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La corde du Diable Un projet de film long métrage documentaire de Sophie Bruneau Demande de soutien au fonds d’aide à l’innovation audiovisuelle CNC - juin 2013

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La corde du Diable

Un projet de film long métrage documentaire de Sophie Bruneau

Demande de soutien au fonds d’aide à l’innovation audiovisuelleCNC - juin 2013

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La corde du Diable

un film long métrage documentaire

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« Le fil de fer barbelé est réellement efficace dans les conditions extrêmes de l’Ouest. Contrairement au fil nu, il résiste à la chaleur, la torsion évitant le relâchement sous l’effet de la dilatation, et il est beaucoup plus difficile à déformer ou à casser. Les barbes solidement fixées se révèlent parfaitement efficaces pour dissuader les bêtes de forcer les clôtures, sans les blesser. On peut également évoquer sa légèreté comme article de transport et de construction ; son applicabilité universelle, ne cessant de se diversifier ; sa facilité d’installation  ; sa durabilité, une fois en place  ; et son adaptabilité pour toutes sortes d’usages. »

(Adam Jones, 11e rapport annuel du Ministère de l’Agriculture, New Hampshire, 1882)

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Introduction

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Introduction

Il y a six ans, alors que je faisais des recherches approfondies sur la problématique du contrôle et de la surveillance dans l’idée d’un projet de film, j’ai posé ma loupe sur un objet banal et ordinaire de notre paysage anthropologique: le fil barbelé.

Le fil barbelé : où ? quand ? qui ? comment ? pourquoi ?

J’ai orienté mon regard vers les Etats-Unis, pays où le fil barbelé fut inventé, breveté puis industrialisé à la fin du 19ème siècle. Je me suis intéressée à ses origines, son évolution technique, son développement industriel et sa part active dans le mouvement de la conquête de l’Ouest. J’ai appris sa vocation agricole puis son détournement, en 1894, vingt ans après sa création, en agent politique. Le fil barbelé est la première étape dans la virtualisation des dispositifs de contrôle et de surveillance : c’est le mur transparent. Il représente la première technique moderne de gestion politique de l’espace, celle qui ouvre la voie à toutes les autres.

J’ai été saisie par la force métaphorique du fil barbelé et la possibilité de raconter, à travers lui, tout un pan significatif de l’histoire contemporaine. J’ai compris que je pouvais tirer ce fil pour éclairer l’ici et maintenant, c’est-à-dire ce qui nous entoure, nous domine et, aussi, nous échappe.

Mes repérages aux Etats-Unis au printemps 2011 ont été décisifs. J’ai découvert une richesse de matériau à De Kalb, petite ville de l’Illinois surnommée aujourd’hui encore ‘The Barb City’! J’ai mis la main sur une incroyable iconographie autour de la vocation agricole du fil et aussi sur la première petite machine bricolée par un fermier inventeur qui eut l’idée, géniale et diabolique, de twister deux fils de fer autour d’une barbe pointue...

Après ‘The Barb City’, j’ai poursuivi mon mouvement vers l’Ouest, suivant le cours de l’Histoire jusqu’à la frontière mexicaine. J’ai réalisé ma propre conquête du récit, à la rencontre de différentes figures attachées au fil. Tout au long de mon voyage, j’ai eu cet étonnement que l’on ressent à observer un paysage à partir d’un point précis, quand le critère sélectif devient une machine à produire du sens.

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Le fil barbelé, c’est-à-dire la clôture, est devenu mon prisme pour regarder le monde, notre monde.

J’ai traversé la réalité d’un pays avec sa palette d’arrière-plans, faisant des rencontres pour le moins inattendues, observant chaque jour de nouveaux paysages dont l’immensité se mariait en permanence aux marques d’exclusion. Ce pays de l’espace a ceci d’exceptionnel qu’il révèle physiquement un trait général de nos sociétés occidentales : le monde est devenu une grande clôture. Je le voyais, je le vivais et je pouvais le raconter comme nulle part ailleurs pour la raison que c’était inscrit là, dans le temps et les paysages.

Au bout du voyage, riche de mes découvertes avec les gens et les situations, j’ai commencé à tisser ma toile narrative à travers un matériau original dont les éléments épars se sont mis à résonner ensemble. J’ai créé des liens entre nature et culture, passé et présent, surveillance et contrôle. ‘La corde du Diable’ a pris la forme d’un essai subjectif et politique. Les éléments qui le composent s’articulent selon des logiques qui permettent de saisir à quel point il y a, effectivement, une animalisation de l’Homme qui s’opère dans l’Histoire à travers l’évolution des techniques de contrôle et de surveillance.

De la naissance de la clôture à l’animalisation progressive, tel est le mouvement du film.

‘La corde du Diable’ est un essai sous forme de proposition orientée mais ouverte, au sens où le hasard du réel amènera encore son lot d’imprévus. Les clefs du projet sont de l’ordre de l’invention des formes, de l’exploitation par l’écriture d’une matière dont il s’agit de restituer la force avec la simplicité et l’allégresse que procure le style du gai savoir.

J’imagine un film grave et enjoué. Peut-être aura-t-il la couleur sonore d’un train de marchandises, sorte de sirène mobile qui enchante l’espace avec son hoquet de wagons. Ou peut-être sera-t-il à l’image de ce virevoltant, boule d’herbes séchées libre comme l’air, typique du genre Western, dont je ne connaîtrai la véritable histoire qu’à mon retour d’Amérique...

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Synopsis

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Synopsis

C’est l’histoire d’un objet-outil universel et familier: le fil de fer barbelé. Elle remonte aux premiers colons, à l’esprit de Conquête et à la chasse au sauvage. Elle s’ancre dans l’espace-temps de l’Ouest américain. C’est l’histoire d’une invention géniale et diabolique née de la rencontre d’un moulin à café et d’une meule à aiguiser. Un petit outil agricole qui bascule en histoire politique et s’emballe avec le train du capitalisme. Au milieu de paysages qui s’habillent d’Histoire. C’est l’histoire de l’évolution des techniques de surveillance et de contrôle. L’inversion d’un rapport. Comme un jeu de saute-mouton entre l’Homme, l’animal et une clôture…

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Notes d’intention

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Notes d’intention

Le monde de la clôture et la clôture du monde

Ce projet est conçu comme une grande métaphore : la clôture n’est-elle pas devenue la métaphore du monde d’aujourd’hui, clos sur lui-même, hostile à l’Etranger, développant des moyens de surveillance et de contrôle à un point jamais égalé dans l’Histoire du vivre ensemble ?

L’histoire du fil barbelé mène tout droit à notre modernité. Le fil fait lien entre la simple clôture, les résidences surveillées, les caméras infra-rouge ou la sélection du checkpoint. Il s’agit ici d’interroger une technique devenue ordinaire (quoi de plus banal qu’un fil barbelé dans le paysage?), pour révéler les ficelles d’un jeu qui nous dépasse et dont nous sommes, d’une manière ou d’une autre, les protagonistes.

Partir des faits, remonter aux origines et mettre en perspective, permet de revisiter ce qui nous est familier et donne de l’assise à un regard critique sur le monde. Raconter l’apparition, la progression et la généralisation des dispositifs de surveillance et de contrôle à partir de la clôture, c’est dire la transformation d’un monde vers une société où la loi et le droit se réduisent de plus en plus à l’idéologie sécuritaire. C’est aussi faire le récit de ce qu’est devenu notre monde, de la perte qu’il a subi, de la violence et de la séparation qui le dominent aujourd’hui. L’histoire de la clôture en Amérique raconte, à sa façon, la division, l’exploitation, la destruction, la disparition et, pour finir, une certaine désolation du monde. Paradoxalement, cette histoire singulière tire son étoffe de la poésie, de la lumière, de la contemplation des détails significatifs, du jeu des rapports, du regard animal, de l’humour de situation, des logiques narratives, de l’espace encore et toujours.

Si l’histoire américaine permet de rendre particulièrement lisible le rapport de domination entre pouvoir et espace, il est clair que la matérialité du fil barbelé, sa fonction politique, ses conséquences et sa résonance symbolique sont universelles. Ce qu’il raconte vaut pour tous les territoires.

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Proposition de récit

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Avertissement

Mettre en récit l’histoire de la clôture et traiter d’une évolution des techniques qui ‘animalise’ l’Homme, c’est créer une proposition qui n’existe pas. Le récit qui suit est né des repérages. Il révèle la structure, l’esprit et la matière. Il est le fruit d’un travail en amont qui continuera encore à se développer, tant il est vrai que l’essai se pense avant, pendant et après le tournage.

Les ‘logiques du récit’

Le récit est chapitré en trois parties, «Les débuts» «Vers l’Ouest» «Frontière(s)», avec un certain nombre de séquences qui participent d’une logique d’ensemble dont les grandes lignes sont:

-­‐  Le rapport homme-animal, qui débute au 17ème siècle avec l’arrivée des premiers colons et la confrontation avec les indiens. Il court tout au long du projet.-­‐  L’histoire du fil barbelé, qui prend source dans l’esprit de Conquête et l’apogée du capitalisme, vers la fin du 19ème siècle.- Le mouvement vers l’Ouest, qui engendre la mise en place de la clôture et de la désolation progressive.

Le ‘ gai savoir’

Le style du film est celui du ‘gai savoir’, c’est-à-dire une écriture dialectique, mélange à la fois de gravité et d’enjouement. J’exploite la symbolique et le potentiel rhétorique du fil de clôture à travers une forme ouverte et orientée, sorte de récit généalogique, poétique, ludique et politique.

Le texte du récit est pour l’instant descriptif et informatif. La voix off définitive sera écrite au montage...

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Prologue

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Un livre d’enfant sur l’histoire de la clôture, de la chevalerie à l’âge du fer

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Pages à tourner, sans commentaire.

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I. Les débuts, civilisation contre sauvagerie

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La conquête de l’Ouest

�‘Manifest Destiny’ de John Gast, 1872

Premières chasses

Le mythe judéo-chrétien fait d’Adam et de ses descendants les propriétaires d’un sol qu’ils sont condamnés à faire fructifier dans l’effort. Le combat contre la Nature, l’exploitation intensive de la terre dans le but d’en tirer un profit, la transformation du paysage par l’Homme, sont la preuve que la civilisation a remplacé la sauvagerie. Les Puritains qui débarquèrent avec le Mayflower, en 1620, voyaient dans la nature sauvage la marque de Satan. Leurs descendants, au 18ème et 19ème siècles, se disaient « manifestement destinés » à la détruire au nom des valeurs du monde civilisé. C’est ainsi qu’on s’est mis à tuer les Indiens comme on allait chasser les bêtes fauves.

The ‘Frontier’ (carte des acquisitions territoriales)  

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Depuis les années 1870, du Missouri au Pacifique, les colons, les constructeurs des chemins de fer, les chasseurs, appuyés par l’armée, disputent aux Indiens des Plaines le territoire qui leur reste. Pour les deux peuples, la terre est la même et pourtant elle est autre. Les Blancs croyaient vides les grands espaces de l’Ouest parce qu’ils n’y trouvaient pas les signes d’occupation auxquels ils étaient habitués. Comment pouvaient-ils comprendre que partout, dans chaque recoin de terre et sur chaque pente de montagne, au long de toutes les rivières, il y avait une trace du sacré et tous ces lieux, ces terres et ces eaux hantaient les rêves et les visions des Indiens de toutes les cultures... Telle était la manière dont ils ‘possédaient’ la terre et l’espace. La terre n’était pas livrée à la confusion, elle était ordonnée et compartimentée entre les monts et les plaines, les vallées et les lacs, et ce sont ces repères, plutôt que des frontières, qui fixaient les limites du territoire de chacun. Mais, pour les Blancs, les marques de propriété étaient d’une toute autre nature...

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#plan cadastral américain début 19ème siècle

# paysage américain aujourd’hui (vue aérienne du désert du Mojave)

Topographie du paysage américain selon les principes du ‘carroyage’. Plus tard, la clôture empruntera le tracé établi par les géomètres...

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«  Salut à vous ! Salut à l’Amérique !J’envoie les couleurs du présent dans le ciel, prédis un sublime et

réjouissant avenir à nos Etats,Quant au passé proclamons les richesses des aborigènes rouges

diffusément confiées à l’air tout autour de nous.

Oui, eux, les aborigènes rouges,Qui nous ont transmis leurs souffles naturels, leurs sonorités de pluies et de vents, leurs imitations de cris d’oiseaux et de bêtes

dans les bois, leurs noms de clans vêtus dans nos syllabes,Okonee, Koosa, Ottawa, Monongahela, Sauk, Natchez,

Chattahoochee, Kaqueta, Oronoco,Wabash, Miami, Saginaw, Chippewa, Oshkosh, Walla-Walla,

Et qui, confié leur trésor aux Etats, se sont dilués et évaporés laissant à l’eau et à la terre toute une charge de noms. »

Walt Whitman, Feuilles d’herbe

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L’histoire d’un arbre au nom indien à l’origine du barbelé

Middle West. Long travelling autour de l’oranger des Osages, dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Le mouvement se rapproche de plus en plus de l’arbre, semble remonter le temps, vers 1850-1870.

À l’origine, un arbre

Il s’appelle l’oranger des Osages. C’est un arbre au nom indien dont le bois servait aux Indiens des Plaines pour confectionner leurs arcs. Au début de la Conquête, les premiers fermiers ont commencé à l’exploiter pour délimiter leurs propriétés. Ils utilisaient l’arbuste comme clôture car il a les branches couvertes d’épines piquantes. Mais son temps de croissance était trop lent pour les colons qui, de plus en plus nombreux, avaient besoin d’un moyen plus efficace pour marquer leur territoire. Il leur fallut inventer autre chose. Dans ce paysage immense où tout manquait : les pierres, l’eau et les plantes, les pionniers vont se mettre à imiter la nature…

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L’histoire d’une invention

# Premiers outils de fabrication pour clôture

Illinois. Salle du musée Ellwood.La guide du musée, la quarantaine, voix claire, parle de Joseph Glidden, un fermier originaire de la ville de De Kalb. On dirait qu’elle raconte une histoire à des enfants... Elle montre un bâton en bois flanqué de clous au petit groupe de visiteurs. « Il avait vu ça sur un marché aux bestiaux et, rentré chez lui, que fait Joseph Glidden ? » La guide mime, avec ses deux mains : « il prit du fil de fer et une série de barbes ; une barbe étant un morceau de fil de fer torsadé, aux deux extrémités biseautées. Dans un premier temps, il serre chaque barbe sur un fil central, mais l’étreinte se relâche rapidement et les barbes bougent le long du fil... Que fait alors Glidden ? Il a une idée simple et géniale : il va renforcer son dispositif en enroulant un deuxième fil autour du premier et de ses barbes. Celles-ci sont alors maintenues et l’ensemble bien plus résistant… ».

La guide continue son tour de salle.

« Glidden réalisa son premier fil barbelé à partir du mécanisme du moulin à café de sa femme et de son vieux pied de meule à aiguiser… »

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« This coffee mill is similar to the one disassembled and modified by Joseph Glidden. By altering the grinding mechanism, Joseph was able to create a wire spinner which he could use to create his first strands of barbed wire. »

Plan fixe sur l’objet. La vieille machine, en bois et métal, pas plus grande qu’une machine à coudre, a une allure primitive. Le bras de la guide actionne son mécanisme jusqu’à fabrication d’un fil à barbe. Le silence revient sur le fil barbelé qui couine en suspension…

« Le premier fil de fer barbelé Glidden fut breveté aux Etats-Unis le 24 novembre 1874, il s’appelle : ‘The Winner’ ! »

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« L’inventeur Glidden s’associe au riche commerçant Isaac Ellwood et crée la première usine. L’industrialisation du barbelé démarre à De Kalb et notre petite ville va rapidement être surnommée ‘The Barb City’! »

« Les pionniers passent par ici car le fil barbelé Glidden est réellement efficace dans les conditions extrêmes de l’Ouest. Il s’impose grâce à ses avantages agricoles et surtout grâce à son faible coût de production et ses atouts économiques… Contrairement au fil nu, le barbelé résiste à la chaleur, la torsion évitant le relâchement sous l’effet de la dilatation, et il est beaucoup plus difficile à déformer ou à casser. Les barbes solidement fixées se révèlent parfaitement efficaces pour dissuader les bêtes de forcer les clôtures. Le fil de clôture ne fait pas d’ombre à la végétation, il ne provoque pas de congère, il n’a pas besoin d’un ébarbage annuel, il n’épuise pas la terre, le feu ne peut pas le brûler et le vent n’a quasi pas d’effet sur lui… Citons aussi sa légèreté comme article de transport et de construction, son applicabilité universelle, sa facilité d’installation, sa durabilité une fois en place et son adaptabilité pour toutes sortes d’usages... »

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Le fil barbelé: vocation agricole et apogée du capitalisme

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Le bonheur est derrière la clôture: animation des images, musique et sons d’ambiance. Pas de commentaire.

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L’imagerie fin 19ème siècle, ludique et colorée, rappelle que, pendant plus de vingt ans, le fil barbelé a été uniquement à vocation agricole, pour les cultures et les animaux. Petite histoire, en images et en chiffres, de l’association d’un fermier inventeur et d’un commerçant jusqu’au grand trust d’American Steel. De l’iconographie joyeuse au visage industriel du capitalisme triomphant…

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� �ouvriers  des  premières  usines       cadres  d’American  Steel  and  Wire

La Conquête et le capitalisme, une histoire de volume et de surface :

Entre 1860 et 1910, le nombre d’exploitations agricoles triple, passant de deux à six millions.

En 1874, le fil ‘Glidden’ se vend dix dollars pour dix kilos. Vingt ans plus tard, son prix est divisé par dix : un dollar les dix kilos.

La production de barbelé, reprise à Ellwood par l’American Steel and Wire Company, puis par l’United States Steel, passe de 270 tonnes en 1875 à plus de 150 000 tonnes en 1901.

A la même date, alors que la Conquête est achevée, 1 500 000 hectares dans dix régions de l’Ouest du Texas étaient clôturés avec 6000 miles de fil de fer barbelé.

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Une ville fantôme surnommée ‘The Barb City’

Les archives laissent place aux plans fixes de la petite ville de De Kalb. Aujourd’hui, la première usine de barbelé « Superior Barbed Wire Company » (1875) est occupé par des magasins et le siège du parti Républicain ; la « I.L. Ellwood Manufacturing Company » (1877/1881) est devenu un garage Cadillac/Chevrolet ; le site de l’usine de « Jacob Haish’s Manufacturing Company » est occupé par un McDonald’s. ‘The Barb City’ reste toujours la porte d’entrée vers l’Ouest...

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II. Vers l’Ouest

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Le cheval de fer : moteur du capitalisme

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Long plan fixe d’un train qui crève le paysage. C’est le ‘Santa Fe’, train de marchandises, mur mobile de plusieurs kilomètres, qui évoque la marche permanente du capitalisme depuis le 19ème siècle.

Le cheval de fer

Le train, c’est la machine civilisatrice, le moteur du capitalisme, le premier client de l’industrie du barbelé. A la fin du 19ème siècle, la liaison ferroviaire entre les deux océans concrétise les objectifs fixés par la doctrine de la « Destinée manifeste ». Grâce au rail, les Américains ont le sentiment que la civilisation enfonce de front la sauvagerie et que l’histoire supplante la préhistoire. La révolution des transports sonne le glas des Indiens, elle transforme l’économie générale et bouleverse les concepts de temps et d’espace dans la vie quotidienne. Les horloges du continent oublient les astres et se règlent à l’heure des quatre zones horaires du capitalisme.

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La clôture des paysages: les animaux et le vétérinaire

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Plans travellings de paysages avec animaux en arrière-plans. L’avancée vers l’Ouest entraîne le sentiment physique de la clôture de l’espace.

Au bout du travelling, un vétérinaireC’est une rencontre imprévue, par hasard, avec un vétérinaire, dans un pré du Missouri. Il a encore ses gants de travail. Debout, de l’autre côté de la clôture, il parle de l’Ouest, du rapport entre le fil barbelé et les animaux. « Le barbelé repousse une vache, un chien, un mouton ou n’importe quel être vivant. En général, les animaux plus dociles et moins farouches, comme les vaches ou les moutons, reculent lors des premiers signes de douleur… »

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« Une tentative d’intrusion en force, sans protection, occasionne des blessures car le barbe s’attaque à la chair. La peau est la plus susceptible d’être blessée avec des lacérations, et les tissus plus profonds peuvent être touchés selon le type de fil. Des blessures peuvent être relevées sur le bétail mais aussi sur les chauves-souris et les oiseaux. Les oiseaux et les chauves-souris n’arrivent pas toujours à distinguer les pointes présentes sur le fil et souffrent de lacérations ou s’empalent sur les câbles. Les chevaux, eux, paniquent rapidement et une fois pris au piège, de larges morceaux de chair peuvent être arrachés, parfois jusqu’à l’os. Il y a des produits spécifiques: onguents, crèmes, liquides mais il y a peu de blessures si les clôtures sont adaptées selon les animaux et les usages. »

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Pendant que le vétérinaire est en train de parler, toutes les vaches du pré se rapprochent peu à peu derrière-lui, en arrière-plan…

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La Bible du barbelé et le vieil homme

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Harold Hagemeier et sa femme

Amarillo, Texas. Décor intérieur middle class dans une résidence privée pour personnes âgées. C’est un couple moulé par le temps, avec 3 enfants et 5 petits-enfants. Harold Hagemeier a 85 ans et un corps de géant texan. C’est un ancien professeur en bâtiment, vétéran de la deuxième guerre mondiale et du Vietnam. C’est un collectionneur et un spécialiste hors norme du fil barbelé. Il a réalisé un ouvrage unique :

« Barbed Wire. Identification Encyclopedia »

L’encyclopédie d’identification du fil barbelé est considérée comme une Bible par tous les collectionneurs. Harold Hagemeier a débuté l’inventaire complet du fil il y a près de 50 ans, en 1964. C’est l’œuvre de sa vie, il en est fier.

« J’ai répertorié et fait la description précise de 450 modèles de base et 2000 variations. Presque tous les fils barbelé ont été inventés sur une période de 20 ans, entre 1874 et 1894. Ils ont chacun leur nom et particularité. »

« Moins de 50% a été commercialisé et moins de 10% a été réellement utilisé. De nombreux modèles étaient trop chers à fabriquer ou ne remplissaient par leur rôle. Au final le modèle Glidden du 24 novembre 1874 et le modèle Baker du 27 février 1883 ont été les deux fils qui ont connu le plus de succès… »

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la bible des collectionneurs, 4ème réédition

Le vieil homme, assis, tourne les pages et mentionne les têtes de chapitres de l’encyclopédie. « la section B comporte 46 sous-sections. C’est la liste des barbelés en relation avec le nombre de fils combinés et le nombre et le type de barbes. Il y a tous les modèles de fils barbelé connus : du simple fil de fer à simple barbe jusqu’au multi-fil à multi-pointes ».

Il énumère chaque dessin telles les figures d’un défilé : « Single Strand Wire – One Point Barb ; Single Strand Wire – Two Point Barb ; Single Strand Three Point Barb ; Single Strand-Four Point Barb… Two Strand Wire-One Point Barb ; Two Strand Wire – Two Point Barb ; Two Strand Wire-Four Point Wire Barb  ; Two Strand Wire-Sheet Metal & Wire Barb… ».

Il précise les aspects de sa méthode d’identification et de son système de classement. À la section E, « le fil de fer barbelé à usage militaire» , il décrit l’anatomie particulière d’un fil.

L’encyclopédie illustrée fait 350 pages en feuille A4. « C’est Linel, ma femme, qui a fait chaque dessin ».

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Le vieil homme raconte des histoires. « La règle pour la mise en clôture d’une propriété, c’est 1 mile, en 2 jours, avec 3 travailleurs.  » En arrière-plan, sa femme corrige : « 4 travailleurs ! ». « Aujourd’hui, c’est toujours le fil Glidden qui est exploité au Texas, ‘The Winner’ porte bien son nom ! À la même époque, un autre nom avait été donné par des conservateurs religieux : ‘Devil’s Rope’ (la corde du Diable) ! Ils voyaient le barbelé comme la représentation du Mal, à cause des premières blessures par lacérations sur les bêtes… ».  

À l’écouter, l’Amérique est bâtie sur le fil : « la fin de l’Open Range et la généralisation de la clôture sur le territoire ont transformé le pays: ça a été la fin d’une terre sauvage, un sens de la civilisation est apparu. Avec le moulin à vent et ‘the six gun’, le barbelé est parmi les trois éléments qui a changé l’Ouest ! La stabilité a permis une augmentation du commerce et de l’industrie: les chemins de fer, les hôtels, les banques et les chambres de commerce sont arrivés. » Il conclut, avec son accent texan, « les batailles contre les Indiens, les topographes, les ranchs immenses... c’était notre première Conquête de l’espace ! ».

Aux côtés d’Harold, sa femme Linel présente son dessin. D’un côté elle tient le modèle du fil et, de l’autre, sa représentation. L’ambiance est calme, presque silencieuse.

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Rêves de clôture et clôtures de rêve au 21ème : le bonheur est plus que jamais derrière

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Bonheur individuel rime avec clôture privée. Courts travellings clôtures avec des propriétés en arrière-plans. Jeux de rapports: diversité et complémentarité. Dans le dernier plan, un homme tond sa pelouse, de long en large.

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Un collectionneur ironique

« The best way to find the wire is to get out in the country, visit with some Farmers and Ranchers, and hunt »

�Stanley, Nouveau-Mexique

Si la poste est ouverte, le drapeau américain flotte dans les airs…

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Stanley: 3 maisons et 1 poste ‘mobil home’ aux couleurs d’Amérique. L’ambiance est calme au milieu de ces plateaux secs, seul le son d’un moulin à vent soulève un peu la chape de chaleur. Dan Sowle traverse la route, un paquet sous le bras. Il regarde avec insistance, à gauche puis à droite, « pour vérifier que la voiture qui passe tous les six mois n’arrive pas… ». Ce retraité de 66 ans, au physique sec et à l’esprit rieur, est le principal client de la poste.

A l’extérieur de sa maison, il y a de gros rouleaux de fils entassés. En arrière plan, un paysage aride, vaste et vide. Il raconte: « j’ai une formation de géologiste, j’ai prospecté un peu partout au Nouveau-Mexique pour des projets de route et je trouvais souvent du fil de fer. Alors, je suis devenu chasseur ! » « Les collectionneurs collectionnent les différentes formes de barbelé : selon le nombre de fils montés, le nombre de barbes sur un fil… C’est la forme de la barbe qui définit l’appartenance au modèle. Il faut une longueur de 18 cm pour que le fil soit valide. »

Dehors, au milieu des rouleaux de barbelés, il dit dans un large sourire:

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« Pour moi, collectionner le fil, c’est faire œuvre d’archiviste et le revendre est un prétexte au voyage mais, en vérité, il faut avoir un Q.I. assez faible pour être collectionneur de fil barbelé, n’est-ce pas ? »...

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Le hangar en tôles qui jouxte la maison est une caverne d’Ali Baba du barbelé. Il y a un établi et toutes sortes d’objets. « J’ai environ 600 fils calibrés et rangés dans des casiers, le tout ordonné sur trois rayonnages ». Dan Sowle a créé un système de classement sur base de l’encyclopédie d’Hagemeier. Il fouille dans ses tiroirs et présente

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plusieurs fils de son choix avec une brève histoire : le fil le plus rare, son préféré, le plus dangereux… Il montre un fil barbelé qu’il nomme ‘fil vicieux’  et déclare, ironique: « c’est un fil illégal pour l’animal, il est seulement autorisé pour l’humain ! ». L’homme se déplace sur son terrain de jeu et s’active à fabriquer un colis. « Le fil barbelé représente un morceau d’Histoire, le passé américain... Beaucoup de collectionneurs s’intéressent aux fils de guerre, ce sont des vétérans pour la plupart. Ils vivent aux quatre coins des Etats-Unis, surtout à l’Ouest ! ».

Par son ancien métier, Dan Sowle aime l’environnement et l’Histoire. Il raconte: « avec la fin de la prairie ouverte (open range), dans les années 1880, les bisons qui migraient vers le sud l’hiver, se heurtèrent aux nouvelles clôtures qui avaient été tendues tout au long des limites méridionales des ranchs. On vit des troupeaux entiers s’empêtrer dans le fil de fer, créer des carambolages et des bisons geler sur pied par milliers… »

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Plan fixe d’un animal mort, desséché, de l’autre côté de la clôture. La clôture s’inscrit en arrière-plan, désignant l’origine et la cause. Des plans fixes d’animaux morts s’intègrent de façon ponctuelle tout au long du récit.

Le détournement en agent politique

Ce qui est inventé pour l’animal se retourne toujours contre l’Homme...

Un peu plus de vingt ans, c’est le temps qu’il aura fallu pour que le fil barbelé soit détourné de sa vocation agricole. En 1896, à Cuba, lors de la guerre d’indépendance, le général espagnol, Valeriano Weyler, pratique une politique de regroupement forcé de la population – y compris les femmes, les enfants, les vieillards – derrière des fils de fer barbelé.A l’aube du 21ème siècle, le fil de fer barbelé devient agent politique pour la première fois dans l’Histoire. C’est le début d’un cri sans fin.

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Réserves indiennes

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� �Oklahoma et Nord Arizona (réserve Navajo/Hopi)

Plans fixes : terres sèches, cailloux et fond d’air. Désolation et folklore, imagerie stéréotypée et américanisation.

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La clôture des paysages

 

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� �des poseurs de clôtures et... une échelle à barbelé!

Succession de plans travelling : clôture physique de l’espace. Puis, rencontre avec des faiseurs de clôture d’une petite entreprise. Les deux texans utilisent les mêmes outils que les pionniers de la fin 19ème .

Leurs faits et gestes donnent le sentiment que le fil barbelé continue toujours de fleurir, traverse le temps, ne s’arrête jamais...

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L’usine de barbelé Davis’s Wire : la danse du lasso

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      Pueblo. Colorado Approche visuelle et sonore du décor en situation. Le son du métal fend l’air, zigzague, siffle. De gros rouleaux s’agitent, des serpents aux

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reflets argent ondulent, s’élèvent dans les airs, et courent, d’un bout à l’autre de la chaîne, en faux rythmes chaotiques…

La chorégraphie du fil en transformation est celle d’un lasso en action. C’est une danse macabre et de toute beauté. Le bruit de machine à coudre et la vitesse de débobinage procurent la sensation physique de production intensive, comme si le développement du fil était sans fin...

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Feedlot : parc d’engraissement intensif

Nord Texas. Paysages du productivisme: bras de pétrole, bâtiments et élevages industriels, cultures en damiers. Le tout est clôturé.

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Visite guidée du feedlot, à Gruver. Brad Hardesty, manager d’un élevage industriel, connaît la quantité de bêtes dans chaque parc car « le nombre de bêtes est proportionnel à la longueur de la corniche que l’on multiplie par un coefficient ». « Les bêtes sont classées par âge, c’est-à-dire par poids » « Les bêtes arrivent sur le site à l’état de génisse pour être engraissées, elles restent 100 jours et repartent comme elles sont venues, en camion. Elles sont achetées 800 dollars et

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revendues 1200 dollars. Elles sont contingentées en fonction de leur poids. Environ 150 têtes par parc qui vivent regroupées, alignées, sans possibilité de bouger hormis pour s’approvisionner à la corniche de réception alimentaire. Cette corniche dessert tous les enclos et est approvisionnée plusieurs fois par jour par des camions verseurs. Tout est stocké sur place : il y a deux silos et le grain des silos provient des cultures des environs. » 

« 37 camions embarquent, à fréquence régulière, les bêtes engraissées. Ils embarquent tout en trois heures de temps, puis ils repartent. Pour le débarquement, pareil, sauf que ce sont des génisses, et ça recommence... C’est comme un cycle. »

Plans travellings latéraux dans l’alignement des parcs, dans un sens et dans l’autre, comme pour rendre le damier industriel. Un calme étrange règne au milieu du feedlot: pas de meuglements mais des sons métalliques de chaînes et de barrières, le vent, les toussotements de bovins et les bruits de frottements de sabots étouffés par une terre sablonneuse.

À la fin, plan fixe sur 50 000 bêtes.

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Plus loin, dans ce paysage industriel immense, des hangars métalliques flanqués de silos sont rangés par groupe de cinq. En retrait, on entend par intermittence des grognements de cochons. Un lent panoramique fait découvrir un paysage complètement nu et compartimenté en une série de parcs de cinq, comme à l’infini.

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III. Frontière(s)

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Paysages sécuritaires

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� �Accessoires : barrières, panneaux, cadenas…

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�Entreprises privées  

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‘Gated community’ et prison

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� frontière

Nouveau-Mexique, Texas, Arizona... Plans fixes et plans travellings dont la succession rythme ponctuellement le récit et évoque la séparation entre le dedans et le dehors, l’inclus et l’exclus.

Loin de l’imagerie heureuse des débuts, la clôture révèle progressivement sa radicalité, dévoilant, par effet d’accumulation, la logique du fil barbelé qui animalise toujours des deux côtés.

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L’inversion du rapport Homme/animal

‘Razor Wire’ : rencontre avec le père du fil barbelé moderne

Arizona. Phoenix. Plan fixe de Renne Cano à son bureau. Ce patron autodidacte de 55 ans, d’origine latine, est un homme sympathique. Il semble en total contrepoint avec les outils et machines qu’il invente. En arrière-plan, des posters de sa dernière invention: le ‘razor wire’ ou fil barbelé rasoir.

Renne Cano raconte, avec un plaisir naïf, comment lui viennent les idées. Il se souvient que c’est en allant à la pêche, et en observant attentivement la tête d’un poisson pris à l’hameçon, qu’il a eu l’idée d’améliorer son premier ‘razor wire’. Il fait un dessin et explique : « en créant une nouvelle découpe à l’intérieur de la partie pleine de la lame (partie hachurée), j’ai imaginé obtenir une sorte de double cran qui s’agripperait mieux à la peau et l’empêcherait de se dégager. Le ‘razor wire’ à crans recourbés maintiendrait la peau lorsqu’elle est prise, comme pour mon poisson ! »

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Renne Cano est un enthousiaste angoissé: il est obligé d’inventer pour que sa boîte tourne. D’autant qu’il est viscéralement attaché à son entreprise: « mon fils y travaille ainsi que 7 ouvriers qui ont entre 24 et 36 ans de maison. J’étais ouvrier et c’est grâce à trois de mes anciens collègues, qui ont travaillé gratuitement pour moi pendant 2 mois, que j’ai pu créer mon entreprise. Je n’avais pas d’argent, ils ont été mon capital de départ... ». Il s’arrête de parler, visiblement ému.

« J’ai inventé 3 machines grâce auxquelles je produis davantage avec mes 7 ouvriers que mon principal concurrent qui en a 50. » «  La première machine de mon invention sert à découper un large ruban en métal plat en 5 bandes édentées. La deuxième machine intègre un fil simple à la bande ruban pour renforcer sa solidité: il faut deux outils pour arriver à le couper ! Et la troisième machine agrafe des clips sur un rouleau en spirale, c’est une sorte d’ondomania, très demandé… »

« Le business tourne bien car le gouvernement impose d’acheter dans les usines américaines, par patriotisme commercial. J’exporte aussi beaucoup, j’ai des commandes du monde entier: Israël, Europe, Dubaï, Mexique, etc. Mes pays clients utilisent le ‘razor wire’ pour des usages spécialisés : prisons, asiles, frontières... Aux Etats-Unis, les règles sont strictes pour l’usage du ‘razor wire’: il est réservé pour l’Homme et interdit à l’animal ! »

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Renne Cano ne veut pas nous montrer ses machines inventées car il a trop peur qu’on les copie, « les Chinois et les Turcs sont forts pour ça !» Alors, au milieu de l’usine en activité, il fait une démonstration vivante de l’ondomania (jeu à spirale qui se déplie) version ‘razor wire’. « J’ai eu l’idée de ce principe ingénieux en observant le jouet du même nom et j’ai pensé qu’en agrafant les fils, j’obtiendrais une spirale de barbelés avec les mêmes avantages... ».

Le patron inventeur, enfile ses gants de protection et, en quelques gestes simples, il montre comment le gros rouleau de ‘razor wire’ est aisé à manipuler. En cinq secondes, il le déploie sur une dizaine de mètres puis le range aussi sec. L’homme est fier de son invention et il en rit, c’est un jeu d’enfant ! Il recommence une 2ème fois, pour mieux voir, comme dans un effet ralenti.

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Frontière : la chasse à l’homme moderne, côté chasseur

�Arizona, frontière Mexique/USA, désert de Sonora

Plans fixes. Enumération visuelle et sonore : hauts murs, 4X4 border patrol sur chaque vallon, tour de contrôle mobile, radar, bus de convoi à l’arrêt, bruits de moteur d’hélicoptère et quad d’assaut, projecteurs dans la nuit… autant de techniques de surveillance et de contrôle au milieu du désert calme, immense et nu. Le dispositif est traditionnel et la stratégie de traque mise sur la visibilité et l’effet de mise en scène, comme dans un jeu de positionnement pour débutants.

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Petite étude de la chasse

Dans son Manuel d’ethnographie, Marcel Mauss indique que « la chasse peut s’étudier de deux manières principales  : selon l’arme employée, selon le gibier poursuivi. » Il dit : « L’individu ne va pas ‘à la chasse’, il va à la chasse au lièvre ; et non pas ‘à la chasse au lièvre’ mais à la chasse de tel lièvre, qu’il connaît bien. Il faut donc classer par gens qui chassent, gibier chassé et instrument avec lequel il est chassé. »

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Alors, examinons les armes. La première est la technique de l’affût : elle consiste à se poster à un endroit propice et à attendre. C’est comme pour les bêtes : l’appât au centre, les chasseurs en embuscade, les fourgons pour évacuer les prises. Les chasseurs en 4X4 sont aux avant-postes, à distance régulière, ils occupent l’espace, ils se voient et peuvent communiquer entre-eux.

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La technique associée à l’affût consiste à déployer les instruments qui aident le chasseur à repérer ses proies dans les zones plus difficiles d’accès : capteurs sensitifs répartis en amont et capables d’identifier tous les signes d’une tentative d'intrusion, radars à longue portée, tour de contrôle équipée de caméras optiques et de caméras infra-rouge pilotées à distance, haut mur et puissants projecteurs… Autant d’outils modernes pour le chasseur qui dispose ainsi d’un capital temps pour intervenir rapidement dès que nécessaire.

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Une autre technique de chasse est le contrôle d’identité. C’est une technique de filtrage qui suppose de s’installer sur un point de passage, de préférence là où vivent les individus recherchés. On effectue ensuite un « contrôle au fichier » afin d’identifier les « interpellables ». Dans le Mur, ce point de passage s’appelle le checkpoint. Le checkpoint est un élément de triage, de sélection et d’éventuel répression. Cet élément est le plus discret et le plus sophistiqué  car il tient de sa capacité technologique à distinguer les statuts. Soit bon, soit mauvais. Un checkpoint de chasse moderne exige le corps biologique comme preuve d’identité et support d’accès : le gibier doit présenter l’empreinte et l’iris pour passer de l’autre côté. Ou bien transgresser l’ordre établi par le Mur. Et se retrouver confronté aux autres techniques...

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#frontière mexicaine, zone du check point

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Le checkpoint : la sélection

� To MEXICO

�To USA

Du côté américain, plan fixe du vide. Du côté mexicain, plan travelling de l’attente.

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Le camp ‘No Mas Muertes’ ou la chasse côté chassé

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Arizona, zone d’Haravaca. Plans fixes du camp en activité : une tente-infirmerie, un coin cuisine, quelques ‘mobil home’, un carré mystique créé par les migrants de passage, deux volontaires et des bidons d’eau, un ‘dream catcher’ en fil barbelé accroché à une branche…

«No More Deaths» est un refuge humanitaire au milieu du désert. Chaque été, des clandestins débarquent, apeurés, à bout de force et comme sortis de nulle part. Ils restent quelques jours ici puis repartent.

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Les clandestins transgressent le Mur à plusieurs, généralement la nuit. Ils sont guidés par des ‘coyotes’ - les passeurs - qui peuvent les lâcher sans prévenir. Souvent alors, ils se perdent. Les migrants qui errent par 45 degrés dans cette zone immense se déshydratent en 24 heures.

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Dans la tente communautaire, il y a une cartographie de la zone. Un jeune volontaire raconte : « c’est la représentation des centaines de chemins formés par le passage des migrants dans le désert. La carte nous sert pour choisir nos points d’eau. On la réactualise constamment. Certains ‘trails’ sont anciens, ils datent d’avant la frontière, quand l’Arizona appartenait encore au Mexique, c’est comme une toile d’araignée... »

Dans la parenthèse du camp, un migrant fait le récit de la chasse à l’homme et du renforcement de la surveillance et des contrôles à la frontière. Il décrit de façon détaillée sa traversée du désert: la peur, la traque, le dénuement.

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�désert de Sonora

Long plan d’un virevoltant solitaire en mouvement. La boule d’herbes sèches, poussée par le vent, finit par s’accrocher aux fils d’une clôture, comme prise au piège. Le plan du virevoltant est récurrent dans le film, dans différents paysages de l’Ouest. Sa vision inspire un sentiment de disparition. La désolation.

L’histoire du virevoltant Le virevoltant provient d’une plante qui s’assèche en été et dont la partie supérieure se brise d’avec la racine. Libre comme l’air, la petite boule d’herbes sèche disperse alors les mille et une graine contenues dans sa boule. Cette plante est apparue à la même période que l’invention du fil barbelé, vers 1870. Elle a fait le voyage, parmi d’autres graines, dans la cale d’un bateau en provenance d’Eurasie... Elle a débarqué sur le sol américain et, depuis, elle s’active à dessécher les grandes prairies de l’Ouest, laissant derrière elle un paysage de désolation. Un jour, le virevoltant s’arrête sur un point d’eau et s’implante avec ses dernières graines qui recommencent à germer. C’est à ce stade que l’on dit que le virevoltant meurt.

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Intentions de réalisation

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Notes sur l’écriture

Le rapport Homme/animal et son jeu de résonances

Le rapport Homme-animal s’impose comme grille de lecture critique du monde. Il traverse l’histoire américaine et court à l’intérieur du film, de façon directe ou métaphorique. Les Indiens, les paysages, les animaux morts, l’élevage industriel, le ‘razor wire’ ou la chasse à l’Homme sont autant d’histoires qui entrent ici en résonance.

Ce point de vue est lié au sujet: l’évolution des techniques ‘animalise’ l’Homme. C’est un sujet qui s’est construit peu à peu, dans la confrontation au matériau, à force de relier les faits.

Par le travail de l’écriture, l’ensemble du film révèle les points d’articulation, les liens et les glissements qui, à l’instar du ‘razor wire’ par exemple, sonnent comme des ruptures dans l’Histoire, inversant le rapport Homme/animal. Grâce à ce jeu de résonances, de nouveaux rapports se créent et entraînent le spectateur à voir et à entendre au-delà de ce qui est dit ou montré.

Le hors champ

« La corde du Diable » est une histoire qui se déroule bien au-delà de l’Amérique. Le monde de la clôture dit la clôture du monde. Cette idée n’est-elle pas concrètement représentée par le patron et inventeur du ‘razor wire’ quand il fait la liste de ses pays clients ?

De même, le récit de l’arbre évoque le massacre indien ; la production intensive de fil à l’usine de Pueblo génère l’idée de la mise en clôture à l’extérieur ; la présence de la ‘border patrol’ ou le son d’un drone dans le désert suggère l’idée de la proie... Le hors champ joue dans l’ensemble du film, par le choix du sujet et des mises en place.

Le travail métaphorique et l’usage de l’ironie participent au style ‘gai savoir’ du film car ils ouvrent à l’interprétation et aux espaces imaginaires. Ils font participer activement le spectateur. La métaphore commence avec le fil lui-même (la clôture) et se déploie dans plusieurs séquences, avec notamment le plan récurrent du virevoltant. Cette boule d’herbes séchées, associée aux sons du vent,

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évoque le vide, l’abandon, la disparition. C’est le visage de la désolation. Ailleurs, et d’une autre façon, un train devient la figure du capitalisme tandis que de petits outils de clôture représentent à eux seuls l’histoire de la Conquête de l’Ouest.Quant à l’ironie, elle prend l’aspect d’un jeu d’enfant qui se transforme en dispositif policier (l’ondomania version razor wire). Elle se développe aussi lors d’un vertige de la liste (énumération de fils barbelé sur base d’une encyclopédie), la visite ludique d’un cabinet de curiosité par un collectionneur ou à travers l’iconographie joyeuse de la période agricole du fil...

Le gai savoir « Le gai savoir ? Arriver à être superficiel… par profondeur! », disait Nietzsche. Le désir de développer un récit enjoué sur le barbelé est un contre-pied à la lourdeur symbolique du fil lui-même. Le ‘gai savoir’ se présente comme un regard décalé, une écriture porteuse et productrice de sens.Chaque séquence du film -paysage, rencontre, situation, outil ou iconographie- représente un espace d’invention cinématographique: reconstitution à l’authentique de la naissance du fil barbelé, travelling circulaire autour d’un arbre pour remonter le temps, danse zoomorphe du fil (usine de Pueblo), récit d’une invention par son inventeur (usine de Phoenix), vertige de la liste par l’énumération des modèles, série de plans fixes d’animaux morts, travellings de clôtures excentriques, petite ethnographie d’une chasse à l’Homme… Chaque séquence est travaillée en soi, avec la volonté de développer une écriture appropriée à l’histoire dont elle est porteuse. D’inventer une forme qui pense. Chaque séquence est aussi travaillée par rapport aux autres, à travers les liens qui se tissent autour du thème principal et sur base d’une écriture d’ensemble. Il s’agit du mouvement général du film dans son rapport à l’espace et au temps, de la dramaturgie du récit et du rythme global, de la voix off, de la musique, des sons, de la lumière.

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Notes sur le son

Voix off

J’utiliserai la voix off avec sobriété, dans un rapport de nécessité. La voix off intervient ponctuellement, soit pour apporter un supplément de sens, soit pour compléter l’image et/ou le son par un récit extérieur. C’est une voix off sans grandiloquence, qui fait récit, de style parlé, avec un usage des mots pensé moins pour être lu que pour être dit. Elle participe d’une approche cinématographique globale : à la fois grave et enjouée, informative et narrative, dialectique et à la douce ironie. Le texte de la voix off sera écrit après tournage, au montage. Pour l’écriture du récit dans le dossier, il était difficile de la réduire à son maximum mais la matière filmée à venir racontera beaucoup par elle-même - à travers les images, les sons et les liens du montage.

Les mises en scène de la parole

Je développerai des mises en place en terme de situations, d’orientations thématiques, de cadrage et d’arrière-plans significatifs. Par exemple, le collectionneur est dans son hangar de curiosités et fait un colis de fil barbelé : il se déplace dans son décor, montre ses trésors, va à la poste. Dans sa résidence surveillée, Harold Hagemeier parle, lit et raconte des histoires tandis que sa femme dessine à ses côtés. L’inventeur de l’usine de Phoenix fait une démonstration avec son ondomania en fil rasoir. Un travelling en damier dans le feedlot décrit l’organisation de l’espace industriel, pareil au carroyage américain... Etc.

Au montage, il n’y aura pas de voix off de type interview dans la prise de son direct lors des situations de rencontres avec les personnages. Les seules voix off seront soit celle d’un protagoniste en situation, soit la voix off liée au récit.

Sons, ambiances et musique

Les sons métalliques seront exploités avec tout un jeu de variations. Ils représentent un univers sonore à la palette riche, à l’extérieur comme à l’intérieur. Les sons métalliques se trouvent à leur paroxysme dans les décors intérieurs des usines de fabrication du fil barbelé (lasso qui siffle dans les airs, rythme cadencé des bobines, cliquetis et bruits aigus du

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razor wire...). Dans les extérieurs, il y a les sifflements (vents et fils), les frottements, craquements, claquements (trains), et même certains cris perçants de rapaces dont les aigus se rapprochent de petites sonorités métalliques. Plusieurs sons seuls ou d’ambiance, comme celui du train ou du vent, sont récurrents, avec une richesse en termes de diversité et de complémentarité.

Les ambiances sonores travailleront les éléments de la nature dans les paysages (pluie, fond d’air sec, terre qui remue sous les sabots, souffles des bêtes, machines aux champs). Elles participent, avec les sons seuls, à faire vivre les arrière-plans. Tout comme la présence de sons hors champ (trains, vents, oiseaux...) ouvre l’espace du plan. Il y a aura de nombreux sons seuls d’ambiances et d’animaux en général.

Pour les travellings paysages au sens large, mon intention est de construire une ambiance générale pour le son et de créer des brillances dans le plan sur des points précis, tentant de créer une progression sonore dans l’évolution du plan, de faire récit (exemple avec un paysage de désolation: ambiance de vent avec des variations de force, claquement métallique, passage d’un tumbleweed sur le sol, grincement d’une porte, faible grondement de tonnerre... ou, autre exemple, dans un paysage résidentiel: aboiement de chien, tondeuse off puis in, porte qui se ferme, légère brise... autant de brillances qui peuvent jouer en in et en off dans une ambiance générale avec petit fond urbain et des oiseaux souvent omniprésent aux Etats-Unis...) J’envisage a priori un travail de bruitage et une composition musicale originale de type acoustique. La recherche se portera sur des sons musicaux proche des sons naturels, avec une utilisation privilégiée de la guitare basse et acoustique, non pas dans une approche mélodique mais davantage comme des sons qui viennent soutenir les sons naturels. De nouveau, je privilégie les sonorités métalliques (cordes). La place de la musique est sobre, comme une sorte de présence discrète qui crée de l’étoffe.

Il y aura un travail de création sonore important en postproduction.

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Notes sur l’image

Lumière (et couleurs)

Je cherche à obtenir une image avec une grande profondeur de champ (importance des arrière-plans) et une subtilité des couleurs à la fois vives et chaudes. Pour le travail sur les couleurs, je me réfère à William Eggleston et ses travaux photographiques repris dans les volumes de «Chromes» et «Los Alamos revisited» (1968-1974).

La lumière joue un rôle essentiel. Elle est un enjeu pour pouvoir exploiter la richesse des paysages et travailler l’espace du plan. La lumière est aussi un élément narratif, voire un personnage du film. Le mouvement vers l’Ouest qui raconte la mise en clôture du paysage et des corps, on le ressent grâce à une évolution progressive de la lumière. La lumière change et se durcit, en terme de contraste et de désolation, au fur et à mesure du parcours. Elle change avec l’avancée dans l’espace qui structure le récit, de la douceur relative des débuts (printemps) aux contrastes plus forts des lumières finales (en particulier l’été). Le contraste est flagrant dans la dernière partie du film, autour de la frontière, au Texas et en Arizona, lors de la dernière chasse à l’homme où je voudrais travailler en partie avec des lumières de nuit. De manière générale, la lumière est toujours intégrée pour porter et faire partie du récit.

Comment filmer la clôture ? Le travelling !

Le mouvement travelling n’est-il pas la trace d’une ligne dans l’espace à l’image de la clôture ? Il raconte sa nature latérale, infinie. Il dessine la variété des paysages clôturés. La diversité et la complémentarité des clôtures, vues au travers la succession et l’accumulation de plans travellings, racontent que tout est clôturé : le paysage/monde est devenu une grande clôture. Le mouvement travelling, d’Est en Ouest, est un parti pris d’écriture qui se rattache à l’idée selon laquelle l’espace et l’avancée vers l’Ouest structurent le récit.

Le mouvement travelling se conçoit ici en variation de longueurs, comme des segments significatifs qui contiennent leur propre progression à l’intérieur du plan. Il ne s’agit pas de générer le sentiment d’un «road movie» mais bien d’avancer par l’intermédiaire des paysages.

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Les travellings sont comme des petits tableaux, des motifs en mouvement, ils embrassent un sujet et en font le récit en exploitant la variété des situations.

Par ailleurs, le rythme des travellings est plutôt lent, aiguisant le sens de l’observation et invitant à redécouvrir les détails a priori ordinaires. La relative «lenteur» génère une sorte d’étrangeté et magnifie les choses banales. Lenteur ne signifie pas ennui, absence de dynamique ou complaisance contemplative, il s’agit bien d’un rapport au temps et à l’espace décalé qui se conjugue avec une mise en récit que j’imagine porteuse de sens et pourvoyeuse de plaisir.

Le rôle des arrière-plans

Les variations en mouvement énoncent et dénoncent la clôture tout en tirant un portrait de l’Amérique contemporaine à travers la richesse de ses arrière-plans. Derrière les clôtures et en plans larges, on découvre le monde : cultures, prés, fermes, animaux, trains, maisons et lotissements, bases militaires, aéroports, sites nucléaires, entreprises privées, résidences privées surveillées, prisons, etc. C’est un film sur l’occupation et la gestion politique de l’espace, seules la diversité et la complémentarité de ce qui est clôturé permettent d’obtenir cette mise en perspective.

Autres mouvements et plans fixes

La mise en scène des objets ou certaines rencontres (collectionneur, poseurs de clôture, Hagemeier, migrant...) sont souvent en plans fixes, avec des jeux de déplacements à l’intérieur du cadre. Les déplacements de caméra en situation de direct sont stables et posés car anticipés par les repérages (ex. vente de bétail). Au montage, le passage d’un plan en mouvement à un plan fixe peut créer des ruptures dans le récit, changer le statut de l’image par effet de contraste et d’opposition. Par exemple, les plans fixes des animaux morts ou des réserves indiennes.Par ailleurs, pour la visite du feedlot avec le manager, le plan fixe complète le travelling. Enfin, en ce qui concerne la mise en scène des objets (outils, machines) ou de l’iconographie de la fin 19ème (gravures, affiches, publicité), il y a d’un côté, un travail de composition qui est de l’ordre du plan fixe et de l’autre, un travail d’animation (mouvements simples et épurés à définir en postproduction).

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Notes pratiques

Idéalement, le tournage se déroulera en plusieurs parties, selon une logique géographique et saisonnière, entre avril (début du printemps), septembre et décembre 2013 (fin de l’été et automne). Ce choix est lié à l’importance des déplacements, à la diversité du matériau, à l’étroit rapport que le projet entretient avec les éléments de la nature (lumières, animaux, arbres, ciel et aussi, à leur façon, le décor et les activités extérieures), aux conditions météorologiques et à la difficulté de certaines séquences («La chasse à l’Homme» mérite un tournage à part). Un tournage de douze semaines en trois parties, sur une période calendrier relativement serrée (9 mois), permet aussi de commencer à monter entre les périodes de tournage et de continuer à développer de nouvelles idées. Cette méthode de travail correspond bien à la logique d’écriture du film, à son esprit d’ouverture et de recherche.

Les choix techniques de tournage (chef-opérateur et assistant, caméra, machinerie travelling) sont définis pour servir un projet qui exploite de nombreux paysages et brasse un matériau varié: iconographie, plusieurs décors intérieurs et de nombreux extérieurs. Le travail sur la lumière, les couleurs, le rôle des arrière-plans, l’importance du cadre et des mouvements de prises de vue: ce sont autant d’éléments qui nécessitent un temps de tournage conséquent ainsi que des moyens humains et techniques privilégiés.

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