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2 ----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Grand format (170x240)] NB Pages : 360 pages

- Tranche : (nb pages x 0,07 mm) = 27.2 ----------------------------------------------------------------------------

Tu honoreras ton père, mon semblable au cœur de pierre

Michel Wilde

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… à Mourette.

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Préambule

Comment sortir indemne d’une existence au cours de laquelle les relations avec le père ont été systématiquement compliquées, tendues, violentes, en dépit de pauvres éclaircies ménageant de rares instants de bonheur sous un ciel bien orageux ?

Comment pardonner ces brimades, ces cris, ces emportements, ces coups généreusement distribués ? Comment effacer l’ambiance de crainte et de terreur qui régnaient de façon quasi systématique lors des repas ? Comment effacer le harcèlement moral qui, dans la solitude que mon père s’était choisie, le conduisit à me tourmenter à distance à la fin de sa vie ?

La maladie, en l’occurrence la schizophrénie, peut-elle être seule responsable de ces états d’âme véhéments ?

Comment faire comprendre aux personnes du large cercle familial, aveuglées par l’aura artistique et le charisme de celui qui pouvait se montrer prodigieusement intéressant, attentionné, affectueux, attentif, que le même homme, artiste, poète et troubadour, pouvait exceller dans les propos véhéments et l’incontournable violence physique lorsque il redevenait père et époux ? L’aveuglement était tel qu’il pouvait aller jusqu’au déni.

Comment expliquer aux innombrables admirateurs, amis et sympathisants divers ayant croisé le sentier du « troubadour » que ce dernier pouvait se montrer ô combien exécrable envers ses proches ?

Le récit qui suit décrit mon existence de mon plus lointain souvenir d’enfance jusqu’au dénouement suprême, quelques cinquante années plus tard, au cours desquelles j’eus régulièrement à subir et à supporter les sautes d’humeur de mon honorable géniteur, artiste génial, autodidacte, prolifique mais aussi cruel, jusque dans l’ultime phrase qu’il me dédia.

M.W.

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« Pourquoi papa ne travaille-t-il pas ? » demandai-je un jour à ma mère. Si la question lui parut certainement embarrassante, la réponse dût l’être tout autant car elle m’était destinée, du haut de mes sept ans. Maman, que mon père appelait Anna, se devait de trouver les mots justes.

« Tu sais bien, il a fait le facteur. – Oui, mais ça fait longtemps, répliquai-je – Il est malade. – Pourquoi n’est-il pas tout le temps au lit, alors ? – Il joue de la musique et il écrit », conclut alors ma douce mère. Je dus momentanément me contenter de cette explication car elle n’était pas

fausse. En effet, mon père Ludovic jouait fréquemment de la guitare, composait et interprétait les chansons qu’il écrivait. Il avait même fait partie d’un, puis deux orchestres de bal musette qui animaient les fêtes de la vallée du Comminges où nous résidions. L’un s’appelait : « les diables rouges », l’autre : « les bat mens ».

Il arrivait également à papa de s’aliter de façon impromptue.

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Chapitre 1 La maison de Gaud – Merci mamie

Le plus lointain souvenir de mon père remonte à ma deuxième année : je suis fou de joie, assis sur les genoux de ma mère, elle-même sur le siège passager de la Simca 6, tandis que le paternel manœuvre avec brio l’immense volant tout blanc de cette auto de couleur rouge… Je revois aussi le levier de vitesse au pommeau blanc, et il me semble entendre encore le vrombissement du moteur de ce « bolide » mené par mon père tout sourire.

« Ludo, il est fou de cette voiture ! » criait alors ma mère, aux anges.

Nous étions au début des années soixante, le transistor crachotait des musiques modernes et des chansons dont certaines étaient incompréhensibles, mais à leur écoute on ne pouvait s’empêcher de battre la mesure en tapant du pied, ainsi que j’avais vu certains adultes le faire. Papa ne les chantait pas. Par contre, il jouait fréquemment à la guitare l’air : « Enfants de tous pays » de Enrico Macias, et le médiator était pris d’une frénésie magique en grattant les cordes. La casse d’une d’elles mettait bien souvent un terme à la séance, tandis que le virtuose entonnait : « Anna ! je n’ai plus de corde. Il me faut une MI Argentine ! ». Un jour, ce fut le plectre qui cassa. Avec rage, Ludovic se saisit d’un couteau et tailla dans la poubelle un nouveau médiator. Je ne me souviens pas si le nouvel accessoire fut aussi efficace qu’un vrai, mais la poubelle s’en trouva mutilée à vie !

Nous habitions alors une petite maison louée à tante Joséphine (sœur de Louise, ma grand-mère maternelle), au bord de la nationale 125, juste devant le panneau signalant la localité de Gaud.

Ce n’était pas un palais, loin de là, mais elle avait l’aspect d’une petite bicoque grise aux volets de bois délavés, lui donnant un air gentillet de maison de conte. Elle était composée d’une entrée avec à droite la porte donnant sur la cuisine, et en face un escalier. Sous cet escalier ; un petit réduit tenait lieu de point d’eau, avec un lavabo de

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pierre rouge surmonté d’un robinet en bronze, le tout éclairé par une fenêtre donnant sur la scierie des voisins. Deux chambres constituaient l’étage : la première qui m’était destinée, de par ses modestes dimensions, la plus grande étant la « suite » parentale. De mon lit, je pouvais voir les marches d’un autre escalier permettant d’accéder au grenier, condamné par une porte verrouillée. Sur une de ces marches qui partaient en colimaçon était disposé mon pot de chambre en émail bleu, car à l’époque les sanitaires se réduisaient bien souvent à ce genre d’accessoire. Mes parents utilisaient un seau muni d’un couvercle.

De temps à autres, des cris et des disputes résonnaient dans cette petite maison, probablement étouffés par le bruit de la circulation sur la route, par le vacarme de la scierie de l’autre côté, et par les remous du torrent de La Pique toute proche. Mais moi, je les entendais.

J’ignorais bien entendu les raisons de ces échanges violents, et inconsciemment je tremblais de peur. Pour ma mère, bien sûr, mais aussi pour moi, car les corrections physiques étaient fréquentes. Papa criait plus fort qu’elle.

Maman travaillait dans un grand hôtel à l’entrée du village, et semblait heureuse de cet emploi. Papa à cette époque faisait tour à tour le cantonnier, les annonces municipales au porte-voix et aussi le facteur, à titre de remplaçant. Ses cheveux étaient coupés en brosse, il portait la moustache et fumait souvent des cigarettes, ce qui lui donnait l’occasion de toussoter en petites quintes répétées, comme un tic nerveux. Bien qu’il ne fut plus militaire actif, il se coiffait d’un béret basque porté à la façon des chasseurs alpins, bien calé du côté droit.

Un jour, la Simca 6 tomba définitivement en panne, malgré les efforts de tonton Michel qui avait mis tout le moteur en pièces sur une couverture. Une fois remonté, le moteur redémarra aussitôt, mais finit par rendre l’âme peu de temps après, vaincu par l’usure.

Ce fut donc un superbe vélo jaune aux minuscules sacoches métalliques qui remplaça l’auto. Assis en amazone sur la barre supérieure du cadre, mes mains sur le milieu du guidon, je prenais place sur cette bicyclette, tandis que le paternel m’entourant de ses bras velus pédalait ferme pour me conduire à l’école Notre Dame, où je débutais ma scolarité.

Les nones appartenaient à l’ordre des Servantes de Marie et assuraient les cours. A la cuisine, une brave sœur d’origine basque et à la voix forte s’activait aux fourneaux, mais le résultat n’était pas toujours à la hauteur des efforts déployés. Il était fréquent que je demeurasse longtemps après le repas devant mon bol de soupe froide couvert d’une pellicule peu appétissante, contraint de finir le peu ragoûtant breuvage… Sinon, les nones m’adoraient, et si la majorité des élèves étaient des filles, cela ne me posait pas de problèmes. J’adorais partager leurs jeux de poupées.

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L’apprentissage de la lecture m’était fort pénible ; je me revois butant sur les mots, ponctuant mes phrases de longs silences mis à profit par mes congénères augurant de mes hésitations pour se dissiper.

Les journées étaient fort longues, aussi avais-je hâte de rentrer le soir, afin de retrouver mes livres de « Tartinet » ou « le journal de Mickey ». Je ne me lassais pas de contempler les pages illustrées et tentais d’en comprendre l’intrigue.

Le jeudi, j’allais chez mamie à Cierp, le village adjacent au nôtre. Il suffisait de quelques minutes de marche pour s’y rendre. Là, j’étais attendu comme le Messie. Entouré de mémé, veuve de guerre, de Monsieur Isidore Artigue (on avait fini par contracter Monsieur et Artigue, ce qui donnait phonétiquement : « meussiartigue » !) son compagnon, ancien combattant de la Grande Guerre, et de mamie, j’étais comme sur un nuage, jouant sans répit dans l’immense jardin savamment cultivé entre rigoles, fontaine, allées et massifs. Aussi quand sonnait l’heure du retour au foyer, je n’étais pas forcément volontaire !

Chez mamie Louise, donc, la vie semblait rythmée par les travaux du jardin, les commissions au village, et surtout par les « informations » écoutées religieusement toutes les heures par mémé et M. Artigue, devant l’unique récepteur de radio de la maison, un PHILIPS en bakélite au cadran transparent sur lequel d’innombrables noms de villes étaient inscrits en lettres blanches, savamment éclairées lorsque l’appareil était allumé. N’importe où que l’on soit dans la maison ou le jardin, lorsque l’indicatif musical des « nouvelles » retentissait, on ne pouvait ignorer qu’une heure venait de s’achever et que, devant le poste, deux êtres se recueillaient en raclant la gorge, opinant du chef ou secouant la tête à l’énoncé du journal parlé… Ce qui me paraissait bien étrange, c’est que toutes ces informations étaient captées par un curieux fil marron boudiné en un long ressort courant sur plusieurs mètres, déployé jusqu’au plafond et branché à l’arrière du récepteur : c’était l’antenne ! La voix et la musique sortaient d’une large façade en tissu jaunâtre, entre les deux colonnes en bakélite ornant le récepteur.

En hiver, mémé tricotait des chaussettes avec de la laine issue de la filature locale : « pure laine des Pyrénées », M. Artigue sifflotait, rédigeait des lettres, lisait le « journal des anciens combattants » et me racontait des histoires. C’était une époque propice aux contes, fussent-ils issus de l’imaginaire, car bien souvent, le conteur devait improviser ses récits, trouver une chute ou bien laisser l’histoire en suspens en attendant la suite prochaine…

« Et alors ? demandais-je impatiemment. – La semaine prochaine, tu le sauras si tu es sage, et si tu as bien travaillé à

l’école » me répondait-il invariablement. Pendant ce temps, mamie faisait le ménage, préparait les repas, s’affairait sans

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cesse, telle une ouvrière dans sa ruche, sans oublier de me câliner au passage ! Pendant les vacances, elle m’emmenait à Luchon, ce qui nous donnait

l’occasion d’emprunter l’autocar. Je revois le cervidé marron peint sur la carrosserie rouge et grise du bus « Escapade », les sièges branlants, les passagers dont les têtes subissaient involontairement l’inertie du véhicule tout au long de cette route aux innombrables virages. Le chauffeur en blouse bleue nous délivrait les tickets colorés issus d’un boîtier en bois qui formait un livre, tout en rendant la monnaie de la sacoche en cuir qu’il portait en bandoulière. Je revois aussi mamie, bien habillée, bien coiffée avec à son alliance les titres de transport soigneusement pliés comme un petit nœud papillon. Elle me souriait, et veillait à ce que je ne manquasse de rien.

Arrivés à Luchon, comme un rite tacite nous parcourions les Allées d’Etigny, immensément rectilignes. Les magasins qui s’y trouvaient incitaient à la flânerie, surtout ceux qui proposaient les miniatures Dinky toys ou autres Norev, puis nous allions au cinéma. En été, les rôtisseries embaumaient l’air. Souvent, après avoir succombé à la tentation des portions de poulet rôti, nous les dégustions avec des pommes chips, assis sur un banc, au bord du lac des thermes.

Les jours d’exception, c’était l’ascension en funiculaire jusqu’à la Chaumière, un charmant hôtel dont la terrasse offrait un point de vue remarquable sur Luchon. Après avoir passé le tourniquet de la gare de départ au dessus de la Glacière, nous prenions place à bord d’une benne bleue ou jaune pouvant accueillir une dizaine de personnes. La pente était très raide. Un câble entrait alors en action et entraînait le wagonnet dans l’ascension. A mi-parcours, nous croisions la benne descendante qui nous évitait comme par magie grâce à un savant aiguillage. Il n’était pas rare que les passagers échangeassent de joyeux saluts à cet instant.

Une fois arrivés, on pouvait apercevoir au-dessus de la gare supérieure l’énorme poulie qui enroulait le câble, dans une sonorité métallique effrayante. J’étais ébahi de tant d’ingéniosité. La journée s’achevait alors par une longue promenade nous ramenant à la ville par les sentiers.

Nous pouvions également emprunter le chemin de fer à crémaillère reliant Luchon à Superbagnères. Quelle joie que de prendre place à bord de ce train de bois vernis, quel bonheur que de le sentir s’ébranler soudain et attaquer la longue ascension dans le cliquetis de la crémaillère ! Pendant la montée à fort pourcentage, on pouvait voir s’éloigner les toits de la ville, jusqu’à découvrir l’agglomération luchonnaise comme sur une carte postale. Il était parfois également possible d’apercevoir le jet en arc de cercle d’un passager urinant par la portière sans autre forme de procès ! Le tout entre les sapins et les hêtres, raides comme des colonnes. Parvenus en haut, l’air vif de l’altitude nous saisissait et c’est

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vers le télébenne du Céciré que nous marchions afin d’entamer une autre promenade, plus aérienne, celle-là.

Pas très au fait de ces mécanisations, ma chère mamie eut une belle frayeur à la gare du Céciré lors de notre toute première excursion. En effet, la pratique voulait que l’on prenne place dans le panier du télébenne par l’arrière, l’ensemble fonctionnant sans arrêt, bien entendu. Aussi, après s’être installée dans un panier, mamie s’aperçut avec stupeur que j’étais resté sur le quai ! Les braves employés ne m’ayant pas remarqué n’avaient donc pas pu me faire monter en même temps qu’elle. « L’enfant ! » hurla la grand-mère tout en se jetant hors de sa nacelle… alors qu’elle se trouvait déjà au-dessus du vide ! Certes le bond qu’elle fît pour ne pas me laisser seul n’égala pas celui du tout proche Saint-Aventin, illustre saint des Pyrénées, lorsque il s’évada du fort de Saint Blancat, mais elle brava le danger avec brio et se retrouva saine et sauve sur le quai, à mes côtés ! Les employés la sermonnèrent avec raison, et rétrospectivement, elle eût très peur de son imprudence.

Après toutes ces émotions, le retour à la maison de Gaud n’était pas des plus joyeux, et les disputes étaient de plus en plus fréquentes. Mes oreilles d’enfant ne saisissaient pas toujours les raisons de ces querelles, mais des mots étaient sans équivoque : « Ta mère, elle nous le pourrit… il n’ira plus… « ils » vont m’entendre… » et sur moi, les yeux de la colère paternelle s’abattaient. Ma mère en pleurs épluchait les légumes, ou bien tartinait le contenu d’un os à moelle sur des tranches de pain qu’elle passait au four. Le bon goût de ce mets si simple apaisait momentanément la mauvaise humeur de Ludovic et séchait les larmes maternelles. Dans mon for intérieur, je redoutais la menace de ne plus aller voir mamie. En fait, papa ne voulait pas s’entendre avec sa belle mère. Il ne la supportait pas, et l’amour qu’elle me portait était inversement proportionnel à la haine qu’il lui vouait.

Gare à moi également si je faisais pipi à côté du pot dans ma chambre, la menace de lécher les gouttes tombées sur les marches était sévèrement rappelée et parfois mise à exécution. Qu’y pouvais-je si mon « petit oiseau » visait tout droit, au lieu d’aller vers le bas ?

Les « scènes » de repas étaient hélas quasiment quotidiennes. Elles se produisaient souvent le soir, car le midi, je mangeais à la cantine du couvent. La table était disposée le long du mur, côté route, entre les deux fenêtres du bas. Je mangeais à un bout, maman à ma gauche, et papa en face de moi. Le prétexte à dispute était facile à trouver : le bruit de ma fourchette frottant involontairement mes dents et qui était insupportable au chef de famille ; ma réticence à ingurgiter le bouilli de bœuf qui tournait et retournait sans cesse dans ma bouche sans que je puisse l’avaler ; les

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œufs au plat que j’aurais adoré déguster mais dont je ne pouvais consommer que le jaune : le seul fait de mastiquer le blanc me donnait la nausée. Alors, soucieux de me rendre omnivore, mon père ne me quittait pas du regard, ses yeux noirs étaient comme exorbités. Il se tenait assis avec la jambe droite en dehors de la table, prêt à bondir sur moi dès mes premiers signes d’écœurement. Si la bouchée n’était pas avalée aussitôt, j’avais droit à une bonne gifle. Ma mère s’interposait alors et la dispute éclatait. Que de larmes étaient ainsi versées, bien incapables hélas d’arrêter la fureur du chef. Oui du chef, car il aimait à rappeler qu’il était LE CHEF de famille, qu’on lui devait soumission et respect, et naturellement à ce titre on ne devait pas le contrarier !

Une nuit, je fis un cauchemar insupportable. Un énorme taureau noir lacérait de ses cornes la toile du poste de M. Artigue puis fonçait sur moi dans un meuglement sépulcral. La scène de ce rêve affreux occupait toute ma chambre, et malgré mes yeux écarquillés, je n’arrivais pas à me réveiller tandis que les cornes acérées menaçaient de me transpercer. L’angoisse était à son paroxysme et je hurlais de terreur. En fait de taureau, ce fut la charge paternelle qui se manifesta. Ma peur fut apaisée par les gifles que je reçus, et autres coups portés « pour mon bien ». Cela fut le geste de trop ; maman prit la décision de me confier à ma grand-mère, après m’avoir conduit chez le médecin du village, lequel dut sans doute abonder en ce sens au vu des ecchymoses.

Après bien des pleurs, maman partit pour Font Romeu où elle s’occupa durant quelques mois d’enfants asthmatiques séjournant en colonie sanitaire. Elle en avait parfaitement la capacité, ayant dans un passé très proche pratiqué le scoutisme en qualité de guide.

Je vivais désormais à Cierp, chez mamie, et mon père venait me voir de temps en temps, se montrait gentil ; je me souviens de l’avoir vu pleurer bruyamment dans un coin de la grande pièce.

Les anciens ne l’accablaient pourtant pas, il était reçu, on ne l’empêchait pas de me voir, mais il souffrait bien entendu beaucoup de la séparation temporaire d’avec maman et du ménage désuni.

C’était mon père, même si je le craignais terriblement, je ne pouvais lui en vouloir, lui qui avait si bien conduit la Simca 6, qui pédalait si joliment sur son beau vélo jaune, qui jouait si fort de la guitare, qui me racontait des histoires de petit lapin avant de m’endormir, qui voulait tant que je mange de tout… et qui venait me frapper dans la nuit pour calmer mes terreurs.

De cette période de désunion familiale, je garde quelques souvenirs. J’allais à l’école, mamie ou parrain (le frère de ma mère) venaient me chercher pour rentrer le soir, et les sorties à Luchon ou à Lannemezan pour voir tante Joséphine ponctuaient les semaines.

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Pour aller à Lannemezan (je prononçais « Laleunnemezan » !), cela relevait de l’expédition. Il fallait se lever de bonne heure afin de prendre le train qui descendait de Luchon. Mamie était une sacrée marcheuse et je lui dois d’être aujourd’hui marathonien. Depuis Cierp, cela faisait deux bons kilomètres à pied jusqu’à la gare. Là, le lourd convoi ferroviaire arrivait lentement, peu de temps après que diverses sonneries l’aient annoncé. La machine verte entrait alors en gare, moteur ronflant, tractant ses wagons de même couleur, dans le crissement des freins sur les roues d’où l’on pouvait apercevoir des étincelles. L’odeur du train était significative : des fragrances d’huile et de métal chaud ; elle résumait à mes yeux de môme que la technique était vivante, puisque chaude et bruyante. Le chef de gare surveillait la manœuvre, sifflet au bec et bâton rouge à la main. Sitôt le convoi immobilisé, j’escaladais fébrilement les marches du premier wagon de seconde afin de prendre place à bord. Mon enthousiasme était à son comble ! Enfin après les coups de sifflets libérateurs, la rame s’ébranlait comme par magie, nous emportant sur les rails enchantés. Bientôt, nous ralentissions afin de desservir une autre gare. Je ne me lassais pas du spectacle des allées et venues sur les quais, du train stoppant et redémarrant, du contrôleur impassible et respecté, je consommais le voyage en appréciant chaque seconde avec une intensité profonde, avec la soif de l’explorateur !

Arrivés à Montréjeau, nous devions quitter le lent omnibus afin d’emprunter l’express en provenance de Toulouse. En attendant ce nouveau départ, le trafic ferroviaire captivait derechef mon attention, et mamie devait redoubler de vigilance afin de ne pas me perdre sur les voies ! Quel spectacle que de voir entrer en trombe une rutilante motrice 2D2, tel un monstre bicéphale, les fenêtres entourées de rouge et dont les « dieux » qui étaient aux commandes n’avaient pas l’ombre d’un regard pour nous ! Le fracas des bogies en plein freinage, le ronflement puissant du moteur électrique, les wagons innombrables de cet interminable attelage m’impressionnaient plus que tout. Comme j’étais loin à cet instant de ce qui parfois devenait un enfer : la petite maison de Gaud.

Arrivés à Lannemezan, nous laissions la gare et tous ses fabuleux jouets grandeur nature pour un trajet en taxi. Il suffisait de s’approcher d’une des limousines en stationnement dans la cour pour qu’aussitôt un chauffeur en descende pour nous ouvrir la portière arrière après un bref salut. Le luxe de ces autos, le silence ouaté à bord uniquement troublé par le cliquetis infatigable du redoutable taximètre, me flattaient comme un prince. Comme mamie était radieuse à mes côtés ! Je crois qu’elle partageait par procuration mon enthousiasme et elle s’en trouvait comblée.

Le taxi nous déposait au bout d’une longue allée bordée d’arbres bien alignés. Puis nous marchions en direction d’un parc verdoyant. Très vite on apercevait un

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lac avec des cygnes, ce qui ne me dépaysait pas par rapport à celui de Luchon, puis l’émerveillement commençait : la maison de Blanche Neige apparaissait au détour d’un bosquet, plus loin le château de la Belle au bois dormant dominait, l’arche de Noé voguait sur un plan d’eau, les jeux de carte géants d’Alice au pays des merveilles écarquillaient mes yeux, le comble étant… le petit chemin de fer cheminant autour de mille autres merveilles, et dont un tunnel double en était le summum ! Après tous ces inlassables divertissements, nous retrouvions tante Joséphine, radieuse, qui nous accueillait à bras ouverts. Elle était toujours vêtue d’un tablier, portait le chignon et parlait plus fort que sa sœur. Elle me couvrait de bises bruyantes, et sortait toujours de sa poche une friandise qu’elle s’empressait de m’offrir. Nous retrouvions tante à cet endroit, car elle travaillait à l’hôpital psychiatrique dépendant du parc. En effet, l’enfer côtoie souvent le paradis, et ces attractions magiques pour les enfants étaient en fait tenues par certains pensionnaires de l’asile. Il ne fallait surtout pas dire « malades » mais bien : « pensionnaires ! », dixit tante Joséphine. Peu m’importait, même si certains « pensionnaires » me reluquaient d’un drôle d’air. Le plus troublant fut lorsqu’elle me présenta à un garçon de mon âge. Très vite, je m’aperçus qu’il avait du mal à s’exprimer. Sa démarche était imprévisible et il semblait regarder partout à la fois, sauf dans les yeux quand on lui adressait la parole ; comme je lui montrai une auto miniature, aussitôt il sortit de sa poche exactement le même modèle… en porte-clé ! Ce qui déclencha de part et d’autre une hilarité soudaine.

Une autre fois, ce fut une fille chérissant une poupée qui me fut présentée. Cette fille ne s’exprimait pas, sinon par borborygmes et son regard ne m’inspirait pas confiance. Sans doute était-elle inoffensive, mais elle me faisait peur. Nous la quittâmes. Après nous avoir chaleureusement embrassés, Joséphine la raccompagna dans un des bâtiments aux nombreuses fenêtres à barreaux blancs de l’hôpital. En rejoignant le parc où le taxi du retour nous attendait, je n’eus, cette fois-là, plus le cœur à me divertir.

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Chapitre 2 L’ampli – Ma trouille – Mémé Lucie

Le temps passa, puis un jour maman revint. Je n’ai pas le souvenir de ce moment précis de nos retrouvailles. Il ne fut pas très joyeux concernant ma mère, car – cela me fut rapporté bien des années après – je lui dis : « bonjour madame ». Innocemment ou plutôt inconsciemment je dus lui faire une terrible peine, j’en ai bien honte aujourd’hui, et pourtant… Avec mon jeune âge, les préceptes de politesse que l’on avait dû m’inculquer, les premiers mots venus à mon esprit en revoyant celle qui m’avait mis au monde quatre ans plus tôt, et qui avait sans doute embellie grâce à l’air pur de l’altitude furent hélas ceux-ci.

La maison de Gaud retrouva la famille réunie, le transistor emplit de nouveau le silence dans la petite cuisine où la jolie cuisinière blanche émaillée à bois et charbon procurait un doux bien être en hiver, la scierie toute proche faisait toujours chanter ses scies et les autos passaient tranquillement devant les fenêtres. Parfois, la colère bruyante d’une tronçonneuse entrant soudainement en action me surprenait en plein sommeil, et les bras apaisants de ma mère me réconfortaient alors. Très tôt le matin, nous pouvions être réveillés par le bruit feutré et cadencé de l’affûteuse de lames de scie.

Papa fumait toujours des cigarettes, il faisait encore le facteur, et ne me tapait plus. Du reste, j’occultai le passé, sans doute inconsciemment. Ludovic jouait souvent de la guitare, et parfois il s’isolait dans leur chambre. Maman me disait alors : « il compose, on ne doit pas le déranger ». Subitement il réapparaissait, triomphant, brandissant une feuille de papier manuscrite qu’il s’empressait de lire à Anna. Puis il saisissait la guitare et nous interprétait sa composition. Trop jeune pour bien comprendre la teneur de ses œuvres, je n’en étais pas moins attentif, et les mélodies me devinrent familières. Des paso-doble, des boléros, des tangos pour l’essentiel, dont un qui deviendra fameux dans ses tours de chant : « Le tango du

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matador ». Elles évoquaient également l’amour et la nature. L’humour n’était pas absent, car Ludovic était, dans ses bons moments, un authentique boute-en-train. D’où ma passion pour le chemin de fer ?… Hum.

Puis un mot nouveau entra dans le vocabulaire. Il parlait de plus en plus de la SACEM, et je me demandais bien ce que cela pouvait bien être ! « L’assassin ? »

Un autre mot à son tour s’imposa : l’ampli ! Puis un beau jour, nous le vîmes entrer dans la cuisine en portant un énorme objet noir ressemblant à une très grande valise. Sur une face on ne voyait que du tissu épais et noir, avec en haut toute une série de boutons colorés : c’était le fameux amplificateur tant annoncé, lequel coûtait cent mille anciens francs de l’époque, ce qui était une somme rondelette. A l’aide du meilleur couteau de la cuisine, la caisse de la guitare en bois fut percée afin d’y introduire un micro. L’ampli étant branché, le micro raccordé, le concert commença. Une bonne partie du répertoire paternel fut exécuté, mais le niveau sonore mit nos tympans à rude épreuve durant toute la démonstration. Soudain, un sifflement insupportable mit fin à la séance. Nous apprîmes que c’était dû à l’effet Larsen, et du coup, je me mis à la recherche des fées qui sifflaient si fort afin de voir à quoi elles ressemblaient ! Mais dans le fond, je m’obligeais à être courageux, car le bruit – fût-ce un joli son très fort – me terrifiait.

Les marteaux piqueurs, les motos à échappement libre, les châsses d’eau de toilettes publiques, toutes ces sources de bruit provoquaient en moi une frousse terrible. Il fallut une fois beaucoup de patience à Louise pour me décider à passer à quelques mètres d’un marteau piqueur en action afin de nous rendre à l’arrêt de bus. J’étais paralysé de terreur, et ne pouvais me maîtriser. Alors, seulement après avoir allumé un cierge à l’intention de Saint Michel dans l’église toute proche afin de me donner du courage, je consentis enfin à passer au pas de charge devant le chantier tapageur, tout en serrant très fort la main de ma chère mamie.

Puis, à défaut de contrôler ma peur, je finis par triompher de la lecture ! Cela me permit enfin de me replonger avec délectation dans mes bandes

dessinées favorites, mais en en comprenant beaucoup mieux les gags et les intrigues. Les histoires de Mickey n’avaient de cesse de me plaire, et je les lisais et relisais jusqu’à l’usure des pages !

Parfois, il nous arrivait d’aller tous les trois voir ma grand-mère paternelle. Nous empruntions alors l’autocar. Comme elle habitait Juzet, un petit village proche de Luchon, c’est tout naturellement que je finis par la nommer : « mémé de Juzet ». Elle vivait avec Laurent, qui était son mari, mais pas mon pépé. Son premier conjoint avait donc été mon grand père paternel et se prénommait Rudy. Je ne l’avais jamais vu, et bien que je connusse son existence, on m’en parlait assez peu. On me disait : « il vit en Allemagne avec tante Roseline – une demi-sœur de

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papa –, il est musicien ». La maison où mémé nous accueillait était une ancienne ferme de montagne avec l’étable et, à l’étage, le grenier à foin où nous adorions batifoler avec cousins et cousines. Car bien qu’il n’y eut plus de vaches à l’étable, il restait encore du foin bien odorant, qui semblait n’attendre que nos cabrioles.

Attenant à ce grenier, mais non communiquant, se trouvait l’espace d’habitation. On y accédait à l’aide d’un escalier, directement depuis la porte d’entrée. Il faisait assez sombre dans la pièce principale, mais la bonté de cette grand-mère était rayonnante et son sourire valait tous les soleils. Là pouvaient se trouver mes cousins de Perpignan, ou bien ceux de Nancy, nés des deux autres demi-sœurs de mon père : tante Odette et tante Irène. C’était l’occasion de bien s’amuser en laissant les adultes entre eux, et on ne s’en privait pas. La cascade toute proche était un terrain de jeu magnifique, et les roulades dans le foin nous rendaient hilares jusqu’à ce que le redoutable Laurent ne mette fin à la partie. Cette autre grand-mère m’estimait, car elle n’hésitait pas à me donner des jouets délaissés par mes cousins, ce qui me comblait de joie. Elle savait aussi se montrer pédagogue à sa manière ; aussi tentât-elle un jour de calmer ma curiosité exaspérante envers le fer à repasser de couleur rouge, qu’elle utilisait fréquemment, en me touchant brièvement la main avec la semelle brûlante. Le contact avec le métal si chaud libéra mes cordes vocales en trémolos dignes de la déjà célèbre Juanita Banana. S’en suivirent des pleurs inextinguibles, et tous les mouchoirs utilisés eurent bien du mal à sécher mes larmes déversées. Mais la leçon porta ses fruits : lors des visites suivantes, je me tins à distance respectable du redoutable appareil !

Lorsque papa évoquait Laurent, son beau père, ce n’était pas souvent en termes élogieux. Il faut dire que lorsque Lucie – le prénom de mémé de Juzet – se retrouva seule avec Ludovic qui était un jeune enfant, c’était la deuxième Guerre Mondiale. Rudy, son conjoint, fut rappelé en Allemagne son pays d’origine, afin d’intégrer la Wehrmacht. De toutes façons, tout travail en France lui devenait impossible du fait de sa nationalité. Une loi donnait priorité aux français dans chaque corps de métier. Comme il était coiffeur de jour et musicien de nuit dans la ville de Toulouse, rapidement il ne trouva plus d’emploi. Il n’eut d’autre choix que de retourner outre-Rhin. On imagine la douloureuse séparation des trois êtres : Lucie voyait partir l’amour de sa vie, Ludovic perdait son père, Rudy se retrouvait tout seul et amené à combattre une nation qu’il appréciait.

Dans ces circonstances, Lucie rencontra peu après celui qui allait devenir son mari. De toulousaine, Lucie devint juzetoise. Le futur époux avait du bien et du bétail : de quoi envisager l’avenir sereinement. Laurent recueillit donc la mère et l’enfant, qui selon les paroles de ce dernier, devint rapidement le « fils de boche ». Autrement dit, il n’était pas tous les jours à la fête, et comme le brave homme avait la main leste, les corrections étaient généreusement distribuées.

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Mes tantes Odette et Irène naquirent de cette union. Il va de soi que les tâches ne manquaient pas à la ferme. Bien vite il fallut

s’occuper du bétail, travailler aux champs se trouvant au dessus du village, jardiner de surcroît, et donc tant l’épouse que la progéniture, sitôt qu’ils en furent capables, durent travailler afin d’aider le parâtre et patriarche, deux filles venant compléter la famille : mes tantes précédemment citées. Mais Ludovic était le garçon, l’aîné, par conséquent les durs travaux agricoles, le bétail à conduire aux estives, le foin à charger, les corvées lui étaient attribués d’office. Et si quelque besogne n’était pas correctement exécutée, il était sévèrement puni. Tout cela après les journées d’école où il se montrait bon élève, quoique très dissipé. Il pouvait sécher les cours afin d’aller sonner les cloches de l’église, au grand dam du curé qui ne voyait pas d’un très bon œil ce garçon protestant qui s’acharnait au clocher !

Eh oui, protestant c’était la religion du côté de papa, tandis que du côté de maman nous étions catholiques. Autre sujet de discorde, même si les non-dits prévalaient. Mes parents s’étaient mariés à l’église – une simple bénédiction nuptiale – et peu après ma naissance, je fus baptisé à l’église.

Le dimanche, nous allions à l’office avec maman et mamie, et papa ne venait pas. L’église de Cierp était bien remplie à cette époque et le brave curé qui officiait était d’une bonté rare. Les premiers rangs se trouvaient occupés par les bonnes sœurs du couvent, et les suivants, par ordre décroissant, du plus riche au plus pauvre. Nous nous placions vers le milieu ! Les cérémonies me paraissaient interminables, mais je m’y pliais de bonne grâce pour l’amour de Dieu !

Ce fut dans cette église que quelques années plus tard mon père fit une prestation remarquée un soir de Noël. A la demande du prêtre, avec qui il s’entendait bien, il composa un cantique sur la nativité. Afin de l’interpréter, Ludovic recruta – au grand dam de la chorale en place – divers volontaires parmi les marginaux plus ou moins athées du canton. Après de sérieuses répétitions, l’ensemble vocal nouvellement formé fut fin prêt pour la veillée tant attendue. J’étais enfant de cœur à l’époque, et j’avais vue prenante sur la tribune où se tenait la chorale, ou plus exactement les deux chorales ! La chorale officielle se tenait bien sur la droite, celle des « mécréants » bien sur la gauche. Après le signe de croix, l’abbé annonça, avec des trémolos dans la voix, que le chant d’introduction allait être interprété par Ludovic Wilde et sa troupe. Puis il fit un signe discret en direction de la tribune. Alors mon père se leva, prit la guitare, posa le pied gauche sur une chaise selon son habitude et entonna son cantique. Sa voix résonnait sous la voûte, et les cordes n’avaient nul besoin d’être amplifiées pour répandre leur son mélodieux. Au refrain, les choristes unirent leurs voix. Alors l’émotion, dans

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cette petite église en ce beau soir de Noël, devint très intense. La beauté du texte ajoutée à la mélodie entraînante séduisit l’auditoire attentif, si bien que la chorale de « droite » enchaîna de concert le second couplet. Ce fut une réussite incontestable. Après le dernier accord, la foule de fidèles ne put s’empêcher d’applaudir, ce qui tenait de l’inimaginable en un tel lieu et à cette époque. Mes camarades enfants de cœur me flattaient du coude. Si j’avais eu quelque appréhension avant la prestation de mon géniteur, en cet instant j’étais un fils comblé, j’occultais tout ce que ce dernier pouvait nous faire subir en privé. L’homme public était merveilleux, talentueux, volubile, artiste jusqu’au bout de ses ongles jaunis par la plante à Nicot.

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Chapitre 3 L’accident de mémé de Juzet

Un triste soir pluvieux où le vent soufflait en rafales, mamie vint me récupérer au couvent. Sous le porche, elle s’était entretenue avec la Mère Supérieure qui l’avait écoutée en hochant lentement de la tête, tout en égrenant son chapelet d’une main.

Sur le chemin menant à la maison de Cierp, mamie m’expliqua que mes parents avaient dû partir à Perpignan chez tante Odette, car mémé de Juzet qui y séjournait venait de faire une chute aux conséquences graves dans un escalier.

Le vent redoublait, et de fines gouttes de pluie me burinaient le visage. Papa et maman étaient donc partis chez mes cousins pour voir mémé Lucie

qui était tombée. « Pourquoi c’est grave, mamie ? » demandai-je. Le ciel s’assombrissait, les descentes de gouttières le long des maisons grises

évacuaient l’eau des toits avec de légers clapotis. Une rafale impitoyable emporta des feuilles mortes qui montèrent en tourbillonnant, contrairement à la chanson que j’avais apprise l’après-midi-même. Mémé de Juzet était-elle tombée en tourbillonnant ? Le clocher de l’église sonna une demi-heure, et la camionnette du marchand de vin dont un seul feu fonctionnait nous frôla en pétaradant, ce qui nous fit sursauter.

Mamie ne me répondait toujours pas. « Pourquoi c’est grave ? » réitérai-je. Alors Louise consentit à m’expliquer : « Tu sais, elle a beaucoup saigné, alors elle va peut-être mourir ; – Ça veut dire que je ne vais plus la revoir ? – Je crois qu’il va falloir beaucoup prier, car elle va très mal. » C’était le première fois de ma toute jeune existence que j’étais confronté à la

possible perte d’un proche. Et c’était à Louise que je devais la dernière visite à mémé de Juzet, un jeudi sans

doute ; une photographie immortalisa ce jour précieux. Ce jour-là, il n’y avait pas