋒. Cf. Zhang Xiaofeng, « Qin hui “zheng” wei “duan” shi yu Ershi yuannian shuo » 秦諱 « 正 »為 « 端 » 始於二世元年說, Shixue yuekan 史學月刊, 2008, 3, p. 127.

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Xu Shen 許慎 (env. 58-147) rapporte également dans son Shuowen jiezi 說文解字 que le caractère zui 辠 aurait été changé sous les Qin en zui 罪, parce que le premier « ressemblait au caractère huang 皇 » 45. Enfin, on attribue à Wei Hong 衛宏, qui vécu sous les Han orientaux, un commen-taire indiquant qu’à partir des Qin le mot xi 璽 ne désigna plus que les sceaux du Fils du Ciel, ses sujets devant se contenter d’utiliser des termes plus communs comme yin 印 46.

Les documents découverts à Liye apportent sur cette politique lexi-cale un éclairage nouveau. C’est en particulier le cas d’un témoignage tout à fait singulier provenant du puits n°1.

La liste reproduite ci-après en caractères modernes figure au recto d’une tablette en bois de 12,5 cm de hauteur pour 27,4 cm de largeur. Si le sens général de ce document est facile à comprendre, certains détails nous échappent encore. Il est en outre évident que son intérêt dépasse large-ment le cadre de la présente étude, comme le montrent les articles qui lui ont déjà été consacrés 47. Notre discussion ne portera ici que sur certains aspects qui nous paraissent importants pour notre réflexion.

Le document se présente comme une liste de termes qu’il convient d’utiliser en remplacement d’autres. La formulation de ces recommanda-tions n’est clairement pas uniformisée. Les expressions les plus simples sont : X yue 曰 Y (X se dit Y) et X wei 為 Y (X devient Y). Mais on trouve aussi des formules plus compliquées, qui peuvent parfois prêter à diffé-rentes interprétations, comme :

45 秦以辠似皇字,改爲罪. Cf. Xu Kai 徐鍇 (dir.), Shuowen jiezi 說文解字, Beijing : Zhonghua shuju, 1963, p. 309a.46 Ce commentaire est cité par Kong Yingda 孔穎達 dans son édition annotée du Zuo-zhuan. Cf. Chunqiu Zuozhuan zhengyi, p. 200a.47 Le document a été publié pour la première fois en 2009 par Zhang Chunlong et Long Jingsha 龍京沙, « Xiangxi Liye Qin jian 8-455 hao » 湘西里耶秦簡 8-455 號, Jianbo, 2009, 4, p. 11-15. Parmi les études publiées, on retiendra entre autres : Hu Pingsheng 胡平生, « Liye Qin jian 8-455 hao mufang xingzhi chuyi » 里耶秦簡 8 – 455 號木方性質芻議, Jianbo, 2009, 4, p. 17-25 et Zhu Honglin 朱紅林, « Liye Qin jian 8-455 hao mufang yanjiu – zhujian Qin Han lü yu ‘Zhouli’ bijiao yanjiu (7) » 里耶秦簡 8-455 號木方研究 – 竹簡秦漢律與《周禮》比較研究(七), Jinggangshan daxue xuebao (shehui kexue ban) 井岡山大學學報 (社會科學版), 2011, 32 (1), p. 125-129.

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- wu gan yue 毋敢曰 (ou wu gan wei 謂) X yue 曰 Y : On ne doit pas oser appeler X Y 48 ;- wu yue 毋曰X yue 曰 Y : On ne doit pas appeler X Y ;- X rugu geng 如故更 Y : [le] X d’autrefois (?) est changé en Y.

Certaines formulations, comme « wu gan yue 毋敢曰 » (« On ne doit pas oser dire »), paraissent a priori renvoyer à des recommandations plus pressantes que d’autres. Cependant, à la lecture de la phrase suivante, on peut se demander où se situe l’importance de cette préconisation.

毋敢曰豬曰彘On ne doit pas oser appeler le cochon zhi.

Il semble effectivement difficile de considérer cet interdit comme plus important que d’autres qui concernent l’empereur et qui sont exprimés 48 Une autre lecture possible serait : � On ne doit pas oser dire X, on dit Y � ; ce qui reviendrait à exprimer exactement l’idée contraire. D’un point de vue grammatical, les deux lectures semblent possibles, mais les spécialistes ayant travaillé sur ce document soutiennent tous la première interprétation, en avançant un certain nombre d’arguments. Cf. par exemple Hu Pingsheng, ibid., p. 24. Dans l’attente de la publication de l’ensemble des matériaux de Liye, je me range ici à leur avis.

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avec des formules beaucoup plus simples comme :

王游曰皇帝游 : « voyage du Roi » se dit « voyage de l’Empereur ».

Pour un lecteur moderne, ce document donne l’impression de ne pas avoir fait l’objet d’un travail de normalisation. Cette impression est renforcée par l’ordre adopté dans cette liste où les recommandations semblent avoir été regroupées davantage en fonction de leur formulation (rugu geng 如故更, wu gan yue 毋敢曰, etc.) que de leur contenu. C’est pourquoi ce texte n’est pas considéré comme une liste officielle qui aurait circulé dans tout l’empire sous une forme fixe. On pense plutôt qu’il s’agit d’une sorte d’aide-mémoire réalisé de sa propre initiative par un fonctionnaire de la préfecture de Qianling qui aurait ainsi recopié sur cette tablette des recommandations lexicales qui devaient figurer dans divers documents officiels.

Hu Pingsheng 胡平生 souligne que l’on trouve pêle-mêle dans cette liste des directives relatives au vocabulaire lié à la personne de l’empereur, aux institutions et aux titres de fonctionnaires, et d’autres qui concernent un vocabulaire plus courant 49. Ainsi, dans la première catégorie, toutes les expressions qui renvoyaient au roi wang 王 doivent désormais faire référence à l’empereur huangdi 皇帝. Pour la deuxième catégorie, l’auteur note la présence du terme zhi 彘, qui est donné dans le Fangyan 方言 comme une expression similaire à zhu 豬 « cochon ».

豬,北燕朝鮮之間謂之豭,關東西或謂之彘,或謂之豕。南楚謂之豨。Cochon : dans le Nord, entre les régions du pays de Yan et de Chaoxian, on l’appelle jia ; à l’est et à l’ouest des passes, on l’appelle soit zhi soit shi, dans le Sud, à Chu, on l’appelle xi. 50

Hu Pingsheng signale également que les caractères tuo 詑 et man 謾 sont glosés l’un par l’autre dans un des commentaires du Fangyan

49 Hu Pingsheng, ibid., p. 23-24.50 Voir Zhou Zumou 周祖謀 (texte annoté par), Fangyan jiaojian 方言校箋, 1950. Rééd. Beijing : Zhonghua shuju, 1993, p. 51.

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et que, de plus, man est présenté dans le texte principal de cet ouvrage comme un terme spécifique à Qin 51. Ces différents exemples font dire à Hu Pingsheng que ce document a pu servir à aider des fonctionnaires locaux, dont certains étaient originaires de Chu, à se conformer au voca-bulaire officiel de Qin.

Zhu Honglin considère que ces recommandations ont manifeste-ment été suivies d’effets puisque le caractère zhu est plusieurs fois attesté dans les manuscrits de Shuihudi alors que zhi est absent de ce corpus 52. On peut toutefois se demander si cette prédominance du caractère zhu est vraiment due à l’efficacité d’une politique linguistique, ou si elle ne témoigne pas simplement d’un usage courant à Qin que ces recommanda-tions visaient à imposer à tous en tant que normes, comme cela a manifes-tement été le cas avec l’écriture 53.

De son côté, Zhang Chunlong souligne l’intérêt du passage stipu-lant que le terme feudataires (chehou 徹侯) doit être abandonné au pro-fit de liehou 列侯. En effet, on trouve dans le Shiji l’expression liehou, mais pas une seule fois celle de chehou. Or les commentateurs considèrent traditionnellement que cela est dû au respect par Sima Qian de l’interdit touchant le nom de l’empereur qui régnait à son époque, Wu Di 武帝 des Han, qui avait effectivement pour nom personnel privé che 徹. La liste de Liye ne remet pas en cause le respect par Sima Qian du tabou touchant le caractère che, que confirmerait l’étude systématique des caractères utilisés dans le Shiji 54. �ais on peut tout de même affirmer que le terme de liehou devait déjà être courant à l’époque de Sima Qian et que son emploi n’est pas uniquement ou nécessairement lié au règne du plus grand empereur des Han. En conséquence, la présence de ce terme dans un texte Han ne peut donc être tenue comme un élément suffisant pour dater celui-ci du règne de l’empereur Wu ou d’une période postérieure.

51 Cf. Fangyan jiaojian, p. 1. On doit toutefois noter que le document n’est, par endroits, pas très lisible et que l’identification du caractère man 謾 demeure hypothétique.52 Cf. Zhu Honglin, « Liye Qin jian 8-455 hao mufang yanjiu », p. 128.53 Sur ce sujet, voir par exemple Olivier Venture, « L’écriture de Qin », in Alain Thote et Lothar von Falkenhausen (dir.), Les Soldats de l’éternité – L’armée de Xi’an, Paris : Pinacothèque de Paris, 2008, p. 209-216.54 Cf. Fan Mingji 潘銘基, « “Shiji” yu xian Qin liang Han hujian dianji bihui yanjiu » 《 史記 》與先秦兩漢互見典籍避諱研究, Zhongguo wenhua yanjiusuo xuebao 中國文化研究所學報, 2009, 49, p. 35-64.

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Dans le registre supérieur de la liste, le caractère jing 荊 est donné comme devant remplacer le caractère wu , dont le sens n’a, pour l’ins-tant, pas été éclairci. On relèvera simplement pour notre propos que cette graphie ne correspond pas au caractère chu 楚. Ce court passage, dont le sens nous échappe encore, montre tout de même clairement que tout caractère jing apparaissant dans un document de l’époque des Qin n’est pas nécessairement un substitut du caractère chu.

Un terme important est absent de notre liste ; il s’agit de têtes noires (qianshou 黔首), qui est cependant attesté dans d’autres documents de Liye 55, ainsi que dans les manuscrits de la tombe n°6 de Longgang et dans ceux de la tombe n°1 de Fangmatan. En revanche, on a noté son absence dans les manuscrits de la tombe n°11 de Shuihudi, où on trouve les termes baixing 百姓, ren 人 et renmin 人民 là où, dans des passages similaires, apparaît qianshou dans les textes de Fangmatan et de Longgang. On en a rapidement déduit que, même si la tombe n°11 pouvait être datée de 217 avant notre ère, les manuscrits concernés devaient eux avoir été rédigés avant l’unification. Le problème est que la tombe n°1 de �angmatan est datée, d’après l’un des documents exhumés de cette tombe, de 239 avant notre ère. Si cette datation est exacte, cela signifierait que le terme qian-shou n’est pas une création datant de 221 avant notre ère, mais qu’il a été récupéré par le Premier empereur, qui a ensuite cherché à l’imposer à tous par décret 56.

D’une manière générale, la tablette J1⑧-455 témoigne de la volonté du compilateur de se conformer à un vocabulaire normalisé, qui devait être en usage dans l’ensemble de l’administration de Qin à cette époque. Ce vocabulaire est le résultat de plusieurs phénomènes. Il y a d’abord eu la conquête par Qin de nombreux territoires où vivaient des populations parlant des langues ou des dialectes différents. Même si chaque État de l’époque des Royaumes combattants possédait une administration qui s’était développée sur le modèle de celle des Zhou, chacune avait évolué à sa manière, de nouveaux mots étaient apparus et d’autres furent employés

55 Cf. documents : J1(16)-5, J1(16)-6 et J1(16)-950.56 C’est à Wei Desheng que nous devons cette analyse de l’usage de qianshou dans les manuscrits Qin. Cf. Wei Desheng, Shuihudi Qin mu zhujian cihui yanjiu, p. 216-219. L’auteur n’a bien sûr pas pu prendre en compte les documents de Liye qui ont été publiés après la parution de son ouvrage. Notons qu’il envisage également que la tombe de Fang-matan puisse être mal datée.

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avec un sens nouveau. Victorieux, Qin était en position d’imposer à tous son administration et ses usages linguistiques. À cela s’ajoute le fait que l’avènement de l’Empire s’est accompagné d’importants changements concernant l’administration du territoire (en particulier avec la généralisation du système des commanderies) qui ont nécessairement entraîné une modification de certains titres de fonctionnaires et de noms d’institutions. Enfin, des dénominations ont été imposées pour des raisons beaucoup plus idéologiques. C’est ce que l’on a observé dans notre liste avec par exemple le terme huangdi qui remplace désormais celui de wang. Même si rien ne le précise ici, il est certain que, dans ce cas là, il ne s’agissait pas d’une simple recommandation, nul doute que celui qui se trompait avait à craindre une punition. À ce sujet, on peut signaler un autre document que Chen Songchang 57 a trouvé parmi ceux achetés par l’académie Yuelu :

令曰:黔首、徒隸名為秦者更名之,敢有有 58弗更,貲二甲。(latte 2026)L’ordonnance dit : que les gens du peuple et les esclaves qui se nomment Qin changent de nom, et que ceux qui oseraient ne pas en changer paient une amende de deux jia. 59

Cet exemple ne concernant que les catégories sociales les plus basses, on peut se demander si les autres catégories étaient affectées ou non par ce type de décret. Quoi qu’il en soit, on peut véritablement parler d’un interdit dans le cas présent, le contrevenant s’exposant à de substan-tielles sanctions. On aimerait également savoir si des textes de loi simi-laires s’appliquaient aux autres expressions interdites mentionnées dans cet article.

57 Chen Songchang, « Qindai bihui de xin cailiao – Yuelu shuyuan cang Qin jian zhong de yi mei youguan bihui lingwen lüeshuo » 秦代避諱的新材料 – 嶽麓書院藏秦簡中的一枚有關避諱令文略說, Zhongguo shehui kexuebao 中國社會科學報, 2009, 22, p. 5.58 Chen Songchang considère que le deuxième caractère you 有 est en trop, alors que d’autres pensent qu’il doit être lu comme you 又, signifiant de plus. Le sens de ce passage reste malgré tout globalement le même.59 Le jia 甲 est, avec le dun 盾, une unité de paiement des amendes à l’époque des Qin. Pour certains auteurs, il s’agit de véritables armures et boucliers, mais d’autres pensent qu’à cette époque ces termes ne sont employés dans ce contexte que comme des unités de compte abstraites.

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Pour en revenir à la question des caractères tabous, on peut dire que la documentation à notre disposition ne reflète pas une application stricte et à grande échelle de tels interdits à l’époque des Qin, que ce soit pour le caractère chu 楚, ou pour les caractères zheng 正 et zheng 政. Cela ne signifie pas que ces interdits n’existaient pas, mais peut-être leur champ d’application était-il alors plus restreint que ce que l’on connaîtra par la suite. On ne peut s’empêcher de penser au passage que le Liji consacre au problème de l’interdiction de prononcer le nom privé du père et dans lequel il est indiqué :

入竟而問禁,入國而問俗,入門而問諱。En franchissant une frontière, on demande ce qui est interdit ; en entrant dans une cité, on demande quelles sont les coutumes ; en passant la porte [d’une maison], on demande quels sont les noms qu’il ne faut pas prononcer. 60

Bien entendu, le texte dont est tiré cet extrait étant consacré aux interdits familiaux, on ne peut pas tirer de conclusions d’ordre général du fait que la pratique de l’interdit soit ici circonscrite au foyer. Se pose en outre le problème de savoir à quelle époque font référence les pratiques décrites dans ce passage du Liji. Néanmoins, si on accepte l’idée selon laquelle l’interdit d’État se serait développé à partir de l’interdit familial, on peut imaginer une période de transition entre l’interdit domestique et celui devant être respecté par tous les sujets d’un pays. On peut égale-ment penser que cette évolution ne s’est pas faite dans tous les pays à la même vitesse. Si l’on considère que la situation décrite dans le passage du Zuozhuan évoqué au début de cet article reflète une image authentique de la pratique de l’interdit à l’époque des Zhou orientaux, il n’est pas sûr que cette image corresponde à ce qui avait cours dans tous les États de l’époque. Nous ignorons les différents stades par lesquels cette pratique est passée et cela rend d’autant plus difficile l’identification du phéno-mène. Aucun texte des Qin ou des Han occidentaux ne nous informe sur la manière dont ces interdits étaient appliqués sous les Qin. Comme nous l’avons rappelé plus haut, ce sont des commentateurs d’époques posté-rieures qui ont reconnu dans certains termes particuliers présents dans les textes anciens (ex : jing 荊 ou duanyue 端月) des exemples d’utilisation

60 Cf. Liji zhengyi 禮記正義, Shisanjing zhushu, p. 1251a.

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de caractères de substitution. De la même manière, ce sont les éditeurs modernes des manuscrits de Qin qui ont associé des mots comme lidian 里典 et tiandian 田典 à l’interdit sur le caractère zheng 正. Que ce soit pour les lettrés de l’époque impériale ou pour leurs héritiers du xxe siècle, on peut se demander si leur démarche n’a pas été influencée avant tout par la manière dont ces interdits étaient appliqués à partir des Han et surtout après les Han.

La principale difficulté rencontrée est que les caractères qui sont identifiés comme des substituts n’ont pas été créés spécialement pour rem-placer ceux dont l’utilisation avait été prohibée. Il s’agit généralement de synonymes qui étaient souvent d’un usage courant bien avant que l’inter-dit n’entre en vigueur, comme dans le cas de jing. Nous avons vu égale-ment que, dans l’état actuel de notre documentation, les expressions lidian et tiandian pourraient correspondre à des titres de fonctionnaire employés à Qin avant l’empire. D’une manière générale, l’impression que donnent nos sources est que l’importance accordée a posteriori à l’Empire Qin a incité les commentateurs (et les chercheur modernes) à attribuer à cette période un grand nombre d’innovations. Mais à y regarder de plus près, plusieurs d’entre elles correspondent à des spécificités de Qin antérieures à l’avènement du Premier empereur, spécificités qui ont simplement connu sous l’empire une diffusion sans précédent, du fait de la taille du nouvel État et de son caractère extrêmement centralisé. On observe par exemple qu’une forme ancienne du caractère xi 璽 apparaît couramment sur les sceaux officiels des fonctionnaires de plusieurs États à la fin des Royaumes combattants, or celle-ci est absente des sceaux Qin contem-porains où le terme de yin semble la norme 61. Ainsi, dans le royaume de Qin, les sceaux des fonctionnaires ne comportaient pas le terme de xi, et ce avant même la proclamation de l’empire en 221 62. 61 Voir par exemple Cao Jinyan 曹錦炎, Guxi tonglun 古璽通論, Shanghai : Shanghai shuhua chubanshe, 1996, p. 76-77 et Chen Guangtian, Zhanguo xiyin fenyu yanjiu, p. 18-19.62 Un problème se pose pour le caractère zui 罪. Il est en effet le seul attesté dans les textes de Longgang (22 fois). On le retrouve aussi parmi les documents Qin de l’académie Yuelu, dans le recueil de maximes pour fonctionnaires (Weili zhiguan ji qianshou 為吏治官及黔首). En revanche, il est absent des documents de Shuihudi où seul est présent le caractère zui 辠 (78 fois). La tombe de Longgang étant postérieure à celle de Shuihudi (elle date vraisemblablement des dernières années de la dynastie des Qin), elle pourrait témoigner d’une époque où l’interdit frappant la graphie zui 辠 était entré en vigueur. Mal-

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Caractères interdits et vocabulaire officiel sous les Qin

L’expression duanyue se présente comme un cas à part puisqu’il s’agit manifestement d’une création propre à Qin, dans laquelle le carac-tère duan a effectivement remplacé le caractère zheng. Cependant, le contexte dans lequel celle-ci apparaît (que ce soit dans les textes transmis ou dans les manuscrits et autres documents de l’époque des Qin) ne sou-tient pas vraiment l’idée d’un interdit touchant le nom personnel privé du Premier empereur. L’apparition de ce terme, qui n’est manifestement pas parvenu à s’imposer, pourrait être avant tout liée aux spécificités du calendrier de Qin dans lequel zhengyue n’était pas le premier mois du calendrier officiel.

Au terme de cet article, on constate que nous ne pouvons pas en-core apporter des réponses claires et définitives aux questions que soulève l’usage des caractères interdits à l’époque des Qin. On considère généra-lement que les manuscrits et autres écrits découverts en contexte archéo-logique nous apportent des témoignages extrêmement précieux, parce que généralement contemporains des époques concernées et n’ayant pas fait l’objet de retouches aux époques postérieures. Mais on doit en même temps reconnaître qu’ils nous donnent souvent à voir une réalité beaucoup plus complexe que ce à quoi nous nous attendions ; que ce soit par rapport à une image plus lisse donnée par les textes transmis ou, au contraire, parce que ces derniers témoignant de phénomènes difficilement compréhen-sibles, on comptait sur les manuscrits pour enfin offrir une représentation plus cohérente des choses. Si effectivement ces sources de première main nous permettent de nous rapprocher de la réalité, elles ne garantissent en rien que cette dernière devienne tout à coup pour nous parfaitement intelli-gible. En gardant ces réserves à l’esprit, on peut toutefois raisonnablement fonder de grands espoirs sur la publication prochaine des milliers de docu-ments de Liye. Ils devraient entre autres nous fournir un assez large aperçu du vocabulaire utilisé couramment par les fonctionnaires d’une préfecture de l’Empire Qin établie dans une région excentrée, autrefois territoire du pays de Chu. Cette abondante documentation s’échelonnant sur les quinze années que dura l’empire, elle devrait aussi refléter l’évolution de ce voca-bulaire. Ainsi, nous devrions par exemple être en mesure d’observer si le gré tout, une nouvelle fois, la graphie zui 罪 pourrait ne pas être une création de l’empire, puisqu’elle apparaît aussi dans les manuscrits de la tombe n°1 de Fangmatan que l’on estime être plus ancienne que la tombe n°11 de Shuihudi.

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décès du Premier empereur, en 210 avant notre ère, a eu des répercussions dans l’usage du caractère zheng 正, comme le voudrait la théorie selon laquelle l’interdit s’appliquait non au moment de la montée sur le trône du souverain, mais au moment de sa mort. Enfin, on peut aussi espérer que la multiplication de découvertes comme celle de Liye, dans d’autres régions de Chine, puisse un jour nous permettre d’appréhender de manière concrète les différences régionales dans les usages linguistiques des habi-tants de la Chine ancienne.

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Études chinoises, vol. XXX (2011)

Théorie musicale et harmonie calendaire à la fin des Royaumes combattants :

les livres des jours de Fangmatan (239 avant notre ère)

Marc Kalinowski 1

Abstract

Music and calendrical harmony in the late Warring States: The books of days from Fangmatan (239 B. C.)

Details about harmonics in Chinese musical theory before Sima Qian’s Records of the Historian (Shiji) are as rare as they are uninformative. The Qin manuscripts from Fangmatan, Gansu, Tomb no. 1, published in 2009, attest to the existence in the third century B.C. of a fully elaborated system that conforms with the infor-mation in ancient sources. The new manuscript evidence resolves problems rela-ted to the partial and seemingly contradictory formulations found in historically transmitted sources, while at the same time it shows how the characteristics of the system were linked to conceptions developed by cosmologists and calendrical specialists on the basis of the natural correspondence between the chromatic se-quence of the twelve semi-tones within the octave and the annual cycle of months and seasons. As a result we may appreciate more accurately the importance of context in our understanding of the basis of the science of musical proportions, which, in the case of China, took the form of a “calendrical harmonics” com-parable to, but clearly different from that which accounted for the music of the spheres in the Greco-Roman world.

1 Marc Kalinowski est directeur d’études à l’EPHE, Ve section. Cet article a bénéficié du soutien du ministère de l’Éducation de la République populaire de Chine dans le cadre du projet n°08JZD0036 (Qin jiandu de zonghe zhengli yu yanjiu 秦簡牘的綜合整理與研究).

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馬克

從放馬灘秦簡十二律占看戰國晚期到西漢初的律數制

有關中國傳統音律學,在司馬遷《史記》之前的傳世文獻當中非但罕見而且不明顯。2009年甘肅省天水市發掘的放馬灘秦簡囊括了古文獻所提供的全部資料,證明了中國在公元前3世紀時就有一套完整的音律體系。這份秦簡不僅可以幫助我們解決文獻裏散亂出現有關音律的片段解說而看起來矛盾的問題,還顯示了中國傳統音律之特徵實際上與陰陽家和數術士所發展的概念是緊密相聯的,這些概念乃是從八度音階之內的十二半音與一年之中的十二月之間對應的自然法則衍生建立的。因此我們看到,中國傳統音律學呈現出“曆法化律學”的形式,它是在特定的人文環境裏形成的。該音律學雖然與古希臘及拉丁文化圈的“宇宙音樂”形式相似,但其文化背境卻完全不相同。

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Théorie musicale et harmonie calendaire

La pratique de l’hémérologie, l’art de déterminer les qualités fastes ou néfastes des jours, est attestée dans les textes les plus anciens mais aucun écrit spécialisé dans ce domaine ne nous est parvenu avant l’époque mé-diévale. Les découvertes archéologiques ont comblé ce déficit dans une mesure qui dépasse toute espérance puisque, sur la trentaine d’importantes tombes à manuscrits couvrant la période des Royaumes combattants (481-221 avant notre ère) et des empires Qin (221-206 avant notre ère) et Han (202 avant notre ère-220 de notre ère) fouillées à ce jour, une vingtaine ont livré des recueils d’hémérologie. Ces documents, qualifiés de « livres des jours » (rishu 日書) en référence au titre qui apparaît sur un des deux recueils retrouvés en 1975 à Shuihudi 睡虎地 au Hubei (217 avant notre ère), représentent un genre littéraire répandu à l’époque comme le montre la distribution très large, dans l’espace et dans le temps, des exemplaires actuellement disponibles. Pour l’époque Qin (278-206 avant notre ère), on compte pas moins de sept recueils exhumés par les archéologues chinois auxquels il convient d’ajouter deux autres collections de provenance incertaine et conservées dans les universités du continent, à Pékin et à Changsha (voir la présentation du dossier) 2.

Les livres des jours constituent des documents d’une valeur inesti-mable pour l’étude de l’hémérologie chinoise à l’époque des Royaumes combattants et sous les Han, ainsi que de ses liens avec les développe-ments contemporains des théories astronomiques et calendaires. Les re-cherches ont également montré l’étonnante continuité qui existe entre les systèmes anciens et les pratiques hémérologiques que l’on trouve consi-gnées dans les manuscrits médiévaux de Dunhuang (ixe-xe siècles) 3. De plus, le contenu des textes abonde en détails concrets sur les coutumes et les croyances de l’époque et couvre pratiquement tous les aspects de la

2 Sur les livres des jours, voir Marc Kalinowski, « Les traités de Shuihudi et l’héméro-logie chinoise à la fin des Royaumes combattants », T’oung-Pao, 1986, 72, p. 175-228 ; Donald Harper, “Warring States Natural Philosophy and Occult Thought”, in Michael Loewe, Edward Shaughnessy (ed.), The Cambridge History of Ancient China. From the Origins of Civilization to 221 B.C., Cambridge: Cambridge University Press, 1999, p. 843-852. Pour une présentation d’ensemble des manuscrits sur les sciences traditionnelles, voir Liu Lexian 劉樂賢, Jianbo shushu wenxian tanlun 簡帛數術文獻探論, Wuhan : Hubei jiaoyu, 2003, p. 27-38 pour les livres des jours.3 Sur ces manuscrits, voir Marc Kalinowski (dir.), Divination et société dans la Chine médiévale. Étude des manuscrits de Dunhuang de la Bibliothèque nationale de France et de la British Library, Paris : Bibliothèque nationale de France, 2003.

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vie publique et privée. Ces informations ont permis de retracer l’univers religieux commun aux possesseurs de livres des jours, qui étaient pour la plupart des membres de l’administration locale ou provinciale 4. Ils en fai-saient un usage personnel comme en témoignent les listes d’interdits qui réglementaient les allées et venues dans les offices publics, les demandes d’audience et les changements d’affectation. Ils les utilisaient probable-ment aussi dans le cadre de leurs activités professionnelles, de la même manière qu’ils consultaient les textes de lois et les règlements administra-tifs découverts en grand nombre dans les sépultures qui contenaient des livres des jours 5.

Pour autant que les restitutions des originaux proposées par les ar-chéologues et les paléographes permettent de le constater, les livres des jours offrent l’aspect de recueils subdivisés en sections formant des unités textuelles indépendantes le plus souvent alignées de manière arbitraire les unes à la suite des autres. Leur nature composite est renforcée par la pré-sence occasionnelle, aux côtés des recettes hémérologiques et des listes de pronostics, d’éléments provenant d’autres secteurs des arts mantiques et de la religion coutumière. Par exemple, le recueil A de Shuihudi comprend une soixantaine de sections inscrites sur les deux faces du manuscrit. En dehors de la partie proprement hémérologique qui représente environ 75% de l’ensemble, on y trouve aussi des recettes magiques, des rites propitia-toires et des exorcismes (15%), deux sections de topomancie (5%) et plu-sieurs autres à caractère théorique (5%) 6. Si certaines sections consistent en simples listes de prescriptions et d’interdits divers, d’autres décrivent des méthodes plus complexes qui font appel à des manipulations symbo-liques et à des calculs qui préfigurent les systèmes d’astrologie calendaire attestés dans les textes de la période médiévale. C’est le cas par exemple de 4 Voir Poo Mu-chou, In Search of Personal Welfare. A View of Ancient Chinese Religion, Albany: SUNY Press, 1998, p. 69-92 ; Liu Zenggui 劉增貴, “Taboos: An Aspect of Belief in the Qin and the Han”, in Marc Kalinowski, John Lagerwey (ed.), Early Chinese Reli-gion. Part One: Shang through Han (1250 BC-220 AD), Leiden: Brill, 2009, p. 881-948.5 Sur cette question, voir Robin Yates, “State Control and Bureaucrats under the Qin: Tech-niques and Procedures”, Early China, 1995, 20, p. 331-365 ; et Kudô Motoo, “The Ch’in Bamboo Strip Book of Divination (Jih-shu) and Ch’in Legalism”, Acta Asiatica, 1990, 58, p. 24-37.6 Sur la composition et le contenu des recueils de Shuihudi, voir Marc Kalinowski, « Les livres des jours (rishu) des Qin et des Han : la logique éditoriale du recueil A de Shuihudi (217 avant notre ère) », T’oung Pao, 2008, 94, p. 1-48.

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la longue section du livre des jours de Zhoujiatai 周家臺 (209 avant notre ère) qui est une sorte de manuel illustré sur l’usage des astrolabes man-tiques (shi 式) se rattachant à une des trois formes d’astrologie officielle enseignée et pratiquée par les membres du Bureau des affaires célestes entre la dynastie des Tang et celle des Yuan 7. Les sections du recueil B de Fangmatan 放馬灘 présentées dans cet article font précisément partie de ces documents uniques en leur genre qui n’apparaissent pas dans les autres livres des jours, pas plus qu’ils n’ont d’équivalent dans les textes transmis.

Le site de Fangmatan se trouve à quelque soixante-dix kilomètres au sud-est de Tianshui dans la province occidentale du Gansu. Bordée au nord par la rivière Wei, cette région au relief montagneux et boisé fai-sait autrefois partie des terres ancestrales des rois de Qin dont le dernier monarque, Zheng 政 (r. 246-210), fonda le premier empire chinois en s’arrogeant en 221 avant notre ère le titre prestigieux de Premier auguste empereur, shihuangdi 始皇帝. En 1986, à l’occasion de travaux de terras-sement, l’équipe des archéologues de la province a mis au jour un vaste ensemble funéraire comprenant une bonne centaine de tombes réparties sur un périmètre d’environ un hectare. Quatorze tombes ont été exhumées à ce jour, toutes d’époque Qin à l’exception d’une seule (n°5) rapportée par les archéologues au début des Han occidentaux (202 avant notre ère-8 de notre ère). La tombe qui nous intéresse ici (n°1) est non seulement la plus grande et la plus richement fournie, elle est aussi la seule dont la date de fermeture peut être déduite avec assez de certitude grâce à une inscrip-tion portée sur une des lamelles de bambou découverte dans la tombe : 239 avant notre ère ou peu après 8.

La sépulture, identifiée par les archéologues comme étant celle d’un administrateur local du royaume de Qin, se compose d’une structure rec-

7 Voir Peng Jinhua 彭錦華, Liu Guosheng 劉國勝, « Shashi Zhoujiatai Qinmu chutu xian-tu chutan » 沙市周家臺秦墓出土線圖初探, in Jianbo yanjiu 簡帛研究, Guilin : Guangxi shifan daxue chubanshe, 2001, p. 241-250. Sur l’astrologie calendaire classique, voir Ho Peng-yoke, Chinese Mathematical Astrology. Reaching out to the Stars, London: Routle-dge & Curzon, 2003.8 Voir le rapport de fouille qui contient également les reproductions des lamelles avec des transcriptions : Tianshui Fangmatan Qinjian 天水放馬灘秦簡, Beijing : Zhonghua shuju, 2009 [FMTQJ ci-après]. Pour la lamelle portant une indication de date, voir p. 107 (zhi-guai 1). D’autres datations ont été proposées, mais celle qui interprète la mention banian bayue jisi 八年八月己巳 comme se rapportant à la huitième année du règne du roi Zheng de Qin (239) paraît la mieux fondée.

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tangulaire en bois de 3,30 m sur 1,50 m (guo 槨, le « cercueil externe ») au centre de laquelle est disposé le « cercueil interne » (guan 棺) contenant la dépouille du défunt. Une trentaine d’objets ont été trouvés en divers en-droits du cercueil externe ainsi qu’à l’intérieur même du cercueil interne. C’est là que, jouxtant le crâne décomposé du défunt, gisait un paquet de lamelles de bambou accompagné d’un pinceau à écrire dans son étui, comme c’est souvent le cas dans les tombes à manuscrits, et, fait raris-sime dans un tel contexte, d’un marteau du type de ceux qu’utilisaient les musiciens pour faire sonner les lithophones. Comme ces trois objets sont les seuls à avoir été déposés dans le cercueil interne, on peut penser que leur disposition particulière à l’intérieur de la tombe n’est pas sans rapport avec les préoccupations et les goûts personnels du défunt, ainsi d’ailleurs qu’avec la présence, exceptionnelle elle aussi dans les manuscrits exhu-més, de documents ayant trait à la musique et à l’harmonie 9.

Il aura fallu près de deux ans aux responsables des fouilles pour éta-blir un premier état des lieux de la découverte. Bien que les trois ligatures qui tenaient les lamelles de bambou attachées les unes aux autres aient complètement disparu, on a pu établir que les 461 lamelles dénombrées étaient à l’origine divisées en deux lots : un lot de 73 lamelles d’une hau-teur de 27,5 cm formant un premier rouleau autour duquel était enroulé un deuxième rouleau de 388 lamelles plus courtes (23 cm environ), la plupart intactes 10. Sans faire figure de doublons, les deux rouleaux peuvent être considérés comme des versions à peine différentes d’un même texte appa-renté à la tradition des livres des jours. Le recueil A (le plus court), sub-divisé en huit sections par les éditeurs (contrairement aux livres des jours de Shuihudi, ceux de Fangmatan ne comportent ni titres ni intertitres dans les marges supérieures), est en effet pratiquement identique au recueil B auquel ont été assignées selon le même principe 39 sections.

À la fin des années quatre-vingts et au début de la décennie sui-9 Pour le schéma de la tombe avec les objets qui s’y trouvaient, voir FMTQJ, p. 140 ; pour une reproduction du marteau d’une longueur totale de 45,8 cm, voir FMTQJ, p. 70, et p. 118 où les auteurs du rapport signalent la similitude avec le marteau à lithophones, qingchui 磬槌, découvert dans la tombe du marquis Yi de Zeng.10 Voir la description des deux recueils dans FMTQJ, p. 121-126. Le recueil B, tel qu’il se présente actuellement, comprend 282 lamelles puisque les lamelles qui contiennent le récit du type zhiguai 志怪 ont été éditées à part (FMTQJ, p. 107). Comme une des sept lamelles zhiguai a été entre temps réintégrée dans le recueil B où elle conserve sa numérotation d’origine (zhiguai 6), les lamelles du recueil B proprement dit sont numérotées de 1 à 281.

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vante, paraissent successivement une transcription complète du recueil A et des transcriptions partielles du recueil B dont plusieurs passages per-mettent de constater la présence dans le manuscrit de textes portant sur l’harmonie. Ces parutions suscitent immédiatement l’attention des spécia-listes de musique chinoise ancienne et plusieurs articles parus à l’époque font état de l’importance de la découverte en tentant de situer le contenu des manuscrits en rapport avec les théories exposées dans la littérature transmise. Le caractère exceptionnel de la découverte se confirme avec la publication en 2009 d’une édition intégrale des livres des jours de Fang-matan comprenant une reproduction des originaux et les transcriptions du texte en chinois standard. On a pu ainsi constater que les sections portant sur l’harmonie et sur le système mantique qui leur était associé occupent en fait plus d’un tiers du recueil B. La mauvaise qualité des reproductions, les innombrables erreurs de transcription et le regroupement très aléatoire des lamelles en fonction de leur contenu font de cet ouvrage une première tentative, salutaire mais largement insuffisante, de produire une version un tant soit peu fiable du manuscrit. Depuis lors, la réalisation d’un nouveau jeu de photographies à l’infrarouge de l’ensemble des lamelles, les efforts considérables fournis par les paléographes chinois et japonais pour déchif-frer et transcrire les graphes originaux laissent pressentir la publication prochaine d’une édition complètement remaniée de l’ouvrage. Un premier pas a été fait dans ce sens avec la publication en octobre 2010 par Yan Changgui 晏昌貴 d’une transcription critique du recueil B tenant compte des plus récentes avancées dans ce domaine 11.

Sur cette base, le présent article se propose d’examiner les passages du recueil qui présentent le plus d’intérêt pour l’histoire de l’harmonie chinoise. Je commencerai par un survol des sources disponibles dans les écrits de la fin des Royaumes combattants et du début des Han occiden-taux, c’est-à-dire avant le célèbre « Traité des tubes diapasons » incorporé par Sima Qian 司馬遷 dans ses Mémoires historiques (Shiji 史記, com-pilé vers 100 avant notre ère), traité qui à maints égards constitue un point de rupture par rapport aux théories antérieures 12. J’en viendrai ensuite

11 Yan Changgui 晏昌貴, « Tianshui Fangmatan Qinjian yizhong “Rishu” fenpian shiwen (gao) » 天水放馬灘秦簡乙種 « 日書 » 分篇釋文(稿), Jianbo 簡帛, 2010, 5, p. 17-50. 12 Shiji 25, « Lüshu » 律書 ; Édouard Chavannes (trad.), Les Mémoires historiques de Se-ma Ts’ien, Paris : Adrien-Maisonneuve, 1967-1969, tome III, p. 293-319. Voir aussi, dans le même tome, Appendice II « Des rapports de la musique grecque avec la musique

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aux manuscrits de Fangmatan dont je tenterai d’établir la filiation avec les textes transmis et, enfin, je m’interrogerai sur le rôle joué par l’astrologie calendaire et la cosmologie dans les premières formulations systématiques des principes de l’harmonie musicale.

Les textes transmis

Les données fournies par la littérature antérieure au Shiji sont aussi rares que peu explicites. Elles n’en ont pas moins constitué le ferment qui a nourri les spéculations sur la science des proportions musicales et contri-bué à partir des Song au développement de théories proprement chinoises du tempérament égal. Je m’en tiendrai aux textes fondateurs en insistant sur les aspects directement concernés par les manuscrits de Fangmatan 13.

Les Rites des Zhou (Zhouli 周禮) et les Propos des principautés (Guoyu 國語) 14

C’est dans ces écrits que la tradition fait remonter à la dynastie des Zhou occidentaux (1050-771) pour le premier et à l’époque des Printemps et Automnes (770-481) pour le second mais probablement compilés l’un et l’autre au ive ou au iiie siècle avant notre ère, que l’on trouve consignées les premières nomenclatures musicales : d’une part, les cinq notes, yin 音, qui forment le mode pentatonique fondamental de la musique chinoise et, d’autre part, les douze diapasons ou tubes musicaux, lü 律, par lesquels on caractérise la suite chromatique des douze demi-tons de l’octave. Les correspondances entre les deux systèmes ne sont pas rendues explicites

chinoise », p. 630-645.13 Pour une histoire de l’harmonie chinoise, voir Joseph Needham, Kenneth Robinson, “Sound (Acoustics)”, in Joseph Needham (ed.), Science and Civilisation in China, vol. 4-1, Cambridge: Cambridge University Press, 1962, p. 126-228.14 Zhouli 22, « Da siyue » 大司樂 et 23, « Dashi » 大師 ; Édouard Biot (trad.), Le Tcheou-Li ou Rites des Tcheou, Paris : Imprimerie nationale, 1851, tome II, p. 29-32 et 49. Guoyu, « Zhouyu xia » 周語下, 7 ; trad. André d’Hormon avec supplément par Rémi Mathieu, Propos sur les principautés (tome I, « Propos des Zhou »), Paris : Mémoires de l’Institut des hautes études chinoises, 1985, p. 321 et 322 pour le passage concerné.

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dans ces textes. De plus, les diapasons ne sont pas agencés en une suite unique allant du grave à l’aigu, mais sous forme de deux suites heptato-niques décalées d’un demi-ton : les six diapasons réguliers ou diapasons yang de rang impair (yanglü 陽律 ou liulü 六律), et les six diapasons intermédiaires ou diapasons yin de rang pair (yinlü 陰律 ou liulü 六呂) 15.

Tableau 1. Les cinq notes du mode pentatonique classique 16

les cinq notes A B

Gong 宮 fa tonique 1 0

Shang 商 sol seconde 8/9 200

Jue 角 la tierce 4/5 400

Zhi 徵 do quinte 2/3 700

Yu 羽 ré sixte 3/5 900

La découverte en 1977 dans la tombe du marquis Yi de Zeng 曾侯乙 fermée en 433 avant notre ère d’un magnifique ensemble de carillons composé de 65 cloches a apporté un sang neuf aux études de la musique ancienne. Quelle ne fut pas la surprise d’y trouver, inscrit sur les cloches elles-mêmes, sur le support et les crochets qui les maintenaient suspen-dues ainsi que sur les lithophones également déposés dans la tombe, un système de notation musicale étonnamment complexe et dans une large mesure inconnu par ailleurs 17. Premièrement, on s’est aperçu que seuls 15 Les diapasons intermédiaires sont nommés jian 間 (intermédiaire) dans le Guoyu et tong 同 (consonant) dans le Zhouli. Le terme lü 呂 (norme) qui se généralise à partir du Lüshi chunqiu apparaît également dans les manuscrits de Fangmatan (lamelle 285).16 Je donne par pure convention la valeur « fa » à la tonique Gong, les autres notes prenant respectivement les valeurs « sol », « la », « do », « ré ». La colonne A du tableau donne les rapports dits « pythagoriciens » de chaque note à la tonique ; dans la colonne B, ces rapports sont exprimés en tempérament égal pour une octave = 1200 cents (100 = un demi-ton de l’échelle chromatique).17 Zenghou Yi mu 曾侯乙墓, Beijing : Wenwu, 1989. Voir l’étude désormais classique consacrée aux carillons de Zeng par Lothar von Falkenhausen, Suspended Music. Chime-bells in the Culture of Bronze Age China, Berkeley/Los Angeles: University of California Press, 1993 ; et “On the Early Development of Chinese Musical Theory: The Rise of Pitch-Standards”, Journal of American Oriental Society, 1992, 112 (3), p. 433-439. Voir aussi, Chen Cheng-Yih (ed.), Two-tone Set-bells of Marquis Yi, Singapour: World Scienti-

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les six termes désignant les diapasons réguliers dans la nomenclature classique (Cloche-jaune, etc.) avaient cours à l’époque, formant une suite hexatonique à six tons théoriquement égaux (1-fa, 3-sol, 5-la, 7-si, 9-do♯, 11-ré♯) à l’exclusion des six autres mentionnés dans les Rites des Zhou et les Propos des principautés. Deuxièmement, la terminologie classique, même réduite aux six diapasons réguliers, n’était pas la seule en usage dans les pays qui se partageaient alors l’espace chinois ; il y en avait d’autres, notamment au royaume de Chu.

Tableau 2. Les deux séries hexatoniques qui composent les douze tubes diapasons 18

diapasons réguliers (yang-impair) diapasons intermédiaires (yin-pair)

Cloche-jaune huangzhong 黃鐘

1-fa Grande-norme dalü 大呂

2- fa#

Grand-faisceau taicou 太蔟

3-sol Cloche-pincée jiazhong 夾鐘

4- sol#

Pureté-virginale guxian 姑洗

5-la Norme-médiane zhonglü 仲呂

6- la#

Hôte-luxuriant suibin 蕤賓

7-si Cloche-forêt linzhong 林鐘

8-do

Règle-juste yize 夷則

9-do# Norme-méridional nanlü 南呂

10-ré

Sans-relâche wuyi 無射

11-ré# Cloche-consonante yingzhong 應鐘

12-mi

Troisièmement, la possibilité de nommer chacun des douze degrés de l’échelle chromatique existait malgré tout, notamment dans la termi-nologie de Chu où les six diapasons intermédiaires étaient désignés par le nom du diapason régulier qui le suit abaissé (lit. « assourdi », zhuo 濁)

fic Publishing Co, 1994.18 Ici aussi, je donne la valeur « fa » au premier diapason ; les chiffres indiquent quant à eux le degré occupé par les diapasons dans l’échelle chromatique des douze demi-tons, du grave (1-fa) à l’aigu (12-mi). Dans le Zhouli, il y a quelques variantes dans le nom des diapasons ; de plus, les six diapasons intermédiaires y sont énumérés de l’aigu vers le grave, dans le sens inverse des diapasons réguliers.

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d’un demi-ton 19 ; de surcroît, cette possibilité s’appliquait aussi aux cinq notes du mode pentatonique selon un système de notation très original et certainement lié aux caractéristiques propres à la musique de cloches 20. Quatrièmement, comme l’a très justement remarqué Lothar von Falken-hausen, les fonctionnalités dévolues aux deux systèmes de notation étaient dans ce contexte clairement distinctes : alors que les diapasons (lü) don-naient la tonalité générale dans laquelle était ou devait être joué un air, les notes (yin) indiquaient les rapports de consonance entre les sons apparte-nant à une même octave (quarte, quinte, etc.). Il en résulte qu’un air pou-vait, théoriquement tout au moins, être transposé et joué dans n’importe quelle tonalité, pour peu que le musicien sache à quel degré de l’échelle des douze diapasons se trouve sa tonique : huangzhong zhi gong 黃鐘之宮 (Gong de Cloche-jaune) par exemple voulant dire que le Gong (la tonique) de l’air en question doit être joué dans la tonalité de Cloche-jaune (1-fa) 21. De fait, les cloches qui composent le carillon de Zeng sont accor-dées dans deux tonalités principales, la note Gong sur Pureté-virginale (5-la) pour les cloches de type yong 甬, et la note Gong sur Sans-relâche (11-ré♯) pour la plupart des cloches de type niu 鈕 22. Ceci conduit au dernier 19 Par exemple, le diapason intermédiaire équivalent à Cloche-forêt (8-do) dans la terminologie classique est appelé zhuo-Wenwang 濁文王 (Roi-Wen assourdi) en référence au diapason régulier qui le suit nommé Wenwang tout court (9-do♯).20 Le système consiste à augmenter chaque note d’une ou de deux tierces majeures, à l’exclusion de la tierce elle-même (Jue). On obtient ainsi quatre notes pures (Gong, Shang Zhi, Yu), quatre augmentées d’une tierce (gongjue 宮角 = la, etc.) et quatre de deux tierces (gongzeng 宮曾=do♯, etc.). Il pourrait être lié à la facture des cloches qui, en raison de leur forme ovale, produisent deux sons distincts dont l’écart tend à se fixer à une tierce (majeure ou mineure).21 Ce qui revient à dire, reprenant les équivalences adoptées ici avec la terminologie occi-dentale, que le morceau sera joué en mode de fa (tonique sur Gong, voir tableau 1) dans la tonalité 1-fa (Cloche-jaune, voir tableau 2). Voir Lothar von Falkenhausen, op. cit.,1993, p. 299-300.22 Guxian zhi gong (tonique sur 5-la, voir tableau 2) pour les 46 cloches yong ; et Wuyi zhi gong (tonique sur 11-ré♯, voir tableau 2) pour les cloches niu dont on pense qu’elles n’étaient probablement pas faites pour être jouées mais simplement pour donner le ton. Les mesures acoustiques effectuées sur les carillons montrent que la note Gong en tonalité de Guxian correspond à peu près à un « C » dans notre système actuel où les hauteurs des notes sont fixes (A=440 Hz) et le Gong en tonalité de Wuyi à un « F♯ », ce qui donne un écart fixe d’une quarte augmentée ; voir Lothar von Falkenhausen, op. cit., 1993, p. 283, 291-292 et 316-317. Le fait que l’écart entre Guxian et Wuyi soit également d’une quarte augmentée (six demi-tons de 5-la à 11-ré♯) indique que la nomenclature des douze diapasons était à

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point important pour notre propos : rien ne permet d’affirmer que, dans les milieux de musiciens spécialisés dans la musique rituelle de cloches et de lithophones au ve siècle avant notre ère, la tonalité de huangzhong zhi gong avait déjà acquis la place qu’on lui connaît comme ton fonda-mental et critère absolu de l’harmonie chinoise. Pareillement, les efforts entrepris depuis plusieurs décennies par les musicologues pour reconsti-tuer les principes arithmétiques qui eussent pu présider à la conception et à la facture du carillon de Zeng demeurent très hypothétiques 23. Même si l’existence de tels principes paraît incontestable étant donné les proprié-tés acoustiques des cloches et, plus encore, la précision et la complexité du système de notation musicale qui leur était associé, rien n’autorise là encore à considérer qu’ils se présentaient sous la même forme et au même niveau d’élaboration théorique que dans les textes que nous allons main-tenant examiner.

Les Printemps et Automnes de Lü Buwei (Lüshi chunqiu 呂氏春秋) 24

Avec cet ouvrage encyclopédique compilé sous le patronage du Premier ministre du roi Zheng de Qin et achevé en 239 avant notre ère, nous quit-tons les musiciens pour nous tourner vers les philosophes et les cosmolo-gues, nous passons du domaine de la musique au sens strict pour entrer dans celui de ses applications politiques et morales. C’est dans la somme de Lü Buwei qu’apparaît de manière clairement datable le principe fon-dateur de l’harmonie calendaire, celui de l’homothétie entre la suite chro-matique des douze diapasons et le cycle des douze mois luni-solaires de l’année. Sur le plan physique, cela équivaut à poser une relation intime et immuable entre la circulation des énergies vitales (qi 氣) dans la nature dont les sons et les vents sont les manifestations les plus tangibles, et les révolutions astronomiques, en particulier celles du soleil et de la lune. Dans ce contexte, le Gong de Cloche-jaune (huangzhong zhi gong) est associé de manière fixe et définitive au onzième mois, début de l’année astronomique parce qu’il contient le solstice d’hiver, et devient de ce fait l’époque probablement déjà assujettie à une hauteur de référence.23 Robert Bagley, “The Prehistory of Chinese Music Theory”, Robert Bagley, “The Prehistory of Chinese Music Theory”, Proceedings of the British Academy, 2005, 130, p. 86 et n. 47.24 Lüshi chunqiu 6.2, « Yinlü » 音律 ; Ivan Kamenarović (trad.), Printemps et Automnes de Lü Buwei, Paris : Cerf, 1998, p. 100-102.

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la matrice (ben 本) par laquelle les autres diapasons s’ajustent à la norme luni-solaire du calendrier et s’engendrent mutuellement 25.

Tableau 3. Les douze diapasons, les douze mois (I, II, III, …), leurs orientations et le cycle des saisons

les douze diapasons mois orientations cycle des saisons

Cloche-jaune 黃鐘

1-fa XI zi-b1, Nord solstice d’hiver

Grande-norme 大呂

2-fa# XII chou-b2, N-NE

Grand-faisceau 太蔟

3-sol I yin-b3, E-NE

Cloche-pincée 夾鐘

4-sol# II mao-b4, Est équinoxe de printemps

Pureté-virginale 姑洗

5-la III chen-b5, E-SE

Norme-médiane 仲呂

6-la# IV si-b6, S-SE

Hôte-luxuriant 蕤賓

7-si V wu-b7, Sud solstice d’été

Cloche-forêt 林鐘

8-do VI wei-b8, S-SO

Règle-juste 夷則

9-do# VII shen-b9, O-SO

Norme-méridionale 南呂

10-ré VIII you-b10, Ouest équinoxe d’automne

Sans-relâche 無射

11-ré# IX xu-b11, O-NO

Cloche-consonante 應鐘

12-mi X hai-b12, N-NO

25 Les douze diapasons fi gurent aussi parmi les correspondances associées aux douze Les douze diapasons figurent aussi parmi les correspondances associées aux douze mois de l’année dans le calendrier des « Ordonnances mensuelles » qui constitue le premier chapitre des douze premières sections (Shi er ji 十二紀) de l’ouvrage. Sur la notion de matrice associée au Gong de Cloche-jaune, voir Lüshi chunqiu 5.5, Ivan Kamenarović (trad.), op. cit., p. 93.

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Les Printemps et Automnes retiennent surtout l’attention par la présence de la célèbre description de la génération des douze tubes diapasons par le procédé typiquement chinois de l’alternance de quintes supérieures et de quartes inférieures. Voici le passage concerné :

Cloche-jaune (1-fa) engendre Cloche-forêt (8-do), Cloche-forêt engendre Grand-faisceau (3-sol), Grand-faisceau engendre Norme-méridionale (10-ré), Norme-méridionale engendre Pureté-virginale (5-la), Pureté-virginale engendre Cloche-consonante (12-mi), Cloche-consonante engendre Hôte-luxuriant (7-si), Hôte-luxuriant engendre Grande-norme (2-fa#), Grande-norme engendre Règle-juste (9-do#), Règle-juste engendre Cloche-pincée (4-sol#), Cloche-pincée engendre Sans-relâche (11-ré#), Sans-relâche engendre Norme-médiane (6-la#). Divisez en trois [le nombre de] celui qui engendre, augmentez d’un tiers pour une génération ascendante et diminuez d’un tiers pour une génération descendante. Cloche-jaune (1-fa), Grande-norme (2-fa#), Grand-faisceau (3-sol), Cloche-pincée (4-sol#), Pureté-virginale (5-la), Norme-médiane (6-la#), Hôte-luxuriant (7-si) sont ascendants ; Cloche-forêt (8-do), Règle-juste (9-do#), Norme-méridionale (10-ré), Sans-relâche (11-ré#), Cloche-consonante (12-mi) sont descendants. 26

L’extrême concision du texte et l’absence de toute donnée numé-rique rendent le passage ambigu. La première partie est une liste des douze diapasons énumérés dans l’ordre, non plus chromatique, mais des « générations ». Si la suite ainsi obtenue (fa, do, sol, ré, la, mi, si, fa#, do#, ré#, la#, [fa]) ne diffère pas en apparence de celle de la « spirale de quintes » pythagoricienne, son mode de production était conçu de tout autre manière comme indiqué dans la deuxième partie du passage. Au lieu d’aligner des quintes supérieures sur sept octaves consécutives comme l’exige la théorie grecque, la méthode chinoise procédait par alternance de quintes supérieures qualifiées de « générations descendantes » (xia sheng下生) et de quartes inférieures qualifiées de « générations ascendantes » (shang sheng上生). Par la génération dite « ascendante », on augmen-tait la longueur d’un tube donné d’un tiers pour obtenir un tube d’arrivée qui émettra un son abaissé d’une quarte : par exemple l(fa0)×4/3=l(do-1).

26 Lüshi chunqiu 6.2, « Yinlü », Ivan Kamenarović (trad.), op. cit., p. 100.

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À l’inverse, la génération dite « descendante » consistait à diminuer la longueur de ce tube d’un tiers pour obtenir un tube d’arrivée dont le son sera élevé d’une quinte : par exemple l(fa0)×2/3=l(do0) 27. Pour peu que l’on inversât le régime d’alternance des quintes supérieures et des quartes inférieures au niveau du sixième et du septième diapason où l’on a deux quartes supérieures consécutives, le système avait l’avantage de ne pas excéder les limites de l’octave et d’établir une corrélation perçue comme naturelle entre la longueur des tubes, leurs nombres harmoniques et les douze mois de l’année (voir plus loin le tableau 6). C’est ce qu’exprime de manière très elliptique la dernière partie du passage avec la liste des douze diapasons, cette fois dans l’ordre chromatique et non plus dans celui des générations, répartis en sept diapasons « ascendants » (wei shang 為上) et cinq diapasons « descendants » (wei xia 為下) 28.

L’ambiguïté des expressions wei shang et wei xia est resté une source de perplexité pour des générations de lettrés et de savants et le débat connaît un regain d’intérêt depuis la découverte des carillons du marquis de Zeng 29. Certains les interprètent (hypothèse A) dans un sens direct comme signifiant respectivement que les sept premiers diapasons engendrent des quartes inférieures (wei shang, génération ascendante) et les cinq derniers des quintes supérieures (wei xia, génération descendante).

27 Le « l » représente la longueur du tube diapason. Les petits chiffres affixés aux notes indiquent les changements d’octave : « 0 » pour l’octave de référence (de fa0 à mi0), « -1 » pour l’octave inférieure (de fa-1 à mi-1) et « +1 » pour l’octave supérieure (de fa+1 à mi+1).28 C’est-à-dire de Cloche-jaune à Hôte-luxuriant pour les « sept ascendants », et de Cloche-forêt à Cloche-consonante pour les « cinq descendants » ; voir le tableau 4.29 Le débat lancé dans les années quatre-vingts a donné lieu à un nombre impression-nant de publications. Le principal défenseur de « l’hypothèse A » décrite ci-dessous est Chen Yingshi 陳應時 de l’Institut de musique de Shanghai ; pour des articles récents, voir « Wuxing shuo he zaoqi de lüxue » 五行說和早期的律學, Yinyue yishu 音樂藝術, 2005, 1, p. 39-45, et « Zaitan “Lüshi chunqiu” de shenglü fa – qian ping Cong Fangmatan Qinjian Lüshu zailun “Lüshi chunqiu” shenglü cixu » 再談 « 呂氏春秋» 的生律法–兼評 « 從放馬灘秦簡律書再論 “呂氏春秋” 生律次序 », Yinyue yanjiu 音樂研究, 2005, 4, p. 39-46. Le point de vue des tenants de « l’hypothèse B » est bien résumé dans Gu Jie 谷杰, « Cong Fanmatan Qinjian Lüshu zailun “Lüshi chunqiu” shenglü cixu » 從放馬灘秦簡律書再論 « 呂氏春秋 » 生律次序, Yinyue yanjiu, 2005, 3, p. 29-34. Pour une bibliographie complète, cf. Liu Xiguo 劉喜國, « Ye tan “Lüshi chunqiu” shenglü fa–dui “shangsheng”, “xiasheng” yu “weishang”, “weixia” zai renshi » 也談 « 呂氏春秋 » 生律法–對 « 上生 » « 下生 » 與 « 為上 » « 為下 » 再認識, Tianjin yinyue xueyuan xuebao 天津音樂學院學報, 2009, 3, p. 21-27.

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Le problème est ici que cela conduit à considérer que Cloche-jaune (1-fa0), le premier de la série des « sept ascendants », engendre un diapason se trouvant une quarte au-dessous (Cloche-forêt, 8-do-1), dans l’octave inférieure.

Tableau 4. Les deux hypothèses concernant l’ordre des engendrements dans les Printemps et Automnes de Lü Buwei selon qu’on applique les expressions wei shang 為上 (générations ascendantes produisant des quartes inférieures, 4/3) et wei xia 為下 (générations descendantes produisant des quintes supérieures, 2/3) aux diapasons engendrés (sur la droite du tableau, hypothèse A) ou aux diapasons engendrants (sur la gauche, hypothèse B) 30

diapason engendrant (hyp. B)

la suite chromatique des douze diapasons diapason engendré (hyp. A)

Norme-médiane 6-la#0 4/3→ Cloche-jaune 1-fa0 4/3→ Cloche-forêt 8-do-1

Hôte-luxuriant 7-si0 4/3→ Grande-norme 2-fa#0 4/3→ Règle-juste 9-do#-1

Cloche-forêt 8-do0 4/3→ Grand-faisceau 3-sol0 4/3→ Norme-mérid. 10-ré-1

Règle-juste 9-do#0 4/3→ Cloche-pincée 4-sol#0 4/3→ Sans-relâche 11-ré#-1

Norme-mérid. 10-ré0 4/3→ Pureté-virginale 5-la0 4/3→ Cloche-conson. 12-mi-1

Sans-relâche 11-ré#0 4/3→ Norme-médiane 6-la#0 4/3→ Cloche-jaune 1-fa0

Cloche-conson. 12-mi0 4/3→ Hôte-luxuriant 7-si0 4/3→ Grande-norme 2-fa#0

Cloche-jaune 1-fa0 2/3→ Cloche-forêt 8-do0 2/3→ Grand-faisceau 3-sol+1

Grande-norme 2-fa#0 2/3→ Règle-juste 9-do#0 2/3→ Cloche-pincée 4-sol#+1

Grand-faisceau 3-sol0 2/3→ Norme-mérid. 10-ré0 2/3→ Pureté-virginale 5-la+1

Cloche-pincée 4-sol#0 2/3→ Sans-relâche 11-ré#0 2/3→ Norme-médiane 6-la#+1

Pureté-virginale 5-la0 2/3→ Cloche-conson. 12-mi0 2/3→ Hôte-luxuriant 7-si+1

Pour pallier cette difficulté qui contrevient au principe, constamment affirmé dans les textes anciens, selon lequel Cloche-jaune est le premier

30 Si l’on prend l’exemple de Cloche-forêt (8-do0) dans la colonne centrale, l’hypothèse A revient à dire que ce diapason est « descendant » parce qu’il engendre par génération descendante (2/3→) Grand-faisceau (3-sol+1) situé une quinte au-dessus ; alors que l’hypothèse B estime qu’il appartient au groupe des « descendants » parce qu’il est lui-même engendré par génération descendante à partir de Cloche-jaune (1-fa0) situé une quinte au-dessous.

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et le plus grave de tous les diapasons, d’autres chercheurs (hypothèse B) s’accordent pour comprendre l’expression wei shang dans un sens passif comme signifiant, non pas que les sept premiers tubes dans l’ordre chromatique engendrent des quartes inférieures, mais qu’ils sont eux-mêmes engendrés par des quartes inférieures ; et inversement pour les cinq derniers qui sont engendrés par des quintes supérieures. Si l’on applique à la lettre le principe de la division des douze diapasons en deux groupes constitués des sept premiers et des cinq derniers, il n’est pas difficile de constater comme le montre le tableau 4 que seule l’hypothèse B permet d’obtenir des diapasons engendrants (de Norme-médiane 6-la♯0 à Pureté-virginale 5-la0) qui sont tous compris à l’intérieur de la même octave que celle des diapasons qu’ils ont engendrés. Alors que, dans l’hypothèse A, la hauteur des diapasons engendrés s’étend sur trois octaves disjointes entre Cloche-forêt (8-do-1) à l’octave inférieure et Hôte-luxuriant (7-si+1) à l’octave supérieure 31. Nous reviendrons sur cette question à propos des manuscrits de Fangmatan qui confirment l’exactitude de l’hypothèse B.

Le « Traité des figures célestes » du Huainanzi 淮南子

Le Huainanzi, vaste somme philosophique compilée sous le patronage de Liu An, prince de Huainan, fut achevée un siècle après l’encyclopédie de Lü Buwei (vers 139 avant notre ère). Le « Traité des figures célestes » (Tianwen xun 天文訓) qui en forme le chapitre trois constitue notre prin-cipale source d’information sur les traditions astrologiques et calendaires de l’époque préimpériale et du début des Han avant la réforme du calen-drier de l’ère Taichu (104 avant notre ère) et la rédaction des Mémoires historiques de Sima Qian 32. Les découvertes archéologiques récentes ne cessent de confirmer la représentativité du Tianwen xun au regard de ces traditions et nous verrons que les manuscrits de Fangmatan en fournissent

31 Pour pallier cette difficulté, les tenants de l’hypothèse A procèdent à des aménagements du système des « sept ascendants » et des « cinq descendants » qu’il n’y a pas lieu d’évoquer ici. Sur la notation des changements d’octave, voir ci-dessus, note 27.32 Huainanzi 3, « Tianwen xun », Rémi Mathieu (trad.), in Charles Le Blanc, Rémi Mathieu (dir.), Philosophes Taoïstes II : Huainanzi, Paris : Gallimard, 2003, p. 101-145 ; et John Major, Heaven and Earth in Early Han Thought – Chapters Three, Four, and Five of the Huainanzi, New York: SUNY Press, 1993, p. 55-139.

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un nouvel exemple.L’harmonie calendaire qui occupe une place non négligeable dans

le traité ne se distingue pas sur le fond des principes énoncés dans les Printemps et Automnes de Lü Buwei. On y retrouve la même emphase mise sur Cloche-jaune comme paradigme de tous les sons : « Considé-rant toutes choses à partir de cette tripartition initiale, puis multipliant le trois par lui-même, on obtient le nombre neuf ; c’est pourquoi le diapason Cloche-jaune (1-fa) d’une longueur de neuf pouces s’accorde à la note Gong (tonique) » 33. Plutôt que d’en rester au neuf pour en déduire par le calcul la longueur des autres diapasons, le texte poursuit en assignant à Cloche-jaune le nombre 81, non plus comme longueur des tubes diapasons mesurée en « pouces » (lü cunshu 律寸數), mais comme figure embléma-tique, proportion idéale exprimant la totalité des choses existantes : « Le neuf multiplié à son tour par lui-même donne 81, nombre harmonique (shu 數) de Cloche-jaune. (…) Ainsi, les nombres harmoniques et calen-daires s’accordent-ils aux modes d’activité du ciel et de la terre. Dans la génération descendante, les nombres sont multipliés par deux puis divisés par trois. Dans la génération ascendante, ils sont d’abord multipliés par quatre puis divisés eux aussi par trois. » 34

On reconnaît dans la dernière phrase le principe de la génération des diapasons par la méthode de l’alternance entre quintes supérieures et quartes inférieures énoncé dans les Printemps et Automnes de Lü Buwei. La particularité du « Traité des figures célestes » est que les nombres har-moniques y sont donnés à l’intérieur d’une liste des douze diapasons agen-cés dans l’ordre « chromatique » (1-fa, 2-fa#, 3-sol, …) et non dans l’ordre des « générations » (1-fa, 8-do, 3-sol, …) qui n’apparaît pas en tant que tel dans l’ouvrage. Le fait doit être signalé car il montre que les auteurs du traité ne s’intéressaient pas à l’harmonie musicale comme telle, mais bien à ses applications au contexte de l’harmonie calendaire, et que c’est sous

33 « Tianwen xun », Rémi Mathieu (trad.), op. cit., p. 128. Allusion à la célèbre stance du Laozi 42 (L’un engendre le deux, le deux le trois et le trois la multitude des existants) citée plus haut dans le traité pour illustrer le passage du un au trois.34 « Tianwen xun », Rémi Mathieu (trad.), op. cit., p. 128 et 131. Dans son « Traité des tubes diapasons », Sima Qian conserve à l’inverse aux nombres harmoniques leur dimenson concrète de longueurs des tubes exprimées en pouces : 8,1 pouces pour Cloche-jaune, 7,2 pouces pour Cloche-forêt, et ainsi de suite ; Édouard Chavannes (trad.), op. cit., p. 314-315.

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cet angle que le texte doit être envisagé et compris. Voici la manière dont se présente la liste dont les données sont synthétisées dans le tableau 5 : « Cloche-Jaune (1-fa) se tient en zi-b1 (n), son nombre harmonique est 81, il régit le onzième mois et génère par le bas, xia sheng 下生 (quinte supérieure), Cloche-forêt (8-do). »

Pour peu que l’on comprenne les modes de génération comme s’ap-pliquant aux diapasons engendrants, le système du Huainanzi ne diffère guère de celui de la somme de Lü Buwei (tableau 4, colonne de gauche, hypothèse B) pour ce qui est de la répartition des générations en descen-dantes (quintes supérieures, de Cloche-jaune à Pureté-virginale) et ascen-dantes (quartes inférieures, de Norme-médiane à Cloche-consonante). La seule différence tient au fait que le dernier diapason dans l’ordre des en-gendrements (Norme-médiane, 6-la#) marque la limite au-delà de laquelle « le processus, ayant atteint son point culminant, cesse » (ji busheng 極不生). En d’autres termes, pour le Huainanzi, s’il y a bien « cinq » dia-pasons pour les générations descendantes, il n’y en a que « six » pour les générations ascendantes puisqu’attribuer un mode de génération à Norme-médiane (6-la#) aboutirait à revenir au diapason Cloche-jaune (1-fa) avec un nombre harmonique ne correspondant plus à celui qui lui est assigné par définition (9×9=81) 35.

35 En effet, attribuer un mode de génération à Norme-médiane (60) conduit à revenir au diapason de départ (Cloche-jaune, 81) avec un décalage d’un point en génération ascen-dante (60×4/3=80) ou d’un demi-point en génération descendante (60×2/3=40). Cette ver-sion chinoise du comma pythagoricien (24 cents en tempérament égal) n’est guère prise en compte dans les textes anciens. Chavannes (op. cit., Appendice II, p. 633) remarquait à juste titre que « les auteurs anciens ne parlent que de douze tuyaux sonores, et non de treize », mais il se trompait en disant qu’ils donnaient à cet hypothétique treizième diapa-son une longueur qui était exactement la moitié de celle du premier. Voir, par exemple, le système des soixante diapasons attribué à Jing Fang 京房 (ier siècle avant notre ère) qui joue précisément sur ce décalage ; Hou Han shu 後漢書, « Lülizhi, shang » 律曆志上, Beijing : Zhonghua shuju, 1965, p. 3003 et 3008.

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Tableau 5. Les douze mois diapasons, leurs nombres harmoniques et les diapa-sons engendrés dans le « Traité des figures célestes » 36

les diapasons et leurs nombres génération diapasons engendrés

Cloche-jaune 1-fa0 81 quinte sup. Cloche-forêt 8-do0

Grande-norme 2-fa#0 76 quinte sup. Règle-juste 9-do#0

Grand-faisceau 3-sol0 72 quinte sup. Norme-mérid. 10-ré0

Cloche-pincée 4-sol#0 68 quinte sup. Sans-relâche 11-ré#0

Pureté-virginale 5-la0 64 quinte sup. Cloche-conson. 12-mi0

Norme-médiane 6-la#0 60 pas de génération 極不生

Hôte-luxuriant 7-si0 57 quarte inf. Grande-norme 2-fa#0

Cloche-forêt 8-do0 54 quarte inf. Grand-faisceau 3-sol0

Règle-juste 9-do#0 51 quarte inf. Cloche-pincée 4-sol#0

Norme-mérid. 10-ré0 48 quarte inf. Pureté-virginale 5-la0

Sans-relâche 11-ré#0 45 quarte inf. Norme-médiane 6-la#0

Cloche-conson. 12-mi0 42 quarte inf. Hôte-luxuriant 7-si0

Ceci dit, la liste des douze diapasons donnée dans la première partie du passage des Printemps et Automnes de Lü Buwei cité plus haut termine également son énumération par Norme-médiane sans lui attribuer un quelconque mode de génération. Du point de vue de l’ordre des engendrements, les deux ouvrages sont donc en parfait accord :

36 « Tianwen xun », Rémi Mathieu (trad.), op. cit., p. 129.

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Tableau 6. L’ordre et les modes d’engendrement des douze diapasons 37

les diapasons et leurs nombres modes d’engendrementCloche-jaune 81 1-fa descendant 81×2/3=54

Cloche-forêt 54 8-do ascendant 54×4/3=72

Grand-faisceau 72 3-sol descendant 72×2/3=48

Norme-mérid. 48 10-ré ascendant 48×4/3=64

Pureté-virginale 64 5-la descendant 64×2/3=422/3

Cloche-conson. 42 12-mi ascendant 422/3×4/3=568/9

Hôte-luxuriant 57 7-si ascendant 568/9×4/3=7523/27

Grande-norme 76 2-fa# descendant 7523/27×2/3=5046/81

Règle-juste 51 9-do# ascendant 5046/81×4/3=67103/243

Cloche-pincée 68 4-sol# descendant 67103/243×2/3=44692/729

Sans-relâche 45 11ré# ascendant 44692/729×4/3=592039/2187

Norme-médiane 60 6-la# ———

Un dernier apport du « Traité des figures célestes » est cet autre pas-sage où l’on trouve mentionné pour la première fois le « grand nombre » (dashu 大數) de Cloche-jaune : « Comme chaque diapason est généré par le nombre trois, on pose d’abord le un puis on multiplie onze fois par trois jusqu’à obtenir 177147 subdivisions qui représentent le grand nombre de Cloche-jaune. » 38 Le texte ne donne pas de détails sur la manière dont ce nombre (311) permet de générer les grands nombres des autres diapa-sons et, quelles qu’en aient été les reconstructions proposées par les lettrés des siècles suivants, les manuscrits de Fangmatan apportent sur ce point un précieux témoignage puisqu’on y trouve la liste complète des grands nombres des douze diapasons.

37 On notera le renversement de l’alternance entre les deux modes de génération à partir de Hôte-luxuriant qui assure le maintien des nombres harmoniques à l’intérieur d’une même octave de référence. La colonne de droite donne les valeurs réelles des nombres harmoniques ; sur la correspondance avec les rapports pythagoriciens, voir Joseph Needham, op. cit., p 175.38 Sur la notion de grand nombre, voir plus loin la section qui leur est consacrée.

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Les diapasons et leurs rapports harmoniques dans le recueil B de Fangmatan

Dans l’ensemble des lamelles, une bonne centaine, qui se rattachent à la divination par les cinq sons et les douze diapasons, les sections que l’on peut dire théoriques parce qu’elles en exposent les principes comptent pour un quart environ. En ce qui nous concerne, on peut les diviser en trois listes et quelques textes inscrits sur des lamelles isolées. Comme les listes sont écrites à la verticale sur des lamelles comprenant plusieurs registres superposés, la disposition d’origine des lamelles les unes par rapport aux autres a pu être restituée de façon pratiquement certaine.

Liste 1. L’ordre de génération des douze diapasons 39

黃鐘下生林鐘 [1794], 林鐘生大簇 [1804], 大簇生南呂 [1814], 南呂生姑洗 [1826], 姑洗生應鐘 [1836], 應鐘生蕤賓 [1846], 蕤賓生大呂 [1856], 大呂生夷則 [1866], 夷則生夾鐘 [1896], 夾鐘生毋射 [1886], [毋射生中呂] [1876] 40.Cloche-jaune (1-fa) engendre vers le bas Cloche-forêt (8-do), Cloche-forêt engendre Grand-faisceau (3-sol), Grand-faisceau engendre Norme-méridionale (10-ré), Norme-méridionale engendre Pureté-virginale (5-la), Pureté-virginale engendre Cloche-consonante (12-mi), Cloche-consonante engendre Hôte-luxuriant (7-si), Hôte-luxuriant engendre Grande-norme (2-fa#), Grande-norme engendre Règle-juste (9-do#), Règle-juste engendre Cloche-pincée (4-sol#), Cloche-pincée engendre Sans-relâche (11-ré#), [Sans-relâche engendre Norme-médiane (6-la#)].

39 La transcription des textes en chinois standard est reprise de l’édition de Yan Changgui (voir ci-dessus, note 11) que je remercie vivement pour avoir bien voulu vérifier la version reproduite ici. Pour la numérotation des lamelles, Yan a conservé celle de l’édition du FMTQJ, les exposants indiquant le registre de la lamelle où se trouve placé le texte (1794=lamelle 179, registre 4). Les textes entre crochets signalent que la transcription est incertaine voire interpolée ; les carrés blancs signalent des graphies non identifiées.40 Le texte inscrit sur les trois dernières lamelles a été inversé par les éditeurs pour rétablir l’ordre d’engendrement des douze diapasons (1896, 1886, 1876). Il s’agit manifestement d’une erreur de copiste puisqu’au registre inférieur des mêmes lamelles (liste 2, 1877, 1887, 1897), la suite est conforme à l’ordre cette fois chromatique des diapasons.

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Liste 2. Suite chromatique des douze diapasons avec leurs nombres harmoniques 41

黃鐘八十一, 課山 [1795] ; 大呂七十六, □山 [1805] ; 大簇七十二, 參阿 [1815] ; 夾鐘六十八, 參阿 [1827] ; 姑洗六十四, 陽谷 [1837] ; 中呂六十, 俗山 [1847] ; 蕤賓五十七,冕都 [1857] ; 林鐘五十四, 俗山 [1867] ; [夷則五十一,□□] [1877] ; 南呂卌八,俗山 [1887] ; 毋射卌五, 昏陽 [1897] ; 應鐘卌三, 並閡 [1905].Cloche-jaune (1-fa) 81, mont Ke ; Grande-règle (2-fa#) 76, mont ? ; Grand-faisceau (3-sol) 72, colline de Shen ; Cloche-pincée (4-sol#) 68, colline de Shen ; Pureté-virginale (5-la) 64, vallée Yang ; Norme-médiane (6-la#) 60, mont Su ; Hôte-luxuriant (7-si) 57, ville de Mian ; Cloche-forêt (8-do) 54, mont Su ; [Règle-juste (9-do#) 51, ? ?] ; Norme-méridionale (10-ré) 48, mont Su ; Sans-relâche (11-ré#) 45, Yang couchant ; Cloche-consonante (12-mi) 43, limite conjointe.

Liste 3. Suite chromatique des douze diapasons avec leurs grands nombres 42

黃[鐘]十七萬七千一百卌七, [下林鐘] [1942] ; 大呂十六萬五千八百八十八, 下夷則 [1952] ; 大簇十五萬七千四百六十四, 下南呂 [1962] ; 夾鐘十四萬七千四百五十六, 下毋射 [1972] ; 姑先十三萬九千九百六十八,下應鐘 [1982] ; 中呂十三萬一千七十二,[? ? ?] [1992] ; 蕤賓十二萬四千四百一十六, 上大呂 [2002] ; 林鐘十一萬八千九十八, 上大族 [2012] ; 夷則十一萬五百九十二, 上夾鐘 [2022] ; 南呂十〈四〉萬四千九百七十六, 上姑洗 [2032] ; 毋射九萬八千三百四, 上中呂 [2042] ; 應鐘九萬三千三百一十二, 上蕤賓 [2052].

41 La partie inférieure de la lamelle 187 contenant les registres 6 (liste 1) et 7 (liste 2) manque, les textes entre crochets ont été interpolés par les éditeurs.42 D’après Yan Changgui, l’identification des trois graphies finales de la lamelle 1942 ([下林鐘]) est incertaine, mais prouvée par les nombres associés à Cloche-jaune et à son diapason engendré (Cloche-forêt, 177147×2/3=118098). La même chose s’applique aux trois graphies de la lamelle 1992 ([ ? ? ?]) : comme les transcriptions proposées par les paléographes divergent considérablement les unes des autres, j’ai choisi de les signaler par des points d’interrogation. Enfin, à la lamelle 203, le grand nombre de Norme-méridionale contient une erreur (144976 au lieu de 104976) que j’ai corrigée dans la traduction.

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[Cloche-]jaune (1-fa) 177147, [(engendre) vers le bas Cloche-forêt] ; Grande-règle (2-fa#) 165888, (engendre) vers le bas Règle-juste ; Grand-faisceau (3-sol) 157464, (engendre) vers le bas Norme-méridionale ; Cloche-pincée (4-sol#) 147456, (engendre) vers le bas Règle-juste ; Pureté-virginale (5-la) 139968, (engendre) vers le bas Cloche-consonante ; Norme-médiane (6-la#) 131072, [ ???] ; Hôte-luxuriant (7-si) 124416, (engendre) vers le haut Grande-norme ; Cloche-forêt (8-do) 118098, (engendre) vers le haut Grand-faisceau ; Règle-juste (9-do#) 110592, (engendre) vers le haut Cloche-pincée ; Norme-méridionale (10-ré) 104976, (engendre) vers le haut Pureté-virginale ; Sans-relâche (11-ré#) 98304, (engendre) vers le haut Norme-médiane ; Cloche-consonante (12-mi) 93312, (engendre) vers le haut Hôte-luxuriant.

Ces trois listes rassemblent à elles seules l’ensemble des données fournies par les textes examinés ci-dessus. Des différences remarquables peuvent être soulignées. En effet, la liste 1 reproduit à l’identique celle qui figure au début du passage précédemment cité des Printemps et Automnes de Lü Buwei, à ceci près que, pour la génération de Cloche-forêt (8-do) par Cloche-jaune (1-fa), il est clairement indiqué qu’il s’agit d’une « gé-nération descendante » (xia sheng), c’est-à-dire que le premier diapason (1-fa0) engendre une quinte supérieure (8-do0) et non une quarte inférieure (8-do-1). Même si les modes d’engendrement ne sont pas spécifiés pour les autres diapasons, il va sans dire que la liste correspond pour l’essentiel à l’interprétation défendue par les tenants de l’hypothèse B concernant ce passage de la somme de Lü Buwei.

Les deux listes suivantes nous ramènent au « Traité des figures cé-lestes » du Huainanzi. La deuxième énumère les douze diapasons dans l’ordre chromatique en leur associant des nombres harmoniques, de 81 pour Cloche-jaune (1-fa) à 43 pour Cloche-consonante (12-mi). Les re-pères topographiques connectés à chaque diapason, au vu d’un autre pas-sage du « Traité » qui utilise le même procédé pour qualifier les douze heures de la journée, pourraient ici avoir une fonction semblable 43. On

43 Huainanzi 3 ; Rémi Mathieu (trad.), op. cit., p. 124-125. Signalons aussi que des listes des heures du jour avec leurs nombres sont inscrites dans les registres supérieurs des lamelles correspondant aux listes 1 et 2 des diapasons, ce qui indique qu’elles jouaient un rôle dans l’établissement des pronostics (voir plus loin, la section sur le contexte divinatoire).

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note surtout que le nombre 43 attribué à Cloche-consonante, au lieu de 42 dans le Huainanzi, est arithmétiquement plus proche de la valeur réelle de ce diapason obtenue par génération inférieure de Pureté-virginale (64 x2/3=42,6666 ; voir le tableau 6 ci-dessus) 44. Quant à la liste 3, elle est sans équivalent ailleurs mais constitue manifestement un développement du passage du Huainanzi concernant les grands nombres. Outre ces grands nombres, la liste mentionne pour les douze degrés de la suite chromatique, le diapason engendré qui lui correspond et son mode d’engendrement sous la forme abrégée « vers le bas » (xia, génération descendante) et « vers le haut » (shang, génération ascendante).

Le recueil B de Fangmatan constitue désormais notre source la plus complète sur les principes et les nombres qui régissaient l’harmonie calen-daire à la fin des Royaumes combattants. Même si les différences avec ce qu’on en savait par les textes transmis sont relativement minimes, les manuscrits n’en apportent pas moins des éclaircissements sur les points suivants.

La notion de générations ascendante et descendante

Si la signification des termes xia 下 (vers le bas, quinte supérieure) et shang 上 (vers le haut, quarte inférieure) pour caractériser les deux modes de génération des douze diapasons est clairement établie, on s’est beau-coup interrogé sur la raison ayant conduit à qualifier de génération « des-cendante » le processus consistant à réduire (sun 損) la longueur d’un tube ou son nombre harmonique d’un tiers pour obtenir une quinte supérieure et, inversement, de génération « ascendante » celui par lequel on augmente (yi 益) cette longueur d’un tiers pour obtenir une quarte inférieure 45. Com-mençons par examiner le texte qui, dans le recueil B (lamelle 169, registre 5), décrit le processus :

Pour ceux [les diapasons] qui engendrent le huitième vers le bas, on divise par trois et multiplie par deux ; pour ceux qui engendrent

44 Voir ci-dessous, note 61.45 Les musicologues désignent généralement le procédé chinois de génération des douze degrés de l’échelle chromatique par l’expression « méthode par réduction et augmentation des trois tiers » (sanfen sunyi fa 三分損益法).

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le sixième vers le haut, on divise par trois et multiplie par quatre.下八而生者, 三而為二. 上六而生者, 三而為四. [1695]

Si le principe des 2/3 (quinte supérieure) pour désigner les géné-rations descendantes et des 4/3 (quarte inférieure) les générations ascen-dantes est conforme à la tradition, les expressions xia ba 下八 (huit vers le bas) et shang liu 上六 (six vers le haut) ne sont pas attestées comme telles dans les textes anciens. Ces expressions me semblent une fois de plus témoigner de l’importance occupée en harmonie calendaire par l’ordre chromatique des douze diapasons, du plus grave (Cloche-jaune, 1-fa) au plus aigu (Cloche-consonante, 12-mi). On constate en effet que dans cet agencement les diapasons engendrés par génération descendante se trouvent toujours en huitième position plus bas vers l’aigu (quinte supé-rieure) et ceux engendrés par génération ascendante en sixième position plus haut vers le grave par rapport à leurs diapasons engendrants 46 :

Tableau 7. Procédé pour déterminer les rapports d’engendrement des douze diapasons à partir de leurs positions relatives à l’intérieur de la série chromatique

diapasons engendrants 8-bas/6-haut diapasons engendrés

Cloche-jaune 1-fa 81 8 vers le bas Cloche-forêt 8-do 54

Grande-norme 2-fa# 76 8 vers le bas Règle-juste 9-do# 51

Grand-faisceau 3-sol 72 8 vers le bas Norme-mérid. 10-ré 48

Cloche-pincée 4-sol# 68 8 vers le bas Sans-relâche 11-ré# 45

Pureté-virginale 5-la 64 8 vers le bas Cloche-conson. 12-mi 43

Norme-médiane 6-la# 60 —— [Cloche-jaune] [1-fa] [81]

Hôte-luxuriant 7-si 57 6 vers le haut Grande-norme 2-fa# 76

Cloche-forêt 8-do 54 6 vers le haut Grand-faisceau 3-sol 72

Règle-juste 9-do# 51 6 vers le haut Cloche-pincée 4-sol# 68

Norme-mérid. 10-ré 48 6 vers le haut Pureté-virginale 5-la 64

Sans-relâche 11-ré# 45 6 vers le haut Norme-médiane 6-la# 60

Cloche-conson. 12-mi 43 6 vers le haut Hôte-luxuriant 7-si 57

46 La suite chromatique se suffit en quelque sorte à elle-même et la mention, pour chaque diapason, de son diapason engendré ne fait que redoubler ce qui est exprimé par les expres-sions « huit vers le bas » et « six vers le haut ».

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On peut se demander si nous avons affaire ici à une sorte d’arti-fice mnémotechnique pour désigner les rapports de génération mutuelle des douze diapasons une fois ceux-ci réarrangés en une suite chromatique continue, ou si le procédé avait des applications astro-calendaires spé-cifiques dans la mesure où l’ordre chromatique des diapasons était lui-même identifié à la succession naturelle des mois et des saisons. Mais, dans un cas comme dans l’autre, les expressions « huitième vers le bas » et « sixième vers le haut » renvoient au mouvement de va-et-vient qui caractérise l’engendrement des diapasons, tantôt dans le sens descendant de la suite chromatique, du 81 (1-fa) au 43 (12-mi), tantôt dans le sens ascendant, du 43 au 81. Ainsi, les termes shang 上 et xia 下 employés seuls, comme c’est l’usage dans les textes transmis, pourraient être des formulations générales du même principe élaborées par les calendéristes et les cosmologues pour servir leurs propres fins 47. C’est ce qui explique pourquoi, dans les écrits préimpériaux et du début des Han y compris le recueil B de Fangmatan, les nombres harmoniques ne sont jamais inclus aux listes des douze diapasons agencés selon l’ordre des générations, mais toujours en suivant l’ordre chromatique.

Le passage énigmatique du Lüshi chunqiu

On a vu que l’ambiguïté du passage des Printemps et Automnes de Lü Buwei, qui établit une subdivision des douze diapasons en « sept ascen-dants » et « cinq descendants » avait donné lieu à un débat entre deux interprétations différentes des expressions wei shang 為上 et wei xia 為下 : l’une (hypothèse A) les comprenant comme « engendrer vers le haut/vers le bas », l’autre (hypothèse B) comme « être engendré par le haut/par le bas ». Puisque l’hypothèse A consiste à faire commencer le processus d’engendrement des diapasons par une quarte inférieure (Cloche-jaune 81 ×4/3=Cloche-forêt 108) pour aboutir à une suite chromatique allant de

47 Les termes shang et xia ne sont pas attestés dans la notation musicale des carillons de Zeng, à l’exception du composé xiajue 下角 qui désigne parfois la tierce majeure à la place de gongjue (voir ci-dessus, note 20) ; voir Falkenhausen (1993), op. cit., p. 284. On notera également que, dans le passage sur la génération des cinq notes du mode pentatonique dans le Guanzi que nous évoquerons au paragraphe suivant, les deux termes n’apparaissent pas non plus.

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Cloche-forêt (8-do) dans le grave à Hôte-luxuriant (7-si) dans l’aigu, ceux qui la soutiennent considèrent cette suite comme plus ancienne que celle du « Traité des figures célestes » où la suite revêt sa forme classique, de Cloche-jaune (1-fa) à Cloche-consonante (12-mi). Ils s’appuient pour ce faire sur le chapitre « Conformation des sols » des Écrits de maître Guan (Guanzi 管子) dans lequel on trouve la célèbre formule de génération des cinq notes du mode pentatonique où le processus commence là aussi par une quarte inférieure 48. Les nombres harmoniques qui en résultent équivalent à ce que donnerait la suite des cinq premiers diapasons si elle commençait, comme le veut l’hypothèse A, par une génération ascendante (quarte inférieure).

Tableau 8. Comparaison entre le système du Guanzi et celui de l’hypothèse A du Lüshi chunqiu

Guanzi Lüshi chunqiu (hypot. A) mode de génération

Gong-fa0 81 Cloche-jaune, 1-fa0 81 asc. quarte inf. 81×4/3 = 108

Zhi-do-1 108 Cloche-forêt, 8-do-1 108 desc. quinte sup. 108×2/3 = 72

Shang-sol0 72 Grand-faisceau, 3-sol0 72 asc. quarte inf. 72×4/3 = 96

Yu-ré-1 96 Norme-mérid., 10-ré-1 96 desc. quinte sup. 96×2/3 = 64

Jue-la0 64 Pureté-virginale, 5-la0 64

L’ancienneté du procédé décrit dans le Guanzi n’est pas sans poser de problèmes puisque la date de composition du chapitre « Conformation des sols » est loin d’être assurée : les plus hardis la font remonter au milieu des Royaumes combattants, entre le ive et le iiie siècle avant notre ère, les plus prudents au règne de l’empereur Wu (r. 140-87) des Han 49. De plus, l’idée que les principes de l’harmonie musicale auraient été d’abord définis sur la base des cinq notes du mode pentatonique pour être transposés 48 Guanzi 58, « Diyuan » 地員 ; W. Allyn Rickett (trad.), Guanzi. Political, Economical, and Philosophical Essays from Early China, Princeton: Princeton University Press, 1985 (vol 1), 1998 (vol. 2) ; pour le passage sur la génération des cinq notes, voir vol. 2, p. 263. Sur le point de vue de l’hypothèse A, voir Chen Yingshi, « “Guanzi”, “Lüshi chunqiu” de shenglü fa ji qita » « 管子 » « 呂氏春秋 » 的生律法及其他, Huangzhong 黃鐘, 2000, 3, p. 64-68.49 La question de datation est traitée en détail par Rickett dans son introduction au cha-pitre « Diyuan », op. cit., p. 256-259. Il adopte une position médiane et propose de dater le texte de la fin du iiie siècle avant notre ère.

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après-coup aux spéculations sur les tubes diapasons, aussi tentante soit-elle, n’est pas confortée par la méthode exposée dans le chapitre en question 50. D’une part, le processus de génération est introduit par un préambule numérologique qui aboutit à conférer le nombre harmonique 81 au diapason Cloche-jaune et, ensuite seulement, à reporter ce nombre sur la note Gong : autrement dit, l’auteur du chapitre était parfaitement au fait de l’existence de la théorie des engendrements telle qu’on la trouve exposée en relation avec les douze diapasons dans les textes comme le Lüshi chunqiu et le Huainanzi. D’autre part, la méthode de génération décrite dans ce chapitre s’inscrit dans un contexte spatial où les cinq notes font partie des éléments utilisés pour classer les sols en cinq catégories ; dans ce contexte, la note Gong et son nombre harmonique 81, associés au centre, occupent une position médiane par rapport aux autres notes qui se répartissent de manière symétrique pour former la suite 64-72-81-96-108 qui correspond à l’ordre dans lequel les cinq types de sols sont énumérés dans le texte 51. L’important pour l’auteur était à coup sûr la recherche d’une symétrie spatiale et n’indique d’aucune manière qu’il accordait à la suite do[108]-ré[96]-fa[81]-sol[72]-la[64] une quelconque réalité musicale.

Revenons maintenant au recueil B avec la lamelle 193 qui porte l’inscription suivante :

Tous les diapasons, de Cloche-Jaune (1-fa) à Pureté-virginale (5-la), engendrent vers le bas en divisant par trois et en multipliant par deux ; à partir de Norme-médiane (6-la♯) jusqu’à Cloche-consonante (12-mi), ils engendrent vers le haut en divisant par trois et en multipliant par quatre.黃鐘以至姑洗皆下生,三而二。從中呂以至應鐘皆上生,三而四。

50 L’idée est tentante parce que les proportions musicales expriment des rapports de consonance entre les sons à l’intérieur d’une gamme donnée, comme c’est le cas des cinq notes du mode pentatonique, et que ces rapports peuvent être facilement quantifiés à l’aide d’instruments autres que les cloches, notamment les cordes. Alors que les six diapasons réguliers, formant une suite équitonale, n’offrent théoriquement pas la possibilité d’expri-mer des rapports comprenant des demi-tons tels que la quarte (2 tons ½) ou la quinte (3 tons ½) ; voir Lothar von Falkenhausen (1993), op. cit., p. 304-305 ; et Robert Bagley, op. cit., p. 69-70.51 La description des cinq sols précède immédiatement le passage sur la génération des cinq notes, Guanzi, « Diyuan » ; W. Allyn Rickett (trad.), op. cit., p. 260-263.

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La similitude entre ce texte et celui du passage précédemment mentionné du Lüshi chunqiu est évidente, à ceci près que les expressions ambiguës wei shang et wei xia sont ici inversées et remplacées par xia sheng (engendrer vers le bas, génération descendante) et shang sheng (engendrer vers le haut, génération ascendante). Comme les nombres harmoniques sont clairement mentionnés dans les listes du recueil B, il va sans dire que le texte de la lamelle 193 exprime le fait que, dans la suite chromatique des douze diapasons, les cinq premiers engendrent des quintes supérieures par génération descendante et les sept derniers des quartes inférieures par génération ascendante (voir le tableau 5). En d’autres termes, la théorie des générations s’accorde ici à l’hypothèse B du passage du Lüshi chunqiu, comme elle s’accorde aussi au système présenté dans le « Traité des figures célestes ». Du coup, l’argument de l’ancienneté du Lüshi chunqiu par rapport au Huainanzi invoquée par les tenants de l’hypothèse A pour justifier leur interprétation tombe puisque la sépulture de Fangmatan a été fermée l’année même ou peu s’en faut où Lü Buwei achevait ses Printemps et Automnes. Ajoutons à ceci que, dans la mesure où la formulation du principe de subdivision des douze diapasons en un groupe de cinq et un groupe de sept dans le recueil B et le Lüshi chunqiu est pratiquement identique, il semble exclu qu’elle puisse renvoyer à deux conceptions différentes de la génération des douze diapasons.

Le débat autour de l’interprétation du fameux passage du Lüshi chunqiu est dans une large mesure un faux débat qui tient à une mauvaise compréhension des principes de l’harmonie calendaire des Royaumes combattants et du début des Han tels que nous pouvons les reconstituer à partir des textes antérieurs au « Traité des tubes diapasons » de Sima Qian. Nous avons vu (tableau 5) que la présentation des nombres harmoniques des douze diapasons dans le Huainanzi apparaît sous la forme d’une liste où ceux-ci sont énumérés dans l’ordre chromatique, du grave (81) à l’aigu (42). Le fait que la même présentation se retrouve un siècle plus tôt dans le recueil B de Fangmatan montre qu’elle faisait alors autorité. Or, ces listes ont pour particularité de contenir deux suites de douze diapasons : les « diapasons engendrants » auxquels sont associés les nombres harmoniques et les douze mois de l’année formant la suite chromatique classique partant

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de Cloche-jaune (1-fa, 81, onzième mois) à Cloche-consonante (12-mi, 43, dixième mois de l’année) ; et les « diapasons engendrés » formant une deuxième suite chromatique identique à la première mais avec un décalage d’une quinte supérieure, de Cloche-forêt (8-do, 54) à Hôte-luxuriant (7-si, 57).

Tableau 9. Les deux suites chromatiques dans la liste des nombres harmoniques associés aux douze diapasons dans le Huainanzi et dans les listes 2 (nombres harmoniques) et 3 (grands nombres) de Fangmatan

diapasons engendrants diapasons engendrésCloche-jaune 1-fa0 81 XI desc. Cloche-forêt 8-do0 54Grande-norme 2-fa#0 76 XII desc. Règle-juste 9-do#0 51Grand-faisceau 3-sol0 72 I desc. Norme-mérid. 10-ré0 48Cloche-pincée 4-sol#0 68 II desc. Sans-relâche 11-ré#0 45Pureté-virginale 5-la0 64 III desc. Cloche-conson. 12-mi0 43Norme-médiane 6-la#0 60 IV [asc.] [Cloche-jaune] [1-fa] [81]Hôte-luxuriant 7-si0 57 V asc. Grande-norme 2-fa#0 76Cloche-forêt 8-do0 54 VI asc. Grand-faisceau 3-sol0 72Règle-juste 9-do#0 51 VII asc. Cloche-pincée 4-sol#0 68Norme-mérid. 10-ré0 48 VIII asc. Pureté-virginale 5-la0 64Sans-relâche 11-ré#0 45 IX asc. Norme-médiane 6-la#0 60Cloche-conson. 12-mi0 43 X asc. Hôte-luxuriant 7-si0 57

Ainsi, le mode d’engendrement, ascendant ou descendant, d’un diapason donné peut être défini de deux manières selon qu’on l’envisage comme « engendrant » le suivant (par exemple le 54 de Cloche-forêt engendre le 72 de Grand-faisceau de manière ascendante, passant de 8-do0 à la quarte inférieure en 3-sol0), ou comme « engendré » par le précédent (par exemple le 54 de Cloche-forêt est engendré de manière descendante par le 81 de Cloche-jaune, passant de 1-fa0 à la quinte supérieure en 8-do0). Il n’y a donc pas deux hypothèses contradictoires et s’excluant l’une l’autre, mais deux manières différentes de désigner une même chose. Ce qui revient à dire, en prenant Cloche-jaune comme premier diapason,

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que la lamelle du recueil B de Fangmatan a choisi l’option des diapasons engendrants (cinq générations descendantes suivies de sept ascendantes), le Lüshi chunqiu celle des diapasons engendrés (sept générations ascendantes suivies de cinq descendantes) 52.

La théorie des grands nombres

Si le grand nombre de Cloche-jaune (177147=311) nous était connu par le « Traité des figures célestes » du Huainanzi, il faut attendre le « Traité de l’harmonie et du calendrier » de l’Histoire des Han postérieurs compilé à la fin du iiie siècle de notre ère par Sima Biao 司馬彪 (240-306) pour en avoir la liste complète 53. Dans la liste 3 du recueil de Fangmatan, ces grands nombres ne font qu’exprimer sous forme de fractions les valeurs exactes des nombres harmoniques résultant du processus de génération des douze diapasons par alternance de quintes supérieures (2/3) et de quartes inférieures (4/3). Pour les cinq premiers engendrements (fa, do, sol, ré, la), il est tout à fait indifférent d’exprimer le résultat des opérations par les nombres harmoniques (81, 54, 72, 48, 64) ou par les grands nombres (177147×2/3=118098, 118098×4/3=157464, etc.), mais cela ne s’applique plus aux suivants puisque leurs nombres harmoniques ont été réduits à l’unité supérieure ou inférieure (422/3 à 42 ou 43, 568/9 à 57, etc. ; voir le tableau 6). À cet égard, il est remarquable que ce soit précisément dans la liste 3 qui contient les grands nombres, et non dans celle qui contient les nombres harmoniques (liste 2), que l’on trouve exposé le principe des gé-nérations ascendantes ou descendantes accompagné de la série des douze diapasons engendrés. Ceci pourrait indiquer qu’une distinction était faite 52 Ceci explique pourquoi, dans le Lüshi chunqiu, on a d’abord les « sept ascendants » puis les « cinq descendants » puisque les termes « ascendants » et « descendants » y expriment la relation d’un diapason engendré à son diapason engendrant (Cloche-jaune a été engendré par le haut, en théorie tout au moins, par Norme-médiane ; tableau 9, colonne de droite, ligne 6). Alors que dans le recueil de Fangmatan, ils expriment la relation d’un diapason engendrant à son diapason engendré (Cloche-jaune engendre vers le bas Cloche-forêt ; tableau 9, colonne de gauche, ligne 1).53 Hou Han shu, « Lülizhi, shang », p. 3002-3014. Dans cet ouvrage, les douze grands nombres sont intégrés au système des soixante diapasons cycliques attribué à Jing Fang. Le recueil de Fangmatan apporte ainsi la preuve que les fondements numérologiques du système de Jing Fang étaient au moins en germe au iiie siècle avant notre ère.

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à l’époque entre l’usage proprement calendaire et en l’occurrence divi-natoire de la suite chromatique des douze diapasons avec leurs nombres harmoniques agencés dans l’ordre des mois et des saisons (fa 81, fa♯ 76, sol 72, etc.), contexte où leur valeur était surtout emblématique, et le pro-cédé proprement arithmétique et rigoureusement exact de génération des diapasons par le système des quintes et des quartes alternées (fa 177147, do 118098, sol 157464, etc.).

Si l’on a pu dire que la théorie des douze diapasons dans le Huainanzi « était tout à fait fautive » parce qu’elle ne tenait pas compte des restes fractionnaires des nombres harmoniques, les listes du recueil B de Fangmatan ne permettent plus de l’affirmer aussi crûment 54. La présence de la série intégrale des grands nombres dans le recueil B, en témoignant de son existence au iiie siècle avant notre ère, apporte la preuve tangible de son ancienneté et permet de mieux comprendre la spécificité de celle rapportée un siècle et demi plus tard par Sima Qian dans son « Traité des tubes diapasons ». Là encore, on a beaucoup spéculé sur la meilleure manière de concilier le système proposé par l’éminent historien et celui qui a pu être reconstitué à partir des informations disséminées dans les textes anciens. Les listes de Fangmatan tendent à montrer que les deux systèmes répondaient à des principes arithmétiques de nature distinctes dont la mise en lumière déborderait le cadre du présent article tant la théorie du « Traité des tubes diapasons » marque une rupture par rapport aux traditions précédentes 55.

54 Édouard Chavannes, op. cit., Appendice II, p. 631. Parallèlement, Chavannes omet totalement de signaler la présence dans le « Traité des figures célestes » du grand nombre 177147 de Cloche-jaune.55 Là où le système du Shiji se démarque de celui de Fangmatan, et aussi de tous les textes anciens, c’est que le régime d’alternance des quintes supérieures et inférieures reste constant du premier au dernier diapason. Il en résulte que les six diapasons réguliers (de rang impair) engendrent toujours des quintes supérieures (génération descendante) et les six diapasons intermédiaires (de rang pair) toujours des quartes inférieures (génération ascendante). Comme ceci provoque une sortie de l’octave pour les trois derniers diapasons intermédiaires, les lettrés des Tang et des Song comme Sima Zhen 司馬貞 (viiie siècle) et Cai Yuanding 蔡元定 (1135-1198) se sont ingéniés à corriger les valeurs fractionnaires attribuées à ces trois diapasons pour rétablir ce qu’ils considéraient comme une erreur d’appréciation de la part de Sima Qian. Chavannes (op. cit., p. 315-316 et 632) et, à sa suite, Needham (op. cit., p. 173-175) leur ont emboîté le pas sans se demander si le sys-tème du Shiji n’avait pas sa propre raison d’être, d’autant plus que les grands nombres n’y sont pas explicitement rapportés aux douze diapasons, mais aux douze signes cycliques du

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Tableau 10. Le système des grands nombres dans le traité de Sima Qian et dans le manuscrit de Fangmatan

le système du « Traité des tubes diapasons » le système du recueil B de Fangmatanzi-b1 1 desc. 2/3 20/30 Cloche-jaune 1-fa 177147/311 desc. 2/3chou-b2 2/3 asc. 4/3 21/31 Cloche-forêt 8-do 118098/311 asc. 4/3yin-b3 8/9 desc. 2/3 23/32 Grand-faisceau 3-sol 157464/311 desc. 2/3mao-b4 16/27 asc. 4/3 24/33 Norme-mérid. 10-ré 104976/311 asc. 4/3chen-b5 64/81 desc. 2/3 26/34 Pureté-virginale 5-la 139968/311 desc. 2/3si-b6 128/243 asc. 4/3 27/35 Cloche-conson. 12-mi 93312/311 asc. 4/3wu-b7 512/729 desc. 2/3 29/36 Hôte-luxuriant 7-si 124416/311 asc. 4/3wei-b8 1024/2187 asc. 4/3 210/37 Grande-norme 2-fa# 165888/311 desc. 2/3shen-b9 4096/6561 desc. 2/3 212/38 Règle-juste 9-do# 110592/311 asc. 4/3you-b10 8192/19683 asc. 4/3 213/39 Cloche-pincée 4-sol# 147456/311 desc. 2/3xu-b11 32768/59049 desc. 2/3 215/310 Sans-relâche 11-ré# 98304/311 asc. 4/3hai-b12 65536/177147 asc. 4/3 216/311 Norme-médiane 6-la# 131072/311 —

Le contexte divinatoire

La littérature ancienne fourmille en récits mettant en scène des devins évaluant les situations et prédisant l’avenir par l’écoute des sons, comme ils le faisaient aussi par d’autres phénomènes subtils du même ordre tels que les nuées et l’orientation des vents 56. Le « Traité des tubes diapasons » de Sima Qian est lui-même composé pour l’essentiel d’un traité de stra-tégie militaire qui commence par attribuer au roi Wu des Zhou d’avoir « soufflé dans ses diapasons » (chuilü 吹律) et écouté les sons émis par le camp ennemi avant de livrer la bataille décisive qui l’opposait au dernier souverain des Shang. Plusieurs ouvrages répertoriés dans le catalogue de la bibliothèque impériale à la fin du ier siècle avant notre ère traitaient, à en juger par leurs titres, de divination par les cinq notes et les douze dia-

calendrier sexagésimal (tableau 10, colonne de gauche).56 Voir, par exemple, le chapitre 28 du Liutao 六韜 (Les Six Arcanes stratégiques), in Jean Levi (trad.), Les Sept Traités de la guerre, Paris : Hachette, 2008, p. 400-401. Sur ces procédés fondés sur les propriétés vibratoires des sons, voir Erica Brindley, “The Cosmic Power of Sound in the Late Warring States and Han Periods”, Journal of Chinese Reli-gions, 2007, 35, p. 1-35.

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pasons : aucun n’a survécu 57. C’est dire l’intérêt présenté par le recueil B de Fangmatan. Dans l’état présent du manuscrit, nous sommes loin de pouvoir comprendre en quoi consistait le système mantique qui s’y trouve décrit. Une chose est sûre, ce système n’était pas fondé sur les proprié-tés physiques et vibratoires des sons mais précisément sur les éléments d’harmonie calendaire présentés ci-dessus. La technique semble avoir été principalement cléromantique au sens où le choix des données de pronos-tication reposait sur le jet (tou 投) d’un objet, peut-être un dé, ou le tirage au sort de baguettes de calcul 58. La terminologie utilisée n’est d’ailleurs pas sans présenter des similitudes avec le tirage des bâtonnets d’achillée dans la méthode du Livre des mutations, comme par exemple l’expression li zhen 利貞 (propice pour une auguration) courante dans le Classique et, surtout, la désignation de configurations mantiques composées de trois diapasons par le terme gua 卦 (trigramme, hexagramme) 59.

Les éléments d’harmonie se combinaient aux signes sexagésimaux associés aux jours (les dix troncs et les douze branches) et aux heures de la journée pour former un système relativement complexe comme le montrent les lamelles traduites ci-dessous 60 :

« Jet » du shou de Cloche-jaune : jetez d’abord (?) sur le tronc du jour, si c’est au-dessus [le pronostic] concerne le père ; puis sur la branche du jour, si c’est au-dessous [le pronostic] concerne la mère ; enfin sur l’heure de la journée, s’il tombe juste, la personne visée est le fils. S’il y a plus en haut qu’en bas, pour le service

57 Ces traités, comme le Zhonglü zaiyi 鐘律災異 (Du pronostic des catastrophes naturelles par les cloches diapasons), sont classés dans la section de l’astrologie calendaire du catalogue ; Hanshu 漢書, « Yiwenzhi » 藝文志, Beijing : Zhonghua shuju, 1962, juan 30, p. 1768.58 Sur la question, voir Chen Wei 陳偉, « Fangmatan Qinjian rishu “Zhanbing suichu” yu touzhishi xuanze » 放馬灘秦簡日書 « 占病祟除 » 與投擲式選擇, Wenwu 文物, 2011, 5, p. 85-88.59 Pour lizhen, voir la lamelle 243 traduite ci-dessous. Pour les diapasons-trigrammes, voir principalement les lamelles 244 à 255 ; par exemple : « La configuration (gua) Cloche-jaune, Pureté-virginale, Règle-juste signifie que … 黃鐘、姑洗、夷則之卦曰… » (lamelle 244). Il faut également souligner que les manuscrits de Fangmatan offrent désormais le plus ancien exemple de l’usage du terme gua au sens de figure mantique en dehors du contexte du Livre des mutations. 60 Les quelques modifications, principalement de ponctuation, par rapport à l’édition de Jianbo 5 (voir note 11) m’ont été suggérées par Yan Changgui lui-même.

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du prince cela commencera bien mais finira mal ; même chose pour ce qui est du commerce, des marchés et de la circulation des marchandises ; l’auguration ne sera propice que pour les pronostics sur les crimes, les ensorcellements et les paroles entendues.投黃鐘之首,先(?)投日,上,父殹;投辰,下,母殹;投時,其中,子殹;上多下少,事君,有初毋後;賈市、行財皆然,唯利貞罪蠱言語。 (lamelle 243)

Quand une femme est enceinte et souhaite connaître le sexe de l’enfant à naître, « jeter » [pour déterminer les nombres] du tronc, de la branche et de l’astre du jour ; faites la somme des trois et, si le nombre est impair ce sera un garçon, s’il est pair une fille. Puis, ayant multiplié par trois, procédez à l’auguration par le nombre harmonique du diapason correspondant au nombre obtenu.婦有壬(妊)者,而欲智(知)其男女,投日、辰、星而參合之,奇者男殹,禺者女殹,因而參之,即以所中鐘數為卜。 (lamelle 293)

Il faut éviter que les nombres [tirés] ne coïncident pas avec les nombres harmoniques des douze diapasons ; on dit alors que « le ciel a rompu ses liens ». Si le nombre obtenu est 66, on le fera coïncider avec le 68 [de Cloche-pincée] si c’est le matin, avec le 64 [de Pureté-virginale] si c’est le soir ; si le nombre obtenu est 75, le pronostic prendra en compte le 76 [Grande-norme] et, si l’on a un 44, il prendra en compte le 43 [Cloche-consonante] 61 …凡忌黃鐘,不合音數者,是謂天絕紀殹,數者六十六,旦從六十八,夕從六十四;數七十五,占七十六;數有卌四,占卌三。□陽。 (lamelle 283)

On le voit, ce sont les nombres harmoniques des diapasons et non leurs « grands nombres » qui sont pris en compte dans cette forme d’arithmologie divinatoire. Les nombres associés aux signes sexagésimaux ont aussi leur importance, mais le système repose avant tout sur les notes et les diapasons dont l’origine est rapportée aux temps mythiques de Gao Yao, ministre du souverain civilisateur Yao : « … et le Ciel en ayant 61 Dans l’édition du FMTQJ, la transcription portait « 42 » au lieu de « 43 » ; après consultation du cliché infra-rouge de la lamelle, Yan Changgui confirme aujourd’hui que la graphie problématique est bien un « trois » (san 三) et non un « deux » (er 二). Il n’y a donc pas de contradiction avec le nombre harmonique de Cloche-consonante noté dans la liste 2 traduite ci-dessus.

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émis l’ordre, on conçut les six [diapasons] réguliers ; les six diapasons intermédiaires furent ensuite conçus par Gao Yao et on entreprit alors de consulter les oracles par les cinq notes et les douze tons. » (lamelle 285) 62. Le rôle central joué par la numérologie musicale dans ce système est d’autant plus évident que le manuscrit contient jusqu’à quatre listes de pronostics qui concernent toutes les douze diapasons. En voici un exemple qui commence par énumérer les activités couvertes par le diapason, puis vient une série de pronostics en rapport avec ces activités et, enfin, le nom des esprits malfaisants (sui 祟), que l’on trouve généralement associés aux causes surnaturelles des maladies dans les traités de médecine magique 63.

Norme-médiane : pour les profits, les ressources, les affaires commerciales et les concertations, il est dit de recourir aux augures de Norme-médiane, c’est ce qu’on nomme « bienfaits pondérés ». Concernant les inondations, elles ne seront pas ? ; concernant les paroles, elles ne seront pas pernicieuses. Propice pour le commerce et les marchés ; on peut acquérir des terres et des demeures, accaparer des bénéfices sans que personne n’ose le contester. Les esprits malfaisants qui lui correspondent sont le maître des sols, les ? ? et le Kan. Particulièrement propice pour les consultations portant sur le commerce et les marchés.中呂,利殹,材殹,市販事殹,有合某殹,曰貞在中呂,是謂中澤,有水不豚,有言不惡,利以賈市,可受田宅,擅受其利,人莫敢若,其柰田及辠桑、炊者,卜賈市,有利。(lamelles 270-271)

62 Lamelle 285 (… 者,天降令,乃出六正;閒呂六律,皋陶所出,以五音十二聲為某貞卜...). Une autre traduction de ce passage pourraît être : « ...le Ciel en ayant émis l’ordre, on conçut les six règlements ; les [six] diapasons intermédiaires et les six diapasons [réguliers] furent ensuite conçus par Gao Yao… ».63 Sur l’usage de sui en relation avec la divination sur les maladies, voir Marc Kalinowski, “Diviners and Astrologers under the Eastern Zhou (770-256 BC). Transmitted Texts and Recent Archaeological Discoveries”, in John Lagerwey, Marc Kalinowski (ed.), op. cit., p. 374-385.

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Conclusion

Les spécialistes de l’harmonie chinoise se sont appliqués à situer les in-formations distillées au compte-goutte dans la littérature transmise dans une continuité historique fondée sur les datations traditionnelles des textes concernés. On allait ainsi de l’apparition de la nomenclature complète des douze diapasons dans les Rites des Zhou et les Propos des principautés à celle du système des générations dans les Printemps et Automnes de Lü Buwei, puis des nombres harmoniques dans les Écrits du prince de Huainan pour déboucher sur la synthèse opérée par Sima Qian dans son « Traité des tubes diapasons ». La découverte des carillons du marquis de Zeng avait déjà contribué à ébranler cette vision linéaire fortement idéa-lisée des premiers développements de l’harmonie en Chine. Avec les ma-nuscrits de Fangmatan, nous avons maintenant la certitude de l’existence au milieu du iiie siècle avant notre ère d’un système parfaitement intégré regroupant l’ensemble des données fournies par les textes anciens avant le Shiji ; et plus encore puisque la série complète des grand nombres appa-raît ici près de six siècles avant la mention qui en est faite dans l’Histoire des Han postérieurs. Comme ces données fonctionnent à l’intérieur d’une hémérologie divinatoire elle-même assez élaborée, avec des listes de pro-nostics pour les douze diapasons mentionnant les souverains civilisateurs de la tradition canonique du Livre des documents comme Yao, Shun et Yu, on peut raisonnablement faire remonter la mise en forme du système au milieu des lettrés devins de la fin du siècle précédent.

Le fait que la théorie des nombres et des rapports musicaux de l’époque des Royaumes combattants soit tributaire du contexte cosmologique et calendaire dans lequel elle se présente à nous n’est un secret pour personne. Tous les auteurs qui se sont intéressés à la question le soulignent sans toutefois chercher à en tirer les conséquences pour la théorie elle-même et se contentent le plus souvent de réduire l’influence du contexte à la portion congrue, comme on sépare le bon grain de l’ivraie. Le recueil B de Fangmatan montre que cette théorie était très certainement constituée au tournant du ive siècle avant notre ère et qu’elle faisait encore autorité à l’époque où les lettrés et les savants de l’entourage du prince de Huainan composaient le « Traité des figures célestes ». Qui plus est, la présence dans le recueil de l’ensemble des données connues par

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les textes transmis lui confère une exhaustivité d’autant plus précieuse qu’elle permet de résoudre les problèmes liés aux formulations éparses et en apparence contradictoires que l’on trouve disséminées dans ces écrits. On est ainsi conduit à prendre toute la mesure de l’importance du contexte dans notre compréhension des fondements de la science des proportions musicales dès lors qu’elle revêt, comme c’est le cas en Chine, la forme d’une harmonie calendaire comparable, ne serait-ce que par ses implications dans la réalisation de l’harmonie sociale et du bon gouvernement, à la musique des sphères des pythagoriciens. Par contre, la primauté accordée à la suite chromatique des diapasons dans l’énoncé des nombres harmoniques, le système des générations par quintes et quartes alternées lui-même ne peuvent s’expliquer sans faire appel aux conceptions plus numérologiques que proprement musicales développées par les cosmologues et les calendéristes chinois à partir de la concordance érigée en principe inaltérable entre la progression naturelle des douze demi-tons à l’intérieur de l’octave et le déploiement des souffles saisonniers dans le cours d’une année.

Si les découvertes archéologiques portent à considérer que la théorie et les nombres qui sous-tendent cette harmonie calendaire furent élaborés entre le ve et le ive siècle avant notre ère, il est toujours aussi difficile d’imaginer sous quelle forme les savoirs des musiciens se transmettaient aux périodes précédentes et quel impact ils ont pu avoir sur la formation du système classique. L’hypothèse diffusionniste – défendue par Édouard Chavannes au début du siècle dernier et reprise par Joseph Needham dans les années soixante – selon laquelle la théorie chinoise s’est formée au contact de l’arithmétique pythagoricienne vaut ce qu’elle vaut, mais elle n’a jamais pu être démontrée autrement qu’en invoquant la célèbre légende de l’invention des tubes diapasons par Ling Lun envoyé dans les contrées occidentales sur ordre de l’empereur Jaune 64. Les études menées sur les carillons de Zeng ont donné lieu à de nouvelles hypothèses dont l’avantage est qu’elles s’inscrivent dans une évolution sur le long terme de la musique rituelle des Shang et des Zhou où les cloches prédominaient

64 Lüshi chunqiu 5.5, « Guyue » ; Ivan Kamenarović (trad.), op. cit., p. 92-93. Pour le point de vue de Chavannes, voir op. cit., Appendice II, p. 642-644. Needham commente lui aussi longuement l’anecdote en la plaçant dans le contexte plus large des apports possibles de l’astronomie calendaire babylonienne aux sciences chinoises ; Joseph Needham, op. cit., p. 176-183.

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et donnaient le ton aux autres instruments. Selon certains chercheurs, les mesures acoustiques effectuées sur les carillons du xiie siècle avant notre ère laissent déjà pressentir une progression vers le chromatisme et l’équitonalité dont le système de notation et de transposition musicales de Zeng constitue un aboutissement qui restera inégalé. Cette apogée marque effectivement le début du déclin de la musique rituelle orchestrée par les cloches et les lithophones. D’autres instruments occupent alors le devant de la scène, comme les flûtes et les cithares plus aptes à l’expression arithmétique des rapports de consonance entre les sons 65. Il y a tout lieu de supposer que c’est à cette époque située au confluent des ve et ive siècles qu’apparaissent les premières applications des proportions musicales au domaine de la cosmologie et des cycles calendaires pour aboutir très rapidement au système classique tel qu’il se découvre à nous aujourd’hui au travers des manuscrits de Fangmatan.

65 Dans la mesure où les proportions musicales expriment des rapports de consonance entre les sons (quarte, quinte, etc.), ces rapports peuvent être perçus et plus facilement quantifiés à l’aide d’autres instruments, notamment les cordes comme ce fut le cas pour l’harmonie pythagoricienne ; voir ci-dessus, note 50, ainsi que Lothar von Falkenhausen (1993), op. cit., p. 296-307, et Robert Bagley, op. cit., p. 74-88.

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Études mongoles & sibériennes, centrasiatiques & tibétaines (EMSCAT)

Volume 41

Le chevaL : monture, nourriture et figure

Sous la direction de Carole Ferret

Sommaire

caroLe ferret

Introduction

Articlesvéra eiSenmann

L’évolution des ÉquidésIrIna D. Tkačenko

Riding horse tack among the cattle-breeders of Central Asia and Southern Siberia in the first and second millennia CE

amanTur Žaparov

L’élevage du cheval au KirghizstancaroLe ferret

Les avatars du cheval iakoutecaroLe ferret et ahmet toqtabaev

Le choix et l’entraînement du cheval de course chez les KazakhsgaëLLe Lacaze

Les parfaits coursiers du NaadamémiLie maj

Le sauvage et le domestique dans la métaphore équestre du chamane iakouteSeïtkaSSym aoueLbekov et caroLe ferret

Quand une institution en cache une autre Abigéat et mise à sac chez les Kazakhs

Note de rechercheol’ga p. IgnaT’eva

Le cheval dans le rituel funéraire des Altaïens du Sud (deuxième moitié du xixe – début du xxie siècle)

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Études chinoises, vol. XXX (2011)

Le roi des médecins dans les manuscrits médicaux de Dunhuang :

un titre indien dans la Chine médiévale

Chen Ming (traduction de Catherine Despeux) 1

Abstract

The King among physicians in Dunhuang medical manuscripts: An Indian title in medieval China

The title “King among physicians” (yiwang 醫王), which appears in Bud-dhist writings, is often associated with Jīvaka, the Buddha’s physician. In Dunhuang manuscripts, four versions of the Treatise of the Five Viscera by Zhang Zhongjing mention it. But the title does not appear in Chinese medical writings before the Tang dynasty. The present article discusses the origin and the meaning of this title in Dunhuang manuscripts as well as its use and evolution in other documents. It also describes the relationships between the medical cultures of ancient China and India.

敦煌醫學手稿中的醫王: 中國中古時代的一個梵文頭銜

陳明 (戴思博譯)

醫王這個頭銜出現在佛經裡,並且經常與耆婆(Jīvaka)連在一起。敦煌醫學手稿中,有四部張仲景的《五藏論》裡面出現這個詞。但是該頭銜並不存在於唐之前的醫學文獻裡。本文討論敦煌文獻裡醫王的來源及其涵義,以及該詞在其他文獻中的用法和演變。文章也描述中印之間醫學文化的關係。

1 Chen Ming est professeur au Centre de recherche sur l’histoire ancienne (Gushi yanjiu-suo) de l’université de Pékin, Catherine Despeux est professeur émérite à l’INALCO.

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Les recherches récentes sur les manuscrits médicaux de Dunhuang ont obligé les spécialistes à admettre l’importance des liens entre les méde-cines chinoise et indienne dans l’Antiquité 2. Des travaux ont déjà été consacrés aux médicaments, aux ordonnances et aux traitements théra-peutiques. Mais les études sur la théorie médicale restent rares et celles qui s’efforcent de clarifier les mots clefs de la culture médicale le sont encore plus.

Dans un ouvrage publié en 1991, K. G. Zysk a mené une étude sur le Bouddha « roi des médecins » (sanskrit vaidyarājā, chinois da yiwang 大醫王) 3. Dans son article de 1999 « Recherche sur le “roi des médecins” dans le manichéisme, le christianisme et le bouddhisme », Ma Xiaohe 馬小鶴 analyse l’origine et l’évolution de ce titre ainsi que ses spécificités dans les trois religions du manichéisme, du christianisme et du bouddhisme 4. Il se limite toutefois à l’étude du Bouddha, grand roi des médecins, délaissant les autres personnages portant ce titre. Dans une communication de juillet 2004, le professeur Donald Harper rappelait que le titre de roi des médecins n’existait pas avant l’introduction du bouddhisme en Chine 5. Ces travaux m’ont incité à approfondir le sujet. Si ce titre « roi des médecins » apparaît dans les soutras bouddhiques dès l’époque des Han, il n’est pas attesté avant les Tang dans la littérature médicale chinoise et aucun personnage de l’histoire de la médecine chinoise n’a eu, avant cette époque, l’honneur de recevoir ce titre prestigieux. Il apparaît cependant dans deux manuscrits découverts à Dunhuang, deux versions du Traité des cinq viscères de Zhang Zhongjing (Zhang Zhongjing wuzang lun 張仲景五藏論). Quelle en est l’origine et comment s’est-il diffusé ? Le présent article s’efforce de répondre à ces questions ; il discute de l’origine de ce titre et de son 2 Nous tenons à remercier Yannick Bruneton qui nous a aidé pour les transcriptions co-réennes.3 Cf. Kenneth G. Zysk, Asceticism and Healing in Ancient India: Medicine in the Buddhist Monastery, New York/Oxford: Oxford University Press, 1991. repr., Dominik Wujastyk (ed.), Indian Medical Tradition, vol. II, Delhi, 1998, p. 120-127.4 Cf. Ma Xiaohe 馬小鹤, « Mani jiao, jidu jiao, fojiao zhongde, “da yiwang” yanjiu » 摩尼教、基督教、佛教中的“大醫王”研究 (Recherche sur le titre « roi des médecins » dans le manichéisme, le christianisme et le bouddhisme), Ou Ya xuekan 歐亞學刊, 1999, 1, p. 243-258.5 « Three Medieval Wuzanglun Texts in Manuscripts from Dunhuang and Turfan », communication donnée à un colloque organisé à Paris par l’INALCO les 1er et 2 juillet 2004.

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sens dans les textes de Dunhuang, de son usage et de son évolution dans d’autres documents et dépeint les relations entre les cultures médicales de la Chine et de l’Inde anciennes.

1. Sources d’origine indienne sur le titre de roi des médecins

Nous avons d’abord recherché l’origine du titre de roi des médecins dans les sources du bouddhisme, doctrine qui accorde une importance primor-diale à la compassion et vise à guérir les maladies du corps et de l’esprit pour améliorer la vie personnelle. Des liens étroits existent entre la méde-cine et la doctrine du karma selon laquelle chacun de nos actes entraîne une bonne ou une mauvaise rétribution. Aussi les documents du boud-dhisme indien apportent-ils maintes informations dans le domaine de la médecine.

Quatre vérités sont au cœur du bouddhisme primitif : tout est souffrance, cette souffrance a une origine, elle peut être éliminée et un chemin mène à son éradication. Souvent, ces vérités sont comparées aux quatre rubriques de la médecine indienne : la maladie, sa cause, ses remèdes et ses méthodes de traitement. Aussi les soutras bouddhiques emploient-ils fréquemment une métaphore de médecine, comme : « L’Ainsi-venu excelle à déterminer les circonstances d’une maladie et à la soigner. Tel un bon médecin, il donne le remède approprié. » 6 L’enseignement du Bouddha a été comparé à l’antidote (agada), capable de neutraliser le poison chez tous les êtres. Le Bouddha est le « roi des médecins tout compatissant » et sa loi est un « bon remède de sagesse suprême » pour « traiter et guérir la douleur de tous les êtres » 7.

Étant donné cette étroite corrélation entre la loi du Bouddha et la médecine, le titre de roi des médecins revêt dans les soutras un double sens. Le premier, littéral, désigne les médecins maîtrisant parfaitement les techniques thérapeutiques mais incapables de soigner les maladies de l’esprit, de soulager les êtres de leurs ennuis et de corriger leurs perceptions erronées à l’origine de toute souffrance. Le second, métaphorique, désigne

6 Fo suo xing zan 佛所行贊 (Éloge sur les conduites du Bouddha), traduit par Aśvaghoṣa 馬鳴 (ier-iie siècle), T. 192, vol. 4, p. 43.

7 Ibid., p. 45b.

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le Bouddha et les êtres d’éveil (bodhisattva) capables, grâce à leur sapience, de guérir les maladies de l’esprit. Dans les soutras se côtoient souvent deux grands rois des médecins : le Bouddha et Jīvaka (en chinois, Qipo 耆婆). Le Bouddha très instruit sur la médecine soignait lui-même les moines malades et les règles du vinaya fournissent des indications précises sur les problèmes de santé des moines. Mais l’Éveillé ne doit pas tant ce titre à son expertise médicale qu’à son enseignement susceptible d’éveiller les êtres humains, de dissiper leurs difficultés et les libérer de la mort. Ainsi, dans les textes chinois dont nous allons discuter, ce titre pourra-t-il nous renvoyer au sens littéral ou au sens métaphorique.

Les soutras désignent de façon générale les éminents praticiens par « grand médecin » (dayi 大醫) ou « médecin éclairé » (mingyi 明醫) et plus rarement par « roi des médecins » (yiwang 醫王). Dans le Saṃyuktāgama, un texte du Petit Véhicule, il est dit : « Le roi des médecins du nom de Karu 迦留 donne souvent aux malades des remèdes et des décoctions. Un autre médecin éclairé, Pohulu 婆呼廬 [Bakkula ?], est un roi des médecins, comme Zhanpi 瞻毗 [Campeya ?] 8 et Jīvaka. Tous quatre savent guérir les maladies » 9. Dans les écrits du Grand Véhicule, le seul de ces grands médecins à être mentionné est Jīvaka.

Sur Jīvaka, les écrits bouddhiques relatent plusieurs légendes 10. Deux traductions chinoises de sa biographie 11 le tiennent pour roi des

8 Sur les identifications sanskrites possibles de ces deux personnages, cf. Paul Demiéville, « article Byô », in Hôbôgirin. Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme d’après les sources chinoises et japonaises, Paris/Tōkyō : Maisonneuve/Maison franco-japonaise, 1974, p. 263-264. 9 Bieyi za ahan jing 別譯雜阿含經 (Saṃyuktāgama), T. 100 , vol. 2, juan 13, p. 463a.10 Cf. Aparna Chattopadhyaya, « Life of Jīvaka as found in Vinaya Pitaka. A study », Nagarjuna, 1978, 22 (3), p. 59-60. Kenneth G. Zysk, « Studies in traditional Indian medicine in the Pāli Canon: Jīvaka and Āyurveda », The Journal of the International Association of Buddhist Studies, 1982, 5 (1), p. 70-86. Maṇi Ramākānt, « Bauddha yugke mahān vaidya Jīvaka Kaumāārabhṛtya‘ », Sachitra Ayurveda, 2003, 56 (1), p. 24.11 Dans le Fo shuo nainü Qiyu yinyuan jing 佛說柰女祇域因緣經 (Soutra exposé par le Bouddha sur les causes et conditions de la fille du prunier), traduit par An Shigao (ap. 148), il est dit : « À sa naissance, le fils avait dans sa main un sac à aiguilles et à médicaments. Un adepte laïque dit : “Ce prince qui tient dans ses mains des instruments médicaux sera certainement un roi des médecins”. », T. 553, vol. 14, p. 897b. Dans le Fo shuo nainü Qipo jing 佛說柰女耆婆經 (Soutra de Jīvaka et de la fille du prunier, exposé par le Bouddha), aussi traduit par An Shigao 安世高 (ap. 148), il est écrit : « La nonne avait accouché d’un garçon. Il naquit avec un sac d’aiguilles et de médicaments dans ses bras. Un adepte laïque

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médecins dès sa naissance et affirment que, dès la sortie de la matrice, il tenait un sac de médicaments. C’est à Taxila, grand centre universitaire du nord-ouest de l’Inde, qu’il aurait étudié pendant sept ans la médecine auprès d’Atreya. On lui prête la capacité de guérir des maladies jugées incurables, d’où sa grande renommée de par tout le pays. Mais pourquoi fut-il le seul parmi maints praticiens réputés à recevoir le titre de roi des médecins ? Parce qu’il suivait sans dévier la doctrine du Bouddha et que, médecin attitré de la communauté des moines, il dispensait de surcroît des conseils avisés sur l’organisation de la communauté et de ses règles.

Dans les soutras bouddhiques traduits en chinois et ceux du canon pāli transmis dans le Sud, aucun élément ne permet de reconstituer le processus d’attribution du titre de roi des médecins à Jīvaka. En revanche, les sources tibétaines en ont conservé une indication. Il y est rapporté qu’il obtint le titre grâce à sa sagesse, à son dévouement et à sa technique médicale hors du commun. Les rois Bimbisāra et Ajātaśatru eux-mêmes lui auraient conféré trois fois ce titre lors de cérémonies 12.

Dans les traductions chinoises des soutras, Jīvaka porte plusieurs titres : « roi des médecins », « roi des médecins pour enfants » (tongzi yiwang 童子醫王), « grand roi des médecins », « céleste roi des médecins » (tianzhi yiwang 天之醫王) et « être d’éveil roi des médecins » (yiwang pusa 醫王菩薩).

Le premier titre, roi des médecins, figure dans six passages du Canon bouddhique, dont quatre dans des versions du Kāśyapaparivarta à différentes époques. Dans la plus ancienne version, traduite par Lokakṣema des Han Orientaux, Soutra sur le précieux joyau, exposé par le Bouddha (Fo shuo yiri mani baojing 佛說遺日摩尼寶經), il est dit : « Dans le Jambudvīpa, les gens les plus respectables sont les médecins, leurs disciples, ou le roi des médecins. » 13 La traduction des Jin dit : “Ce prince qui tient dans ses mains des instruments médicaux sera certainement un roi des médecins. Il se nommera Jīvaka.” », T. 554, vol. 14, p. 902b. 12 Cf. Bhaiṣagācārya, G.M. (ed.), The History of Indian Medicine: Containing Notices, Biographical and Bibliographical, of the Āyurvedic Physicians and their Works on Medicine: From the Earliest Ages to the Present Time, vol. III, Calcutta: University of Calcutta, 1929, p. 681-744 ; Anton von Schiefner, Tibetan Tales derived from Indian Sources, translated from the Tibetan of the Kah Gyur; translated from German into English by W.R.S. Ralston (originally published 1906), 2nd ed., Bibliotheca Indo-Buddhica n° 52, Delhi: Sri Satguru Publications, 1906/1988.13 Fo shuo yiri manibao jing 佛說遺日摩尼寶經 (Soutra exposé par le Bouddha sur le

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(265-420) associe ce titre à Jīvaka 14, de même que la version plus tardive du Ratnakūṭasūtra compilée par Bodhiruci (actif en Chine entre 508 et 537), aussi bien dans la traduction chinoise 15 que dans un manuscrit en sanskrit découvert dans la région de Khotan 16. Jīvaka est encore roi des médecins dans deux soutras traduits en chinois par Dharmarakṣa 法護 (ca. 265-313) 17 et dans les chapitres 43 et 48 du Ratnakūṭasūtra 18.

Le titre de roi des médecins pour enfants, moins fréquent, se trouve dans le Soutra du fruit de la concentration et de l’apaisement, exposé par le Bouddha (Fo shuo ji zhi guo jing 佛說寂志果經), traduit par Zhutan wulan 竺曇無蘭 qui travailla à Nankin de 381 à 385 sous les Jin de l’Est. On peut y lire : « À l’époque, vivait un roi des médecins pour enfants dénommé Jīvaka, en langue des Jin, Guhuo 故活 “Celui qui vit encore” ; un éventail à la main, il servait le roi [Bimbisāra]. » 19 Le chinois Qipo Tongzi 耆婆童子, transcription du sanskrit Jīvaka Kumārabhṛta, peut être rapproché du sanskrit kaumārabhṛtya qui désigne le pédiatre. Le chapitre « Formation et destruction des cinq agrégats » du Yogācārabhūmi énumère les noms de médecins de toutes spécialités, dont ceux pour enfants, parmi lesquels Jīvaka 20. Les prescriptions attribuées à cet éminent guérisseur joyau Mani légué), traduit par Lokakṣema 支婁迦讖 (Han Post.), T. 350, vol. 12, p. 192a.14 Fo shuo moheyan baoyan jing 佛說摩訶衍寶嚴經 (Soutra exposé par le Bouddha sur l’ornementation précieuse du Grand Véhicule), traducteur inconnu, T. 351, vol. 12, p. 397c.15 Da baoji jing 大寶積經 (Ratnakūṭasūtra), traduit par Bodhiruci 菩提流志 (ap. 508), « Jiashe pin » 迦葉品, T. 310, vol. 11, juan 112, p. 635a.16 Vorobyova-Desyatovskaya M.I., Vorobyova-Desyatovskaya M.I., The Kāśyapaparivarta, Romanized Text and Facsimi-les, Tōkyō: The International Research Institute for Advanced Buddhology, Soka Univer-sity, 2002, p. 34.17 Fo wubai dizi zi shuo benqi jing 佛五百弟子自說本起經 (Soutra des événements fondamentaux de la vie du Bouddha exposés par ses cinq cents disciples), traduit par Dharmarakṣa 竺法護 (ap. 265-313), T. 199, vol. 4, p. 199a, et le Fo shuo rulai bu siyi mimi dacheng jing 佛說如來不思議秘密大乘經 (Soutra exposé par le Bouddha sur le Grand Véhicule et les secrets inconcevables de l’Ainsi-venu), traduit par Dharmapāla (Fahu 法護) (ap. 1004), T. 312, vol. 11, juan 2, p. 708c.18 Da baoji jing 大寶積經, traduit par Bodhiruci 菩提流志 (ap. 508), T. 310, vol. 11, juan 112, p. 635a ; « Pu Ming pusa hui » 普明菩萨會, T. 310, vol. 11, juan 48, p. 281a.19 Fo shuo jizhi guo jing 佛說寂志果經 (Soutra des effets de la volonté et du calme, exposé par le Bouddha), traduit par Zhutan Wulan 竺曇無蘭 (ca. 381-385), T. 22, vol. 1, p. 271a.20 Xiuxing daodi jing 修行道地經 (Yōgācārabhūmi), de Dharmarakṣa (Zhu Fahu 竺法護), T. 606, vol. 15, juan 1, p. 185b.

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indien et rapportées dans deux écrits du canon bouddhique chinois 21 ainsi que dans le manuscrit de Bower 22 témoignent de son importante contribution à la médecine pédiatrique, ce qui justifie son titre de roi des médecins pour enfants 23.

Si roi des médecins est le titre le plus fréquent de Jīvaka, il est parfois honoré d’un titre encore plus prestigieux, celui de grand roi des médecins. On peut lire : « Le Bouddha dit à Maudgalyāyanā d’aller chez le grand roi des médecins Jīvaka pour lui demander la posologie du médicament » 24 ; ou encore : « À l’époque, le grand roi des médecins Jīvaka se procura tous les remèdes et créa une véritable pharmacopée. » 25 Dans les soutras traduits en chinois, les titres de roi des remèdes (yaowang 藥王), en sanskrit bhaiṣajya-rāja, et de roi des médecins s’appliquent l’un comme l’autre à Jīvaka, qualifié de roi des remèdes dans le Lalitavistara 26 et dans le chapitre « Réunion sur les moyens salvifiques du Grand Véhicule » du Ratnakūṭasūtra, traduit par Nandi des Jin orientaux (ca. 419) 27. Il aurait déclaré que « dans l’univers il n’est aucun produit qui ne soit un remède » 28, d’où ce titre toutefois moins souvent attribué que celui de roi

21 Jiashe xianren shuo yi nüren jing 迦葉仙人說醫女人經 (Soutra exposé par le saint Kaśyapa sur la fille médecin), traduit par Faxian 法賢 (Song), T. 1691, vol. 32, p. 787b-788b et le Fo shuo changshou miezhui huzhu tongzi tuoluoni jing 佛說長壽滅罪護諸童子陀羅尼經 (Soutra de dhāraṇī exposé par le Bouddha pour prolonger la vie, éliminer les fautes et protéger les enfants), de Budhabhadri 佛陀波利 des Tang, in Wan Xuzang jing 卍續藏經 (Manjizōkyō) (Supplément au canon bouddhique), Kyōto, 1902-1906, fascicule 150, p. 374.22 A. F. Rudolf Hoernle, The Bower Manuscript: Facsimile leaves, Nagari transcript, Romanised transliteration and English translation with notes, reprinted, New Delhi: Mrs. Sharada Rani, 1987, p. 176-178.23 Chen Ming 陳明, Dunhuang chutu Huyu yidian « Qipo shu » yanjiu 敦煌出土胡語醫典《耆婆書》研究 (Recherche sur un canon médical en langue barbare découvert à Dunhuang – le « Livre de Jīvaka »), Taipei: Xin wenfeng chuban gongsi, 2005, partie I, chap. 2 et 3.24 Da baoji jing, T. 310, vol. 11, juan 28, p. 155b.25 Da baoji jing, T. 310, vol. 11, juan 48, p. 283b.26 Chuyao jing 出耀經 (Soutra de la vie étincelante, Udānavarga), traduit par Zhu Fonian 竺佛念 (ap. 365), T. 212, vol. 4, juan 19, p. 712c. 27 Da baoji jing, T. 310, vol. 11, juan 108, chap. 38, chap. 35, p. 605b.28 Cf. Si fen lü 四分律 (Dharmaguptakavinaya), traduit par Zhu Fonian 竺佛念, T. 1428, vol. 22, juan 39 et Fo shuo nainü qiyu yinyuan jing, T. 553, vol. 14, p. 899a.

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des médecins.Jīvaka jouit aussi du titre mythique de céleste roi des médecins

(tianzhi yiwang 天之醫王). Dans le Soutra exposé par le Bouddha sur la prédestination de la fille du Prunier (Fo shuo nainü qiyu yinyuan jing 佛說柰女祇域因缘經) qui rapporte une de ses cures, on trouve ce passage : « À sa naissance, Jīvaka tenait dans son poing des aiguilles et des remèdes. Il renonça à son rang de noblesse et aux honneurs pour devenir médecin et se consacra entièrement à sauver la vie des gens. Il fut un céleste roi des médecins, n’est-ce pas là un titre qui lui convient à merveille ? » 29 Celui-ci le place au-dessus des rois de la médecine et en fait un dieu. Dans l’école ésotérique, sa position est encore plus élevée, car il est vénéré comme « être d’éveil roi des médecins » (yiwang pusa 醫王菩薩). Le Soutra de dhāraṇī protectrice des enfants, anéantissant les fautes et procurant la longévité, exposé par le Bouddha (Fo shuo changshou miezui hu zhu tongzi tuoluoni jing 佛說長壽滅罪護諸童子陀羅尼經), traduit sous les Tang par Buddhabhadri 佛陀波利, nous le dit : « À l’époque, l’être d’éveil roi des médecins s’avança vers le Bouddha et lui dit : “Vénéré du monde, je suis un grand médecin et je soigne toutes les maladies”. » 30

Dans les soutras, les principaux personnages étroitement liés à la médecine sont le « Bouddha de l’Est à l’éclat de lapis-lazuli, maître des remèdes » (Bhaiṣajya-guru-vaiḍūrya-prabhā), l’« être d’éveil roi des remèdes » (Bhaiṣajya-rājā) et l’« être d’éveil Supérieur des remèdes » (Bhaiṣajya-samudgata). Ce qualificatif d’être d’éveil (bodhisattva) attribué à Jīvaka l’élève donc au même rang que les trois personnages précités pourtant sans rapport avec le titre de roi des médecins. Dans les traductions chinoises des soutras, la distinction est très claire.

Le terme sanskrit pour roi des médecins, Vaidya-rājā, apparaît notamment dans les versions sanskrites du chapitre « Mahākaśyapa » du Lalitavistara et du Suvarṇaprabhāsasūtra, deux écrits du Grand Véhicule. La diffusion de ce titre est donc en grande partie liée à l’idéal bodhisattvique dans le Grand Véhicule : conduire tous les êtres sans

29 Fo shuo nainü qiyu yinyuan jing, T. 553, vol. 14, p. 899a. Voir également, dans le Fo shuo nainü Qipo jing : « À sa naissance, Jīvaka tenait un sac de remèdes et d’aiguilles, il abandonna son rang prestigieux de prince et voyagea en expert de la médecine, ne se préoccupant que de la vie des gens. C’est vraiment un roi des médecins venu du ciel. », T. 554, vol. 14, p. 903b.30 Wan Xuzang jing, fasc.150, p. 374.

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exception à l’extinction (nirvāṇa). Toutefois, le titre de roi des médecins n’est pas employé uniquement dans les textes bouddhiques, mais aussi dans l’Āyurveda, bien qu’il y joue un rôle mineur. Par exemple, Dhavantari, possesseur d’un royaume, excellent médecin et maître de Suśruta 31, est qualifié de roi des médecins. Comme ce dernier vécut après le Bouddha, il est possible que ce titre soit d’abord apparu dans les documents bouddhiques, puis emprunté par l’Āyurveda. Par ailleurs, lorsque Jīvaka est mentionné dans les documents ayurvédiques, il n’y bénéficie pas du titre de roi des médecins et, bien qu’apprécié pour son art, n’y occupe pas une place aussi importante que dans les textes bouddhiques.

2. Le titre de roi des médecins dans les manuscrits de Dunhuang

Parmi les manuscrits de Dunhuang, quatre copies du Traité des cinq vis-cères de Zhang Zhongjing répertoriées sous les numéros P2115, P2378, P2755 et S5614, les copies P2115 et S5614 étant similaires, affichent le titre de roi des médecins dans plusieurs passages. Il apparaît au début du P2115 et du S5614, dans le contexte suivant :

[col. 1] Traité des cinq viscères en un juan rédigé par Zhang Zhongjing. [col. 2] [Il fait partie] de la section « Puming » 普名, qui remonte à l’origine au roi des médecins. L’empereur Jaune a créé le Classique d’acuponcture et de moxibustion (Zhenjiu jing 針灸經) en [col. 3] plus de mille juan. Jīvaka Kumārabhṛta connaissait à merveille la nature des remèdes. Or, comment un être ordinaire peut-il connaître de façon aussi exhaustive [col. 4] les choses publiques et privées ? 32

Ce passage se retrouve dans le chapitre « Les médecins » (yiren 醫人) de la rubrique des « Cinq viscères » de la Somme classifiée de

31 Auteur présumé de la Suśruta-samhitā, que les spécialistes datent entre le iie siècle avant et le vie siècle après notre ère. Cf. Dominik Wujastyk, The Roots of Ayurveda. Selections from Sanscrit Medical Writings, London: Penguin Books, 2003, p. 4.32 Ma Jixing 馬繼興 et al., Dunhuang yiyao wenxian jijiao 敦煌醫藥文獻輯校 (Édition annotée des documents de Dunhuang sur la médecine et les remèdes), Suzhou: Jiangsu guji chubanshe, 1998, p. 56.

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recettes de médecine (Ŭībang yuch’wī 醫方類聚) compilée au xve siècle par le coréen Kim Yemong 金禮蒙 (1406-1469), avec cependant quelques variantes :

[Cela fait partie] de la section « Yaoming » 藥名 (noms des remèdes), qui remonte à l’origine au roi des médecins. L’empereur Jaune a créé le [Classique] des aiguilles en plus de mille juan. À moins d’être un dieu ou un immortel, comment pourrait-on répertorier les qualités ainsi que les noms de tous les remèdes ? 33

Ici, le nom de la section est « Yaoming » 藥名 et non « Puming » 普名 comme dans le Traité des cinq viscères de Zhang Zhongjing, Puming étant probablement une erreur de copiste. En effet, on trouve dans certains soutras bouddhiques la phrase « Puming est qualifié d’être d’éveil », ce qui signifie que Puming est un nom de personne. De plus, les soutras ne mentionnent nulle part une contribution du Bouddha à la pharmacologie en tant que roi des médecins. Il est donc exclu de penser que la section « Yaoming » soit mise en relation avec le Bouddha, alors qu’il est tout à fait pertinent qu’elle provienne de Jīvaka qui, dans sa quête de remèdes, avait posé comme prémisses que « dans l’univers, tout produit est un remède ». Cette thèse est reprise par Sun Simo 孫思邈 (582-681) dans son Complément aux prescriptions valant mille onces d’or (Qianjin yifang 千金翼方) (681) 34, ce qui indique que, depuis le début des Tang, les médecins chinois n’ignoraient pas cette théorie de Jīvaka. La seconde variante entre les manuscrits de Dunhuang et la citation dans l’encyclopédie coréenne consiste en l’absence dans cette dernière de la mention « Jīvaka Kumārabhṛta maîtrisait merveilleusement la nature des remèdes ».

Dans les manuscrits de Dunhuang, il existe un parallélisme évident entre « Jīvaka Kumārabhṛta maîtrisait merveilleusement la nature des remèdes » et « l’empereur Jaune avait créé le Classique des aiguilles ». Cette dernière phrase sépare le nom de Jīvaka du titre « roi des médecins » 33 Ŭībang yuch’wī 醫方類聚 (Somme classifiée de recettes de médecine), de Kim Yemong 金禮蒙, édition moderne annotée par le Zhejiang sheng zhongyi yanjiu suo 浙江省中醫研究所 et le Huzhou zhongyi yuan 湖州中醫院, Beijing : Renmin weisheng chubanshe, 1981, juan 4, p. 83.34 Qianjin yifang 千金翼方 (Complément aux prescriptions valant mille onces d’or), de Sun Simo 孫思邈, Beijing : Renmin weisheng chubanshe, 1981, juan 1, p. 6.

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mentionné avant l’empereur Jaune. Le titre de roi des médecins s’adresse donc au Bouddha. Le Traité des cinq viscères de Zhang Zhongjing associe probablement l’histoire du Bouddha à celle de Jīvaka.

Dans la version du manuscrit P2755, mutilé au début, le titre de roi des médecins apparaît vers la fin, et, pour la première fois, associé à un médecin chinois. On peut lire en effet :

[col. 49] Li Ziyu 李子預 [col. 50] était réputé pour ses recettes [destinées] à tuer les revenants. Liu Juanzi 劉涓子 possédait un registre [avec le nom des esprits] laissé par les revenants. Jīvaka Kumārabhṛta, lui, grand connaisseur de la nature des remèdes [col. 51], savait en exposer toutes les vertus. Quant au roi des médecins Yu Fu 踰附, il connaissait des prescriptions divines de la plus grande efficacité, grâce auxquelles toute personne était assurée d’être guérie. 35

Ainsi Yu Fu apparaît comme le premier Chinois, illustre médecin de la haute antiquité, à recevoir ce titre. Ce passage du P2755 inexistant dans les trois autres versions du Traité des cinq viscères de Zhang Zhongjing (P2115, P2378, S5614) se retrouve dans la Somme classifiée de recettes de médecine, avec toutefois de nombreuses modifications.

Pour mieux comprendre ce que désigne ce titre « roi des médecins » dans P2115 et S5614, il convient d’analyser les différents types de roi des médecins dans les documents de Dunhuang, sans se limiter aux soutras, mais en étudiant également les lettres de souhait (yuanwen 愿文), les textes en prose parallèle (bianwen 變文), les chants et poèmes (shige 詩歌), les textes explicatifs de soutras (jiangjing wen 講經文) et les éloges des images (miaozhen zan 邈真贊). On a ainsi pu distinguer trois types de roi des médecins : le Bouddha, les médecins et Jīvaka.

a. Le Bouddha, roi des médecins

Dans les textes votifs et de prière, la Loi du Bouddha est souvent compa-rée aux remèdes et le Bouddha au roi des médecins. Nous avons relevé cette métaphore une douzaine de fois. Dans le S4992, considéré comme

35 Ma Jixing et al., op. cit., 1998, p. 120.

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un « modèle de texte votif » (yuanwen fanben 愿文范本) par les spé-cialistes modernes, il est dit : « Le soutra est qualifié de remède de la Doctrine et le Bouddha de “Roi des médecins”. » 36 Dans un autre texte votif, P2044, on trouve la phrase suivante : « Ainsi on sait que le Bouddha était le roi des médecins et sa Loi un excellent remède » 37 ; ou encore dans S5639 : « Le grand saint Śākyamuni était le roi des médecins du triple monde. […] Le roi des médecins du Pic des vautours [c’est-à-dire le Bouddha], nous abreuva du merveilleux remède qu’est l’ambroisie. » 38 Une autre illustration de la métaphore apparaît dans un commentaire du Soutra de Vimalakīrti où un laïc feint d’être malade pour apprendre aux disciples du Bouddha venus s’enquérir de sa santé que la Loi est le seul remède. Il y est écrit :

En tant que grand roi des médecins, il excellait dans la guérison de toutes les maladies. Pour chaque maladie, il prescrivait le remède correspondant et ordonnait de le prendre. […] Une fois devenu être d’éveil, il reçut le titre de roi des médecins. Quand les soucis et les maladies aussi nombreux que les grains de sable du Gange ont complètement disparu, l’être d’éveil tout compatissant a parfaitement accompli son vœu. C’est pourquoi il est dit dans le soutra [de Vimalakīrti] : « Il s’est manifesté dans son corps comme grand roi des médecins ; il était capable de guérir toutes les maladies et prescrivait le remède convenant à chaque maladie. » 39

P3130, un texte sur la transmigration, reprend aussi cette image : « Échapper au malheur de la vie et de la mort dépend entièrement du roi des médecins, le Bouddha ; préserver la miséricorde dépend totalement du bon remède. » 40

36 Huang Zheng 黄征 et Wu Wei 吳偉, Dunhuang yuanwen ji 敦煌愿文集 (Recueil de lettres de souhaits de Dunhuang), Changsha : Yueli shushe, 1995, p. 142.37 Ibid., p. 152.38 Ibid., p. 203.39 S4571 « Weimojie jing jiangjing wen » 維摩詰經講經文 (Texte explicatif du Soutra de Vimalakīrti) »; cf. Huang Zheng 黄征 et Zhang Yongquan 張涌泉, Dunhuang bianwen xiaozhu 敦煌變文校注, (Édition annotée et révisée des textes parallèles de Dunhuang), Beijing : Zhonghua shuju, 1997, p. 771.40 P3130 « Yuzhi lianhua xin lunhui wen jiesong » 禦制蓮花心輪回文偈頌 (Éloges et gāthā sur la roue du devenir et le cœur de lotus), juan 3 ; cf. Xu Jun 徐俊, Dunhuang shiji

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La métaphore est parfois étendue aux Trois Joyaux – le Bouddha, la Doctrine et la Communauté – que vénère tout bon bouddhiste, comme on peut le lire dans le texte de souhaits des P2058 et P3566 : « En tant que roi des médecins, le Bouddha soignait toutes les maladies. Sa Loi, bon remède, soulageait de toutes les souffrances. […] En toute humilité, [j’]ai entendu dire que les Trois Joyaux sont les rois des médecins transcendant ce monde. » 41 S5561 qui traite de la maladie d’un homme ordinaire nous assure que « le roi des médecins nous protège secrètement » 42 et S6417, un texte sur la maladie du père, nous souhaite : « Que le grand saint roi des médecins répande la rosée de la douceur ! » 43 Ces divers passages font sans aucun doute allusion au Bouddha et le titre roi des médecins y devient ici synonyme de roi de la Loi. Dans ces textes de souhait de Dunhuang, roi des médecins est devenu une simple formule honorifique.

Par exemple, le titre de roi des médecins est mentionné dans un éloge au moine Zhai 翟 qui occupa à Dunhuang la haute position de Supérieur des moines du Hexi 44. Le chercheur chinois contemporain Zheng Binglin suggère que ce titre désigne Bian Que 扁鵲 et en conclut que le moine Zhai était un médecin de la communauté monastique 45. Ce point reste fort douteux, car dans ce document, aucun rapport de ce moine Zhai avec l’art médical n’est indiqué. À notre avis, le parallèle entre la « formation du maître » et celle du « roi des médecins » prouve que le moine Zhai maîtrisait bien la Loi ; ce titre a seule valeur de métaphore et ne signifie

canjuan jikao 敦煌詩集殘卷輯考 (Recherche sur les fragments de rouleau comportant des recueils de poèmes à Dunhuang), Beijing : Zhonghua shuju, 2000, p. 197.41 Huang Zheng et Wu Wei, op. cit., p. 664. Il est dit aussi dans le « Yu Zhangfu hui wen » (S5561, S5522) : « [J’ai] entendu dire humblement que les Trois Joyaux, c’est le roi de la Loi transcendant ce monde. Les bouddhas Ainsi-venus sont les pères compatissants des quatre générations. », Huang Zheng et Wu Wei, op. cit., p. 696.42 Huang Zheng et Wu Wei, op. cit., p. 690.43 Ibid., p. 706.44 P4660 « Hexi du seng tong Zhai heshang miaozhen zan » 河西都僧統翟和尚邈真贊 (Éloge à Miaozhen, l’abbé Zhai, chef des moines du Hexi), in Zheng Binling 鄭炳林, Dunhuang beiming zan jishi 敦煌碑銘贊輯釋 (Édition commentée d’éloges, inscriptions funéraires et inscriptions sur pierre de Dunhuang), Lanzhou : Gansu jiaoyu chubanshe, 1992, p. 175. 45 Zheng Binling 鄭炳林 et Dang Xinling 黨新玲, « Tangdai Dunhuang sengyi kao » 唐代敦煌僧醫考 (Recherche sur les moines médecins de Dunhuang à l’époque des Tang), Dunhuang xue 敦煌學, 1995, 20, p. 31-46.

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pas qu’il était médecin de la communauté. Il en va autrement de l’éloge du moine Suo Chong’en 索崇恩 où il est clairement écrit que « son maître avait la compassion d’un roi des médecins, et exerçait l’art médical » . 46

b. Les médecins de ce monde, rois des médecins

Ce titre était suffisamment banalisé à Dunhuang pour être employé fré-quemment. Dans les manuscrits de Dunhuang, en prose ou en vers, il dé-signe plusieurs fois de bons médecins capables de guérir les gens. Dans un texte sur la maladie, P2854, roi des médecins se démarque explicitement de roi de la Loi, c’est-à-dire le Bouddha, seul capable de guérir les mala-dies résistant à tout traitement. On peut y lire :

Même si le malade avait pris tous les médicaments du monde, et que les rois des médecins de notre monde lui eussent prescrit toutes sortes de traitements, il n’aurait pu guérir complètement. Par chance, il entendit parler des Trois Joyaux et du roi de la Loi qui transcende ce monde. 47

Mais cette expression est aussi employée dans des documents bouddhiques. Dans le chapitre six du «Texte explicatif du Soutra de Vimalakīrti », il est écrit : « Si par hasard, pendant cette ère cosmique des maladies surviennent, il se manifeste comme roi des médecins. Il adoucit ainsi les maladies de la multitude des êtres, [son pouvoir] surpasse celui des dons accumulés pendant dix ères cosmiques. » 48 De même, dans un texte de l’école du dhyāna, trouve-t-on cette épithète élogieuse appliquée à un bon guérisseur : « Sa faim ne saurait être assouvie même par un mets délicieux ; quant à sa maladie, seule la rencontre avec le roi des médecins peut la guérir. » 49

46 P4010, P4615, « Suo Chong’en heshang xiu gongde ji » 索崇恩和尚修功德記 (Notes sur la culture des mérites par l’abbé Suo Chong’en), in Zheng Binling, op. cit., p. 285.47 Huang Zheng et Wu Wei, op. cit., p. 671. Une formulation similaire se trouve dans Bei.6854 conservé à la bibliothèque de Pékin ; cf. Huang Zheng et Wu Wei, op. cit., p. 676.48 P4571, « Weimojie jing jiangjing wen », in Huang Zheng et Zhang Yongquan, op. cit., p. 906-907.49 Chanmen biyao jue 禪門秘要訣 (Formules essentielles et secrètes de l’école du

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Citons également un poème conservé dans les manuscrits de Dunhuang, intitulé « S’enquérir de la maladie d’un ami » (Wen youren ji 問友人疾), et dans lequel il est dit :

Je ne sais quand je peux tomber malade, j’exerce toute ma vigilance pour éviter d’être alité. Si le mal est sérieux, il me faut prendre des remèdes à chaque repas ; s’il l’est moins, il me faut boire une bonne liqueur. Le palais envoie des lettres pour s’enquérir de ma santé. L’ami maudit la longueur de la route pour arriver chez moi. Aux murailles des frontières, je m’en remets au destin ; nul endroit où je puisse consulter un roi des médecins. 50

c. Jīvaka, roi des médecins

Dans un article consacré à Jīvaka 51, nous avons présenté des documents de Turfan et de Dunhuang sur cet Indien qualifié de roi des médecins et avons discuté de ses rapports avec le Bouddha. Les gens de Dunhuang ont adoré Jīvaka dans leur quête pour se libérer des souffrances. Plusieurs manuscrits – deux textes sur la maladie (huan wen 患文) (S343 et P3259), un texte sur la maladie d’un homme ordinaire (S5561, S5522) et un recueil de fragments de souhaits (P2543R et P2526R) – le louent avec la même phrase : « Le merveilleux remède de Jīvaka pénètre l’esprit comme une décoction de sagesse qui se diffuse dans le corps. » Cette vénération pour Jīvaka a poussé les auteurs de ces textes à lui appliquer une hyperbole réservée au Bouddha, le médecin de l’âme.

Divers documents de Dunhuang traitant des ablutions le mentionnent. Il serait à l’origine de la coutume des bains réguliers : « Le huitième jour

dhyāna), S4037, P2105 et P2104 ; cf. Xu Jun 徐俊, Dunhuang shiji canjuan jikao 敦煌詩集殘卷輯考 (Recherche sur les fragments de rouleau comportant des recueils de poèmes à Dunhuang), Pékin : Zhonghua shuju, 2000, p. 14.50 Poème 31 intitulé « S’enquérir de la maladie d’un ami » (« Wen youren ji » 問友人疾) du S6234, Tang yiming shi jishi 唐佚名詩集詩, in Xu Jun, op. cit., p. 653.51 Chen Ming 陳明, « Qipo de xingxiang yanbian ji qi zai Dunhuang Tulufan diqude yingxiang » 耆婆的形象演變及其在敦煌吐魯番地區的影響 (L’évolution de la figure de Jīvaka et son influence dans la région de Dunhuang et de Turfan), in Guojia tushuguan shanben te cangbu 國家圖書館善本特藏部 (dir.), Wenjin xuezhi 文津學志, n°1, Beijing : Beijing tushuguan chubanshe, 2003, p. 138-164.

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de la douzième lune, jour des frimas, des grands vents et de la conjonction des huit étoiles, dans les thermes, Jīvaka a demandé au Tathāgata que les moines se lavent. » 52 Le « Texte explicatif du “Soutra sur les thermes” » (Wenshi jing jiang chang yazuo wen 溫室經講唱押座文) fait ainsi l’éloge de Jīvaka : « Né d’une nonne, Jīvaka maîtrisait parfaitement l’art de la Loi et était capable de sauver tous les êtres. Pouvant guérir toutes les maladies, il fut appelé le Grand roi des médecins du trésor suprême. » 53

Dans un récit sur le pays du Bouddha, Jīvaka est présenté comme modèle de roi des médecins :

On désigne par Grand roi des médecins celui capable de traiter toutes sortes de maladies, de prescrire un médicament approprié et de redonner la santé au malade. Il en est ainsi de Jīvaka et d’autres, qui sauvent les vies. Ils établissent un diagnostic par l’examen du teint et des sons et connaissent parfaitement les cinq sciences (wuming 五明) 54. Un individu capable de guérir toutes les maladies est qualifié de « guérisseur » (shanliao 善療) ou de « médecin de ce monde » (shiyi 世醫) ; si ces gens ont ce pouvoir, à plus forte raison l’être d’éveil, lui dont le cœur empli de compassion dispense le remède de la Loi pour guérir le corps et l’esprit ! 55

Une autre source faisant probablement allusion aux dons merveilleux de Jīvaka est une inscription du tombeau de Haisheng 海生 excavée à Turfan et datée de l’an 4 de l’ère Xianheng des Tang (673), sur laquelle il est gravé : « [Il] chercha des remèdes d’une efficacité exceptionnelle, visita des médecins capables de ressusciter un mort. Mais il ne trouva aucune prescription efficace et finit par trépasser… » 56 Généralement,

52 S2832, Fo shuo wenshi xiyu zhong seng jing 佛說溫室洗浴眾僧經 (Soutra présenté par le Bouddha sur les ablutions de la communauté des moines dans les thermes) ; cf. Huang Zheng et Wu Wei, op. cit., p. 85.53 P2440, Wenshi jing jiang chang yazuo wen 溫室經講唱押座文, in Huang Zheng et Zhang Yongquan, op. cit., p. 1152.54 En sanskrit pañcavidyā : la grammaire et la composition, les arts et les mathématiques, la médecine, la logique et la philosophie.55 P2191 v°, Tan guang shi “Fo Guo pin” shouji 談廣釋佛國品手記.56 Hou Can 侯燦 et Wu Meilin 吳美琳, Tulufan chutu zhuanzhi jizhu 吐魯番出土磚志集注 (Recueil annoté d’inscriptions sur brique excavées à Turfan) (2), Chengdu : Ba Shu shushe, 2003, p. 550.

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dans la médecine chinoise, le « médecin capable de ressusciter un mort » est Bian Que, dont la biographie relate plusieurs guérisons de malades considérés comme morts. Mais ici, ce peut tout aussi bien désigner Jīvaka, les deux personnages étant souvent mis en parallèle. Une phrase tirée des « Propos de maître [Hui]yuan des monts Lu » nous le montre clairement : « On aurait dit Jīvaka prescrivant un remède ou Bian Que appliquant son aiguille. » 57 L’« Inscription funéraire du défunt capitaine Zhang Xianghuang » (« Gu lüshuai Zhang Xianghuan muzhi » 故旅帥張相歡墓誌, Ast.010) de Turfan raconte que, lorsqu’il était malade, sa femme et ses frères allèrent à la recherche des Jīvaka, mais aucun ne put le sauver 58. Voilà qui illustre aussi l’importance de Jīvaka dans cette région. Ainsi les expressions laudatives dans les divers documents ci-dessus traduisent l’influence de la culture médicale non chinoise sur les gens de Turfan, siège militaire important sur la route de la soie. Transplanter le lexique utilisé à l’origine pour les médecins traditionnels chinois aux médecins étrangers comme Jīvaka vise à affirmer la compétence de ces étrangers et à siniser leur image.

3. Les rois des médecins et Jīvaka dans les documents des Tang et des Song

Dans les documents des Tang, le terme de roi des médecins désigne deux types de moines éminents. Le premier correspond à des moines pas néces-sairement formés en médecine mais connus pour leur aptitude à guider vers la Loi du Bouddha, le second à des moines de haute vertu, maîtres à la fois de l’art médical et de la Loi bouddhique.

Pour les premiers, le titre apparaît plus d’une dizaine de fois, à propos d’illustres maîtres de dhyāna ou moines de divers temples, sur des inscriptions funéraires louant leurs hautes vertus bouddhiques et leur talent à sauver les êtres de leurs souffrances. Aucune distinction n’est alors faite entre maladie corporelle et maladie de l’âme. Trois pierres gravées avec 57 S2073 Lushan yuangong huanhua 廬山遠公環話, in Huang Zheng et Zhang Yongquan, op. cit., p. 260.58 Cf. Aurel Stein, Innermost Asia: Detailed Report of Explorations in Central Asia, Kan-su and Eastern Iran, vol.III, Oxford: Clarendon Press, 1928, vol. III, p. 985 ; vol.IV, LXXV. Cf. Hou Can et Wu Meilin, op. cit., p. 570-571.

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ce titre au sens d’éminent maître sont consacrées à trois moines, membres respectifs de l’école des préceptes, de l’école ésotérique et de celle du dhyāna. Leur appartenance à des courants différents n’excluait pas une même approche dans la pratique et la culture de la Loi bouddhique.

Sur une pierre gravée en l’honneur d’un moine du temple Weishen (Weishen si 威神寺), expert dans l’observance des préceptes, on a inscrit cet éloge :

Le maître de la doctrine du temple Weishen du district Xia 夏 avait pour nom de famille Zhang 張 et pour nom bouddhique Hulu 忽硉. Ses ancêtres avaient été de hauts fonctionnaires de Nanyang. Il observait strictement la discipline et s’appliquait à pratiquer les préceptes. [...] La grande Voie n’était pas encore établie, l’époque pouvait être comparée à celle [troublée] à laquelle Confucius occupa à plusieurs reprises des fonctions diverses. Quand les gens tombaient malades, ils devaient attendre la main secourable du roi des médecins. […] Il usa de multiples expédients salvifiques afin de guider les êtres dans le courant de la sapience (prajñā). 59

L’éloge met d’abord en valeur sa stricte observance de la discipline et son immense compassion qui ont permis de le comparer à un roi des médecins. De toute évidence, c’est à lui que fait allusion la phrase : « Quand les gens tombaient malades, ils devaient attendre la main secourable du roi des médecins. » Qu’il les guidât vers la sapience montre qu’il soignait avant tout leur esprit.

Un deuxième témoignage de l’expression « roi des médecins » nous est donné dans le texte d’une stèle rédigé par le maître japonais Kūkai 空海 (774-835) et dédié au maître de dhyāna Huiguo 惠果 qui demeura dans le plus grand temple de la capitale, le temple du Dragon vert (Qinglong si 青龍寺). On y lit :

La merveilleuse activité de la sagesse née du recueillement de mon maître résidait justement dans ceci : montrer [où se trouvent]

59 « Da Tang chaoyi daifu xing wenxi xianling shang zhuguo linze xian kaiguo nan yu jun qing yi... Tang xing si bei » 大唐朝議大夫行聞喜縣令上柱國臨淄縣開國男於君請移…唐興寺碑, in Wu Gang 吳鋼 (dir.), Quan Tang wen buyi 全唐文補遺 (Complément à la Somme complète de textes en prose des Tang), Xi’an : Sanqin chubanshe, 1994, tome 3, p. 9.

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l’honneur et la dignité, et suivre cette voie. Il existe des maladies actuelles et des maladies à venir. [Le maître] donnait un remède adapté à chacune et était une boussole pour les égarés. […] Pour un seul radeau parvenu à l’autre rive, combien ont sombré ? Quelle tristesse ! Après la disparition du roi des médecins, qui pourra éliminer le poison des fous ? 60

Le moine Huiguo a servi le maître de dhyāna Dazhao 大照禪師, lui-même disciple d’Amoghavajra (705-774), au titre honorable de maître du canon bouddhique, grand propagateur de l’école ésotérique en Chine. Son enseignement est ici comparé à un bon remède et à une boussole qui guide les égarés. Aux yeux de Kūkai, « roi des médecins » illustre les qualités de maître spirituel de Huiguo, qui allégeait les souffrances.

Un usage similaire du titre se trouve dans une inscription écrite par le célèbre fonctionnaire et poète du milieu des Tang, Bai Juyi 白居易 (772-846), en l’honneur du moine Zhaogong 照公 de l’école du dhyāna, résidant au temple Fengguo (Fengguo si 奉國寺) à Luoyang. Voici son texte :

Ainsi, peut-on ne pas le qualifier de roi des médecins ce maître qui dissipait les souillures mentales, ce maître qui, dans cet océan de vies et de morts, fut le capitaine du navire ? Hélas ! Ce roi des médecins a disparu mais les maladies restent, le capitaine nous a quittés alors que le navire entrait en pleine mer. 61

La poésie aussi emprunte souvent ce titre pour faire l’éloge de fervents bouddhistes. Ces textes constituent une série d’exemples dénotant le pouvoir de la métaphore médicale pour le bouddhisme, remède à tous les maux. Le titre de roi des médecins y est souvent utilisé dans un contexte

60 « Da Tang shendu Qinglong si gu sanchao guoshi guanding asheli Huiguo heshang zhi bei » 大唐神都青龍寺故三朝國師灌頂阿闍黎惠果和尚之碑 (Stèle en l’honneur de feu l’abbé Huiguo, ācārya Guanding, maître national du temple du Dragon vert de la capitale sous les grands Tang), ibid., tome 5, p. 4-5.61 « Dongdu Fengguo si Chande dashi Zhaogong ta ming » 東都奉國寺禪德大師照公塔铭 (Inscription funéraire de Zhaogong, grand maître à la vertu de dhyāna du temple Fengguo de la capitale de l’est), in Bai Juyi 白居易, Baishi changqing ji 白氏長慶集 (Recueil de textes de maître Bai Changqing), Beijing : Wenxue guji chubanshe, 1955, juan 71, p. 77a-77b.

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ambigu qui évoque parfois des moines médecins, parfois le Bouddha et sa doctrine. Dans un écrit versifié du Texte amplifié pour la propagation et la mise en lumière de la Loi (Guang hongming ji 廣弘明集) (664) de Daoxuan 道宣 (596-667), un maître bouddhiste conseille à un ami malade de lire le Soutra de Vimalakīrti qui, rappelons-le, met en scène un laïc, Vimalakīrti, feignant la maladie pour convertir les disciples qui viennent s’enquérir de sa santé et leur enseigner la vacuité de toutes choses, y compris celle du moi et de la maladie. Le texte se conclut par : « Il est digne de confiance, ce Grand roi des médecins [le Bouddha], dont le pouvoir est vraiment incommensurable ! » 62

Lu Lun 盧綸 (748-ca. 800), célèbre poète du milieu des Tang, utilise dans deux poèmes le titre roi des médecins faisant allusion au Bouddha 63 ; de même Liu Yuxi 劉禹錫 (772-842), poète légèrement postérieur à Lu Lun, qui s’adresse à des moines venus s’enquérir de sa maladie en ces mots : « Le roi des médecins possède un merveilleux remède, puis-je en quémander une pilule ? » 64 En revanche, le doute peut subsister dans certains cas où « roi des médecins » pourrait aussi qualifier un moine. Huangfu Ran 皇甫冉 (714-767), dédiant un poème à un abbé malade, écrit : « Même un roi des médecins peut tomber malade, comme il est difficile de pénétrer parfaitement le principe subtil ! » 65 Zhao Xia 趙暇 (806-852/53), souffrant de nombreuses maladies, se plaint en ces termes : « Je tourne la tête et vois les feuilles rouges par-delà le jardin familier, je veux 62 « Sui zhuzuo Wang Zhou wo ji Min Yue shu Jingming yi » 隨著作王冑臥疾閩越述淨名意 (Pour Wang Zhou alité, sens du Soutra de Vimalakīrti exposé à Min et à Yue), Guang hongming ji 廣弘明集 (Textes amplifiés pour la propagation et la mise en lumière [de la Loi]), de Daoxuan 道宣, (596-667), T. 2103, vol. 52, juan 30, p. 360b.63 Dans le « Qiuye tong chang dang su canggong yuan » 秋夜同暢當宿藏公院 (Par une nuit d’automne, résidant dans le temple Canggong), il écrit : « Je me prosternai à ses pieds et mes larmes coulèrent. Le roi des médecins connaît l’origine de mon mal. », Quan Tang shi 全唐詩 (Somme de poésies des Tang), Beijing : Zhonghua shuju, 1960, juan 279, p. 3166-3167. Dans le « Song Weiliang shangren gui Jiangnan » 送惟良上人歸江南 (Accompagnant le supérieur Weiliang de retour au Jiangnan), le même poète écrit : « Lourd est le fardeau de toutes ces vies. Souvent malade, je me prosterne devant le roi des médecins », Quan Tang shi, juan 276, p. 3124. 64 « Bing zhong yi’er chanke jian wen yin yi xie zhi » 病中一二禪客見問因以謝之 (Pour remercier un ou deux maîtres de dhyāna venus me rendre visite pendant ma maladie), Quan Tang shi, juan 357, p. 4018. 65 « Wen Zheng shangren ji » 問正上人疾 (J’interroge le supérieur Zheng sur sa maladie), Quan Tang shi, juan 249, p. 2805.

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seulement avertir le roi des médecins de mes nombreuses maladies. » 66 Sikong Tu 司空圖 (837-908) écrit : « Aujourd’hui je n’ai ni doute ni maladie, pour mon avenir je n’ai pas à troubler le roi des médecins. » 67 Luo Yin 羅隱 (833-909) déclare : « Je me repens sincèrement de tous mes maux, aujourd’hui je m’en remets au roi des médecins. » 68

Ce titre de roi des médecins apparaît à maintes reprises dans un contexte bouddhique sous le pinceau de Bai Juyi, déjà cité précédemment. Dans son poème « Voie de la non-dualité » (Bu ermen 不二門), il confie : « Je m’assieds et vois la vieillesse et la maladie qui m’acculent, je dois obtenir le salut du roi des médecins. Dans la non-dualité seule, nulle distinction entre vie courte et longévité. » 69 Dans un autre poème à un ami fonctionnaire de l’académie des Pinceaux, il exprime sa conception très bouddhique de la maladie : « Dans mes moments de loisirs, je côtoie des amis de la Voie. Quand je suis malade, je sers le roi des médecins. Les troubles apaisés, je retourne à la concentration, je préserve mes esprits subtils et, assis, j’oublie mon moi. » 70 Bai Juyi, vieux et malade, a composé sur ce thème quinze poèmes précédés d’une préface dans laquelle il confesse :

Depuis longtemps déjà je repose mon esprit dans le bouddhisme, et, dans une libre errance, suis les traces d’un Laozi et d’un Zhuangzi. Maintenant que je suis malade et contemple mon corps, je constate vraiment des résultats. Comment cela ? Eh bien, si mon corps devient squelettique, dedans j’oublie mes soucis. D’abord je m’exerce à la contemplation et à la concentration du dhyāna, puis je consulte les médecins. 71

66 « Ti Chongsheng si Jian Yunduan seng lu » 題崇聖寺簡云端僧錄 (Inscription pour les annales du moine Jian Yunduan du temple Chongseng si), Quan Tang shi, juan 549, p. 6357. 67 « Xiushi ting ershou » 修史亭二首 (Deux poèmes au pavillon Xiushi), Quan Tang shi, juan 634, p. 7281. 68 « Tou Zhedong Wang daifu ershi yun » 投浙東王大夫二十韻 (Vingt rimes au dignitaire Wang du Zhedong), Quan Tang shi, juan 665, p. 7619-7620. 69 « Bu’er men » 不二門 (Voie de la non-dualité), Quan Tang shi, juan 434, p. 4801-4802. 70 « Weicun tuiju ji libu Cui shilang Hanlin Qian sheren shi » 渭村退居寄禮部崔侍郎翰林錢舍人詩 (Poème à l’académicien Qian She et au secrétaire Cui du ministère des Rites, retirés dans le village de Wei), Quan Tang shi, juan 438, p. 4859-4860.71 Préface du « Bing zhong shi shiwu shou » 病中詩十五首 (Quinze poèmes écrits

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Son idéal était d’être soi-même roi des médecins et de ne pas recourir au commun des médecins. Ce dernier texte exprime bien la façon dont un fervent laïc, sous les Tang, considérait l’unité des maux du corps et de l’esprit et l’efficacité des pratiques de concentration contre la maladie : la concentration du dhyāna peut guérir, le Bouddha est le roi des médecins. Bai Juyi l’affirme encore dans un autre poème : « Il ne faut se soucier ni de la maladie ni de la vieillesse, l’esprit est le roi des médecins en personne. » 72 Il convient de rappeler que, dans le bouddhisme, la maladie et la vieillesse constituent le onzième des douze chaînons interdépendants dont l’origine première est l’ignorance : être éveillé, c’est résoudre l’ignorance et par là-même la souffrance de la vieillesse et de la maladie.

Sous les Cinq Dynasties, l’usage du titre de roi des médecins perdure dans la poésie. Wang Jixun 王繼勛, offrant un poème au maître de dhyāna Miaokong de Helong 和龍妙空禪師, écrit : « Qui sait qu’en ce jour d’automne sur les rives du Fleuve, sans égal, j’explique la loi du roi des médecins ? »73 Tan Yongzhi 譚用之, un autre auteur des Cinq Dynasties, suggère dans un poème la beauté d’un paysage divin qui transporte au-delà des états spirituels habituels et sollicite le roi des médecins en ces termes :

À l’automne, sur l’étang couvert de nuages, les blancs lotus embaument,Sur l’étang je chante les immortels et songe au pavillon de bambous.Serein, je loue les accents antiques des « Coutumes des principautés » 74.Calme : le feu de l’esprit s’est éteint, l’âme qui rêvait baigne de fraîcheur.Au troisième mois du printemps, on ne compte plus les fleurs des

pendant ma maladie), in Bai Juyi 白居易, Bai Juyi quanji 白居易全集 (Œuvres complètes de Bai Juyi), Shanghai : Shanghai guji chubanshe, 1999, juan 35, p. 535.72 « Zhai ju ouzuo » 齋居偶作 (Sur une inspiration soudaine dans ma retraite), Quan Tang shi, juan 460, p. 5243. 73 « Zeng Helong Miaokong chanshi » 贈和龍妙空禪師 (Offert au maître de dhyāna Miaokong de Helong), Quan Tang shi, juan 763, p. 8663. 74 Une section du Livre des odes (Shijing 詩經).

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îles Penglai 75,Au huitième mois, la Voie lactée paraît si longue !Cet état, nul ne le trouve dans les temples. Les bienfaits en reviennent au roi des médecins. 76

Un jour, un poète nommé Xiu Ya 修雅, écoutant un maître réciter le Soutra du lotus, goûta l’éveil. Cette expérience lui inspira un long poème dans lequel il qualifie ce maître de roi des médecins :

On connaît la voix du maître,Mais qui connaît vraiment son esprit ?On connaît son corps, Mais qui connaît vraiment son renom ?Le maître est roi des médecins, adepte des préceptes du Bouddha.Il est venu pour soigner les maux de l’esprit des êtres,Il mène l’égaré à l’éveil, le fou à la concentration, l’impur à la pureté,Le perverti à la droiture, l’être ordinaire à la sainteté. 77

Ce titre est aussi emprunté par certains écrits taoïques. Dans une encyclopédie taoïque des Song, un court texte sur la maladie rappelle qu’« il convient de porter son attention sur la multitude des êtres, afin qu’elle soit libérée des soucis et des peines. Il convient de l’encourager et de la soutenir pour qu’avec diligence elle marche et progresse sur la Voie. Il convient d’être le grand roi des médecins qui extirpe les maladies de tous les êtres. » 78 À l’instar des bouddhistes qui prônaient comme médecine suprême la Loi bouddhique, les taoïstes présentent dans ce passage la Voie comme le meilleur remède capable de sauver tous les êtres.

Pour le second type de moines, « roi des médecins » désigne ceux à l’éminente vertu passés maîtres de l’art médical et de la Loi bouddhique.

75 Îles où séjournaient les immortels.76 « Yi Jingju si xin jidi » 貽淨居寺新及第 (Offert au lauréat nouvellement promu, résidant au temple Jingju), Quan Tang shi, juan 764, p. 8673. 77 « Wen song Fahua jing ge » 聞誦法華經歌 (En entendant psalmodier le Soutra du lotus), Quan Tang shi, juan 825, p. 9298-9299.78 « Bingshuo » 病說 (De la maladie), [Chongyin Zhengtong] Daozang 重印正統道藏, Shanghai : Shangwu yinshuguan, 1923-1926, Dz. 1032 (fasc. 677/702) « Yunji qiqian » 雲笈七籤 (Sept coffrets de fiches en écriture nuagée), juan 95, p. 10b.

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Une inscription funéraire dédiée à un grand moine des Tang, le maître de dhyāna Falü 法律, est à cet égard instructive :

[…] Pendant l’ère Tianbao [742-756], le maître cueillait des simples au mont Kongtong 崆峒. Il rencontra un émissaire impérial, une rencontre opportune au moment propice. L’empereur, devant son renom, le fit venir à la capitale. Il y résida au temple Baotai 寶臺寺. La justesse de ses prédictions lui attira les faveurs de l’empereur qui lui accorda toujours sa protection lorsqu’il était directeur du temple. Il s’appuyait sur l’efficacité des remèdes, mais aussi sur sa réelle connaissance des gens. […] Un an à peine après son installation, l’empereur Daizong 代宗 (r. 766-779), accablé par les soucis, tomba malade, victime d’une extrême fatigue. Il vit en rêve mon défunt maître lui offrir une pommade divine. Avant le lendemain même, le souverain était guéri. En récompense, il offrit au temple un frontispice sur lequel il avait lui-même calligraphié : « Temple du roi des médecins ». Il ordonna au duc Duan 段公 et à d’autres dignitaires d’organiser en l’honneur du maître la cérémonie de l’assemblée des mille moines.79

Sur cette stèle, l’art médical du maître n’est pas décrit en détail, mais les allusions telles qu’« il cueillait des simples au mont Kongtong » ou « il s’appuyait sur l’efficacité des remèdes, mais aussi sur sa réelle connaissance des gens », montrent qu’il excellait dans cet art.

Sous les Sui et les Tang, deux personnages de la médecine traditionnelle chinoise de la haute Antiquité eurent droit au titre de roi des médecins : Yu Fu 俞父 dans le Traité des cinq viscères de Zhang Zhongjing et Bian Que dans le Complément aux recettes valant mille onces d’or. Ce dernier ouvrage décrit un exorcisme contre les abcès consécutifs à une blessure par le métal et professe que « le roi des médecins Bian Que était un divin pharmacologue, capable de faire revenir le char des funérailles et de ressusciter le mort. » 80 Un seul médecin des Tang mais d’origine probablement étrangère, un dénommé Wei Gu 衛古, a été honoré du titre

79 « Da Tang He’en si gu Dade Falü chanshi ta ming » 大唐荷恩寺故大德法律禪師塔銘 (Inscription sur stupa de feu le maître de dhyāna Falü, éminente vertu du temple He’en des grands Tang), in Wu Gang, op. cit., 1994, tome 4, p. 7-8.80 Qianjin yifang, juan 28, p. 353b.

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de roi des médecins dans la préface d’une pharmacopée :

Le maître, roi des médecins, avait pour nom de famille Wei 衛 et pour prénom Gu 古. Originaire de Kashgar, il avait trouvé la Voie. […] Il était âgé de plus de cinq cents ans. Pendant l’ère Kaiyuan (713-742), au premier mois de l’été, des gens tombèrent malades et souffrirent de maux plus ou moins graves. Le maître, ayant fait vœu de compassion, entra dans une profonde concentration puis distribua des remèdes qui les guérirent tous sans exception. On fit un portrait de lui, on lui présenta des offrandes, et l’empereur se prosterna et le salua comme un être d’éveil roi des remèdes. 81

La même histoire est relatée dans les Mémoires généraux sur les bouddhas et les patriarches (Fozu tongji 佛祖統紀), qui en précise la date : le 5e mois de la 8e année de l’ère Kaiyuan (720) 82. Si cet homme originaire de Kashgar dans les contrées de l’Ouest, religieux connaissant la Voie, était aux yeux des bouddhistes un roi des médecins (yiwang), il était pour l’empereur un roi des remèdes (yaowang), titre plus courant dans le contexte chinois traditionnel.

L’époque des Tang voit le médecin indien Jīvaka devenir le symbole du parfait guérisseur. Il est cité par le moine Zhanran 湛然 (711-782) parmi une liste de plusieurs médecins chinois et étrangers, tous plus célèbres les uns que les autres : « Les règles de médecine ont été recueillies en Chine par Hua Tuo 華佗 (†220), Qibo, Bian Que, Shennong, l’empereur Jaune, le vénérable immortel Ge [Hong] 葛仙公, Zhang Zhongjing et bien d’autres. Dans les contrées d’Occident, elles l’ont été par des personnes comme Jīvaka, Chishui 持水 (Jñanadhara) ou Liushui 流水 (Jalavāhana). » 83 Dans ses Prescriptions valant mille onces d’or, Sun Simo fait l’éloge de Jīvaka comme un grand médecin de l’Inde. Lorsqu’il donne la recette de la « Pilule pour les dix mille maladies » (Wanbing wan 萬病丸), parfois intitulée « Pilule à base de bézoard » (Niuhuang wan 牛黃丸), le bézoard 81 Fanyi mingyi ji 翻譯名義集 (Recueil sur le sens des termes traduits), traduit par Fayun 法雲 (Song), citant la préface d’une pharmacopée ; T. 2131, vol. 54, juan 1, p. 1062b.82 Fozu tongji 佛祖統紀 (Mémoires généraux sur les bouddhas et les patriarches), Zhi Pan 志磐 (Song), T. 2061, vol. 49, juan 40, p. 373c.83 Zhiguan fuxing chuan hong jue 止觀輔行傳弘決 (Vastes décisions pour aider à la pratique de la cessation et de la contemplation), Zhanran 湛然, T. 1912, vol. 46, juan 10, p. 438c.

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en étant l’ingrédient de base, il ajoute qu’elle est aussi nommée « Recette de pilule de Jīvaka » (Qipo wan fang 耆婆丸方) du fait que Jīvaka était un excellent médecin 84. On pourrait citer encore bien d’autres occurrences montrant que la Chine le prenait comme le symbole des grands médecins indiens : chaque fois qu’il est question de médecine indienne, son nom apparaît. S’il occupe une place si importante, c’est bien parce que les soutras bouddhiques lui ont donné le titre de roi des médecins. Emblème de l’art médical, il devient une épithète laudative. Ainsi, dans le récit de son pèlerinage dans les mers du Sud, Yijing 義淨 (635-713) indique qu’une fois maîtrisé l’essentiel de la médecine indienne, « il n’est plus nécessaire de prendre le pouls, encore moins d’interroger sur le yin et le yang. Tout un chacun devient alors soi-même un roi des médecins, un Jīvaka. » 85 Cette assertion a probablement inspiré Bai Juyi pour son poème cité plus haut où il se proclame roi des médecins.

Shen Quanqi 沈佺期 († ca. 714), poète célèbre du milieu des Tang, aimait, comme beaucoup de lettrés de l’époque, fréquenter les maîtres bouddhistes et aller en villégiature dans les temples. Dans un poème intitulé « Visite au supérieur Sans obstacle du temple de la Pure demeure du mont des Neuf Parfaits », il écrit : « Éminent maître, vous êtes né en Inde ; mais vous êtes venu convertir le pays du sud ensoleillé. […] Moi, humble disciple, je déplore de ne pas vous avoir connu plus tôt et de n’avoir pu encore parler au roi des médecins. » 86 De même Qing Zhou 清昼, lettré des Tang fréquentant lui aussi les bouddhistes, mentionne le titre roi des médecins dans l’inscription tombale qu’il a rédigée en l’honneur du défunt maître de dhyāna des monts du Pont de pierres : « Pendant l’ère Kaiyuan, [il] rendit visite au maître Xiguang 溪光 pour lui demander sa recette de roi des médecins et se prosterna selon les rites de disciple. » 87 84 Sun Simo 孫思邈, Qianjin yaofang 千金要方 (Prescriptions valant mille onces d’or), Beijing : Renmin weisheng chubanshe, 1981, juan 12, p. 226a. 85 Nanhai ji gui neifa zhuan 南海寄歸內法傳 (Récit de la Loi lors du retour au pays après un voyage dans les mers du Sud), Yijing 義淨 (Tang), T. 2125, vol. 54, juan 3, p. 224b.86 « Jiuzhen shan Jingju si ye Wu’ai shangren » 九真山淨居寺謁無礙上人 (Visite au supérieur Sans obstacle du temple de la Pure demeure du mont des Neuf parfaits), Quan Tang shi, juan 97, p. 1048.87 Qing Zhou, « Tang Shiyi shan gu da chanshi ta ming bing xu » 唐石圯山故大禪師塔銘並序 (Inscription sur stupa avec avant-propos pour feu le maître de dhyāna des monts Shiyi sous les Tang), in Dong Gao 董誥 (dir.), Quan Tang wen 全唐文 (Somme complète de textes en prose des Tang), Beijing : Zhonghua shuju, 1983, juan 917, p. 4238.

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Le roi des médecins dans les manuscrits médicaux de Dunhuang

La même assertion est reprise dans la biographie de ce maître incluse dans une source plus tardive des Song, les Biographies des moines éminents des Song et des dynasties antérieures (Song gaoseng zhuan 宋高僧傳), à cette variante près qu’il ne s’agit plus du roi des médecins mais de Jīvaka 88. Ainsi, entre les Tang et les Song, le roi des médecins a été identifié à Jīvaka.

Les poètes des Song continuent de mentionner le titre roi des médecins dans un contexte bouddhique. Su Zhe 蘇轍 (1039-1112), lors d’une visite à un moine de Hangzhou alors que son frère Su Shi 蘇軾 (1037-1101) était malade, écrit ces vers : « De retour à la maison, agitation et ennuis s’évanouissent, n’est-il pas vrai que le roi des médecins m’a donné un bon remède ? » 89 Dans un poème adressé à ces deux frères, Chen Shidao 陳師道 (1053-1101) emploie le titre dans un contexte taoïste, exhortant le retour à l’état d’« indistinction crépusculaire » et l’abandon d’un savoir factice que préconisent Laozi et Zhuangzi, pour guérir tous ses maux. Il écrit : « Il est tel le grand roi des médecins capable de soigner une maladie incurable ; au dehors, les symptômes ont disparu mais dedans, la résistance dure. Je cherche dans ma trousse la décoction crépusculaire pour nettoyer les souillures de mes entrailles dues à dix ans d’études. » 90 Sous les Song, ce titre, spécifique au bouddhisme, devient banal et tout médecin de renom peut en être qualifié. Par exemple, Pang Anchang 龐安常 (ca. 1042-1099), spécialiste de sphygmologie et auteur d’un commentaire célèbre du Traité des atteintes du froid (Shanghan lun 傷寒論), l’un des textes fondamentaux de la pharmacothérapie chinoise, est ainsi loué par plusieurs de ses contemporains comme roi des médecins. Zhang Lei 張耒 (1054-1114) l’honore dans ce poème :

88 « Shenwu zhuan » 神悟傳, in Zan Ning 贊寧 (Song) et al., Song gaoseng zhuan 宋高僧傳 (Biographies des moines éminents des Song et dynasties antérieures), T. 2061, vol. 49, juan 17, p. 814a.89 « Ci yun Zizhan bing zhong you Hubao quan sengshe ershou » 次韻子瞻病中游虎跑泉僧舍二首 (Deux poèmes à l’occasion de Zichan qui, au cours de sa convalescence, alla se promener vers les dortoirs des moines de la Source du tigre galopant), Quan Song shi 全宋詩 (Somme de poésies des Song), Beijing : Beijing daxue chubanshe, 1998, juan 852, p. 9876. 90 « Zeng er Su gong » 贈二蘇公 (Offert aux deux sieurs Su), Quan Song shi, juan 1114, p. 12634.

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Maître vertueux, vous vous êtes retiré à Xiangyang,Mais les hôtes venus se soigner emplissent votre pièce.Ceux qui sont las d’interroger le devin sur leur destinSont venus interroger le roi des médecins sur leurs nombreuses maladies. 91

Dans un poème « Offert à l’assistant aux remèdes Dai Liangfu de retour à Chengfu », Yang Wanli 楊萬里 (1127-1206) écrit :

Les maladies d’une vie, vous les éliminez facilement,Même celles qui se tiennent en un lieu incurable.Je le demande à [Zhang] Zhongjing et à [Pang] Anchang :Y eut-il une seule époque sans roi des médecins ? 92

Bien entendu, le destinataire du poème est, de manière allusive, honoré comme un roi des médecins. Qu’un grand médecin comme Pang Anchang puisse être ainsi qualifié atteste du glissement du titre du religieux vers le séculier.

L’histoire de Jīvaka à la recherche de simples est aussi répandue dans la poésie et la poésie chantée (ci 詞) des Song. Dans « L’immortelle près de la rivière », Ge Shengzhong 葛勝仲 (xiie siècle) écrit : « Jīvaka a fini de cueillir les simples, la fille céleste tarde à répandre ses fleurs. » 93 Wang Anshi 王安石 (1021-1086) qui, sur la fin de sa vie, s’intéressa au bouddhisme, n’hésite pas à mettre en parallèle Jīvaka, le meilleur des médecins indiens et la doctrine bouddhique, le meilleur remède, montrant ainsi combien ces métaphores étaient devenues classiques à son époque. Dans son poème intitulé « Fenêtre au nord », il écrit :

La maladie et le déclin me contraignent à un soutien,De temps à autre, astragale et platycodon me sont nécessaires.

91 « Zeng Pang Anchang xiansheng » 贈龐安常先生 (Offert à maître Pang Anchang), Quan Song shi, juan 1185, p. 13403. 92 « Song Dai Liangfu yaozhe gui Chengfu » 送戴良輔藥者歸城郛, Quan Song shi, juan 2316, p. 26662. 93 « Lin jiang xian » 臨江仙 (Immortel près du Fleuve), in Tang Guizhang 唐圭璋, Quan Song ci 全宋詞 (Somme de poèmes à chanter des Song), Beijing : Zhonghua shuju, 1977, juan 2, p. 715.

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Le roi des médecins dans les manuscrits médicaux de Dunhuang

Il m’est encore difficile de trouver et cueillir fleurs et racines de la vacuité, Mais j’ai déjà balayé états de rêve et visions embrumées.Le sac de remèdes de Jīvaka a vraiment une existence illusoire ;L’armoire de classiques de Xuanyuan 軒轅 n’a probablement jamais existé.À la fenêtre au nord, appuyé sur l’oreiller, la brise printanière me réchauffe ;À mon aise, je lis plusieurs rouleaux de préceptes bouddhiques. 94

Huang Tingjian 黃庭堅 (1045-1105), l’un des quatre grands poètes et calligraphes des Song avec Su Shi, mentionne lui aussi Jīvaka dans trois poèmes 95.

4. Le roi des médecins et Jīvaka en Asie orientale

Le titre de roi des médecins et le nom de Jīvaka se propagèrent au fur et à mesure de la diffusion du bouddhisme en Chine, au Japon et en Corée. On le voit par exemple dans les Prescriptions quintessentielles de mé-decine (Ishinpō 醫心方) éditées au Japon par Tanba Yasuyori 丹波康賴 (912-995) en 984. Le premier juan de cet ouvrage, citant un passage des Prescriptions valant mille onces d’or de Sun Simo, énumère les esprits invoqués au moment de piler les médicaments : « les Trois Joyaux des dix directions, le roi des remèdes (bhaisajya-rājā), le supérieur des remèdes (bhaisajya-samudgata), l’être d’éveil Jīvaka, Yu Fu et Bian Que. » 96 Les deux derniers noms, médecins semi-légendaires de l’antiquité chinoise, se différencient des autres cités, liés au bouddhisme ; en outre, Jīvaka jouit ici du statut d’être d’éveil (bodhisattva). Un recueil de recettes d’un maître 94 « Bei chuang » 北窗 (Fenêtre au Nord), Quan Song shi, juan 554, p. 6608.95 Dans « Zeng Wang Huaizhong » 贈王環中 (Offert à Wang Huaizhong), Quan Song shi, juan 1011, p. 11552 ; « Xi Zize panbo tuzan » 席子澤盤礡圖贊 (Éloge de la grandeur de Xi Zize), Quan Song shi, juan 1023, p. 11695-11696 ; « Ting Song Zongru zhai Ruan ge » 聽宋宗儒摘阮歌 (En entendant Song Zongru évoquer le chant du pipa), in Huang Tingjian 黃庭堅, Huang Tingjian quanji 黃庭堅全集 (Œuvres complètes de Huang Tingjian), Chengdu : Sichuan daxue chubanshe, 2001, juan 4, p. 99.96 Tanba Yasuyori 丹波康賴, Ishinpō 醫心方 (Prescriptions quintessentielles de la médecine), Taipei : Xinwenfeng chubanshe, 1976, juan 1, p. 30a.

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de la doctrine coréen, rapporté par les Prescriptions quintessencielles de médecine, liste Jīvaka dans son énumération des divinités, toutes boud-dhistes, à invoquer lors de la prise des médicaments : « Le Bouddha à la ra-diance de lapis-lazuli, maître des remèdes de l’Est, l’être d’éveil Supérieur des remèdes et roi des remèdes, l’adolescent des monts enneigés (Xueshan tongzi 雪山童子) 97 et le roi des médecins Jīvaka. » 98 Les Prescriptions quintessencielles de médecine citent par ailleurs nombre de recettes issues d’ouvrages médicaux attribués prétendument à Jīvaka, autant de textes apocryphes fabriqués en Chine 99. L’importance de ce médecin indien au Japon se fait aussi sentir chez le moine japonais Eisei 榮西 qui, à l’époque des Song, se rendit en Chine pour chercher la Loi. Dans la première partie de son « Récit sur l’entretien de la vie par la boisson du thé », on trouve l’indication suivante : « L’Indien Jīvaka est mort voici plus de deux mille ans. De nos jours, qui sait prendre le pouls ? En Chine, le Divin laboureur a disparu depuis plus de trois mille ans, qui de nous maîtrise les principes des remèdes ? » 100 Ainsi, ces deux sources témoignent de l’influence de Jīvaka dans les ouvrages médicaux japonais écrits en langue classique aux époques de Nara (710-794) et de Heian (794-1185).

En Corée aussi, la figure de Jīvaka et le titre de roi des médecins sont présents dans les écrits médicaux et la littérature non médicale sous la dynastie de Koryŏ (918-1392). Le « Poème à chanter sur une cérémonie de jeûne au temple des rois célestes » de Ch’oe Ch’iwŏn 崔致遠 (né en 857) dit : « J’emprunte peu ou prou l’art du roi des médecins. » 101

97 Sur Xueshan tongzi, voir le Da baoji jing. Il y est dit : « Dans les monts enneigés, il y avait un grand roi des remèdes, du nom de Bi Jiamo. » (T. 310, vol. 11, juan 48, p. 248b).98 Xinluo fashi fang 新羅法師方 (Prescriptions du maître de doctrine de Sylla [Corée]), in Ishinpō, juan 2, p. 58.99 Par exemple le Qipo fang 耆婆方 (Prescriptions de Jīvaka) avec plus de quatre-vingt-dix ordonnances, le Qipo maijue jing 耆婆脈訣經 (Écrit de formules sphygmologiques de Jīvaka) ou encore le Qipo fu ru fang 耆婆服乳方 (Recette d’absorption de lait selon Jīvaka). Cf. Chen Ming 陳明, « “Ishinpō” zhong de Qipo yiyao fang laiyuan kao—jian yu Dunhuang “Qipo shu” zhi bijiao » 《醫心方》中的耆婆醫藥方來源考—兼與敦煌《耆婆書》之比較 (Recherche sur l’origine des prescriptions de Jīvaka dans les Prescriptions quintessentielles de la médecine – Comparaisons avec le “Livre de Jīvaka” de Dunhuang), Wenshi 文史, 2002, 59, p. 145-162.100 Kicha yōzei ki 喫茶養生記 (Note sur l’art de nourrir la vie en buvant du thé), cité dans le Qunshu leicong 群書類從, juan 386. 101 « Ch’ŏnwangwŏn chaesa » 天王院齋詞, Kyewŏn p’ilgyŏng chip 桂苑筆耕集, juan

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Le roi des médecins dans les manuscrits médicaux de Dunhuang

L’« Inscription sur le stupa Powŏl Nŭnggong en l’honneur du grand maître Chingyŏng du temple de la forêt et du vent », stupa érigé en Corée en 924, comprend un passage décrivant en termes élogieux l’accueil de ce maître par la population : « Ils sont tel l’orphelin qui revoit son père bienveillant ou le malade qui rencontre le roi des médecins. » 102 Un grand ministre d’État, Yi Kyubo 李奎報 (1168-1241), surnommé l’Ermite des blancs nuages (Paeg’un kŏsa 白雲居士), est l’auteur d’un poème « En remerciement au maître Kyŏnyang qui a offert du camphre de Bornéo et au médecin fonctionnaire qui a guéri mes yeux malades ». Il y loue ce maître par ces mots : « Le roi des médecins vient d’arriver devant la porte d’une célébrité. » 103 Un écrivain du xive siècle, Yi Saek 李穑 (1328-1396), écrit : « Sur les friches du roi des médecins poussent des pastèques » 104, ne désignant plus le commun des médecins mais usant du titre comme métaphore. Yi Chehyŏn 李齊賢 (1287-1367) s’interroge dans un de ses poèmes : « Qui confie la santé du pays aux médecin médiocres ? N’est-ce pas faire tenir la vie à un fil ? Heureusement, grâce à la pilule de Jīvaka, on peut tenter de guérir le mal. » 105 Là aussi, l’emploi de l’image est métaphorique, la pilule de Jīvaka servira à guérir le pays. Yi Saek écrit encore : « L’élixir agit le jour même, ma reconnaissance va à Jīvaka. Le soir d’automne, pour contempler les fleurs, mes jambes ont recouvré leur force. Seul je regrette l’écoulement du temps, comme un épervier qui traverse le royaume de Silla. » 106

15 « Chaesa sibo su » 齋詞十五首 (Quinze poèmes sur le rituel de jeûne), in Han’guk munjip ch’onggan 韓國文集叢刊 (Collection de notes au fil du pinceau de Corée), Séoul : Chaedan pòb’in minjok munhwa ch’ujinhoe p’yòn 財團法人民族文化推進會編, 1990, juan 1, p. 91. 102 « P’ungnimsa Chingyŏng taesa Powŏl Nŭnggong t’ammyŏng » 風林寺真鏡大師寶月凌空塔銘, in Xu Xingzhi 許興植, Han’guk munjip ch’onggan 韓國金石全文 (gudai 古代) (Textes de stèles et inscriptions sur bronze de Corée – Antiquité), Yaxiya wenhuashe 亞細亞文化社, 1984, juan 2, p. 258.103 « Sa Kyŏnyang kong song yongnoe kŭp ŭi’gwalli mokpyŏng » 謝景陽公送龍腦及醫官理目病, Tongguk Yisangguk chip 東國李相國集, juan 9, Han’guk munjip ch’onggan, juan 2, p. 228.104 Mogŭn’go 牧隱藁, juan 18 « Sŏgwa 西瓜 » (La pastèque).105 « Pong kajukhŏn Kim chŏngsŭng » 奉賀竹軒金政丞, Ikchae Nan’go 益齋亂藁, juan 4, p. 532.106 Mogŭn’go 牧隱藁, juan 11, « Kyedu hwaha yugam » 雞頭花下有感 (Impressions à l’ombre des fleurs d’euryale), p. 106.

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Dans le Ŭībang yuch’wi de Kim Yemong citant le Traité des cinq viscères (Wuzang lun 五藏論), il est dit : « La section des médicaments vient du roi des médecins. L’empereur Jaune créa des aiguilles et son œuvre comptait plus de mille rouleaux. La nature et les bienfaits des médicaments, qui peut en donner une étude exhaustive sinon un immortel ? […] Le jeune Jīvaka le fait à merveille et les prescriptions du roi des médecins Yu Fu sont de la plus haute qualité. » 107 Ces documents nous apprennent que, depuis le royaume de Sylla jusqu’à celui de Chōsen, le titre de roi des médecins et le nom de Jīvaka n’étaient pas inconnus en Corée.

Conclusion

À travers des documents d’époques et de natures diverses, nous avons pu suivre l’itinéraire du titre de roi des médecins dans plusieurs régions d’Asie centrale et d’Extrême-Orient, et voir comment son introduction, sa diffusion et sa popularisation furent étroitement liées au bouddhisme. À forte connotation religieuse, ce titre désignant à l’origine des person-nages liés au bouddhisme, versés dans la médecine ou non, faisait réfé-rence avant tout au traitement des maladies de l’esprit. Puis, il en est venu à désigner progressivement les grands médecins de l’histoire, mais le plus souvent à servir de métaphore, d’où la prudence de notre interprétation et la nécessité de ne pas considérer que ce terme désigne toujours un « moine médecin ». Bien sûr, tous les laïcs qui maîtrisent la médecine ne sauraient être roi des médecins. Il serait plus juste de dire que ce titre s’applique aux bouddhistes experts en médecine et capables de traiter aussi bien l’esprit que le corps. Dans les documents de la médecine chinoise, on voit d’émi-nents médecins élevés au statut de « saint » comme Zhang Zhongjing, ou de « roi des remèdes » comme Sun Simo, mais le titre « roi des méde-cins » est rarement accordé. Il n’apparaît dans la médecine chinoise qu’au Moyen Âge, sous l’influence du bouddhisme et nous ne l’avons trouvé qu’une seule fois à propos de Yu Fu, dans un manuscrit de Dunhuang.

107 Ŭībang yuch’wī, p. 83.

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Études chinoises, vol. XXX (2011)

La première traduction des Entretiens de Confucius en Europe :

entre le li néoconfucéen et la ratio classique

Thierry Meynard 1

The first translation of the Analects of Confucius in Europe

The publication in Paris of Confucius, Philosopher of the Chinese (Confu-cius Sinarum Philosophus, 1687, hereafter CSP), marked the beginning of European sinology. This work, which may truly be called an encyclopae-dia of Chinese thought, was the result of one hundred years of collective effort by Jesuit missionaries in China. Notably, it presented the Analects of Confucius, translated into Latin and presented with commentaries from the Song and Ming dynasties, in Europe for the first time. The book spread the name of Confucius, a Latin transliteration of Kong Fuzi, or Master Kong, throughout Europe. It subsequently had a great influence on intellectuals such as Pierre Bayle, Malebranche, Leibniz, and Voltaire, imposing upon them the image of a philosophical China—an image which persisted until the beginning of the 19th century. The first part of this paper deals with the history of the CSP, first from the angle of the rediscovery in Renais-sance Europe of ancient civilizations, then from the angle of the edition of the text itself. The translations of the Confucian classics were first used as teaching manuals for the missionaries newly arrived in China. Later, in the context of the Rites Controversy, the Jesuit translations defended Chinese culture and Confucianism, which had been accused of the sin of idolatry and superstition, as well as they defended the Jesuit enterprise it-self, accused of jeopardizing the Christian faith. The second part analyzes the CSP itself, its form and contents, in order to grasp the image of China, of Confucius and of his thought. The conclusion introduces a reflection on the possibility of recovering the original meaning of the Analects.

1 Thierry Meynard est professeur à l’université Sun Yat-sen de Canton.

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« 論語 » 在歐洲的第一個版本

梅謙立

《中國哲學家孔夫子》(Confucius Sinarum Philosophus:《孔夫子》,1687年) 開始了歐洲漢學。它可以被認爲是中國思想的百科全書。它是來華傳教耶稣會士一百年的努力的集體果實。其中,第一次在歐洲引進了拉丁譯《論語》及宋明注釋家。這本書在歐洲廣泛地宣傳孔子的拉丁化名字,即Confucius。這本書對于知識分子如皮埃爾培爾、馬勒伯朗士、萊布尼茨有巨大的影響,直到19世紀,把“哲學中國”這種觀念強加于歐洲。論文的第一部分提到《孔夫子》的歷史,先提到文藝複興發現古代文明這種處境,然後提到本書的寫作過程。新來華的傳教士利用儒家經典的譯文來學習漢語和中國文化。然後,由于禮儀之爭的原因,中國文化及儒家被指責偶像崇拜及迷信,所以耶稣會士利用儒家經典的譯文擁護它們。同時,這些譯文試圖擁護耶稣會在中國的事業,因爲他們被懷疑破壞基督信仰的正統。論文的第二部分分析《孔夫子》,它的形式及內容,來發現中國、孔子及其思想的形象。結論反省關於挖掘《論語》的原意的可能性。

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La première traduction des Entretiens de Confucius en Europe

Le texte des Entretiens (Lunyun 論語) de Confucius est venu en Occident par l’intermédiaire d’une traduction en latin parue à la fin du xviie siècle. Cette traduction est importante à trois titres. D’abord, elle occupe une place particulière dans l’histoire des idées, puisque toutes les traductions occidentales des Entretiens jusqu’à un passé récent, y compris celle de James Legge (1815-1897) en langue anglaise dans la seconde moitié du xixe siècle, lui sont largement redevables. Cette première traduction a lar-gement contribué à la formation de l’image de Confucius dans la culture européenne. Le second intérêt est de situer cette traduction dans un champ de choix herméneutiques possibles, de pouvoir évaluer ses choix et éven-tuellement de nous amener à en poser d’autres. Autrement dit, est-il pos-sible d’insérer le texte des Entretiens ainsi que sa tradition interprétative chinoise dans la langue et la pensée occidentales ? En troisième lieu, les Chinois eux-mêmes portent aujourd’hui une plus grande attention à la transmission de leur culture vers l’Occident. Même si les intermédiaires à l’époque étaient européens, les intellectuels chinois s’intéressent à l’his-toire de cette transmission, pas uniquement pour des raisons nationalistes, mais aussi en tant que vecteur d’ouverture sur le monde extérieur.

Cette première version des Entretiens fait partie d’un ouvrage en latin très imposant de près de 600 pages, le Confucius Sinarum Philoso-phus 2 (Confucius, Philosophe de la Chine, que je désignerai ci-après par son abréviation CSP). Ce grand folio, que le cardinal Henri de Lubac qua-lifiait « d’encyclopédie de la pensée chinoise » 3 comprend en effet les traductions des Entretiens, du Daxue 大學 et du Zhongyong 中庸, une biographie de Confucius inspirée de celle écrite par Sima Qian 司馬遷 (145-86 avant J.-C.), ainsi que des tables chronologiques des dynasties et des empereurs de la Chine, de sa fondation mythique jusqu’à l’époque des Qing. En outre, se trouve en préambule une longue présentation de la pensée chinoise, où les Cinq Classiques (Wujing 五經), les Quatre Livres (Sishu 四書), le taoïsme, le bouddhisme et la pensée des philosophes Song sont décrits et analysés. Le CSP peut être considéré à ce titre comme le dé-but de la sinologie européenne. Cet ouvrage a diffusé dans toute l’Europe le nom de Confucius, version latinisée de Kongfuzi 孔夫子 et a influencé des intellectuels comme Pierre Bayle, Malebranche, Leibniz, ou bien Vol-2 Confucius Sinarum Philosophus, sive Scientia Sinensis, Paris : Horthemels, 1687.3 Henri de Lubac, La Rencontre du bouddhisme et de l’Occident, Paris : Le Cerf, 2000, p. 53-60.

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taire 4. Nous traiterons ici de l’histoire du CSP, en premier lieu le contexte

de la découverte ou redécouverte des civilisations antiques à la Renaissan-ce, puis la rédaction même du texte. Les traductions des textes confucéens furent initialement utilisées comme manuels de langue et de culture pour les missionnaires nouvellement arrivés en Chine. Ensuite, dans le contexte de la querelle des Rites, les traductions jésuites servirent à défendre la culture chinoise et le confucianisme, accusés du péché d’idolâtrie et de superstition, ainsi que la mission jésuite elle-même, accusée de compro-mettre la foi chrétienne. Dans un second temps, nous analyserons le CSP lui-même, dans sa forme et dans son contenu, afin de saisir l’image qu’il donne de la Chine, de la personne de Confucius et de sa pensée. Enfin, nous réfléchirons à la possibilité de recouvrer le sens originel des Entretiens.

La découverte d’une philosophie antique pré-chrétienne

La Renaissance a été marquée par le retour aux anciennes cultures. Il s’agissait non seulement de redécouvrir les textes de la philosophie gréco-romaine, mais aussi les textes hermétiques. Ces derniers textes, écrits en Égypte en langue grecque environ trois cents ans avant l’ère chrétienne, auraient été transmis par un personnage mythique, Hermès Trismégiste, et se présentent comme un savoir primordial sur la création du monde et l’humanité. Ces textes avaient été appréciés par Lactance ou Saint Au-gustin, qui voyaient là une préfiguration du christianisme 5. De manière générale, ces auteurs anciens ainsi que certains théologiens de la Renais-sance croyaient en une prisca theologia, une théologie ancienne, donnée par Dieu au début de l’humanité et transmise par une série de prophètes ou d’oracles comme Hermès Trismégiste ou Platon et, nous allons le voir,

4 Confucius est la translittération de Kongfuzi, une appellation respectueuse pour Kongzi. Dans Dell’ entrata della Compania di Gesù e christianità nella China, écrit par Matteo Ricci avant sa mort en 1610, on peut trouver le nom de Confucio. Le jésuite Nicolas Tri-gault (1577-1628) traduisit le livre en latin (De Christiana Expeditione apud Sinas, 1615), et y employa le terme Confucius. Le nom de Confucius était donc utilisé en Europe avant le CSP, mais ce dernier a grandement contribué à le diffuser.5 Lactance, Institutions Divines, Paris : éditions du Cerf, 1973, Livre IV, p. 7 ; Augustin, Cité de Dieu, Paris : Gallimard, 2000, Livre VIII, p. 23-26.

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Confucius. Cependant, plus l’humanité s’éloignait des premiers temps, plus cette sagesse première se trouvait corrompue par les erreurs et les superstitions 6.

La découverte d’une philosophie chinoise antique allait permettre aux jésuites de faire une grande avancée dans la construction de cette pris-ca theologia. En effet, les annales historiques de la Chine, qui dateraient de l’époque immédiatement postérieure au Déluge, leur montraient que les Chinois avaient préservé cette sagesse éternelle. Les jésuites voyaient là une preuve que la sagesse chinoise était au plus proche de la sagesse telle qu’elle avait été transmise par Dieu à l’aube de l’humanité et telle que Noé en avait hérité. Dans son préambule, le CSP fournit une longue argumentation pour prouver que cette sagesse s’est transmise intacte, pure de toute erreur et de toute superstition, et cela pendant plus de deux mille ans, jusqu’à l’introduction du bouddhisme sous les Han 7.

Ainsi, la « découverte » de la Chine ne signifie pas seulement une extension considérable de l’espace géographique, mais peut-être plus en-core de l’histoire humaine, avec la possibilité de se rapprocher de l’âge d’or de la raison correcte. Sans aucun doute, l’histoire était vue d’une manière assez pessimiste, comme un déclin progressif. Mais justement, l’étude des textes anciens de Grèce, d’Égypte ou de Chine permettaient de se ressourcer à cette raison primordiale, affirmant l’unité fondamentale d’une humanité douée de raison dès son origine. Même si les accidents de l’histoire avaient pu entraîner l’obscurcissement de la raison, ils ne l’avaient pas entièrement effacée. Cette sagesse sera comprise comme une « philosophie première » ou une « théologie naturelle », réservant à la théologie positive la question de l’économie du salut en Christ. Les textes chinois furent justement interprétés comme constituant une scien-tia sinica, un savoir systématique et rationnel, avec son corpus de textes classiques.

6 Lors de la Renaissance, les textes hermétiques connurent un fort engouement, grâce notamment à leur traduction du grec en latin par le grand humaniste florentin Marsilio Ficino (1433-1499), dans son De potestate et sapientia Dei (1471).7 CSP, Proemialis Declaratio, lxxiv-lxxxii.

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Brève histoire de la rédaction du Confucius Sinarum Philosophus

Les missionnaires abordèrent les textes confucéens en premier lieu pour acquérir une connaissance plus fine de la langue et de la culture chinoises. Aussi, les deux jésuites italiens Michele Ruggieri �1���-160�� et Mat-Michele Ruggieri �1���-160�� et Mat-(1543-1607) et Mat- et Mat-et Mat-teo Ricci �1��2-1610� traduirent-ils partiellement les Quatre livres afin d’enseigner le chinois classique aux missionnaires nouvellement arrivés. En 1624, cette méthode fut approuvée par les supérieurs jésuites, qui éta-blirent un cursus de quatre ans pour apprendre la langue et la culture 8. Nous possédons aujourd’hui deux exemplaires de ces manuels de langue. Le premier est le Sapientia sinica, ou Sagesse chinoise, publié en 1662 par le Portugais Inácio da Costa (1603-1666) et l’Italien Prospero Intorcetta (1626-1696) ; il comporte une traduction du Daxue 9. Le second exem-plaire est le Sinarum scientia politico-moralis, ou le Savoir des Chinois en politique et en morale, publié en 1668-1669 par Intorcetta ; il contient quant à lui une traduction du Zhongyong 10. Ces deux exemplaires pré-sentent des traits communs. Ce sont des textes bilingues, chinois-latin. Il s’agit de traductions littérales du texte classique, sans commentaire. Se trouve aussi une translittération des caractères chinois, permettant ainsi de les prononcer. De plus, ces deux manuels adoptent un système de numé-rotation des caractères chinois qui permet l’identification avec le mot latin correspondant. Ainsi, il s’agit de manuels destinés à mémoriser, prononcer et comprendre le texte chinois.

Par la suite, les classiques confucéens acquirent une nouvelle fonction, à savoir la justification d’une certaine méthode d’évangélisation. En effet, les missionnaires se demandaient dans quelle mesure les Chinois convertis au christianisme pouvaient continuer à pratiquer les rites traditionnels envers leurs ancêtres, Confucius et l’Empereur.

8 Matthew Liam Brockey, Journey to the East, The Jesuit Mission to China, 1579-1724, Cambridge: The Belknap Press of Harvard University Press, 2007, p. 255-268.9 Une copie se trouve dans les archives jésuites à Rome �Archivum Romanum Societatis Iesu, Jap.Sin. III, 3a). Pour une description, voir : Albert Chan S. J., Chinese Books and Documents in the Jesuit Archives in Rome, Armonk: M. E. Sharpe, 2002, p. 477 ; Henri Bernard-Maître, Sagesse chinoise et philosophie chrétienne, Paris/Leiden : les Belles Lettres/Brill, 1935, p. 128 ; Brockey, opus cit., p. 278-279.10 Une copie se trouve dans les archives jésuites à Rome �Archivum Romanum Societatis Une copie se trouve dans les archives jésuites à Rome �Archivum Romanum Societatis Iesu, Jap.Sin. III, 3b). Pour une description, voir Chan, opus cit., p. 477-478.

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Une des difficultés majeures était que ces rites revêtaient des sens assez différents pour les Chinois eux-mêmes. Pour les lettrés que les missionnaires côtoyaient dans les grandes métropoles et à la cour, ces rites exprimaient essentiellement un sentiment de respect et de révérence. Pour les populations paysannes, ces rites, mêlés souvent à des pratiques religieuses populaires, revêtaient des significations supernaturelles et pouvaient être perçus comme des superstitions. La majorité des jésuites soutenaient que les rites chinois n’étaient pas par nature des superstitions, mais certains jésuites et d’autres missionnaires s’y opposaient. C’est justement la polémique sur l’interprétation des rites chinois qui a incité un certain nombre de jésuites à faire appel aux Classiques afin de définir une interprétation orthodoxe des rites. Ainsi, le CSP et la traduction des Entretiens ont été conçus comme une défense de l’approche missionnaire des jésuites, consistant à prouver par les Classiques que les rites chinois étaient purement rationnels, sans aucune empreinte de superstition.

Quelques jésuites profitèrent d’un séjour forcé de quatre ans à Canton, de 1666 à 1670, pour se lancer dans ce travail. Intorcetta réunit autour de lui l’Autrichien Christian Herdtrich (1624-1684) et deux Flamands, François de Rougemont �162�-16�6� et Philippe Couplet (1623-1693) qui travaillèrent à la traduction des Quatre livres avec leurs commentaires chinois. Celles-ci furent achevées en 1670 et envoyées en Europe. Cependant, la traduction du Mencius fut abandonnée par manque de temps.

Le travail d’édition fut long et complexe, les manuscrits voyageant entre Canton, Amsterdam, Rome et Paris, il fallut attendre près de 20 ans pour que les traductions faites à Canton voient le jour, grâce notamment à la détermination de Couplet, qui fut envoyé en Europe pour traiter des questions de la mission de Chine. La publication du CSP fut rendue pos-sible grâce à l’intervention de l’État français. À cette époque, Louis XIV commençait une action diplomatique soutenue en Extrême-Orient. Cou-plet rencontra le roi en septembre 1684 par l’intermédiaire de son confes-seur, le père François de la Chaise (1624-1709). De plus, en 1685, Louis XIV se faisait le champion du catholicisme, en France par la révocation de l’édit de Nantes, et à l’extérieur par l’envoi de six jésuites français en Chine. Dans ce contexte, Melchisédech Thévenot (1620-1692), bibliothé-Melchisédech Thévenot (1620-1692), bibliothé-, bibliothé-caire du roi, obtint que le CSP soit finalement publié à Paris, en 168�,

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pour le compte de la Bibliothèque royale, l’ancêtre de la Bibliothèque nationale 11. Ainsi le CSP ne représentait pas seulement la pensée chinoise, mais se trouvait être aussi une œuvre de défense missionnaire, partie pre-nante de la politique religieuse et culturelle de Louis XIV.

Centrage sur la personne de Confucius

Examinons maintenant le texte lui-même. Je montrerai comment Couplet a choisi de centrer l’ouvrage sur la personne même de Confucius. Cepen-dant, la parole du Maître ne nous est pas directement accessible et le CSP va suivre la tradition herméneutique chinoise en intégrant le texte originel des Entretiens à son commentaire, au point que nous avons du mal à savoir si nous lisons toujours le texte originel ou bien son interprétation. Enfin, je sélectionnerai trois thèmes qui me semblent particulièrement saillants.

Le centrage sur Confucius est manifeste dans le titre même du CSP, puisque les titres des traductions d’Intorcetta se référaient de manière gé-nérale à un « savoir chinois ». Il est encore souligné par l’iconographie du CSP, présentant pour la première fois au public européen un portrait de Confucius. Celui-ci a un aspect bien chinois : il porte une barbe, il est coiffé et habillé comme un lettré, et il tient à la main le bâton (hu 笏), symbole d’une fonction dans l’administration impériale. Les caractères chinois en haut évoquent le rectorat de l’Académie impériale (Guozijian 國子監) à Pékin. Pourtant, l’arrière-plan n’est pas du tout chinois car la statue de Confucius est généralement placée devant un temple, dans lequel les rites sont célébrés en son honneur. Il semble bien que Couplet a voulu éviter une iconographie trop religieuse. D’ailleurs, dans le texte du CSP, il ne parle jamais du temple mais de l’académie de Confucius. Il a donc choisi pour l’illustration un lieu séculier, une bibliothèque. On peut lire à gauche, sur les étagères, les titres en chinois des Shujing 書經, Chunqiu 春秋, Daxue et Lunyu.

En fait, la composition de lieu ressemble fortement à une peinture du xvie siècle, la Vision de Saint Augustin de Vittore Carpaccio (1460-1525/6), qui adopte aussi une vue en perspective, typiquement occiden-

11 Voir Nicholas Dew, Voir Nicholas Dew, Orientalism in Louis XIV’s France, Oxford: Oxford University Press, 2009, p. 219.

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tale 12. Comme pour Confucius, Saint Augustin est représenté dans sa bi-bliothèque, avec ses livres sur les étagères. Le fond du tableau représente une structure architecturale similaire, la différence étant que la statue du Christ a été remplacée par une ouverture sur un jardin. Les plafonds sont aussi très ressemblants. La gravure du CSP diffère essentiellement par sa symétrie parfaite, exprimant le pouvoir de la raison à son apogée.

On peut légitimement se demander si ce centrage sur la personne de Confucius ne déforme pas la pensée chinoise. En effet, s’il y a bien dans la langue chinoise une école des sages Laozi et Zhuangzi (laohuang 老黃), ou bien une école du Bouddha (fojia 佛家), il n’y a pas à proprement parler d’école de Confucius, mais seulement l’école ru, ou rujia 儒家. Alors est-ce que ce centrage sur la figure de Confucius serait une inven-tion des jésuites ? Lionel Jensen a soutenu cette thèse dans Manufacturing Confucianism 13. Même si cette thèse comporte des positions extrêmes que je ne partage pas, elle recèle cependant une certaine vérité : le centrage sur la figure de Confucius a joué un rôle déformant, qui ne fait pas suffisam-ment droit à la pluralité de la culture et de la pensée chinoises. Le nom de Confucius est ainsi venu monopoliser en Europe toutes les figures de la pensée chinoise, identifiée de manière réductrice à l’école confucéenne (Schola Confuciana), ce qui a donné naissance au concept occidental de confucianisme. Même si les jésuites ne sont pas eux seuls responsables de l’identification de Confucius avec la pensée chinoise, ils ont quand même une certaine part de responsabilité à cet égard 14.

12 Vittore Carpaccio, Vittore Carpaccio, Vision de St Augustin, 1502-1504, toile de 141 x 211 cm, Scuola di San Giorgio degli Schiavoni, Venise.13 Lionel Jensen, Lionel Jensen, Manufacturing Confucianism, Durham: Duke University Press, 1997.14 Certes, le préambule du Certes, le préambule duCertes, le préambule du CSP présente aussi les autres courants de la pensée chinoise, comme le taoïsme et le bouddhisme, mais de manière partielle et biaisée, comme des systèmes corrompus de la pensée, penchant vers le matérialisme, l’athéisme ou le panthéisme.

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Les différents niveaux du texte

Sur la page de garde des Entretiens, il est écrit : « discours de personnes en train de raisonner, ou de philosopher » (Ratiocinantium Sermones) 15. Les Entretiens se présentent ainsi sous la forme de dialogues, à la manière de Socrate, et font référence non pas à une doctrine déjà établie, mais à une activité de pensée en train de se faire, suivant les règles de la raison.

Le texte lui-même possède différents niveaux. De fait, les Chinois lisent rarement le texte brut des Entretiens, mais le lisent généralement ac-compagné de commentaires interlinéaires. Ces commentaires sont placés au milieu des colonnes du texte original et l’interrompent pour expliquer le sens d’un mot et sa prononciation, pour donner des renseignements sur un personnage ou sur le contexte, pour expliquer le sens littéral ou bien philosophique du texte. Ainsi, la lecture du texte classique est façonnée par le commentaire qui lui est attaché. Le texte classique et le commen-taire entretiennent entre eux une relation complexe qui fonctionne dans les deux sens. Comme l’écrit Daniel Gardner, « les commentaires inter-linéaires non seulement tirent leur inspiration et leur sens du texte, mais en même temps donnent sens au texte, façonnant et refaçonnant sa lec-ture » 16. Les éditions chinoises distinguent le texte classique et son com-mentaire, en jouant sur la taille des caractères. Au contraire, en Occident, nous avons depuis très longtemps la pratique de séparer très nettement le texte originel des commentaires, comme par exemple les commentaires de la Bible au Moyen Âge ou ceux des textes classiques à la Renaissance.

Le CSP a pris le parti de suivre la tradition chinoise, préservant l’unité du texte classique et de son commentaire. Nous pouvons voir cela clairement sur le manuscrit du CSP, sur lequel Couplet a travaillé lors de l’édition finale 17. Nous avons des caractères de grande taille correspon-dant au texte classique, et sur la même ligne mais en caractères plus petits, la traduction du commentaire chinois. Cependant, cette technique d’im-

15 Le titre original sur le manuscrit de la Bibliothèque nationale, rayé de la main de Couplet, Le titre original sur le manuscrit de la Bibliothèque nationale, rayé de la main de Couplet, avait : « Questions et réponses de personnes en train de raisonner », (Ratiocinantium quaesita et responsa). Cf. B.N. Latin 6277, volume 1, p. 335.16 Daniel Gardner, Daniel Gardner, Zhu Xi’s Reading of the Analects, New York: Columbia University Press, 2003, p. 7.17 B.N. Latin 6277, volume 1 (369 folios) et volume 2 (281 folios). B.N. Latin 6277, volume 1 (369 folios) et volume 2 (281 folios).

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pression semble avoir été impossible à réaliser en Europe. Aussi, l’édition finale adopte-t-elle des caractères de même taille pour le texte classique et le commentaire. Il semble que toute distinction ait disparu. En fait, pas tout à fait, car les caractères chinois du texte classique sont repérés par des numéros. Par exemple, en ouverture des Entretiens, nous avons le texte suivant :

子1曰2:學3而4時5習6之,不7亦8說9乎?

Confucius1 ait2 : Operam dare imitationi3 sapientum, &4 assiduè5 exercitare6 sese in hujusmodi studio imitandi7, nonne8 olim delectabile9 erit? Quasi dicat : suae principiis ferè omnibus difficultates insunt ac spinae; verumtamen si devoraveris istas magno animo vicerisque, tu quisquis sectator es virtutis ac sapientiae, si exemplis simul ac documentis virorum sapientium ob oculos tibi positis constantiam junxeris cum labore, planè fiet ut recuperatâ paulatim claritate & integritate primaevâ naturae nostrae, insignis etiam facilitas atque peritia sequatur tuam exercitationem, delectatio verò peritiam & facilitatem.

Les deux premières lignes correspondent donc à la traduction littérale du texte classique. Les cinq ou six lignes qui suivent correspondent à la traduction du commentaire chinois. Le CSP s’efforce donc de présenter le texte classique et son commentaire comme une unité. Cette méthode était bien conforme à la méthode traditionnelle chinoise. Au contraire, on pourrait se demander si les éditions modernes des Entretiens, tant chinoises qu’occidentales, ne tendent pas à rompre l’unité entre le texte classique et le commentaire en les distançant l’un de l’autre, créant l’impression d’un texte originel indépendant de sa tradition d’interprétation. Cette méthode peut induire une certaine naïveté chez le lecteur, le laissant penser qu’il peut entrer en contact direct avec le texte originel.

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Entretiens de Confucius ou Entretiens interprétés par les néoconfucéens ?

Les Entretiens que nous lisons dans le CSP ne sont pas les entretiens origi-nels de Confucius et de ses disciples, à jamais disparus. Il ne s’agit pas non plus du livre des Entretiens tel qu’il s’est formé et a été édité sous les Han. En fait, il s’agit surtout du livre des Entretiens tel qu’il a été compris par les néoconfucéens des Song et des Ming, car tel était le matériel de base du CSP. De manière intéressante, le CSP mentionne que les textes classiques sont eux-mêmes des interprétations et que les anciens philosophes, y com-pris Confucius, sont eux-mêmes des interprètes. D’une certaine manière, il n’y a pas de texte originel, de texte zéro, ni même d’auteur, car la source originelle et le premier auteur se perdent tous les deux dans des temps reculés.

Alors que les jésuites revendiquaient un retour à la source originelle du savoir chinois, avant la contamination du néoconfucianisme, ils ont cependant étudié les textes classiques, comme les lettrés chinois de leur époque, à partir des commentaires néoconfucéens. Même s’ils jugeaient que leur système philosophique ne faisait pas assez de place à la transcendance et penchaient dangereusement vers le panthéisme, le matérialisme ou bien l’athéisme, ils ne pouvaient aborder les textes classiques qu’à partir de leur interprétation néoconfucéenne, qui était devenue la norme.

Aussi, dans leurs premiers efforts d’apprentissage et de traduction des textes, les jésuites n’hésitèrent pas à utiliser le Lunyu jizhu 論語集注 (Compendium des commentaires des Entretiens) de Zhu Xi 朱熹 (1130-1200). Cependant, lors de la querelle des rites chinois, il était nécessaire d’éviter tout soupçon de compromission avec le néoconfucianisme en général et avec Zhu Xi en particulier. Aussi les jésuites adoptèrent comme commentaire de référence le Lunyu zhijie 論語直解 (Explication directe des Entretiens) de Zhang Juzheng 張居正 (1525-1582) 18. Ce commen-

18 Les éditions modernes en Chine comportent généralement quatre niveaux : le texte Les éditions modernes en Chine comportent généralement quatre niveaux : le texte original ; la signification des caractères de sens difficile, avec leur prononciation ; la traduction du texte originel en chinois moderne ou baihuawen ; et finalement le sens du texte, qui est souvent une recension des différents sens donnés par les interprètes à travers les âges. Voir par exemple la collection Zhonghua guji yizhu congshu 中華古籍譯注叢書, de la Shanghai guji chubanshe 上海古籍出版社 qui réédite les textes classiques selon cette méthode.

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taire passe comme marginal dans la tradition savante et n’a pas l’autorité de celui de Zhu Xi. Cependant, il revêtait un certain prestige politique, puisque Zhang exerça les plus hautes fonctions de l’État et écrivit ce com-mentaire pour l’éducation du jeune empereur Wanli 萬曆 (r. 1572-1620), à la fin des Ming. Pour revenir au début des Entretiens, nous avons donc le texte latin, présenté plus haut, dont voici la traduction :

Confucius dit : « N’est-ce pas un plaisir que de s’efforcer à imiter les sages et à s’exercer constamment dans cet effort d’imitation ? » C’est-à-dire : il y a des difficultés et des épines dans presque tout commencement, mais si vous les affrontez avec courage et détermination, alors vous êtes vraiment un adepte de la vertu et de la sagesse. Si vous joignez la constance à l’effort, avec les exemples et les instructions des anciens sages devant vos yeux, alors vous pourrez recouvrer peu à peu la clarté originelle et l’intégralité de notre nature humaine. Après la pratique, viendront la facilité et l’habileté ; après la facilité et l’habileté, viendra la joie.

Quelqu’un de familier avec la tradition interprétative remarque im-médiatement que non seulement la traduction du texte originel (les deux premières lignes) mais aussi le commentaire sont d’inspiration néoconfu-céenne. Par exemple, Zhu Xi a compris xue 學 comme signifiant imita-tion. C’est aussi le sens donné par Zhang Juzheng et celui suivi par le CSP. La partie du commentaire est une traduction de la glose de Zhang Juzheng, qui elle-même suit de près l’interprétation de Zhu Xi, notamment la notion d’un état originel de la nature humaine à recouvrer. En adoptant cette lec-ture néoconfucéenne du texte, le CSP permet au lecteur européen d’être initié d’emblée à des questions fondamentales sur la nature de l’Homme 19.

19 À part les traductions du texte classique et des commentaires chinois, nous trouvons dans le CSP un troisième niveau de texte, la glose des traducteurs jésuites, soit sous la forme de brèves explications entre parenthèses, ou bien sous la forme de paragraphes en italique. Leurs explications se basent sur des sources chinoises, comme par exemple le Kongzi jiayu 孔子家語 (Dits de Confucius rapportés par son école) ou bien le Han shi waizhuan 韓詩外傳 (Commentaires externes du Livre des Odes) par Han Ying 韓嬰 (200-130 avant J.-C.).

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Confucius comme philosophe et saint

Trois aspects sont particulièrement prégnants dans le texte : d’abord, Confucius est un saint et un philosophe ; ensuite, son message a pour pivot le ren 仁, assimilé à la charité chrétienne ; et enfin, sa doctrine politique respecte un ordre naturel qui est essentiellement hiérarchique.

Le CSP présente donc Confucius comme un philosophe et un saint. L’emploi du terme de philosophe dans la traduction latine des Entretiens est souvent rhétorique, avec plus de 50 emplois du terme, qui ne correspondent pas à une expression chinoise particulière. Cependant, on trouve quelques occurrences du terme directement liées au texte chinois. J’en donnerai deux illustrations. La première pourrait servir aussi de justification pour l’emploi du terme de philosophe. Dans un passage du premier chapitre des Entretiens, le CSP propose la traduction suivante :

Quelqu’un de vertueux boit et mange pour refaire ses forces, mais il ne se gave pas, ni ne se gorge. Dans son foyer, il ne cherche pas sottement confort et plaisirs. Il est diligent et appliqué en affaires, avisé et prudent dans ses paroles. De plus, il ne se complaît pas en lui-même, ni n’est trop sûr de lui, mais cherche et suit de près les hommes sages et vertueux, prenant leurs conseils et exemples pour règle. En vérité, un tel homme peut être dit un Philosophe. 20

Dans ce passage, la notion de philosophe ne renvoie pas à quelque théorie spéculative, mais bien à une règle de vie. Le philosophe est celui qui apprend de personnes plus avancées dans leur perfectionnement moral comment se conduire à table, comment manger ou boire. C’est exacte-ment ce que signifient les deux caractères chinois du texte : haoxue 好

20 CSP, Scientiae Sinicae Liber Tertius, Pars Prima, p. 8, « Confucius ait : quisquis est virtute praeditus, dum potu ciboque reficitur, non hoc agit ut saturetur oppleatque se et insurgitet, sed ut vivat viresque reficiat : in aedibus etiam quas habitat, non sectatur impensiùs vel commoda sua vel delicias. Ad haec impiger ac sedulus est in obeundis negotiis, et cautus ac prudens in verbis : et talis cùm fit, haudquaquam tamen sibi vel placet ipse vel fidit, sed ultrò adit et studiosè sectatur viros sapientiâ praeditos ac virtute, et horum consiliis et exemplis ceu regulâ quâpiam dirigitur. Revera quisquis est hujusmodi, potest dici philosophus ; et hoc sufficit ut talis dicatur. ». Texte chinois des Entretiens : « 子曰:君子食無求飽,居無求安,敏於事而慎於言,就有道而正焉,可謂好學也已 », (1.14).

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學, aimer à apprendre. Pour Confucius, le plus important est donc cette capacité et ce désir d’apprendre, non pas des vérités théoriques, mais une attitude morale. N’est-ce pas assez proche de la signification du terme de philosophe en grec, étymologiquement « celui qui aime la sagesse » ? Aussi, quand Confucius parle des personnes qui franchissent le seuil pour devenir ses disciples, le CSP traduit seuil par école (gymnasium), suggé-rant que Confucius a fondé une école de philosophie comme pouvaient le faire les philosophes grecs 21. Cette école préparait essentiellement à la pratique des liu yi 六藝, traduits par « arts libéraux ». Cettre traduction suggère que les liu yi en Chine, comme les Sept arts en Europe, visent à former non pas des professionnels ou des techniciens, mais bien des hommes libres.

Le CSP a procédé à une canonisation de Confucius, sans l’appro-bation officielle de l’Église. Ainsi, le disciple �igong dit, selon la traduc-disciple Zigong dit, selon la traduc- dit, selon la traduc-tion : « Par une grande générosité, le ciel a fait de notre Maître un saint (sanctus) » 22. Le mot chinois sheng 聖, généralement traduit aujourd’hui par sage, est ici rendu par saint, ce qui choqua les détracteurs occidentaux des jésuites, dans la mesure où cela laissait entendre que Confucius aurait obtenu le salut et qu’un processus de canonisation pouvait être engagé en dehors de l’église romaine.

Cependant, le CSP se démarque de la tradition qui fait de Confucius quelqu’un d’omniscient. Alors que, dans le texte classique des Entretiens, Confucius décline être omniscient (wuzhiye 無知也), Zhu Xi considéra que Confucius connaissait tout dès sa naissance, mais que, voulant encou-rager les personnes à s’engager sur le patient chemin de la culture de soi, il aurait décrit pour ses disciples une méthode progressive qu’il aurait lui-même employée. De manière similaire, Zhang Juzheng mentionne que « Confucius comme sage connaissait tout » (wusuobuzhi 無所不知). Le CSP a omis ces mentions de l’omniscience de Confucius, qui auraient probablement paru exalter Confucius au même niveau que Jésus.

21 CSP, Scientiae Sinicae Liber Tertius, Pars Sexta, p. 69. Texte chinois des Entretiens : « 子曰 : 從我于陳蔡者, 皆不及門也 », (11.2).22 CSP, Scientiae Sinicae Liber Tertius, Pars Quinta, p. 54 : « Quod ad magistrum nostrum attinet, reverà coelum prodiga cum liberalitate perfecit ut sanctus esset. Sed et idem insuper multâ valet peritiâ scientiarum. » Texte chinois des Entretiens : « 子貢曰 : 固天縱之將聖 », (9.6).

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Un ren néoconfucéen et christianisé

Le second aspect saillant de notre texte est l’interprétation à la fois néo-confucéenne et chrétienne du ren, la vertu cardinale exposée dans les Entretiens. Le terme est traduit comme « la vraie vertu du cœur » (vera cordis virtus), « la vertu intérieure, stable et parfaite » (interior, solida et consummata virtus), ou bien « la charité et la piété » (charitas et pietas) 23. Cependant, cette vertu ren est souvent interprétée par le CSP à partir du « principe céleste » (tianli 天理) de la philosophie néoconfucéenne, don-nant au ren un fondement métaphysique et quasi-religieux. Ce principe est une référence objective, qui donne à la vie morale une fondation et une assise universelles. Ainsi, la morale n’est pas réservée aux sages de l’Anti-quité mais elle est à la portée de tous. Le CSP traduit fréquemment le li 理 ou tianli qui parsème les commentaires de Zhu Xi et de Zhang Juzheng par le mot latin ratio, qui peut signifier tout à la fois règle, raison, principe, etc. Dans une note en italique, nous lisons cette définition du ren :

La vertu Gin [ren] est la perfection intérieure et stable de l’esprit, par laquelle nous suivons constamment la lumière naturelle donnée par le ciel, qui ne quitte jamais sa course, même pour un court moment. 24

Cette note explicative provient en fait de Zhu Xi, par l’intermé-diaire de �hang Juzheng, et identifie le ren avec la « vertu de l’esprit » (xinzhide 心之德). Ainsi, la morale confucéenne se fonde sur un principe universel, appréhendable par l’esprit humain.

Cependant, l’interprétation de ren est aussi influencée par le chris-tianisme. Par exemple, nous avons un entretien avec quatre disciples, dans lequel Confucius s’efforce de savoir quel est leur désir le plus cher. Le dernier à parler fut Zeng Xi 曾皙 :

23 CSP, Scientiae Sinicae Liber Tertius, pars septima, p. 98. 24 CSP, Scientiae Sinicae Liber Tertius, pars tertia, p. 29 : « Virtus Gin est illa interior et solida animi perfectio quâ fit ut naturale lumen coelitus inditum constanter sequamur, sic ut à suscepto cursu ne exiguo quidem temporis momento desistat ». Il s’agit d’une note explicative du texte des Entretiens : « 子曰 : 回也, 其心三月不違仁 », (6.7).

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Je désire surtout, hic et nunc, une harmonie entre mon âge et la nature telle que je sois libre de toute envie et ambition. Je veux seulement m’habiller avec un vêtement léger, adapté à mon corps sénile, être avec cinq ou six compagnons qui ont passé l’adolescence et avec les mêmes intérêts que moi, ou bien marcher dans les eaux de la rivière Y [Yi], et finalement prendre l’air dans la forêt ombragée Vuyu [Wuyu], chantant à tour de rôle et rentrant joyeux. 25

Le texte classique des Entretiens dit que Confucius approuva les paroles de Zeng Xi, mais sans donner la raison de cette approbation. Le CSP explique la raison dans une note en italique :

En dernier, Zeng Xi montrait le but principal de la philosophie de Confucius, à savoir la charité universelle ou l’amour envers tous, quel que soit l’âge. Par cela, il désirait paix et tranquillité pour les personnes âgées, confiance et harmonie parmi les égaux et amis, souci et sympathie envers les adolescents d’un âge plus tendre. 26

Cette explication semble très loin du texte classique des Entretiens. Est-ce que cette notion de charité universelle serait une pure invention, imposée de l’extérieur au texte ? Pas entièrement, car le CSP dit avoir trouvé cette explication chez Zhang Juzheng. Et en effet, on peut lire dans le commentaire de ce dernier que Zeng Xi trouvait le même plaisir à man-ger, boire et vivre simplement qu’à apporter la prospérité au pays et à se soucier de tout le monde. Autrement dit, pour Zhang Juzheng, l’attitude de 25 CSP, Scientiae Sinicae Liber Tertius, p. 76 : « Quod ego hîc et nunc expeto imprimis, tam est aetati meae naturaeque consentaneum, quam alienum ab omni specie cupiditatis et ambitionis. Porrò nihil est aliud quàm exeunte vere, verno habitu vestitum, id est, simplici, levique, et ad senile corpus jam accommodato : Unà cum pileatis, id est, qui adolescentia jam excesserunt, quinque vel sex sodalibus eorumdem mecum studiorum : Item cum adolescentulis sex septemve deambulare in pomaeriis australibus; ibique corpus abluere in fonte fluminis y. Deinde verò captare ventum in umbroso memore Vuyu. » Texte des Entretiens : « 莫春者, 春服既成. 冠者五六人, 童子六七人, 浴乎沂, 風乎舞雩, 詠而歸 », (11.26).26 CSP, Scientiae Sinicae Liber Tertius, p. 77 : « Ad extremum, approbare hic visus est sententiam Çem Sie, [quamvis alioqui jocosae similem,] quia nimirum tendebat ad scopum longè praecipuum Philosophiae suae, qui quidem scopus erat charitas seu amor quidam communis erga omnes omnis aetatis homines ; quo optabat grandaevis pacem et tranquillitatem ; inter aequales atque amicos fidem atque concordiam; erga imbecillioris aetatis adolescentes curam atque commiserationem. »

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Zeng Xi le rendait apte à être un vrai chef, se souciant de tous.Aussi, le CSP a lu dans l’attitude de Zeng Xi l’expression d’une

« charité universelle » (communis caritas) dont il fait le « but principal de la philosophie de Confucius ». Certainement une telle affi rmation au- Certainement une telle affirmation au-rait eu du mal à être acceptée par Zhu Xi, pour qui le principal n’est pas la charité, mais bien sa racine ontologique dans l’esprit humain. Zhu Xi affirme avant tout l’universalité du principe, présent en tout être humain, et pour lui, il ne s’ensuit pas nécessairement l’affirmation d’une charité universelle. Ce point de divergence marque la difficulté pour les rédac-teurs du CSP d’adhérer pleinement à l’onto-cosmologie néoconfucéenne et même leur insistance sur les ressemblances du confucianisme avec le christianisme dans l’ordre de la morale pratique, faisant du ren une charité universelle.

Un ordre politique hiérarchisé en accord avec les principes jésuites

Le troisième et dernier aspect est lié au politique. Au chapitre 2 des Entre-tiens, Confucius prévient de ne pas sacrifier à des esprits qui n’appar-tiennent pas à sa famille ou à son clan. Le CSP ajoute à la traduction la note suivante en italique :

Les anciens rois et philosophes semblent avoir trouvé leur modèle dans l’harmonie des corps célestes et autres objets mouvants, avec leurs places fixes. Ils avaient observé que la révolution et le mouvement engendrés par un moteur suprême et unique parviennent par degrés et par ordre jusqu’aux derniers. Donc, dans le culte des esprits, ils comprirent que certains esprits étaient supérieurs à d’autres. L’empereur seul pouvait sacrifier avec un rite solennel à l’esprit et maître du ciel et de la terre. Les petits rois et l’aristocratie pouvaient sacrifier aux esprits qui président sur les forêts et les rivières. À leur tour, les préfets pouvaient sacrifier aux esprits inférieurs. 27

27 CSP, Scientiae Sinicae Liber Tertius, pars prima, p. 21 : « Hujus exemplum prisci Reges atque Philosophi petivisse videntur ab illa coelestium atque aliorum omnium quae cientur corporum certis locis ac sedibus inter sese apta connexione, quorum sicilicet conversiones ac motus observabant ipsi ab uno Movente supremo gradatim omnes usque ad infimos ritè provenire ; unde in cultu Spirituum, quos ipsos quoque aliis alios superiores

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Alors que Confucius mentionnait seulement que l’on ne devait pas sacrifier aux esprits de familles puissantes, �hang Juzheng a élargi le sens du texte, assignant à chaque classe socio-politique un rituel exclusif. Les rédacteurs du CSP ont complètement épousé cette vision hiérachique des mondes visible et invisible. Les jésuites semblent tellement en symbiose avec cet ordre politique que leur plume les trahit parfois, puisque le passa-ge sur l’harmonie céleste et la communication du mouvement, à partir du moteur unique et jusqu’aux plus petits corps, provient mot à mot de la let-tre sur l’obéissance d’Ignace de Loyola 28. Les jésuites retrouvaient dans le modèle politique chinois leur propre conception politique. Cette vision monarchique était inspirée par un ordre rationnel soucieux d’efficacité. Comme on le voit, l’intérêt des jésuites pour le confucianisme ne se limitait pas à la culture de soi, mais embrassait aussi le domaine politique. On peut reprocher aux jésuites de ne pas avoir suffisamment perçu que la liberté de pensée de Confucius s’accommodait assez mal à ce monarchisme absolu, d’autant plus difficile à contester qu’il est investi d’un ordre divin.

Je voudrais esquisser ici une réflexion sur la possibilité même de recouvrer le sens originel des Entretiens. Nous ne pouvons pas nier que les jésuites s’intéressaient à Confucius et à son message à des fins missionnaires. Voyant une compatibilité entre le confucianisme et le christianisme, ils ont voulu exploré à fond les convergences possibles, avec le risque par-fois d’infléchir le message de Confucius. Cependant, il me semble impor-tant d’aller au-delà de cette soi-disant authenticité avec un texte originel. Comme le dit John Makeham, même si l’on pouvait recouvrer le sens

esse intelligebant, ordinem quendam rituum atque sacrificiorum à Priscis accuratè praescriptum observari placuit. Itaque coeli terraeque Spiritui ac Domino unus Imperator ritu solenni sacrificat; praesidibus montium fluminumque ii qui Reguli atque Optimates sunt ; inferioribus Praefecti, atque sic deinceps. » Texte correspondant des Entretiens : « 子曰:非其鬼而祭之 », (2.24).28 « Epistola B.P. Nostri Ignatii de Virtute Obedientiae », « Epistola B.P. Nostri Ignatii de Virtute Obedientiae », « Epistola B.P. Nostri Ignatii de Virtute Obedientiae », in Constitutions des Jésuites avec les déclarations : texte latin d’après l’édition de Prague, Paris : Paulin, 1843, p. 424-425 : « De là, sans doute, dans les Anges, cette hiérarchie, cette série d’ordres subordonnés les uns aux autres ; de là dans les corps célestes et dans tous ceux qui se meuvent, ces places fixes, ces postes qui les lient si étroitement l’un à l’autre, en sorte que la révolution et le mouvement engendrés par un moteur suprême et unique parviennent par degrés et par ordre jusqu’aux derniers. »

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historique des Entretiens, il n’y aurait pourtant pas de point d’Archimède, pas de critère indépendant à partir duquel on pourrait distinguer le sens historique du sens scriptural parce que, premièrement, l’écriture rend le texte autonome de l’intention de l’auteur ; deuxièmement, notre réception du texte est médiatisée par la transmission de la tradition ; et troisième-ment, notre capacité à reconstruire le contexte historique des Entretiens est limitée 29.

Même si les rédacteurs du CSP ne semblent pas avoir pris suffisam-ment conscience de la distance qui les séparait du texte originel, revendi-quant leur interprétation comme la seule authentique, leur lecture philo-sophique des Entretiens me semble pourtant légitime. Ce fut la première tentative dans cette direction en Occident, le premier effort pour donner une fondation philosophique au dialogue entre pensée chinoise et pensée occidentale, un dialogue rendu possible par cette identification du li néo-confucéen avec la ratio européenne. Alors que les jésuites en Chine ont voulu rejeter explicitement le néoconfucianisme et se sont faits les avo-cats d’un retour aux sources mêmes du confucianisme et à la personne de Confucius, en fait, leur traduction des Entretiens prouve bien qu’ils n’ont pas échappé à l’influence des commentaires néoconfucéens. Il s’agissait là d’une rencontre assez heureuse et fertile qui permettait la lecture d’un classique par l’usage d’une raison commune, partagée entre l’Occident et la Chine. Après le CSP, nombreux sont ceux qui ont entrepris une lecture philosophique des classiques confucéens. Par exemple, dans le monde anglo-saxon, Roger Ames et Henry Rosemont ont récemment proposé une traduction philosophique des Entretiens, de même Andrew Plaks pour le Daxue et le Zhongyong 30. En considérant pour la première fois les classi-ques confucéens comme de vraies œuvres philosophiques, le CSP a donné la possibilité d’engager un dialogue de raison entre la Chine et l’Occident. Aussi, le CSP est-il significatif pour nous dans son effort pour prendre appui sur un classique afin de faire communiquer par la raison des cultures différentes.

29 John Makeham, John Makeham, Transmitters and Creators. Chinese Commentators and Commentaries on the Analects, Cambridge (Mass.): Harvard University Press, 2003, p. 9-17�0 Roger Ames and Henry Rosemont, Roger Ames and Henry Rosemont, The Analects of Confucius. A Philosophical Trans-lation, New York: Ballantine, 1998 ; Andrew Plaks, Ta Hsüeh and Chung Yung, London: Penguin Classics, 2003.

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COMPTES RENDUSBOOK REVIEWS

La Dispute sur le sel et le fer 鹽鉄論, texte présenté, traduit et annoté par Jean Levi, Paris : les Belles Lettres (Bibliothèque chinoise), 2010. lxxii-739 pages

En 81 avant notre ère, sous la dynastie des Han occidentaux (206 avant J.-C.-9 après J.-C.), la question du monopole du sel et du fer suscita en Chine une controverse animée, dont les enjeux, initialement économiques, finirent par toucher l’ensemble de la vie politique, sociale et culturelle de l’époque. Lors d’un conseil impérial, durant l’ère Shiyuan 始元 (86-80 avant J.-C.), deux forces rivales s’affrontèrent : d’une part, les tenants de l’étatisation de la production, Huo Guang 霍光 (mort en 68 avant J.-C.) en tête ; d’autre part, un groupe de soixante lettrés (wenxue 文學) confu-cianistes, hostiles à ce monopole. La Dispute sur le sel et le fer (Yantielun) est le titre de la compilation que Huan Kuan 桓寬 aurait élaborée sur la base des notes relatives à ce débat prises par les scribes, puis consignées sur des lattes de bambou.

Le contenu de cet ouvrage, qui compte plus de dix mille caractères et, dans les éditions actuelles, soixante chapitres, semble à première vue très éloigné des préoccupations et de la sensibilité de l’homme moderne. Pourtant, dans la traduction de Jean Levi, il dégage une vitalité et une effervescence dont il n’a peut-être jamais joui en Chine. « Pour tout dire, affirme Levi dans son introduction, Huan Kuan n’est sans doute pas un grand auteur ; mais d’une certaine façon c’est là notre chance » (p. lxiii). Le sinologue français, en effet, a accepté un double défi : d’une part, traduire pour la première fois intégralement en français une œuvre chinoise de l’Antiquité (aucune traduction complète dans une langue du monde occidental n’existait avant celle de Levi qui avait déjà participé à une traduction partielle de l’œuvre : Delphine Baudry-Weulersse, Jean Levi, Pierre Baudry (trad.), Dispute sur le sel et le fer, Yantie lun, Paris : J. Lanzmann & Seghers, 1978) ; d’autre part, améliorer le style d’un prosateur dont les moyens littéraires lui paraissent limités. Voilà qui fait de cette traduction un processus de transformation à part entière.

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Les positions critiques au sujet de la traduction et les résultats concrets de cette pratique échappent, dans leur diversité et dans leur singularité, à toute approche prescriptive ou normative. Comme l’évoque le titre d’un ouvrage collectif dirigé par Viviane Alleton et Michael Lackner au sujet des traductions du chinois vers les langues européennes (De l’un au multiple. Traductions du chinois vers les langues européennes, Paris : éditions de la maison des sciences de l’Homme, 1999), le passage de l’original à ses traductions implique nécessairement une diramation du plan de l’unité à celui du multiple. Levi, quant à lui, ne se laisse jamais décourager par la distance culturelle, linguistique, spatiale et temporelle qui sépare la Chine ancienne du lectorat francophone contemporain. Bien au contraire, il tire de cet écueil la force même qui régit sa philosophie de la traduction : « En sorte que l’éloignement entre deux systèmes linguistiques est autant un atout qu’un obstacle, dans la mesure où il libère le traducteur de la fausse illusion de la littéralité et de la fidélité » (Jean Levi, « Problèmes d’indéterminations sémantiques dans la traduction de textes philosophiques », dans De l’un au multiple, op. cit., p. 260).

Or admettons, suivant Levi, que la dichotomie classique entre littéralité et fidélité ne rend pas entièrement compte des phénomènes linguistiques et herméneutiques impliqués dans la traduction d’une langue source qui présente une altérité radicale par rapport à la langue cible. Quelle méthodologie adopter alors dans l’étude critique des traductions du chinois (classique, médiéval, etc.) vers les langues européennes ? Quels critères d’évaluation définir – en faisant bien évidemment abstraction de l’argument d’autorité – pour tracer le seuil d’acceptabilité dans la multiplicité des solutions possibles, et pour détecter les erreurs, limitant ainsi les effets induits par le relativisme traductologique ?

Paul Ricœur suggère une piste de réflexion : « Deux voies d’accès s’offrent au problème posé par l’acte de traduire : soit prendre le terme “traduction” au sens strict de transfert d’un message verbal d’une langue dans une autre, soit le prendre au sens large, comme synonyme de l’interprétation de tout ensemble signifiant à l’intérieur de la même communauté linguistique. » (Paul Ricœur, Sur la traduction, Paris : Bayard, 2004, p. 7). Les activités de traduction de Levi, et La Dispute sur le sel et le fer en particulier, s’inscrivent bel et bien dans la seconde tendance. Le sinologue-écrivain ne se borne pas à traduire un travail écrit

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(la transcription plus ou moins fidèle d’une joute oratoire de la Chine antique) ; il se soucie aussi de transférer le contexte global et non verbal de son déroulement. Il ne rend pas que des mots et des phrases, mais aussi des atmosphères, des attitudes, les intentions inexprimées des personnages et les goûts d’une époque. Aussi la quintessence du débat sur le monopole du sel et du fer est-elle livrée au lecteur d’une manière holistique : plutôt que d’entreprendre une lecture comparative de l’original chinois et de sa version ou transformation française, mieux vaut lire la totalité de l’ouvrage en français pour l’apprécier pleinement, dans toute son originalité. Afin de déterminer les critères d’évaluation de ce type de traductions intégrales, il est donc opportun de dépasser le cadre restreint de la philologie et de puiser des méthodes d’analyse dans un large éventail de disciplines.

Le tourbillon artistique qui prend forme à partir d’un même événement historique (le débat à la cour de l’empereur Zhao 昭, alors âgé de douze ans) est constitué d’une multiplicité d’intervenants, qu’il est utile d’énumérer ici : 1) le Premier ministre, Tian Qianqiu 田千秋, et le grand secrétaire de la Chancellerie, Sang Hongyang 桑弘羊, avec leurs adjoints, favorables à l’étatisation de la production du sel et du fer, au développement du commerce et de l’industrie ; malgré certaines affinités avec les idéologues légistes du iiie siècle avant J.-C., l’agrarisme de ces derniers (p. xxxviii) séparait profondément ces deux forces politiques ; 2) les soixante érudits et sages confucianistes et moralistes, qui préconisaient une économie autarcique, basée sur l’agriculture et la frugalité ; 3) des scribes anonymes, qui transcrivirent les arguments des uns et ceux des autres en les transposant de l’oral à l’écrit (première phase de la transformation) ; 4) Huan Kuan, l’écrivain, qui plus tard, sous le règne de l’empereur Xuan 宣 (r. 73-48 avant J.-C.), sélectionna certains de ces arguments, les réécrivit dans une perspective confucianiste, se situant dans la tradition exégétique du commentaire Gongyang 公羊 au Chunqiu 春秋 (Printemps et Automnes), et aboutit à une compilation difficile à classer dans un genre littéraire précis (deuxième phase) ; 5) plusieurs éditeurs, qui réorganisèrent l’œuvre de Huan Kuan, dont nous ne possédons « aucune version manuscrite ni exemplaire imprimé antérieurs aux Ming » (p. lxv, troisième phase de la transformation) ; 6) Jean Levi, qui dans sa traduction s’est basé sur l’édition de Wang Liqi 王利器 (1912-1998), révisée et publiée en 1983 par la Tianjin guji chubanshe (quatrième phase) ; 7) et pour

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terminer, ses lecteurs francophones. Dans ce tournoiement, le responsable de la trahison, si trahison il y a, est avant tout Huan Kuan car, dans son assemblage, « la contradiction entre document historique et œuvre de fiction disparaît : La Dispute est à la fois l’un et l’autre », soutient Levi (p. lxiv), en une sorte de mise en abyme de nature à justifier sa propre perspective de ce qui nous est parvenu de l’œuvre du lettré chinois.

Pour passer aux précisions, il convient de souligner deux aspects saillants de cette traduction du Yantielun : l’actualisation et la dramatisation. La première stratégie consiste, entre autres, à introduire plusieurs anachronismes visant à rendre des expressions ou des termes chinois culturellement connotés, ou de nos jours quelque peu opaques. Les lettrés confucianistes, par exemple, caractérisent par ces mots la malhonnêteté des marchands de leur époque (qui finit par se rapprocher de la nôtre) : « Ils troquent les mauvaises pièces contre les bonnes, ce qui revient à échanger un demi-sou contre deux francs ! » (商賈以美貿惡, 以半易倍, p. 29). D’une manière générale, le lexique de l’économie employé dans la traduction suscite une impression de modernité. Ainsi, l’assistant du grand secrétaire insiste sur les bienfaits du monopole du sel et du fer par cette observation : « Désormais le budget est en équilibre » (是以縣官用饒足, p. 76). Il en va de même pour les noms de lieux et de peuples tirés de la géographie du monde contemporain (e.g. : « le pays des Vietnamiens » et « au Sichuan », p. 20 ; « La question de l’Asie centrale », p. 236). L’intention d’établir un lien direct entre les élites politiques et les lettrés du ier siècle avant J.-C. et les citoyens du xxie

siècle (p. xxxi) s’exprime à travers une prose claire et transparente, qui ne nécessite pas un système complexe de notes informatives. Celles-ci, relativement rares et laconiques, complètent le plus souvent les allusions, citations et références textuelles internes à La Dispute. Deux glossaires – un répertoire de noms de personnes et de titres d’ouvrages, et une liste de toponymes – compensent en annexe ce choix de limiter à l’essentiel l’appareil des notes.

La forme du Yantielun, qui est presque entièrement dialogique, acquiert sous la plume de Levi un caractère dramaturgique marqué. Une amusante description du décor et des personnages précède d’ailleurs la traduction du texte, en suscitant un effet de présence qui situe le lecteur dans le vif de l’action : les Lettrés, imagine Levi avec humour, « portent

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des longues robes pas toujours très fraîches – qui font contraste avec la splendeur des soieries environnantes – » (p. 3). La relation qu’entretiennent les Sages avec leurs adversaires monopolistes prend parfois un ton tragicomique, les dialogues étant empreints d’émotions réelles. Aussi les deux partis en viennent-ils parfois aux insultes : « Ramassis de campagnards et de culs-terreux qui ne comprenez rien à rien ! » (發於畎畝, 出於窮巷, 不知冰水之寒) s’exclame le grand secrétaire, cédant à la colère. « Vous êtes comme des ivrognes qui viennent juste de cuver leur vin. On perd son temps à discuter avec vous ! » (若醉而新寤, 殊不足與言也, p. 70).

Par ailleurs, l’attitude conservatrice des Sages s’exprime dans un style généralement sobre, laissant transparaître un certain classicisme. Levi restitue en français les éléments poétiques, qui sont encodés dans des images tirées de la cosmologie traditionnelle et édifient des raisonnements par analogie : « Lorsque la pleine lune brille au firmament, les huîtres des abîmes sont pleines » (月望於天, 蚌蛤盛於淵), remarquent allusivement les Sages. « Qu’un ministre ne remplisse pas ses devoirs, le yin et le yang ne seront plus en harmonie, le soleil et la lune connaîtront des perturbations » (故臣不臣, 則陰陽不調, 日月有變, p. 272).

Les techniques d’actualisation et de dramatisation sont certes solidaires, mais il serait erroné de conclure que la traduction de Levi privilégie ses destinataires contemporains au détriment de la source. En réalité, si l’original est constamment ramené à la modernité par l’emploi d’équivalents sémantiques qui parlent aux lecteurs francophones d’aujourd’hui, ces derniers font aussi sans cesse l’objet d’une translation dans le monde chinois de l’Antiquité grâce à l’esprit imaginatif qui accompagne les dialogues. Dès son introduction, à côté des explications philologiques et historiques, Levi l’artiste élargit son analyse en invitant le lecteur à imaginer à quoi rêvaient autrefois les ministres en Chine (p. xlvii). Cette dilatation imaginative perdure tout au long de la traduction, par un montage théâtral dont la clé de voûte ne se trouve ni dans le contenu du Yantielun, ni dans son arrière-plan culturel et sociopolitique, mais bien dans le style de Levi.

Anna GhiglioneUniversité de Montréal

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Yang Xiong 揚雄, texte établi, traduit et annoté par Béatrice L’Hari-don, Maîtres mots 法言, Paris : les Belles Lettres (Bibliothèque chinoise), 2010. hlxxv-375 pages

Yang Xiong (53 av. J.-C.-18 apr. J.-C.), illustre lettré qui assista à la fin de la dynastie des Han occidentaux (206 av. J.-C.-9 apr. J.-C.) et à l’essor de la dynastie des Xin (9-23 apr. J.-C.), est une figure majeure de l’histoire de la littérature et de la philosophie chinoises. À la fois poète et penseur de grand talent, peu intéressé par la carrière politique et administrative, il nous a légué des œuvres variées, qui se ressentent d’influences diverses. Le Fayan (Maîtres mots), vraisemblablement achevé en 9 apr. J.-C., s’ins-pire directement du Lunyu 論語 (Les Entretiens de Confucius avec ses disciples). Ouvrage peu connu dans le monde occidental en dehors du milieu restreint des sinologues, et des spécialistes de la Chine ancienne en particulier, il mérite sans aucun doute l’attention des savants franco-phones, qui peuvent désormais l’apprécier pleinement dans la traduction réalisée par Béatrice L’Haridon.

L’Haridon a su nous restituer l’œuvre de Yang Xiong en français, en tenant compte de deux exigences difficilement conciliables dans l’art de traduire : la fidélité à la source et le respect des propriétés (grammaticales, lexicales, etc.) de la langue cible. Elle parvient à se situer très honorablement sur le terrain commun à deux approches souvent antagonistes, celles des philologues les plus rigoureux et des traducteurs les plus créatifs.

Maîtres mots est ainsi la solution élégante que la traductrice adopte pour rendre le titre chinois Fayan (Propos modèles ou Discours exemplaires). Dans l’introduction, elle justifie son choix en soulignant la richesse sémantique de l’expression chinoise, qui fait allusion à des « paroles passées au crible des règles classiques » (p. xxxvi). Que la sinologue tienne à conserver un lien direct avec l’original est d’ailleurs suggéré, toujours dans l’introduction, lorsqu’elle critique brièvement la traduction française de la même œuvre réalisée par Bruno Belpaire il y cinquante ans : « on ne peut pas dire qu’elle est infidèle puisqu’elle n’entretient aucune relation avec le texte » (p. l). Le catéchisme philosophique de Yang Hiong-tse (Bruxelles : éditions de l’Occident, 1960) revêt certes une valeur historique, mais la nécessité d’une traduction

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française plus philologique et rigoureuse s’imposait à une époque où la sinologie a atteint le statut d’une science. En effet, l’œuvre de médiation culturelle que les traducteurs accomplissent bénéficie désormais d’une certaine tradition, la documentation extra- et paratextuelle est riche et facilement accessible, sans compter que les nouvelles technologies facilitent le travail d’harmonisation lexicale, d’identification des fautes et des omissions, voire une relation étroite avec la source.

Béatrice L’Haridon connaît les traductions du Fayan en allemand, en chinois moderne et en anglais, et elle ne manque pas d’y faire allusion dans son introduction, mais ne s’y réfère qu’occasionnellement dans ses notes de bas de pages. La solution qu’elle adopte est en tout cas autonome et novatrice. Sa valeur tient, entre autres, à ce que les traductions précédentes, à la différence de celle de L’Haridon, étaient dépourvues de tout appareil de notes. Or, en traductologie, la question de l’introduction des notes du traducteur fait débat. Dans les traductions d’œuvres littéraires, par exemple, les notes sont souvent perçues comme des pis-aller en ce qu’elles compromettraient la fluidité d’un texte, la transmission directe d’un message ou d’une émotion. Il en va tout autrement chez les spécialistes de la Chine ancienne et traditionnelle, et dans les études classiques en général. Dans la traduction d’un ouvrage comme le Fayan, les notes s’avèrent essentielles à la compréhension du contenu, de son contexte intellectuel et historique. Informatives sans être fastidieuses, elles facilitent la compréhension du contenu, d’autant plus que la sinologue se propose de ne pas faire violence à l’original. Le sens de certaines phrases de la traduction proprement dite, en effet, ne se laisse pas saisir immédiatement, mais il demande un certain effort herméneutique que les notes facilitent, en orientant aussi le lecteur vers d’autres sources. À titre d’exemple, les images langagières suivantes, que Yang Xiong évoque à propos de Lü Buwei 呂不韋, marchand influent qui fut actif au iiie siècle av. J.-C., paraissent quelque peu opaques aux yeux d’un lecteur contemporain : « 不韋之盜,穿窬之雄乎 ? Dans la catégorie des bandits cependant, il fut vraiment le phénix des perceurs de murs et passe-murailles ! » (p. 116). Dans la note correspondante, la traductrice renvoie à un extrait du Lunyu (XVII.12), où la même analogie est employée. Ce type d’explicitation est d’autant plus indispensable que le Fayan est décrit comme étant une transposition de l’œuvre compilée par les disciples et les

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arrière-disciples de Confucius, car Yang Xiong « exploite dans son écriture la singularisation formelle des Entretiens, tout en se déplaçant du recueil de fragments à l’œuvre d’un auteur » (p. xxxix). En somme, l’épaisseur intellectuelle de Maîtres mots invite tout naturellement l’exégète à intervenir par des commentaires et des annotations constantes au fil de son travail herméneutique. Afin de ne pas alourdir les notes, L’Haridon fournit par ailleurs en annexe un index biographique qui renseigne le lecteur sur des personnages relatifs à l’œuvre.

Il convient d’ajouter que le genre de traductions éditées aux Belles Lettres, avec le texte original en vis-à-vis, n’impose pas une autonomie totale de la réalisation dans la langue cible par rapport à la source. Bien au contraire, la nature de l’édition amène le lecteur à de fréquents allers-retours entre l’original et la traduction, qui ne se lit donc pas de façon ininterrompue. Autrement dit, d’un point de vue philologique, le grand mérite de ce choix éditorial tient à ce que la source n’est jamais entièrement effacée par la traduction, même lorsque celle-ci s’en éloigne. Le lecteur idéal, quant à lui, est censé posséder une certaine connaissance du chinois classique pour pouvoir tourner son regard de la traduction au texte chinois établi par Béatrice L’Haridon. Celui-ci se base sur l’édition et le commentaire du Fayan par Wang Rongbao 王榮寶, publié pour la première fois en 1911 sous le titre de Fayan shuzheng 法言疏證, révisé et réédité sous le titre de Fayan yishu 法言義疏. C’est la ponctuation établie par Chen Zhongfu 陳仲夫 pour la Zhonghua shuju 中華書局 qui sert de référence à la traductrice. Un lecteur profane découvrira néanmoins des aspects importants de la pensée confucianiste et de l’histoire intellectuelle chinoise en se penchant sur la seule traduction et sur les autres sections en langue française de ce volume.

L’enseignement de la langue chinoise écrite de l’Antiquité en français, on le sait, souffre encore d’une certaine pénurie d’outils pédagogiques rigoureux. La parution de Maîtres mots contribue à combler cette lacune. Le lien étroit qu’entretient la traduction avec l’original ainsi que la présence d’éléments didactiques dans l’introduction, dans les notes et dans l’index biographique, rend l’ensemble du livre non seulement intéressant pour un chercheur, mais aussi utile à des fins pédagogiques.

L’édition actuelle du Fayan se compose de treize livres ou chapitres (juan 卷) et d’une postface (xu 序). Selon un esprit foncièrement

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confucianiste, l’œuvre s’ouvre par une mise en valeur de l’étude (xue 學) et de la pratique (xing 行) de ce que l’on étudie. Yang Xiong s’évertue à reprendre avec prudence plusieurs concepts clé de la pensée chinoise classique en les déclinant avec des nuances originales. D’une manière générale, L’Haridon traduit ces notions fondamentales suivant les meilleures conventions de la sinologie francophone (e.g. : ren 仁 « l’humain », yi 義 « le juste », li 利 « profit » ; qi 氣 « énergie vitale » ; zhi 智 « perspicacité »). Elle renonce néanmoins à conserver constamment le même terme français pour rendre le même mot clé chinois, décision qui prête à discussion. Ainsi, l’expression courante sheng ren 聖人 est tantôt traduite par « hommes accomplis » (p. 7), tantôt (le plus souvent) par « homme saint » (p. 18, 20, etc.) ; le terme yi, qu’elle rend généralement par « le juste », est aussi traduit par « droiture » (p. 23, 24, etc.). Le lecteur qui n’a pas accès au texte chinois, cependant, ne risque pas d’être désorienté, car les termes français choisis pour traduire le même concept chinois sont peu nombreux (une ou deux alternatives lexicales) et évoquent en tout cas des idées analogues.

Par ailleurs, comme l’exemple cité plus haut l’a montré (p. 116), les images langagières sont généralement conservées en français dans toute leur fraîcheur et leur poésie. En respectant l’intention de Yang Xiong de produire certains effets littéraires par un style imagé suggestif et évocateur, à la mode du Lunyu, L’Haridon ne cède jamais à la tentation de surtraduire, voire d’aboutir à un texte français excessivement théorique et conceptuel par rapport à l’original. Pour mentionner un autre exemple, la vigueur des métaphores employées par Yang Xiong afin de caractériser les vertus cardinales de l’homme de bien (junzi 君子) ne s’affaiblit pas dans la traduction française : « 仁, 宅也. 義, 路也. 禮, 服也. 智, 燭也. 信, 符也. L’humanité est la demeure, la droiture est la route, l’esprit rituel est le vêtement, la perspicacité est la lampe, la confiance est le signe de reconnaissance. » (p. 24). Dans les textes classiques, en effet, la particule ye 也, lorsqu’elle clôt une phrase nominale, marque souvent une corrélation de nature métaphorique entre deux termes. À la différence d’autres traducteurs, L’Haridon respecte les tropes de la source, s’efforçant de ne pas trahir l’intention à la fois éthique et littéraire de l’auteur. Ainsi, le souffle poétique qui vibre dans les suggestions morales du Fayan filtre subtilement à travers la traduction française. « 假言周於天地,贊於神

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明,幽弘橫廣,絕於邇言. Les paroles lointaines englobent le ciel et la terre, apparaissent dans la clarté prodigieuse ; cette profondeur et cette immensité dépassent les paroles proches » (p. 150), déclare Yang Xiong dans sa postface. Si le style de Maîtres mots possède l’ampleur cosmique d’un lettré éclectique né sous la dynastie des Han, celui de sa traduction française en véhicule l’élan moral et poétique avec une sagesse égale.

Anna GhiglioneUniversité de Montréal

Howard Goodman, Xun Xu and the Politics of Precision in Third-Cen-tury AD China, Leiden/Boston: Brill, 2010. 414 pages

Howard Goodman, l’un des meilleurs connaisseurs du début de la période médiévale chinoise, nous propose une biographie du lettré Xun Xu 旬勗 (?-289 après J.-C.), qui joua un rôle important à la fin du iiie siècle de notre ère à la cour des Jin occidentaux (265-316). Xun Xu est notam-ment connu pour avoir travaillé, en tant que bibliothécaire impérial, sur les documents sur bambou découverts à son époque (Jizhong shu 汲塚書, 279 de notre ère) – principalement la Chronique du Fils du Ciel Mu (Mu tianzi zhuan 穆天子传) et les Annales sur bambou (Zhushu jinian 竹書紀年), qui datent de la période des Royaumes combattants (475-221 avant J.-C.). Mais Xun Xu ne fut pas seulement un éditeur de textes : talent protéiforme, il fit preuve de grandes compétences en histoire et en ar-chéologie, en poésie, en peinture, en musique et en métrologie (la science des mesures), ainsi qu’en matière de rites et d’administration. Goodman s’attache principalement aux réalisations scientifiques de Xun Xu, dont il montre la précision et la qualité. Mais Xun Xu fut un scientifique dans le siècle : l’une des grandes forces de l’ouvrage est de montrer comment ses entreprises les plus techniciennes sont à comprendre dans le contexte politique de l’époque.

Cette biographie se veut à la fois « large and small » (p. 5), avec une attention portée aux détails les plus infimes, interprétés avec beaucoup de finesse, et en même temps le souci de replacer les individus dans le contexte large de l’époque (cf. p. 12 : « I wish to use tight, small views

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to make a larger, interpretive biography »). Le but de Goodman est de contribuer à combler les lacunes de notre connaissance d’une époque dont l’histoire intellectuelle demeure selon lui insuffisamment étudiée (p. 378). Ce faisant, il s’inscrit explicitement (p. 8) dans la lignée de Donald Holz- 8) dans la lignée de Donald Holz-8) dans la lignée de Donald Holz-man et de sa monumentale biographie de Ruan Ji 阮籍, Poetry and Poli-tics: The Life and Works of Juan Chi, A.D. 210-263, Cambridge: Cam-bridge University Press, 1976.

Pour parvenir à ses fins, Goodman ratisse large : il utilise bien sûr les histoires dynastiques, et notamment leurs traités techniques ; il lit d’une façon féconde toutes sortes d’autres textes, littéraires par exemple (le Shishuo xinyu 世說新語), ou encore les œuvres de Xun Xu lui-même, perdues mais partiellement reconstituées durant la dynastie Ming (p. 294) ; il fait un usage remarquable des sources et découvertes archéologiques (stèles, instruments de musique, règles-étalon en bronze, etc.) ; il connaît et invoque abondamment la littérature secondaire, en chinois, anglais, ja-ponais – tout au plus regrettera-t-on (par chauvinisme) l’oubli à peu près complet de la sinologie en langue française. Goodman traduit (ou parfois retraduit) nombre de sources primaires, dont certaines très difficiles, fai-sant la preuve de ses compétences sinologiques, mais aussi de son savoir dans les matières les plus techniques. Le résultat est une somme qui frappe par l’érudition et la rigueur – des qualités à vrai dire indispensables pour appréhender la carrière de Xun Xu, lui-même personnage aux multiples talents et facettes.

L’ouvrage consiste en sept gros chapitres, qui suivent pour l’essen-tiel la chronologie de la vie de Xun Xu. Le premier retrace le parcours des ancêtres du personnage, et montre comment ceux-ci préparent le terrain pour sa carrière à la cour des Jin. Dans le chapitre 2, Goodman s’attache au début de cette carrière (de 248 à 265), durant la période politique trou-blée qui marque la transition de la dynastie des Wei (220-265) à celle des Jin, et le début de ces luttes de factions qui pèseront lourdement sur la vie intellectuelle de la fin du iiie siècle. Le chapitre 3 est consacré à des questions littéraro-rituelles : Goodman y compare les hymnes de céré-monies proposés par Xun Xu et ses rivaux, s’intéresse aux rapports entre musique correcte et musique de divertissement à l’époque, et propose une réévaluation du rôle de Xun Xu dans l’évolution du genre poétique yuefu 樂府 ; notons sur ce dernier point que Goodman aurait pu confronter ses

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vues à celles d’Anne Birrell, Popular Songs and Ballads of Han China, Honolulu: University of Hawai’i Press, 1993, qu’il ne mentionne pas.

Les chapitres 4 et 5 forment le cœur de l’ouvrage ; c’est dans ces chapitres qu’apparaît le mieux la « politique de précision » à laquelle ren-voie le titre de l’ouvrage, la précision « scientifique » étant, comme le note Goodman, toujours liée à des considérations politiques. Ainsi Xun Xu s’intéresse-t-il à la longueur du pied (chi 尺), mesure qui a évolué depuis la fin des Han, et que notre auteur voudrait raccourcir pour retrouver la longueur qu’il avait sous les Zhou : il s’agit d’une question qui peut sem-bler simplement technique, mais qui de fait renvoie à une certaine vision de l’orthodoxie et des comportements moraux, le retour à la dynastie Zhou étant invoqué contre des tentations plus modernistes. Xun Xu consacre par ailleurs beaucoup d’efforts à la définition des hauteurs de son correctes, que ce soit dans la théorie musicale ou lors de la confection d’instruments de musique. Ces chapitres souvent très mathématiques contribuent d’une façon majeure à l’histoire de la musique et de la métrologie en Chine an-cienne. Ils montrent à quel point, dans ces domaines, les anciens Chinois pouvaient se montrer exigeants et rigoureux.

Le chapitre 6 traite du travail de Xun Xu sur les manuscrits sur bam-bou découverts en 279, à vrai dire un travail relativement insatisfaisant, puisque Xun Xu n’eut guère le temps que de s’intéresser au Mu Tianzi zhuan et, dans une moindre mesure, au Zhushu jinian (p. 312) ; le cha- ; le cha-; le cha-pitre montre bien l’importance de cette découverte archéologique dans le contexte intellectuel de l’époque, et fait aussi le point sur la contribution de Xun Xu à la répartition des collections impériales en « quatre rubriques » (si bu 四部), répartition qui devait avoir une grande importance pour l’his-toire ultérieure des bibliothèques. Le dernier chapitre traite de la fin de la carrière de Xun Xu, de sa disgrâce, en 287, à sa mort.

Xun Xu ressort de cette biographie comme un personnage intellec-tuellement remarquable. Goodman montre bien, contre certains détrac-teurs de Xun Xu, que ce dernier eut raison sur des questions « scienti-fiques » délicates, et notamment dans ses conclusions quant à la longueur du pied à l’époque Zhou ; cela avait déjà été remarqué en Chine ancienne (cf. p. 197 et 206), notamment par le mathématicien Li Chunfeng 李淳風 (602-670). Dans une perspective d’histoire des sciences, soulignons l’im-portance du mécénat impérial (Xun Xu bénéficia de soutiens et de moyens

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importants), ainsi que le constant dialogue entre théorie et pratique dans ses entreprises, mélange caractéristique de l’esprit des sciences et tech-niques anciennes. Le lettré Xun Xu s’entoure d’artisans et d’ouvriers, et ses bureaux expérimentent, fabriquant instruments de musique ou étalons de mesure. Dans les termes de Goodman, « much of the early sciences (both East and West) generally involved building and making, not only glossing and writing » (p. 212).

Mais Goodman met également en évidence le comportement parfois éthiquement problématique de Xun Xu, qui apparaît comme un conserva-teur à l’esprit étriqué, prêt à sacrifier la vérité pour imposer un retour aux rites ou aux mesures de la dynastie des Zhou qu’il admire, et plus sou-cieux de correction technique que de beauté musicale (on lui reproche sa musique criarde, p. 266) ; un homme politique habile et pas toujours très scrupuleux pour parvenir à ses fins, prêt à flatter les puissants, et qui pour faire prévaloir ses avis n’hésite pas à se débarrasser par la manière forte de ses ennemis. On le voit par exemple proposer que l’un de ses princi-paux rivaux, le célèbre Zhang Hua 張華 (232-300), soit exécuté en étant coupé à la taille ; cela lui est refusé, mais il parviendra à le faire bannir de Luoyang quelques années plus tard. Le « scientifique » Xun Xu n’hésite pas à manipuler les sources lorsque cela l’arrange, par exemple pour faire coller la chronologie des Annales sur bambou à celle des Mémoires histo-riques (Shiji 史記) de Sima Qian 司馬遷 (145 ?-86 ? avant J.-C.). De fait, toutes les quêtes littéraires, musicales, ou techniques de Xun Xu s’inscri-vent dans un contexte politique qui voit des factions s’opposer brutale-ment sur toutes sortes de questions : le modèle représenté par l’antiquité des Zhou, le statut de la dynastie des Wei et la date de la fondation des Jin, les questions de succession au trône, la guerre contre Wu ; Goodman rap-pelle un autre clivage important à l’époque, qui recoupe parfois celui des factions, entre des classicistes comme Xun Xu et des esprits plus taoïsants, parfois proches de l’école des Mystères (xuanxue 玄學).

Nous ne ferons pas à Goodman l’injure de le reprendre sur des dé-tails, tant son érudition est immense. Des spécialistes de musicologie ou d’histoire des techniques chinoises pourront sans doute le contredire ici ou là, mais il est évident que cette somme marque une étape importante dans notre connaissance du début du Moyen Âge chinois. Non seulement Goodman propose un tableau complet et fascinant de la vie intellectuelle à

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la fin du iiie siècle, mais il nous donne aussi une sorte de modèle en ce qui concerne la façon dont les sources peuvent être invoquées pour recons-truire l’histoire et l’esprit d’époques au premier abord mal documentées. De ce point de vue, l’œuvre force l’admiration.

Malheureusement, il s’agit d’un ouvrage difficile d’accès. Cela est certes dû au sujet, parfois très technique. Mais Goodman ne fait pas les efforts nécessaires pour rendre cette matière plus digeste. Certaines parties sont denses, pour ne pas dire plus. Les digressions abondent, et si elles sont instructives, elles ne sont pas toujours bien rattachées à l’argument principal. Les liens entre les chapitres sont pour le moins lâches – cer-– cer- cer-taines parties découlent d’articles publiés au préalable, et cela se ressent par endroits. L’ouvrage souffre également de répétitions. Par ailleurs, il y manque une conclusion ; la fin du chapitre 7 propose quelques éléments de synthèse, mais d’une façon insuffisante. On aurait par ailleurs souhaité quelques interprétations plus audacieuses ; la dimension très concrète de la recherche la rend précieuse, mais le lecteur se prend à espérer parfois un peu de théorie, ou du moins de distanciation par rapport à une matière infiniment détaillée. Goodman semble regimber devant l’abstraction – notons d’ailleurs que l’usage que fait Goodman de certains concepts est discutable, c’est le cas de mots comme confucianiste, taoïste, mystique, etc. Pour ne donner qu’un seul exemple, la question rhétorique suivante confine au cliché : « What could be more Daoist than the collecting of dit- : « What could be more Daoist than the collecting of dit-What could be more Daoist than the collecting of dit-ties, ballads, and personal lyrics off the streets, or roaming with romantic generals? » (p. 159).

Au prix de quelques efforts, le lecteur sinologue s’en sort malgré tout, et sa peine est largement payée. Mais il est douteux que cet ouvrage par ailleurs remarquable soit accessible à des publics pourtant susceptibles d’être intéressés par le sujet, au premier rang desquels les historiens de la musique ou des sciences occidentales. On a un peu le sentiment que Goodman ne s’adresse qu’à la chapelle de spécialistes de sa période et de ses domaines, avec lesquels il instaure d’ailleurs fructueusement le dia-’ailleurs fructueusement le dia-logue dans ses pages.

Nicolas ZuffereyUniversité de Genève

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Meow Hui Goh, Sound and Sight: Poetry and Courtier Culture in the Yongming Era (483-493), Palo Alto: Stanford University Press, 2010. 208 pages

Les dix dernières années ont vu paraître un nombre croissant d’ouvrages consacrés à l’histoire littéraire, politique et culturelle de l’ère Yongming永明 (483-493) de la dynastie des Qi 齊 (479-502) – période qui, malgré sa brièveté, a laissé des traces profondes dans l’histoire de la littérature chinoise. En langue occidentale, on peut citer par exemple le livre de Tho-mas Jansen, Höfische Öffentlichkeit im frühmittelalterlichen China (Frei-burg in Breisgau : Rombach, 2000), celui de Marina Kravtsova, Poeziya Vechnogo Prosvetleniya (Saint Petersbourg : Nauka, 2001), ou celui de Richard Mather, The Age of Eternal Brilliance (Leiden: Brill, 2003, qui est en fait une collection de traductions), parmi d’autres ouvrages et ar-ticles totalement ou partiellement consacrés à ce thème. Dans la lignée de cette production savante, Meow Hui Goh publie une histoire culturelle de la poésie de l’ère Yongming. Marquée sans doute par un ouvrage récent de Tian Xiaofei, Beacon fire and Shooting Star (Cambridge (Mass.)/London: Harvard University Press, 2007), Meow Hui Goh essaie de reconstruire – avec succès – quelques aspects fondamentaux de la culture littéraire et politique qui ont donné sa spécificité à la poésie de cette époque. Ou-vrage concis, Sound and Sight propose une analyse intelligente et origi-nale d’une culture poétique qui, faisant fi des stéréotypes décadentistes qui l’ont stigmatisée jusqu’à il y peu, dévoile la richesse de ses ressources et les particularités de ses formes.

Par sa précision, la démarche de Goh peut être considérée comme un modèle pour les analyses de l’histoire culturelle de la littérature. Au lieu de partir de catégories toute faites – souvent trompeuses lorsqu’il s’agit de comprendre une tradition littéraire qui leur est hétérogène –, Meow Hui Goh reprend de Shen Deqian 沈德潛 (1673-1769) le terme de shengse 聲色, « sound and sight ». Cette expression lui permet non seulement d’entrer dans le sujet par le biais d’une tradition critique de la Chine impériale, mais aussi de mettre en évidence, malgré les connotations négatives de l’expression, deux aspects trop souvent caricaturés de la poésie de l’ère Yongming : la vue et l’ouïe, ou, plus précisément, la façon dont les hommes

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de l’époque voyaient et écoutaient. Si pour Shen Deqian le shengse de la culture littéraire des Dynasties du Sud s’opposait au qingxing 情性, « émotions et nature » – notion clé d’un discours moraliste sur la littérature qui remonte aux ru 儒 des Han –, pour Meow Hui Goh qingxing et shengse étaient au contraire intimement liés sous l’ère Yongming. Pour le dire avec les mots de l’auteur, la façon de concevoir « sound and sight » chez les courtisants-poètes de cette époque « reflects a hybrid concept of personal worth that was unique to their time and far more significant in Chinese literary and cultural history than critics have acknowledged » (p. 5). Le shengse de la poésie de l’ère Yongming sera donc la porte d’entrée à une culture visuelle et sonore que la Chine impériale et la critique moderne ont jetée dans l’oubli et, par là, dans l’incompréhension la plus absolue.

Cette culture du sheng et du se, comme le montre l’auteur dès le premier chapitre, est au carrefour de deux formes culturelles fondamentales pour les pratiques littéraires de l’époque : la culture bouddhique et la culture de cour. Le premier chapitre est donc consacré aux deux notions de valeur personnelle qui sont mises en jeu dans ce contexte. D’une part, l’idée du talent individuel, liée aux luttes politiques et aux conflits de statut dans la cour impériale ainsi qu’au fonctionnement du recrutement et de la promotion des fonctionnaires ; de l’autre, l’idée bouddhique d’« homme digne » (xian 賢, « the worthy one »), l’homme de talent qui sait voir jusqu’à comprendre, d’une façon graduelle, que le monde est illusion. La première idée se rattache à une vision politique du talent, confucéenne, où le talent est au service de l’empire ; mais elle se rattache aussi à l’idée d’un individu qui, dans un contexte de rivalité universelle pour se faire remarquer par les supérieurs, doit développer sa capacité à voir, à comprendre, et à prévoir les attitudes de ses pairs et de ses supérieurs (ce qui rappelle l’analyse classique de Norbert Elias sur Saint-Simon et sur « L’art d’observer ses semblables » dans sa Société de cour). La seconde idée provient par contre d’une école bouddhique très influente à l’époque, l’école Chengshi 成實, qui promeut une voie gradualiste et intellectualiste vers le nirvana. Dans cette voie, l’analyse des « cinq objets » – les objets de chacun des sens – occupe une place fondamentale qui explique en partie l’attention que les poètes de l’ère Yongming, bouddhistes laïcs, prêtaient à la description et à la connaissance des choses sensibles. On comprend bien, dans ce contexte, l’importance des sens dans la poésie de l’époque,

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et tout particulièrement celle de la vue et de l’ouïe.Le deuxième chapitre, « Knowing Sound », essaie de réinterpréter

les règles prosodiques (« four tones and eight deffects », sisheng babing 四聲八病) de Shen Yue 沈約 et de Zhou Yong 周顒. Pour l’auteur, ces règles n’étaient pas une simple technique à appliquer de façon rigide à la composition poétique, mais une façon de faire jouer les sons et d’éviter la monotonie ; il ne s’agissait pas d’un ensemble mort de règles techniques, mais d’une façon de se faire comprendre par un zhiyin 知音, par quelqu’un qui « connaît le son ». Le mot zhiyin, qui désigne dans ce contexte la personne qui comprend l’état d’âme de son interlocuteur, a pour Meow Hui Goh un sens plus proche des caractères qui le composent : c’est la personne qui comprend à travers le son. Encore une fois, cette attention minutieuse aux sons doit beaucoup au bouddhisme. L’association entre bouddhisme et poésie de l’ère Yongming n’est certainement pas une nouveauté pour la recherche sur la période ; mais si, dans cette relation, on a en général remarqué la continuité entre les règles prosodiques et le chant, la récitation et la traduction de soutras, l’auteur se concentre plutôt sur la relation entre une école particulière du bouddhisme et l’approche de la poésie par les hommes de l’époque. L’auteur conclut ainsi que la poétique du son de Shen Yue « reflects how the Buddhist perspective had come into play in the form and process of poetry, fundamentally transforming the old cultural ideal » (p. 37).

Le troisième chapitre, « Seeing a Thing », est consacré à l’un des genres les plus pratiqués par les poètes de l’ère Yongming, le yongwu shi 詠物詩 ou poème sur des objets. Contre une explication – assez courante – qui réduit ces pièces à une simple description des objets de cour, Meow Hui Goh démontre que ces œuvres, dans un contexte où la capacité de voir les autres – les supérieurs, les pairs – représente un besoin politique, essaient de reproduire l’expérience même de la vision. Une expérience qui est analysée sous un angle double : d’une part, la reproduction de la vision même des choses menues (des arbres, des fleurs, des vêtements), qui montre la vocation – hautement valorisée à la cour – du poète à voir ; de l’autre, la manifestation du caractère illusoire, transitoire, de ce qu’on voit – plus en accord avec le bouddhisme de cour (et en particulier du Chengshi lun). Dans un milieu où voir est aussi important que montrer qu’on voit – et surtout montrer la façon dont on voit –, la reproduction de

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l’expérience visuelle et de l’expérience religieuse qui l’accompagne a un sens profondément politique.

Les trois chapitres qui suivent sont consacrés à la représentation de trois espaces différents dans la poésie de l’ère Yongming (et surtout chez Shen Yue, Wang Rong 王融 et Xie Tiao 謝朓) : le jardin (yuan 園), la capitale (jingyi 京邑) et le paysage (shanshui 山水). Espace intermédiaire et espace de négociation entre l’humain et le naturel, le jardin est aussi l’espace de retrait temporaire où politique et développement personnel coexistent en conflit permanent. La capitale apparaît parfois comme le guxiang 故鄉 ou terre natale, parfois comme le contraire du guxiang, dans une tension irrésolue. Le paysage, apparemment aux antipodes de la vie du fonctionnaire, est l’image même des souvenirs du fonctionnaire et un complément de sa vie politique. Images de tension, d’hésitation, de conflit, le jardin, la capitale et le paysage combinent la compréhension du caractère illusoire des choses et le désir d’un écart de la vie de cour avec la recherche de reconnaissance dans la cour et de succès dans la carrière.

Un court épilogue rassemble les conclusions de l’auteur. Au long de ce livre, elle a montré que, dans l’ère Yongming, l’idéal confucéen du talent individuel était inséparable de l’idéal bouddhique de l’« homme digne » ; que les règles prosodiques – davantage un concept qu’un ensemble de règles – et la description minutieuse des objets et des espaces mettent l’accent sur la façon dont ils voyaient et écoutaient : une attention minutieuse aux sens qui trouvait sa source dans l’école Chengshi du bouddhisme, mais aussi dans l’importance qu’avait le bouddhisme pour gagner, à la cour, la reconnaissance des pairs et des supérieurs. Lorsque cette culture poétique eut disparu pour ne laisser que des « textes muets » (cette expression de Martin Kern est reprise plusieurs fois dans le texte) à l’histoire, la critique n’a su en retenir que les descriptions et les règles, sans comprendre que tout un univers culturel se cachait derrière la frivolité apparente des poèmes. Comme le dit l’auteur, « rather than shifting the attention to the “surface” or “exterior” forms of poetry, the Yongming poets were calling attention to the perceptive mind behind their process of seeing and hearing. Not conceding that they were merely crafting the outer, they established themselves as a new kind of poetic and aesthetic subject. The traditional paradigm of shi yan zhi 詩言志 (“poetry expresses what is intently on the mind”), which presumes an inner-to-outer process

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in poetry, had not shifted ; rather, the inner zhi could now be expressed through how one sees or hears, a process now seen as directly reflecting the processes of the mind » (p. 122).

Ce livre est d’un grand intérêt aussi bien pour le spécialiste que pour celui qui cherche une introduction à la littérature de la période. Les analyses de poèmes sont intéressantes, les idées claires et l’approche originale. Certaines idées du livre pourraient néanmoins être développées dans l’avenir. Quelques articles de François Martin (voir « Les joutes poétiques dans la Chine médiévale », Extrême Orient, Extrême Occident, 1998, 20, p. 87-109 et « Note sur l’histoire de la série des quatre tons », idem, 1990, 12, p. 67-78) et de Valérie Lavoix (« Le désenchantement de Liu Xie. Postures et devoirs du critique littéraire selon le chapitre “Du connaisseur” du Wenxin diaolong », idem, 2004, 26, p. 53) pourraient servir pour approfondir la discussion sur « knowing the sound » et sur la culture de cour. Le livre cité plus haut de Marina Kravtsova a aussi – dans ses chapitres « Fonctionnaire ou poète ? » et « Aspiration à la vie éternelle » – des éléments importants à prendre en compte (surtout en ce qui concerne les motifs taoïstes, assez négligés dans le livre de Meow Hui Goh).

Enfin, la prise en compte d’un article de Zhu Zongbin 祝總斌 (« Ping Wei Jin Song Qi “rujiao lunxie” ji “jinshi qu ren, duo you wen shi” shuo » 評魏晉宋齊 « 儒教淪歇 » 及 « 近世取人, 多由文史 » 說, Wenshi 文史, 2006, 1, p. 67-85) sur le phénomène du recrutement de fonctionnaires sur la base de leur talent littéraire – auquel il refuse d’accorder l’importance qu’on lui attribue souvent – pourrait être productive. Mais quoi qu’il en soit, ce livre de Meow Hui Goh est une contribution très intéressante aux discussions sur la culture poétique de la période.

Pablo Ariel Blitstein CEC–INALCO

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Su Shi 蘇軾, texte établi, traduit et annoté par Stéphane Feuillas, Com-mémorations 東坡記, Paris : les Belles Lettres (Bibliothèque chinoise), 2010. cxxx-591 pages

Ce volume consacré aux Commémorations de Su Shi (Su Dongpo 蘇東坡, 1037-1101) constitue le quatrième opus de la Bibliothèque chinoise, collection bilingue publiée aux Belles Lettres sous la direction d’Anne Cheng, professeur au Collège de France, et de Marc Kalinowski, directeur d’études à l’École pratique des hautes études. Pour cet imposant volume, Feuillas a traduit la totalité des soixante et un textes commémoratifs (ji 記) contenus dans les œuvres de Su Shi, poursuivant le travail qu’il avait pré-cédemment engagé à propos de Su Dongpo dont il avait rendu en français vingt-six poèmes relevant du genre rhapsodie (fu 賦). Comme le souligne Feuillas dans son introduction, les Commémorations s’inscrivent parmi les multiples formes scripturaires qui composent les recueils de lettrés : poèmes, mémoires au trône, communications à la cour, textes administra-tifs, lettres, remerciements, préfaces, colophons, essais, hommages, invo-cations, épitaphes, biographies, etc.

Pour la première fois un ensemble exhaustif de textes en prose d’un seul auteur et relevant d’un même genre stylistique est présenté en fran-çais, et offre un aperçu concret de ce que Feuillas appelle une « vie de lettré ». Cet ensemble de textes composé entre 1063 et 1101 (année de la mort de Su Shi) est classé ici chronologiquement et couvre la totalité de la carrière de Su Shi, marquée notamment par son opposition aux réformes de Wang Anshi 王安石 (1021-1086) et par son exil dans l’île de Hainan. Ces Commémorations décrivent et célèbrent des personnages (moines, figures religieuses), mais aussi des sites (monts, sources, puits), des constructions (temples, terrasses, tours, kiosques, salles, pavillons, stèles, écoles, bibliothèques, jardins), des objets (stèles, peintures, calligraphies, pointes de flèche) ; aucun d’entre eux ne relève de la littérature politique à proprement parler, réservée aux communications devant l’empereur ou aux mémoires au trône, et qui appartiennent à un autre registre. Le texte commémoratif le plus hostile aux réformes de Wang Anshi ne procède ici que par allusion et en référence à l’histoire : « La salle de messire Gai » (Gaigong tang ji 蓋公堂記).

Les « commémorations » – terme que l’on pourrait aussi traduire

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par « notes » ou « descriptions » – appartiennent à la littérature sociale, au même titre que les préfaces ou les inscriptions funéraires. Certaines ré-pondent à une sollicitation et sont parfois rédigées à la place de quelqu’un ; ainsi, « La pierre de la salutation rituelle dans le temple du nuage de la Loi » (Fayun si Libaishi ji 法雲寺禮拜石記) a été écrite pour un eunuque et signée par celui-ci ; de même, « Le pavillon de l’affection laissée der-rière soi », (Yi’ai ting ji 遺愛亭記) a été « rédigé à la place de Chao Yuan-xiu » (Dai Chao Yuanxiu 代超元脩). Si la forme « commémorative » se veut le plus souvent courte (400 ou 500 caractères), les ji n’ont cepen-dant pas tous la même longueur : certains peuvent être très brefs, comme « La salle principale » (Fangzhang ji 方丈記) qui ne comporte qu’une cinquantaine de sinogrammes, d’autres se signalent au contraire par une élaboration complexe, incluant des sections poétiques, à la manière de « La salle des neiges » (Xue tang ji 雪堂記). Tous ces textes relèvent du style guwen 古文, en référence au style antique porté à son apogée par Sima Qian 司馬遷, et que l’on oppose au style moderne (jinwen 今文) en usage dans les compositions d’examens. Comme le rappelle ailleurs Pierre-Henri Durand, « loin de tenir à leur nature, la différence entre les deux proses tenait à leur objet » (Dai Mingshi, traduit du chinois, présenté et annoté par Pierre-Henri Durand, Recueil de la montagne du Sud, Paris : Gallimard, 1998, p. 27). Ce trait explique aussi que ces pièces en prose figurent dans les grandes collections de textes en guwen, à commencer par le célèbre Guwen guanzhi 古文觀止 de l’époque Qing qui retient cinq commémorations de Su Shi, promues ipso facto pièces d’anthologie.

Comme leur nom l’indique, les ji ont pour objet de noter des faits et des événements et sont généralement clairement inscrits dans le temps (seules quelques pièces non datées ont été placées ici à la fin) ; il s’agit bien, comme le souligne Feuillas, de « conserver les traces du passé ». La dimension factuelle et autobiographique est également très importante, même si Su Shi aspire à une forme de « désindividuation » ou de dépos-session de soi, où le moi serait pour ainsi dire effacé.

Malgré cet oubli de soi, ces commémorations offrent dans leur éclectique diversité une matière unique pour la compréhension d’une vie, d’une œuvre, d’une poétique et d’une esthétique, bref, d’une vision du monde. La carrière du fonctionnaire et la vie du lettré exilé apparaissent en filigrane dans cet ensemble. On relève des détails éclairants sur le train

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de vie et le salaire des serviteurs de l’État dans « La grande salle de la préfecture de Tengxian » (Tengxian gongtang ji 滕縣公堂記). Les pièces ne possèdent cependant pas toutes la même tonalité, certaines sont écrites par jeu (xishu 喜書), comme « La peinture de l’eau » (Huashui ji 畫水記), d’autres sont commémorées respectueusement (jinji 謹記), comme « L’édit de la main impériale de l’ère de la Paix harmonieuse » (Xining shouzhao ji 熙寧手詔記). On remarque à différentes reprises l’imperti-nence manifestée par Su Shi dans sa volonté de déjouer l’attente de cer-tains commanditaires, révélatrice de la liberté de ton dont un lettré de sa dimension pouvait faire preuve, comme dans « La tour du Grand Compa-tissant dans le canton de la perception de la gabelle » (Yanguan dabei ge ji 鹽官大悲閣記). Su Shi laisse à plusieurs reprises percer son aspiration pour les coutumes anciennes et les mœurs à l’antique dans des tableaux éclairants sur la société de son temps, comme dans « Le belvédère du loin-tain panorama dans la province de Mei » (Meizhou Yuanjing lou ji 眉州遠景樓記). Le confucianisme de Su Shi est marqué par la double influence du bouddhisme et du taoïsme ; « Le temple ancestral de Maître Zhuang » (Zhuangzi citang ji 莊子祠堂記) vise à concilier l’esprit de Confucius avec celui de Zhuangzi. Une telle conciliation entre les deux doctrines passait pour inconcevable un siècle plus tard chez un auteur comme Zhu Xi 朱熹 (1130-1200), soucieux de ramener le confucianisme à une forme de pureté doctrinale, aux dépends du bouddhisme et du taoïsme, accusés d’être des formes de pensée hétérodoxes. La comparaison avec les quelque quatre-vingts textes commémoratifs conservés dans les œuvres de Zhu Xi est à cet égard éclairante : ceux-ci se situent tous dans une approche néo- confucianiste de stricte obédience et privilégient la description d’écoles installées dans les préfectures ou de temples dédiés à Zhou Dunyi 周敦頤 (1017-1073), patriarche du confucianisme rénové des Song. « La signa-ture de l’abbé de l’éclat du Sud » (Nanhua zhanglao timing ji 南華長老題名記) de Su Shi trace au contraire le portrait d’un confucéen converti au bouddhisme dont Su Shi précise toutefois : « Les ignorants pensent qu’il a fui la pensée confucéenne pour se tourner vers la doctrine bouddhique ; ils ne comprennent pas qu’il est encore confucéen. » Plusieurs textes de Su Shi se livrent à des éloges de l’eau et insistent sur son importance dans la vie du peuple, eau dont Feuillas rappelle qu’il s’agit, depuis Laozi, d’une métaphore pour le Dao. « Les six puits de Qiantang » (Qiantang

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liujing ji 錢塘六井記) dressent le portrait d’un bon fonctionnaire et se présentent comme une critique indirecte de Wang Anshi ; « La peinture de l’eau » et « La source souterraine du mont Hui dans la province de Qiong » (Qiongzhou Huitong quan ji 瓊州惠通泉記) développent éga-lement cette thématique aquatique. Par ailleurs, deux récits étranges traitent d’une rencontre surnaturelle : « La demoiselle pourpre, esprit des latrines » (Zigushen ji 紫姑神記) et « La sigillaire céleste » (Tianzhuan ji 天篆記) dont le contenu ne prétend pas lever la part de mystère. « Le stu-dio de l’immobile constance » (Jingchang zhai ji 靜常齋記) qui recourt abondamment à la terminologie bouddhiste et taoïste est un texte d’une abstraction déroutante construit en recourant à des expressions quadrisyl-labiques. « La bibliothèque de la demeure montagnarde de messire Li » (Lishi shanfang cangshu ji 李氏山房藏書記) offre une méditation sur la déperdition du savoir authentique qu’entraîne la reproduction du livre à grande échelle grâce à la généralisation de l’imprimerie xylographique : « Depuis quelques années, les gens des villes impriment les livres des penseurs et des cent écoles de l’Antiquité, les transmettent jour après jour en des pages innombrables. Ceux qui étudient ont tant de livres et se les procurent si facilement que leur style et leur savoir devraient surpasser de dix fois ceux des anciens. Or, les lettrés des générations présentes qui se présentent aux examens s’en passent, ne lisent pas et préfèrent bavar-der dans le vide sans s’appuyer sur rien. » Étonnant passage qui prend aujourd’hui une résonance nouvelle.

Les traductions, remarquables, proposées par Feuillas visent à rendre dans toutes ses nuances une prose souvent parsemée de redoutables chausse-trapes. « Ciblistes » dans leur intention, les versions proposées par Feuillas savent aussi rester sourcières lorsque cela est nécessaire, pour reprendre les catégories élaborées par Jean-René Ladmiral à propos de la traduction. Les différentes ères sont généralement traduites : ère de la Paix harmonieuse (Xining 熙寧) ; l’ère du Talisman originel (Yuanfu 元符), ainsi que tout ce qui fait sens, surnoms ou noms sociaux des personnes. Cette volonté de maintenir autant que possible une ligne claire contribue à rendre très agréable la lecture de ces textes. Non moins remarquable est la maîtrise par Feuillas de la terminologie bouddhique qu’il restitue selon la transcription sanscrite lorsque Su Shi y recourt dans la version originale, ou en français lorsque la version originale utilise un terme sinisé. Les notes

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abondantes offrent un complément précieux pour la compréhension de passages souvent allusifs et renvoient chaque fois aux différentes sources. La longue et riche introduction de presque une centaine de pages écrite par Feuillas présente à la fois la vie et l’œuvre de Su Shi et offre une défini-tion précise du genre « commémoratif », illustrée par différents exemples empruntés à d’autres auteurs. On y trouve les traductions de quatre Com-mémorations de Ouyang Xiu 歐陽修 (1007-1072) et d’un émouvant texte de Zeng Gong 曾鞏 (1019-1083), « P’tit tondu » (Tutu ji 禿禿記), qui relève de la littérature policière avant la lettre, et de « Promenade au mont du maître du dhyâna Bao » (You Bao chan shan ji 有褒禪山記) de Wang Anshi ; ces six textes pourraient à leur tour faire l’objet d’une anthologie bilingue à part entière et laissent espérer un nouveau volume consacré aux autres grands prosateurs des Tang et des Song. À la bibliographie sélective proposée par Feuillas, s’ajoutent différentes annexes dont trois cartes ainsi qu’un glossaire des titres et des charges et enfin un index.

Roger DarrobersUniversité Paris Ouest-Nanterre

Zhen Dexiu, texte présenté, traduit et annoté par Anthony Diaz, Le Clas-sique de l’esprit, Paris : éditions You Feng, 2010. 274 pages

Le Classique de l’esprit (Xinjing 心經), dont Anthony Diaz propose une traduction intégrale, a été soumis à l’empereur Lizong 理宗 (r. 1224-1264) par Zhen Dexiu 真德秀 (Zhen Xishan 真西山, 1178-1235) en 1235, année de sa mort. C’est également dans le cadre de ses fonctions d’instructeur impérial sur les Classiques que Zhen Dexiu a présenté l’année précédente le Daxue yanyi 大學衍義 (Sens étendu de la Grande étude), ouvrage qui connaîtra, comme le Xinjing, une très grande postérité en Chine et en Co-rée. Originaire de Pucheng 蒲城 au Fujian, Zhen Dexiu fut le disciple de Zhan Tiren 詹體仁 (Zhan Yuanshan 詹元善, 1142-1206), disciple direct de Zhu Xi 朱熹 (1130-1200). Le Classique de l’esprit de Zhen Dexiu ne doit pas être confondu avec son homonyme bouddhique, le Xinjing 心經, traduit ici par le titre Soutra de l’esprit ou Soutra du cœur. Le Classique de l’esprit de Zhen Dexiu se présente comme une série de trente-sept cita-

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tions extraites des Classiques et des maîtres à penser du confucianisme des Song, suivies dans le premier cas de commentaires empruntés prin-cipalement à Zhu Xi et aux frères Cheng 程. Il ne s’agit donc pas d’un texte original à proprement parler, mais d’une compilation, comme avait pu l’être le Jinsilu 近思錄 de Zhu Xi et Lü Zuqian 呂祖謙 (1137-1189).

Destiné à l’empereur, le Xinjing rassemble également une sorte de savoir essentiel dont le caractère limité n’imposait pas de regroupement thématique, hormis un classement chronologique des ouvrages et des au-teurs. Diaz énumère les textes composant les trente-sept sections du livre : Shujing 書經 (1 citation : chapitre 1), Shijing 詩經 (3 citations : chapitres 2, 3, 13), Yijing 易經 (5 citations : chapitres 4-8), Lunyu 論語 (3 cita-tions : chapitres 9-11), Zhongyong 中庸 (1 citation : chapitre 12), Daxue 大學 (2 citations : chapitres 14-15), Liji 禮記 (3 citations : chapitres 16-18) ; Mengzi 孟子 (12 citations : chapitres 19-30), Zhou Dunyi 周敦頤 (2 citations : chapitres 31-32), Cheng Yi 程頤 (1 citation : chapitre 33), Fan Zhongyan 范仲淹 (1 citation : chapitre 34), Zhu Xi (3 citations : chapitres 35-37). Trente sections concernent par conséquent la période pré-impé-riale, et sept la dynastie Song. Aucun penseur des dynasties Han et Tang n’y figure, conformément à la vision régulièrement exprimée par Zhu Xi qui faisait de Zhou Dunyi le découvreur d’une pensée qui n’était plus transmise depuis Mencius. Un tel parti pris intellectuel permettait ipso facto de rattacher l’école de la Voie (Daoxue 道學) aux maîtres à penser du confucianisme de la Chine pré-impériale, en écartant le confucianisme des dynasties antérieures aux Song, jugé entaché par le bouddhisme et les courants utilitaristes.

Si les sept dernières sections du Xinjing qui concernent les auteurs Song sont toutes livrées sans aucun commentaire, les trente premières qui concernent la période pré-impériale sont en revanche chaque fois suivies par un ou plusieurs commentaires qui, comme le signale Diaz, peuvent être de nature philologique ou philosophique. Compilateur de l’ouvrage, Zhen Dexiu se contente de livrer en appendice au chapitre 2 un extrait de ses Notes de lectures (Shuji 書記) à propos de deux vers du Shijing, unique autoréférence à ses propres œuvres. Plus des deux tiers des sources utilisées dans ces citations sont l’œuvre des frères Cheng et de Zhu Xi, ce qui fait du Xinjing un véritable bréviaire néoconfucéen. Par son arrange-ment même, le Xinjing se place en effet sous l’ombre tutélaire de Zhu Xi,

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principal représentant de l’école de la Voie, dont la réhabilitation après sa condamnation sous l’ère Qingyuan 慶元 (1195-1200) avait donné une résonance nouvelle. Le Xinjing s’ouvre sur la célèbre formule du Shujing attribuée aux empereurs Yao 堯 et Shun 舜 : « Renxin wei wei, Daoxin wei wei ; wei jing wei yi, yun zhi jue zhong 人心惟危, 道心惟微 ; 惟精惟一, 允執厥中. » : « L’esprit humain est précaire et menaçant ; l’esprit du dao est subtil et ténu. Reste pur et indivis ; conserve le milieu ». Cette expres-sion connue sous le nom de Seize caractères de la transmission par le cœur (shiliuzi xinchuan 十六字心傳) est devenue chez Zhu Xi une formule récurrente qui lui permet d’illustrer le double concept du cœur-esprit du Dao, subtil et ténu, qu’il identifie au principe céleste, et du cœur-esprit hu-main, en situation constante de péril car soumis aux désirs humains. Cœur humain et cœur du Dao sont chaque fois réunis dans le cœur de l’homme au sens anatomique du terme. Pour commenter cette formule, Zhen Dexiu reproduit un extrait de l’Introduction au Zhongyong ou Zhongyong xu 中庸序 de Zhu Xi lequel avait déjà eu recours au même propos dans son Mémoire scellé de 1188 ou Wu-shen fengshi 戊申封事 adressé à l’empe-reur Xiaozong 孝宗 (r. 1162-1189). Le Xinjing s’achève d’autre part par trois textes de Zhu Xi : l’Admonition du studio du Respect ou Jingzhai zhen 敬齋箴 (chapitre 35), composé en 1172 en hommage à Zhang Shi 張栻 (1133-1180), alter ego philosophique de Zhu Xi au Hunan ; texte suivi par l’Inscription du studio de la Recherche de l’esprit égaré ou Qiu-fangxinzhai ming 求放心齋銘 (chapitre 36), composé à l’intention d’un disciple, et par l’Inscription du studio du Respect de l’essence vertueuse ou Zundexingzhai ming 尊德性齋銘 (chapitre 37), rédigé par Zhu Xi en 1176 pour son beau-frère. Ces textes brefs et difficiles, et dont aucune version n’existait jusqu’à présent en langue occidentale, sont traduits ici de manière claire et précise. Ces admonitions et inscriptions qui se pré-sentent chaque fois comme une marqueterie de citations empruntées aux Classiques auraient sans doute exigé un appareil critique plus important, destiné à rendre compte chaque fois des multiples références mises en œuvre, tout comme il aurait été utile de pouvoir chaque fois connaître les sources exactes des commentaires de Cheng Yi, Zhu Xi et autres auteurs qui complètent les trente premiers paragraphes du Xinjing et qui ne sont que partiellement signalées. Précisons toutefois qu’à notre connaissance aucune édition en Chine n’a jusqu’à présent accompli cette recherche. Par

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ailleurs, la plupart des traductions (Shujing, Yijing, Shijing, Lunyu, Daxue, Zhongyong et Mengzi) sont chaque fois reprises ici à nouveaux frais, sans que les versions disponibles, en français ou dans d’autres langues occidentales, ne soient signalées. Ces mentions ne seraient sans doute pas superflues afin de pouvoir comparer plus aisément les différentes versions existantes d’un même passage. Le parti pris choisi par Diaz vise avant tout à privilégier la clarté en allant chaque fois à l’essentiel. Ce souci de clarté se retrouve dans la présentation qui distingue par une typographie différente les citations proprement dites, imprimées en gras, au-dessus des commentaires, imprimés en caractères normaux.

Pour cette édition bilingue, le texte en chinois est systématiquement surmonté de la transcription selon le système pinyin, incluant les tons, ce qui constitue une aide précieuse pour les éternels apprenants que sont tous ceux qui se confrontent à la langue chinoise classique.

La longue introduction qui ouvre l’ouvrage va bien au-delà d’une présentation de la vie et de l’œuvre de Zhen Dexiu, et se veut une véritable « esquisse de l’éthique néoconfucéenne » dont les principaux concepts sont présentés, analysés et traduits de manière parfois originale. Diaz pro-pose de traduire respectivement les termes nature (xing 性) et affections ou sentiments (qing 情) par les termes essence et existence, vus comme « deux façons d’envisager le monde réel et toutes réalités » ; le choix de ces termes surdéterminés dans le cadre de la philosophie occidentale ouvre naturellement à discussion et ne peut en tout état de cause que constituer un point de départ. L’introduction présente également la théorie des Quatre vertus sociales (side 四德) dont le célèbre spécialiste de l’his-toire de la philosophie chinoise Chen Lai 陳來 estime qu’il s’agit d’une des clés essentielles pour aborder la pensée de Zhu Xi. L’introduction cite plusieurs extraits traduits du Mengzi jizhu 孟子集注 de Zhu Xi pour illus-trer notamment le double concept de daoxin 道心 et renxin 人心. Il est important de souligner que cet ouvrage est le fruit d’un travail de Master, rédigé en 2009 à l’INALCO sous la direction de Catherine Despeux et Frédéric Wang. Diaz est par ailleurs l’auteur d’un site internet consacré au Daoxue (www.daoxue.fr) qui propose des présentations et des traductions de Classiques confucéens et de textes des principaux auteurs néoconfu-céens, aussi bien en Chine qu’en Corée. Il est particulièrement réjouissant de voir qu’une nouvelle génération de jeunes et brillants sinologues s’inté-

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resse à présent de près aux principaux représentants de la philosophie néo-confucéenne, ce qui augure un renouvellement de nos connaissances dans un domaine longtemps négligé en France.

Roger DarrobersUniversité Paris Ouest-Nanterre

Zong-Qi Cai (dir.), How to Read Chinese Poetry: A guided Anthology, New York: Columbia University Press, 2008. 426 pages

How to Read Chinese Poetry est une anthologie de poésie chinoise clas-sique qui s’étend de l’Antiquité à la dynastie Qing. L’ambition de Zong-Qi Cai et ses collaborateurs ne se limite pourtant pas à la sélection des poèmes les plus importants de l’histoire de la Chine ancienne : les œuvres réunies pour représenter un style, un genre ou une tendance caractéristique d’une époque sont introduites dans leur contexte, analysées, et présentées avec le texte original, sa transcription pinyin, ainsi que sa traduction. Enfin, elles sont accompagnées d’une courte bibliographie. Le livre est assorti d’une page internet sur laquelle il est possible d’écouter les poèmes rete-nus dans l’anthologie. Le texte est précédé d’une table des matières très détaillée qui comprend la liste des poèmes par périodes chronologiques et d’un index des thèmes poétiques et de tout ce qui relève du contexte intel-lectuel de la création poétique ou des règles et techniques de composition. L’ensemble est ainsi conçu pour promouvoir une approche thématique qui permette au lecteur de retrouver directement toutes les occurrences d’un thème, par exemple celui de la jolie femme ou la structure parallèle (et ce tant dans les œuvres proprement dites que dans les commentaires). How to Read Chinese Poetry est d’abord important parce qu’il n’a pas d’équivalent en langue occidentale. Les anthologies de littérature chinoise couvrant une si longue période comprennent en général tous les modes et genres littéraires, quand elles n’ont pas un spectre encore élargi à quelques passages célèbres de la pensée philosophique et de la poétique.

La plupart de ces anthologies se bornent à proposer des traductions. C’est le cas de l’Anthologie de la littérature chinoise classique de Jacques Pimpaneau comme de la Columbia Anthology of Traditional Chinese

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Literature de Victor Mair. C’est également le cas de l’Anthologie de la poésie chinoise classique dirigée par Paul Demiéville. Nous avons ici le texte original, quoiqu’il eût été souhaitable que la source dans laquelle le texte est puisé ainsi que quelques variantes éditoriales fussent indiquées. L’ambiguïté dans l’interprétation des œuvres n’apparaît jamais du fait de la simple juxtaposition des vers en chinois et de la traduction en anglais. Cela eût pourtant été aussi utile que dans l’Écriture poétique chinoise de François Cheng.

La présentation des textes dans leur cadre historique ainsi que les analyses des textes sont elles aussi très précieuses. C’est une qualité que l’on trouve dans de larges recueils comme l’Anthology of Chinese Literature: Beginnings to 1911 de Stephen Owen – mais de manière beaucoup moins développée, et tous genres confondus – ou au contraire dans des ouvrages dédiés à un champ plus restreint – qu’il s’agisse d’un florilège consacré à un poète particulier ou d’une famille de textes comme les Dix-neuf poèmes anciens traduits, annotés et commentés avec précision par Jean-Pierre Diény. Ici, les analyses sont de natures et de qualités très variées en fonction de l’orientation choisie par chacun des contributeurs de l’ouvrage. Cette variété peut être perçue comme une qualité, puisque le lecteur qui parcourt l’ensemble de l’anthologie peut y apprécier la diversité des courants d’analyse en littérature de manière générale. Elle s’avère parfois un point faible, notamment dans la perspective thématique, du fait du manque de cohérence méthodologique de l’ensemble et de ce qui peut donc apparaître comme des oublis dans certains chapitres. Ainsi Zong-Qi Cai, lorsqu’il traite des Dix-neuf poèmes anciens, renvoie-t-il pertinemment aux figures rhétoriques que sont le bi 比 (analogie) et le xing 興 (surgissement) en tant qu’ils sont caractéristiques des Poèmes (p. 112) alors que William Nienhauser n’en a pas précisé les usages dans le chapitre I qu’il consacre à l’anthologie antique.

Pour autant, le choix de l’éditeur de choisir des spécialistes des différentes périodes étudiées ayant chacun son parti pris ouvre l’anthologie à des genres et des périodes souvent éclipsés par la grande poésie des Tang. C’est ainsi que le fu 賦 (rhapsodie) trouve légitimement sa place dans cette anthologie de poésie (D. Knechtges), tout autant que les différents types de poésie shi 詩 qui se développent sous les Six Dynasties et qui en renouvellent le genre (W. Swartz et X. Tian), ou encore la poésie

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plus tardive des dynasties Yuan (X. Lian), Ming et Qing (G. Fong). Ce rééquilibrage des genres et des époques n’est en rien préjudiciable à la présentation des grandes anthologies antiques (W. Nienhauser, et F. Wu), de la poésie Han (J. Su et Z. Cai), des différentes formes poétiques des Tang (Z. Cai, R. Ashmore, Ch. Egan et P. Varsano) ou encore des genres ci 詞 et shi sous les Song (M. Samei, X. Lian, Sh. Lin et R. Egan). How to Read Chinese Poetry forme ainsi un ensemble très complet.

Il convient pourtant de nuancer l’appréciation de cet ouvrage dont certains aspects ne sont pas aboutis. Le croisement du sommaire et de l’index thématique est une idée judicieuse, car il permet à la fois l’étude de la poésie période par période, mais aussi la lecture diachronique d’œuvres partageant une caractéristique commune, et rend par conséquent possible une perception des constantes et des évolutions de la poésie au cours des siècles. La réalisation n’est toutefois pas aussi convaincante que le principe, parce que les analyses sont souvent assez courtes et que l’anthologie compte un nombre trop limité de poèmes (cent trente-neuf poèmes au total, couvrant quelque vingt-quatre siècles). En choisissant non sans raison de couvrir une si longue période et d’accompagner les poèmes d’éclairages fondamentaux, Zong-Qi Cai propose un ouvrage déjà volumineux qui peut servir de manuel de cours, mais en doublant le nombre de poèmes, le manuel se serait mué en anthologie de référence, ce qui n’était pas, semble-t-il, l’objectif de l’éditeur. On pourra donc considérer l’index thématique davantage comme une suggestion de rapprochements que comme un index abouti. Ce n’est pas la seule bonne idée de départ à décevoir quelque peu, trois autres d’entre elles pourraient être aisément corrigées. Le pinyin indiqué parallèlement au texte en caractères souligne la vocation de l’ouvrage à servir de manuel au lecteur non averti. Pourtant, le mot à mot est absent. Quand les contributeurs proposent des traductions « sourcistes » (c’est le cas de Wendy Swartz lorsqu’elle traduit la poésie de Tao Qian et de Xie Lingyun notamment), il est relativement aisé de lire l’original et la traduction en face à face. Mais comme, dans la plupart des cas, les traductions sont « ciblistes », il sera probablement très difficile aux étudiants de décoder et comprendre le texte original en s’appuyant sur la traduction en anglais. Les extraits des Chants de Chu (Chuci 楚辭) présentés par Fusheng Wu manquent ainsi d’explications concernant les spécificités prosodiques (avec l’emploi de la particule rythmique xi 兮 par exemple),

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d’autant que le traducteur modifie la place des éléments à l’intérieur du vers sans que cela contribue à un gain de clarté pour le lecteur anglophone. L’autre espérance déçue est l’accompagnement sonore des poèmes (http://www.cup.columbia.edu/static/cai-sound-files), amplement justifié par la place qu’a occupée la récitation poétique en Chine. La tradition se perd, et il est vrai qu’aujourd’hui, les pièces poétiques sont généralement récitées dans la langue commune (putonghua 普通話). On aurait toutefois pu espérer une déclamation traditionnelle qui souligne le rythme des poèmes ou, à tout le moins, une récitation dans un dialecte du Sud, ce qui aurait permis d’entendre les occlusives. Ici, la récitation apporte à peine plus que la transcription pinyin. Enfin, on ne peut que regretter l’absence d’une bibliographie générale qui orienterait les étudiants vers les ressources essentielles et valables pour toutes les époques (l’Indiana Companion to Traditional Chinese Literature de William Nienhauser par exemple) de même que l’inégalité des bibliographies. Les « Suggested Readings » qui concluent chacun des chapitres sont généralement courtes, réduites aux publications en langues chinoise et anglaise, et ignorent les articles publiés dans des revues – qui occupent pourtant, on le sait, une place fondamentale dans la recherche. Certaines de ces sections font cependant exception et remplissent véritablement leur rôle – celui d’orienter les étudiants qui souhaiteraient approfondir et faire un état de la recherche sur un sujet particulier. Ces réticences n’enlèvent rien au rôle que cette introduction et illustration de l’histoire de la poésie chinoise classique peut jouer aussi bien dans nos classes qu’auprès de tous ceux qui souhaitent découvrir la poésie chinoise. How to Read Chinese Poetry comble un vide, et c’est, malgré quelques lacunes, un ouvrage qui foisonne d’informations, de textes fondamentaux dans l’histoire littéraire et d’analyses parfois très stimulantes. On ne peut que lui souhaiter une prochaine édition, enrichie notamment par des bibliographies plus fournies, ainsi qu’un large lectorat. C’est une chance que d’aussi éminents spécialistes se lancent dans la rédaction d’un ouvrage destiné à un large public, pour insuffler peut-être l’envie à de futurs spécialistes d’en savoir davantage sur une forme ou une autre de la poésie chinoise.

Marie BizaisUniversité de Strasbourg

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Noël Dutrait et Charles Zaremba (dir.), Traduire : un art de la contrainte, Aix-en-Provence : publications de l’université de Provence, 2010. 295 pages

L’ouvrage, issu d’un colloque qui s’est tenu à Aix-en-Provence, se compose de vingt-deux articles regroupés en quatre grandes thématiques : « Ques- : « Ques-: « Ques-tions générales », « Textes et réalités », « Questions de poésie » et « Ques-tions de linguistique ». Sont concernées ici une douzaine de langues (le chinois, le russe, le tchèque, le polonais, le bulgare, le portugais, l’italien, l’arabe, le roumain, etc.), autour du français qui dans la majeure partie des cas occupe la position de langue cible. Le caractère résolument polyglotte du livre s’affirme avec éclat à travers la juxtaposition de sept traductions originales du poème de Baudelaire « Causerie », en créole mauricien, espagnol, roumain, finnois, chinois, persan et sanskrit, effectuées collectivement dans le cadre d’un atelier de traduction de l’université de Provence et accompagnées des commentaires des différents traducteurs. Seules trois études, dues respectivement à Philippe Che (sur le langage allusif chez Ge Hong 葛洪), à Pierre Kaser (sur la traduction du théâtre littéraire chinois ancien) et à Noël Dutrait (sur la traduction de Mo Yan 莫言, à partir de son roman Quarante et un coups de canons) sont consacrées à des aspects de la traduction chinois-français. L’ouvrage ne comporte pas de bibliographie générale, mais certaines communications se terminent par quelques rappels bibliographiques où l’on trouve les principales références en matière de théorie de la traduction.

Étant donné la diversité des articles qui composent le recueil, on n’essaiera pas ici de rendre compte de chacun, mais on se bornera à quelques remarques d’ensemble. Tout d’abord, la confrontation entre les expériences de plus de vingt traducteurs démontre, s’il en était besoin, que la traduction est une tâche sinon impossible (car l’intraductibilité relève elle-même en grande partie du mythe), du moins ingrate, pour laquelle il n’existe pas de solutions miracles : tout traducteur connaît la problé-matique du choix entre la fidélité au texte de départ et celle à la langue d’arrivée, choix impossible puisque en réalité il faudrait satisfaire à la fois aux deux exigences, à moins que ce ne soit à aucune, l’acte de traduire étant une recréation de l’un comme de l’autre. Sauf à prôner un ensemble de principes rigides, dont les tentatives d’application montrent rapidement

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les limites, les discussions entre praticiens de la traduction s’apparentent donc plutôt à un échange de recettes. Et comme il y a toujours quelque chose à glaner dans ce partage de secrets de fabrication, l’apprenti traduc-teur, comme le traducteur chevronné, trouveront certainement au fil de ces pages de quoi nourrir ou conforter leurs propres réflexions ou, dans le pire des cas, leurs propres doutes. C’est pourquoi aussi l’apport le plus positif du livre réside dans ses analyses d’exemples concrets, dont le lecteur fera son profit diversement selon les langues qu’il maîtrise.

De nombreuses questions sont abordées, certaines d’ordre géné-ral, d’autres plus ponctuelles : le métissage par la traduction (Marie Vri- : le métissage par la traduction (Marie Vri-: le métissage par la traduction (Marie Vri-nat-Nikolov) ; le choix entre transcription, transposition ou commentaire inclus pour rendre un terme qui n’a pas d’équivalent dans la langue cible (Pierre Baccheretti) ; la traduction des onomatopées, surtout quand elles assument une fonction prédicative (Gilles Bardy). Et tout naturellement, l’attention de plusieurs auteurs se focalise sur les apories de la traduction, notamment quand il s’agit de traiter des écarts par rapport à la langue stan-dard : Inês Oseki-Dépré, par exemple, propose des équivalences pour les néologismes et les inventions morphologiques ou syntaxiques du prosa-teur brésilien João Guimarães Rosa. Dans « Traduire les étranges réalités d’Antoine Volodine », Mirka Ševčíková explore le dilemme auquel est exposé le traducteur face à une œuvre qui joue délibérément sur l’étran-geté et la défamiliarisation linguistique : comment faire que le texte traduit ne passe « tout simplement pour une mauvaise traduction là où l’original brille par son génie stylistique » et persuader le correcteur « que l’horrible chose qu’il a trouvée dans le manuscrit n’est pas une faute d’ignorant mais un zeugma » ? C’est une variante du même problème que rencontre, selon Agnieszka Grudzińska, le traducteur des Lettres de la Shoah, écrites à la hâte dans un polonais souvent fautif par des personnes généralement peu instruites et tiraillées entre plusieurs langues : en clair, comment tra- : en clair, comment tra-: en clair, comment tra-duire les fautes de langue quand elles ne relèvent pas d’une « stratégie stylistique » ? Autant de perplexités et de tentatives de résolution dont le traducteur sinophone pourra à son tour faire son miel.

Isabelle RabutINALCO

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Li Feng, Bureaucracy and the State in Early China. Governing the Wes-tern Zhou, Cambridge (Mass.)/New York: Cambridge University Press, 2008. 383 pages

Avec cet ouvrage, Li Feng marque assurément une nouvelle étape dans l’étude de l’administration des Zhou occidentaux (environ 1050-771 avant J.-C.) et dans les recherches sur cette période d’une manière plus générale. Jusqu’ici, la seule monographie en langue occidentale consacrée à ce sujet était celle de Herrlee Creel, The Origins of the Statecraft in China, publiée par les presses de l’université de Chicago en 1970. L’ouvrage avait été salué en raison des efforts déployés pour intégrer dans la réflexion les informations provenant des inscriptions sur bronze de l’époque des Zhou occidentaux. Mais il avait également été critiqué, entre autres, pour la trop grande confiance accordée à certaines sources littéraires comme le Shijing 詩經 ou le Shangshu 尚書 (voir le compte rendu de David Keightley dans The Journal of Asian Studies, 1971, 30 (3), p. 655-658). De ce point de vue, l’œuvre de Li Feng représente assurément un pas de plus dans cette démarche visant à prendre davantage de distance par rapport aux sources transmises. En effet, l’étude proposée ici repose presque exclusivement sur les inscriptions, les références aux textes anciens étant relativement peu nombreuses. Cette manière de faire tranche singulièrement avec les études menées en Chine sur ce sujet, dans lesquelles un ouvrage comme le Zhouli 周禮 (dont on n’ignore pas les problèmes posés par la composition) conserve une place très importante. Ce défaut transparaît assez nettement dans l’ouvrage de référence sur l’administration des Zhou occidentaux publié en 1986 par Zhang Yachu 張亞初 et Liu Yu 劉雨, Xizhou jinwen guanzhi yanjiu 西周金文官制研究, Beijing : Zhonghua shuju. Mais, bien que revendiquant cette rupture, le chercheur de l’université de Columbia souligne en même temps sa dette vis-à-vis de ses prédécesseurs. C’est grâce à ces derniers que des progrès ont par exemple été accomplis dans la datation des bronzes et des inscriptions, ce qui est fondamental pour Li Feng qui s’attache à appréhender le gouvernement des Zhou occiden-taux non comme un objet figé, mais dans son évolution tout au long des presque trois cents ans que dura la période. Enfin, l’auteur se distingue également par la séparation assez nette qu’il établit entre le titre officiel porté par une personne et la mission qui pouvait lui être confiée.

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Les principales conclusions auxquelles il arrive sont d’abord que les Zhou avaient élaboré une véritable bureaucratie, qui s’est développée principalement en lien avec la montée en puissance de ce qu’il appelle la maison royale (Royal Household, pour wangshi 王室) face aux autres principales institutions qu’étaient le Ministère (qingshiliao 卿事寮) et le Grand secrétariat (taishiliao 太史寮). À l’intérieur du domaine royal, on trouvait un enchevêtrement de territoires sur lesquels le roi exerçait un pouvoir plus ou moins direct et qui étaient organisés, à la base, en regrou-pements d’habitations (settlement, pour yi 邑), qui pouvaient correspondre à de simples hameaux comme à de véritables villes. L’auteur souligne en outre que si les membres du gouvernement étaient tous recrutés parmi l’aristocratie, leurs fonctions n’étaient pas nécessairement héréditaires, comme on l’affirme trop souvent. Ainsi des fonctionnaires locaux ont-ils pu gravir les échelons jusqu’à atteindre des postes très influents. Enfin, Li Feng considère qu’à l’intérieur des États régionaux (zhuhou guo 諸侯國), on retrouve des fonctionnaires, mais pas de véritable bureaucratie.

Le terme de bureaucratie est discuté à plusieurs reprises dans l’ou-vrage, de même que celui de féodalité. Un chapitre est consacré à une ten-tative de définition de l’État des Zhou à l’époque des Zhou occidentaux. L’auteur conclut qu’aucun des différents modèles proposés précédemment ne correspond vraiment à cet État. Il préfère le qualifier de delegatory kin-ordered settlement State. Ainsi sont résumées ses principales caractéris-tiques : l’État repose sur des réseaux de regroupements d’habitations, qui sont contrôlés par des membres de l’élite parents du roi, à qui ils doivent leur pouvoir exercé par délégation. C’est sans doute parce que Li Feng vise un public plus large que celui des seuls sinologues qu’il accorde une telle place à ces discussions théoriques. Il entend présenter ici la société des Zhou occidentaux de manière à ce que celle-ci puisse être ensuite prise en compte par des historiens non spécialistes de la Chine dans le cadre de réflexions plus globales. C’est sans doute pour éviter de rebuter ce lectorat-là que les nombreuses traductions d’inscriptions présentes dans ce livre ne sont pas accompagnées de transcriptions en caractères chinois modernes, comme c’était le cas dans son précédent ouvrage Landscape and Power in Early China: The Crisis and Fall of the Western Zhou, 1045-775 BC, Cambridge (Mass.)/New York: Cambridge University Press, 2006. Il au-rait toutefois été souhaitable pour les sinisants de pouvoir avoir accès à ces

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transcriptions, en annexe par exemple, d’autant plus que certains choix de lecture ne sont pas explicités comme tels dans les traductions.

Il est important de rappeler ici que les matériaux utilisés par l’au-teur ne sont pas aisés à comprendre. Même si Li Feng peut être considéré comme un des meilleurs spécialistes de ces inscriptions, ces textes restent souvent difficile à interpréter. Une des difficultés tient au fait qu’ils ne donnent jamais de descriptions d’ensemble de la société de l’époque, mais nous renseignent uniquement sur des événements particuliers. Le plus souvent, il ne s’agit que de la dédicace du vase à un ancêtre. Parfois figure également l’événement public, généralement source de prestige pour le propriétaire du vase, à l’occasion duquel ce dernier a été fondu. À partir du milieu du xe siècle, se multiplient les mentions des cérémonies d’inves-titures lors desquelles les dédicants se voient accorder, généralement par le roi, de nouvelles fonctions. Dans ces cérémonies interviennent des pro-tagonistes dont les titres officiels sont généralement donnés. L’événement étant manifestement régi par un protocole assez strict, Li Feng et d’autres chercheurs ont montré qu’il était possible d’en déduire les relations hiérar-chiques existantes entre ces individus.

L’ensemble des inscriptions mentionnant des cérémonies d’inves-titure s’élève à environ une centaine, ce qui est peu par rapport aux plus de 4 800 inscriptions sur bronze des Zhou occidentaux dont on dispose actuellement, mais qui représente tout de même un corpus de textes as-sez large pour mener des investigations sur la société aristocratique des Zhou. Or, Li Feng a su très bien tirer parti de cette documentation en ne se contentant pas d’analyser les inscriptions comme de simples textes isolés, un peu obscurs, dont le sens ne pourrait être éclairé que par un rapproche-ment avec la littérature transmise. Ici, ce sont des séries d’inscriptions qui sont étudiées. C’est ce type de démarche qui permet à l’auteur de suivre certains personnages dont les noms apparaissent sur plusieurs bronzes et de retracer l’évolution de leur carrière ou de reconstituer de véritables réseaux de membres de la haute aristocratie.

D’une manière plus générale, on constate que l’auteur a cherché ici à présenter ses analyses de la manière la plus claire possible. Les nom-breux schémas, sans doute inspirés par les travaux des chercheurs japonais que Li Feng connaît extrêmement bien, sont ici d’une aide précieuse pour mieux se représenter les différentes structures analysées par l’auteur, qu’il

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s’agisse de l’administration centrale ou de l’organisation territoriale de l’État des Zhou occidentaux. Cependant, on peut parfois se demander si ce souci de clarté n’a pas amené l’auteur à simplifier son discours. Ainsi, lorsqu’il bâtit son raisonnement sur une interprétation qui n’est pas large-ment acceptée par les spécialistes, il aurait été préférable de rendre compte davantage du caractère hypothétique de la reconstitution.

À titre d’exemple, dans sa description du gouvernement des Zhou, Li Feng traduit l’expression qingshiliao (trois occurrences distinctes) par Ministère et celle de taishiliao (deux occurrences distinctes) par Grand secrétariat. Or, la plupart des épigraphistes considèrent que liao doit, dans les inscriptions de cette époque, être lu comme liao 僚, qui désigne un fonctionnaire d’une manière générale ou un collègue au sein de l’admi-nistration. Les explications données par l’auteur pour justifier son choix (p. 53, note n°20) ne sont pas vraiment convaincantes ; on peut tout aussi bien comprendre ces deux expressions comme des appellations collec-tives : fonctionnaires au service des ministres et fonctionnaires au service des Grands secrétaires. Cette différence de lecture ne remet pas en cause la structure même du gouvernement des Zhou mise en lumière par Li Feng, mais elle en donne peut-être une image moins nette, puisque cela prive ces institutions d’appellations officielles contemporaines.

Plus gênantes à mes yeux sont les simplifications au sujet de la dy-nastie des Shang. En effet, sans doute poussé par l’idée de mettre en avant son objet d’étude, Li Feng paraît avoir souvent forcé le trait sur certains aspects de la société Shang, pour mieux les opposer à l’image qu’il pro-pose de la société Zhou. Un lecteur appréhendant la Chine ancienne au travers de ce livre gardera l’impression d’une opposition entre d’un côté les Shang, un État aux mains des devins et des shamans, et de l’autre les Zhou, un royaume dirigé par une immense machine bureaucratique civile et laïque parfaitement huilée.

Le véritable problème qui se pose ici est que nous ne disposons pas du même type de sources pour étudier la société des Shang et celle des Zhou. Comme le souligne lui-même Li Feng (p. 28), la société shang nous est avant tout connue grâce aux inscriptions oraculaires. Or, ces écrits ont été réalisés dans un contexte tout à fait particulier. Ils sont liés à des divinations pratiquées pour le roi des Shang et son entourage à propos de différentes craintes que ceux-ci pouvaient avoir et sur les sacrifices

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à effectuer pour rendre la situation plus favorable. On ne doit donc pas s’étonner que ces sources parlent essentiellement de divinations et de pra-tiques religieuses. Si les inscriptions sur bronze des Shang ne mentionnent pas de cérémonies d’investiture, ce n’est pas nécessairement parce que l’administration des Shang était moins développée que celle des Zhou, mais peut-être également parce que les Shang n’avaient pas pour habitude de faire référence à ce type d’événement sur leurs vases rituels ; rappelons qu’avant les règnes de leurs deux derniers rois, les Shang d’Anyang ont produit des centaines d’inscriptions sur bronze, dont aucune ne compor-tait plus de dix caractères, ce qui limite nécessairement la portée de leur contenu. Il semble donc plus prudent d’admettre que de nombreux thèmes traités dans Bureaucracy pour les Zhou peuvent difficilement aujourd’hui être abordés pour les Shang en raison d’un manque de sources appro-priées. C’est par exemple le cas du fonctionnement du gouvernement des Shang ou de la nature des relations entre les Shang et les puissances régio-nales de l’époque.

On note également parfois un certain biais dans la manière dont Li Feng interprète les données se rapportant aux Zhou. Ainsi considère-t-il la régularité observable dans le déroulement des cérémonies d’investiture et le fait que ces dernières aient lieu à des périodes précises de l’année comme des témoignages de l’installation d’une véritable routine adminis-trative. On pourrait tout aussi bien interpréter ces deux aspects (activité extrêmement codifiée et importance accordée au temps, en particulier en référence au cycle sexagésimal, ganzhi 干支) en lien avec le caractère rituel de ces cérémonies, qui se déroulaient souvent (comme l’auteur le précise) devant ou à proximité de temples. Bien-sûr, le terme de rituel en lui-même n’explique rien, mais il invite au moins à réfléchir à d’autres facteurs que ceux avancés par l’auteur.

Il y a toutefois un domaine à propos duquel la distinction qui est faite entre les Shang et les Zhou paraît parfaitement justifiée, c’est lorsque l’auteur oppose un État Shang s’organisant manifestement autour d’un centre unique, Anyang, site urbain sans équivalent à l’époque, à un État Zhou au sein duquel coexistaient plusieurs cités majeures dont : Zhou 周 (dans la région de Zhouyuan, au Shaanxi), Hao 鎬 (près de Xi’an, au Shaanxi) et Chengzhou 成周 (à Luoyang, au Henan).

Je terminerai en soulignant combien j’ai apprécié le travail de Li

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Feng, qui propose ici une nouvelle image de la Chine des Zhou occi-dentaux en s’appuyant principalement sur les inscriptions. Certes, cette image est beaucoup moins nette et moins polie qu’elle aurait pu l’être s’il s’était autorisé à utiliser davantage les textes littéraires pour compenser les lacunes de la documentation épigraphique. Mais il évite ainsi le piège des éléments anachroniques qui abondent dans les ouvrages postérieurs à cette période. Je partage la conviction de l’auteur que seules de nou-velles découvertes archéologiques et épigraphiques permettront à l’avenir d’aller encore plus loin (et peut-être de corriger certaines reconstructions proposées dans cet ouvrage).

Olivier VentureEPHE

Michael Nylan and Michael Loewe (ed.), China’s Early Empires: A Re-appraisal, Cambridge: Cambridge University Press, 2010. 630 pages

Cet ouvrage collectif se présente comme un complément au volume de la Cambridge History of China consacré aux Qin et aux Han, paru en 1986. Ce dernier proposait une synthèse de l’histoire de la période qui reste au-jourd’hui encore une référence. L’objectif des éditeurs est ici de donner un aperçu le plus large possible de l’apport des découvertes archéologiques récentes ainsi que des nouvelles problématiques qui se sont développées ces trente dernières années. Pour répondre à cet objectif, Michael Nylan et Michael Loewe se sont entourés de dix-sept des meilleurs spécialistes de leur discipline.

A Re-appraisal se compose de quatre parties de longueurs inégales dans lesquelles ont été réparties les vingt-quatre contributions qui consti-tuent le cœur de ce volume : 1) Archéologie ; 2) Administration ; 3) Arts techniques ; 4) Modes de persuasion. On notera que la partie Archéologie est de loin la plus importante en nombre de pages et que cela n’est pas dû uniquement à la présence d’illustrations, qui sont également nombreuses dans le reste de l’ouvrage. Ce dernier se conclut par une abondante biblio-graphie (57 pages) et un index général.

Dans un chapitre consacré aux tombes de l’époque des Han, Su-

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san Erickson propose une description des différents types de sépultures et de leur mobilier, avec de nombreux plans et illustrations de qualité. Le texte traite essentiellement de tombes de membres de l’élite (en par-ticulier celles des princes, guowang 國王) ainsi que de pièces souvent exceptionnelles. Sur ce sujet, le lecteur intéressé par une analyse à la fois plus synthétique et plus détaillée pourra avec profit consulter une publica-tion récente de Michèle Pirazzoli-t’Serstevens (« Autour de la mort et des morts. Pratiques et images à l’époque des Qin et des Han », in John Lager-wey (dir.), Religion et société en Chine ancienne et médiévale, Paris : le Cerf, 2008, p. 339-393). Dans le présent volume, cette dernière nous offre une remarquable étude de deux ensembles de sépultures des Han orientaux. On appréciera en particulier la manière dont chaque tombe est remise dans son contexte, à la fois par rapport aux autres tombes du site, mais aussi de manière plus large. Ainsi est-il question ici non seulement d’objets, mais également de techniques de fabrication et du contexte social dans lequel vivaient les propriétaires de ces sépultures. Ce même souci de replacer les découvertes archéologiques dans leur contexte est perceptible dans le chapitre qu’Enno Giele consacre aux manuscrits exhumés. Loin des présentations souvent enthousiastes se rapportant à ces écrits, le cher-cheur de l’université d’Arizona a choisi d’insister tout particulièrement sur les problèmes que ceux-ci peuvent poser : leur authenticité (pour les documents ne provenant pas de fouilles scientifiques), leur datation, leur caractère fragmentaire, la fiabilité des reconstitutions des textes, etc. On retrouve ensuite Susan Erickson, en compagnie de Yi Sŏng-mi et Michael Nylan, pour un article collectif sur l’archéologie des marges rendant compte des nombreuses découvertes faites ces dernières années en Corée, en Mongolie, mais aussi dans les provinces du Xinjiang, du Yunnan et du Guangdong. Quel que soit leur statut vis-à-vis de l’empire Han (com-manderie, principauté, royaume étranger, etc.) tous ces territoires étaient des lieux où s’étaient développées des cultures originales. Les populations recevaient, réinterprétaient et transmettaient à leur tour les influences de la Chine, du monde des steppes, du Vietnam, voire de l’Inde, de la Perse et même du monde romain.

Les deux chapitres qui suivent traitent de la ville sous les Han. Dans le premier, Michèle Pirazzoli-t’Serstevens rappelle que les vestiges d’en-viron 150 villes de l’époque des Han ont été découverts depuis les années

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1950. Parmi celles-ci, l’auteur a choisi de décrire en particulier la capi-tale des Han occidentaux, Chang’an 長安, au sujet de laquelle on dispose d’une documentation archéologique particulièrement abondante. D’autres découvertes moins connues sont également évoquées. L’auteur souligne que d’autres types de sources peuvent aider à comprendre le phénomène urbain à l’époque des Han : maquettes de bâtiments, représentations pic-turales de scènes se déroulant en ville, ou encore registres de population découverts dans certaines tombes. Une approche différente de la ville est ensuite proposée aux lecteurs : celle de la fiction. Corey Brennan nous invite à suivre un voyageur chinois dans la Rome du premier siècle avant notre ère, alors que Hsing I-tien imagine Cicéron dans un voyage vers l’est jusqu’à Chang’an. La description pleine d’humour du chercheur de l’Academia Sinica rend vie aux rues de la cité de la Paix éternelle, dont les vestiges avaient été décrits au chapitre précédent.

C’est vers les tombes impériales que Michael Loewe guide le lec-teur. Étant admis qu’aucune sépulture d’empereur Han n’a jamais été fouillée scientifiquement, ce chapitre, relativement descriptif, porte essen-tiellement sur l’organisation des cimetières impériaux, avec leurs temples, leurs sépultures secondaires, etc. Enfin, Anthony Snodgrass nous livre un regard extérieur sur la Chine ancienne, celui d’un archéologue spécialiste de la Grèce archaïque. Il met en particulier l’accent sur les rapports com-plexes qu’entretiennent en Occident et en Chine les sources écrites et les vestiges archéologiques.

Le premier des quatre chapitres relatifs à l’administration est consa-cré à un recueil de lois provenant de la tombe n°247 de Zhangjiashan 張家山, daté de 186 avant notre ère, dont Michael Loewe nous livre une pré-sentation synthétique. Non content de nous révéler des détails du code pé-nal des Han qui étaient inconnus jusque là, cet écrit contredit aussi l’idée véhiculée par certains textes anciens selon laquelle les Han auraient très tôt simplifié le code des Qin. Dans le chapitre suivant, Michael Nylan s’at-tache à présenter les connaissances actuelles se rapportant au droit de la famille et à la place de la femme au sein du foyer. À la différence du texte précédent, l’auteur s’appuie ici sur des sources de nature très variée, qu’il s’agisse de textes de loi, de peintures murales, de textes de divination, etc. Les groupes sociaux constituent le deuxième sujet qu’a choisi de traiter Michael Loewe dans cette partie. Sont envisagées ici différentes catégo-

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ries dans lesquelles était rangé l’ensemble de la population de l’époque ; depuis le foyer fiscal jusqu’aux groupes de responsabilité collective, en passant par une hiérarchie honorifique que les Han héritèrent des Qin. Si la littérature transmise attestait déjà l’existence de cette dernière, son importance n’a vraiment été comprise qu’avec la découverte des textes de loi de Zhangjiashan. Le dernier chapitre de cette partie concerne prin-cipalement les opérations de recensement, de comptabilité et de contrôle de la population menées par les gouvernements des Qin et des Han. Là encore, Michael Loewe montre combien les manuscrits de Zhangjiashan et de Shuihudi, mais aussi d’autres documents exhumés pour la plupart de tombes de l’époque des Han, apportent des précisions précieuses sur des procédures qui étaient simplement mentionnées dans le Hanshu 漢書 ou le Hou Han Shu 後漢書.

Au chapitre 13, le lecteur trouvera une courte mais éclairante pré-sentation des principes du calendrier et de l’astronomie sous les deux premières dynasties impériales. Christopher Cullen y souligne égale-ment l’importance des méthodes de calcul pour des États aussi vastes et aussi centralisés. Si l’auteur mentionne rapidement le manuel de mathé-matiques de Zhangjiashan, ce chapitre reste essentiellement basé sur les sources transmises. Le fonctionnement du calendrier est ainsi abordé de manière théorique sans que soit fait référence aux nombreux calendriers et fragments de calendriers des Qin et des Han qui ont été mis au jour par les archéologues et qui ne correspondent pas toujours aux modèles recons-titués par les spécialistes. Marc Kalinowski dresse de son côté un inven-taire détaillé des méthodes de divination qui étaient utilisées à l’époque, évoquant également le statut des principaux praticiens. Si les textes transmis sont ici aussi mis à contribution, ce sont les manuscrits exhu-més des tombes qui constituent l’essentiel de la documentation au service de son analyse. Il souligne en particulier l’importance de certains de ces nouveaux matériaux pour la compréhension de méthodes mantiques qui n’étaient jusque-là connues qu’au travers de vagues citations ou de titres d’ouvrages perdus. Une trentaine de pages sont consacrées par Vivienne Lo et Li Jianmin aux textes transmis et aux manuscrits exhumés relatifs à la médecine. Les auteurs retracent les grandes lignes du développement des connaissances médicales durant cette période, en particulier en ce qui concerne les méridiens et la pratique de l’acupuncture. Outre l’influence

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d’autres sciences dites traditionnelles, des changements dans le mode de transmission des savoirs médicaux auraient également joué un rôle im-portant dans l’évolution de la médecine chinoise à cette époque. Dans le chapitre 16, Michael Nylan s’efforce de mettre en évidence la manière dont les différents concepts sur lesquels repose la cosmologie corrélative (yinyang 陰陽, qi 氣, wuxing 五行, etc.), loin d’être des éléments aux contours définis une fois pour toute depuis l’Antiquité, ont évolué avec le temps. Cette évolution, déjà identifiable dans les textes anciens, se laisse aussi percevoir dans certains manuscrits.

Le domaine des pratiques religieuses est certainement l’un de ceux qui a le plus bénéficié des découvertes archéologiques de ces dernières années. Les références aux divinités et à la religion sont en effet très nom-breuses dans les manuscrits de divination, les textes médicaux, mais aussi dans les inscriptions et les représentations peintes ou gravées présentes dans certaines tombes de l’époque des Han. Roel Sterckx souligne la ma-nifeste continuité des croyances et des pratiques entre la fin des Royaumes combattants et celle des Han. Pour clore cette partie sur les Arts tech-niques, T. H. Barrett propose de revenir sur le problème de l’éclosion en Chine du bouddhisme et du taoïsme à partir des Han orientaux. Il souligne la difficulté posée par l’utilisation de sources écrites généralement posté-rieures qui ont souvent tendance sinon à réécrire, du moins à réinterpréter la réalité. L’iconographie et les inscriptions peuvent certes apporter des témoignages contemporains complémentaires, mais leur interprétation reste souvent délicate.

À la différence de ce qui précède, les six derniers chapitres de l’ou-vrage, regroupés sous l’intitulé Modes de persuasion, ne font pratique-ment pas référence aux sources manuscrites. Geoffrey Lloyd et Michael Nylan livrent ici chacun un chapitre sur l’art de la rhétorique dans les textes, le premier discutant de la notion de désordre (luan 亂) de la fin des Royaumes combattants à la fin des Han occidentaux, la seconde insistant en particulier sur le lien existant entre la rhétorique et une culture lettrée encore très élitiste, entre le premier siècle avant notre ère et le premier siècle de notre ère. Griet Vankeerberghen analyse les notions de texte et d’auteur à travers le Shiji 史記 de Sima Qian 司馬遷 (145 av. J.-C.-86 av. J.-C.). Il s’intéresse en particulier aux textes qui sont cités et à ceux qui ne le sont pas, ainsi qu’à la manière dont l’historien associe ou non les

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œuvres à leur auteur (réel ou présumé). Martin Kern propose de consi-dérer la musique et la poésie comme des modes d’expression participant également d’une rhétorique au sens large. Il souligne en particulier la ma-nière dont la prose rythmée fu 賦 a évolué sous les Han jusqu’à devenir l’expression d’une profonde érudition. David Schaberg rappelle que c’est durant le deuxième siècle de notre ère que la prose s’est affirmée comme un genre littéraire majeur. On voit alors fleurir des essais sous des formes diverses comme le discours (lun 論), le commentaire de textes classiques, ou encore la correspondance privée. Enfin, le dernier chapitre, rédigé par Paul Kroll, concerne principalement l’évolution de la poésie du iie au iiie siècle et le développement de la critique littéraire.

Dans l’ensemble, l’objectif des éditeurs d’offrir un complément utile au volume sur les Qin et les Han de la Cambridge History of China est atteint. L’ouvrage reflète parfaitement les progrès réalisés ces dernières années, principalement grâce aux apports de l’archéologie. Du point de vue de sa cohérence, on regrettera toutefois que soient mêlés des chapitres qui sont de vraies synthèses, alliant étude méthodique des matériaux et références aux principaux travaux sur les questions traitées, et d’autres qui se présentent davantage comme des articles défendant des points de vue plus originaux, mais non nécessairement partagés par la plupart des spécialistes.

Olivier VentureEPHE

Andrew Chittick, Patronage and Community in Medieval China. The Xiangyang Garrison, 400-600 CE, Albany: State University of New York Press, 2009. ix-191 pages

Ce livre d’Andrew Chittick doit être salué comme une contribution impor-tante et originale à l’étude de l’histoire sociale et culturelle de la Chine médiévale, et tout particulièrement des Dynasties du Sud (317-589). Même si ce n’est pas le premier ouvrage consacré aux sociétés régionales dans cette période (un bon exemple est le livre de Zhang Yihe 章義和, Diyu jituan yu Nanchao zhengzhi 地域集團與南朝政治, Shanghai : Hua- : Hua-: Hua-

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dong shifan daxue, 2002), Andrew Chittick nous propose ici une histoire des Dynasties du Sud qui n’est pas racontée, comme on le fait en général, du point de vue de la cour à la capitale (Jiankang 建康, Nankin moderne), mais du point de vue de la société de Xiangyang 襄陽, une région de la vallée de la rivière Han 漢 (à l’époque appelée Mian 沔), affluent du Yangzi, au nord de l’actuel Hubei. Cette histoire décentrée nous révèle une société nettement différente de celle de la capitale, avec ses propres valeurs, coutumes et hiérarchies, et nous propose une nouvelle approche des élites médiévales : aux paradigmes d’aristocratie (Patricia Ebrey) et d’oligarchie (David Johnson), Chittick propose de substituer un système de relations patron-client (patronage system) qui explique mieux non seu-lement les relations entre les élites de Xiangyang, mais aussi les relations entre ces élites et la cour de Jiankang.

Dans l’introduction, Chittick présente les grandes lignes de son analyse. Il commence par une critique des notions d’oligarchie et d’aristocratie. Parler d’oligarchie est, à son avis, exagéré pour décrire le statut de familles qui, dans la plupart des cas, n’ont réussi à conserver leur statut que pendant quelques générations ; la notion d’aristocratie, quant à elle, se montre trop étroite pour une élite qui comptait, dans la cour impériale et dans les hauts postes militaires, des hommes qu’on appelait des « portes froides » (hanmen 寒門) – c’est-à-dire des hommes issus de familles de régions éloignées de la capitale (telle Xiangyang) qui n’avaient pas une tradition de service à la cour impériale. Les notions d’oligarchie et d’aristocratie donnent une vision inexacte de la société chinoise médiévale : une vision où les caractéristiques de la société de la capitale, dominée par des familles bien établies, sont généralisées à l’ensemble de la société chinoise sous les Dynasties du Sud.

Une alternative à cette approche, pour Chittick, émerge des études modernes sur le nationalisme, notamment de Benedict Anderson (dont le livre déjà classique sur les imagined communities montre le caractère factice, imaginé, et surtout biaisé politiquement, de la production d’une communauté) et de Prasenjit Duara (qui propose une distinction entre des frontières culturelles faibles, soft boundaries, basées sur des sentiments et des habitudes non politisées, et des frontières dures, hard boundaries, qui font de ces sentiments et habitudes des critères d’exclusion). Ces approches, si importantes pour la compréhension des formes de

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construction d’identité, ont été utilisées pour caractériser la Chine pré-moderne comme un tout, comme une communauté avec son identité qui se serait construite déjà sous les Han 漢 (206 av. J.-C.-220 apr. J.-C.). Toutefois, de telles caractérisations ne font pas justice aux cultures locales, notamment celle de Xiangyang, qui a développé, depuis la chute des Han, des particularités qui la distinguent de la tradition des Han. D’ailleurs les frontières de Xiangyang sont restées faibles, ce qui met en question l’idée d’une « communauté imaginée » non seulement pour Xiangyang, mais aussi pour d’autres sociétés locales de la période.

Une fois ces approches remises en cause, Chittick en propose une autre, plus fructueuse, pour analyser la structure politique de la société de Xiangyang. Il tente d’analyser les relations patron-client (patronage), « not just as a particular, personal relationship, but as a system of social relations » (p. 7). Ce système de relations sociales – que Chittick essaie de reconstruire à partir d’une méthode prosopographique – est un modèle qui permet de mieux comprendre la nature des relations sociales dans la région de Xiangyang : une société « in which personal relationships are paramount ; in which vertical ties routinely undercut and disrupt the development of stronger horizontal or “community” ties ; in which issues of personal loyalty and trust are a matter of great concern, both in individual career choices and in the written literature ; and in which society overall can be characterized as pluralistic, fluid, competitive, and inherently unstable » (p. 7).

Les chapitres qui suivent l’introduction développent cette approche : il s’agit d’une histoire de Xiangyang de 400 à 600, mais aussi, en quelque sorte, d’une histoire décentrée des Dynasties du Sud. Dans le chapitre « Development », qui se concentre sur la période qui va de 400 à 465, Chittick décrit la façon dont Liu Yu 劉裕 (r. 420-422), le fondateur des (Liu-) Song (劉) 宋 (420-479), ouvre pour les hommes de Xiangyang de nouvelles opportunités à la cour. Des hommes comme Liu Yuanjing 柳元景, dont le grand-père s’était installé à Xiangyang probablement vers 337, ont fait carrière d’abord aux côtés d’un prince puis, sous la protection de ce prince, dans la cour à la capitale. De telles relations verticales entre les hommes de Xiangyang et la cour ont empêché le développement d’une identité locale, et l’engagement constant de la garnison locale dans les campagnes pour s’assurer des territoires et des esclaves a encouragé à

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Xiangyang une forme de culture très différente de celle des élites lettrées à la capitale : « The society they created in Xiangyang was characterized by an emphasis on personal honor, the use of violence, and the celebration of vengeance. Unlike the rarefied social and cultural world of Jiankang, there was little or no emphasis on literacy, much less classical scholarship ; the hallmark of the region was instead an oral culture of song and dance. » (p. 19).

Le chapitre suivant, « Fragmentation, 465-500 », analyse les causes de l’approfondissement des fragmentations dans la société locale. La première était la réussite même du système de relations patron-client établi par la cour, car les luttes factionnelles de la cour se répercutaient tout de suite sur la région. La deuxième cause était les segments sociaux (social clusters), les groupes de familles les plus prestigieuses de Xiangyang qui se tenaient à l’écart de la garnison et qui participaient surtout à la politique locale de leurs districts – même si parfois ils participaient aussi à l’administration impériale. Enfin, la troisième cause était la propension des personnes à émigrer de Xiangyang et à faire carrière à la capitale grâce au système patron-client. Mais ces relations si étroites entre la cour et la région se sont détériorées dès lors que l’empereur Wu des Qi 齊武帝 (r. 483-493) fit exécuter Zhang Jing’er 張敬兒 (?-483), l’un des principaux représentants de la région à la cour.

Cette relation s’est recomposée encore une fois sous l’empereur Wu des Liang 梁武帝 (r. 502-549), qui se servit de la garnison de Xiangyang pour prendre le pouvoir à Jiankang. Ceux qui l’ont accompagné, de même que leurs lignages, ont gagné un prestige et des richesses d’un niveau qui n’avait pas été atteint – même s’ils n’ont pas vraiment été incorporés aux élites de la capitale. Le chapitre qui en fait l’objet, « Zenith, 500-540 », est particulièrement intéressant pour son récit sur la relation entre le bouddhisme de cour (court-style buddhism), impulsé surtout par le prince Xiao Gang 蕭綱 (r. 550-551) et son entourage, et la culture locale, plus encline – d’après quelques sources – à une réappropriation éclectique de différentes traditions religieuses. L’hostilité du prince à l’égard de la culture locale se manifeste dans certains de ses poèmes – où il donne une vision d’antiquaire de la culture locale, c’est-à-dire très loin de ce qu’elle était à son époque – et dans le fait qu’il décourageait les festivités militaires (associer la fête des bateaux-dragons à la figure de Qu Yuan 屈

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原 (340-278 av. J.-C.), par exemple, aurait été un compromis entre les coutumes militaires de la région et les penchants littéraires de la cour). La pression du prince sur les coutumes locales, de même que son hostilité à l’établissement de relations de type patron-client avec les hommes de guerre de la région, ont produit un nouvel éloignement entre la cour et Xiangyang, et ont rendu la région disponible pour d’autres patrons.

Cette mise en disponibilité de Xiangyang est d’autant plus évidente dans la période 530-600, décrite dans le chapitre suivant, « Sublimation ». On y suit le changement continu d’allégeances des hommes de la région : d’abord, après la crise de Hou Jing 侯景 (m. 552) entre les différents princes ; puis, et dans ce même contexte, entre les princes et le régime de Chang’an, qui, plus proche de la culture militaire de la région, a su beaucoup mieux conserver Xiangyang dans son orbite que les régimes du Sud. Dans les faits, il semblerait que les efforts de Xiao Gang et de son entourage pour implanter le bouddhisme dans la région aient été parachevés par les régimes qui se succédèrent à Chang’an.

Xiangyang était, en conclusion, une communauté régionale avec des frontières faibles, caractérisées par l’usage constant de la violence, par l’activité commerciale, par l’importance attribuée à la vengeance (une « éthique confucéenne de la vengeance ») et l’honneur personnel – des traits tous valorisés, et donc en général encouragés, par les représentants de la cour impériale qui s’intéressaient à la région d’un point de vue militaire. Les liens de famille y étaient étroits et limités en général aux pères, frères et parfois aux cousins ; il s’agissait de liens essentiellement construits dans l’interaction quotidienne, dans le face à face, et non dans l’abstraction distante des liens de sang. Les hommes étaient pratiquement illettrés – ce qui explique en partie la rareté des sources exploitables pour cette histoire locale ; c’était une culture orale et physique, une culture de la chanson, de la danse et des spectacles de compétition. Selon l’auteur, comprendre cette culture régionale est d’une importance cruciale : « The social and cultural system of the Xiangyang region contrasts sharply with Jiankang’s literate and refined culture, which left us far more evidence of its values and practices, and which has received the vast bulk of scholarly attention. Yet it was Xiangyang, and garrisons like it, that bred the provincial hanmen that dominated the military system of the southern courts, and shaped their political order and their destiny. We cannot understand the southern

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regimes without taking this provincial hanmen culture into account ; it was every bit as much a part of “southern” culture as was the high literary tradition of Jiankang » (p. 143).

Ce livre va sans nul doute produire des débats très intéressants chez les spécialistes de la période. Il faudra renouveler le questionnement – déjà ancien – sur la nature des élites des dynasties du Sud : qui sont donc les vraies élites de l’époque ? Faut-il considérer, comme paraît le suggérer Chittick, que l’aristocratie de l’époque n’était qu’une élite de la capitale jouissant d’un pouvoir limité ? Faut-il dire qu’il y a deux élites séparées avec deux hiérarchies différentes, l’élite lettrée de Jiankang et l’élite militaire de Xiangyang (ou d’autres régions), qui sont liées entre elles par des multiples relations de type patron-client ? Et, puisque Chittick considère que les relations patron-client sont le modèle adéquat pour comprendre l’ensemble de la société sous les régimes du Sud, faut-il renoncer définitivement aux modèles aristocratiques ou oligarchiques ? Les arguments de l’auteur auront sans doute un poids énorme – mais peut-être pas définitif – dans ces débats, et ils nous permettront de préciser encore mieux notre compréhension de l’organisation sociale de la Chine de l’époque.

Pablo Ariel BlitsteinCEC-INALCO

Timothy Brook, The Troubled Empire: China in the Yuan and Ming Dy-nasties, Cambridge (Mass.)/London: Belknap Press of Harvard University Press, 2010. 329 pages

The Troubled Empire book is the fifth of a six-volume series entitled “His-tory of Imperial China,” the general editor of which is Timothy Brook, who is also the author of the present volume. This volume covers the period of the Yuan and Ming dynasties, namely, from the 1270s, when Khubilai established the Yuan dynasty, to the mid-seventeenth century, when the Ming collapsed and the Qing began ruling China. Brook not only exerts his ingenuity to fascinate non-specialist readers but also introduces fresh perspectives on Yuan-Ming China, which should intrigue historians

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specializing in this field.The first chapter (18 pages long) is devoted to dragon spotting

during the Yuan and Ming period. Sightings of dragons would certainly appeal to Western readers’ attraction to the exotic, but Brook’s aim behind discussing dragon spotting is more serious. Today’s historians often explain dragons as “descriptors of extreme weather phenomena.” According to Brook, however, such an explanation “runs the risk of missing the emotive or psychological—and political—impact of seeing dragons.” A dragon signifies more than mere bad weather for the people of the Yuan-Ming period. They saw “a cosmic disturbance,” including not only natural calamities but also political crises. Brook further remarks: “Our inability to see dragons as dragons is our peculiarity, not a peculiarity of those who could. But are we in the twenty-first century as immune from overinterpretation as we tend to think? Don’t we now think of bad weather as more than just bad weather, as a sign of global climate change—our own sort of cosmic disturbance?” (p. 21). The first chapter, though seemingly rather unconventional, is an appropriate prologue that shows Brook’s intention to deeply explore the psyche of people of the Yuan and Ming and thereby provide a new perspective from which readers can reflect on their own society.

In the subsequent chapters, Brook describes in succession the main features of the Yuan-Ming period: the geographic and demographic conditions of Yuan-Ming China (Chapter 2), natural calamities and people’s attitudes towards them (Chapter 3) and so on. The themes of the chapters show that the book is not structured in a traditional chronological style, except for the final chapter, which deals with the last days of the Ming Empire. Each chapter is devoted not to a certain era within the Yuan-Ming period but to a particular ecological, economical and sociological aspect of the entire period. Generally speaking, this type of historical narrative might downplay critical epochs in which unique events and distinguished persons play crucial roles. Readers, however, can grasp the historical changes during the Yuan-Ming period quite easily because Brook skillfully intersperses discussions on social history with mentions of key events and persons. Brook’s skill in historical narrative is also reflected in the choice of materials. He uses a variety of local documents, anecdotes, and poems in order to vividly illustrate people’s lives. It is

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also worth noting that Brook cites some poems written by female poets perhaps out of consideration for gender balance. The visual materials, such as landscapes, portraits, photographs of statues, and old maps, are not only informative but also fascinating.

The following three points are the important findings and arguments in this book. The first point is the identification of the “nine sloughs.” According to Brook, “slough” is an archaic term used by John Bunyan to metaphorically describe the condition of being overcome by difficulties. Brook uses this term to represent the ages of difficulties, which were caused by natural calamities such as floods, droughts and locusts as well as the famines and epidemics that occurred in the wake of these natural calamities. Brook names the nine sloughs during the Yuan-Ming period according to the reign era in which they occurred, namely, the Yuanzhen Slough (1295-1297), the Taiding Slough (1324-1330), the Zhizheng Slough (1342-1345) and so on. Historians have widely accepted that the Yuan-Ming and Ming-Qing transitions occurred after devastating famines, the effects of which were felt far beyond China. Few historians, however, have attempted to systematically analyze the economic fluctuations of the Yuan-Ming period by relating them to the environmental conditions. Although the validity of the theory of the “nine sloughs” still remains questionable, Brook has presented a useful hypothesis for discussion of the economic fluctuations during this period.

The second point is Brook’s sophisticated analysis of urban culture during the late Ming period. For a couple of decades, the material culture of the urban elite class has been one of the favorite themes of social historians who specialize in the Ming-Qing period. These studies focus on the intertwinement of commerce and culture as exemplified in the subtitle of Brook’s previous book (The Confusions of Pleasure: Commerce and Culture in Ming China, Berkeley: University of California Press, 1998). In the present book, Brook focuses on the example of Li Rihua, a gentleman connoisseur of cultural luxuries such as tea, books, furniture, porcelain, paintings, calligraphy, and other antiques. Historians often refer to Li Rihua’s diary, which he kept for eight years (1609-1616), but have not analyzed it in detail except for Inoue Mitsuyuki’s article published in 2000 (“On the Artistic Taste of Li Rihua: An Intellectual of the Late Ming as Seen from his Wei-Shui-Xuan Riji,” Tōyōshi Kenkyū, vol. 59, no.1). Brook

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depicts how Li Rihua liked luxurious things, distinguished between the elegant and the vulgar, and endeavored to acquire authentic artworks from shrewd dealers. Through the example of Li Rihua, Brook paints a vivid picture of late Ming society, where not only artists and connoisseurs but also artisans and dealers played their respective parts in the formation of China’s literati culture.

The third point is the notion of “world economy” in this book. Following Fernand Braudel, Brook defines this term as “a large region which, through regular networks of exchange, has a high level of economic integration and sustains a relatively autonomous division of labor internally.” According to him, “the South China Sea world economy” emerged in the second half of the fifteenth century as a relatively autonomous but internally integrated trading zone. This world economy was centered on Moon Harbor and Quanzhou in southern Fujian and extended to Japan, the Philippines, the Moluccas, Java, Vietnam, Thailand, and Malacca. The prosperity of this world economy attracted European merchants and led to a flow of South American silver into the southeast coast of China. The influx of silver and the accumulation of commercial wealth as a result of commerce notably changed the late Ming society, resulting in the rise of the nouveaux riches and the evolution of new notions of social status, life style, and so on. Brook seems to employ the term “the South China Sea world economy” in order to suggest that the social transformation in the late Ming period be considered not only from national and global perspectives but also from that of the maritime world of East and Southeast Asia. This suggestion brings to mind some interesting trends in the historical studies on early modern Asia, for example, Anthony Reid’s famous work Southeast Asia in the Age of Commerce, 1450-1680 (New Haven: Yale University Press, 1988), and Japanese historians’ active discussions on the “East Asian world.”

Despite these fresh viewpoints, the book has some limitations. The first is related to the importance of non-Han peoples in Yuan-Ming history. The book covers the period of the Yuan and Ming dynasties, but the description of the Yuan period is comparatively less fascinating than that of the Ming. Clearly, Brook does not adopt the conventional Sino-centric view that the Mongols were barbarians who subjugated and oppressed the Chinese. Marco Polo’s marvelous accounts of the prosperity of the Yuan

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period are cited in detail. Nevertheless, readers cannot easily ascertain Brook’s personal views on this unique dynasty and the Mongol rule. After the Ming dynasty came to power, the Mongols (with the Oirat) continued to be its most powerful enemy. However, the book does not adequately describe the northern border of Ming China, except when discussing the Tumu Crisis. The book also explains the rise of the Qing in relatively less detail, perhaps because Brook regards the Qing as regressive and not a part of the newly emerged maritime “world economy.” But, we should note that the Jurchens (Manchus) were not only tough fighters but also clever merchants who controlled the thriving ginseng and fur markets in the northeast border region of Ming China.

Although Brook notes that Europeans were late-comers in “the South China Sea world economy,” he pays much more attention to the activities of the Europeans than those of the indigenous merchants. In a very interesting episode related to maritime trade (pp. 213-236), he translates the Chinese words zouyang baichuan 走洋敗船 (the wreck of an oceangoing ship) and nanyi 南夷 (southern barbarians) as “European wrecks” and “Europeans” respectively, but these words do not necessarily refer to Europeans. Clearly, the encounter with Europeans was very important in the history of Ming China, but the relationships with neighboring peoples were no less (or rather, much more) important. Revising Chinese history from a dynamic Asian perspective will be a challenging task for all historians specializing in this period.

The second limitation of this book concerns the economic situation during the late Ming era. As many historians admit, one of the main characteristics of the period is the remarkable development of the urban economy. But if we attempt to holistically understand the late Ming economy, we should pay attention to the situation of the rural economy, too. According to Brook, the volume of silver inflow was so great “that the Ming by late in the Wanli era was literally awash in money.” Here, he emphasizes the accumulation of commercial wealth by merchants. But we should note that Chinese intellectuals lamented the scarcity of silver in rural regions throughout the latter half of the sixteenth century. Despite the influx of silver since the mid-sixteenth century, the prices of rice and land did not increase until around 1620. This paradox is explained by the northward flow of silver paid as land tax, whose destination was the

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military based on the northern border. The sixteenth century was mostly a period of hardship for the rural population, who suffered because of heavy taxes and the scarcity of silver. We should see not only the bright side but also the dark side of the late Ming silver economy.

Of course, Brook does not solely emphasize the rosy aspects of the late Ming economy. He notes the “nine sloughs” during the Yuan-Ming period and attributes these economic difficulties mainly to natural calamities. But, the processes of economic fluctuations were more complex, at least after the mid-Ming period. The influence of the silver inflow on the Chinese domestic economy has excited controversy among historians. The role played by real and monetary factors in the early modern Chinese economy is another challenging theme that awaits investigation.

Overall, the book is well balanced with careful consideration for the needs of readers, as evinced by a 20-page bibliography, table on the chronology of the emperors’ succession, pronunciation guide, and so on. The problems cited above are not the drawbacks of the book, because it is impossible for a 300-page book to exhaustively cover the Yuan and Ming dynasties. Both specialist and non-specialist readers will welcome this book as a new standard history of the Yuan-Ming period that combines highly academic reliability with a highly readable narrative.

Kishimoto MioOchanomizu University

Jonathan Hay, Sensuous Surfaces: The Decorative Object in Early Mo-dern China, London: Reaktion Books, 2010. 440 pages

As the author of this volume candidly admits in his introduction, “Chinese decoration is among the most familiar of our contemporary exoticisms, oscillating between the rarefied and the tawdry: the ‘Ming vase’ and plas-tic Chinatown crockery.” Yet this is probably the first book to grapple with a comprehensive discussion and analysis of Chinese decorative arts dur-ing a period (ca. 1570-1840) that witnessed an exponential growth in the manufacture, circulation and consumption of luxury goods. There have of course been numerous books dealing with individual materials or forms,

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such as ceramics, jade, furniture and so on and more widely encompass-ing volumes on Chinese art (or what we are to term more correctly the arts of China). There have also been studies that have explored the numerous manuals of taste produced during the late-Ming period in particular whose preoccupation with luxury items and their deployment within an elite inte-rior is central. But there has been nothing to date that looks at the mass of luxury objects created in a range of media for a sophisticated clientele and for equally sophisticated interior spaces. Indeed, the author is not content to discuss the objects themselves, their materiality, process of manufac-ture, distribution and use, but seeks to articulate an understanding of how these objects operated as agents of pleasure, as sensuous surfaces, within a complex society that was Ming-Qing China.

So this is an ambitious book that attempts to address a number of issues. It begins with a philosophical discourse on the “metaphoric and af-fective” potential of the surface of luxury objects to create pleasure, then moves to a discussion of the myriad surface treatments encountered across a range of materials and then finally looks at the function of these ob-jects within a domestic interior and within different contexts. The range of Hay’s sources is remarkably wide, as are his methodological approaches, which draw on anthropology, philosophy, aesthetics, architectural theory as well as more conventional art history, an acknowledgement of the com-plexities involved in exploring not only the physicality of objects and their use but their psychology as well.

Throughout the book, Hay’s language is as sensuous as the subject under discussion. As he makes explicit at the beginning, the acknowledge-ment of pleasure as a legitimate subject for serious discussion has long been eschewed by art historians, and yet it is central to the subject and no more so than in studying a society such as Ming-Qing China, which, by the sixteenth century, was being transformed by urbanisation and a market economy. New prosperity created a demand for luxury objects and oppor-tunities for display and the enjoyment of pleasurable things—wanhao zhi wu 玩好之物, as seventeenth-century writer and taste-maker Li Yu 李漁 termed it. Pleasure is therefore key to an understanding of so many of the objects that survive in private and public collections around the world and is to the fore in Hay’s analysis of them and their original context.

Part I of the book sets the scene, beginning with Chapter 1, in which

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taste, production and display are discussed. However, Chapter 2 moves on to the more complex exploration of decorative objects as vehicles of transmission. The author argues that it has been common to subordinate decoration solely to its social function, but in reality it is far more dy-namic. In the pages that follow, Hay, adopting an almost connoisseurial role, offers a number of examples where decorative objects become trans-actional. “Conditioning the transaction”, writes Hay, “is the fact that every decorative object that is more than just a flat surface has a bodily character (ti 體 in Chinese)—it intervenes in space volumetrically and as an em-bodied trajectory of movement” (p. 63). His examples include the way in which certain jade carvings invite touch, or the upward curve of a ceramic bowl creates the effect of lightness, or the way chairs solicit the seated body and the foot-rail, the feet. To quote Hay again, “It is sensuous surface that allows decoration to fulfil its function of moulding the environment to intimate human use, nowhere more clearly than in residential space. Sensuous surface appeals to the eyes, hands, skin and viscerae” (p. 68). Taken one step further, Hay suggests that decorative objects “think with us… [T]he secular decorative object forever exists at the interface be-tween the intentionality of its producer and the participatory engagement of the beholder” (pp. 77-78). Again, his examples are numerous, including the cross-referencing of materials and symbols, which in the period under discussion brought into play layers of meaning, connective thinking, allu-sions and the pleasurable responses associated with them.

I do not want to give the impression that this book rests exclusively upon a philosophical approach to the decorative arts. On the contrary, in Part II, Hay explores the qualities of surface decoration across a range of objects that contributed to the interior landscape of the wealthy home. The unctuous qualities of the monochrome vessel, the patterns derived natu-rally, as in the case of rocks and inkstones, and those derived chemically (Hay terms it alchemical), such as the crackle in ceramics, formal decora-tion, depiction in two and three dimensions, the use of inscriptions, the employment of imitation of materials and illusion, and the use of compos-ite materials—all are dealt with in great detail and with a skill that is to be admired. The sheer sense of pleasure with which the author engages with this rich resource is complemented by high-quality all-colour illustrations, many in detail, which in turn have captions which offer further insights

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into the object depicted.Part III shifts the focus of the argument to the context of the interior

domestic space and the deployment of objects within it. The contextualisa-tion of objects within a space as part of an activity or as a marker of social or gender difference is nothing new, but to attempt to recreate room set-tings has its own challenges, as Hay acknowledges. “Whereas individual objects, including sets of objects, survive in enormous quantity, interiors were ephemeral” (p. 274). Unlike English country house interiors, which survive in ample numbers, many with their contents intact, few Chinese interiors have done so and in their original state. Furthermore, rooms in Chinese homes were multi-purpose, and at any given time could be used as a study, dining-room or bedroom. Creating a degree of fixedness for objects within a particular room or rooms is therefore potentially prob-lematic. Nevertheless, Hay makes a good case for at least understanding the way in which “interior decoration layered the topography of an object landscape—objectscape for short—within the topography of an architec-tural envelope, itself a surface of another kind” (p. 273). He draws upon a range of sources for his evidence, from literary descriptions, particularly novels and pictorial images (which have their own limitations), to inven-tories and archival records, which, although providing a sense of what was owned, do not always provide a clear picture as to how objects were de-ployed. Even so, there is a discussion of room functions, their hierarchies and of course their roles as transitional and transformational spaces.

Hay is on safer ground with his chapter on what he terms the Object Landscapes: the accumulation of expensive objects which had the sole aim of creating a visible demonstration of wealth. Developed during the late sixteenth century, objects whose sole intention was to dazzle and impress became increasingly elaborate over the succeeding centuries and ranged from the potted artificial landscape, created from jade and other semi-pre-cious hardstones, to large display cabinets in rare woods, on which a range of equally rare or precious objects would be placed. One aspect of interior display rarely if ever discussed, however, is that related to atmosphere, and here Hay enters into a welcome exploration. Objects such as vases and bowls were often receptacles for living components such as cut flowers, plants and fruits that provided both visual contrast and fragrance, and then there were the living creatures, such as birds and crickets, which created

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a soundscape and for whom receptacles, feeders and other accoutrements were required. Finally, there were temporal considerations which involved changes throughout the day and through the seasons and which impacted upon the domestic interior in so many ways, from the interplay of objects to the lighting conditions under which they were viewed.

Overall, then, this book fills a large gap in the literature on the Chi-nese decorative arts, providing the most comprehensive study to date on the subject underpinned by a novel methodological approach. As well as having excellent and copious illustrations, the book also benefits from a useful bibliography and a character list for Chinese terms and categories, although I do wonder why the characters could not have been inserted in the text along with the transliteration, saving those unfamiliar with Chi-nese from flipping back and forward. This is a minor quibble, however, and does not detract from what is a very welcome and overdue publica-tion.

Nick PearceUniversity of Glasgow

Ronnie Po-Chia Hsia, A Jesuit in the Forbidden City: Matteo Ricci 1552-1610, Oxford: Oxford University Press, 2010. 359 pages

Cette biographie du jésuite Matteo Ricci, sortie à l’occasion de la célé-bration du quatre centième anniversaire de sa mort en 1610, fera date par la précision avec laquelle elle s’attache aux pas du missionnaire depuis sa ville natale de Macerata dans les Marches italiennes jusqu’à Pékin. Les vingt-huit années que Ricci a passées dans l’empire des Ming (1582-1610) sont racontées en adoptant un cheminement strictement chronolo-gique basé sur un savant entrelacs entre documents en chinois et en lan-gues européennes. Le parcours individuel est éclairé en évitant la pieuse exégèse et en s’attachant à dégager les circonstances et les rencontres qui ont rendu possible l’admission symbolique du jésuite dans la Cité inter-dite. Spécialiste de la contre-réforme, Ronnie Po-Chia Hsia suit son sujet année après année, mois après mois, parfois jour après jour, dans toutes les étapes (Zhaoqing et Shaozhou au Guangdong, Nanchang et Nankin) où

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il a noué les contacts qui s’avérèrent décisifs pour permettre son installa-tion durable dans la capitale en 1601. Grâce à sa connaissance du milieu intellectuel qui a formé Ricci, combinée au sens intime du problème nou-veau posé par l’irruption d’un religieux européen désireux de résider dans l’empire, l’auteur montre la variété des réactions que Ricci a suscitées, de la perplexité à la méfiance, de l’adhésion au rejet. Il ouvre au lecteur une porte d’entrée dans le règne de Wanli.

Le travail reconstitue la galerie des personnages que Ricci a connus en traitant le matériau disponible avec finesse et subtilité. Le récit de base de l’« expédition » est celui couché par écrit par Ricci à la fin de sa vie. L’histoire communiquée en 1615 dans une version de l’exégète Nicolas Trigault (1577-1628) connut un grand succès public sous le titre De Christiana Expeditione apud Sinas bientôt traduit dans plusieurs lan-gues européennes. Le manuscrit original en italien envoyé à Rome fut exhumé en 1913 par le jésuite Pietro Tacchi-Venturi et publié sous le titre Opere storiche del P. Matteo Ricci. Dans les années 1940, sous le titre Fonti Ricciane, le sinologue Pasquale d’Elia a donné des textes de Ricci une exégèse érudite les resituant dans leur arrière-plan. Outre ces travaux jésuites fondamentaux pour l’étude du sujet, Hsia fait un usage systéma-tique des cinquante-quatre lettres existantes de Ricci écrites entre 1580 et 1609 à des correspondants européens et publiées en 2001. Depuis les années 1990, les chercheurs chinois, entre autres le professeur Lin Jin-shui de l’université de Fuzhou, ont collecté patiemment les données des annuaires administratifs pour identifier les 141 noms de personnes cités par Ricci dans des romanisations difficiles à comprendre. L’enjeu est de reconstituer les relations (guanxi 關係) dont Ricci a bénéficié. Dans sa correspondance et ses écrits rédigés à l’intention du public européen, le jésuite s’est appliqué à bannir tout affect personnel. La performance de Hsia est d’avoir dégagé des œuvres écrites en chinois par Ricci les clefs qui éclairent sa personnalité et l’évolution de son activité au fil des ans.

Ricci ne fut pas le premier jésuite à s’aventurer dans l’empire des Ming, ni le premier à s’atteler à l’apprentissage du mandarin. Hsia consacre un chapitre à détailler le travail préliminaire de son prédéces-seur Michele Ruggieri (1549-1607). Ruggieri et Ricci quittèrent Lisbonne ensemble en 1578 mais l’escale dans l’Inde portugaise fut plus courte pour le premier que pour le second. Lorsque Ricci rejoignit son compagnon

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dans l’enclave portugaise de Macao en août 1582, Ruggieri apprenait déjà le chinois depuis dix-huit mois et avait noué d’utiles relations à la foire de Canton. Hsia montre que Ricci a bénéficié de l’expérience de son prédé-cesseur mais aussi qu’il prit l’ascendant sur lui (qui finit sa vie en Europe) en quittant le froc bouddhiste adopté au début pour se démarquer des let-trés. À la mort de Ricci, la communauté catholique aurait compté 2 500 membres.

Ricci vécut douze ans au Guangdong sans parvenir à l’aimer. Hsia fait du séjour (printemps 1595-été 1598) à Nanchang, préfecture de la province du Jiangxi, le tournant de son parcours et le préalable à l’entrée dans les deux capitales, Nankin et Pékin. À Nanchang, à la différence du Guangdong, la résidence jésuite est à l’intérieur des murs de la cité. Ricci est admis dans des cercles de sociabilité fréquentés par des mandarins de rang de plus en plus élevé. Plusieurs facteurs de la réussite de Ricci ont déjà été mis en avant : l’aisance de sa conversation, son urbanité, sa connaissance des classiques confucéens, sa mémoire stupéfiante, la fas-cination exercée par ses connaissances mathématiques, astronomiques et géographiques et les objets nouveaux (horloges, prismes, sextants, cartes) dont il faisait présent. Hsia sait dépasser la valeur anecdotique de ces nota-tions pour expliquer en quelles circonstances le charisme personnel de Ricci a opéré. Ce dernier ne fit pas que répondre à la curiosité des man-darins, des eunuques ou d’un empereur blasé. Il fit sensation par le dyna-misme qu’il véhiculait auprès d’interlocuteurs qui apparaissaient souvent inquiets des incertitudes de la situation politique (en particulier quand se déclare la crise de succession à partir de 1587), des erreurs du calendrier, du succès aux examens de leur progéniture, etc. En dehors des considéra-tions sur l’adhésion ou non à son message évangélique, qui furent autant d’affaires purement individuelles, Ricci a bénéficié d’une écoute attentive probablement parce que la place essentielle qu’il donnait à la volonté de l’homme dans son rapport à l’espace et au temps, soutenue par des calculs précis et des nouveautés ingénieuses, rencontrait des interrogations et la recherche de solutions.

Dans la tentative de faire converger confucianisme et christianisme dans le Tianzhu shiyi 天主實義 qui sera publié en 1603 à Pékin, Hsia attribue une influence déterminante à Zhang Huang 章潢 (1527-1608), l’auteur de l’encyclopédie illustrée Tushu bian 圖書編. Quand Ricci l’a

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rencontré, il présidait l’académie de la Grotte du cerf blanc (Bailudong shuyuan 白鹿洞書院) fondée par Zhu Xi 朱熹 (1130-1200). Lettré ne s’étant jamais présenté aux concours, Zhang faisait profession de mépri-ser le carriérisme et les honneurs. Il se rattachait au groupe Jiangyou 江右 du Jiangxi, l’une des trois écoles rivales issues de l’influence de Wang Yangming 王陽明 (1472-1529). Dans ce cénacle qui s’interrogeait pour savoir si la tradition du Chan 禪 devait ou non être intégrée à l’enseigne-ment confucéen, Zhang Huang prônait un retour aux textes de l’Antiquité antérieurs aux apports taoïstes et bouddhiques. La documentation sur la fréquentation par Ricci de lettrés opposés au bouddhisme est un apport important. La suite de l’histoire montrera que la protection impériale bé-néficiera en maintes occasions à l’ensemble des ordres catholiques mais, contrairement aux espérances de Ricci, elle ne se transforma pas en poli-tique officielle.

Hsia fait remarquer la fréquence dans la correspondance de Ric-ci des comparaisons entre hiérarchie catholique romaine et mandarinat. L’homme de la Renaissance s’est retrouvé dans les rituels, les codes de conduite et le mode de gouvernance d’un monde réputé fermé et rigide mais attentif à la nouveauté. L’admission de Ricci à la veille du boulever-sement dynastique et aussi des premières attaques anti-chrétiennes qui se déclencheront en 1617 montre le degré d’ouverture que la société chinoise était prête à manifester à ce qui venait d’ailleurs. Cet ouvrage écrit dans une langue nette et élégante par sa concision transporte d’un bout à l’autre du monde et saisit au vif deux sociétés en mutation. Il faut espérer qu’il fera l’objet d’une traduction française. Il est à souhaiter toutefois que le pinyin et le glossaire seront à cette occasion révisés et l’index complété.

Isabelle Landry-Deron EHESS

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Shenwen Li (dir.), Chine. Europe. Amérique. Rencontres et échanges de Marco Polo à nos jours, Québec : presses de l’université Laval, (Collec-tion InterCultures), 2009. 468 pages

Cet ouvrage collectif réunit vingt-deux études interdisciplinaires (dont trois en anglais) traitant des dynamiques interculturelles à l’œuvre dans les rencontres et les échanges entre la Chine et l’Occident, depuis Marco Polo jusqu’à nos jours. Près de la moitié du volume est issu d’interventions pré-sentées au cours d’un colloque tenu à l’université Laval en octobre 2005. Le volume est structuré en trois parties thématiques : la représentation de la Chine en Occident, le christianisme et les activités missionnaires en Chine, les contacts commerciaux, politiques et culturels. L’objectif est de mettre en lumière les différentes facettes des apprentissages, des emprunts, des échanges, mais aussi des incompréhensions et des heurts. L’hétérogénéité assumée des contributions se veut un pari d’ouverture à des auteurs issus de trois continents, laïcs et croyants, chercheurs ou ob-servateurs. Des travaux fouillés guidés par l’expérience du traitement des matériaux côtoient des textes plus ponctuels ou moins approfondis, mais dans l’ensemble l’originalité du volume tient à sa diversité.

La richesse documentaire réunie met en relief une des tendances qui a dominé les recherches sur la Chine ces dernières années avec l’attention nouvelle portée à la valeur testimoniale des récits missionnaires. L’ouverture des dépôts d’archives missionnaires comme la Bibliothèque vaticane ou les archives des congrégations a rendu possible l’exploitation de gisements nouveaux. Grâce au choix heureux opéré par l’éditeur Shenwen Li de laisser à chaque auteur ses notes et sa bibliographie propres (par opposition à la solution parfois encore retenue dans les ouvrages collectifs du regroupement en fin de volume), cet ouvrage permet de repérer facilement dans chaque article les croisements et les maillages imaginés par les auteurs entre sources chinoises et européennes, religieuses et laïques. Ce qui frappe est l’ingéniosité des recoupements entre dépôts très divers par leur constitution. Des constats avancés comme hypothétiques jusqu’à il y a peu de temps en sont consolidés. Sur les missions catholiques du Sichuan oriental durant la seconde moitié du xixe

siècle par exemple, Jean-Guy Daigle (université d’Ottawa) confronte des pièces consultées aux archives diplomatiques du ministère des Affaires

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étrangères de Nantes, aux missions étrangères de Paris, au Public Record Office de Kew avec des documents provenant des collections du Zongli yamen 總理衙門. Sur le même mode comparatiste, Zhang Xiping (Beijing Foreign Studies University) renouvelle l’examen des études sur le Yijing au début de la dynastie Qing par la consultation des archives vaticanes.

Pour la reprise en main par l’administration impériale à la suite de la révolte des Boxeurs dans la sous-préfecture de Hejian (sud de la province du Zhili), Pierre-Étienne Will (Collège de France) fait entrer en résonance le témoignage d’un magistrat du lieu avec les correspondances de missionnaires jésuites publiées dans la revue Chine et Ceylan entre 1898 et 1902. Les reports donnés en contrepoint font dialoguer les acteurs antagonistes, rendant très animé le récit des frayeurs de toutes les communautés, des risques de représailles, de l’attitude des notables, des modes de réclamations et de recouvrement des compensations, etc.

Paul Rule (Institut Ricci, université de San Francisco), qui supervise la traduction anglaise annotée du manuscrit Acta Pekinensia du jésuite allemand Kilian Stumpf (1655-1720) sur les faits relatifs à la mission à Pékin du légat pontifical Mgr. de Tournon dans la première décennie du xviiie siècle, livre ici l’identification (nom chinois, caractères, nom mandchou pour trois d’entre eux) des officiels en charge de l’administration des affaires des Européens à la cour de Kangxi. Il parle de ce travail comme d’une course poursuite dans les sources jésuites et chinoises. La reconstitution des activités du bureau des publications situé au Palais de la bravoure militaire 武英殿 (Wuyingdian) et celles des ateliers impériaux intéresse l’histoire de l’introduction des techniques européennes.

Les missionnaires ont parfois aussi été des résidents immergés dans des régions reculées. L’intérêt de leurs observations, en particulier lorsque les autorités civiles et militaires ont sombré dans la tourmente, est mis en relief par l’exploitation de leurs témoignages. C’est ce que montrent les deux articles complémentaires de Li Shenwen (université Laval) et Diana Lary (University of British Columbia) sur l’histoire du diocèse de Xuzhou (Jiangsu), devenu « champ apostolique » des jésuites canadiens francophones en 1924. Ici, les témoignages s’avèrent incontournables pour les années de l’occupation japonaise, de mai 1938, date à laquelle l’armée nippone se déploie dans la région, à novembre 1943, quand l’occupant déporte les missionnaires canadiens pour les interner à Zikawei jusqu’à sa

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capitulation en 1945. Pour reconstituer la période, Shenwen Li a dépouillé les numéros de la revue Le Brigand fondée en 1930 pour rendre compte de l’activité de la mission et Diana Lary s’appuie sur les correspondances missionnaires conservées au Canada. Une partie du travail de Shenwen Li a déjà été publié en chinois.

Une autre tendance significative est l’attention renforcée accordée à la représentativité des informations transmises sur la Chine. Michel Cartier, reprenant ici des travaux longuement mûris, traite des usages de la Chine dans les polémiques européennes. Pour le xviie siècle, il montre comment une même source (La Description de la Chine du père Du Halde de 1735) a été lue de manières très différentes pour en tirer des argumentations opposées (en l’occurrence, l’interprétation limitative du système despotique par Montesquieu et la réponse posthume que lui donna Quesnay sur le despotisme positif qualifiant un royaume laïc mettant en application la loi naturelle). Un effet positif de ce regain d’attention aux cheminements des connaissances se concrétise par plusieurs articles sur des passeurs, Paul Servais (université catholique de Louvain) à propos de la personnalité de Charles de Harlez, Martine Raibaud (université de La Rochelle) sur les communautés religieuses enseignantes féminines par exemple. Ces approches biographiques, individuelles et collectives, qui segmentent à l’échelle d’une vie des événements, personnels, politiques, sociaux, éditoriaux contribuent à approfondir la connaissance des contextes, tout en renforçant le respect dû à la chronologie.

La contribution « Traduire le Québec en Chine » de Su Min (université Laval) clôt ce volume de manière piquante à propos des embûches de communication entre cultures. Peut-on trouver mieux que zai zheli (在这里) pour rendre le « icitte » de Maria Chapdelaine de Louis Hémon ? Comment marquer l’emprunt à l’anglais d’un mot comme le « drave » (dérivé de l’anglais drive) fangmupai 放木排 pour désigner le flottage du bois sur le lit des rivières ? Comment marquer en chinois la spécificité de la littérature québécoise ? L’extrême variété des sujets constitue l’un des attraits de cette lecture.

Isabelle Landry-DeronEHESS

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Carol Benedict, Golden-Silk Smoke: A History of Tobacco in China, 1500-2010, Berkeley: University of California Press, 2011. 352 pages

Joining the ever growing number of historical studies on consumer culture, Carol Benedict’s long-awaited monograph scrutinizes, over more than three hundred pages, the phenomenon of tobacco in Han Chinese society and culture, from the beginnings to the present day. As the author explains in the Introduction, she sought “to analyze the historical factors that shaped Chinese tobacco consumption” (p. 2), developing the search along clearly defined main arguments: commonalities which China sha-red with other societies, the domestication of tobacco-smoking in Chinese cities and the countryside, and what was and is specifically Chinese in the gradually changing patterns and habits of smoking.

The text is divided into several chapters that correspond to the distinct historical periods of tobacco consumption in China. What the author accentuates are not the divisions between them, but rather their relations and overlapping. The main portion of the book deals with the Qing and Republican periods: the import of tobacco into China, the development of local production and trade, the gradual crossover of smoking from commoners to the elite, etc. As one would expect from the author of a monograph about bubonic plague (Bubonic Plague in Nineteenth-century China, Palo Alto: Stanford University Press, 1996), there is a well-researched chapter on the medical understanding of tobacco. Smoking among women is the topic of the larger part of Chapter 3 as well as Chapter 9, which is the longest one in the book. The discussion of juvenile smoking, on the other hand, is interspersed throughout the chapters. Literary representations of smoking in the course of the Qing and the Republic are discussed in Chapters 3 and 8, respectively. The closing Epilogue is a rich, factual survey of tobacco history in People’s Republic of China, which, while somewhat brief, traces recent and contemporary stages in the patterns of consumption, tackling a field still largely unexamined. The main points and arguments are reviewed at the beginning of each chapter and again summed up in the final paragraphs. Thus, they are not obscured and do not sink in the sea of facts.

Several chapters end with a statement which goes beyond tobacco smokers’ habits or which rectifies our understanding of the history of

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tobacco. For example, Chapter 1 argues that China was not isolated from the rest of the world as far as trade was concerned (p. 33), and Chapter 2 shows that tobacco farmers were not all “destitute peasants driven by poverty to eke out a living...” (p. 60). During the second half of the seventeenth century, smoking was appropriated from the lower classes by the social elite. The relatively quick assimilation of tobacco by an entire society is explained by its affinity to the leisurely lifestyle of the elite and to the generally accepted belief that this “everyday digestible with medicinal properties” was beneficial to health. Tobacco in Chinese medical culture is scrutinized with great clarity in Chapter 4, which can be regarded as a culminating point of this study. Chapter 5 sets snuff taking in a socio-economic context where, by 1750, the upper classes of society deliberately chose this new mode of “eating” tobacco while smoking long pipes became perceived as vulgar. The best sort of powdered snuff was imported from Brazil, via Europe, and the fashion was rooted in the capital and the Jiangnan and Lingnan regions. The closing part of Chapter 5 is about the use of water pipes, which were introduced from the Islamic parts of Asia at the turn of the eighteenth and nineteenth centuries. The book is illustrated, although a close-up photo of a typical Chinese water pipe is missing. We may note in passing that the description of artifacts is not essential in this study, and the twenty figures were selected to illustrate the social meanings of tobacco.

Taking snuff passed out of fashion when the cigarette industry found its way to China and ultimately transformed Chinese consumers’ preferences. As the author notes, “the history of the cigarette in China was simply an amplification of earlier patterns of tobacco production, marketing, and consumption” (p. 131). One of the first mass-marketed products in China, cigarettes were introduced from abroad by the British-American Tobacco Co. (BAT), beginning in the coastal cities. Chinese mechanized production and the competing domestic production of hand-rolled cigarettes based on female labor soon followed and increased during the period 1912-1937, a time also marked by the growth of Chinese nationalism. Smoking of cigarettes was common in the places of actual production as well as in the treaty ports. It should be noted, however, that pipe smoking remained most common until 1949, since economic and cultural barriers to cigarettes persisted among the urban poor and peasants,

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i.e., the majority of the Chinese people. As for cigarette smokers in coastal industrial cities, research has revealed that most of them smoked cheap, often counterfeit, hand-rolled cigarettes (Chapters 7 and 8). Considering tobacco an important part of the modern globalized mass-consumer culture, it is interesting to trace patterns which run counter to this trend, like the decrease of female smokers in China from 1900 to 1976 (Chapter 9). Here, the discourse is supported by a variety of material, including pictures (caricatures and advertisement posters), including thirteen out of the total of twenty illustrations. As to anti-tobacco movements, modest ones appeared in the beginning of the twentieth century, remaining insignificant with regard to men but effective on women. Masculinization of smoking was characteristic of the Maoist era, which followed the governmental promotion of cigarette culture in the fifties and early sixties. Under the new market economy, the growth of Chinese tobacco industry turned “astronomical” (p. 247). The book ends with an admonition on tobacco’s deadly effects.

In the Introduction, the author modestly proposes “also to contribute to the emerging historiography” of tobacco consumption in China. As a result, her book covers almost everything that has so far been learned, as exemplified by Chapter 1 about the arrival of tobacco in China. Expanding material from more recent history naturally precludes further exhaustive presentation of data through the successive chapters and requires a selection of facts collected either from the large body of secondary literature or quoted from primary sources. Objectively, some problems could not be satisfactorily answered, since sources do not mention them. The most common question is that of the cost of tobacco in the late imperial period. This seems impossible to determine, in spite of the astonishing amount of data collected. Somewhat downplayed are the effects of tobacco on undesirable insects (pp. 43, 93), although this may have played an important role in the assimilation of tobacco; “insect,” however, does not figure in the index. On the other hand, the author brings to our attention much new data, and approaches it in novel ways, forming her own conclusions.

Carol Benedict is an apt writer, her vocabulary is fresh, her text is fluid and her arguments clearly explained. It is to be regretted, however, that Chinese characters are absent not only from the text but also the

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bibliography and the index. Surely people who know some Chinese form a great part of the readership for this kind of book, and characters would be desirable when the terms for tobacco and its varieties are spoken of (pp. 52, 95), or when a term has not been translated and is used in pinyin transcription (but not in italics, e.g., pengmin, zhangqi), and, most of all, when introducing personal names or the names of companies. Including characters would help clarify occasional errors, e.g., the name of the poet Zha 查, not Cha, Shenxing 慎行 (pp. 266, 320).

In this new monograph, the story of tobacco in China is presented as a case of transculturation, as well as a case of tension between tradition and modernity. The author meticulously traces the history of tobacco consumption, focusing on the changing reception it was given over the centuries. Some of these topics have been studied by scholars before, some have not been studied in a comparable complexity, and some have only appeared in Chinese. The second case can be exemplified by the practice of snuff taking, where the focus has been—and probably will remain—on exquisite snuff-bottles. The case of research only in Chinese is illustrated by the section on domestic industrial production of cigarettes in the late nineteenth century (pp. 133-136). The author collected more than a sufficient amount of material to balance the successive chapters and succeeded in unifying her topic in an overall, yet remarkably detailed, historical account. It is a fascinating treat for anyone interested in Late Imperial material culture.

Lucie OlivováPalacký University

Jay Taylor, The Generalissimo. Chiang Kai-shek and the Struggle for Modern China, Cambridge (Mass.): Harvard University Press, 2009. xiii-722 pages

Avant la sortie de cet ouvrage, il n’existait pas de bonne biographie du général chinois qui, durant vingt trois ans, dirigea la Chine avec bruta-lité avant de régner vingt-cinq ans sur Taiwan où il avait dû se réfugier devant les armées victorieuses de Mao Zedong. En effet, celle de Brian

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Crozier, The Man Who Lost China. The First Full Biography of Chiang Kai-shek (New York: Charles Scribner’s Sons), parue en 1976, soit un an à peine après la mort de Chiang, manquait de recul et n’avait pu disposer de nombreuses sources parues depuis. Celle de Jonathan Fenby, Genera-lissimo Chiang Kai-shek and the China He Lost (London: The Free Press), qui date de 2003, est mieux informée, mais son auteur ignore toutes les sources en langue chinoise, abuse des dialogues reconstitués et s’arrête inexplicablement en 1949.

Jay Taylor diffère radicalement d’eux tant par la richesse de ses sources que par le sens général de sa démonstration. En effet, comme le titre du livre le fait clairement apparaître, Taylor, contrairement à ses prédécesseurs, ne présente plus Chiang Kai-shek comme un perdant (loser). L’auteur s’inscrit en effet dans le courant actuel qui, fort des succès économiques et politiques d’un des « petits dragons » asiatiques, tend à réhabiliter Chiang Kai-shek. Le lecteur dispose avec ce livre du premier ouvrage qui traite Chiang Kai-shek comme un objet historique. Toutefois ce mérite considérable est un peu diminué par la vision téléologique de son auteur qui transforme la vie de son héros en un destin cohérent reconstruit a posteriori par son biographe. Fidèle disciple de Sun Yat-sen, Chiang Kai-shek aurait voulu, au-delà de ses ambitions personnelles, moderniser son pays à tout prix et l’unifier sous l’autorité d’un État autoritaire charpenté par un parti centralisé de type léniniste soumis à un chef tout puissant. Mais cet effort courageux, qui finira par être couronné de succès à Taiwan, aurait échoué sur le continent à cause de l’agression japonaise et de l’appui discret mais déterminant donné aux communistes chinois par l’URSS. Par contre l’aide américaine aux nationalistes, très visible, aurait été en fait hésitante et souvent qualitativement insuffisante. L’auteur concède toutefois que le généralissime, dont il vante le courage et l’honnêteté, aurait eu recours à diverses occasions à des moyens tortueux, notamment à Taiwan en 1947 et dans les premières années du repli de la République dans l’île avec la terreur blanche et la loi martiale, mais il excuse ces bavures en comparaison des agissements criminels de son rival victorieux qui avait joint la famine à la terreur. La conclusion du livre de Jay Taylor est provocante : « Truly, the vision that drives Modern China in the twenty-first Century is that of Chiang Kai-shek, not of Mao Zedong » (p.2 595) : faute d’avoir réussi à reconquérir le continent par les armes,

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Chiang y serait parvenu par les forces d’un capitalisme triomphant mal dissimulé sous le drapeau d’un communisme trompeur.

Jay Taylor est un diplomate américain qui a fait sa carrière à Taiwan puis en Chine populaire, avant de devenir chercheur associé au Fairbank Center for Chinese Studies de l’université Harvard. Il avait déjà fait la preuve de ses qualités d’historien en écrivant une remarquable biographie de Chiang Ching-kuo, fils et successeur du généralissime (The Generalis-simo’s Son: Chiang Ching-kuo and the Revolution in China and Taiwan, Cambridge (Mass.): Harvard University Press, 2000). Il est le premier auteur à avoir utilisé le journal intime (riji 日記) de Chiang Kai-shek dont on trouve 420 références dans son livre. Ces Chiang Kai-shek Diaries, qui ont été rédigés presque quotidiennement entre 1917 et 1955, ont été dépo-sés en 2004 par la famille à la Hoover Institution de l’université Stanford. Lu Fang-shang et Lin Hsiao-ting ont procédé à l’analyse de cette source en 2008 dans un article au titre explicite : « Chiang Kai-shek’s Diaries and Republican China. New Insights on the History of Modern China », Chinese Historical Review, 2008, 15 (2). Ils concluent que cette source est d’un grand intérêt et confirment sur des points essentiels la thèse de Taylor. Je me permettrais cependant d’ajouter une remarque qui invite à utiliser le contenu de ce journal assez peu intime avec une certaine cir-conspection. Taylor précise que Chiang était parfaitement conscient qu’il y posait pour la postérité : ainsi il échangea son journal avec celui tenu par Chiang Ching-kuo lors du retour d’URSS de ce dernier en avril 1937 et continua cette pratique au fil des ans. Souvent, le soir, quand il pratiquait avant de se coucher une sorte d’examen de conscience, il notait en chinois classique de sa belle calligraphie carrée les enseignements qu’il en tirait, tout en enregistrant la température et l’état du ciel. À l’occasion, il com-pensait par cet exercice spirituel telle ou telle déconvenue en composant une image complaisante de lui-même en sage confucéen vainqueur moral de ses adversaires. Quand il médita de retour à Nankin sur sa séquestration à Xi’an en décembre 1936 par Zhang Xueliang 張學良 (1901-2001), il compara ses épreuves au calvaire du Christ ! Le journal prend volontiers des allures de sermon moralisateur avec un mélange de citations de Men-cius et de références bibliques après sa conversion en 1928. À partir de son exil à Taiwan, Chiang y passe ses nerfs en une sorte d’hystérie verbale face aux Américains qui le décevaient chaque jour davantage mais qu’il

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avait dû courtiser durant la journée. L’historien, s’il est vigilant, peut trou-ver son profit dans ces écrits que nul n’avait utilisés auparavant. De plus, Taylor fait grand usage de nombreux travaux chinois, notamment de la biographie chronologique du généralissime en treize volumes (Zongtong Jianggong dashi changpian chugao 總統蔣公大事長編初稿) élaborée à Taiwan par Qin Xiaoyi 秦孝儀 (1921-2007) assisté de chercheurs chargés de rédiger l’histoire du Guomindang. Il a dépouillé les archives diploma-tiques américaines et, notamment, examiné les rapports des services de renseignements, ainsi que de nombreuses interviews, pris connaissances des archives soviétiques et lu la quasi-totalité des ouvrages en anglais ayant trait à son sujet. Sur cette base solide, la thèse se développe en quatre grandes parties, où l’on retrouve à la fois ces qualités éminentes et ce gauchissement de la thèse vers des conclusions discutables plus affir-mées que démontrées.

La première partie, intitulée « Révolution » insiste sur la formation confucéenne de Chiang. Le récit des années qui font d’un jeune homme, souvent brutal, qui attire sur lui l’attention des services de police de la concession internationale, un militaire attaché à la cause de Sun Yat-sen, rencontré pour la première fois en juin 1914, est classique. Il en est de même du parcours qui fait de cet ambitieux un des proches de Sun Yat-sen, surtout après qu’il reste auprès de ce dernier lors de la mutinerie de Chen Jiongming 陳炯明 (1878-1933) à Canton en juin 1922 où leur vie fut mise en danger. Devenu le chef de l’expédition du Nord, il élimine les communistes avec méthode entre le 20 mars 1926 et avril 1927. Le rôle de ses relations avec les gangsters de la bande Verte où il avait été introduit vers 1919 par Huang Jinrong 黄金荣 (1868-1953) et son pacte avec Du Yuesheng 杜月笙 (1888-1951) en avril 1927 sont rappelés. Cependant le maintien de cette relation mafieuse de Chiang durant toute la décen-nie de Nankin (1927-1937) me semble insuffisamment mis en valeur, de même que son recours systématique aux services des assassins et des tor-tionnaires du sinistre Dai Li 戴笠 (1897-1946). Les ouvrages classiques de Brian Martin sur la bande Verte et de Frederic Wakeman sur Dai Li demeurent indispensables pour compenser cette excessive discrétion d’un auteur qui cherche visiblement à redresser l’image sombre de son héros qu’avait dessinée Harold Isaacs dans sa célèbre Tragédie de la révolu-tion chinoise (trad. René Viénet, Paris : Gallimard, 1967) et dans sa revue

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China Forum. De même, il me semble que la présentation des raisons structurelles de l’avortement des projets de réforme du Guomindang du-rant la décennie de Nankin est plus pertinente dans l’ouvrage éponyme de Lloyd Eastman, même si la qualification de « fascisme » donnée par ce dernier au système dictatorial instauré par Chiang n’est sans doute pas acceptable.

La deuxième partie (« La guerre de résistance ») me semble plus novatrice. Elle recoupe les recherches d’historiens anglo-américains et chinois sur la stratégie des Alliés dans la guerre du Pacifique que l’on peut découvrir dans l’ouvrage collectif dirigé par Hans J. van de Ven, War and Nationalism in China. 1925-1945, London: Routledge and Curzon, 2003. Force est de constater avec Taylor que Chiang a fait ce qu’il a pu avec les moyens dont il disposait et que la stratégie de Stilwell (« Vine-gar Joe ») en Birmanie, qui méprisait avec une morgue non dénuée d’un certain racisme celui qu’il surnommait le « général cacahuète » était peu adaptée aux réalités locales. Ceci précisé, le rôle assigné dès cette époque par Chiang aux armées centrales, les seules à disposer d’un armement moderne, comme une force à son entière disposition commandée par des généraux dont il appréciait davantage la loyauté que les qualités militaires, devait rapidement se révéler désastreuse, tout comme le traitement de « l’incident de la nouvelle quatrième armée » en janvier 1941 où il perdit la bataille de l’opinion publique : la destruction d’une armée communiste par les armées nationalistes en pleine guerre contre le Japon, même si le jeu de Mao Zedong dans cette affaire avait été fort trouble, fut une faute au plan militaire mais peut-être davantage encore une erreur majeure de communication. Taylor la sous-estime. De même la présentation faite par Lloyd Eastman dans le tome XIII de la Cambridge History of China de la crise économique dans la Chine libre après le repli du gouvernement républicain à Chongqing me semble très supérieure à celle de Jay Taylor où, d’ailleurs, les analyses de la société sont peu présentes.

Il en est de même pour la troisième partie consacrée à la guerre civile. On y retrouve les critiques de la droite américaine maccarthyste contre la politique américaine en Chine des présidents Roosevelt et Tru-man. Je ne pense pas, cependant, que l’on puisse sérieusement revenir sur les appréciations d’un général américain dans un rapport du 16 novembre 1948 cité à la page 358 du Livre blanc publié en 1949 par le département

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d’État : « Depuis mon arrivée en Chine aucune bataille n’a été perdue en raison d’un manque de munitions ou d’équipement... Toutes les débâcles militaires des nationalistes peuvent être attribuées au pire commandement qui soit au monde et à de nombreux autres facteurs qui minent le moral et peuvent conduire à une perte totale de la volonté de combattre. » Les causes structurelles de la défaite des armées de Chiang et, notamment, le soutien accordé par la paysannerie aux communistes sont sous-estimés par Taylor. Je rappelle à ce sujet l’appréciation nuancée donnée par Lucien Bianco dans Jacqueries et révolution dans la Chine du xxe siècle : la révo-lution chinoise n’est pas une révolution paysanne, mais les communistes, à la différence des nationalistes, ont su « fabriquer à partir du matériau paysan la piétaille de la révolution ». Par ailleurs, Taylor ne donne pas de preuve à son affirmation, reprise du livre de Chiang Kai-shek Soviet Russia in China (New York: Farrar, Straus and Giroux, 1965), d’une aide militaire et matérielle fournie par les Soviétiques qui aurait été très supé-rieure à celle fournie par les Américains aux nationalistes.

La quatrième partie (« L’île ») est plutôt décevante. Elle apporte des précisions nouvelles sur les relations secrètes entre Pékin et Taipei par journalistes interposés entre 1959 et 1972, avec constitution informelle d’une sorte de nouveau front uni Guomindang-PCC (p. 549) pour mainte-nir l’unité chinoise contre toutes les pressions en faveur d’une reconnais-sance de deux Chine. Mais l’obstination de Taylor à conférer à Chiang Kai-shek une lucidité qui était en fait celle de son fils Chiang Ching-kuo nuit à son exposé. L’évolution de Taiwan vers une modernisation réussie fut favorisée non par un Chiang Kai-shek accroché à sa volonté de recon-quête du continent et au maintien de son pouvoir absolu, comme le montre sa mise à l’écart du général Sun Liren 孫立人 (1900-1990) jugé pro-amé-ricain et sa méfiance envers l’efficace Premier ministre Chen Cheng 陳誠 (1897-1965), mais par les technocrates formés aux États-Unis autour de ce dernier, comme le banquier C. K. Yan, les pressions politiques et l’aide économique américaine (la plus élevée du monde entier par habitant) et la lente promotion des élites taïwanaises par Chiang Ching-kuo, malgré le traumatisme dû à la terrible répression du soulèvement du 28 février 1947 et aux années de terreur conduites par sa police secrète. Déjà dimi-nué par une opération de la prostate ratée en 1962 alors que les médecins découvrent le mauvais état de sa valve aortique et lui imposent un emploi

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du temps allégé, Chiang Kai-shek passe peu à peu la main à son fils. Il en fait son premier ministre en 1972 et se résigne à une politique qui ne lui plaît guère. C’est plus de la lassitude que de la lucidité. En juillet 1972 une crise cardiaque aigüe le plonge dans un coma profond dont il ne sort qu’en janvier 1973. Désormais c’est Ching-kuo qui dirige seul tout en préservant les apparences : il lui rend visite chaque jour et lui récite des citations de Mencius assorties de quelques commentaires sur l’état du monde. La taiwanisation des élites s’accélère seulement à partir de 1973. Ce n’est qu’en 1978, trois ans après la mort de Chiang Kai-shek le 5 avril 1975, que le rassemblement des gens hors Parti (dangwai 黨外) est reconnu et la démocratisation de la vie politique connaît une impulsion décisive après les incidents de Kaohsiung en décembre 1979. Mais la loi martiale n’est abrogée qu’en 1987, peu avant la mort du président Chiang Ching-kuo en janvier 1988.

Le livre de Jay Taylor est donc un ouvrage pionnier et indispen-sable, mais qui ne dispense pas de la lecture de divers auteurs qui ont donné de Chiang Kai-shek un portrait beaucoup moins favorable. Après l’avoir lu, je demeure convaincu que le destin de Chiang Kai-shek fut trop grand pour cet ambitieux assez médiocre qui flotta toujours dans ses habits malgré les apparences. Si les habits neufs mal coupés du président Mao dissimulèrent longtemps sa silhouette de tyran, les habits impeccables du président Chiang étaient trop grands pour lui.

Alain RouxINALCO

Philippe Paquet, Madame Chiang Kaï-shek, un siècle d’histoire de Chine, Paris : Gallimard, 2010. 775 pages, préface de Simon Leys

Depuis quelques années sont parues plusieurs biographies de personna-lités marquantes de la République de Chine (ROC), ce qui atteste une volonté nouvelle de ne plus se focaliser sur l’histoire de la seule Chine communiste, mais de se tourner aussi vers celle des vaincus de la guerre civile réfugiés à Taiwan. Les succès économiques de l’île, ainsi que le développement spectaculaire du capitalisme bureaucratique dans la Chine

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de Deng Xiaoping et de ses successeurs avaient des airs de revanche pour le Guomindang qui invitaient à réviser les jugements portés jusque-là sur ses dirigeants. On a eu ainsi en 2000 une biographie de Chiang Ching-kuo par Jay Taylor, The Generalissimo’s son. Chiang Ching-kuo and the Re-volutions in China and Taiwan, Cambridge (Mass.): Harvard University Press, deux biographies de Chiang Kaï-shek, l’une par Jonathan Fenby en 2003, Generalissimo. Chiang Kaï-shek and the China He Lost, London: Free Press, l’autre, en 2009, par Jay Taylor, The Generalissimo. Chiang Kaï-shek and the Struggle for Modern China, Cambridge (Mass.): Har-vard University Press. En 2007, Bernard Brizay, avec Les Trois Sœurs : la famille Soong, une dynastie chinoise au xxe siècle, Monaco : éditions du Rocher, corrigeait sur plusieurs points les nombreuses erreurs du livre classique de Sterling Seagrave, The Soong Dynasty (New York: Harper and Row), qui datait de 1985. On sait en effet le destin fabuleux de la famille de Charlie Soong, Song Jiashu 宋嘉樹 (1863-1918), simple émi-grant cantonais aux États-Unis devenu un missionnaire protestant qui, enrichi par la vente de bibles et par diverses spéculations, aida Sun Yat-sen dans son combat anti-mandchou. Sa fille ainée Ailing 靄齡 épousa H. H. Kung, un des plus influents banquiers chinois de la République de Chine, plusieurs fois ministre, et son fils cadet, T. V. Soong, Song Ziwen 子文 (1894-1971), formé à Harvard, fut lui aussi souvent ministre. Mieux encore, sa seconde fille, Qingling 慶齡, épousa Sun Yat-sen, tandis que sa fille cadette, Meiling 美齡, épousa Chiang Kaï-shek.

Cette littérature biographique ne relève plus du genre de l’essai journalistique. Il s’agit de véritables ouvrages historiques appuyés sur des documents et des enquêtes de type académique. Ils ont été rendus possibles par la disparition de certains des acteurs qui a libéré la parole des témoins, ainsi que par l’ouverture d’archives longtemps verrouillées, comme le journal intime de Chiang Kaï-shek accessible aux chercheurs moyennant quelques restrictions imposées par la famille. Le biographe peut désormais exercer son art plus librement et traiter les personnages comme des objets historiques, et non plus sous la forme d’hagiographies ou de réquisitoires. Le livre de Paquet est la reprise à peine corrigée d’une thèse soutenue à l’université catholique de Louvain en 2009, Madame Chiang Kaï-shek : constitution d’un mythe dans l’histoire de la Chine au xxe siècle. Toutefois, cette première caractéristique entre souvent en

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conflit avec un second trait commun à toute cette littérature : une tendance à faire preuve d’une indulgence, voire même d’une certaine sympathie, pour des personnalités dont, cependant, nos auteurs ont l’honnêteté de ne nous cacher ni les manquements à la morale ni les extravagances, ni même les crimes. Le lecteur en ressent un certain malaise. Aussi formulerais-je quelque réserve à l’appréciation de Simon Leys dans sa préface au livre de Paquet qui y voit un « ouvrage monumental et définitif... où les sources sont interprétées dans une perspective libre de tout engagement partisan ». Non : ce livre n’est qu’un ouvrage pionnier ; il en a les vertus et les limites ; il ouvre une voie, mais d’autres travaux le corrigeront ou le compléteront. Bien informé, il abonde en détails accablants sur les extravagances, le mépris des petites gens, les détournements de fonds publics et le goût pour les spéculations douteuses de Song Meiling tandis que son auteur tente malgré tout de prendre la défense de cette odieuse « prima donna » – c’est le titre donné par Paquet lui-même à son chapitre 24 ! –, tout en insistant sur les convictions chrétiennes et l’ardeur patriotique de son héroïne.

Les chapitres les plus éclairants sur cette contradiction qui parcourt le livre sont ceux consacrés aux séjours américains de Meiling alors qu’elle était l’épouse de l’homme qui présidait aux destinées de la Chine. Comme tous les enfants de Charlie Soong, Meiling a subi une très forte influence américaine. Chez elle, on peut même parler d’une sorte d’hybridation culturelle, qui portait au paroxysme un phénomène répandu parmi les membres de la bonne société de la Chine côtière durant « l’âge d’or de la bourgeoisie chinoise ». Meiling parlait un anglo-américain parfait avec un goût immodéré pour les néologismes, telle cette mystérieuse « ochlocracy » (p. 386) tirée de Polybe qui signifie le pouvoir de la populace. Elle servit d’interprète à son époux, qui ne parlait que le japonais. Dans cet exercice, en diverses occasions, sa volonté de s’immiscer dans les discussions entre les grands de ce monde la pousse à des enjolivements ou une certaine censure. C’est dans cette acculturation profonde que se trouvait la cause profonde de l’énorme popularité dont elle jouissait dans le public américain : cette belle et élégante Chinoise parlait mieux anglais que la plupart des Américains ! Elle se référait aux pères de la Constitution, de George Washington à Abraham Lincoln. Elle affichait avec ostentation sa foi chrétienne et disait vouloir faire progresser le peuple chinois vers le modèle démocratique américain.

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Son goût pour le luxe et son attrait immodéré pour le dollar, bien loin de choquer, participaient de cette rencontre entre le désir chinois de renaissance nationale et le rêve américain. Dans sa préface, Simon Leys insiste avec raison sur le contraste entre la mondaine Meiling et le terne Chiang Kaï-shek, « impénétrable et muet... faisant figure de l’homme qui n’était pas là..., militaire provincial rébarbatif, raide et taciturne... qui, par son mariage avec la belle-sœur de Sun Yat-sen, faisait un peu oublier ses accointances de jeunesse avec les gangsters de Shanghai ». Meiling, par contre, jouissait d’une présence exceptionnelle « séduisante, brillante, charmeuse, sociable, éloquente, polyglotte et cosmopolite ». Lors de son premier séjour américain, de la fin novembre 1942 à la fin juin 1943, Meiling eut l’honneur insigne de s’adresser au Congrès réuni sur la colline du Capitole pour l’entendre prononcer un plaidoyer vibrant en faveur d’un renforcement de l’aide américaine à la Chine libre engagée dans la « guerre de résistance » à l’agression japonaise. Meiling fit un triomphe dans les semaines qui suivirent au Madison Square Garden à New York, à Chicago et à Los Angeles. Elle joua un rôle réel dans l’abrogation le 17 décembre 1943 par le président Roosevelt des lois d’exclusion de la fin du xixe siècle qui interdisaient l’immigration des ressortissants chinois ainsi que l’accès à la citoyenneté américaine. Elle fut logée à la Maison Blanche où elle tint une conférence de presse dans le salon ovale le 18 février 1943 aux côtés du président. Eleanor Roosevelt affichait son amitié. À la conférence du Caire, fin novembre 1943, lors de la rencontre entre Churchill, Roosevelt et Chiang Kaï-shek qui faisait de ce dernier, avec Staline, l’un des Quatre Grands, elle joua un rôle d’autant plus important que la délégation chinoise et Chiang lui-même étaient très mal préparés. Lors d’un second séjour quasi officiel aux USA, de septembre 1944 à la fin août 1945, Meiling fut reçue à nouveau par Roosevelt et choyée par Eleanor. Mais, après la mort de Roosevelt, son successeur Truman ne lui accorda qu’une entrevue d’une demi-heure entre deux portes : son étoile avait décliné, tandis que le public américain commençait à découvrir dans la presse le côté noir de son idole et que le lamentable fiasco de l’armée chinoise face à l’offensive japonaise Ichigo faisait douter de la solidité du régime nationaliste. Les anecdotes s’accumulaient sur le comportement insupportable de Meiling. On apprenait que les notes de frais de Meiling adressées au département d’État américain incluaient des achats de

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fourrures et d’automobiles et que la « Jeanne d’Arc chinoise », comme l’avait désignée la presse américaine, exigeait de dormir dans des draps de soie et avait fait virer sur son compte personnel une bonne partie de la collecte destinée aux orphelins de guerre chinois. Il était clair qu’elle puisait dans les caisses de l’État et qu’à l’instar de sa sœur ainée Ailing, elle utilisait des informations politiques confidentielles pour spéculer sur les bons du trésor. La famille Soong s’enrichissait en jouant d’un taux de change artificiel entre le dollar et le yuan et en détournant une partie des fournitures américaine d’aide à la Chine.

Des rumeurs circulaient aussi sur une vie privée qui avait toujours était singulière. Le mariage entre Meiling et Chiang Kaï-shek avait été un mariage politique, même si, soucieux de leur image, les époux affichaient à l’occasion de tendres sentiments. Il est possible que ce fut un mariage blanc, ce que démentirait (p. 165) une information contenue dans son journal par Chiang d’une fausse couche de son épouse provoquée par sa frayeur lors de l’intrusion de deux cambrioleurs dans sa chambre. Des bruits incontrôlables d’infidélités réciproques donnèrent même lieu à deux scandales à Chongqing. En octobre 1942, alors qu’il était en visite officielle (p. 338-345) sur mandat du président Roosevelt, son rival républicain malheureux, Wendell Wilkie, fit une cour effrénée à Meiling et Chiang Kaï-shek fit envahir en pleine nuit par sa police politique l’appartement d’un autre membre de la délégation américaine où le couple était soupçonné avoir abrité ses coupables amours. Le 5 juillet 1944, alors que les désastres militaires se succédaient, Chiang Kaï-shek convoqua une conférence de presse pour démentir au nom de ses valeurs chrétiennes qu’il eût une ou plusieurs maîtresses, ce qui était pourtant une évidence. Ce fut Meiling qui traduisit ses propos en anglais !

La dernière partie du livre, « La reine de Formose » amplifie mon impression de malaise. Visiblement Meiling n’avait rien compris aux raisons qui avaient entraîné l’effondrement du régime nationaliste et cependant Philippe Pasquet persiste à se montrer complaisant à son endroit. Réfugiée aux États-Unis auprès d’Ailing depuis la fin novembre 1948, Meiling est de retour dans une Chine nationaliste réduite à Taiwan dès le 13 janvier 1950. À cette occasion, elle confia à son entourage une analyse narcissique des causes de la défaite : « Il m’est apparu que, alors que je m’efforçais de mener une vie chrétienne et que j’avais apporté quelques

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contributions sociales et politiques, je n’avais pas travaillé directement pour Dieu, sous la direction de Dieu et avec Dieu... J’avais utilisé Dieu ; je ne l’avais pas laissé m’utiliser. » Désormais, elle allait animer une croisade anticommuniste. Elle fonda donc à Taibei un « Groupe de prière pour le réveil spirituel » qui réunissait tous les mercredi après-midi des dames de la haute société (p. 495) ainsi qu’une ligue des femmes chinoises contre l’agression (communiste) et anima à Washington un puissant lobby chinois pro-taiwanais qui tirait le gros de ses fonds du trafic de l’opium dans le triangle d’Or placé sous le contrôle de vestiges des armées nationalistes (p. 480 note 4). Partageant son temps entre Taiwan et les États-Unis, elle était devenue un des acteurs de la guerre froide, allant jusqu’à prôner durant l’été 1958 l’usage de la bombe H contre les grandes villes chinoises. Parallèlement, elle s’opposait vigoureusement aux premières tentatives de libéralisation de la vie politique à Taiwan. Elle soutint sans le moindre état d’âme la terreur Blanche pratiquée dans l’île après le massacre initial de février 1947 qui entraîna l’envoi au bagne de 30 000 à 70 000 Taiwanais et l’exécution ou l’assassinat de 4 500 personnes. Son rôle diminua en même temps que celui de Chiang Kaï-shek, atteint par l’âge et la maladie. Ses relations avec son beau-fils Chiang Ching-kuo, qui reçut peu à peu le pouvoir, n’étaient pas sans nuage, d’autant plus que l’étoile de ce dernier monta très vite aux États-Unis alors même que celle de Meiling déclinait : dans une lettre de 26 février 1953, le président Eisenhower lui avait fait comprendre avec une franchise très militaire « qu’il n’était pas indispensable qu’elle s’éternise aux États-Unis » (p. 520). La ligne suivie par Meiling demeura la même avant sa retraite définitive aux États-Unis à partir du 21 septembre 1991 jusqu’à sa mort à l’âge de 105 ans à New York en 2003 : intervenant devant le 13e congrès du Guomindang le 7 juillet 1988, elle ne cacha pas son hostilité à la levée de la loi martiale le 14 juillet 1987, alors que le parti démocrate progressiste favorable à l’indépendance de Taiwan venait d’être légalisé. Aussi me semble-t-il impossible d’accepter les conclusions de Paquet dans sa postface qui fait de Meiling un des artisans du « modèle taiwanais » en reprenant à son compte son éloge funèbre par le président du Guomindang Lien Chan qui saluait en elle « une combattante inlassable pour la liberté, la démocratie et la paix ».

Paquet a honnêtement établi dans son livre pionnier qu’il n’en était

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rien. En même temps, comme tant d’autres personnalités, il est tombé sous le charme de son sujet au point d’oublier ce qu’il avait écrit. Mais seuls les écrits demeurent.

Alain RouxINALCO

Xavier Paulès, Histoire d’une drogue en sursis. L’opium à Canton, 1906-1936, Paris : éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2010. 333 pages

Le livre de Xavier Paulès vient nourrir l’enquête sans fin concernant l’un des produits d’origine végétale qui a eu le plus d’importance pour une par-tie de l’humanité depuis plusieurs millénaires, l’opium. Cette substance est « le latex épaissi obtenu par incision des capsules encore vertes de plusieurs variétés de Papaver somniferum » (pharmacopée française). Si l’opium, pris par voie orale, a fait partie de l’arsenal thérapeutique dès l’antiquité occidentale (Dioscoride et Pline l’Ancien, par exemple, en décrivent l’obtention) et entrait ainsi dans la composition de la fameuse thériaque, l’histoire de son arrivée en Chine reste encore à préciser. Les premières mentions du pavot (des graines, et non pas de l’opium, qui est un produit en quelque sorte manufacturé) ne datent, en Chine, que de la dynastie des Tang : le Bencao shiyi 本草拾遺 de Chen Cangqi 陳藏器 (681-757) évoque l’utilisation médicale des graines, sous le nom de yingzisu 罌子粟. En revanche, ce que l’on peut appeler la consommation d’agrément de l’opium en le fumant, mélangé au début avec du tabac, ne gagne que petit à petit la Chine à partir du xviie siècle, via Taiwan semble-t-il, sans que l’histoire de cette introduction soit bien documentée. Il n’est guère nécessaire d’insister sur le rôle de l’opium deux siècles plus tard. La drogue, au début du xixe siècle, pénètre à Canton en provenance d’Inde grâce à un commerce organisé par les Britanniques. En 1839, Lin Zexu 林則徐 (1785-1850), dépêché par l’Empereur, fait détruire les stocks des marchands étrangers, c’est le début de la première guerre de l’opium (1839-1842), dont la Grande-Bretagne sort vainqueur, ce qui lui permet d’imposer les traités inégaux. La deuxième moitié du xixe siècle voit la

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culture du pavot se mettre en place en Chine, avec comme conséquence une baisse des prix et une diffusion dans tout l’Empire. Le pouvoir impé-rial finit par proposer, en 1906, le plan de Dix ans pour la suppression pro-gressive de la culture et de la consommation de l’opium. Tout au long de la première moitié du xxe siècle, succès et échecs de cette lutte alternent, avant la suppression obtenue par les communistes dans les années 1950 d’une pratique qui était déjà en déclin.

Les enjeux politiques, économiques et sociaux, les représenta-tions diverses et souvent contradictoires concernant la prise de l’opium en Chine pendant plus d’un siècle ne pouvaient qu’entraîner utilisations idéologiques et débats historiographiques. Depuis quelques années, plu-sieurs ouvrages ont fait le point sur la question et ont renouvelé les pro-blématiques ; citons les travaux édités sous la direction de Timothy Brook et Wakabayashi Bob Tadashi (Opium Regimes. China, Britain and Japan, 1839-1952, Berkeley: University of California Press, 2000) et de Franck Dikötter, Lars Laamann et Zhou Xun (Narcotic Cultures. A History of Drugs in China, Chicago: University of Chicago Press, 2004). À la lec-À la lec-ture de ces livres, le besoin de monographies très détaillées apparaît clai-rement, pour que l’on puisse dépasser des conclusions qui sont encore aujourd’hui trop générales, étant donnée la complexité de la question. Le travail de Xavier Paulès s’inscrit au mieux dans cette perspective.

L’auteur a choisi, dans ce qui fut d’abord sa thèse avant de devenir l’ouvrage qui nous retient, de se concentrer sur la question de l’opium d’une façon délimitée d’un point de vue chronologique aussi bien que géographique : il s’agit d’étudier la consommation de la drogue à Canton entre 1906 et 1936. La première date correspond au lancement du plan de Dix ans, une lutte intense à l’échelle de l’ensemble du pays ; la seconde signe le retour de Canton dans le giron du pouvoir central. La diversité des sources utilisées, des archives (en dehors de celles judiciaires et poli-cières, dont l’auteur regrette l’absence) aux périodiques en passant par les annuaires de Canton, permet à Xavier Paulès de proposer une étude détaillée de l’offre comme de la demande d’opium pendant la période envisagée, et d’apporter une vision très innovante des divers aspects liés à la drogue.

L’ouvrage s’organise en sept chapitres. Le premier aborde l’aspect matériel de la consommation, ce qui donne une consistance bienvenue au

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discours, ainsi que les questions d’approvisionnement en opium à Canton. Alors que les prix montent dans les dernières années de l’Empire, en rai-son du plan de Dix ans, de taxes accrues sur l’opium indien et de la spécu-lation sur les stocks, la tendance s’inverse nettement dans les années 1920, du fait de l’importance de la contrebande d’opium chinois. Un produit de qualité médiocre, le yantiao 煙條, obtenu en mélangeant de l’opium préparé avec du dross, c’est-à-dire les résidus de consommation, est alors accessible pour un prix modeste, ce qui expliquerait, selon l’auteur, le peu de succès à Canton de drogues telles que la morphine (un alcaloïde extrait du pavot) ou de l’héroïne (molécule de synthèse proche de la morphine).

Le deuxième chapitre décrit, pas toujours d’une façon très claire, les tentatives d’éradication de la consommation mises en place entre 1906 et 1923. Alors que les élites cantonaises semblent au début très favorables à cette campagne de suppression, l’instabilité politique à Canton rend im-possible son succès. Long Jiguang 龍濟光 (1868-1925), envoyé par Yuan Shikai 袁世凱 (1859-1916) pour s’emparer de la province du Guangdong qui a proclamé son indépendance le 18 juillet 1913, se finance par le com-merce de l’opium, comme le feront ses successeurs, les militaristes de la vieille clique du Guangxi de juillet 1916 à octobre 1920. Après un épisode de retour en grâce de l’action contre l’opium sous la houlette de Chen Jiongming 陳炯明 (1878-1933), la défaite de ce dernier en janvier 1923 marque la poursuite et le développement, jusqu’en 1936, du trafic de la drogue par les autorités. Ces dernières veillent à organiser au mieux les circuits de distribution, de contrebande et de consommation du produit (chapitre 3). En même temps, elles ont toujours recours à la rhétorique anti-opium, sans qu’aucune mesure ne soit réellement prise en ce sens. La consommation retrouve dès lors un niveau comparable à celui qui préva-lait avant le lancement de la campagne de 1906.

L’auteur s’intéresse ensuite à la géographie de l’opium à Canton ; on consomme dans les fumeries, qui vont des plus luxueuses au plus mo-destes, mais aussi à domicile. Les établissements clandestins se situent dans les espaces semi-ruraux, plus difficiles à surveiller. Par-delà ces dif-férences, le chapitre montre bien que ces endroits furent des lieux de so-ciabilité et parfois de mixité sociale. La place des femmes dans ce paysage est également évoquée. Les yanhua 煙花, ces hôtesses que l’on rencontre dans les fumeries, jouant de leur séduction et de leur habileté, valorisent

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les consommateurs capables de s’offrir leur présence, sans que cela puisse toujours être assimilé à de la prostitution. En même temps, on compte sept fois plus d’hommes fumeurs d’opium que de femmes, ce qui s’expliquerait en premier lieu, selon l’auteur, par des raisons économiques, en particulier dans les classes populaires. De futures études gagneraient probablement à creuser cette question, en travaillant sur les représentations culturelles.

Les thèmes principaux de la propagande anti-opium sont abordés dans le sixième chapitre, où l’on voit rapprochés drogue, mort, pauvreté, monde du crime et extrême maigreur (l’homme-crâne). Les fumeurs, au contraire, tiennent à faire valoir que les plaisirs de l’opium ne riment pas obligatoirement avec dépendance et déchéance. Au sujet de cette dépen-dance, il me semble que l’auteur, ne voulant pas reprendre des clichés sur ce point, ne s’interroge pas assez sur cet aspect de la consommation. Il ne s’agit pas de reprendre un point de vue moralisateur, mais de s’interroger sur un phénomène qui dépasse largement le problème de l’opium en Chine et qui a une valeur anthropologique universelle.

Au total, Xavier Paulès nous offre une belle contribution novatrice sur un sujet délicat car ennuagé par une accumulation de possibles lieux communs. La difficulté vient souvent aussi de la nature des sources, qu’il faut parfois un peu trop forcer car elles ne parlent pas assez d’elles-mêmes, et des contradictions continuelles constitutives de la situation politique et sociale de Canton à la période étudiée. La thèse défendue dans le livre, celle de la progressive marginalisation, au moins dans cette ville, de la consommation d’opium malgré les apparences – ce qui en ferait une drogue « en sursis » – repose sur des interprétations quantitatives de chiffres plus ou moins fiables. Mais si certaines assertions de l’auteur sont à l’occasion réfutées dans un paragraphe suivant, en cela il ne se fait l’écho que des actions et des discours suscités par une drogue qui, en bon pharmakon, a toujours joué de son ambivalence pour mieux séduire.

Frédéric ObringerCECMC

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Andrew C. Mertha, China’s Water Warriors. Citizen Action and Policiy Change, Ithaca/London: Cornell University Press, 2008. xvii-168 pages

La Chine a changé, c’est ce qu’en substance cherche à nous montrer Andrew Mertha avec cet ouvrage assez court (168 pages avec notes et index). L’auteur, chercheur en sciences politiques, a longtemps tra-vaillé sur la centralisation bureaucratique en Chine. C’est à l’occasion d’une étude de terrain sur l’annulation de la construction d’un bar-rage au Sichuan qu’il s’est intéressé à la politique hydroénergétique chinoise et à son évolution récente. Il a ensuite continué pendant plu-sieurs années ses recherches sur place dont il nous livre ici le résultat.

Mertha part de l’idée que la Chine reste un état autoritaire mais que des espaces de liberté sont apparus dans l’élaboration des politiques publiques, notamment dans le domaine de la politique hydroélectrique. Ainsi la confrontation entre partisans et opposants à la construction de barrage connaît à présent des issues diverses qui ne sont pas toujours à l’avantage de l’État central. Mertha illustre ce propos avec trois exemples. À Pubugou (province du Sichuan), le barrage a été construit malgré les protestations. À Dujiangyan (dans cette même province), les opposants l’ont emporté et le projet a été annulé. Enfin dans le dernier cas, la controverse de la rivière Nu (Yunnan), l’issue reste encore incertaine. Mertha explique cet éventail de dénouements possibles par ce qu’il appelle « l’autoritarisme fragmenté », une notion qu’il emprunte à K. Lieberthal et M. Oskenberg (Policy making in China, Princeton: Princeton University Press, 1990). Cette notion permet d’expliquer pourquoi de nombreuses politiques décidées au niveau national sont appliquées avec de grandes différences au niveau local : leur mise en application dépend du bénéfice que les autorités locales espèrent en retirer. Cependant, ce concept, élaboré dans les années 1980, ne prend pas en compte les nouveaux acteurs, arrivés récemment sur la scène politique, qui participent à l’élaboration de ces politiques : les organisations non gouvernementales et les médias principalement. Aussi Mertha propose-t-il une version modifiée du concept d’« autoritarisme fragmenté », inspirée par plusieurs auteurs travaillant sur l’élaboration des politiques publiques aux États-Unis et intégrant trois éléments supplémentaires : les individus ou organisations impliqués dans la mise en place d’une politique (policy entrepreneurs),

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la délimitation du cadre et des termes des débats (issue framing) et les coalitions et les soutiens de masse (coalitions and broad-based supports). Ces notions doivent aider à comprendre comment les conditions de mise en place des politiques hydroélectriques en Chine ont changé depuis les années 1980. Parfois confuses pour les non initiés au jargon des sciences politiques américaines, elles s’articulent entre elles de la façon suivante : les personnes impliquées dans la mise en place d’une politique doivent réussir à formuler les tenants et aboutissants de la politique qu’ils veulent promouvoir de manière à obtenir le soutien le plus large possible.

Un sous-chapitre, en particulier, présente les différents types d’acteurs en présence, notamment les différents bureaux, commissions, antennes locales et autres organismes publics locaux ou nationaux impliqués dans ces types de projets hydroélectriques, ainsi que les entreprises parties prenantes de ces projets. Mertha donne pour chacun d’eux leur rang précis dans la hiérarchie administrative locale et nationale (et partant leur pouvoir réel) et dresse de la sorte un tableau saisissant de l’administration chinoise dont le gigantisme et la complexité rendent difficile toute lecture des processus politiques à l’œuvre. Cette partie, mieux que le premier chapitre dans lequel il tente, sans vraiment convaincre, de théoriser les résultats de ses recherches en empruntant de nombreux concepts aux sciences politiques, aide à comprendre les luttes que se livrent les différents organismes et à apprécier le pouvoir réel qu’ils détiennent.

À Dujiangyan, la renommée du site historique – le premier ensemble de canaux construits au iiie siècle avant J.-C. qui servaient à protéger des crues de la rivière Min et à irriguer la plaine de Chengdu –, le fait que celui-ci soit inscrit au patrimoine mondial, l’intervention de nombreux organismes gouvernementaux locaux contre le projet d’hydroélectricité et enfin la grande médiatisation du conflit ont assuré la victoire aux opposants au barrage. Dans le cas de la rivière Nu, la légitimité et la renommée de plusieurs opposants, la multiplicité des ONG qui ont activement participé à la lutte contre le projet et enfin la médiatisation de ce dernier, qui a entraîné une inhabituelle diffusion de l’information, ont permis l’arrêt du projet jusqu’à nouvel ordre.

Pour chacun des trois exemples qu’il présente, Mertha analyse à chaque fois la mise en place du projet et le rôle des différents intervenants

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dont notamment ceux issus des ONG – qui malgré leur nom sont souvent liées à des organismes d’État ou des membres de l’appareil politique, seule façon pour elles d’être reconnues et acceptées. Il parvient ainsi à montrer de façon convaincante que le jeu politique (political process) est de plus en plus ouvert (multiple) en Chine, à tout le moins plus que la littérature existante sur le sujet ne le laisserait paraître.

Au chapitre des regrets, la présence de cartes pour tous les projets étudiés aurait grandement aidé à la compréhension, or seul le chapitre consacré au projet de la rivière Nu en offre une. Dans le même registre, l’absence totale de caractères chinois, une pratique malheureusement encore assez courante chez les éditeurs nord-américains, rend l’identification des administrations ou bureaux parfois difficile avec la seule translittération en pinyin fournie par l’auteur. En revanche, l’index est assez riche et utile.

Ces quelques remarques n’enlèvent rien à la qualité de cet ouvrage et à la nouveauté de son approche qui, en s’appuyant sur une solide étude de terrain, nous livre une image actualisée, et trop rarement étudiée, de l’élaboration des politiques en Chine dans un domaine crucial, la politique hydroélectrique, impliquant à la fois le développement économique et la préservation de l’environnement.

Delphine SpicqCollège de France

Isabelle Thireau et Hua Linshan, Les Ruses de la démocratie en Chine. Protester en Chine, Paris : éditions du Seuil, 2010. 453 pages

L’objectif de cet ouvrage est d’observer les transformations de l’espace d’adresse aux autorités que constituent les bureaux des Lettres et visites en République populaire de Chine, une administration qui a vu le jour en 1951. Tout au long du livre, les auteurs examinent quatre questions : qui s’exprime via cette institution ? À qui s’adressent les plaignants ? Que disent-ils et comment s’expriment-ils ?

L’ouvrage montre comment ces bureaux ont évolué entre 1951 et 2007, en veillant à toujours inscrire ces transformations – liées à son rôle, à l’étendue des questions soulevées, à l’identité des plaignants,

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aux contraintes qui façonnent cet espace, etc. – au sein des données institutionnelles et politico-idéologiques de la période étudiée. Le travail quantitatif et qualitatif des auteurs se base sur des sources d’une très grande richesse pour toute la période considérée. Il s’agit tout d’abord d’un corpus de 600 lettres émanant de bureaux des Lettres et des visites à des niveaux différents de l’administration, dans les villes de Pékin, Dongguan, Shenzhen et dans une ville et un district rural du Shanxi. Des travaux de nature plus officielle, des compilations de courriers de lecteurs, ainsi que des documents postés sur divers sites électroniques ont été analysés. Les travaux scientifiques chinois et étrangers, de même que des revues spécialisées traitant des Lettres et visites ont également été consultés. À ces sources écrites, les auteurs ont ajouté des entretiens réalisés avec des plaignants mais aussi avec des fonctionnaires des bureaux concernés. Cette richesse des sources permet aux auteurs non seulement de produire un travail remarquable sur une administration encore fort peu connue, mais aussi d’éclairer de manière plus générale les différentes périodes de l’histoire politique et sociale depuis 1949. Les matériaux utilisés tels que récits de séances de luttes, plaintes, chants populaires, etc. permettent d’approcher de façon inédite à la fois les processus institutionnels à l’œuvre et les expériences des Chinois au cours de plus d’un demi-siècle de règne du parti communiste.

L’ouvrage est structuré en deux grandes parties selon une logique chronologique. Dans le premier volet du livre (1951-1982), après avoir examiné les formes anciennes d’adresse et avoir souligné la centralité de la figure de la victime dans les processus de dénonciation de l’injustice, les auteurs montrent très bien comment, à l’occasion des grands mouvements de masse des débuts de l’ère maoïste, de nouvelles catégories politiques émergent en parallèle avec des registres moraux plus traditionnels. En plongeant longuement le lecteur au cœur de la réforme agraire, ils montrent notamment comment, dans un contexte politique où la parole avait un rôle central, agissant de conserve avec la violence physique, les récits produits lors des séances de luttes « instituent et révèlent les nouvelles relations de pouvoir » (p. 70). C’est un espace de médiation et de légitimation étroitement codifié et structuré par le Parti qui se met en place : les auteurs soulignent combien cet espace épouse les violents soubresauts liés aux grandes campagnes des trois premières décennies de la République

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populaire de Chine. Un élément important dans leur démonstration est que, bien que cet espace ait été particulièrement contraint durant cette période, les dénonciations liées à la lutte des classes n’ont jamais représenté la majorité des témoignages recensés au niveau des archives des bureaux de Lettres et visites. Au contraire, les témoignages les plus nombreux sont des critiques visant le comportement des cadres, ainsi que des appels à ré-viser les décisions relatives aux étiquetages de classes consécutifs aux dif-férents mouvements de masse (campagne antidroitière de 1957, campagne des « quatre épurations » (siqing 四清), renvois à la campagne après le Grand bond en avant, réhabilitations post-maoïstes, etc.). Si l’on observe une grande prudence et de nombreuses marques de déférence dans les témoignages écrits, leurs auteurs n’en démontrent pas moins leur capacité à juger, « faculté politique et morale fondamentale » comme le précisent les auteurs (p. 178).

Le dernier chapitre de cette première partie (chapitre VI) éclaire un processus fondamental pour la période des réformes économiques et de l’ouverture, celui des réhabilitations. Ce processus restitutif visera au départ exclusivement la réhabilitation de victimes des excès de le Révo-lution culturelle. Mais les plaignants vont très vite le faire massivement déborder et il touchera en fin de compte environ 200 millions de personnes et sera étendu à une réhabilitation pouvant concerner les victimes de tous les mouvements de masse postérieurs à la Réforme agraire, les « cinq caté-gories noires » (wu huai lei 五坏类).

En ce qui concerne la période 1983-2007, dans un contexte de relâ-chement des contraintes, un certain nombre de changements sont mis en évidence sur le plan des témoignages et des visites de plaignants : une plus grande pluralité normative des témoignages, une tendance à se situer davantage dans le domaine de la prescription plutôt que de la description, une forte augmentation (surtout à partir de 2004) du nombre de visites qui prennent un caractère plus collectif, une plus grande publicisation des visites qui concernent davantage les niveaux élevés de l’administration, un nombre croissant de femmes plaignantes, etc. Par ailleurs, on constate que, de la part des plaignants, écrire ou se rendre dans un bureau ne repré-sente de plus en plus qu’une démarche parmi un ensemble d’autres actions (presse, Internet, sit-in, manifestations, etc.) dont le but est de pousser les autorités à réagir et à se conformer aux principes qui constituent souvent

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les fondements de leur légitimité. Par ailleurs, les auteurs analysent dans le détail et avec une grande

clarté la façon dont cette institution, longtemps restée dans l’anonymat, occupe progressivement une place centrale dans la gestion de tensions sociales croissantes. Un lien clair est donc établi entre le projet politique d’« harmonie sociale » et le rôle de cette institution. Il n’est d’ailleurs pas surprenant de constater que les cinq questions de société qui dominent les plaintes et les visites pour la période 1983-2007 sont les problèmes qui cristallisent le mécontentement social actuel, c’est-à-dire les expropria-tions en milieu rural, les démolitions et expropriations urbaines, les dys-fonctionnements judiciaires, les questions d’emploi et de droit du travail et les questions environnementales. La période sera d’ailleurs marquée par deux réformes de l’administration des Lettres et visites (octobre 1995 et janvier 2005). Dans le cadre de ces réformes, les auteurs rendent égale-ment bien compte des débats qui ont concerné cette administration, souli-gnant que si ces réformes l’ont sortie d’un certain anonymat, elles ont dans le même temps légitimé le recours à la force face aux visites trop massives pouvant troubler la stabilité sociale, et ont justifié un contrôle accru sur la circulation par voie électronique. Face à l’augmentation du nombre des visites, à leur nature de plus en plus collective et au fait qu’elles sont da-vantage tournées vers le pouvoir central, la crainte majeure des dirigeants du Parti est en fait la perte du contrôle de l’espace public. Pour les auteurs, les mesures prises face aux évolutions des visites au cours de la dernière décennie témoignent également du refus du Parti de se voir interpellé de manière aussi directe et visible par les plaignants.

L’une des richesses de cet ouvrage, outre les indications quantita-tives qu’il fournit sur la transformation de l’administration des Lettres et visites, est la finesse des analyses qualitatives qu’il propose, celles-ci étant basées sur de nombreux et longs extraits de plaintes, de textes de séances de luttes, de chansons populaires, d’entretiens, etc. Les auteurs expliquent avec précision comment les plaignants s’expriment, en tentant d’identifier les registres de valeurs au sein desquels ils puisent et en observant les processus d’identification à l’œuvre. Il ressort de ce travail impression-nant que les plaignants semblent avoir développé des compétences afin de mobiliser des valeurs et des principes issus de registres différents dans le but d’interpeller les différents niveaux d’autorité. Dans nombre de cas, les

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plaignants démontrent une fine connaissance des méandres institutionnels. Si l’on ne peut qu’être impressionné par l’étendue du travail accom-

pli au fil des pages d’un livre dont le propos, bien que traitant de questions éminemment complexes, est d’une grande limpidité, il convient néan-moins de souligner que certaines problématiques soulevées par les auteurs auraient probablement mérité d’être quelque peu approfondies. À titre d’illustration, les auteurs soulignent que l’espace étudié – ils proposent la notion « d’espace public d’interlocution » – qui est à l’origine « conçu comme lieu d’expression privée auprès d’instances publiques », est de plus en plus massivement mobilisé par les plaignants et que cela pose notamment la question « des formes de représentativité à venir au sein de la société chinoise » (p. 425). Il eût été opportun de mettre davantage en relation les tendances observées par les auteurs sur le recours massif à cette administration (à propos de questions appartenant à un spectre de plus en plus vaste au cours des deux dernières décennies) avec la pro-blématique plus large de la faible capacité des institutions en général à répondre de façon satisfaisante aux demandes de la population. En effet, comme l’a bien montré Lee Ching-Kwan à propos du travail, c’est pour une bonne part la non-résolution des problèmes au niveau des administra-tions (faible capacité à faire respecter la loi par exemple), au moins autant que les conflits du travail proprement dits, qui est à l’origine d’un mécon-tentement social grandissant. Ceci dans un contexte où les attentes sont de plus en plus nourries par la rhétorique officielle ou par les mesures et dispositions légales promulguées par l’État-Parti. Par ailleurs, la question des liens entre les plaintes exprimées via l’espace étudié et le mécontente-ment social dans ses manifestations physiques concrètes (manifestations, conflits, etc.) n’est qu’effleurée dans l’ouvrage. Une meilleure probléma-tisation du rôle de l’administration des Lettres et visites au sein de ces configurations de pouvoir plus larges permettrait peut-être de mieux ca-ractériser le système politique chinois actuel et les modalités de relations entre gouvernants et gouvernés.

Enfin, on eût souhaité que les auteurs interpellent et dialoguent da-vantage avec les recherches des auteurs travaillant non seulement autour des questions de « résistance légitimes » en Chine, mais aussi plus lar-gement dans le champ de la sociologie ou de l’anthropologie politique (on pense notamment aux développements théoriques de James C. Scott).

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À titre d’illustration, le travail remarquable d’Isabelle Thireau et de Hua Linshan dans le présent ouvrage aurait bénéficié d’une confrontation avec certains arguments récents développés par Lee Ching-Kwan dans Against the Law ou encore d’une discussion plus poussée avec les travaux les plus récents de Kevin O’Brian et Li Lianjiang. Cela étant dit, cet ouvrage re-présente un apport incontestable à la compréhension des processus socio-politiques à l’œuvre en Chine depuis 1949. Il montre toute la complexité des relations gouvernants-gouvernés, avec d’un côté un État-Parti qui dé-montre une capacité certaine de résilience et d’adaptation et de l’autre des individus qui font preuve d’une grande aptitude à se saisir des cadres et des catégories officielles afin de tenter de les subvertir, de leur donner un sens nouveau et une capacité d’interpellation plus forte. Cet ouvrage de-vrait intéresser un large lectorat, qu’il soit spécialiste ou non de la Chine.

Éric FlorenceUniversité de Liège

Mette Halskov Hansen and Rune Svarverud (ed.), iChina. The Rise of the Individual in Modern Chinese Society, Copenhague: Nias, 2010. xx-275 pages

Cet ouvrage collectif rassemble près d’une dizaine de contributions si-gnées d’auteurs nord-européens, chinois et américains. Chercheurs confir-més pour les uns, doctorants pour les autres, ils pratiquent une variété de disciplines : sinologie, histoire, anthropologie, science politique et études littéraires. Par delà cette diversité, l’ensemble des contributions traitent d’une même question – le processus d’individualisation de la société chinoise – et dialoguent avec les théories de la modernité. Ce sont en par-ticulier les propositions d’Ulrich Beck et d’Elisabeth Beck-Gernsheim – auteurs d’une préface – qui sont discutées. Dans un ouvrage paru en 2003 (Individualization: Institutionalized Individualism and its Social and Political Consequences, London: Sage), les deux sociologues allemands caractérisent la « seconde modernité » par ce qu’ils qualifient d’« indi-vidualisme institutionnel » : l’individualisation est comprise comme le désencastrement des individus, par exemple des structures familiales, sans

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ré-encastrement dans de nouvelle structures, comme les classes sociales dans le cas de la première modernité. L’une des questions majeures po-sées par l’ouvrage est celui du processus spécifique d’individualisation dans le contexte chinois, alors que l’on ne trouve pas dans celui-ci deux des caractéristiques de la trajectoire européenne : la démocratie et l’État-providence. C’est donc dans un dialogue avec les propositions de Beck et Beck-Gernsheim que ce volume discute à la fois des pratiques et des représentations de l’individu en Chine, comme des relations que celui-ci entretient avec des formes collectives, qu’il s’agisse de la famille, de la parenté ou de l’État. L’ouvrage débute par un chapitre introductif signé par l’anthropologue Yan Yunxiang, l’un des premiers à avoir évoqué la montée de l’individu dans la Chine rurale (Private Life Under Socialism, Stanford: Stanford University Press, 2003).

Chaque contribution analyse ce processus d’individualisation à l’épreuve d’un terrain particulier, qu’il s’agisse de représentations ou de pratiques, selon une variété de méthodes : commentaire de textes littéraires ou juridiques, enquête quantitative, qualitative ou observation participante. L’objectif est de comprendre comment l’individu émerge dans la Chine contemporaine, et aussi comment s’organisent de nouvelles formes de collectifs et de négociations avec l’État.

À travers la diversité des terrains d’enquête, l’ouvrage parvient à plusieurs résultats. Il révèle d’abord les processus concrets par lesquels les individus, depuis le lancement des réformes, ont été libérés des contrôles étatiques – l’unité de travail en ville, les communes populaires à la campagne – et contraints de ne plus compter que sur leurs propres forces. Plusieurs chapitres révèlent l’importance des choix individuels : dans le choix du conjoint (chapitre 1), la décision des personnes âgées de vivre seules et indépendantes à la campagne (chapitre 2). Le processus de désencastrement de la famille, de la parenté, ou de la communauté rurale est la conséquence des réformes, sous l’effet du retrait de l’État qui réduit ou supprime le soutien institutionnel qu’il apportait auparavant aux individus, en même temps qu’il maintient son contrôle sur les individus. Une distinction est faite entre ceux qui ont volontairement pris en mains leur destin – cas des migrants ruraux qui quittent leur village pour un avenir meilleur en ville – et ceux pour qui l’individualisation a été un processus contraint et subi – cas des urbains que les réformes ont privé

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d’accès à un ensemble de ressources.Un deuxième résultat a trait à la persistance de formes collectives

renouvelées. On est donc confronté à un processus complexe. La famille continue ainsi d’être une ressource ; si les jeunes ruraux choisissent leurs partenaires, ce choix implique aussi des négociations avec la famille la plus proche (chapitre 1). Les individus se référent aussi à d’autres collec-tifs, comme la nation ou la culture. L’analyse de l’entrepreneur rural Sun Dawu 孙大午 (chapitre 3) révèle comment peuvent émerger de nouveaux espaces politiques, alternatifs aux espaces officiels contrôlés par le Parti-État. Celle des jeunes volontaires, membres de la Qingnian zhiyuanzhe xiehui 青年志愿者协会 (chapitre 4), montre que l’engagement au service d’un collectif n’est pas contradictoire avec l’individualisation.

Enfin, plusieurs contributions montrent comment l’individu est une catégorie qui fait l’objet de négociations/contestations à la fois en théorie et en pratique. Le chapitre 6 revient sur la façon dont les intellectuels chinois du début du xxe siècle, notamment Liang Qichao 梁啟超 (1873-1929), envisagent le rapport entre l’individu et le collectif ; Rune Svarve-rud montre que cette défense de l’individu s’accompagne de la défense de la citoyenneté et de l’idée de nation, ce qui n’est pas sans faire écho à la situation contemporaine. Le chapitre 7 revient sur les systèmes légaux des périodes impériale, républicaine et communiste jusqu’en 1978 pour évaluer la place qu’y prend l’individu ; Klaus Mühlhahn montre qu’il n’y a pas de reconnaissance de l’autonomie individuelle dans la loi. Le dernier chapitre analyse comment des paysans-réfugiés sud-asiatiques arrivés au voisinage de Xiamen dans les années 1960 recréent du collectif après la décollectivisation. L’invocation d’une identité collective socialiste – ils sont venus se réfugier en Chine pour participer à la construction natio-nale – est mise au service de l’obtention d’avantages matériels et de res-sources (comme des logements gratuits) ; l’identité socialiste collective est là une ressource que les individus peuvent exploiter pour défendre leurs intérêts particuliers.

L’ouvrage constitue une contribution à une analyse comparative de la modernité et peut donc tenir lieu de point d’appui à des reformula-tions de théories qui s’appuient uniquement sur le contexte européen et nord-américain. Dans le cas chinois, l’individu occupe une place grandis-sante sans qu’existe pourtant le cadre institutionnel caractéristique de la

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trajectoire européenne, fondé sur des droits civils, politiques et sociaux. En Chine, c’est l’État qui a libéré les individus pour stimuler la crois-sance économique. Comme le soulignent Beck et Beck-Gernsheim dans leur préface, cela a donné naissance à « a kind of limited, state-sanc-tioned individualization » (p. xviii). L’individualisation est favorisée afin de stimuler la croissance économique mais le processus de libéralisation est contenu à l’intérieur de limites claires ; l’État chinois tente de limiter les demandes de participation politique. L’individualisation est à la fois encouragée et stigmatisée tandis que sont simultanément célébrées des valeurs comme la famille et la nation.

Cet ouvrage est une lecture indispensable à quiconque s’intéresse aux dynamiques sociales à l’œuvre en Chine. Arguant de l’émergence d’identités et de subjectivités individuelles, il demande à être lu au regard d’autres travaux centrés sur l’invention de nouveaux collectifs – ce que l’on pourrait appeler « weChina ». On l’aura compris, c’est également un bel exemple de travail collectif et de la façon dont l’étude de la Chine contribue aux débats les plus actuels des sciences sociales.

Gilles GuiheuxUniversité Paris Diderot

Anne-Christine Trémon, Chinois en Polynésie française. Migration, mé-tissage, diaspora, Paris : société d’Ethnologie/Université de Paris Ouest, 2010. 425 pages

L’ouvrage présenté est une monographie consacrée à la communauté chinoise de Polynésie française, tiré d’une thèse de doctorat en anthro-pologie sociale soutenue en 2005 à l’EHESS. Ce travail complète très utilement les travaux antérieurs de Bruno Saura (Tinito. La communauté chinoise de Tahiti : installation, structuration, intégration, Tahiti : Au vent des îles, 2002) et d’Ernest Sin Chau (Identité Hakka à Tahiti. Histoire, rites et logiques, Tahitin : éditions Te ite, 2 tomes, 2004 & 2007). Contrai- : éditions Te ite, 2 tomes, 2004 & 2007). Contrai-: éditions Te ite, 2 tomes, 2004 & 2007). Contrai-rement à ces études, le travail de Trémon rejette les critères établis a priori qui dessinent d’emblée « la » communauté, au profi t d’une approche cher- la » communauté, au profi t d’une approche cher-la » communauté, au profi t d’une approche cher- » communauté, au profi t d’une approche cher-» communauté, au profit d’une approche cher-chant à repérer les logiques menant à se définir comme Chinois, ce qui

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conduit l’auteure à se pencher spécialement sur les frontières entre les groupes ethniques en Polynésie française dans un contexte migratoire.

C’est donc la structuration et la diversification des identités au sein d’une population immigrée qui se trouvent placées au centre de la démarche. Les phénomènes abordés au fil des pages, l’assimilation et la multiethnicité, l’autochtonie et le métissage, la diaspora et le transnationalisme, constituent actuellement des objets de débats et des enjeux de renouvellement de l’ethnologie et de l’anthropologie. Ils prennent, dans la présente monographie, un relief particulier en raison de la tentative de renouvellement de l’écriture anthropologique par l’histoire qui est mise en œuvre. Cette « historicisation » de la démarche anthropologique s’observe à plusieurs niveaux : d’abord, au travers du plan qui gouverne la monographie en respectant les cycles de la migration (générations de migrants) ; ensuite, dans le jeu assez systématique des échelles d’analyses, qui contribue à imposer une perspective longitudinale dans la lecture des phénomènes exposés ; enfin, dans la documentation mobilisée, qui remet en cause l’exclusivité de l’enquête ethnographique comme lieu de production des matériaux qu’utilisent les anthropologues. Trémon a en effet déployé une pluralité de sources, archives, travaux historiques et témoignages. On regrettera néanmoins que les conditions de la constitution de ce corpus n’aient pas trouvé place en introduction, à l’exception d’une très courte note (p. 21).

La première partie de l’ouvrage revient donc sur la formation de la communauté chinoise de Polynésie française (ci-après abrégé en PF). L’organisation est chronologique. Le premier chapitre restitue les phases successives de l’immigration et la création des premières institutions chinoises ; l’insertion des Chinois dans les rapports économiques et sociaux coloniaux est ensuite abordée ; enfin, le troisième chapitre révèle la place paradoxale du groupe chinois en PF, à la fois extérieur et central dans la société polynésienne. Cet exposé s’appuie principalement sur la consultation des archives du Centre des archives d’outre-mer et de témoignages. Il complète ainsi le travail de B. Saura, qui n’avait pu utiliser que les fonds du service des archives de la PF à Tahiti (consultés aussi par Trémon, mais de manière plus superficielle). Le résultat de cette enquête historique liminaire est néanmoins assez décevant, particulièrement au regard de la qualité du travail proprement ethnologique qui constitue les

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deuxième et troisième parties de l’ouvrage. L’explication des facteurs de l’immigration, par la théorie du push and pull, se cantonne au niveau macroscopique de l’analyse, et joue finalement assez peu des différentes échelles d’observation, alors que les témoignages recueillis invitaient à une analyse plus fine des contextes chinois (locale, aux niveaux des districts et villages émetteurs, les qiaoxiang 僑鄉).

L’exposé de la structuration et de la segmentation de la communauté chinoise est plus assuré, ainsi que la description de l’insertion des Chinois dans les rapports coloniaux. Les pages consacrées aux relations de crédit sont captivantes (p. 96-100) : à la fois emblématiques des formes d’insertion chinoises observées ailleurs, et porteuses d’interrogations nouvelles sur le rôle du crédit dans un contexte migratoire, qui relie et sépare tout à la fois les Chinois aux autres groupes ethniques. D’un point de vue historique, on regrette enfin que cette première partie n’ait pas cherché à interroger davantage les césures temporelles proposées par Saura, notamment la charnière de 1929, qui ne semblent reposer que sur le point de vue de l’administration coloniale.

La deuxième partie est consacrée à la mise à jour des changements induits, sur le plan de la parenté et des rapports sociaux de sexe, par l’installation définitive en Polynésie. Elle ouvre donc l’enquête proprement ethnologique par l’analyse de la parenté considérée comme cruciale pour comprendre les phénomènes du transnationalisme et de la diaspora. Trois formes sociales d’organisation de la parenté sont présentes parmi les Chinois en PF : la famille (conjugale, souche ou étendue), le lignage et le clan. Le système « patrilinéaire, patriarcal et patrilocal » qui constitue le cadre dans lequel se déploient ces familles en Chine, est infléchi par l’adaptation nécessaire aux conditions de l’émigration, notamment, explique Trémon, par la relocalisation des membres. Celle-ci varie suivant la situation socio-économique et en fonction de la hiérarchie entre frères ; autour d’elle, s’organisent des mouvements centrifuges ou centripètes des membres de la maison (jia 家) suivant les opportunités du moment. Ce redéploiement des membres associé au cycle de développement des familles chinoises permet de comprendre la différentiation des identifications.

Un intéressant mode d’ajustement de la famille chinoise en PF, mis en lumière par Trémon, est la non-reconnaissance des filles, et, plus

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rarement, des garçons (p. 159-160). Cette pratique est a priori cohérente avec la perception des femmes dans les familles : puisqu’elles ne sont pas destinées à demeurer dans la famille, il revient au même qu’elles en soient exclues dès leur naissance. En réalité, ces non-reconnaissances se faisaient en fonction de l’acquisition facilitée de la nationalité française par les filles qui étaient alors reconnues par l’épouse/compagne polynésienne – elles devenaient des prête-noms (pour l’achat de terre, la patente, etc.) qui permettaient d’échapper aux taxes sur les étrangers. Aussi, les filles issues de familles chinoises mais possédant la nationalité française sont des partis recherchés ; loin d’affaiblir la maison, ces « non-reconnaissances » favorisent au contraire l’alliance avec d’autres familles. Le chapitre suivant, consacré à la place de la femme dans les familles chinoises, revient sur les ressorts et les effets de ces stratégies d’adaptation, et notamment, l’émergence d’une « logique utérine » parallèle aux logiques agnatiques chinoises, et qui leur est concurrente. La partie s’achève sur une analyse très fine du métissage et du conflit des affiliations parmi les Chinois de Polynésie, saisis au travers du phénomène généralisé de la circulation des enfants issus d’unions légitimes, analyse qui interroge les rapports entre trajectoires individuelles et dynamique sociale, en conjuguant avec bonheur approche microscopique (récit de vie) et macroscopique (modélisation de l’échange entre groupes ethniques). Il en résulte une définition du métissage qui amène la dernière partie de la monographie, plus spécialement consacrée à la différenciation qui s’est opérée parmi les membres de la troisième génération : « il y a identité métisse non dans le sens où il y aurait mélange harmonieux, mais parce qu’il y a lutte – parfois violente – entre les deux sphères auxquelles il [le métis] affirme appartenir. »

La disparition du statut d’étranger comme marqueur de l’identité chinoise et le desserrement des structures communautaires ont substitué à l’assignation identitaire et à la catégorisation collective, un mode de formulation individualisé de l’identité et l’expression d’une ethnicité symbolique. Une assez large différenciation s’est opérée parmi les membres de la troisième génération, avec une double tendance, d’une part à la localisation, d’autre part à la diasporisation, dans un contexte d’autonomisation du territoire polynésien vis-à-vis de sa métropole et de la montée en puissance de la Chine dans le Pacifique. Parmi les données

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qui illustrent ce processus, les enjeux de mémoire autour du personnage de Chim Soo Kung (Shen Xiugong 沈秀公) et de son culte par les Chinois de PF retiennent l’attention. Le flou historique qui entoure la personne de Chim, coolie chinois guillotiné en 1869 après une rixe mortelle entre travailleurs de la plantation d’Atimaono, alimente les divergences d’interprétation qui prévalent aujourd’hui, et ce sont ces divergences que Trémon utilise habilement pour mettre à jour certaines des lignes de partage qui traversent la communauté chinoise de PF. Pour la majorité des Chinois, Chim est un « martyr » ou un « saint » (p. 277) ; pour une minorité d’entre eux (les francs-maçons, membre de la Chee Kong Tong 致公堂, nom complet 大溪地洪门致公堂, association présentée p. 72-73), il est un ancêtre fondateur (en dépit de son statut de malemort, sans descendance) qui permet de transcender les divisions lignagères pour fonder une communauté à proprement parler, dont on revendique le passé coolie. Apparaît alors clairement la conscience de l’opposition socio-économique entre les Chinois d’origine modeste, qui gardent en mémoire la pauvreté dans laquelle vivaient au départ leurs familles, et ceux issus des grandes familles de commerçants et de propriétaires de plantation, qui dénient à la fois ce passé coolie, les antagonismes soulignés par la Chee Kong Tang, et, enfin, le fait que ce sont souvent des Chinois (très fréquemment leurs propres grands-pères) qui ont fait venir des travailleurs chinois sur leurs plantations. On retrouve ici les stigmates contemporains des rapports économiques et sociaux qui se trouvent à l’origine de la formation des sociétés chinoises outre-mer sur plusieurs continents. Ces enjeux de mémoire révèlent également l’évolution des rapports à la Chine et la différenciation des identifications qu’ils induisent. À travers une galerie de portraits, l’auteure parvient à restituer la diversité des trajectoires et des processus qui conduisent à l’ambiguïté des identifications actuelles. Le dernier chapitre reprend, dans cette perspective, la question du métissage et du dilemme identitaire.

Une des conclusions de cette enquête fouillée, à mettre en relation avec la littérature consacrée aux diasporas, suggère que les identifications formulées en termes de « cosmopolitisme », qui juxtapose les identités, mettant en avant tantôt l’une, tantôt l’autre, non seulement présuppose la reconnaissance de la pluralité culturelle et ethnique (caractère souvent souligné par ladite littérature), mais encore, apparaît indissociable d’une

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hiérarchisation des groupes ethniques selon leur « niveau culturel ». La promotion de la culture chinoise est plus ou moins ouvertement justifiée par l’idée de la supériorité sur la culture polynésienne (p. 375). Et le métissage, s’il est invoqué à l’appui de cette vision cosmopolite, ne l’est qu’au sens où les ingrédients du « mélange » sont a priori dissociés.

Même si les conclusions invitent à une comparaison avec les Peranakans (p. 378), on regrette un peu que cet aspect occupe aussi peu de place dans la monographie. Les pages consacrées à rappeler les facteurs généraux de l’émigration chinoise auraient été, selon moi, peut-être mieux utilisées au profit d’un éclairage plus synchronique des phénomènes de métissage chinois, éclairage susceptible d’aider à évaluer le poids respectif des cultures, contextes, cycles et écosystèmes au sein desquels s’inscrit la migration chinoise. C’est aussi une façon de contribuer à la récusation de toute explication déterministe de la trajectoire par l’« origine chinoise » et les valeurs que celle-ci véhiculerait.

Cette remarque n’enlève rien à l’originalité et à la qualité de cet ouvrage qui livre les résultats d’une enquête approfondie et très maîtrisée. Ces résultats profiteront considérablement aux historiens et anthropologues qui se penchent sur la migration chinoise à l’époque moderne.

Eric GuerassimoffUniversité Paris-Diderot

James Robson, Power of Place: The Religious Landscape of the Southern Sacred Peak (Nanyue 南嶽) in Medieval China, Cambridge (Mass.): Har-vard University Press, 2009. 506 pages

Le champ des études bouddho-taoïstes connaît un nouvel essor depuis peu, notamment grâce à Brian Dott, Christine Mollier et Pierre-Henry de Bruyn. Proche de ces travaux à certains égards, Power of Place de James Robson s’en démarque toutefois : il propose d’abord une instructive syn-thèse de l’histoire des études orographiques en Chine, puis une histoire re-ligieuse du Nanyue 南岳 (Pic sacré du Sud) jusqu’aux Tang. Plutôt que de se concentrer sur un mouvement particulier, l’auteur appréhende le pay-sage religieux du Moyen Âge chinois par un site qu’il considère comme

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agrégeant. Les deux premiers chapitres présentent le système de classi-fication des montagnes en Chine puis l’origine et les évolutions signifi-catives du Nanyue. Le chapitre III aborde l’histoire du Hengshan 衡山 (actuel Hunan), site qui est définitivement associé au Nanyue à partir des Sui (581-618). La seconde partie de l’ouvrage offre une analyse chrono-logique de l’histoire religieuse du pic selon les points de vue taoïste puis bouddhiste, tout en ménageant des lignes de recoupement entre les deux.

Dans le chapitre premier, Robson revient sur la formation et l’évo-lution des pics sacrés. Établis au nombre de cinq pour la première fois sous les Han, leur importance est attestée depuis les Shang. Symboles des divisions administratives du pays, ils correspondent à des postes-fron-tières, pas toujours dans l’orbite chinoise : ils possèdent donc une fonc-tion militaire qui délimite et protège l’Empire. Lieux où les empereurs rendent un culte lors de leurs tours d’inspection, les Pics sacrés jouent un double rôle d’affirmation du pouvoir impérial et d’émanation d’un pou-voir céleste. Enfin, ces marqueurs de l’espace chinois se caractérisent par une grande mobilité dans le temps et l’espace, et l’auteur reprend avec justesse les sources les plus anciennes afin de montrer cette évolution, en s’attachant plus particulièrement au Pic du Sud.

Où situer le Nanyue ? Emblème de stabilité marquant les frontières de l’Empire, il est a priori difficile d’imaginer une montagne changer d’emplacement (Robson parle de transposition). Avec le recentrage du pouvoir chinois autour du Yangzi durant le haut Moyen Âge, le pic prend de l’importance car il demeure le seul encore compris dans les limites du territoire chinois. Les sources taoïstes révèlent que les débats achoppèrent sur sa position exacte (Qianshan 灊山, Huoshan 霍山 ou Tianzhushan 天柱山). Afin de simplifier le classement des montagnes sacrées, il fut déci-dé que les autres pics seraient dorénavant les « assistants » du Hengshan.

Les textes proposent une géographie religieuse complexe de ce lieu. La source principale analysée est le Nanyue zongsheng ji 南岳總勝集 (Collection des faits notables du Nanyue), écrit par Chen Tianfu 陳田夫 (actif au xiie siècle), première monographie orographique indexée à la fois dans les canons bouddhique et taoïste, détail manifeste de la pluri-sa-cralité séculaire de ce site religieux. En ce sens, le Nanyue n’est pas une exception : des sites comme le Taishan 泰山 (Chavannes) ou le Wudang-shan 武當山 (de Bruyn) témoignent d’une telle cohabitation et remettent

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en cause l’intérêt des approches centrées sur une seule tradition religieuse. L’existence de deux versions du texte permet de comprendre les strates de sélectivité scripturaire et mémorielle du lieu, et a en outre préservé un grand nombre de sources introuvables ailleurs.

Dès le iiie siècle les taoïstes s’emparent du Nanyue en superposant leur histoire à celle des anciens sages, à travers la figure de Laozi divi-nisé. Les descriptions détaillées des Neuf parfaits 九真 (immortels avant tout liés au Nanyue) sont le résultat d’un excellent travail philologique, et un autre exemple de la primauté du lieu sur les écoles et traditions reli-gieuses : leur perfection provient du lieu et non de l’appartenance à un lignage.

En outre, la géographie légendaire montre comment un passé ima-ginaire avec ses dieux et héros afférents (comme Zhurong 祝融, principale divinité du site) fut rattaché à la montagne, et comment les toponymes d’origine mythologique du Nanyue renvoient à des réalités physiques. Outre l’historicisation de légendes, les textes ont donc également créé des lieux liés à ces histoires.

Alors que le contexte est à la promotion impériale du taoïsme sous les Tang, Robson propose le contrepoint local. Il établit la succession des maîtres taoïstes et démontre l’importance du Nanyue dans la survie puis la propagation de la révélation du Shangqing 上清. Le Nanyue reste un site fortement taoïste sous les Cinq Dynasties puis sous les Song. Une rela-tion circulaire existe entre le site et les personnages qui y séjournent : ces derniers se nourrissent de sa sacralité et deviennent immortels, puis leur nouveau statut renforce l’autorité sacrée du site. Artificielle à l’origine, l’association des déités avec le site est pertinente car celles-ci deviennent de fait profondément liées à la montagne. La Dame Wei 魏 devient donc pour Robson la figure idéale pour comprendre la transformation d’un per-sonnage historique en divinité ainsi que l’évolution du mouvement des Maîtres célestes. Bien qu’à l’origine sa relation avec le site soit loin d’être tangible, ce lien supposé a une influence bien réelle, puisque toutes les femmes taoïstes se sont réclamées d’elle par la suite.

Le chapitre VII replace le Nanyue sur la carte du bouddhisme chinois. Huisi 慧思 (515-577), fondateur du Tiantai 天台, est le person-nage qui symbolise le mieux son développement au Nanyue. D’emblée, les premiers bouddhistes tentent de s’arroger les meilleures terres ainsi que

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les sites taoïstes. Ces moines sont liés par leur expertise dans le dhyâna et l’affiliation à un même endroit, car le lieu est un facteur aussi important que l’obédience. Comme un écho à l’action des taoïstes (chapitres V et VI), Huisi élabore une histoire reliant le père fondateur à des temps anté-diluviens, afin de renforcer la filiation et la légitimité de leur implantation en ces lieux. C’est bien l’une des forces de cet ouvrage que de chercher à comprendre comment et pourquoi un récit – il importe peu que cet événe-ment ait été imaginé ou non – a pu donner naissance à des mouvements et des traditions bien avérés.

Un dernier chapitre relate les développements ultérieurs du boud-dhisme Chan à travers des récits individuels de moines. La régionalisation du bouddhisme est due au fait qu’il n’a plus les faveurs de la cour ; on s’oriente alors vers des patronages locaux. Ce cas prouve à nouveau que le Nanyue ne fut pas associé à une forme particulière de bouddhisme, mais qu’il faisait office de lieu de convergence de différents courants. Des stûpas sont érigés et les lieux reçoivent des toponymes bouddhiques. Par-tant, Robson mentionne à juste titre l’idée de lieu de mémoire, on regret-tera simplement qu’il ne développe pas un peu plus ce thème. De même attend-on avec impatience une étude sur le Nanyue aux périodes pré-mo-derne et moderne, au vu de la quantité de sources postérieures aux Tang dont l’auteur dispose (les sources anciennes renseignent en effet davan-tage sur la période à laquelle elles furent écrites que sur celles qu’elles prétendent décrire).

Les implantations successives et réussies du taoïsme puis du boud-dhisme sur le Nanyue démontrent l’efficacité d’un tel lieu et l’importance primordiale et prestigieuse qu’il revêt lorsqu’il s’agit d’établir une reli-gion. Il prouve par ailleurs que des éléments religieux s’y sont maintenus même si d’autres s’y développaient. Robson rend à l’espace l’importance qu’il mérite. Avant d’être un espace religieux, c’est un lieu, et c’est bien sa qualité de lieu qui lui permet de devenir terre du sacré. Gloser le mot power (titre judicieux de l’ouvrage) peut se révéler éclairant : la polysémie du mot anglais renvoie à la puissance dégagée par la montagne elle-même, ainsi qu’au pouvoir que lui confèrent les différents mouvements l’ayant marquée. D’autre part, son étude permet de remettre en cause plusieurs affirmations concernant les traditions suivantes : le Shangqing ne fut pas exclusivement lié au Maoshan 茅山, de même que l’école du Tiantai ne le

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fut pas entièrement au Tiantaishan 天台山. Il accorde ainsi plus de poids aux « dynamiques religieuses locales » (p. 322) qui modifient par ricochet certaines grandes tendances acceptées a priori, et démontrent qu’il y eut plutôt interaction que confrontation entre bouddhisme et taoïsme (la com-pétition aurait plutôt eu lieu entre les sites). En somme, un lieu ne doit pas être associé à une pratique à l’exclusion d’une autre ; une montagne comme le Nanyue n’est pas statique, que ce soit dans le temps (les im-plantations religieuses successives) ou dans l’espace (les controverses sur l’emplacement du Nanyue), c’est un lieu avec des dynamiques humaines et religieuses particulières.

Alexis LycasEPHE

Poon Shuk-wah, Negociating Religion in Modern China. State and Com-mon People in Guangzhou, 1900-1937, Hong Kong: Chinese University of Hong Kong Press, 2011. 208 pages

Ce livre, très attendu, est tiré d’une thèse de doctorat, Refashioning Popu-lar Religion: Common People and the State in Republican Guangzhou, soutenue en 2001 à l’université des sciences et techniques de Hong Kong. Il rend compte de façon magistrale des tentatives successives d’impo-ser une réforme des pratiques religieuses à Canton durant le premier xxe siècle. Ce faisant, il vient combler une lacune de la recherche, car comme le fait judicieusement observer l’auteur, cette question constitue l’une des facettes les moins connues de l’ambition d’un contrôle accru de l’État sur la société qui se manifeste à cette période.

Ce projet de réforme des pratiques religieuses se distingue fondamentalement de la traditionnelle prévention de l’administration impériale envers les « sectes hérétiques » parce qu’il est envisagé comme étape d’un processus de modernisation. Pourtant, les autorités entendent garantir la liberté de religion comme c’est le cas en Occident. Leur politique se présente donc comme une lutte contre la superstition (mixin 迷信), lequel terme est, dans ce sens moderne, un emprunt au japonais. Tout le problème réside évidemment dans la délicate définition de la limite

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entre superstition et religion à travers le maquis des pratiques populaires. La perspective d’ensemble du livre n’aura rien pour désorienter le

lecteur français : inspirée de Michel de Certeau, elle consiste à analyser les différentes campagnes initiées par les autorités sous l’angle des résistances, accommodements et subversions qu’elles suscitent parmi la population. Les sources employées sont principalement la presse de Canton (Yuehuabao 越華報 et Guangzhou minguo ribao 廣州民國日報) et Hong Kong (Huazi ribao 華仔日報), ainsi que diverses publications officielles. L’utilisation des archives de la municipalité de Canton, annoncée en introduction, s’avère très marginale. On peut regretter, pour un tel sujet, l’absence de recours à l’histoire orale.

Dans les dernières années des Qing, l’un des éléments qui incite les autorités à s’intéresser de près aux cultes est la richesse du patrimoine foncier des temples. D’autorité, tout ou partie d’un certain nombre d’entre eux se trouvent transformés en écoles de type moderne. Mais le phénomène de spoliation des temples connaît son apogée dans les années 1922-1923 lors du troisième gouvernement cantonais de Sun Yat-sen 孫中山 (1866-1925) qui fait flèche de tout bois pour se procurer des revenus. Poon Shuk-wah y voit l’une des principales origines du célèbre contentieux avec les milices marchandes cantonaise de Chen Lianbo 陳廉伯 (1884-1945), qui se conclut par leur écrasement dans un bain de sang en octobre 1924. Par la suite, l’action des autorités s’infléchit ; elles ambitionnent désormais de réformer les pratiques religieuses elles-mêmes, projet de plus longue haleine qui rend crucial le tri entre celles jugées légitimes et les autres. Si des cultes échappent à l’opprobre pour des raisons qui sont bien expliquées (ainsi, celui de Guan Yu 關羽 est-il considéré avec bienveillance en raison de la nécessité de promouvoir les valeurs guerrières dans une période où la menace japonaise se précise dangereusement), on aimerait une réflexion un peu plus poussée pour comprendre les raisons qui, à l’inverse, conduisent les autorités à prendre tout particulièrement en grippe certains temples, certains cultes ou certaines fêtes comme la fête des mânes (Zhongyuan 中元) ou celle du double sept (septième jour du septième mois lunaire).

Un des points forts du livre est qu’il développe de nombreux cas particuliers. On voit ainsi se déployer de part et d’autre un éventail étonnamment riche de stratégies mêlant négociation (comme le titre le suggère), accommodement, intimidation, recours à la force, temporisation,

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voire diversion. Ainsi, pour contourner l’opposition des autorités à la célébration de la fête des mânes, l’une des principales institutions de charité de la ville, l’hôpital Fangbian 方便, organise en 1932 une célébration de cette fête qui se présente habilement comme un hommage rendu aux soldats de la 19e armée tués dans les combats de Shanghai. Elle veille soigneusement à offrir dans son déroulement des garanties d’orthodoxie vis-à-vis du culte de Sun Yat-sen, si bien que les autorités ne peuvent s’y opposer.

Un tel « recyclage » des fêtes pose néanmoins bien des difficultés car il faut que leur déroulement ne prête pas à une accusation de superstition. La date à laquelle on décide de les célébrer en est un excellent exemple : si l’on choisit d’ignorer le calendrier lunaire et qu’on la fixe dans le calendrier grégorien, on court le risque de voir la population continuer à célébrer la fête sous ses anciens auspices à la date traditionnelle. Quant à suivre le comput traditionnel, ce serait contredire les efforts que les autorités déploient à cette époque pour promouvoir au contraire l’usage du calendrier grégorien.

Cette étude dépeint des autorités éprouvant les pires difficultés à définir une ligne politique et à se mettre en ordre de bataille pour l’appliquer, parce que minées en permanence par des rivalités et des luttes d’influence. L’impulsion vient parfois des injonctions du pouvoir central. Le mouvement de la Vie Nouvelle, dont on oublie trop souvent qu’il assoit Confucius au Panthéon du Guomindang, a par exemple une assez grande influence. Des comités locaux ad hoc comme le Fengsu gaige weiyuanhui 風俗改革委員會 (Comité pour la réforme des coutumes) jouent les chefs d’orchestre durant certaines époques. Mais il s’agit plutôt de l’exception, la norme étant l’action plus ou moins coordonnée de diverses administrations, de l’échelon municipal à celui de la province (dont certaines assez inattendues, comme le Bureau provincial de la sériciculture).

Il est des administrations pour tempérer le zèle des contempteurs des superstitions. La police s’inquiète par exemple que des excès puissent venir troubler l’ordre public. Des universitaires tentent eux d’user de leur influence pour obtenir que certains objets liés à des cultes populaires soient conservés à des fins scientifiques et soulignent par ailleurs que lesdits cultes ont des fonctions positives. À titre individuel, les chrétiens, pour qui

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la lutte contre la superstition a des résonnances particulières, ont tendance à jouer un rôle moteur. L’un d’eux, Jian Youwen 簡又文 (1896-1978), organise ainsi la transformation du temple du dieu de la ville en un espace d’exposition destiné aux produits nationaux. Mais l’action de certains bouddhistes mérite aussi d’être signalée. Ainsi, He Xia 何俠 (1919-2000), un membre du Guomindang au pedigree révolutionnaire impeccable, intervient de façon habile pour assurer la sauvegarde du complexe de temples de la Montagne du nuage blanc (Baiyunshan 白雲山) située au nord de Canton. Dans cette veine, on peut regretter que soient réduits à leur plus simple expression (p. 55) les intéressants développements que la thèse de Poon Shuk-wah consacrait au rôle de personnages comme Li Fulin 李福林 (1874-1952 ) qui, contrôlant des zones étendues de la région où il est implanté de longue date, dispose d’une certaine autonomie dans la sphère politique cantonaise. Ces derniers sont en effet capables de soustraire aux zélateurs de la lutte contre les superstitions des temples pour lesquels ils avaient un intérêt particulier ou une dévotion personnelle.

La conclusion dresse un bilan nuancé de l’influence des politiques menées durant ces années. Il aurait cependant peut-être mieux valu, plutôt que d’établir un (trop bref) parallèle avec le renouveau des formes de religiosité populaire depuis les années 1980, que l’auteur s’interroge sur les éléments de continuité avec les premières décennies du pouvoir du PCC, qui s’est lui aussi notoirement intéressé à la question des superstitions. Il faut en effet souligner que ces diverses campagnes contre les superstitions sont somme toute restées assez peu radicales, surtout par rapport à ce qui attendait les Cantonais après 1949.

D’une écriture claire et dense, judicieusement illustré, ce livre est aussi très bien édité, avec un index utile et une bonne bibliographie. En dépit de sa relative brièveté, il ne laisse pas du tout de sentiment d’inachevé. Il s’agit d’une contribution importante au développement des études sur Canton. Il suscitera l’intérêt des spécialistes de l’histoire religieuse comme de ceux qui s’intéressent aux rapports entre État et société civile.

Xavier PaulèsEHESS

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Vincent Goossaert and David A. Palmer, The Religious Question in Modern China, Chicago and London: The University of Chicago Press, 2011. 464 pages

In 1961, C. K. Yang published his important and controversial book, Reli-gion in Chinese Society: A Study of Contemporary Social Functions of Religion and Some of Their Historical Factors (Berkeley: University of California Press), in which he tried to offer a comprehensive picture of the integrative role played by religion in various aspects of the Chinese people’s life. Fifty years have passed, and religious activities in mainland China have experienced roller coaster-like ups and downs from full-scale destruction during the Cultural Revolution to full-fledged revival in recent years. Many case studies have appeared that try to make sense of this per-plexing phenomenon, and, recently, historian Vincent Goossaert (whose expertise is in Daoism) and anthropologist David Palmer (who specia-lizes in the study of the rise of qigong in contemporary China) took on the long-awaited project of putting together the jigsaw-puzzle pieces and presenting us an overview of the complex twists and turns of the Chinese people’s religious experiences in the long 20th century.

Though both of the works are meant to be all-encompassing and macrosocial in approach, Goossaert and Palmer’s The Religious Question in Modern China (The Religious Question hereafter) is different from Yang’s study in many ways, and their differences may indicate the progress that has been made in the research field of Chinese religion over the past few decades. Yang’s book has been criticized for lacking detailed case studies and field investigations to support his analysis. The Religious Question is able to illustrate its arguments with numerous examples drawn from the authors’ own works and a vast array of recent scholarship. No longer bound by Yang’s conceptual distinction between institutional and diffused religion, Goossaert and Palmer focus instead on examining the ways in which “religion” as a foreign terminology posed a thorny question to intellectuals and state agents in modern China, and how this religious question played out “in the macrosocial context of an open system in which all elements are in constant interaction with one another and with their broader social, political, and economic environment” (p. 8).

The Religious Question is divided into two parts. Part I, entitled

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“Religion and Revolutions” and consisting of seven chapters, explains the state’s religious policies and the rationale behind their formulation. Part II, which has six chapters grouped under the title of “Multiple Religious Modernities: Into the Twenty-First Century,” shows us the resilience of religion in both the city and the countryside in spite of political repression over the decades. A wide variety of religious activities and practices are examined in this part, such as Buddhism, Daoism, Christianity, communal religion, redemptive societies, vegetarianism, Confucian movements, Falungong, death management, etc. One of the particular strengths of the book is that, while the main focus of the book is still the Han Chinese communities of Mainland China, attention is also given to other ethnic minorities (mainly Tibetans and Muslims) as well as to the Chinese communities of Taiwan, Hong Kong, and Singapore. This adds to the subject a much-needed comparative dimension that has been generally overlooked in the existing scholarship.

The book does an admirable job of offering us an overview of the religious changes in 20th-century China, and perhaps it may not be fair to ask why it does not also include this topic or that topic. However, if I might ask for more, I would like to see a gender dimension being added to the discussion. Gender differences are not altogether forgotten in the study, as the authors mention that “older women played an important role in the transmission and revival of communal religion,” and that they were tolerated mainly because they were often considered to be “old, ignorant, and foolish” (p. 246). These elderly women definitely deserve more pages, as they are the ones who have braved political pressure to help preserve and pass on religious traditions. Also deserving of more attention is ancestor worship, which used to be an important, indeed integral part of the Chinese people’s religious life. The authors observe a revival of collective lineage activities in China today. Yet, what do the lineage and kinship relations mean to the people in Mainland China when ancestral trusts are a thing of the past? What key elements hold the lineage members together? And how did the lineages “reinvent” their rituals that had ceased for decades?

An annotated list of suggested readings organized by theme, if added, would have been of much help to both researchers and students who want to conduct research on particular topics. In any case, The Religious

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Question is an excellent work, and it makes an ideal textbook for both undergraduate and postgraduate classes on Chinese religion.

Shuk-wah PoonLingnan University (Hong Kong)

James Cahill, Pictures for Use and Pleasure. Vernacular Painting in High Qing China, Berkeley: University of California Press, 2010. 265 pages

La prépondérance de la peinture lettrée dans les recherches menées en Chine et en Occident a largement occulté les autres formes picturales de la Chine classique. Si la peinture de cour est traitée de manière spécifique, la peinture des professionnels – regroupant, au sens large, toute œuvre servant de décor intérieur aux habitations mais aussi les peintures murales des temples, des demeures privées ou des tombes – n’est l’objet que de quelques rares études, bienvenues mais encore balbutiantes. Ce déséqui-libre s’explique partiellement par les sources écrites traditionnelles, qui n’inventorient, ne classent, ne jugent et ne transmettent que les œuvres considérées dignes d’appartenir au système critique élaboré par l’élite let-trée et dédié à la peinture que celle-ci produit. Ainsi, en matière d’art, la recherche s’est concentrée essentiellement sur la peinture lettrée. En outre, le poids de la culture de l’écrit en Chine reste prégnant chez les chercheurs, dont beaucoup sont encore enclins à comprendre les peintures à travers ce qui en a été écrit plutôt qu’à les observer directement.

C’est à cette peinture des professionnels, marginalisée à la fois dans les textes et dans les esprits, que J. Cahill consacre cet ouvrage. Les images du quotidien et du plaisir auxquelles le titre du livre renvoie évoquent une peinture de l’ordinaire, souvent impersonnelle, employée périodiquement pour répondre à tout type d’événements de la vie sociale. Élaborée au sein d’ateliers situés dans les grandes cités de la dynastie des Qing, il s’agit d’une peinture fonctionnelle dont les multiples facettes sont ici mises en lumière, tout comme la relation complexe tissée avec les autres genres picturaux.

On ne présente plus l’auteur, professeur d’histoire de l’art pendant près de trente ans à l’université de Berkeley, qui fut également conservateur

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du département d’art chinois de la Freer Gallery of Art de Washington. Il est l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire de la peinture chinoise et un acteur majeur du renouveau des études sur l’évaluation de la peinture pratiquée par les professionnels. Ses derniers travaux ont contribué à enrichir notre perception du domaine et à légitimer l’art des non-lettrés au sein de la critique artistique et du monde scientifique.

Pictures for Use and Pleasure se divise en cinq chapitres introduits par une réflexion que l’on retrouve dans toute entreprise de recherche afférente à l’art, et particulièrement dans le domaine de la peinture chinoise, au sujet des notions d’authenticité et d’accessibilité des œuvres présentées. L’auteur a le mérite d’attirer notre attention sur des œuvres jugées mineures ou insuffisamment respectables pour figurer dans les études académiques parce qu’elles restent sans attribution ou ont été abusivement accordées au prestige d’un maître de renom, ou encore parce qu’elles traitent d’un thème trivial, et finalement parce qu’elles révèlent un pan de la peinture chinoise aux antipodes de l’art lettré et des critères d’appréciation qui lui sont attachés.

Le chapitre 1 est consacré aux définitions et aux limites posées par le sujet. La « peinture vernaculaire » (vernacular painting) énoncée dans le sous-titre de l’ouvrage est une peinture du quotidien, à usage privé ou semi-privé. Elle désigne un type d’œuvres réalisées dans des ateliers d’artistes des grands centres urbains de la Chine des xviie et xviiie

siècles, par opposition à la peinture lettrée et aux critères de jugement qui dominent l’art d’apprécier et de collectionner en Chine : exclusivement fonctionnelles, les œuvres produites répondent aux différents usages domestiques ou événements familiaux de l’année en traitant des thèmes populaires, parfois dédiés aux seuls plaisirs des sens. Elles sont exécutées dans un style soigné et délicat dont la tradition remonte à l’académie des Song du Sud (1126-1279), marqué par un travail descriptif du pinceau qui arbore de fines lignes de contour rehaussées de couleurs vives ; elles mettent en scène une imagerie élégante, exprimée de manière vivante au moyen de jeux de textures et de volumes naturalistes rendus possibles par l’adoption de techniques picturales occidentales. Cette peinture se situe bien en dehors des catégories picturales traditionnellement valorisées par l’élite et répond à des enjeux différents. Soucieux de souligner, y compris visuellement, les différences existant entre la pratique de cette peinture

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du quotidien et celle de la peinture lettrée, J. Cahill s’appuie sur des comparaisons (p. 6-8) et des jugements critiques quelque peu hâtifs (p. 7-8, p. 18) qui donnent le sentiment que cette peinture continue de devoir s’évaluer à l’aune de l’art lettré, alors que l’auteur souhaite si ardemment la libérer des perspectives exclusivement centrées sur ce dernier.

L’auteur montre néanmoins le mécanisme qui rend ces œuvres aujourd’hui difficiles d’accès : le désintérêt qu’elles ont suscité s’explique par la domination de l’idéologie lettrée et par la puissante formulation rhétorique de l’école du Sud de Dong Qichang 董其昌 (1555-1636). Il me semble également que l’ostracisme qui les a frappées ne procède pas seulement du manque de sources écrites exploitables que J. Cahill met, avec justesse, en exergue. Ce type de peinture n’était pas méprisé par les élites ni par la communauté des lettrés puisqu’elles en étaient à la fois les commanditaires et les bénéficiaires. Certaines peintures, comme le montre l’auteur avec la peinture de beautés (meiren hua 美人畫) ou la peinture érotique, témoignaient même d’un style très largement appréciées par elles. La question de notre propre regard sur cette peinture, trop peu abordée ici, met au jour notre propre acceptation du dogme des théories traditionnelles de la peinture lettrée chinoise, dogme que J. Cahill relaie lorsqu’il mentionne l’abondante production d’études concernant l’ukiyo-e et le fuzoku’ga au Japon, un pays où ce dogme ne domine pas la pensée artistique (p. 5). Ainsi, on peut regretter que l’histoire de cette peinture du quotidien soit si peu envisagée – ce type de pratique est évoqué directement depuis au moins les xie et xiie siècles, dans les écrits de Mi Fu 米芾 (1067-1151) et Deng Chun 鄧椿 (xiie siècle) – même si elle est replacée au sein d’un phénomène plus large qui touche l’ensemble de la production culturelle, depuis la littérature jusqu’aux chansons populaires (p. 22).

Le chapitre 2 identifie quelques-uns des artistes professionnels travaillant dans les studios des grands centres urbains du Sud, en particulier de Yangzhou. À la recherche de patronage, ils naviguaient entre ces villes méridionales et les grandes cités du Nord, Pékin en premier lieu. J. Cahill révèle leur influence sur les peintres de l’académie impériale, où certains d’entre eux avaient été recommandés, et plus généralement dans la définition d’un style septentrional de peinture de personnages actif tout au long du xviiie siècle.

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J. Cahill a bien senti l’utilité d’engager ici, et à plusieurs reprises au cours de son ouvrage, des sous-chapitres qui traitent de la peinture de cour. S’appuyant sur des rouleaux ou des albums spécifiques, la pratique des peintres académiques est évoquée à travers des thèmes picturaux qui ont trait à la sphère privée ou semi-publique de l’élite mandchoue (xingle tu 行樂圖), réalisés par des artistes qui travaillent également hors de la cour, éventuellement au sein d’ateliers, et qui produisent par ailleurs des rouleaux d’usage domestique pour d’éminents officiels ou de riches marchands. Le regard croisé sur les différences de traitement existant entre la peinture de cour et la peinture professionnelle, pour un même thème – les beautés (meiren hua) par exemple – dans l’exécution et dans sa réception, est riche d’enseignement. Il remet le destinataire de l’œuvre et ses attentes au cœur de la production, tout en abordant le sujet délicat de la catégorisation picturale. J. Cahill différencie l’audience à laquelle s’adresse l’œuvre : il existe donc, au sein de la peinture académique, une peinture du quotidien, à usage privé, et conçue spécifiquement comme telle pour l’empereur et les membres de la famille impériale.

Le traitement stylistique de cette peinture du privé est l’objet du chapitre 3. En particulier, l’auteur se penche sur l’adoption de procédés picturaux européens par les peintres professionnels (p. 67-74), afin d’obtenir des rendus plus réalistes et plus saisissants. Cet aspect est d’autant plus intéressant que l’influence – même si J. Cahill rejette ce terme – de la peinture occidentale dans la peinture chinoise de la fin du xviie siècle et du xviiie siècle est peu abordée en dehors de la peinture académique. La définition d’une peinture de personnages issue du Nord (p. 85) peine en revanche à convaincre. En particulier, les liens de la pratique de Jiao Bingzhen 焦秉貞 (1689-1726) avec le style développé auparavant par Cui Zizhong 崔子忠 (vers 1590-1644) sont trop rapidement énoncés pour être tout à fait concluants. Sans argumentation ni analyse stylistique véritablement développées, les peintures reliées ensuite à cette hypothétique tradition régionale (p. 104-105, p. 10 et p. 134) laissent dubitatif mais renvoient malicieusement à l’article de l’auteur « A Group of Anonynous Northern Figure Paintings from the Qianlong Period », à paraître dans l’ouvrage de Dora C. Y. Ching et al. (ed.), Bridges to Heaven: Essays on East Asian Art in Honor of Professor Wen C. Fong (Princeton: Princeton University Press, 2011).

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La majorité des peintures réalisées par les artistes de studio est anonyme. Les difficultés pour en déterminer l’auteur ou même reconnaître l’individualité d’une main entravent toute tentative de définir l’ampleur du répertoire d’un artiste. Le chapitre 4 est donc consacré à une présentation thématique des peintures et au contexte de leur utilisation. Sur ce dernier point, l’analyse de la relation existante entre les destinataires des œuvres et les différents types de sujets traités est particulièrement novatrice. C’est l’occasion pour J. Cahill d’évoquer le thème du genre et de la différenciation sexuelle du spectateur, une question qui s’inscrit dans le domaine des gender studies. Les sujets de belles femmes, les scènes du quotidien ou d’ordre domestique, accompagnés d’un traitement pictural mettant en exergue l’érudition de la femme, ses activités intimes et tranquilles, les amitiés féminines – parfois ambigües –, pouvaient ainsi être destinés spécifiquement à une clientèle de femmes. Elles en étaient à la fois les destinataires mais aussi éventuellement les commanditaires.

Le chapitre 5 est dédié aux peintures dont le sujet évoque la culture florissante des courtisanes de la fin des Ming et des Qing. L’auteur fait l’ébauche des différents facteurs qui ont affecté le développement spécifique de la peinture de belles femmes : l’acquisition de nouvelles techniques picturales, dont les techniques illusionnistes occidentales, le déclin de la culture courtisane romantique et idéalisée de la fin des Ming et du début des Qing, la commercialisation des plaisirs, la montée de femmes aristocratiques au sein des cercles culturels, l’appropriation par les hommes de thématiques auparavant dirigées vers les femmes, telles que les images de beautés attendant le retour d’un époux que la fonction officielle a éloigné d’elles. J. Cahill perçoit un changement dans la façon dont ces peintures de femmes étaient perçues et employées, et dans la manière avec laquelle l’évolution des techniques en la matière a accompagné la modification du statut des femmes représentées à partir du xviiie siècle, en faveur d’un mode largement plus érotisé, à l’impact sexuel intensifié, et au prix d’une perte d’individualité de la figure féminine et des sentiments intérieurs que les artistes leur insufflaient (p. 157).

La réflexion finale semble résonner comme une transmission de flambeau. Elle constitue à la fois un avertissement contre le manque de culture visuelle, cette acuité et cette expérience du regard face aux œuvres qui nourrissent les réflexions de tout historien de l’art, et un encouragement

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à développer les contributions sur le sujet de l’art non-lettré. Pictures for Use and Pleasure est la somme d’une douzaine d’années

de recherche. L’ouvrage se situe dans un mouvement de redécouverte de la peinture chinoise, qui revisite depuis les années 1990 les évaluations et catégorisations qui informent notre propre perception. L’ouvrage s’appuie sur une solide bibliographie. Il est complété par une courte annexe reproduisant la traduction d’un poème sur une peinture de courtisane – on aurait aimé davantage de textes éclairant la réception de ces œuvres –, un glossaire, une liste des noms et termes chinois, un appareil de notes, une liste des illustrations – dont les notices incomplètes contraignent à revenir dans l’ouvrage pour accéder au matériel ou au lieu de conservation – et un index.

Cette présentation ne rend pas compte de la richesse d’un travail que l’auteur revendique comme un point de départ des recherches sur cette peinture de studio, pratique et populaire. Le travail d’édition est remarquable. La qualité des reproductions, en considérant le fait que certaines œuvres sont éditées pour la première fois, est impeccable. On regrettera l’impression d’inventaire dans la présentation des artistes des chapitres 2 et 3, et, dans une certaine mesure dans le chapitre 5 où les peintures se succèdent les unes aux autres sans que les transitions entre elles soient toujours efficaces. En outre, les nombreuses pistes de recherche initiées depuis des années par l’auteur deviennent les sujets de nombreux sous-chapitres qui s’éloignent parfois du sujet principal – on ne citera que les questions de l’érotisation de la peinture de personnages à destination de l’élite mandchoue (p. 42-59) et de la représentation de la nudité féminine (p. 191-196) – et elles trahissent, il le concède à la fois en début d’ouvrage (p. 28) et en conclusion (p. 199), le caractère morcelé de son livre.

Cette apparente dispersion rend compte de l’importance des études qu’il reste à accomplir. Et c’est le maître mot de l’ouvrage : inciter à la recherche en invitant à redécouvrir la peinture chinoise. D’autant que cette catégorie de peinture, fonctionnelle, décorative et divertissante, appelle à un large examen de la société à laquelle elle prend part : qui en sont les récipiendaires, quelles fonctions remplissaient-elles dans la société, comment étaient-elles utilisées, le fonctionnement des studios d’artistes et la question de l’interaction des différents ateliers entre eux, l’éventuel

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travail de préfabrication et l’individualisation de certaines demandes, etc. Il s’agit de recontextualiser des œuvres (ce qui, sans occulter leur intérêt artistique intrinsèque, permet de s’éloigner de la tendance à la désincarnation que l’idéal de la peinture lettrée véhicule) et d’approfondir notre connaissance de l’histoire de l’art et, plus largement, de l’histoire culturelle d’une époque. L’enjeu de Pictures for Use and Pleasure est de catégoriser cette peinture de l’ordinaire, de la définir au sein des catégories de style, de sujet, de pratique ou de destinataire, et, ce faisant, de lui donner une identité. J. Cahill met les artistes professionnels au cœur de l’histoire de la peinture chinoise et révèle ainsi la complexité sociale du monde de l’art de la fin du xviie siècle et du xviiie siècle.

Muriel PeytavinCREOPS-Université Paris 4

Traités chinois de peinture et de calligraphie. Tome II. Les textes fonda-teurs (les Tang et les Cinq Dynasties), traduits et commentés par Yolaine Escande, Paris : Klincksieck, 2010. 1239 pages

Cet ouvrage est le fruit d’un ambitieux projet éditorial visant à réaliser une collection générale des traités chinois sur les arts de la calligraphie et de la peinture rédigés de l’Antiquité jusqu’aux Qing 清 (1644-1911), et de les traduire en langue française. Il fait suite à un premier volume qui rassem-blait divers extraits tirés des ouvrages canoniques et les traités picturaux et calligraphiques des Han 漢 (206 av. J.-C.-220 ap. J-.C.) jusqu’aux Sui 隋 (581-617), Traités chinois de peinture et de calligraphie. Tome I. Les textes fondateurs (des Han aux Sui), Paris : Klincksieck, 2003.

Dans ce second tome, Escande répertorie, présente et traduit l’en-semble des écrits de théorie de l’art datant des Tang 唐 (618-907) jusqu’à la période des Cinq Dynasties (Wudai 五代, 907-960), des traités fonda-mentaux qui ont constamment servi de références aux artistes et connais-seurs chinois. Jusqu’à présent, les manuscrits étaient accessibles unique-ment en chinois dans des éditions modernes annotées, ou parfois en langue anglaise, par extraits ou traités isolément (S. Bush et Shih Hsio-yen, Early Chinese Texts on Painting, Cambridge: Harvard University Press, 1985 ;

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W. Acker, Some T’ang and pre-T’ang Texts on Chinese Painting, Lei-den: E.J. Brill, 1974, 2e éd.), ou encore en français (N. Vandier-Nicolas, Esthétique et Peinture de paysage en Chine, Paris : Klincksieck, 1983 et F. Cheng, Souffle-Esprit, Paris : Seuil, 1989) mais présentés avec un choix limité et partiel. Ces traités sont donc, pour la grande majorité d’entre eux, traduits dans leur intégralité pour la première fois en français.

Ce n’est pas tant le travail de collation qu’il nous faut souligner – les anthologies chinoises disposent déjà des sources de première main et fournissent les variantes selon les manuscrits – que celui de traduction, considérable et rigoureux.

La présentation des textes suit la tradition chinoise des collections de traités : elle est chronologique et par auteur. L’ouvrage s’ouvre sur une introduction présentant les événements charnières de la dynastie Tang et replaçant les textes traduits dans leur contexte esthétique. Ceux-ci sont ensuite répartis dans quatre parties inégales, selon le découpage historique traditionnel de la dynastie Tang – début-apogée-déclin – et, pour finir, la période des Cinq Dynasties. Chaque partie est elle-même accompagnée d’une introduction puis chacun des auteurs est brièvement présenté, de même que son (ses) texte(s), viennent ensuite les traductions. Comme pour le tome précédent, celui-ci comprend des annexes considérables : un appareil biographique, un glossaire, une bibliographie, la liste des illus-trations, une chronologie des dynasties, et plusieurs index (noms propres, œuvres littéraires, peintures et calligraphies citées, termes techniques et notions philosophiques).

La première partie rassemble des traités rédigés au début de la dynastie des Tang (viie siècle), période marquée par un fort développement culturel et artistique. Les écrits sur l’art portent essentiellement sur la calligraphie qui se dote alors d’une normalisation théorique, englobant à la fois les principes techniques, l’état d’esprit du scripteur et la dimension philosophique de l’art de l’écriture. En peinture, les théoriciens continuent de recenser les artistes, de les classer et de comparer leurs styles.

La seconde partie se concentre sur l’apogée de la dynastie Tang (viiie siècle) durant laquelle des artistes exceptionnels émergent tant en calligraphie qu’en peinture. Parallèlement, des traités fondamentaux sont rédigés, mettant en avant un véritable système théorique calligraphique (Shuduan 書斷 de Zhang Huaiguan 張懷瓘) ou se focalisant sur deux

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nouveautés picturales capitales : d’une part, les principes de composition d’une peinture de paysage (shanshui 山水), un genre en plein dévelop-pement ; d’autre part, une réflexion sur l’utilisation et les propriétés de l’encre seule, Shanshui jue 山水訣 et Shanshui lun 山水論 attribués à Wang Wei 王維.

La troisième partie concerne la fin des Tang (viiie-ixe siècles). L’af-faiblissement du pouvoir central se traduit par un repli politique et un retour à la culture antique. La personnalité et la vie des calligraphes sont, encore plus explicitement qu’auparavant, mises en relation avec la qualité de leur œuvre ; quant à la peinture, elle se lie étroitement à la poésie tandis que les théories picturales, en adoptant le système de classification et de jugement appliqué à la calligraphie et en argumentant d’après les manus-crits antérieurs, s’arment de deux des plus grands traités de l’histoire de l’art chinoise, Tangchao minghua lu 唐朝名畫錄 de Zhu Jingxuan 朱景玄 et Lidai minghua ji 歷代名畫記 de Zhang Yanyuan 張彥遠.

Enfin, la quatrième partie est consacrée à la traduction du seul traité de peinture essentiel rattaché à la courte période des Cinq Dynasties, le Bifa ji 筆法記 attribué à Jing Hao 荊浩 (vers 870-vers 930), qui théorise la peinture de montagnes et d’eaux et ouvre la voie à l’esthétique des let-trés. En cette période de troubles, le genre connaît alors son premier grand épanouissement et c’est au cours de la période suivante des Song du Nord (960-1126) qu’il se hissera au premier rang des genres picturaux, primant dès lors au sein de l’art lettré.

Le rappel historique sur lequel s’ouvre chaque partie évoque les circonstances de la création des textes. Ces préambules souffrent d’une re-mise en contexte trop laconique pour mettre suffisamment en perspective les données esthétiques et l’évolution théorique qui sous-tendent la pra-tique de la calligraphie et de la peinture (alors qu’il en est ensuite question dans les manuscrits). Les textes sont proposés par auteur, chaque auteur étant assorti d’une courte notice biographique qui rappelle sa place au sein de son époque et introduit aux traités en considérant leur apport principal. Les textes envisagés sont parfois des apocryphes, rédigés ou augmentés à des périodes plus tardives. Si Escande évoque leur situation historique et les incertitudes quant à la fiabilité des contenus, il aurait été bienvenu de retracer la transmission des manuscrits. Nombreux sont les textes anciens non intégraux à avoir été réarrangés à partir de recueils plus récents, par-

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fois seulement à partir d’extraits, et l’on sait – le travail de traduction d’Escande y contribue – que les propos empruntés à des textes antérieurs et donnés en citation sont parfois largement réécrits par les théoriciens au cours des âges. Ces précisions auraient par ailleurs étayé le choix des anthologies sur lesquelles elle a fondé ses traductions.

Cela étant, le souci d’exactitude des traductions est tout à fait remar-quable. Escande a fait le choix de rester fidèle au texte original mais les efforts de langage qu’elle a mobilisés restituent la richesse esthétique des traités tout en en préservant les nuances, indispensables lorsque le vocabu-laire esthétique emprunte au répertoire de la pensée chinoise ou à la théo-rie littéraire. Les expressions imagées ou techniques sont méthodiquement transcrites ou explicitées en note, reprenant d’ailleurs pour beaucoup les exégèses données dans son ouvrage L’Art en Chine. La Résonance inté-rieure, Paris : Hermann, 2001. Sur le plan de la forme, il conviendrait toutefois de donner dans les traductions les caractères chinois en regard des termes techniques au lieu de l’insuffisante transcription pinyin.

Les commentaires réussissent leur pari d’enrichir les traductions, concourant à resituer et éclairer les propos des connaisseurs anciens en donnant les outils de compréhension nécessaires : vocable technique et philosophique scrupuleusement expliqué, références aux textes sources de l’histoire et de la pensée chinoises, citations des théoriciens des dynasties passées, renvois aux textes antérieurs auxquels les auteurs Tang se réfèrent continuellement et croisement des sources. Escande a mis au profit de l’analyse de ces textes non seulement son érudition sinologique, mais les outils de son expérience de la calligraphie – une compréhension pour ainsi dire saisie de l’intérieur –, en particulier dans les commentaires très tech-niques du Bajue 八訣 et du Sanshiliu fa 三十六法 d’Ouyang Xun 歐陽詢 (557-641), p. 23-41.

Quelques remarques supplémentaires auraient parfois été utiles. Ainsi, la question du statut du peintre sous les Tang, initiée par l’anecdote sur Yan Liben 閻立本 ( ?-673) p. 567, est abordée trop brièvement p. 645, note 386. Or, le critère du statut social comme facteur déterminant de la classification des artistes est flagrant dans le Tangchao minghua lu de Zhu Jingxuan puisque les peintres classés dans les catégories supérieures sont des hauts fonctionnaires de la cour impériale et qu’à la fin du traité, p. 599, le terme « artisan » est appliqué à des peintres classés dans la catégorie in-

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férieure « talentueuse moyenne ». Si la question du statut social de l’artiste ne devient fondamentale qu’avec l’institution des principes de la peinture lettrée sous les Song du Nord, elle est néanmoins sous-jacente dans les traités sur l’art depuis au moins le vie siècle et elle est également à l’œuvre dans le célèbre traité Tang de Zhang Yanyuan (p. 639 par exemple), tout comme le sujet des relations entre les différents types de peintres (Zhang, p. 855, 873-875) qu’il aurait été intéressant d’approfondir. Nul doute ce-pendant que cette question sera traitée dans les traductions à venir au sein des tomes suivants. En outre, une explication de la traduction « style let-tré », concernant le maître de Liu Shaozu 劉紹祖 (ve siècle), p. 823, aurait été judicieuse, s’agissant d’un vocabulaire qui renvoie directement à la théorie de l’art lettré, laquelle ne s’élabore que dans les siècles suivants. Pour finir, s’il existe des manques dans les définitions proposées – ainsi du terme fengliu 風流, p. 183, 326, etc. – c’est que l’ouvrage se conçoit comme appartenant à une anthologie : l’auteur les ayant traités dans le tome 1, elles ne sont pas répétées ici. Néanmoins, on aurait souhaité que ces termes puissent être l’objet de renvois à une littérature récente, par exemple Huang Mingcheng 黃明誠, Wei Jin fengliu de yishu jingshen 魏晉風流的藝術精神, Taipei : Guoli lishi bowuguan, 2005 au sujet de la notion de fengliu.

Les remarques qui suivent concernent le travail éditorial de la fin de l’ouvrage. Les traductions s’accompagnent des biographies des auteurs et des personnages cités, lesquelles permettent de retrouver les textes dans leur titre original chinois (on aurait aimé que ce titre soit également intro-duit au sein des traductions elles-mêmes). Parfois, il existe un manque de cohérence dans les renvois aux notices biographiques d’un artiste, ainsi la note concernant Zheng Fashi 鄭法士 (vie siècle) p. 71 renvoie à sa bio-graphie p. 190-191 alors que sa biographie principale au sein de l’index des noms propres est indiquée aux p. 853-855. D’un point de vue formel, on peut regretter que dans la bibliographie, le classement alphabétique soit rendu peu lisible du fait que les prénoms apparaissent en tête des entrées des ouvrages occidentaux, à l’inverse de la présentation tradition-nelle conservée pour les ouvrages chinois, où le nom de famille apparaît en tête. De même, pour ces derniers, ce sont les traductions françaises du titre qui sont d’abord indiquées, puis, entre parenthèse, le titre en pinyin (hormis pour le Shuowen jiezi 說文解字 de Xu Shen 許慎) sans les ca-

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ractères chinois. Le choix inverse – et selon moi plus pertinent – avait été privilégié dans le tome I. Les titres en chinois auraient pu également apparaître dans l’index des œuvres littéraires et dans celui des peintures et calligraphies. En outre, l’index des œuvres littéraires aurait été plus facilement mobilisable s’il avait conservé le système de classement par titre en transcription pinyin et non par la traduction française d’Escande, un même ouvrage pouvant par ailleurs être connu du lecteur sous une autre traduction. Je cite ces quelques exemples uniquement pour souligner l’importance de parachever un ouvrage d’une telle dimension, à la fois pour le confort de lecture et pour l’outil de recherche qu’il ne manquera pas de devenir.

Il convient également d’évoquer le travail d’illustration du volume. En ce qui concerne la calligraphie, il est tout à fait heureux que le lecteur puisse se référer à des détails calligraphiques des plus grands maîtres, compte tenu de la nature visuelle – et de ses effets – des techniques de l’écriture, à deux nuances près : d’abord, les détails des caractères calligraphiés illustrant les deux traités particulièrement techniques du Bajue et du Sanshiliu fa d’Ouyang Xun, p. 23-41, et insérés dans l’appareil de notes, sont d’une taille trop réduite pour qu’on en discerne toujours la cohérence avec le propos du traité lui-même ; par ailleurs, certaines explications manquent, par exemple p. 32 notes 54-55-56 où l’illustration par un caractère constitue le seul éclairage de la méthode du tracé calligraphique présentée dans le texte. D’autre part, les illustrations de peintures sont données en noir et blanc alors que l’apposition des couleurs reste particulièrement importante dans la peinture pré-Song. En outre, elles ne m’apparaissent pas toujours pertinentes au regard des manuscrits et traduisent les limites de l’évocation d’une peinture dont il ne reste plus, ou pratiquement, de traces. Ainsi, pour accompagner l’évocation des peintures murales des temples taoïstes et bouddhiques de Chang’an et Luoyang dont il est question dans les traités, en particulier dans le Lidai minghua ji de Zhang Yanyuan, disparues depuis longtemps, le choix s’est porté sur la reproduction de peintures issues du site de Dunhuang. Cette association est intéressante dans la mesure où elle permet pour le lecteur de préciser la forme des sujets religieux traités. Il aurait fallu préciser qu’il existe aujourd’hui un consensus seulement sur l’analogie de style entre les peintures réalisées au cœur du pouvoir Tang et celles réalisées aux

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confins de leur territoire, notamment à Dunhuang, réceptacle d’influences stylistiques multiples jusque sous les Tang, les artistes de Dunhuang n’étant pas ceux qui travaillaient dans les monastères et les temples de la cour. Les rapprochements entre ces deux types de peintures murales doivent se faire avec précaution au stade des recherches actuelles, puisque nous ne disposons aujourd’hui pour seule comparaison que de quelques exemples de fresques issues de tombes de hauts dignitaires de l’Empire. Une note d’avertissement à ce sujet aurait été utile.

Pour conclure, je dois émettre quelques réserves sur le travail d’édition. De trop nombreuses fautes jalonnent malheureusement l’ouvrage (mots doublés, lettres erronées ou fautes d’orthographe, caractères erronés, mots et espaces manquants ou indus et erreurs de ponctuation).

Ces quelques défauts d’édition ne portent évidemment pas atteinte à l’intérêt scientifique de ce recueil. On ne saurait trop insister sur la qualité du travail de traduction et sur le didactisme des commentaires, qui donnent accès à la conception esthétique chinoise – laquelle s’établit d’abord sur l’écriture – à un public de non-connaisseurs. Escande retrace ainsi, en français, les réflexions et les expériences des artistes et théoriciens qui fondent les sources de l’histoire de la théorie de l’art en Chine.

Muriel PeytavinCREOPS-Université Paris 4

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