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L'Homme et la société Tribalisme et intégration nationale en Afrique noire Jacques Lombard Citer ce document / Cite this document : Lombard Jacques. Tribalisme et intégration nationale en Afrique noire. In: L'Homme et la société, N. 12, 1969. Sociologie et tiers-monde. pp. 69-86. doi : 10.3406/homso.1969.1205 http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1969_num_12_1_1205 Document généré le 16/10/2015

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L'Homme et la société

Tribalisme et intégration nationale en Afrique noireJacques Lombard

Citer ce document / Cite this document :

Lombard Jacques. Tribalisme et intégration nationale en Afrique noire. In: L'Homme et la société, N. 12, 1969. Sociologie

et tiers-monde. pp. 69-86.

doi : 10.3406/homso.1969.1205

http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1969_num_12_1_1205

Document généré le 16/10/2015

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tribalisme

et intégration nationale

en afrique noire

JACQUES LOMBARD

Les jeunes Etats africains ont ceci de remarquable qu'ils associent en eux des structures traditionnelles en voie de dépassement avec des structures modernes encore en voie de formation. Les groupes, en effet, qui les composent et autour desquels peuvent se cristalliser les résistances contre l'unité nationale sont de deux ordres : sur le plan socio-territorial et de caractère traditionnel, ce sont les ethnies, les régions ou les anciennes unités provinciales, jadis revêtues d'une identité, d'une personnalité historique ; sur le plan socio-professionnel et de caractère moderne, ce sont les « classes », embryonnaires, qui délimitent encore mal les nouvelles composantes de la nation. Dans cet ordre d'idées, on distingue généralement, sans qu'il y ait opposition idéologique, le monde rural et celui des cités, et au sein de ces

dernières, les divers groupes professionnels, d'où se dégage bien malaisément ce qui n'est pas un prolétariat, ni tout à fait à l'autre extrémité, une bourgeoisie. Les « classes » naissantes se diluent dans un réseau de groupes et de solidarités traditionnelles : c'est en cela que l'Afrique reste elle-même et maintient pour le moment des structures sociales qui lui sont propres.

Il résulte de cette double structuration de l'Etat, une forme très particulière de l'expression politique. Généralement, dans les pays occidentaux, les partis politiques reflètent les clivages idéologiques de la nation et recoupent dans une certaine mesure la structuration en groupes socio-professionnels. Pour le sociologue de ces pays, les opppositions politiques permettent de situer les lignes de faiblesse de la société globale, ses points de rupture possibles, en tout cas, les grandes divisions au sein de la nation. En Afrique, en face de cette double structuration, qui n'apparaît avec force ni dans l'un ni dans l'autre de ses aspects, le parti politique ne peut exprimer nettement les différenciations internes, puisqu'il ne peut encore refléter les oppositions de classe et ne peut plus, dans un Etat unitaire et centralisateur, se faire l'avocat de particularismes ethniques ou régionaux.

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D'où, la solution peut-être la meilleure en l'état actuel du parti unique, moteur de l'intégration nationale. On objectera sans doute l'existence dans certains pays de ce continent d'un multipartisme de caractère ethnique ou régional, et généralement plus régional qu'ethnique, mais c'est le fait d'Etats déjà anciennement orientés par le colonisateur vers un système fédérant des autonomies locales ou bien de nations ayant déjà connu avant leur indépendance la lutte multipartite.

Ces deux séries de composantes traditionnelles et modernes qui structurent les Etats africains contemporains permettent ainsi de déterminer les conditions de toute « intégration nationale » et d'en définir le sens général. Ce terme a été explicité pour l'Afrique par deux politicologues américains, spécialistes des problèmes de ce continent, Coleman et Rosberg, qui en ont donné définition dont on peut valablement s'inspirer. C'est un vaste processus de changement social, dont les orientations fondamentales sont l'intégration politique et l'intégration territoriale. La première vise à combler progressivement le fossé qui sépare les élites et les masses en les réunissant au sein d'une même communauté socio-politique fonctionnelle et la seconde à réduire peu à peu les tensions et les différences culturelles et régionales par la création d'une collectivité territoriale homogène (1). Cette définition a le mérite de poser le double problème associé au développement de tout Etat africain, celui de l'unification des catégories socio-professionnelles, qui s'opposent en dernier ressort dans leurs visions modernes ou traditionnelles du monde, celui de la cohésion des ensembles régionaux ou ethniques, participant à des cultures souvent fort différentes.

C'est surtout de ce second problème qu'il sera question ici, encore qu'ils ne soient pas toujours sans relations et que les intérêts de certains groupes sociaux ne viennent s'abriter parfois, comme nous le verrons, derrière l'exaltation de particularismes culturels ou ethniques.

Mais avant d'aborder l'analyse du tribalisme et de décider de son adéquation ou de son non-adéquation à une réalité sociale dans l'Afrique d'aujourd'hui, U convient de préciser rapidement la nature et l'originalité de la nation africaine.

On a souvent souligné l'état inachevé de la construction nationale en Afrique et l'on s'est plu à montrer que les cadres juridiques territoriaux, nés à l'époque coloniale, avaient précédé le sentiment national en déterminant les limites sociologiques dans lesquelles ce sentiment allait pouvoir s'épanouir. C'est la raison pour laquelle, à juste titre semble-t-il, on a pu parler d'« Etat-nation » et non de « nation » tout court, et qu'on a pu écrire qu'en Afrique, « l'indépendance avait été le préalable à la formation des nations » (2). Ainsi, du territoire colonial serait né l'Etat indépendant, lequel devait donner à la nation sa base sociologique.

Paradoxalement, la situation africaine n'est pas très éloignée de celle qui affecte les pays occidentaux aujourd'hui, encore que dans ce dernier cas le

(1) Cités par R. L. SKLAR - Political Science and National Integration - A Radical Approach - Journal of Modem African Studies - V, 1, 1967 -

(2) J. SURET CANALE Recherches Africaines - 4 Oct. 60

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processus soit inverse. En effet, ce phénomène d'exacerbation des nationalismes qui se manifeste partout à l'heure actuelle, est moins, semble-t-il, le résultat d'un mouvement national spontané, que le fruit d'une politique délibérées des gouvernements. Autrement dit * sauf exceptions et il y en a quelques-unes - c'est l'Etat qui, en Occident, est devenu le plus sûr garant du nationalisme, alors que bien souvent l'entité sociologique qu'est la nation semble se diluer sous l'effet, soit de revendications culturelles régionales, soit au contraire sous l'action d'idéaux collectifs supra-nationaux. Dans les deux cas, en Occident comme en Afrique, l'entité nationale prend la forme de P« Etat-nation ».

Mais le continent noir apporte au regard de l'observateur un caractère supplémentaire, l'existence au sein des Etats nouveaux d'anciennes formes de « nationalités », dont la réalité historique est encore très proche. Les anthropologues anglo-saxons utilisent parfois le terme de « nation » pour définir certaines sociétés tribales de l'Afrique traditionnelle : il s'agit généralement d'unités historiques et culturelles de larges dimensions ayant donné naissance à un sentiment partagé d'identité, de personnalité. Ce fut le cas sans doute des Ibo du Nigeria de l'Est et des Bakongo, des Congo actuels. La « nation » peut donc revêtu* en Afrique une double forme selon qu'elle présente un contenu traditionnel, précolonial, ou qu'elle prend un sens moderne, l'image de la première et parfois même la réalité de certaines de ces survivances risquant de freiner ou d'affaiblir la construction de la seconde : ce sera là maintenant l'essentiel de notre propos.

TRIBALISME ET REALITE TRIBALE

Le tribalisme est un mot qui a suscité en Afrique de nombreuses réflexions, des prises de position variées et des réactions souvent passionnées. Les jeunes gouvernements, voyant généralement en lui l'obstacle majeur à l'unification nationale, l'on fréquemment dénoncé et ont cherché à dissoudre les sentiments qu'il suscitait au sein des appareils politiques, comme le parti unique, lequel a d'aUleurs été un excellent moyen de sublimer certains loyalismes, tout en les refoulant, pour reprendre un langage freudien.

En fait, tribaUsme est un terme dont la résonance affective a estompé les contours et qui souvent évoque beaucoup plus d'idées ou de sentiments qu'il n'en contient réellement.

Dans le contexte traditionnel, le terme de tribu comme celui, voisin, d'ethnie est ambigu. Dans les sociétés négro-africaines typiques, et notamment sédentaires, les deux mots sont confondus. Dans ce cas, l'ethnie ou la tribu définit un groupe partageant une origine, une langue et une culture communes et ayant conscience de son unité ou de sa personnalité par rapport aux autres. Les anthropologues anglo-saxons en particulier n'utilisent que le premier terme et non celui d'ethnie, comme nous le faisons. En revanche, nous avons vu qu'à la différence des francophones, ils font parfois appel au terme de nation. Dans certaines sociétés pastorales, au contraire, tribu et ethnie semblent se différencier, le premier étant souvent englobé par le second et correspondant plutôt à un large groupe familial, ayant toutes les caractéristiques du clan. C'est

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dans ce sens qu'on parlera de tribus, chez les populations pastorales Somali d'Ethiopie ou parmi celles du Soudan nil o tique.

Ainsi, selon les auteurs, selon les régions ou les sociétés, le mot n'aura pas le même sens. Ce manque d'uniformité terminologique est, on le sait, une des faiblesses des jeunes sciences : c'est particulièrement vrai pour l'Afrique où les termes sociologiques français ne recouvrent pas toujours les réalités particulières, spécifiques, qui sont les siennes.

De la même façon, une troisième expression, celle du groupe ethnique est utilisée différemment selon les cas. Pour certains, elle est synonyme de tribu ou d'ethnie et on utUisera indifféremment les trois pour désigner cette même réalité traditionnelle. Pour d'autres, comme le politicologue américain Immanuel Wallerstein, le groupe ethnique n'est que la manifestation sociologique de la réalité tribale dans les villes, c'est la communauté dans laquelle s'intégre l'individu « détribalisé », exilé de son milieu traditionnel rural, c'est le groupement où peuvent s'épanouir de nouveau les loyaUsmes ethniques, souvent sous la forme « d'associations d'originaires » (3). Mais, en fait, le groupe ethnique des vUles ne doit plus être confondu avec l'ethnie ou la tribu : composition, organisation, systèmes d'autorité différant totalement. Dans le milieu traditionnel, trois formes de loyalisme convergeaient, ou, si l'on préfère, se superposaient harmonieusement : le loyalisme à la famUle, le loyalisme à la communauté tribale, enfin le loyalisme aux institutions politiques de cette communauté, notamment à son chef ou à ses chefs. La cristallisation des sentiments et des liens de dépendance autour de ces trois pôles ne créait pas de contradiction et se complétait. Aujourd'hui, la tribu a perdu ses institutions et son organisation d'autrefois et, dans la mesure où l'on voit encore en elle une réalité sociale, elle a été singulièrement affaiblie par la disparition de ses cadres juridiques. Le loyalisme à la communauté tribale, qui, en outre, a été dissocié par les migrations, par l'absorption en son sein d'éléments étrangers, agents de transformations sociales en a été fortement affecté.

De même, ce sentiment n'est plus nécessairement, comme autrefois, le prolongement de celui que l'individu portait au groupe familial, au Ugnage, là encore les deux groupes se situant l'un vis-à-vis de l'autre avec de plus en plus d'indépendance.

Par conséquent, il semble bien que le loyalisme tribal, lorsqu'U resurgit de nos jours, vient masquer souvent d'autres sentiments ou des formes d'intérêts qui sont abusivement confondus avec lui.

C'est en tentant l'analyse de la réalité tribale, à travers les grandes étapes du changement social et politique de l'Afrique Noire, qu'on en saisira mieux les différents aspects, ainsi que les raisons qui sont à la source de ces confusions.

REALITE TRIBALE ET VIE TRADITIONNELLE Le passé africain précolonial atteste à la fois la variété des sociétés tribales

et la précarité de leurs dimensions. Certaines d'entre elles étaient composées de

(3) Ethnicity and National Integration in West-Africa - Cahiers d'Etudes Africaines - 1,3 - Octobre 1960.

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multiples unités poUtiques, d'autres étaient au contraire unifiées sous un même gouvernement, d'autres enfin partageaient la tuteUe d'un même Etat, autrement dit c'était soit l'ethnie qui débordait les cadres de l'unité poUtique, soit ceUe-ci qui dépassait les Umites de l'ethnie, la solution intermédiaire étant une superposition relative des deux unités.

Ceci impUque qu'U y eut donc autrefois des communautés poUtiques, présentant une certaine unité culturelle, et composées pourtant de plusieurs ethnies. Ce fut le cas des sociétés interlacustres du Ruanda et du Burundi, des Bariba du Dahomey du Nord ou des Emirats Peul du Nigeria. Ces monarchies précoloniales, grâce à un système de relations interethniques institutionnalisées, manifestèrent une cohésion au sein de l'Etat plus forte qu'au sein de la tribu.

Ce premier exemple montre bien que cette dernière n'était pas toujours autrefois le groupement primordial et privilégié qu'on a cru. Il en fut de même pour certaines entités régionales. Ainsi, à la fin du XIXème siècle, la royauté de Porto Novo dans le Dahomey du Sud comptait en dehors de son ethnie dominante et dirigeante un grand nombre de commerçants yoruba, venus des pays voisins et qui formaient une minorité importante. Non seulement, U n'y eut jamais de tensions ethniques entre les groupes, mais le particularisme qui en résulta revêtait et revêt toujours un caractère beaucoup plus typiquement régional qu'ethnique.

A la diversité des sociétés tribales (ou dépassant la tribu), à l'institutiona- Usation des formes de coexistence interethniques, s'ajoute dans le passé africain la fluidité de la communauté tribale elle-même. Ainsi, l'Etat traditionnel, guerrier et conquérant, a souvent rejeté cette coexistence et renoncé à l'impérialisme multi-ethnique pour un expansionnisme culturel et une assimilation des vaincus. Ce fut le cas de certaines royautés comme celle d'Abomey au Dahomey, qui, après chaque annexion, s'efforçait en outre de supprimer les particularismes en multipliant les mariages interethniques. De ce fait, l'extension des Umites tribales suivait à quelques décennies de distance ceUe des Umites poUtiques de l'Etat.

Le processus de constitution de toute réalité tribale revêtait donc un caractère essentiellement dynamique et les frontières tribales anciennes ont toujours été de ce fait très fluctuantes.

Ainsi, l'histoire pré-coloniale révèle bien que l'ethnie ou la tribu est un groupement traditionnel qui n'avait acquis ni une suprématie sur tous les autres groupes ni une parfaite rigidité ou fermeture par rapport à ceux-ci.

Quels vont être maintenant le rôle à accorder à la colonisation et ses effets sur la réaUté tribale ?

REALITE TRIBALE ET PERIODE COLONIALE

La colonisation a eu sur le tribaUsme des effets contradictoires. D'un côté, comme nous l'avons montré ailleurs, (4) les pouvoirs traditionnels, plus nettement encore dans le système français d'administration directe que dans le

(4) J. LOMBARD Autorités traditionnelles et pouvoir européen en Afrique Noire Cahiers de la Fondation Nationale des Sciences N 152 Paris A. Colin - 1967.

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système britannique d'« Indirect Rule » ,ont été vidés de leur contenu, les ensembles ethniques ont été morcelés et intégrés dans une société nouveUe les englobant, la Colonie ou le Territoire. Le régime de sécurité, l'essor des vUles ont déterminé des mouvements de population, ont mis en contact des individus appartenant à des ethnies différentes, bref ont déclenché ce processus qu'on a appelé « l'acculturation » dont les effets ont renforcé la « détribaUsation ». En démantelant l'appareU institutionnel et juridique de la tribu, en créant une société supérieure à cette dernière et préfigurant la nation, le pouvoir colonial a favorisé dans une certaine mesure la future unification nationale.

Dans un sens contraire, U a parfois contribué à renforcer les particularismes ou les régionalismes. C'est encore I. Wallerstein qui constate, pour montrer le caractère relatif de l'entité tribale, que ce sont des missionnaires angUcans qui ont, en Nigeria de l'Ouest, unifié sous le vocable « Yoruba » diverses populations de culture voisine (5). Malgré la coexistence de l'Islam et du Christianisme, le particularisme yoruba en serait sorti renforcé. De même, la présence coloniale par la conversion au christianisme a pu stimuler certaines oppositions culturelles traditionneUes : ce fut le cas pour les Ibo du Nigeria, dont la christianisation a sans doute accentué le particularisme, vis-à-vis notamment des Musulmans du Nord.

Enfin, pour continuer avec l'exemple nigérien, les systèmes d'administration eux-mêmes, instaurés par le colonisateur, ont contribué au maintien des diversités culturelles. Dans ce vaste pays qui fut la terre d'élection du gouvernement indirect, le respect, fort louable par ailleurs, des traditions autochtones, a entraîné la multiplication de systèmes institutionnels coutu- miers, puis la constitution d'un fédéralisme, qui bien avant l'Indépendance, avait donné aux populations comme aux dirigeants des habitudes d'autonomie régionale, se cristaUisant autour d'intérêts particuUers et particularistes.

Cependant, si d'une façon générale la colonisation n'a pu empêcher la naissance du régionaUsme et l'a parfois favorisée, il faut reconnaître qu'eUe démantela l'institution tribale, en brisant ses cadres juridiques et poUtiques, en dénaturant par les influences occidentales qu'eUe suscita, la spécificité de son expression culturelle.

Mais, mieux que la période coloniale, c'est celle de la décolonisation et des premiers moments de la revendication poUtique qui va Ulustrer à la fois la fragiUté du particularisme tribal et sa compatibiUté possible avec le fait national. Autrement dit, l'histoire de cette époque va présenter deux conjonctures : l'une où le tribal sert le national l'autre où le national dissout ou dépasse le tribal.

LE TRIBALISME AU SERVICE DU NATIONALISME

Voyons d'abord la contribution du tribalisme à l'indépendance nationale. Les exemples abondent et U suffira d'en choisir quelques-uns. Dans le Kenya d'aujourd'hui, où le président Kenyatta fait figure de politicien modéré, U fut

(5) Im. WALLERSTEIN - op. cit. d'après une référence à Hodgkin - « Nationalism in Colonial Africa ». Muller LONDON 1956

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un temps où le même poUticien et son groupe, les fameux Kikuyu, étaient à l'avant-garde de la revendication nationaliste et donnaient le signal de la révolte Mau Mau. Cette révolte, très violente, qui a débuté dans l'année 1952, a eu des causes très complexes, autres que politiques et strictement nationalistes, économiques en tout cas. Comme toujours, dans de tels mouvements, le spontané s'est mêlé étroitement au concerté, souvent même l'a précédé, plusieurs groupes y furent impliqués conjointement, mais tous appartenaient à la même ethnie des Kikuyu. Cette révolte, violemment nationaliste et anti-britannique, fut cependant et avant tout une révolte « tribale », essentiellement parce qu'elle fut entretenue et animée par l'exaltation d'un ensemble de valeurs cultureUes traditionnelles propres à ce peuple. Celui-ci avait une organisation poUtique bien particulière, structurée en classes d'âge, dont l'une des plus importantes était celle des guerriers. Cette organisation, qui renforçait la soUdarité des individus de la même génération, reposait sur un système d'initiations hiérarchisées, permettant le passage d'une classe à une autre et accordant une large place au support religieux. Ce fut précisément au sein d'un de ces groupes d'âge que se fomenta le mouvement, qui acquît rapidement importance et prestige par le moyen de campagnes de prestations de serment, qui baient les jeunes adeptes et qui en même temps évoquaient fort bien l'engagement traditionnel du passé et son caractère sacré (6).

Cette lutte, qui fut donc menée comme une guerre nationale et fut considérée comme telle, naquît cependant d'une initiative tribale et n'eut pas que des buts militaires, mais aussi des fins culturelles, visant à la réhabiUtation des valeurs du passé.

Pour en rester au domaine de la revendication nationale, mais sur le plan de l'opposition la plus commune, strictement politique par conséquent, le Nigeria et le Congo vont souligner maintenant l'importance du rôle joué par certaines ethnies progressistes dans la constitution des premiers partis poUtiques. Ces ethnies se trouvaient généralement parmi celles qui avaient le plus conscience de leur richesse cultureUe, de la valeur de leur passé, ce fut le cas en particuUer des Yoruba du Nigeria de l'Ouest et des Ba-Kongo des deux Congo.

On a vu précédemment que l'unité tribale yoruba s'était formée tardivement et qu'autour d'un noyau spécifique étaient venus se greffer des groupes ethniques voisins, de culture proche, mais qui historiquement avaient pu parfois se trouver en conflit. Il s'agissait donc plutôt d'une unité pan-yoruba, qui allait regrouper les élites urbaines, notamment à Ibadan et à Lagos. Dès 1944, était créée à Londres une société culturelle, « Les fils des descendants d'Odudwa » , Odudwa étant une des grandes divinités du panthéon yoruba. En 1948, la société s'implantait en Nigeria, suscitait l'intérêt des mtellectuels, avocats, médecins ou des hommes d'affaires. Quelques années plus tard en 1950, elle allait donner naissance, avec l'aide des mêmes hommes qui en assuraient l'organisation, au premier grand parti politique du Nigeria de l'Ouest, Vt Action Group », qui devait devenu" un mouvement nationaliste, mais à recrutement régional, puisant son idéal dans des valeurs culturelles et appuyant

(6) R. BUIJTENHUIJS - Un cas de tribalisme au service de la nation : le mouvement Mau-Mau 4 Le mois en Afrique » Juin 1967.

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ses revendications sur un passé tribal. Comme devait l'écrire un spéciaUste de la poUtique nigérienne, l'association culturelle apportait sa sanction morale à la décision politique et administrative (7).

Il en fut de même au Congo, où le premier parti «r V Abako » et l'un des premiers hommes politiques, Kasavubu, furent issus d'une Association culturelle à base tribale. Les Ba-Kongo, qui habitent la région de Kinshasa (LéopoldvUle) et qui sont entrés en contact avec l'Occident depuis quelques siècles, furent les pionniers de l'indépendance congolaise qu'Us revendiquèrent d'abord par l'exaltation de leurs valeurs ethniques. L'histoire du mouvement Abako est bien connue. Ce mouvement poUtique trouve son origine dans l'Association pour le maintien, l'unité et l'expansion de la langue Kikongo organisation culturelle tribale qui se manifeste à LéopoldvUle dès l'anné 1 95 1 .

Son fondateur visait à revaloriser la culture Kongo et à refaire son unité qui avait été démantelée par la triple colonisation belge, fançaise et portugaise et qui reposait sur les traditions historiques de l'ancien grand royaume du Congo. C'est au sein de cette association que militera d'abord le futur président Kasavubu et que vont se formuler les premières revendications nationalistes. En 1956, le Manifeste de la Conscience africaine, réclamant l'autonomie immédiate du Congo, toutes les Ubertés civiles et les droits politiques, va fane l'effet d'une bombe dans l'opinion coloniale belge. L' Abako devait en outre fournir le programme de l'évolution politique congolaise, visant à la constitution de l'unité et du sentiment national par l'intermédiaire du loyaUsme tribal. Un système multipartite était préconisé, reposant sur la division ethno-culturelle du pays. On connaît le rôle que devaient prendre plus tard V Abako et son président Kasavubu. Comme dans l'exemple précédent du Nigeria, celui du Congo a prouvé que les mouvements nationalistes se sont souvent épanouis dans le cadre tribal des organisations culturelles (8).

On pourrait multiplier les Ulustrations de ce genre, évoquer encore, s'U le fallait, le poids de la conscience ethnique Ganda et de son loyalisme monarchique dans la lutte contre le pouvoir anglais et la constitution de l'Etat ougandais.

Il est bien rare que le groupe tribal et l'attachement à des valeurs culturelles ethniques n'aient pas servi, ici ou là, la cause nationale, ne serait-ce déjà que par la possibiUté qu'Us donnèrent à des hommes politiques de s'affirmer en dehors de leur cadre régional. Car l'histoire des premiers temps de l'indépendance a bien prouvé que le leader poUtique issu de son milieu ethnique, fortement encadré par lui, a toujours manifesté une vocation nationale, jamais strictement tribale. La tribu fut le moyen de l'affirmation poUtique, la nation, la fin visée par la revendication.

LE NATIONALISME AU DELA DU TRIBALISME

Si le groupe tribal fut bien souvent l'instigateur de la revendication nationale, si à l'époque de la décolonisation les deux forces purent souvent

(7) R.L. SKLAR - The Contribution of Tribalism to Nationalism in Western Nigeria - in « WALLERSTEIN » Social Change - The Colonial Situation 1966-New York

(8) R. LEMARCHAND - The Bases of Nationalism among the Bakongo - Africa XXXI N 4 Oct 1961.

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cumuler leurs effets, les situations qui les virent s'opposer furent bien rares. Et lorsqu'elles se présentèrent, elles ne devaient guère profiter au tribalisme, qui sortit généralement affaibU, sinon disloqué, de ces conflits. Au Ghana, la longue lutte entre Nkrumah et les chefs, entre le tenant de l'unité nationale et les partisans d'un régionalisme fédéré, devait aboutir à la lente disparition du particularisme ashanti qui ne put résister à la pénétration du parti gouvernemental. L'histoire ghanéenne des années 1956 à 1962 le montre bien. D'une façon moins rigoureuse, plus nuancée, mais peut-être plus intéressante dans la mesure où la volonté des hommes s'efface devant le seul déterminisme des groupes, le Dahomey pourra aussi fournir un exemple tout à fait révélateur à cet égard.

Dans les débuts de la vie politique reconquise, après 1945 et jusqu'en 1951, les partis embryonnaires semblent se modeler en fonction des affinités tribales ou même régionales. Dans un premier temps, les régions du Sud détiennent le monopole de l'action politique aux dépens de celles du Nord, ethniquement et culturellement différentes. Progressivement, se dégagent ainsi au Dahomey trois partis s'appuyant sur un noyau électoral local : l'un dominant dans la région de Porto Novo, au Sud-Est ; le second, dans les pays du Centre correspondant à la mouvance de l'ancien royaume d'Abomey ; le dernier, par réaction ethnique et culturelle, regroupant toutes les populations du Nord, sous le nom, excluant toute ambiguïté, de Groupement Ethnique Nord,. Ainsi, dans le Dahomey de 1951, l'unité régionale du Nord se constitue, en opposition à la domination des partis du Sud, et avec l'intention plus prosaïque de voir élu comme deuxième député du Territoire, son propre représentant.

Il semble que ce fut la seule époque dans ce pays, considéré souvent comme l'un des plus représentatifs de la réalité tribale, où les sentiments ethniques aient exclusivement forgé la cohésion politique. A partir du moment, en effet, où les populations du Nord eurent leur propre parti et « leur » député, le sentiment régionaliste devait se révéler insuffisant pour maintenir et empêcher la naissance de divergences idéologiques, faisant suite à des rivalités personnelles entre politiciens.

Ces divergences idéologiques entraînèrent la constitution d'un mouvement minoritaire d'opposition qui, pour trouver audience et efficacité, n'hésita pas à rejoindre l'un des partis du Sud, dont l'orientation politique était proche de la sienne. Ainsi, des relations politiques nouvelles allaient s'établir entre partis minoritaires et partis majoritaires de chacune des deux grandes régions, favorisant l'apparition d'un début de conscience nationale et d'un ensemble de liens idéologiques venant se tisser au delà des limites tribales.

La cohésion politique de ce régionalisme septentrional devait se révéler incapable d'empêcher la scission interne, qui, à son tour, allait permettre le dépassement tribal, par une sorte de dialectique de l'opposition et de l'extension (9).

(9) Ce phénomène de « dépassement tribal » a été analyse dans notre ouvrage Structures de type féodal» en Afrique Noire - Paris - Mouton - 1965

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Le besoin d'une stratégie politique aux dimensions nationales était né de la scission du groupe tribal : au « multipartisme régional » allait se substituer un « multipartisme idéologique ou doctrinal », lequel d'ailleurs ne devait conserver ce caractère que quelques années, l'opposition des partis finissant par cacher difficilement de strictes rivalités personnelles. Néanmoins, le multipartisme dahoméen ne présentera plus par la suite ce caractère tribal ou régional qui fut le sien dans les débuts. Il persévérera autour du culte de « leaders » que le gouvernement militaire n'a fait que renforcer, et auquel chaque parti restera attaché. A la veille de la disparition du pouvoir civil, de nombreuses régions du Dahomey, voire des ethnies, partageaient, presque à égalité des voix, leurs suffrages entre deux des grands partis : c'est-à-dire que la division politique ne recoupait plus ni le découpage tribal ni les limites régionales.

La fragilité de la solidarité tribale a été, de la même façon, démontrée par un observateur de talent, chez le peuple qui fut toujours compté parmi les plus « tribalistes » qui soient, les Yoruba du Nigeria. (10) En 1951, à la suite du triomphe dans la région occidentale de V Action Group parti régionaliste des Yoruba, une scission devait se produire à Ibadan, la capitale de la région, sur l'initiative précisément des personnalités les plus représentatives de l'Ethnie. Des chefs traditionnels, des planteurs de cacao devaient se retirer du parti, et en créer un autre qui allait s'affilier au parti majoritaire de la région orientale. Le prétexte était que les Yoruba appartenant à un sous-groupe non-originaire d'Ibadan, avaient acquis des postes de responsabilité dans des organisations administratives et culturelles de la ville, alors que les vrais autochtones avaient été négligés. Ce parti communal d'opposition au gouvernement régional acquit rapidement de l'audience dans la ville, mais devait ensuite disparaître, n'ayant regroupé derrière lui que les hommes traditionnels, à l'exclusion de « leaders » politiques modernistes.

La technique politique et cet essai de « dépassement régional », à la suite d'oppositions internes, sont tout à fait analogues, dans les deux exemples dahoméen et nigérien.

Si nous en venons maintenant à l'illustration donnée par les pays qui ont connu, dès les débuts de leur vie politique, la suprématie d'un parti national unique, l'illusion tribale, que nous venons de dénoncer au sein même des régimes qui ont semblé le mieux l'entretenir, ne pourra plus guère tromper l'observateur. Il convient de remarquer d'abord que le processus d'intégration nationale, en dehors même de l'action d'un parti unique, fut sans doute beaucoup plus facile à réaliser dans les pays réunissant une multipUcité d'ethnies différentes que dans ceux dominés par l'existence de deux ou trois groupes tribaux, largement majoritaires, et d'autant plus soucieux de leur préséance qu'ils s'enorgueillissaient d'un riche passé culturel ou guerrier. Le poids du tribalisme est en effet beaucoup plus pesant, là où l'extension

(10) R.L. SKLAR - The Contribution of Tribalism... op. cit.

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TRIBALISME ET INTEGRATION NATIONALE EN AFRIQUE NOIRE 79

géographique de la réalité qu'il défend n'a d'égale que sa profondeur historique. Ainsi, trois cas peuvent se présenter :

Si la nation moderne a la chance de se modeler autour d'un vaste ensemble ethno-culturel, dominant historiquement et démographiquement des minorités frontaUères, comme ce fut le cas du MaU, ancien Soudan, ou de la Haute- Volta, l'opposition tribale, inefficace, sera négligeable. De même, bien que dans l'hypothèse opposée, si l'Etat, avec l'aide d'un parti national, s'impose à une multiplicité d'ethnies de faibles dimensions et sans particularisme agressif, comme ce fut le cas en Côte d'Ivoire, le problème tribal a toutes les chances de n'apparaître qu'en arrière-plan et l'unification nationale n'aura guère à en souffrir.

Au contraire, ce sera, comme nous venons de le dire, dans les nations formées de deux ou trois grandes ethnies majoritaires et dominantes, que le tribalisme risquera d'apparaître, même si sa réalité ne sert en fait qu'à masquer d'autres formes d'opposition, comme nous avons l'intention de le montrer.

Mais en dehors de la réaUté géographique et des configurations tradition- neUes, l'existence d'un parti unique dominant a beaucoup servi la cause de l'unification nationale : l'exemple de la Côte d'Ivoire est tout à fait révélateur à cet égard. Bien que les solidarités ethniques continuent de jouer, souvent même au sein des petits groupes du parti, U semble cependant que le problème tribal ait été définitivement réglé d'abord par la substitution aux liens traditionnels ethniques de relations nouvelles s'établissant au sein d'un parti et unissant des leaders d'origines différentes, ensuite par la disparition des anciennes autorités coutumières et leur remplacement par des organes centralisés de gouvernement ou d'action poUtique (11).

Dans bien des cas, le parti a déjà permis, en confiant des responsabilités poUtiques de caractère national à des « leaders » issus d'ethnies marginales ou traditionnellement sans prestige, de compenser ou même de dépasser certains sentiments d'infériorité dus à ces appartenances ethniques. En outre, bien avant l'Indépendance, une solidarité ivoirienne s'est développée chez la plupart des poUticiens, soit à la faveur de l'action anti-coloniale, soit à l'occasion de la défense des intérêts, économiques ou autres, du pays.

Ces quelques exemples montrent bien la situation du problème tribal, au moment de l'indépendance ; résolu dans la plupart des futurs Etats, il semblait dans certains autres, sinon se maintenir, du moins couvrir de son nom un certain nombre d'oppositions, de rivalités ou d'intérêts de tout autre nature. Mais avant d'aborder cette période post-coloniale, U convient de répondre à une objection souvent formulée et cherchant à valoriser une nouvelle forme de soUdarité tribale, celle qu'on a dénommée la « supertribalisation » des vUles. On a dit en effet que l'émigrant des villes, malgré ses nouvelles conditions de vie et les changements profonds qui affectaient son comportement et ses croyances, conservait les habitudes de son groupe tribal et retissait dans son nouveau cadre

(11) Voir à ce sujet l'étude de A.R. ZOI BERG - Effets de la structure d'un partie politique sur l'intégration nationale - Cahiers d'Etudes Africaines I - 3 octobre 1960.

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d'existence le même réseau de relations ethniques avec les hommes de son pays d'origine. Un peu comme si, en réaction à ces cultures étrangères qui l'environnaient, l'homme transplanté cherchait à se réfugier dans le traditionnel ou même à souligner agressivement son particularisme social. Et, ajoute-t-on, la meilleure preuve que le sentiment tribal ne meurt pas, c'est qu'U se reforme spontanément en dehors de son propre cadre. C'est là méconnaître la question.

D'abord, parce que, comme l'a souligné avec juste raison WaUerstein, le groupe tribal dont l'individu s'est éloigné n'est oas sociologiquement le même que celui dans lequel U est censé se « supertribaliser » (12). Autrement dit, la réalité tribale rurale ne ressemble en rien au groupe ethnique qui se forme en vUle. En second Ueu, les « associations d'originaires », généralement la seule expression de ce tribalisme, sont les uniques groupes d'entraide que l'émigré trouve en vUle et s'il fait appel à eux, c'est qu'U n'y a pas d'organismes d'Etat, comme en Occident, qui peuvent se charger de résoudre les problèmes sociaux ou ceux du travail. Ce que le travailleur étranger à la vUle recherche, c'est une possibilité d'assistance, et il est bien certain que s'U peut la trouver dans la famille, U lui donnera la préférence à l'association ethnique. De même, bien souvent, comme à Dakar, où les Toucouleur de la région du Fleuve Sénégal sont très nombreux, les associations ne sont plus tribales, mais villageoises ou bien régionales. Tout cela prouve que l'émigré recherche avant tout les formes de solidarité les plus étroites possible, famUiales plutôt que villageoises, viUageoises plutôt que tribales, uniquement parce que les possibUités d'assistance seront plus grandes dans les premières que dans les secondes.

U a été montré d'ailleurs que les associations ethniques dans les villes étaient susceptibles d'aider à l'intégration nationale des individus, d'abord parce qu'en assumant les fonctions réservées jadis à la communauté familiale, elles diminuaient l'importance de cette dernière, ensuite parce qu'eUes permettaient une meUleure adaptation de l'individu à sa nouvelle vie, enfin parce qu'elles s'opposaient à la constitution d'une stratification socio-professionnelle rigide et de classes privilégiées fermées (13).

U a été démontré aussi que dans certaines villes, à l'occasion de problèmes spécifiques à la vie professionnelle, au salariat, les « associations ethniques » s'effacèrent bien souvent derrière des groupements spécialisés : c'est ainsi notamment que naquirent, vers les années 1940, dans les centres miniers de l'Afrique de l'Est, les premiers mouvements syndicaux destinés à résoudre les problèmes que les travailleurs ne considéraient plus comme devant être du ressort des associations tribales (14).

C'est là l'évidence des fonctions toutes relatives que détiennent dans les centres urbains ces associations d'entraide, qu'on a qualifiées abusivement de « tribales » et qui correspondent en fait à des réalités locales dont les Umites sont en deçà du groupe des ressortissants.

(12) op. cit. (13) Ibid. (14) M.GLUCKMAN - Tribalism in Modem british Central Africa - Cahiers d'Etudes Africaines -

1/3/1960 - Citant les travaux d'Epstein

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Largement démantelée par la colonisation, puis par les premiers mouvements nationalistes, la réalité tribale va s'estomper peu à peu dans les années qui suivront l'indépendance, à la faveur d'une affirmation unitaire de l'Etat ou bien, au contraire, à la suite de nouvelles formes de conflits, ressortissant plus à une structure sociale de type moderne que de type traditionnel. »

LE TRIBALISME APRES L'INDEPENDANCE

Si l'on fait le compte des nouveaux Etats africains, dans lesquels le tribalisme, ou ce qui est supposé tel, est encore considéré comme exerçant ses méfaits, on est surpris par leur faible nombre. En dehors de pays, comme le Nigeria et le Congo, dont les vastes dimensions devaient poser un problème à l'unification, ne serait-ce que pour de simples raisons techniques et administratives et abstraction faite de tout particularisme régional ou tribal, on évoquera l'affaire du Ruanda, les guerres du Soudan, certaines oppositions mal caractérisées au Tchad ou au Dahomey ou bien le malaise que connaît actuellement l'Ouganda. Mais, nulle part, les facteurs traditionnels, les oppositions ethniques n'apparaîtront comme les éléments déterminants, sinon exclusifs des tensions. A une exception près, peut-être, au Ruanda ou au Burundi, où les groupes ethniques traditionnellement hiérarchisés ont recoupé la division des partis politiques et se sont affrontés avec les conséquences dramatiques que l'on connaît.

Seulement dans le cas de ces deux pays, U ne faut pas oublier qu'U s'est agi de véritables révolutions sociales, la majorité ethnique dominée (les Hutu) se soulevant contre la minorité ethnique dirigeante (les Tutsi) désireuse de conserver le monopole politique et les privilèges économiques qu'eUe détenait coutumièrement. Cet exemple unique se doublait d'un autre phénomène, unique lui aussi : l'affrontement ethnique s'effectuait au seul d'un même groupe traditionnel, Hutu et Tutsi vivant depuis des siècles dans un même ensemble poUtique et en symbiose économique. En effet, lorsqu'on oppose la réalité tribale à la réaUté nationale, on accorde à la première une dimension géographique plus restreinte qu'à la seconde, le problème de l'intégration nationale étant aussi celui de la coexistence d'entités ethniques localisées au sein d'un plus vaste ensemble. Or, au Ruanda comme au Burundi, ce n'était pas le cas, l'Etat moderne correspondant dans ses limites au royaune traditionnel. Il s'agissait donc là d'une véritable révolution interne, au sein d'une société traditionnelle en voie de modernisation.

Ailleurs, et notamment dans les grands Etats, les oppositions tribales ne sont apparues que comme des phénomènes secondaires par rapport aux compétitions politiques et aux rivalités d'intérêts économiques, bref, comme un élément de manoeuvre ou de tactique politique, suscité parfois même par l'étranger. C'est un oruba de l'Ouest, hausa-fulani du Nord constituaient traditionnellement des entités« politicologue » américain qui remarquait, avec humour, que la révolte entre les Balulua et les Baluba avait cessé le jour où les Etats-Unis avaient soutenu le principe de l'unification du Congo (15).

(15) R.L. SKLAR - Political Science., op. cit.

l'homme «t la société n. 12-6

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L'examen du rôle, tout relatif, qui semble revenir au tribalisme Ibo, dans le mouvement séparatiste actuel de la région orientale du Nigeria, pourra nous en convaincre, si on le situe dans l'historique de l'affaire nigérienne, où les causes de conflit ont été variées et nombreuses.

Il est indéniable qu'au départ, les trois grands groupes ibo de l'Est, Yoruba de l'Ouest, hausa-fulani du Nord constituaient traditionnellement des entités culturelles très différentes. Chez les Ibo, la société était animiste, fondée sur des sentiments égaUtaires, divisée en villages autonomes, jaloux de leur indépendance ; U n'y existait aucun Etat centralisateur, les liens de subordination ne se manifestant pas au delà du groupe famUial. Chez les Yoruba, la société également animiste était au contraire stratifiée, dominée par des chefferies ou des royautés, s'épanouissant autour de gros centres, sinon de vUles, unies entre elles par de forts Uens commerciaux. Un traditionalisme un peu figé par des mythes et une riche cosmogonie donnaient à leur culture un aspect plus statique, plus « passéiste » que celle de leurs voisins ibo, plus innovateurs et moins marqués par le passé.

Chez les Hausa et les Peul du Nord, un traditionalisme encore plus ancré dans les moeurs tendait à donner aux représentants politiques et religieux que sont les Emirs, un monopole gouvernemental qui se manifestait au sein d'un certain nombre d'Etats musulmans, stratifiant la société d'une façon encore plus rigide qu'en pays yoruba.

Voilà pour les données traditionnelles. A son tour, la colonisation britannique va renforcer les divergences. Elle va

les renforcer d'abord par les réactions culturelles qu'elle déterminera dans ces trois grandes régions : très grande ouverture à l'Europe et à ses techniques dans l'Est, qui se convertit rapidement au christianisme et accepte largement les formes de scolarisation moderne ; position plus mitigée de l'Ouest, marqué par un traditionaUsme et un héritage historique plus « personnalisant » : le monde Yoruba, tout en admettant aisément les techniques occidentales, les utilise dans un souci de « réinterprétation » plutôt que d'assimilation.

Cette « réinterprétation » conduit à la formation d'une « élite » à la fois moderniste sous certains aspects et traditionaliste sous certains autres. Enfin, résistance culturelle du Nord, réfractaire aux influences étrangères, à cause d'un Islam figé, d'une structure politique très fortement inégalitaire, profitant à une minorité privilégiée. Alors que le Sud se modernise rapidement, le Nord reste « féodal » et compte à la veille de l'indépendance 3% de lettrés contre 20% dans le Sud (16). La « colonisation culturelle » intervient donc comme un coefficient qui accroît les différences traditionnelles et qui se double d'un autre coefficient, celui du système administratif. Le Nigeria fut, on le sait, le paradis du système de l'Administration indirecte, introduit par Lord Lugard. Mais ce système fut appliqué dans le Nord, là précisément où le colonisateur trouva des Etats, nantis d'appareUs administratifs et judiciaires, alors que dans le Sud,

(16) P. MERCIER - Remarques sur la signification du tribalisme actuel en Afrique Noire - Cahiers Internationaux de Sociologie - XXXI - 1961

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devant la multiplicité des unités poUtiques et l'absence de tout système véritablement gouvernemental, il fut contraint d'administrer souvent par lui-même. Il en résulte donc que la tutelle administrative européenne s'imposa avec plus de contrainte là où sa culture était le mieux admise, et fut beaucoup plus lâche là où cette culture ne s'était pas imposée.

Il s'ensuivit, pendant l'époque coloniale, un décalage progressif, sur de nombreux plans : économique, culturel, mais aussi politique. Le Sud s'ouvrit plus rapidement aux idées d'émancipation et d'indépendance nationale ; U prit, de ce point de vue, l'initiative et déborda les autorités traditionneUes du Nord, qui à la veille de l'Indépendance, durent reprendre à leur compte la revendication nationale, qu'aucun groupe de lettrés ou d'éUtes modernistes locaux ne pouvait leur ravir, par suite de leur quasi-inexistence dans cette région. C'est alors que les Emirs et les fonctionnaires Fulani prirent conscience de leur retard technique et culturel et cherchèrent à compenser une infériorité qualitative par une supériorité démographique, laquelle devait leur fournir le contrôle du gouvernement fédéral.

Ainsi, les différences ethniques et cultureUes de l'époque traditionneUe ont-elles été renforcées par la situation coloniale, sous le double point de vue éducatif et administratif, si bien que le seul et strict tribaUsme perd de son importance lorsqu'on le situe par rapport à l'opposition entre groupes à tendance modernisante et à forte minorité « d'éduqués », pour employer la terminologie anglo-saxonne et groupes traditionalistes, peu ouverts au progrès et moins aptes à conduire un Etat moderne de l'importance du Nigeria.

C'est là, à notre avis, la cause profonde de la crise actuelle de ce pays : l'absence d'une éUte technique et moderniste au sein du groupe dirigeant « nordiste » a empêché la constitution d'une « intelUgentsia » nationale, qui était la seule susceptible, tant sur le plan politique qu'administratif, de dépasser le cadre régional. L'histoire politique du Nigeria prouve que cette éUte et cette volonté de construction nationale ont existé dans le Sud, mais qu'eUes furent absentes dans le Nord, faute de cadres suffisamment formés techniquement et idéologiquement dans les écoles. Il s'en est suivi une contradiction fondamentale dans les structures du gouvernement : une majorité politique « nordiste » et traditionaUste devant gouverner le pays par le moyen d'une administration « sudiste » et moderniste, politiquement minoritaire mais quaUtativement plus efficace, et se désoUdorisant généralement des directives ou des programmes qu'elle était chargée de mettre en oeuvre. Une autre conséquence fut l'installation dans le Nord, après l'Indépendance, de fortes minorités de fonctionnaires originaires du Sud, qui, jouissant d'un certain statut social, contribuèrent à exciter des jalousies locales et à déterminer ces mouvements de xénophobie, aux conséquences tragiques que l'on sait.

On pourra objecter sans doute que cette opposition idéologique gouvernants-fonctionnaires suivait des lignes de partage tribales ou régionales : en fait, il semble bien qu'elle soit restée longtemps le fait des « leaders » et qu'elle n'aît entraîné l'affrontement et le soutien des masses qu'à la suite de la prise du pouvoir par les militaires et la mort du Premier ministre Tafawa Balewa. La

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jalousie entre fonctionnaires et la compétition politique ont revêtu le masque du tribaUsme et U est apparu qu'un certain nombre d'initiatives meutrières sur les Ibo auraient été le fait de politiciens et non pas des réactions spontanées de la foule.

Lorsqu'un groupe, étranger en l'occurence, jouit d'une situation sociale privUégiée, U est toujours aisé de cristalliser contre lui l'opinion populaire et de voir en lui la cause de tout malheur. Comme l'a fort bien montré un spécialiste américain, la persécution tribale résulte d'une frustration

L'histoire poUtique du Nigeria avant le coup d'Etat militaire est là pour montrer les efforts qui furent accomplis pour parachever la construction nationale et limiter le régionalisme, érigé en principe constitutionnel dès 1945, par l'autorité britannique.

A la même époque, naissait en effet le premier parti politique : le NCNC (ConseU National du Nigeria et du Cameroun, qui devint plus tard la Convention Nationale des Citoyens du Nigeria), dirigé par Azikiwe et dont la vocation était unitaire, supra-régionale.

Les partis qui apparurent ensuite, V Action-Group dans l'Ouest et le N P C (Congrès des peuples du Nord), malgré leur caractère ethnique, avaient pour but, surtout dans le cas du second, de défendre les intérêts traditionnels des chefs et de sauvegarder leur autorité. Dans quelle mesure l'administration anglaise ne favorisa-t-elle pas cette division, U est difficile de le préciser.

Au moment de l'indépendance, c'est donc le groupe Ibo, partisan actuellement de la sécession biafraise, qui se faisait le champion de l'Unité du Nigeria, alors que paradoxalement, c'est le Nord qui menaçait de faire sécession. C'est alors que le gouvernement fédéral devait revenir aux représentants de ce pays, à la suite d'une alliance politique entre l'Est et le Nord, alliance qui eut pour résultat entre autres, le départ d'un grand nombre de ressortissants de ce premier pays vers le second.

Dans un deuxième temps, entre 1962 et 1966, on va assister à une unification des partis politiques sur le plan fédéral. Des oppositions, de caractère idéologique et de tendance plus progressiste, apparaissent dans chaque région et le Nigeria, après les élections de 1964, connaît pour la première fois un début de véritable structuration politique non régionale. Le gouvernement s'appuie sur les deux partis majoritaires de l'Est et du Nord et sur le parti minoritaire de l'Ouest, tandis qu'une opposition se forme, sur le plan national également, réclamant l'instauration d'un système fédéral centralisé, fondé sur des partis politiques supra-régionaux.

L'unification nationale qui ainsi s'amorçait, devait être remise en cause par la révolte militaire de Janvier 1966, qui avait été cependant à l'origine un mouvement indépendant de toute revendication ethnique ou régionale.

Cette évocation, obligatoirement superficielle et rapide, de l'histoire récente du Nigeria, n'avait pour but que de situer à sa véritable place le facteur tribal ou régional par rapport à tous les autres, nombreux et complexes, qui furent la cause de l'instabilité, puis du conflit nigérien.

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Le « régionaUsme » apparaît donc comme un moyen tactique, une attitude caractéristique de la classe dirigeante (17) et en particulier de celle traditionnelle du pays hausa, l'anti-régionalisme fleurissant au contraire parmi les groupes modernistes, intellectuels ou autres, frustrés, dans bien des cas du « leadership * qui devait leur revenu- en vertu de leur technicité et de leur spéciaUsation supérieures.

Ce conflit déchirant, insupportable, quand on connaît les qualités, les vertus et la valeur de ces peuples du Nigeria, est né du meurtre, de ces meurtres qui déchaînent les guerres et exaspèrent les passions. Sans l'assassinat politique du Premier Ministre Balewa, les populations du Nord auraient sans doute été moins sensibles aux soUicitations qui les conduisirent à ce génocide des Ibo, lesquels ne se seraient pas repliés dans leur isolement et leur volonté d'autonomie qu'ils avaient été jusqu'alors les derniers à manifester.

Le conflit nigérien paraît donc répondre à un certain nombre de causes : des causes poUtiques tout d'abord, s'illustrant par la volonté de domination des « classes dirigeantes » et de tous ceux qui tirent avantage du pouvoir ; des raisons économiques ensuite ces classes au pouvoir profitant mieux d'un système régional d'économie contrôlé "par le parti local, que d'un système économique intégré au niveau national et venant compenser les mégaUtés géographiques de la production ; des raisons sans doute aussi internationales, certains pays trouvant leur intérêt à la constitution de petites entités politiques, relativement riches, plutôt qu'à l'intégration de grands ensembles, grevés de régions pauvres et peu rentables ; enfin, des causes culturelles, puisque cet affrontement à pris la forme idéologique d'une lutte entre un peuple musulman traditionaUste et un autre, moderniste et chrétien.

Le tableau de la situation nigérienne actuelle, dramatique, avec ses blocs régionaux qui s'affrontent dans leur diversité culturelle, cache mal un autre problème, celui qui de plus en plus va s'imposer à l'analyse des spécialistes et qui doit être examiné non plus sous l'angle traditionnel de l'intégration nationale, mais sous l'angle moderne. En Afrique, et plus rapidement dans certains pays, des « classes » embryonnaires se forment ; au moins, à un certain niveau de la nouvelle hiérarchie sociale, des groupes tirent profit d'ane situation, de privUèges poUtiques, et tendent à assurer le maintien, la conservation d'un « statu quo », qui implique généralement leur participation au pouvoir.

Dans le cas du Nigeria, ce que certains auteurs ont appelé la « classe » poUtique et qui comprend aussi bien les fonctionnaires, les chefs et certains représentants des professions Ubérales que des politiciens, cette « classe » a pris conscience des positions de contrôle qu'accordait le pouvoir. Dans les anciens

(17) R.L. SKLAR - Contradictions in the Nigerian Political System - Journal of Modem African Studies -III (2) -1965.

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partis, spécialement au Sud, un clivage s'est opéré entre « possédants » et « non possédants », le régionaUsme devenant une attitude caractéristique, déjà enracinée, des premiers, Pantirégionalisme étant au contraire le comportement idéologique de l'opposition des seconds (18).

Sans sous-estimer dans cet exemple la part prise par le sentiment régional, il convient cependant de le nuancer et de considérer ce facteur parmi beaucoup d'autres et parfois même en fonction de certains autres. Il semble que d'autres forces sociales soient entrées en jeu et que les divisions soient devenues moins traditionnelles que modernes. Ces nouvelles forces utilisent des fornes d'opposition auxquelles elles ne croient plus, mais qui font vibrer encore dans les masses quelques sentiments mal éteints.

Un peu plus, tous les jours, l'intégration nationale tend à devenu* un problème de rapports socio-économiques plus que de relations socio-territoriales, régionales ou tribales. C'est là un nouveau problème pour l'Afrique.

Que ce problème se pose est déjà un signe encourageant, parce qu'U démontre rien qu'en se formulant, que les nouveaux Etats africains ont franchi un certain cap de leur développement social et poUtique.

(18) R.L. SKLAR - Contradiction.... op. cit.