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Soustraction et contraction Soustraction et contractionÀ propos d’une remarque de Deleuze sur Matière et mémoire Quentin Meillassoux 1 À la mémoire de François Zourabichvili 2 Nous partirons d’une remarque tirée de Qu’estce que la philosophie ?, située dans le chapitre 2, qui traite du plan d’immanence [1] : 3 « Celui qui savait pleinement que l’immanence n’était qu’à soimême, et ainsi qu’elle était un plan parcouru par les mouvements de l’infini, rempli par les ordonnées intensives, c’est Spinoza. Aussi estil le prince des philosophes. Peut être le seul à n’avoir passé aucun compromis avec la transcendance, à l’avoir pourchassée partout. » Plus loin, Deleuze écrit ceci : « Spinoza, c’est le vertige de l’immanence auquel tant de philosophes tentent d’échapper. Seronsnous jamais mûrs pour une inspiration spinoziste ? C’est arrivé à Bergson, une fois : le début de Matière et mémoire trace un plan qui coupe le chaos, à la fois mouvement infini d’une matière qui ne cesse de se propager et image d’une pensée qui ne cesse d’essaimer partout une pure conscience en droit (ce n’est pas l’immanence qui est “à” la conscience, mais l’inverse). » 4 Il y a au moins deux façons d’aborder un tel texte. La première, la plus naturelle, consisterait à tenter de le comprendre en s’appuyant sur une lecture approfondie de Deleuze. Cela exigerait, par exemple, d’élucider ce que Deleuze entend par plan d’immanence ou par chaos. Cela exigerait également de resituer ce texte dans la perspective de Cinéma et plus spécialement dans la perspective des deux commentaires de L’imagemouvement consacrés au premier chapitre de Matière et mémoire [2]. Mais il y a une seconde façon d’aborder ce texte et c’est celle qui va nous occuper ici. Elle risque de paraître au début assez artificielle, mais nous espérons que son sens et son intérêt apparaîtront rapidement [3]. 5 En quoi, donc, consistetelle ? Non plus à tenter de comprendre le texte en question à partir d’une certaine lecture de Deleuze, mais à tenter de comprendre ou de mieux comprendre Deleuze, à partir d’une certaine lecture de ce texte. En d’autres termes, elle consiste à faire de ce texte non pas l’objet, mais l’instrument d’une élucidation.

Soustraction Et Contraction

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Meillassoux

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Page 1: Soustraction Et Contraction

Soustraction et contraction

Soustraction et contractionAgrave propos drsquoune remarque de Deleuze sur Matiegravere etmeacutemoire

Quentin Meillassoux1

Agrave la meacutemoire de Franccedilois Zourabichvili

2

Nous partirons drsquoune remarque tireacutee de Qursquoestshyce que la philosophie situeacutee dans lechapitre 2 qui traite du plan drsquoimmanence [1]

3

laquo Celui qui savait pleinement que lrsquoimmanence nrsquoeacutetait qursquoagrave soishymecircme et ainsiqursquoelle eacutetait un plan parcouru par les mouvements de lrsquoinfini rempli par lesordonneacutees intensives crsquoest Spinoza Aussi estshyil le prince des philosophes Peutshyecirctre le seul agrave nrsquoavoir passeacute aucun compromis avec la transcendance agrave lrsquoavoirpourchasseacutee partout raquo Plus loin Deleuze eacutecrit ceci laquo Spinoza crsquoest le vertige delrsquoimmanence auquel tant de philosophes tentent drsquoeacutechapper Seronsshynous jamaismucircrs pour une inspiration spinoziste Crsquoest arriveacute agrave Bergson une fois le deacutebutde Matiegravere et meacutemoire trace un plan qui coupe le chaos agrave la fois mouvement infinidrsquoune matiegravere qui ne cesse de se propager et image drsquoune penseacutee qui ne cessedrsquoessaimer partout une pure conscience en droit (ce nrsquoest pas lrsquoimmanence qui estldquoagraverdquo la conscience mais lrsquoinverse) raquo

4

Il y a au moins deux faccedilons drsquoaborder un tel texte La premiegravere la plus naturelle consisteraitagrave tenter de le comprendre en srsquoappuyant sur une lecture approfondie de Deleuze Celaexigerait par exemple drsquoeacutelucider ce que Deleuze entend par plan drsquoimmanence ou parchaos Cela exigerait eacutegalement de resituer ce texte dans la perspective de Cineacutema et plusspeacutecialement dans la perspective des deux commentaires de Lrsquoimageshymouvement consacreacutesau premier chapitre de Matiegravere et meacutemoire [2] Mais il y a une seconde faccedilon drsquoaborder cetexte et crsquoest celle qui va nous occuper ici Elle risque de paraicirctre au deacutebut assez artificiellemais nous espeacuterons que son sens et son inteacuterecirct apparaicirctront rapidement [3]

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En quoi donc consisteshytshyelle Non plus agrave tenter de comprendre le texte en question agrave partirdrsquoune certaine lecture de Deleuze mais agrave tenter de comprendre ou de mieux comprendre shyDeleuze agrave partir drsquoune certaine lecture de ce texte En drsquoautres termes elle consiste agrave fairede ce texte non pas lrsquoobjet mais lrsquoinstrument drsquoune eacutelucidation

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Pour comprendre ce point de vue placcedilonsshynous dans la situation imaginaire suivante deacutecidons de lire Deleuze comme un Preacuteshysocratique dont nous nrsquoaurions plus que quelquesrares fragments dont notre texte que lrsquoon appellera laquo fragment du double sacre raquo puisquedeux philosophes y sont dits ecirctre des princes Agrave ces fragments il faudrait ajouter une vie deDeleuze par Diogegravene Laeumlrce [4] qui nous apprendrait peu de choses sinon qursquoil eacutetait tenupour un philosophe original et non pour un simple disciple de Spinoza ou de Bergson et quesa philosophie eacutetait connue comme une philosophie de lrsquoimmanence Ce terme mecircme danssa banaliteacute ne nous dirait rien de plus preacutecis que ceux drsquolaquo eau raquo drsquolaquo air raquo de laquo feu raquo quideacutesignent les principes chez tel ou tel preacutesocratique Le projet des laquo philologues deleuziens raquoest alors le suivant il srsquoagit drsquoextrapoler agrave partir du fragment du sacre le sens que le Deleuzepreacutesocratique aurait accordeacute agrave la notion pour lui cruciale et pour nous mysteacuterieusedrsquoimmanence Comment proceacuteder

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Si nous voulions comprendre lrsquoimmanence agrave partir de ce seul texte il faudrait se tourner nonplus vers Deleuze mais vers Spinoza et Bergson dont les œuvres agrave lrsquoinverse nous sontparvenues en leur totaliteacute Car Deleuze dans ce texte ne nous dit sans doute pas ce qursquoestlrsquoimmanence mais ougrave il y en a il pointe le lieu ougrave lrsquoimmanence laquo paracheveacutee raquo laquo parexcellence raquo se situe Si nous voulons comprendre ce concept il semble donc qursquoil faille setourner en premier lieu vers Spinoza prince majeur de lrsquoimmanence et en second lieuseulement vers Bergson prince mineur de lrsquoimmanence

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Soit une eacutecole interpreacutetative se constituant autour de cette strateacutegie interpreacutetative eacutecole ditedu laquo sacre majeur raquo En veacuteriteacute cette eacutecole va se heurter agrave une difficulteacute Si nous noustournons vers Spinoza nous allons en effet rencontrer lrsquoaporie suivante nous savons queselon Deleuze lrsquoimmanence laquo sature raquo en quelque sorte la philosophie de Spinoza Tout chezSpinoza nous dit Deleuze respire lrsquoimmanence Mais dire que lrsquoimmanence est partout chezSpinoza crsquoest la rendre aussi difficilement perceptible qursquoune lumiegravere diffuse si elle estpartout crsquoest qursquoelle nrsquoest nulle part speacutecialement Crsquoest bien pourquoi la tentative decomprendre lrsquoimmanence deleuzienne agrave partir de Spinoza ne peut pas donner grand chose

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Soit en ce cas une seconde eacutecole interpreacutetative dite du laquo sacre mineur raquo dont le principeheuristique serait le suivant ce qui dans ce fragment est le plus inteacuteressant crsquoest ce quinous est dit de Bergson agrave savoir que lrsquoimmanence crsquoest ce qui est arriveacute une fois et uneseule agrave Bergson Si lrsquoimmanence est pour la philosophie de Spinoza un eacutetat elle est pourcelle de Bergson un eacuteveacutenement Cette immanence princiegravere qui arrive agrave Bergson lui arrivenon seulement dans un seul texte Matiegravere et meacutemoire mais manifestement de plus dansune seule partie de ce texte il nous est suggeacutereacute que le deacutebut de Matiegravere et meacutemoireconstitue le ldquopic drsquoimmanencerdquo de toute la penseacutee de Bergson Or cela nous rend Bergsontregraves preacutecieux pour tenter de comprendre ce que Deleuze entend par immanence car cela

implique que Matiegravere et meacutemoire contient ce dont la philosophie de Spinoza est deacutepourvue agravesavoir un diffeacuterentiel drsquoimmanence Et les physiciens le savent bien pour isoler pourconstituer une grandeur il est essentiel de disposer drsquoune variation drsquoune diffeacuterence degrandeur pour isoler lrsquoaction drsquoune force il nous faut disposer drsquoune variation de vitesseNous dirons donc ceci pour isoler lrsquoimmanence deleuzienne il nous faut disposer drsquounevariation drsquoimmanence en lrsquooccurrence drsquoune baisse drsquoun reflux drsquoimmanence Lrsquoimmanenceselon Deleuze crsquoest en somme ce qui refluerait apregraves le deacutebut de Matiegravere et meacutemoire

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On peut supposer que ce deacutebut deacutesigne le premier chapitre de Matiegravere et meacutemoire crsquoestshyagraveshydire la theacuteorie des images et avec elle de la theacuteorie de la perception pure Crsquoest ce quesuggegravere lrsquoeacutetrange expression de notre texte laquo conscience en droit raquo Cette expression eneffet renvoie manifestement agrave la theacuteorie de la perception pure sur laquelle on reviendra shytheacuteorie dont Bergson nous dit qursquoelle est vraie en droit mais non en fait crsquoestshyagraveshydire degraves lorsque lrsquoon cesse de penser une perception non mecircleacutee de meacutemoire On dira alors ceci pourcomprendre lrsquoimmanence deleuzienne il faudrait se demander ce qui reflue ce qui est perduapregraves le chapitre premier et en particulier apregraves la theacuteorie de la perception pure qui enconstitue le cœur

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Cette perspective rencontre pourtant un problegraveme si quelque chose reflue du point de vuede Deleuze rien ne semble refluer du point de vue de Bergson Car Bergson nrsquoa eacutevidemmenteacutecrit nulle part quelque chose comme laquo lrsquoimmanence cela mrsquoest arriveacute une fois mais uneseule fois et depuis jamais plus raquohellip Comme tout philosophe Bergson tient que sonargumentation ne perd rien en avanccedilant qursquoelle se contente de gagner en veacuteriteacute agrave mesureqursquoelle progresse Le problegraveme est en somme le suivant comment saisir ce qui reflue degraveslors qursquoon est supposeacute ignorer le sens deleuzien de lrsquoimmanence et que Bergson luishymecircmene signale aucun recul dans son argumentation Il faudrait deacutegager une norme une eacutechellede mesure interne agrave Matiegravere et meacutemoire norme agrave la lumiegravere de laquelle nous pourrionsenregistrer une variation La seule solution crsquoest de soutenir qursquoil est possible dediagnostiquer lrsquoexistence drsquoun reflux sinon du point de vue de Bergson du moins drsquoun pointde vue se voulant bergsonien Il faut que quelque chose reflue drsquoun point de vue immanentau texte donc du point de vue drsquoun bergsonien sinon de Bergson luishymecircme Il faudrait doncexaminer les exigences que Bergson srsquoimpose agrave luishymecircme dans lrsquoavantshypropos de Matiegravere etmeacutemoire exigences qui sont selon lui satisfaites par la theacuteorie du chapitre premier puiseacutetablir en quoi la suite du texte agrave partir de lrsquointroduction de la meacutemoire ne reacutepond pas agrave cesexigences avec le mecircme degreacute de radicaliteacute On ferait de ces exigences des conditionsdrsquoimmanence que le chapitre premier remplit agrave un degreacute ineacutegaleacute dans la suite de lrsquoœuvre

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On se trouverait alors devant la possibiliteacute suivante on a dit que Bergson soutenait que latheacuteorie de la perception pure vraie en droit ne lrsquoeacutetait pas en fait car cette theacuteorie ne tient pascompte du fait que toute perception est mecircleacutee de meacutemoire Si nous parvenions agrave montrer quela veacuteriteacute absolue de la theacuteorie de la perception pure eacutetait une condition sine qua non drsquoune

philosophie pleinement immanente nous pourrions alors nous demander comment il srsquoagit demodifier une telle theacuteorie pour que sa veacuteriteacute soit non seulement de droit mais aussi de fait Etcrsquoest alors que nous aurions peutshyecirctre une chance de construire une theacuteorie fictive qui neserait ni celle de Bergson ni celle de Deleuze mais qui toute entiegravere tireacutee de Bergsonpreacutesenterait des homologies eacuteclairantes avec celle de Deleuze On construirait en effet unephilosophie originale de lrsquoimmanence princiegravere qui aurait en conseacutequence quelques raisonsdrsquoecirctre similaire agrave celle de Deleuze et nous aiderait agrave la comprendre

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Maintenant agrave quoi bon tenter une telle construction alors que nous disposons du corpuscomplet de la philosophie de Deleuze et non de quelques fragments eacutepars

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Pour au moins deux raisons

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1) La premiegravere est drsquoordre geacuteneacuteral il est toujours inteacuteressant de tenter de comprendre unphilosophe sans lrsquointerpreacuteter au sens strict mais en se demandant srsquoil est possible de lereconstruire car aussi partielle que soit cette reconstruction elle nous assure de comprendreveacuteritablement de quoi nous parlons Ajoutons que notre compreacutehension de Deleuze eacutetantelleshymecircme avouonsshyle ineacutegale on attend de cette approche indirecte la possibiliteacute de mieuxcomprendre ce qui reacutesiste agrave lrsquointerpreacutetation

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2) La deuxiegraveme raison est la suivante Nous voudrions montrer que le systegraveme fictif que nousallons eacutelaborer fonctionne comme une sorte de modegravele reacuteduit qui met agrave jour le lien essentielexistant entre plusieurs aspects de lrsquoœuvre de Deleuze On ne peut pas contester que cemodegravele reacuteduit semblera aussi ecirctre un modegravele reacuteducteur il construira des similishyconceptsdeleuziens insuffisants agrave restituer la subtiliteacute des originaux Mais ce simulacre de philosophiedeleuzienne aura peutshyecirctre lrsquoavantage drsquoexhiber ne seraitshyce qursquoun peu la structure enfouie delrsquoIdeacutee Il montrera en tout cas un enchaicircnement neacutecessaire de deacutecisions de penseacuteesusceptible drsquoeacuteclairer la coheacuterence de son modegravele

1 shyLrsquoenjeu antikantien de Matiegravere et meacutemoire

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Tentons de montrer en quoi la theacuteorie de la perception pure exposeacutee dans le chapitrepremier semble reacutepondre de faccedilon plus satisfaisante que la suite de Matiegravere et meacutemoire auxexigences de Bergson luishymecircme telles qursquoil les expose dans son laquo Avantshypropos de laseptiegraveme eacutedition raquo [5]

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Il semble bien agrave la lumiegravere de cet avantshypropos qursquoun objectif fondamental de Matiegravere etmeacutemoire soit de rendre la critique kantienne inutile et par lagrave de contester la neacutecessiteacute drsquounelimitation de la porteacutee de la connaissance meacutetaphysique Crsquoest un projet qursquoon peut direimmanentiste en cela mecircme qursquoil est meacutetaphysique car la meacutetaphysique pour Bergsoncela signifie en lrsquooccurrence crsquoestshyagraveshydire lorsqursquoil srsquoagit drsquoopposer meacutetaphysique et critique refuser lrsquoexistence drsquoune eacutenigmatique chose en soi preacutetenducircment diffeacuterente du pheacutenomegravene Ilsrsquoagit au contraire de saisir que lrsquoecirctre nrsquoest rien de transcendant agrave lrsquoapparaicirctre que lrsquoecirctre estplus peutshyecirctre mais non autre essentiellement que lrsquoapparaicirctre La theacuteorie de lrsquoimagereacutepond agrave ce projet

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Bergson eacutecrit ceci laquo Ideacutealisme et reacutealisme sont deux thegraveses eacutegalement excessives Il estfaux de reacuteduire la matiegravere agrave la repreacutesentation que nous en avons faux aussi drsquoen faire unechose qui produirait en nous des repreacutesentations mais qui serait drsquoune autre nature qursquoellesraquo [6] La matiegravere doit ecirctre consideacutereacutee comme un ensemble drsquoimages et par ce terme il fautentendre ce que le sens commun comprend luishymecircme spontaneacutement lorsqursquoil conccediloit lamatiegravere laquo Pour le sens commun lrsquoobjet existe en luishymecircme et drsquoautre part est en luishymecircmepittoresque comme nous lrsquoapercevons (hellip) Crsquoest une image mais une image qui existe en soiraquo [7]

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En soutenant ainsi que la matiegravere existe en elleshymecircme telle que nous la percevons Bergsonvise explicitement agrave contourner et mecircme agrave rendre inutile la reacutevolution copernicienne de KantLe criticisme est explicitement poseacute comme lrsquoadversaire philosophique qursquoil srsquoagit de contrerpar la neutralisation de lrsquoopposition qui lui a donneacute naissance entre reacutealisme et ideacutealisme shyopposition qui est elleshymecircme indexeacutee agrave lrsquoopposition de Descartes et de Berkeley Descartes laquomettait la matiegravere trop loin de nous en la confondant avec lrsquoeacutetendue geacuteomeacutetrique raquo [8] car ilrendait de la sorte incompreacutehensible lrsquoeacutemergence en son sein des qualiteacutes sensiblesBerkeley a donc eu raison drsquoaffirmer que les qualiteacutes secondes avaient autant de reacutealiteacuteobjective que les qualiteacutes premiegraveres mais son illusion fut de croire qursquoil fallait de ce faittransporter la matiegravere agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoesprit Car une telle subjectivation de la matiegravere lerendait incapable de justifier lrsquoordre objectif des pheacutenomegravenes sanctionneacute par les succegraves de laphysique le contraignant agrave faire drsquoun tel ordre matheacutematique des pheacutenomegravenes le reacutesultatdrsquoune subjectiviteacute divine et providentielle La critique kantienne est le reacutesultat conseacutequent decette double impasse puisqursquoelle vise agrave enteacuteriner la subjectivation de lrsquoobjet intuitionneacute touten pensant lrsquoordre objectif des pheacutenomegravenes comme une condition de lrsquoexpeacuterience et mecircmede la perception

2 shyLa perception pure

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En quoi la theacuteorie de la perception pure exposeacutee dans le premier chapitre reacutepondshyelle alorsau projet laquo contreshycritique raquo de Bergson Rappelonsshyen briegravevement les aspects essentielsLa theacuteorie de la perception pure est une theacuteorie de la perception qursquoon peut dire soustractive

son enjeu est drsquoeacutetablir qursquoil y a moins dans la perception que dans la matiegravere moins dans larepreacutesentation que dans la preacutesentation Revenons aux images Les images nous ditBergson agissent et reacuteagissent les unes sur les autres selon des lois constantes qui sont leslois de la nature Dans cet ensemble drsquoimages rien de nouveau ne semble se produire quepar lrsquointermeacutediaire de certaines images particuliegraveres dont le type mrsquoest fourni par mon corpsMon corps en effet est une image qui agit comme les autres images en recevant et enrendant du mouvement avec cette unique diffeacuterence qursquoil laquo paraicirct choisir dans une certainemesure la maniegravere de rendre ce qursquoil reccediloit raquo Mon corps est donc un laquo centre drsquoaction raquo nonun producteur de repreacutesentation Drsquoougrave la double deacutefinition de Bergson laquo Jrsquoappelle matiegraverelrsquoensemble des images et perception de la matiegravere ces mecircmes images rapporteacutees agrave lrsquoactionpossible drsquoune certaine image deacutetermineacutee mon corps raquo [9]

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Quel est lrsquointeacuterecirct essentiel drsquoune telle theacuteorie soustractive de la perception Il paraicirct ecirctre lesuivant si pour passer de la matiegravere agrave la perception il fallait ajouter quelque chose cetteadjonction serait proprement impensable et le mystegravere de la repreacutesentation demeureraitentier Mais il nrsquoen est plus de mecircme si lrsquoon peut passer du premier terme au second par voiede diminution et si la repreacutesentation drsquoune image srsquoavegravere ecirctre moins que sa seule preacutesenceOr si les ecirctres vivants constituent dans lrsquounivers des laquo centres drsquoindeacutetermination raquo oncomprend que leur seule preacutesence suppose la suppression de toutes les parties de lrsquoobjetauxquelles leurs fonctions ne sont pas inteacuteresseacutees Bergson suppose ainsi que les ecirctresvivants se laissent traverser par celles drsquoentre les actions exteacuterieures qui leur sontindiffeacuterentes les autres isoleacutees deviennent des perceptions par leur isolement mecircme Drsquoougravele rapport litteacuteralement de partie agrave tout qui existe entre la perception consciente et la matiegravereOn laquo pourrait ltmecircmegt dire eacutecrit Bergson que la perception drsquoun point mateacuteriel quelconqueest infiniment plus vaste et plus complegravete que la nocirctre raquo [10] Percevoir crsquoest parvenir agrave resteragrave la surface des images crsquoest imposer agrave cellesshyci un devenir superficiel loin de la profondeurinfinie de la perception mateacuterielle

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Nous ne percevons donc qursquoune part infime des images dont est fait notre environnement etcrsquoest au sein de cette partie que nous opeacuterons des choix Il y a donc crsquoest un point agravesouligner car Bergson luishymecircme ne le fait pas et nous en aurons besoin par la suite il y adonc nous sembleshytshyil deux seacutelections agrave lrsquoœuvre dans la theacuteorie de la perception la laquoseacutelection des images raquo qui donne son titre au premier chapitre crsquoest drsquoune part celle qui estfaite par le corps avant le choix et crsquoest drsquoautre part celle qui procegravede du choix effectueacute parlrsquoesprit au sein des eacuteleacutements perceptifs deacutejagrave seacutelectionneacutes par le corps parmi lrsquoinfiniteacute desimages En effet si lrsquoesprit est libre crsquoest en tant qursquoil choisit qursquoil seacutelectionne certainesactions parmi la multipliciteacute des actions possibles qursquoil perccediloit agrave mecircme le monde maislrsquoesprit ne peut choisir que parce qursquoune seacutelection anteacuterieure agrave son choix et donc uneseacutelection elleshymecircme non libre agrave deacutejagrave eacuteteacute opeacutereacutee agrave savoir la seacutelection des images par lecorps seacutelection qui constitue cette fois les termes du choix Le corps est commelrsquoeacutemiettement continu drsquoune matiegravere infinie dont la poudre constitue les termes du choix offertsagrave lrsquoesprit Le corps seacutelectionne les termes lrsquoesprit choisit parmi les termes Il y a donc trois

reacutealiteacutes dans la perception matiegravere corps esprit Communication seacutelection action

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On pourrait encore dire les choses ainsi au fond ce que permet le corps crsquoest le fini Oui legain extraordinaire du corps pour Bergson crsquoest le fini crsquoest une interruption massiveimmense opeacutereacutee dans lrsquoinfini des communications Le corps est pour lrsquoesprit comme le pareshybrise de lrsquoinfini alors que pour chaque parcelle de matiegravere aussi infime soitshyelle nouspouvons envisager une infiniteacute drsquoinformations le corps conquiert la finiteacute agrave force de refusLrsquoeacutemergence du vivant agrave mecircme lrsquoinorganique crsquoest cela un barrage lieacute agrave une formidablepuissance de deacutesinteacuterecirct pour ce qui se communique Le vivant ce nrsquoest pas en premier lieulrsquoeacutemergence drsquoune puissance de choix inteacuteresseacutee mais lrsquoeacutemergence drsquoun deacutesinteacuterecirct massifpour le reacuteel au profit de quelques rares parcelles de celuishyci qui constituent le tout de laperception Le corps crsquoest ce qui discerne dans lrsquoinfiniteacute de la communication imageantequelques rares actions virtuelles susceptibles drsquointeacuteresser lrsquoaction Ce nrsquoest qursquoen second lieudans un second temps quand le corps a deacutesinteacuteresseacute la conscience de la quasishyinteacutegraliteacutedes images que le choix libre de lrsquoesprit peut srsquoeffectuer La seacutelection que lrsquoon nommerapremiegravere celle du corps crsquoest cela la perception comme ensemble drsquoactions possibles Laseacutelection que lrsquoon nommera seconde celle de lrsquoesprit est notonsshyle beaucoup moinsappauvrissante que celle du corps lrsquoesprit choisit une option aux deacutepens drsquoun nombre finidrsquooptions eacutegalement possibles alors que le corps seacutelectionne un nombre fini drsquooptions auxdeacutepens drsquoune infiniteacute drsquoimages qui le traversent sans laisser de trace

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Nous dirons alors que le caractegravere peutshyecirctre le plus saisissant de la theacuteorie bergsonienne dela perception ce qui en fait une theacuteorie antishykantienne drsquoune rare radicaliteacute crsquoest que pourBergson la perception nrsquoest pas une synthegravese mais une ascegravese La perception ne soumetpas comme chez Kant la matiegravere sensible agrave une forme subjective car le lien la connexionla forme appartiennent tout entier agrave la matiegravere La perception ne connecte pas elledeacuteconnecte Elle nrsquoinforme pas un contenu mais incise un ordre Elle nrsquoenrichit pas la matiegraveremais au contraire lrsquoamoindrit

3 shyLa meacutemoireshycontraction

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Revenons agrave notre projet initial

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La perspective que nous avons adopteacutee est la suivante tenter de montrer que la theacuteorie dela perception pure reacutepond mieux que la suite de Matiegravere et meacutemoire agrave lrsquoexigencedrsquoimmanence antishykantienne La thegravese que lrsquoon soutient consiste donc agrave montrer que cetteexigence paraicirct entameacutee agrave partir du moment ougrave Bergson fait drsquoune telle theacuteorie qui refuse dediffeacuterencier essentiellement la matiegravere de la perception une theacuteorie vraie en droit mais nonen fait et cela parce que la perception est en veacuteriteacute toujours mecircleacutee de meacutemoire Notre propos

est de deacutegager la raison pour laquelle lrsquoexigence immanentiste devrait consister agrave soutenirque cette theacuteorie est vraie non seulement en droit mais aussi en fait et drsquoessayer de montrercomment une telle thegravese pourrait ecirctre deacutefendue

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La coiumlncidence de la perception avec lrsquoobjet perccedilu existe donc selon Bergson en droit plutocirctqursquoen fait Car le fond drsquointuition reacuteelle et quasishyinstantaneacutee sur lequel repose notre perceptionlaquo est peu de chose en comparaison de tout ce que notre meacutemoire y ajoute raquo [11] MaisBergson fait intervenir ici deux types de meacutemoire Cette distinction cependant ne recoupepas la distinction fameuse du chapitre II entre les deux meacutemoires crsquoestshyagraveshydire la distinctionentre la meacutemoireshyhabitude inheacuterente aux meacutecanismes moteurs du corps et lrsquoimageshysouvenirde la meacutemoire proprement spirituelle La distinction qui nous inteacuteresse et qui intervient degraves lepremier chapitre se deacuteploie quant agrave elle au sein mecircme de la meacutemoire mise en œuvre parlrsquoesprit Elle oppose au sein de la meacutemoire spirituelle les deux formes que celleshyci peutprendre dans son entremecirclement agrave la perception On peut nommer ces deux meacutemoires lameacutemoireshyrappel et la meacutemoireshycontraction

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La meacutemoireshyrappel constitue avec la perception un circuit complexe par lequel ce queBergson nomme dans le chapitre II laquo la reconnaissance attentive raquo devient possible Elleconsiste en ceci que toute imageshysouvenir capable drsquointerpreacuteter notre perception actuelle srsquoyglisse si bien que nous ne pouvons plus discerner ce qui est perception et ce qui est souvenirLrsquoexemple que donne Bergson est celui de la lecture qursquoil assimile agrave un veacuteritable travail dedivination nous ne nous contentons pas de percevoir passivement les signes sur la pagecar lrsquoesprit agrave partir de quelques traits caracteacuteristiques comble lrsquointervalle par des souvenirsshyimages projeteacutes sur le papier et se substituant aux caractegraveres reacuteellement imprimeacutes Laseconde meacutemoire qui impregravegne notre perception nrsquoest plus celle qui innerve le preacutesent denotre meacutemoire du passeacute mais celle qui constitue ce preacutesent luishymecircme il srsquoagit de lameacutemoireshycontraction En effet si courte que soit notre perception elle occupe toujours unecertaine dureacutee et exige donc un effort de meacutemoire qui prolonge les uns dans les autres unepluraliteacute de moments Bergson peut ainsi eacutecrire que laquo la meacutemoire sous ces deux formes entant qursquoelle recouvre drsquoune nappe de souvenirs un fond de perception immeacutediate et en tantaussi qursquoelle contracte une multipliciteacute de moments constitue le principal apport de laconscience individuelle dans la perception le cocircteacute subjectif de notre connaissance deschoses raquo [12]

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Le problegraveme de la connaissance de la matiegravere devient alors le suivant notre perceptionsemblait (telle eacutetait lrsquoavanceacutee deacutecisive du chapitre premier) rejoindre directement la matiegravereen elleshymecircme Nous percevions en lrsquoobjet lrsquoimage en soi qursquoil est effectivement La matiegravere nerecelait aucune profondeur aucun aspect cacheacute Lrsquoimmanentisme de Bergson tenait en cesens au fait que la matiegravere se donnait pleinement pour ce qursquoelle eacutetait aucun espace nrsquoeacutetaitpossible pour une chose en soi inaccessible agrave la connaissance pour une transcendancecacheacutee Et par ailleurs le monde nrsquoeacutetait pas immanent agrave la conscience il nrsquoeacutetait pas une

transcendance dans lrsquoimmanence agrave la faccedilon de lrsquoobjectiviteacute husserlienne Crsquoest au contraire laconscience qui glissait sur la surface de la matiegravere en soi celleshyci eacutetant identique agrave ce quecroit en saisir le sens commun Mais introduisant la meacutemoire Bergson semble srsquoeacuteloignerfortement drsquoun tel sens commun Car la matiegravere devient alors ce qui reste de la perceptionune fois qursquoon en a retireacute ce que la meacutemoire sous ses deux formes ne cesse drsquoy introduire

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Or il nous paraicirct que cette correction porte irreacutemeacutediablement atteinte agrave lrsquoimmanentisme deBergson et cela en raison de lrsquointroduction non de la meacutemoireshyrappel mais de la meacutemoireshycontraction La meacutemoireshyrappel en effet nrsquooblitegravere pas la possibiliteacute drsquointuitionner la matiegravereen soi Nous pouvons par une attention suffisante accordeacutee agrave lrsquoobjet perccedilu faire en sorte queles steacutereacuteotypes du passeacute ne viennent pas recouvrir la singulariteacute de la chose reacuteelle Crsquoest parexemple ce que nous faisons lorsque nous relisons un texte en vue drsquoen corriger les coquilles nous nous efforccedilons de lire les mots tels qursquoils sont effectivement eacutecrits sur la page et nontels que nous savons qursquoils srsquoeacutecrivent Un effort de concentration suffit donc en droit agraveextirper le voile de la meacutemoireshyrappel de la perception preacutesente en sorte de libeacuterer la matiegraveredes meacutecanismes de la reconnaissance Lrsquoimmanentisme de la perception pure nrsquoest donc pasaffecteacute par lrsquoadjonction de la meacutemoireshyrappel Il nrsquoen va pas de mecircme croyonsshynous de lameacutemoireshycontraction Pour saisir ce point il faut drsquoabord exposer plus preacuteciseacutement en quoiconsiste cette seconde forme de meacutemoire et en quoi consiste surtout lrsquoopeacuteration drsquoextractionde cette meacutemoire hors de la perception agrave laquelle elle est supposeacutee se mecircler Cette secondeforme de la meacutemoire est exposeacutee pour lrsquoessentiel dans le quatriegraveme et dernier chapitre deMatiegravere et meacutemoire La meacutemoire contractante a pour source la theacuteorie bergsonienne durythme des dureacutees Ce rythme Bergson lrsquointroduit par un exemple significatif et demeureacuteceacutelegravebre celui de la vibration lumineuse Dans lrsquoespace drsquoune seconde eacutecritshyil la lumiegravererouge accomplit 400 trillons de vibrations autant dire un nombre drsquoeacuteveacutenements immenseqursquoil ne nous faudrait pas moins de 25 000 ans pour eacutenumeacuterer si chacune de ces vibrationsdurait assez longtemps pour parvenir agrave notre conscience Nous opeacuterons donc une formidablecontraction de la reacutealiteacute mateacuterielle lorsque nous percevons en un moment ce qui inclut en soiun nombre immense drsquoeacuteveacutenements Or crsquoest un tel travail de contraction qui donne lieu auxqualiteacutes Selon Bergson en effet lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des qualiteacutes est due agrave la contraction desvibrations homogegravenes et agrave ce titre quantifiables dont se compose la matiegravere

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Citons ici le texte crucial laquo Ne pouvonsshynous pas concevoir que lrsquoirreacuteductibiliteacute de deuxcouleurs aperccedilues tienne surtout agrave lrsquoeacutetroite dureacutee ougrave se contractent les trillions de vibrationsqursquoelles exeacutecutent en un de nos instants Si nous pouvions eacutetirer cette dureacutee crsquoestshyagraveshydire lavivre dans un rythme plus lent ne verrionsshynous pas agrave mesure que ce rythme se ralentiraitles couleurs pacirclir et srsquoallonger en impressions successives encore coloreacutees sans doute maisde plus en plus pregraves de se confondre avec des eacutebranlements purs Lagrave ougrave le rythme dumouvement est assez lent pour cadrer avec les habitudes de notre conscience comme ilarrive pour les notes graves de la gamme par exemple ne sentonsshynous pas la qualiteacuteperccedilue se deacutecomposer drsquoelleshymecircme en eacutebranlements reacutepeacuteteacutes et successifs relieacutes entre euxpar une continuiteacute inteacuterieure raquo [13]

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En drsquoautres termes ce que la matiegravere est en elleshymecircme peut ecirctre ressaisi par une certaineexpeacuterience de penseacutee pour peu que nous admettions lrsquoideacutee drsquoune variabiliteacute des rythmes dela dureacutee drsquoun degreacute de tension dit Bergson qui nous fait comprimer sous la forme dequaliteacutes distinctes un nombre immense drsquoeacuteveacutenements qui pour la matiegravere repreacutesententautant de moments en lesquels ces qualiteacutes sont deacutelayeacutees Plus le rythme est lent plus leseacuteveacutenements mateacuteriels sont distingueacutes et plus dilueacutees sont les qualiteacutes degraves lors que cellesshycise trouvent disperseacutees dans le cours de la succession temporelle La notion de rythme nousconvie donc agrave appreacutehender ce qursquoon pourrait appeler une laquo eacutechelle concregravete des temporaliteacutesraquo Nous nrsquohabitons pas seulement agrave une certaine eacutechelle de la matiegravere immenseacutement plusvaste que celle de lrsquoatome et immenseacutement moins vaste que celle des galaxies Nousoccupons aussi une eacutechelle des dureacutees un rythme particulier drsquoeacutecoulement du temps quinous rend inconscient de tous les eacuteveacutenements infeacuterieurs agrave 2 milliegravemes de secondes alorsqursquoune telle dureacutee est suffisante agrave la matiegravere lumineuse pour produire des millions devibrations crsquoestshyagraveshydire des millions drsquoeacuteveacutenements distincts

4 shyCritique de la meacutemoireshycontraction

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Nous nommerons laquo deacutetente raquo [14] lrsquoopeacuteration par laquelle Bergson laquo deacuteshycontracte raquo le produitqualitatif de la meacutemoire en sorte de deacutecanter la perception mateacuterielle de son enveloppemeacutemorielle et subjective et cela pour retrouver la matiegravere telle qursquoelle est en soi et non pournous Tacircchons alors drsquoexpliquer ce qui nous paraicirct poser problegraveme dans cette theacuteorie de ladeacutetente et cela en essayant de donner une allure bergsonienne agrave notre insatisfaction

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On sait comment Bergson critique la thegravese suivant laquelle il nrsquoy aurait qursquoune diffeacuterence dedegreacute entre la perception et le souvenir crsquoestshyagraveshydire la thegravese empiriste suivant laquelle lesouvenir ne serait qursquoune perception affaiblie si tel eacutetait le cas remarqueshytshyil il faudrait aussibien soutenir lrsquoinverse crsquoestshyagraveshydire qursquoun souvenir intense ne se distingue pas drsquouneperception faible inversion qui suffit agrave faire eacuteclater lrsquoincoheacuterence de la thegravese Eh bien crsquoestdrsquoune mecircme faccedilon que nous exprimerons nos doutes concernant lrsquoopeacuterateur de deacutetente eneffet si le ralentissement du rythme de la dureacutee eacutequivalait agrave la dilution ou encore au laquodeacutelayage raquo dit Bergson des qualiteacutes alors il faudrait soutenir agrave lrsquoinverse que touteexpeacuterience de dilution des couleurs ou drsquoeacutevolution des sons vers le grave eacutequivaut agravelrsquoexpeacuterience drsquoun ralentissement de la dureacutee Ou encore si lrsquoon soutient que la dureacuteemateacuterielle fait pacirclir les couleurs et assourdit les sonoriteacutes il faudrait soutenir aussi bien quetoute perception drsquoune couleur pacircle ou drsquoun son grave nous fait changer de rythme de dureacuteeMais ce nrsquoest eacutevidemment pas le cas puisque nous expeacuterimentons au contraire notrecapaciteacute agrave parcourir la palette du peintre ou les gammes drsquoun piano sans modifier en riennotre rythme vital puisque les notes graves ne modifient pas les exigences rythmiques de lapartition ou du meacutetronome Rythme de la dureacutee et tonaliteacute de la gamme sont donc indiffeacuterentslrsquoun agrave lrsquoautre non seulement parce que les tons les plus graves peuvent ecirctre joueacutes sur unrythme plus rapide que les plus aigus mais aussi parce qursquoil se peut que le temps passe plus

vite tandis que jrsquoeacutecoute telle seacutequence grave que jrsquoaime particuliegraverement tandis que le tempsme semblera long en eacutecoutant telle seacutequence aigueuml qui mrsquoennuie

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Degraves lors il semble que je ne puisse opeacuterer une reacuteelle deacutetente de la perception et deacutemecirclerainsi lrsquoen soi mateacuteriel de la meacutemoire subjective Agrave regarder la chose de plus pregraves onsrsquoaperccediloit que la difficulteacute qursquoil y a agrave deacutemecircler la perception de la meacutemoireshycontraction vient dece que cette derniegravere est supposeacutee constituer les qualiteacutes mecircmes de la perception ce quinrsquoeacutetait pas le cas de la meacutemoireshyrappel Alors que dans ce dernier cas je pouvais fairelrsquoexpeacuterience concregravete de la dissociation de la meacutemoire et de la perception crsquoeacutetait lrsquoexpeacuteriencede la lecture attentive ce nrsquoest deacutesormais plus possible Je me trouve en effet face agravelrsquoalternative aporeacutetique suivante soit je tente drsquointuitionner directement le reacutesultat de ladeacutetente mais je ne fais alors que reconduire lrsquoexpeacuterience de ma dureacutee propre et non celle dela dureacutee mateacuterielle expeacuterience des couleurs qui pacirclissent ou des sons qui deviennent plusgrave Soit je mrsquoen remets agrave la science pour deacutegager la nature vibratoire et homogegravene de lamatiegravere mais en ce cas je me contente drsquoenregistrer le reacutesultat drsquoune expeacuterimentation au lieude penser la nature supposeacutee continue de la matiegravere homogegravene et de la perceptionheacuteteacuterogegravene Jrsquoaccegravede dans ce dernier cas agrave la nature vibratoire de la matiegravere mais par lebiais drsquoune science qui est sans continuiteacute avec ma perception concregravete des qualiteacutes

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Autrement dit la meacutemoireshycontraction semble abolir le reacutesultat principal de la theacuteorie de laperception pure agrave savoir celle de la connaissabiliteacute de lrsquoen soi La matiegravere nous apparaicirct eneffet comme ce qui nrsquoa pas fait lrsquoobjet du travail de la contraction Mais comme cettecontraction a toujours deacutejagrave eu lieu comme elle est supposeacutee affecter jusqursquoaux composanteseacuteleacutementaires de la perception nous ne voyons aucun moyen convaincant de faire le chemininverse en sorte de retrouver la matiegravere en soi non encore affecteacutee par notre dureacuteesubjective Pour le dire encore autrement le vice de la meacutemoire contractante paraicirct ecirctre denous faire replonger drsquoune theacuteorie de la perceptionshyascegravese moment profondeacutement original dela conception bergsonienne moment aussi ougrave son anticriticisme est le plus radical agrave unetheacuteorie de la perceptionshysynthegravese soumise agrave ce titre agrave la seacuteparation kantienne du pourshynouset de lrsquoenshysoi En effet la force de la theacuteorie asceacutetique de la perception consistait en ceci quela forme de la matiegravere eacutetait poseacutee en la matiegravere elleshymecircme la synthegravese eacutetait mateacuterielle etconsistait dans les relations reacutegleacutees que les images entretenaient les unes avec les autres larepreacutesentation nrsquoajoutait aucune forme de synthegravese agrave la matiegravere Mais tout change avec latheacuteorie contractante de la meacutemoire car alors la perception introduit de nouveau agrave mecircme lamatiegravere une forme une synthegravese en lrsquooccurrence une compression temporelle qui se donnecomme la genegravese des qualiteacutes immeacutediates Mais si la perception est syntheacutetique alors noussommes en veacuteriteacute condamneacutes agrave ne jamais deacutecouvrir la nature du mateacuteriau syntheacutetiseacutepuisque nous sommes enfermeacutes dans les limites drsquoune telle synthegravese Crsquoest lrsquoexpeacuterience quenous avons faite de notre incapaciteacute agrave intuitionner une deacutetente qui nous fasse sortir du mondequalitatif propre agrave notre dureacutee intime

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Pour mieux faire saisir la difficulteacute on peut ici eacutevoquer les anticipations de la perception deKant On sait que dans lrsquoAnalytique des principes de la premiegravere Critique [15] Kant soutientque nous pouvons anticiper non seulement sur la forme du pheacutenomegravene mais aussi dans unecertaine mesure sur sa matiegravere et cela en affirmant que toute reacutealiteacute admet un degreacute crsquoestshyagraveshydire une quantiteacute intensive non divisible en uniteacutes mais en diffeacuterentielles Nous savons eneffet que le temps est divisible agrave lrsquoinfini et qursquoen conseacutequence entre un degreacute X de qualiteacutesdonneacutees degreacute supposeacute conscient et le degreacute 0 de conscience il srsquoest eacutecouleacute une infiniteacute demoments dans le temps qui ont fait lrsquoobjet de synthegraveses non encore conscientes Les qualiteacutesen apparence immeacutediates de la perception ont donc en veacuteriteacute deacutejagrave eacuteteacute informeacutees par laconscience La perception est la somme ou encore lrsquointeacutegrale de diffeacuterentielles qui seulespeuvent ecirctre identifieacutees agrave la chose en soi Mais pour retrouver cette chose en soi telle qursquoenelleshymecircme il nous faudrait disposer drsquoune opeacuteration de deacuterivation telle que nous serionsassureacutes qursquoelle correspondrait agrave lrsquoinverse exact de lrsquointeacutegration preacuteshyconsciente de laperception Or crsquoest lagrave ce que nous ne pouvons en aucun cas deacuteterminer de faccedilon sucircreNous dirions en ce sens que Bergson paraicirct achopper sur une difficulteacute qui parshydelagravedrsquoeacutevidentes diffeacuterences rappelle celle qui contribuait agrave justifier le scepticisme drsquoun SalomonMaiumlmon car Maiumlmon dans son Essai sur la philosophie transcendantale ayant preacuteciseacutementidentifieacute le noumegravene agrave la diffeacuterentielle de conscience et le pheacutenomegravene agrave son inteacutegration parlrsquoimagination productrice srsquointerdisait drsquoopeacuterer par la connaissance le chemin inverse celuiqui irait du pheacutenomegravene au noumegravene Le noumegravene doit selon lui nous demeurer inconnuparce que nous ne pouvons jamais ecirctre sucircr que la deacuterivation proposeacutee par le philosophe pourretrouver le noumegravene sera le symeacutetrique exact de lrsquointeacutegration conscientielle drsquoun telnoumegravene [16]

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Bref il nous semble que tous les acquis antishykantiens et immanentistes de la perceptionshyascegravese se voient mis en peacuteril par un retour de Bergson dans le giron de la synthegravesesubjective Degraves lors que Bergson introduit agrave mecircme la subjectiviteacute le travail de la synthegravese ilreconduit la possibiliteacute drsquoune chose en soi devenue inaccessible agrave la penseacutee et ainsi lapossibiliteacute drsquoune transcendance radicale Lrsquoenjeu de la discussion devient alors le suivant peutshyon envisager une theacuteorie de la perceptionshyascegravese qui eacutevite drsquoen passer par le momentsyntheacutetique de la contraction Agrave quoi ressemblerait une telle theacuteorie et comment pourraitshyontenter de la justifier

5 shyRetour agrave la perception pure

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Comment penser une perception pure sans meacutemoire contractante

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Revenons agrave la raison qui paraicirct inciter Bergson agrave introduire lrsquoideacutee de contraction Cette raisonsi lrsquoon y reacutefleacutechit semble bien se reacuteduire agrave un fait agrave savoir que la science de la matiegravereeacuteleacutementaire deacutecompose des dureacutees conscientes minimes en eacuteveacutenements extraordinairementrapides en lrsquooccurrence des vibrations lumineuses Crsquoest drsquoune telle reacutealiteacute vibratoire de la

matiegravere que la theacuteorie de la meacutemoire contractante entend rendre raison en pointant le procegravespar lequel cet eacutetat mateacuteriel se transforme pour nous en qualiteacutes distinctes Mais qursquoy ashytshyildans un tel fait qursquoune theacuteorie de lrsquoimage ne suffirait pas agrave deacutecrire Il semble que la difficulteacutevienne de ce qursquoune image celle de la perception coloreacutee est supposeacutee contenir beaucoupdrsquoautres images celle des vibrations homogegravenes Or si une image nous preacutesentaiteffectivement la matiegravere telle qursquoen elleshymecircme sa vibration prodigieuse ne devraitshyelle paselle aussi nous apparaicirctre Puisque ce nrsquoest pas le cas il faut bien admettre que notre saisiedu monde y introduit une opeacuteration qui le modifie

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Agrave cette objection Bergson nous donne pourtant luishymecircme les moyens de reacutepondre aiseacutement ne nous ashytshyil pas dit que la theacuteorie de lrsquoimage supposait qursquoil y avait beaucoup plus de chosesdans la matiegravere que dans la repreacutesentation Nrsquoashytshyil pas fondeacute son immanentisme sur le faitque la matiegravere eacutetait non pas autre mais plus que la repreacutesentation Degraves lors qursquoestshyce quinous empecircche drsquoaccorder agrave la matiegravere toutes les images que nous pouvons en retirer Car sila matiegravere est un ensemble drsquoimages pittoresques rien nrsquointerdit de dire qursquoelle est aussi enplus un ensemble drsquoimages ougrave les qualiteacutes nrsquoont plus cours rien nrsquointerdit de faire de lamatiegravere toutes les images que nous pouvons en avoir agrave toutes les eacutechelles du temps et aussibien de lrsquoespace Crsquoeacutetait lagrave reacutepeacutetonsshyle la force mecircme de la theacuteorie soustractive de laperception pure la chose en soi crsquoeacutetait tous les points de vue susceptibles drsquoecirctre pris surcette chose les plus rapprocheacutes ceux de ses moindres deacutetails comme les plus eacuteloigneacutesPourquoi en ce cas ne pas en dire autant de la matiegravere lumineuse et soutenir que la lumiegraverece sont toutes les images susceptibles drsquoecirctre prises de celleshyci couleurs du spectres aussibien que vibrations homogegravenes Rien ne nous interdit drsquoaccorder agrave la matiegravereshyimage cesdeux points de vue de consideacuterer que celleshyci est heacuteteacuterogegravene et de plus homogegravene imageshyperception et image expeacuterimentale image coloreacutee et image vibratoire Cela revientsimplement agrave dire que de la matiegravere qursquoelle se compose drsquoimages radicalement distinctessuivant ses eacutechelles temporelles et spatiales Autrement dit cela revient agrave accorder agrave lamatiegravere tous les rythmes de la dureacutee et agrave faire de la perception humaine non la contractionde la quantiteacute mateacuterielle mais la seacutelection drsquoun des rythmes drsquoune matiegravereshyimage qui lescontiendrait toutes

6 shyLe modegravele soustractif

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Degraves lors nous pouvons commencer agrave examiner en quoi consisterait un modegravele purementsoustractif tireacute de Matiegravere et meacutemoire un modegravele fait de soustractions sans contractions

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Voici les deux postulats dont nous partirons

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1 La matiegravere est composeacutee drsquoimages Ces images communiquent toutes les unes avec les

autres selon des lois identifieacutees aux lois de la nature Cette communication on la nommeradu terme de flux flux par lesquels les images reccediloivent et transmettent du mouvement auximages La matiegravere consiste donc dans une multipliciteacute agrave la fois qualitative et quantitativepittoresque et homogegravene

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On peut alors convenir du lexique suivant on nommera heacuteteacuterogegravene une multipliciteacute non passeulement qualitative mais agrave la fois qualitative et quantitative Si lrsquohomogegravene demeureidentifiable agrave la quantiteacute lrsquoheacuteteacuterogegravene cesse drsquoecirctre identifiable agrave la qualiteacute Lrsquoheacuteteacuterogegravene estplus heacuteteacuterogegravene que la qualiteacute comprenant non seulement les diffeacuterences des qualiteacutes entreelles mais aussi les diffeacuterences des quantiteacutes entre elles et la diffeacuterence de la qualiteacute engeacuteneacuteral drsquoavec la quantiteacute

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2 Agrave ces images connecteacutees entre elles par les flux il faut ajouter des interceptions descoupures qui nrsquoapportent rien drsquoautre aux images que leur isolement local que leur devenirsuperficiel Ici on srsquoeacuteloigne un peu pour des raisons de clarteacute de la theacuteorie de Bergson ausens strict au lieu de dire que la rareacutefaction des images dans la perception est due au faitque le vivant se laisse traverser par la plupart des images pour nrsquoen retenir que certaines ondit que cette rareacutefaction est due agrave des coupures des barrages qui ne permettent qursquoagravecertains flux de peacuteneacutetrer jusqursquoagrave la conscience Lrsquoessentiel demeure la perception est detoute faccedilon encore penseacutee comme rareacutefaction de la matiegravere

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Nous pouvons formuler plus preacuteciseacutement ces deux postulats en les ramassant tous deuxdans la proposition suivante il y a du devenir et le devenir ce sont les flux et leursinterceptions Cet eacutenonceacute soutient la chose suivante un flux ne suffit pas agrave constituer undevenir pour cela il y faut eacutegalement de lrsquointerception Les flux certes transmettent dumouvement mais ce mouvement nrsquoest pas un devenir en ce sens que reacutegi par les lois de lanature il connecte toute image agrave toute autre image selon une neacutecessiteacute qui sature enquelque sorte le reacuteel Toute chose eacutetant connecteacutee agrave toute autre selon des lois laconnaissance drsquoune image nous suffit en droit agrave deacuteterminer le mouvement preacutesent passeacute etfutur de toutes les autres et cela agrave tel point que la diffeacuterence mecircme entre ces troisdimensions du temps srsquoefface au profit drsquoun reacuteseau immuable de transmissions demouvements On est face agrave une immobiliteacute faite de mouvements analogue agrave celle depuissants jets drsquoeau dont le mouvement continu de la matiegravere aboutit agrave lrsquoimmobiliteacute continuede la forme Les flux livreacutes agrave euxshymecircmes sont une telle mobiliteacute pure srsquoimmobilisant du faitmecircme qursquoaucun obstacle nrsquoen entrave le deacuteploiement ce sont des liens entre toutes chosesreacutegis par des lois fixes

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Pour qursquoil y ait devenir il faut que quelque chose se passe et pour que quelque chose sepasse il ne suffit pas que quelque chose passe il faut au contraire que quelque chose ne

passe pas il faut une deacuteconnexion Crsquoest la seule faccedilon drsquointroduire dans la matiegravere undevenir sans introduire autre chose que de la matiegravere crsquoest la seule faccedilon pour nous demaintenir la laquo formule magique raquo de Deleuze laquo PLURALISME = MONISME raquo [17] sansreconduire le dualisme Le monisme de la matiegravere heacuteteacuterogegravene va accueillir en lui le pluralismede lrsquoeacuteveacutenementialiteacute sans accueillir pour autant autre chose que la matiegravere donc sans quesrsquointroduise de dualiteacute ontologique

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Voyons comment une telle opeacuteration est possible La condition pour qursquoil y ait du devenircrsquoest qursquoun changement se produise qui ne se reacuteduise pas agrave un flux mateacuteriel Cela nousimpose la thegravese suivante il faut qursquoil existe un devenir des interceptions mecircmes Il faut queles interceptions changent Mais comment un tel changement estshyil pensable Au regard dece que nous avons dit cela ne peut se produire que drsquoune seule faccedilon il faut que lesinterceptions de flux se deacuteplacent sur les lignes de flux

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Nous obtenons le scheacutema 1

Scheacutema 1 interceptions de flux et flux drsquointerceptions52

Ougrave lrsquoon voit qursquoun devenir crsquoest deux devenirs pour qursquoil y ait devenir il faut que le devenirdevienne deux fois comme flux drsquoimages et comme flux drsquointerception des images Ledevenir est donc composeacute drsquoun double fleacutechage qui nrsquointroduit aucun dualisme ontologiqueLe premier fleacutechage est celui du flux Le second fleacutechage introduit seul le devenir On peutalors par ce double fleacutechage obtenir la greffe du thegraveme bergsonien de lrsquoimage avec lethegraveme stoiumlcien des incorporels tel que Deleuze le mobilise dans Logique du sens [18] Onnommera alors Chronos la dimension temporelle des flux et Aiocircn la dimension temporelledes interceptions [19] Qursquoestshyce qui nous autorise agrave reprendre non seulement le lexiquestoiumlcien mais aussi le lexique deleuzien tel que mis en œuvre dans Logique du sens Deuxeacuteleacutements

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1 Drsquoabord on sait que la division entre Aiocircn et Chronos distingue dans Logique du sens latemporaliteacute des causes profondes la temporaliteacute des meacutelanges corporels de celle deseacuteveacutenements incorporels Or crsquoest bien agrave ce type de division que correspond le doublefleacutechage preacuteceacutedent les flux sont bien des meacutelanges dynamiques de matiegravere et lesinterceptions sont bien des incorporels puisqursquoelles ne sont rien de mateacuteriel De plus ledevenir des interceptions est un devenir qui remonte agrave la surface agrave partir de la profondeur desimages puisque le reacutesultat de lrsquointerception est le devenir superficiel de la matiegravere sareacuteduction agrave son enveloppe dans la perception On peut donc leacutegitimement reprendrelrsquoexclamation de Deleuze agrave propos des incorporels laquo Voilagrave maintenant que tout remonte agrave lasurface raquo [20] 2 En second lieu on peut attribuer agrave lrsquoAiocircn ainsi redeacutefini comme deacuteplacementde coupures une proprieacuteteacute homologue agrave celle de lrsquoAiocircn deleuzien agrave savoir lrsquoeacuteveacutenementialiteacute

entendue comme Eacuteveacutenement unique en lequel communiquent tous les eacuteveacutenements laquoaffirmation du hasard en une fois raquo laquo unique lancer pour tous les coups raquo [21] En effet si lrsquoonveut penser le processus par lequel se deacuteplacent les interceptions la temporaliteacute en laquelleles interceptions changent nous devons en exclure toute forme drsquoexplication mateacuterielle Si ledeacuteplacement drsquoune deacuteconnexion proceacutedait des lois mateacuterielles celleshyci se reacuteduirait agrave un fluxcomme un autre et il nrsquoexisterait aucun devenir Mais srsquoil y a devenir aucune loi physique nepeut en rendre compte Ni le deacuteterminisme ni les probabiliteacutes double paradigme explicatifdes processus mateacuteriels ne peuvent donc ecirctre mobiliseacutes pour rendre compte du deacuteplacementdes incorporels Si nous voulons alors dire quelque chose de positif drsquoun tel devenir descoupures il nous reste agrave soutenir que ce devenir constitue certes un hasard mais un hasardimprobabilisable parce que reacutesultat drsquoun unique coup de deacute lanceacute de toute eacuteterniteacute sur latable immuable des flux [22]

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Tacircchons alors de preacuteciser le sens de lrsquoAiocircn ainsi entendu comme deacuteplacement desdeacuteconnexions Tout drsquoabord nous devons revenir sur lrsquoecirctre des deacuteconnexions Nous avons ditque lrsquoun des enjeux du modegravele soustractif eacutetait drsquoeacuteviter toute forme de dualisme ou dediffeacuterenciation entre des modes drsquoecirctre Il ne faut donc pas que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute soit autreque lrsquoecirctreshyflux Or il ne suffit pas pour soutenir cela de dire que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute nrsquoest rien car dire cela crsquoest reconduire un dualisme de type eacutepicurien crsquoestshyagraveshydire un dualisme de lamatiegravere et du vide Le laquo paysage ontologique raquo dresseacute par notre modegravele ressemble en effet agraveun laquo eacutepicurisme en neacutegatif raquo non pas des atomes reacuteels se deacuteplaccedilant de faccedilon hasardeuse (agravela suite du clinamen) dans un vide infini mais des laquo atomes de vides raquo se deacuteplaccedilant de faccedilonhasardeuse dans la pleacutenitude infinie des flux Il faudrait donc que la deacuteconnexion se reacuteduiseelleshymecircme ultimement agrave la pleacutenitude du flux heacuteteacuterogegravene Mais comment penser une coupurede flux qui soit elleshymecircme un flux sans lrsquoannuler comme coupure Tout simplement enreacuteduisant la coupure agrave un deacutetour du flux accompagneacute du mecircme coup drsquoun effetshyretardimposeacute agrave ce mecircme flux Il suffit de multiplier le deacutetour agrave lrsquoinfini pour obtenir un retard luishymecircmeaussi durable que deacutesireacute Une coupure est une accumulation locale agrave la puissance n dedeacutetours de flux Nous sommes alors dans une ontologie strictement continuiste qui produit le0 agrave partir drsquoune sommation agrave lrsquoinfini du 1 ou qui produit le rien agrave partir drsquoune sommation agravelrsquoinfini du reacuteel

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En identifiant la coupure au deacutetour nous nous sommes ainsi assureacutes que rien nrsquoexistait sinonla matiegravere Reste qursquoil faut maintenir srsquoil y a devenir la distinction de Chronos et drsquoAiocircnPourquoi Le devenir on lrsquoa dit deacutepend du devenir des coupures donc du devenir desdeacutetours Le devenir drsquoun deacutetour crsquoest son deacuteplacement sur une ligne de flux Mais commentou agrave quelle condition peutshyon penser un tel deacuteplacement Agrave une condition simple il nousfaut du passeacute Or le passeacute drsquoune coupure crsquoest lagrave ce que Chronos ne nous preacutesente en rienOn le verra sans peine par le scheacutema suivant

Scheacutema 2 lrsquoonde56

Si un deacutetour posseacutedait un passeacute mateacuteriel il se reacuteduirait en effet agrave une onde onde dont ledeacuteplacement est figureacute par le scheacutema On entend par onde au sens le plus geacuteneacuteral unmouvement mateacuteriel dont le passeacute aussi bien que lrsquoavenir peut ecirctre en droit reconstitueacute defaccedilon deacuteterministe ou probabilitaire Ecirctre gros si lrsquoon ose dire de son passeacute aussi bien quede son avenir tenir lrsquoun et lrsquoautre enveloppeacute dans son ecirctreshyactuel crsquoest lagrave le propre de lrsquoondeOr le deacutetour nrsquoest pas mateacuteriellement distinct de lrsquoonde puisqursquoil nrsquoest luishymecircme fait que dematiegravere mais son deacuteplacement doit lrsquoecirctre puisque sa temporaliteacute est hasardeuse Nousdevons donc dessiner une seconde ligne de passeacute seule agrave mecircme de distinguer ces deuxindiscernables que sont lrsquoonde et lrsquointerception Nous avons alors le scheacutema suivant

Scheacutema 3 le virtuel57

Cette seconde ligne de passeacute qui nrsquoest plus celle de lrsquoonde je la nomme le virtuel On peutalors fixer le vocabulaire un deacutetour posseacutedant un passeacute mateacuteriel sera dit ecirctre une onde undeacutetour proceacutedant de la ligne du virtuel sera dit ecirctre un pli Sans entrer dans le deacutetail on voitclairement que le virtuel ainsi caracteacuteriseacute a plusieurs points communs deacutecisifs avec le virtueldeleuzien 1 le virtuel nrsquoest pas indeacutetermineacute mais entiegraverement deacutetermineacute 2 le virtuel estreacuteel sinon il nrsquoy aurait pas de devenir du pli le virtuel srsquooppose donc agrave lrsquoactuel mais non aureacuteel 3 le virtuel nrsquoest pas comme le possible le double fantocircmatique de lrsquoactuel identique agravelrsquoactuel moins lrsquoexistence mais le virtuel et lrsquoactuel nrsquoont aucune raison de se ressembler 4Enfin le virtuel est la condition ontologique du devenir authentique crsquoestshyagraveshydire de la creacuteationimpreacutevisible de nouveauteacute [23]

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Mais on dira peutshyecirctre que cette introduction du thegraveme du virtuel dans le modegravele interceptifnrsquoa guegravere drsquointeacuterecirct Tout ce que nous faisons crsquoest drsquoinjecter dans notre modegravele le virtuelbergsonien inheacuterent agrave la conception de la dureacutee comme creacuteation impreacutevisible et de ce faitet pour autant que le virtuel est lrsquoheacuteritage sans doute essentiel du bergsonisme chez Deleuzele modegravele proposeacute aura autant drsquohomologie avec Deleuze qursquoil en aura avec Bergson CertesMais ce qui rend inteacuteressant lrsquointroduction du virtuel dans le modegravele soustractif crsquoest qursquoellenous impose de modifier sur un point essentiel la notion bergsonienne de virtuel Cettemodification peut se formuler ainsi nous sommes conduit agrave penser le virtuelindeacutependamment du couple quantiteacuteshyqualiteacute Or ce couple chez Bergson constitue unepocirclariteacute primordiale pour la penseacutee de la dureacutee pure Dans les Donneacutees immeacutediates de laconscience par exemple la dureacutee pure est la multipliciteacute qualitative opposeacutee agrave une matiegraverehomogegravene et quantitative qui agrave ce titre ne dure pas Dans Matiegravere et meacutemoire on lrsquoa vu laqualiteacute et la quantiteacute sont cette fois penseacutees en leur continuiteacute mais le rocircle de la meacutemoireconsiste preacuteciseacutement agrave obtenir de la qualiteacute par contraction de quantiteacute En revanche dans lemodegravele soustractif cette pocirclariteacute devient inadeacutequate pour penser le virtuel et cela pour lasimple raison que les flux sont deacutejagrave et pleinement qualitatifs et pleinement quantitatifs Laqualiteacute cesse en particulier drsquoecirctre par elleshymecircme la marque de la nouveauteacute Ce qui impliqueque le langage de la creacuteation impreacutevisible ne va plus ecirctre primordialement un langage de laqualiteacute mais un langage du plissement du devenirshyvirtuel du pli un langage qui se voudraen somme une topologie ou encore une geacuteologie du virtuel Par lagrave nous engendrons bien un

effet drsquohomologie avec Deleuze agrave savoir un heacuteritage bergsonien du virtuel srsquoexprimant entermes geacuteologiques plutocirct que qualitatifs [24] laquo Il y a du devenir raquo se dit en effet laquo il y a desplis virtuels raquo ou laquo il y a du plissement raquo

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Pour progresser encore dans la voie drsquoune reconstruction de la penseacutee deleuzienne via ledeacutebut de Matiegravere et meacutemoire il nous faut maintenant souligner le point suivant noussommes sciemment partis drsquoune theacuteorie qui nrsquoest pas exactement celle de la perception puremais qui est plus pauvre que celleshyci Car nous avons morceleacute non seulement Matiegravere etmeacutemoire pour autonomiser le premier chapitre mais aussi la theacuteorie de la perception pureelleshymecircme Expliquonsshynous Bergson se donne dans la theacuteorie de la perception pure uncentre drsquoaction indeacutetermineacute crsquoestshyagraveshydire un ecirctre libre crsquoest une telle liberteacute qui est agrave lrsquooriginede la seacutelection parmi les images de celles qui seules inteacuteressent le vivant Or le refus de toutdualisme nous contraint pour notre part agrave ne pas nous accorder ainsi lrsquoexistence drsquoecirctrespourvus de liberteacute Car nous aurions alors deux types drsquoecirctres des ecirctres libres et des ecirctressoumis aux lois mateacuterielles Si Deleuze voit dans la perception pure un immanentisme crsquoestsans doute qursquoil devine un monisme sous le dualisme apparent de la liberteacute et de la matiegraverePour deacutegager ce monisme il faut montrer que ce que Bergson nomme liberteacute peut ecirctreobtenu comme cas particulier du devenir soustractif Autrement dit il faut montrer en quoi levivant est un cas particulier drsquoun tel devenir

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Reformulons les choses plus clairement Il faut bien voir qursquoen nous donnant des flux et desinterceptions nous ne nous sommes encore donneacute aucun vivant a fortiori aucun ecirctre libreUne interception et mecircme une somme drsquointerceptions ne font pas un vivant Qursquoestshyce qursquounvivant en effet si lrsquoon srsquoinspire de Bergson Crsquoest une rareacutefaction locale des flux car unvivant crsquoest un corps crsquoestshyagraveshydire une seacutelection mais une seacutelection que nous avons nommeacuteepremiegravere une seacutelection anteacuterieure agrave tout choix libre et qui nous offre les termes entrelesquels une liberteacute pourra eacuteventuellement choisir Autrement dit un vivant crsquoest un lieu ougrave lesflux ne passent plus de faccedilon totale et sans discrimination En conseacutequence nous pouvonsavancer la deacutefinition suivante du vivant un vivant est une boucle discontinue drsquointerceptionsUne boucle car il faut assurer un lieu agrave la rareacutefaction des flux une boucle discontinue car unvivant ne doit pas entiegraverement se couper des flux faute de nrsquoavoir plus aucun rapport affectifetou perceptif au monde environnant Jrsquoappelle laquo rareacutefaction raquo tout appauvrissement localiseacutedes flux donc tout vivant Une rareacutefaction est plus qursquoune interception une interception nefait pas une rareacutefaction tandis qursquoune rareacutefaction nrsquoest faite que drsquointerceptions de flux

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Nous obtenons le scheacutema 4 scheacutema du vivant ou du corps

Scheacutema 4 le corps62

On peut alors se poser une question nouvelle agrave savoir y ashytshyil un devenir des vivants Ou

encore y ashytshyil un devenir eacuteveacutementiel des rareacutefactions Si lrsquoon suppose que lrsquoon peut penserle vivant il faut qursquoil y ait un tel devenir En effet srsquoil nrsquoy avait pas de devenir des rareacutefactionson pourrait seulement consideacuterer ce dont est fait un vivant la matiegravere qui en constitue le lieuOn penserait ce dont il est fait mais non ce qursquoil est on le penserait comme organisme maisnon comme rareacutefaction On penserait la substance mateacuterielle des corps mais non le corpsluishymecircme comme lieu de rareacutefaction de seacutelection des images Mais comment penser le vivantnonshyorganique puisque la rareacutefaction nrsquoest elleshymecircme faite de rien puisqursquoil nrsquoexiste pas defluide vital de matiegravere autre que celle de la physique qui singulariserait le mode drsquoecirctre duvivant Une solution agrave cette difficulteacute est la suivante penser le vivant doit revenir agrave penser ledevenir des zones de rareacutefaction Il faut qursquoil existe un passeacute nonshyorganique des corps qursquoilexiste des rareacutefactions virtuelles Il nous faut un passeacute non organique du vivant un devenirinorganique des corps Ou encore il nous faut un corps sans organes [25] Alors si lesplissements demeurent suffisamment coheacuterents pour constituer des plissements derareacutefactions nous pourrons penser la vie agrave partir de son eacutevolution propre et deacutegager ainsiune typologie des devenirs vitaux devenirs qui ne srsquoidentifieront pas aux flux organiques

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Si nous accordons agrave la science le soin de deacutecrire et de penser les eacutetats de choses crsquoestshyagraveshydire les eacutetats de flux nous reacuteserverons agrave la philosophie la tacircche de deacutecrire et de penser lesdevenirs virtuels Appelons eacutevaluation toute typologie des devenirs vitaux mais inorganiquesQuelle typologie notre eacutevaluation vashytshyelle adopter Quels sont les grands types de devenirsvitaux que peut admettre le vivant entendu comme boucle discontinue drsquointerception Deuxcas eacuteleacutementaires se preacutesentent agrave nous celui du resserrement et celui de lrsquoeacutelargissement desdiscontinuiteacutes Le premier augmente la puissance de deacutesintecircret du vivant le second sesignale par une ouverture eacutelargie agrave une partie des flux On nommera actif le second deveniret reacuteactif le premier

Scheacutema 5 devenir actif devenir reacuteactif64

Mais avant drsquoaller plus loin il est temps de montrer preacuteciseacutement en quoi le modegravele interceptifse distingue de celui la perception pure de Bergson et en quoi consiste lrsquointeacuterecirct de cettedistinction La distinction est la suivante Bergson part du postulat qursquoexistent des ecirctrescapable drsquoagir librement crsquoestshyagraveshydire des centres de seacutelection des images la seacutelectionsupposeacutee eacutetant une seacutelection du second type celle qui deacutesigne un choix libre entre desoptions diverses Il en infegravere alors la nature de la perception qui est quant agrave elle uneseacutelection du premier type une seacutelection nonshylibre des termes du choix Nous avons proceacutedeacuteagrave lrsquoinverse on ne srsquoest donneacute que des seacutelections premiegraveres donc des seacutelections non libres shyet lrsquoon a constitueacute de la sorte le vivant comme une configuration particuliegravere de seacutelectionpremiegraveres On ne prend donc qursquoune partie de la theacuteorie de la perception pure car onnrsquointroduit dans le modegravele construit qursquoun seul type de seacutelection la seacutelection nonshylibre Onpourvoit ensuite ces seacutelections drsquoun devenir impreacutevisible seul susceptible de produire unenouveauteacute et lrsquoon distingue alors deux reacutegimes de la seacutelection actif et reacuteactif On comprendalors que lrsquoavantage du modegravele soustractif est de permettre la greffe de la seacutelectionbergsonienne sur la seacutelection nietzscheacuteenne En effet ayant ocircteacute du modegravele bergsonien la

notion de libreshyarbitre reacutecuseacutee par Nietzsche nous pouvons rapprocher les deux sensnietzscheacuteen et bergsonien du terme seacutelection celui qui deacutesigne la seacutelection des images parla perception et celui qui deacutesigne la typologie des devenirs vitaux Nouvel effet drsquohomologieavec Deleuze le modegravele soustractif nous permet de penser le sens de sa dilection pour deuxphilosophes qursquoagrave premiegravere vue tout seacutepare Mais pour obtenir ce rapprochement de faccedilonrigoureuse il nous faut construire plus preacuteciseacutement le concept drsquoactif

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Qursquoestshyce qursquoun devenir actif dans le modegravele preacutesent Crsquoest un devenir qui se manifeste parun recul du deacutesinterecirct inheacuterent agrave la constitution mecircme du vivant Ce deacutesinterecirct en tant mecircmeqursquoil est donneacute comme constitutif de lrsquoessence du vivant nous lui donnerons le nom de becirctiseLa becirctise la becirctise laquo agrave front de taureau raquo crsquoest toujours pour le vivant une faccedilon de seconserver dans son ecirctre sans srsquoouvrir agrave lrsquoexteacuterioriteacute Au contraire un devenir actif semanifeste toujours par le fait que quelque chose arrive et plus preacuteciseacutement quelque chosedrsquointeacuteressant Les cateacutegories drsquointeacuteressant et drsquoininteacuteressant se substituent donc pour nous agravecelles de liberteacute et de nonshyliberteacute Car ces deux devenirs actif et reacuteactif ou abecirctissant sontlrsquoun et lrsquoautre anteacuterieurs agrave tout choix libre ils affectent lrsquoespace du choix anteacuterieurement agravetout choix Crsquoest pourquoi le devenir et en particulier le devenir actif doit ecirctre penseacute commeessentiellement passif il faut mecircme le penser comme un accroissement de la passiviteacute duvivant de sa laquo passibiliteacute raquo une faccedilon pour lui drsquoeacuteprouver une affectiviteacute accrue agrave uneparcelle des flux exteacuterieurs Cet accroissement nrsquoest pas luishymecircme mateacuteriel puisqursquoil est unplissement mais il est un devenir qui fait passer un flux accru de la matiegravere dans le corpsLes concepts de rencontre de passiviteacute et mecircme drsquoaffect concepts en reacutesonance avec lapenseacutee deleuzienne de lrsquoeacuteveacutenement prennent ainsi une signification vitale et non plusseulement organique Au corps actif capable drsquoun devenir novateur inventif il est toujoursarriveacute quelque chose son accroissement de puissance ne provient pas drsquoune deacutecisionautonome drsquoun sujet constituant mais drsquoune expeacuterience toujours subie drsquoune eacutepreuveaffective en laquelle se donne une exteacuterioriteacute radicale une exteacuterioriteacute jamais ressentieauparavant comme telle [26]

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Venons en maintenant pour conclure agrave ce qui nous a paru ecirctre lrsquointeacuterecirct principal du modegravelesoustractif

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Ce modegravele nous permet drsquoapporter une reacuteponse preacutecise agrave une question qursquoon peut se poser agravepropos de la notion de vie chez Deleuze et aussi bien chez Nietzsche question qui croyonsshynous parcourt deacutejagrave lrsquoœuvre de ces deux philosophes et qui est la suivante comment levivant peutshyil succomber agrave la reacuteactiviteacute Question qursquoon peut eacutegalement formuler agrave la faccedilonde Deleuze dans LrsquoantishyOedipe toutes les forces sontshyelles voueacutees agrave devenir reacuteactives Eneffet qursquoun devenir vital soit actif ne pose pas de problegraveme de compreacutehension pour peuqursquoon accorde qursquoun ecirctre tend agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre on saisit aiseacutement que le vivanttende agrave eacutelargir la surface de son rapport au monde Mais qursquoun ecirctre diminue sa puissancedonc qursquoil diminue sa reacuteceptiviteacute sa passibiliteacute inventive crsquoest eacutevidemment une eacutenigme

Eacutenigme qui se renforce quand on songe qursquoun ecirctre reacuteactif peut propager sa reacuteactiviteacute agravedrsquoautres corps seacuteparer lrsquoactif de ce qursquoil peut et que la reacuteactiviteacute semble mecircme affecter agraveterme les expeacuteriences par ellesshymecircmes les plus novatrices les plus reacutevolutionnaires Laquestion est aussi bien celle du dualisme car si nous ne parvenons pas agrave saisir en quoi lavie est virtuellement reacuteactive nous risquons drsquoaboutir agrave une seacuteparation entre deux modesdrsquoecirctre dont la communication srsquoaveacutererait impensable alors qursquoelle est au contraire manifesteBref comment comprendre que la vie soit complice de la reacuteactiviteacute

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Le modegravele soustractif apporte une reacuteponse preacutecise agrave question Et cela pour une raison simple crsquoest qursquoun tel modegravele nous conduit agrave soutenir qursquoil existe deux types de mort Et crsquoest parceqursquoil y a deux types de morts qursquoil y a deux types de vies

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Expliquons et concluons

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Remarquons drsquoabord que se deacutecouvre bien agrave nous dans notre modegravele une essentielleambiguiumlteacute de la mort Car deux morts paraissent concevables pour les corps inorganiquesqui sont deux faccedilons drsquolaquo effacer raquo les boucles discontinues soit par enfermement etreacutetreacutecissement progressif de la boucle drsquointerception soit par dissipation et disparitionprogressive de la boucle elleshymecircme Ou encore soit une mort par diminution de la surface dela boucle (reacutetreacutecissement des corps) soit une mort par diminution de la boucle (dissipationdes corps) Crsquoest ce que figurera plus clairement le scheacutema suivant

Scheacutema 6 mort reacuteactive mort creacuteative71

On peut dire que la mort par diminution de la surface de la boucle eacutequivaudrait agrave une mortmonadologique une mort par eacutevanouissement replieacute sur luishymecircme le corps srsquoamoindrittoujours davantage jusqursquoagrave lrsquoaneacuteantissement complet On peut concevoir sur ce mode lapuissance de mort du reacuteactif le reacuteactif deacuteveloppe en effet une mort par narcotique pareacutepuisement par indiffeacuterence toujours accrue au monde Nous pouvons nommer du nom deprecirctre le personnage conceptuel porteur drsquoun tel reacutegime de la mort

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Mais comment penser cette autre possibiliteacute de la mort par diminution de la boucle pardissipation du corps par une ouverture toujours plus large de celuishyci aux flux exteacuterieursjusqursquoagrave srsquoy dissoudre tout entier Et de quel personnage conceptuel ce devenir mortifegravere estshyil cette fois porteur

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La possibiliteacute de cette seconde mort il nous semble que crsquoest elle qui a domineacute affectivement

notre premiegravere lecture du deacutebut de Matiegravere et meacutemoire lisant ce texte agrave bien des eacutegardssaisissant nous ressentions pourtant dans le mecircme temps une vague terreur Et cetteimpression de terreur eacutetait due agrave ceci la mort en bon mateacuterialiste nous lrsquoavions toujoursconsideacutereacutee comme un retour des corps agrave la matiegravere inorganique donc pour le sujet commeun simple neacuteant Mais si la matiegravere eacutetait ce que Bergson en disait la mort le retour agrave lrsquoeacutetatmateacuteriel ne srsquoidentifiait plus du tout au neacuteant bien plutocirct agrave la folie et mecircme agrave une folieinfinie Car le devenirshymateacuteriel crsquoeacutetait lrsquoeffacement de la seacutelection des images et nonlrsquoeffacement des images Et il semblait alors que pour se faire une image de la mort il fallaitconcevoir ce que serait notre vie si tous les mouvements de la terre tous les bruits de laterre toutes les odeurs toutes les saveurs toutes les lumiegraveres de la terre et drsquoailleurs nousparvenaient en un moment en un instant comme un atroce et criard tumulte de touteschoses nous traversant continucircment et instantaneacutement Comme si le neacuteant de la mort nrsquoeacutetaitpas agrave comprendre comme un simple vide mais au contraire comme une saturation unabominable tropshyplein drsquoexistence

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La mort ainsi comprise crsquoest donc le laquo regravegne acheveacute de la communication raquo Mourir crsquoestdevenir un pur point de passage un pur centre de communication de toute chose avec toutechose On saisit alors que le vivant nrsquoest pas lrsquoeacutemergence de la douleur dans un mondeatrophieacute mais au contraire lrsquoamoindrissement de la folie dans un devenirshyterreur du chaosportant celleshyci agrave une vitesse infinie On pourrait dire de cette mortshyfolie de cette mortshyterreurquelque chose drsquoassez proche de ce que Deleuze dit du chaos dans la conclusion de Qursquoestshyce que la philosophie laquo Nous demandons seulement un peu drsquoordre pour nous proteacuteger duchaos Rien nrsquoest plus douloureux plus angoissant qursquoune penseacutee qui srsquoeacutechappe agrave elleshymecircme des ideacutees qui fuient qui disparaissent agrave peine eacutebaucheacutees deacutejagrave rongeacutees par lrsquooubli oupreacutecipiteacutees dans drsquoautres que nous ne maicirctrisons pas davantage raquo [27]

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Le devenir mortifegravere de la communication comporte ainsi une diffeacuterence importante drsquoavec ledevenir reacuteactif du precirctre crsquoest qursquoil ressemble au devenirshyactif et est mecircme indiscernable deceluishyci jusqursquoagrave un certain point Comme si les sciences de la communication publiciteacutemarketing etc dont Deleuze disait toujours dans Qursquoestshyce que la philosophie qursquoellessrsquoeacutetaient arrogeacute le concept comme si ces disciplines eacutetaient le prolongement terrifiant de lacreacuteation authentique dans le tumulte inconsistant et insignifiant de lrsquoinformation [28]

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Il faudrait alors faire du communiquant dans le systegraveme soustractif un personnageconceptuel original agrave cocircteacute du precirctre celui qui instaure des devenirs non plus creacuteateurs nonplus reacuteactifs mais creacuteatifs des devenirs qui deacuteversent la mort au sein mecircme de la creacuteationen en eacutepousant apparemment le mouvement et les mots Des devenirs qui ne sont pas ceuxde la becirctise close sur elleshymecircme mais qui seraient plutocirct ceux drsquoune certaine niaiserieopiniacirctre de lrsquoouverture freacuteneacutetique agrave nrsquoimporte quelle apparence de nouveauteacute La terreur duphilosophe devant les philosophies de la communication ou du moins certains de ses avatarssa faccedilon de ramper eacutevoqueacutee par Deleuze degraves qursquoon lui propose de discuter serait une

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

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On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

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Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

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Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 2: Soustraction Et Contraction

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Pour comprendre ce point de vue placcedilonsshynous dans la situation imaginaire suivante deacutecidons de lire Deleuze comme un Preacuteshysocratique dont nous nrsquoaurions plus que quelquesrares fragments dont notre texte que lrsquoon appellera laquo fragment du double sacre raquo puisquedeux philosophes y sont dits ecirctre des princes Agrave ces fragments il faudrait ajouter une vie deDeleuze par Diogegravene Laeumlrce [4] qui nous apprendrait peu de choses sinon qursquoil eacutetait tenupour un philosophe original et non pour un simple disciple de Spinoza ou de Bergson et quesa philosophie eacutetait connue comme une philosophie de lrsquoimmanence Ce terme mecircme danssa banaliteacute ne nous dirait rien de plus preacutecis que ceux drsquolaquo eau raquo drsquolaquo air raquo de laquo feu raquo quideacutesignent les principes chez tel ou tel preacutesocratique Le projet des laquo philologues deleuziens raquoest alors le suivant il srsquoagit drsquoextrapoler agrave partir du fragment du sacre le sens que le Deleuzepreacutesocratique aurait accordeacute agrave la notion pour lui cruciale et pour nous mysteacuterieusedrsquoimmanence Comment proceacuteder

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Si nous voulions comprendre lrsquoimmanence agrave partir de ce seul texte il faudrait se tourner nonplus vers Deleuze mais vers Spinoza et Bergson dont les œuvres agrave lrsquoinverse nous sontparvenues en leur totaliteacute Car Deleuze dans ce texte ne nous dit sans doute pas ce qursquoestlrsquoimmanence mais ougrave il y en a il pointe le lieu ougrave lrsquoimmanence laquo paracheveacutee raquo laquo parexcellence raquo se situe Si nous voulons comprendre ce concept il semble donc qursquoil faille setourner en premier lieu vers Spinoza prince majeur de lrsquoimmanence et en second lieuseulement vers Bergson prince mineur de lrsquoimmanence

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Soit une eacutecole interpreacutetative se constituant autour de cette strateacutegie interpreacutetative eacutecole ditedu laquo sacre majeur raquo En veacuteriteacute cette eacutecole va se heurter agrave une difficulteacute Si nous noustournons vers Spinoza nous allons en effet rencontrer lrsquoaporie suivante nous savons queselon Deleuze lrsquoimmanence laquo sature raquo en quelque sorte la philosophie de Spinoza Tout chezSpinoza nous dit Deleuze respire lrsquoimmanence Mais dire que lrsquoimmanence est partout chezSpinoza crsquoest la rendre aussi difficilement perceptible qursquoune lumiegravere diffuse si elle estpartout crsquoest qursquoelle nrsquoest nulle part speacutecialement Crsquoest bien pourquoi la tentative decomprendre lrsquoimmanence deleuzienne agrave partir de Spinoza ne peut pas donner grand chose

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Soit en ce cas une seconde eacutecole interpreacutetative dite du laquo sacre mineur raquo dont le principeheuristique serait le suivant ce qui dans ce fragment est le plus inteacuteressant crsquoest ce quinous est dit de Bergson agrave savoir que lrsquoimmanence crsquoest ce qui est arriveacute une fois et uneseule agrave Bergson Si lrsquoimmanence est pour la philosophie de Spinoza un eacutetat elle est pourcelle de Bergson un eacuteveacutenement Cette immanence princiegravere qui arrive agrave Bergson lui arrivenon seulement dans un seul texte Matiegravere et meacutemoire mais manifestement de plus dansune seule partie de ce texte il nous est suggeacutereacute que le deacutebut de Matiegravere et meacutemoireconstitue le ldquopic drsquoimmanencerdquo de toute la penseacutee de Bergson Or cela nous rend Bergsontregraves preacutecieux pour tenter de comprendre ce que Deleuze entend par immanence car cela

implique que Matiegravere et meacutemoire contient ce dont la philosophie de Spinoza est deacutepourvue agravesavoir un diffeacuterentiel drsquoimmanence Et les physiciens le savent bien pour isoler pourconstituer une grandeur il est essentiel de disposer drsquoune variation drsquoune diffeacuterence degrandeur pour isoler lrsquoaction drsquoune force il nous faut disposer drsquoune variation de vitesseNous dirons donc ceci pour isoler lrsquoimmanence deleuzienne il nous faut disposer drsquounevariation drsquoimmanence en lrsquooccurrence drsquoune baisse drsquoun reflux drsquoimmanence Lrsquoimmanenceselon Deleuze crsquoest en somme ce qui refluerait apregraves le deacutebut de Matiegravere et meacutemoire

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On peut supposer que ce deacutebut deacutesigne le premier chapitre de Matiegravere et meacutemoire crsquoestshyagraveshydire la theacuteorie des images et avec elle de la theacuteorie de la perception pure Crsquoest ce quesuggegravere lrsquoeacutetrange expression de notre texte laquo conscience en droit raquo Cette expression eneffet renvoie manifestement agrave la theacuteorie de la perception pure sur laquelle on reviendra shytheacuteorie dont Bergson nous dit qursquoelle est vraie en droit mais non en fait crsquoestshyagraveshydire degraves lorsque lrsquoon cesse de penser une perception non mecircleacutee de meacutemoire On dira alors ceci pourcomprendre lrsquoimmanence deleuzienne il faudrait se demander ce qui reflue ce qui est perduapregraves le chapitre premier et en particulier apregraves la theacuteorie de la perception pure qui enconstitue le cœur

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Cette perspective rencontre pourtant un problegraveme si quelque chose reflue du point de vuede Deleuze rien ne semble refluer du point de vue de Bergson Car Bergson nrsquoa eacutevidemmenteacutecrit nulle part quelque chose comme laquo lrsquoimmanence cela mrsquoest arriveacute une fois mais uneseule fois et depuis jamais plus raquohellip Comme tout philosophe Bergson tient que sonargumentation ne perd rien en avanccedilant qursquoelle se contente de gagner en veacuteriteacute agrave mesureqursquoelle progresse Le problegraveme est en somme le suivant comment saisir ce qui reflue degraveslors qursquoon est supposeacute ignorer le sens deleuzien de lrsquoimmanence et que Bergson luishymecircmene signale aucun recul dans son argumentation Il faudrait deacutegager une norme une eacutechellede mesure interne agrave Matiegravere et meacutemoire norme agrave la lumiegravere de laquelle nous pourrionsenregistrer une variation La seule solution crsquoest de soutenir qursquoil est possible dediagnostiquer lrsquoexistence drsquoun reflux sinon du point de vue de Bergson du moins drsquoun pointde vue se voulant bergsonien Il faut que quelque chose reflue drsquoun point de vue immanentau texte donc du point de vue drsquoun bergsonien sinon de Bergson luishymecircme Il faudrait doncexaminer les exigences que Bergson srsquoimpose agrave luishymecircme dans lrsquoavantshypropos de Matiegravere etmeacutemoire exigences qui sont selon lui satisfaites par la theacuteorie du chapitre premier puiseacutetablir en quoi la suite du texte agrave partir de lrsquointroduction de la meacutemoire ne reacutepond pas agrave cesexigences avec le mecircme degreacute de radicaliteacute On ferait de ces exigences des conditionsdrsquoimmanence que le chapitre premier remplit agrave un degreacute ineacutegaleacute dans la suite de lrsquoœuvre

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On se trouverait alors devant la possibiliteacute suivante on a dit que Bergson soutenait que latheacuteorie de la perception pure vraie en droit ne lrsquoeacutetait pas en fait car cette theacuteorie ne tient pascompte du fait que toute perception est mecircleacutee de meacutemoire Si nous parvenions agrave montrer quela veacuteriteacute absolue de la theacuteorie de la perception pure eacutetait une condition sine qua non drsquoune

philosophie pleinement immanente nous pourrions alors nous demander comment il srsquoagit demodifier une telle theacuteorie pour que sa veacuteriteacute soit non seulement de droit mais aussi de fait Etcrsquoest alors que nous aurions peutshyecirctre une chance de construire une theacuteorie fictive qui neserait ni celle de Bergson ni celle de Deleuze mais qui toute entiegravere tireacutee de Bergsonpreacutesenterait des homologies eacuteclairantes avec celle de Deleuze On construirait en effet unephilosophie originale de lrsquoimmanence princiegravere qui aurait en conseacutequence quelques raisonsdrsquoecirctre similaire agrave celle de Deleuze et nous aiderait agrave la comprendre

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Maintenant agrave quoi bon tenter une telle construction alors que nous disposons du corpuscomplet de la philosophie de Deleuze et non de quelques fragments eacutepars

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Pour au moins deux raisons

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1) La premiegravere est drsquoordre geacuteneacuteral il est toujours inteacuteressant de tenter de comprendre unphilosophe sans lrsquointerpreacuteter au sens strict mais en se demandant srsquoil est possible de lereconstruire car aussi partielle que soit cette reconstruction elle nous assure de comprendreveacuteritablement de quoi nous parlons Ajoutons que notre compreacutehension de Deleuze eacutetantelleshymecircme avouonsshyle ineacutegale on attend de cette approche indirecte la possibiliteacute de mieuxcomprendre ce qui reacutesiste agrave lrsquointerpreacutetation

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2) La deuxiegraveme raison est la suivante Nous voudrions montrer que le systegraveme fictif que nousallons eacutelaborer fonctionne comme une sorte de modegravele reacuteduit qui met agrave jour le lien essentielexistant entre plusieurs aspects de lrsquoœuvre de Deleuze On ne peut pas contester que cemodegravele reacuteduit semblera aussi ecirctre un modegravele reacuteducteur il construira des similishyconceptsdeleuziens insuffisants agrave restituer la subtiliteacute des originaux Mais ce simulacre de philosophiedeleuzienne aura peutshyecirctre lrsquoavantage drsquoexhiber ne seraitshyce qursquoun peu la structure enfouie delrsquoIdeacutee Il montrera en tout cas un enchaicircnement neacutecessaire de deacutecisions de penseacuteesusceptible drsquoeacuteclairer la coheacuterence de son modegravele

1 shyLrsquoenjeu antikantien de Matiegravere et meacutemoire

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Tentons de montrer en quoi la theacuteorie de la perception pure exposeacutee dans le chapitrepremier semble reacutepondre de faccedilon plus satisfaisante que la suite de Matiegravere et meacutemoire auxexigences de Bergson luishymecircme telles qursquoil les expose dans son laquo Avantshypropos de laseptiegraveme eacutedition raquo [5]

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Il semble bien agrave la lumiegravere de cet avantshypropos qursquoun objectif fondamental de Matiegravere etmeacutemoire soit de rendre la critique kantienne inutile et par lagrave de contester la neacutecessiteacute drsquounelimitation de la porteacutee de la connaissance meacutetaphysique Crsquoest un projet qursquoon peut direimmanentiste en cela mecircme qursquoil est meacutetaphysique car la meacutetaphysique pour Bergsoncela signifie en lrsquooccurrence crsquoestshyagraveshydire lorsqursquoil srsquoagit drsquoopposer meacutetaphysique et critique refuser lrsquoexistence drsquoune eacutenigmatique chose en soi preacutetenducircment diffeacuterente du pheacutenomegravene Ilsrsquoagit au contraire de saisir que lrsquoecirctre nrsquoest rien de transcendant agrave lrsquoapparaicirctre que lrsquoecirctre estplus peutshyecirctre mais non autre essentiellement que lrsquoapparaicirctre La theacuteorie de lrsquoimagereacutepond agrave ce projet

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Bergson eacutecrit ceci laquo Ideacutealisme et reacutealisme sont deux thegraveses eacutegalement excessives Il estfaux de reacuteduire la matiegravere agrave la repreacutesentation que nous en avons faux aussi drsquoen faire unechose qui produirait en nous des repreacutesentations mais qui serait drsquoune autre nature qursquoellesraquo [6] La matiegravere doit ecirctre consideacutereacutee comme un ensemble drsquoimages et par ce terme il fautentendre ce que le sens commun comprend luishymecircme spontaneacutement lorsqursquoil conccediloit lamatiegravere laquo Pour le sens commun lrsquoobjet existe en luishymecircme et drsquoautre part est en luishymecircmepittoresque comme nous lrsquoapercevons (hellip) Crsquoest une image mais une image qui existe en soiraquo [7]

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En soutenant ainsi que la matiegravere existe en elleshymecircme telle que nous la percevons Bergsonvise explicitement agrave contourner et mecircme agrave rendre inutile la reacutevolution copernicienne de KantLe criticisme est explicitement poseacute comme lrsquoadversaire philosophique qursquoil srsquoagit de contrerpar la neutralisation de lrsquoopposition qui lui a donneacute naissance entre reacutealisme et ideacutealisme shyopposition qui est elleshymecircme indexeacutee agrave lrsquoopposition de Descartes et de Berkeley Descartes laquomettait la matiegravere trop loin de nous en la confondant avec lrsquoeacutetendue geacuteomeacutetrique raquo [8] car ilrendait de la sorte incompreacutehensible lrsquoeacutemergence en son sein des qualiteacutes sensiblesBerkeley a donc eu raison drsquoaffirmer que les qualiteacutes secondes avaient autant de reacutealiteacuteobjective que les qualiteacutes premiegraveres mais son illusion fut de croire qursquoil fallait de ce faittransporter la matiegravere agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoesprit Car une telle subjectivation de la matiegravere lerendait incapable de justifier lrsquoordre objectif des pheacutenomegravenes sanctionneacute par les succegraves de laphysique le contraignant agrave faire drsquoun tel ordre matheacutematique des pheacutenomegravenes le reacutesultatdrsquoune subjectiviteacute divine et providentielle La critique kantienne est le reacutesultat conseacutequent decette double impasse puisqursquoelle vise agrave enteacuteriner la subjectivation de lrsquoobjet intuitionneacute touten pensant lrsquoordre objectif des pheacutenomegravenes comme une condition de lrsquoexpeacuterience et mecircmede la perception

2 shyLa perception pure

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En quoi la theacuteorie de la perception pure exposeacutee dans le premier chapitre reacutepondshyelle alorsau projet laquo contreshycritique raquo de Bergson Rappelonsshyen briegravevement les aspects essentielsLa theacuteorie de la perception pure est une theacuteorie de la perception qursquoon peut dire soustractive

son enjeu est drsquoeacutetablir qursquoil y a moins dans la perception que dans la matiegravere moins dans larepreacutesentation que dans la preacutesentation Revenons aux images Les images nous ditBergson agissent et reacuteagissent les unes sur les autres selon des lois constantes qui sont leslois de la nature Dans cet ensemble drsquoimages rien de nouveau ne semble se produire quepar lrsquointermeacutediaire de certaines images particuliegraveres dont le type mrsquoest fourni par mon corpsMon corps en effet est une image qui agit comme les autres images en recevant et enrendant du mouvement avec cette unique diffeacuterence qursquoil laquo paraicirct choisir dans une certainemesure la maniegravere de rendre ce qursquoil reccediloit raquo Mon corps est donc un laquo centre drsquoaction raquo nonun producteur de repreacutesentation Drsquoougrave la double deacutefinition de Bergson laquo Jrsquoappelle matiegraverelrsquoensemble des images et perception de la matiegravere ces mecircmes images rapporteacutees agrave lrsquoactionpossible drsquoune certaine image deacutetermineacutee mon corps raquo [9]

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Quel est lrsquointeacuterecirct essentiel drsquoune telle theacuteorie soustractive de la perception Il paraicirct ecirctre lesuivant si pour passer de la matiegravere agrave la perception il fallait ajouter quelque chose cetteadjonction serait proprement impensable et le mystegravere de la repreacutesentation demeureraitentier Mais il nrsquoen est plus de mecircme si lrsquoon peut passer du premier terme au second par voiede diminution et si la repreacutesentation drsquoune image srsquoavegravere ecirctre moins que sa seule preacutesenceOr si les ecirctres vivants constituent dans lrsquounivers des laquo centres drsquoindeacutetermination raquo oncomprend que leur seule preacutesence suppose la suppression de toutes les parties de lrsquoobjetauxquelles leurs fonctions ne sont pas inteacuteresseacutees Bergson suppose ainsi que les ecirctresvivants se laissent traverser par celles drsquoentre les actions exteacuterieures qui leur sontindiffeacuterentes les autres isoleacutees deviennent des perceptions par leur isolement mecircme Drsquoougravele rapport litteacuteralement de partie agrave tout qui existe entre la perception consciente et la matiegravereOn laquo pourrait ltmecircmegt dire eacutecrit Bergson que la perception drsquoun point mateacuteriel quelconqueest infiniment plus vaste et plus complegravete que la nocirctre raquo [10] Percevoir crsquoest parvenir agrave resteragrave la surface des images crsquoest imposer agrave cellesshyci un devenir superficiel loin de la profondeurinfinie de la perception mateacuterielle

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Nous ne percevons donc qursquoune part infime des images dont est fait notre environnement etcrsquoest au sein de cette partie que nous opeacuterons des choix Il y a donc crsquoest un point agravesouligner car Bergson luishymecircme ne le fait pas et nous en aurons besoin par la suite il y adonc nous sembleshytshyil deux seacutelections agrave lrsquoœuvre dans la theacuteorie de la perception la laquoseacutelection des images raquo qui donne son titre au premier chapitre crsquoest drsquoune part celle qui estfaite par le corps avant le choix et crsquoest drsquoautre part celle qui procegravede du choix effectueacute parlrsquoesprit au sein des eacuteleacutements perceptifs deacutejagrave seacutelectionneacutes par le corps parmi lrsquoinfiniteacute desimages En effet si lrsquoesprit est libre crsquoest en tant qursquoil choisit qursquoil seacutelectionne certainesactions parmi la multipliciteacute des actions possibles qursquoil perccediloit agrave mecircme le monde maislrsquoesprit ne peut choisir que parce qursquoune seacutelection anteacuterieure agrave son choix et donc uneseacutelection elleshymecircme non libre agrave deacutejagrave eacuteteacute opeacutereacutee agrave savoir la seacutelection des images par lecorps seacutelection qui constitue cette fois les termes du choix Le corps est commelrsquoeacutemiettement continu drsquoune matiegravere infinie dont la poudre constitue les termes du choix offertsagrave lrsquoesprit Le corps seacutelectionne les termes lrsquoesprit choisit parmi les termes Il y a donc trois

reacutealiteacutes dans la perception matiegravere corps esprit Communication seacutelection action

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On pourrait encore dire les choses ainsi au fond ce que permet le corps crsquoest le fini Oui legain extraordinaire du corps pour Bergson crsquoest le fini crsquoest une interruption massiveimmense opeacutereacutee dans lrsquoinfini des communications Le corps est pour lrsquoesprit comme le pareshybrise de lrsquoinfini alors que pour chaque parcelle de matiegravere aussi infime soitshyelle nouspouvons envisager une infiniteacute drsquoinformations le corps conquiert la finiteacute agrave force de refusLrsquoeacutemergence du vivant agrave mecircme lrsquoinorganique crsquoest cela un barrage lieacute agrave une formidablepuissance de deacutesinteacuterecirct pour ce qui se communique Le vivant ce nrsquoest pas en premier lieulrsquoeacutemergence drsquoune puissance de choix inteacuteresseacutee mais lrsquoeacutemergence drsquoun deacutesinteacuterecirct massifpour le reacuteel au profit de quelques rares parcelles de celuishyci qui constituent le tout de laperception Le corps crsquoest ce qui discerne dans lrsquoinfiniteacute de la communication imageantequelques rares actions virtuelles susceptibles drsquointeacuteresser lrsquoaction Ce nrsquoest qursquoen second lieudans un second temps quand le corps a deacutesinteacuteresseacute la conscience de la quasishyinteacutegraliteacutedes images que le choix libre de lrsquoesprit peut srsquoeffectuer La seacutelection que lrsquoon nommerapremiegravere celle du corps crsquoest cela la perception comme ensemble drsquoactions possibles Laseacutelection que lrsquoon nommera seconde celle de lrsquoesprit est notonsshyle beaucoup moinsappauvrissante que celle du corps lrsquoesprit choisit une option aux deacutepens drsquoun nombre finidrsquooptions eacutegalement possibles alors que le corps seacutelectionne un nombre fini drsquooptions auxdeacutepens drsquoune infiniteacute drsquoimages qui le traversent sans laisser de trace

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Nous dirons alors que le caractegravere peutshyecirctre le plus saisissant de la theacuteorie bergsonienne dela perception ce qui en fait une theacuteorie antishykantienne drsquoune rare radicaliteacute crsquoest que pourBergson la perception nrsquoest pas une synthegravese mais une ascegravese La perception ne soumetpas comme chez Kant la matiegravere sensible agrave une forme subjective car le lien la connexionla forme appartiennent tout entier agrave la matiegravere La perception ne connecte pas elledeacuteconnecte Elle nrsquoinforme pas un contenu mais incise un ordre Elle nrsquoenrichit pas la matiegraveremais au contraire lrsquoamoindrit

3 shyLa meacutemoireshycontraction

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Revenons agrave notre projet initial

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La perspective que nous avons adopteacutee est la suivante tenter de montrer que la theacuteorie dela perception pure reacutepond mieux que la suite de Matiegravere et meacutemoire agrave lrsquoexigencedrsquoimmanence antishykantienne La thegravese que lrsquoon soutient consiste donc agrave montrer que cetteexigence paraicirct entameacutee agrave partir du moment ougrave Bergson fait drsquoune telle theacuteorie qui refuse dediffeacuterencier essentiellement la matiegravere de la perception une theacuteorie vraie en droit mais nonen fait et cela parce que la perception est en veacuteriteacute toujours mecircleacutee de meacutemoire Notre propos

est de deacutegager la raison pour laquelle lrsquoexigence immanentiste devrait consister agrave soutenirque cette theacuteorie est vraie non seulement en droit mais aussi en fait et drsquoessayer de montrercomment une telle thegravese pourrait ecirctre deacutefendue

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La coiumlncidence de la perception avec lrsquoobjet perccedilu existe donc selon Bergson en droit plutocirctqursquoen fait Car le fond drsquointuition reacuteelle et quasishyinstantaneacutee sur lequel repose notre perceptionlaquo est peu de chose en comparaison de tout ce que notre meacutemoire y ajoute raquo [11] MaisBergson fait intervenir ici deux types de meacutemoire Cette distinction cependant ne recoupepas la distinction fameuse du chapitre II entre les deux meacutemoires crsquoestshyagraveshydire la distinctionentre la meacutemoireshyhabitude inheacuterente aux meacutecanismes moteurs du corps et lrsquoimageshysouvenirde la meacutemoire proprement spirituelle La distinction qui nous inteacuteresse et qui intervient degraves lepremier chapitre se deacuteploie quant agrave elle au sein mecircme de la meacutemoire mise en œuvre parlrsquoesprit Elle oppose au sein de la meacutemoire spirituelle les deux formes que celleshyci peutprendre dans son entremecirclement agrave la perception On peut nommer ces deux meacutemoires lameacutemoireshyrappel et la meacutemoireshycontraction

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La meacutemoireshyrappel constitue avec la perception un circuit complexe par lequel ce queBergson nomme dans le chapitre II laquo la reconnaissance attentive raquo devient possible Elleconsiste en ceci que toute imageshysouvenir capable drsquointerpreacuteter notre perception actuelle srsquoyglisse si bien que nous ne pouvons plus discerner ce qui est perception et ce qui est souvenirLrsquoexemple que donne Bergson est celui de la lecture qursquoil assimile agrave un veacuteritable travail dedivination nous ne nous contentons pas de percevoir passivement les signes sur la pagecar lrsquoesprit agrave partir de quelques traits caracteacuteristiques comble lrsquointervalle par des souvenirsshyimages projeteacutes sur le papier et se substituant aux caractegraveres reacuteellement imprimeacutes Laseconde meacutemoire qui impregravegne notre perception nrsquoest plus celle qui innerve le preacutesent denotre meacutemoire du passeacute mais celle qui constitue ce preacutesent luishymecircme il srsquoagit de lameacutemoireshycontraction En effet si courte que soit notre perception elle occupe toujours unecertaine dureacutee et exige donc un effort de meacutemoire qui prolonge les uns dans les autres unepluraliteacute de moments Bergson peut ainsi eacutecrire que laquo la meacutemoire sous ces deux formes entant qursquoelle recouvre drsquoune nappe de souvenirs un fond de perception immeacutediate et en tantaussi qursquoelle contracte une multipliciteacute de moments constitue le principal apport de laconscience individuelle dans la perception le cocircteacute subjectif de notre connaissance deschoses raquo [12]

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Le problegraveme de la connaissance de la matiegravere devient alors le suivant notre perceptionsemblait (telle eacutetait lrsquoavanceacutee deacutecisive du chapitre premier) rejoindre directement la matiegravereen elleshymecircme Nous percevions en lrsquoobjet lrsquoimage en soi qursquoil est effectivement La matiegravere nerecelait aucune profondeur aucun aspect cacheacute Lrsquoimmanentisme de Bergson tenait en cesens au fait que la matiegravere se donnait pleinement pour ce qursquoelle eacutetait aucun espace nrsquoeacutetaitpossible pour une chose en soi inaccessible agrave la connaissance pour une transcendancecacheacutee Et par ailleurs le monde nrsquoeacutetait pas immanent agrave la conscience il nrsquoeacutetait pas une

transcendance dans lrsquoimmanence agrave la faccedilon de lrsquoobjectiviteacute husserlienne Crsquoest au contraire laconscience qui glissait sur la surface de la matiegravere en soi celleshyci eacutetant identique agrave ce quecroit en saisir le sens commun Mais introduisant la meacutemoire Bergson semble srsquoeacuteloignerfortement drsquoun tel sens commun Car la matiegravere devient alors ce qui reste de la perceptionune fois qursquoon en a retireacute ce que la meacutemoire sous ses deux formes ne cesse drsquoy introduire

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Or il nous paraicirct que cette correction porte irreacutemeacutediablement atteinte agrave lrsquoimmanentisme deBergson et cela en raison de lrsquointroduction non de la meacutemoireshyrappel mais de la meacutemoireshycontraction La meacutemoireshyrappel en effet nrsquooblitegravere pas la possibiliteacute drsquointuitionner la matiegravereen soi Nous pouvons par une attention suffisante accordeacutee agrave lrsquoobjet perccedilu faire en sorte queles steacutereacuteotypes du passeacute ne viennent pas recouvrir la singulariteacute de la chose reacuteelle Crsquoest parexemple ce que nous faisons lorsque nous relisons un texte en vue drsquoen corriger les coquilles nous nous efforccedilons de lire les mots tels qursquoils sont effectivement eacutecrits sur la page et nontels que nous savons qursquoils srsquoeacutecrivent Un effort de concentration suffit donc en droit agraveextirper le voile de la meacutemoireshyrappel de la perception preacutesente en sorte de libeacuterer la matiegraveredes meacutecanismes de la reconnaissance Lrsquoimmanentisme de la perception pure nrsquoest donc pasaffecteacute par lrsquoadjonction de la meacutemoireshyrappel Il nrsquoen va pas de mecircme croyonsshynous de lameacutemoireshycontraction Pour saisir ce point il faut drsquoabord exposer plus preacuteciseacutement en quoiconsiste cette seconde forme de meacutemoire et en quoi consiste surtout lrsquoopeacuteration drsquoextractionde cette meacutemoire hors de la perception agrave laquelle elle est supposeacutee se mecircler Cette secondeforme de la meacutemoire est exposeacutee pour lrsquoessentiel dans le quatriegraveme et dernier chapitre deMatiegravere et meacutemoire La meacutemoire contractante a pour source la theacuteorie bergsonienne durythme des dureacutees Ce rythme Bergson lrsquointroduit par un exemple significatif et demeureacuteceacutelegravebre celui de la vibration lumineuse Dans lrsquoespace drsquoune seconde eacutecritshyil la lumiegravererouge accomplit 400 trillons de vibrations autant dire un nombre drsquoeacuteveacutenements immenseqursquoil ne nous faudrait pas moins de 25 000 ans pour eacutenumeacuterer si chacune de ces vibrationsdurait assez longtemps pour parvenir agrave notre conscience Nous opeacuterons donc une formidablecontraction de la reacutealiteacute mateacuterielle lorsque nous percevons en un moment ce qui inclut en soiun nombre immense drsquoeacuteveacutenements Or crsquoest un tel travail de contraction qui donne lieu auxqualiteacutes Selon Bergson en effet lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des qualiteacutes est due agrave la contraction desvibrations homogegravenes et agrave ce titre quantifiables dont se compose la matiegravere

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Citons ici le texte crucial laquo Ne pouvonsshynous pas concevoir que lrsquoirreacuteductibiliteacute de deuxcouleurs aperccedilues tienne surtout agrave lrsquoeacutetroite dureacutee ougrave se contractent les trillions de vibrationsqursquoelles exeacutecutent en un de nos instants Si nous pouvions eacutetirer cette dureacutee crsquoestshyagraveshydire lavivre dans un rythme plus lent ne verrionsshynous pas agrave mesure que ce rythme se ralentiraitles couleurs pacirclir et srsquoallonger en impressions successives encore coloreacutees sans doute maisde plus en plus pregraves de se confondre avec des eacutebranlements purs Lagrave ougrave le rythme dumouvement est assez lent pour cadrer avec les habitudes de notre conscience comme ilarrive pour les notes graves de la gamme par exemple ne sentonsshynous pas la qualiteacuteperccedilue se deacutecomposer drsquoelleshymecircme en eacutebranlements reacutepeacuteteacutes et successifs relieacutes entre euxpar une continuiteacute inteacuterieure raquo [13]

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En drsquoautres termes ce que la matiegravere est en elleshymecircme peut ecirctre ressaisi par une certaineexpeacuterience de penseacutee pour peu que nous admettions lrsquoideacutee drsquoune variabiliteacute des rythmes dela dureacutee drsquoun degreacute de tension dit Bergson qui nous fait comprimer sous la forme dequaliteacutes distinctes un nombre immense drsquoeacuteveacutenements qui pour la matiegravere repreacutesententautant de moments en lesquels ces qualiteacutes sont deacutelayeacutees Plus le rythme est lent plus leseacuteveacutenements mateacuteriels sont distingueacutes et plus dilueacutees sont les qualiteacutes degraves lors que cellesshycise trouvent disperseacutees dans le cours de la succession temporelle La notion de rythme nousconvie donc agrave appreacutehender ce qursquoon pourrait appeler une laquo eacutechelle concregravete des temporaliteacutesraquo Nous nrsquohabitons pas seulement agrave une certaine eacutechelle de la matiegravere immenseacutement plusvaste que celle de lrsquoatome et immenseacutement moins vaste que celle des galaxies Nousoccupons aussi une eacutechelle des dureacutees un rythme particulier drsquoeacutecoulement du temps quinous rend inconscient de tous les eacuteveacutenements infeacuterieurs agrave 2 milliegravemes de secondes alorsqursquoune telle dureacutee est suffisante agrave la matiegravere lumineuse pour produire des millions devibrations crsquoestshyagraveshydire des millions drsquoeacuteveacutenements distincts

4 shyCritique de la meacutemoireshycontraction

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Nous nommerons laquo deacutetente raquo [14] lrsquoopeacuteration par laquelle Bergson laquo deacuteshycontracte raquo le produitqualitatif de la meacutemoire en sorte de deacutecanter la perception mateacuterielle de son enveloppemeacutemorielle et subjective et cela pour retrouver la matiegravere telle qursquoelle est en soi et non pournous Tacircchons alors drsquoexpliquer ce qui nous paraicirct poser problegraveme dans cette theacuteorie de ladeacutetente et cela en essayant de donner une allure bergsonienne agrave notre insatisfaction

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On sait comment Bergson critique la thegravese suivant laquelle il nrsquoy aurait qursquoune diffeacuterence dedegreacute entre la perception et le souvenir crsquoestshyagraveshydire la thegravese empiriste suivant laquelle lesouvenir ne serait qursquoune perception affaiblie si tel eacutetait le cas remarqueshytshyil il faudrait aussibien soutenir lrsquoinverse crsquoestshyagraveshydire qursquoun souvenir intense ne se distingue pas drsquouneperception faible inversion qui suffit agrave faire eacuteclater lrsquoincoheacuterence de la thegravese Eh bien crsquoestdrsquoune mecircme faccedilon que nous exprimerons nos doutes concernant lrsquoopeacuterateur de deacutetente eneffet si le ralentissement du rythme de la dureacutee eacutequivalait agrave la dilution ou encore au laquodeacutelayage raquo dit Bergson des qualiteacutes alors il faudrait soutenir agrave lrsquoinverse que touteexpeacuterience de dilution des couleurs ou drsquoeacutevolution des sons vers le grave eacutequivaut agravelrsquoexpeacuterience drsquoun ralentissement de la dureacutee Ou encore si lrsquoon soutient que la dureacuteemateacuterielle fait pacirclir les couleurs et assourdit les sonoriteacutes il faudrait soutenir aussi bien quetoute perception drsquoune couleur pacircle ou drsquoun son grave nous fait changer de rythme de dureacuteeMais ce nrsquoest eacutevidemment pas le cas puisque nous expeacuterimentons au contraire notrecapaciteacute agrave parcourir la palette du peintre ou les gammes drsquoun piano sans modifier en riennotre rythme vital puisque les notes graves ne modifient pas les exigences rythmiques de lapartition ou du meacutetronome Rythme de la dureacutee et tonaliteacute de la gamme sont donc indiffeacuterentslrsquoun agrave lrsquoautre non seulement parce que les tons les plus graves peuvent ecirctre joueacutes sur unrythme plus rapide que les plus aigus mais aussi parce qursquoil se peut que le temps passe plus

vite tandis que jrsquoeacutecoute telle seacutequence grave que jrsquoaime particuliegraverement tandis que le tempsme semblera long en eacutecoutant telle seacutequence aigueuml qui mrsquoennuie

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Degraves lors il semble que je ne puisse opeacuterer une reacuteelle deacutetente de la perception et deacutemecirclerainsi lrsquoen soi mateacuteriel de la meacutemoire subjective Agrave regarder la chose de plus pregraves onsrsquoaperccediloit que la difficulteacute qursquoil y a agrave deacutemecircler la perception de la meacutemoireshycontraction vient dece que cette derniegravere est supposeacutee constituer les qualiteacutes mecircmes de la perception ce quinrsquoeacutetait pas le cas de la meacutemoireshyrappel Alors que dans ce dernier cas je pouvais fairelrsquoexpeacuterience concregravete de la dissociation de la meacutemoire et de la perception crsquoeacutetait lrsquoexpeacuteriencede la lecture attentive ce nrsquoest deacutesormais plus possible Je me trouve en effet face agravelrsquoalternative aporeacutetique suivante soit je tente drsquointuitionner directement le reacutesultat de ladeacutetente mais je ne fais alors que reconduire lrsquoexpeacuterience de ma dureacutee propre et non celle dela dureacutee mateacuterielle expeacuterience des couleurs qui pacirclissent ou des sons qui deviennent plusgrave Soit je mrsquoen remets agrave la science pour deacutegager la nature vibratoire et homogegravene de lamatiegravere mais en ce cas je me contente drsquoenregistrer le reacutesultat drsquoune expeacuterimentation au lieude penser la nature supposeacutee continue de la matiegravere homogegravene et de la perceptionheacuteteacuterogegravene Jrsquoaccegravede dans ce dernier cas agrave la nature vibratoire de la matiegravere mais par lebiais drsquoune science qui est sans continuiteacute avec ma perception concregravete des qualiteacutes

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Autrement dit la meacutemoireshycontraction semble abolir le reacutesultat principal de la theacuteorie de laperception pure agrave savoir celle de la connaissabiliteacute de lrsquoen soi La matiegravere nous apparaicirct eneffet comme ce qui nrsquoa pas fait lrsquoobjet du travail de la contraction Mais comme cettecontraction a toujours deacutejagrave eu lieu comme elle est supposeacutee affecter jusqursquoaux composanteseacuteleacutementaires de la perception nous ne voyons aucun moyen convaincant de faire le chemininverse en sorte de retrouver la matiegravere en soi non encore affecteacutee par notre dureacuteesubjective Pour le dire encore autrement le vice de la meacutemoire contractante paraicirct ecirctre denous faire replonger drsquoune theacuteorie de la perceptionshyascegravese moment profondeacutement original dela conception bergsonienne moment aussi ougrave son anticriticisme est le plus radical agrave unetheacuteorie de la perceptionshysynthegravese soumise agrave ce titre agrave la seacuteparation kantienne du pourshynouset de lrsquoenshysoi En effet la force de la theacuteorie asceacutetique de la perception consistait en ceci quela forme de la matiegravere eacutetait poseacutee en la matiegravere elleshymecircme la synthegravese eacutetait mateacuterielle etconsistait dans les relations reacutegleacutees que les images entretenaient les unes avec les autres larepreacutesentation nrsquoajoutait aucune forme de synthegravese agrave la matiegravere Mais tout change avec latheacuteorie contractante de la meacutemoire car alors la perception introduit de nouveau agrave mecircme lamatiegravere une forme une synthegravese en lrsquooccurrence une compression temporelle qui se donnecomme la genegravese des qualiteacutes immeacutediates Mais si la perception est syntheacutetique alors noussommes en veacuteriteacute condamneacutes agrave ne jamais deacutecouvrir la nature du mateacuteriau syntheacutetiseacutepuisque nous sommes enfermeacutes dans les limites drsquoune telle synthegravese Crsquoest lrsquoexpeacuterience quenous avons faite de notre incapaciteacute agrave intuitionner une deacutetente qui nous fasse sortir du mondequalitatif propre agrave notre dureacutee intime

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Pour mieux faire saisir la difficulteacute on peut ici eacutevoquer les anticipations de la perception deKant On sait que dans lrsquoAnalytique des principes de la premiegravere Critique [15] Kant soutientque nous pouvons anticiper non seulement sur la forme du pheacutenomegravene mais aussi dans unecertaine mesure sur sa matiegravere et cela en affirmant que toute reacutealiteacute admet un degreacute crsquoestshyagraveshydire une quantiteacute intensive non divisible en uniteacutes mais en diffeacuterentielles Nous savons eneffet que le temps est divisible agrave lrsquoinfini et qursquoen conseacutequence entre un degreacute X de qualiteacutesdonneacutees degreacute supposeacute conscient et le degreacute 0 de conscience il srsquoest eacutecouleacute une infiniteacute demoments dans le temps qui ont fait lrsquoobjet de synthegraveses non encore conscientes Les qualiteacutesen apparence immeacutediates de la perception ont donc en veacuteriteacute deacutejagrave eacuteteacute informeacutees par laconscience La perception est la somme ou encore lrsquointeacutegrale de diffeacuterentielles qui seulespeuvent ecirctre identifieacutees agrave la chose en soi Mais pour retrouver cette chose en soi telle qursquoenelleshymecircme il nous faudrait disposer drsquoune opeacuteration de deacuterivation telle que nous serionsassureacutes qursquoelle correspondrait agrave lrsquoinverse exact de lrsquointeacutegration preacuteshyconsciente de laperception Or crsquoest lagrave ce que nous ne pouvons en aucun cas deacuteterminer de faccedilon sucircreNous dirions en ce sens que Bergson paraicirct achopper sur une difficulteacute qui parshydelagravedrsquoeacutevidentes diffeacuterences rappelle celle qui contribuait agrave justifier le scepticisme drsquoun SalomonMaiumlmon car Maiumlmon dans son Essai sur la philosophie transcendantale ayant preacuteciseacutementidentifieacute le noumegravene agrave la diffeacuterentielle de conscience et le pheacutenomegravene agrave son inteacutegration parlrsquoimagination productrice srsquointerdisait drsquoopeacuterer par la connaissance le chemin inverse celuiqui irait du pheacutenomegravene au noumegravene Le noumegravene doit selon lui nous demeurer inconnuparce que nous ne pouvons jamais ecirctre sucircr que la deacuterivation proposeacutee par le philosophe pourretrouver le noumegravene sera le symeacutetrique exact de lrsquointeacutegration conscientielle drsquoun telnoumegravene [16]

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Bref il nous semble que tous les acquis antishykantiens et immanentistes de la perceptionshyascegravese se voient mis en peacuteril par un retour de Bergson dans le giron de la synthegravesesubjective Degraves lors que Bergson introduit agrave mecircme la subjectiviteacute le travail de la synthegravese ilreconduit la possibiliteacute drsquoune chose en soi devenue inaccessible agrave la penseacutee et ainsi lapossibiliteacute drsquoune transcendance radicale Lrsquoenjeu de la discussion devient alors le suivant peutshyon envisager une theacuteorie de la perceptionshyascegravese qui eacutevite drsquoen passer par le momentsyntheacutetique de la contraction Agrave quoi ressemblerait une telle theacuteorie et comment pourraitshyontenter de la justifier

5 shyRetour agrave la perception pure

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Comment penser une perception pure sans meacutemoire contractante

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Revenons agrave la raison qui paraicirct inciter Bergson agrave introduire lrsquoideacutee de contraction Cette raisonsi lrsquoon y reacutefleacutechit semble bien se reacuteduire agrave un fait agrave savoir que la science de la matiegravereeacuteleacutementaire deacutecompose des dureacutees conscientes minimes en eacuteveacutenements extraordinairementrapides en lrsquooccurrence des vibrations lumineuses Crsquoest drsquoune telle reacutealiteacute vibratoire de la

matiegravere que la theacuteorie de la meacutemoire contractante entend rendre raison en pointant le procegravespar lequel cet eacutetat mateacuteriel se transforme pour nous en qualiteacutes distinctes Mais qursquoy ashytshyildans un tel fait qursquoune theacuteorie de lrsquoimage ne suffirait pas agrave deacutecrire Il semble que la difficulteacutevienne de ce qursquoune image celle de la perception coloreacutee est supposeacutee contenir beaucoupdrsquoautres images celle des vibrations homogegravenes Or si une image nous preacutesentaiteffectivement la matiegravere telle qursquoen elleshymecircme sa vibration prodigieuse ne devraitshyelle paselle aussi nous apparaicirctre Puisque ce nrsquoest pas le cas il faut bien admettre que notre saisiedu monde y introduit une opeacuteration qui le modifie

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Agrave cette objection Bergson nous donne pourtant luishymecircme les moyens de reacutepondre aiseacutement ne nous ashytshyil pas dit que la theacuteorie de lrsquoimage supposait qursquoil y avait beaucoup plus de chosesdans la matiegravere que dans la repreacutesentation Nrsquoashytshyil pas fondeacute son immanentisme sur le faitque la matiegravere eacutetait non pas autre mais plus que la repreacutesentation Degraves lors qursquoestshyce quinous empecircche drsquoaccorder agrave la matiegravere toutes les images que nous pouvons en retirer Car sila matiegravere est un ensemble drsquoimages pittoresques rien nrsquointerdit de dire qursquoelle est aussi enplus un ensemble drsquoimages ougrave les qualiteacutes nrsquoont plus cours rien nrsquointerdit de faire de lamatiegravere toutes les images que nous pouvons en avoir agrave toutes les eacutechelles du temps et aussibien de lrsquoespace Crsquoeacutetait lagrave reacutepeacutetonsshyle la force mecircme de la theacuteorie soustractive de laperception pure la chose en soi crsquoeacutetait tous les points de vue susceptibles drsquoecirctre pris surcette chose les plus rapprocheacutes ceux de ses moindres deacutetails comme les plus eacuteloigneacutesPourquoi en ce cas ne pas en dire autant de la matiegravere lumineuse et soutenir que la lumiegraverece sont toutes les images susceptibles drsquoecirctre prises de celleshyci couleurs du spectres aussibien que vibrations homogegravenes Rien ne nous interdit drsquoaccorder agrave la matiegravereshyimage cesdeux points de vue de consideacuterer que celleshyci est heacuteteacuterogegravene et de plus homogegravene imageshyperception et image expeacuterimentale image coloreacutee et image vibratoire Cela revientsimplement agrave dire que de la matiegravere qursquoelle se compose drsquoimages radicalement distinctessuivant ses eacutechelles temporelles et spatiales Autrement dit cela revient agrave accorder agrave lamatiegravere tous les rythmes de la dureacutee et agrave faire de la perception humaine non la contractionde la quantiteacute mateacuterielle mais la seacutelection drsquoun des rythmes drsquoune matiegravereshyimage qui lescontiendrait toutes

6 shyLe modegravele soustractif

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Degraves lors nous pouvons commencer agrave examiner en quoi consisterait un modegravele purementsoustractif tireacute de Matiegravere et meacutemoire un modegravele fait de soustractions sans contractions

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Voici les deux postulats dont nous partirons

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1 La matiegravere est composeacutee drsquoimages Ces images communiquent toutes les unes avec les

autres selon des lois identifieacutees aux lois de la nature Cette communication on la nommeradu terme de flux flux par lesquels les images reccediloivent et transmettent du mouvement auximages La matiegravere consiste donc dans une multipliciteacute agrave la fois qualitative et quantitativepittoresque et homogegravene

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On peut alors convenir du lexique suivant on nommera heacuteteacuterogegravene une multipliciteacute non passeulement qualitative mais agrave la fois qualitative et quantitative Si lrsquohomogegravene demeureidentifiable agrave la quantiteacute lrsquoheacuteteacuterogegravene cesse drsquoecirctre identifiable agrave la qualiteacute Lrsquoheacuteteacuterogegravene estplus heacuteteacuterogegravene que la qualiteacute comprenant non seulement les diffeacuterences des qualiteacutes entreelles mais aussi les diffeacuterences des quantiteacutes entre elles et la diffeacuterence de la qualiteacute engeacuteneacuteral drsquoavec la quantiteacute

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2 Agrave ces images connecteacutees entre elles par les flux il faut ajouter des interceptions descoupures qui nrsquoapportent rien drsquoautre aux images que leur isolement local que leur devenirsuperficiel Ici on srsquoeacuteloigne un peu pour des raisons de clarteacute de la theacuteorie de Bergson ausens strict au lieu de dire que la rareacutefaction des images dans la perception est due au faitque le vivant se laisse traverser par la plupart des images pour nrsquoen retenir que certaines ondit que cette rareacutefaction est due agrave des coupures des barrages qui ne permettent qursquoagravecertains flux de peacuteneacutetrer jusqursquoagrave la conscience Lrsquoessentiel demeure la perception est detoute faccedilon encore penseacutee comme rareacutefaction de la matiegravere

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Nous pouvons formuler plus preacuteciseacutement ces deux postulats en les ramassant tous deuxdans la proposition suivante il y a du devenir et le devenir ce sont les flux et leursinterceptions Cet eacutenonceacute soutient la chose suivante un flux ne suffit pas agrave constituer undevenir pour cela il y faut eacutegalement de lrsquointerception Les flux certes transmettent dumouvement mais ce mouvement nrsquoest pas un devenir en ce sens que reacutegi par les lois de lanature il connecte toute image agrave toute autre image selon une neacutecessiteacute qui sature enquelque sorte le reacuteel Toute chose eacutetant connecteacutee agrave toute autre selon des lois laconnaissance drsquoune image nous suffit en droit agrave deacuteterminer le mouvement preacutesent passeacute etfutur de toutes les autres et cela agrave tel point que la diffeacuterence mecircme entre ces troisdimensions du temps srsquoefface au profit drsquoun reacuteseau immuable de transmissions demouvements On est face agrave une immobiliteacute faite de mouvements analogue agrave celle depuissants jets drsquoeau dont le mouvement continu de la matiegravere aboutit agrave lrsquoimmobiliteacute continuede la forme Les flux livreacutes agrave euxshymecircmes sont une telle mobiliteacute pure srsquoimmobilisant du faitmecircme qursquoaucun obstacle nrsquoen entrave le deacuteploiement ce sont des liens entre toutes chosesreacutegis par des lois fixes

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Pour qursquoil y ait devenir il faut que quelque chose se passe et pour que quelque chose sepasse il ne suffit pas que quelque chose passe il faut au contraire que quelque chose ne

passe pas il faut une deacuteconnexion Crsquoest la seule faccedilon drsquointroduire dans la matiegravere undevenir sans introduire autre chose que de la matiegravere crsquoest la seule faccedilon pour nous demaintenir la laquo formule magique raquo de Deleuze laquo PLURALISME = MONISME raquo [17] sansreconduire le dualisme Le monisme de la matiegravere heacuteteacuterogegravene va accueillir en lui le pluralismede lrsquoeacuteveacutenementialiteacute sans accueillir pour autant autre chose que la matiegravere donc sans quesrsquointroduise de dualiteacute ontologique

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Voyons comment une telle opeacuteration est possible La condition pour qursquoil y ait du devenircrsquoest qursquoun changement se produise qui ne se reacuteduise pas agrave un flux mateacuteriel Cela nousimpose la thegravese suivante il faut qursquoil existe un devenir des interceptions mecircmes Il faut queles interceptions changent Mais comment un tel changement estshyil pensable Au regard dece que nous avons dit cela ne peut se produire que drsquoune seule faccedilon il faut que lesinterceptions de flux se deacuteplacent sur les lignes de flux

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Nous obtenons le scheacutema 1

Scheacutema 1 interceptions de flux et flux drsquointerceptions52

Ougrave lrsquoon voit qursquoun devenir crsquoest deux devenirs pour qursquoil y ait devenir il faut que le devenirdevienne deux fois comme flux drsquoimages et comme flux drsquointerception des images Ledevenir est donc composeacute drsquoun double fleacutechage qui nrsquointroduit aucun dualisme ontologiqueLe premier fleacutechage est celui du flux Le second fleacutechage introduit seul le devenir On peutalors par ce double fleacutechage obtenir la greffe du thegraveme bergsonien de lrsquoimage avec lethegraveme stoiumlcien des incorporels tel que Deleuze le mobilise dans Logique du sens [18] Onnommera alors Chronos la dimension temporelle des flux et Aiocircn la dimension temporelledes interceptions [19] Qursquoestshyce qui nous autorise agrave reprendre non seulement le lexiquestoiumlcien mais aussi le lexique deleuzien tel que mis en œuvre dans Logique du sens Deuxeacuteleacutements

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1 Drsquoabord on sait que la division entre Aiocircn et Chronos distingue dans Logique du sens latemporaliteacute des causes profondes la temporaliteacute des meacutelanges corporels de celle deseacuteveacutenements incorporels Or crsquoest bien agrave ce type de division que correspond le doublefleacutechage preacuteceacutedent les flux sont bien des meacutelanges dynamiques de matiegravere et lesinterceptions sont bien des incorporels puisqursquoelles ne sont rien de mateacuteriel De plus ledevenir des interceptions est un devenir qui remonte agrave la surface agrave partir de la profondeur desimages puisque le reacutesultat de lrsquointerception est le devenir superficiel de la matiegravere sareacuteduction agrave son enveloppe dans la perception On peut donc leacutegitimement reprendrelrsquoexclamation de Deleuze agrave propos des incorporels laquo Voilagrave maintenant que tout remonte agrave lasurface raquo [20] 2 En second lieu on peut attribuer agrave lrsquoAiocircn ainsi redeacutefini comme deacuteplacementde coupures une proprieacuteteacute homologue agrave celle de lrsquoAiocircn deleuzien agrave savoir lrsquoeacuteveacutenementialiteacute

entendue comme Eacuteveacutenement unique en lequel communiquent tous les eacuteveacutenements laquoaffirmation du hasard en une fois raquo laquo unique lancer pour tous les coups raquo [21] En effet si lrsquoonveut penser le processus par lequel se deacuteplacent les interceptions la temporaliteacute en laquelleles interceptions changent nous devons en exclure toute forme drsquoexplication mateacuterielle Si ledeacuteplacement drsquoune deacuteconnexion proceacutedait des lois mateacuterielles celleshyci se reacuteduirait agrave un fluxcomme un autre et il nrsquoexisterait aucun devenir Mais srsquoil y a devenir aucune loi physique nepeut en rendre compte Ni le deacuteterminisme ni les probabiliteacutes double paradigme explicatifdes processus mateacuteriels ne peuvent donc ecirctre mobiliseacutes pour rendre compte du deacuteplacementdes incorporels Si nous voulons alors dire quelque chose de positif drsquoun tel devenir descoupures il nous reste agrave soutenir que ce devenir constitue certes un hasard mais un hasardimprobabilisable parce que reacutesultat drsquoun unique coup de deacute lanceacute de toute eacuteterniteacute sur latable immuable des flux [22]

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Tacircchons alors de preacuteciser le sens de lrsquoAiocircn ainsi entendu comme deacuteplacement desdeacuteconnexions Tout drsquoabord nous devons revenir sur lrsquoecirctre des deacuteconnexions Nous avons ditque lrsquoun des enjeux du modegravele soustractif eacutetait drsquoeacuteviter toute forme de dualisme ou dediffeacuterenciation entre des modes drsquoecirctre Il ne faut donc pas que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute soit autreque lrsquoecirctreshyflux Or il ne suffit pas pour soutenir cela de dire que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute nrsquoest rien car dire cela crsquoest reconduire un dualisme de type eacutepicurien crsquoestshyagraveshydire un dualisme de lamatiegravere et du vide Le laquo paysage ontologique raquo dresseacute par notre modegravele ressemble en effet agraveun laquo eacutepicurisme en neacutegatif raquo non pas des atomes reacuteels se deacuteplaccedilant de faccedilon hasardeuse (agravela suite du clinamen) dans un vide infini mais des laquo atomes de vides raquo se deacuteplaccedilant de faccedilonhasardeuse dans la pleacutenitude infinie des flux Il faudrait donc que la deacuteconnexion se reacuteduiseelleshymecircme ultimement agrave la pleacutenitude du flux heacuteteacuterogegravene Mais comment penser une coupurede flux qui soit elleshymecircme un flux sans lrsquoannuler comme coupure Tout simplement enreacuteduisant la coupure agrave un deacutetour du flux accompagneacute du mecircme coup drsquoun effetshyretardimposeacute agrave ce mecircme flux Il suffit de multiplier le deacutetour agrave lrsquoinfini pour obtenir un retard luishymecircmeaussi durable que deacutesireacute Une coupure est une accumulation locale agrave la puissance n dedeacutetours de flux Nous sommes alors dans une ontologie strictement continuiste qui produit le0 agrave partir drsquoune sommation agrave lrsquoinfini du 1 ou qui produit le rien agrave partir drsquoune sommation agravelrsquoinfini du reacuteel

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En identifiant la coupure au deacutetour nous nous sommes ainsi assureacutes que rien nrsquoexistait sinonla matiegravere Reste qursquoil faut maintenir srsquoil y a devenir la distinction de Chronos et drsquoAiocircnPourquoi Le devenir on lrsquoa dit deacutepend du devenir des coupures donc du devenir desdeacutetours Le devenir drsquoun deacutetour crsquoest son deacuteplacement sur une ligne de flux Mais commentou agrave quelle condition peutshyon penser un tel deacuteplacement Agrave une condition simple il nousfaut du passeacute Or le passeacute drsquoune coupure crsquoest lagrave ce que Chronos ne nous preacutesente en rienOn le verra sans peine par le scheacutema suivant

Scheacutema 2 lrsquoonde56

Si un deacutetour posseacutedait un passeacute mateacuteriel il se reacuteduirait en effet agrave une onde onde dont ledeacuteplacement est figureacute par le scheacutema On entend par onde au sens le plus geacuteneacuteral unmouvement mateacuteriel dont le passeacute aussi bien que lrsquoavenir peut ecirctre en droit reconstitueacute defaccedilon deacuteterministe ou probabilitaire Ecirctre gros si lrsquoon ose dire de son passeacute aussi bien quede son avenir tenir lrsquoun et lrsquoautre enveloppeacute dans son ecirctreshyactuel crsquoest lagrave le propre de lrsquoondeOr le deacutetour nrsquoest pas mateacuteriellement distinct de lrsquoonde puisqursquoil nrsquoest luishymecircme fait que dematiegravere mais son deacuteplacement doit lrsquoecirctre puisque sa temporaliteacute est hasardeuse Nousdevons donc dessiner une seconde ligne de passeacute seule agrave mecircme de distinguer ces deuxindiscernables que sont lrsquoonde et lrsquointerception Nous avons alors le scheacutema suivant

Scheacutema 3 le virtuel57

Cette seconde ligne de passeacute qui nrsquoest plus celle de lrsquoonde je la nomme le virtuel On peutalors fixer le vocabulaire un deacutetour posseacutedant un passeacute mateacuteriel sera dit ecirctre une onde undeacutetour proceacutedant de la ligne du virtuel sera dit ecirctre un pli Sans entrer dans le deacutetail on voitclairement que le virtuel ainsi caracteacuteriseacute a plusieurs points communs deacutecisifs avec le virtueldeleuzien 1 le virtuel nrsquoest pas indeacutetermineacute mais entiegraverement deacutetermineacute 2 le virtuel estreacuteel sinon il nrsquoy aurait pas de devenir du pli le virtuel srsquooppose donc agrave lrsquoactuel mais non aureacuteel 3 le virtuel nrsquoest pas comme le possible le double fantocircmatique de lrsquoactuel identique agravelrsquoactuel moins lrsquoexistence mais le virtuel et lrsquoactuel nrsquoont aucune raison de se ressembler 4Enfin le virtuel est la condition ontologique du devenir authentique crsquoestshyagraveshydire de la creacuteationimpreacutevisible de nouveauteacute [23]

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Mais on dira peutshyecirctre que cette introduction du thegraveme du virtuel dans le modegravele interceptifnrsquoa guegravere drsquointeacuterecirct Tout ce que nous faisons crsquoest drsquoinjecter dans notre modegravele le virtuelbergsonien inheacuterent agrave la conception de la dureacutee comme creacuteation impreacutevisible et de ce faitet pour autant que le virtuel est lrsquoheacuteritage sans doute essentiel du bergsonisme chez Deleuzele modegravele proposeacute aura autant drsquohomologie avec Deleuze qursquoil en aura avec Bergson CertesMais ce qui rend inteacuteressant lrsquointroduction du virtuel dans le modegravele soustractif crsquoest qursquoellenous impose de modifier sur un point essentiel la notion bergsonienne de virtuel Cettemodification peut se formuler ainsi nous sommes conduit agrave penser le virtuelindeacutependamment du couple quantiteacuteshyqualiteacute Or ce couple chez Bergson constitue unepocirclariteacute primordiale pour la penseacutee de la dureacutee pure Dans les Donneacutees immeacutediates de laconscience par exemple la dureacutee pure est la multipliciteacute qualitative opposeacutee agrave une matiegraverehomogegravene et quantitative qui agrave ce titre ne dure pas Dans Matiegravere et meacutemoire on lrsquoa vu laqualiteacute et la quantiteacute sont cette fois penseacutees en leur continuiteacute mais le rocircle de la meacutemoireconsiste preacuteciseacutement agrave obtenir de la qualiteacute par contraction de quantiteacute En revanche dans lemodegravele soustractif cette pocirclariteacute devient inadeacutequate pour penser le virtuel et cela pour lasimple raison que les flux sont deacutejagrave et pleinement qualitatifs et pleinement quantitatifs Laqualiteacute cesse en particulier drsquoecirctre par elleshymecircme la marque de la nouveauteacute Ce qui impliqueque le langage de la creacuteation impreacutevisible ne va plus ecirctre primordialement un langage de laqualiteacute mais un langage du plissement du devenirshyvirtuel du pli un langage qui se voudraen somme une topologie ou encore une geacuteologie du virtuel Par lagrave nous engendrons bien un

effet drsquohomologie avec Deleuze agrave savoir un heacuteritage bergsonien du virtuel srsquoexprimant entermes geacuteologiques plutocirct que qualitatifs [24] laquo Il y a du devenir raquo se dit en effet laquo il y a desplis virtuels raquo ou laquo il y a du plissement raquo

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Pour progresser encore dans la voie drsquoune reconstruction de la penseacutee deleuzienne via ledeacutebut de Matiegravere et meacutemoire il nous faut maintenant souligner le point suivant noussommes sciemment partis drsquoune theacuteorie qui nrsquoest pas exactement celle de la perception puremais qui est plus pauvre que celleshyci Car nous avons morceleacute non seulement Matiegravere etmeacutemoire pour autonomiser le premier chapitre mais aussi la theacuteorie de la perception pureelleshymecircme Expliquonsshynous Bergson se donne dans la theacuteorie de la perception pure uncentre drsquoaction indeacutetermineacute crsquoestshyagraveshydire un ecirctre libre crsquoest une telle liberteacute qui est agrave lrsquooriginede la seacutelection parmi les images de celles qui seules inteacuteressent le vivant Or le refus de toutdualisme nous contraint pour notre part agrave ne pas nous accorder ainsi lrsquoexistence drsquoecirctrespourvus de liberteacute Car nous aurions alors deux types drsquoecirctres des ecirctres libres et des ecirctressoumis aux lois mateacuterielles Si Deleuze voit dans la perception pure un immanentisme crsquoestsans doute qursquoil devine un monisme sous le dualisme apparent de la liberteacute et de la matiegraverePour deacutegager ce monisme il faut montrer que ce que Bergson nomme liberteacute peut ecirctreobtenu comme cas particulier du devenir soustractif Autrement dit il faut montrer en quoi levivant est un cas particulier drsquoun tel devenir

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Reformulons les choses plus clairement Il faut bien voir qursquoen nous donnant des flux et desinterceptions nous ne nous sommes encore donneacute aucun vivant a fortiori aucun ecirctre libreUne interception et mecircme une somme drsquointerceptions ne font pas un vivant Qursquoestshyce qursquounvivant en effet si lrsquoon srsquoinspire de Bergson Crsquoest une rareacutefaction locale des flux car unvivant crsquoest un corps crsquoestshyagraveshydire une seacutelection mais une seacutelection que nous avons nommeacuteepremiegravere une seacutelection anteacuterieure agrave tout choix libre et qui nous offre les termes entrelesquels une liberteacute pourra eacuteventuellement choisir Autrement dit un vivant crsquoest un lieu ougrave lesflux ne passent plus de faccedilon totale et sans discrimination En conseacutequence nous pouvonsavancer la deacutefinition suivante du vivant un vivant est une boucle discontinue drsquointerceptionsUne boucle car il faut assurer un lieu agrave la rareacutefaction des flux une boucle discontinue car unvivant ne doit pas entiegraverement se couper des flux faute de nrsquoavoir plus aucun rapport affectifetou perceptif au monde environnant Jrsquoappelle laquo rareacutefaction raquo tout appauvrissement localiseacutedes flux donc tout vivant Une rareacutefaction est plus qursquoune interception une interception nefait pas une rareacutefaction tandis qursquoune rareacutefaction nrsquoest faite que drsquointerceptions de flux

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Nous obtenons le scheacutema 4 scheacutema du vivant ou du corps

Scheacutema 4 le corps62

On peut alors se poser une question nouvelle agrave savoir y ashytshyil un devenir des vivants Ou

encore y ashytshyil un devenir eacuteveacutementiel des rareacutefactions Si lrsquoon suppose que lrsquoon peut penserle vivant il faut qursquoil y ait un tel devenir En effet srsquoil nrsquoy avait pas de devenir des rareacutefactionson pourrait seulement consideacuterer ce dont est fait un vivant la matiegravere qui en constitue le lieuOn penserait ce dont il est fait mais non ce qursquoil est on le penserait comme organisme maisnon comme rareacutefaction On penserait la substance mateacuterielle des corps mais non le corpsluishymecircme comme lieu de rareacutefaction de seacutelection des images Mais comment penser le vivantnonshyorganique puisque la rareacutefaction nrsquoest elleshymecircme faite de rien puisqursquoil nrsquoexiste pas defluide vital de matiegravere autre que celle de la physique qui singulariserait le mode drsquoecirctre duvivant Une solution agrave cette difficulteacute est la suivante penser le vivant doit revenir agrave penser ledevenir des zones de rareacutefaction Il faut qursquoil existe un passeacute nonshyorganique des corps qursquoilexiste des rareacutefactions virtuelles Il nous faut un passeacute non organique du vivant un devenirinorganique des corps Ou encore il nous faut un corps sans organes [25] Alors si lesplissements demeurent suffisamment coheacuterents pour constituer des plissements derareacutefactions nous pourrons penser la vie agrave partir de son eacutevolution propre et deacutegager ainsiune typologie des devenirs vitaux devenirs qui ne srsquoidentifieront pas aux flux organiques

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Si nous accordons agrave la science le soin de deacutecrire et de penser les eacutetats de choses crsquoestshyagraveshydire les eacutetats de flux nous reacuteserverons agrave la philosophie la tacircche de deacutecrire et de penser lesdevenirs virtuels Appelons eacutevaluation toute typologie des devenirs vitaux mais inorganiquesQuelle typologie notre eacutevaluation vashytshyelle adopter Quels sont les grands types de devenirsvitaux que peut admettre le vivant entendu comme boucle discontinue drsquointerception Deuxcas eacuteleacutementaires se preacutesentent agrave nous celui du resserrement et celui de lrsquoeacutelargissement desdiscontinuiteacutes Le premier augmente la puissance de deacutesintecircret du vivant le second sesignale par une ouverture eacutelargie agrave une partie des flux On nommera actif le second deveniret reacuteactif le premier

Scheacutema 5 devenir actif devenir reacuteactif64

Mais avant drsquoaller plus loin il est temps de montrer preacuteciseacutement en quoi le modegravele interceptifse distingue de celui la perception pure de Bergson et en quoi consiste lrsquointeacuterecirct de cettedistinction La distinction est la suivante Bergson part du postulat qursquoexistent des ecirctrescapable drsquoagir librement crsquoestshyagraveshydire des centres de seacutelection des images la seacutelectionsupposeacutee eacutetant une seacutelection du second type celle qui deacutesigne un choix libre entre desoptions diverses Il en infegravere alors la nature de la perception qui est quant agrave elle uneseacutelection du premier type une seacutelection nonshylibre des termes du choix Nous avons proceacutedeacuteagrave lrsquoinverse on ne srsquoest donneacute que des seacutelections premiegraveres donc des seacutelections non libres shyet lrsquoon a constitueacute de la sorte le vivant comme une configuration particuliegravere de seacutelectionpremiegraveres On ne prend donc qursquoune partie de la theacuteorie de la perception pure car onnrsquointroduit dans le modegravele construit qursquoun seul type de seacutelection la seacutelection nonshylibre Onpourvoit ensuite ces seacutelections drsquoun devenir impreacutevisible seul susceptible de produire unenouveauteacute et lrsquoon distingue alors deux reacutegimes de la seacutelection actif et reacuteactif On comprendalors que lrsquoavantage du modegravele soustractif est de permettre la greffe de la seacutelectionbergsonienne sur la seacutelection nietzscheacuteenne En effet ayant ocircteacute du modegravele bergsonien la

notion de libreshyarbitre reacutecuseacutee par Nietzsche nous pouvons rapprocher les deux sensnietzscheacuteen et bergsonien du terme seacutelection celui qui deacutesigne la seacutelection des images parla perception et celui qui deacutesigne la typologie des devenirs vitaux Nouvel effet drsquohomologieavec Deleuze le modegravele soustractif nous permet de penser le sens de sa dilection pour deuxphilosophes qursquoagrave premiegravere vue tout seacutepare Mais pour obtenir ce rapprochement de faccedilonrigoureuse il nous faut construire plus preacuteciseacutement le concept drsquoactif

65

Qursquoestshyce qursquoun devenir actif dans le modegravele preacutesent Crsquoest un devenir qui se manifeste parun recul du deacutesinterecirct inheacuterent agrave la constitution mecircme du vivant Ce deacutesinterecirct en tant mecircmeqursquoil est donneacute comme constitutif de lrsquoessence du vivant nous lui donnerons le nom de becirctiseLa becirctise la becirctise laquo agrave front de taureau raquo crsquoest toujours pour le vivant une faccedilon de seconserver dans son ecirctre sans srsquoouvrir agrave lrsquoexteacuterioriteacute Au contraire un devenir actif semanifeste toujours par le fait que quelque chose arrive et plus preacuteciseacutement quelque chosedrsquointeacuteressant Les cateacutegories drsquointeacuteressant et drsquoininteacuteressant se substituent donc pour nous agravecelles de liberteacute et de nonshyliberteacute Car ces deux devenirs actif et reacuteactif ou abecirctissant sontlrsquoun et lrsquoautre anteacuterieurs agrave tout choix libre ils affectent lrsquoespace du choix anteacuterieurement agravetout choix Crsquoest pourquoi le devenir et en particulier le devenir actif doit ecirctre penseacute commeessentiellement passif il faut mecircme le penser comme un accroissement de la passiviteacute duvivant de sa laquo passibiliteacute raquo une faccedilon pour lui drsquoeacuteprouver une affectiviteacute accrue agrave uneparcelle des flux exteacuterieurs Cet accroissement nrsquoest pas luishymecircme mateacuteriel puisqursquoil est unplissement mais il est un devenir qui fait passer un flux accru de la matiegravere dans le corpsLes concepts de rencontre de passiviteacute et mecircme drsquoaffect concepts en reacutesonance avec lapenseacutee deleuzienne de lrsquoeacuteveacutenement prennent ainsi une signification vitale et non plusseulement organique Au corps actif capable drsquoun devenir novateur inventif il est toujoursarriveacute quelque chose son accroissement de puissance ne provient pas drsquoune deacutecisionautonome drsquoun sujet constituant mais drsquoune expeacuterience toujours subie drsquoune eacutepreuveaffective en laquelle se donne une exteacuterioriteacute radicale une exteacuterioriteacute jamais ressentieauparavant comme telle [26]

66

Venons en maintenant pour conclure agrave ce qui nous a paru ecirctre lrsquointeacuterecirct principal du modegravelesoustractif

67

Ce modegravele nous permet drsquoapporter une reacuteponse preacutecise agrave une question qursquoon peut se poser agravepropos de la notion de vie chez Deleuze et aussi bien chez Nietzsche question qui croyonsshynous parcourt deacutejagrave lrsquoœuvre de ces deux philosophes et qui est la suivante comment levivant peutshyil succomber agrave la reacuteactiviteacute Question qursquoon peut eacutegalement formuler agrave la faccedilonde Deleuze dans LrsquoantishyOedipe toutes les forces sontshyelles voueacutees agrave devenir reacuteactives Eneffet qursquoun devenir vital soit actif ne pose pas de problegraveme de compreacutehension pour peuqursquoon accorde qursquoun ecirctre tend agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre on saisit aiseacutement que le vivanttende agrave eacutelargir la surface de son rapport au monde Mais qursquoun ecirctre diminue sa puissancedonc qursquoil diminue sa reacuteceptiviteacute sa passibiliteacute inventive crsquoest eacutevidemment une eacutenigme

Eacutenigme qui se renforce quand on songe qursquoun ecirctre reacuteactif peut propager sa reacuteactiviteacute agravedrsquoautres corps seacuteparer lrsquoactif de ce qursquoil peut et que la reacuteactiviteacute semble mecircme affecter agraveterme les expeacuteriences par ellesshymecircmes les plus novatrices les plus reacutevolutionnaires Laquestion est aussi bien celle du dualisme car si nous ne parvenons pas agrave saisir en quoi lavie est virtuellement reacuteactive nous risquons drsquoaboutir agrave une seacuteparation entre deux modesdrsquoecirctre dont la communication srsquoaveacutererait impensable alors qursquoelle est au contraire manifesteBref comment comprendre que la vie soit complice de la reacuteactiviteacute

68

Le modegravele soustractif apporte une reacuteponse preacutecise agrave question Et cela pour une raison simple crsquoest qursquoun tel modegravele nous conduit agrave soutenir qursquoil existe deux types de mort Et crsquoest parceqursquoil y a deux types de morts qursquoil y a deux types de vies

69

Expliquons et concluons

70

Remarquons drsquoabord que se deacutecouvre bien agrave nous dans notre modegravele une essentielleambiguiumlteacute de la mort Car deux morts paraissent concevables pour les corps inorganiquesqui sont deux faccedilons drsquolaquo effacer raquo les boucles discontinues soit par enfermement etreacutetreacutecissement progressif de la boucle drsquointerception soit par dissipation et disparitionprogressive de la boucle elleshymecircme Ou encore soit une mort par diminution de la surface dela boucle (reacutetreacutecissement des corps) soit une mort par diminution de la boucle (dissipationdes corps) Crsquoest ce que figurera plus clairement le scheacutema suivant

Scheacutema 6 mort reacuteactive mort creacuteative71

On peut dire que la mort par diminution de la surface de la boucle eacutequivaudrait agrave une mortmonadologique une mort par eacutevanouissement replieacute sur luishymecircme le corps srsquoamoindrittoujours davantage jusqursquoagrave lrsquoaneacuteantissement complet On peut concevoir sur ce mode lapuissance de mort du reacuteactif le reacuteactif deacuteveloppe en effet une mort par narcotique pareacutepuisement par indiffeacuterence toujours accrue au monde Nous pouvons nommer du nom deprecirctre le personnage conceptuel porteur drsquoun tel reacutegime de la mort

72

Mais comment penser cette autre possibiliteacute de la mort par diminution de la boucle pardissipation du corps par une ouverture toujours plus large de celuishyci aux flux exteacuterieursjusqursquoagrave srsquoy dissoudre tout entier Et de quel personnage conceptuel ce devenir mortifegravere estshyil cette fois porteur

73

La possibiliteacute de cette seconde mort il nous semble que crsquoest elle qui a domineacute affectivement

notre premiegravere lecture du deacutebut de Matiegravere et meacutemoire lisant ce texte agrave bien des eacutegardssaisissant nous ressentions pourtant dans le mecircme temps une vague terreur Et cetteimpression de terreur eacutetait due agrave ceci la mort en bon mateacuterialiste nous lrsquoavions toujoursconsideacutereacutee comme un retour des corps agrave la matiegravere inorganique donc pour le sujet commeun simple neacuteant Mais si la matiegravere eacutetait ce que Bergson en disait la mort le retour agrave lrsquoeacutetatmateacuteriel ne srsquoidentifiait plus du tout au neacuteant bien plutocirct agrave la folie et mecircme agrave une folieinfinie Car le devenirshymateacuteriel crsquoeacutetait lrsquoeffacement de la seacutelection des images et nonlrsquoeffacement des images Et il semblait alors que pour se faire une image de la mort il fallaitconcevoir ce que serait notre vie si tous les mouvements de la terre tous les bruits de laterre toutes les odeurs toutes les saveurs toutes les lumiegraveres de la terre et drsquoailleurs nousparvenaient en un moment en un instant comme un atroce et criard tumulte de touteschoses nous traversant continucircment et instantaneacutement Comme si le neacuteant de la mort nrsquoeacutetaitpas agrave comprendre comme un simple vide mais au contraire comme une saturation unabominable tropshyplein drsquoexistence

74

La mort ainsi comprise crsquoest donc le laquo regravegne acheveacute de la communication raquo Mourir crsquoestdevenir un pur point de passage un pur centre de communication de toute chose avec toutechose On saisit alors que le vivant nrsquoest pas lrsquoeacutemergence de la douleur dans un mondeatrophieacute mais au contraire lrsquoamoindrissement de la folie dans un devenirshyterreur du chaosportant celleshyci agrave une vitesse infinie On pourrait dire de cette mortshyfolie de cette mortshyterreurquelque chose drsquoassez proche de ce que Deleuze dit du chaos dans la conclusion de Qursquoestshyce que la philosophie laquo Nous demandons seulement un peu drsquoordre pour nous proteacuteger duchaos Rien nrsquoest plus douloureux plus angoissant qursquoune penseacutee qui srsquoeacutechappe agrave elleshymecircme des ideacutees qui fuient qui disparaissent agrave peine eacutebaucheacutees deacutejagrave rongeacutees par lrsquooubli oupreacutecipiteacutees dans drsquoautres que nous ne maicirctrisons pas davantage raquo [27]

75

Le devenir mortifegravere de la communication comporte ainsi une diffeacuterence importante drsquoavec ledevenir reacuteactif du precirctre crsquoest qursquoil ressemble au devenirshyactif et est mecircme indiscernable deceluishyci jusqursquoagrave un certain point Comme si les sciences de la communication publiciteacutemarketing etc dont Deleuze disait toujours dans Qursquoestshyce que la philosophie qursquoellessrsquoeacutetaient arrogeacute le concept comme si ces disciplines eacutetaient le prolongement terrifiant de lacreacuteation authentique dans le tumulte inconsistant et insignifiant de lrsquoinformation [28]

76

Il faudrait alors faire du communiquant dans le systegraveme soustractif un personnageconceptuel original agrave cocircteacute du precirctre celui qui instaure des devenirs non plus creacuteateurs nonplus reacuteactifs mais creacuteatifs des devenirs qui deacuteversent la mort au sein mecircme de la creacuteationen en eacutepousant apparemment le mouvement et les mots Des devenirs qui ne sont pas ceuxde la becirctise close sur elleshymecircme mais qui seraient plutocirct ceux drsquoune certaine niaiserieopiniacirctre de lrsquoouverture freacuteneacutetique agrave nrsquoimporte quelle apparence de nouveauteacute La terreur duphilosophe devant les philosophies de la communication ou du moins certains de ses avatarssa faccedilon de ramper eacutevoqueacutee par Deleuze degraves qursquoon lui propose de discuter serait une

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

77

On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

78

Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

79

Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 3: Soustraction Et Contraction

implique que Matiegravere et meacutemoire contient ce dont la philosophie de Spinoza est deacutepourvue agravesavoir un diffeacuterentiel drsquoimmanence Et les physiciens le savent bien pour isoler pourconstituer une grandeur il est essentiel de disposer drsquoune variation drsquoune diffeacuterence degrandeur pour isoler lrsquoaction drsquoune force il nous faut disposer drsquoune variation de vitesseNous dirons donc ceci pour isoler lrsquoimmanence deleuzienne il nous faut disposer drsquounevariation drsquoimmanence en lrsquooccurrence drsquoune baisse drsquoun reflux drsquoimmanence Lrsquoimmanenceselon Deleuze crsquoest en somme ce qui refluerait apregraves le deacutebut de Matiegravere et meacutemoire

10

On peut supposer que ce deacutebut deacutesigne le premier chapitre de Matiegravere et meacutemoire crsquoestshyagraveshydire la theacuteorie des images et avec elle de la theacuteorie de la perception pure Crsquoest ce quesuggegravere lrsquoeacutetrange expression de notre texte laquo conscience en droit raquo Cette expression eneffet renvoie manifestement agrave la theacuteorie de la perception pure sur laquelle on reviendra shytheacuteorie dont Bergson nous dit qursquoelle est vraie en droit mais non en fait crsquoestshyagraveshydire degraves lorsque lrsquoon cesse de penser une perception non mecircleacutee de meacutemoire On dira alors ceci pourcomprendre lrsquoimmanence deleuzienne il faudrait se demander ce qui reflue ce qui est perduapregraves le chapitre premier et en particulier apregraves la theacuteorie de la perception pure qui enconstitue le cœur

11

Cette perspective rencontre pourtant un problegraveme si quelque chose reflue du point de vuede Deleuze rien ne semble refluer du point de vue de Bergson Car Bergson nrsquoa eacutevidemmenteacutecrit nulle part quelque chose comme laquo lrsquoimmanence cela mrsquoest arriveacute une fois mais uneseule fois et depuis jamais plus raquohellip Comme tout philosophe Bergson tient que sonargumentation ne perd rien en avanccedilant qursquoelle se contente de gagner en veacuteriteacute agrave mesureqursquoelle progresse Le problegraveme est en somme le suivant comment saisir ce qui reflue degraveslors qursquoon est supposeacute ignorer le sens deleuzien de lrsquoimmanence et que Bergson luishymecircmene signale aucun recul dans son argumentation Il faudrait deacutegager une norme une eacutechellede mesure interne agrave Matiegravere et meacutemoire norme agrave la lumiegravere de laquelle nous pourrionsenregistrer une variation La seule solution crsquoest de soutenir qursquoil est possible dediagnostiquer lrsquoexistence drsquoun reflux sinon du point de vue de Bergson du moins drsquoun pointde vue se voulant bergsonien Il faut que quelque chose reflue drsquoun point de vue immanentau texte donc du point de vue drsquoun bergsonien sinon de Bergson luishymecircme Il faudrait doncexaminer les exigences que Bergson srsquoimpose agrave luishymecircme dans lrsquoavantshypropos de Matiegravere etmeacutemoire exigences qui sont selon lui satisfaites par la theacuteorie du chapitre premier puiseacutetablir en quoi la suite du texte agrave partir de lrsquointroduction de la meacutemoire ne reacutepond pas agrave cesexigences avec le mecircme degreacute de radicaliteacute On ferait de ces exigences des conditionsdrsquoimmanence que le chapitre premier remplit agrave un degreacute ineacutegaleacute dans la suite de lrsquoœuvre

12

On se trouverait alors devant la possibiliteacute suivante on a dit que Bergson soutenait que latheacuteorie de la perception pure vraie en droit ne lrsquoeacutetait pas en fait car cette theacuteorie ne tient pascompte du fait que toute perception est mecircleacutee de meacutemoire Si nous parvenions agrave montrer quela veacuteriteacute absolue de la theacuteorie de la perception pure eacutetait une condition sine qua non drsquoune

philosophie pleinement immanente nous pourrions alors nous demander comment il srsquoagit demodifier une telle theacuteorie pour que sa veacuteriteacute soit non seulement de droit mais aussi de fait Etcrsquoest alors que nous aurions peutshyecirctre une chance de construire une theacuteorie fictive qui neserait ni celle de Bergson ni celle de Deleuze mais qui toute entiegravere tireacutee de Bergsonpreacutesenterait des homologies eacuteclairantes avec celle de Deleuze On construirait en effet unephilosophie originale de lrsquoimmanence princiegravere qui aurait en conseacutequence quelques raisonsdrsquoecirctre similaire agrave celle de Deleuze et nous aiderait agrave la comprendre

13

Maintenant agrave quoi bon tenter une telle construction alors que nous disposons du corpuscomplet de la philosophie de Deleuze et non de quelques fragments eacutepars

14

Pour au moins deux raisons

15

1) La premiegravere est drsquoordre geacuteneacuteral il est toujours inteacuteressant de tenter de comprendre unphilosophe sans lrsquointerpreacuteter au sens strict mais en se demandant srsquoil est possible de lereconstruire car aussi partielle que soit cette reconstruction elle nous assure de comprendreveacuteritablement de quoi nous parlons Ajoutons que notre compreacutehension de Deleuze eacutetantelleshymecircme avouonsshyle ineacutegale on attend de cette approche indirecte la possibiliteacute de mieuxcomprendre ce qui reacutesiste agrave lrsquointerpreacutetation

16

2) La deuxiegraveme raison est la suivante Nous voudrions montrer que le systegraveme fictif que nousallons eacutelaborer fonctionne comme une sorte de modegravele reacuteduit qui met agrave jour le lien essentielexistant entre plusieurs aspects de lrsquoœuvre de Deleuze On ne peut pas contester que cemodegravele reacuteduit semblera aussi ecirctre un modegravele reacuteducteur il construira des similishyconceptsdeleuziens insuffisants agrave restituer la subtiliteacute des originaux Mais ce simulacre de philosophiedeleuzienne aura peutshyecirctre lrsquoavantage drsquoexhiber ne seraitshyce qursquoun peu la structure enfouie delrsquoIdeacutee Il montrera en tout cas un enchaicircnement neacutecessaire de deacutecisions de penseacuteesusceptible drsquoeacuteclairer la coheacuterence de son modegravele

1 shyLrsquoenjeu antikantien de Matiegravere et meacutemoire

17

Tentons de montrer en quoi la theacuteorie de la perception pure exposeacutee dans le chapitrepremier semble reacutepondre de faccedilon plus satisfaisante que la suite de Matiegravere et meacutemoire auxexigences de Bergson luishymecircme telles qursquoil les expose dans son laquo Avantshypropos de laseptiegraveme eacutedition raquo [5]

18

Il semble bien agrave la lumiegravere de cet avantshypropos qursquoun objectif fondamental de Matiegravere etmeacutemoire soit de rendre la critique kantienne inutile et par lagrave de contester la neacutecessiteacute drsquounelimitation de la porteacutee de la connaissance meacutetaphysique Crsquoest un projet qursquoon peut direimmanentiste en cela mecircme qursquoil est meacutetaphysique car la meacutetaphysique pour Bergsoncela signifie en lrsquooccurrence crsquoestshyagraveshydire lorsqursquoil srsquoagit drsquoopposer meacutetaphysique et critique refuser lrsquoexistence drsquoune eacutenigmatique chose en soi preacutetenducircment diffeacuterente du pheacutenomegravene Ilsrsquoagit au contraire de saisir que lrsquoecirctre nrsquoest rien de transcendant agrave lrsquoapparaicirctre que lrsquoecirctre estplus peutshyecirctre mais non autre essentiellement que lrsquoapparaicirctre La theacuteorie de lrsquoimagereacutepond agrave ce projet

19

Bergson eacutecrit ceci laquo Ideacutealisme et reacutealisme sont deux thegraveses eacutegalement excessives Il estfaux de reacuteduire la matiegravere agrave la repreacutesentation que nous en avons faux aussi drsquoen faire unechose qui produirait en nous des repreacutesentations mais qui serait drsquoune autre nature qursquoellesraquo [6] La matiegravere doit ecirctre consideacutereacutee comme un ensemble drsquoimages et par ce terme il fautentendre ce que le sens commun comprend luishymecircme spontaneacutement lorsqursquoil conccediloit lamatiegravere laquo Pour le sens commun lrsquoobjet existe en luishymecircme et drsquoautre part est en luishymecircmepittoresque comme nous lrsquoapercevons (hellip) Crsquoest une image mais une image qui existe en soiraquo [7]

20

En soutenant ainsi que la matiegravere existe en elleshymecircme telle que nous la percevons Bergsonvise explicitement agrave contourner et mecircme agrave rendre inutile la reacutevolution copernicienne de KantLe criticisme est explicitement poseacute comme lrsquoadversaire philosophique qursquoil srsquoagit de contrerpar la neutralisation de lrsquoopposition qui lui a donneacute naissance entre reacutealisme et ideacutealisme shyopposition qui est elleshymecircme indexeacutee agrave lrsquoopposition de Descartes et de Berkeley Descartes laquomettait la matiegravere trop loin de nous en la confondant avec lrsquoeacutetendue geacuteomeacutetrique raquo [8] car ilrendait de la sorte incompreacutehensible lrsquoeacutemergence en son sein des qualiteacutes sensiblesBerkeley a donc eu raison drsquoaffirmer que les qualiteacutes secondes avaient autant de reacutealiteacuteobjective que les qualiteacutes premiegraveres mais son illusion fut de croire qursquoil fallait de ce faittransporter la matiegravere agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoesprit Car une telle subjectivation de la matiegravere lerendait incapable de justifier lrsquoordre objectif des pheacutenomegravenes sanctionneacute par les succegraves de laphysique le contraignant agrave faire drsquoun tel ordre matheacutematique des pheacutenomegravenes le reacutesultatdrsquoune subjectiviteacute divine et providentielle La critique kantienne est le reacutesultat conseacutequent decette double impasse puisqursquoelle vise agrave enteacuteriner la subjectivation de lrsquoobjet intuitionneacute touten pensant lrsquoordre objectif des pheacutenomegravenes comme une condition de lrsquoexpeacuterience et mecircmede la perception

2 shyLa perception pure

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En quoi la theacuteorie de la perception pure exposeacutee dans le premier chapitre reacutepondshyelle alorsau projet laquo contreshycritique raquo de Bergson Rappelonsshyen briegravevement les aspects essentielsLa theacuteorie de la perception pure est une theacuteorie de la perception qursquoon peut dire soustractive

son enjeu est drsquoeacutetablir qursquoil y a moins dans la perception que dans la matiegravere moins dans larepreacutesentation que dans la preacutesentation Revenons aux images Les images nous ditBergson agissent et reacuteagissent les unes sur les autres selon des lois constantes qui sont leslois de la nature Dans cet ensemble drsquoimages rien de nouveau ne semble se produire quepar lrsquointermeacutediaire de certaines images particuliegraveres dont le type mrsquoest fourni par mon corpsMon corps en effet est une image qui agit comme les autres images en recevant et enrendant du mouvement avec cette unique diffeacuterence qursquoil laquo paraicirct choisir dans une certainemesure la maniegravere de rendre ce qursquoil reccediloit raquo Mon corps est donc un laquo centre drsquoaction raquo nonun producteur de repreacutesentation Drsquoougrave la double deacutefinition de Bergson laquo Jrsquoappelle matiegraverelrsquoensemble des images et perception de la matiegravere ces mecircmes images rapporteacutees agrave lrsquoactionpossible drsquoune certaine image deacutetermineacutee mon corps raquo [9]

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Quel est lrsquointeacuterecirct essentiel drsquoune telle theacuteorie soustractive de la perception Il paraicirct ecirctre lesuivant si pour passer de la matiegravere agrave la perception il fallait ajouter quelque chose cetteadjonction serait proprement impensable et le mystegravere de la repreacutesentation demeureraitentier Mais il nrsquoen est plus de mecircme si lrsquoon peut passer du premier terme au second par voiede diminution et si la repreacutesentation drsquoune image srsquoavegravere ecirctre moins que sa seule preacutesenceOr si les ecirctres vivants constituent dans lrsquounivers des laquo centres drsquoindeacutetermination raquo oncomprend que leur seule preacutesence suppose la suppression de toutes les parties de lrsquoobjetauxquelles leurs fonctions ne sont pas inteacuteresseacutees Bergson suppose ainsi que les ecirctresvivants se laissent traverser par celles drsquoentre les actions exteacuterieures qui leur sontindiffeacuterentes les autres isoleacutees deviennent des perceptions par leur isolement mecircme Drsquoougravele rapport litteacuteralement de partie agrave tout qui existe entre la perception consciente et la matiegravereOn laquo pourrait ltmecircmegt dire eacutecrit Bergson que la perception drsquoun point mateacuteriel quelconqueest infiniment plus vaste et plus complegravete que la nocirctre raquo [10] Percevoir crsquoest parvenir agrave resteragrave la surface des images crsquoest imposer agrave cellesshyci un devenir superficiel loin de la profondeurinfinie de la perception mateacuterielle

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Nous ne percevons donc qursquoune part infime des images dont est fait notre environnement etcrsquoest au sein de cette partie que nous opeacuterons des choix Il y a donc crsquoest un point agravesouligner car Bergson luishymecircme ne le fait pas et nous en aurons besoin par la suite il y adonc nous sembleshytshyil deux seacutelections agrave lrsquoœuvre dans la theacuteorie de la perception la laquoseacutelection des images raquo qui donne son titre au premier chapitre crsquoest drsquoune part celle qui estfaite par le corps avant le choix et crsquoest drsquoautre part celle qui procegravede du choix effectueacute parlrsquoesprit au sein des eacuteleacutements perceptifs deacutejagrave seacutelectionneacutes par le corps parmi lrsquoinfiniteacute desimages En effet si lrsquoesprit est libre crsquoest en tant qursquoil choisit qursquoil seacutelectionne certainesactions parmi la multipliciteacute des actions possibles qursquoil perccediloit agrave mecircme le monde maislrsquoesprit ne peut choisir que parce qursquoune seacutelection anteacuterieure agrave son choix et donc uneseacutelection elleshymecircme non libre agrave deacutejagrave eacuteteacute opeacutereacutee agrave savoir la seacutelection des images par lecorps seacutelection qui constitue cette fois les termes du choix Le corps est commelrsquoeacutemiettement continu drsquoune matiegravere infinie dont la poudre constitue les termes du choix offertsagrave lrsquoesprit Le corps seacutelectionne les termes lrsquoesprit choisit parmi les termes Il y a donc trois

reacutealiteacutes dans la perception matiegravere corps esprit Communication seacutelection action

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On pourrait encore dire les choses ainsi au fond ce que permet le corps crsquoest le fini Oui legain extraordinaire du corps pour Bergson crsquoest le fini crsquoest une interruption massiveimmense opeacutereacutee dans lrsquoinfini des communications Le corps est pour lrsquoesprit comme le pareshybrise de lrsquoinfini alors que pour chaque parcelle de matiegravere aussi infime soitshyelle nouspouvons envisager une infiniteacute drsquoinformations le corps conquiert la finiteacute agrave force de refusLrsquoeacutemergence du vivant agrave mecircme lrsquoinorganique crsquoest cela un barrage lieacute agrave une formidablepuissance de deacutesinteacuterecirct pour ce qui se communique Le vivant ce nrsquoest pas en premier lieulrsquoeacutemergence drsquoune puissance de choix inteacuteresseacutee mais lrsquoeacutemergence drsquoun deacutesinteacuterecirct massifpour le reacuteel au profit de quelques rares parcelles de celuishyci qui constituent le tout de laperception Le corps crsquoest ce qui discerne dans lrsquoinfiniteacute de la communication imageantequelques rares actions virtuelles susceptibles drsquointeacuteresser lrsquoaction Ce nrsquoest qursquoen second lieudans un second temps quand le corps a deacutesinteacuteresseacute la conscience de la quasishyinteacutegraliteacutedes images que le choix libre de lrsquoesprit peut srsquoeffectuer La seacutelection que lrsquoon nommerapremiegravere celle du corps crsquoest cela la perception comme ensemble drsquoactions possibles Laseacutelection que lrsquoon nommera seconde celle de lrsquoesprit est notonsshyle beaucoup moinsappauvrissante que celle du corps lrsquoesprit choisit une option aux deacutepens drsquoun nombre finidrsquooptions eacutegalement possibles alors que le corps seacutelectionne un nombre fini drsquooptions auxdeacutepens drsquoune infiniteacute drsquoimages qui le traversent sans laisser de trace

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Nous dirons alors que le caractegravere peutshyecirctre le plus saisissant de la theacuteorie bergsonienne dela perception ce qui en fait une theacuteorie antishykantienne drsquoune rare radicaliteacute crsquoest que pourBergson la perception nrsquoest pas une synthegravese mais une ascegravese La perception ne soumetpas comme chez Kant la matiegravere sensible agrave une forme subjective car le lien la connexionla forme appartiennent tout entier agrave la matiegravere La perception ne connecte pas elledeacuteconnecte Elle nrsquoinforme pas un contenu mais incise un ordre Elle nrsquoenrichit pas la matiegraveremais au contraire lrsquoamoindrit

3 shyLa meacutemoireshycontraction

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Revenons agrave notre projet initial

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La perspective que nous avons adopteacutee est la suivante tenter de montrer que la theacuteorie dela perception pure reacutepond mieux que la suite de Matiegravere et meacutemoire agrave lrsquoexigencedrsquoimmanence antishykantienne La thegravese que lrsquoon soutient consiste donc agrave montrer que cetteexigence paraicirct entameacutee agrave partir du moment ougrave Bergson fait drsquoune telle theacuteorie qui refuse dediffeacuterencier essentiellement la matiegravere de la perception une theacuteorie vraie en droit mais nonen fait et cela parce que la perception est en veacuteriteacute toujours mecircleacutee de meacutemoire Notre propos

est de deacutegager la raison pour laquelle lrsquoexigence immanentiste devrait consister agrave soutenirque cette theacuteorie est vraie non seulement en droit mais aussi en fait et drsquoessayer de montrercomment une telle thegravese pourrait ecirctre deacutefendue

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La coiumlncidence de la perception avec lrsquoobjet perccedilu existe donc selon Bergson en droit plutocirctqursquoen fait Car le fond drsquointuition reacuteelle et quasishyinstantaneacutee sur lequel repose notre perceptionlaquo est peu de chose en comparaison de tout ce que notre meacutemoire y ajoute raquo [11] MaisBergson fait intervenir ici deux types de meacutemoire Cette distinction cependant ne recoupepas la distinction fameuse du chapitre II entre les deux meacutemoires crsquoestshyagraveshydire la distinctionentre la meacutemoireshyhabitude inheacuterente aux meacutecanismes moteurs du corps et lrsquoimageshysouvenirde la meacutemoire proprement spirituelle La distinction qui nous inteacuteresse et qui intervient degraves lepremier chapitre se deacuteploie quant agrave elle au sein mecircme de la meacutemoire mise en œuvre parlrsquoesprit Elle oppose au sein de la meacutemoire spirituelle les deux formes que celleshyci peutprendre dans son entremecirclement agrave la perception On peut nommer ces deux meacutemoires lameacutemoireshyrappel et la meacutemoireshycontraction

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La meacutemoireshyrappel constitue avec la perception un circuit complexe par lequel ce queBergson nomme dans le chapitre II laquo la reconnaissance attentive raquo devient possible Elleconsiste en ceci que toute imageshysouvenir capable drsquointerpreacuteter notre perception actuelle srsquoyglisse si bien que nous ne pouvons plus discerner ce qui est perception et ce qui est souvenirLrsquoexemple que donne Bergson est celui de la lecture qursquoil assimile agrave un veacuteritable travail dedivination nous ne nous contentons pas de percevoir passivement les signes sur la pagecar lrsquoesprit agrave partir de quelques traits caracteacuteristiques comble lrsquointervalle par des souvenirsshyimages projeteacutes sur le papier et se substituant aux caractegraveres reacuteellement imprimeacutes Laseconde meacutemoire qui impregravegne notre perception nrsquoest plus celle qui innerve le preacutesent denotre meacutemoire du passeacute mais celle qui constitue ce preacutesent luishymecircme il srsquoagit de lameacutemoireshycontraction En effet si courte que soit notre perception elle occupe toujours unecertaine dureacutee et exige donc un effort de meacutemoire qui prolonge les uns dans les autres unepluraliteacute de moments Bergson peut ainsi eacutecrire que laquo la meacutemoire sous ces deux formes entant qursquoelle recouvre drsquoune nappe de souvenirs un fond de perception immeacutediate et en tantaussi qursquoelle contracte une multipliciteacute de moments constitue le principal apport de laconscience individuelle dans la perception le cocircteacute subjectif de notre connaissance deschoses raquo [12]

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Le problegraveme de la connaissance de la matiegravere devient alors le suivant notre perceptionsemblait (telle eacutetait lrsquoavanceacutee deacutecisive du chapitre premier) rejoindre directement la matiegravereen elleshymecircme Nous percevions en lrsquoobjet lrsquoimage en soi qursquoil est effectivement La matiegravere nerecelait aucune profondeur aucun aspect cacheacute Lrsquoimmanentisme de Bergson tenait en cesens au fait que la matiegravere se donnait pleinement pour ce qursquoelle eacutetait aucun espace nrsquoeacutetaitpossible pour une chose en soi inaccessible agrave la connaissance pour une transcendancecacheacutee Et par ailleurs le monde nrsquoeacutetait pas immanent agrave la conscience il nrsquoeacutetait pas une

transcendance dans lrsquoimmanence agrave la faccedilon de lrsquoobjectiviteacute husserlienne Crsquoest au contraire laconscience qui glissait sur la surface de la matiegravere en soi celleshyci eacutetant identique agrave ce quecroit en saisir le sens commun Mais introduisant la meacutemoire Bergson semble srsquoeacuteloignerfortement drsquoun tel sens commun Car la matiegravere devient alors ce qui reste de la perceptionune fois qursquoon en a retireacute ce que la meacutemoire sous ses deux formes ne cesse drsquoy introduire

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Or il nous paraicirct que cette correction porte irreacutemeacutediablement atteinte agrave lrsquoimmanentisme deBergson et cela en raison de lrsquointroduction non de la meacutemoireshyrappel mais de la meacutemoireshycontraction La meacutemoireshyrappel en effet nrsquooblitegravere pas la possibiliteacute drsquointuitionner la matiegravereen soi Nous pouvons par une attention suffisante accordeacutee agrave lrsquoobjet perccedilu faire en sorte queles steacutereacuteotypes du passeacute ne viennent pas recouvrir la singulariteacute de la chose reacuteelle Crsquoest parexemple ce que nous faisons lorsque nous relisons un texte en vue drsquoen corriger les coquilles nous nous efforccedilons de lire les mots tels qursquoils sont effectivement eacutecrits sur la page et nontels que nous savons qursquoils srsquoeacutecrivent Un effort de concentration suffit donc en droit agraveextirper le voile de la meacutemoireshyrappel de la perception preacutesente en sorte de libeacuterer la matiegraveredes meacutecanismes de la reconnaissance Lrsquoimmanentisme de la perception pure nrsquoest donc pasaffecteacute par lrsquoadjonction de la meacutemoireshyrappel Il nrsquoen va pas de mecircme croyonsshynous de lameacutemoireshycontraction Pour saisir ce point il faut drsquoabord exposer plus preacuteciseacutement en quoiconsiste cette seconde forme de meacutemoire et en quoi consiste surtout lrsquoopeacuteration drsquoextractionde cette meacutemoire hors de la perception agrave laquelle elle est supposeacutee se mecircler Cette secondeforme de la meacutemoire est exposeacutee pour lrsquoessentiel dans le quatriegraveme et dernier chapitre deMatiegravere et meacutemoire La meacutemoire contractante a pour source la theacuteorie bergsonienne durythme des dureacutees Ce rythme Bergson lrsquointroduit par un exemple significatif et demeureacuteceacutelegravebre celui de la vibration lumineuse Dans lrsquoespace drsquoune seconde eacutecritshyil la lumiegravererouge accomplit 400 trillons de vibrations autant dire un nombre drsquoeacuteveacutenements immenseqursquoil ne nous faudrait pas moins de 25 000 ans pour eacutenumeacuterer si chacune de ces vibrationsdurait assez longtemps pour parvenir agrave notre conscience Nous opeacuterons donc une formidablecontraction de la reacutealiteacute mateacuterielle lorsque nous percevons en un moment ce qui inclut en soiun nombre immense drsquoeacuteveacutenements Or crsquoest un tel travail de contraction qui donne lieu auxqualiteacutes Selon Bergson en effet lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des qualiteacutes est due agrave la contraction desvibrations homogegravenes et agrave ce titre quantifiables dont se compose la matiegravere

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Citons ici le texte crucial laquo Ne pouvonsshynous pas concevoir que lrsquoirreacuteductibiliteacute de deuxcouleurs aperccedilues tienne surtout agrave lrsquoeacutetroite dureacutee ougrave se contractent les trillions de vibrationsqursquoelles exeacutecutent en un de nos instants Si nous pouvions eacutetirer cette dureacutee crsquoestshyagraveshydire lavivre dans un rythme plus lent ne verrionsshynous pas agrave mesure que ce rythme se ralentiraitles couleurs pacirclir et srsquoallonger en impressions successives encore coloreacutees sans doute maisde plus en plus pregraves de se confondre avec des eacutebranlements purs Lagrave ougrave le rythme dumouvement est assez lent pour cadrer avec les habitudes de notre conscience comme ilarrive pour les notes graves de la gamme par exemple ne sentonsshynous pas la qualiteacuteperccedilue se deacutecomposer drsquoelleshymecircme en eacutebranlements reacutepeacuteteacutes et successifs relieacutes entre euxpar une continuiteacute inteacuterieure raquo [13]

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En drsquoautres termes ce que la matiegravere est en elleshymecircme peut ecirctre ressaisi par une certaineexpeacuterience de penseacutee pour peu que nous admettions lrsquoideacutee drsquoune variabiliteacute des rythmes dela dureacutee drsquoun degreacute de tension dit Bergson qui nous fait comprimer sous la forme dequaliteacutes distinctes un nombre immense drsquoeacuteveacutenements qui pour la matiegravere repreacutesententautant de moments en lesquels ces qualiteacutes sont deacutelayeacutees Plus le rythme est lent plus leseacuteveacutenements mateacuteriels sont distingueacutes et plus dilueacutees sont les qualiteacutes degraves lors que cellesshycise trouvent disperseacutees dans le cours de la succession temporelle La notion de rythme nousconvie donc agrave appreacutehender ce qursquoon pourrait appeler une laquo eacutechelle concregravete des temporaliteacutesraquo Nous nrsquohabitons pas seulement agrave une certaine eacutechelle de la matiegravere immenseacutement plusvaste que celle de lrsquoatome et immenseacutement moins vaste que celle des galaxies Nousoccupons aussi une eacutechelle des dureacutees un rythme particulier drsquoeacutecoulement du temps quinous rend inconscient de tous les eacuteveacutenements infeacuterieurs agrave 2 milliegravemes de secondes alorsqursquoune telle dureacutee est suffisante agrave la matiegravere lumineuse pour produire des millions devibrations crsquoestshyagraveshydire des millions drsquoeacuteveacutenements distincts

4 shyCritique de la meacutemoireshycontraction

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Nous nommerons laquo deacutetente raquo [14] lrsquoopeacuteration par laquelle Bergson laquo deacuteshycontracte raquo le produitqualitatif de la meacutemoire en sorte de deacutecanter la perception mateacuterielle de son enveloppemeacutemorielle et subjective et cela pour retrouver la matiegravere telle qursquoelle est en soi et non pournous Tacircchons alors drsquoexpliquer ce qui nous paraicirct poser problegraveme dans cette theacuteorie de ladeacutetente et cela en essayant de donner une allure bergsonienne agrave notre insatisfaction

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On sait comment Bergson critique la thegravese suivant laquelle il nrsquoy aurait qursquoune diffeacuterence dedegreacute entre la perception et le souvenir crsquoestshyagraveshydire la thegravese empiriste suivant laquelle lesouvenir ne serait qursquoune perception affaiblie si tel eacutetait le cas remarqueshytshyil il faudrait aussibien soutenir lrsquoinverse crsquoestshyagraveshydire qursquoun souvenir intense ne se distingue pas drsquouneperception faible inversion qui suffit agrave faire eacuteclater lrsquoincoheacuterence de la thegravese Eh bien crsquoestdrsquoune mecircme faccedilon que nous exprimerons nos doutes concernant lrsquoopeacuterateur de deacutetente eneffet si le ralentissement du rythme de la dureacutee eacutequivalait agrave la dilution ou encore au laquodeacutelayage raquo dit Bergson des qualiteacutes alors il faudrait soutenir agrave lrsquoinverse que touteexpeacuterience de dilution des couleurs ou drsquoeacutevolution des sons vers le grave eacutequivaut agravelrsquoexpeacuterience drsquoun ralentissement de la dureacutee Ou encore si lrsquoon soutient que la dureacuteemateacuterielle fait pacirclir les couleurs et assourdit les sonoriteacutes il faudrait soutenir aussi bien quetoute perception drsquoune couleur pacircle ou drsquoun son grave nous fait changer de rythme de dureacuteeMais ce nrsquoest eacutevidemment pas le cas puisque nous expeacuterimentons au contraire notrecapaciteacute agrave parcourir la palette du peintre ou les gammes drsquoun piano sans modifier en riennotre rythme vital puisque les notes graves ne modifient pas les exigences rythmiques de lapartition ou du meacutetronome Rythme de la dureacutee et tonaliteacute de la gamme sont donc indiffeacuterentslrsquoun agrave lrsquoautre non seulement parce que les tons les plus graves peuvent ecirctre joueacutes sur unrythme plus rapide que les plus aigus mais aussi parce qursquoil se peut que le temps passe plus

vite tandis que jrsquoeacutecoute telle seacutequence grave que jrsquoaime particuliegraverement tandis que le tempsme semblera long en eacutecoutant telle seacutequence aigueuml qui mrsquoennuie

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Degraves lors il semble que je ne puisse opeacuterer une reacuteelle deacutetente de la perception et deacutemecirclerainsi lrsquoen soi mateacuteriel de la meacutemoire subjective Agrave regarder la chose de plus pregraves onsrsquoaperccediloit que la difficulteacute qursquoil y a agrave deacutemecircler la perception de la meacutemoireshycontraction vient dece que cette derniegravere est supposeacutee constituer les qualiteacutes mecircmes de la perception ce quinrsquoeacutetait pas le cas de la meacutemoireshyrappel Alors que dans ce dernier cas je pouvais fairelrsquoexpeacuterience concregravete de la dissociation de la meacutemoire et de la perception crsquoeacutetait lrsquoexpeacuteriencede la lecture attentive ce nrsquoest deacutesormais plus possible Je me trouve en effet face agravelrsquoalternative aporeacutetique suivante soit je tente drsquointuitionner directement le reacutesultat de ladeacutetente mais je ne fais alors que reconduire lrsquoexpeacuterience de ma dureacutee propre et non celle dela dureacutee mateacuterielle expeacuterience des couleurs qui pacirclissent ou des sons qui deviennent plusgrave Soit je mrsquoen remets agrave la science pour deacutegager la nature vibratoire et homogegravene de lamatiegravere mais en ce cas je me contente drsquoenregistrer le reacutesultat drsquoune expeacuterimentation au lieude penser la nature supposeacutee continue de la matiegravere homogegravene et de la perceptionheacuteteacuterogegravene Jrsquoaccegravede dans ce dernier cas agrave la nature vibratoire de la matiegravere mais par lebiais drsquoune science qui est sans continuiteacute avec ma perception concregravete des qualiteacutes

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Autrement dit la meacutemoireshycontraction semble abolir le reacutesultat principal de la theacuteorie de laperception pure agrave savoir celle de la connaissabiliteacute de lrsquoen soi La matiegravere nous apparaicirct eneffet comme ce qui nrsquoa pas fait lrsquoobjet du travail de la contraction Mais comme cettecontraction a toujours deacutejagrave eu lieu comme elle est supposeacutee affecter jusqursquoaux composanteseacuteleacutementaires de la perception nous ne voyons aucun moyen convaincant de faire le chemininverse en sorte de retrouver la matiegravere en soi non encore affecteacutee par notre dureacuteesubjective Pour le dire encore autrement le vice de la meacutemoire contractante paraicirct ecirctre denous faire replonger drsquoune theacuteorie de la perceptionshyascegravese moment profondeacutement original dela conception bergsonienne moment aussi ougrave son anticriticisme est le plus radical agrave unetheacuteorie de la perceptionshysynthegravese soumise agrave ce titre agrave la seacuteparation kantienne du pourshynouset de lrsquoenshysoi En effet la force de la theacuteorie asceacutetique de la perception consistait en ceci quela forme de la matiegravere eacutetait poseacutee en la matiegravere elleshymecircme la synthegravese eacutetait mateacuterielle etconsistait dans les relations reacutegleacutees que les images entretenaient les unes avec les autres larepreacutesentation nrsquoajoutait aucune forme de synthegravese agrave la matiegravere Mais tout change avec latheacuteorie contractante de la meacutemoire car alors la perception introduit de nouveau agrave mecircme lamatiegravere une forme une synthegravese en lrsquooccurrence une compression temporelle qui se donnecomme la genegravese des qualiteacutes immeacutediates Mais si la perception est syntheacutetique alors noussommes en veacuteriteacute condamneacutes agrave ne jamais deacutecouvrir la nature du mateacuteriau syntheacutetiseacutepuisque nous sommes enfermeacutes dans les limites drsquoune telle synthegravese Crsquoest lrsquoexpeacuterience quenous avons faite de notre incapaciteacute agrave intuitionner une deacutetente qui nous fasse sortir du mondequalitatif propre agrave notre dureacutee intime

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Pour mieux faire saisir la difficulteacute on peut ici eacutevoquer les anticipations de la perception deKant On sait que dans lrsquoAnalytique des principes de la premiegravere Critique [15] Kant soutientque nous pouvons anticiper non seulement sur la forme du pheacutenomegravene mais aussi dans unecertaine mesure sur sa matiegravere et cela en affirmant que toute reacutealiteacute admet un degreacute crsquoestshyagraveshydire une quantiteacute intensive non divisible en uniteacutes mais en diffeacuterentielles Nous savons eneffet que le temps est divisible agrave lrsquoinfini et qursquoen conseacutequence entre un degreacute X de qualiteacutesdonneacutees degreacute supposeacute conscient et le degreacute 0 de conscience il srsquoest eacutecouleacute une infiniteacute demoments dans le temps qui ont fait lrsquoobjet de synthegraveses non encore conscientes Les qualiteacutesen apparence immeacutediates de la perception ont donc en veacuteriteacute deacutejagrave eacuteteacute informeacutees par laconscience La perception est la somme ou encore lrsquointeacutegrale de diffeacuterentielles qui seulespeuvent ecirctre identifieacutees agrave la chose en soi Mais pour retrouver cette chose en soi telle qursquoenelleshymecircme il nous faudrait disposer drsquoune opeacuteration de deacuterivation telle que nous serionsassureacutes qursquoelle correspondrait agrave lrsquoinverse exact de lrsquointeacutegration preacuteshyconsciente de laperception Or crsquoest lagrave ce que nous ne pouvons en aucun cas deacuteterminer de faccedilon sucircreNous dirions en ce sens que Bergson paraicirct achopper sur une difficulteacute qui parshydelagravedrsquoeacutevidentes diffeacuterences rappelle celle qui contribuait agrave justifier le scepticisme drsquoun SalomonMaiumlmon car Maiumlmon dans son Essai sur la philosophie transcendantale ayant preacuteciseacutementidentifieacute le noumegravene agrave la diffeacuterentielle de conscience et le pheacutenomegravene agrave son inteacutegration parlrsquoimagination productrice srsquointerdisait drsquoopeacuterer par la connaissance le chemin inverse celuiqui irait du pheacutenomegravene au noumegravene Le noumegravene doit selon lui nous demeurer inconnuparce que nous ne pouvons jamais ecirctre sucircr que la deacuterivation proposeacutee par le philosophe pourretrouver le noumegravene sera le symeacutetrique exact de lrsquointeacutegration conscientielle drsquoun telnoumegravene [16]

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Bref il nous semble que tous les acquis antishykantiens et immanentistes de la perceptionshyascegravese se voient mis en peacuteril par un retour de Bergson dans le giron de la synthegravesesubjective Degraves lors que Bergson introduit agrave mecircme la subjectiviteacute le travail de la synthegravese ilreconduit la possibiliteacute drsquoune chose en soi devenue inaccessible agrave la penseacutee et ainsi lapossibiliteacute drsquoune transcendance radicale Lrsquoenjeu de la discussion devient alors le suivant peutshyon envisager une theacuteorie de la perceptionshyascegravese qui eacutevite drsquoen passer par le momentsyntheacutetique de la contraction Agrave quoi ressemblerait une telle theacuteorie et comment pourraitshyontenter de la justifier

5 shyRetour agrave la perception pure

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Comment penser une perception pure sans meacutemoire contractante

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Revenons agrave la raison qui paraicirct inciter Bergson agrave introduire lrsquoideacutee de contraction Cette raisonsi lrsquoon y reacutefleacutechit semble bien se reacuteduire agrave un fait agrave savoir que la science de la matiegravereeacuteleacutementaire deacutecompose des dureacutees conscientes minimes en eacuteveacutenements extraordinairementrapides en lrsquooccurrence des vibrations lumineuses Crsquoest drsquoune telle reacutealiteacute vibratoire de la

matiegravere que la theacuteorie de la meacutemoire contractante entend rendre raison en pointant le procegravespar lequel cet eacutetat mateacuteriel se transforme pour nous en qualiteacutes distinctes Mais qursquoy ashytshyildans un tel fait qursquoune theacuteorie de lrsquoimage ne suffirait pas agrave deacutecrire Il semble que la difficulteacutevienne de ce qursquoune image celle de la perception coloreacutee est supposeacutee contenir beaucoupdrsquoautres images celle des vibrations homogegravenes Or si une image nous preacutesentaiteffectivement la matiegravere telle qursquoen elleshymecircme sa vibration prodigieuse ne devraitshyelle paselle aussi nous apparaicirctre Puisque ce nrsquoest pas le cas il faut bien admettre que notre saisiedu monde y introduit une opeacuteration qui le modifie

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Agrave cette objection Bergson nous donne pourtant luishymecircme les moyens de reacutepondre aiseacutement ne nous ashytshyil pas dit que la theacuteorie de lrsquoimage supposait qursquoil y avait beaucoup plus de chosesdans la matiegravere que dans la repreacutesentation Nrsquoashytshyil pas fondeacute son immanentisme sur le faitque la matiegravere eacutetait non pas autre mais plus que la repreacutesentation Degraves lors qursquoestshyce quinous empecircche drsquoaccorder agrave la matiegravere toutes les images que nous pouvons en retirer Car sila matiegravere est un ensemble drsquoimages pittoresques rien nrsquointerdit de dire qursquoelle est aussi enplus un ensemble drsquoimages ougrave les qualiteacutes nrsquoont plus cours rien nrsquointerdit de faire de lamatiegravere toutes les images que nous pouvons en avoir agrave toutes les eacutechelles du temps et aussibien de lrsquoespace Crsquoeacutetait lagrave reacutepeacutetonsshyle la force mecircme de la theacuteorie soustractive de laperception pure la chose en soi crsquoeacutetait tous les points de vue susceptibles drsquoecirctre pris surcette chose les plus rapprocheacutes ceux de ses moindres deacutetails comme les plus eacuteloigneacutesPourquoi en ce cas ne pas en dire autant de la matiegravere lumineuse et soutenir que la lumiegraverece sont toutes les images susceptibles drsquoecirctre prises de celleshyci couleurs du spectres aussibien que vibrations homogegravenes Rien ne nous interdit drsquoaccorder agrave la matiegravereshyimage cesdeux points de vue de consideacuterer que celleshyci est heacuteteacuterogegravene et de plus homogegravene imageshyperception et image expeacuterimentale image coloreacutee et image vibratoire Cela revientsimplement agrave dire que de la matiegravere qursquoelle se compose drsquoimages radicalement distinctessuivant ses eacutechelles temporelles et spatiales Autrement dit cela revient agrave accorder agrave lamatiegravere tous les rythmes de la dureacutee et agrave faire de la perception humaine non la contractionde la quantiteacute mateacuterielle mais la seacutelection drsquoun des rythmes drsquoune matiegravereshyimage qui lescontiendrait toutes

6 shyLe modegravele soustractif

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Degraves lors nous pouvons commencer agrave examiner en quoi consisterait un modegravele purementsoustractif tireacute de Matiegravere et meacutemoire un modegravele fait de soustractions sans contractions

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Voici les deux postulats dont nous partirons

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1 La matiegravere est composeacutee drsquoimages Ces images communiquent toutes les unes avec les

autres selon des lois identifieacutees aux lois de la nature Cette communication on la nommeradu terme de flux flux par lesquels les images reccediloivent et transmettent du mouvement auximages La matiegravere consiste donc dans une multipliciteacute agrave la fois qualitative et quantitativepittoresque et homogegravene

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On peut alors convenir du lexique suivant on nommera heacuteteacuterogegravene une multipliciteacute non passeulement qualitative mais agrave la fois qualitative et quantitative Si lrsquohomogegravene demeureidentifiable agrave la quantiteacute lrsquoheacuteteacuterogegravene cesse drsquoecirctre identifiable agrave la qualiteacute Lrsquoheacuteteacuterogegravene estplus heacuteteacuterogegravene que la qualiteacute comprenant non seulement les diffeacuterences des qualiteacutes entreelles mais aussi les diffeacuterences des quantiteacutes entre elles et la diffeacuterence de la qualiteacute engeacuteneacuteral drsquoavec la quantiteacute

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2 Agrave ces images connecteacutees entre elles par les flux il faut ajouter des interceptions descoupures qui nrsquoapportent rien drsquoautre aux images que leur isolement local que leur devenirsuperficiel Ici on srsquoeacuteloigne un peu pour des raisons de clarteacute de la theacuteorie de Bergson ausens strict au lieu de dire que la rareacutefaction des images dans la perception est due au faitque le vivant se laisse traverser par la plupart des images pour nrsquoen retenir que certaines ondit que cette rareacutefaction est due agrave des coupures des barrages qui ne permettent qursquoagravecertains flux de peacuteneacutetrer jusqursquoagrave la conscience Lrsquoessentiel demeure la perception est detoute faccedilon encore penseacutee comme rareacutefaction de la matiegravere

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Nous pouvons formuler plus preacuteciseacutement ces deux postulats en les ramassant tous deuxdans la proposition suivante il y a du devenir et le devenir ce sont les flux et leursinterceptions Cet eacutenonceacute soutient la chose suivante un flux ne suffit pas agrave constituer undevenir pour cela il y faut eacutegalement de lrsquointerception Les flux certes transmettent dumouvement mais ce mouvement nrsquoest pas un devenir en ce sens que reacutegi par les lois de lanature il connecte toute image agrave toute autre image selon une neacutecessiteacute qui sature enquelque sorte le reacuteel Toute chose eacutetant connecteacutee agrave toute autre selon des lois laconnaissance drsquoune image nous suffit en droit agrave deacuteterminer le mouvement preacutesent passeacute etfutur de toutes les autres et cela agrave tel point que la diffeacuterence mecircme entre ces troisdimensions du temps srsquoefface au profit drsquoun reacuteseau immuable de transmissions demouvements On est face agrave une immobiliteacute faite de mouvements analogue agrave celle depuissants jets drsquoeau dont le mouvement continu de la matiegravere aboutit agrave lrsquoimmobiliteacute continuede la forme Les flux livreacutes agrave euxshymecircmes sont une telle mobiliteacute pure srsquoimmobilisant du faitmecircme qursquoaucun obstacle nrsquoen entrave le deacuteploiement ce sont des liens entre toutes chosesreacutegis par des lois fixes

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Pour qursquoil y ait devenir il faut que quelque chose se passe et pour que quelque chose sepasse il ne suffit pas que quelque chose passe il faut au contraire que quelque chose ne

passe pas il faut une deacuteconnexion Crsquoest la seule faccedilon drsquointroduire dans la matiegravere undevenir sans introduire autre chose que de la matiegravere crsquoest la seule faccedilon pour nous demaintenir la laquo formule magique raquo de Deleuze laquo PLURALISME = MONISME raquo [17] sansreconduire le dualisme Le monisme de la matiegravere heacuteteacuterogegravene va accueillir en lui le pluralismede lrsquoeacuteveacutenementialiteacute sans accueillir pour autant autre chose que la matiegravere donc sans quesrsquointroduise de dualiteacute ontologique

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Voyons comment une telle opeacuteration est possible La condition pour qursquoil y ait du devenircrsquoest qursquoun changement se produise qui ne se reacuteduise pas agrave un flux mateacuteriel Cela nousimpose la thegravese suivante il faut qursquoil existe un devenir des interceptions mecircmes Il faut queles interceptions changent Mais comment un tel changement estshyil pensable Au regard dece que nous avons dit cela ne peut se produire que drsquoune seule faccedilon il faut que lesinterceptions de flux se deacuteplacent sur les lignes de flux

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Nous obtenons le scheacutema 1

Scheacutema 1 interceptions de flux et flux drsquointerceptions52

Ougrave lrsquoon voit qursquoun devenir crsquoest deux devenirs pour qursquoil y ait devenir il faut que le devenirdevienne deux fois comme flux drsquoimages et comme flux drsquointerception des images Ledevenir est donc composeacute drsquoun double fleacutechage qui nrsquointroduit aucun dualisme ontologiqueLe premier fleacutechage est celui du flux Le second fleacutechage introduit seul le devenir On peutalors par ce double fleacutechage obtenir la greffe du thegraveme bergsonien de lrsquoimage avec lethegraveme stoiumlcien des incorporels tel que Deleuze le mobilise dans Logique du sens [18] Onnommera alors Chronos la dimension temporelle des flux et Aiocircn la dimension temporelledes interceptions [19] Qursquoestshyce qui nous autorise agrave reprendre non seulement le lexiquestoiumlcien mais aussi le lexique deleuzien tel que mis en œuvre dans Logique du sens Deuxeacuteleacutements

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1 Drsquoabord on sait que la division entre Aiocircn et Chronos distingue dans Logique du sens latemporaliteacute des causes profondes la temporaliteacute des meacutelanges corporels de celle deseacuteveacutenements incorporels Or crsquoest bien agrave ce type de division que correspond le doublefleacutechage preacuteceacutedent les flux sont bien des meacutelanges dynamiques de matiegravere et lesinterceptions sont bien des incorporels puisqursquoelles ne sont rien de mateacuteriel De plus ledevenir des interceptions est un devenir qui remonte agrave la surface agrave partir de la profondeur desimages puisque le reacutesultat de lrsquointerception est le devenir superficiel de la matiegravere sareacuteduction agrave son enveloppe dans la perception On peut donc leacutegitimement reprendrelrsquoexclamation de Deleuze agrave propos des incorporels laquo Voilagrave maintenant que tout remonte agrave lasurface raquo [20] 2 En second lieu on peut attribuer agrave lrsquoAiocircn ainsi redeacutefini comme deacuteplacementde coupures une proprieacuteteacute homologue agrave celle de lrsquoAiocircn deleuzien agrave savoir lrsquoeacuteveacutenementialiteacute

entendue comme Eacuteveacutenement unique en lequel communiquent tous les eacuteveacutenements laquoaffirmation du hasard en une fois raquo laquo unique lancer pour tous les coups raquo [21] En effet si lrsquoonveut penser le processus par lequel se deacuteplacent les interceptions la temporaliteacute en laquelleles interceptions changent nous devons en exclure toute forme drsquoexplication mateacuterielle Si ledeacuteplacement drsquoune deacuteconnexion proceacutedait des lois mateacuterielles celleshyci se reacuteduirait agrave un fluxcomme un autre et il nrsquoexisterait aucun devenir Mais srsquoil y a devenir aucune loi physique nepeut en rendre compte Ni le deacuteterminisme ni les probabiliteacutes double paradigme explicatifdes processus mateacuteriels ne peuvent donc ecirctre mobiliseacutes pour rendre compte du deacuteplacementdes incorporels Si nous voulons alors dire quelque chose de positif drsquoun tel devenir descoupures il nous reste agrave soutenir que ce devenir constitue certes un hasard mais un hasardimprobabilisable parce que reacutesultat drsquoun unique coup de deacute lanceacute de toute eacuteterniteacute sur latable immuable des flux [22]

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Tacircchons alors de preacuteciser le sens de lrsquoAiocircn ainsi entendu comme deacuteplacement desdeacuteconnexions Tout drsquoabord nous devons revenir sur lrsquoecirctre des deacuteconnexions Nous avons ditque lrsquoun des enjeux du modegravele soustractif eacutetait drsquoeacuteviter toute forme de dualisme ou dediffeacuterenciation entre des modes drsquoecirctre Il ne faut donc pas que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute soit autreque lrsquoecirctreshyflux Or il ne suffit pas pour soutenir cela de dire que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute nrsquoest rien car dire cela crsquoest reconduire un dualisme de type eacutepicurien crsquoestshyagraveshydire un dualisme de lamatiegravere et du vide Le laquo paysage ontologique raquo dresseacute par notre modegravele ressemble en effet agraveun laquo eacutepicurisme en neacutegatif raquo non pas des atomes reacuteels se deacuteplaccedilant de faccedilon hasardeuse (agravela suite du clinamen) dans un vide infini mais des laquo atomes de vides raquo se deacuteplaccedilant de faccedilonhasardeuse dans la pleacutenitude infinie des flux Il faudrait donc que la deacuteconnexion se reacuteduiseelleshymecircme ultimement agrave la pleacutenitude du flux heacuteteacuterogegravene Mais comment penser une coupurede flux qui soit elleshymecircme un flux sans lrsquoannuler comme coupure Tout simplement enreacuteduisant la coupure agrave un deacutetour du flux accompagneacute du mecircme coup drsquoun effetshyretardimposeacute agrave ce mecircme flux Il suffit de multiplier le deacutetour agrave lrsquoinfini pour obtenir un retard luishymecircmeaussi durable que deacutesireacute Une coupure est une accumulation locale agrave la puissance n dedeacutetours de flux Nous sommes alors dans une ontologie strictement continuiste qui produit le0 agrave partir drsquoune sommation agrave lrsquoinfini du 1 ou qui produit le rien agrave partir drsquoune sommation agravelrsquoinfini du reacuteel

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En identifiant la coupure au deacutetour nous nous sommes ainsi assureacutes que rien nrsquoexistait sinonla matiegravere Reste qursquoil faut maintenir srsquoil y a devenir la distinction de Chronos et drsquoAiocircnPourquoi Le devenir on lrsquoa dit deacutepend du devenir des coupures donc du devenir desdeacutetours Le devenir drsquoun deacutetour crsquoest son deacuteplacement sur une ligne de flux Mais commentou agrave quelle condition peutshyon penser un tel deacuteplacement Agrave une condition simple il nousfaut du passeacute Or le passeacute drsquoune coupure crsquoest lagrave ce que Chronos ne nous preacutesente en rienOn le verra sans peine par le scheacutema suivant

Scheacutema 2 lrsquoonde56

Si un deacutetour posseacutedait un passeacute mateacuteriel il se reacuteduirait en effet agrave une onde onde dont ledeacuteplacement est figureacute par le scheacutema On entend par onde au sens le plus geacuteneacuteral unmouvement mateacuteriel dont le passeacute aussi bien que lrsquoavenir peut ecirctre en droit reconstitueacute defaccedilon deacuteterministe ou probabilitaire Ecirctre gros si lrsquoon ose dire de son passeacute aussi bien quede son avenir tenir lrsquoun et lrsquoautre enveloppeacute dans son ecirctreshyactuel crsquoest lagrave le propre de lrsquoondeOr le deacutetour nrsquoest pas mateacuteriellement distinct de lrsquoonde puisqursquoil nrsquoest luishymecircme fait que dematiegravere mais son deacuteplacement doit lrsquoecirctre puisque sa temporaliteacute est hasardeuse Nousdevons donc dessiner une seconde ligne de passeacute seule agrave mecircme de distinguer ces deuxindiscernables que sont lrsquoonde et lrsquointerception Nous avons alors le scheacutema suivant

Scheacutema 3 le virtuel57

Cette seconde ligne de passeacute qui nrsquoest plus celle de lrsquoonde je la nomme le virtuel On peutalors fixer le vocabulaire un deacutetour posseacutedant un passeacute mateacuteriel sera dit ecirctre une onde undeacutetour proceacutedant de la ligne du virtuel sera dit ecirctre un pli Sans entrer dans le deacutetail on voitclairement que le virtuel ainsi caracteacuteriseacute a plusieurs points communs deacutecisifs avec le virtueldeleuzien 1 le virtuel nrsquoest pas indeacutetermineacute mais entiegraverement deacutetermineacute 2 le virtuel estreacuteel sinon il nrsquoy aurait pas de devenir du pli le virtuel srsquooppose donc agrave lrsquoactuel mais non aureacuteel 3 le virtuel nrsquoest pas comme le possible le double fantocircmatique de lrsquoactuel identique agravelrsquoactuel moins lrsquoexistence mais le virtuel et lrsquoactuel nrsquoont aucune raison de se ressembler 4Enfin le virtuel est la condition ontologique du devenir authentique crsquoestshyagraveshydire de la creacuteationimpreacutevisible de nouveauteacute [23]

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Mais on dira peutshyecirctre que cette introduction du thegraveme du virtuel dans le modegravele interceptifnrsquoa guegravere drsquointeacuterecirct Tout ce que nous faisons crsquoest drsquoinjecter dans notre modegravele le virtuelbergsonien inheacuterent agrave la conception de la dureacutee comme creacuteation impreacutevisible et de ce faitet pour autant que le virtuel est lrsquoheacuteritage sans doute essentiel du bergsonisme chez Deleuzele modegravele proposeacute aura autant drsquohomologie avec Deleuze qursquoil en aura avec Bergson CertesMais ce qui rend inteacuteressant lrsquointroduction du virtuel dans le modegravele soustractif crsquoest qursquoellenous impose de modifier sur un point essentiel la notion bergsonienne de virtuel Cettemodification peut se formuler ainsi nous sommes conduit agrave penser le virtuelindeacutependamment du couple quantiteacuteshyqualiteacute Or ce couple chez Bergson constitue unepocirclariteacute primordiale pour la penseacutee de la dureacutee pure Dans les Donneacutees immeacutediates de laconscience par exemple la dureacutee pure est la multipliciteacute qualitative opposeacutee agrave une matiegraverehomogegravene et quantitative qui agrave ce titre ne dure pas Dans Matiegravere et meacutemoire on lrsquoa vu laqualiteacute et la quantiteacute sont cette fois penseacutees en leur continuiteacute mais le rocircle de la meacutemoireconsiste preacuteciseacutement agrave obtenir de la qualiteacute par contraction de quantiteacute En revanche dans lemodegravele soustractif cette pocirclariteacute devient inadeacutequate pour penser le virtuel et cela pour lasimple raison que les flux sont deacutejagrave et pleinement qualitatifs et pleinement quantitatifs Laqualiteacute cesse en particulier drsquoecirctre par elleshymecircme la marque de la nouveauteacute Ce qui impliqueque le langage de la creacuteation impreacutevisible ne va plus ecirctre primordialement un langage de laqualiteacute mais un langage du plissement du devenirshyvirtuel du pli un langage qui se voudraen somme une topologie ou encore une geacuteologie du virtuel Par lagrave nous engendrons bien un

effet drsquohomologie avec Deleuze agrave savoir un heacuteritage bergsonien du virtuel srsquoexprimant entermes geacuteologiques plutocirct que qualitatifs [24] laquo Il y a du devenir raquo se dit en effet laquo il y a desplis virtuels raquo ou laquo il y a du plissement raquo

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Pour progresser encore dans la voie drsquoune reconstruction de la penseacutee deleuzienne via ledeacutebut de Matiegravere et meacutemoire il nous faut maintenant souligner le point suivant noussommes sciemment partis drsquoune theacuteorie qui nrsquoest pas exactement celle de la perception puremais qui est plus pauvre que celleshyci Car nous avons morceleacute non seulement Matiegravere etmeacutemoire pour autonomiser le premier chapitre mais aussi la theacuteorie de la perception pureelleshymecircme Expliquonsshynous Bergson se donne dans la theacuteorie de la perception pure uncentre drsquoaction indeacutetermineacute crsquoestshyagraveshydire un ecirctre libre crsquoest une telle liberteacute qui est agrave lrsquooriginede la seacutelection parmi les images de celles qui seules inteacuteressent le vivant Or le refus de toutdualisme nous contraint pour notre part agrave ne pas nous accorder ainsi lrsquoexistence drsquoecirctrespourvus de liberteacute Car nous aurions alors deux types drsquoecirctres des ecirctres libres et des ecirctressoumis aux lois mateacuterielles Si Deleuze voit dans la perception pure un immanentisme crsquoestsans doute qursquoil devine un monisme sous le dualisme apparent de la liberteacute et de la matiegraverePour deacutegager ce monisme il faut montrer que ce que Bergson nomme liberteacute peut ecirctreobtenu comme cas particulier du devenir soustractif Autrement dit il faut montrer en quoi levivant est un cas particulier drsquoun tel devenir

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Reformulons les choses plus clairement Il faut bien voir qursquoen nous donnant des flux et desinterceptions nous ne nous sommes encore donneacute aucun vivant a fortiori aucun ecirctre libreUne interception et mecircme une somme drsquointerceptions ne font pas un vivant Qursquoestshyce qursquounvivant en effet si lrsquoon srsquoinspire de Bergson Crsquoest une rareacutefaction locale des flux car unvivant crsquoest un corps crsquoestshyagraveshydire une seacutelection mais une seacutelection que nous avons nommeacuteepremiegravere une seacutelection anteacuterieure agrave tout choix libre et qui nous offre les termes entrelesquels une liberteacute pourra eacuteventuellement choisir Autrement dit un vivant crsquoest un lieu ougrave lesflux ne passent plus de faccedilon totale et sans discrimination En conseacutequence nous pouvonsavancer la deacutefinition suivante du vivant un vivant est une boucle discontinue drsquointerceptionsUne boucle car il faut assurer un lieu agrave la rareacutefaction des flux une boucle discontinue car unvivant ne doit pas entiegraverement se couper des flux faute de nrsquoavoir plus aucun rapport affectifetou perceptif au monde environnant Jrsquoappelle laquo rareacutefaction raquo tout appauvrissement localiseacutedes flux donc tout vivant Une rareacutefaction est plus qursquoune interception une interception nefait pas une rareacutefaction tandis qursquoune rareacutefaction nrsquoest faite que drsquointerceptions de flux

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Nous obtenons le scheacutema 4 scheacutema du vivant ou du corps

Scheacutema 4 le corps62

On peut alors se poser une question nouvelle agrave savoir y ashytshyil un devenir des vivants Ou

encore y ashytshyil un devenir eacuteveacutementiel des rareacutefactions Si lrsquoon suppose que lrsquoon peut penserle vivant il faut qursquoil y ait un tel devenir En effet srsquoil nrsquoy avait pas de devenir des rareacutefactionson pourrait seulement consideacuterer ce dont est fait un vivant la matiegravere qui en constitue le lieuOn penserait ce dont il est fait mais non ce qursquoil est on le penserait comme organisme maisnon comme rareacutefaction On penserait la substance mateacuterielle des corps mais non le corpsluishymecircme comme lieu de rareacutefaction de seacutelection des images Mais comment penser le vivantnonshyorganique puisque la rareacutefaction nrsquoest elleshymecircme faite de rien puisqursquoil nrsquoexiste pas defluide vital de matiegravere autre que celle de la physique qui singulariserait le mode drsquoecirctre duvivant Une solution agrave cette difficulteacute est la suivante penser le vivant doit revenir agrave penser ledevenir des zones de rareacutefaction Il faut qursquoil existe un passeacute nonshyorganique des corps qursquoilexiste des rareacutefactions virtuelles Il nous faut un passeacute non organique du vivant un devenirinorganique des corps Ou encore il nous faut un corps sans organes [25] Alors si lesplissements demeurent suffisamment coheacuterents pour constituer des plissements derareacutefactions nous pourrons penser la vie agrave partir de son eacutevolution propre et deacutegager ainsiune typologie des devenirs vitaux devenirs qui ne srsquoidentifieront pas aux flux organiques

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Si nous accordons agrave la science le soin de deacutecrire et de penser les eacutetats de choses crsquoestshyagraveshydire les eacutetats de flux nous reacuteserverons agrave la philosophie la tacircche de deacutecrire et de penser lesdevenirs virtuels Appelons eacutevaluation toute typologie des devenirs vitaux mais inorganiquesQuelle typologie notre eacutevaluation vashytshyelle adopter Quels sont les grands types de devenirsvitaux que peut admettre le vivant entendu comme boucle discontinue drsquointerception Deuxcas eacuteleacutementaires se preacutesentent agrave nous celui du resserrement et celui de lrsquoeacutelargissement desdiscontinuiteacutes Le premier augmente la puissance de deacutesintecircret du vivant le second sesignale par une ouverture eacutelargie agrave une partie des flux On nommera actif le second deveniret reacuteactif le premier

Scheacutema 5 devenir actif devenir reacuteactif64

Mais avant drsquoaller plus loin il est temps de montrer preacuteciseacutement en quoi le modegravele interceptifse distingue de celui la perception pure de Bergson et en quoi consiste lrsquointeacuterecirct de cettedistinction La distinction est la suivante Bergson part du postulat qursquoexistent des ecirctrescapable drsquoagir librement crsquoestshyagraveshydire des centres de seacutelection des images la seacutelectionsupposeacutee eacutetant une seacutelection du second type celle qui deacutesigne un choix libre entre desoptions diverses Il en infegravere alors la nature de la perception qui est quant agrave elle uneseacutelection du premier type une seacutelection nonshylibre des termes du choix Nous avons proceacutedeacuteagrave lrsquoinverse on ne srsquoest donneacute que des seacutelections premiegraveres donc des seacutelections non libres shyet lrsquoon a constitueacute de la sorte le vivant comme une configuration particuliegravere de seacutelectionpremiegraveres On ne prend donc qursquoune partie de la theacuteorie de la perception pure car onnrsquointroduit dans le modegravele construit qursquoun seul type de seacutelection la seacutelection nonshylibre Onpourvoit ensuite ces seacutelections drsquoun devenir impreacutevisible seul susceptible de produire unenouveauteacute et lrsquoon distingue alors deux reacutegimes de la seacutelection actif et reacuteactif On comprendalors que lrsquoavantage du modegravele soustractif est de permettre la greffe de la seacutelectionbergsonienne sur la seacutelection nietzscheacuteenne En effet ayant ocircteacute du modegravele bergsonien la

notion de libreshyarbitre reacutecuseacutee par Nietzsche nous pouvons rapprocher les deux sensnietzscheacuteen et bergsonien du terme seacutelection celui qui deacutesigne la seacutelection des images parla perception et celui qui deacutesigne la typologie des devenirs vitaux Nouvel effet drsquohomologieavec Deleuze le modegravele soustractif nous permet de penser le sens de sa dilection pour deuxphilosophes qursquoagrave premiegravere vue tout seacutepare Mais pour obtenir ce rapprochement de faccedilonrigoureuse il nous faut construire plus preacuteciseacutement le concept drsquoactif

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Qursquoestshyce qursquoun devenir actif dans le modegravele preacutesent Crsquoest un devenir qui se manifeste parun recul du deacutesinterecirct inheacuterent agrave la constitution mecircme du vivant Ce deacutesinterecirct en tant mecircmeqursquoil est donneacute comme constitutif de lrsquoessence du vivant nous lui donnerons le nom de becirctiseLa becirctise la becirctise laquo agrave front de taureau raquo crsquoest toujours pour le vivant une faccedilon de seconserver dans son ecirctre sans srsquoouvrir agrave lrsquoexteacuterioriteacute Au contraire un devenir actif semanifeste toujours par le fait que quelque chose arrive et plus preacuteciseacutement quelque chosedrsquointeacuteressant Les cateacutegories drsquointeacuteressant et drsquoininteacuteressant se substituent donc pour nous agravecelles de liberteacute et de nonshyliberteacute Car ces deux devenirs actif et reacuteactif ou abecirctissant sontlrsquoun et lrsquoautre anteacuterieurs agrave tout choix libre ils affectent lrsquoespace du choix anteacuterieurement agravetout choix Crsquoest pourquoi le devenir et en particulier le devenir actif doit ecirctre penseacute commeessentiellement passif il faut mecircme le penser comme un accroissement de la passiviteacute duvivant de sa laquo passibiliteacute raquo une faccedilon pour lui drsquoeacuteprouver une affectiviteacute accrue agrave uneparcelle des flux exteacuterieurs Cet accroissement nrsquoest pas luishymecircme mateacuteriel puisqursquoil est unplissement mais il est un devenir qui fait passer un flux accru de la matiegravere dans le corpsLes concepts de rencontre de passiviteacute et mecircme drsquoaffect concepts en reacutesonance avec lapenseacutee deleuzienne de lrsquoeacuteveacutenement prennent ainsi une signification vitale et non plusseulement organique Au corps actif capable drsquoun devenir novateur inventif il est toujoursarriveacute quelque chose son accroissement de puissance ne provient pas drsquoune deacutecisionautonome drsquoun sujet constituant mais drsquoune expeacuterience toujours subie drsquoune eacutepreuveaffective en laquelle se donne une exteacuterioriteacute radicale une exteacuterioriteacute jamais ressentieauparavant comme telle [26]

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Venons en maintenant pour conclure agrave ce qui nous a paru ecirctre lrsquointeacuterecirct principal du modegravelesoustractif

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Ce modegravele nous permet drsquoapporter une reacuteponse preacutecise agrave une question qursquoon peut se poser agravepropos de la notion de vie chez Deleuze et aussi bien chez Nietzsche question qui croyonsshynous parcourt deacutejagrave lrsquoœuvre de ces deux philosophes et qui est la suivante comment levivant peutshyil succomber agrave la reacuteactiviteacute Question qursquoon peut eacutegalement formuler agrave la faccedilonde Deleuze dans LrsquoantishyOedipe toutes les forces sontshyelles voueacutees agrave devenir reacuteactives Eneffet qursquoun devenir vital soit actif ne pose pas de problegraveme de compreacutehension pour peuqursquoon accorde qursquoun ecirctre tend agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre on saisit aiseacutement que le vivanttende agrave eacutelargir la surface de son rapport au monde Mais qursquoun ecirctre diminue sa puissancedonc qursquoil diminue sa reacuteceptiviteacute sa passibiliteacute inventive crsquoest eacutevidemment une eacutenigme

Eacutenigme qui se renforce quand on songe qursquoun ecirctre reacuteactif peut propager sa reacuteactiviteacute agravedrsquoautres corps seacuteparer lrsquoactif de ce qursquoil peut et que la reacuteactiviteacute semble mecircme affecter agraveterme les expeacuteriences par ellesshymecircmes les plus novatrices les plus reacutevolutionnaires Laquestion est aussi bien celle du dualisme car si nous ne parvenons pas agrave saisir en quoi lavie est virtuellement reacuteactive nous risquons drsquoaboutir agrave une seacuteparation entre deux modesdrsquoecirctre dont la communication srsquoaveacutererait impensable alors qursquoelle est au contraire manifesteBref comment comprendre que la vie soit complice de la reacuteactiviteacute

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Le modegravele soustractif apporte une reacuteponse preacutecise agrave question Et cela pour une raison simple crsquoest qursquoun tel modegravele nous conduit agrave soutenir qursquoil existe deux types de mort Et crsquoest parceqursquoil y a deux types de morts qursquoil y a deux types de vies

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Expliquons et concluons

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Remarquons drsquoabord que se deacutecouvre bien agrave nous dans notre modegravele une essentielleambiguiumlteacute de la mort Car deux morts paraissent concevables pour les corps inorganiquesqui sont deux faccedilons drsquolaquo effacer raquo les boucles discontinues soit par enfermement etreacutetreacutecissement progressif de la boucle drsquointerception soit par dissipation et disparitionprogressive de la boucle elleshymecircme Ou encore soit une mort par diminution de la surface dela boucle (reacutetreacutecissement des corps) soit une mort par diminution de la boucle (dissipationdes corps) Crsquoest ce que figurera plus clairement le scheacutema suivant

Scheacutema 6 mort reacuteactive mort creacuteative71

On peut dire que la mort par diminution de la surface de la boucle eacutequivaudrait agrave une mortmonadologique une mort par eacutevanouissement replieacute sur luishymecircme le corps srsquoamoindrittoujours davantage jusqursquoagrave lrsquoaneacuteantissement complet On peut concevoir sur ce mode lapuissance de mort du reacuteactif le reacuteactif deacuteveloppe en effet une mort par narcotique pareacutepuisement par indiffeacuterence toujours accrue au monde Nous pouvons nommer du nom deprecirctre le personnage conceptuel porteur drsquoun tel reacutegime de la mort

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Mais comment penser cette autre possibiliteacute de la mort par diminution de la boucle pardissipation du corps par une ouverture toujours plus large de celuishyci aux flux exteacuterieursjusqursquoagrave srsquoy dissoudre tout entier Et de quel personnage conceptuel ce devenir mortifegravere estshyil cette fois porteur

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La possibiliteacute de cette seconde mort il nous semble que crsquoest elle qui a domineacute affectivement

notre premiegravere lecture du deacutebut de Matiegravere et meacutemoire lisant ce texte agrave bien des eacutegardssaisissant nous ressentions pourtant dans le mecircme temps une vague terreur Et cetteimpression de terreur eacutetait due agrave ceci la mort en bon mateacuterialiste nous lrsquoavions toujoursconsideacutereacutee comme un retour des corps agrave la matiegravere inorganique donc pour le sujet commeun simple neacuteant Mais si la matiegravere eacutetait ce que Bergson en disait la mort le retour agrave lrsquoeacutetatmateacuteriel ne srsquoidentifiait plus du tout au neacuteant bien plutocirct agrave la folie et mecircme agrave une folieinfinie Car le devenirshymateacuteriel crsquoeacutetait lrsquoeffacement de la seacutelection des images et nonlrsquoeffacement des images Et il semblait alors que pour se faire une image de la mort il fallaitconcevoir ce que serait notre vie si tous les mouvements de la terre tous les bruits de laterre toutes les odeurs toutes les saveurs toutes les lumiegraveres de la terre et drsquoailleurs nousparvenaient en un moment en un instant comme un atroce et criard tumulte de touteschoses nous traversant continucircment et instantaneacutement Comme si le neacuteant de la mort nrsquoeacutetaitpas agrave comprendre comme un simple vide mais au contraire comme une saturation unabominable tropshyplein drsquoexistence

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La mort ainsi comprise crsquoest donc le laquo regravegne acheveacute de la communication raquo Mourir crsquoestdevenir un pur point de passage un pur centre de communication de toute chose avec toutechose On saisit alors que le vivant nrsquoest pas lrsquoeacutemergence de la douleur dans un mondeatrophieacute mais au contraire lrsquoamoindrissement de la folie dans un devenirshyterreur du chaosportant celleshyci agrave une vitesse infinie On pourrait dire de cette mortshyfolie de cette mortshyterreurquelque chose drsquoassez proche de ce que Deleuze dit du chaos dans la conclusion de Qursquoestshyce que la philosophie laquo Nous demandons seulement un peu drsquoordre pour nous proteacuteger duchaos Rien nrsquoest plus douloureux plus angoissant qursquoune penseacutee qui srsquoeacutechappe agrave elleshymecircme des ideacutees qui fuient qui disparaissent agrave peine eacutebaucheacutees deacutejagrave rongeacutees par lrsquooubli oupreacutecipiteacutees dans drsquoautres que nous ne maicirctrisons pas davantage raquo [27]

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Le devenir mortifegravere de la communication comporte ainsi une diffeacuterence importante drsquoavec ledevenir reacuteactif du precirctre crsquoest qursquoil ressemble au devenirshyactif et est mecircme indiscernable deceluishyci jusqursquoagrave un certain point Comme si les sciences de la communication publiciteacutemarketing etc dont Deleuze disait toujours dans Qursquoestshyce que la philosophie qursquoellessrsquoeacutetaient arrogeacute le concept comme si ces disciplines eacutetaient le prolongement terrifiant de lacreacuteation authentique dans le tumulte inconsistant et insignifiant de lrsquoinformation [28]

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Il faudrait alors faire du communiquant dans le systegraveme soustractif un personnageconceptuel original agrave cocircteacute du precirctre celui qui instaure des devenirs non plus creacuteateurs nonplus reacuteactifs mais creacuteatifs des devenirs qui deacuteversent la mort au sein mecircme de la creacuteationen en eacutepousant apparemment le mouvement et les mots Des devenirs qui ne sont pas ceuxde la becirctise close sur elleshymecircme mais qui seraient plutocirct ceux drsquoune certaine niaiserieopiniacirctre de lrsquoouverture freacuteneacutetique agrave nrsquoimporte quelle apparence de nouveauteacute La terreur duphilosophe devant les philosophies de la communication ou du moins certains de ses avatarssa faccedilon de ramper eacutevoqueacutee par Deleuze degraves qursquoon lui propose de discuter serait une

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

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On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

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Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

79

Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 4: Soustraction Et Contraction

philosophie pleinement immanente nous pourrions alors nous demander comment il srsquoagit demodifier une telle theacuteorie pour que sa veacuteriteacute soit non seulement de droit mais aussi de fait Etcrsquoest alors que nous aurions peutshyecirctre une chance de construire une theacuteorie fictive qui neserait ni celle de Bergson ni celle de Deleuze mais qui toute entiegravere tireacutee de Bergsonpreacutesenterait des homologies eacuteclairantes avec celle de Deleuze On construirait en effet unephilosophie originale de lrsquoimmanence princiegravere qui aurait en conseacutequence quelques raisonsdrsquoecirctre similaire agrave celle de Deleuze et nous aiderait agrave la comprendre

13

Maintenant agrave quoi bon tenter une telle construction alors que nous disposons du corpuscomplet de la philosophie de Deleuze et non de quelques fragments eacutepars

14

Pour au moins deux raisons

15

1) La premiegravere est drsquoordre geacuteneacuteral il est toujours inteacuteressant de tenter de comprendre unphilosophe sans lrsquointerpreacuteter au sens strict mais en se demandant srsquoil est possible de lereconstruire car aussi partielle que soit cette reconstruction elle nous assure de comprendreveacuteritablement de quoi nous parlons Ajoutons que notre compreacutehension de Deleuze eacutetantelleshymecircme avouonsshyle ineacutegale on attend de cette approche indirecte la possibiliteacute de mieuxcomprendre ce qui reacutesiste agrave lrsquointerpreacutetation

16

2) La deuxiegraveme raison est la suivante Nous voudrions montrer que le systegraveme fictif que nousallons eacutelaborer fonctionne comme une sorte de modegravele reacuteduit qui met agrave jour le lien essentielexistant entre plusieurs aspects de lrsquoœuvre de Deleuze On ne peut pas contester que cemodegravele reacuteduit semblera aussi ecirctre un modegravele reacuteducteur il construira des similishyconceptsdeleuziens insuffisants agrave restituer la subtiliteacute des originaux Mais ce simulacre de philosophiedeleuzienne aura peutshyecirctre lrsquoavantage drsquoexhiber ne seraitshyce qursquoun peu la structure enfouie delrsquoIdeacutee Il montrera en tout cas un enchaicircnement neacutecessaire de deacutecisions de penseacuteesusceptible drsquoeacuteclairer la coheacuterence de son modegravele

1 shyLrsquoenjeu antikantien de Matiegravere et meacutemoire

17

Tentons de montrer en quoi la theacuteorie de la perception pure exposeacutee dans le chapitrepremier semble reacutepondre de faccedilon plus satisfaisante que la suite de Matiegravere et meacutemoire auxexigences de Bergson luishymecircme telles qursquoil les expose dans son laquo Avantshypropos de laseptiegraveme eacutedition raquo [5]

18

Il semble bien agrave la lumiegravere de cet avantshypropos qursquoun objectif fondamental de Matiegravere etmeacutemoire soit de rendre la critique kantienne inutile et par lagrave de contester la neacutecessiteacute drsquounelimitation de la porteacutee de la connaissance meacutetaphysique Crsquoest un projet qursquoon peut direimmanentiste en cela mecircme qursquoil est meacutetaphysique car la meacutetaphysique pour Bergsoncela signifie en lrsquooccurrence crsquoestshyagraveshydire lorsqursquoil srsquoagit drsquoopposer meacutetaphysique et critique refuser lrsquoexistence drsquoune eacutenigmatique chose en soi preacutetenducircment diffeacuterente du pheacutenomegravene Ilsrsquoagit au contraire de saisir que lrsquoecirctre nrsquoest rien de transcendant agrave lrsquoapparaicirctre que lrsquoecirctre estplus peutshyecirctre mais non autre essentiellement que lrsquoapparaicirctre La theacuteorie de lrsquoimagereacutepond agrave ce projet

19

Bergson eacutecrit ceci laquo Ideacutealisme et reacutealisme sont deux thegraveses eacutegalement excessives Il estfaux de reacuteduire la matiegravere agrave la repreacutesentation que nous en avons faux aussi drsquoen faire unechose qui produirait en nous des repreacutesentations mais qui serait drsquoune autre nature qursquoellesraquo [6] La matiegravere doit ecirctre consideacutereacutee comme un ensemble drsquoimages et par ce terme il fautentendre ce que le sens commun comprend luishymecircme spontaneacutement lorsqursquoil conccediloit lamatiegravere laquo Pour le sens commun lrsquoobjet existe en luishymecircme et drsquoautre part est en luishymecircmepittoresque comme nous lrsquoapercevons (hellip) Crsquoest une image mais une image qui existe en soiraquo [7]

20

En soutenant ainsi que la matiegravere existe en elleshymecircme telle que nous la percevons Bergsonvise explicitement agrave contourner et mecircme agrave rendre inutile la reacutevolution copernicienne de KantLe criticisme est explicitement poseacute comme lrsquoadversaire philosophique qursquoil srsquoagit de contrerpar la neutralisation de lrsquoopposition qui lui a donneacute naissance entre reacutealisme et ideacutealisme shyopposition qui est elleshymecircme indexeacutee agrave lrsquoopposition de Descartes et de Berkeley Descartes laquomettait la matiegravere trop loin de nous en la confondant avec lrsquoeacutetendue geacuteomeacutetrique raquo [8] car ilrendait de la sorte incompreacutehensible lrsquoeacutemergence en son sein des qualiteacutes sensiblesBerkeley a donc eu raison drsquoaffirmer que les qualiteacutes secondes avaient autant de reacutealiteacuteobjective que les qualiteacutes premiegraveres mais son illusion fut de croire qursquoil fallait de ce faittransporter la matiegravere agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoesprit Car une telle subjectivation de la matiegravere lerendait incapable de justifier lrsquoordre objectif des pheacutenomegravenes sanctionneacute par les succegraves de laphysique le contraignant agrave faire drsquoun tel ordre matheacutematique des pheacutenomegravenes le reacutesultatdrsquoune subjectiviteacute divine et providentielle La critique kantienne est le reacutesultat conseacutequent decette double impasse puisqursquoelle vise agrave enteacuteriner la subjectivation de lrsquoobjet intuitionneacute touten pensant lrsquoordre objectif des pheacutenomegravenes comme une condition de lrsquoexpeacuterience et mecircmede la perception

2 shyLa perception pure

21

En quoi la theacuteorie de la perception pure exposeacutee dans le premier chapitre reacutepondshyelle alorsau projet laquo contreshycritique raquo de Bergson Rappelonsshyen briegravevement les aspects essentielsLa theacuteorie de la perception pure est une theacuteorie de la perception qursquoon peut dire soustractive

son enjeu est drsquoeacutetablir qursquoil y a moins dans la perception que dans la matiegravere moins dans larepreacutesentation que dans la preacutesentation Revenons aux images Les images nous ditBergson agissent et reacuteagissent les unes sur les autres selon des lois constantes qui sont leslois de la nature Dans cet ensemble drsquoimages rien de nouveau ne semble se produire quepar lrsquointermeacutediaire de certaines images particuliegraveres dont le type mrsquoest fourni par mon corpsMon corps en effet est une image qui agit comme les autres images en recevant et enrendant du mouvement avec cette unique diffeacuterence qursquoil laquo paraicirct choisir dans une certainemesure la maniegravere de rendre ce qursquoil reccediloit raquo Mon corps est donc un laquo centre drsquoaction raquo nonun producteur de repreacutesentation Drsquoougrave la double deacutefinition de Bergson laquo Jrsquoappelle matiegraverelrsquoensemble des images et perception de la matiegravere ces mecircmes images rapporteacutees agrave lrsquoactionpossible drsquoune certaine image deacutetermineacutee mon corps raquo [9]

22

Quel est lrsquointeacuterecirct essentiel drsquoune telle theacuteorie soustractive de la perception Il paraicirct ecirctre lesuivant si pour passer de la matiegravere agrave la perception il fallait ajouter quelque chose cetteadjonction serait proprement impensable et le mystegravere de la repreacutesentation demeureraitentier Mais il nrsquoen est plus de mecircme si lrsquoon peut passer du premier terme au second par voiede diminution et si la repreacutesentation drsquoune image srsquoavegravere ecirctre moins que sa seule preacutesenceOr si les ecirctres vivants constituent dans lrsquounivers des laquo centres drsquoindeacutetermination raquo oncomprend que leur seule preacutesence suppose la suppression de toutes les parties de lrsquoobjetauxquelles leurs fonctions ne sont pas inteacuteresseacutees Bergson suppose ainsi que les ecirctresvivants se laissent traverser par celles drsquoentre les actions exteacuterieures qui leur sontindiffeacuterentes les autres isoleacutees deviennent des perceptions par leur isolement mecircme Drsquoougravele rapport litteacuteralement de partie agrave tout qui existe entre la perception consciente et la matiegravereOn laquo pourrait ltmecircmegt dire eacutecrit Bergson que la perception drsquoun point mateacuteriel quelconqueest infiniment plus vaste et plus complegravete que la nocirctre raquo [10] Percevoir crsquoest parvenir agrave resteragrave la surface des images crsquoest imposer agrave cellesshyci un devenir superficiel loin de la profondeurinfinie de la perception mateacuterielle

23

Nous ne percevons donc qursquoune part infime des images dont est fait notre environnement etcrsquoest au sein de cette partie que nous opeacuterons des choix Il y a donc crsquoest un point agravesouligner car Bergson luishymecircme ne le fait pas et nous en aurons besoin par la suite il y adonc nous sembleshytshyil deux seacutelections agrave lrsquoœuvre dans la theacuteorie de la perception la laquoseacutelection des images raquo qui donne son titre au premier chapitre crsquoest drsquoune part celle qui estfaite par le corps avant le choix et crsquoest drsquoautre part celle qui procegravede du choix effectueacute parlrsquoesprit au sein des eacuteleacutements perceptifs deacutejagrave seacutelectionneacutes par le corps parmi lrsquoinfiniteacute desimages En effet si lrsquoesprit est libre crsquoest en tant qursquoil choisit qursquoil seacutelectionne certainesactions parmi la multipliciteacute des actions possibles qursquoil perccediloit agrave mecircme le monde maislrsquoesprit ne peut choisir que parce qursquoune seacutelection anteacuterieure agrave son choix et donc uneseacutelection elleshymecircme non libre agrave deacutejagrave eacuteteacute opeacutereacutee agrave savoir la seacutelection des images par lecorps seacutelection qui constitue cette fois les termes du choix Le corps est commelrsquoeacutemiettement continu drsquoune matiegravere infinie dont la poudre constitue les termes du choix offertsagrave lrsquoesprit Le corps seacutelectionne les termes lrsquoesprit choisit parmi les termes Il y a donc trois

reacutealiteacutes dans la perception matiegravere corps esprit Communication seacutelection action

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On pourrait encore dire les choses ainsi au fond ce que permet le corps crsquoest le fini Oui legain extraordinaire du corps pour Bergson crsquoest le fini crsquoest une interruption massiveimmense opeacutereacutee dans lrsquoinfini des communications Le corps est pour lrsquoesprit comme le pareshybrise de lrsquoinfini alors que pour chaque parcelle de matiegravere aussi infime soitshyelle nouspouvons envisager une infiniteacute drsquoinformations le corps conquiert la finiteacute agrave force de refusLrsquoeacutemergence du vivant agrave mecircme lrsquoinorganique crsquoest cela un barrage lieacute agrave une formidablepuissance de deacutesinteacuterecirct pour ce qui se communique Le vivant ce nrsquoest pas en premier lieulrsquoeacutemergence drsquoune puissance de choix inteacuteresseacutee mais lrsquoeacutemergence drsquoun deacutesinteacuterecirct massifpour le reacuteel au profit de quelques rares parcelles de celuishyci qui constituent le tout de laperception Le corps crsquoest ce qui discerne dans lrsquoinfiniteacute de la communication imageantequelques rares actions virtuelles susceptibles drsquointeacuteresser lrsquoaction Ce nrsquoest qursquoen second lieudans un second temps quand le corps a deacutesinteacuteresseacute la conscience de la quasishyinteacutegraliteacutedes images que le choix libre de lrsquoesprit peut srsquoeffectuer La seacutelection que lrsquoon nommerapremiegravere celle du corps crsquoest cela la perception comme ensemble drsquoactions possibles Laseacutelection que lrsquoon nommera seconde celle de lrsquoesprit est notonsshyle beaucoup moinsappauvrissante que celle du corps lrsquoesprit choisit une option aux deacutepens drsquoun nombre finidrsquooptions eacutegalement possibles alors que le corps seacutelectionne un nombre fini drsquooptions auxdeacutepens drsquoune infiniteacute drsquoimages qui le traversent sans laisser de trace

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Nous dirons alors que le caractegravere peutshyecirctre le plus saisissant de la theacuteorie bergsonienne dela perception ce qui en fait une theacuteorie antishykantienne drsquoune rare radicaliteacute crsquoest que pourBergson la perception nrsquoest pas une synthegravese mais une ascegravese La perception ne soumetpas comme chez Kant la matiegravere sensible agrave une forme subjective car le lien la connexionla forme appartiennent tout entier agrave la matiegravere La perception ne connecte pas elledeacuteconnecte Elle nrsquoinforme pas un contenu mais incise un ordre Elle nrsquoenrichit pas la matiegraveremais au contraire lrsquoamoindrit

3 shyLa meacutemoireshycontraction

26

Revenons agrave notre projet initial

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La perspective que nous avons adopteacutee est la suivante tenter de montrer que la theacuteorie dela perception pure reacutepond mieux que la suite de Matiegravere et meacutemoire agrave lrsquoexigencedrsquoimmanence antishykantienne La thegravese que lrsquoon soutient consiste donc agrave montrer que cetteexigence paraicirct entameacutee agrave partir du moment ougrave Bergson fait drsquoune telle theacuteorie qui refuse dediffeacuterencier essentiellement la matiegravere de la perception une theacuteorie vraie en droit mais nonen fait et cela parce que la perception est en veacuteriteacute toujours mecircleacutee de meacutemoire Notre propos

est de deacutegager la raison pour laquelle lrsquoexigence immanentiste devrait consister agrave soutenirque cette theacuteorie est vraie non seulement en droit mais aussi en fait et drsquoessayer de montrercomment une telle thegravese pourrait ecirctre deacutefendue

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La coiumlncidence de la perception avec lrsquoobjet perccedilu existe donc selon Bergson en droit plutocirctqursquoen fait Car le fond drsquointuition reacuteelle et quasishyinstantaneacutee sur lequel repose notre perceptionlaquo est peu de chose en comparaison de tout ce que notre meacutemoire y ajoute raquo [11] MaisBergson fait intervenir ici deux types de meacutemoire Cette distinction cependant ne recoupepas la distinction fameuse du chapitre II entre les deux meacutemoires crsquoestshyagraveshydire la distinctionentre la meacutemoireshyhabitude inheacuterente aux meacutecanismes moteurs du corps et lrsquoimageshysouvenirde la meacutemoire proprement spirituelle La distinction qui nous inteacuteresse et qui intervient degraves lepremier chapitre se deacuteploie quant agrave elle au sein mecircme de la meacutemoire mise en œuvre parlrsquoesprit Elle oppose au sein de la meacutemoire spirituelle les deux formes que celleshyci peutprendre dans son entremecirclement agrave la perception On peut nommer ces deux meacutemoires lameacutemoireshyrappel et la meacutemoireshycontraction

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La meacutemoireshyrappel constitue avec la perception un circuit complexe par lequel ce queBergson nomme dans le chapitre II laquo la reconnaissance attentive raquo devient possible Elleconsiste en ceci que toute imageshysouvenir capable drsquointerpreacuteter notre perception actuelle srsquoyglisse si bien que nous ne pouvons plus discerner ce qui est perception et ce qui est souvenirLrsquoexemple que donne Bergson est celui de la lecture qursquoil assimile agrave un veacuteritable travail dedivination nous ne nous contentons pas de percevoir passivement les signes sur la pagecar lrsquoesprit agrave partir de quelques traits caracteacuteristiques comble lrsquointervalle par des souvenirsshyimages projeteacutes sur le papier et se substituant aux caractegraveres reacuteellement imprimeacutes Laseconde meacutemoire qui impregravegne notre perception nrsquoest plus celle qui innerve le preacutesent denotre meacutemoire du passeacute mais celle qui constitue ce preacutesent luishymecircme il srsquoagit de lameacutemoireshycontraction En effet si courte que soit notre perception elle occupe toujours unecertaine dureacutee et exige donc un effort de meacutemoire qui prolonge les uns dans les autres unepluraliteacute de moments Bergson peut ainsi eacutecrire que laquo la meacutemoire sous ces deux formes entant qursquoelle recouvre drsquoune nappe de souvenirs un fond de perception immeacutediate et en tantaussi qursquoelle contracte une multipliciteacute de moments constitue le principal apport de laconscience individuelle dans la perception le cocircteacute subjectif de notre connaissance deschoses raquo [12]

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Le problegraveme de la connaissance de la matiegravere devient alors le suivant notre perceptionsemblait (telle eacutetait lrsquoavanceacutee deacutecisive du chapitre premier) rejoindre directement la matiegravereen elleshymecircme Nous percevions en lrsquoobjet lrsquoimage en soi qursquoil est effectivement La matiegravere nerecelait aucune profondeur aucun aspect cacheacute Lrsquoimmanentisme de Bergson tenait en cesens au fait que la matiegravere se donnait pleinement pour ce qursquoelle eacutetait aucun espace nrsquoeacutetaitpossible pour une chose en soi inaccessible agrave la connaissance pour une transcendancecacheacutee Et par ailleurs le monde nrsquoeacutetait pas immanent agrave la conscience il nrsquoeacutetait pas une

transcendance dans lrsquoimmanence agrave la faccedilon de lrsquoobjectiviteacute husserlienne Crsquoest au contraire laconscience qui glissait sur la surface de la matiegravere en soi celleshyci eacutetant identique agrave ce quecroit en saisir le sens commun Mais introduisant la meacutemoire Bergson semble srsquoeacuteloignerfortement drsquoun tel sens commun Car la matiegravere devient alors ce qui reste de la perceptionune fois qursquoon en a retireacute ce que la meacutemoire sous ses deux formes ne cesse drsquoy introduire

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Or il nous paraicirct que cette correction porte irreacutemeacutediablement atteinte agrave lrsquoimmanentisme deBergson et cela en raison de lrsquointroduction non de la meacutemoireshyrappel mais de la meacutemoireshycontraction La meacutemoireshyrappel en effet nrsquooblitegravere pas la possibiliteacute drsquointuitionner la matiegravereen soi Nous pouvons par une attention suffisante accordeacutee agrave lrsquoobjet perccedilu faire en sorte queles steacutereacuteotypes du passeacute ne viennent pas recouvrir la singulariteacute de la chose reacuteelle Crsquoest parexemple ce que nous faisons lorsque nous relisons un texte en vue drsquoen corriger les coquilles nous nous efforccedilons de lire les mots tels qursquoils sont effectivement eacutecrits sur la page et nontels que nous savons qursquoils srsquoeacutecrivent Un effort de concentration suffit donc en droit agraveextirper le voile de la meacutemoireshyrappel de la perception preacutesente en sorte de libeacuterer la matiegraveredes meacutecanismes de la reconnaissance Lrsquoimmanentisme de la perception pure nrsquoest donc pasaffecteacute par lrsquoadjonction de la meacutemoireshyrappel Il nrsquoen va pas de mecircme croyonsshynous de lameacutemoireshycontraction Pour saisir ce point il faut drsquoabord exposer plus preacuteciseacutement en quoiconsiste cette seconde forme de meacutemoire et en quoi consiste surtout lrsquoopeacuteration drsquoextractionde cette meacutemoire hors de la perception agrave laquelle elle est supposeacutee se mecircler Cette secondeforme de la meacutemoire est exposeacutee pour lrsquoessentiel dans le quatriegraveme et dernier chapitre deMatiegravere et meacutemoire La meacutemoire contractante a pour source la theacuteorie bergsonienne durythme des dureacutees Ce rythme Bergson lrsquointroduit par un exemple significatif et demeureacuteceacutelegravebre celui de la vibration lumineuse Dans lrsquoespace drsquoune seconde eacutecritshyil la lumiegravererouge accomplit 400 trillons de vibrations autant dire un nombre drsquoeacuteveacutenements immenseqursquoil ne nous faudrait pas moins de 25 000 ans pour eacutenumeacuterer si chacune de ces vibrationsdurait assez longtemps pour parvenir agrave notre conscience Nous opeacuterons donc une formidablecontraction de la reacutealiteacute mateacuterielle lorsque nous percevons en un moment ce qui inclut en soiun nombre immense drsquoeacuteveacutenements Or crsquoest un tel travail de contraction qui donne lieu auxqualiteacutes Selon Bergson en effet lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des qualiteacutes est due agrave la contraction desvibrations homogegravenes et agrave ce titre quantifiables dont se compose la matiegravere

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Citons ici le texte crucial laquo Ne pouvonsshynous pas concevoir que lrsquoirreacuteductibiliteacute de deuxcouleurs aperccedilues tienne surtout agrave lrsquoeacutetroite dureacutee ougrave se contractent les trillions de vibrationsqursquoelles exeacutecutent en un de nos instants Si nous pouvions eacutetirer cette dureacutee crsquoestshyagraveshydire lavivre dans un rythme plus lent ne verrionsshynous pas agrave mesure que ce rythme se ralentiraitles couleurs pacirclir et srsquoallonger en impressions successives encore coloreacutees sans doute maisde plus en plus pregraves de se confondre avec des eacutebranlements purs Lagrave ougrave le rythme dumouvement est assez lent pour cadrer avec les habitudes de notre conscience comme ilarrive pour les notes graves de la gamme par exemple ne sentonsshynous pas la qualiteacuteperccedilue se deacutecomposer drsquoelleshymecircme en eacutebranlements reacutepeacuteteacutes et successifs relieacutes entre euxpar une continuiteacute inteacuterieure raquo [13]

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En drsquoautres termes ce que la matiegravere est en elleshymecircme peut ecirctre ressaisi par une certaineexpeacuterience de penseacutee pour peu que nous admettions lrsquoideacutee drsquoune variabiliteacute des rythmes dela dureacutee drsquoun degreacute de tension dit Bergson qui nous fait comprimer sous la forme dequaliteacutes distinctes un nombre immense drsquoeacuteveacutenements qui pour la matiegravere repreacutesententautant de moments en lesquels ces qualiteacutes sont deacutelayeacutees Plus le rythme est lent plus leseacuteveacutenements mateacuteriels sont distingueacutes et plus dilueacutees sont les qualiteacutes degraves lors que cellesshycise trouvent disperseacutees dans le cours de la succession temporelle La notion de rythme nousconvie donc agrave appreacutehender ce qursquoon pourrait appeler une laquo eacutechelle concregravete des temporaliteacutesraquo Nous nrsquohabitons pas seulement agrave une certaine eacutechelle de la matiegravere immenseacutement plusvaste que celle de lrsquoatome et immenseacutement moins vaste que celle des galaxies Nousoccupons aussi une eacutechelle des dureacutees un rythme particulier drsquoeacutecoulement du temps quinous rend inconscient de tous les eacuteveacutenements infeacuterieurs agrave 2 milliegravemes de secondes alorsqursquoune telle dureacutee est suffisante agrave la matiegravere lumineuse pour produire des millions devibrations crsquoestshyagraveshydire des millions drsquoeacuteveacutenements distincts

4 shyCritique de la meacutemoireshycontraction

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Nous nommerons laquo deacutetente raquo [14] lrsquoopeacuteration par laquelle Bergson laquo deacuteshycontracte raquo le produitqualitatif de la meacutemoire en sorte de deacutecanter la perception mateacuterielle de son enveloppemeacutemorielle et subjective et cela pour retrouver la matiegravere telle qursquoelle est en soi et non pournous Tacircchons alors drsquoexpliquer ce qui nous paraicirct poser problegraveme dans cette theacuteorie de ladeacutetente et cela en essayant de donner une allure bergsonienne agrave notre insatisfaction

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On sait comment Bergson critique la thegravese suivant laquelle il nrsquoy aurait qursquoune diffeacuterence dedegreacute entre la perception et le souvenir crsquoestshyagraveshydire la thegravese empiriste suivant laquelle lesouvenir ne serait qursquoune perception affaiblie si tel eacutetait le cas remarqueshytshyil il faudrait aussibien soutenir lrsquoinverse crsquoestshyagraveshydire qursquoun souvenir intense ne se distingue pas drsquouneperception faible inversion qui suffit agrave faire eacuteclater lrsquoincoheacuterence de la thegravese Eh bien crsquoestdrsquoune mecircme faccedilon que nous exprimerons nos doutes concernant lrsquoopeacuterateur de deacutetente eneffet si le ralentissement du rythme de la dureacutee eacutequivalait agrave la dilution ou encore au laquodeacutelayage raquo dit Bergson des qualiteacutes alors il faudrait soutenir agrave lrsquoinverse que touteexpeacuterience de dilution des couleurs ou drsquoeacutevolution des sons vers le grave eacutequivaut agravelrsquoexpeacuterience drsquoun ralentissement de la dureacutee Ou encore si lrsquoon soutient que la dureacuteemateacuterielle fait pacirclir les couleurs et assourdit les sonoriteacutes il faudrait soutenir aussi bien quetoute perception drsquoune couleur pacircle ou drsquoun son grave nous fait changer de rythme de dureacuteeMais ce nrsquoest eacutevidemment pas le cas puisque nous expeacuterimentons au contraire notrecapaciteacute agrave parcourir la palette du peintre ou les gammes drsquoun piano sans modifier en riennotre rythme vital puisque les notes graves ne modifient pas les exigences rythmiques de lapartition ou du meacutetronome Rythme de la dureacutee et tonaliteacute de la gamme sont donc indiffeacuterentslrsquoun agrave lrsquoautre non seulement parce que les tons les plus graves peuvent ecirctre joueacutes sur unrythme plus rapide que les plus aigus mais aussi parce qursquoil se peut que le temps passe plus

vite tandis que jrsquoeacutecoute telle seacutequence grave que jrsquoaime particuliegraverement tandis que le tempsme semblera long en eacutecoutant telle seacutequence aigueuml qui mrsquoennuie

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Degraves lors il semble que je ne puisse opeacuterer une reacuteelle deacutetente de la perception et deacutemecirclerainsi lrsquoen soi mateacuteriel de la meacutemoire subjective Agrave regarder la chose de plus pregraves onsrsquoaperccediloit que la difficulteacute qursquoil y a agrave deacutemecircler la perception de la meacutemoireshycontraction vient dece que cette derniegravere est supposeacutee constituer les qualiteacutes mecircmes de la perception ce quinrsquoeacutetait pas le cas de la meacutemoireshyrappel Alors que dans ce dernier cas je pouvais fairelrsquoexpeacuterience concregravete de la dissociation de la meacutemoire et de la perception crsquoeacutetait lrsquoexpeacuteriencede la lecture attentive ce nrsquoest deacutesormais plus possible Je me trouve en effet face agravelrsquoalternative aporeacutetique suivante soit je tente drsquointuitionner directement le reacutesultat de ladeacutetente mais je ne fais alors que reconduire lrsquoexpeacuterience de ma dureacutee propre et non celle dela dureacutee mateacuterielle expeacuterience des couleurs qui pacirclissent ou des sons qui deviennent plusgrave Soit je mrsquoen remets agrave la science pour deacutegager la nature vibratoire et homogegravene de lamatiegravere mais en ce cas je me contente drsquoenregistrer le reacutesultat drsquoune expeacuterimentation au lieude penser la nature supposeacutee continue de la matiegravere homogegravene et de la perceptionheacuteteacuterogegravene Jrsquoaccegravede dans ce dernier cas agrave la nature vibratoire de la matiegravere mais par lebiais drsquoune science qui est sans continuiteacute avec ma perception concregravete des qualiteacutes

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Autrement dit la meacutemoireshycontraction semble abolir le reacutesultat principal de la theacuteorie de laperception pure agrave savoir celle de la connaissabiliteacute de lrsquoen soi La matiegravere nous apparaicirct eneffet comme ce qui nrsquoa pas fait lrsquoobjet du travail de la contraction Mais comme cettecontraction a toujours deacutejagrave eu lieu comme elle est supposeacutee affecter jusqursquoaux composanteseacuteleacutementaires de la perception nous ne voyons aucun moyen convaincant de faire le chemininverse en sorte de retrouver la matiegravere en soi non encore affecteacutee par notre dureacuteesubjective Pour le dire encore autrement le vice de la meacutemoire contractante paraicirct ecirctre denous faire replonger drsquoune theacuteorie de la perceptionshyascegravese moment profondeacutement original dela conception bergsonienne moment aussi ougrave son anticriticisme est le plus radical agrave unetheacuteorie de la perceptionshysynthegravese soumise agrave ce titre agrave la seacuteparation kantienne du pourshynouset de lrsquoenshysoi En effet la force de la theacuteorie asceacutetique de la perception consistait en ceci quela forme de la matiegravere eacutetait poseacutee en la matiegravere elleshymecircme la synthegravese eacutetait mateacuterielle etconsistait dans les relations reacutegleacutees que les images entretenaient les unes avec les autres larepreacutesentation nrsquoajoutait aucune forme de synthegravese agrave la matiegravere Mais tout change avec latheacuteorie contractante de la meacutemoire car alors la perception introduit de nouveau agrave mecircme lamatiegravere une forme une synthegravese en lrsquooccurrence une compression temporelle qui se donnecomme la genegravese des qualiteacutes immeacutediates Mais si la perception est syntheacutetique alors noussommes en veacuteriteacute condamneacutes agrave ne jamais deacutecouvrir la nature du mateacuteriau syntheacutetiseacutepuisque nous sommes enfermeacutes dans les limites drsquoune telle synthegravese Crsquoest lrsquoexpeacuterience quenous avons faite de notre incapaciteacute agrave intuitionner une deacutetente qui nous fasse sortir du mondequalitatif propre agrave notre dureacutee intime

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Pour mieux faire saisir la difficulteacute on peut ici eacutevoquer les anticipations de la perception deKant On sait que dans lrsquoAnalytique des principes de la premiegravere Critique [15] Kant soutientque nous pouvons anticiper non seulement sur la forme du pheacutenomegravene mais aussi dans unecertaine mesure sur sa matiegravere et cela en affirmant que toute reacutealiteacute admet un degreacute crsquoestshyagraveshydire une quantiteacute intensive non divisible en uniteacutes mais en diffeacuterentielles Nous savons eneffet que le temps est divisible agrave lrsquoinfini et qursquoen conseacutequence entre un degreacute X de qualiteacutesdonneacutees degreacute supposeacute conscient et le degreacute 0 de conscience il srsquoest eacutecouleacute une infiniteacute demoments dans le temps qui ont fait lrsquoobjet de synthegraveses non encore conscientes Les qualiteacutesen apparence immeacutediates de la perception ont donc en veacuteriteacute deacutejagrave eacuteteacute informeacutees par laconscience La perception est la somme ou encore lrsquointeacutegrale de diffeacuterentielles qui seulespeuvent ecirctre identifieacutees agrave la chose en soi Mais pour retrouver cette chose en soi telle qursquoenelleshymecircme il nous faudrait disposer drsquoune opeacuteration de deacuterivation telle que nous serionsassureacutes qursquoelle correspondrait agrave lrsquoinverse exact de lrsquointeacutegration preacuteshyconsciente de laperception Or crsquoest lagrave ce que nous ne pouvons en aucun cas deacuteterminer de faccedilon sucircreNous dirions en ce sens que Bergson paraicirct achopper sur une difficulteacute qui parshydelagravedrsquoeacutevidentes diffeacuterences rappelle celle qui contribuait agrave justifier le scepticisme drsquoun SalomonMaiumlmon car Maiumlmon dans son Essai sur la philosophie transcendantale ayant preacuteciseacutementidentifieacute le noumegravene agrave la diffeacuterentielle de conscience et le pheacutenomegravene agrave son inteacutegration parlrsquoimagination productrice srsquointerdisait drsquoopeacuterer par la connaissance le chemin inverse celuiqui irait du pheacutenomegravene au noumegravene Le noumegravene doit selon lui nous demeurer inconnuparce que nous ne pouvons jamais ecirctre sucircr que la deacuterivation proposeacutee par le philosophe pourretrouver le noumegravene sera le symeacutetrique exact de lrsquointeacutegration conscientielle drsquoun telnoumegravene [16]

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Bref il nous semble que tous les acquis antishykantiens et immanentistes de la perceptionshyascegravese se voient mis en peacuteril par un retour de Bergson dans le giron de la synthegravesesubjective Degraves lors que Bergson introduit agrave mecircme la subjectiviteacute le travail de la synthegravese ilreconduit la possibiliteacute drsquoune chose en soi devenue inaccessible agrave la penseacutee et ainsi lapossibiliteacute drsquoune transcendance radicale Lrsquoenjeu de la discussion devient alors le suivant peutshyon envisager une theacuteorie de la perceptionshyascegravese qui eacutevite drsquoen passer par le momentsyntheacutetique de la contraction Agrave quoi ressemblerait une telle theacuteorie et comment pourraitshyontenter de la justifier

5 shyRetour agrave la perception pure

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Comment penser une perception pure sans meacutemoire contractante

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Revenons agrave la raison qui paraicirct inciter Bergson agrave introduire lrsquoideacutee de contraction Cette raisonsi lrsquoon y reacutefleacutechit semble bien se reacuteduire agrave un fait agrave savoir que la science de la matiegravereeacuteleacutementaire deacutecompose des dureacutees conscientes minimes en eacuteveacutenements extraordinairementrapides en lrsquooccurrence des vibrations lumineuses Crsquoest drsquoune telle reacutealiteacute vibratoire de la

matiegravere que la theacuteorie de la meacutemoire contractante entend rendre raison en pointant le procegravespar lequel cet eacutetat mateacuteriel se transforme pour nous en qualiteacutes distinctes Mais qursquoy ashytshyildans un tel fait qursquoune theacuteorie de lrsquoimage ne suffirait pas agrave deacutecrire Il semble que la difficulteacutevienne de ce qursquoune image celle de la perception coloreacutee est supposeacutee contenir beaucoupdrsquoautres images celle des vibrations homogegravenes Or si une image nous preacutesentaiteffectivement la matiegravere telle qursquoen elleshymecircme sa vibration prodigieuse ne devraitshyelle paselle aussi nous apparaicirctre Puisque ce nrsquoest pas le cas il faut bien admettre que notre saisiedu monde y introduit une opeacuteration qui le modifie

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Agrave cette objection Bergson nous donne pourtant luishymecircme les moyens de reacutepondre aiseacutement ne nous ashytshyil pas dit que la theacuteorie de lrsquoimage supposait qursquoil y avait beaucoup plus de chosesdans la matiegravere que dans la repreacutesentation Nrsquoashytshyil pas fondeacute son immanentisme sur le faitque la matiegravere eacutetait non pas autre mais plus que la repreacutesentation Degraves lors qursquoestshyce quinous empecircche drsquoaccorder agrave la matiegravere toutes les images que nous pouvons en retirer Car sila matiegravere est un ensemble drsquoimages pittoresques rien nrsquointerdit de dire qursquoelle est aussi enplus un ensemble drsquoimages ougrave les qualiteacutes nrsquoont plus cours rien nrsquointerdit de faire de lamatiegravere toutes les images que nous pouvons en avoir agrave toutes les eacutechelles du temps et aussibien de lrsquoespace Crsquoeacutetait lagrave reacutepeacutetonsshyle la force mecircme de la theacuteorie soustractive de laperception pure la chose en soi crsquoeacutetait tous les points de vue susceptibles drsquoecirctre pris surcette chose les plus rapprocheacutes ceux de ses moindres deacutetails comme les plus eacuteloigneacutesPourquoi en ce cas ne pas en dire autant de la matiegravere lumineuse et soutenir que la lumiegraverece sont toutes les images susceptibles drsquoecirctre prises de celleshyci couleurs du spectres aussibien que vibrations homogegravenes Rien ne nous interdit drsquoaccorder agrave la matiegravereshyimage cesdeux points de vue de consideacuterer que celleshyci est heacuteteacuterogegravene et de plus homogegravene imageshyperception et image expeacuterimentale image coloreacutee et image vibratoire Cela revientsimplement agrave dire que de la matiegravere qursquoelle se compose drsquoimages radicalement distinctessuivant ses eacutechelles temporelles et spatiales Autrement dit cela revient agrave accorder agrave lamatiegravere tous les rythmes de la dureacutee et agrave faire de la perception humaine non la contractionde la quantiteacute mateacuterielle mais la seacutelection drsquoun des rythmes drsquoune matiegravereshyimage qui lescontiendrait toutes

6 shyLe modegravele soustractif

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Degraves lors nous pouvons commencer agrave examiner en quoi consisterait un modegravele purementsoustractif tireacute de Matiegravere et meacutemoire un modegravele fait de soustractions sans contractions

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Voici les deux postulats dont nous partirons

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1 La matiegravere est composeacutee drsquoimages Ces images communiquent toutes les unes avec les

autres selon des lois identifieacutees aux lois de la nature Cette communication on la nommeradu terme de flux flux par lesquels les images reccediloivent et transmettent du mouvement auximages La matiegravere consiste donc dans une multipliciteacute agrave la fois qualitative et quantitativepittoresque et homogegravene

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On peut alors convenir du lexique suivant on nommera heacuteteacuterogegravene une multipliciteacute non passeulement qualitative mais agrave la fois qualitative et quantitative Si lrsquohomogegravene demeureidentifiable agrave la quantiteacute lrsquoheacuteteacuterogegravene cesse drsquoecirctre identifiable agrave la qualiteacute Lrsquoheacuteteacuterogegravene estplus heacuteteacuterogegravene que la qualiteacute comprenant non seulement les diffeacuterences des qualiteacutes entreelles mais aussi les diffeacuterences des quantiteacutes entre elles et la diffeacuterence de la qualiteacute engeacuteneacuteral drsquoavec la quantiteacute

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2 Agrave ces images connecteacutees entre elles par les flux il faut ajouter des interceptions descoupures qui nrsquoapportent rien drsquoautre aux images que leur isolement local que leur devenirsuperficiel Ici on srsquoeacuteloigne un peu pour des raisons de clarteacute de la theacuteorie de Bergson ausens strict au lieu de dire que la rareacutefaction des images dans la perception est due au faitque le vivant se laisse traverser par la plupart des images pour nrsquoen retenir que certaines ondit que cette rareacutefaction est due agrave des coupures des barrages qui ne permettent qursquoagravecertains flux de peacuteneacutetrer jusqursquoagrave la conscience Lrsquoessentiel demeure la perception est detoute faccedilon encore penseacutee comme rareacutefaction de la matiegravere

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Nous pouvons formuler plus preacuteciseacutement ces deux postulats en les ramassant tous deuxdans la proposition suivante il y a du devenir et le devenir ce sont les flux et leursinterceptions Cet eacutenonceacute soutient la chose suivante un flux ne suffit pas agrave constituer undevenir pour cela il y faut eacutegalement de lrsquointerception Les flux certes transmettent dumouvement mais ce mouvement nrsquoest pas un devenir en ce sens que reacutegi par les lois de lanature il connecte toute image agrave toute autre image selon une neacutecessiteacute qui sature enquelque sorte le reacuteel Toute chose eacutetant connecteacutee agrave toute autre selon des lois laconnaissance drsquoune image nous suffit en droit agrave deacuteterminer le mouvement preacutesent passeacute etfutur de toutes les autres et cela agrave tel point que la diffeacuterence mecircme entre ces troisdimensions du temps srsquoefface au profit drsquoun reacuteseau immuable de transmissions demouvements On est face agrave une immobiliteacute faite de mouvements analogue agrave celle depuissants jets drsquoeau dont le mouvement continu de la matiegravere aboutit agrave lrsquoimmobiliteacute continuede la forme Les flux livreacutes agrave euxshymecircmes sont une telle mobiliteacute pure srsquoimmobilisant du faitmecircme qursquoaucun obstacle nrsquoen entrave le deacuteploiement ce sont des liens entre toutes chosesreacutegis par des lois fixes

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Pour qursquoil y ait devenir il faut que quelque chose se passe et pour que quelque chose sepasse il ne suffit pas que quelque chose passe il faut au contraire que quelque chose ne

passe pas il faut une deacuteconnexion Crsquoest la seule faccedilon drsquointroduire dans la matiegravere undevenir sans introduire autre chose que de la matiegravere crsquoest la seule faccedilon pour nous demaintenir la laquo formule magique raquo de Deleuze laquo PLURALISME = MONISME raquo [17] sansreconduire le dualisme Le monisme de la matiegravere heacuteteacuterogegravene va accueillir en lui le pluralismede lrsquoeacuteveacutenementialiteacute sans accueillir pour autant autre chose que la matiegravere donc sans quesrsquointroduise de dualiteacute ontologique

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Voyons comment une telle opeacuteration est possible La condition pour qursquoil y ait du devenircrsquoest qursquoun changement se produise qui ne se reacuteduise pas agrave un flux mateacuteriel Cela nousimpose la thegravese suivante il faut qursquoil existe un devenir des interceptions mecircmes Il faut queles interceptions changent Mais comment un tel changement estshyil pensable Au regard dece que nous avons dit cela ne peut se produire que drsquoune seule faccedilon il faut que lesinterceptions de flux se deacuteplacent sur les lignes de flux

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Nous obtenons le scheacutema 1

Scheacutema 1 interceptions de flux et flux drsquointerceptions52

Ougrave lrsquoon voit qursquoun devenir crsquoest deux devenirs pour qursquoil y ait devenir il faut que le devenirdevienne deux fois comme flux drsquoimages et comme flux drsquointerception des images Ledevenir est donc composeacute drsquoun double fleacutechage qui nrsquointroduit aucun dualisme ontologiqueLe premier fleacutechage est celui du flux Le second fleacutechage introduit seul le devenir On peutalors par ce double fleacutechage obtenir la greffe du thegraveme bergsonien de lrsquoimage avec lethegraveme stoiumlcien des incorporels tel que Deleuze le mobilise dans Logique du sens [18] Onnommera alors Chronos la dimension temporelle des flux et Aiocircn la dimension temporelledes interceptions [19] Qursquoestshyce qui nous autorise agrave reprendre non seulement le lexiquestoiumlcien mais aussi le lexique deleuzien tel que mis en œuvre dans Logique du sens Deuxeacuteleacutements

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1 Drsquoabord on sait que la division entre Aiocircn et Chronos distingue dans Logique du sens latemporaliteacute des causes profondes la temporaliteacute des meacutelanges corporels de celle deseacuteveacutenements incorporels Or crsquoest bien agrave ce type de division que correspond le doublefleacutechage preacuteceacutedent les flux sont bien des meacutelanges dynamiques de matiegravere et lesinterceptions sont bien des incorporels puisqursquoelles ne sont rien de mateacuteriel De plus ledevenir des interceptions est un devenir qui remonte agrave la surface agrave partir de la profondeur desimages puisque le reacutesultat de lrsquointerception est le devenir superficiel de la matiegravere sareacuteduction agrave son enveloppe dans la perception On peut donc leacutegitimement reprendrelrsquoexclamation de Deleuze agrave propos des incorporels laquo Voilagrave maintenant que tout remonte agrave lasurface raquo [20] 2 En second lieu on peut attribuer agrave lrsquoAiocircn ainsi redeacutefini comme deacuteplacementde coupures une proprieacuteteacute homologue agrave celle de lrsquoAiocircn deleuzien agrave savoir lrsquoeacuteveacutenementialiteacute

entendue comme Eacuteveacutenement unique en lequel communiquent tous les eacuteveacutenements laquoaffirmation du hasard en une fois raquo laquo unique lancer pour tous les coups raquo [21] En effet si lrsquoonveut penser le processus par lequel se deacuteplacent les interceptions la temporaliteacute en laquelleles interceptions changent nous devons en exclure toute forme drsquoexplication mateacuterielle Si ledeacuteplacement drsquoune deacuteconnexion proceacutedait des lois mateacuterielles celleshyci se reacuteduirait agrave un fluxcomme un autre et il nrsquoexisterait aucun devenir Mais srsquoil y a devenir aucune loi physique nepeut en rendre compte Ni le deacuteterminisme ni les probabiliteacutes double paradigme explicatifdes processus mateacuteriels ne peuvent donc ecirctre mobiliseacutes pour rendre compte du deacuteplacementdes incorporels Si nous voulons alors dire quelque chose de positif drsquoun tel devenir descoupures il nous reste agrave soutenir que ce devenir constitue certes un hasard mais un hasardimprobabilisable parce que reacutesultat drsquoun unique coup de deacute lanceacute de toute eacuteterniteacute sur latable immuable des flux [22]

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Tacircchons alors de preacuteciser le sens de lrsquoAiocircn ainsi entendu comme deacuteplacement desdeacuteconnexions Tout drsquoabord nous devons revenir sur lrsquoecirctre des deacuteconnexions Nous avons ditque lrsquoun des enjeux du modegravele soustractif eacutetait drsquoeacuteviter toute forme de dualisme ou dediffeacuterenciation entre des modes drsquoecirctre Il ne faut donc pas que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute soit autreque lrsquoecirctreshyflux Or il ne suffit pas pour soutenir cela de dire que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute nrsquoest rien car dire cela crsquoest reconduire un dualisme de type eacutepicurien crsquoestshyagraveshydire un dualisme de lamatiegravere et du vide Le laquo paysage ontologique raquo dresseacute par notre modegravele ressemble en effet agraveun laquo eacutepicurisme en neacutegatif raquo non pas des atomes reacuteels se deacuteplaccedilant de faccedilon hasardeuse (agravela suite du clinamen) dans un vide infini mais des laquo atomes de vides raquo se deacuteplaccedilant de faccedilonhasardeuse dans la pleacutenitude infinie des flux Il faudrait donc que la deacuteconnexion se reacuteduiseelleshymecircme ultimement agrave la pleacutenitude du flux heacuteteacuterogegravene Mais comment penser une coupurede flux qui soit elleshymecircme un flux sans lrsquoannuler comme coupure Tout simplement enreacuteduisant la coupure agrave un deacutetour du flux accompagneacute du mecircme coup drsquoun effetshyretardimposeacute agrave ce mecircme flux Il suffit de multiplier le deacutetour agrave lrsquoinfini pour obtenir un retard luishymecircmeaussi durable que deacutesireacute Une coupure est une accumulation locale agrave la puissance n dedeacutetours de flux Nous sommes alors dans une ontologie strictement continuiste qui produit le0 agrave partir drsquoune sommation agrave lrsquoinfini du 1 ou qui produit le rien agrave partir drsquoune sommation agravelrsquoinfini du reacuteel

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En identifiant la coupure au deacutetour nous nous sommes ainsi assureacutes que rien nrsquoexistait sinonla matiegravere Reste qursquoil faut maintenir srsquoil y a devenir la distinction de Chronos et drsquoAiocircnPourquoi Le devenir on lrsquoa dit deacutepend du devenir des coupures donc du devenir desdeacutetours Le devenir drsquoun deacutetour crsquoest son deacuteplacement sur une ligne de flux Mais commentou agrave quelle condition peutshyon penser un tel deacuteplacement Agrave une condition simple il nousfaut du passeacute Or le passeacute drsquoune coupure crsquoest lagrave ce que Chronos ne nous preacutesente en rienOn le verra sans peine par le scheacutema suivant

Scheacutema 2 lrsquoonde56

Si un deacutetour posseacutedait un passeacute mateacuteriel il se reacuteduirait en effet agrave une onde onde dont ledeacuteplacement est figureacute par le scheacutema On entend par onde au sens le plus geacuteneacuteral unmouvement mateacuteriel dont le passeacute aussi bien que lrsquoavenir peut ecirctre en droit reconstitueacute defaccedilon deacuteterministe ou probabilitaire Ecirctre gros si lrsquoon ose dire de son passeacute aussi bien quede son avenir tenir lrsquoun et lrsquoautre enveloppeacute dans son ecirctreshyactuel crsquoest lagrave le propre de lrsquoondeOr le deacutetour nrsquoest pas mateacuteriellement distinct de lrsquoonde puisqursquoil nrsquoest luishymecircme fait que dematiegravere mais son deacuteplacement doit lrsquoecirctre puisque sa temporaliteacute est hasardeuse Nousdevons donc dessiner une seconde ligne de passeacute seule agrave mecircme de distinguer ces deuxindiscernables que sont lrsquoonde et lrsquointerception Nous avons alors le scheacutema suivant

Scheacutema 3 le virtuel57

Cette seconde ligne de passeacute qui nrsquoest plus celle de lrsquoonde je la nomme le virtuel On peutalors fixer le vocabulaire un deacutetour posseacutedant un passeacute mateacuteriel sera dit ecirctre une onde undeacutetour proceacutedant de la ligne du virtuel sera dit ecirctre un pli Sans entrer dans le deacutetail on voitclairement que le virtuel ainsi caracteacuteriseacute a plusieurs points communs deacutecisifs avec le virtueldeleuzien 1 le virtuel nrsquoest pas indeacutetermineacute mais entiegraverement deacutetermineacute 2 le virtuel estreacuteel sinon il nrsquoy aurait pas de devenir du pli le virtuel srsquooppose donc agrave lrsquoactuel mais non aureacuteel 3 le virtuel nrsquoest pas comme le possible le double fantocircmatique de lrsquoactuel identique agravelrsquoactuel moins lrsquoexistence mais le virtuel et lrsquoactuel nrsquoont aucune raison de se ressembler 4Enfin le virtuel est la condition ontologique du devenir authentique crsquoestshyagraveshydire de la creacuteationimpreacutevisible de nouveauteacute [23]

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Mais on dira peutshyecirctre que cette introduction du thegraveme du virtuel dans le modegravele interceptifnrsquoa guegravere drsquointeacuterecirct Tout ce que nous faisons crsquoest drsquoinjecter dans notre modegravele le virtuelbergsonien inheacuterent agrave la conception de la dureacutee comme creacuteation impreacutevisible et de ce faitet pour autant que le virtuel est lrsquoheacuteritage sans doute essentiel du bergsonisme chez Deleuzele modegravele proposeacute aura autant drsquohomologie avec Deleuze qursquoil en aura avec Bergson CertesMais ce qui rend inteacuteressant lrsquointroduction du virtuel dans le modegravele soustractif crsquoest qursquoellenous impose de modifier sur un point essentiel la notion bergsonienne de virtuel Cettemodification peut se formuler ainsi nous sommes conduit agrave penser le virtuelindeacutependamment du couple quantiteacuteshyqualiteacute Or ce couple chez Bergson constitue unepocirclariteacute primordiale pour la penseacutee de la dureacutee pure Dans les Donneacutees immeacutediates de laconscience par exemple la dureacutee pure est la multipliciteacute qualitative opposeacutee agrave une matiegraverehomogegravene et quantitative qui agrave ce titre ne dure pas Dans Matiegravere et meacutemoire on lrsquoa vu laqualiteacute et la quantiteacute sont cette fois penseacutees en leur continuiteacute mais le rocircle de la meacutemoireconsiste preacuteciseacutement agrave obtenir de la qualiteacute par contraction de quantiteacute En revanche dans lemodegravele soustractif cette pocirclariteacute devient inadeacutequate pour penser le virtuel et cela pour lasimple raison que les flux sont deacutejagrave et pleinement qualitatifs et pleinement quantitatifs Laqualiteacute cesse en particulier drsquoecirctre par elleshymecircme la marque de la nouveauteacute Ce qui impliqueque le langage de la creacuteation impreacutevisible ne va plus ecirctre primordialement un langage de laqualiteacute mais un langage du plissement du devenirshyvirtuel du pli un langage qui se voudraen somme une topologie ou encore une geacuteologie du virtuel Par lagrave nous engendrons bien un

effet drsquohomologie avec Deleuze agrave savoir un heacuteritage bergsonien du virtuel srsquoexprimant entermes geacuteologiques plutocirct que qualitatifs [24] laquo Il y a du devenir raquo se dit en effet laquo il y a desplis virtuels raquo ou laquo il y a du plissement raquo

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Pour progresser encore dans la voie drsquoune reconstruction de la penseacutee deleuzienne via ledeacutebut de Matiegravere et meacutemoire il nous faut maintenant souligner le point suivant noussommes sciemment partis drsquoune theacuteorie qui nrsquoest pas exactement celle de la perception puremais qui est plus pauvre que celleshyci Car nous avons morceleacute non seulement Matiegravere etmeacutemoire pour autonomiser le premier chapitre mais aussi la theacuteorie de la perception pureelleshymecircme Expliquonsshynous Bergson se donne dans la theacuteorie de la perception pure uncentre drsquoaction indeacutetermineacute crsquoestshyagraveshydire un ecirctre libre crsquoest une telle liberteacute qui est agrave lrsquooriginede la seacutelection parmi les images de celles qui seules inteacuteressent le vivant Or le refus de toutdualisme nous contraint pour notre part agrave ne pas nous accorder ainsi lrsquoexistence drsquoecirctrespourvus de liberteacute Car nous aurions alors deux types drsquoecirctres des ecirctres libres et des ecirctressoumis aux lois mateacuterielles Si Deleuze voit dans la perception pure un immanentisme crsquoestsans doute qursquoil devine un monisme sous le dualisme apparent de la liberteacute et de la matiegraverePour deacutegager ce monisme il faut montrer que ce que Bergson nomme liberteacute peut ecirctreobtenu comme cas particulier du devenir soustractif Autrement dit il faut montrer en quoi levivant est un cas particulier drsquoun tel devenir

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Reformulons les choses plus clairement Il faut bien voir qursquoen nous donnant des flux et desinterceptions nous ne nous sommes encore donneacute aucun vivant a fortiori aucun ecirctre libreUne interception et mecircme une somme drsquointerceptions ne font pas un vivant Qursquoestshyce qursquounvivant en effet si lrsquoon srsquoinspire de Bergson Crsquoest une rareacutefaction locale des flux car unvivant crsquoest un corps crsquoestshyagraveshydire une seacutelection mais une seacutelection que nous avons nommeacuteepremiegravere une seacutelection anteacuterieure agrave tout choix libre et qui nous offre les termes entrelesquels une liberteacute pourra eacuteventuellement choisir Autrement dit un vivant crsquoest un lieu ougrave lesflux ne passent plus de faccedilon totale et sans discrimination En conseacutequence nous pouvonsavancer la deacutefinition suivante du vivant un vivant est une boucle discontinue drsquointerceptionsUne boucle car il faut assurer un lieu agrave la rareacutefaction des flux une boucle discontinue car unvivant ne doit pas entiegraverement se couper des flux faute de nrsquoavoir plus aucun rapport affectifetou perceptif au monde environnant Jrsquoappelle laquo rareacutefaction raquo tout appauvrissement localiseacutedes flux donc tout vivant Une rareacutefaction est plus qursquoune interception une interception nefait pas une rareacutefaction tandis qursquoune rareacutefaction nrsquoest faite que drsquointerceptions de flux

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Nous obtenons le scheacutema 4 scheacutema du vivant ou du corps

Scheacutema 4 le corps62

On peut alors se poser une question nouvelle agrave savoir y ashytshyil un devenir des vivants Ou

encore y ashytshyil un devenir eacuteveacutementiel des rareacutefactions Si lrsquoon suppose que lrsquoon peut penserle vivant il faut qursquoil y ait un tel devenir En effet srsquoil nrsquoy avait pas de devenir des rareacutefactionson pourrait seulement consideacuterer ce dont est fait un vivant la matiegravere qui en constitue le lieuOn penserait ce dont il est fait mais non ce qursquoil est on le penserait comme organisme maisnon comme rareacutefaction On penserait la substance mateacuterielle des corps mais non le corpsluishymecircme comme lieu de rareacutefaction de seacutelection des images Mais comment penser le vivantnonshyorganique puisque la rareacutefaction nrsquoest elleshymecircme faite de rien puisqursquoil nrsquoexiste pas defluide vital de matiegravere autre que celle de la physique qui singulariserait le mode drsquoecirctre duvivant Une solution agrave cette difficulteacute est la suivante penser le vivant doit revenir agrave penser ledevenir des zones de rareacutefaction Il faut qursquoil existe un passeacute nonshyorganique des corps qursquoilexiste des rareacutefactions virtuelles Il nous faut un passeacute non organique du vivant un devenirinorganique des corps Ou encore il nous faut un corps sans organes [25] Alors si lesplissements demeurent suffisamment coheacuterents pour constituer des plissements derareacutefactions nous pourrons penser la vie agrave partir de son eacutevolution propre et deacutegager ainsiune typologie des devenirs vitaux devenirs qui ne srsquoidentifieront pas aux flux organiques

63

Si nous accordons agrave la science le soin de deacutecrire et de penser les eacutetats de choses crsquoestshyagraveshydire les eacutetats de flux nous reacuteserverons agrave la philosophie la tacircche de deacutecrire et de penser lesdevenirs virtuels Appelons eacutevaluation toute typologie des devenirs vitaux mais inorganiquesQuelle typologie notre eacutevaluation vashytshyelle adopter Quels sont les grands types de devenirsvitaux que peut admettre le vivant entendu comme boucle discontinue drsquointerception Deuxcas eacuteleacutementaires se preacutesentent agrave nous celui du resserrement et celui de lrsquoeacutelargissement desdiscontinuiteacutes Le premier augmente la puissance de deacutesintecircret du vivant le second sesignale par une ouverture eacutelargie agrave une partie des flux On nommera actif le second deveniret reacuteactif le premier

Scheacutema 5 devenir actif devenir reacuteactif64

Mais avant drsquoaller plus loin il est temps de montrer preacuteciseacutement en quoi le modegravele interceptifse distingue de celui la perception pure de Bergson et en quoi consiste lrsquointeacuterecirct de cettedistinction La distinction est la suivante Bergson part du postulat qursquoexistent des ecirctrescapable drsquoagir librement crsquoestshyagraveshydire des centres de seacutelection des images la seacutelectionsupposeacutee eacutetant une seacutelection du second type celle qui deacutesigne un choix libre entre desoptions diverses Il en infegravere alors la nature de la perception qui est quant agrave elle uneseacutelection du premier type une seacutelection nonshylibre des termes du choix Nous avons proceacutedeacuteagrave lrsquoinverse on ne srsquoest donneacute que des seacutelections premiegraveres donc des seacutelections non libres shyet lrsquoon a constitueacute de la sorte le vivant comme une configuration particuliegravere de seacutelectionpremiegraveres On ne prend donc qursquoune partie de la theacuteorie de la perception pure car onnrsquointroduit dans le modegravele construit qursquoun seul type de seacutelection la seacutelection nonshylibre Onpourvoit ensuite ces seacutelections drsquoun devenir impreacutevisible seul susceptible de produire unenouveauteacute et lrsquoon distingue alors deux reacutegimes de la seacutelection actif et reacuteactif On comprendalors que lrsquoavantage du modegravele soustractif est de permettre la greffe de la seacutelectionbergsonienne sur la seacutelection nietzscheacuteenne En effet ayant ocircteacute du modegravele bergsonien la

notion de libreshyarbitre reacutecuseacutee par Nietzsche nous pouvons rapprocher les deux sensnietzscheacuteen et bergsonien du terme seacutelection celui qui deacutesigne la seacutelection des images parla perception et celui qui deacutesigne la typologie des devenirs vitaux Nouvel effet drsquohomologieavec Deleuze le modegravele soustractif nous permet de penser le sens de sa dilection pour deuxphilosophes qursquoagrave premiegravere vue tout seacutepare Mais pour obtenir ce rapprochement de faccedilonrigoureuse il nous faut construire plus preacuteciseacutement le concept drsquoactif

65

Qursquoestshyce qursquoun devenir actif dans le modegravele preacutesent Crsquoest un devenir qui se manifeste parun recul du deacutesinterecirct inheacuterent agrave la constitution mecircme du vivant Ce deacutesinterecirct en tant mecircmeqursquoil est donneacute comme constitutif de lrsquoessence du vivant nous lui donnerons le nom de becirctiseLa becirctise la becirctise laquo agrave front de taureau raquo crsquoest toujours pour le vivant une faccedilon de seconserver dans son ecirctre sans srsquoouvrir agrave lrsquoexteacuterioriteacute Au contraire un devenir actif semanifeste toujours par le fait que quelque chose arrive et plus preacuteciseacutement quelque chosedrsquointeacuteressant Les cateacutegories drsquointeacuteressant et drsquoininteacuteressant se substituent donc pour nous agravecelles de liberteacute et de nonshyliberteacute Car ces deux devenirs actif et reacuteactif ou abecirctissant sontlrsquoun et lrsquoautre anteacuterieurs agrave tout choix libre ils affectent lrsquoespace du choix anteacuterieurement agravetout choix Crsquoest pourquoi le devenir et en particulier le devenir actif doit ecirctre penseacute commeessentiellement passif il faut mecircme le penser comme un accroissement de la passiviteacute duvivant de sa laquo passibiliteacute raquo une faccedilon pour lui drsquoeacuteprouver une affectiviteacute accrue agrave uneparcelle des flux exteacuterieurs Cet accroissement nrsquoest pas luishymecircme mateacuteriel puisqursquoil est unplissement mais il est un devenir qui fait passer un flux accru de la matiegravere dans le corpsLes concepts de rencontre de passiviteacute et mecircme drsquoaffect concepts en reacutesonance avec lapenseacutee deleuzienne de lrsquoeacuteveacutenement prennent ainsi une signification vitale et non plusseulement organique Au corps actif capable drsquoun devenir novateur inventif il est toujoursarriveacute quelque chose son accroissement de puissance ne provient pas drsquoune deacutecisionautonome drsquoun sujet constituant mais drsquoune expeacuterience toujours subie drsquoune eacutepreuveaffective en laquelle se donne une exteacuterioriteacute radicale une exteacuterioriteacute jamais ressentieauparavant comme telle [26]

66

Venons en maintenant pour conclure agrave ce qui nous a paru ecirctre lrsquointeacuterecirct principal du modegravelesoustractif

67

Ce modegravele nous permet drsquoapporter une reacuteponse preacutecise agrave une question qursquoon peut se poser agravepropos de la notion de vie chez Deleuze et aussi bien chez Nietzsche question qui croyonsshynous parcourt deacutejagrave lrsquoœuvre de ces deux philosophes et qui est la suivante comment levivant peutshyil succomber agrave la reacuteactiviteacute Question qursquoon peut eacutegalement formuler agrave la faccedilonde Deleuze dans LrsquoantishyOedipe toutes les forces sontshyelles voueacutees agrave devenir reacuteactives Eneffet qursquoun devenir vital soit actif ne pose pas de problegraveme de compreacutehension pour peuqursquoon accorde qursquoun ecirctre tend agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre on saisit aiseacutement que le vivanttende agrave eacutelargir la surface de son rapport au monde Mais qursquoun ecirctre diminue sa puissancedonc qursquoil diminue sa reacuteceptiviteacute sa passibiliteacute inventive crsquoest eacutevidemment une eacutenigme

Eacutenigme qui se renforce quand on songe qursquoun ecirctre reacuteactif peut propager sa reacuteactiviteacute agravedrsquoautres corps seacuteparer lrsquoactif de ce qursquoil peut et que la reacuteactiviteacute semble mecircme affecter agraveterme les expeacuteriences par ellesshymecircmes les plus novatrices les plus reacutevolutionnaires Laquestion est aussi bien celle du dualisme car si nous ne parvenons pas agrave saisir en quoi lavie est virtuellement reacuteactive nous risquons drsquoaboutir agrave une seacuteparation entre deux modesdrsquoecirctre dont la communication srsquoaveacutererait impensable alors qursquoelle est au contraire manifesteBref comment comprendre que la vie soit complice de la reacuteactiviteacute

68

Le modegravele soustractif apporte une reacuteponse preacutecise agrave question Et cela pour une raison simple crsquoest qursquoun tel modegravele nous conduit agrave soutenir qursquoil existe deux types de mort Et crsquoest parceqursquoil y a deux types de morts qursquoil y a deux types de vies

69

Expliquons et concluons

70

Remarquons drsquoabord que se deacutecouvre bien agrave nous dans notre modegravele une essentielleambiguiumlteacute de la mort Car deux morts paraissent concevables pour les corps inorganiquesqui sont deux faccedilons drsquolaquo effacer raquo les boucles discontinues soit par enfermement etreacutetreacutecissement progressif de la boucle drsquointerception soit par dissipation et disparitionprogressive de la boucle elleshymecircme Ou encore soit une mort par diminution de la surface dela boucle (reacutetreacutecissement des corps) soit une mort par diminution de la boucle (dissipationdes corps) Crsquoest ce que figurera plus clairement le scheacutema suivant

Scheacutema 6 mort reacuteactive mort creacuteative71

On peut dire que la mort par diminution de la surface de la boucle eacutequivaudrait agrave une mortmonadologique une mort par eacutevanouissement replieacute sur luishymecircme le corps srsquoamoindrittoujours davantage jusqursquoagrave lrsquoaneacuteantissement complet On peut concevoir sur ce mode lapuissance de mort du reacuteactif le reacuteactif deacuteveloppe en effet une mort par narcotique pareacutepuisement par indiffeacuterence toujours accrue au monde Nous pouvons nommer du nom deprecirctre le personnage conceptuel porteur drsquoun tel reacutegime de la mort

72

Mais comment penser cette autre possibiliteacute de la mort par diminution de la boucle pardissipation du corps par une ouverture toujours plus large de celuishyci aux flux exteacuterieursjusqursquoagrave srsquoy dissoudre tout entier Et de quel personnage conceptuel ce devenir mortifegravere estshyil cette fois porteur

73

La possibiliteacute de cette seconde mort il nous semble que crsquoest elle qui a domineacute affectivement

notre premiegravere lecture du deacutebut de Matiegravere et meacutemoire lisant ce texte agrave bien des eacutegardssaisissant nous ressentions pourtant dans le mecircme temps une vague terreur Et cetteimpression de terreur eacutetait due agrave ceci la mort en bon mateacuterialiste nous lrsquoavions toujoursconsideacutereacutee comme un retour des corps agrave la matiegravere inorganique donc pour le sujet commeun simple neacuteant Mais si la matiegravere eacutetait ce que Bergson en disait la mort le retour agrave lrsquoeacutetatmateacuteriel ne srsquoidentifiait plus du tout au neacuteant bien plutocirct agrave la folie et mecircme agrave une folieinfinie Car le devenirshymateacuteriel crsquoeacutetait lrsquoeffacement de la seacutelection des images et nonlrsquoeffacement des images Et il semblait alors que pour se faire une image de la mort il fallaitconcevoir ce que serait notre vie si tous les mouvements de la terre tous les bruits de laterre toutes les odeurs toutes les saveurs toutes les lumiegraveres de la terre et drsquoailleurs nousparvenaient en un moment en un instant comme un atroce et criard tumulte de touteschoses nous traversant continucircment et instantaneacutement Comme si le neacuteant de la mort nrsquoeacutetaitpas agrave comprendre comme un simple vide mais au contraire comme une saturation unabominable tropshyplein drsquoexistence

74

La mort ainsi comprise crsquoest donc le laquo regravegne acheveacute de la communication raquo Mourir crsquoestdevenir un pur point de passage un pur centre de communication de toute chose avec toutechose On saisit alors que le vivant nrsquoest pas lrsquoeacutemergence de la douleur dans un mondeatrophieacute mais au contraire lrsquoamoindrissement de la folie dans un devenirshyterreur du chaosportant celleshyci agrave une vitesse infinie On pourrait dire de cette mortshyfolie de cette mortshyterreurquelque chose drsquoassez proche de ce que Deleuze dit du chaos dans la conclusion de Qursquoestshyce que la philosophie laquo Nous demandons seulement un peu drsquoordre pour nous proteacuteger duchaos Rien nrsquoest plus douloureux plus angoissant qursquoune penseacutee qui srsquoeacutechappe agrave elleshymecircme des ideacutees qui fuient qui disparaissent agrave peine eacutebaucheacutees deacutejagrave rongeacutees par lrsquooubli oupreacutecipiteacutees dans drsquoautres que nous ne maicirctrisons pas davantage raquo [27]

75

Le devenir mortifegravere de la communication comporte ainsi une diffeacuterence importante drsquoavec ledevenir reacuteactif du precirctre crsquoest qursquoil ressemble au devenirshyactif et est mecircme indiscernable deceluishyci jusqursquoagrave un certain point Comme si les sciences de la communication publiciteacutemarketing etc dont Deleuze disait toujours dans Qursquoestshyce que la philosophie qursquoellessrsquoeacutetaient arrogeacute le concept comme si ces disciplines eacutetaient le prolongement terrifiant de lacreacuteation authentique dans le tumulte inconsistant et insignifiant de lrsquoinformation [28]

76

Il faudrait alors faire du communiquant dans le systegraveme soustractif un personnageconceptuel original agrave cocircteacute du precirctre celui qui instaure des devenirs non plus creacuteateurs nonplus reacuteactifs mais creacuteatifs des devenirs qui deacuteversent la mort au sein mecircme de la creacuteationen en eacutepousant apparemment le mouvement et les mots Des devenirs qui ne sont pas ceuxde la becirctise close sur elleshymecircme mais qui seraient plutocirct ceux drsquoune certaine niaiserieopiniacirctre de lrsquoouverture freacuteneacutetique agrave nrsquoimporte quelle apparence de nouveauteacute La terreur duphilosophe devant les philosophies de la communication ou du moins certains de ses avatarssa faccedilon de ramper eacutevoqueacutee par Deleuze degraves qursquoon lui propose de discuter serait une

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

77

On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

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Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

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Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 5: Soustraction Et Contraction

Il semble bien agrave la lumiegravere de cet avantshypropos qursquoun objectif fondamental de Matiegravere etmeacutemoire soit de rendre la critique kantienne inutile et par lagrave de contester la neacutecessiteacute drsquounelimitation de la porteacutee de la connaissance meacutetaphysique Crsquoest un projet qursquoon peut direimmanentiste en cela mecircme qursquoil est meacutetaphysique car la meacutetaphysique pour Bergsoncela signifie en lrsquooccurrence crsquoestshyagraveshydire lorsqursquoil srsquoagit drsquoopposer meacutetaphysique et critique refuser lrsquoexistence drsquoune eacutenigmatique chose en soi preacutetenducircment diffeacuterente du pheacutenomegravene Ilsrsquoagit au contraire de saisir que lrsquoecirctre nrsquoest rien de transcendant agrave lrsquoapparaicirctre que lrsquoecirctre estplus peutshyecirctre mais non autre essentiellement que lrsquoapparaicirctre La theacuteorie de lrsquoimagereacutepond agrave ce projet

19

Bergson eacutecrit ceci laquo Ideacutealisme et reacutealisme sont deux thegraveses eacutegalement excessives Il estfaux de reacuteduire la matiegravere agrave la repreacutesentation que nous en avons faux aussi drsquoen faire unechose qui produirait en nous des repreacutesentations mais qui serait drsquoune autre nature qursquoellesraquo [6] La matiegravere doit ecirctre consideacutereacutee comme un ensemble drsquoimages et par ce terme il fautentendre ce que le sens commun comprend luishymecircme spontaneacutement lorsqursquoil conccediloit lamatiegravere laquo Pour le sens commun lrsquoobjet existe en luishymecircme et drsquoautre part est en luishymecircmepittoresque comme nous lrsquoapercevons (hellip) Crsquoest une image mais une image qui existe en soiraquo [7]

20

En soutenant ainsi que la matiegravere existe en elleshymecircme telle que nous la percevons Bergsonvise explicitement agrave contourner et mecircme agrave rendre inutile la reacutevolution copernicienne de KantLe criticisme est explicitement poseacute comme lrsquoadversaire philosophique qursquoil srsquoagit de contrerpar la neutralisation de lrsquoopposition qui lui a donneacute naissance entre reacutealisme et ideacutealisme shyopposition qui est elleshymecircme indexeacutee agrave lrsquoopposition de Descartes et de Berkeley Descartes laquomettait la matiegravere trop loin de nous en la confondant avec lrsquoeacutetendue geacuteomeacutetrique raquo [8] car ilrendait de la sorte incompreacutehensible lrsquoeacutemergence en son sein des qualiteacutes sensiblesBerkeley a donc eu raison drsquoaffirmer que les qualiteacutes secondes avaient autant de reacutealiteacuteobjective que les qualiteacutes premiegraveres mais son illusion fut de croire qursquoil fallait de ce faittransporter la matiegravere agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoesprit Car une telle subjectivation de la matiegravere lerendait incapable de justifier lrsquoordre objectif des pheacutenomegravenes sanctionneacute par les succegraves de laphysique le contraignant agrave faire drsquoun tel ordre matheacutematique des pheacutenomegravenes le reacutesultatdrsquoune subjectiviteacute divine et providentielle La critique kantienne est le reacutesultat conseacutequent decette double impasse puisqursquoelle vise agrave enteacuteriner la subjectivation de lrsquoobjet intuitionneacute touten pensant lrsquoordre objectif des pheacutenomegravenes comme une condition de lrsquoexpeacuterience et mecircmede la perception

2 shyLa perception pure

21

En quoi la theacuteorie de la perception pure exposeacutee dans le premier chapitre reacutepondshyelle alorsau projet laquo contreshycritique raquo de Bergson Rappelonsshyen briegravevement les aspects essentielsLa theacuteorie de la perception pure est une theacuteorie de la perception qursquoon peut dire soustractive

son enjeu est drsquoeacutetablir qursquoil y a moins dans la perception que dans la matiegravere moins dans larepreacutesentation que dans la preacutesentation Revenons aux images Les images nous ditBergson agissent et reacuteagissent les unes sur les autres selon des lois constantes qui sont leslois de la nature Dans cet ensemble drsquoimages rien de nouveau ne semble se produire quepar lrsquointermeacutediaire de certaines images particuliegraveres dont le type mrsquoest fourni par mon corpsMon corps en effet est une image qui agit comme les autres images en recevant et enrendant du mouvement avec cette unique diffeacuterence qursquoil laquo paraicirct choisir dans une certainemesure la maniegravere de rendre ce qursquoil reccediloit raquo Mon corps est donc un laquo centre drsquoaction raquo nonun producteur de repreacutesentation Drsquoougrave la double deacutefinition de Bergson laquo Jrsquoappelle matiegraverelrsquoensemble des images et perception de la matiegravere ces mecircmes images rapporteacutees agrave lrsquoactionpossible drsquoune certaine image deacutetermineacutee mon corps raquo [9]

22

Quel est lrsquointeacuterecirct essentiel drsquoune telle theacuteorie soustractive de la perception Il paraicirct ecirctre lesuivant si pour passer de la matiegravere agrave la perception il fallait ajouter quelque chose cetteadjonction serait proprement impensable et le mystegravere de la repreacutesentation demeureraitentier Mais il nrsquoen est plus de mecircme si lrsquoon peut passer du premier terme au second par voiede diminution et si la repreacutesentation drsquoune image srsquoavegravere ecirctre moins que sa seule preacutesenceOr si les ecirctres vivants constituent dans lrsquounivers des laquo centres drsquoindeacutetermination raquo oncomprend que leur seule preacutesence suppose la suppression de toutes les parties de lrsquoobjetauxquelles leurs fonctions ne sont pas inteacuteresseacutees Bergson suppose ainsi que les ecirctresvivants se laissent traverser par celles drsquoentre les actions exteacuterieures qui leur sontindiffeacuterentes les autres isoleacutees deviennent des perceptions par leur isolement mecircme Drsquoougravele rapport litteacuteralement de partie agrave tout qui existe entre la perception consciente et la matiegravereOn laquo pourrait ltmecircmegt dire eacutecrit Bergson que la perception drsquoun point mateacuteriel quelconqueest infiniment plus vaste et plus complegravete que la nocirctre raquo [10] Percevoir crsquoest parvenir agrave resteragrave la surface des images crsquoest imposer agrave cellesshyci un devenir superficiel loin de la profondeurinfinie de la perception mateacuterielle

23

Nous ne percevons donc qursquoune part infime des images dont est fait notre environnement etcrsquoest au sein de cette partie que nous opeacuterons des choix Il y a donc crsquoest un point agravesouligner car Bergson luishymecircme ne le fait pas et nous en aurons besoin par la suite il y adonc nous sembleshytshyil deux seacutelections agrave lrsquoœuvre dans la theacuteorie de la perception la laquoseacutelection des images raquo qui donne son titre au premier chapitre crsquoest drsquoune part celle qui estfaite par le corps avant le choix et crsquoest drsquoautre part celle qui procegravede du choix effectueacute parlrsquoesprit au sein des eacuteleacutements perceptifs deacutejagrave seacutelectionneacutes par le corps parmi lrsquoinfiniteacute desimages En effet si lrsquoesprit est libre crsquoest en tant qursquoil choisit qursquoil seacutelectionne certainesactions parmi la multipliciteacute des actions possibles qursquoil perccediloit agrave mecircme le monde maislrsquoesprit ne peut choisir que parce qursquoune seacutelection anteacuterieure agrave son choix et donc uneseacutelection elleshymecircme non libre agrave deacutejagrave eacuteteacute opeacutereacutee agrave savoir la seacutelection des images par lecorps seacutelection qui constitue cette fois les termes du choix Le corps est commelrsquoeacutemiettement continu drsquoune matiegravere infinie dont la poudre constitue les termes du choix offertsagrave lrsquoesprit Le corps seacutelectionne les termes lrsquoesprit choisit parmi les termes Il y a donc trois

reacutealiteacutes dans la perception matiegravere corps esprit Communication seacutelection action

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On pourrait encore dire les choses ainsi au fond ce que permet le corps crsquoest le fini Oui legain extraordinaire du corps pour Bergson crsquoest le fini crsquoest une interruption massiveimmense opeacutereacutee dans lrsquoinfini des communications Le corps est pour lrsquoesprit comme le pareshybrise de lrsquoinfini alors que pour chaque parcelle de matiegravere aussi infime soitshyelle nouspouvons envisager une infiniteacute drsquoinformations le corps conquiert la finiteacute agrave force de refusLrsquoeacutemergence du vivant agrave mecircme lrsquoinorganique crsquoest cela un barrage lieacute agrave une formidablepuissance de deacutesinteacuterecirct pour ce qui se communique Le vivant ce nrsquoest pas en premier lieulrsquoeacutemergence drsquoune puissance de choix inteacuteresseacutee mais lrsquoeacutemergence drsquoun deacutesinteacuterecirct massifpour le reacuteel au profit de quelques rares parcelles de celuishyci qui constituent le tout de laperception Le corps crsquoest ce qui discerne dans lrsquoinfiniteacute de la communication imageantequelques rares actions virtuelles susceptibles drsquointeacuteresser lrsquoaction Ce nrsquoest qursquoen second lieudans un second temps quand le corps a deacutesinteacuteresseacute la conscience de la quasishyinteacutegraliteacutedes images que le choix libre de lrsquoesprit peut srsquoeffectuer La seacutelection que lrsquoon nommerapremiegravere celle du corps crsquoest cela la perception comme ensemble drsquoactions possibles Laseacutelection que lrsquoon nommera seconde celle de lrsquoesprit est notonsshyle beaucoup moinsappauvrissante que celle du corps lrsquoesprit choisit une option aux deacutepens drsquoun nombre finidrsquooptions eacutegalement possibles alors que le corps seacutelectionne un nombre fini drsquooptions auxdeacutepens drsquoune infiniteacute drsquoimages qui le traversent sans laisser de trace

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Nous dirons alors que le caractegravere peutshyecirctre le plus saisissant de la theacuteorie bergsonienne dela perception ce qui en fait une theacuteorie antishykantienne drsquoune rare radicaliteacute crsquoest que pourBergson la perception nrsquoest pas une synthegravese mais une ascegravese La perception ne soumetpas comme chez Kant la matiegravere sensible agrave une forme subjective car le lien la connexionla forme appartiennent tout entier agrave la matiegravere La perception ne connecte pas elledeacuteconnecte Elle nrsquoinforme pas un contenu mais incise un ordre Elle nrsquoenrichit pas la matiegraveremais au contraire lrsquoamoindrit

3 shyLa meacutemoireshycontraction

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Revenons agrave notre projet initial

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La perspective que nous avons adopteacutee est la suivante tenter de montrer que la theacuteorie dela perception pure reacutepond mieux que la suite de Matiegravere et meacutemoire agrave lrsquoexigencedrsquoimmanence antishykantienne La thegravese que lrsquoon soutient consiste donc agrave montrer que cetteexigence paraicirct entameacutee agrave partir du moment ougrave Bergson fait drsquoune telle theacuteorie qui refuse dediffeacuterencier essentiellement la matiegravere de la perception une theacuteorie vraie en droit mais nonen fait et cela parce que la perception est en veacuteriteacute toujours mecircleacutee de meacutemoire Notre propos

est de deacutegager la raison pour laquelle lrsquoexigence immanentiste devrait consister agrave soutenirque cette theacuteorie est vraie non seulement en droit mais aussi en fait et drsquoessayer de montrercomment une telle thegravese pourrait ecirctre deacutefendue

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La coiumlncidence de la perception avec lrsquoobjet perccedilu existe donc selon Bergson en droit plutocirctqursquoen fait Car le fond drsquointuition reacuteelle et quasishyinstantaneacutee sur lequel repose notre perceptionlaquo est peu de chose en comparaison de tout ce que notre meacutemoire y ajoute raquo [11] MaisBergson fait intervenir ici deux types de meacutemoire Cette distinction cependant ne recoupepas la distinction fameuse du chapitre II entre les deux meacutemoires crsquoestshyagraveshydire la distinctionentre la meacutemoireshyhabitude inheacuterente aux meacutecanismes moteurs du corps et lrsquoimageshysouvenirde la meacutemoire proprement spirituelle La distinction qui nous inteacuteresse et qui intervient degraves lepremier chapitre se deacuteploie quant agrave elle au sein mecircme de la meacutemoire mise en œuvre parlrsquoesprit Elle oppose au sein de la meacutemoire spirituelle les deux formes que celleshyci peutprendre dans son entremecirclement agrave la perception On peut nommer ces deux meacutemoires lameacutemoireshyrappel et la meacutemoireshycontraction

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La meacutemoireshyrappel constitue avec la perception un circuit complexe par lequel ce queBergson nomme dans le chapitre II laquo la reconnaissance attentive raquo devient possible Elleconsiste en ceci que toute imageshysouvenir capable drsquointerpreacuteter notre perception actuelle srsquoyglisse si bien que nous ne pouvons plus discerner ce qui est perception et ce qui est souvenirLrsquoexemple que donne Bergson est celui de la lecture qursquoil assimile agrave un veacuteritable travail dedivination nous ne nous contentons pas de percevoir passivement les signes sur la pagecar lrsquoesprit agrave partir de quelques traits caracteacuteristiques comble lrsquointervalle par des souvenirsshyimages projeteacutes sur le papier et se substituant aux caractegraveres reacuteellement imprimeacutes Laseconde meacutemoire qui impregravegne notre perception nrsquoest plus celle qui innerve le preacutesent denotre meacutemoire du passeacute mais celle qui constitue ce preacutesent luishymecircme il srsquoagit de lameacutemoireshycontraction En effet si courte que soit notre perception elle occupe toujours unecertaine dureacutee et exige donc un effort de meacutemoire qui prolonge les uns dans les autres unepluraliteacute de moments Bergson peut ainsi eacutecrire que laquo la meacutemoire sous ces deux formes entant qursquoelle recouvre drsquoune nappe de souvenirs un fond de perception immeacutediate et en tantaussi qursquoelle contracte une multipliciteacute de moments constitue le principal apport de laconscience individuelle dans la perception le cocircteacute subjectif de notre connaissance deschoses raquo [12]

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Le problegraveme de la connaissance de la matiegravere devient alors le suivant notre perceptionsemblait (telle eacutetait lrsquoavanceacutee deacutecisive du chapitre premier) rejoindre directement la matiegravereen elleshymecircme Nous percevions en lrsquoobjet lrsquoimage en soi qursquoil est effectivement La matiegravere nerecelait aucune profondeur aucun aspect cacheacute Lrsquoimmanentisme de Bergson tenait en cesens au fait que la matiegravere se donnait pleinement pour ce qursquoelle eacutetait aucun espace nrsquoeacutetaitpossible pour une chose en soi inaccessible agrave la connaissance pour une transcendancecacheacutee Et par ailleurs le monde nrsquoeacutetait pas immanent agrave la conscience il nrsquoeacutetait pas une

transcendance dans lrsquoimmanence agrave la faccedilon de lrsquoobjectiviteacute husserlienne Crsquoest au contraire laconscience qui glissait sur la surface de la matiegravere en soi celleshyci eacutetant identique agrave ce quecroit en saisir le sens commun Mais introduisant la meacutemoire Bergson semble srsquoeacuteloignerfortement drsquoun tel sens commun Car la matiegravere devient alors ce qui reste de la perceptionune fois qursquoon en a retireacute ce que la meacutemoire sous ses deux formes ne cesse drsquoy introduire

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Or il nous paraicirct que cette correction porte irreacutemeacutediablement atteinte agrave lrsquoimmanentisme deBergson et cela en raison de lrsquointroduction non de la meacutemoireshyrappel mais de la meacutemoireshycontraction La meacutemoireshyrappel en effet nrsquooblitegravere pas la possibiliteacute drsquointuitionner la matiegravereen soi Nous pouvons par une attention suffisante accordeacutee agrave lrsquoobjet perccedilu faire en sorte queles steacutereacuteotypes du passeacute ne viennent pas recouvrir la singulariteacute de la chose reacuteelle Crsquoest parexemple ce que nous faisons lorsque nous relisons un texte en vue drsquoen corriger les coquilles nous nous efforccedilons de lire les mots tels qursquoils sont effectivement eacutecrits sur la page et nontels que nous savons qursquoils srsquoeacutecrivent Un effort de concentration suffit donc en droit agraveextirper le voile de la meacutemoireshyrappel de la perception preacutesente en sorte de libeacuterer la matiegraveredes meacutecanismes de la reconnaissance Lrsquoimmanentisme de la perception pure nrsquoest donc pasaffecteacute par lrsquoadjonction de la meacutemoireshyrappel Il nrsquoen va pas de mecircme croyonsshynous de lameacutemoireshycontraction Pour saisir ce point il faut drsquoabord exposer plus preacuteciseacutement en quoiconsiste cette seconde forme de meacutemoire et en quoi consiste surtout lrsquoopeacuteration drsquoextractionde cette meacutemoire hors de la perception agrave laquelle elle est supposeacutee se mecircler Cette secondeforme de la meacutemoire est exposeacutee pour lrsquoessentiel dans le quatriegraveme et dernier chapitre deMatiegravere et meacutemoire La meacutemoire contractante a pour source la theacuteorie bergsonienne durythme des dureacutees Ce rythme Bergson lrsquointroduit par un exemple significatif et demeureacuteceacutelegravebre celui de la vibration lumineuse Dans lrsquoespace drsquoune seconde eacutecritshyil la lumiegravererouge accomplit 400 trillons de vibrations autant dire un nombre drsquoeacuteveacutenements immenseqursquoil ne nous faudrait pas moins de 25 000 ans pour eacutenumeacuterer si chacune de ces vibrationsdurait assez longtemps pour parvenir agrave notre conscience Nous opeacuterons donc une formidablecontraction de la reacutealiteacute mateacuterielle lorsque nous percevons en un moment ce qui inclut en soiun nombre immense drsquoeacuteveacutenements Or crsquoest un tel travail de contraction qui donne lieu auxqualiteacutes Selon Bergson en effet lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des qualiteacutes est due agrave la contraction desvibrations homogegravenes et agrave ce titre quantifiables dont se compose la matiegravere

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Citons ici le texte crucial laquo Ne pouvonsshynous pas concevoir que lrsquoirreacuteductibiliteacute de deuxcouleurs aperccedilues tienne surtout agrave lrsquoeacutetroite dureacutee ougrave se contractent les trillions de vibrationsqursquoelles exeacutecutent en un de nos instants Si nous pouvions eacutetirer cette dureacutee crsquoestshyagraveshydire lavivre dans un rythme plus lent ne verrionsshynous pas agrave mesure que ce rythme se ralentiraitles couleurs pacirclir et srsquoallonger en impressions successives encore coloreacutees sans doute maisde plus en plus pregraves de se confondre avec des eacutebranlements purs Lagrave ougrave le rythme dumouvement est assez lent pour cadrer avec les habitudes de notre conscience comme ilarrive pour les notes graves de la gamme par exemple ne sentonsshynous pas la qualiteacuteperccedilue se deacutecomposer drsquoelleshymecircme en eacutebranlements reacutepeacuteteacutes et successifs relieacutes entre euxpar une continuiteacute inteacuterieure raquo [13]

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En drsquoautres termes ce que la matiegravere est en elleshymecircme peut ecirctre ressaisi par une certaineexpeacuterience de penseacutee pour peu que nous admettions lrsquoideacutee drsquoune variabiliteacute des rythmes dela dureacutee drsquoun degreacute de tension dit Bergson qui nous fait comprimer sous la forme dequaliteacutes distinctes un nombre immense drsquoeacuteveacutenements qui pour la matiegravere repreacutesententautant de moments en lesquels ces qualiteacutes sont deacutelayeacutees Plus le rythme est lent plus leseacuteveacutenements mateacuteriels sont distingueacutes et plus dilueacutees sont les qualiteacutes degraves lors que cellesshycise trouvent disperseacutees dans le cours de la succession temporelle La notion de rythme nousconvie donc agrave appreacutehender ce qursquoon pourrait appeler une laquo eacutechelle concregravete des temporaliteacutesraquo Nous nrsquohabitons pas seulement agrave une certaine eacutechelle de la matiegravere immenseacutement plusvaste que celle de lrsquoatome et immenseacutement moins vaste que celle des galaxies Nousoccupons aussi une eacutechelle des dureacutees un rythme particulier drsquoeacutecoulement du temps quinous rend inconscient de tous les eacuteveacutenements infeacuterieurs agrave 2 milliegravemes de secondes alorsqursquoune telle dureacutee est suffisante agrave la matiegravere lumineuse pour produire des millions devibrations crsquoestshyagraveshydire des millions drsquoeacuteveacutenements distincts

4 shyCritique de la meacutemoireshycontraction

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Nous nommerons laquo deacutetente raquo [14] lrsquoopeacuteration par laquelle Bergson laquo deacuteshycontracte raquo le produitqualitatif de la meacutemoire en sorte de deacutecanter la perception mateacuterielle de son enveloppemeacutemorielle et subjective et cela pour retrouver la matiegravere telle qursquoelle est en soi et non pournous Tacircchons alors drsquoexpliquer ce qui nous paraicirct poser problegraveme dans cette theacuteorie de ladeacutetente et cela en essayant de donner une allure bergsonienne agrave notre insatisfaction

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On sait comment Bergson critique la thegravese suivant laquelle il nrsquoy aurait qursquoune diffeacuterence dedegreacute entre la perception et le souvenir crsquoestshyagraveshydire la thegravese empiriste suivant laquelle lesouvenir ne serait qursquoune perception affaiblie si tel eacutetait le cas remarqueshytshyil il faudrait aussibien soutenir lrsquoinverse crsquoestshyagraveshydire qursquoun souvenir intense ne se distingue pas drsquouneperception faible inversion qui suffit agrave faire eacuteclater lrsquoincoheacuterence de la thegravese Eh bien crsquoestdrsquoune mecircme faccedilon que nous exprimerons nos doutes concernant lrsquoopeacuterateur de deacutetente eneffet si le ralentissement du rythme de la dureacutee eacutequivalait agrave la dilution ou encore au laquodeacutelayage raquo dit Bergson des qualiteacutes alors il faudrait soutenir agrave lrsquoinverse que touteexpeacuterience de dilution des couleurs ou drsquoeacutevolution des sons vers le grave eacutequivaut agravelrsquoexpeacuterience drsquoun ralentissement de la dureacutee Ou encore si lrsquoon soutient que la dureacuteemateacuterielle fait pacirclir les couleurs et assourdit les sonoriteacutes il faudrait soutenir aussi bien quetoute perception drsquoune couleur pacircle ou drsquoun son grave nous fait changer de rythme de dureacuteeMais ce nrsquoest eacutevidemment pas le cas puisque nous expeacuterimentons au contraire notrecapaciteacute agrave parcourir la palette du peintre ou les gammes drsquoun piano sans modifier en riennotre rythme vital puisque les notes graves ne modifient pas les exigences rythmiques de lapartition ou du meacutetronome Rythme de la dureacutee et tonaliteacute de la gamme sont donc indiffeacuterentslrsquoun agrave lrsquoautre non seulement parce que les tons les plus graves peuvent ecirctre joueacutes sur unrythme plus rapide que les plus aigus mais aussi parce qursquoil se peut que le temps passe plus

vite tandis que jrsquoeacutecoute telle seacutequence grave que jrsquoaime particuliegraverement tandis que le tempsme semblera long en eacutecoutant telle seacutequence aigueuml qui mrsquoennuie

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Degraves lors il semble que je ne puisse opeacuterer une reacuteelle deacutetente de la perception et deacutemecirclerainsi lrsquoen soi mateacuteriel de la meacutemoire subjective Agrave regarder la chose de plus pregraves onsrsquoaperccediloit que la difficulteacute qursquoil y a agrave deacutemecircler la perception de la meacutemoireshycontraction vient dece que cette derniegravere est supposeacutee constituer les qualiteacutes mecircmes de la perception ce quinrsquoeacutetait pas le cas de la meacutemoireshyrappel Alors que dans ce dernier cas je pouvais fairelrsquoexpeacuterience concregravete de la dissociation de la meacutemoire et de la perception crsquoeacutetait lrsquoexpeacuteriencede la lecture attentive ce nrsquoest deacutesormais plus possible Je me trouve en effet face agravelrsquoalternative aporeacutetique suivante soit je tente drsquointuitionner directement le reacutesultat de ladeacutetente mais je ne fais alors que reconduire lrsquoexpeacuterience de ma dureacutee propre et non celle dela dureacutee mateacuterielle expeacuterience des couleurs qui pacirclissent ou des sons qui deviennent plusgrave Soit je mrsquoen remets agrave la science pour deacutegager la nature vibratoire et homogegravene de lamatiegravere mais en ce cas je me contente drsquoenregistrer le reacutesultat drsquoune expeacuterimentation au lieude penser la nature supposeacutee continue de la matiegravere homogegravene et de la perceptionheacuteteacuterogegravene Jrsquoaccegravede dans ce dernier cas agrave la nature vibratoire de la matiegravere mais par lebiais drsquoune science qui est sans continuiteacute avec ma perception concregravete des qualiteacutes

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Autrement dit la meacutemoireshycontraction semble abolir le reacutesultat principal de la theacuteorie de laperception pure agrave savoir celle de la connaissabiliteacute de lrsquoen soi La matiegravere nous apparaicirct eneffet comme ce qui nrsquoa pas fait lrsquoobjet du travail de la contraction Mais comme cettecontraction a toujours deacutejagrave eu lieu comme elle est supposeacutee affecter jusqursquoaux composanteseacuteleacutementaires de la perception nous ne voyons aucun moyen convaincant de faire le chemininverse en sorte de retrouver la matiegravere en soi non encore affecteacutee par notre dureacuteesubjective Pour le dire encore autrement le vice de la meacutemoire contractante paraicirct ecirctre denous faire replonger drsquoune theacuteorie de la perceptionshyascegravese moment profondeacutement original dela conception bergsonienne moment aussi ougrave son anticriticisme est le plus radical agrave unetheacuteorie de la perceptionshysynthegravese soumise agrave ce titre agrave la seacuteparation kantienne du pourshynouset de lrsquoenshysoi En effet la force de la theacuteorie asceacutetique de la perception consistait en ceci quela forme de la matiegravere eacutetait poseacutee en la matiegravere elleshymecircme la synthegravese eacutetait mateacuterielle etconsistait dans les relations reacutegleacutees que les images entretenaient les unes avec les autres larepreacutesentation nrsquoajoutait aucune forme de synthegravese agrave la matiegravere Mais tout change avec latheacuteorie contractante de la meacutemoire car alors la perception introduit de nouveau agrave mecircme lamatiegravere une forme une synthegravese en lrsquooccurrence une compression temporelle qui se donnecomme la genegravese des qualiteacutes immeacutediates Mais si la perception est syntheacutetique alors noussommes en veacuteriteacute condamneacutes agrave ne jamais deacutecouvrir la nature du mateacuteriau syntheacutetiseacutepuisque nous sommes enfermeacutes dans les limites drsquoune telle synthegravese Crsquoest lrsquoexpeacuterience quenous avons faite de notre incapaciteacute agrave intuitionner une deacutetente qui nous fasse sortir du mondequalitatif propre agrave notre dureacutee intime

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Pour mieux faire saisir la difficulteacute on peut ici eacutevoquer les anticipations de la perception deKant On sait que dans lrsquoAnalytique des principes de la premiegravere Critique [15] Kant soutientque nous pouvons anticiper non seulement sur la forme du pheacutenomegravene mais aussi dans unecertaine mesure sur sa matiegravere et cela en affirmant que toute reacutealiteacute admet un degreacute crsquoestshyagraveshydire une quantiteacute intensive non divisible en uniteacutes mais en diffeacuterentielles Nous savons eneffet que le temps est divisible agrave lrsquoinfini et qursquoen conseacutequence entre un degreacute X de qualiteacutesdonneacutees degreacute supposeacute conscient et le degreacute 0 de conscience il srsquoest eacutecouleacute une infiniteacute demoments dans le temps qui ont fait lrsquoobjet de synthegraveses non encore conscientes Les qualiteacutesen apparence immeacutediates de la perception ont donc en veacuteriteacute deacutejagrave eacuteteacute informeacutees par laconscience La perception est la somme ou encore lrsquointeacutegrale de diffeacuterentielles qui seulespeuvent ecirctre identifieacutees agrave la chose en soi Mais pour retrouver cette chose en soi telle qursquoenelleshymecircme il nous faudrait disposer drsquoune opeacuteration de deacuterivation telle que nous serionsassureacutes qursquoelle correspondrait agrave lrsquoinverse exact de lrsquointeacutegration preacuteshyconsciente de laperception Or crsquoest lagrave ce que nous ne pouvons en aucun cas deacuteterminer de faccedilon sucircreNous dirions en ce sens que Bergson paraicirct achopper sur une difficulteacute qui parshydelagravedrsquoeacutevidentes diffeacuterences rappelle celle qui contribuait agrave justifier le scepticisme drsquoun SalomonMaiumlmon car Maiumlmon dans son Essai sur la philosophie transcendantale ayant preacuteciseacutementidentifieacute le noumegravene agrave la diffeacuterentielle de conscience et le pheacutenomegravene agrave son inteacutegration parlrsquoimagination productrice srsquointerdisait drsquoopeacuterer par la connaissance le chemin inverse celuiqui irait du pheacutenomegravene au noumegravene Le noumegravene doit selon lui nous demeurer inconnuparce que nous ne pouvons jamais ecirctre sucircr que la deacuterivation proposeacutee par le philosophe pourretrouver le noumegravene sera le symeacutetrique exact de lrsquointeacutegration conscientielle drsquoun telnoumegravene [16]

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Bref il nous semble que tous les acquis antishykantiens et immanentistes de la perceptionshyascegravese se voient mis en peacuteril par un retour de Bergson dans le giron de la synthegravesesubjective Degraves lors que Bergson introduit agrave mecircme la subjectiviteacute le travail de la synthegravese ilreconduit la possibiliteacute drsquoune chose en soi devenue inaccessible agrave la penseacutee et ainsi lapossibiliteacute drsquoune transcendance radicale Lrsquoenjeu de la discussion devient alors le suivant peutshyon envisager une theacuteorie de la perceptionshyascegravese qui eacutevite drsquoen passer par le momentsyntheacutetique de la contraction Agrave quoi ressemblerait une telle theacuteorie et comment pourraitshyontenter de la justifier

5 shyRetour agrave la perception pure

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Comment penser une perception pure sans meacutemoire contractante

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Revenons agrave la raison qui paraicirct inciter Bergson agrave introduire lrsquoideacutee de contraction Cette raisonsi lrsquoon y reacutefleacutechit semble bien se reacuteduire agrave un fait agrave savoir que la science de la matiegravereeacuteleacutementaire deacutecompose des dureacutees conscientes minimes en eacuteveacutenements extraordinairementrapides en lrsquooccurrence des vibrations lumineuses Crsquoest drsquoune telle reacutealiteacute vibratoire de la

matiegravere que la theacuteorie de la meacutemoire contractante entend rendre raison en pointant le procegravespar lequel cet eacutetat mateacuteriel se transforme pour nous en qualiteacutes distinctes Mais qursquoy ashytshyildans un tel fait qursquoune theacuteorie de lrsquoimage ne suffirait pas agrave deacutecrire Il semble que la difficulteacutevienne de ce qursquoune image celle de la perception coloreacutee est supposeacutee contenir beaucoupdrsquoautres images celle des vibrations homogegravenes Or si une image nous preacutesentaiteffectivement la matiegravere telle qursquoen elleshymecircme sa vibration prodigieuse ne devraitshyelle paselle aussi nous apparaicirctre Puisque ce nrsquoest pas le cas il faut bien admettre que notre saisiedu monde y introduit une opeacuteration qui le modifie

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Agrave cette objection Bergson nous donne pourtant luishymecircme les moyens de reacutepondre aiseacutement ne nous ashytshyil pas dit que la theacuteorie de lrsquoimage supposait qursquoil y avait beaucoup plus de chosesdans la matiegravere que dans la repreacutesentation Nrsquoashytshyil pas fondeacute son immanentisme sur le faitque la matiegravere eacutetait non pas autre mais plus que la repreacutesentation Degraves lors qursquoestshyce quinous empecircche drsquoaccorder agrave la matiegravere toutes les images que nous pouvons en retirer Car sila matiegravere est un ensemble drsquoimages pittoresques rien nrsquointerdit de dire qursquoelle est aussi enplus un ensemble drsquoimages ougrave les qualiteacutes nrsquoont plus cours rien nrsquointerdit de faire de lamatiegravere toutes les images que nous pouvons en avoir agrave toutes les eacutechelles du temps et aussibien de lrsquoespace Crsquoeacutetait lagrave reacutepeacutetonsshyle la force mecircme de la theacuteorie soustractive de laperception pure la chose en soi crsquoeacutetait tous les points de vue susceptibles drsquoecirctre pris surcette chose les plus rapprocheacutes ceux de ses moindres deacutetails comme les plus eacuteloigneacutesPourquoi en ce cas ne pas en dire autant de la matiegravere lumineuse et soutenir que la lumiegraverece sont toutes les images susceptibles drsquoecirctre prises de celleshyci couleurs du spectres aussibien que vibrations homogegravenes Rien ne nous interdit drsquoaccorder agrave la matiegravereshyimage cesdeux points de vue de consideacuterer que celleshyci est heacuteteacuterogegravene et de plus homogegravene imageshyperception et image expeacuterimentale image coloreacutee et image vibratoire Cela revientsimplement agrave dire que de la matiegravere qursquoelle se compose drsquoimages radicalement distinctessuivant ses eacutechelles temporelles et spatiales Autrement dit cela revient agrave accorder agrave lamatiegravere tous les rythmes de la dureacutee et agrave faire de la perception humaine non la contractionde la quantiteacute mateacuterielle mais la seacutelection drsquoun des rythmes drsquoune matiegravereshyimage qui lescontiendrait toutes

6 shyLe modegravele soustractif

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Degraves lors nous pouvons commencer agrave examiner en quoi consisterait un modegravele purementsoustractif tireacute de Matiegravere et meacutemoire un modegravele fait de soustractions sans contractions

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Voici les deux postulats dont nous partirons

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1 La matiegravere est composeacutee drsquoimages Ces images communiquent toutes les unes avec les

autres selon des lois identifieacutees aux lois de la nature Cette communication on la nommeradu terme de flux flux par lesquels les images reccediloivent et transmettent du mouvement auximages La matiegravere consiste donc dans une multipliciteacute agrave la fois qualitative et quantitativepittoresque et homogegravene

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On peut alors convenir du lexique suivant on nommera heacuteteacuterogegravene une multipliciteacute non passeulement qualitative mais agrave la fois qualitative et quantitative Si lrsquohomogegravene demeureidentifiable agrave la quantiteacute lrsquoheacuteteacuterogegravene cesse drsquoecirctre identifiable agrave la qualiteacute Lrsquoheacuteteacuterogegravene estplus heacuteteacuterogegravene que la qualiteacute comprenant non seulement les diffeacuterences des qualiteacutes entreelles mais aussi les diffeacuterences des quantiteacutes entre elles et la diffeacuterence de la qualiteacute engeacuteneacuteral drsquoavec la quantiteacute

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2 Agrave ces images connecteacutees entre elles par les flux il faut ajouter des interceptions descoupures qui nrsquoapportent rien drsquoautre aux images que leur isolement local que leur devenirsuperficiel Ici on srsquoeacuteloigne un peu pour des raisons de clarteacute de la theacuteorie de Bergson ausens strict au lieu de dire que la rareacutefaction des images dans la perception est due au faitque le vivant se laisse traverser par la plupart des images pour nrsquoen retenir que certaines ondit que cette rareacutefaction est due agrave des coupures des barrages qui ne permettent qursquoagravecertains flux de peacuteneacutetrer jusqursquoagrave la conscience Lrsquoessentiel demeure la perception est detoute faccedilon encore penseacutee comme rareacutefaction de la matiegravere

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Nous pouvons formuler plus preacuteciseacutement ces deux postulats en les ramassant tous deuxdans la proposition suivante il y a du devenir et le devenir ce sont les flux et leursinterceptions Cet eacutenonceacute soutient la chose suivante un flux ne suffit pas agrave constituer undevenir pour cela il y faut eacutegalement de lrsquointerception Les flux certes transmettent dumouvement mais ce mouvement nrsquoest pas un devenir en ce sens que reacutegi par les lois de lanature il connecte toute image agrave toute autre image selon une neacutecessiteacute qui sature enquelque sorte le reacuteel Toute chose eacutetant connecteacutee agrave toute autre selon des lois laconnaissance drsquoune image nous suffit en droit agrave deacuteterminer le mouvement preacutesent passeacute etfutur de toutes les autres et cela agrave tel point que la diffeacuterence mecircme entre ces troisdimensions du temps srsquoefface au profit drsquoun reacuteseau immuable de transmissions demouvements On est face agrave une immobiliteacute faite de mouvements analogue agrave celle depuissants jets drsquoeau dont le mouvement continu de la matiegravere aboutit agrave lrsquoimmobiliteacute continuede la forme Les flux livreacutes agrave euxshymecircmes sont une telle mobiliteacute pure srsquoimmobilisant du faitmecircme qursquoaucun obstacle nrsquoen entrave le deacuteploiement ce sont des liens entre toutes chosesreacutegis par des lois fixes

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Pour qursquoil y ait devenir il faut que quelque chose se passe et pour que quelque chose sepasse il ne suffit pas que quelque chose passe il faut au contraire que quelque chose ne

passe pas il faut une deacuteconnexion Crsquoest la seule faccedilon drsquointroduire dans la matiegravere undevenir sans introduire autre chose que de la matiegravere crsquoest la seule faccedilon pour nous demaintenir la laquo formule magique raquo de Deleuze laquo PLURALISME = MONISME raquo [17] sansreconduire le dualisme Le monisme de la matiegravere heacuteteacuterogegravene va accueillir en lui le pluralismede lrsquoeacuteveacutenementialiteacute sans accueillir pour autant autre chose que la matiegravere donc sans quesrsquointroduise de dualiteacute ontologique

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Voyons comment une telle opeacuteration est possible La condition pour qursquoil y ait du devenircrsquoest qursquoun changement se produise qui ne se reacuteduise pas agrave un flux mateacuteriel Cela nousimpose la thegravese suivante il faut qursquoil existe un devenir des interceptions mecircmes Il faut queles interceptions changent Mais comment un tel changement estshyil pensable Au regard dece que nous avons dit cela ne peut se produire que drsquoune seule faccedilon il faut que lesinterceptions de flux se deacuteplacent sur les lignes de flux

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Nous obtenons le scheacutema 1

Scheacutema 1 interceptions de flux et flux drsquointerceptions52

Ougrave lrsquoon voit qursquoun devenir crsquoest deux devenirs pour qursquoil y ait devenir il faut que le devenirdevienne deux fois comme flux drsquoimages et comme flux drsquointerception des images Ledevenir est donc composeacute drsquoun double fleacutechage qui nrsquointroduit aucun dualisme ontologiqueLe premier fleacutechage est celui du flux Le second fleacutechage introduit seul le devenir On peutalors par ce double fleacutechage obtenir la greffe du thegraveme bergsonien de lrsquoimage avec lethegraveme stoiumlcien des incorporels tel que Deleuze le mobilise dans Logique du sens [18] Onnommera alors Chronos la dimension temporelle des flux et Aiocircn la dimension temporelledes interceptions [19] Qursquoestshyce qui nous autorise agrave reprendre non seulement le lexiquestoiumlcien mais aussi le lexique deleuzien tel que mis en œuvre dans Logique du sens Deuxeacuteleacutements

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1 Drsquoabord on sait que la division entre Aiocircn et Chronos distingue dans Logique du sens latemporaliteacute des causes profondes la temporaliteacute des meacutelanges corporels de celle deseacuteveacutenements incorporels Or crsquoest bien agrave ce type de division que correspond le doublefleacutechage preacuteceacutedent les flux sont bien des meacutelanges dynamiques de matiegravere et lesinterceptions sont bien des incorporels puisqursquoelles ne sont rien de mateacuteriel De plus ledevenir des interceptions est un devenir qui remonte agrave la surface agrave partir de la profondeur desimages puisque le reacutesultat de lrsquointerception est le devenir superficiel de la matiegravere sareacuteduction agrave son enveloppe dans la perception On peut donc leacutegitimement reprendrelrsquoexclamation de Deleuze agrave propos des incorporels laquo Voilagrave maintenant que tout remonte agrave lasurface raquo [20] 2 En second lieu on peut attribuer agrave lrsquoAiocircn ainsi redeacutefini comme deacuteplacementde coupures une proprieacuteteacute homologue agrave celle de lrsquoAiocircn deleuzien agrave savoir lrsquoeacuteveacutenementialiteacute

entendue comme Eacuteveacutenement unique en lequel communiquent tous les eacuteveacutenements laquoaffirmation du hasard en une fois raquo laquo unique lancer pour tous les coups raquo [21] En effet si lrsquoonveut penser le processus par lequel se deacuteplacent les interceptions la temporaliteacute en laquelleles interceptions changent nous devons en exclure toute forme drsquoexplication mateacuterielle Si ledeacuteplacement drsquoune deacuteconnexion proceacutedait des lois mateacuterielles celleshyci se reacuteduirait agrave un fluxcomme un autre et il nrsquoexisterait aucun devenir Mais srsquoil y a devenir aucune loi physique nepeut en rendre compte Ni le deacuteterminisme ni les probabiliteacutes double paradigme explicatifdes processus mateacuteriels ne peuvent donc ecirctre mobiliseacutes pour rendre compte du deacuteplacementdes incorporels Si nous voulons alors dire quelque chose de positif drsquoun tel devenir descoupures il nous reste agrave soutenir que ce devenir constitue certes un hasard mais un hasardimprobabilisable parce que reacutesultat drsquoun unique coup de deacute lanceacute de toute eacuteterniteacute sur latable immuable des flux [22]

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Tacircchons alors de preacuteciser le sens de lrsquoAiocircn ainsi entendu comme deacuteplacement desdeacuteconnexions Tout drsquoabord nous devons revenir sur lrsquoecirctre des deacuteconnexions Nous avons ditque lrsquoun des enjeux du modegravele soustractif eacutetait drsquoeacuteviter toute forme de dualisme ou dediffeacuterenciation entre des modes drsquoecirctre Il ne faut donc pas que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute soit autreque lrsquoecirctreshyflux Or il ne suffit pas pour soutenir cela de dire que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute nrsquoest rien car dire cela crsquoest reconduire un dualisme de type eacutepicurien crsquoestshyagraveshydire un dualisme de lamatiegravere et du vide Le laquo paysage ontologique raquo dresseacute par notre modegravele ressemble en effet agraveun laquo eacutepicurisme en neacutegatif raquo non pas des atomes reacuteels se deacuteplaccedilant de faccedilon hasardeuse (agravela suite du clinamen) dans un vide infini mais des laquo atomes de vides raquo se deacuteplaccedilant de faccedilonhasardeuse dans la pleacutenitude infinie des flux Il faudrait donc que la deacuteconnexion se reacuteduiseelleshymecircme ultimement agrave la pleacutenitude du flux heacuteteacuterogegravene Mais comment penser une coupurede flux qui soit elleshymecircme un flux sans lrsquoannuler comme coupure Tout simplement enreacuteduisant la coupure agrave un deacutetour du flux accompagneacute du mecircme coup drsquoun effetshyretardimposeacute agrave ce mecircme flux Il suffit de multiplier le deacutetour agrave lrsquoinfini pour obtenir un retard luishymecircmeaussi durable que deacutesireacute Une coupure est une accumulation locale agrave la puissance n dedeacutetours de flux Nous sommes alors dans une ontologie strictement continuiste qui produit le0 agrave partir drsquoune sommation agrave lrsquoinfini du 1 ou qui produit le rien agrave partir drsquoune sommation agravelrsquoinfini du reacuteel

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En identifiant la coupure au deacutetour nous nous sommes ainsi assureacutes que rien nrsquoexistait sinonla matiegravere Reste qursquoil faut maintenir srsquoil y a devenir la distinction de Chronos et drsquoAiocircnPourquoi Le devenir on lrsquoa dit deacutepend du devenir des coupures donc du devenir desdeacutetours Le devenir drsquoun deacutetour crsquoest son deacuteplacement sur une ligne de flux Mais commentou agrave quelle condition peutshyon penser un tel deacuteplacement Agrave une condition simple il nousfaut du passeacute Or le passeacute drsquoune coupure crsquoest lagrave ce que Chronos ne nous preacutesente en rienOn le verra sans peine par le scheacutema suivant

Scheacutema 2 lrsquoonde56

Si un deacutetour posseacutedait un passeacute mateacuteriel il se reacuteduirait en effet agrave une onde onde dont ledeacuteplacement est figureacute par le scheacutema On entend par onde au sens le plus geacuteneacuteral unmouvement mateacuteriel dont le passeacute aussi bien que lrsquoavenir peut ecirctre en droit reconstitueacute defaccedilon deacuteterministe ou probabilitaire Ecirctre gros si lrsquoon ose dire de son passeacute aussi bien quede son avenir tenir lrsquoun et lrsquoautre enveloppeacute dans son ecirctreshyactuel crsquoest lagrave le propre de lrsquoondeOr le deacutetour nrsquoest pas mateacuteriellement distinct de lrsquoonde puisqursquoil nrsquoest luishymecircme fait que dematiegravere mais son deacuteplacement doit lrsquoecirctre puisque sa temporaliteacute est hasardeuse Nousdevons donc dessiner une seconde ligne de passeacute seule agrave mecircme de distinguer ces deuxindiscernables que sont lrsquoonde et lrsquointerception Nous avons alors le scheacutema suivant

Scheacutema 3 le virtuel57

Cette seconde ligne de passeacute qui nrsquoest plus celle de lrsquoonde je la nomme le virtuel On peutalors fixer le vocabulaire un deacutetour posseacutedant un passeacute mateacuteriel sera dit ecirctre une onde undeacutetour proceacutedant de la ligne du virtuel sera dit ecirctre un pli Sans entrer dans le deacutetail on voitclairement que le virtuel ainsi caracteacuteriseacute a plusieurs points communs deacutecisifs avec le virtueldeleuzien 1 le virtuel nrsquoest pas indeacutetermineacute mais entiegraverement deacutetermineacute 2 le virtuel estreacuteel sinon il nrsquoy aurait pas de devenir du pli le virtuel srsquooppose donc agrave lrsquoactuel mais non aureacuteel 3 le virtuel nrsquoest pas comme le possible le double fantocircmatique de lrsquoactuel identique agravelrsquoactuel moins lrsquoexistence mais le virtuel et lrsquoactuel nrsquoont aucune raison de se ressembler 4Enfin le virtuel est la condition ontologique du devenir authentique crsquoestshyagraveshydire de la creacuteationimpreacutevisible de nouveauteacute [23]

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Mais on dira peutshyecirctre que cette introduction du thegraveme du virtuel dans le modegravele interceptifnrsquoa guegravere drsquointeacuterecirct Tout ce que nous faisons crsquoest drsquoinjecter dans notre modegravele le virtuelbergsonien inheacuterent agrave la conception de la dureacutee comme creacuteation impreacutevisible et de ce faitet pour autant que le virtuel est lrsquoheacuteritage sans doute essentiel du bergsonisme chez Deleuzele modegravele proposeacute aura autant drsquohomologie avec Deleuze qursquoil en aura avec Bergson CertesMais ce qui rend inteacuteressant lrsquointroduction du virtuel dans le modegravele soustractif crsquoest qursquoellenous impose de modifier sur un point essentiel la notion bergsonienne de virtuel Cettemodification peut se formuler ainsi nous sommes conduit agrave penser le virtuelindeacutependamment du couple quantiteacuteshyqualiteacute Or ce couple chez Bergson constitue unepocirclariteacute primordiale pour la penseacutee de la dureacutee pure Dans les Donneacutees immeacutediates de laconscience par exemple la dureacutee pure est la multipliciteacute qualitative opposeacutee agrave une matiegraverehomogegravene et quantitative qui agrave ce titre ne dure pas Dans Matiegravere et meacutemoire on lrsquoa vu laqualiteacute et la quantiteacute sont cette fois penseacutees en leur continuiteacute mais le rocircle de la meacutemoireconsiste preacuteciseacutement agrave obtenir de la qualiteacute par contraction de quantiteacute En revanche dans lemodegravele soustractif cette pocirclariteacute devient inadeacutequate pour penser le virtuel et cela pour lasimple raison que les flux sont deacutejagrave et pleinement qualitatifs et pleinement quantitatifs Laqualiteacute cesse en particulier drsquoecirctre par elleshymecircme la marque de la nouveauteacute Ce qui impliqueque le langage de la creacuteation impreacutevisible ne va plus ecirctre primordialement un langage de laqualiteacute mais un langage du plissement du devenirshyvirtuel du pli un langage qui se voudraen somme une topologie ou encore une geacuteologie du virtuel Par lagrave nous engendrons bien un

effet drsquohomologie avec Deleuze agrave savoir un heacuteritage bergsonien du virtuel srsquoexprimant entermes geacuteologiques plutocirct que qualitatifs [24] laquo Il y a du devenir raquo se dit en effet laquo il y a desplis virtuels raquo ou laquo il y a du plissement raquo

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Pour progresser encore dans la voie drsquoune reconstruction de la penseacutee deleuzienne via ledeacutebut de Matiegravere et meacutemoire il nous faut maintenant souligner le point suivant noussommes sciemment partis drsquoune theacuteorie qui nrsquoest pas exactement celle de la perception puremais qui est plus pauvre que celleshyci Car nous avons morceleacute non seulement Matiegravere etmeacutemoire pour autonomiser le premier chapitre mais aussi la theacuteorie de la perception pureelleshymecircme Expliquonsshynous Bergson se donne dans la theacuteorie de la perception pure uncentre drsquoaction indeacutetermineacute crsquoestshyagraveshydire un ecirctre libre crsquoest une telle liberteacute qui est agrave lrsquooriginede la seacutelection parmi les images de celles qui seules inteacuteressent le vivant Or le refus de toutdualisme nous contraint pour notre part agrave ne pas nous accorder ainsi lrsquoexistence drsquoecirctrespourvus de liberteacute Car nous aurions alors deux types drsquoecirctres des ecirctres libres et des ecirctressoumis aux lois mateacuterielles Si Deleuze voit dans la perception pure un immanentisme crsquoestsans doute qursquoil devine un monisme sous le dualisme apparent de la liberteacute et de la matiegraverePour deacutegager ce monisme il faut montrer que ce que Bergson nomme liberteacute peut ecirctreobtenu comme cas particulier du devenir soustractif Autrement dit il faut montrer en quoi levivant est un cas particulier drsquoun tel devenir

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Reformulons les choses plus clairement Il faut bien voir qursquoen nous donnant des flux et desinterceptions nous ne nous sommes encore donneacute aucun vivant a fortiori aucun ecirctre libreUne interception et mecircme une somme drsquointerceptions ne font pas un vivant Qursquoestshyce qursquounvivant en effet si lrsquoon srsquoinspire de Bergson Crsquoest une rareacutefaction locale des flux car unvivant crsquoest un corps crsquoestshyagraveshydire une seacutelection mais une seacutelection que nous avons nommeacuteepremiegravere une seacutelection anteacuterieure agrave tout choix libre et qui nous offre les termes entrelesquels une liberteacute pourra eacuteventuellement choisir Autrement dit un vivant crsquoest un lieu ougrave lesflux ne passent plus de faccedilon totale et sans discrimination En conseacutequence nous pouvonsavancer la deacutefinition suivante du vivant un vivant est une boucle discontinue drsquointerceptionsUne boucle car il faut assurer un lieu agrave la rareacutefaction des flux une boucle discontinue car unvivant ne doit pas entiegraverement se couper des flux faute de nrsquoavoir plus aucun rapport affectifetou perceptif au monde environnant Jrsquoappelle laquo rareacutefaction raquo tout appauvrissement localiseacutedes flux donc tout vivant Une rareacutefaction est plus qursquoune interception une interception nefait pas une rareacutefaction tandis qursquoune rareacutefaction nrsquoest faite que drsquointerceptions de flux

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Nous obtenons le scheacutema 4 scheacutema du vivant ou du corps

Scheacutema 4 le corps62

On peut alors se poser une question nouvelle agrave savoir y ashytshyil un devenir des vivants Ou

encore y ashytshyil un devenir eacuteveacutementiel des rareacutefactions Si lrsquoon suppose que lrsquoon peut penserle vivant il faut qursquoil y ait un tel devenir En effet srsquoil nrsquoy avait pas de devenir des rareacutefactionson pourrait seulement consideacuterer ce dont est fait un vivant la matiegravere qui en constitue le lieuOn penserait ce dont il est fait mais non ce qursquoil est on le penserait comme organisme maisnon comme rareacutefaction On penserait la substance mateacuterielle des corps mais non le corpsluishymecircme comme lieu de rareacutefaction de seacutelection des images Mais comment penser le vivantnonshyorganique puisque la rareacutefaction nrsquoest elleshymecircme faite de rien puisqursquoil nrsquoexiste pas defluide vital de matiegravere autre que celle de la physique qui singulariserait le mode drsquoecirctre duvivant Une solution agrave cette difficulteacute est la suivante penser le vivant doit revenir agrave penser ledevenir des zones de rareacutefaction Il faut qursquoil existe un passeacute nonshyorganique des corps qursquoilexiste des rareacutefactions virtuelles Il nous faut un passeacute non organique du vivant un devenirinorganique des corps Ou encore il nous faut un corps sans organes [25] Alors si lesplissements demeurent suffisamment coheacuterents pour constituer des plissements derareacutefactions nous pourrons penser la vie agrave partir de son eacutevolution propre et deacutegager ainsiune typologie des devenirs vitaux devenirs qui ne srsquoidentifieront pas aux flux organiques

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Si nous accordons agrave la science le soin de deacutecrire et de penser les eacutetats de choses crsquoestshyagraveshydire les eacutetats de flux nous reacuteserverons agrave la philosophie la tacircche de deacutecrire et de penser lesdevenirs virtuels Appelons eacutevaluation toute typologie des devenirs vitaux mais inorganiquesQuelle typologie notre eacutevaluation vashytshyelle adopter Quels sont les grands types de devenirsvitaux que peut admettre le vivant entendu comme boucle discontinue drsquointerception Deuxcas eacuteleacutementaires se preacutesentent agrave nous celui du resserrement et celui de lrsquoeacutelargissement desdiscontinuiteacutes Le premier augmente la puissance de deacutesintecircret du vivant le second sesignale par une ouverture eacutelargie agrave une partie des flux On nommera actif le second deveniret reacuteactif le premier

Scheacutema 5 devenir actif devenir reacuteactif64

Mais avant drsquoaller plus loin il est temps de montrer preacuteciseacutement en quoi le modegravele interceptifse distingue de celui la perception pure de Bergson et en quoi consiste lrsquointeacuterecirct de cettedistinction La distinction est la suivante Bergson part du postulat qursquoexistent des ecirctrescapable drsquoagir librement crsquoestshyagraveshydire des centres de seacutelection des images la seacutelectionsupposeacutee eacutetant une seacutelection du second type celle qui deacutesigne un choix libre entre desoptions diverses Il en infegravere alors la nature de la perception qui est quant agrave elle uneseacutelection du premier type une seacutelection nonshylibre des termes du choix Nous avons proceacutedeacuteagrave lrsquoinverse on ne srsquoest donneacute que des seacutelections premiegraveres donc des seacutelections non libres shyet lrsquoon a constitueacute de la sorte le vivant comme une configuration particuliegravere de seacutelectionpremiegraveres On ne prend donc qursquoune partie de la theacuteorie de la perception pure car onnrsquointroduit dans le modegravele construit qursquoun seul type de seacutelection la seacutelection nonshylibre Onpourvoit ensuite ces seacutelections drsquoun devenir impreacutevisible seul susceptible de produire unenouveauteacute et lrsquoon distingue alors deux reacutegimes de la seacutelection actif et reacuteactif On comprendalors que lrsquoavantage du modegravele soustractif est de permettre la greffe de la seacutelectionbergsonienne sur la seacutelection nietzscheacuteenne En effet ayant ocircteacute du modegravele bergsonien la

notion de libreshyarbitre reacutecuseacutee par Nietzsche nous pouvons rapprocher les deux sensnietzscheacuteen et bergsonien du terme seacutelection celui qui deacutesigne la seacutelection des images parla perception et celui qui deacutesigne la typologie des devenirs vitaux Nouvel effet drsquohomologieavec Deleuze le modegravele soustractif nous permet de penser le sens de sa dilection pour deuxphilosophes qursquoagrave premiegravere vue tout seacutepare Mais pour obtenir ce rapprochement de faccedilonrigoureuse il nous faut construire plus preacuteciseacutement le concept drsquoactif

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Qursquoestshyce qursquoun devenir actif dans le modegravele preacutesent Crsquoest un devenir qui se manifeste parun recul du deacutesinterecirct inheacuterent agrave la constitution mecircme du vivant Ce deacutesinterecirct en tant mecircmeqursquoil est donneacute comme constitutif de lrsquoessence du vivant nous lui donnerons le nom de becirctiseLa becirctise la becirctise laquo agrave front de taureau raquo crsquoest toujours pour le vivant une faccedilon de seconserver dans son ecirctre sans srsquoouvrir agrave lrsquoexteacuterioriteacute Au contraire un devenir actif semanifeste toujours par le fait que quelque chose arrive et plus preacuteciseacutement quelque chosedrsquointeacuteressant Les cateacutegories drsquointeacuteressant et drsquoininteacuteressant se substituent donc pour nous agravecelles de liberteacute et de nonshyliberteacute Car ces deux devenirs actif et reacuteactif ou abecirctissant sontlrsquoun et lrsquoautre anteacuterieurs agrave tout choix libre ils affectent lrsquoespace du choix anteacuterieurement agravetout choix Crsquoest pourquoi le devenir et en particulier le devenir actif doit ecirctre penseacute commeessentiellement passif il faut mecircme le penser comme un accroissement de la passiviteacute duvivant de sa laquo passibiliteacute raquo une faccedilon pour lui drsquoeacuteprouver une affectiviteacute accrue agrave uneparcelle des flux exteacuterieurs Cet accroissement nrsquoest pas luishymecircme mateacuteriel puisqursquoil est unplissement mais il est un devenir qui fait passer un flux accru de la matiegravere dans le corpsLes concepts de rencontre de passiviteacute et mecircme drsquoaffect concepts en reacutesonance avec lapenseacutee deleuzienne de lrsquoeacuteveacutenement prennent ainsi une signification vitale et non plusseulement organique Au corps actif capable drsquoun devenir novateur inventif il est toujoursarriveacute quelque chose son accroissement de puissance ne provient pas drsquoune deacutecisionautonome drsquoun sujet constituant mais drsquoune expeacuterience toujours subie drsquoune eacutepreuveaffective en laquelle se donne une exteacuterioriteacute radicale une exteacuterioriteacute jamais ressentieauparavant comme telle [26]

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Venons en maintenant pour conclure agrave ce qui nous a paru ecirctre lrsquointeacuterecirct principal du modegravelesoustractif

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Ce modegravele nous permet drsquoapporter une reacuteponse preacutecise agrave une question qursquoon peut se poser agravepropos de la notion de vie chez Deleuze et aussi bien chez Nietzsche question qui croyonsshynous parcourt deacutejagrave lrsquoœuvre de ces deux philosophes et qui est la suivante comment levivant peutshyil succomber agrave la reacuteactiviteacute Question qursquoon peut eacutegalement formuler agrave la faccedilonde Deleuze dans LrsquoantishyOedipe toutes les forces sontshyelles voueacutees agrave devenir reacuteactives Eneffet qursquoun devenir vital soit actif ne pose pas de problegraveme de compreacutehension pour peuqursquoon accorde qursquoun ecirctre tend agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre on saisit aiseacutement que le vivanttende agrave eacutelargir la surface de son rapport au monde Mais qursquoun ecirctre diminue sa puissancedonc qursquoil diminue sa reacuteceptiviteacute sa passibiliteacute inventive crsquoest eacutevidemment une eacutenigme

Eacutenigme qui se renforce quand on songe qursquoun ecirctre reacuteactif peut propager sa reacuteactiviteacute agravedrsquoautres corps seacuteparer lrsquoactif de ce qursquoil peut et que la reacuteactiviteacute semble mecircme affecter agraveterme les expeacuteriences par ellesshymecircmes les plus novatrices les plus reacutevolutionnaires Laquestion est aussi bien celle du dualisme car si nous ne parvenons pas agrave saisir en quoi lavie est virtuellement reacuteactive nous risquons drsquoaboutir agrave une seacuteparation entre deux modesdrsquoecirctre dont la communication srsquoaveacutererait impensable alors qursquoelle est au contraire manifesteBref comment comprendre que la vie soit complice de la reacuteactiviteacute

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Le modegravele soustractif apporte une reacuteponse preacutecise agrave question Et cela pour une raison simple crsquoest qursquoun tel modegravele nous conduit agrave soutenir qursquoil existe deux types de mort Et crsquoest parceqursquoil y a deux types de morts qursquoil y a deux types de vies

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Expliquons et concluons

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Remarquons drsquoabord que se deacutecouvre bien agrave nous dans notre modegravele une essentielleambiguiumlteacute de la mort Car deux morts paraissent concevables pour les corps inorganiquesqui sont deux faccedilons drsquolaquo effacer raquo les boucles discontinues soit par enfermement etreacutetreacutecissement progressif de la boucle drsquointerception soit par dissipation et disparitionprogressive de la boucle elleshymecircme Ou encore soit une mort par diminution de la surface dela boucle (reacutetreacutecissement des corps) soit une mort par diminution de la boucle (dissipationdes corps) Crsquoest ce que figurera plus clairement le scheacutema suivant

Scheacutema 6 mort reacuteactive mort creacuteative71

On peut dire que la mort par diminution de la surface de la boucle eacutequivaudrait agrave une mortmonadologique une mort par eacutevanouissement replieacute sur luishymecircme le corps srsquoamoindrittoujours davantage jusqursquoagrave lrsquoaneacuteantissement complet On peut concevoir sur ce mode lapuissance de mort du reacuteactif le reacuteactif deacuteveloppe en effet une mort par narcotique pareacutepuisement par indiffeacuterence toujours accrue au monde Nous pouvons nommer du nom deprecirctre le personnage conceptuel porteur drsquoun tel reacutegime de la mort

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Mais comment penser cette autre possibiliteacute de la mort par diminution de la boucle pardissipation du corps par une ouverture toujours plus large de celuishyci aux flux exteacuterieursjusqursquoagrave srsquoy dissoudre tout entier Et de quel personnage conceptuel ce devenir mortifegravere estshyil cette fois porteur

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La possibiliteacute de cette seconde mort il nous semble que crsquoest elle qui a domineacute affectivement

notre premiegravere lecture du deacutebut de Matiegravere et meacutemoire lisant ce texte agrave bien des eacutegardssaisissant nous ressentions pourtant dans le mecircme temps une vague terreur Et cetteimpression de terreur eacutetait due agrave ceci la mort en bon mateacuterialiste nous lrsquoavions toujoursconsideacutereacutee comme un retour des corps agrave la matiegravere inorganique donc pour le sujet commeun simple neacuteant Mais si la matiegravere eacutetait ce que Bergson en disait la mort le retour agrave lrsquoeacutetatmateacuteriel ne srsquoidentifiait plus du tout au neacuteant bien plutocirct agrave la folie et mecircme agrave une folieinfinie Car le devenirshymateacuteriel crsquoeacutetait lrsquoeffacement de la seacutelection des images et nonlrsquoeffacement des images Et il semblait alors que pour se faire une image de la mort il fallaitconcevoir ce que serait notre vie si tous les mouvements de la terre tous les bruits de laterre toutes les odeurs toutes les saveurs toutes les lumiegraveres de la terre et drsquoailleurs nousparvenaient en un moment en un instant comme un atroce et criard tumulte de touteschoses nous traversant continucircment et instantaneacutement Comme si le neacuteant de la mort nrsquoeacutetaitpas agrave comprendre comme un simple vide mais au contraire comme une saturation unabominable tropshyplein drsquoexistence

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La mort ainsi comprise crsquoest donc le laquo regravegne acheveacute de la communication raquo Mourir crsquoestdevenir un pur point de passage un pur centre de communication de toute chose avec toutechose On saisit alors que le vivant nrsquoest pas lrsquoeacutemergence de la douleur dans un mondeatrophieacute mais au contraire lrsquoamoindrissement de la folie dans un devenirshyterreur du chaosportant celleshyci agrave une vitesse infinie On pourrait dire de cette mortshyfolie de cette mortshyterreurquelque chose drsquoassez proche de ce que Deleuze dit du chaos dans la conclusion de Qursquoestshyce que la philosophie laquo Nous demandons seulement un peu drsquoordre pour nous proteacuteger duchaos Rien nrsquoest plus douloureux plus angoissant qursquoune penseacutee qui srsquoeacutechappe agrave elleshymecircme des ideacutees qui fuient qui disparaissent agrave peine eacutebaucheacutees deacutejagrave rongeacutees par lrsquooubli oupreacutecipiteacutees dans drsquoautres que nous ne maicirctrisons pas davantage raquo [27]

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Le devenir mortifegravere de la communication comporte ainsi une diffeacuterence importante drsquoavec ledevenir reacuteactif du precirctre crsquoest qursquoil ressemble au devenirshyactif et est mecircme indiscernable deceluishyci jusqursquoagrave un certain point Comme si les sciences de la communication publiciteacutemarketing etc dont Deleuze disait toujours dans Qursquoestshyce que la philosophie qursquoellessrsquoeacutetaient arrogeacute le concept comme si ces disciplines eacutetaient le prolongement terrifiant de lacreacuteation authentique dans le tumulte inconsistant et insignifiant de lrsquoinformation [28]

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Il faudrait alors faire du communiquant dans le systegraveme soustractif un personnageconceptuel original agrave cocircteacute du precirctre celui qui instaure des devenirs non plus creacuteateurs nonplus reacuteactifs mais creacuteatifs des devenirs qui deacuteversent la mort au sein mecircme de la creacuteationen en eacutepousant apparemment le mouvement et les mots Des devenirs qui ne sont pas ceuxde la becirctise close sur elleshymecircme mais qui seraient plutocirct ceux drsquoune certaine niaiserieopiniacirctre de lrsquoouverture freacuteneacutetique agrave nrsquoimporte quelle apparence de nouveauteacute La terreur duphilosophe devant les philosophies de la communication ou du moins certains de ses avatarssa faccedilon de ramper eacutevoqueacutee par Deleuze degraves qursquoon lui propose de discuter serait une

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

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On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

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Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

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Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 6: Soustraction Et Contraction

son enjeu est drsquoeacutetablir qursquoil y a moins dans la perception que dans la matiegravere moins dans larepreacutesentation que dans la preacutesentation Revenons aux images Les images nous ditBergson agissent et reacuteagissent les unes sur les autres selon des lois constantes qui sont leslois de la nature Dans cet ensemble drsquoimages rien de nouveau ne semble se produire quepar lrsquointermeacutediaire de certaines images particuliegraveres dont le type mrsquoest fourni par mon corpsMon corps en effet est une image qui agit comme les autres images en recevant et enrendant du mouvement avec cette unique diffeacuterence qursquoil laquo paraicirct choisir dans une certainemesure la maniegravere de rendre ce qursquoil reccediloit raquo Mon corps est donc un laquo centre drsquoaction raquo nonun producteur de repreacutesentation Drsquoougrave la double deacutefinition de Bergson laquo Jrsquoappelle matiegraverelrsquoensemble des images et perception de la matiegravere ces mecircmes images rapporteacutees agrave lrsquoactionpossible drsquoune certaine image deacutetermineacutee mon corps raquo [9]

22

Quel est lrsquointeacuterecirct essentiel drsquoune telle theacuteorie soustractive de la perception Il paraicirct ecirctre lesuivant si pour passer de la matiegravere agrave la perception il fallait ajouter quelque chose cetteadjonction serait proprement impensable et le mystegravere de la repreacutesentation demeureraitentier Mais il nrsquoen est plus de mecircme si lrsquoon peut passer du premier terme au second par voiede diminution et si la repreacutesentation drsquoune image srsquoavegravere ecirctre moins que sa seule preacutesenceOr si les ecirctres vivants constituent dans lrsquounivers des laquo centres drsquoindeacutetermination raquo oncomprend que leur seule preacutesence suppose la suppression de toutes les parties de lrsquoobjetauxquelles leurs fonctions ne sont pas inteacuteresseacutees Bergson suppose ainsi que les ecirctresvivants se laissent traverser par celles drsquoentre les actions exteacuterieures qui leur sontindiffeacuterentes les autres isoleacutees deviennent des perceptions par leur isolement mecircme Drsquoougravele rapport litteacuteralement de partie agrave tout qui existe entre la perception consciente et la matiegravereOn laquo pourrait ltmecircmegt dire eacutecrit Bergson que la perception drsquoun point mateacuteriel quelconqueest infiniment plus vaste et plus complegravete que la nocirctre raquo [10] Percevoir crsquoest parvenir agrave resteragrave la surface des images crsquoest imposer agrave cellesshyci un devenir superficiel loin de la profondeurinfinie de la perception mateacuterielle

23

Nous ne percevons donc qursquoune part infime des images dont est fait notre environnement etcrsquoest au sein de cette partie que nous opeacuterons des choix Il y a donc crsquoest un point agravesouligner car Bergson luishymecircme ne le fait pas et nous en aurons besoin par la suite il y adonc nous sembleshytshyil deux seacutelections agrave lrsquoœuvre dans la theacuteorie de la perception la laquoseacutelection des images raquo qui donne son titre au premier chapitre crsquoest drsquoune part celle qui estfaite par le corps avant le choix et crsquoest drsquoautre part celle qui procegravede du choix effectueacute parlrsquoesprit au sein des eacuteleacutements perceptifs deacutejagrave seacutelectionneacutes par le corps parmi lrsquoinfiniteacute desimages En effet si lrsquoesprit est libre crsquoest en tant qursquoil choisit qursquoil seacutelectionne certainesactions parmi la multipliciteacute des actions possibles qursquoil perccediloit agrave mecircme le monde maislrsquoesprit ne peut choisir que parce qursquoune seacutelection anteacuterieure agrave son choix et donc uneseacutelection elleshymecircme non libre agrave deacutejagrave eacuteteacute opeacutereacutee agrave savoir la seacutelection des images par lecorps seacutelection qui constitue cette fois les termes du choix Le corps est commelrsquoeacutemiettement continu drsquoune matiegravere infinie dont la poudre constitue les termes du choix offertsagrave lrsquoesprit Le corps seacutelectionne les termes lrsquoesprit choisit parmi les termes Il y a donc trois

reacutealiteacutes dans la perception matiegravere corps esprit Communication seacutelection action

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On pourrait encore dire les choses ainsi au fond ce que permet le corps crsquoest le fini Oui legain extraordinaire du corps pour Bergson crsquoest le fini crsquoest une interruption massiveimmense opeacutereacutee dans lrsquoinfini des communications Le corps est pour lrsquoesprit comme le pareshybrise de lrsquoinfini alors que pour chaque parcelle de matiegravere aussi infime soitshyelle nouspouvons envisager une infiniteacute drsquoinformations le corps conquiert la finiteacute agrave force de refusLrsquoeacutemergence du vivant agrave mecircme lrsquoinorganique crsquoest cela un barrage lieacute agrave une formidablepuissance de deacutesinteacuterecirct pour ce qui se communique Le vivant ce nrsquoest pas en premier lieulrsquoeacutemergence drsquoune puissance de choix inteacuteresseacutee mais lrsquoeacutemergence drsquoun deacutesinteacuterecirct massifpour le reacuteel au profit de quelques rares parcelles de celuishyci qui constituent le tout de laperception Le corps crsquoest ce qui discerne dans lrsquoinfiniteacute de la communication imageantequelques rares actions virtuelles susceptibles drsquointeacuteresser lrsquoaction Ce nrsquoest qursquoen second lieudans un second temps quand le corps a deacutesinteacuteresseacute la conscience de la quasishyinteacutegraliteacutedes images que le choix libre de lrsquoesprit peut srsquoeffectuer La seacutelection que lrsquoon nommerapremiegravere celle du corps crsquoest cela la perception comme ensemble drsquoactions possibles Laseacutelection que lrsquoon nommera seconde celle de lrsquoesprit est notonsshyle beaucoup moinsappauvrissante que celle du corps lrsquoesprit choisit une option aux deacutepens drsquoun nombre finidrsquooptions eacutegalement possibles alors que le corps seacutelectionne un nombre fini drsquooptions auxdeacutepens drsquoune infiniteacute drsquoimages qui le traversent sans laisser de trace

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Nous dirons alors que le caractegravere peutshyecirctre le plus saisissant de la theacuteorie bergsonienne dela perception ce qui en fait une theacuteorie antishykantienne drsquoune rare radicaliteacute crsquoest que pourBergson la perception nrsquoest pas une synthegravese mais une ascegravese La perception ne soumetpas comme chez Kant la matiegravere sensible agrave une forme subjective car le lien la connexionla forme appartiennent tout entier agrave la matiegravere La perception ne connecte pas elledeacuteconnecte Elle nrsquoinforme pas un contenu mais incise un ordre Elle nrsquoenrichit pas la matiegraveremais au contraire lrsquoamoindrit

3 shyLa meacutemoireshycontraction

26

Revenons agrave notre projet initial

27

La perspective que nous avons adopteacutee est la suivante tenter de montrer que la theacuteorie dela perception pure reacutepond mieux que la suite de Matiegravere et meacutemoire agrave lrsquoexigencedrsquoimmanence antishykantienne La thegravese que lrsquoon soutient consiste donc agrave montrer que cetteexigence paraicirct entameacutee agrave partir du moment ougrave Bergson fait drsquoune telle theacuteorie qui refuse dediffeacuterencier essentiellement la matiegravere de la perception une theacuteorie vraie en droit mais nonen fait et cela parce que la perception est en veacuteriteacute toujours mecircleacutee de meacutemoire Notre propos

est de deacutegager la raison pour laquelle lrsquoexigence immanentiste devrait consister agrave soutenirque cette theacuteorie est vraie non seulement en droit mais aussi en fait et drsquoessayer de montrercomment une telle thegravese pourrait ecirctre deacutefendue

28

La coiumlncidence de la perception avec lrsquoobjet perccedilu existe donc selon Bergson en droit plutocirctqursquoen fait Car le fond drsquointuition reacuteelle et quasishyinstantaneacutee sur lequel repose notre perceptionlaquo est peu de chose en comparaison de tout ce que notre meacutemoire y ajoute raquo [11] MaisBergson fait intervenir ici deux types de meacutemoire Cette distinction cependant ne recoupepas la distinction fameuse du chapitre II entre les deux meacutemoires crsquoestshyagraveshydire la distinctionentre la meacutemoireshyhabitude inheacuterente aux meacutecanismes moteurs du corps et lrsquoimageshysouvenirde la meacutemoire proprement spirituelle La distinction qui nous inteacuteresse et qui intervient degraves lepremier chapitre se deacuteploie quant agrave elle au sein mecircme de la meacutemoire mise en œuvre parlrsquoesprit Elle oppose au sein de la meacutemoire spirituelle les deux formes que celleshyci peutprendre dans son entremecirclement agrave la perception On peut nommer ces deux meacutemoires lameacutemoireshyrappel et la meacutemoireshycontraction

29

La meacutemoireshyrappel constitue avec la perception un circuit complexe par lequel ce queBergson nomme dans le chapitre II laquo la reconnaissance attentive raquo devient possible Elleconsiste en ceci que toute imageshysouvenir capable drsquointerpreacuteter notre perception actuelle srsquoyglisse si bien que nous ne pouvons plus discerner ce qui est perception et ce qui est souvenirLrsquoexemple que donne Bergson est celui de la lecture qursquoil assimile agrave un veacuteritable travail dedivination nous ne nous contentons pas de percevoir passivement les signes sur la pagecar lrsquoesprit agrave partir de quelques traits caracteacuteristiques comble lrsquointervalle par des souvenirsshyimages projeteacutes sur le papier et se substituant aux caractegraveres reacuteellement imprimeacutes Laseconde meacutemoire qui impregravegne notre perception nrsquoest plus celle qui innerve le preacutesent denotre meacutemoire du passeacute mais celle qui constitue ce preacutesent luishymecircme il srsquoagit de lameacutemoireshycontraction En effet si courte que soit notre perception elle occupe toujours unecertaine dureacutee et exige donc un effort de meacutemoire qui prolonge les uns dans les autres unepluraliteacute de moments Bergson peut ainsi eacutecrire que laquo la meacutemoire sous ces deux formes entant qursquoelle recouvre drsquoune nappe de souvenirs un fond de perception immeacutediate et en tantaussi qursquoelle contracte une multipliciteacute de moments constitue le principal apport de laconscience individuelle dans la perception le cocircteacute subjectif de notre connaissance deschoses raquo [12]

30

Le problegraveme de la connaissance de la matiegravere devient alors le suivant notre perceptionsemblait (telle eacutetait lrsquoavanceacutee deacutecisive du chapitre premier) rejoindre directement la matiegravereen elleshymecircme Nous percevions en lrsquoobjet lrsquoimage en soi qursquoil est effectivement La matiegravere nerecelait aucune profondeur aucun aspect cacheacute Lrsquoimmanentisme de Bergson tenait en cesens au fait que la matiegravere se donnait pleinement pour ce qursquoelle eacutetait aucun espace nrsquoeacutetaitpossible pour une chose en soi inaccessible agrave la connaissance pour une transcendancecacheacutee Et par ailleurs le monde nrsquoeacutetait pas immanent agrave la conscience il nrsquoeacutetait pas une

transcendance dans lrsquoimmanence agrave la faccedilon de lrsquoobjectiviteacute husserlienne Crsquoest au contraire laconscience qui glissait sur la surface de la matiegravere en soi celleshyci eacutetant identique agrave ce quecroit en saisir le sens commun Mais introduisant la meacutemoire Bergson semble srsquoeacuteloignerfortement drsquoun tel sens commun Car la matiegravere devient alors ce qui reste de la perceptionune fois qursquoon en a retireacute ce que la meacutemoire sous ses deux formes ne cesse drsquoy introduire

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Or il nous paraicirct que cette correction porte irreacutemeacutediablement atteinte agrave lrsquoimmanentisme deBergson et cela en raison de lrsquointroduction non de la meacutemoireshyrappel mais de la meacutemoireshycontraction La meacutemoireshyrappel en effet nrsquooblitegravere pas la possibiliteacute drsquointuitionner la matiegravereen soi Nous pouvons par une attention suffisante accordeacutee agrave lrsquoobjet perccedilu faire en sorte queles steacutereacuteotypes du passeacute ne viennent pas recouvrir la singulariteacute de la chose reacuteelle Crsquoest parexemple ce que nous faisons lorsque nous relisons un texte en vue drsquoen corriger les coquilles nous nous efforccedilons de lire les mots tels qursquoils sont effectivement eacutecrits sur la page et nontels que nous savons qursquoils srsquoeacutecrivent Un effort de concentration suffit donc en droit agraveextirper le voile de la meacutemoireshyrappel de la perception preacutesente en sorte de libeacuterer la matiegraveredes meacutecanismes de la reconnaissance Lrsquoimmanentisme de la perception pure nrsquoest donc pasaffecteacute par lrsquoadjonction de la meacutemoireshyrappel Il nrsquoen va pas de mecircme croyonsshynous de lameacutemoireshycontraction Pour saisir ce point il faut drsquoabord exposer plus preacuteciseacutement en quoiconsiste cette seconde forme de meacutemoire et en quoi consiste surtout lrsquoopeacuteration drsquoextractionde cette meacutemoire hors de la perception agrave laquelle elle est supposeacutee se mecircler Cette secondeforme de la meacutemoire est exposeacutee pour lrsquoessentiel dans le quatriegraveme et dernier chapitre deMatiegravere et meacutemoire La meacutemoire contractante a pour source la theacuteorie bergsonienne durythme des dureacutees Ce rythme Bergson lrsquointroduit par un exemple significatif et demeureacuteceacutelegravebre celui de la vibration lumineuse Dans lrsquoespace drsquoune seconde eacutecritshyil la lumiegravererouge accomplit 400 trillons de vibrations autant dire un nombre drsquoeacuteveacutenements immenseqursquoil ne nous faudrait pas moins de 25 000 ans pour eacutenumeacuterer si chacune de ces vibrationsdurait assez longtemps pour parvenir agrave notre conscience Nous opeacuterons donc une formidablecontraction de la reacutealiteacute mateacuterielle lorsque nous percevons en un moment ce qui inclut en soiun nombre immense drsquoeacuteveacutenements Or crsquoest un tel travail de contraction qui donne lieu auxqualiteacutes Selon Bergson en effet lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des qualiteacutes est due agrave la contraction desvibrations homogegravenes et agrave ce titre quantifiables dont se compose la matiegravere

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Citons ici le texte crucial laquo Ne pouvonsshynous pas concevoir que lrsquoirreacuteductibiliteacute de deuxcouleurs aperccedilues tienne surtout agrave lrsquoeacutetroite dureacutee ougrave se contractent les trillions de vibrationsqursquoelles exeacutecutent en un de nos instants Si nous pouvions eacutetirer cette dureacutee crsquoestshyagraveshydire lavivre dans un rythme plus lent ne verrionsshynous pas agrave mesure que ce rythme se ralentiraitles couleurs pacirclir et srsquoallonger en impressions successives encore coloreacutees sans doute maisde plus en plus pregraves de se confondre avec des eacutebranlements purs Lagrave ougrave le rythme dumouvement est assez lent pour cadrer avec les habitudes de notre conscience comme ilarrive pour les notes graves de la gamme par exemple ne sentonsshynous pas la qualiteacuteperccedilue se deacutecomposer drsquoelleshymecircme en eacutebranlements reacutepeacuteteacutes et successifs relieacutes entre euxpar une continuiteacute inteacuterieure raquo [13]

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En drsquoautres termes ce que la matiegravere est en elleshymecircme peut ecirctre ressaisi par une certaineexpeacuterience de penseacutee pour peu que nous admettions lrsquoideacutee drsquoune variabiliteacute des rythmes dela dureacutee drsquoun degreacute de tension dit Bergson qui nous fait comprimer sous la forme dequaliteacutes distinctes un nombre immense drsquoeacuteveacutenements qui pour la matiegravere repreacutesententautant de moments en lesquels ces qualiteacutes sont deacutelayeacutees Plus le rythme est lent plus leseacuteveacutenements mateacuteriels sont distingueacutes et plus dilueacutees sont les qualiteacutes degraves lors que cellesshycise trouvent disperseacutees dans le cours de la succession temporelle La notion de rythme nousconvie donc agrave appreacutehender ce qursquoon pourrait appeler une laquo eacutechelle concregravete des temporaliteacutesraquo Nous nrsquohabitons pas seulement agrave une certaine eacutechelle de la matiegravere immenseacutement plusvaste que celle de lrsquoatome et immenseacutement moins vaste que celle des galaxies Nousoccupons aussi une eacutechelle des dureacutees un rythme particulier drsquoeacutecoulement du temps quinous rend inconscient de tous les eacuteveacutenements infeacuterieurs agrave 2 milliegravemes de secondes alorsqursquoune telle dureacutee est suffisante agrave la matiegravere lumineuse pour produire des millions devibrations crsquoestshyagraveshydire des millions drsquoeacuteveacutenements distincts

4 shyCritique de la meacutemoireshycontraction

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Nous nommerons laquo deacutetente raquo [14] lrsquoopeacuteration par laquelle Bergson laquo deacuteshycontracte raquo le produitqualitatif de la meacutemoire en sorte de deacutecanter la perception mateacuterielle de son enveloppemeacutemorielle et subjective et cela pour retrouver la matiegravere telle qursquoelle est en soi et non pournous Tacircchons alors drsquoexpliquer ce qui nous paraicirct poser problegraveme dans cette theacuteorie de ladeacutetente et cela en essayant de donner une allure bergsonienne agrave notre insatisfaction

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On sait comment Bergson critique la thegravese suivant laquelle il nrsquoy aurait qursquoune diffeacuterence dedegreacute entre la perception et le souvenir crsquoestshyagraveshydire la thegravese empiriste suivant laquelle lesouvenir ne serait qursquoune perception affaiblie si tel eacutetait le cas remarqueshytshyil il faudrait aussibien soutenir lrsquoinverse crsquoestshyagraveshydire qursquoun souvenir intense ne se distingue pas drsquouneperception faible inversion qui suffit agrave faire eacuteclater lrsquoincoheacuterence de la thegravese Eh bien crsquoestdrsquoune mecircme faccedilon que nous exprimerons nos doutes concernant lrsquoopeacuterateur de deacutetente eneffet si le ralentissement du rythme de la dureacutee eacutequivalait agrave la dilution ou encore au laquodeacutelayage raquo dit Bergson des qualiteacutes alors il faudrait soutenir agrave lrsquoinverse que touteexpeacuterience de dilution des couleurs ou drsquoeacutevolution des sons vers le grave eacutequivaut agravelrsquoexpeacuterience drsquoun ralentissement de la dureacutee Ou encore si lrsquoon soutient que la dureacuteemateacuterielle fait pacirclir les couleurs et assourdit les sonoriteacutes il faudrait soutenir aussi bien quetoute perception drsquoune couleur pacircle ou drsquoun son grave nous fait changer de rythme de dureacuteeMais ce nrsquoest eacutevidemment pas le cas puisque nous expeacuterimentons au contraire notrecapaciteacute agrave parcourir la palette du peintre ou les gammes drsquoun piano sans modifier en riennotre rythme vital puisque les notes graves ne modifient pas les exigences rythmiques de lapartition ou du meacutetronome Rythme de la dureacutee et tonaliteacute de la gamme sont donc indiffeacuterentslrsquoun agrave lrsquoautre non seulement parce que les tons les plus graves peuvent ecirctre joueacutes sur unrythme plus rapide que les plus aigus mais aussi parce qursquoil se peut que le temps passe plus

vite tandis que jrsquoeacutecoute telle seacutequence grave que jrsquoaime particuliegraverement tandis que le tempsme semblera long en eacutecoutant telle seacutequence aigueuml qui mrsquoennuie

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Degraves lors il semble que je ne puisse opeacuterer une reacuteelle deacutetente de la perception et deacutemecirclerainsi lrsquoen soi mateacuteriel de la meacutemoire subjective Agrave regarder la chose de plus pregraves onsrsquoaperccediloit que la difficulteacute qursquoil y a agrave deacutemecircler la perception de la meacutemoireshycontraction vient dece que cette derniegravere est supposeacutee constituer les qualiteacutes mecircmes de la perception ce quinrsquoeacutetait pas le cas de la meacutemoireshyrappel Alors que dans ce dernier cas je pouvais fairelrsquoexpeacuterience concregravete de la dissociation de la meacutemoire et de la perception crsquoeacutetait lrsquoexpeacuteriencede la lecture attentive ce nrsquoest deacutesormais plus possible Je me trouve en effet face agravelrsquoalternative aporeacutetique suivante soit je tente drsquointuitionner directement le reacutesultat de ladeacutetente mais je ne fais alors que reconduire lrsquoexpeacuterience de ma dureacutee propre et non celle dela dureacutee mateacuterielle expeacuterience des couleurs qui pacirclissent ou des sons qui deviennent plusgrave Soit je mrsquoen remets agrave la science pour deacutegager la nature vibratoire et homogegravene de lamatiegravere mais en ce cas je me contente drsquoenregistrer le reacutesultat drsquoune expeacuterimentation au lieude penser la nature supposeacutee continue de la matiegravere homogegravene et de la perceptionheacuteteacuterogegravene Jrsquoaccegravede dans ce dernier cas agrave la nature vibratoire de la matiegravere mais par lebiais drsquoune science qui est sans continuiteacute avec ma perception concregravete des qualiteacutes

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Autrement dit la meacutemoireshycontraction semble abolir le reacutesultat principal de la theacuteorie de laperception pure agrave savoir celle de la connaissabiliteacute de lrsquoen soi La matiegravere nous apparaicirct eneffet comme ce qui nrsquoa pas fait lrsquoobjet du travail de la contraction Mais comme cettecontraction a toujours deacutejagrave eu lieu comme elle est supposeacutee affecter jusqursquoaux composanteseacuteleacutementaires de la perception nous ne voyons aucun moyen convaincant de faire le chemininverse en sorte de retrouver la matiegravere en soi non encore affecteacutee par notre dureacuteesubjective Pour le dire encore autrement le vice de la meacutemoire contractante paraicirct ecirctre denous faire replonger drsquoune theacuteorie de la perceptionshyascegravese moment profondeacutement original dela conception bergsonienne moment aussi ougrave son anticriticisme est le plus radical agrave unetheacuteorie de la perceptionshysynthegravese soumise agrave ce titre agrave la seacuteparation kantienne du pourshynouset de lrsquoenshysoi En effet la force de la theacuteorie asceacutetique de la perception consistait en ceci quela forme de la matiegravere eacutetait poseacutee en la matiegravere elleshymecircme la synthegravese eacutetait mateacuterielle etconsistait dans les relations reacutegleacutees que les images entretenaient les unes avec les autres larepreacutesentation nrsquoajoutait aucune forme de synthegravese agrave la matiegravere Mais tout change avec latheacuteorie contractante de la meacutemoire car alors la perception introduit de nouveau agrave mecircme lamatiegravere une forme une synthegravese en lrsquooccurrence une compression temporelle qui se donnecomme la genegravese des qualiteacutes immeacutediates Mais si la perception est syntheacutetique alors noussommes en veacuteriteacute condamneacutes agrave ne jamais deacutecouvrir la nature du mateacuteriau syntheacutetiseacutepuisque nous sommes enfermeacutes dans les limites drsquoune telle synthegravese Crsquoest lrsquoexpeacuterience quenous avons faite de notre incapaciteacute agrave intuitionner une deacutetente qui nous fasse sortir du mondequalitatif propre agrave notre dureacutee intime

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Pour mieux faire saisir la difficulteacute on peut ici eacutevoquer les anticipations de la perception deKant On sait que dans lrsquoAnalytique des principes de la premiegravere Critique [15] Kant soutientque nous pouvons anticiper non seulement sur la forme du pheacutenomegravene mais aussi dans unecertaine mesure sur sa matiegravere et cela en affirmant que toute reacutealiteacute admet un degreacute crsquoestshyagraveshydire une quantiteacute intensive non divisible en uniteacutes mais en diffeacuterentielles Nous savons eneffet que le temps est divisible agrave lrsquoinfini et qursquoen conseacutequence entre un degreacute X de qualiteacutesdonneacutees degreacute supposeacute conscient et le degreacute 0 de conscience il srsquoest eacutecouleacute une infiniteacute demoments dans le temps qui ont fait lrsquoobjet de synthegraveses non encore conscientes Les qualiteacutesen apparence immeacutediates de la perception ont donc en veacuteriteacute deacutejagrave eacuteteacute informeacutees par laconscience La perception est la somme ou encore lrsquointeacutegrale de diffeacuterentielles qui seulespeuvent ecirctre identifieacutees agrave la chose en soi Mais pour retrouver cette chose en soi telle qursquoenelleshymecircme il nous faudrait disposer drsquoune opeacuteration de deacuterivation telle que nous serionsassureacutes qursquoelle correspondrait agrave lrsquoinverse exact de lrsquointeacutegration preacuteshyconsciente de laperception Or crsquoest lagrave ce que nous ne pouvons en aucun cas deacuteterminer de faccedilon sucircreNous dirions en ce sens que Bergson paraicirct achopper sur une difficulteacute qui parshydelagravedrsquoeacutevidentes diffeacuterences rappelle celle qui contribuait agrave justifier le scepticisme drsquoun SalomonMaiumlmon car Maiumlmon dans son Essai sur la philosophie transcendantale ayant preacuteciseacutementidentifieacute le noumegravene agrave la diffeacuterentielle de conscience et le pheacutenomegravene agrave son inteacutegration parlrsquoimagination productrice srsquointerdisait drsquoopeacuterer par la connaissance le chemin inverse celuiqui irait du pheacutenomegravene au noumegravene Le noumegravene doit selon lui nous demeurer inconnuparce que nous ne pouvons jamais ecirctre sucircr que la deacuterivation proposeacutee par le philosophe pourretrouver le noumegravene sera le symeacutetrique exact de lrsquointeacutegration conscientielle drsquoun telnoumegravene [16]

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Bref il nous semble que tous les acquis antishykantiens et immanentistes de la perceptionshyascegravese se voient mis en peacuteril par un retour de Bergson dans le giron de la synthegravesesubjective Degraves lors que Bergson introduit agrave mecircme la subjectiviteacute le travail de la synthegravese ilreconduit la possibiliteacute drsquoune chose en soi devenue inaccessible agrave la penseacutee et ainsi lapossibiliteacute drsquoune transcendance radicale Lrsquoenjeu de la discussion devient alors le suivant peutshyon envisager une theacuteorie de la perceptionshyascegravese qui eacutevite drsquoen passer par le momentsyntheacutetique de la contraction Agrave quoi ressemblerait une telle theacuteorie et comment pourraitshyontenter de la justifier

5 shyRetour agrave la perception pure

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Comment penser une perception pure sans meacutemoire contractante

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Revenons agrave la raison qui paraicirct inciter Bergson agrave introduire lrsquoideacutee de contraction Cette raisonsi lrsquoon y reacutefleacutechit semble bien se reacuteduire agrave un fait agrave savoir que la science de la matiegravereeacuteleacutementaire deacutecompose des dureacutees conscientes minimes en eacuteveacutenements extraordinairementrapides en lrsquooccurrence des vibrations lumineuses Crsquoest drsquoune telle reacutealiteacute vibratoire de la

matiegravere que la theacuteorie de la meacutemoire contractante entend rendre raison en pointant le procegravespar lequel cet eacutetat mateacuteriel se transforme pour nous en qualiteacutes distinctes Mais qursquoy ashytshyildans un tel fait qursquoune theacuteorie de lrsquoimage ne suffirait pas agrave deacutecrire Il semble que la difficulteacutevienne de ce qursquoune image celle de la perception coloreacutee est supposeacutee contenir beaucoupdrsquoautres images celle des vibrations homogegravenes Or si une image nous preacutesentaiteffectivement la matiegravere telle qursquoen elleshymecircme sa vibration prodigieuse ne devraitshyelle paselle aussi nous apparaicirctre Puisque ce nrsquoest pas le cas il faut bien admettre que notre saisiedu monde y introduit une opeacuteration qui le modifie

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Agrave cette objection Bergson nous donne pourtant luishymecircme les moyens de reacutepondre aiseacutement ne nous ashytshyil pas dit que la theacuteorie de lrsquoimage supposait qursquoil y avait beaucoup plus de chosesdans la matiegravere que dans la repreacutesentation Nrsquoashytshyil pas fondeacute son immanentisme sur le faitque la matiegravere eacutetait non pas autre mais plus que la repreacutesentation Degraves lors qursquoestshyce quinous empecircche drsquoaccorder agrave la matiegravere toutes les images que nous pouvons en retirer Car sila matiegravere est un ensemble drsquoimages pittoresques rien nrsquointerdit de dire qursquoelle est aussi enplus un ensemble drsquoimages ougrave les qualiteacutes nrsquoont plus cours rien nrsquointerdit de faire de lamatiegravere toutes les images que nous pouvons en avoir agrave toutes les eacutechelles du temps et aussibien de lrsquoespace Crsquoeacutetait lagrave reacutepeacutetonsshyle la force mecircme de la theacuteorie soustractive de laperception pure la chose en soi crsquoeacutetait tous les points de vue susceptibles drsquoecirctre pris surcette chose les plus rapprocheacutes ceux de ses moindres deacutetails comme les plus eacuteloigneacutesPourquoi en ce cas ne pas en dire autant de la matiegravere lumineuse et soutenir que la lumiegraverece sont toutes les images susceptibles drsquoecirctre prises de celleshyci couleurs du spectres aussibien que vibrations homogegravenes Rien ne nous interdit drsquoaccorder agrave la matiegravereshyimage cesdeux points de vue de consideacuterer que celleshyci est heacuteteacuterogegravene et de plus homogegravene imageshyperception et image expeacuterimentale image coloreacutee et image vibratoire Cela revientsimplement agrave dire que de la matiegravere qursquoelle se compose drsquoimages radicalement distinctessuivant ses eacutechelles temporelles et spatiales Autrement dit cela revient agrave accorder agrave lamatiegravere tous les rythmes de la dureacutee et agrave faire de la perception humaine non la contractionde la quantiteacute mateacuterielle mais la seacutelection drsquoun des rythmes drsquoune matiegravereshyimage qui lescontiendrait toutes

6 shyLe modegravele soustractif

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Degraves lors nous pouvons commencer agrave examiner en quoi consisterait un modegravele purementsoustractif tireacute de Matiegravere et meacutemoire un modegravele fait de soustractions sans contractions

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Voici les deux postulats dont nous partirons

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1 La matiegravere est composeacutee drsquoimages Ces images communiquent toutes les unes avec les

autres selon des lois identifieacutees aux lois de la nature Cette communication on la nommeradu terme de flux flux par lesquels les images reccediloivent et transmettent du mouvement auximages La matiegravere consiste donc dans une multipliciteacute agrave la fois qualitative et quantitativepittoresque et homogegravene

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On peut alors convenir du lexique suivant on nommera heacuteteacuterogegravene une multipliciteacute non passeulement qualitative mais agrave la fois qualitative et quantitative Si lrsquohomogegravene demeureidentifiable agrave la quantiteacute lrsquoheacuteteacuterogegravene cesse drsquoecirctre identifiable agrave la qualiteacute Lrsquoheacuteteacuterogegravene estplus heacuteteacuterogegravene que la qualiteacute comprenant non seulement les diffeacuterences des qualiteacutes entreelles mais aussi les diffeacuterences des quantiteacutes entre elles et la diffeacuterence de la qualiteacute engeacuteneacuteral drsquoavec la quantiteacute

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2 Agrave ces images connecteacutees entre elles par les flux il faut ajouter des interceptions descoupures qui nrsquoapportent rien drsquoautre aux images que leur isolement local que leur devenirsuperficiel Ici on srsquoeacuteloigne un peu pour des raisons de clarteacute de la theacuteorie de Bergson ausens strict au lieu de dire que la rareacutefaction des images dans la perception est due au faitque le vivant se laisse traverser par la plupart des images pour nrsquoen retenir que certaines ondit que cette rareacutefaction est due agrave des coupures des barrages qui ne permettent qursquoagravecertains flux de peacuteneacutetrer jusqursquoagrave la conscience Lrsquoessentiel demeure la perception est detoute faccedilon encore penseacutee comme rareacutefaction de la matiegravere

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Nous pouvons formuler plus preacuteciseacutement ces deux postulats en les ramassant tous deuxdans la proposition suivante il y a du devenir et le devenir ce sont les flux et leursinterceptions Cet eacutenonceacute soutient la chose suivante un flux ne suffit pas agrave constituer undevenir pour cela il y faut eacutegalement de lrsquointerception Les flux certes transmettent dumouvement mais ce mouvement nrsquoest pas un devenir en ce sens que reacutegi par les lois de lanature il connecte toute image agrave toute autre image selon une neacutecessiteacute qui sature enquelque sorte le reacuteel Toute chose eacutetant connecteacutee agrave toute autre selon des lois laconnaissance drsquoune image nous suffit en droit agrave deacuteterminer le mouvement preacutesent passeacute etfutur de toutes les autres et cela agrave tel point que la diffeacuterence mecircme entre ces troisdimensions du temps srsquoefface au profit drsquoun reacuteseau immuable de transmissions demouvements On est face agrave une immobiliteacute faite de mouvements analogue agrave celle depuissants jets drsquoeau dont le mouvement continu de la matiegravere aboutit agrave lrsquoimmobiliteacute continuede la forme Les flux livreacutes agrave euxshymecircmes sont une telle mobiliteacute pure srsquoimmobilisant du faitmecircme qursquoaucun obstacle nrsquoen entrave le deacuteploiement ce sont des liens entre toutes chosesreacutegis par des lois fixes

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Pour qursquoil y ait devenir il faut que quelque chose se passe et pour que quelque chose sepasse il ne suffit pas que quelque chose passe il faut au contraire que quelque chose ne

passe pas il faut une deacuteconnexion Crsquoest la seule faccedilon drsquointroduire dans la matiegravere undevenir sans introduire autre chose que de la matiegravere crsquoest la seule faccedilon pour nous demaintenir la laquo formule magique raquo de Deleuze laquo PLURALISME = MONISME raquo [17] sansreconduire le dualisme Le monisme de la matiegravere heacuteteacuterogegravene va accueillir en lui le pluralismede lrsquoeacuteveacutenementialiteacute sans accueillir pour autant autre chose que la matiegravere donc sans quesrsquointroduise de dualiteacute ontologique

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Voyons comment une telle opeacuteration est possible La condition pour qursquoil y ait du devenircrsquoest qursquoun changement se produise qui ne se reacuteduise pas agrave un flux mateacuteriel Cela nousimpose la thegravese suivante il faut qursquoil existe un devenir des interceptions mecircmes Il faut queles interceptions changent Mais comment un tel changement estshyil pensable Au regard dece que nous avons dit cela ne peut se produire que drsquoune seule faccedilon il faut que lesinterceptions de flux se deacuteplacent sur les lignes de flux

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Nous obtenons le scheacutema 1

Scheacutema 1 interceptions de flux et flux drsquointerceptions52

Ougrave lrsquoon voit qursquoun devenir crsquoest deux devenirs pour qursquoil y ait devenir il faut que le devenirdevienne deux fois comme flux drsquoimages et comme flux drsquointerception des images Ledevenir est donc composeacute drsquoun double fleacutechage qui nrsquointroduit aucun dualisme ontologiqueLe premier fleacutechage est celui du flux Le second fleacutechage introduit seul le devenir On peutalors par ce double fleacutechage obtenir la greffe du thegraveme bergsonien de lrsquoimage avec lethegraveme stoiumlcien des incorporels tel que Deleuze le mobilise dans Logique du sens [18] Onnommera alors Chronos la dimension temporelle des flux et Aiocircn la dimension temporelledes interceptions [19] Qursquoestshyce qui nous autorise agrave reprendre non seulement le lexiquestoiumlcien mais aussi le lexique deleuzien tel que mis en œuvre dans Logique du sens Deuxeacuteleacutements

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1 Drsquoabord on sait que la division entre Aiocircn et Chronos distingue dans Logique du sens latemporaliteacute des causes profondes la temporaliteacute des meacutelanges corporels de celle deseacuteveacutenements incorporels Or crsquoest bien agrave ce type de division que correspond le doublefleacutechage preacuteceacutedent les flux sont bien des meacutelanges dynamiques de matiegravere et lesinterceptions sont bien des incorporels puisqursquoelles ne sont rien de mateacuteriel De plus ledevenir des interceptions est un devenir qui remonte agrave la surface agrave partir de la profondeur desimages puisque le reacutesultat de lrsquointerception est le devenir superficiel de la matiegravere sareacuteduction agrave son enveloppe dans la perception On peut donc leacutegitimement reprendrelrsquoexclamation de Deleuze agrave propos des incorporels laquo Voilagrave maintenant que tout remonte agrave lasurface raquo [20] 2 En second lieu on peut attribuer agrave lrsquoAiocircn ainsi redeacutefini comme deacuteplacementde coupures une proprieacuteteacute homologue agrave celle de lrsquoAiocircn deleuzien agrave savoir lrsquoeacuteveacutenementialiteacute

entendue comme Eacuteveacutenement unique en lequel communiquent tous les eacuteveacutenements laquoaffirmation du hasard en une fois raquo laquo unique lancer pour tous les coups raquo [21] En effet si lrsquoonveut penser le processus par lequel se deacuteplacent les interceptions la temporaliteacute en laquelleles interceptions changent nous devons en exclure toute forme drsquoexplication mateacuterielle Si ledeacuteplacement drsquoune deacuteconnexion proceacutedait des lois mateacuterielles celleshyci se reacuteduirait agrave un fluxcomme un autre et il nrsquoexisterait aucun devenir Mais srsquoil y a devenir aucune loi physique nepeut en rendre compte Ni le deacuteterminisme ni les probabiliteacutes double paradigme explicatifdes processus mateacuteriels ne peuvent donc ecirctre mobiliseacutes pour rendre compte du deacuteplacementdes incorporels Si nous voulons alors dire quelque chose de positif drsquoun tel devenir descoupures il nous reste agrave soutenir que ce devenir constitue certes un hasard mais un hasardimprobabilisable parce que reacutesultat drsquoun unique coup de deacute lanceacute de toute eacuteterniteacute sur latable immuable des flux [22]

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Tacircchons alors de preacuteciser le sens de lrsquoAiocircn ainsi entendu comme deacuteplacement desdeacuteconnexions Tout drsquoabord nous devons revenir sur lrsquoecirctre des deacuteconnexions Nous avons ditque lrsquoun des enjeux du modegravele soustractif eacutetait drsquoeacuteviter toute forme de dualisme ou dediffeacuterenciation entre des modes drsquoecirctre Il ne faut donc pas que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute soit autreque lrsquoecirctreshyflux Or il ne suffit pas pour soutenir cela de dire que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute nrsquoest rien car dire cela crsquoest reconduire un dualisme de type eacutepicurien crsquoestshyagraveshydire un dualisme de lamatiegravere et du vide Le laquo paysage ontologique raquo dresseacute par notre modegravele ressemble en effet agraveun laquo eacutepicurisme en neacutegatif raquo non pas des atomes reacuteels se deacuteplaccedilant de faccedilon hasardeuse (agravela suite du clinamen) dans un vide infini mais des laquo atomes de vides raquo se deacuteplaccedilant de faccedilonhasardeuse dans la pleacutenitude infinie des flux Il faudrait donc que la deacuteconnexion se reacuteduiseelleshymecircme ultimement agrave la pleacutenitude du flux heacuteteacuterogegravene Mais comment penser une coupurede flux qui soit elleshymecircme un flux sans lrsquoannuler comme coupure Tout simplement enreacuteduisant la coupure agrave un deacutetour du flux accompagneacute du mecircme coup drsquoun effetshyretardimposeacute agrave ce mecircme flux Il suffit de multiplier le deacutetour agrave lrsquoinfini pour obtenir un retard luishymecircmeaussi durable que deacutesireacute Une coupure est une accumulation locale agrave la puissance n dedeacutetours de flux Nous sommes alors dans une ontologie strictement continuiste qui produit le0 agrave partir drsquoune sommation agrave lrsquoinfini du 1 ou qui produit le rien agrave partir drsquoune sommation agravelrsquoinfini du reacuteel

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En identifiant la coupure au deacutetour nous nous sommes ainsi assureacutes que rien nrsquoexistait sinonla matiegravere Reste qursquoil faut maintenir srsquoil y a devenir la distinction de Chronos et drsquoAiocircnPourquoi Le devenir on lrsquoa dit deacutepend du devenir des coupures donc du devenir desdeacutetours Le devenir drsquoun deacutetour crsquoest son deacuteplacement sur une ligne de flux Mais commentou agrave quelle condition peutshyon penser un tel deacuteplacement Agrave une condition simple il nousfaut du passeacute Or le passeacute drsquoune coupure crsquoest lagrave ce que Chronos ne nous preacutesente en rienOn le verra sans peine par le scheacutema suivant

Scheacutema 2 lrsquoonde56

Si un deacutetour posseacutedait un passeacute mateacuteriel il se reacuteduirait en effet agrave une onde onde dont ledeacuteplacement est figureacute par le scheacutema On entend par onde au sens le plus geacuteneacuteral unmouvement mateacuteriel dont le passeacute aussi bien que lrsquoavenir peut ecirctre en droit reconstitueacute defaccedilon deacuteterministe ou probabilitaire Ecirctre gros si lrsquoon ose dire de son passeacute aussi bien quede son avenir tenir lrsquoun et lrsquoautre enveloppeacute dans son ecirctreshyactuel crsquoest lagrave le propre de lrsquoondeOr le deacutetour nrsquoest pas mateacuteriellement distinct de lrsquoonde puisqursquoil nrsquoest luishymecircme fait que dematiegravere mais son deacuteplacement doit lrsquoecirctre puisque sa temporaliteacute est hasardeuse Nousdevons donc dessiner une seconde ligne de passeacute seule agrave mecircme de distinguer ces deuxindiscernables que sont lrsquoonde et lrsquointerception Nous avons alors le scheacutema suivant

Scheacutema 3 le virtuel57

Cette seconde ligne de passeacute qui nrsquoest plus celle de lrsquoonde je la nomme le virtuel On peutalors fixer le vocabulaire un deacutetour posseacutedant un passeacute mateacuteriel sera dit ecirctre une onde undeacutetour proceacutedant de la ligne du virtuel sera dit ecirctre un pli Sans entrer dans le deacutetail on voitclairement que le virtuel ainsi caracteacuteriseacute a plusieurs points communs deacutecisifs avec le virtueldeleuzien 1 le virtuel nrsquoest pas indeacutetermineacute mais entiegraverement deacutetermineacute 2 le virtuel estreacuteel sinon il nrsquoy aurait pas de devenir du pli le virtuel srsquooppose donc agrave lrsquoactuel mais non aureacuteel 3 le virtuel nrsquoest pas comme le possible le double fantocircmatique de lrsquoactuel identique agravelrsquoactuel moins lrsquoexistence mais le virtuel et lrsquoactuel nrsquoont aucune raison de se ressembler 4Enfin le virtuel est la condition ontologique du devenir authentique crsquoestshyagraveshydire de la creacuteationimpreacutevisible de nouveauteacute [23]

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Mais on dira peutshyecirctre que cette introduction du thegraveme du virtuel dans le modegravele interceptifnrsquoa guegravere drsquointeacuterecirct Tout ce que nous faisons crsquoest drsquoinjecter dans notre modegravele le virtuelbergsonien inheacuterent agrave la conception de la dureacutee comme creacuteation impreacutevisible et de ce faitet pour autant que le virtuel est lrsquoheacuteritage sans doute essentiel du bergsonisme chez Deleuzele modegravele proposeacute aura autant drsquohomologie avec Deleuze qursquoil en aura avec Bergson CertesMais ce qui rend inteacuteressant lrsquointroduction du virtuel dans le modegravele soustractif crsquoest qursquoellenous impose de modifier sur un point essentiel la notion bergsonienne de virtuel Cettemodification peut se formuler ainsi nous sommes conduit agrave penser le virtuelindeacutependamment du couple quantiteacuteshyqualiteacute Or ce couple chez Bergson constitue unepocirclariteacute primordiale pour la penseacutee de la dureacutee pure Dans les Donneacutees immeacutediates de laconscience par exemple la dureacutee pure est la multipliciteacute qualitative opposeacutee agrave une matiegraverehomogegravene et quantitative qui agrave ce titre ne dure pas Dans Matiegravere et meacutemoire on lrsquoa vu laqualiteacute et la quantiteacute sont cette fois penseacutees en leur continuiteacute mais le rocircle de la meacutemoireconsiste preacuteciseacutement agrave obtenir de la qualiteacute par contraction de quantiteacute En revanche dans lemodegravele soustractif cette pocirclariteacute devient inadeacutequate pour penser le virtuel et cela pour lasimple raison que les flux sont deacutejagrave et pleinement qualitatifs et pleinement quantitatifs Laqualiteacute cesse en particulier drsquoecirctre par elleshymecircme la marque de la nouveauteacute Ce qui impliqueque le langage de la creacuteation impreacutevisible ne va plus ecirctre primordialement un langage de laqualiteacute mais un langage du plissement du devenirshyvirtuel du pli un langage qui se voudraen somme une topologie ou encore une geacuteologie du virtuel Par lagrave nous engendrons bien un

effet drsquohomologie avec Deleuze agrave savoir un heacuteritage bergsonien du virtuel srsquoexprimant entermes geacuteologiques plutocirct que qualitatifs [24] laquo Il y a du devenir raquo se dit en effet laquo il y a desplis virtuels raquo ou laquo il y a du plissement raquo

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Pour progresser encore dans la voie drsquoune reconstruction de la penseacutee deleuzienne via ledeacutebut de Matiegravere et meacutemoire il nous faut maintenant souligner le point suivant noussommes sciemment partis drsquoune theacuteorie qui nrsquoest pas exactement celle de la perception puremais qui est plus pauvre que celleshyci Car nous avons morceleacute non seulement Matiegravere etmeacutemoire pour autonomiser le premier chapitre mais aussi la theacuteorie de la perception pureelleshymecircme Expliquonsshynous Bergson se donne dans la theacuteorie de la perception pure uncentre drsquoaction indeacutetermineacute crsquoestshyagraveshydire un ecirctre libre crsquoest une telle liberteacute qui est agrave lrsquooriginede la seacutelection parmi les images de celles qui seules inteacuteressent le vivant Or le refus de toutdualisme nous contraint pour notre part agrave ne pas nous accorder ainsi lrsquoexistence drsquoecirctrespourvus de liberteacute Car nous aurions alors deux types drsquoecirctres des ecirctres libres et des ecirctressoumis aux lois mateacuterielles Si Deleuze voit dans la perception pure un immanentisme crsquoestsans doute qursquoil devine un monisme sous le dualisme apparent de la liberteacute et de la matiegraverePour deacutegager ce monisme il faut montrer que ce que Bergson nomme liberteacute peut ecirctreobtenu comme cas particulier du devenir soustractif Autrement dit il faut montrer en quoi levivant est un cas particulier drsquoun tel devenir

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Reformulons les choses plus clairement Il faut bien voir qursquoen nous donnant des flux et desinterceptions nous ne nous sommes encore donneacute aucun vivant a fortiori aucun ecirctre libreUne interception et mecircme une somme drsquointerceptions ne font pas un vivant Qursquoestshyce qursquounvivant en effet si lrsquoon srsquoinspire de Bergson Crsquoest une rareacutefaction locale des flux car unvivant crsquoest un corps crsquoestshyagraveshydire une seacutelection mais une seacutelection que nous avons nommeacuteepremiegravere une seacutelection anteacuterieure agrave tout choix libre et qui nous offre les termes entrelesquels une liberteacute pourra eacuteventuellement choisir Autrement dit un vivant crsquoest un lieu ougrave lesflux ne passent plus de faccedilon totale et sans discrimination En conseacutequence nous pouvonsavancer la deacutefinition suivante du vivant un vivant est une boucle discontinue drsquointerceptionsUne boucle car il faut assurer un lieu agrave la rareacutefaction des flux une boucle discontinue car unvivant ne doit pas entiegraverement se couper des flux faute de nrsquoavoir plus aucun rapport affectifetou perceptif au monde environnant Jrsquoappelle laquo rareacutefaction raquo tout appauvrissement localiseacutedes flux donc tout vivant Une rareacutefaction est plus qursquoune interception une interception nefait pas une rareacutefaction tandis qursquoune rareacutefaction nrsquoest faite que drsquointerceptions de flux

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Nous obtenons le scheacutema 4 scheacutema du vivant ou du corps

Scheacutema 4 le corps62

On peut alors se poser une question nouvelle agrave savoir y ashytshyil un devenir des vivants Ou

encore y ashytshyil un devenir eacuteveacutementiel des rareacutefactions Si lrsquoon suppose que lrsquoon peut penserle vivant il faut qursquoil y ait un tel devenir En effet srsquoil nrsquoy avait pas de devenir des rareacutefactionson pourrait seulement consideacuterer ce dont est fait un vivant la matiegravere qui en constitue le lieuOn penserait ce dont il est fait mais non ce qursquoil est on le penserait comme organisme maisnon comme rareacutefaction On penserait la substance mateacuterielle des corps mais non le corpsluishymecircme comme lieu de rareacutefaction de seacutelection des images Mais comment penser le vivantnonshyorganique puisque la rareacutefaction nrsquoest elleshymecircme faite de rien puisqursquoil nrsquoexiste pas defluide vital de matiegravere autre que celle de la physique qui singulariserait le mode drsquoecirctre duvivant Une solution agrave cette difficulteacute est la suivante penser le vivant doit revenir agrave penser ledevenir des zones de rareacutefaction Il faut qursquoil existe un passeacute nonshyorganique des corps qursquoilexiste des rareacutefactions virtuelles Il nous faut un passeacute non organique du vivant un devenirinorganique des corps Ou encore il nous faut un corps sans organes [25] Alors si lesplissements demeurent suffisamment coheacuterents pour constituer des plissements derareacutefactions nous pourrons penser la vie agrave partir de son eacutevolution propre et deacutegager ainsiune typologie des devenirs vitaux devenirs qui ne srsquoidentifieront pas aux flux organiques

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Si nous accordons agrave la science le soin de deacutecrire et de penser les eacutetats de choses crsquoestshyagraveshydire les eacutetats de flux nous reacuteserverons agrave la philosophie la tacircche de deacutecrire et de penser lesdevenirs virtuels Appelons eacutevaluation toute typologie des devenirs vitaux mais inorganiquesQuelle typologie notre eacutevaluation vashytshyelle adopter Quels sont les grands types de devenirsvitaux que peut admettre le vivant entendu comme boucle discontinue drsquointerception Deuxcas eacuteleacutementaires se preacutesentent agrave nous celui du resserrement et celui de lrsquoeacutelargissement desdiscontinuiteacutes Le premier augmente la puissance de deacutesintecircret du vivant le second sesignale par une ouverture eacutelargie agrave une partie des flux On nommera actif le second deveniret reacuteactif le premier

Scheacutema 5 devenir actif devenir reacuteactif64

Mais avant drsquoaller plus loin il est temps de montrer preacuteciseacutement en quoi le modegravele interceptifse distingue de celui la perception pure de Bergson et en quoi consiste lrsquointeacuterecirct de cettedistinction La distinction est la suivante Bergson part du postulat qursquoexistent des ecirctrescapable drsquoagir librement crsquoestshyagraveshydire des centres de seacutelection des images la seacutelectionsupposeacutee eacutetant une seacutelection du second type celle qui deacutesigne un choix libre entre desoptions diverses Il en infegravere alors la nature de la perception qui est quant agrave elle uneseacutelection du premier type une seacutelection nonshylibre des termes du choix Nous avons proceacutedeacuteagrave lrsquoinverse on ne srsquoest donneacute que des seacutelections premiegraveres donc des seacutelections non libres shyet lrsquoon a constitueacute de la sorte le vivant comme une configuration particuliegravere de seacutelectionpremiegraveres On ne prend donc qursquoune partie de la theacuteorie de la perception pure car onnrsquointroduit dans le modegravele construit qursquoun seul type de seacutelection la seacutelection nonshylibre Onpourvoit ensuite ces seacutelections drsquoun devenir impreacutevisible seul susceptible de produire unenouveauteacute et lrsquoon distingue alors deux reacutegimes de la seacutelection actif et reacuteactif On comprendalors que lrsquoavantage du modegravele soustractif est de permettre la greffe de la seacutelectionbergsonienne sur la seacutelection nietzscheacuteenne En effet ayant ocircteacute du modegravele bergsonien la

notion de libreshyarbitre reacutecuseacutee par Nietzsche nous pouvons rapprocher les deux sensnietzscheacuteen et bergsonien du terme seacutelection celui qui deacutesigne la seacutelection des images parla perception et celui qui deacutesigne la typologie des devenirs vitaux Nouvel effet drsquohomologieavec Deleuze le modegravele soustractif nous permet de penser le sens de sa dilection pour deuxphilosophes qursquoagrave premiegravere vue tout seacutepare Mais pour obtenir ce rapprochement de faccedilonrigoureuse il nous faut construire plus preacuteciseacutement le concept drsquoactif

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Qursquoestshyce qursquoun devenir actif dans le modegravele preacutesent Crsquoest un devenir qui se manifeste parun recul du deacutesinterecirct inheacuterent agrave la constitution mecircme du vivant Ce deacutesinterecirct en tant mecircmeqursquoil est donneacute comme constitutif de lrsquoessence du vivant nous lui donnerons le nom de becirctiseLa becirctise la becirctise laquo agrave front de taureau raquo crsquoest toujours pour le vivant une faccedilon de seconserver dans son ecirctre sans srsquoouvrir agrave lrsquoexteacuterioriteacute Au contraire un devenir actif semanifeste toujours par le fait que quelque chose arrive et plus preacuteciseacutement quelque chosedrsquointeacuteressant Les cateacutegories drsquointeacuteressant et drsquoininteacuteressant se substituent donc pour nous agravecelles de liberteacute et de nonshyliberteacute Car ces deux devenirs actif et reacuteactif ou abecirctissant sontlrsquoun et lrsquoautre anteacuterieurs agrave tout choix libre ils affectent lrsquoespace du choix anteacuterieurement agravetout choix Crsquoest pourquoi le devenir et en particulier le devenir actif doit ecirctre penseacute commeessentiellement passif il faut mecircme le penser comme un accroissement de la passiviteacute duvivant de sa laquo passibiliteacute raquo une faccedilon pour lui drsquoeacuteprouver une affectiviteacute accrue agrave uneparcelle des flux exteacuterieurs Cet accroissement nrsquoest pas luishymecircme mateacuteriel puisqursquoil est unplissement mais il est un devenir qui fait passer un flux accru de la matiegravere dans le corpsLes concepts de rencontre de passiviteacute et mecircme drsquoaffect concepts en reacutesonance avec lapenseacutee deleuzienne de lrsquoeacuteveacutenement prennent ainsi une signification vitale et non plusseulement organique Au corps actif capable drsquoun devenir novateur inventif il est toujoursarriveacute quelque chose son accroissement de puissance ne provient pas drsquoune deacutecisionautonome drsquoun sujet constituant mais drsquoune expeacuterience toujours subie drsquoune eacutepreuveaffective en laquelle se donne une exteacuterioriteacute radicale une exteacuterioriteacute jamais ressentieauparavant comme telle [26]

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Venons en maintenant pour conclure agrave ce qui nous a paru ecirctre lrsquointeacuterecirct principal du modegravelesoustractif

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Ce modegravele nous permet drsquoapporter une reacuteponse preacutecise agrave une question qursquoon peut se poser agravepropos de la notion de vie chez Deleuze et aussi bien chez Nietzsche question qui croyonsshynous parcourt deacutejagrave lrsquoœuvre de ces deux philosophes et qui est la suivante comment levivant peutshyil succomber agrave la reacuteactiviteacute Question qursquoon peut eacutegalement formuler agrave la faccedilonde Deleuze dans LrsquoantishyOedipe toutes les forces sontshyelles voueacutees agrave devenir reacuteactives Eneffet qursquoun devenir vital soit actif ne pose pas de problegraveme de compreacutehension pour peuqursquoon accorde qursquoun ecirctre tend agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre on saisit aiseacutement que le vivanttende agrave eacutelargir la surface de son rapport au monde Mais qursquoun ecirctre diminue sa puissancedonc qursquoil diminue sa reacuteceptiviteacute sa passibiliteacute inventive crsquoest eacutevidemment une eacutenigme

Eacutenigme qui se renforce quand on songe qursquoun ecirctre reacuteactif peut propager sa reacuteactiviteacute agravedrsquoautres corps seacuteparer lrsquoactif de ce qursquoil peut et que la reacuteactiviteacute semble mecircme affecter agraveterme les expeacuteriences par ellesshymecircmes les plus novatrices les plus reacutevolutionnaires Laquestion est aussi bien celle du dualisme car si nous ne parvenons pas agrave saisir en quoi lavie est virtuellement reacuteactive nous risquons drsquoaboutir agrave une seacuteparation entre deux modesdrsquoecirctre dont la communication srsquoaveacutererait impensable alors qursquoelle est au contraire manifesteBref comment comprendre que la vie soit complice de la reacuteactiviteacute

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Le modegravele soustractif apporte une reacuteponse preacutecise agrave question Et cela pour une raison simple crsquoest qursquoun tel modegravele nous conduit agrave soutenir qursquoil existe deux types de mort Et crsquoest parceqursquoil y a deux types de morts qursquoil y a deux types de vies

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Expliquons et concluons

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Remarquons drsquoabord que se deacutecouvre bien agrave nous dans notre modegravele une essentielleambiguiumlteacute de la mort Car deux morts paraissent concevables pour les corps inorganiquesqui sont deux faccedilons drsquolaquo effacer raquo les boucles discontinues soit par enfermement etreacutetreacutecissement progressif de la boucle drsquointerception soit par dissipation et disparitionprogressive de la boucle elleshymecircme Ou encore soit une mort par diminution de la surface dela boucle (reacutetreacutecissement des corps) soit une mort par diminution de la boucle (dissipationdes corps) Crsquoest ce que figurera plus clairement le scheacutema suivant

Scheacutema 6 mort reacuteactive mort creacuteative71

On peut dire que la mort par diminution de la surface de la boucle eacutequivaudrait agrave une mortmonadologique une mort par eacutevanouissement replieacute sur luishymecircme le corps srsquoamoindrittoujours davantage jusqursquoagrave lrsquoaneacuteantissement complet On peut concevoir sur ce mode lapuissance de mort du reacuteactif le reacuteactif deacuteveloppe en effet une mort par narcotique pareacutepuisement par indiffeacuterence toujours accrue au monde Nous pouvons nommer du nom deprecirctre le personnage conceptuel porteur drsquoun tel reacutegime de la mort

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Mais comment penser cette autre possibiliteacute de la mort par diminution de la boucle pardissipation du corps par une ouverture toujours plus large de celuishyci aux flux exteacuterieursjusqursquoagrave srsquoy dissoudre tout entier Et de quel personnage conceptuel ce devenir mortifegravere estshyil cette fois porteur

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La possibiliteacute de cette seconde mort il nous semble que crsquoest elle qui a domineacute affectivement

notre premiegravere lecture du deacutebut de Matiegravere et meacutemoire lisant ce texte agrave bien des eacutegardssaisissant nous ressentions pourtant dans le mecircme temps une vague terreur Et cetteimpression de terreur eacutetait due agrave ceci la mort en bon mateacuterialiste nous lrsquoavions toujoursconsideacutereacutee comme un retour des corps agrave la matiegravere inorganique donc pour le sujet commeun simple neacuteant Mais si la matiegravere eacutetait ce que Bergson en disait la mort le retour agrave lrsquoeacutetatmateacuteriel ne srsquoidentifiait plus du tout au neacuteant bien plutocirct agrave la folie et mecircme agrave une folieinfinie Car le devenirshymateacuteriel crsquoeacutetait lrsquoeffacement de la seacutelection des images et nonlrsquoeffacement des images Et il semblait alors que pour se faire une image de la mort il fallaitconcevoir ce que serait notre vie si tous les mouvements de la terre tous les bruits de laterre toutes les odeurs toutes les saveurs toutes les lumiegraveres de la terre et drsquoailleurs nousparvenaient en un moment en un instant comme un atroce et criard tumulte de touteschoses nous traversant continucircment et instantaneacutement Comme si le neacuteant de la mort nrsquoeacutetaitpas agrave comprendre comme un simple vide mais au contraire comme une saturation unabominable tropshyplein drsquoexistence

74

La mort ainsi comprise crsquoest donc le laquo regravegne acheveacute de la communication raquo Mourir crsquoestdevenir un pur point de passage un pur centre de communication de toute chose avec toutechose On saisit alors que le vivant nrsquoest pas lrsquoeacutemergence de la douleur dans un mondeatrophieacute mais au contraire lrsquoamoindrissement de la folie dans un devenirshyterreur du chaosportant celleshyci agrave une vitesse infinie On pourrait dire de cette mortshyfolie de cette mortshyterreurquelque chose drsquoassez proche de ce que Deleuze dit du chaos dans la conclusion de Qursquoestshyce que la philosophie laquo Nous demandons seulement un peu drsquoordre pour nous proteacuteger duchaos Rien nrsquoest plus douloureux plus angoissant qursquoune penseacutee qui srsquoeacutechappe agrave elleshymecircme des ideacutees qui fuient qui disparaissent agrave peine eacutebaucheacutees deacutejagrave rongeacutees par lrsquooubli oupreacutecipiteacutees dans drsquoautres que nous ne maicirctrisons pas davantage raquo [27]

75

Le devenir mortifegravere de la communication comporte ainsi une diffeacuterence importante drsquoavec ledevenir reacuteactif du precirctre crsquoest qursquoil ressemble au devenirshyactif et est mecircme indiscernable deceluishyci jusqursquoagrave un certain point Comme si les sciences de la communication publiciteacutemarketing etc dont Deleuze disait toujours dans Qursquoestshyce que la philosophie qursquoellessrsquoeacutetaient arrogeacute le concept comme si ces disciplines eacutetaient le prolongement terrifiant de lacreacuteation authentique dans le tumulte inconsistant et insignifiant de lrsquoinformation [28]

76

Il faudrait alors faire du communiquant dans le systegraveme soustractif un personnageconceptuel original agrave cocircteacute du precirctre celui qui instaure des devenirs non plus creacuteateurs nonplus reacuteactifs mais creacuteatifs des devenirs qui deacuteversent la mort au sein mecircme de la creacuteationen en eacutepousant apparemment le mouvement et les mots Des devenirs qui ne sont pas ceuxde la becirctise close sur elleshymecircme mais qui seraient plutocirct ceux drsquoune certaine niaiserieopiniacirctre de lrsquoouverture freacuteneacutetique agrave nrsquoimporte quelle apparence de nouveauteacute La terreur duphilosophe devant les philosophies de la communication ou du moins certains de ses avatarssa faccedilon de ramper eacutevoqueacutee par Deleuze degraves qursquoon lui propose de discuter serait une

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

77

On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

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Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

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Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 7: Soustraction Et Contraction

reacutealiteacutes dans la perception matiegravere corps esprit Communication seacutelection action

24

On pourrait encore dire les choses ainsi au fond ce que permet le corps crsquoest le fini Oui legain extraordinaire du corps pour Bergson crsquoest le fini crsquoest une interruption massiveimmense opeacutereacutee dans lrsquoinfini des communications Le corps est pour lrsquoesprit comme le pareshybrise de lrsquoinfini alors que pour chaque parcelle de matiegravere aussi infime soitshyelle nouspouvons envisager une infiniteacute drsquoinformations le corps conquiert la finiteacute agrave force de refusLrsquoeacutemergence du vivant agrave mecircme lrsquoinorganique crsquoest cela un barrage lieacute agrave une formidablepuissance de deacutesinteacuterecirct pour ce qui se communique Le vivant ce nrsquoest pas en premier lieulrsquoeacutemergence drsquoune puissance de choix inteacuteresseacutee mais lrsquoeacutemergence drsquoun deacutesinteacuterecirct massifpour le reacuteel au profit de quelques rares parcelles de celuishyci qui constituent le tout de laperception Le corps crsquoest ce qui discerne dans lrsquoinfiniteacute de la communication imageantequelques rares actions virtuelles susceptibles drsquointeacuteresser lrsquoaction Ce nrsquoest qursquoen second lieudans un second temps quand le corps a deacutesinteacuteresseacute la conscience de la quasishyinteacutegraliteacutedes images que le choix libre de lrsquoesprit peut srsquoeffectuer La seacutelection que lrsquoon nommerapremiegravere celle du corps crsquoest cela la perception comme ensemble drsquoactions possibles Laseacutelection que lrsquoon nommera seconde celle de lrsquoesprit est notonsshyle beaucoup moinsappauvrissante que celle du corps lrsquoesprit choisit une option aux deacutepens drsquoun nombre finidrsquooptions eacutegalement possibles alors que le corps seacutelectionne un nombre fini drsquooptions auxdeacutepens drsquoune infiniteacute drsquoimages qui le traversent sans laisser de trace

25

Nous dirons alors que le caractegravere peutshyecirctre le plus saisissant de la theacuteorie bergsonienne dela perception ce qui en fait une theacuteorie antishykantienne drsquoune rare radicaliteacute crsquoest que pourBergson la perception nrsquoest pas une synthegravese mais une ascegravese La perception ne soumetpas comme chez Kant la matiegravere sensible agrave une forme subjective car le lien la connexionla forme appartiennent tout entier agrave la matiegravere La perception ne connecte pas elledeacuteconnecte Elle nrsquoinforme pas un contenu mais incise un ordre Elle nrsquoenrichit pas la matiegraveremais au contraire lrsquoamoindrit

3 shyLa meacutemoireshycontraction

26

Revenons agrave notre projet initial

27

La perspective que nous avons adopteacutee est la suivante tenter de montrer que la theacuteorie dela perception pure reacutepond mieux que la suite de Matiegravere et meacutemoire agrave lrsquoexigencedrsquoimmanence antishykantienne La thegravese que lrsquoon soutient consiste donc agrave montrer que cetteexigence paraicirct entameacutee agrave partir du moment ougrave Bergson fait drsquoune telle theacuteorie qui refuse dediffeacuterencier essentiellement la matiegravere de la perception une theacuteorie vraie en droit mais nonen fait et cela parce que la perception est en veacuteriteacute toujours mecircleacutee de meacutemoire Notre propos

est de deacutegager la raison pour laquelle lrsquoexigence immanentiste devrait consister agrave soutenirque cette theacuteorie est vraie non seulement en droit mais aussi en fait et drsquoessayer de montrercomment une telle thegravese pourrait ecirctre deacutefendue

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La coiumlncidence de la perception avec lrsquoobjet perccedilu existe donc selon Bergson en droit plutocirctqursquoen fait Car le fond drsquointuition reacuteelle et quasishyinstantaneacutee sur lequel repose notre perceptionlaquo est peu de chose en comparaison de tout ce que notre meacutemoire y ajoute raquo [11] MaisBergson fait intervenir ici deux types de meacutemoire Cette distinction cependant ne recoupepas la distinction fameuse du chapitre II entre les deux meacutemoires crsquoestshyagraveshydire la distinctionentre la meacutemoireshyhabitude inheacuterente aux meacutecanismes moteurs du corps et lrsquoimageshysouvenirde la meacutemoire proprement spirituelle La distinction qui nous inteacuteresse et qui intervient degraves lepremier chapitre se deacuteploie quant agrave elle au sein mecircme de la meacutemoire mise en œuvre parlrsquoesprit Elle oppose au sein de la meacutemoire spirituelle les deux formes que celleshyci peutprendre dans son entremecirclement agrave la perception On peut nommer ces deux meacutemoires lameacutemoireshyrappel et la meacutemoireshycontraction

29

La meacutemoireshyrappel constitue avec la perception un circuit complexe par lequel ce queBergson nomme dans le chapitre II laquo la reconnaissance attentive raquo devient possible Elleconsiste en ceci que toute imageshysouvenir capable drsquointerpreacuteter notre perception actuelle srsquoyglisse si bien que nous ne pouvons plus discerner ce qui est perception et ce qui est souvenirLrsquoexemple que donne Bergson est celui de la lecture qursquoil assimile agrave un veacuteritable travail dedivination nous ne nous contentons pas de percevoir passivement les signes sur la pagecar lrsquoesprit agrave partir de quelques traits caracteacuteristiques comble lrsquointervalle par des souvenirsshyimages projeteacutes sur le papier et se substituant aux caractegraveres reacuteellement imprimeacutes Laseconde meacutemoire qui impregravegne notre perception nrsquoest plus celle qui innerve le preacutesent denotre meacutemoire du passeacute mais celle qui constitue ce preacutesent luishymecircme il srsquoagit de lameacutemoireshycontraction En effet si courte que soit notre perception elle occupe toujours unecertaine dureacutee et exige donc un effort de meacutemoire qui prolonge les uns dans les autres unepluraliteacute de moments Bergson peut ainsi eacutecrire que laquo la meacutemoire sous ces deux formes entant qursquoelle recouvre drsquoune nappe de souvenirs un fond de perception immeacutediate et en tantaussi qursquoelle contracte une multipliciteacute de moments constitue le principal apport de laconscience individuelle dans la perception le cocircteacute subjectif de notre connaissance deschoses raquo [12]

30

Le problegraveme de la connaissance de la matiegravere devient alors le suivant notre perceptionsemblait (telle eacutetait lrsquoavanceacutee deacutecisive du chapitre premier) rejoindre directement la matiegravereen elleshymecircme Nous percevions en lrsquoobjet lrsquoimage en soi qursquoil est effectivement La matiegravere nerecelait aucune profondeur aucun aspect cacheacute Lrsquoimmanentisme de Bergson tenait en cesens au fait que la matiegravere se donnait pleinement pour ce qursquoelle eacutetait aucun espace nrsquoeacutetaitpossible pour une chose en soi inaccessible agrave la connaissance pour une transcendancecacheacutee Et par ailleurs le monde nrsquoeacutetait pas immanent agrave la conscience il nrsquoeacutetait pas une

transcendance dans lrsquoimmanence agrave la faccedilon de lrsquoobjectiviteacute husserlienne Crsquoest au contraire laconscience qui glissait sur la surface de la matiegravere en soi celleshyci eacutetant identique agrave ce quecroit en saisir le sens commun Mais introduisant la meacutemoire Bergson semble srsquoeacuteloignerfortement drsquoun tel sens commun Car la matiegravere devient alors ce qui reste de la perceptionune fois qursquoon en a retireacute ce que la meacutemoire sous ses deux formes ne cesse drsquoy introduire

31

Or il nous paraicirct que cette correction porte irreacutemeacutediablement atteinte agrave lrsquoimmanentisme deBergson et cela en raison de lrsquointroduction non de la meacutemoireshyrappel mais de la meacutemoireshycontraction La meacutemoireshyrappel en effet nrsquooblitegravere pas la possibiliteacute drsquointuitionner la matiegravereen soi Nous pouvons par une attention suffisante accordeacutee agrave lrsquoobjet perccedilu faire en sorte queles steacutereacuteotypes du passeacute ne viennent pas recouvrir la singulariteacute de la chose reacuteelle Crsquoest parexemple ce que nous faisons lorsque nous relisons un texte en vue drsquoen corriger les coquilles nous nous efforccedilons de lire les mots tels qursquoils sont effectivement eacutecrits sur la page et nontels que nous savons qursquoils srsquoeacutecrivent Un effort de concentration suffit donc en droit agraveextirper le voile de la meacutemoireshyrappel de la perception preacutesente en sorte de libeacuterer la matiegraveredes meacutecanismes de la reconnaissance Lrsquoimmanentisme de la perception pure nrsquoest donc pasaffecteacute par lrsquoadjonction de la meacutemoireshyrappel Il nrsquoen va pas de mecircme croyonsshynous de lameacutemoireshycontraction Pour saisir ce point il faut drsquoabord exposer plus preacuteciseacutement en quoiconsiste cette seconde forme de meacutemoire et en quoi consiste surtout lrsquoopeacuteration drsquoextractionde cette meacutemoire hors de la perception agrave laquelle elle est supposeacutee se mecircler Cette secondeforme de la meacutemoire est exposeacutee pour lrsquoessentiel dans le quatriegraveme et dernier chapitre deMatiegravere et meacutemoire La meacutemoire contractante a pour source la theacuteorie bergsonienne durythme des dureacutees Ce rythme Bergson lrsquointroduit par un exemple significatif et demeureacuteceacutelegravebre celui de la vibration lumineuse Dans lrsquoespace drsquoune seconde eacutecritshyil la lumiegravererouge accomplit 400 trillons de vibrations autant dire un nombre drsquoeacuteveacutenements immenseqursquoil ne nous faudrait pas moins de 25 000 ans pour eacutenumeacuterer si chacune de ces vibrationsdurait assez longtemps pour parvenir agrave notre conscience Nous opeacuterons donc une formidablecontraction de la reacutealiteacute mateacuterielle lorsque nous percevons en un moment ce qui inclut en soiun nombre immense drsquoeacuteveacutenements Or crsquoest un tel travail de contraction qui donne lieu auxqualiteacutes Selon Bergson en effet lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des qualiteacutes est due agrave la contraction desvibrations homogegravenes et agrave ce titre quantifiables dont se compose la matiegravere

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Citons ici le texte crucial laquo Ne pouvonsshynous pas concevoir que lrsquoirreacuteductibiliteacute de deuxcouleurs aperccedilues tienne surtout agrave lrsquoeacutetroite dureacutee ougrave se contractent les trillions de vibrationsqursquoelles exeacutecutent en un de nos instants Si nous pouvions eacutetirer cette dureacutee crsquoestshyagraveshydire lavivre dans un rythme plus lent ne verrionsshynous pas agrave mesure que ce rythme se ralentiraitles couleurs pacirclir et srsquoallonger en impressions successives encore coloreacutees sans doute maisde plus en plus pregraves de se confondre avec des eacutebranlements purs Lagrave ougrave le rythme dumouvement est assez lent pour cadrer avec les habitudes de notre conscience comme ilarrive pour les notes graves de la gamme par exemple ne sentonsshynous pas la qualiteacuteperccedilue se deacutecomposer drsquoelleshymecircme en eacutebranlements reacutepeacuteteacutes et successifs relieacutes entre euxpar une continuiteacute inteacuterieure raquo [13]

33

En drsquoautres termes ce que la matiegravere est en elleshymecircme peut ecirctre ressaisi par une certaineexpeacuterience de penseacutee pour peu que nous admettions lrsquoideacutee drsquoune variabiliteacute des rythmes dela dureacutee drsquoun degreacute de tension dit Bergson qui nous fait comprimer sous la forme dequaliteacutes distinctes un nombre immense drsquoeacuteveacutenements qui pour la matiegravere repreacutesententautant de moments en lesquels ces qualiteacutes sont deacutelayeacutees Plus le rythme est lent plus leseacuteveacutenements mateacuteriels sont distingueacutes et plus dilueacutees sont les qualiteacutes degraves lors que cellesshycise trouvent disperseacutees dans le cours de la succession temporelle La notion de rythme nousconvie donc agrave appreacutehender ce qursquoon pourrait appeler une laquo eacutechelle concregravete des temporaliteacutesraquo Nous nrsquohabitons pas seulement agrave une certaine eacutechelle de la matiegravere immenseacutement plusvaste que celle de lrsquoatome et immenseacutement moins vaste que celle des galaxies Nousoccupons aussi une eacutechelle des dureacutees un rythme particulier drsquoeacutecoulement du temps quinous rend inconscient de tous les eacuteveacutenements infeacuterieurs agrave 2 milliegravemes de secondes alorsqursquoune telle dureacutee est suffisante agrave la matiegravere lumineuse pour produire des millions devibrations crsquoestshyagraveshydire des millions drsquoeacuteveacutenements distincts

4 shyCritique de la meacutemoireshycontraction

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Nous nommerons laquo deacutetente raquo [14] lrsquoopeacuteration par laquelle Bergson laquo deacuteshycontracte raquo le produitqualitatif de la meacutemoire en sorte de deacutecanter la perception mateacuterielle de son enveloppemeacutemorielle et subjective et cela pour retrouver la matiegravere telle qursquoelle est en soi et non pournous Tacircchons alors drsquoexpliquer ce qui nous paraicirct poser problegraveme dans cette theacuteorie de ladeacutetente et cela en essayant de donner une allure bergsonienne agrave notre insatisfaction

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On sait comment Bergson critique la thegravese suivant laquelle il nrsquoy aurait qursquoune diffeacuterence dedegreacute entre la perception et le souvenir crsquoestshyagraveshydire la thegravese empiriste suivant laquelle lesouvenir ne serait qursquoune perception affaiblie si tel eacutetait le cas remarqueshytshyil il faudrait aussibien soutenir lrsquoinverse crsquoestshyagraveshydire qursquoun souvenir intense ne se distingue pas drsquouneperception faible inversion qui suffit agrave faire eacuteclater lrsquoincoheacuterence de la thegravese Eh bien crsquoestdrsquoune mecircme faccedilon que nous exprimerons nos doutes concernant lrsquoopeacuterateur de deacutetente eneffet si le ralentissement du rythme de la dureacutee eacutequivalait agrave la dilution ou encore au laquodeacutelayage raquo dit Bergson des qualiteacutes alors il faudrait soutenir agrave lrsquoinverse que touteexpeacuterience de dilution des couleurs ou drsquoeacutevolution des sons vers le grave eacutequivaut agravelrsquoexpeacuterience drsquoun ralentissement de la dureacutee Ou encore si lrsquoon soutient que la dureacuteemateacuterielle fait pacirclir les couleurs et assourdit les sonoriteacutes il faudrait soutenir aussi bien quetoute perception drsquoune couleur pacircle ou drsquoun son grave nous fait changer de rythme de dureacuteeMais ce nrsquoest eacutevidemment pas le cas puisque nous expeacuterimentons au contraire notrecapaciteacute agrave parcourir la palette du peintre ou les gammes drsquoun piano sans modifier en riennotre rythme vital puisque les notes graves ne modifient pas les exigences rythmiques de lapartition ou du meacutetronome Rythme de la dureacutee et tonaliteacute de la gamme sont donc indiffeacuterentslrsquoun agrave lrsquoautre non seulement parce que les tons les plus graves peuvent ecirctre joueacutes sur unrythme plus rapide que les plus aigus mais aussi parce qursquoil se peut que le temps passe plus

vite tandis que jrsquoeacutecoute telle seacutequence grave que jrsquoaime particuliegraverement tandis que le tempsme semblera long en eacutecoutant telle seacutequence aigueuml qui mrsquoennuie

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Degraves lors il semble que je ne puisse opeacuterer une reacuteelle deacutetente de la perception et deacutemecirclerainsi lrsquoen soi mateacuteriel de la meacutemoire subjective Agrave regarder la chose de plus pregraves onsrsquoaperccediloit que la difficulteacute qursquoil y a agrave deacutemecircler la perception de la meacutemoireshycontraction vient dece que cette derniegravere est supposeacutee constituer les qualiteacutes mecircmes de la perception ce quinrsquoeacutetait pas le cas de la meacutemoireshyrappel Alors que dans ce dernier cas je pouvais fairelrsquoexpeacuterience concregravete de la dissociation de la meacutemoire et de la perception crsquoeacutetait lrsquoexpeacuteriencede la lecture attentive ce nrsquoest deacutesormais plus possible Je me trouve en effet face agravelrsquoalternative aporeacutetique suivante soit je tente drsquointuitionner directement le reacutesultat de ladeacutetente mais je ne fais alors que reconduire lrsquoexpeacuterience de ma dureacutee propre et non celle dela dureacutee mateacuterielle expeacuterience des couleurs qui pacirclissent ou des sons qui deviennent plusgrave Soit je mrsquoen remets agrave la science pour deacutegager la nature vibratoire et homogegravene de lamatiegravere mais en ce cas je me contente drsquoenregistrer le reacutesultat drsquoune expeacuterimentation au lieude penser la nature supposeacutee continue de la matiegravere homogegravene et de la perceptionheacuteteacuterogegravene Jrsquoaccegravede dans ce dernier cas agrave la nature vibratoire de la matiegravere mais par lebiais drsquoune science qui est sans continuiteacute avec ma perception concregravete des qualiteacutes

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Autrement dit la meacutemoireshycontraction semble abolir le reacutesultat principal de la theacuteorie de laperception pure agrave savoir celle de la connaissabiliteacute de lrsquoen soi La matiegravere nous apparaicirct eneffet comme ce qui nrsquoa pas fait lrsquoobjet du travail de la contraction Mais comme cettecontraction a toujours deacutejagrave eu lieu comme elle est supposeacutee affecter jusqursquoaux composanteseacuteleacutementaires de la perception nous ne voyons aucun moyen convaincant de faire le chemininverse en sorte de retrouver la matiegravere en soi non encore affecteacutee par notre dureacuteesubjective Pour le dire encore autrement le vice de la meacutemoire contractante paraicirct ecirctre denous faire replonger drsquoune theacuteorie de la perceptionshyascegravese moment profondeacutement original dela conception bergsonienne moment aussi ougrave son anticriticisme est le plus radical agrave unetheacuteorie de la perceptionshysynthegravese soumise agrave ce titre agrave la seacuteparation kantienne du pourshynouset de lrsquoenshysoi En effet la force de la theacuteorie asceacutetique de la perception consistait en ceci quela forme de la matiegravere eacutetait poseacutee en la matiegravere elleshymecircme la synthegravese eacutetait mateacuterielle etconsistait dans les relations reacutegleacutees que les images entretenaient les unes avec les autres larepreacutesentation nrsquoajoutait aucune forme de synthegravese agrave la matiegravere Mais tout change avec latheacuteorie contractante de la meacutemoire car alors la perception introduit de nouveau agrave mecircme lamatiegravere une forme une synthegravese en lrsquooccurrence une compression temporelle qui se donnecomme la genegravese des qualiteacutes immeacutediates Mais si la perception est syntheacutetique alors noussommes en veacuteriteacute condamneacutes agrave ne jamais deacutecouvrir la nature du mateacuteriau syntheacutetiseacutepuisque nous sommes enfermeacutes dans les limites drsquoune telle synthegravese Crsquoest lrsquoexpeacuterience quenous avons faite de notre incapaciteacute agrave intuitionner une deacutetente qui nous fasse sortir du mondequalitatif propre agrave notre dureacutee intime

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Pour mieux faire saisir la difficulteacute on peut ici eacutevoquer les anticipations de la perception deKant On sait que dans lrsquoAnalytique des principes de la premiegravere Critique [15] Kant soutientque nous pouvons anticiper non seulement sur la forme du pheacutenomegravene mais aussi dans unecertaine mesure sur sa matiegravere et cela en affirmant que toute reacutealiteacute admet un degreacute crsquoestshyagraveshydire une quantiteacute intensive non divisible en uniteacutes mais en diffeacuterentielles Nous savons eneffet que le temps est divisible agrave lrsquoinfini et qursquoen conseacutequence entre un degreacute X de qualiteacutesdonneacutees degreacute supposeacute conscient et le degreacute 0 de conscience il srsquoest eacutecouleacute une infiniteacute demoments dans le temps qui ont fait lrsquoobjet de synthegraveses non encore conscientes Les qualiteacutesen apparence immeacutediates de la perception ont donc en veacuteriteacute deacutejagrave eacuteteacute informeacutees par laconscience La perception est la somme ou encore lrsquointeacutegrale de diffeacuterentielles qui seulespeuvent ecirctre identifieacutees agrave la chose en soi Mais pour retrouver cette chose en soi telle qursquoenelleshymecircme il nous faudrait disposer drsquoune opeacuteration de deacuterivation telle que nous serionsassureacutes qursquoelle correspondrait agrave lrsquoinverse exact de lrsquointeacutegration preacuteshyconsciente de laperception Or crsquoest lagrave ce que nous ne pouvons en aucun cas deacuteterminer de faccedilon sucircreNous dirions en ce sens que Bergson paraicirct achopper sur une difficulteacute qui parshydelagravedrsquoeacutevidentes diffeacuterences rappelle celle qui contribuait agrave justifier le scepticisme drsquoun SalomonMaiumlmon car Maiumlmon dans son Essai sur la philosophie transcendantale ayant preacuteciseacutementidentifieacute le noumegravene agrave la diffeacuterentielle de conscience et le pheacutenomegravene agrave son inteacutegration parlrsquoimagination productrice srsquointerdisait drsquoopeacuterer par la connaissance le chemin inverse celuiqui irait du pheacutenomegravene au noumegravene Le noumegravene doit selon lui nous demeurer inconnuparce que nous ne pouvons jamais ecirctre sucircr que la deacuterivation proposeacutee par le philosophe pourretrouver le noumegravene sera le symeacutetrique exact de lrsquointeacutegration conscientielle drsquoun telnoumegravene [16]

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Bref il nous semble que tous les acquis antishykantiens et immanentistes de la perceptionshyascegravese se voient mis en peacuteril par un retour de Bergson dans le giron de la synthegravesesubjective Degraves lors que Bergson introduit agrave mecircme la subjectiviteacute le travail de la synthegravese ilreconduit la possibiliteacute drsquoune chose en soi devenue inaccessible agrave la penseacutee et ainsi lapossibiliteacute drsquoune transcendance radicale Lrsquoenjeu de la discussion devient alors le suivant peutshyon envisager une theacuteorie de la perceptionshyascegravese qui eacutevite drsquoen passer par le momentsyntheacutetique de la contraction Agrave quoi ressemblerait une telle theacuteorie et comment pourraitshyontenter de la justifier

5 shyRetour agrave la perception pure

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Comment penser une perception pure sans meacutemoire contractante

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Revenons agrave la raison qui paraicirct inciter Bergson agrave introduire lrsquoideacutee de contraction Cette raisonsi lrsquoon y reacutefleacutechit semble bien se reacuteduire agrave un fait agrave savoir que la science de la matiegravereeacuteleacutementaire deacutecompose des dureacutees conscientes minimes en eacuteveacutenements extraordinairementrapides en lrsquooccurrence des vibrations lumineuses Crsquoest drsquoune telle reacutealiteacute vibratoire de la

matiegravere que la theacuteorie de la meacutemoire contractante entend rendre raison en pointant le procegravespar lequel cet eacutetat mateacuteriel se transforme pour nous en qualiteacutes distinctes Mais qursquoy ashytshyildans un tel fait qursquoune theacuteorie de lrsquoimage ne suffirait pas agrave deacutecrire Il semble que la difficulteacutevienne de ce qursquoune image celle de la perception coloreacutee est supposeacutee contenir beaucoupdrsquoautres images celle des vibrations homogegravenes Or si une image nous preacutesentaiteffectivement la matiegravere telle qursquoen elleshymecircme sa vibration prodigieuse ne devraitshyelle paselle aussi nous apparaicirctre Puisque ce nrsquoest pas le cas il faut bien admettre que notre saisiedu monde y introduit une opeacuteration qui le modifie

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Agrave cette objection Bergson nous donne pourtant luishymecircme les moyens de reacutepondre aiseacutement ne nous ashytshyil pas dit que la theacuteorie de lrsquoimage supposait qursquoil y avait beaucoup plus de chosesdans la matiegravere que dans la repreacutesentation Nrsquoashytshyil pas fondeacute son immanentisme sur le faitque la matiegravere eacutetait non pas autre mais plus que la repreacutesentation Degraves lors qursquoestshyce quinous empecircche drsquoaccorder agrave la matiegravere toutes les images que nous pouvons en retirer Car sila matiegravere est un ensemble drsquoimages pittoresques rien nrsquointerdit de dire qursquoelle est aussi enplus un ensemble drsquoimages ougrave les qualiteacutes nrsquoont plus cours rien nrsquointerdit de faire de lamatiegravere toutes les images que nous pouvons en avoir agrave toutes les eacutechelles du temps et aussibien de lrsquoespace Crsquoeacutetait lagrave reacutepeacutetonsshyle la force mecircme de la theacuteorie soustractive de laperception pure la chose en soi crsquoeacutetait tous les points de vue susceptibles drsquoecirctre pris surcette chose les plus rapprocheacutes ceux de ses moindres deacutetails comme les plus eacuteloigneacutesPourquoi en ce cas ne pas en dire autant de la matiegravere lumineuse et soutenir que la lumiegraverece sont toutes les images susceptibles drsquoecirctre prises de celleshyci couleurs du spectres aussibien que vibrations homogegravenes Rien ne nous interdit drsquoaccorder agrave la matiegravereshyimage cesdeux points de vue de consideacuterer que celleshyci est heacuteteacuterogegravene et de plus homogegravene imageshyperception et image expeacuterimentale image coloreacutee et image vibratoire Cela revientsimplement agrave dire que de la matiegravere qursquoelle se compose drsquoimages radicalement distinctessuivant ses eacutechelles temporelles et spatiales Autrement dit cela revient agrave accorder agrave lamatiegravere tous les rythmes de la dureacutee et agrave faire de la perception humaine non la contractionde la quantiteacute mateacuterielle mais la seacutelection drsquoun des rythmes drsquoune matiegravereshyimage qui lescontiendrait toutes

6 shyLe modegravele soustractif

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Degraves lors nous pouvons commencer agrave examiner en quoi consisterait un modegravele purementsoustractif tireacute de Matiegravere et meacutemoire un modegravele fait de soustractions sans contractions

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Voici les deux postulats dont nous partirons

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1 La matiegravere est composeacutee drsquoimages Ces images communiquent toutes les unes avec les

autres selon des lois identifieacutees aux lois de la nature Cette communication on la nommeradu terme de flux flux par lesquels les images reccediloivent et transmettent du mouvement auximages La matiegravere consiste donc dans une multipliciteacute agrave la fois qualitative et quantitativepittoresque et homogegravene

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On peut alors convenir du lexique suivant on nommera heacuteteacuterogegravene une multipliciteacute non passeulement qualitative mais agrave la fois qualitative et quantitative Si lrsquohomogegravene demeureidentifiable agrave la quantiteacute lrsquoheacuteteacuterogegravene cesse drsquoecirctre identifiable agrave la qualiteacute Lrsquoheacuteteacuterogegravene estplus heacuteteacuterogegravene que la qualiteacute comprenant non seulement les diffeacuterences des qualiteacutes entreelles mais aussi les diffeacuterences des quantiteacutes entre elles et la diffeacuterence de la qualiteacute engeacuteneacuteral drsquoavec la quantiteacute

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2 Agrave ces images connecteacutees entre elles par les flux il faut ajouter des interceptions descoupures qui nrsquoapportent rien drsquoautre aux images que leur isolement local que leur devenirsuperficiel Ici on srsquoeacuteloigne un peu pour des raisons de clarteacute de la theacuteorie de Bergson ausens strict au lieu de dire que la rareacutefaction des images dans la perception est due au faitque le vivant se laisse traverser par la plupart des images pour nrsquoen retenir que certaines ondit que cette rareacutefaction est due agrave des coupures des barrages qui ne permettent qursquoagravecertains flux de peacuteneacutetrer jusqursquoagrave la conscience Lrsquoessentiel demeure la perception est detoute faccedilon encore penseacutee comme rareacutefaction de la matiegravere

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Nous pouvons formuler plus preacuteciseacutement ces deux postulats en les ramassant tous deuxdans la proposition suivante il y a du devenir et le devenir ce sont les flux et leursinterceptions Cet eacutenonceacute soutient la chose suivante un flux ne suffit pas agrave constituer undevenir pour cela il y faut eacutegalement de lrsquointerception Les flux certes transmettent dumouvement mais ce mouvement nrsquoest pas un devenir en ce sens que reacutegi par les lois de lanature il connecte toute image agrave toute autre image selon une neacutecessiteacute qui sature enquelque sorte le reacuteel Toute chose eacutetant connecteacutee agrave toute autre selon des lois laconnaissance drsquoune image nous suffit en droit agrave deacuteterminer le mouvement preacutesent passeacute etfutur de toutes les autres et cela agrave tel point que la diffeacuterence mecircme entre ces troisdimensions du temps srsquoefface au profit drsquoun reacuteseau immuable de transmissions demouvements On est face agrave une immobiliteacute faite de mouvements analogue agrave celle depuissants jets drsquoeau dont le mouvement continu de la matiegravere aboutit agrave lrsquoimmobiliteacute continuede la forme Les flux livreacutes agrave euxshymecircmes sont une telle mobiliteacute pure srsquoimmobilisant du faitmecircme qursquoaucun obstacle nrsquoen entrave le deacuteploiement ce sont des liens entre toutes chosesreacutegis par des lois fixes

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Pour qursquoil y ait devenir il faut que quelque chose se passe et pour que quelque chose sepasse il ne suffit pas que quelque chose passe il faut au contraire que quelque chose ne

passe pas il faut une deacuteconnexion Crsquoest la seule faccedilon drsquointroduire dans la matiegravere undevenir sans introduire autre chose que de la matiegravere crsquoest la seule faccedilon pour nous demaintenir la laquo formule magique raquo de Deleuze laquo PLURALISME = MONISME raquo [17] sansreconduire le dualisme Le monisme de la matiegravere heacuteteacuterogegravene va accueillir en lui le pluralismede lrsquoeacuteveacutenementialiteacute sans accueillir pour autant autre chose que la matiegravere donc sans quesrsquointroduise de dualiteacute ontologique

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Voyons comment une telle opeacuteration est possible La condition pour qursquoil y ait du devenircrsquoest qursquoun changement se produise qui ne se reacuteduise pas agrave un flux mateacuteriel Cela nousimpose la thegravese suivante il faut qursquoil existe un devenir des interceptions mecircmes Il faut queles interceptions changent Mais comment un tel changement estshyil pensable Au regard dece que nous avons dit cela ne peut se produire que drsquoune seule faccedilon il faut que lesinterceptions de flux se deacuteplacent sur les lignes de flux

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Nous obtenons le scheacutema 1

Scheacutema 1 interceptions de flux et flux drsquointerceptions52

Ougrave lrsquoon voit qursquoun devenir crsquoest deux devenirs pour qursquoil y ait devenir il faut que le devenirdevienne deux fois comme flux drsquoimages et comme flux drsquointerception des images Ledevenir est donc composeacute drsquoun double fleacutechage qui nrsquointroduit aucun dualisme ontologiqueLe premier fleacutechage est celui du flux Le second fleacutechage introduit seul le devenir On peutalors par ce double fleacutechage obtenir la greffe du thegraveme bergsonien de lrsquoimage avec lethegraveme stoiumlcien des incorporels tel que Deleuze le mobilise dans Logique du sens [18] Onnommera alors Chronos la dimension temporelle des flux et Aiocircn la dimension temporelledes interceptions [19] Qursquoestshyce qui nous autorise agrave reprendre non seulement le lexiquestoiumlcien mais aussi le lexique deleuzien tel que mis en œuvre dans Logique du sens Deuxeacuteleacutements

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1 Drsquoabord on sait que la division entre Aiocircn et Chronos distingue dans Logique du sens latemporaliteacute des causes profondes la temporaliteacute des meacutelanges corporels de celle deseacuteveacutenements incorporels Or crsquoest bien agrave ce type de division que correspond le doublefleacutechage preacuteceacutedent les flux sont bien des meacutelanges dynamiques de matiegravere et lesinterceptions sont bien des incorporels puisqursquoelles ne sont rien de mateacuteriel De plus ledevenir des interceptions est un devenir qui remonte agrave la surface agrave partir de la profondeur desimages puisque le reacutesultat de lrsquointerception est le devenir superficiel de la matiegravere sareacuteduction agrave son enveloppe dans la perception On peut donc leacutegitimement reprendrelrsquoexclamation de Deleuze agrave propos des incorporels laquo Voilagrave maintenant que tout remonte agrave lasurface raquo [20] 2 En second lieu on peut attribuer agrave lrsquoAiocircn ainsi redeacutefini comme deacuteplacementde coupures une proprieacuteteacute homologue agrave celle de lrsquoAiocircn deleuzien agrave savoir lrsquoeacuteveacutenementialiteacute

entendue comme Eacuteveacutenement unique en lequel communiquent tous les eacuteveacutenements laquoaffirmation du hasard en une fois raquo laquo unique lancer pour tous les coups raquo [21] En effet si lrsquoonveut penser le processus par lequel se deacuteplacent les interceptions la temporaliteacute en laquelleles interceptions changent nous devons en exclure toute forme drsquoexplication mateacuterielle Si ledeacuteplacement drsquoune deacuteconnexion proceacutedait des lois mateacuterielles celleshyci se reacuteduirait agrave un fluxcomme un autre et il nrsquoexisterait aucun devenir Mais srsquoil y a devenir aucune loi physique nepeut en rendre compte Ni le deacuteterminisme ni les probabiliteacutes double paradigme explicatifdes processus mateacuteriels ne peuvent donc ecirctre mobiliseacutes pour rendre compte du deacuteplacementdes incorporels Si nous voulons alors dire quelque chose de positif drsquoun tel devenir descoupures il nous reste agrave soutenir que ce devenir constitue certes un hasard mais un hasardimprobabilisable parce que reacutesultat drsquoun unique coup de deacute lanceacute de toute eacuteterniteacute sur latable immuable des flux [22]

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Tacircchons alors de preacuteciser le sens de lrsquoAiocircn ainsi entendu comme deacuteplacement desdeacuteconnexions Tout drsquoabord nous devons revenir sur lrsquoecirctre des deacuteconnexions Nous avons ditque lrsquoun des enjeux du modegravele soustractif eacutetait drsquoeacuteviter toute forme de dualisme ou dediffeacuterenciation entre des modes drsquoecirctre Il ne faut donc pas que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute soit autreque lrsquoecirctreshyflux Or il ne suffit pas pour soutenir cela de dire que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute nrsquoest rien car dire cela crsquoest reconduire un dualisme de type eacutepicurien crsquoestshyagraveshydire un dualisme de lamatiegravere et du vide Le laquo paysage ontologique raquo dresseacute par notre modegravele ressemble en effet agraveun laquo eacutepicurisme en neacutegatif raquo non pas des atomes reacuteels se deacuteplaccedilant de faccedilon hasardeuse (agravela suite du clinamen) dans un vide infini mais des laquo atomes de vides raquo se deacuteplaccedilant de faccedilonhasardeuse dans la pleacutenitude infinie des flux Il faudrait donc que la deacuteconnexion se reacuteduiseelleshymecircme ultimement agrave la pleacutenitude du flux heacuteteacuterogegravene Mais comment penser une coupurede flux qui soit elleshymecircme un flux sans lrsquoannuler comme coupure Tout simplement enreacuteduisant la coupure agrave un deacutetour du flux accompagneacute du mecircme coup drsquoun effetshyretardimposeacute agrave ce mecircme flux Il suffit de multiplier le deacutetour agrave lrsquoinfini pour obtenir un retard luishymecircmeaussi durable que deacutesireacute Une coupure est une accumulation locale agrave la puissance n dedeacutetours de flux Nous sommes alors dans une ontologie strictement continuiste qui produit le0 agrave partir drsquoune sommation agrave lrsquoinfini du 1 ou qui produit le rien agrave partir drsquoune sommation agravelrsquoinfini du reacuteel

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En identifiant la coupure au deacutetour nous nous sommes ainsi assureacutes que rien nrsquoexistait sinonla matiegravere Reste qursquoil faut maintenir srsquoil y a devenir la distinction de Chronos et drsquoAiocircnPourquoi Le devenir on lrsquoa dit deacutepend du devenir des coupures donc du devenir desdeacutetours Le devenir drsquoun deacutetour crsquoest son deacuteplacement sur une ligne de flux Mais commentou agrave quelle condition peutshyon penser un tel deacuteplacement Agrave une condition simple il nousfaut du passeacute Or le passeacute drsquoune coupure crsquoest lagrave ce que Chronos ne nous preacutesente en rienOn le verra sans peine par le scheacutema suivant

Scheacutema 2 lrsquoonde56

Si un deacutetour posseacutedait un passeacute mateacuteriel il se reacuteduirait en effet agrave une onde onde dont ledeacuteplacement est figureacute par le scheacutema On entend par onde au sens le plus geacuteneacuteral unmouvement mateacuteriel dont le passeacute aussi bien que lrsquoavenir peut ecirctre en droit reconstitueacute defaccedilon deacuteterministe ou probabilitaire Ecirctre gros si lrsquoon ose dire de son passeacute aussi bien quede son avenir tenir lrsquoun et lrsquoautre enveloppeacute dans son ecirctreshyactuel crsquoest lagrave le propre de lrsquoondeOr le deacutetour nrsquoest pas mateacuteriellement distinct de lrsquoonde puisqursquoil nrsquoest luishymecircme fait que dematiegravere mais son deacuteplacement doit lrsquoecirctre puisque sa temporaliteacute est hasardeuse Nousdevons donc dessiner une seconde ligne de passeacute seule agrave mecircme de distinguer ces deuxindiscernables que sont lrsquoonde et lrsquointerception Nous avons alors le scheacutema suivant

Scheacutema 3 le virtuel57

Cette seconde ligne de passeacute qui nrsquoest plus celle de lrsquoonde je la nomme le virtuel On peutalors fixer le vocabulaire un deacutetour posseacutedant un passeacute mateacuteriel sera dit ecirctre une onde undeacutetour proceacutedant de la ligne du virtuel sera dit ecirctre un pli Sans entrer dans le deacutetail on voitclairement que le virtuel ainsi caracteacuteriseacute a plusieurs points communs deacutecisifs avec le virtueldeleuzien 1 le virtuel nrsquoest pas indeacutetermineacute mais entiegraverement deacutetermineacute 2 le virtuel estreacuteel sinon il nrsquoy aurait pas de devenir du pli le virtuel srsquooppose donc agrave lrsquoactuel mais non aureacuteel 3 le virtuel nrsquoest pas comme le possible le double fantocircmatique de lrsquoactuel identique agravelrsquoactuel moins lrsquoexistence mais le virtuel et lrsquoactuel nrsquoont aucune raison de se ressembler 4Enfin le virtuel est la condition ontologique du devenir authentique crsquoestshyagraveshydire de la creacuteationimpreacutevisible de nouveauteacute [23]

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Mais on dira peutshyecirctre que cette introduction du thegraveme du virtuel dans le modegravele interceptifnrsquoa guegravere drsquointeacuterecirct Tout ce que nous faisons crsquoest drsquoinjecter dans notre modegravele le virtuelbergsonien inheacuterent agrave la conception de la dureacutee comme creacuteation impreacutevisible et de ce faitet pour autant que le virtuel est lrsquoheacuteritage sans doute essentiel du bergsonisme chez Deleuzele modegravele proposeacute aura autant drsquohomologie avec Deleuze qursquoil en aura avec Bergson CertesMais ce qui rend inteacuteressant lrsquointroduction du virtuel dans le modegravele soustractif crsquoest qursquoellenous impose de modifier sur un point essentiel la notion bergsonienne de virtuel Cettemodification peut se formuler ainsi nous sommes conduit agrave penser le virtuelindeacutependamment du couple quantiteacuteshyqualiteacute Or ce couple chez Bergson constitue unepocirclariteacute primordiale pour la penseacutee de la dureacutee pure Dans les Donneacutees immeacutediates de laconscience par exemple la dureacutee pure est la multipliciteacute qualitative opposeacutee agrave une matiegraverehomogegravene et quantitative qui agrave ce titre ne dure pas Dans Matiegravere et meacutemoire on lrsquoa vu laqualiteacute et la quantiteacute sont cette fois penseacutees en leur continuiteacute mais le rocircle de la meacutemoireconsiste preacuteciseacutement agrave obtenir de la qualiteacute par contraction de quantiteacute En revanche dans lemodegravele soustractif cette pocirclariteacute devient inadeacutequate pour penser le virtuel et cela pour lasimple raison que les flux sont deacutejagrave et pleinement qualitatifs et pleinement quantitatifs Laqualiteacute cesse en particulier drsquoecirctre par elleshymecircme la marque de la nouveauteacute Ce qui impliqueque le langage de la creacuteation impreacutevisible ne va plus ecirctre primordialement un langage de laqualiteacute mais un langage du plissement du devenirshyvirtuel du pli un langage qui se voudraen somme une topologie ou encore une geacuteologie du virtuel Par lagrave nous engendrons bien un

effet drsquohomologie avec Deleuze agrave savoir un heacuteritage bergsonien du virtuel srsquoexprimant entermes geacuteologiques plutocirct que qualitatifs [24] laquo Il y a du devenir raquo se dit en effet laquo il y a desplis virtuels raquo ou laquo il y a du plissement raquo

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Pour progresser encore dans la voie drsquoune reconstruction de la penseacutee deleuzienne via ledeacutebut de Matiegravere et meacutemoire il nous faut maintenant souligner le point suivant noussommes sciemment partis drsquoune theacuteorie qui nrsquoest pas exactement celle de la perception puremais qui est plus pauvre que celleshyci Car nous avons morceleacute non seulement Matiegravere etmeacutemoire pour autonomiser le premier chapitre mais aussi la theacuteorie de la perception pureelleshymecircme Expliquonsshynous Bergson se donne dans la theacuteorie de la perception pure uncentre drsquoaction indeacutetermineacute crsquoestshyagraveshydire un ecirctre libre crsquoest une telle liberteacute qui est agrave lrsquooriginede la seacutelection parmi les images de celles qui seules inteacuteressent le vivant Or le refus de toutdualisme nous contraint pour notre part agrave ne pas nous accorder ainsi lrsquoexistence drsquoecirctrespourvus de liberteacute Car nous aurions alors deux types drsquoecirctres des ecirctres libres et des ecirctressoumis aux lois mateacuterielles Si Deleuze voit dans la perception pure un immanentisme crsquoestsans doute qursquoil devine un monisme sous le dualisme apparent de la liberteacute et de la matiegraverePour deacutegager ce monisme il faut montrer que ce que Bergson nomme liberteacute peut ecirctreobtenu comme cas particulier du devenir soustractif Autrement dit il faut montrer en quoi levivant est un cas particulier drsquoun tel devenir

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Reformulons les choses plus clairement Il faut bien voir qursquoen nous donnant des flux et desinterceptions nous ne nous sommes encore donneacute aucun vivant a fortiori aucun ecirctre libreUne interception et mecircme une somme drsquointerceptions ne font pas un vivant Qursquoestshyce qursquounvivant en effet si lrsquoon srsquoinspire de Bergson Crsquoest une rareacutefaction locale des flux car unvivant crsquoest un corps crsquoestshyagraveshydire une seacutelection mais une seacutelection que nous avons nommeacuteepremiegravere une seacutelection anteacuterieure agrave tout choix libre et qui nous offre les termes entrelesquels une liberteacute pourra eacuteventuellement choisir Autrement dit un vivant crsquoest un lieu ougrave lesflux ne passent plus de faccedilon totale et sans discrimination En conseacutequence nous pouvonsavancer la deacutefinition suivante du vivant un vivant est une boucle discontinue drsquointerceptionsUne boucle car il faut assurer un lieu agrave la rareacutefaction des flux une boucle discontinue car unvivant ne doit pas entiegraverement se couper des flux faute de nrsquoavoir plus aucun rapport affectifetou perceptif au monde environnant Jrsquoappelle laquo rareacutefaction raquo tout appauvrissement localiseacutedes flux donc tout vivant Une rareacutefaction est plus qursquoune interception une interception nefait pas une rareacutefaction tandis qursquoune rareacutefaction nrsquoest faite que drsquointerceptions de flux

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Nous obtenons le scheacutema 4 scheacutema du vivant ou du corps

Scheacutema 4 le corps62

On peut alors se poser une question nouvelle agrave savoir y ashytshyil un devenir des vivants Ou

encore y ashytshyil un devenir eacuteveacutementiel des rareacutefactions Si lrsquoon suppose que lrsquoon peut penserle vivant il faut qursquoil y ait un tel devenir En effet srsquoil nrsquoy avait pas de devenir des rareacutefactionson pourrait seulement consideacuterer ce dont est fait un vivant la matiegravere qui en constitue le lieuOn penserait ce dont il est fait mais non ce qursquoil est on le penserait comme organisme maisnon comme rareacutefaction On penserait la substance mateacuterielle des corps mais non le corpsluishymecircme comme lieu de rareacutefaction de seacutelection des images Mais comment penser le vivantnonshyorganique puisque la rareacutefaction nrsquoest elleshymecircme faite de rien puisqursquoil nrsquoexiste pas defluide vital de matiegravere autre que celle de la physique qui singulariserait le mode drsquoecirctre duvivant Une solution agrave cette difficulteacute est la suivante penser le vivant doit revenir agrave penser ledevenir des zones de rareacutefaction Il faut qursquoil existe un passeacute nonshyorganique des corps qursquoilexiste des rareacutefactions virtuelles Il nous faut un passeacute non organique du vivant un devenirinorganique des corps Ou encore il nous faut un corps sans organes [25] Alors si lesplissements demeurent suffisamment coheacuterents pour constituer des plissements derareacutefactions nous pourrons penser la vie agrave partir de son eacutevolution propre et deacutegager ainsiune typologie des devenirs vitaux devenirs qui ne srsquoidentifieront pas aux flux organiques

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Si nous accordons agrave la science le soin de deacutecrire et de penser les eacutetats de choses crsquoestshyagraveshydire les eacutetats de flux nous reacuteserverons agrave la philosophie la tacircche de deacutecrire et de penser lesdevenirs virtuels Appelons eacutevaluation toute typologie des devenirs vitaux mais inorganiquesQuelle typologie notre eacutevaluation vashytshyelle adopter Quels sont les grands types de devenirsvitaux que peut admettre le vivant entendu comme boucle discontinue drsquointerception Deuxcas eacuteleacutementaires se preacutesentent agrave nous celui du resserrement et celui de lrsquoeacutelargissement desdiscontinuiteacutes Le premier augmente la puissance de deacutesintecircret du vivant le second sesignale par une ouverture eacutelargie agrave une partie des flux On nommera actif le second deveniret reacuteactif le premier

Scheacutema 5 devenir actif devenir reacuteactif64

Mais avant drsquoaller plus loin il est temps de montrer preacuteciseacutement en quoi le modegravele interceptifse distingue de celui la perception pure de Bergson et en quoi consiste lrsquointeacuterecirct de cettedistinction La distinction est la suivante Bergson part du postulat qursquoexistent des ecirctrescapable drsquoagir librement crsquoestshyagraveshydire des centres de seacutelection des images la seacutelectionsupposeacutee eacutetant une seacutelection du second type celle qui deacutesigne un choix libre entre desoptions diverses Il en infegravere alors la nature de la perception qui est quant agrave elle uneseacutelection du premier type une seacutelection nonshylibre des termes du choix Nous avons proceacutedeacuteagrave lrsquoinverse on ne srsquoest donneacute que des seacutelections premiegraveres donc des seacutelections non libres shyet lrsquoon a constitueacute de la sorte le vivant comme une configuration particuliegravere de seacutelectionpremiegraveres On ne prend donc qursquoune partie de la theacuteorie de la perception pure car onnrsquointroduit dans le modegravele construit qursquoun seul type de seacutelection la seacutelection nonshylibre Onpourvoit ensuite ces seacutelections drsquoun devenir impreacutevisible seul susceptible de produire unenouveauteacute et lrsquoon distingue alors deux reacutegimes de la seacutelection actif et reacuteactif On comprendalors que lrsquoavantage du modegravele soustractif est de permettre la greffe de la seacutelectionbergsonienne sur la seacutelection nietzscheacuteenne En effet ayant ocircteacute du modegravele bergsonien la

notion de libreshyarbitre reacutecuseacutee par Nietzsche nous pouvons rapprocher les deux sensnietzscheacuteen et bergsonien du terme seacutelection celui qui deacutesigne la seacutelection des images parla perception et celui qui deacutesigne la typologie des devenirs vitaux Nouvel effet drsquohomologieavec Deleuze le modegravele soustractif nous permet de penser le sens de sa dilection pour deuxphilosophes qursquoagrave premiegravere vue tout seacutepare Mais pour obtenir ce rapprochement de faccedilonrigoureuse il nous faut construire plus preacuteciseacutement le concept drsquoactif

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Qursquoestshyce qursquoun devenir actif dans le modegravele preacutesent Crsquoest un devenir qui se manifeste parun recul du deacutesinterecirct inheacuterent agrave la constitution mecircme du vivant Ce deacutesinterecirct en tant mecircmeqursquoil est donneacute comme constitutif de lrsquoessence du vivant nous lui donnerons le nom de becirctiseLa becirctise la becirctise laquo agrave front de taureau raquo crsquoest toujours pour le vivant une faccedilon de seconserver dans son ecirctre sans srsquoouvrir agrave lrsquoexteacuterioriteacute Au contraire un devenir actif semanifeste toujours par le fait que quelque chose arrive et plus preacuteciseacutement quelque chosedrsquointeacuteressant Les cateacutegories drsquointeacuteressant et drsquoininteacuteressant se substituent donc pour nous agravecelles de liberteacute et de nonshyliberteacute Car ces deux devenirs actif et reacuteactif ou abecirctissant sontlrsquoun et lrsquoautre anteacuterieurs agrave tout choix libre ils affectent lrsquoespace du choix anteacuterieurement agravetout choix Crsquoest pourquoi le devenir et en particulier le devenir actif doit ecirctre penseacute commeessentiellement passif il faut mecircme le penser comme un accroissement de la passiviteacute duvivant de sa laquo passibiliteacute raquo une faccedilon pour lui drsquoeacuteprouver une affectiviteacute accrue agrave uneparcelle des flux exteacuterieurs Cet accroissement nrsquoest pas luishymecircme mateacuteriel puisqursquoil est unplissement mais il est un devenir qui fait passer un flux accru de la matiegravere dans le corpsLes concepts de rencontre de passiviteacute et mecircme drsquoaffect concepts en reacutesonance avec lapenseacutee deleuzienne de lrsquoeacuteveacutenement prennent ainsi une signification vitale et non plusseulement organique Au corps actif capable drsquoun devenir novateur inventif il est toujoursarriveacute quelque chose son accroissement de puissance ne provient pas drsquoune deacutecisionautonome drsquoun sujet constituant mais drsquoune expeacuterience toujours subie drsquoune eacutepreuveaffective en laquelle se donne une exteacuterioriteacute radicale une exteacuterioriteacute jamais ressentieauparavant comme telle [26]

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Venons en maintenant pour conclure agrave ce qui nous a paru ecirctre lrsquointeacuterecirct principal du modegravelesoustractif

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Ce modegravele nous permet drsquoapporter une reacuteponse preacutecise agrave une question qursquoon peut se poser agravepropos de la notion de vie chez Deleuze et aussi bien chez Nietzsche question qui croyonsshynous parcourt deacutejagrave lrsquoœuvre de ces deux philosophes et qui est la suivante comment levivant peutshyil succomber agrave la reacuteactiviteacute Question qursquoon peut eacutegalement formuler agrave la faccedilonde Deleuze dans LrsquoantishyOedipe toutes les forces sontshyelles voueacutees agrave devenir reacuteactives Eneffet qursquoun devenir vital soit actif ne pose pas de problegraveme de compreacutehension pour peuqursquoon accorde qursquoun ecirctre tend agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre on saisit aiseacutement que le vivanttende agrave eacutelargir la surface de son rapport au monde Mais qursquoun ecirctre diminue sa puissancedonc qursquoil diminue sa reacuteceptiviteacute sa passibiliteacute inventive crsquoest eacutevidemment une eacutenigme

Eacutenigme qui se renforce quand on songe qursquoun ecirctre reacuteactif peut propager sa reacuteactiviteacute agravedrsquoautres corps seacuteparer lrsquoactif de ce qursquoil peut et que la reacuteactiviteacute semble mecircme affecter agraveterme les expeacuteriences par ellesshymecircmes les plus novatrices les plus reacutevolutionnaires Laquestion est aussi bien celle du dualisme car si nous ne parvenons pas agrave saisir en quoi lavie est virtuellement reacuteactive nous risquons drsquoaboutir agrave une seacuteparation entre deux modesdrsquoecirctre dont la communication srsquoaveacutererait impensable alors qursquoelle est au contraire manifesteBref comment comprendre que la vie soit complice de la reacuteactiviteacute

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Le modegravele soustractif apporte une reacuteponse preacutecise agrave question Et cela pour une raison simple crsquoest qursquoun tel modegravele nous conduit agrave soutenir qursquoil existe deux types de mort Et crsquoest parceqursquoil y a deux types de morts qursquoil y a deux types de vies

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Expliquons et concluons

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Remarquons drsquoabord que se deacutecouvre bien agrave nous dans notre modegravele une essentielleambiguiumlteacute de la mort Car deux morts paraissent concevables pour les corps inorganiquesqui sont deux faccedilons drsquolaquo effacer raquo les boucles discontinues soit par enfermement etreacutetreacutecissement progressif de la boucle drsquointerception soit par dissipation et disparitionprogressive de la boucle elleshymecircme Ou encore soit une mort par diminution de la surface dela boucle (reacutetreacutecissement des corps) soit une mort par diminution de la boucle (dissipationdes corps) Crsquoest ce que figurera plus clairement le scheacutema suivant

Scheacutema 6 mort reacuteactive mort creacuteative71

On peut dire que la mort par diminution de la surface de la boucle eacutequivaudrait agrave une mortmonadologique une mort par eacutevanouissement replieacute sur luishymecircme le corps srsquoamoindrittoujours davantage jusqursquoagrave lrsquoaneacuteantissement complet On peut concevoir sur ce mode lapuissance de mort du reacuteactif le reacuteactif deacuteveloppe en effet une mort par narcotique pareacutepuisement par indiffeacuterence toujours accrue au monde Nous pouvons nommer du nom deprecirctre le personnage conceptuel porteur drsquoun tel reacutegime de la mort

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Mais comment penser cette autre possibiliteacute de la mort par diminution de la boucle pardissipation du corps par une ouverture toujours plus large de celuishyci aux flux exteacuterieursjusqursquoagrave srsquoy dissoudre tout entier Et de quel personnage conceptuel ce devenir mortifegravere estshyil cette fois porteur

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La possibiliteacute de cette seconde mort il nous semble que crsquoest elle qui a domineacute affectivement

notre premiegravere lecture du deacutebut de Matiegravere et meacutemoire lisant ce texte agrave bien des eacutegardssaisissant nous ressentions pourtant dans le mecircme temps une vague terreur Et cetteimpression de terreur eacutetait due agrave ceci la mort en bon mateacuterialiste nous lrsquoavions toujoursconsideacutereacutee comme un retour des corps agrave la matiegravere inorganique donc pour le sujet commeun simple neacuteant Mais si la matiegravere eacutetait ce que Bergson en disait la mort le retour agrave lrsquoeacutetatmateacuteriel ne srsquoidentifiait plus du tout au neacuteant bien plutocirct agrave la folie et mecircme agrave une folieinfinie Car le devenirshymateacuteriel crsquoeacutetait lrsquoeffacement de la seacutelection des images et nonlrsquoeffacement des images Et il semblait alors que pour se faire une image de la mort il fallaitconcevoir ce que serait notre vie si tous les mouvements de la terre tous les bruits de laterre toutes les odeurs toutes les saveurs toutes les lumiegraveres de la terre et drsquoailleurs nousparvenaient en un moment en un instant comme un atroce et criard tumulte de touteschoses nous traversant continucircment et instantaneacutement Comme si le neacuteant de la mort nrsquoeacutetaitpas agrave comprendre comme un simple vide mais au contraire comme une saturation unabominable tropshyplein drsquoexistence

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La mort ainsi comprise crsquoest donc le laquo regravegne acheveacute de la communication raquo Mourir crsquoestdevenir un pur point de passage un pur centre de communication de toute chose avec toutechose On saisit alors que le vivant nrsquoest pas lrsquoeacutemergence de la douleur dans un mondeatrophieacute mais au contraire lrsquoamoindrissement de la folie dans un devenirshyterreur du chaosportant celleshyci agrave une vitesse infinie On pourrait dire de cette mortshyfolie de cette mortshyterreurquelque chose drsquoassez proche de ce que Deleuze dit du chaos dans la conclusion de Qursquoestshyce que la philosophie laquo Nous demandons seulement un peu drsquoordre pour nous proteacuteger duchaos Rien nrsquoest plus douloureux plus angoissant qursquoune penseacutee qui srsquoeacutechappe agrave elleshymecircme des ideacutees qui fuient qui disparaissent agrave peine eacutebaucheacutees deacutejagrave rongeacutees par lrsquooubli oupreacutecipiteacutees dans drsquoautres que nous ne maicirctrisons pas davantage raquo [27]

75

Le devenir mortifegravere de la communication comporte ainsi une diffeacuterence importante drsquoavec ledevenir reacuteactif du precirctre crsquoest qursquoil ressemble au devenirshyactif et est mecircme indiscernable deceluishyci jusqursquoagrave un certain point Comme si les sciences de la communication publiciteacutemarketing etc dont Deleuze disait toujours dans Qursquoestshyce que la philosophie qursquoellessrsquoeacutetaient arrogeacute le concept comme si ces disciplines eacutetaient le prolongement terrifiant de lacreacuteation authentique dans le tumulte inconsistant et insignifiant de lrsquoinformation [28]

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Il faudrait alors faire du communiquant dans le systegraveme soustractif un personnageconceptuel original agrave cocircteacute du precirctre celui qui instaure des devenirs non plus creacuteateurs nonplus reacuteactifs mais creacuteatifs des devenirs qui deacuteversent la mort au sein mecircme de la creacuteationen en eacutepousant apparemment le mouvement et les mots Des devenirs qui ne sont pas ceuxde la becirctise close sur elleshymecircme mais qui seraient plutocirct ceux drsquoune certaine niaiserieopiniacirctre de lrsquoouverture freacuteneacutetique agrave nrsquoimporte quelle apparence de nouveauteacute La terreur duphilosophe devant les philosophies de la communication ou du moins certains de ses avatarssa faccedilon de ramper eacutevoqueacutee par Deleuze degraves qursquoon lui propose de discuter serait une

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

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On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

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Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

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Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 8: Soustraction Et Contraction

est de deacutegager la raison pour laquelle lrsquoexigence immanentiste devrait consister agrave soutenirque cette theacuteorie est vraie non seulement en droit mais aussi en fait et drsquoessayer de montrercomment une telle thegravese pourrait ecirctre deacutefendue

28

La coiumlncidence de la perception avec lrsquoobjet perccedilu existe donc selon Bergson en droit plutocirctqursquoen fait Car le fond drsquointuition reacuteelle et quasishyinstantaneacutee sur lequel repose notre perceptionlaquo est peu de chose en comparaison de tout ce que notre meacutemoire y ajoute raquo [11] MaisBergson fait intervenir ici deux types de meacutemoire Cette distinction cependant ne recoupepas la distinction fameuse du chapitre II entre les deux meacutemoires crsquoestshyagraveshydire la distinctionentre la meacutemoireshyhabitude inheacuterente aux meacutecanismes moteurs du corps et lrsquoimageshysouvenirde la meacutemoire proprement spirituelle La distinction qui nous inteacuteresse et qui intervient degraves lepremier chapitre se deacuteploie quant agrave elle au sein mecircme de la meacutemoire mise en œuvre parlrsquoesprit Elle oppose au sein de la meacutemoire spirituelle les deux formes que celleshyci peutprendre dans son entremecirclement agrave la perception On peut nommer ces deux meacutemoires lameacutemoireshyrappel et la meacutemoireshycontraction

29

La meacutemoireshyrappel constitue avec la perception un circuit complexe par lequel ce queBergson nomme dans le chapitre II laquo la reconnaissance attentive raquo devient possible Elleconsiste en ceci que toute imageshysouvenir capable drsquointerpreacuteter notre perception actuelle srsquoyglisse si bien que nous ne pouvons plus discerner ce qui est perception et ce qui est souvenirLrsquoexemple que donne Bergson est celui de la lecture qursquoil assimile agrave un veacuteritable travail dedivination nous ne nous contentons pas de percevoir passivement les signes sur la pagecar lrsquoesprit agrave partir de quelques traits caracteacuteristiques comble lrsquointervalle par des souvenirsshyimages projeteacutes sur le papier et se substituant aux caractegraveres reacuteellement imprimeacutes Laseconde meacutemoire qui impregravegne notre perception nrsquoest plus celle qui innerve le preacutesent denotre meacutemoire du passeacute mais celle qui constitue ce preacutesent luishymecircme il srsquoagit de lameacutemoireshycontraction En effet si courte que soit notre perception elle occupe toujours unecertaine dureacutee et exige donc un effort de meacutemoire qui prolonge les uns dans les autres unepluraliteacute de moments Bergson peut ainsi eacutecrire que laquo la meacutemoire sous ces deux formes entant qursquoelle recouvre drsquoune nappe de souvenirs un fond de perception immeacutediate et en tantaussi qursquoelle contracte une multipliciteacute de moments constitue le principal apport de laconscience individuelle dans la perception le cocircteacute subjectif de notre connaissance deschoses raquo [12]

30

Le problegraveme de la connaissance de la matiegravere devient alors le suivant notre perceptionsemblait (telle eacutetait lrsquoavanceacutee deacutecisive du chapitre premier) rejoindre directement la matiegravereen elleshymecircme Nous percevions en lrsquoobjet lrsquoimage en soi qursquoil est effectivement La matiegravere nerecelait aucune profondeur aucun aspect cacheacute Lrsquoimmanentisme de Bergson tenait en cesens au fait que la matiegravere se donnait pleinement pour ce qursquoelle eacutetait aucun espace nrsquoeacutetaitpossible pour une chose en soi inaccessible agrave la connaissance pour une transcendancecacheacutee Et par ailleurs le monde nrsquoeacutetait pas immanent agrave la conscience il nrsquoeacutetait pas une

transcendance dans lrsquoimmanence agrave la faccedilon de lrsquoobjectiviteacute husserlienne Crsquoest au contraire laconscience qui glissait sur la surface de la matiegravere en soi celleshyci eacutetant identique agrave ce quecroit en saisir le sens commun Mais introduisant la meacutemoire Bergson semble srsquoeacuteloignerfortement drsquoun tel sens commun Car la matiegravere devient alors ce qui reste de la perceptionune fois qursquoon en a retireacute ce que la meacutemoire sous ses deux formes ne cesse drsquoy introduire

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Or il nous paraicirct que cette correction porte irreacutemeacutediablement atteinte agrave lrsquoimmanentisme deBergson et cela en raison de lrsquointroduction non de la meacutemoireshyrappel mais de la meacutemoireshycontraction La meacutemoireshyrappel en effet nrsquooblitegravere pas la possibiliteacute drsquointuitionner la matiegravereen soi Nous pouvons par une attention suffisante accordeacutee agrave lrsquoobjet perccedilu faire en sorte queles steacutereacuteotypes du passeacute ne viennent pas recouvrir la singulariteacute de la chose reacuteelle Crsquoest parexemple ce que nous faisons lorsque nous relisons un texte en vue drsquoen corriger les coquilles nous nous efforccedilons de lire les mots tels qursquoils sont effectivement eacutecrits sur la page et nontels que nous savons qursquoils srsquoeacutecrivent Un effort de concentration suffit donc en droit agraveextirper le voile de la meacutemoireshyrappel de la perception preacutesente en sorte de libeacuterer la matiegraveredes meacutecanismes de la reconnaissance Lrsquoimmanentisme de la perception pure nrsquoest donc pasaffecteacute par lrsquoadjonction de la meacutemoireshyrappel Il nrsquoen va pas de mecircme croyonsshynous de lameacutemoireshycontraction Pour saisir ce point il faut drsquoabord exposer plus preacuteciseacutement en quoiconsiste cette seconde forme de meacutemoire et en quoi consiste surtout lrsquoopeacuteration drsquoextractionde cette meacutemoire hors de la perception agrave laquelle elle est supposeacutee se mecircler Cette secondeforme de la meacutemoire est exposeacutee pour lrsquoessentiel dans le quatriegraveme et dernier chapitre deMatiegravere et meacutemoire La meacutemoire contractante a pour source la theacuteorie bergsonienne durythme des dureacutees Ce rythme Bergson lrsquointroduit par un exemple significatif et demeureacuteceacutelegravebre celui de la vibration lumineuse Dans lrsquoespace drsquoune seconde eacutecritshyil la lumiegravererouge accomplit 400 trillons de vibrations autant dire un nombre drsquoeacuteveacutenements immenseqursquoil ne nous faudrait pas moins de 25 000 ans pour eacutenumeacuterer si chacune de ces vibrationsdurait assez longtemps pour parvenir agrave notre conscience Nous opeacuterons donc une formidablecontraction de la reacutealiteacute mateacuterielle lorsque nous percevons en un moment ce qui inclut en soiun nombre immense drsquoeacuteveacutenements Or crsquoest un tel travail de contraction qui donne lieu auxqualiteacutes Selon Bergson en effet lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des qualiteacutes est due agrave la contraction desvibrations homogegravenes et agrave ce titre quantifiables dont se compose la matiegravere

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Citons ici le texte crucial laquo Ne pouvonsshynous pas concevoir que lrsquoirreacuteductibiliteacute de deuxcouleurs aperccedilues tienne surtout agrave lrsquoeacutetroite dureacutee ougrave se contractent les trillions de vibrationsqursquoelles exeacutecutent en un de nos instants Si nous pouvions eacutetirer cette dureacutee crsquoestshyagraveshydire lavivre dans un rythme plus lent ne verrionsshynous pas agrave mesure que ce rythme se ralentiraitles couleurs pacirclir et srsquoallonger en impressions successives encore coloreacutees sans doute maisde plus en plus pregraves de se confondre avec des eacutebranlements purs Lagrave ougrave le rythme dumouvement est assez lent pour cadrer avec les habitudes de notre conscience comme ilarrive pour les notes graves de la gamme par exemple ne sentonsshynous pas la qualiteacuteperccedilue se deacutecomposer drsquoelleshymecircme en eacutebranlements reacutepeacuteteacutes et successifs relieacutes entre euxpar une continuiteacute inteacuterieure raquo [13]

33

En drsquoautres termes ce que la matiegravere est en elleshymecircme peut ecirctre ressaisi par une certaineexpeacuterience de penseacutee pour peu que nous admettions lrsquoideacutee drsquoune variabiliteacute des rythmes dela dureacutee drsquoun degreacute de tension dit Bergson qui nous fait comprimer sous la forme dequaliteacutes distinctes un nombre immense drsquoeacuteveacutenements qui pour la matiegravere repreacutesententautant de moments en lesquels ces qualiteacutes sont deacutelayeacutees Plus le rythme est lent plus leseacuteveacutenements mateacuteriels sont distingueacutes et plus dilueacutees sont les qualiteacutes degraves lors que cellesshycise trouvent disperseacutees dans le cours de la succession temporelle La notion de rythme nousconvie donc agrave appreacutehender ce qursquoon pourrait appeler une laquo eacutechelle concregravete des temporaliteacutesraquo Nous nrsquohabitons pas seulement agrave une certaine eacutechelle de la matiegravere immenseacutement plusvaste que celle de lrsquoatome et immenseacutement moins vaste que celle des galaxies Nousoccupons aussi une eacutechelle des dureacutees un rythme particulier drsquoeacutecoulement du temps quinous rend inconscient de tous les eacuteveacutenements infeacuterieurs agrave 2 milliegravemes de secondes alorsqursquoune telle dureacutee est suffisante agrave la matiegravere lumineuse pour produire des millions devibrations crsquoestshyagraveshydire des millions drsquoeacuteveacutenements distincts

4 shyCritique de la meacutemoireshycontraction

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Nous nommerons laquo deacutetente raquo [14] lrsquoopeacuteration par laquelle Bergson laquo deacuteshycontracte raquo le produitqualitatif de la meacutemoire en sorte de deacutecanter la perception mateacuterielle de son enveloppemeacutemorielle et subjective et cela pour retrouver la matiegravere telle qursquoelle est en soi et non pournous Tacircchons alors drsquoexpliquer ce qui nous paraicirct poser problegraveme dans cette theacuteorie de ladeacutetente et cela en essayant de donner une allure bergsonienne agrave notre insatisfaction

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On sait comment Bergson critique la thegravese suivant laquelle il nrsquoy aurait qursquoune diffeacuterence dedegreacute entre la perception et le souvenir crsquoestshyagraveshydire la thegravese empiriste suivant laquelle lesouvenir ne serait qursquoune perception affaiblie si tel eacutetait le cas remarqueshytshyil il faudrait aussibien soutenir lrsquoinverse crsquoestshyagraveshydire qursquoun souvenir intense ne se distingue pas drsquouneperception faible inversion qui suffit agrave faire eacuteclater lrsquoincoheacuterence de la thegravese Eh bien crsquoestdrsquoune mecircme faccedilon que nous exprimerons nos doutes concernant lrsquoopeacuterateur de deacutetente eneffet si le ralentissement du rythme de la dureacutee eacutequivalait agrave la dilution ou encore au laquodeacutelayage raquo dit Bergson des qualiteacutes alors il faudrait soutenir agrave lrsquoinverse que touteexpeacuterience de dilution des couleurs ou drsquoeacutevolution des sons vers le grave eacutequivaut agravelrsquoexpeacuterience drsquoun ralentissement de la dureacutee Ou encore si lrsquoon soutient que la dureacuteemateacuterielle fait pacirclir les couleurs et assourdit les sonoriteacutes il faudrait soutenir aussi bien quetoute perception drsquoune couleur pacircle ou drsquoun son grave nous fait changer de rythme de dureacuteeMais ce nrsquoest eacutevidemment pas le cas puisque nous expeacuterimentons au contraire notrecapaciteacute agrave parcourir la palette du peintre ou les gammes drsquoun piano sans modifier en riennotre rythme vital puisque les notes graves ne modifient pas les exigences rythmiques de lapartition ou du meacutetronome Rythme de la dureacutee et tonaliteacute de la gamme sont donc indiffeacuterentslrsquoun agrave lrsquoautre non seulement parce que les tons les plus graves peuvent ecirctre joueacutes sur unrythme plus rapide que les plus aigus mais aussi parce qursquoil se peut que le temps passe plus

vite tandis que jrsquoeacutecoute telle seacutequence grave que jrsquoaime particuliegraverement tandis que le tempsme semblera long en eacutecoutant telle seacutequence aigueuml qui mrsquoennuie

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Degraves lors il semble que je ne puisse opeacuterer une reacuteelle deacutetente de la perception et deacutemecirclerainsi lrsquoen soi mateacuteriel de la meacutemoire subjective Agrave regarder la chose de plus pregraves onsrsquoaperccediloit que la difficulteacute qursquoil y a agrave deacutemecircler la perception de la meacutemoireshycontraction vient dece que cette derniegravere est supposeacutee constituer les qualiteacutes mecircmes de la perception ce quinrsquoeacutetait pas le cas de la meacutemoireshyrappel Alors que dans ce dernier cas je pouvais fairelrsquoexpeacuterience concregravete de la dissociation de la meacutemoire et de la perception crsquoeacutetait lrsquoexpeacuteriencede la lecture attentive ce nrsquoest deacutesormais plus possible Je me trouve en effet face agravelrsquoalternative aporeacutetique suivante soit je tente drsquointuitionner directement le reacutesultat de ladeacutetente mais je ne fais alors que reconduire lrsquoexpeacuterience de ma dureacutee propre et non celle dela dureacutee mateacuterielle expeacuterience des couleurs qui pacirclissent ou des sons qui deviennent plusgrave Soit je mrsquoen remets agrave la science pour deacutegager la nature vibratoire et homogegravene de lamatiegravere mais en ce cas je me contente drsquoenregistrer le reacutesultat drsquoune expeacuterimentation au lieude penser la nature supposeacutee continue de la matiegravere homogegravene et de la perceptionheacuteteacuterogegravene Jrsquoaccegravede dans ce dernier cas agrave la nature vibratoire de la matiegravere mais par lebiais drsquoune science qui est sans continuiteacute avec ma perception concregravete des qualiteacutes

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Autrement dit la meacutemoireshycontraction semble abolir le reacutesultat principal de la theacuteorie de laperception pure agrave savoir celle de la connaissabiliteacute de lrsquoen soi La matiegravere nous apparaicirct eneffet comme ce qui nrsquoa pas fait lrsquoobjet du travail de la contraction Mais comme cettecontraction a toujours deacutejagrave eu lieu comme elle est supposeacutee affecter jusqursquoaux composanteseacuteleacutementaires de la perception nous ne voyons aucun moyen convaincant de faire le chemininverse en sorte de retrouver la matiegravere en soi non encore affecteacutee par notre dureacuteesubjective Pour le dire encore autrement le vice de la meacutemoire contractante paraicirct ecirctre denous faire replonger drsquoune theacuteorie de la perceptionshyascegravese moment profondeacutement original dela conception bergsonienne moment aussi ougrave son anticriticisme est le plus radical agrave unetheacuteorie de la perceptionshysynthegravese soumise agrave ce titre agrave la seacuteparation kantienne du pourshynouset de lrsquoenshysoi En effet la force de la theacuteorie asceacutetique de la perception consistait en ceci quela forme de la matiegravere eacutetait poseacutee en la matiegravere elleshymecircme la synthegravese eacutetait mateacuterielle etconsistait dans les relations reacutegleacutees que les images entretenaient les unes avec les autres larepreacutesentation nrsquoajoutait aucune forme de synthegravese agrave la matiegravere Mais tout change avec latheacuteorie contractante de la meacutemoire car alors la perception introduit de nouveau agrave mecircme lamatiegravere une forme une synthegravese en lrsquooccurrence une compression temporelle qui se donnecomme la genegravese des qualiteacutes immeacutediates Mais si la perception est syntheacutetique alors noussommes en veacuteriteacute condamneacutes agrave ne jamais deacutecouvrir la nature du mateacuteriau syntheacutetiseacutepuisque nous sommes enfermeacutes dans les limites drsquoune telle synthegravese Crsquoest lrsquoexpeacuterience quenous avons faite de notre incapaciteacute agrave intuitionner une deacutetente qui nous fasse sortir du mondequalitatif propre agrave notre dureacutee intime

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Pour mieux faire saisir la difficulteacute on peut ici eacutevoquer les anticipations de la perception deKant On sait que dans lrsquoAnalytique des principes de la premiegravere Critique [15] Kant soutientque nous pouvons anticiper non seulement sur la forme du pheacutenomegravene mais aussi dans unecertaine mesure sur sa matiegravere et cela en affirmant que toute reacutealiteacute admet un degreacute crsquoestshyagraveshydire une quantiteacute intensive non divisible en uniteacutes mais en diffeacuterentielles Nous savons eneffet que le temps est divisible agrave lrsquoinfini et qursquoen conseacutequence entre un degreacute X de qualiteacutesdonneacutees degreacute supposeacute conscient et le degreacute 0 de conscience il srsquoest eacutecouleacute une infiniteacute demoments dans le temps qui ont fait lrsquoobjet de synthegraveses non encore conscientes Les qualiteacutesen apparence immeacutediates de la perception ont donc en veacuteriteacute deacutejagrave eacuteteacute informeacutees par laconscience La perception est la somme ou encore lrsquointeacutegrale de diffeacuterentielles qui seulespeuvent ecirctre identifieacutees agrave la chose en soi Mais pour retrouver cette chose en soi telle qursquoenelleshymecircme il nous faudrait disposer drsquoune opeacuteration de deacuterivation telle que nous serionsassureacutes qursquoelle correspondrait agrave lrsquoinverse exact de lrsquointeacutegration preacuteshyconsciente de laperception Or crsquoest lagrave ce que nous ne pouvons en aucun cas deacuteterminer de faccedilon sucircreNous dirions en ce sens que Bergson paraicirct achopper sur une difficulteacute qui parshydelagravedrsquoeacutevidentes diffeacuterences rappelle celle qui contribuait agrave justifier le scepticisme drsquoun SalomonMaiumlmon car Maiumlmon dans son Essai sur la philosophie transcendantale ayant preacuteciseacutementidentifieacute le noumegravene agrave la diffeacuterentielle de conscience et le pheacutenomegravene agrave son inteacutegration parlrsquoimagination productrice srsquointerdisait drsquoopeacuterer par la connaissance le chemin inverse celuiqui irait du pheacutenomegravene au noumegravene Le noumegravene doit selon lui nous demeurer inconnuparce que nous ne pouvons jamais ecirctre sucircr que la deacuterivation proposeacutee par le philosophe pourretrouver le noumegravene sera le symeacutetrique exact de lrsquointeacutegration conscientielle drsquoun telnoumegravene [16]

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Bref il nous semble que tous les acquis antishykantiens et immanentistes de la perceptionshyascegravese se voient mis en peacuteril par un retour de Bergson dans le giron de la synthegravesesubjective Degraves lors que Bergson introduit agrave mecircme la subjectiviteacute le travail de la synthegravese ilreconduit la possibiliteacute drsquoune chose en soi devenue inaccessible agrave la penseacutee et ainsi lapossibiliteacute drsquoune transcendance radicale Lrsquoenjeu de la discussion devient alors le suivant peutshyon envisager une theacuteorie de la perceptionshyascegravese qui eacutevite drsquoen passer par le momentsyntheacutetique de la contraction Agrave quoi ressemblerait une telle theacuteorie et comment pourraitshyontenter de la justifier

5 shyRetour agrave la perception pure

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Comment penser une perception pure sans meacutemoire contractante

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Revenons agrave la raison qui paraicirct inciter Bergson agrave introduire lrsquoideacutee de contraction Cette raisonsi lrsquoon y reacutefleacutechit semble bien se reacuteduire agrave un fait agrave savoir que la science de la matiegravereeacuteleacutementaire deacutecompose des dureacutees conscientes minimes en eacuteveacutenements extraordinairementrapides en lrsquooccurrence des vibrations lumineuses Crsquoest drsquoune telle reacutealiteacute vibratoire de la

matiegravere que la theacuteorie de la meacutemoire contractante entend rendre raison en pointant le procegravespar lequel cet eacutetat mateacuteriel se transforme pour nous en qualiteacutes distinctes Mais qursquoy ashytshyildans un tel fait qursquoune theacuteorie de lrsquoimage ne suffirait pas agrave deacutecrire Il semble que la difficulteacutevienne de ce qursquoune image celle de la perception coloreacutee est supposeacutee contenir beaucoupdrsquoautres images celle des vibrations homogegravenes Or si une image nous preacutesentaiteffectivement la matiegravere telle qursquoen elleshymecircme sa vibration prodigieuse ne devraitshyelle paselle aussi nous apparaicirctre Puisque ce nrsquoest pas le cas il faut bien admettre que notre saisiedu monde y introduit une opeacuteration qui le modifie

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Agrave cette objection Bergson nous donne pourtant luishymecircme les moyens de reacutepondre aiseacutement ne nous ashytshyil pas dit que la theacuteorie de lrsquoimage supposait qursquoil y avait beaucoup plus de chosesdans la matiegravere que dans la repreacutesentation Nrsquoashytshyil pas fondeacute son immanentisme sur le faitque la matiegravere eacutetait non pas autre mais plus que la repreacutesentation Degraves lors qursquoestshyce quinous empecircche drsquoaccorder agrave la matiegravere toutes les images que nous pouvons en retirer Car sila matiegravere est un ensemble drsquoimages pittoresques rien nrsquointerdit de dire qursquoelle est aussi enplus un ensemble drsquoimages ougrave les qualiteacutes nrsquoont plus cours rien nrsquointerdit de faire de lamatiegravere toutes les images que nous pouvons en avoir agrave toutes les eacutechelles du temps et aussibien de lrsquoespace Crsquoeacutetait lagrave reacutepeacutetonsshyle la force mecircme de la theacuteorie soustractive de laperception pure la chose en soi crsquoeacutetait tous les points de vue susceptibles drsquoecirctre pris surcette chose les plus rapprocheacutes ceux de ses moindres deacutetails comme les plus eacuteloigneacutesPourquoi en ce cas ne pas en dire autant de la matiegravere lumineuse et soutenir que la lumiegraverece sont toutes les images susceptibles drsquoecirctre prises de celleshyci couleurs du spectres aussibien que vibrations homogegravenes Rien ne nous interdit drsquoaccorder agrave la matiegravereshyimage cesdeux points de vue de consideacuterer que celleshyci est heacuteteacuterogegravene et de plus homogegravene imageshyperception et image expeacuterimentale image coloreacutee et image vibratoire Cela revientsimplement agrave dire que de la matiegravere qursquoelle se compose drsquoimages radicalement distinctessuivant ses eacutechelles temporelles et spatiales Autrement dit cela revient agrave accorder agrave lamatiegravere tous les rythmes de la dureacutee et agrave faire de la perception humaine non la contractionde la quantiteacute mateacuterielle mais la seacutelection drsquoun des rythmes drsquoune matiegravereshyimage qui lescontiendrait toutes

6 shyLe modegravele soustractif

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Degraves lors nous pouvons commencer agrave examiner en quoi consisterait un modegravele purementsoustractif tireacute de Matiegravere et meacutemoire un modegravele fait de soustractions sans contractions

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Voici les deux postulats dont nous partirons

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1 La matiegravere est composeacutee drsquoimages Ces images communiquent toutes les unes avec les

autres selon des lois identifieacutees aux lois de la nature Cette communication on la nommeradu terme de flux flux par lesquels les images reccediloivent et transmettent du mouvement auximages La matiegravere consiste donc dans une multipliciteacute agrave la fois qualitative et quantitativepittoresque et homogegravene

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On peut alors convenir du lexique suivant on nommera heacuteteacuterogegravene une multipliciteacute non passeulement qualitative mais agrave la fois qualitative et quantitative Si lrsquohomogegravene demeureidentifiable agrave la quantiteacute lrsquoheacuteteacuterogegravene cesse drsquoecirctre identifiable agrave la qualiteacute Lrsquoheacuteteacuterogegravene estplus heacuteteacuterogegravene que la qualiteacute comprenant non seulement les diffeacuterences des qualiteacutes entreelles mais aussi les diffeacuterences des quantiteacutes entre elles et la diffeacuterence de la qualiteacute engeacuteneacuteral drsquoavec la quantiteacute

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2 Agrave ces images connecteacutees entre elles par les flux il faut ajouter des interceptions descoupures qui nrsquoapportent rien drsquoautre aux images que leur isolement local que leur devenirsuperficiel Ici on srsquoeacuteloigne un peu pour des raisons de clarteacute de la theacuteorie de Bergson ausens strict au lieu de dire que la rareacutefaction des images dans la perception est due au faitque le vivant se laisse traverser par la plupart des images pour nrsquoen retenir que certaines ondit que cette rareacutefaction est due agrave des coupures des barrages qui ne permettent qursquoagravecertains flux de peacuteneacutetrer jusqursquoagrave la conscience Lrsquoessentiel demeure la perception est detoute faccedilon encore penseacutee comme rareacutefaction de la matiegravere

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Nous pouvons formuler plus preacuteciseacutement ces deux postulats en les ramassant tous deuxdans la proposition suivante il y a du devenir et le devenir ce sont les flux et leursinterceptions Cet eacutenonceacute soutient la chose suivante un flux ne suffit pas agrave constituer undevenir pour cela il y faut eacutegalement de lrsquointerception Les flux certes transmettent dumouvement mais ce mouvement nrsquoest pas un devenir en ce sens que reacutegi par les lois de lanature il connecte toute image agrave toute autre image selon une neacutecessiteacute qui sature enquelque sorte le reacuteel Toute chose eacutetant connecteacutee agrave toute autre selon des lois laconnaissance drsquoune image nous suffit en droit agrave deacuteterminer le mouvement preacutesent passeacute etfutur de toutes les autres et cela agrave tel point que la diffeacuterence mecircme entre ces troisdimensions du temps srsquoefface au profit drsquoun reacuteseau immuable de transmissions demouvements On est face agrave une immobiliteacute faite de mouvements analogue agrave celle depuissants jets drsquoeau dont le mouvement continu de la matiegravere aboutit agrave lrsquoimmobiliteacute continuede la forme Les flux livreacutes agrave euxshymecircmes sont une telle mobiliteacute pure srsquoimmobilisant du faitmecircme qursquoaucun obstacle nrsquoen entrave le deacuteploiement ce sont des liens entre toutes chosesreacutegis par des lois fixes

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Pour qursquoil y ait devenir il faut que quelque chose se passe et pour que quelque chose sepasse il ne suffit pas que quelque chose passe il faut au contraire que quelque chose ne

passe pas il faut une deacuteconnexion Crsquoest la seule faccedilon drsquointroduire dans la matiegravere undevenir sans introduire autre chose que de la matiegravere crsquoest la seule faccedilon pour nous demaintenir la laquo formule magique raquo de Deleuze laquo PLURALISME = MONISME raquo [17] sansreconduire le dualisme Le monisme de la matiegravere heacuteteacuterogegravene va accueillir en lui le pluralismede lrsquoeacuteveacutenementialiteacute sans accueillir pour autant autre chose que la matiegravere donc sans quesrsquointroduise de dualiteacute ontologique

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Voyons comment une telle opeacuteration est possible La condition pour qursquoil y ait du devenircrsquoest qursquoun changement se produise qui ne se reacuteduise pas agrave un flux mateacuteriel Cela nousimpose la thegravese suivante il faut qursquoil existe un devenir des interceptions mecircmes Il faut queles interceptions changent Mais comment un tel changement estshyil pensable Au regard dece que nous avons dit cela ne peut se produire que drsquoune seule faccedilon il faut que lesinterceptions de flux se deacuteplacent sur les lignes de flux

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Nous obtenons le scheacutema 1

Scheacutema 1 interceptions de flux et flux drsquointerceptions52

Ougrave lrsquoon voit qursquoun devenir crsquoest deux devenirs pour qursquoil y ait devenir il faut que le devenirdevienne deux fois comme flux drsquoimages et comme flux drsquointerception des images Ledevenir est donc composeacute drsquoun double fleacutechage qui nrsquointroduit aucun dualisme ontologiqueLe premier fleacutechage est celui du flux Le second fleacutechage introduit seul le devenir On peutalors par ce double fleacutechage obtenir la greffe du thegraveme bergsonien de lrsquoimage avec lethegraveme stoiumlcien des incorporels tel que Deleuze le mobilise dans Logique du sens [18] Onnommera alors Chronos la dimension temporelle des flux et Aiocircn la dimension temporelledes interceptions [19] Qursquoestshyce qui nous autorise agrave reprendre non seulement le lexiquestoiumlcien mais aussi le lexique deleuzien tel que mis en œuvre dans Logique du sens Deuxeacuteleacutements

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1 Drsquoabord on sait que la division entre Aiocircn et Chronos distingue dans Logique du sens latemporaliteacute des causes profondes la temporaliteacute des meacutelanges corporels de celle deseacuteveacutenements incorporels Or crsquoest bien agrave ce type de division que correspond le doublefleacutechage preacuteceacutedent les flux sont bien des meacutelanges dynamiques de matiegravere et lesinterceptions sont bien des incorporels puisqursquoelles ne sont rien de mateacuteriel De plus ledevenir des interceptions est un devenir qui remonte agrave la surface agrave partir de la profondeur desimages puisque le reacutesultat de lrsquointerception est le devenir superficiel de la matiegravere sareacuteduction agrave son enveloppe dans la perception On peut donc leacutegitimement reprendrelrsquoexclamation de Deleuze agrave propos des incorporels laquo Voilagrave maintenant que tout remonte agrave lasurface raquo [20] 2 En second lieu on peut attribuer agrave lrsquoAiocircn ainsi redeacutefini comme deacuteplacementde coupures une proprieacuteteacute homologue agrave celle de lrsquoAiocircn deleuzien agrave savoir lrsquoeacuteveacutenementialiteacute

entendue comme Eacuteveacutenement unique en lequel communiquent tous les eacuteveacutenements laquoaffirmation du hasard en une fois raquo laquo unique lancer pour tous les coups raquo [21] En effet si lrsquoonveut penser le processus par lequel se deacuteplacent les interceptions la temporaliteacute en laquelleles interceptions changent nous devons en exclure toute forme drsquoexplication mateacuterielle Si ledeacuteplacement drsquoune deacuteconnexion proceacutedait des lois mateacuterielles celleshyci se reacuteduirait agrave un fluxcomme un autre et il nrsquoexisterait aucun devenir Mais srsquoil y a devenir aucune loi physique nepeut en rendre compte Ni le deacuteterminisme ni les probabiliteacutes double paradigme explicatifdes processus mateacuteriels ne peuvent donc ecirctre mobiliseacutes pour rendre compte du deacuteplacementdes incorporels Si nous voulons alors dire quelque chose de positif drsquoun tel devenir descoupures il nous reste agrave soutenir que ce devenir constitue certes un hasard mais un hasardimprobabilisable parce que reacutesultat drsquoun unique coup de deacute lanceacute de toute eacuteterniteacute sur latable immuable des flux [22]

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Tacircchons alors de preacuteciser le sens de lrsquoAiocircn ainsi entendu comme deacuteplacement desdeacuteconnexions Tout drsquoabord nous devons revenir sur lrsquoecirctre des deacuteconnexions Nous avons ditque lrsquoun des enjeux du modegravele soustractif eacutetait drsquoeacuteviter toute forme de dualisme ou dediffeacuterenciation entre des modes drsquoecirctre Il ne faut donc pas que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute soit autreque lrsquoecirctreshyflux Or il ne suffit pas pour soutenir cela de dire que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute nrsquoest rien car dire cela crsquoest reconduire un dualisme de type eacutepicurien crsquoestshyagraveshydire un dualisme de lamatiegravere et du vide Le laquo paysage ontologique raquo dresseacute par notre modegravele ressemble en effet agraveun laquo eacutepicurisme en neacutegatif raquo non pas des atomes reacuteels se deacuteplaccedilant de faccedilon hasardeuse (agravela suite du clinamen) dans un vide infini mais des laquo atomes de vides raquo se deacuteplaccedilant de faccedilonhasardeuse dans la pleacutenitude infinie des flux Il faudrait donc que la deacuteconnexion se reacuteduiseelleshymecircme ultimement agrave la pleacutenitude du flux heacuteteacuterogegravene Mais comment penser une coupurede flux qui soit elleshymecircme un flux sans lrsquoannuler comme coupure Tout simplement enreacuteduisant la coupure agrave un deacutetour du flux accompagneacute du mecircme coup drsquoun effetshyretardimposeacute agrave ce mecircme flux Il suffit de multiplier le deacutetour agrave lrsquoinfini pour obtenir un retard luishymecircmeaussi durable que deacutesireacute Une coupure est une accumulation locale agrave la puissance n dedeacutetours de flux Nous sommes alors dans une ontologie strictement continuiste qui produit le0 agrave partir drsquoune sommation agrave lrsquoinfini du 1 ou qui produit le rien agrave partir drsquoune sommation agravelrsquoinfini du reacuteel

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En identifiant la coupure au deacutetour nous nous sommes ainsi assureacutes que rien nrsquoexistait sinonla matiegravere Reste qursquoil faut maintenir srsquoil y a devenir la distinction de Chronos et drsquoAiocircnPourquoi Le devenir on lrsquoa dit deacutepend du devenir des coupures donc du devenir desdeacutetours Le devenir drsquoun deacutetour crsquoest son deacuteplacement sur une ligne de flux Mais commentou agrave quelle condition peutshyon penser un tel deacuteplacement Agrave une condition simple il nousfaut du passeacute Or le passeacute drsquoune coupure crsquoest lagrave ce que Chronos ne nous preacutesente en rienOn le verra sans peine par le scheacutema suivant

Scheacutema 2 lrsquoonde56

Si un deacutetour posseacutedait un passeacute mateacuteriel il se reacuteduirait en effet agrave une onde onde dont ledeacuteplacement est figureacute par le scheacutema On entend par onde au sens le plus geacuteneacuteral unmouvement mateacuteriel dont le passeacute aussi bien que lrsquoavenir peut ecirctre en droit reconstitueacute defaccedilon deacuteterministe ou probabilitaire Ecirctre gros si lrsquoon ose dire de son passeacute aussi bien quede son avenir tenir lrsquoun et lrsquoautre enveloppeacute dans son ecirctreshyactuel crsquoest lagrave le propre de lrsquoondeOr le deacutetour nrsquoest pas mateacuteriellement distinct de lrsquoonde puisqursquoil nrsquoest luishymecircme fait que dematiegravere mais son deacuteplacement doit lrsquoecirctre puisque sa temporaliteacute est hasardeuse Nousdevons donc dessiner une seconde ligne de passeacute seule agrave mecircme de distinguer ces deuxindiscernables que sont lrsquoonde et lrsquointerception Nous avons alors le scheacutema suivant

Scheacutema 3 le virtuel57

Cette seconde ligne de passeacute qui nrsquoest plus celle de lrsquoonde je la nomme le virtuel On peutalors fixer le vocabulaire un deacutetour posseacutedant un passeacute mateacuteriel sera dit ecirctre une onde undeacutetour proceacutedant de la ligne du virtuel sera dit ecirctre un pli Sans entrer dans le deacutetail on voitclairement que le virtuel ainsi caracteacuteriseacute a plusieurs points communs deacutecisifs avec le virtueldeleuzien 1 le virtuel nrsquoest pas indeacutetermineacute mais entiegraverement deacutetermineacute 2 le virtuel estreacuteel sinon il nrsquoy aurait pas de devenir du pli le virtuel srsquooppose donc agrave lrsquoactuel mais non aureacuteel 3 le virtuel nrsquoest pas comme le possible le double fantocircmatique de lrsquoactuel identique agravelrsquoactuel moins lrsquoexistence mais le virtuel et lrsquoactuel nrsquoont aucune raison de se ressembler 4Enfin le virtuel est la condition ontologique du devenir authentique crsquoestshyagraveshydire de la creacuteationimpreacutevisible de nouveauteacute [23]

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Mais on dira peutshyecirctre que cette introduction du thegraveme du virtuel dans le modegravele interceptifnrsquoa guegravere drsquointeacuterecirct Tout ce que nous faisons crsquoest drsquoinjecter dans notre modegravele le virtuelbergsonien inheacuterent agrave la conception de la dureacutee comme creacuteation impreacutevisible et de ce faitet pour autant que le virtuel est lrsquoheacuteritage sans doute essentiel du bergsonisme chez Deleuzele modegravele proposeacute aura autant drsquohomologie avec Deleuze qursquoil en aura avec Bergson CertesMais ce qui rend inteacuteressant lrsquointroduction du virtuel dans le modegravele soustractif crsquoest qursquoellenous impose de modifier sur un point essentiel la notion bergsonienne de virtuel Cettemodification peut se formuler ainsi nous sommes conduit agrave penser le virtuelindeacutependamment du couple quantiteacuteshyqualiteacute Or ce couple chez Bergson constitue unepocirclariteacute primordiale pour la penseacutee de la dureacutee pure Dans les Donneacutees immeacutediates de laconscience par exemple la dureacutee pure est la multipliciteacute qualitative opposeacutee agrave une matiegraverehomogegravene et quantitative qui agrave ce titre ne dure pas Dans Matiegravere et meacutemoire on lrsquoa vu laqualiteacute et la quantiteacute sont cette fois penseacutees en leur continuiteacute mais le rocircle de la meacutemoireconsiste preacuteciseacutement agrave obtenir de la qualiteacute par contraction de quantiteacute En revanche dans lemodegravele soustractif cette pocirclariteacute devient inadeacutequate pour penser le virtuel et cela pour lasimple raison que les flux sont deacutejagrave et pleinement qualitatifs et pleinement quantitatifs Laqualiteacute cesse en particulier drsquoecirctre par elleshymecircme la marque de la nouveauteacute Ce qui impliqueque le langage de la creacuteation impreacutevisible ne va plus ecirctre primordialement un langage de laqualiteacute mais un langage du plissement du devenirshyvirtuel du pli un langage qui se voudraen somme une topologie ou encore une geacuteologie du virtuel Par lagrave nous engendrons bien un

effet drsquohomologie avec Deleuze agrave savoir un heacuteritage bergsonien du virtuel srsquoexprimant entermes geacuteologiques plutocirct que qualitatifs [24] laquo Il y a du devenir raquo se dit en effet laquo il y a desplis virtuels raquo ou laquo il y a du plissement raquo

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Pour progresser encore dans la voie drsquoune reconstruction de la penseacutee deleuzienne via ledeacutebut de Matiegravere et meacutemoire il nous faut maintenant souligner le point suivant noussommes sciemment partis drsquoune theacuteorie qui nrsquoest pas exactement celle de la perception puremais qui est plus pauvre que celleshyci Car nous avons morceleacute non seulement Matiegravere etmeacutemoire pour autonomiser le premier chapitre mais aussi la theacuteorie de la perception pureelleshymecircme Expliquonsshynous Bergson se donne dans la theacuteorie de la perception pure uncentre drsquoaction indeacutetermineacute crsquoestshyagraveshydire un ecirctre libre crsquoest une telle liberteacute qui est agrave lrsquooriginede la seacutelection parmi les images de celles qui seules inteacuteressent le vivant Or le refus de toutdualisme nous contraint pour notre part agrave ne pas nous accorder ainsi lrsquoexistence drsquoecirctrespourvus de liberteacute Car nous aurions alors deux types drsquoecirctres des ecirctres libres et des ecirctressoumis aux lois mateacuterielles Si Deleuze voit dans la perception pure un immanentisme crsquoestsans doute qursquoil devine un monisme sous le dualisme apparent de la liberteacute et de la matiegraverePour deacutegager ce monisme il faut montrer que ce que Bergson nomme liberteacute peut ecirctreobtenu comme cas particulier du devenir soustractif Autrement dit il faut montrer en quoi levivant est un cas particulier drsquoun tel devenir

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Reformulons les choses plus clairement Il faut bien voir qursquoen nous donnant des flux et desinterceptions nous ne nous sommes encore donneacute aucun vivant a fortiori aucun ecirctre libreUne interception et mecircme une somme drsquointerceptions ne font pas un vivant Qursquoestshyce qursquounvivant en effet si lrsquoon srsquoinspire de Bergson Crsquoest une rareacutefaction locale des flux car unvivant crsquoest un corps crsquoestshyagraveshydire une seacutelection mais une seacutelection que nous avons nommeacuteepremiegravere une seacutelection anteacuterieure agrave tout choix libre et qui nous offre les termes entrelesquels une liberteacute pourra eacuteventuellement choisir Autrement dit un vivant crsquoest un lieu ougrave lesflux ne passent plus de faccedilon totale et sans discrimination En conseacutequence nous pouvonsavancer la deacutefinition suivante du vivant un vivant est une boucle discontinue drsquointerceptionsUne boucle car il faut assurer un lieu agrave la rareacutefaction des flux une boucle discontinue car unvivant ne doit pas entiegraverement se couper des flux faute de nrsquoavoir plus aucun rapport affectifetou perceptif au monde environnant Jrsquoappelle laquo rareacutefaction raquo tout appauvrissement localiseacutedes flux donc tout vivant Une rareacutefaction est plus qursquoune interception une interception nefait pas une rareacutefaction tandis qursquoune rareacutefaction nrsquoest faite que drsquointerceptions de flux

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Nous obtenons le scheacutema 4 scheacutema du vivant ou du corps

Scheacutema 4 le corps62

On peut alors se poser une question nouvelle agrave savoir y ashytshyil un devenir des vivants Ou

encore y ashytshyil un devenir eacuteveacutementiel des rareacutefactions Si lrsquoon suppose que lrsquoon peut penserle vivant il faut qursquoil y ait un tel devenir En effet srsquoil nrsquoy avait pas de devenir des rareacutefactionson pourrait seulement consideacuterer ce dont est fait un vivant la matiegravere qui en constitue le lieuOn penserait ce dont il est fait mais non ce qursquoil est on le penserait comme organisme maisnon comme rareacutefaction On penserait la substance mateacuterielle des corps mais non le corpsluishymecircme comme lieu de rareacutefaction de seacutelection des images Mais comment penser le vivantnonshyorganique puisque la rareacutefaction nrsquoest elleshymecircme faite de rien puisqursquoil nrsquoexiste pas defluide vital de matiegravere autre que celle de la physique qui singulariserait le mode drsquoecirctre duvivant Une solution agrave cette difficulteacute est la suivante penser le vivant doit revenir agrave penser ledevenir des zones de rareacutefaction Il faut qursquoil existe un passeacute nonshyorganique des corps qursquoilexiste des rareacutefactions virtuelles Il nous faut un passeacute non organique du vivant un devenirinorganique des corps Ou encore il nous faut un corps sans organes [25] Alors si lesplissements demeurent suffisamment coheacuterents pour constituer des plissements derareacutefactions nous pourrons penser la vie agrave partir de son eacutevolution propre et deacutegager ainsiune typologie des devenirs vitaux devenirs qui ne srsquoidentifieront pas aux flux organiques

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Si nous accordons agrave la science le soin de deacutecrire et de penser les eacutetats de choses crsquoestshyagraveshydire les eacutetats de flux nous reacuteserverons agrave la philosophie la tacircche de deacutecrire et de penser lesdevenirs virtuels Appelons eacutevaluation toute typologie des devenirs vitaux mais inorganiquesQuelle typologie notre eacutevaluation vashytshyelle adopter Quels sont les grands types de devenirsvitaux que peut admettre le vivant entendu comme boucle discontinue drsquointerception Deuxcas eacuteleacutementaires se preacutesentent agrave nous celui du resserrement et celui de lrsquoeacutelargissement desdiscontinuiteacutes Le premier augmente la puissance de deacutesintecircret du vivant le second sesignale par une ouverture eacutelargie agrave une partie des flux On nommera actif le second deveniret reacuteactif le premier

Scheacutema 5 devenir actif devenir reacuteactif64

Mais avant drsquoaller plus loin il est temps de montrer preacuteciseacutement en quoi le modegravele interceptifse distingue de celui la perception pure de Bergson et en quoi consiste lrsquointeacuterecirct de cettedistinction La distinction est la suivante Bergson part du postulat qursquoexistent des ecirctrescapable drsquoagir librement crsquoestshyagraveshydire des centres de seacutelection des images la seacutelectionsupposeacutee eacutetant une seacutelection du second type celle qui deacutesigne un choix libre entre desoptions diverses Il en infegravere alors la nature de la perception qui est quant agrave elle uneseacutelection du premier type une seacutelection nonshylibre des termes du choix Nous avons proceacutedeacuteagrave lrsquoinverse on ne srsquoest donneacute que des seacutelections premiegraveres donc des seacutelections non libres shyet lrsquoon a constitueacute de la sorte le vivant comme une configuration particuliegravere de seacutelectionpremiegraveres On ne prend donc qursquoune partie de la theacuteorie de la perception pure car onnrsquointroduit dans le modegravele construit qursquoun seul type de seacutelection la seacutelection nonshylibre Onpourvoit ensuite ces seacutelections drsquoun devenir impreacutevisible seul susceptible de produire unenouveauteacute et lrsquoon distingue alors deux reacutegimes de la seacutelection actif et reacuteactif On comprendalors que lrsquoavantage du modegravele soustractif est de permettre la greffe de la seacutelectionbergsonienne sur la seacutelection nietzscheacuteenne En effet ayant ocircteacute du modegravele bergsonien la

notion de libreshyarbitre reacutecuseacutee par Nietzsche nous pouvons rapprocher les deux sensnietzscheacuteen et bergsonien du terme seacutelection celui qui deacutesigne la seacutelection des images parla perception et celui qui deacutesigne la typologie des devenirs vitaux Nouvel effet drsquohomologieavec Deleuze le modegravele soustractif nous permet de penser le sens de sa dilection pour deuxphilosophes qursquoagrave premiegravere vue tout seacutepare Mais pour obtenir ce rapprochement de faccedilonrigoureuse il nous faut construire plus preacuteciseacutement le concept drsquoactif

65

Qursquoestshyce qursquoun devenir actif dans le modegravele preacutesent Crsquoest un devenir qui se manifeste parun recul du deacutesinterecirct inheacuterent agrave la constitution mecircme du vivant Ce deacutesinterecirct en tant mecircmeqursquoil est donneacute comme constitutif de lrsquoessence du vivant nous lui donnerons le nom de becirctiseLa becirctise la becirctise laquo agrave front de taureau raquo crsquoest toujours pour le vivant une faccedilon de seconserver dans son ecirctre sans srsquoouvrir agrave lrsquoexteacuterioriteacute Au contraire un devenir actif semanifeste toujours par le fait que quelque chose arrive et plus preacuteciseacutement quelque chosedrsquointeacuteressant Les cateacutegories drsquointeacuteressant et drsquoininteacuteressant se substituent donc pour nous agravecelles de liberteacute et de nonshyliberteacute Car ces deux devenirs actif et reacuteactif ou abecirctissant sontlrsquoun et lrsquoautre anteacuterieurs agrave tout choix libre ils affectent lrsquoespace du choix anteacuterieurement agravetout choix Crsquoest pourquoi le devenir et en particulier le devenir actif doit ecirctre penseacute commeessentiellement passif il faut mecircme le penser comme un accroissement de la passiviteacute duvivant de sa laquo passibiliteacute raquo une faccedilon pour lui drsquoeacuteprouver une affectiviteacute accrue agrave uneparcelle des flux exteacuterieurs Cet accroissement nrsquoest pas luishymecircme mateacuteriel puisqursquoil est unplissement mais il est un devenir qui fait passer un flux accru de la matiegravere dans le corpsLes concepts de rencontre de passiviteacute et mecircme drsquoaffect concepts en reacutesonance avec lapenseacutee deleuzienne de lrsquoeacuteveacutenement prennent ainsi une signification vitale et non plusseulement organique Au corps actif capable drsquoun devenir novateur inventif il est toujoursarriveacute quelque chose son accroissement de puissance ne provient pas drsquoune deacutecisionautonome drsquoun sujet constituant mais drsquoune expeacuterience toujours subie drsquoune eacutepreuveaffective en laquelle se donne une exteacuterioriteacute radicale une exteacuterioriteacute jamais ressentieauparavant comme telle [26]

66

Venons en maintenant pour conclure agrave ce qui nous a paru ecirctre lrsquointeacuterecirct principal du modegravelesoustractif

67

Ce modegravele nous permet drsquoapporter une reacuteponse preacutecise agrave une question qursquoon peut se poser agravepropos de la notion de vie chez Deleuze et aussi bien chez Nietzsche question qui croyonsshynous parcourt deacutejagrave lrsquoœuvre de ces deux philosophes et qui est la suivante comment levivant peutshyil succomber agrave la reacuteactiviteacute Question qursquoon peut eacutegalement formuler agrave la faccedilonde Deleuze dans LrsquoantishyOedipe toutes les forces sontshyelles voueacutees agrave devenir reacuteactives Eneffet qursquoun devenir vital soit actif ne pose pas de problegraveme de compreacutehension pour peuqursquoon accorde qursquoun ecirctre tend agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre on saisit aiseacutement que le vivanttende agrave eacutelargir la surface de son rapport au monde Mais qursquoun ecirctre diminue sa puissancedonc qursquoil diminue sa reacuteceptiviteacute sa passibiliteacute inventive crsquoest eacutevidemment une eacutenigme

Eacutenigme qui se renforce quand on songe qursquoun ecirctre reacuteactif peut propager sa reacuteactiviteacute agravedrsquoautres corps seacuteparer lrsquoactif de ce qursquoil peut et que la reacuteactiviteacute semble mecircme affecter agraveterme les expeacuteriences par ellesshymecircmes les plus novatrices les plus reacutevolutionnaires Laquestion est aussi bien celle du dualisme car si nous ne parvenons pas agrave saisir en quoi lavie est virtuellement reacuteactive nous risquons drsquoaboutir agrave une seacuteparation entre deux modesdrsquoecirctre dont la communication srsquoaveacutererait impensable alors qursquoelle est au contraire manifesteBref comment comprendre que la vie soit complice de la reacuteactiviteacute

68

Le modegravele soustractif apporte une reacuteponse preacutecise agrave question Et cela pour une raison simple crsquoest qursquoun tel modegravele nous conduit agrave soutenir qursquoil existe deux types de mort Et crsquoest parceqursquoil y a deux types de morts qursquoil y a deux types de vies

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Expliquons et concluons

70

Remarquons drsquoabord que se deacutecouvre bien agrave nous dans notre modegravele une essentielleambiguiumlteacute de la mort Car deux morts paraissent concevables pour les corps inorganiquesqui sont deux faccedilons drsquolaquo effacer raquo les boucles discontinues soit par enfermement etreacutetreacutecissement progressif de la boucle drsquointerception soit par dissipation et disparitionprogressive de la boucle elleshymecircme Ou encore soit une mort par diminution de la surface dela boucle (reacutetreacutecissement des corps) soit une mort par diminution de la boucle (dissipationdes corps) Crsquoest ce que figurera plus clairement le scheacutema suivant

Scheacutema 6 mort reacuteactive mort creacuteative71

On peut dire que la mort par diminution de la surface de la boucle eacutequivaudrait agrave une mortmonadologique une mort par eacutevanouissement replieacute sur luishymecircme le corps srsquoamoindrittoujours davantage jusqursquoagrave lrsquoaneacuteantissement complet On peut concevoir sur ce mode lapuissance de mort du reacuteactif le reacuteactif deacuteveloppe en effet une mort par narcotique pareacutepuisement par indiffeacuterence toujours accrue au monde Nous pouvons nommer du nom deprecirctre le personnage conceptuel porteur drsquoun tel reacutegime de la mort

72

Mais comment penser cette autre possibiliteacute de la mort par diminution de la boucle pardissipation du corps par une ouverture toujours plus large de celuishyci aux flux exteacuterieursjusqursquoagrave srsquoy dissoudre tout entier Et de quel personnage conceptuel ce devenir mortifegravere estshyil cette fois porteur

73

La possibiliteacute de cette seconde mort il nous semble que crsquoest elle qui a domineacute affectivement

notre premiegravere lecture du deacutebut de Matiegravere et meacutemoire lisant ce texte agrave bien des eacutegardssaisissant nous ressentions pourtant dans le mecircme temps une vague terreur Et cetteimpression de terreur eacutetait due agrave ceci la mort en bon mateacuterialiste nous lrsquoavions toujoursconsideacutereacutee comme un retour des corps agrave la matiegravere inorganique donc pour le sujet commeun simple neacuteant Mais si la matiegravere eacutetait ce que Bergson en disait la mort le retour agrave lrsquoeacutetatmateacuteriel ne srsquoidentifiait plus du tout au neacuteant bien plutocirct agrave la folie et mecircme agrave une folieinfinie Car le devenirshymateacuteriel crsquoeacutetait lrsquoeffacement de la seacutelection des images et nonlrsquoeffacement des images Et il semblait alors que pour se faire une image de la mort il fallaitconcevoir ce que serait notre vie si tous les mouvements de la terre tous les bruits de laterre toutes les odeurs toutes les saveurs toutes les lumiegraveres de la terre et drsquoailleurs nousparvenaient en un moment en un instant comme un atroce et criard tumulte de touteschoses nous traversant continucircment et instantaneacutement Comme si le neacuteant de la mort nrsquoeacutetaitpas agrave comprendre comme un simple vide mais au contraire comme une saturation unabominable tropshyplein drsquoexistence

74

La mort ainsi comprise crsquoest donc le laquo regravegne acheveacute de la communication raquo Mourir crsquoestdevenir un pur point de passage un pur centre de communication de toute chose avec toutechose On saisit alors que le vivant nrsquoest pas lrsquoeacutemergence de la douleur dans un mondeatrophieacute mais au contraire lrsquoamoindrissement de la folie dans un devenirshyterreur du chaosportant celleshyci agrave une vitesse infinie On pourrait dire de cette mortshyfolie de cette mortshyterreurquelque chose drsquoassez proche de ce que Deleuze dit du chaos dans la conclusion de Qursquoestshyce que la philosophie laquo Nous demandons seulement un peu drsquoordre pour nous proteacuteger duchaos Rien nrsquoest plus douloureux plus angoissant qursquoune penseacutee qui srsquoeacutechappe agrave elleshymecircme des ideacutees qui fuient qui disparaissent agrave peine eacutebaucheacutees deacutejagrave rongeacutees par lrsquooubli oupreacutecipiteacutees dans drsquoautres que nous ne maicirctrisons pas davantage raquo [27]

75

Le devenir mortifegravere de la communication comporte ainsi une diffeacuterence importante drsquoavec ledevenir reacuteactif du precirctre crsquoest qursquoil ressemble au devenirshyactif et est mecircme indiscernable deceluishyci jusqursquoagrave un certain point Comme si les sciences de la communication publiciteacutemarketing etc dont Deleuze disait toujours dans Qursquoestshyce que la philosophie qursquoellessrsquoeacutetaient arrogeacute le concept comme si ces disciplines eacutetaient le prolongement terrifiant de lacreacuteation authentique dans le tumulte inconsistant et insignifiant de lrsquoinformation [28]

76

Il faudrait alors faire du communiquant dans le systegraveme soustractif un personnageconceptuel original agrave cocircteacute du precirctre celui qui instaure des devenirs non plus creacuteateurs nonplus reacuteactifs mais creacuteatifs des devenirs qui deacuteversent la mort au sein mecircme de la creacuteationen en eacutepousant apparemment le mouvement et les mots Des devenirs qui ne sont pas ceuxde la becirctise close sur elleshymecircme mais qui seraient plutocirct ceux drsquoune certaine niaiserieopiniacirctre de lrsquoouverture freacuteneacutetique agrave nrsquoimporte quelle apparence de nouveauteacute La terreur duphilosophe devant les philosophies de la communication ou du moins certains de ses avatarssa faccedilon de ramper eacutevoqueacutee par Deleuze degraves qursquoon lui propose de discuter serait une

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

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On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

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Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

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Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 9: Soustraction Et Contraction

transcendance dans lrsquoimmanence agrave la faccedilon de lrsquoobjectiviteacute husserlienne Crsquoest au contraire laconscience qui glissait sur la surface de la matiegravere en soi celleshyci eacutetant identique agrave ce quecroit en saisir le sens commun Mais introduisant la meacutemoire Bergson semble srsquoeacuteloignerfortement drsquoun tel sens commun Car la matiegravere devient alors ce qui reste de la perceptionune fois qursquoon en a retireacute ce que la meacutemoire sous ses deux formes ne cesse drsquoy introduire

31

Or il nous paraicirct que cette correction porte irreacutemeacutediablement atteinte agrave lrsquoimmanentisme deBergson et cela en raison de lrsquointroduction non de la meacutemoireshyrappel mais de la meacutemoireshycontraction La meacutemoireshyrappel en effet nrsquooblitegravere pas la possibiliteacute drsquointuitionner la matiegravereen soi Nous pouvons par une attention suffisante accordeacutee agrave lrsquoobjet perccedilu faire en sorte queles steacutereacuteotypes du passeacute ne viennent pas recouvrir la singulariteacute de la chose reacuteelle Crsquoest parexemple ce que nous faisons lorsque nous relisons un texte en vue drsquoen corriger les coquilles nous nous efforccedilons de lire les mots tels qursquoils sont effectivement eacutecrits sur la page et nontels que nous savons qursquoils srsquoeacutecrivent Un effort de concentration suffit donc en droit agraveextirper le voile de la meacutemoireshyrappel de la perception preacutesente en sorte de libeacuterer la matiegraveredes meacutecanismes de la reconnaissance Lrsquoimmanentisme de la perception pure nrsquoest donc pasaffecteacute par lrsquoadjonction de la meacutemoireshyrappel Il nrsquoen va pas de mecircme croyonsshynous de lameacutemoireshycontraction Pour saisir ce point il faut drsquoabord exposer plus preacuteciseacutement en quoiconsiste cette seconde forme de meacutemoire et en quoi consiste surtout lrsquoopeacuteration drsquoextractionde cette meacutemoire hors de la perception agrave laquelle elle est supposeacutee se mecircler Cette secondeforme de la meacutemoire est exposeacutee pour lrsquoessentiel dans le quatriegraveme et dernier chapitre deMatiegravere et meacutemoire La meacutemoire contractante a pour source la theacuteorie bergsonienne durythme des dureacutees Ce rythme Bergson lrsquointroduit par un exemple significatif et demeureacuteceacutelegravebre celui de la vibration lumineuse Dans lrsquoespace drsquoune seconde eacutecritshyil la lumiegravererouge accomplit 400 trillons de vibrations autant dire un nombre drsquoeacuteveacutenements immenseqursquoil ne nous faudrait pas moins de 25 000 ans pour eacutenumeacuterer si chacune de ces vibrationsdurait assez longtemps pour parvenir agrave notre conscience Nous opeacuterons donc une formidablecontraction de la reacutealiteacute mateacuterielle lorsque nous percevons en un moment ce qui inclut en soiun nombre immense drsquoeacuteveacutenements Or crsquoest un tel travail de contraction qui donne lieu auxqualiteacutes Selon Bergson en effet lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des qualiteacutes est due agrave la contraction desvibrations homogegravenes et agrave ce titre quantifiables dont se compose la matiegravere

32

Citons ici le texte crucial laquo Ne pouvonsshynous pas concevoir que lrsquoirreacuteductibiliteacute de deuxcouleurs aperccedilues tienne surtout agrave lrsquoeacutetroite dureacutee ougrave se contractent les trillions de vibrationsqursquoelles exeacutecutent en un de nos instants Si nous pouvions eacutetirer cette dureacutee crsquoestshyagraveshydire lavivre dans un rythme plus lent ne verrionsshynous pas agrave mesure que ce rythme se ralentiraitles couleurs pacirclir et srsquoallonger en impressions successives encore coloreacutees sans doute maisde plus en plus pregraves de se confondre avec des eacutebranlements purs Lagrave ougrave le rythme dumouvement est assez lent pour cadrer avec les habitudes de notre conscience comme ilarrive pour les notes graves de la gamme par exemple ne sentonsshynous pas la qualiteacuteperccedilue se deacutecomposer drsquoelleshymecircme en eacutebranlements reacutepeacuteteacutes et successifs relieacutes entre euxpar une continuiteacute inteacuterieure raquo [13]

33

En drsquoautres termes ce que la matiegravere est en elleshymecircme peut ecirctre ressaisi par une certaineexpeacuterience de penseacutee pour peu que nous admettions lrsquoideacutee drsquoune variabiliteacute des rythmes dela dureacutee drsquoun degreacute de tension dit Bergson qui nous fait comprimer sous la forme dequaliteacutes distinctes un nombre immense drsquoeacuteveacutenements qui pour la matiegravere repreacutesententautant de moments en lesquels ces qualiteacutes sont deacutelayeacutees Plus le rythme est lent plus leseacuteveacutenements mateacuteriels sont distingueacutes et plus dilueacutees sont les qualiteacutes degraves lors que cellesshycise trouvent disperseacutees dans le cours de la succession temporelle La notion de rythme nousconvie donc agrave appreacutehender ce qursquoon pourrait appeler une laquo eacutechelle concregravete des temporaliteacutesraquo Nous nrsquohabitons pas seulement agrave une certaine eacutechelle de la matiegravere immenseacutement plusvaste que celle de lrsquoatome et immenseacutement moins vaste que celle des galaxies Nousoccupons aussi une eacutechelle des dureacutees un rythme particulier drsquoeacutecoulement du temps quinous rend inconscient de tous les eacuteveacutenements infeacuterieurs agrave 2 milliegravemes de secondes alorsqursquoune telle dureacutee est suffisante agrave la matiegravere lumineuse pour produire des millions devibrations crsquoestshyagraveshydire des millions drsquoeacuteveacutenements distincts

4 shyCritique de la meacutemoireshycontraction

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Nous nommerons laquo deacutetente raquo [14] lrsquoopeacuteration par laquelle Bergson laquo deacuteshycontracte raquo le produitqualitatif de la meacutemoire en sorte de deacutecanter la perception mateacuterielle de son enveloppemeacutemorielle et subjective et cela pour retrouver la matiegravere telle qursquoelle est en soi et non pournous Tacircchons alors drsquoexpliquer ce qui nous paraicirct poser problegraveme dans cette theacuteorie de ladeacutetente et cela en essayant de donner une allure bergsonienne agrave notre insatisfaction

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On sait comment Bergson critique la thegravese suivant laquelle il nrsquoy aurait qursquoune diffeacuterence dedegreacute entre la perception et le souvenir crsquoestshyagraveshydire la thegravese empiriste suivant laquelle lesouvenir ne serait qursquoune perception affaiblie si tel eacutetait le cas remarqueshytshyil il faudrait aussibien soutenir lrsquoinverse crsquoestshyagraveshydire qursquoun souvenir intense ne se distingue pas drsquouneperception faible inversion qui suffit agrave faire eacuteclater lrsquoincoheacuterence de la thegravese Eh bien crsquoestdrsquoune mecircme faccedilon que nous exprimerons nos doutes concernant lrsquoopeacuterateur de deacutetente eneffet si le ralentissement du rythme de la dureacutee eacutequivalait agrave la dilution ou encore au laquodeacutelayage raquo dit Bergson des qualiteacutes alors il faudrait soutenir agrave lrsquoinverse que touteexpeacuterience de dilution des couleurs ou drsquoeacutevolution des sons vers le grave eacutequivaut agravelrsquoexpeacuterience drsquoun ralentissement de la dureacutee Ou encore si lrsquoon soutient que la dureacuteemateacuterielle fait pacirclir les couleurs et assourdit les sonoriteacutes il faudrait soutenir aussi bien quetoute perception drsquoune couleur pacircle ou drsquoun son grave nous fait changer de rythme de dureacuteeMais ce nrsquoest eacutevidemment pas le cas puisque nous expeacuterimentons au contraire notrecapaciteacute agrave parcourir la palette du peintre ou les gammes drsquoun piano sans modifier en riennotre rythme vital puisque les notes graves ne modifient pas les exigences rythmiques de lapartition ou du meacutetronome Rythme de la dureacutee et tonaliteacute de la gamme sont donc indiffeacuterentslrsquoun agrave lrsquoautre non seulement parce que les tons les plus graves peuvent ecirctre joueacutes sur unrythme plus rapide que les plus aigus mais aussi parce qursquoil se peut que le temps passe plus

vite tandis que jrsquoeacutecoute telle seacutequence grave que jrsquoaime particuliegraverement tandis que le tempsme semblera long en eacutecoutant telle seacutequence aigueuml qui mrsquoennuie

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Degraves lors il semble que je ne puisse opeacuterer une reacuteelle deacutetente de la perception et deacutemecirclerainsi lrsquoen soi mateacuteriel de la meacutemoire subjective Agrave regarder la chose de plus pregraves onsrsquoaperccediloit que la difficulteacute qursquoil y a agrave deacutemecircler la perception de la meacutemoireshycontraction vient dece que cette derniegravere est supposeacutee constituer les qualiteacutes mecircmes de la perception ce quinrsquoeacutetait pas le cas de la meacutemoireshyrappel Alors que dans ce dernier cas je pouvais fairelrsquoexpeacuterience concregravete de la dissociation de la meacutemoire et de la perception crsquoeacutetait lrsquoexpeacuteriencede la lecture attentive ce nrsquoest deacutesormais plus possible Je me trouve en effet face agravelrsquoalternative aporeacutetique suivante soit je tente drsquointuitionner directement le reacutesultat de ladeacutetente mais je ne fais alors que reconduire lrsquoexpeacuterience de ma dureacutee propre et non celle dela dureacutee mateacuterielle expeacuterience des couleurs qui pacirclissent ou des sons qui deviennent plusgrave Soit je mrsquoen remets agrave la science pour deacutegager la nature vibratoire et homogegravene de lamatiegravere mais en ce cas je me contente drsquoenregistrer le reacutesultat drsquoune expeacuterimentation au lieude penser la nature supposeacutee continue de la matiegravere homogegravene et de la perceptionheacuteteacuterogegravene Jrsquoaccegravede dans ce dernier cas agrave la nature vibratoire de la matiegravere mais par lebiais drsquoune science qui est sans continuiteacute avec ma perception concregravete des qualiteacutes

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Autrement dit la meacutemoireshycontraction semble abolir le reacutesultat principal de la theacuteorie de laperception pure agrave savoir celle de la connaissabiliteacute de lrsquoen soi La matiegravere nous apparaicirct eneffet comme ce qui nrsquoa pas fait lrsquoobjet du travail de la contraction Mais comme cettecontraction a toujours deacutejagrave eu lieu comme elle est supposeacutee affecter jusqursquoaux composanteseacuteleacutementaires de la perception nous ne voyons aucun moyen convaincant de faire le chemininverse en sorte de retrouver la matiegravere en soi non encore affecteacutee par notre dureacuteesubjective Pour le dire encore autrement le vice de la meacutemoire contractante paraicirct ecirctre denous faire replonger drsquoune theacuteorie de la perceptionshyascegravese moment profondeacutement original dela conception bergsonienne moment aussi ougrave son anticriticisme est le plus radical agrave unetheacuteorie de la perceptionshysynthegravese soumise agrave ce titre agrave la seacuteparation kantienne du pourshynouset de lrsquoenshysoi En effet la force de la theacuteorie asceacutetique de la perception consistait en ceci quela forme de la matiegravere eacutetait poseacutee en la matiegravere elleshymecircme la synthegravese eacutetait mateacuterielle etconsistait dans les relations reacutegleacutees que les images entretenaient les unes avec les autres larepreacutesentation nrsquoajoutait aucune forme de synthegravese agrave la matiegravere Mais tout change avec latheacuteorie contractante de la meacutemoire car alors la perception introduit de nouveau agrave mecircme lamatiegravere une forme une synthegravese en lrsquooccurrence une compression temporelle qui se donnecomme la genegravese des qualiteacutes immeacutediates Mais si la perception est syntheacutetique alors noussommes en veacuteriteacute condamneacutes agrave ne jamais deacutecouvrir la nature du mateacuteriau syntheacutetiseacutepuisque nous sommes enfermeacutes dans les limites drsquoune telle synthegravese Crsquoest lrsquoexpeacuterience quenous avons faite de notre incapaciteacute agrave intuitionner une deacutetente qui nous fasse sortir du mondequalitatif propre agrave notre dureacutee intime

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Pour mieux faire saisir la difficulteacute on peut ici eacutevoquer les anticipations de la perception deKant On sait que dans lrsquoAnalytique des principes de la premiegravere Critique [15] Kant soutientque nous pouvons anticiper non seulement sur la forme du pheacutenomegravene mais aussi dans unecertaine mesure sur sa matiegravere et cela en affirmant que toute reacutealiteacute admet un degreacute crsquoestshyagraveshydire une quantiteacute intensive non divisible en uniteacutes mais en diffeacuterentielles Nous savons eneffet que le temps est divisible agrave lrsquoinfini et qursquoen conseacutequence entre un degreacute X de qualiteacutesdonneacutees degreacute supposeacute conscient et le degreacute 0 de conscience il srsquoest eacutecouleacute une infiniteacute demoments dans le temps qui ont fait lrsquoobjet de synthegraveses non encore conscientes Les qualiteacutesen apparence immeacutediates de la perception ont donc en veacuteriteacute deacutejagrave eacuteteacute informeacutees par laconscience La perception est la somme ou encore lrsquointeacutegrale de diffeacuterentielles qui seulespeuvent ecirctre identifieacutees agrave la chose en soi Mais pour retrouver cette chose en soi telle qursquoenelleshymecircme il nous faudrait disposer drsquoune opeacuteration de deacuterivation telle que nous serionsassureacutes qursquoelle correspondrait agrave lrsquoinverse exact de lrsquointeacutegration preacuteshyconsciente de laperception Or crsquoest lagrave ce que nous ne pouvons en aucun cas deacuteterminer de faccedilon sucircreNous dirions en ce sens que Bergson paraicirct achopper sur une difficulteacute qui parshydelagravedrsquoeacutevidentes diffeacuterences rappelle celle qui contribuait agrave justifier le scepticisme drsquoun SalomonMaiumlmon car Maiumlmon dans son Essai sur la philosophie transcendantale ayant preacuteciseacutementidentifieacute le noumegravene agrave la diffeacuterentielle de conscience et le pheacutenomegravene agrave son inteacutegration parlrsquoimagination productrice srsquointerdisait drsquoopeacuterer par la connaissance le chemin inverse celuiqui irait du pheacutenomegravene au noumegravene Le noumegravene doit selon lui nous demeurer inconnuparce que nous ne pouvons jamais ecirctre sucircr que la deacuterivation proposeacutee par le philosophe pourretrouver le noumegravene sera le symeacutetrique exact de lrsquointeacutegration conscientielle drsquoun telnoumegravene [16]

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Bref il nous semble que tous les acquis antishykantiens et immanentistes de la perceptionshyascegravese se voient mis en peacuteril par un retour de Bergson dans le giron de la synthegravesesubjective Degraves lors que Bergson introduit agrave mecircme la subjectiviteacute le travail de la synthegravese ilreconduit la possibiliteacute drsquoune chose en soi devenue inaccessible agrave la penseacutee et ainsi lapossibiliteacute drsquoune transcendance radicale Lrsquoenjeu de la discussion devient alors le suivant peutshyon envisager une theacuteorie de la perceptionshyascegravese qui eacutevite drsquoen passer par le momentsyntheacutetique de la contraction Agrave quoi ressemblerait une telle theacuteorie et comment pourraitshyontenter de la justifier

5 shyRetour agrave la perception pure

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Comment penser une perception pure sans meacutemoire contractante

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Revenons agrave la raison qui paraicirct inciter Bergson agrave introduire lrsquoideacutee de contraction Cette raisonsi lrsquoon y reacutefleacutechit semble bien se reacuteduire agrave un fait agrave savoir que la science de la matiegravereeacuteleacutementaire deacutecompose des dureacutees conscientes minimes en eacuteveacutenements extraordinairementrapides en lrsquooccurrence des vibrations lumineuses Crsquoest drsquoune telle reacutealiteacute vibratoire de la

matiegravere que la theacuteorie de la meacutemoire contractante entend rendre raison en pointant le procegravespar lequel cet eacutetat mateacuteriel se transforme pour nous en qualiteacutes distinctes Mais qursquoy ashytshyildans un tel fait qursquoune theacuteorie de lrsquoimage ne suffirait pas agrave deacutecrire Il semble que la difficulteacutevienne de ce qursquoune image celle de la perception coloreacutee est supposeacutee contenir beaucoupdrsquoautres images celle des vibrations homogegravenes Or si une image nous preacutesentaiteffectivement la matiegravere telle qursquoen elleshymecircme sa vibration prodigieuse ne devraitshyelle paselle aussi nous apparaicirctre Puisque ce nrsquoest pas le cas il faut bien admettre que notre saisiedu monde y introduit une opeacuteration qui le modifie

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Agrave cette objection Bergson nous donne pourtant luishymecircme les moyens de reacutepondre aiseacutement ne nous ashytshyil pas dit que la theacuteorie de lrsquoimage supposait qursquoil y avait beaucoup plus de chosesdans la matiegravere que dans la repreacutesentation Nrsquoashytshyil pas fondeacute son immanentisme sur le faitque la matiegravere eacutetait non pas autre mais plus que la repreacutesentation Degraves lors qursquoestshyce quinous empecircche drsquoaccorder agrave la matiegravere toutes les images que nous pouvons en retirer Car sila matiegravere est un ensemble drsquoimages pittoresques rien nrsquointerdit de dire qursquoelle est aussi enplus un ensemble drsquoimages ougrave les qualiteacutes nrsquoont plus cours rien nrsquointerdit de faire de lamatiegravere toutes les images que nous pouvons en avoir agrave toutes les eacutechelles du temps et aussibien de lrsquoespace Crsquoeacutetait lagrave reacutepeacutetonsshyle la force mecircme de la theacuteorie soustractive de laperception pure la chose en soi crsquoeacutetait tous les points de vue susceptibles drsquoecirctre pris surcette chose les plus rapprocheacutes ceux de ses moindres deacutetails comme les plus eacuteloigneacutesPourquoi en ce cas ne pas en dire autant de la matiegravere lumineuse et soutenir que la lumiegraverece sont toutes les images susceptibles drsquoecirctre prises de celleshyci couleurs du spectres aussibien que vibrations homogegravenes Rien ne nous interdit drsquoaccorder agrave la matiegravereshyimage cesdeux points de vue de consideacuterer que celleshyci est heacuteteacuterogegravene et de plus homogegravene imageshyperception et image expeacuterimentale image coloreacutee et image vibratoire Cela revientsimplement agrave dire que de la matiegravere qursquoelle se compose drsquoimages radicalement distinctessuivant ses eacutechelles temporelles et spatiales Autrement dit cela revient agrave accorder agrave lamatiegravere tous les rythmes de la dureacutee et agrave faire de la perception humaine non la contractionde la quantiteacute mateacuterielle mais la seacutelection drsquoun des rythmes drsquoune matiegravereshyimage qui lescontiendrait toutes

6 shyLe modegravele soustractif

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Degraves lors nous pouvons commencer agrave examiner en quoi consisterait un modegravele purementsoustractif tireacute de Matiegravere et meacutemoire un modegravele fait de soustractions sans contractions

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Voici les deux postulats dont nous partirons

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1 La matiegravere est composeacutee drsquoimages Ces images communiquent toutes les unes avec les

autres selon des lois identifieacutees aux lois de la nature Cette communication on la nommeradu terme de flux flux par lesquels les images reccediloivent et transmettent du mouvement auximages La matiegravere consiste donc dans une multipliciteacute agrave la fois qualitative et quantitativepittoresque et homogegravene

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On peut alors convenir du lexique suivant on nommera heacuteteacuterogegravene une multipliciteacute non passeulement qualitative mais agrave la fois qualitative et quantitative Si lrsquohomogegravene demeureidentifiable agrave la quantiteacute lrsquoheacuteteacuterogegravene cesse drsquoecirctre identifiable agrave la qualiteacute Lrsquoheacuteteacuterogegravene estplus heacuteteacuterogegravene que la qualiteacute comprenant non seulement les diffeacuterences des qualiteacutes entreelles mais aussi les diffeacuterences des quantiteacutes entre elles et la diffeacuterence de la qualiteacute engeacuteneacuteral drsquoavec la quantiteacute

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2 Agrave ces images connecteacutees entre elles par les flux il faut ajouter des interceptions descoupures qui nrsquoapportent rien drsquoautre aux images que leur isolement local que leur devenirsuperficiel Ici on srsquoeacuteloigne un peu pour des raisons de clarteacute de la theacuteorie de Bergson ausens strict au lieu de dire que la rareacutefaction des images dans la perception est due au faitque le vivant se laisse traverser par la plupart des images pour nrsquoen retenir que certaines ondit que cette rareacutefaction est due agrave des coupures des barrages qui ne permettent qursquoagravecertains flux de peacuteneacutetrer jusqursquoagrave la conscience Lrsquoessentiel demeure la perception est detoute faccedilon encore penseacutee comme rareacutefaction de la matiegravere

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Nous pouvons formuler plus preacuteciseacutement ces deux postulats en les ramassant tous deuxdans la proposition suivante il y a du devenir et le devenir ce sont les flux et leursinterceptions Cet eacutenonceacute soutient la chose suivante un flux ne suffit pas agrave constituer undevenir pour cela il y faut eacutegalement de lrsquointerception Les flux certes transmettent dumouvement mais ce mouvement nrsquoest pas un devenir en ce sens que reacutegi par les lois de lanature il connecte toute image agrave toute autre image selon une neacutecessiteacute qui sature enquelque sorte le reacuteel Toute chose eacutetant connecteacutee agrave toute autre selon des lois laconnaissance drsquoune image nous suffit en droit agrave deacuteterminer le mouvement preacutesent passeacute etfutur de toutes les autres et cela agrave tel point que la diffeacuterence mecircme entre ces troisdimensions du temps srsquoefface au profit drsquoun reacuteseau immuable de transmissions demouvements On est face agrave une immobiliteacute faite de mouvements analogue agrave celle depuissants jets drsquoeau dont le mouvement continu de la matiegravere aboutit agrave lrsquoimmobiliteacute continuede la forme Les flux livreacutes agrave euxshymecircmes sont une telle mobiliteacute pure srsquoimmobilisant du faitmecircme qursquoaucun obstacle nrsquoen entrave le deacuteploiement ce sont des liens entre toutes chosesreacutegis par des lois fixes

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Pour qursquoil y ait devenir il faut que quelque chose se passe et pour que quelque chose sepasse il ne suffit pas que quelque chose passe il faut au contraire que quelque chose ne

passe pas il faut une deacuteconnexion Crsquoest la seule faccedilon drsquointroduire dans la matiegravere undevenir sans introduire autre chose que de la matiegravere crsquoest la seule faccedilon pour nous demaintenir la laquo formule magique raquo de Deleuze laquo PLURALISME = MONISME raquo [17] sansreconduire le dualisme Le monisme de la matiegravere heacuteteacuterogegravene va accueillir en lui le pluralismede lrsquoeacuteveacutenementialiteacute sans accueillir pour autant autre chose que la matiegravere donc sans quesrsquointroduise de dualiteacute ontologique

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Voyons comment une telle opeacuteration est possible La condition pour qursquoil y ait du devenircrsquoest qursquoun changement se produise qui ne se reacuteduise pas agrave un flux mateacuteriel Cela nousimpose la thegravese suivante il faut qursquoil existe un devenir des interceptions mecircmes Il faut queles interceptions changent Mais comment un tel changement estshyil pensable Au regard dece que nous avons dit cela ne peut se produire que drsquoune seule faccedilon il faut que lesinterceptions de flux se deacuteplacent sur les lignes de flux

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Nous obtenons le scheacutema 1

Scheacutema 1 interceptions de flux et flux drsquointerceptions52

Ougrave lrsquoon voit qursquoun devenir crsquoest deux devenirs pour qursquoil y ait devenir il faut que le devenirdevienne deux fois comme flux drsquoimages et comme flux drsquointerception des images Ledevenir est donc composeacute drsquoun double fleacutechage qui nrsquointroduit aucun dualisme ontologiqueLe premier fleacutechage est celui du flux Le second fleacutechage introduit seul le devenir On peutalors par ce double fleacutechage obtenir la greffe du thegraveme bergsonien de lrsquoimage avec lethegraveme stoiumlcien des incorporels tel que Deleuze le mobilise dans Logique du sens [18] Onnommera alors Chronos la dimension temporelle des flux et Aiocircn la dimension temporelledes interceptions [19] Qursquoestshyce qui nous autorise agrave reprendre non seulement le lexiquestoiumlcien mais aussi le lexique deleuzien tel que mis en œuvre dans Logique du sens Deuxeacuteleacutements

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1 Drsquoabord on sait que la division entre Aiocircn et Chronos distingue dans Logique du sens latemporaliteacute des causes profondes la temporaliteacute des meacutelanges corporels de celle deseacuteveacutenements incorporels Or crsquoest bien agrave ce type de division que correspond le doublefleacutechage preacuteceacutedent les flux sont bien des meacutelanges dynamiques de matiegravere et lesinterceptions sont bien des incorporels puisqursquoelles ne sont rien de mateacuteriel De plus ledevenir des interceptions est un devenir qui remonte agrave la surface agrave partir de la profondeur desimages puisque le reacutesultat de lrsquointerception est le devenir superficiel de la matiegravere sareacuteduction agrave son enveloppe dans la perception On peut donc leacutegitimement reprendrelrsquoexclamation de Deleuze agrave propos des incorporels laquo Voilagrave maintenant que tout remonte agrave lasurface raquo [20] 2 En second lieu on peut attribuer agrave lrsquoAiocircn ainsi redeacutefini comme deacuteplacementde coupures une proprieacuteteacute homologue agrave celle de lrsquoAiocircn deleuzien agrave savoir lrsquoeacuteveacutenementialiteacute

entendue comme Eacuteveacutenement unique en lequel communiquent tous les eacuteveacutenements laquoaffirmation du hasard en une fois raquo laquo unique lancer pour tous les coups raquo [21] En effet si lrsquoonveut penser le processus par lequel se deacuteplacent les interceptions la temporaliteacute en laquelleles interceptions changent nous devons en exclure toute forme drsquoexplication mateacuterielle Si ledeacuteplacement drsquoune deacuteconnexion proceacutedait des lois mateacuterielles celleshyci se reacuteduirait agrave un fluxcomme un autre et il nrsquoexisterait aucun devenir Mais srsquoil y a devenir aucune loi physique nepeut en rendre compte Ni le deacuteterminisme ni les probabiliteacutes double paradigme explicatifdes processus mateacuteriels ne peuvent donc ecirctre mobiliseacutes pour rendre compte du deacuteplacementdes incorporels Si nous voulons alors dire quelque chose de positif drsquoun tel devenir descoupures il nous reste agrave soutenir que ce devenir constitue certes un hasard mais un hasardimprobabilisable parce que reacutesultat drsquoun unique coup de deacute lanceacute de toute eacuteterniteacute sur latable immuable des flux [22]

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Tacircchons alors de preacuteciser le sens de lrsquoAiocircn ainsi entendu comme deacuteplacement desdeacuteconnexions Tout drsquoabord nous devons revenir sur lrsquoecirctre des deacuteconnexions Nous avons ditque lrsquoun des enjeux du modegravele soustractif eacutetait drsquoeacuteviter toute forme de dualisme ou dediffeacuterenciation entre des modes drsquoecirctre Il ne faut donc pas que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute soit autreque lrsquoecirctreshyflux Or il ne suffit pas pour soutenir cela de dire que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute nrsquoest rien car dire cela crsquoest reconduire un dualisme de type eacutepicurien crsquoestshyagraveshydire un dualisme de lamatiegravere et du vide Le laquo paysage ontologique raquo dresseacute par notre modegravele ressemble en effet agraveun laquo eacutepicurisme en neacutegatif raquo non pas des atomes reacuteels se deacuteplaccedilant de faccedilon hasardeuse (agravela suite du clinamen) dans un vide infini mais des laquo atomes de vides raquo se deacuteplaccedilant de faccedilonhasardeuse dans la pleacutenitude infinie des flux Il faudrait donc que la deacuteconnexion se reacuteduiseelleshymecircme ultimement agrave la pleacutenitude du flux heacuteteacuterogegravene Mais comment penser une coupurede flux qui soit elleshymecircme un flux sans lrsquoannuler comme coupure Tout simplement enreacuteduisant la coupure agrave un deacutetour du flux accompagneacute du mecircme coup drsquoun effetshyretardimposeacute agrave ce mecircme flux Il suffit de multiplier le deacutetour agrave lrsquoinfini pour obtenir un retard luishymecircmeaussi durable que deacutesireacute Une coupure est une accumulation locale agrave la puissance n dedeacutetours de flux Nous sommes alors dans une ontologie strictement continuiste qui produit le0 agrave partir drsquoune sommation agrave lrsquoinfini du 1 ou qui produit le rien agrave partir drsquoune sommation agravelrsquoinfini du reacuteel

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En identifiant la coupure au deacutetour nous nous sommes ainsi assureacutes que rien nrsquoexistait sinonla matiegravere Reste qursquoil faut maintenir srsquoil y a devenir la distinction de Chronos et drsquoAiocircnPourquoi Le devenir on lrsquoa dit deacutepend du devenir des coupures donc du devenir desdeacutetours Le devenir drsquoun deacutetour crsquoest son deacuteplacement sur une ligne de flux Mais commentou agrave quelle condition peutshyon penser un tel deacuteplacement Agrave une condition simple il nousfaut du passeacute Or le passeacute drsquoune coupure crsquoest lagrave ce que Chronos ne nous preacutesente en rienOn le verra sans peine par le scheacutema suivant

Scheacutema 2 lrsquoonde56

Si un deacutetour posseacutedait un passeacute mateacuteriel il se reacuteduirait en effet agrave une onde onde dont ledeacuteplacement est figureacute par le scheacutema On entend par onde au sens le plus geacuteneacuteral unmouvement mateacuteriel dont le passeacute aussi bien que lrsquoavenir peut ecirctre en droit reconstitueacute defaccedilon deacuteterministe ou probabilitaire Ecirctre gros si lrsquoon ose dire de son passeacute aussi bien quede son avenir tenir lrsquoun et lrsquoautre enveloppeacute dans son ecirctreshyactuel crsquoest lagrave le propre de lrsquoondeOr le deacutetour nrsquoest pas mateacuteriellement distinct de lrsquoonde puisqursquoil nrsquoest luishymecircme fait que dematiegravere mais son deacuteplacement doit lrsquoecirctre puisque sa temporaliteacute est hasardeuse Nousdevons donc dessiner une seconde ligne de passeacute seule agrave mecircme de distinguer ces deuxindiscernables que sont lrsquoonde et lrsquointerception Nous avons alors le scheacutema suivant

Scheacutema 3 le virtuel57

Cette seconde ligne de passeacute qui nrsquoest plus celle de lrsquoonde je la nomme le virtuel On peutalors fixer le vocabulaire un deacutetour posseacutedant un passeacute mateacuteriel sera dit ecirctre une onde undeacutetour proceacutedant de la ligne du virtuel sera dit ecirctre un pli Sans entrer dans le deacutetail on voitclairement que le virtuel ainsi caracteacuteriseacute a plusieurs points communs deacutecisifs avec le virtueldeleuzien 1 le virtuel nrsquoest pas indeacutetermineacute mais entiegraverement deacutetermineacute 2 le virtuel estreacuteel sinon il nrsquoy aurait pas de devenir du pli le virtuel srsquooppose donc agrave lrsquoactuel mais non aureacuteel 3 le virtuel nrsquoest pas comme le possible le double fantocircmatique de lrsquoactuel identique agravelrsquoactuel moins lrsquoexistence mais le virtuel et lrsquoactuel nrsquoont aucune raison de se ressembler 4Enfin le virtuel est la condition ontologique du devenir authentique crsquoestshyagraveshydire de la creacuteationimpreacutevisible de nouveauteacute [23]

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Mais on dira peutshyecirctre que cette introduction du thegraveme du virtuel dans le modegravele interceptifnrsquoa guegravere drsquointeacuterecirct Tout ce que nous faisons crsquoest drsquoinjecter dans notre modegravele le virtuelbergsonien inheacuterent agrave la conception de la dureacutee comme creacuteation impreacutevisible et de ce faitet pour autant que le virtuel est lrsquoheacuteritage sans doute essentiel du bergsonisme chez Deleuzele modegravele proposeacute aura autant drsquohomologie avec Deleuze qursquoil en aura avec Bergson CertesMais ce qui rend inteacuteressant lrsquointroduction du virtuel dans le modegravele soustractif crsquoest qursquoellenous impose de modifier sur un point essentiel la notion bergsonienne de virtuel Cettemodification peut se formuler ainsi nous sommes conduit agrave penser le virtuelindeacutependamment du couple quantiteacuteshyqualiteacute Or ce couple chez Bergson constitue unepocirclariteacute primordiale pour la penseacutee de la dureacutee pure Dans les Donneacutees immeacutediates de laconscience par exemple la dureacutee pure est la multipliciteacute qualitative opposeacutee agrave une matiegraverehomogegravene et quantitative qui agrave ce titre ne dure pas Dans Matiegravere et meacutemoire on lrsquoa vu laqualiteacute et la quantiteacute sont cette fois penseacutees en leur continuiteacute mais le rocircle de la meacutemoireconsiste preacuteciseacutement agrave obtenir de la qualiteacute par contraction de quantiteacute En revanche dans lemodegravele soustractif cette pocirclariteacute devient inadeacutequate pour penser le virtuel et cela pour lasimple raison que les flux sont deacutejagrave et pleinement qualitatifs et pleinement quantitatifs Laqualiteacute cesse en particulier drsquoecirctre par elleshymecircme la marque de la nouveauteacute Ce qui impliqueque le langage de la creacuteation impreacutevisible ne va plus ecirctre primordialement un langage de laqualiteacute mais un langage du plissement du devenirshyvirtuel du pli un langage qui se voudraen somme une topologie ou encore une geacuteologie du virtuel Par lagrave nous engendrons bien un

effet drsquohomologie avec Deleuze agrave savoir un heacuteritage bergsonien du virtuel srsquoexprimant entermes geacuteologiques plutocirct que qualitatifs [24] laquo Il y a du devenir raquo se dit en effet laquo il y a desplis virtuels raquo ou laquo il y a du plissement raquo

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Pour progresser encore dans la voie drsquoune reconstruction de la penseacutee deleuzienne via ledeacutebut de Matiegravere et meacutemoire il nous faut maintenant souligner le point suivant noussommes sciemment partis drsquoune theacuteorie qui nrsquoest pas exactement celle de la perception puremais qui est plus pauvre que celleshyci Car nous avons morceleacute non seulement Matiegravere etmeacutemoire pour autonomiser le premier chapitre mais aussi la theacuteorie de la perception pureelleshymecircme Expliquonsshynous Bergson se donne dans la theacuteorie de la perception pure uncentre drsquoaction indeacutetermineacute crsquoestshyagraveshydire un ecirctre libre crsquoest une telle liberteacute qui est agrave lrsquooriginede la seacutelection parmi les images de celles qui seules inteacuteressent le vivant Or le refus de toutdualisme nous contraint pour notre part agrave ne pas nous accorder ainsi lrsquoexistence drsquoecirctrespourvus de liberteacute Car nous aurions alors deux types drsquoecirctres des ecirctres libres et des ecirctressoumis aux lois mateacuterielles Si Deleuze voit dans la perception pure un immanentisme crsquoestsans doute qursquoil devine un monisme sous le dualisme apparent de la liberteacute et de la matiegraverePour deacutegager ce monisme il faut montrer que ce que Bergson nomme liberteacute peut ecirctreobtenu comme cas particulier du devenir soustractif Autrement dit il faut montrer en quoi levivant est un cas particulier drsquoun tel devenir

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Reformulons les choses plus clairement Il faut bien voir qursquoen nous donnant des flux et desinterceptions nous ne nous sommes encore donneacute aucun vivant a fortiori aucun ecirctre libreUne interception et mecircme une somme drsquointerceptions ne font pas un vivant Qursquoestshyce qursquounvivant en effet si lrsquoon srsquoinspire de Bergson Crsquoest une rareacutefaction locale des flux car unvivant crsquoest un corps crsquoestshyagraveshydire une seacutelection mais une seacutelection que nous avons nommeacuteepremiegravere une seacutelection anteacuterieure agrave tout choix libre et qui nous offre les termes entrelesquels une liberteacute pourra eacuteventuellement choisir Autrement dit un vivant crsquoest un lieu ougrave lesflux ne passent plus de faccedilon totale et sans discrimination En conseacutequence nous pouvonsavancer la deacutefinition suivante du vivant un vivant est une boucle discontinue drsquointerceptionsUne boucle car il faut assurer un lieu agrave la rareacutefaction des flux une boucle discontinue car unvivant ne doit pas entiegraverement se couper des flux faute de nrsquoavoir plus aucun rapport affectifetou perceptif au monde environnant Jrsquoappelle laquo rareacutefaction raquo tout appauvrissement localiseacutedes flux donc tout vivant Une rareacutefaction est plus qursquoune interception une interception nefait pas une rareacutefaction tandis qursquoune rareacutefaction nrsquoest faite que drsquointerceptions de flux

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Nous obtenons le scheacutema 4 scheacutema du vivant ou du corps

Scheacutema 4 le corps62

On peut alors se poser une question nouvelle agrave savoir y ashytshyil un devenir des vivants Ou

encore y ashytshyil un devenir eacuteveacutementiel des rareacutefactions Si lrsquoon suppose que lrsquoon peut penserle vivant il faut qursquoil y ait un tel devenir En effet srsquoil nrsquoy avait pas de devenir des rareacutefactionson pourrait seulement consideacuterer ce dont est fait un vivant la matiegravere qui en constitue le lieuOn penserait ce dont il est fait mais non ce qursquoil est on le penserait comme organisme maisnon comme rareacutefaction On penserait la substance mateacuterielle des corps mais non le corpsluishymecircme comme lieu de rareacutefaction de seacutelection des images Mais comment penser le vivantnonshyorganique puisque la rareacutefaction nrsquoest elleshymecircme faite de rien puisqursquoil nrsquoexiste pas defluide vital de matiegravere autre que celle de la physique qui singulariserait le mode drsquoecirctre duvivant Une solution agrave cette difficulteacute est la suivante penser le vivant doit revenir agrave penser ledevenir des zones de rareacutefaction Il faut qursquoil existe un passeacute nonshyorganique des corps qursquoilexiste des rareacutefactions virtuelles Il nous faut un passeacute non organique du vivant un devenirinorganique des corps Ou encore il nous faut un corps sans organes [25] Alors si lesplissements demeurent suffisamment coheacuterents pour constituer des plissements derareacutefactions nous pourrons penser la vie agrave partir de son eacutevolution propre et deacutegager ainsiune typologie des devenirs vitaux devenirs qui ne srsquoidentifieront pas aux flux organiques

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Si nous accordons agrave la science le soin de deacutecrire et de penser les eacutetats de choses crsquoestshyagraveshydire les eacutetats de flux nous reacuteserverons agrave la philosophie la tacircche de deacutecrire et de penser lesdevenirs virtuels Appelons eacutevaluation toute typologie des devenirs vitaux mais inorganiquesQuelle typologie notre eacutevaluation vashytshyelle adopter Quels sont les grands types de devenirsvitaux que peut admettre le vivant entendu comme boucle discontinue drsquointerception Deuxcas eacuteleacutementaires se preacutesentent agrave nous celui du resserrement et celui de lrsquoeacutelargissement desdiscontinuiteacutes Le premier augmente la puissance de deacutesintecircret du vivant le second sesignale par une ouverture eacutelargie agrave une partie des flux On nommera actif le second deveniret reacuteactif le premier

Scheacutema 5 devenir actif devenir reacuteactif64

Mais avant drsquoaller plus loin il est temps de montrer preacuteciseacutement en quoi le modegravele interceptifse distingue de celui la perception pure de Bergson et en quoi consiste lrsquointeacuterecirct de cettedistinction La distinction est la suivante Bergson part du postulat qursquoexistent des ecirctrescapable drsquoagir librement crsquoestshyagraveshydire des centres de seacutelection des images la seacutelectionsupposeacutee eacutetant une seacutelection du second type celle qui deacutesigne un choix libre entre desoptions diverses Il en infegravere alors la nature de la perception qui est quant agrave elle uneseacutelection du premier type une seacutelection nonshylibre des termes du choix Nous avons proceacutedeacuteagrave lrsquoinverse on ne srsquoest donneacute que des seacutelections premiegraveres donc des seacutelections non libres shyet lrsquoon a constitueacute de la sorte le vivant comme une configuration particuliegravere de seacutelectionpremiegraveres On ne prend donc qursquoune partie de la theacuteorie de la perception pure car onnrsquointroduit dans le modegravele construit qursquoun seul type de seacutelection la seacutelection nonshylibre Onpourvoit ensuite ces seacutelections drsquoun devenir impreacutevisible seul susceptible de produire unenouveauteacute et lrsquoon distingue alors deux reacutegimes de la seacutelection actif et reacuteactif On comprendalors que lrsquoavantage du modegravele soustractif est de permettre la greffe de la seacutelectionbergsonienne sur la seacutelection nietzscheacuteenne En effet ayant ocircteacute du modegravele bergsonien la

notion de libreshyarbitre reacutecuseacutee par Nietzsche nous pouvons rapprocher les deux sensnietzscheacuteen et bergsonien du terme seacutelection celui qui deacutesigne la seacutelection des images parla perception et celui qui deacutesigne la typologie des devenirs vitaux Nouvel effet drsquohomologieavec Deleuze le modegravele soustractif nous permet de penser le sens de sa dilection pour deuxphilosophes qursquoagrave premiegravere vue tout seacutepare Mais pour obtenir ce rapprochement de faccedilonrigoureuse il nous faut construire plus preacuteciseacutement le concept drsquoactif

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Qursquoestshyce qursquoun devenir actif dans le modegravele preacutesent Crsquoest un devenir qui se manifeste parun recul du deacutesinterecirct inheacuterent agrave la constitution mecircme du vivant Ce deacutesinterecirct en tant mecircmeqursquoil est donneacute comme constitutif de lrsquoessence du vivant nous lui donnerons le nom de becirctiseLa becirctise la becirctise laquo agrave front de taureau raquo crsquoest toujours pour le vivant une faccedilon de seconserver dans son ecirctre sans srsquoouvrir agrave lrsquoexteacuterioriteacute Au contraire un devenir actif semanifeste toujours par le fait que quelque chose arrive et plus preacuteciseacutement quelque chosedrsquointeacuteressant Les cateacutegories drsquointeacuteressant et drsquoininteacuteressant se substituent donc pour nous agravecelles de liberteacute et de nonshyliberteacute Car ces deux devenirs actif et reacuteactif ou abecirctissant sontlrsquoun et lrsquoautre anteacuterieurs agrave tout choix libre ils affectent lrsquoespace du choix anteacuterieurement agravetout choix Crsquoest pourquoi le devenir et en particulier le devenir actif doit ecirctre penseacute commeessentiellement passif il faut mecircme le penser comme un accroissement de la passiviteacute duvivant de sa laquo passibiliteacute raquo une faccedilon pour lui drsquoeacuteprouver une affectiviteacute accrue agrave uneparcelle des flux exteacuterieurs Cet accroissement nrsquoest pas luishymecircme mateacuteriel puisqursquoil est unplissement mais il est un devenir qui fait passer un flux accru de la matiegravere dans le corpsLes concepts de rencontre de passiviteacute et mecircme drsquoaffect concepts en reacutesonance avec lapenseacutee deleuzienne de lrsquoeacuteveacutenement prennent ainsi une signification vitale et non plusseulement organique Au corps actif capable drsquoun devenir novateur inventif il est toujoursarriveacute quelque chose son accroissement de puissance ne provient pas drsquoune deacutecisionautonome drsquoun sujet constituant mais drsquoune expeacuterience toujours subie drsquoune eacutepreuveaffective en laquelle se donne une exteacuterioriteacute radicale une exteacuterioriteacute jamais ressentieauparavant comme telle [26]

66

Venons en maintenant pour conclure agrave ce qui nous a paru ecirctre lrsquointeacuterecirct principal du modegravelesoustractif

67

Ce modegravele nous permet drsquoapporter une reacuteponse preacutecise agrave une question qursquoon peut se poser agravepropos de la notion de vie chez Deleuze et aussi bien chez Nietzsche question qui croyonsshynous parcourt deacutejagrave lrsquoœuvre de ces deux philosophes et qui est la suivante comment levivant peutshyil succomber agrave la reacuteactiviteacute Question qursquoon peut eacutegalement formuler agrave la faccedilonde Deleuze dans LrsquoantishyOedipe toutes les forces sontshyelles voueacutees agrave devenir reacuteactives Eneffet qursquoun devenir vital soit actif ne pose pas de problegraveme de compreacutehension pour peuqursquoon accorde qursquoun ecirctre tend agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre on saisit aiseacutement que le vivanttende agrave eacutelargir la surface de son rapport au monde Mais qursquoun ecirctre diminue sa puissancedonc qursquoil diminue sa reacuteceptiviteacute sa passibiliteacute inventive crsquoest eacutevidemment une eacutenigme

Eacutenigme qui se renforce quand on songe qursquoun ecirctre reacuteactif peut propager sa reacuteactiviteacute agravedrsquoautres corps seacuteparer lrsquoactif de ce qursquoil peut et que la reacuteactiviteacute semble mecircme affecter agraveterme les expeacuteriences par ellesshymecircmes les plus novatrices les plus reacutevolutionnaires Laquestion est aussi bien celle du dualisme car si nous ne parvenons pas agrave saisir en quoi lavie est virtuellement reacuteactive nous risquons drsquoaboutir agrave une seacuteparation entre deux modesdrsquoecirctre dont la communication srsquoaveacutererait impensable alors qursquoelle est au contraire manifesteBref comment comprendre que la vie soit complice de la reacuteactiviteacute

68

Le modegravele soustractif apporte une reacuteponse preacutecise agrave question Et cela pour une raison simple crsquoest qursquoun tel modegravele nous conduit agrave soutenir qursquoil existe deux types de mort Et crsquoest parceqursquoil y a deux types de morts qursquoil y a deux types de vies

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Expliquons et concluons

70

Remarquons drsquoabord que se deacutecouvre bien agrave nous dans notre modegravele une essentielleambiguiumlteacute de la mort Car deux morts paraissent concevables pour les corps inorganiquesqui sont deux faccedilons drsquolaquo effacer raquo les boucles discontinues soit par enfermement etreacutetreacutecissement progressif de la boucle drsquointerception soit par dissipation et disparitionprogressive de la boucle elleshymecircme Ou encore soit une mort par diminution de la surface dela boucle (reacutetreacutecissement des corps) soit une mort par diminution de la boucle (dissipationdes corps) Crsquoest ce que figurera plus clairement le scheacutema suivant

Scheacutema 6 mort reacuteactive mort creacuteative71

On peut dire que la mort par diminution de la surface de la boucle eacutequivaudrait agrave une mortmonadologique une mort par eacutevanouissement replieacute sur luishymecircme le corps srsquoamoindrittoujours davantage jusqursquoagrave lrsquoaneacuteantissement complet On peut concevoir sur ce mode lapuissance de mort du reacuteactif le reacuteactif deacuteveloppe en effet une mort par narcotique pareacutepuisement par indiffeacuterence toujours accrue au monde Nous pouvons nommer du nom deprecirctre le personnage conceptuel porteur drsquoun tel reacutegime de la mort

72

Mais comment penser cette autre possibiliteacute de la mort par diminution de la boucle pardissipation du corps par une ouverture toujours plus large de celuishyci aux flux exteacuterieursjusqursquoagrave srsquoy dissoudre tout entier Et de quel personnage conceptuel ce devenir mortifegravere estshyil cette fois porteur

73

La possibiliteacute de cette seconde mort il nous semble que crsquoest elle qui a domineacute affectivement

notre premiegravere lecture du deacutebut de Matiegravere et meacutemoire lisant ce texte agrave bien des eacutegardssaisissant nous ressentions pourtant dans le mecircme temps une vague terreur Et cetteimpression de terreur eacutetait due agrave ceci la mort en bon mateacuterialiste nous lrsquoavions toujoursconsideacutereacutee comme un retour des corps agrave la matiegravere inorganique donc pour le sujet commeun simple neacuteant Mais si la matiegravere eacutetait ce que Bergson en disait la mort le retour agrave lrsquoeacutetatmateacuteriel ne srsquoidentifiait plus du tout au neacuteant bien plutocirct agrave la folie et mecircme agrave une folieinfinie Car le devenirshymateacuteriel crsquoeacutetait lrsquoeffacement de la seacutelection des images et nonlrsquoeffacement des images Et il semblait alors que pour se faire une image de la mort il fallaitconcevoir ce que serait notre vie si tous les mouvements de la terre tous les bruits de laterre toutes les odeurs toutes les saveurs toutes les lumiegraveres de la terre et drsquoailleurs nousparvenaient en un moment en un instant comme un atroce et criard tumulte de touteschoses nous traversant continucircment et instantaneacutement Comme si le neacuteant de la mort nrsquoeacutetaitpas agrave comprendre comme un simple vide mais au contraire comme une saturation unabominable tropshyplein drsquoexistence

74

La mort ainsi comprise crsquoest donc le laquo regravegne acheveacute de la communication raquo Mourir crsquoestdevenir un pur point de passage un pur centre de communication de toute chose avec toutechose On saisit alors que le vivant nrsquoest pas lrsquoeacutemergence de la douleur dans un mondeatrophieacute mais au contraire lrsquoamoindrissement de la folie dans un devenirshyterreur du chaosportant celleshyci agrave une vitesse infinie On pourrait dire de cette mortshyfolie de cette mortshyterreurquelque chose drsquoassez proche de ce que Deleuze dit du chaos dans la conclusion de Qursquoestshyce que la philosophie laquo Nous demandons seulement un peu drsquoordre pour nous proteacuteger duchaos Rien nrsquoest plus douloureux plus angoissant qursquoune penseacutee qui srsquoeacutechappe agrave elleshymecircme des ideacutees qui fuient qui disparaissent agrave peine eacutebaucheacutees deacutejagrave rongeacutees par lrsquooubli oupreacutecipiteacutees dans drsquoautres que nous ne maicirctrisons pas davantage raquo [27]

75

Le devenir mortifegravere de la communication comporte ainsi une diffeacuterence importante drsquoavec ledevenir reacuteactif du precirctre crsquoest qursquoil ressemble au devenirshyactif et est mecircme indiscernable deceluishyci jusqursquoagrave un certain point Comme si les sciences de la communication publiciteacutemarketing etc dont Deleuze disait toujours dans Qursquoestshyce que la philosophie qursquoellessrsquoeacutetaient arrogeacute le concept comme si ces disciplines eacutetaient le prolongement terrifiant de lacreacuteation authentique dans le tumulte inconsistant et insignifiant de lrsquoinformation [28]

76

Il faudrait alors faire du communiquant dans le systegraveme soustractif un personnageconceptuel original agrave cocircteacute du precirctre celui qui instaure des devenirs non plus creacuteateurs nonplus reacuteactifs mais creacuteatifs des devenirs qui deacuteversent la mort au sein mecircme de la creacuteationen en eacutepousant apparemment le mouvement et les mots Des devenirs qui ne sont pas ceuxde la becirctise close sur elleshymecircme mais qui seraient plutocirct ceux drsquoune certaine niaiserieopiniacirctre de lrsquoouverture freacuteneacutetique agrave nrsquoimporte quelle apparence de nouveauteacute La terreur duphilosophe devant les philosophies de la communication ou du moins certains de ses avatarssa faccedilon de ramper eacutevoqueacutee par Deleuze degraves qursquoon lui propose de discuter serait une

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

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On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

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Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

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Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 10: Soustraction Et Contraction

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En drsquoautres termes ce que la matiegravere est en elleshymecircme peut ecirctre ressaisi par une certaineexpeacuterience de penseacutee pour peu que nous admettions lrsquoideacutee drsquoune variabiliteacute des rythmes dela dureacutee drsquoun degreacute de tension dit Bergson qui nous fait comprimer sous la forme dequaliteacutes distinctes un nombre immense drsquoeacuteveacutenements qui pour la matiegravere repreacutesententautant de moments en lesquels ces qualiteacutes sont deacutelayeacutees Plus le rythme est lent plus leseacuteveacutenements mateacuteriels sont distingueacutes et plus dilueacutees sont les qualiteacutes degraves lors que cellesshycise trouvent disperseacutees dans le cours de la succession temporelle La notion de rythme nousconvie donc agrave appreacutehender ce qursquoon pourrait appeler une laquo eacutechelle concregravete des temporaliteacutesraquo Nous nrsquohabitons pas seulement agrave une certaine eacutechelle de la matiegravere immenseacutement plusvaste que celle de lrsquoatome et immenseacutement moins vaste que celle des galaxies Nousoccupons aussi une eacutechelle des dureacutees un rythme particulier drsquoeacutecoulement du temps quinous rend inconscient de tous les eacuteveacutenements infeacuterieurs agrave 2 milliegravemes de secondes alorsqursquoune telle dureacutee est suffisante agrave la matiegravere lumineuse pour produire des millions devibrations crsquoestshyagraveshydire des millions drsquoeacuteveacutenements distincts

4 shyCritique de la meacutemoireshycontraction

34

Nous nommerons laquo deacutetente raquo [14] lrsquoopeacuteration par laquelle Bergson laquo deacuteshycontracte raquo le produitqualitatif de la meacutemoire en sorte de deacutecanter la perception mateacuterielle de son enveloppemeacutemorielle et subjective et cela pour retrouver la matiegravere telle qursquoelle est en soi et non pournous Tacircchons alors drsquoexpliquer ce qui nous paraicirct poser problegraveme dans cette theacuteorie de ladeacutetente et cela en essayant de donner une allure bergsonienne agrave notre insatisfaction

35

On sait comment Bergson critique la thegravese suivant laquelle il nrsquoy aurait qursquoune diffeacuterence dedegreacute entre la perception et le souvenir crsquoestshyagraveshydire la thegravese empiriste suivant laquelle lesouvenir ne serait qursquoune perception affaiblie si tel eacutetait le cas remarqueshytshyil il faudrait aussibien soutenir lrsquoinverse crsquoestshyagraveshydire qursquoun souvenir intense ne se distingue pas drsquouneperception faible inversion qui suffit agrave faire eacuteclater lrsquoincoheacuterence de la thegravese Eh bien crsquoestdrsquoune mecircme faccedilon que nous exprimerons nos doutes concernant lrsquoopeacuterateur de deacutetente eneffet si le ralentissement du rythme de la dureacutee eacutequivalait agrave la dilution ou encore au laquodeacutelayage raquo dit Bergson des qualiteacutes alors il faudrait soutenir agrave lrsquoinverse que touteexpeacuterience de dilution des couleurs ou drsquoeacutevolution des sons vers le grave eacutequivaut agravelrsquoexpeacuterience drsquoun ralentissement de la dureacutee Ou encore si lrsquoon soutient que la dureacuteemateacuterielle fait pacirclir les couleurs et assourdit les sonoriteacutes il faudrait soutenir aussi bien quetoute perception drsquoune couleur pacircle ou drsquoun son grave nous fait changer de rythme de dureacuteeMais ce nrsquoest eacutevidemment pas le cas puisque nous expeacuterimentons au contraire notrecapaciteacute agrave parcourir la palette du peintre ou les gammes drsquoun piano sans modifier en riennotre rythme vital puisque les notes graves ne modifient pas les exigences rythmiques de lapartition ou du meacutetronome Rythme de la dureacutee et tonaliteacute de la gamme sont donc indiffeacuterentslrsquoun agrave lrsquoautre non seulement parce que les tons les plus graves peuvent ecirctre joueacutes sur unrythme plus rapide que les plus aigus mais aussi parce qursquoil se peut que le temps passe plus

vite tandis que jrsquoeacutecoute telle seacutequence grave que jrsquoaime particuliegraverement tandis que le tempsme semblera long en eacutecoutant telle seacutequence aigueuml qui mrsquoennuie

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Degraves lors il semble que je ne puisse opeacuterer une reacuteelle deacutetente de la perception et deacutemecirclerainsi lrsquoen soi mateacuteriel de la meacutemoire subjective Agrave regarder la chose de plus pregraves onsrsquoaperccediloit que la difficulteacute qursquoil y a agrave deacutemecircler la perception de la meacutemoireshycontraction vient dece que cette derniegravere est supposeacutee constituer les qualiteacutes mecircmes de la perception ce quinrsquoeacutetait pas le cas de la meacutemoireshyrappel Alors que dans ce dernier cas je pouvais fairelrsquoexpeacuterience concregravete de la dissociation de la meacutemoire et de la perception crsquoeacutetait lrsquoexpeacuteriencede la lecture attentive ce nrsquoest deacutesormais plus possible Je me trouve en effet face agravelrsquoalternative aporeacutetique suivante soit je tente drsquointuitionner directement le reacutesultat de ladeacutetente mais je ne fais alors que reconduire lrsquoexpeacuterience de ma dureacutee propre et non celle dela dureacutee mateacuterielle expeacuterience des couleurs qui pacirclissent ou des sons qui deviennent plusgrave Soit je mrsquoen remets agrave la science pour deacutegager la nature vibratoire et homogegravene de lamatiegravere mais en ce cas je me contente drsquoenregistrer le reacutesultat drsquoune expeacuterimentation au lieude penser la nature supposeacutee continue de la matiegravere homogegravene et de la perceptionheacuteteacuterogegravene Jrsquoaccegravede dans ce dernier cas agrave la nature vibratoire de la matiegravere mais par lebiais drsquoune science qui est sans continuiteacute avec ma perception concregravete des qualiteacutes

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Autrement dit la meacutemoireshycontraction semble abolir le reacutesultat principal de la theacuteorie de laperception pure agrave savoir celle de la connaissabiliteacute de lrsquoen soi La matiegravere nous apparaicirct eneffet comme ce qui nrsquoa pas fait lrsquoobjet du travail de la contraction Mais comme cettecontraction a toujours deacutejagrave eu lieu comme elle est supposeacutee affecter jusqursquoaux composanteseacuteleacutementaires de la perception nous ne voyons aucun moyen convaincant de faire le chemininverse en sorte de retrouver la matiegravere en soi non encore affecteacutee par notre dureacuteesubjective Pour le dire encore autrement le vice de la meacutemoire contractante paraicirct ecirctre denous faire replonger drsquoune theacuteorie de la perceptionshyascegravese moment profondeacutement original dela conception bergsonienne moment aussi ougrave son anticriticisme est le plus radical agrave unetheacuteorie de la perceptionshysynthegravese soumise agrave ce titre agrave la seacuteparation kantienne du pourshynouset de lrsquoenshysoi En effet la force de la theacuteorie asceacutetique de la perception consistait en ceci quela forme de la matiegravere eacutetait poseacutee en la matiegravere elleshymecircme la synthegravese eacutetait mateacuterielle etconsistait dans les relations reacutegleacutees que les images entretenaient les unes avec les autres larepreacutesentation nrsquoajoutait aucune forme de synthegravese agrave la matiegravere Mais tout change avec latheacuteorie contractante de la meacutemoire car alors la perception introduit de nouveau agrave mecircme lamatiegravere une forme une synthegravese en lrsquooccurrence une compression temporelle qui se donnecomme la genegravese des qualiteacutes immeacutediates Mais si la perception est syntheacutetique alors noussommes en veacuteriteacute condamneacutes agrave ne jamais deacutecouvrir la nature du mateacuteriau syntheacutetiseacutepuisque nous sommes enfermeacutes dans les limites drsquoune telle synthegravese Crsquoest lrsquoexpeacuterience quenous avons faite de notre incapaciteacute agrave intuitionner une deacutetente qui nous fasse sortir du mondequalitatif propre agrave notre dureacutee intime

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Pour mieux faire saisir la difficulteacute on peut ici eacutevoquer les anticipations de la perception deKant On sait que dans lrsquoAnalytique des principes de la premiegravere Critique [15] Kant soutientque nous pouvons anticiper non seulement sur la forme du pheacutenomegravene mais aussi dans unecertaine mesure sur sa matiegravere et cela en affirmant que toute reacutealiteacute admet un degreacute crsquoestshyagraveshydire une quantiteacute intensive non divisible en uniteacutes mais en diffeacuterentielles Nous savons eneffet que le temps est divisible agrave lrsquoinfini et qursquoen conseacutequence entre un degreacute X de qualiteacutesdonneacutees degreacute supposeacute conscient et le degreacute 0 de conscience il srsquoest eacutecouleacute une infiniteacute demoments dans le temps qui ont fait lrsquoobjet de synthegraveses non encore conscientes Les qualiteacutesen apparence immeacutediates de la perception ont donc en veacuteriteacute deacutejagrave eacuteteacute informeacutees par laconscience La perception est la somme ou encore lrsquointeacutegrale de diffeacuterentielles qui seulespeuvent ecirctre identifieacutees agrave la chose en soi Mais pour retrouver cette chose en soi telle qursquoenelleshymecircme il nous faudrait disposer drsquoune opeacuteration de deacuterivation telle que nous serionsassureacutes qursquoelle correspondrait agrave lrsquoinverse exact de lrsquointeacutegration preacuteshyconsciente de laperception Or crsquoest lagrave ce que nous ne pouvons en aucun cas deacuteterminer de faccedilon sucircreNous dirions en ce sens que Bergson paraicirct achopper sur une difficulteacute qui parshydelagravedrsquoeacutevidentes diffeacuterences rappelle celle qui contribuait agrave justifier le scepticisme drsquoun SalomonMaiumlmon car Maiumlmon dans son Essai sur la philosophie transcendantale ayant preacuteciseacutementidentifieacute le noumegravene agrave la diffeacuterentielle de conscience et le pheacutenomegravene agrave son inteacutegration parlrsquoimagination productrice srsquointerdisait drsquoopeacuterer par la connaissance le chemin inverse celuiqui irait du pheacutenomegravene au noumegravene Le noumegravene doit selon lui nous demeurer inconnuparce que nous ne pouvons jamais ecirctre sucircr que la deacuterivation proposeacutee par le philosophe pourretrouver le noumegravene sera le symeacutetrique exact de lrsquointeacutegration conscientielle drsquoun telnoumegravene [16]

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Bref il nous semble que tous les acquis antishykantiens et immanentistes de la perceptionshyascegravese se voient mis en peacuteril par un retour de Bergson dans le giron de la synthegravesesubjective Degraves lors que Bergson introduit agrave mecircme la subjectiviteacute le travail de la synthegravese ilreconduit la possibiliteacute drsquoune chose en soi devenue inaccessible agrave la penseacutee et ainsi lapossibiliteacute drsquoune transcendance radicale Lrsquoenjeu de la discussion devient alors le suivant peutshyon envisager une theacuteorie de la perceptionshyascegravese qui eacutevite drsquoen passer par le momentsyntheacutetique de la contraction Agrave quoi ressemblerait une telle theacuteorie et comment pourraitshyontenter de la justifier

5 shyRetour agrave la perception pure

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Comment penser une perception pure sans meacutemoire contractante

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Revenons agrave la raison qui paraicirct inciter Bergson agrave introduire lrsquoideacutee de contraction Cette raisonsi lrsquoon y reacutefleacutechit semble bien se reacuteduire agrave un fait agrave savoir que la science de la matiegravereeacuteleacutementaire deacutecompose des dureacutees conscientes minimes en eacuteveacutenements extraordinairementrapides en lrsquooccurrence des vibrations lumineuses Crsquoest drsquoune telle reacutealiteacute vibratoire de la

matiegravere que la theacuteorie de la meacutemoire contractante entend rendre raison en pointant le procegravespar lequel cet eacutetat mateacuteriel se transforme pour nous en qualiteacutes distinctes Mais qursquoy ashytshyildans un tel fait qursquoune theacuteorie de lrsquoimage ne suffirait pas agrave deacutecrire Il semble que la difficulteacutevienne de ce qursquoune image celle de la perception coloreacutee est supposeacutee contenir beaucoupdrsquoautres images celle des vibrations homogegravenes Or si une image nous preacutesentaiteffectivement la matiegravere telle qursquoen elleshymecircme sa vibration prodigieuse ne devraitshyelle paselle aussi nous apparaicirctre Puisque ce nrsquoest pas le cas il faut bien admettre que notre saisiedu monde y introduit une opeacuteration qui le modifie

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Agrave cette objection Bergson nous donne pourtant luishymecircme les moyens de reacutepondre aiseacutement ne nous ashytshyil pas dit que la theacuteorie de lrsquoimage supposait qursquoil y avait beaucoup plus de chosesdans la matiegravere que dans la repreacutesentation Nrsquoashytshyil pas fondeacute son immanentisme sur le faitque la matiegravere eacutetait non pas autre mais plus que la repreacutesentation Degraves lors qursquoestshyce quinous empecircche drsquoaccorder agrave la matiegravere toutes les images que nous pouvons en retirer Car sila matiegravere est un ensemble drsquoimages pittoresques rien nrsquointerdit de dire qursquoelle est aussi enplus un ensemble drsquoimages ougrave les qualiteacutes nrsquoont plus cours rien nrsquointerdit de faire de lamatiegravere toutes les images que nous pouvons en avoir agrave toutes les eacutechelles du temps et aussibien de lrsquoespace Crsquoeacutetait lagrave reacutepeacutetonsshyle la force mecircme de la theacuteorie soustractive de laperception pure la chose en soi crsquoeacutetait tous les points de vue susceptibles drsquoecirctre pris surcette chose les plus rapprocheacutes ceux de ses moindres deacutetails comme les plus eacuteloigneacutesPourquoi en ce cas ne pas en dire autant de la matiegravere lumineuse et soutenir que la lumiegraverece sont toutes les images susceptibles drsquoecirctre prises de celleshyci couleurs du spectres aussibien que vibrations homogegravenes Rien ne nous interdit drsquoaccorder agrave la matiegravereshyimage cesdeux points de vue de consideacuterer que celleshyci est heacuteteacuterogegravene et de plus homogegravene imageshyperception et image expeacuterimentale image coloreacutee et image vibratoire Cela revientsimplement agrave dire que de la matiegravere qursquoelle se compose drsquoimages radicalement distinctessuivant ses eacutechelles temporelles et spatiales Autrement dit cela revient agrave accorder agrave lamatiegravere tous les rythmes de la dureacutee et agrave faire de la perception humaine non la contractionde la quantiteacute mateacuterielle mais la seacutelection drsquoun des rythmes drsquoune matiegravereshyimage qui lescontiendrait toutes

6 shyLe modegravele soustractif

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Degraves lors nous pouvons commencer agrave examiner en quoi consisterait un modegravele purementsoustractif tireacute de Matiegravere et meacutemoire un modegravele fait de soustractions sans contractions

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Voici les deux postulats dont nous partirons

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1 La matiegravere est composeacutee drsquoimages Ces images communiquent toutes les unes avec les

autres selon des lois identifieacutees aux lois de la nature Cette communication on la nommeradu terme de flux flux par lesquels les images reccediloivent et transmettent du mouvement auximages La matiegravere consiste donc dans une multipliciteacute agrave la fois qualitative et quantitativepittoresque et homogegravene

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On peut alors convenir du lexique suivant on nommera heacuteteacuterogegravene une multipliciteacute non passeulement qualitative mais agrave la fois qualitative et quantitative Si lrsquohomogegravene demeureidentifiable agrave la quantiteacute lrsquoheacuteteacuterogegravene cesse drsquoecirctre identifiable agrave la qualiteacute Lrsquoheacuteteacuterogegravene estplus heacuteteacuterogegravene que la qualiteacute comprenant non seulement les diffeacuterences des qualiteacutes entreelles mais aussi les diffeacuterences des quantiteacutes entre elles et la diffeacuterence de la qualiteacute engeacuteneacuteral drsquoavec la quantiteacute

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2 Agrave ces images connecteacutees entre elles par les flux il faut ajouter des interceptions descoupures qui nrsquoapportent rien drsquoautre aux images que leur isolement local que leur devenirsuperficiel Ici on srsquoeacuteloigne un peu pour des raisons de clarteacute de la theacuteorie de Bergson ausens strict au lieu de dire que la rareacutefaction des images dans la perception est due au faitque le vivant se laisse traverser par la plupart des images pour nrsquoen retenir que certaines ondit que cette rareacutefaction est due agrave des coupures des barrages qui ne permettent qursquoagravecertains flux de peacuteneacutetrer jusqursquoagrave la conscience Lrsquoessentiel demeure la perception est detoute faccedilon encore penseacutee comme rareacutefaction de la matiegravere

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Nous pouvons formuler plus preacuteciseacutement ces deux postulats en les ramassant tous deuxdans la proposition suivante il y a du devenir et le devenir ce sont les flux et leursinterceptions Cet eacutenonceacute soutient la chose suivante un flux ne suffit pas agrave constituer undevenir pour cela il y faut eacutegalement de lrsquointerception Les flux certes transmettent dumouvement mais ce mouvement nrsquoest pas un devenir en ce sens que reacutegi par les lois de lanature il connecte toute image agrave toute autre image selon une neacutecessiteacute qui sature enquelque sorte le reacuteel Toute chose eacutetant connecteacutee agrave toute autre selon des lois laconnaissance drsquoune image nous suffit en droit agrave deacuteterminer le mouvement preacutesent passeacute etfutur de toutes les autres et cela agrave tel point que la diffeacuterence mecircme entre ces troisdimensions du temps srsquoefface au profit drsquoun reacuteseau immuable de transmissions demouvements On est face agrave une immobiliteacute faite de mouvements analogue agrave celle depuissants jets drsquoeau dont le mouvement continu de la matiegravere aboutit agrave lrsquoimmobiliteacute continuede la forme Les flux livreacutes agrave euxshymecircmes sont une telle mobiliteacute pure srsquoimmobilisant du faitmecircme qursquoaucun obstacle nrsquoen entrave le deacuteploiement ce sont des liens entre toutes chosesreacutegis par des lois fixes

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Pour qursquoil y ait devenir il faut que quelque chose se passe et pour que quelque chose sepasse il ne suffit pas que quelque chose passe il faut au contraire que quelque chose ne

passe pas il faut une deacuteconnexion Crsquoest la seule faccedilon drsquointroduire dans la matiegravere undevenir sans introduire autre chose que de la matiegravere crsquoest la seule faccedilon pour nous demaintenir la laquo formule magique raquo de Deleuze laquo PLURALISME = MONISME raquo [17] sansreconduire le dualisme Le monisme de la matiegravere heacuteteacuterogegravene va accueillir en lui le pluralismede lrsquoeacuteveacutenementialiteacute sans accueillir pour autant autre chose que la matiegravere donc sans quesrsquointroduise de dualiteacute ontologique

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Voyons comment une telle opeacuteration est possible La condition pour qursquoil y ait du devenircrsquoest qursquoun changement se produise qui ne se reacuteduise pas agrave un flux mateacuteriel Cela nousimpose la thegravese suivante il faut qursquoil existe un devenir des interceptions mecircmes Il faut queles interceptions changent Mais comment un tel changement estshyil pensable Au regard dece que nous avons dit cela ne peut se produire que drsquoune seule faccedilon il faut que lesinterceptions de flux se deacuteplacent sur les lignes de flux

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Nous obtenons le scheacutema 1

Scheacutema 1 interceptions de flux et flux drsquointerceptions52

Ougrave lrsquoon voit qursquoun devenir crsquoest deux devenirs pour qursquoil y ait devenir il faut que le devenirdevienne deux fois comme flux drsquoimages et comme flux drsquointerception des images Ledevenir est donc composeacute drsquoun double fleacutechage qui nrsquointroduit aucun dualisme ontologiqueLe premier fleacutechage est celui du flux Le second fleacutechage introduit seul le devenir On peutalors par ce double fleacutechage obtenir la greffe du thegraveme bergsonien de lrsquoimage avec lethegraveme stoiumlcien des incorporels tel que Deleuze le mobilise dans Logique du sens [18] Onnommera alors Chronos la dimension temporelle des flux et Aiocircn la dimension temporelledes interceptions [19] Qursquoestshyce qui nous autorise agrave reprendre non seulement le lexiquestoiumlcien mais aussi le lexique deleuzien tel que mis en œuvre dans Logique du sens Deuxeacuteleacutements

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1 Drsquoabord on sait que la division entre Aiocircn et Chronos distingue dans Logique du sens latemporaliteacute des causes profondes la temporaliteacute des meacutelanges corporels de celle deseacuteveacutenements incorporels Or crsquoest bien agrave ce type de division que correspond le doublefleacutechage preacuteceacutedent les flux sont bien des meacutelanges dynamiques de matiegravere et lesinterceptions sont bien des incorporels puisqursquoelles ne sont rien de mateacuteriel De plus ledevenir des interceptions est un devenir qui remonte agrave la surface agrave partir de la profondeur desimages puisque le reacutesultat de lrsquointerception est le devenir superficiel de la matiegravere sareacuteduction agrave son enveloppe dans la perception On peut donc leacutegitimement reprendrelrsquoexclamation de Deleuze agrave propos des incorporels laquo Voilagrave maintenant que tout remonte agrave lasurface raquo [20] 2 En second lieu on peut attribuer agrave lrsquoAiocircn ainsi redeacutefini comme deacuteplacementde coupures une proprieacuteteacute homologue agrave celle de lrsquoAiocircn deleuzien agrave savoir lrsquoeacuteveacutenementialiteacute

entendue comme Eacuteveacutenement unique en lequel communiquent tous les eacuteveacutenements laquoaffirmation du hasard en une fois raquo laquo unique lancer pour tous les coups raquo [21] En effet si lrsquoonveut penser le processus par lequel se deacuteplacent les interceptions la temporaliteacute en laquelleles interceptions changent nous devons en exclure toute forme drsquoexplication mateacuterielle Si ledeacuteplacement drsquoune deacuteconnexion proceacutedait des lois mateacuterielles celleshyci se reacuteduirait agrave un fluxcomme un autre et il nrsquoexisterait aucun devenir Mais srsquoil y a devenir aucune loi physique nepeut en rendre compte Ni le deacuteterminisme ni les probabiliteacutes double paradigme explicatifdes processus mateacuteriels ne peuvent donc ecirctre mobiliseacutes pour rendre compte du deacuteplacementdes incorporels Si nous voulons alors dire quelque chose de positif drsquoun tel devenir descoupures il nous reste agrave soutenir que ce devenir constitue certes un hasard mais un hasardimprobabilisable parce que reacutesultat drsquoun unique coup de deacute lanceacute de toute eacuteterniteacute sur latable immuable des flux [22]

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Tacircchons alors de preacuteciser le sens de lrsquoAiocircn ainsi entendu comme deacuteplacement desdeacuteconnexions Tout drsquoabord nous devons revenir sur lrsquoecirctre des deacuteconnexions Nous avons ditque lrsquoun des enjeux du modegravele soustractif eacutetait drsquoeacuteviter toute forme de dualisme ou dediffeacuterenciation entre des modes drsquoecirctre Il ne faut donc pas que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute soit autreque lrsquoecirctreshyflux Or il ne suffit pas pour soutenir cela de dire que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute nrsquoest rien car dire cela crsquoest reconduire un dualisme de type eacutepicurien crsquoestshyagraveshydire un dualisme de lamatiegravere et du vide Le laquo paysage ontologique raquo dresseacute par notre modegravele ressemble en effet agraveun laquo eacutepicurisme en neacutegatif raquo non pas des atomes reacuteels se deacuteplaccedilant de faccedilon hasardeuse (agravela suite du clinamen) dans un vide infini mais des laquo atomes de vides raquo se deacuteplaccedilant de faccedilonhasardeuse dans la pleacutenitude infinie des flux Il faudrait donc que la deacuteconnexion se reacuteduiseelleshymecircme ultimement agrave la pleacutenitude du flux heacuteteacuterogegravene Mais comment penser une coupurede flux qui soit elleshymecircme un flux sans lrsquoannuler comme coupure Tout simplement enreacuteduisant la coupure agrave un deacutetour du flux accompagneacute du mecircme coup drsquoun effetshyretardimposeacute agrave ce mecircme flux Il suffit de multiplier le deacutetour agrave lrsquoinfini pour obtenir un retard luishymecircmeaussi durable que deacutesireacute Une coupure est une accumulation locale agrave la puissance n dedeacutetours de flux Nous sommes alors dans une ontologie strictement continuiste qui produit le0 agrave partir drsquoune sommation agrave lrsquoinfini du 1 ou qui produit le rien agrave partir drsquoune sommation agravelrsquoinfini du reacuteel

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En identifiant la coupure au deacutetour nous nous sommes ainsi assureacutes que rien nrsquoexistait sinonla matiegravere Reste qursquoil faut maintenir srsquoil y a devenir la distinction de Chronos et drsquoAiocircnPourquoi Le devenir on lrsquoa dit deacutepend du devenir des coupures donc du devenir desdeacutetours Le devenir drsquoun deacutetour crsquoest son deacuteplacement sur une ligne de flux Mais commentou agrave quelle condition peutshyon penser un tel deacuteplacement Agrave une condition simple il nousfaut du passeacute Or le passeacute drsquoune coupure crsquoest lagrave ce que Chronos ne nous preacutesente en rienOn le verra sans peine par le scheacutema suivant

Scheacutema 2 lrsquoonde56

Si un deacutetour posseacutedait un passeacute mateacuteriel il se reacuteduirait en effet agrave une onde onde dont ledeacuteplacement est figureacute par le scheacutema On entend par onde au sens le plus geacuteneacuteral unmouvement mateacuteriel dont le passeacute aussi bien que lrsquoavenir peut ecirctre en droit reconstitueacute defaccedilon deacuteterministe ou probabilitaire Ecirctre gros si lrsquoon ose dire de son passeacute aussi bien quede son avenir tenir lrsquoun et lrsquoautre enveloppeacute dans son ecirctreshyactuel crsquoest lagrave le propre de lrsquoondeOr le deacutetour nrsquoest pas mateacuteriellement distinct de lrsquoonde puisqursquoil nrsquoest luishymecircme fait que dematiegravere mais son deacuteplacement doit lrsquoecirctre puisque sa temporaliteacute est hasardeuse Nousdevons donc dessiner une seconde ligne de passeacute seule agrave mecircme de distinguer ces deuxindiscernables que sont lrsquoonde et lrsquointerception Nous avons alors le scheacutema suivant

Scheacutema 3 le virtuel57

Cette seconde ligne de passeacute qui nrsquoest plus celle de lrsquoonde je la nomme le virtuel On peutalors fixer le vocabulaire un deacutetour posseacutedant un passeacute mateacuteriel sera dit ecirctre une onde undeacutetour proceacutedant de la ligne du virtuel sera dit ecirctre un pli Sans entrer dans le deacutetail on voitclairement que le virtuel ainsi caracteacuteriseacute a plusieurs points communs deacutecisifs avec le virtueldeleuzien 1 le virtuel nrsquoest pas indeacutetermineacute mais entiegraverement deacutetermineacute 2 le virtuel estreacuteel sinon il nrsquoy aurait pas de devenir du pli le virtuel srsquooppose donc agrave lrsquoactuel mais non aureacuteel 3 le virtuel nrsquoest pas comme le possible le double fantocircmatique de lrsquoactuel identique agravelrsquoactuel moins lrsquoexistence mais le virtuel et lrsquoactuel nrsquoont aucune raison de se ressembler 4Enfin le virtuel est la condition ontologique du devenir authentique crsquoestshyagraveshydire de la creacuteationimpreacutevisible de nouveauteacute [23]

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Mais on dira peutshyecirctre que cette introduction du thegraveme du virtuel dans le modegravele interceptifnrsquoa guegravere drsquointeacuterecirct Tout ce que nous faisons crsquoest drsquoinjecter dans notre modegravele le virtuelbergsonien inheacuterent agrave la conception de la dureacutee comme creacuteation impreacutevisible et de ce faitet pour autant que le virtuel est lrsquoheacuteritage sans doute essentiel du bergsonisme chez Deleuzele modegravele proposeacute aura autant drsquohomologie avec Deleuze qursquoil en aura avec Bergson CertesMais ce qui rend inteacuteressant lrsquointroduction du virtuel dans le modegravele soustractif crsquoest qursquoellenous impose de modifier sur un point essentiel la notion bergsonienne de virtuel Cettemodification peut se formuler ainsi nous sommes conduit agrave penser le virtuelindeacutependamment du couple quantiteacuteshyqualiteacute Or ce couple chez Bergson constitue unepocirclariteacute primordiale pour la penseacutee de la dureacutee pure Dans les Donneacutees immeacutediates de laconscience par exemple la dureacutee pure est la multipliciteacute qualitative opposeacutee agrave une matiegraverehomogegravene et quantitative qui agrave ce titre ne dure pas Dans Matiegravere et meacutemoire on lrsquoa vu laqualiteacute et la quantiteacute sont cette fois penseacutees en leur continuiteacute mais le rocircle de la meacutemoireconsiste preacuteciseacutement agrave obtenir de la qualiteacute par contraction de quantiteacute En revanche dans lemodegravele soustractif cette pocirclariteacute devient inadeacutequate pour penser le virtuel et cela pour lasimple raison que les flux sont deacutejagrave et pleinement qualitatifs et pleinement quantitatifs Laqualiteacute cesse en particulier drsquoecirctre par elleshymecircme la marque de la nouveauteacute Ce qui impliqueque le langage de la creacuteation impreacutevisible ne va plus ecirctre primordialement un langage de laqualiteacute mais un langage du plissement du devenirshyvirtuel du pli un langage qui se voudraen somme une topologie ou encore une geacuteologie du virtuel Par lagrave nous engendrons bien un

effet drsquohomologie avec Deleuze agrave savoir un heacuteritage bergsonien du virtuel srsquoexprimant entermes geacuteologiques plutocirct que qualitatifs [24] laquo Il y a du devenir raquo se dit en effet laquo il y a desplis virtuels raquo ou laquo il y a du plissement raquo

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Pour progresser encore dans la voie drsquoune reconstruction de la penseacutee deleuzienne via ledeacutebut de Matiegravere et meacutemoire il nous faut maintenant souligner le point suivant noussommes sciemment partis drsquoune theacuteorie qui nrsquoest pas exactement celle de la perception puremais qui est plus pauvre que celleshyci Car nous avons morceleacute non seulement Matiegravere etmeacutemoire pour autonomiser le premier chapitre mais aussi la theacuteorie de la perception pureelleshymecircme Expliquonsshynous Bergson se donne dans la theacuteorie de la perception pure uncentre drsquoaction indeacutetermineacute crsquoestshyagraveshydire un ecirctre libre crsquoest une telle liberteacute qui est agrave lrsquooriginede la seacutelection parmi les images de celles qui seules inteacuteressent le vivant Or le refus de toutdualisme nous contraint pour notre part agrave ne pas nous accorder ainsi lrsquoexistence drsquoecirctrespourvus de liberteacute Car nous aurions alors deux types drsquoecirctres des ecirctres libres et des ecirctressoumis aux lois mateacuterielles Si Deleuze voit dans la perception pure un immanentisme crsquoestsans doute qursquoil devine un monisme sous le dualisme apparent de la liberteacute et de la matiegraverePour deacutegager ce monisme il faut montrer que ce que Bergson nomme liberteacute peut ecirctreobtenu comme cas particulier du devenir soustractif Autrement dit il faut montrer en quoi levivant est un cas particulier drsquoun tel devenir

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Reformulons les choses plus clairement Il faut bien voir qursquoen nous donnant des flux et desinterceptions nous ne nous sommes encore donneacute aucun vivant a fortiori aucun ecirctre libreUne interception et mecircme une somme drsquointerceptions ne font pas un vivant Qursquoestshyce qursquounvivant en effet si lrsquoon srsquoinspire de Bergson Crsquoest une rareacutefaction locale des flux car unvivant crsquoest un corps crsquoestshyagraveshydire une seacutelection mais une seacutelection que nous avons nommeacuteepremiegravere une seacutelection anteacuterieure agrave tout choix libre et qui nous offre les termes entrelesquels une liberteacute pourra eacuteventuellement choisir Autrement dit un vivant crsquoest un lieu ougrave lesflux ne passent plus de faccedilon totale et sans discrimination En conseacutequence nous pouvonsavancer la deacutefinition suivante du vivant un vivant est une boucle discontinue drsquointerceptionsUne boucle car il faut assurer un lieu agrave la rareacutefaction des flux une boucle discontinue car unvivant ne doit pas entiegraverement se couper des flux faute de nrsquoavoir plus aucun rapport affectifetou perceptif au monde environnant Jrsquoappelle laquo rareacutefaction raquo tout appauvrissement localiseacutedes flux donc tout vivant Une rareacutefaction est plus qursquoune interception une interception nefait pas une rareacutefaction tandis qursquoune rareacutefaction nrsquoest faite que drsquointerceptions de flux

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Nous obtenons le scheacutema 4 scheacutema du vivant ou du corps

Scheacutema 4 le corps62

On peut alors se poser une question nouvelle agrave savoir y ashytshyil un devenir des vivants Ou

encore y ashytshyil un devenir eacuteveacutementiel des rareacutefactions Si lrsquoon suppose que lrsquoon peut penserle vivant il faut qursquoil y ait un tel devenir En effet srsquoil nrsquoy avait pas de devenir des rareacutefactionson pourrait seulement consideacuterer ce dont est fait un vivant la matiegravere qui en constitue le lieuOn penserait ce dont il est fait mais non ce qursquoil est on le penserait comme organisme maisnon comme rareacutefaction On penserait la substance mateacuterielle des corps mais non le corpsluishymecircme comme lieu de rareacutefaction de seacutelection des images Mais comment penser le vivantnonshyorganique puisque la rareacutefaction nrsquoest elleshymecircme faite de rien puisqursquoil nrsquoexiste pas defluide vital de matiegravere autre que celle de la physique qui singulariserait le mode drsquoecirctre duvivant Une solution agrave cette difficulteacute est la suivante penser le vivant doit revenir agrave penser ledevenir des zones de rareacutefaction Il faut qursquoil existe un passeacute nonshyorganique des corps qursquoilexiste des rareacutefactions virtuelles Il nous faut un passeacute non organique du vivant un devenirinorganique des corps Ou encore il nous faut un corps sans organes [25] Alors si lesplissements demeurent suffisamment coheacuterents pour constituer des plissements derareacutefactions nous pourrons penser la vie agrave partir de son eacutevolution propre et deacutegager ainsiune typologie des devenirs vitaux devenirs qui ne srsquoidentifieront pas aux flux organiques

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Si nous accordons agrave la science le soin de deacutecrire et de penser les eacutetats de choses crsquoestshyagraveshydire les eacutetats de flux nous reacuteserverons agrave la philosophie la tacircche de deacutecrire et de penser lesdevenirs virtuels Appelons eacutevaluation toute typologie des devenirs vitaux mais inorganiquesQuelle typologie notre eacutevaluation vashytshyelle adopter Quels sont les grands types de devenirsvitaux que peut admettre le vivant entendu comme boucle discontinue drsquointerception Deuxcas eacuteleacutementaires se preacutesentent agrave nous celui du resserrement et celui de lrsquoeacutelargissement desdiscontinuiteacutes Le premier augmente la puissance de deacutesintecircret du vivant le second sesignale par une ouverture eacutelargie agrave une partie des flux On nommera actif le second deveniret reacuteactif le premier

Scheacutema 5 devenir actif devenir reacuteactif64

Mais avant drsquoaller plus loin il est temps de montrer preacuteciseacutement en quoi le modegravele interceptifse distingue de celui la perception pure de Bergson et en quoi consiste lrsquointeacuterecirct de cettedistinction La distinction est la suivante Bergson part du postulat qursquoexistent des ecirctrescapable drsquoagir librement crsquoestshyagraveshydire des centres de seacutelection des images la seacutelectionsupposeacutee eacutetant une seacutelection du second type celle qui deacutesigne un choix libre entre desoptions diverses Il en infegravere alors la nature de la perception qui est quant agrave elle uneseacutelection du premier type une seacutelection nonshylibre des termes du choix Nous avons proceacutedeacuteagrave lrsquoinverse on ne srsquoest donneacute que des seacutelections premiegraveres donc des seacutelections non libres shyet lrsquoon a constitueacute de la sorte le vivant comme une configuration particuliegravere de seacutelectionpremiegraveres On ne prend donc qursquoune partie de la theacuteorie de la perception pure car onnrsquointroduit dans le modegravele construit qursquoun seul type de seacutelection la seacutelection nonshylibre Onpourvoit ensuite ces seacutelections drsquoun devenir impreacutevisible seul susceptible de produire unenouveauteacute et lrsquoon distingue alors deux reacutegimes de la seacutelection actif et reacuteactif On comprendalors que lrsquoavantage du modegravele soustractif est de permettre la greffe de la seacutelectionbergsonienne sur la seacutelection nietzscheacuteenne En effet ayant ocircteacute du modegravele bergsonien la

notion de libreshyarbitre reacutecuseacutee par Nietzsche nous pouvons rapprocher les deux sensnietzscheacuteen et bergsonien du terme seacutelection celui qui deacutesigne la seacutelection des images parla perception et celui qui deacutesigne la typologie des devenirs vitaux Nouvel effet drsquohomologieavec Deleuze le modegravele soustractif nous permet de penser le sens de sa dilection pour deuxphilosophes qursquoagrave premiegravere vue tout seacutepare Mais pour obtenir ce rapprochement de faccedilonrigoureuse il nous faut construire plus preacuteciseacutement le concept drsquoactif

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Qursquoestshyce qursquoun devenir actif dans le modegravele preacutesent Crsquoest un devenir qui se manifeste parun recul du deacutesinterecirct inheacuterent agrave la constitution mecircme du vivant Ce deacutesinterecirct en tant mecircmeqursquoil est donneacute comme constitutif de lrsquoessence du vivant nous lui donnerons le nom de becirctiseLa becirctise la becirctise laquo agrave front de taureau raquo crsquoest toujours pour le vivant une faccedilon de seconserver dans son ecirctre sans srsquoouvrir agrave lrsquoexteacuterioriteacute Au contraire un devenir actif semanifeste toujours par le fait que quelque chose arrive et plus preacuteciseacutement quelque chosedrsquointeacuteressant Les cateacutegories drsquointeacuteressant et drsquoininteacuteressant se substituent donc pour nous agravecelles de liberteacute et de nonshyliberteacute Car ces deux devenirs actif et reacuteactif ou abecirctissant sontlrsquoun et lrsquoautre anteacuterieurs agrave tout choix libre ils affectent lrsquoespace du choix anteacuterieurement agravetout choix Crsquoest pourquoi le devenir et en particulier le devenir actif doit ecirctre penseacute commeessentiellement passif il faut mecircme le penser comme un accroissement de la passiviteacute duvivant de sa laquo passibiliteacute raquo une faccedilon pour lui drsquoeacuteprouver une affectiviteacute accrue agrave uneparcelle des flux exteacuterieurs Cet accroissement nrsquoest pas luishymecircme mateacuteriel puisqursquoil est unplissement mais il est un devenir qui fait passer un flux accru de la matiegravere dans le corpsLes concepts de rencontre de passiviteacute et mecircme drsquoaffect concepts en reacutesonance avec lapenseacutee deleuzienne de lrsquoeacuteveacutenement prennent ainsi une signification vitale et non plusseulement organique Au corps actif capable drsquoun devenir novateur inventif il est toujoursarriveacute quelque chose son accroissement de puissance ne provient pas drsquoune deacutecisionautonome drsquoun sujet constituant mais drsquoune expeacuterience toujours subie drsquoune eacutepreuveaffective en laquelle se donne une exteacuterioriteacute radicale une exteacuterioriteacute jamais ressentieauparavant comme telle [26]

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Venons en maintenant pour conclure agrave ce qui nous a paru ecirctre lrsquointeacuterecirct principal du modegravelesoustractif

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Ce modegravele nous permet drsquoapporter une reacuteponse preacutecise agrave une question qursquoon peut se poser agravepropos de la notion de vie chez Deleuze et aussi bien chez Nietzsche question qui croyonsshynous parcourt deacutejagrave lrsquoœuvre de ces deux philosophes et qui est la suivante comment levivant peutshyil succomber agrave la reacuteactiviteacute Question qursquoon peut eacutegalement formuler agrave la faccedilonde Deleuze dans LrsquoantishyOedipe toutes les forces sontshyelles voueacutees agrave devenir reacuteactives Eneffet qursquoun devenir vital soit actif ne pose pas de problegraveme de compreacutehension pour peuqursquoon accorde qursquoun ecirctre tend agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre on saisit aiseacutement que le vivanttende agrave eacutelargir la surface de son rapport au monde Mais qursquoun ecirctre diminue sa puissancedonc qursquoil diminue sa reacuteceptiviteacute sa passibiliteacute inventive crsquoest eacutevidemment une eacutenigme

Eacutenigme qui se renforce quand on songe qursquoun ecirctre reacuteactif peut propager sa reacuteactiviteacute agravedrsquoautres corps seacuteparer lrsquoactif de ce qursquoil peut et que la reacuteactiviteacute semble mecircme affecter agraveterme les expeacuteriences par ellesshymecircmes les plus novatrices les plus reacutevolutionnaires Laquestion est aussi bien celle du dualisme car si nous ne parvenons pas agrave saisir en quoi lavie est virtuellement reacuteactive nous risquons drsquoaboutir agrave une seacuteparation entre deux modesdrsquoecirctre dont la communication srsquoaveacutererait impensable alors qursquoelle est au contraire manifesteBref comment comprendre que la vie soit complice de la reacuteactiviteacute

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Le modegravele soustractif apporte une reacuteponse preacutecise agrave question Et cela pour une raison simple crsquoest qursquoun tel modegravele nous conduit agrave soutenir qursquoil existe deux types de mort Et crsquoest parceqursquoil y a deux types de morts qursquoil y a deux types de vies

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Expliquons et concluons

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Remarquons drsquoabord que se deacutecouvre bien agrave nous dans notre modegravele une essentielleambiguiumlteacute de la mort Car deux morts paraissent concevables pour les corps inorganiquesqui sont deux faccedilons drsquolaquo effacer raquo les boucles discontinues soit par enfermement etreacutetreacutecissement progressif de la boucle drsquointerception soit par dissipation et disparitionprogressive de la boucle elleshymecircme Ou encore soit une mort par diminution de la surface dela boucle (reacutetreacutecissement des corps) soit une mort par diminution de la boucle (dissipationdes corps) Crsquoest ce que figurera plus clairement le scheacutema suivant

Scheacutema 6 mort reacuteactive mort creacuteative71

On peut dire que la mort par diminution de la surface de la boucle eacutequivaudrait agrave une mortmonadologique une mort par eacutevanouissement replieacute sur luishymecircme le corps srsquoamoindrittoujours davantage jusqursquoagrave lrsquoaneacuteantissement complet On peut concevoir sur ce mode lapuissance de mort du reacuteactif le reacuteactif deacuteveloppe en effet une mort par narcotique pareacutepuisement par indiffeacuterence toujours accrue au monde Nous pouvons nommer du nom deprecirctre le personnage conceptuel porteur drsquoun tel reacutegime de la mort

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Mais comment penser cette autre possibiliteacute de la mort par diminution de la boucle pardissipation du corps par une ouverture toujours plus large de celuishyci aux flux exteacuterieursjusqursquoagrave srsquoy dissoudre tout entier Et de quel personnage conceptuel ce devenir mortifegravere estshyil cette fois porteur

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La possibiliteacute de cette seconde mort il nous semble que crsquoest elle qui a domineacute affectivement

notre premiegravere lecture du deacutebut de Matiegravere et meacutemoire lisant ce texte agrave bien des eacutegardssaisissant nous ressentions pourtant dans le mecircme temps une vague terreur Et cetteimpression de terreur eacutetait due agrave ceci la mort en bon mateacuterialiste nous lrsquoavions toujoursconsideacutereacutee comme un retour des corps agrave la matiegravere inorganique donc pour le sujet commeun simple neacuteant Mais si la matiegravere eacutetait ce que Bergson en disait la mort le retour agrave lrsquoeacutetatmateacuteriel ne srsquoidentifiait plus du tout au neacuteant bien plutocirct agrave la folie et mecircme agrave une folieinfinie Car le devenirshymateacuteriel crsquoeacutetait lrsquoeffacement de la seacutelection des images et nonlrsquoeffacement des images Et il semblait alors que pour se faire une image de la mort il fallaitconcevoir ce que serait notre vie si tous les mouvements de la terre tous les bruits de laterre toutes les odeurs toutes les saveurs toutes les lumiegraveres de la terre et drsquoailleurs nousparvenaient en un moment en un instant comme un atroce et criard tumulte de touteschoses nous traversant continucircment et instantaneacutement Comme si le neacuteant de la mort nrsquoeacutetaitpas agrave comprendre comme un simple vide mais au contraire comme une saturation unabominable tropshyplein drsquoexistence

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La mort ainsi comprise crsquoest donc le laquo regravegne acheveacute de la communication raquo Mourir crsquoestdevenir un pur point de passage un pur centre de communication de toute chose avec toutechose On saisit alors que le vivant nrsquoest pas lrsquoeacutemergence de la douleur dans un mondeatrophieacute mais au contraire lrsquoamoindrissement de la folie dans un devenirshyterreur du chaosportant celleshyci agrave une vitesse infinie On pourrait dire de cette mortshyfolie de cette mortshyterreurquelque chose drsquoassez proche de ce que Deleuze dit du chaos dans la conclusion de Qursquoestshyce que la philosophie laquo Nous demandons seulement un peu drsquoordre pour nous proteacuteger duchaos Rien nrsquoest plus douloureux plus angoissant qursquoune penseacutee qui srsquoeacutechappe agrave elleshymecircme des ideacutees qui fuient qui disparaissent agrave peine eacutebaucheacutees deacutejagrave rongeacutees par lrsquooubli oupreacutecipiteacutees dans drsquoautres que nous ne maicirctrisons pas davantage raquo [27]

75

Le devenir mortifegravere de la communication comporte ainsi une diffeacuterence importante drsquoavec ledevenir reacuteactif du precirctre crsquoest qursquoil ressemble au devenirshyactif et est mecircme indiscernable deceluishyci jusqursquoagrave un certain point Comme si les sciences de la communication publiciteacutemarketing etc dont Deleuze disait toujours dans Qursquoestshyce que la philosophie qursquoellessrsquoeacutetaient arrogeacute le concept comme si ces disciplines eacutetaient le prolongement terrifiant de lacreacuteation authentique dans le tumulte inconsistant et insignifiant de lrsquoinformation [28]

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Il faudrait alors faire du communiquant dans le systegraveme soustractif un personnageconceptuel original agrave cocircteacute du precirctre celui qui instaure des devenirs non plus creacuteateurs nonplus reacuteactifs mais creacuteatifs des devenirs qui deacuteversent la mort au sein mecircme de la creacuteationen en eacutepousant apparemment le mouvement et les mots Des devenirs qui ne sont pas ceuxde la becirctise close sur elleshymecircme mais qui seraient plutocirct ceux drsquoune certaine niaiserieopiniacirctre de lrsquoouverture freacuteneacutetique agrave nrsquoimporte quelle apparence de nouveauteacute La terreur duphilosophe devant les philosophies de la communication ou du moins certains de ses avatarssa faccedilon de ramper eacutevoqueacutee par Deleuze degraves qursquoon lui propose de discuter serait une

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

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On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

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Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

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Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 11: Soustraction Et Contraction

vite tandis que jrsquoeacutecoute telle seacutequence grave que jrsquoaime particuliegraverement tandis que le tempsme semblera long en eacutecoutant telle seacutequence aigueuml qui mrsquoennuie

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Degraves lors il semble que je ne puisse opeacuterer une reacuteelle deacutetente de la perception et deacutemecirclerainsi lrsquoen soi mateacuteriel de la meacutemoire subjective Agrave regarder la chose de plus pregraves onsrsquoaperccediloit que la difficulteacute qursquoil y a agrave deacutemecircler la perception de la meacutemoireshycontraction vient dece que cette derniegravere est supposeacutee constituer les qualiteacutes mecircmes de la perception ce quinrsquoeacutetait pas le cas de la meacutemoireshyrappel Alors que dans ce dernier cas je pouvais fairelrsquoexpeacuterience concregravete de la dissociation de la meacutemoire et de la perception crsquoeacutetait lrsquoexpeacuteriencede la lecture attentive ce nrsquoest deacutesormais plus possible Je me trouve en effet face agravelrsquoalternative aporeacutetique suivante soit je tente drsquointuitionner directement le reacutesultat de ladeacutetente mais je ne fais alors que reconduire lrsquoexpeacuterience de ma dureacutee propre et non celle dela dureacutee mateacuterielle expeacuterience des couleurs qui pacirclissent ou des sons qui deviennent plusgrave Soit je mrsquoen remets agrave la science pour deacutegager la nature vibratoire et homogegravene de lamatiegravere mais en ce cas je me contente drsquoenregistrer le reacutesultat drsquoune expeacuterimentation au lieude penser la nature supposeacutee continue de la matiegravere homogegravene et de la perceptionheacuteteacuterogegravene Jrsquoaccegravede dans ce dernier cas agrave la nature vibratoire de la matiegravere mais par lebiais drsquoune science qui est sans continuiteacute avec ma perception concregravete des qualiteacutes

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Autrement dit la meacutemoireshycontraction semble abolir le reacutesultat principal de la theacuteorie de laperception pure agrave savoir celle de la connaissabiliteacute de lrsquoen soi La matiegravere nous apparaicirct eneffet comme ce qui nrsquoa pas fait lrsquoobjet du travail de la contraction Mais comme cettecontraction a toujours deacutejagrave eu lieu comme elle est supposeacutee affecter jusqursquoaux composanteseacuteleacutementaires de la perception nous ne voyons aucun moyen convaincant de faire le chemininverse en sorte de retrouver la matiegravere en soi non encore affecteacutee par notre dureacuteesubjective Pour le dire encore autrement le vice de la meacutemoire contractante paraicirct ecirctre denous faire replonger drsquoune theacuteorie de la perceptionshyascegravese moment profondeacutement original dela conception bergsonienne moment aussi ougrave son anticriticisme est le plus radical agrave unetheacuteorie de la perceptionshysynthegravese soumise agrave ce titre agrave la seacuteparation kantienne du pourshynouset de lrsquoenshysoi En effet la force de la theacuteorie asceacutetique de la perception consistait en ceci quela forme de la matiegravere eacutetait poseacutee en la matiegravere elleshymecircme la synthegravese eacutetait mateacuterielle etconsistait dans les relations reacutegleacutees que les images entretenaient les unes avec les autres larepreacutesentation nrsquoajoutait aucune forme de synthegravese agrave la matiegravere Mais tout change avec latheacuteorie contractante de la meacutemoire car alors la perception introduit de nouveau agrave mecircme lamatiegravere une forme une synthegravese en lrsquooccurrence une compression temporelle qui se donnecomme la genegravese des qualiteacutes immeacutediates Mais si la perception est syntheacutetique alors noussommes en veacuteriteacute condamneacutes agrave ne jamais deacutecouvrir la nature du mateacuteriau syntheacutetiseacutepuisque nous sommes enfermeacutes dans les limites drsquoune telle synthegravese Crsquoest lrsquoexpeacuterience quenous avons faite de notre incapaciteacute agrave intuitionner une deacutetente qui nous fasse sortir du mondequalitatif propre agrave notre dureacutee intime

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Pour mieux faire saisir la difficulteacute on peut ici eacutevoquer les anticipations de la perception deKant On sait que dans lrsquoAnalytique des principes de la premiegravere Critique [15] Kant soutientque nous pouvons anticiper non seulement sur la forme du pheacutenomegravene mais aussi dans unecertaine mesure sur sa matiegravere et cela en affirmant que toute reacutealiteacute admet un degreacute crsquoestshyagraveshydire une quantiteacute intensive non divisible en uniteacutes mais en diffeacuterentielles Nous savons eneffet que le temps est divisible agrave lrsquoinfini et qursquoen conseacutequence entre un degreacute X de qualiteacutesdonneacutees degreacute supposeacute conscient et le degreacute 0 de conscience il srsquoest eacutecouleacute une infiniteacute demoments dans le temps qui ont fait lrsquoobjet de synthegraveses non encore conscientes Les qualiteacutesen apparence immeacutediates de la perception ont donc en veacuteriteacute deacutejagrave eacuteteacute informeacutees par laconscience La perception est la somme ou encore lrsquointeacutegrale de diffeacuterentielles qui seulespeuvent ecirctre identifieacutees agrave la chose en soi Mais pour retrouver cette chose en soi telle qursquoenelleshymecircme il nous faudrait disposer drsquoune opeacuteration de deacuterivation telle que nous serionsassureacutes qursquoelle correspondrait agrave lrsquoinverse exact de lrsquointeacutegration preacuteshyconsciente de laperception Or crsquoest lagrave ce que nous ne pouvons en aucun cas deacuteterminer de faccedilon sucircreNous dirions en ce sens que Bergson paraicirct achopper sur une difficulteacute qui parshydelagravedrsquoeacutevidentes diffeacuterences rappelle celle qui contribuait agrave justifier le scepticisme drsquoun SalomonMaiumlmon car Maiumlmon dans son Essai sur la philosophie transcendantale ayant preacuteciseacutementidentifieacute le noumegravene agrave la diffeacuterentielle de conscience et le pheacutenomegravene agrave son inteacutegration parlrsquoimagination productrice srsquointerdisait drsquoopeacuterer par la connaissance le chemin inverse celuiqui irait du pheacutenomegravene au noumegravene Le noumegravene doit selon lui nous demeurer inconnuparce que nous ne pouvons jamais ecirctre sucircr que la deacuterivation proposeacutee par le philosophe pourretrouver le noumegravene sera le symeacutetrique exact de lrsquointeacutegration conscientielle drsquoun telnoumegravene [16]

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Bref il nous semble que tous les acquis antishykantiens et immanentistes de la perceptionshyascegravese se voient mis en peacuteril par un retour de Bergson dans le giron de la synthegravesesubjective Degraves lors que Bergson introduit agrave mecircme la subjectiviteacute le travail de la synthegravese ilreconduit la possibiliteacute drsquoune chose en soi devenue inaccessible agrave la penseacutee et ainsi lapossibiliteacute drsquoune transcendance radicale Lrsquoenjeu de la discussion devient alors le suivant peutshyon envisager une theacuteorie de la perceptionshyascegravese qui eacutevite drsquoen passer par le momentsyntheacutetique de la contraction Agrave quoi ressemblerait une telle theacuteorie et comment pourraitshyontenter de la justifier

5 shyRetour agrave la perception pure

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Comment penser une perception pure sans meacutemoire contractante

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Revenons agrave la raison qui paraicirct inciter Bergson agrave introduire lrsquoideacutee de contraction Cette raisonsi lrsquoon y reacutefleacutechit semble bien se reacuteduire agrave un fait agrave savoir que la science de la matiegravereeacuteleacutementaire deacutecompose des dureacutees conscientes minimes en eacuteveacutenements extraordinairementrapides en lrsquooccurrence des vibrations lumineuses Crsquoest drsquoune telle reacutealiteacute vibratoire de la

matiegravere que la theacuteorie de la meacutemoire contractante entend rendre raison en pointant le procegravespar lequel cet eacutetat mateacuteriel se transforme pour nous en qualiteacutes distinctes Mais qursquoy ashytshyildans un tel fait qursquoune theacuteorie de lrsquoimage ne suffirait pas agrave deacutecrire Il semble que la difficulteacutevienne de ce qursquoune image celle de la perception coloreacutee est supposeacutee contenir beaucoupdrsquoautres images celle des vibrations homogegravenes Or si une image nous preacutesentaiteffectivement la matiegravere telle qursquoen elleshymecircme sa vibration prodigieuse ne devraitshyelle paselle aussi nous apparaicirctre Puisque ce nrsquoest pas le cas il faut bien admettre que notre saisiedu monde y introduit une opeacuteration qui le modifie

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Agrave cette objection Bergson nous donne pourtant luishymecircme les moyens de reacutepondre aiseacutement ne nous ashytshyil pas dit que la theacuteorie de lrsquoimage supposait qursquoil y avait beaucoup plus de chosesdans la matiegravere que dans la repreacutesentation Nrsquoashytshyil pas fondeacute son immanentisme sur le faitque la matiegravere eacutetait non pas autre mais plus que la repreacutesentation Degraves lors qursquoestshyce quinous empecircche drsquoaccorder agrave la matiegravere toutes les images que nous pouvons en retirer Car sila matiegravere est un ensemble drsquoimages pittoresques rien nrsquointerdit de dire qursquoelle est aussi enplus un ensemble drsquoimages ougrave les qualiteacutes nrsquoont plus cours rien nrsquointerdit de faire de lamatiegravere toutes les images que nous pouvons en avoir agrave toutes les eacutechelles du temps et aussibien de lrsquoespace Crsquoeacutetait lagrave reacutepeacutetonsshyle la force mecircme de la theacuteorie soustractive de laperception pure la chose en soi crsquoeacutetait tous les points de vue susceptibles drsquoecirctre pris surcette chose les plus rapprocheacutes ceux de ses moindres deacutetails comme les plus eacuteloigneacutesPourquoi en ce cas ne pas en dire autant de la matiegravere lumineuse et soutenir que la lumiegraverece sont toutes les images susceptibles drsquoecirctre prises de celleshyci couleurs du spectres aussibien que vibrations homogegravenes Rien ne nous interdit drsquoaccorder agrave la matiegravereshyimage cesdeux points de vue de consideacuterer que celleshyci est heacuteteacuterogegravene et de plus homogegravene imageshyperception et image expeacuterimentale image coloreacutee et image vibratoire Cela revientsimplement agrave dire que de la matiegravere qursquoelle se compose drsquoimages radicalement distinctessuivant ses eacutechelles temporelles et spatiales Autrement dit cela revient agrave accorder agrave lamatiegravere tous les rythmes de la dureacutee et agrave faire de la perception humaine non la contractionde la quantiteacute mateacuterielle mais la seacutelection drsquoun des rythmes drsquoune matiegravereshyimage qui lescontiendrait toutes

6 shyLe modegravele soustractif

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Degraves lors nous pouvons commencer agrave examiner en quoi consisterait un modegravele purementsoustractif tireacute de Matiegravere et meacutemoire un modegravele fait de soustractions sans contractions

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Voici les deux postulats dont nous partirons

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1 La matiegravere est composeacutee drsquoimages Ces images communiquent toutes les unes avec les

autres selon des lois identifieacutees aux lois de la nature Cette communication on la nommeradu terme de flux flux par lesquels les images reccediloivent et transmettent du mouvement auximages La matiegravere consiste donc dans une multipliciteacute agrave la fois qualitative et quantitativepittoresque et homogegravene

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On peut alors convenir du lexique suivant on nommera heacuteteacuterogegravene une multipliciteacute non passeulement qualitative mais agrave la fois qualitative et quantitative Si lrsquohomogegravene demeureidentifiable agrave la quantiteacute lrsquoheacuteteacuterogegravene cesse drsquoecirctre identifiable agrave la qualiteacute Lrsquoheacuteteacuterogegravene estplus heacuteteacuterogegravene que la qualiteacute comprenant non seulement les diffeacuterences des qualiteacutes entreelles mais aussi les diffeacuterences des quantiteacutes entre elles et la diffeacuterence de la qualiteacute engeacuteneacuteral drsquoavec la quantiteacute

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2 Agrave ces images connecteacutees entre elles par les flux il faut ajouter des interceptions descoupures qui nrsquoapportent rien drsquoautre aux images que leur isolement local que leur devenirsuperficiel Ici on srsquoeacuteloigne un peu pour des raisons de clarteacute de la theacuteorie de Bergson ausens strict au lieu de dire que la rareacutefaction des images dans la perception est due au faitque le vivant se laisse traverser par la plupart des images pour nrsquoen retenir que certaines ondit que cette rareacutefaction est due agrave des coupures des barrages qui ne permettent qursquoagravecertains flux de peacuteneacutetrer jusqursquoagrave la conscience Lrsquoessentiel demeure la perception est detoute faccedilon encore penseacutee comme rareacutefaction de la matiegravere

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Nous pouvons formuler plus preacuteciseacutement ces deux postulats en les ramassant tous deuxdans la proposition suivante il y a du devenir et le devenir ce sont les flux et leursinterceptions Cet eacutenonceacute soutient la chose suivante un flux ne suffit pas agrave constituer undevenir pour cela il y faut eacutegalement de lrsquointerception Les flux certes transmettent dumouvement mais ce mouvement nrsquoest pas un devenir en ce sens que reacutegi par les lois de lanature il connecte toute image agrave toute autre image selon une neacutecessiteacute qui sature enquelque sorte le reacuteel Toute chose eacutetant connecteacutee agrave toute autre selon des lois laconnaissance drsquoune image nous suffit en droit agrave deacuteterminer le mouvement preacutesent passeacute etfutur de toutes les autres et cela agrave tel point que la diffeacuterence mecircme entre ces troisdimensions du temps srsquoefface au profit drsquoun reacuteseau immuable de transmissions demouvements On est face agrave une immobiliteacute faite de mouvements analogue agrave celle depuissants jets drsquoeau dont le mouvement continu de la matiegravere aboutit agrave lrsquoimmobiliteacute continuede la forme Les flux livreacutes agrave euxshymecircmes sont une telle mobiliteacute pure srsquoimmobilisant du faitmecircme qursquoaucun obstacle nrsquoen entrave le deacuteploiement ce sont des liens entre toutes chosesreacutegis par des lois fixes

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Pour qursquoil y ait devenir il faut que quelque chose se passe et pour que quelque chose sepasse il ne suffit pas que quelque chose passe il faut au contraire que quelque chose ne

passe pas il faut une deacuteconnexion Crsquoest la seule faccedilon drsquointroduire dans la matiegravere undevenir sans introduire autre chose que de la matiegravere crsquoest la seule faccedilon pour nous demaintenir la laquo formule magique raquo de Deleuze laquo PLURALISME = MONISME raquo [17] sansreconduire le dualisme Le monisme de la matiegravere heacuteteacuterogegravene va accueillir en lui le pluralismede lrsquoeacuteveacutenementialiteacute sans accueillir pour autant autre chose que la matiegravere donc sans quesrsquointroduise de dualiteacute ontologique

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Voyons comment une telle opeacuteration est possible La condition pour qursquoil y ait du devenircrsquoest qursquoun changement se produise qui ne se reacuteduise pas agrave un flux mateacuteriel Cela nousimpose la thegravese suivante il faut qursquoil existe un devenir des interceptions mecircmes Il faut queles interceptions changent Mais comment un tel changement estshyil pensable Au regard dece que nous avons dit cela ne peut se produire que drsquoune seule faccedilon il faut que lesinterceptions de flux se deacuteplacent sur les lignes de flux

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Nous obtenons le scheacutema 1

Scheacutema 1 interceptions de flux et flux drsquointerceptions52

Ougrave lrsquoon voit qursquoun devenir crsquoest deux devenirs pour qursquoil y ait devenir il faut que le devenirdevienne deux fois comme flux drsquoimages et comme flux drsquointerception des images Ledevenir est donc composeacute drsquoun double fleacutechage qui nrsquointroduit aucun dualisme ontologiqueLe premier fleacutechage est celui du flux Le second fleacutechage introduit seul le devenir On peutalors par ce double fleacutechage obtenir la greffe du thegraveme bergsonien de lrsquoimage avec lethegraveme stoiumlcien des incorporels tel que Deleuze le mobilise dans Logique du sens [18] Onnommera alors Chronos la dimension temporelle des flux et Aiocircn la dimension temporelledes interceptions [19] Qursquoestshyce qui nous autorise agrave reprendre non seulement le lexiquestoiumlcien mais aussi le lexique deleuzien tel que mis en œuvre dans Logique du sens Deuxeacuteleacutements

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1 Drsquoabord on sait que la division entre Aiocircn et Chronos distingue dans Logique du sens latemporaliteacute des causes profondes la temporaliteacute des meacutelanges corporels de celle deseacuteveacutenements incorporels Or crsquoest bien agrave ce type de division que correspond le doublefleacutechage preacuteceacutedent les flux sont bien des meacutelanges dynamiques de matiegravere et lesinterceptions sont bien des incorporels puisqursquoelles ne sont rien de mateacuteriel De plus ledevenir des interceptions est un devenir qui remonte agrave la surface agrave partir de la profondeur desimages puisque le reacutesultat de lrsquointerception est le devenir superficiel de la matiegravere sareacuteduction agrave son enveloppe dans la perception On peut donc leacutegitimement reprendrelrsquoexclamation de Deleuze agrave propos des incorporels laquo Voilagrave maintenant que tout remonte agrave lasurface raquo [20] 2 En second lieu on peut attribuer agrave lrsquoAiocircn ainsi redeacutefini comme deacuteplacementde coupures une proprieacuteteacute homologue agrave celle de lrsquoAiocircn deleuzien agrave savoir lrsquoeacuteveacutenementialiteacute

entendue comme Eacuteveacutenement unique en lequel communiquent tous les eacuteveacutenements laquoaffirmation du hasard en une fois raquo laquo unique lancer pour tous les coups raquo [21] En effet si lrsquoonveut penser le processus par lequel se deacuteplacent les interceptions la temporaliteacute en laquelleles interceptions changent nous devons en exclure toute forme drsquoexplication mateacuterielle Si ledeacuteplacement drsquoune deacuteconnexion proceacutedait des lois mateacuterielles celleshyci se reacuteduirait agrave un fluxcomme un autre et il nrsquoexisterait aucun devenir Mais srsquoil y a devenir aucune loi physique nepeut en rendre compte Ni le deacuteterminisme ni les probabiliteacutes double paradigme explicatifdes processus mateacuteriels ne peuvent donc ecirctre mobiliseacutes pour rendre compte du deacuteplacementdes incorporels Si nous voulons alors dire quelque chose de positif drsquoun tel devenir descoupures il nous reste agrave soutenir que ce devenir constitue certes un hasard mais un hasardimprobabilisable parce que reacutesultat drsquoun unique coup de deacute lanceacute de toute eacuteterniteacute sur latable immuable des flux [22]

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Tacircchons alors de preacuteciser le sens de lrsquoAiocircn ainsi entendu comme deacuteplacement desdeacuteconnexions Tout drsquoabord nous devons revenir sur lrsquoecirctre des deacuteconnexions Nous avons ditque lrsquoun des enjeux du modegravele soustractif eacutetait drsquoeacuteviter toute forme de dualisme ou dediffeacuterenciation entre des modes drsquoecirctre Il ne faut donc pas que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute soit autreque lrsquoecirctreshyflux Or il ne suffit pas pour soutenir cela de dire que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute nrsquoest rien car dire cela crsquoest reconduire un dualisme de type eacutepicurien crsquoestshyagraveshydire un dualisme de lamatiegravere et du vide Le laquo paysage ontologique raquo dresseacute par notre modegravele ressemble en effet agraveun laquo eacutepicurisme en neacutegatif raquo non pas des atomes reacuteels se deacuteplaccedilant de faccedilon hasardeuse (agravela suite du clinamen) dans un vide infini mais des laquo atomes de vides raquo se deacuteplaccedilant de faccedilonhasardeuse dans la pleacutenitude infinie des flux Il faudrait donc que la deacuteconnexion se reacuteduiseelleshymecircme ultimement agrave la pleacutenitude du flux heacuteteacuterogegravene Mais comment penser une coupurede flux qui soit elleshymecircme un flux sans lrsquoannuler comme coupure Tout simplement enreacuteduisant la coupure agrave un deacutetour du flux accompagneacute du mecircme coup drsquoun effetshyretardimposeacute agrave ce mecircme flux Il suffit de multiplier le deacutetour agrave lrsquoinfini pour obtenir un retard luishymecircmeaussi durable que deacutesireacute Une coupure est une accumulation locale agrave la puissance n dedeacutetours de flux Nous sommes alors dans une ontologie strictement continuiste qui produit le0 agrave partir drsquoune sommation agrave lrsquoinfini du 1 ou qui produit le rien agrave partir drsquoune sommation agravelrsquoinfini du reacuteel

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En identifiant la coupure au deacutetour nous nous sommes ainsi assureacutes que rien nrsquoexistait sinonla matiegravere Reste qursquoil faut maintenir srsquoil y a devenir la distinction de Chronos et drsquoAiocircnPourquoi Le devenir on lrsquoa dit deacutepend du devenir des coupures donc du devenir desdeacutetours Le devenir drsquoun deacutetour crsquoest son deacuteplacement sur une ligne de flux Mais commentou agrave quelle condition peutshyon penser un tel deacuteplacement Agrave une condition simple il nousfaut du passeacute Or le passeacute drsquoune coupure crsquoest lagrave ce que Chronos ne nous preacutesente en rienOn le verra sans peine par le scheacutema suivant

Scheacutema 2 lrsquoonde56

Si un deacutetour posseacutedait un passeacute mateacuteriel il se reacuteduirait en effet agrave une onde onde dont ledeacuteplacement est figureacute par le scheacutema On entend par onde au sens le plus geacuteneacuteral unmouvement mateacuteriel dont le passeacute aussi bien que lrsquoavenir peut ecirctre en droit reconstitueacute defaccedilon deacuteterministe ou probabilitaire Ecirctre gros si lrsquoon ose dire de son passeacute aussi bien quede son avenir tenir lrsquoun et lrsquoautre enveloppeacute dans son ecirctreshyactuel crsquoest lagrave le propre de lrsquoondeOr le deacutetour nrsquoest pas mateacuteriellement distinct de lrsquoonde puisqursquoil nrsquoest luishymecircme fait que dematiegravere mais son deacuteplacement doit lrsquoecirctre puisque sa temporaliteacute est hasardeuse Nousdevons donc dessiner une seconde ligne de passeacute seule agrave mecircme de distinguer ces deuxindiscernables que sont lrsquoonde et lrsquointerception Nous avons alors le scheacutema suivant

Scheacutema 3 le virtuel57

Cette seconde ligne de passeacute qui nrsquoest plus celle de lrsquoonde je la nomme le virtuel On peutalors fixer le vocabulaire un deacutetour posseacutedant un passeacute mateacuteriel sera dit ecirctre une onde undeacutetour proceacutedant de la ligne du virtuel sera dit ecirctre un pli Sans entrer dans le deacutetail on voitclairement que le virtuel ainsi caracteacuteriseacute a plusieurs points communs deacutecisifs avec le virtueldeleuzien 1 le virtuel nrsquoest pas indeacutetermineacute mais entiegraverement deacutetermineacute 2 le virtuel estreacuteel sinon il nrsquoy aurait pas de devenir du pli le virtuel srsquooppose donc agrave lrsquoactuel mais non aureacuteel 3 le virtuel nrsquoest pas comme le possible le double fantocircmatique de lrsquoactuel identique agravelrsquoactuel moins lrsquoexistence mais le virtuel et lrsquoactuel nrsquoont aucune raison de se ressembler 4Enfin le virtuel est la condition ontologique du devenir authentique crsquoestshyagraveshydire de la creacuteationimpreacutevisible de nouveauteacute [23]

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Mais on dira peutshyecirctre que cette introduction du thegraveme du virtuel dans le modegravele interceptifnrsquoa guegravere drsquointeacuterecirct Tout ce que nous faisons crsquoest drsquoinjecter dans notre modegravele le virtuelbergsonien inheacuterent agrave la conception de la dureacutee comme creacuteation impreacutevisible et de ce faitet pour autant que le virtuel est lrsquoheacuteritage sans doute essentiel du bergsonisme chez Deleuzele modegravele proposeacute aura autant drsquohomologie avec Deleuze qursquoil en aura avec Bergson CertesMais ce qui rend inteacuteressant lrsquointroduction du virtuel dans le modegravele soustractif crsquoest qursquoellenous impose de modifier sur un point essentiel la notion bergsonienne de virtuel Cettemodification peut se formuler ainsi nous sommes conduit agrave penser le virtuelindeacutependamment du couple quantiteacuteshyqualiteacute Or ce couple chez Bergson constitue unepocirclariteacute primordiale pour la penseacutee de la dureacutee pure Dans les Donneacutees immeacutediates de laconscience par exemple la dureacutee pure est la multipliciteacute qualitative opposeacutee agrave une matiegraverehomogegravene et quantitative qui agrave ce titre ne dure pas Dans Matiegravere et meacutemoire on lrsquoa vu laqualiteacute et la quantiteacute sont cette fois penseacutees en leur continuiteacute mais le rocircle de la meacutemoireconsiste preacuteciseacutement agrave obtenir de la qualiteacute par contraction de quantiteacute En revanche dans lemodegravele soustractif cette pocirclariteacute devient inadeacutequate pour penser le virtuel et cela pour lasimple raison que les flux sont deacutejagrave et pleinement qualitatifs et pleinement quantitatifs Laqualiteacute cesse en particulier drsquoecirctre par elleshymecircme la marque de la nouveauteacute Ce qui impliqueque le langage de la creacuteation impreacutevisible ne va plus ecirctre primordialement un langage de laqualiteacute mais un langage du plissement du devenirshyvirtuel du pli un langage qui se voudraen somme une topologie ou encore une geacuteologie du virtuel Par lagrave nous engendrons bien un

effet drsquohomologie avec Deleuze agrave savoir un heacuteritage bergsonien du virtuel srsquoexprimant entermes geacuteologiques plutocirct que qualitatifs [24] laquo Il y a du devenir raquo se dit en effet laquo il y a desplis virtuels raquo ou laquo il y a du plissement raquo

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Pour progresser encore dans la voie drsquoune reconstruction de la penseacutee deleuzienne via ledeacutebut de Matiegravere et meacutemoire il nous faut maintenant souligner le point suivant noussommes sciemment partis drsquoune theacuteorie qui nrsquoest pas exactement celle de la perception puremais qui est plus pauvre que celleshyci Car nous avons morceleacute non seulement Matiegravere etmeacutemoire pour autonomiser le premier chapitre mais aussi la theacuteorie de la perception pureelleshymecircme Expliquonsshynous Bergson se donne dans la theacuteorie de la perception pure uncentre drsquoaction indeacutetermineacute crsquoestshyagraveshydire un ecirctre libre crsquoest une telle liberteacute qui est agrave lrsquooriginede la seacutelection parmi les images de celles qui seules inteacuteressent le vivant Or le refus de toutdualisme nous contraint pour notre part agrave ne pas nous accorder ainsi lrsquoexistence drsquoecirctrespourvus de liberteacute Car nous aurions alors deux types drsquoecirctres des ecirctres libres et des ecirctressoumis aux lois mateacuterielles Si Deleuze voit dans la perception pure un immanentisme crsquoestsans doute qursquoil devine un monisme sous le dualisme apparent de la liberteacute et de la matiegraverePour deacutegager ce monisme il faut montrer que ce que Bergson nomme liberteacute peut ecirctreobtenu comme cas particulier du devenir soustractif Autrement dit il faut montrer en quoi levivant est un cas particulier drsquoun tel devenir

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Reformulons les choses plus clairement Il faut bien voir qursquoen nous donnant des flux et desinterceptions nous ne nous sommes encore donneacute aucun vivant a fortiori aucun ecirctre libreUne interception et mecircme une somme drsquointerceptions ne font pas un vivant Qursquoestshyce qursquounvivant en effet si lrsquoon srsquoinspire de Bergson Crsquoest une rareacutefaction locale des flux car unvivant crsquoest un corps crsquoestshyagraveshydire une seacutelection mais une seacutelection que nous avons nommeacuteepremiegravere une seacutelection anteacuterieure agrave tout choix libre et qui nous offre les termes entrelesquels une liberteacute pourra eacuteventuellement choisir Autrement dit un vivant crsquoest un lieu ougrave lesflux ne passent plus de faccedilon totale et sans discrimination En conseacutequence nous pouvonsavancer la deacutefinition suivante du vivant un vivant est une boucle discontinue drsquointerceptionsUne boucle car il faut assurer un lieu agrave la rareacutefaction des flux une boucle discontinue car unvivant ne doit pas entiegraverement se couper des flux faute de nrsquoavoir plus aucun rapport affectifetou perceptif au monde environnant Jrsquoappelle laquo rareacutefaction raquo tout appauvrissement localiseacutedes flux donc tout vivant Une rareacutefaction est plus qursquoune interception une interception nefait pas une rareacutefaction tandis qursquoune rareacutefaction nrsquoest faite que drsquointerceptions de flux

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Nous obtenons le scheacutema 4 scheacutema du vivant ou du corps

Scheacutema 4 le corps62

On peut alors se poser une question nouvelle agrave savoir y ashytshyil un devenir des vivants Ou

encore y ashytshyil un devenir eacuteveacutementiel des rareacutefactions Si lrsquoon suppose que lrsquoon peut penserle vivant il faut qursquoil y ait un tel devenir En effet srsquoil nrsquoy avait pas de devenir des rareacutefactionson pourrait seulement consideacuterer ce dont est fait un vivant la matiegravere qui en constitue le lieuOn penserait ce dont il est fait mais non ce qursquoil est on le penserait comme organisme maisnon comme rareacutefaction On penserait la substance mateacuterielle des corps mais non le corpsluishymecircme comme lieu de rareacutefaction de seacutelection des images Mais comment penser le vivantnonshyorganique puisque la rareacutefaction nrsquoest elleshymecircme faite de rien puisqursquoil nrsquoexiste pas defluide vital de matiegravere autre que celle de la physique qui singulariserait le mode drsquoecirctre duvivant Une solution agrave cette difficulteacute est la suivante penser le vivant doit revenir agrave penser ledevenir des zones de rareacutefaction Il faut qursquoil existe un passeacute nonshyorganique des corps qursquoilexiste des rareacutefactions virtuelles Il nous faut un passeacute non organique du vivant un devenirinorganique des corps Ou encore il nous faut un corps sans organes [25] Alors si lesplissements demeurent suffisamment coheacuterents pour constituer des plissements derareacutefactions nous pourrons penser la vie agrave partir de son eacutevolution propre et deacutegager ainsiune typologie des devenirs vitaux devenirs qui ne srsquoidentifieront pas aux flux organiques

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Si nous accordons agrave la science le soin de deacutecrire et de penser les eacutetats de choses crsquoestshyagraveshydire les eacutetats de flux nous reacuteserverons agrave la philosophie la tacircche de deacutecrire et de penser lesdevenirs virtuels Appelons eacutevaluation toute typologie des devenirs vitaux mais inorganiquesQuelle typologie notre eacutevaluation vashytshyelle adopter Quels sont les grands types de devenirsvitaux que peut admettre le vivant entendu comme boucle discontinue drsquointerception Deuxcas eacuteleacutementaires se preacutesentent agrave nous celui du resserrement et celui de lrsquoeacutelargissement desdiscontinuiteacutes Le premier augmente la puissance de deacutesintecircret du vivant le second sesignale par une ouverture eacutelargie agrave une partie des flux On nommera actif le second deveniret reacuteactif le premier

Scheacutema 5 devenir actif devenir reacuteactif64

Mais avant drsquoaller plus loin il est temps de montrer preacuteciseacutement en quoi le modegravele interceptifse distingue de celui la perception pure de Bergson et en quoi consiste lrsquointeacuterecirct de cettedistinction La distinction est la suivante Bergson part du postulat qursquoexistent des ecirctrescapable drsquoagir librement crsquoestshyagraveshydire des centres de seacutelection des images la seacutelectionsupposeacutee eacutetant une seacutelection du second type celle qui deacutesigne un choix libre entre desoptions diverses Il en infegravere alors la nature de la perception qui est quant agrave elle uneseacutelection du premier type une seacutelection nonshylibre des termes du choix Nous avons proceacutedeacuteagrave lrsquoinverse on ne srsquoest donneacute que des seacutelections premiegraveres donc des seacutelections non libres shyet lrsquoon a constitueacute de la sorte le vivant comme une configuration particuliegravere de seacutelectionpremiegraveres On ne prend donc qursquoune partie de la theacuteorie de la perception pure car onnrsquointroduit dans le modegravele construit qursquoun seul type de seacutelection la seacutelection nonshylibre Onpourvoit ensuite ces seacutelections drsquoun devenir impreacutevisible seul susceptible de produire unenouveauteacute et lrsquoon distingue alors deux reacutegimes de la seacutelection actif et reacuteactif On comprendalors que lrsquoavantage du modegravele soustractif est de permettre la greffe de la seacutelectionbergsonienne sur la seacutelection nietzscheacuteenne En effet ayant ocircteacute du modegravele bergsonien la

notion de libreshyarbitre reacutecuseacutee par Nietzsche nous pouvons rapprocher les deux sensnietzscheacuteen et bergsonien du terme seacutelection celui qui deacutesigne la seacutelection des images parla perception et celui qui deacutesigne la typologie des devenirs vitaux Nouvel effet drsquohomologieavec Deleuze le modegravele soustractif nous permet de penser le sens de sa dilection pour deuxphilosophes qursquoagrave premiegravere vue tout seacutepare Mais pour obtenir ce rapprochement de faccedilonrigoureuse il nous faut construire plus preacuteciseacutement le concept drsquoactif

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Qursquoestshyce qursquoun devenir actif dans le modegravele preacutesent Crsquoest un devenir qui se manifeste parun recul du deacutesinterecirct inheacuterent agrave la constitution mecircme du vivant Ce deacutesinterecirct en tant mecircmeqursquoil est donneacute comme constitutif de lrsquoessence du vivant nous lui donnerons le nom de becirctiseLa becirctise la becirctise laquo agrave front de taureau raquo crsquoest toujours pour le vivant une faccedilon de seconserver dans son ecirctre sans srsquoouvrir agrave lrsquoexteacuterioriteacute Au contraire un devenir actif semanifeste toujours par le fait que quelque chose arrive et plus preacuteciseacutement quelque chosedrsquointeacuteressant Les cateacutegories drsquointeacuteressant et drsquoininteacuteressant se substituent donc pour nous agravecelles de liberteacute et de nonshyliberteacute Car ces deux devenirs actif et reacuteactif ou abecirctissant sontlrsquoun et lrsquoautre anteacuterieurs agrave tout choix libre ils affectent lrsquoespace du choix anteacuterieurement agravetout choix Crsquoest pourquoi le devenir et en particulier le devenir actif doit ecirctre penseacute commeessentiellement passif il faut mecircme le penser comme un accroissement de la passiviteacute duvivant de sa laquo passibiliteacute raquo une faccedilon pour lui drsquoeacuteprouver une affectiviteacute accrue agrave uneparcelle des flux exteacuterieurs Cet accroissement nrsquoest pas luishymecircme mateacuteriel puisqursquoil est unplissement mais il est un devenir qui fait passer un flux accru de la matiegravere dans le corpsLes concepts de rencontre de passiviteacute et mecircme drsquoaffect concepts en reacutesonance avec lapenseacutee deleuzienne de lrsquoeacuteveacutenement prennent ainsi une signification vitale et non plusseulement organique Au corps actif capable drsquoun devenir novateur inventif il est toujoursarriveacute quelque chose son accroissement de puissance ne provient pas drsquoune deacutecisionautonome drsquoun sujet constituant mais drsquoune expeacuterience toujours subie drsquoune eacutepreuveaffective en laquelle se donne une exteacuterioriteacute radicale une exteacuterioriteacute jamais ressentieauparavant comme telle [26]

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Venons en maintenant pour conclure agrave ce qui nous a paru ecirctre lrsquointeacuterecirct principal du modegravelesoustractif

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Ce modegravele nous permet drsquoapporter une reacuteponse preacutecise agrave une question qursquoon peut se poser agravepropos de la notion de vie chez Deleuze et aussi bien chez Nietzsche question qui croyonsshynous parcourt deacutejagrave lrsquoœuvre de ces deux philosophes et qui est la suivante comment levivant peutshyil succomber agrave la reacuteactiviteacute Question qursquoon peut eacutegalement formuler agrave la faccedilonde Deleuze dans LrsquoantishyOedipe toutes les forces sontshyelles voueacutees agrave devenir reacuteactives Eneffet qursquoun devenir vital soit actif ne pose pas de problegraveme de compreacutehension pour peuqursquoon accorde qursquoun ecirctre tend agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre on saisit aiseacutement que le vivanttende agrave eacutelargir la surface de son rapport au monde Mais qursquoun ecirctre diminue sa puissancedonc qursquoil diminue sa reacuteceptiviteacute sa passibiliteacute inventive crsquoest eacutevidemment une eacutenigme

Eacutenigme qui se renforce quand on songe qursquoun ecirctre reacuteactif peut propager sa reacuteactiviteacute agravedrsquoautres corps seacuteparer lrsquoactif de ce qursquoil peut et que la reacuteactiviteacute semble mecircme affecter agraveterme les expeacuteriences par ellesshymecircmes les plus novatrices les plus reacutevolutionnaires Laquestion est aussi bien celle du dualisme car si nous ne parvenons pas agrave saisir en quoi lavie est virtuellement reacuteactive nous risquons drsquoaboutir agrave une seacuteparation entre deux modesdrsquoecirctre dont la communication srsquoaveacutererait impensable alors qursquoelle est au contraire manifesteBref comment comprendre que la vie soit complice de la reacuteactiviteacute

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Le modegravele soustractif apporte une reacuteponse preacutecise agrave question Et cela pour une raison simple crsquoest qursquoun tel modegravele nous conduit agrave soutenir qursquoil existe deux types de mort Et crsquoest parceqursquoil y a deux types de morts qursquoil y a deux types de vies

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Expliquons et concluons

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Remarquons drsquoabord que se deacutecouvre bien agrave nous dans notre modegravele une essentielleambiguiumlteacute de la mort Car deux morts paraissent concevables pour les corps inorganiquesqui sont deux faccedilons drsquolaquo effacer raquo les boucles discontinues soit par enfermement etreacutetreacutecissement progressif de la boucle drsquointerception soit par dissipation et disparitionprogressive de la boucle elleshymecircme Ou encore soit une mort par diminution de la surface dela boucle (reacutetreacutecissement des corps) soit une mort par diminution de la boucle (dissipationdes corps) Crsquoest ce que figurera plus clairement le scheacutema suivant

Scheacutema 6 mort reacuteactive mort creacuteative71

On peut dire que la mort par diminution de la surface de la boucle eacutequivaudrait agrave une mortmonadologique une mort par eacutevanouissement replieacute sur luishymecircme le corps srsquoamoindrittoujours davantage jusqursquoagrave lrsquoaneacuteantissement complet On peut concevoir sur ce mode lapuissance de mort du reacuteactif le reacuteactif deacuteveloppe en effet une mort par narcotique pareacutepuisement par indiffeacuterence toujours accrue au monde Nous pouvons nommer du nom deprecirctre le personnage conceptuel porteur drsquoun tel reacutegime de la mort

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Mais comment penser cette autre possibiliteacute de la mort par diminution de la boucle pardissipation du corps par une ouverture toujours plus large de celuishyci aux flux exteacuterieursjusqursquoagrave srsquoy dissoudre tout entier Et de quel personnage conceptuel ce devenir mortifegravere estshyil cette fois porteur

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La possibiliteacute de cette seconde mort il nous semble que crsquoest elle qui a domineacute affectivement

notre premiegravere lecture du deacutebut de Matiegravere et meacutemoire lisant ce texte agrave bien des eacutegardssaisissant nous ressentions pourtant dans le mecircme temps une vague terreur Et cetteimpression de terreur eacutetait due agrave ceci la mort en bon mateacuterialiste nous lrsquoavions toujoursconsideacutereacutee comme un retour des corps agrave la matiegravere inorganique donc pour le sujet commeun simple neacuteant Mais si la matiegravere eacutetait ce que Bergson en disait la mort le retour agrave lrsquoeacutetatmateacuteriel ne srsquoidentifiait plus du tout au neacuteant bien plutocirct agrave la folie et mecircme agrave une folieinfinie Car le devenirshymateacuteriel crsquoeacutetait lrsquoeffacement de la seacutelection des images et nonlrsquoeffacement des images Et il semblait alors que pour se faire une image de la mort il fallaitconcevoir ce que serait notre vie si tous les mouvements de la terre tous les bruits de laterre toutes les odeurs toutes les saveurs toutes les lumiegraveres de la terre et drsquoailleurs nousparvenaient en un moment en un instant comme un atroce et criard tumulte de touteschoses nous traversant continucircment et instantaneacutement Comme si le neacuteant de la mort nrsquoeacutetaitpas agrave comprendre comme un simple vide mais au contraire comme une saturation unabominable tropshyplein drsquoexistence

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La mort ainsi comprise crsquoest donc le laquo regravegne acheveacute de la communication raquo Mourir crsquoestdevenir un pur point de passage un pur centre de communication de toute chose avec toutechose On saisit alors que le vivant nrsquoest pas lrsquoeacutemergence de la douleur dans un mondeatrophieacute mais au contraire lrsquoamoindrissement de la folie dans un devenirshyterreur du chaosportant celleshyci agrave une vitesse infinie On pourrait dire de cette mortshyfolie de cette mortshyterreurquelque chose drsquoassez proche de ce que Deleuze dit du chaos dans la conclusion de Qursquoestshyce que la philosophie laquo Nous demandons seulement un peu drsquoordre pour nous proteacuteger duchaos Rien nrsquoest plus douloureux plus angoissant qursquoune penseacutee qui srsquoeacutechappe agrave elleshymecircme des ideacutees qui fuient qui disparaissent agrave peine eacutebaucheacutees deacutejagrave rongeacutees par lrsquooubli oupreacutecipiteacutees dans drsquoautres que nous ne maicirctrisons pas davantage raquo [27]

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Le devenir mortifegravere de la communication comporte ainsi une diffeacuterence importante drsquoavec ledevenir reacuteactif du precirctre crsquoest qursquoil ressemble au devenirshyactif et est mecircme indiscernable deceluishyci jusqursquoagrave un certain point Comme si les sciences de la communication publiciteacutemarketing etc dont Deleuze disait toujours dans Qursquoestshyce que la philosophie qursquoellessrsquoeacutetaient arrogeacute le concept comme si ces disciplines eacutetaient le prolongement terrifiant de lacreacuteation authentique dans le tumulte inconsistant et insignifiant de lrsquoinformation [28]

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Il faudrait alors faire du communiquant dans le systegraveme soustractif un personnageconceptuel original agrave cocircteacute du precirctre celui qui instaure des devenirs non plus creacuteateurs nonplus reacuteactifs mais creacuteatifs des devenirs qui deacuteversent la mort au sein mecircme de la creacuteationen en eacutepousant apparemment le mouvement et les mots Des devenirs qui ne sont pas ceuxde la becirctise close sur elleshymecircme mais qui seraient plutocirct ceux drsquoune certaine niaiserieopiniacirctre de lrsquoouverture freacuteneacutetique agrave nrsquoimporte quelle apparence de nouveauteacute La terreur duphilosophe devant les philosophies de la communication ou du moins certains de ses avatarssa faccedilon de ramper eacutevoqueacutee par Deleuze degraves qursquoon lui propose de discuter serait une

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

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On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

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Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

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Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 12: Soustraction Et Contraction

Pour mieux faire saisir la difficulteacute on peut ici eacutevoquer les anticipations de la perception deKant On sait que dans lrsquoAnalytique des principes de la premiegravere Critique [15] Kant soutientque nous pouvons anticiper non seulement sur la forme du pheacutenomegravene mais aussi dans unecertaine mesure sur sa matiegravere et cela en affirmant que toute reacutealiteacute admet un degreacute crsquoestshyagraveshydire une quantiteacute intensive non divisible en uniteacutes mais en diffeacuterentielles Nous savons eneffet que le temps est divisible agrave lrsquoinfini et qursquoen conseacutequence entre un degreacute X de qualiteacutesdonneacutees degreacute supposeacute conscient et le degreacute 0 de conscience il srsquoest eacutecouleacute une infiniteacute demoments dans le temps qui ont fait lrsquoobjet de synthegraveses non encore conscientes Les qualiteacutesen apparence immeacutediates de la perception ont donc en veacuteriteacute deacutejagrave eacuteteacute informeacutees par laconscience La perception est la somme ou encore lrsquointeacutegrale de diffeacuterentielles qui seulespeuvent ecirctre identifieacutees agrave la chose en soi Mais pour retrouver cette chose en soi telle qursquoenelleshymecircme il nous faudrait disposer drsquoune opeacuteration de deacuterivation telle que nous serionsassureacutes qursquoelle correspondrait agrave lrsquoinverse exact de lrsquointeacutegration preacuteshyconsciente de laperception Or crsquoest lagrave ce que nous ne pouvons en aucun cas deacuteterminer de faccedilon sucircreNous dirions en ce sens que Bergson paraicirct achopper sur une difficulteacute qui parshydelagravedrsquoeacutevidentes diffeacuterences rappelle celle qui contribuait agrave justifier le scepticisme drsquoun SalomonMaiumlmon car Maiumlmon dans son Essai sur la philosophie transcendantale ayant preacuteciseacutementidentifieacute le noumegravene agrave la diffeacuterentielle de conscience et le pheacutenomegravene agrave son inteacutegration parlrsquoimagination productrice srsquointerdisait drsquoopeacuterer par la connaissance le chemin inverse celuiqui irait du pheacutenomegravene au noumegravene Le noumegravene doit selon lui nous demeurer inconnuparce que nous ne pouvons jamais ecirctre sucircr que la deacuterivation proposeacutee par le philosophe pourretrouver le noumegravene sera le symeacutetrique exact de lrsquointeacutegration conscientielle drsquoun telnoumegravene [16]

39

Bref il nous semble que tous les acquis antishykantiens et immanentistes de la perceptionshyascegravese se voient mis en peacuteril par un retour de Bergson dans le giron de la synthegravesesubjective Degraves lors que Bergson introduit agrave mecircme la subjectiviteacute le travail de la synthegravese ilreconduit la possibiliteacute drsquoune chose en soi devenue inaccessible agrave la penseacutee et ainsi lapossibiliteacute drsquoune transcendance radicale Lrsquoenjeu de la discussion devient alors le suivant peutshyon envisager une theacuteorie de la perceptionshyascegravese qui eacutevite drsquoen passer par le momentsyntheacutetique de la contraction Agrave quoi ressemblerait une telle theacuteorie et comment pourraitshyontenter de la justifier

5 shyRetour agrave la perception pure

40

Comment penser une perception pure sans meacutemoire contractante

41

Revenons agrave la raison qui paraicirct inciter Bergson agrave introduire lrsquoideacutee de contraction Cette raisonsi lrsquoon y reacutefleacutechit semble bien se reacuteduire agrave un fait agrave savoir que la science de la matiegravereeacuteleacutementaire deacutecompose des dureacutees conscientes minimes en eacuteveacutenements extraordinairementrapides en lrsquooccurrence des vibrations lumineuses Crsquoest drsquoune telle reacutealiteacute vibratoire de la

matiegravere que la theacuteorie de la meacutemoire contractante entend rendre raison en pointant le procegravespar lequel cet eacutetat mateacuteriel se transforme pour nous en qualiteacutes distinctes Mais qursquoy ashytshyildans un tel fait qursquoune theacuteorie de lrsquoimage ne suffirait pas agrave deacutecrire Il semble que la difficulteacutevienne de ce qursquoune image celle de la perception coloreacutee est supposeacutee contenir beaucoupdrsquoautres images celle des vibrations homogegravenes Or si une image nous preacutesentaiteffectivement la matiegravere telle qursquoen elleshymecircme sa vibration prodigieuse ne devraitshyelle paselle aussi nous apparaicirctre Puisque ce nrsquoest pas le cas il faut bien admettre que notre saisiedu monde y introduit une opeacuteration qui le modifie

42

Agrave cette objection Bergson nous donne pourtant luishymecircme les moyens de reacutepondre aiseacutement ne nous ashytshyil pas dit que la theacuteorie de lrsquoimage supposait qursquoil y avait beaucoup plus de chosesdans la matiegravere que dans la repreacutesentation Nrsquoashytshyil pas fondeacute son immanentisme sur le faitque la matiegravere eacutetait non pas autre mais plus que la repreacutesentation Degraves lors qursquoestshyce quinous empecircche drsquoaccorder agrave la matiegravere toutes les images que nous pouvons en retirer Car sila matiegravere est un ensemble drsquoimages pittoresques rien nrsquointerdit de dire qursquoelle est aussi enplus un ensemble drsquoimages ougrave les qualiteacutes nrsquoont plus cours rien nrsquointerdit de faire de lamatiegravere toutes les images que nous pouvons en avoir agrave toutes les eacutechelles du temps et aussibien de lrsquoespace Crsquoeacutetait lagrave reacutepeacutetonsshyle la force mecircme de la theacuteorie soustractive de laperception pure la chose en soi crsquoeacutetait tous les points de vue susceptibles drsquoecirctre pris surcette chose les plus rapprocheacutes ceux de ses moindres deacutetails comme les plus eacuteloigneacutesPourquoi en ce cas ne pas en dire autant de la matiegravere lumineuse et soutenir que la lumiegraverece sont toutes les images susceptibles drsquoecirctre prises de celleshyci couleurs du spectres aussibien que vibrations homogegravenes Rien ne nous interdit drsquoaccorder agrave la matiegravereshyimage cesdeux points de vue de consideacuterer que celleshyci est heacuteteacuterogegravene et de plus homogegravene imageshyperception et image expeacuterimentale image coloreacutee et image vibratoire Cela revientsimplement agrave dire que de la matiegravere qursquoelle se compose drsquoimages radicalement distinctessuivant ses eacutechelles temporelles et spatiales Autrement dit cela revient agrave accorder agrave lamatiegravere tous les rythmes de la dureacutee et agrave faire de la perception humaine non la contractionde la quantiteacute mateacuterielle mais la seacutelection drsquoun des rythmes drsquoune matiegravereshyimage qui lescontiendrait toutes

6 shyLe modegravele soustractif

43

Degraves lors nous pouvons commencer agrave examiner en quoi consisterait un modegravele purementsoustractif tireacute de Matiegravere et meacutemoire un modegravele fait de soustractions sans contractions

44

Voici les deux postulats dont nous partirons

45

1 La matiegravere est composeacutee drsquoimages Ces images communiquent toutes les unes avec les

autres selon des lois identifieacutees aux lois de la nature Cette communication on la nommeradu terme de flux flux par lesquels les images reccediloivent et transmettent du mouvement auximages La matiegravere consiste donc dans une multipliciteacute agrave la fois qualitative et quantitativepittoresque et homogegravene

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On peut alors convenir du lexique suivant on nommera heacuteteacuterogegravene une multipliciteacute non passeulement qualitative mais agrave la fois qualitative et quantitative Si lrsquohomogegravene demeureidentifiable agrave la quantiteacute lrsquoheacuteteacuterogegravene cesse drsquoecirctre identifiable agrave la qualiteacute Lrsquoheacuteteacuterogegravene estplus heacuteteacuterogegravene que la qualiteacute comprenant non seulement les diffeacuterences des qualiteacutes entreelles mais aussi les diffeacuterences des quantiteacutes entre elles et la diffeacuterence de la qualiteacute engeacuteneacuteral drsquoavec la quantiteacute

47

2 Agrave ces images connecteacutees entre elles par les flux il faut ajouter des interceptions descoupures qui nrsquoapportent rien drsquoautre aux images que leur isolement local que leur devenirsuperficiel Ici on srsquoeacuteloigne un peu pour des raisons de clarteacute de la theacuteorie de Bergson ausens strict au lieu de dire que la rareacutefaction des images dans la perception est due au faitque le vivant se laisse traverser par la plupart des images pour nrsquoen retenir que certaines ondit que cette rareacutefaction est due agrave des coupures des barrages qui ne permettent qursquoagravecertains flux de peacuteneacutetrer jusqursquoagrave la conscience Lrsquoessentiel demeure la perception est detoute faccedilon encore penseacutee comme rareacutefaction de la matiegravere

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Nous pouvons formuler plus preacuteciseacutement ces deux postulats en les ramassant tous deuxdans la proposition suivante il y a du devenir et le devenir ce sont les flux et leursinterceptions Cet eacutenonceacute soutient la chose suivante un flux ne suffit pas agrave constituer undevenir pour cela il y faut eacutegalement de lrsquointerception Les flux certes transmettent dumouvement mais ce mouvement nrsquoest pas un devenir en ce sens que reacutegi par les lois de lanature il connecte toute image agrave toute autre image selon une neacutecessiteacute qui sature enquelque sorte le reacuteel Toute chose eacutetant connecteacutee agrave toute autre selon des lois laconnaissance drsquoune image nous suffit en droit agrave deacuteterminer le mouvement preacutesent passeacute etfutur de toutes les autres et cela agrave tel point que la diffeacuterence mecircme entre ces troisdimensions du temps srsquoefface au profit drsquoun reacuteseau immuable de transmissions demouvements On est face agrave une immobiliteacute faite de mouvements analogue agrave celle depuissants jets drsquoeau dont le mouvement continu de la matiegravere aboutit agrave lrsquoimmobiliteacute continuede la forme Les flux livreacutes agrave euxshymecircmes sont une telle mobiliteacute pure srsquoimmobilisant du faitmecircme qursquoaucun obstacle nrsquoen entrave le deacuteploiement ce sont des liens entre toutes chosesreacutegis par des lois fixes

49

Pour qursquoil y ait devenir il faut que quelque chose se passe et pour que quelque chose sepasse il ne suffit pas que quelque chose passe il faut au contraire que quelque chose ne

passe pas il faut une deacuteconnexion Crsquoest la seule faccedilon drsquointroduire dans la matiegravere undevenir sans introduire autre chose que de la matiegravere crsquoest la seule faccedilon pour nous demaintenir la laquo formule magique raquo de Deleuze laquo PLURALISME = MONISME raquo [17] sansreconduire le dualisme Le monisme de la matiegravere heacuteteacuterogegravene va accueillir en lui le pluralismede lrsquoeacuteveacutenementialiteacute sans accueillir pour autant autre chose que la matiegravere donc sans quesrsquointroduise de dualiteacute ontologique

50

Voyons comment une telle opeacuteration est possible La condition pour qursquoil y ait du devenircrsquoest qursquoun changement se produise qui ne se reacuteduise pas agrave un flux mateacuteriel Cela nousimpose la thegravese suivante il faut qursquoil existe un devenir des interceptions mecircmes Il faut queles interceptions changent Mais comment un tel changement estshyil pensable Au regard dece que nous avons dit cela ne peut se produire que drsquoune seule faccedilon il faut que lesinterceptions de flux se deacuteplacent sur les lignes de flux

51

Nous obtenons le scheacutema 1

Scheacutema 1 interceptions de flux et flux drsquointerceptions52

Ougrave lrsquoon voit qursquoun devenir crsquoest deux devenirs pour qursquoil y ait devenir il faut que le devenirdevienne deux fois comme flux drsquoimages et comme flux drsquointerception des images Ledevenir est donc composeacute drsquoun double fleacutechage qui nrsquointroduit aucun dualisme ontologiqueLe premier fleacutechage est celui du flux Le second fleacutechage introduit seul le devenir On peutalors par ce double fleacutechage obtenir la greffe du thegraveme bergsonien de lrsquoimage avec lethegraveme stoiumlcien des incorporels tel que Deleuze le mobilise dans Logique du sens [18] Onnommera alors Chronos la dimension temporelle des flux et Aiocircn la dimension temporelledes interceptions [19] Qursquoestshyce qui nous autorise agrave reprendre non seulement le lexiquestoiumlcien mais aussi le lexique deleuzien tel que mis en œuvre dans Logique du sens Deuxeacuteleacutements

53

1 Drsquoabord on sait que la division entre Aiocircn et Chronos distingue dans Logique du sens latemporaliteacute des causes profondes la temporaliteacute des meacutelanges corporels de celle deseacuteveacutenements incorporels Or crsquoest bien agrave ce type de division que correspond le doublefleacutechage preacuteceacutedent les flux sont bien des meacutelanges dynamiques de matiegravere et lesinterceptions sont bien des incorporels puisqursquoelles ne sont rien de mateacuteriel De plus ledevenir des interceptions est un devenir qui remonte agrave la surface agrave partir de la profondeur desimages puisque le reacutesultat de lrsquointerception est le devenir superficiel de la matiegravere sareacuteduction agrave son enveloppe dans la perception On peut donc leacutegitimement reprendrelrsquoexclamation de Deleuze agrave propos des incorporels laquo Voilagrave maintenant que tout remonte agrave lasurface raquo [20] 2 En second lieu on peut attribuer agrave lrsquoAiocircn ainsi redeacutefini comme deacuteplacementde coupures une proprieacuteteacute homologue agrave celle de lrsquoAiocircn deleuzien agrave savoir lrsquoeacuteveacutenementialiteacute

entendue comme Eacuteveacutenement unique en lequel communiquent tous les eacuteveacutenements laquoaffirmation du hasard en une fois raquo laquo unique lancer pour tous les coups raquo [21] En effet si lrsquoonveut penser le processus par lequel se deacuteplacent les interceptions la temporaliteacute en laquelleles interceptions changent nous devons en exclure toute forme drsquoexplication mateacuterielle Si ledeacuteplacement drsquoune deacuteconnexion proceacutedait des lois mateacuterielles celleshyci se reacuteduirait agrave un fluxcomme un autre et il nrsquoexisterait aucun devenir Mais srsquoil y a devenir aucune loi physique nepeut en rendre compte Ni le deacuteterminisme ni les probabiliteacutes double paradigme explicatifdes processus mateacuteriels ne peuvent donc ecirctre mobiliseacutes pour rendre compte du deacuteplacementdes incorporels Si nous voulons alors dire quelque chose de positif drsquoun tel devenir descoupures il nous reste agrave soutenir que ce devenir constitue certes un hasard mais un hasardimprobabilisable parce que reacutesultat drsquoun unique coup de deacute lanceacute de toute eacuteterniteacute sur latable immuable des flux [22]

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Tacircchons alors de preacuteciser le sens de lrsquoAiocircn ainsi entendu comme deacuteplacement desdeacuteconnexions Tout drsquoabord nous devons revenir sur lrsquoecirctre des deacuteconnexions Nous avons ditque lrsquoun des enjeux du modegravele soustractif eacutetait drsquoeacuteviter toute forme de dualisme ou dediffeacuterenciation entre des modes drsquoecirctre Il ne faut donc pas que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute soit autreque lrsquoecirctreshyflux Or il ne suffit pas pour soutenir cela de dire que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute nrsquoest rien car dire cela crsquoest reconduire un dualisme de type eacutepicurien crsquoestshyagraveshydire un dualisme de lamatiegravere et du vide Le laquo paysage ontologique raquo dresseacute par notre modegravele ressemble en effet agraveun laquo eacutepicurisme en neacutegatif raquo non pas des atomes reacuteels se deacuteplaccedilant de faccedilon hasardeuse (agravela suite du clinamen) dans un vide infini mais des laquo atomes de vides raquo se deacuteplaccedilant de faccedilonhasardeuse dans la pleacutenitude infinie des flux Il faudrait donc que la deacuteconnexion se reacuteduiseelleshymecircme ultimement agrave la pleacutenitude du flux heacuteteacuterogegravene Mais comment penser une coupurede flux qui soit elleshymecircme un flux sans lrsquoannuler comme coupure Tout simplement enreacuteduisant la coupure agrave un deacutetour du flux accompagneacute du mecircme coup drsquoun effetshyretardimposeacute agrave ce mecircme flux Il suffit de multiplier le deacutetour agrave lrsquoinfini pour obtenir un retard luishymecircmeaussi durable que deacutesireacute Une coupure est une accumulation locale agrave la puissance n dedeacutetours de flux Nous sommes alors dans une ontologie strictement continuiste qui produit le0 agrave partir drsquoune sommation agrave lrsquoinfini du 1 ou qui produit le rien agrave partir drsquoune sommation agravelrsquoinfini du reacuteel

55

En identifiant la coupure au deacutetour nous nous sommes ainsi assureacutes que rien nrsquoexistait sinonla matiegravere Reste qursquoil faut maintenir srsquoil y a devenir la distinction de Chronos et drsquoAiocircnPourquoi Le devenir on lrsquoa dit deacutepend du devenir des coupures donc du devenir desdeacutetours Le devenir drsquoun deacutetour crsquoest son deacuteplacement sur une ligne de flux Mais commentou agrave quelle condition peutshyon penser un tel deacuteplacement Agrave une condition simple il nousfaut du passeacute Or le passeacute drsquoune coupure crsquoest lagrave ce que Chronos ne nous preacutesente en rienOn le verra sans peine par le scheacutema suivant

Scheacutema 2 lrsquoonde56

Si un deacutetour posseacutedait un passeacute mateacuteriel il se reacuteduirait en effet agrave une onde onde dont ledeacuteplacement est figureacute par le scheacutema On entend par onde au sens le plus geacuteneacuteral unmouvement mateacuteriel dont le passeacute aussi bien que lrsquoavenir peut ecirctre en droit reconstitueacute defaccedilon deacuteterministe ou probabilitaire Ecirctre gros si lrsquoon ose dire de son passeacute aussi bien quede son avenir tenir lrsquoun et lrsquoautre enveloppeacute dans son ecirctreshyactuel crsquoest lagrave le propre de lrsquoondeOr le deacutetour nrsquoest pas mateacuteriellement distinct de lrsquoonde puisqursquoil nrsquoest luishymecircme fait que dematiegravere mais son deacuteplacement doit lrsquoecirctre puisque sa temporaliteacute est hasardeuse Nousdevons donc dessiner une seconde ligne de passeacute seule agrave mecircme de distinguer ces deuxindiscernables que sont lrsquoonde et lrsquointerception Nous avons alors le scheacutema suivant

Scheacutema 3 le virtuel57

Cette seconde ligne de passeacute qui nrsquoest plus celle de lrsquoonde je la nomme le virtuel On peutalors fixer le vocabulaire un deacutetour posseacutedant un passeacute mateacuteriel sera dit ecirctre une onde undeacutetour proceacutedant de la ligne du virtuel sera dit ecirctre un pli Sans entrer dans le deacutetail on voitclairement que le virtuel ainsi caracteacuteriseacute a plusieurs points communs deacutecisifs avec le virtueldeleuzien 1 le virtuel nrsquoest pas indeacutetermineacute mais entiegraverement deacutetermineacute 2 le virtuel estreacuteel sinon il nrsquoy aurait pas de devenir du pli le virtuel srsquooppose donc agrave lrsquoactuel mais non aureacuteel 3 le virtuel nrsquoest pas comme le possible le double fantocircmatique de lrsquoactuel identique agravelrsquoactuel moins lrsquoexistence mais le virtuel et lrsquoactuel nrsquoont aucune raison de se ressembler 4Enfin le virtuel est la condition ontologique du devenir authentique crsquoestshyagraveshydire de la creacuteationimpreacutevisible de nouveauteacute [23]

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Mais on dira peutshyecirctre que cette introduction du thegraveme du virtuel dans le modegravele interceptifnrsquoa guegravere drsquointeacuterecirct Tout ce que nous faisons crsquoest drsquoinjecter dans notre modegravele le virtuelbergsonien inheacuterent agrave la conception de la dureacutee comme creacuteation impreacutevisible et de ce faitet pour autant que le virtuel est lrsquoheacuteritage sans doute essentiel du bergsonisme chez Deleuzele modegravele proposeacute aura autant drsquohomologie avec Deleuze qursquoil en aura avec Bergson CertesMais ce qui rend inteacuteressant lrsquointroduction du virtuel dans le modegravele soustractif crsquoest qursquoellenous impose de modifier sur un point essentiel la notion bergsonienne de virtuel Cettemodification peut se formuler ainsi nous sommes conduit agrave penser le virtuelindeacutependamment du couple quantiteacuteshyqualiteacute Or ce couple chez Bergson constitue unepocirclariteacute primordiale pour la penseacutee de la dureacutee pure Dans les Donneacutees immeacutediates de laconscience par exemple la dureacutee pure est la multipliciteacute qualitative opposeacutee agrave une matiegraverehomogegravene et quantitative qui agrave ce titre ne dure pas Dans Matiegravere et meacutemoire on lrsquoa vu laqualiteacute et la quantiteacute sont cette fois penseacutees en leur continuiteacute mais le rocircle de la meacutemoireconsiste preacuteciseacutement agrave obtenir de la qualiteacute par contraction de quantiteacute En revanche dans lemodegravele soustractif cette pocirclariteacute devient inadeacutequate pour penser le virtuel et cela pour lasimple raison que les flux sont deacutejagrave et pleinement qualitatifs et pleinement quantitatifs Laqualiteacute cesse en particulier drsquoecirctre par elleshymecircme la marque de la nouveauteacute Ce qui impliqueque le langage de la creacuteation impreacutevisible ne va plus ecirctre primordialement un langage de laqualiteacute mais un langage du plissement du devenirshyvirtuel du pli un langage qui se voudraen somme une topologie ou encore une geacuteologie du virtuel Par lagrave nous engendrons bien un

effet drsquohomologie avec Deleuze agrave savoir un heacuteritage bergsonien du virtuel srsquoexprimant entermes geacuteologiques plutocirct que qualitatifs [24] laquo Il y a du devenir raquo se dit en effet laquo il y a desplis virtuels raquo ou laquo il y a du plissement raquo

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Pour progresser encore dans la voie drsquoune reconstruction de la penseacutee deleuzienne via ledeacutebut de Matiegravere et meacutemoire il nous faut maintenant souligner le point suivant noussommes sciemment partis drsquoune theacuteorie qui nrsquoest pas exactement celle de la perception puremais qui est plus pauvre que celleshyci Car nous avons morceleacute non seulement Matiegravere etmeacutemoire pour autonomiser le premier chapitre mais aussi la theacuteorie de la perception pureelleshymecircme Expliquonsshynous Bergson se donne dans la theacuteorie de la perception pure uncentre drsquoaction indeacutetermineacute crsquoestshyagraveshydire un ecirctre libre crsquoest une telle liberteacute qui est agrave lrsquooriginede la seacutelection parmi les images de celles qui seules inteacuteressent le vivant Or le refus de toutdualisme nous contraint pour notre part agrave ne pas nous accorder ainsi lrsquoexistence drsquoecirctrespourvus de liberteacute Car nous aurions alors deux types drsquoecirctres des ecirctres libres et des ecirctressoumis aux lois mateacuterielles Si Deleuze voit dans la perception pure un immanentisme crsquoestsans doute qursquoil devine un monisme sous le dualisme apparent de la liberteacute et de la matiegraverePour deacutegager ce monisme il faut montrer que ce que Bergson nomme liberteacute peut ecirctreobtenu comme cas particulier du devenir soustractif Autrement dit il faut montrer en quoi levivant est un cas particulier drsquoun tel devenir

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Reformulons les choses plus clairement Il faut bien voir qursquoen nous donnant des flux et desinterceptions nous ne nous sommes encore donneacute aucun vivant a fortiori aucun ecirctre libreUne interception et mecircme une somme drsquointerceptions ne font pas un vivant Qursquoestshyce qursquounvivant en effet si lrsquoon srsquoinspire de Bergson Crsquoest une rareacutefaction locale des flux car unvivant crsquoest un corps crsquoestshyagraveshydire une seacutelection mais une seacutelection que nous avons nommeacuteepremiegravere une seacutelection anteacuterieure agrave tout choix libre et qui nous offre les termes entrelesquels une liberteacute pourra eacuteventuellement choisir Autrement dit un vivant crsquoest un lieu ougrave lesflux ne passent plus de faccedilon totale et sans discrimination En conseacutequence nous pouvonsavancer la deacutefinition suivante du vivant un vivant est une boucle discontinue drsquointerceptionsUne boucle car il faut assurer un lieu agrave la rareacutefaction des flux une boucle discontinue car unvivant ne doit pas entiegraverement se couper des flux faute de nrsquoavoir plus aucun rapport affectifetou perceptif au monde environnant Jrsquoappelle laquo rareacutefaction raquo tout appauvrissement localiseacutedes flux donc tout vivant Une rareacutefaction est plus qursquoune interception une interception nefait pas une rareacutefaction tandis qursquoune rareacutefaction nrsquoest faite que drsquointerceptions de flux

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Nous obtenons le scheacutema 4 scheacutema du vivant ou du corps

Scheacutema 4 le corps62

On peut alors se poser une question nouvelle agrave savoir y ashytshyil un devenir des vivants Ou

encore y ashytshyil un devenir eacuteveacutementiel des rareacutefactions Si lrsquoon suppose que lrsquoon peut penserle vivant il faut qursquoil y ait un tel devenir En effet srsquoil nrsquoy avait pas de devenir des rareacutefactionson pourrait seulement consideacuterer ce dont est fait un vivant la matiegravere qui en constitue le lieuOn penserait ce dont il est fait mais non ce qursquoil est on le penserait comme organisme maisnon comme rareacutefaction On penserait la substance mateacuterielle des corps mais non le corpsluishymecircme comme lieu de rareacutefaction de seacutelection des images Mais comment penser le vivantnonshyorganique puisque la rareacutefaction nrsquoest elleshymecircme faite de rien puisqursquoil nrsquoexiste pas defluide vital de matiegravere autre que celle de la physique qui singulariserait le mode drsquoecirctre duvivant Une solution agrave cette difficulteacute est la suivante penser le vivant doit revenir agrave penser ledevenir des zones de rareacutefaction Il faut qursquoil existe un passeacute nonshyorganique des corps qursquoilexiste des rareacutefactions virtuelles Il nous faut un passeacute non organique du vivant un devenirinorganique des corps Ou encore il nous faut un corps sans organes [25] Alors si lesplissements demeurent suffisamment coheacuterents pour constituer des plissements derareacutefactions nous pourrons penser la vie agrave partir de son eacutevolution propre et deacutegager ainsiune typologie des devenirs vitaux devenirs qui ne srsquoidentifieront pas aux flux organiques

63

Si nous accordons agrave la science le soin de deacutecrire et de penser les eacutetats de choses crsquoestshyagraveshydire les eacutetats de flux nous reacuteserverons agrave la philosophie la tacircche de deacutecrire et de penser lesdevenirs virtuels Appelons eacutevaluation toute typologie des devenirs vitaux mais inorganiquesQuelle typologie notre eacutevaluation vashytshyelle adopter Quels sont les grands types de devenirsvitaux que peut admettre le vivant entendu comme boucle discontinue drsquointerception Deuxcas eacuteleacutementaires se preacutesentent agrave nous celui du resserrement et celui de lrsquoeacutelargissement desdiscontinuiteacutes Le premier augmente la puissance de deacutesintecircret du vivant le second sesignale par une ouverture eacutelargie agrave une partie des flux On nommera actif le second deveniret reacuteactif le premier

Scheacutema 5 devenir actif devenir reacuteactif64

Mais avant drsquoaller plus loin il est temps de montrer preacuteciseacutement en quoi le modegravele interceptifse distingue de celui la perception pure de Bergson et en quoi consiste lrsquointeacuterecirct de cettedistinction La distinction est la suivante Bergson part du postulat qursquoexistent des ecirctrescapable drsquoagir librement crsquoestshyagraveshydire des centres de seacutelection des images la seacutelectionsupposeacutee eacutetant une seacutelection du second type celle qui deacutesigne un choix libre entre desoptions diverses Il en infegravere alors la nature de la perception qui est quant agrave elle uneseacutelection du premier type une seacutelection nonshylibre des termes du choix Nous avons proceacutedeacuteagrave lrsquoinverse on ne srsquoest donneacute que des seacutelections premiegraveres donc des seacutelections non libres shyet lrsquoon a constitueacute de la sorte le vivant comme une configuration particuliegravere de seacutelectionpremiegraveres On ne prend donc qursquoune partie de la theacuteorie de la perception pure car onnrsquointroduit dans le modegravele construit qursquoun seul type de seacutelection la seacutelection nonshylibre Onpourvoit ensuite ces seacutelections drsquoun devenir impreacutevisible seul susceptible de produire unenouveauteacute et lrsquoon distingue alors deux reacutegimes de la seacutelection actif et reacuteactif On comprendalors que lrsquoavantage du modegravele soustractif est de permettre la greffe de la seacutelectionbergsonienne sur la seacutelection nietzscheacuteenne En effet ayant ocircteacute du modegravele bergsonien la

notion de libreshyarbitre reacutecuseacutee par Nietzsche nous pouvons rapprocher les deux sensnietzscheacuteen et bergsonien du terme seacutelection celui qui deacutesigne la seacutelection des images parla perception et celui qui deacutesigne la typologie des devenirs vitaux Nouvel effet drsquohomologieavec Deleuze le modegravele soustractif nous permet de penser le sens de sa dilection pour deuxphilosophes qursquoagrave premiegravere vue tout seacutepare Mais pour obtenir ce rapprochement de faccedilonrigoureuse il nous faut construire plus preacuteciseacutement le concept drsquoactif

65

Qursquoestshyce qursquoun devenir actif dans le modegravele preacutesent Crsquoest un devenir qui se manifeste parun recul du deacutesinterecirct inheacuterent agrave la constitution mecircme du vivant Ce deacutesinterecirct en tant mecircmeqursquoil est donneacute comme constitutif de lrsquoessence du vivant nous lui donnerons le nom de becirctiseLa becirctise la becirctise laquo agrave front de taureau raquo crsquoest toujours pour le vivant une faccedilon de seconserver dans son ecirctre sans srsquoouvrir agrave lrsquoexteacuterioriteacute Au contraire un devenir actif semanifeste toujours par le fait que quelque chose arrive et plus preacuteciseacutement quelque chosedrsquointeacuteressant Les cateacutegories drsquointeacuteressant et drsquoininteacuteressant se substituent donc pour nous agravecelles de liberteacute et de nonshyliberteacute Car ces deux devenirs actif et reacuteactif ou abecirctissant sontlrsquoun et lrsquoautre anteacuterieurs agrave tout choix libre ils affectent lrsquoespace du choix anteacuterieurement agravetout choix Crsquoest pourquoi le devenir et en particulier le devenir actif doit ecirctre penseacute commeessentiellement passif il faut mecircme le penser comme un accroissement de la passiviteacute duvivant de sa laquo passibiliteacute raquo une faccedilon pour lui drsquoeacuteprouver une affectiviteacute accrue agrave uneparcelle des flux exteacuterieurs Cet accroissement nrsquoest pas luishymecircme mateacuteriel puisqursquoil est unplissement mais il est un devenir qui fait passer un flux accru de la matiegravere dans le corpsLes concepts de rencontre de passiviteacute et mecircme drsquoaffect concepts en reacutesonance avec lapenseacutee deleuzienne de lrsquoeacuteveacutenement prennent ainsi une signification vitale et non plusseulement organique Au corps actif capable drsquoun devenir novateur inventif il est toujoursarriveacute quelque chose son accroissement de puissance ne provient pas drsquoune deacutecisionautonome drsquoun sujet constituant mais drsquoune expeacuterience toujours subie drsquoune eacutepreuveaffective en laquelle se donne une exteacuterioriteacute radicale une exteacuterioriteacute jamais ressentieauparavant comme telle [26]

66

Venons en maintenant pour conclure agrave ce qui nous a paru ecirctre lrsquointeacuterecirct principal du modegravelesoustractif

67

Ce modegravele nous permet drsquoapporter une reacuteponse preacutecise agrave une question qursquoon peut se poser agravepropos de la notion de vie chez Deleuze et aussi bien chez Nietzsche question qui croyonsshynous parcourt deacutejagrave lrsquoœuvre de ces deux philosophes et qui est la suivante comment levivant peutshyil succomber agrave la reacuteactiviteacute Question qursquoon peut eacutegalement formuler agrave la faccedilonde Deleuze dans LrsquoantishyOedipe toutes les forces sontshyelles voueacutees agrave devenir reacuteactives Eneffet qursquoun devenir vital soit actif ne pose pas de problegraveme de compreacutehension pour peuqursquoon accorde qursquoun ecirctre tend agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre on saisit aiseacutement que le vivanttende agrave eacutelargir la surface de son rapport au monde Mais qursquoun ecirctre diminue sa puissancedonc qursquoil diminue sa reacuteceptiviteacute sa passibiliteacute inventive crsquoest eacutevidemment une eacutenigme

Eacutenigme qui se renforce quand on songe qursquoun ecirctre reacuteactif peut propager sa reacuteactiviteacute agravedrsquoautres corps seacuteparer lrsquoactif de ce qursquoil peut et que la reacuteactiviteacute semble mecircme affecter agraveterme les expeacuteriences par ellesshymecircmes les plus novatrices les plus reacutevolutionnaires Laquestion est aussi bien celle du dualisme car si nous ne parvenons pas agrave saisir en quoi lavie est virtuellement reacuteactive nous risquons drsquoaboutir agrave une seacuteparation entre deux modesdrsquoecirctre dont la communication srsquoaveacutererait impensable alors qursquoelle est au contraire manifesteBref comment comprendre que la vie soit complice de la reacuteactiviteacute

68

Le modegravele soustractif apporte une reacuteponse preacutecise agrave question Et cela pour une raison simple crsquoest qursquoun tel modegravele nous conduit agrave soutenir qursquoil existe deux types de mort Et crsquoest parceqursquoil y a deux types de morts qursquoil y a deux types de vies

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Expliquons et concluons

70

Remarquons drsquoabord que se deacutecouvre bien agrave nous dans notre modegravele une essentielleambiguiumlteacute de la mort Car deux morts paraissent concevables pour les corps inorganiquesqui sont deux faccedilons drsquolaquo effacer raquo les boucles discontinues soit par enfermement etreacutetreacutecissement progressif de la boucle drsquointerception soit par dissipation et disparitionprogressive de la boucle elleshymecircme Ou encore soit une mort par diminution de la surface dela boucle (reacutetreacutecissement des corps) soit une mort par diminution de la boucle (dissipationdes corps) Crsquoest ce que figurera plus clairement le scheacutema suivant

Scheacutema 6 mort reacuteactive mort creacuteative71

On peut dire que la mort par diminution de la surface de la boucle eacutequivaudrait agrave une mortmonadologique une mort par eacutevanouissement replieacute sur luishymecircme le corps srsquoamoindrittoujours davantage jusqursquoagrave lrsquoaneacuteantissement complet On peut concevoir sur ce mode lapuissance de mort du reacuteactif le reacuteactif deacuteveloppe en effet une mort par narcotique pareacutepuisement par indiffeacuterence toujours accrue au monde Nous pouvons nommer du nom deprecirctre le personnage conceptuel porteur drsquoun tel reacutegime de la mort

72

Mais comment penser cette autre possibiliteacute de la mort par diminution de la boucle pardissipation du corps par une ouverture toujours plus large de celuishyci aux flux exteacuterieursjusqursquoagrave srsquoy dissoudre tout entier Et de quel personnage conceptuel ce devenir mortifegravere estshyil cette fois porteur

73

La possibiliteacute de cette seconde mort il nous semble que crsquoest elle qui a domineacute affectivement

notre premiegravere lecture du deacutebut de Matiegravere et meacutemoire lisant ce texte agrave bien des eacutegardssaisissant nous ressentions pourtant dans le mecircme temps une vague terreur Et cetteimpression de terreur eacutetait due agrave ceci la mort en bon mateacuterialiste nous lrsquoavions toujoursconsideacutereacutee comme un retour des corps agrave la matiegravere inorganique donc pour le sujet commeun simple neacuteant Mais si la matiegravere eacutetait ce que Bergson en disait la mort le retour agrave lrsquoeacutetatmateacuteriel ne srsquoidentifiait plus du tout au neacuteant bien plutocirct agrave la folie et mecircme agrave une folieinfinie Car le devenirshymateacuteriel crsquoeacutetait lrsquoeffacement de la seacutelection des images et nonlrsquoeffacement des images Et il semblait alors que pour se faire une image de la mort il fallaitconcevoir ce que serait notre vie si tous les mouvements de la terre tous les bruits de laterre toutes les odeurs toutes les saveurs toutes les lumiegraveres de la terre et drsquoailleurs nousparvenaient en un moment en un instant comme un atroce et criard tumulte de touteschoses nous traversant continucircment et instantaneacutement Comme si le neacuteant de la mort nrsquoeacutetaitpas agrave comprendre comme un simple vide mais au contraire comme une saturation unabominable tropshyplein drsquoexistence

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La mort ainsi comprise crsquoest donc le laquo regravegne acheveacute de la communication raquo Mourir crsquoestdevenir un pur point de passage un pur centre de communication de toute chose avec toutechose On saisit alors que le vivant nrsquoest pas lrsquoeacutemergence de la douleur dans un mondeatrophieacute mais au contraire lrsquoamoindrissement de la folie dans un devenirshyterreur du chaosportant celleshyci agrave une vitesse infinie On pourrait dire de cette mortshyfolie de cette mortshyterreurquelque chose drsquoassez proche de ce que Deleuze dit du chaos dans la conclusion de Qursquoestshyce que la philosophie laquo Nous demandons seulement un peu drsquoordre pour nous proteacuteger duchaos Rien nrsquoest plus douloureux plus angoissant qursquoune penseacutee qui srsquoeacutechappe agrave elleshymecircme des ideacutees qui fuient qui disparaissent agrave peine eacutebaucheacutees deacutejagrave rongeacutees par lrsquooubli oupreacutecipiteacutees dans drsquoautres que nous ne maicirctrisons pas davantage raquo [27]

75

Le devenir mortifegravere de la communication comporte ainsi une diffeacuterence importante drsquoavec ledevenir reacuteactif du precirctre crsquoest qursquoil ressemble au devenirshyactif et est mecircme indiscernable deceluishyci jusqursquoagrave un certain point Comme si les sciences de la communication publiciteacutemarketing etc dont Deleuze disait toujours dans Qursquoestshyce que la philosophie qursquoellessrsquoeacutetaient arrogeacute le concept comme si ces disciplines eacutetaient le prolongement terrifiant de lacreacuteation authentique dans le tumulte inconsistant et insignifiant de lrsquoinformation [28]

76

Il faudrait alors faire du communiquant dans le systegraveme soustractif un personnageconceptuel original agrave cocircteacute du precirctre celui qui instaure des devenirs non plus creacuteateurs nonplus reacuteactifs mais creacuteatifs des devenirs qui deacuteversent la mort au sein mecircme de la creacuteationen en eacutepousant apparemment le mouvement et les mots Des devenirs qui ne sont pas ceuxde la becirctise close sur elleshymecircme mais qui seraient plutocirct ceux drsquoune certaine niaiserieopiniacirctre de lrsquoouverture freacuteneacutetique agrave nrsquoimporte quelle apparence de nouveauteacute La terreur duphilosophe devant les philosophies de la communication ou du moins certains de ses avatarssa faccedilon de ramper eacutevoqueacutee par Deleuze degraves qursquoon lui propose de discuter serait une

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

77

On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

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Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

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Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 13: Soustraction Et Contraction

matiegravere que la theacuteorie de la meacutemoire contractante entend rendre raison en pointant le procegravespar lequel cet eacutetat mateacuteriel se transforme pour nous en qualiteacutes distinctes Mais qursquoy ashytshyildans un tel fait qursquoune theacuteorie de lrsquoimage ne suffirait pas agrave deacutecrire Il semble que la difficulteacutevienne de ce qursquoune image celle de la perception coloreacutee est supposeacutee contenir beaucoupdrsquoautres images celle des vibrations homogegravenes Or si une image nous preacutesentaiteffectivement la matiegravere telle qursquoen elleshymecircme sa vibration prodigieuse ne devraitshyelle paselle aussi nous apparaicirctre Puisque ce nrsquoest pas le cas il faut bien admettre que notre saisiedu monde y introduit une opeacuteration qui le modifie

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Agrave cette objection Bergson nous donne pourtant luishymecircme les moyens de reacutepondre aiseacutement ne nous ashytshyil pas dit que la theacuteorie de lrsquoimage supposait qursquoil y avait beaucoup plus de chosesdans la matiegravere que dans la repreacutesentation Nrsquoashytshyil pas fondeacute son immanentisme sur le faitque la matiegravere eacutetait non pas autre mais plus que la repreacutesentation Degraves lors qursquoestshyce quinous empecircche drsquoaccorder agrave la matiegravere toutes les images que nous pouvons en retirer Car sila matiegravere est un ensemble drsquoimages pittoresques rien nrsquointerdit de dire qursquoelle est aussi enplus un ensemble drsquoimages ougrave les qualiteacutes nrsquoont plus cours rien nrsquointerdit de faire de lamatiegravere toutes les images que nous pouvons en avoir agrave toutes les eacutechelles du temps et aussibien de lrsquoespace Crsquoeacutetait lagrave reacutepeacutetonsshyle la force mecircme de la theacuteorie soustractive de laperception pure la chose en soi crsquoeacutetait tous les points de vue susceptibles drsquoecirctre pris surcette chose les plus rapprocheacutes ceux de ses moindres deacutetails comme les plus eacuteloigneacutesPourquoi en ce cas ne pas en dire autant de la matiegravere lumineuse et soutenir que la lumiegraverece sont toutes les images susceptibles drsquoecirctre prises de celleshyci couleurs du spectres aussibien que vibrations homogegravenes Rien ne nous interdit drsquoaccorder agrave la matiegravereshyimage cesdeux points de vue de consideacuterer que celleshyci est heacuteteacuterogegravene et de plus homogegravene imageshyperception et image expeacuterimentale image coloreacutee et image vibratoire Cela revientsimplement agrave dire que de la matiegravere qursquoelle se compose drsquoimages radicalement distinctessuivant ses eacutechelles temporelles et spatiales Autrement dit cela revient agrave accorder agrave lamatiegravere tous les rythmes de la dureacutee et agrave faire de la perception humaine non la contractionde la quantiteacute mateacuterielle mais la seacutelection drsquoun des rythmes drsquoune matiegravereshyimage qui lescontiendrait toutes

6 shyLe modegravele soustractif

43

Degraves lors nous pouvons commencer agrave examiner en quoi consisterait un modegravele purementsoustractif tireacute de Matiegravere et meacutemoire un modegravele fait de soustractions sans contractions

44

Voici les deux postulats dont nous partirons

45

1 La matiegravere est composeacutee drsquoimages Ces images communiquent toutes les unes avec les

autres selon des lois identifieacutees aux lois de la nature Cette communication on la nommeradu terme de flux flux par lesquels les images reccediloivent et transmettent du mouvement auximages La matiegravere consiste donc dans une multipliciteacute agrave la fois qualitative et quantitativepittoresque et homogegravene

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On peut alors convenir du lexique suivant on nommera heacuteteacuterogegravene une multipliciteacute non passeulement qualitative mais agrave la fois qualitative et quantitative Si lrsquohomogegravene demeureidentifiable agrave la quantiteacute lrsquoheacuteteacuterogegravene cesse drsquoecirctre identifiable agrave la qualiteacute Lrsquoheacuteteacuterogegravene estplus heacuteteacuterogegravene que la qualiteacute comprenant non seulement les diffeacuterences des qualiteacutes entreelles mais aussi les diffeacuterences des quantiteacutes entre elles et la diffeacuterence de la qualiteacute engeacuteneacuteral drsquoavec la quantiteacute

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2 Agrave ces images connecteacutees entre elles par les flux il faut ajouter des interceptions descoupures qui nrsquoapportent rien drsquoautre aux images que leur isolement local que leur devenirsuperficiel Ici on srsquoeacuteloigne un peu pour des raisons de clarteacute de la theacuteorie de Bergson ausens strict au lieu de dire que la rareacutefaction des images dans la perception est due au faitque le vivant se laisse traverser par la plupart des images pour nrsquoen retenir que certaines ondit que cette rareacutefaction est due agrave des coupures des barrages qui ne permettent qursquoagravecertains flux de peacuteneacutetrer jusqursquoagrave la conscience Lrsquoessentiel demeure la perception est detoute faccedilon encore penseacutee comme rareacutefaction de la matiegravere

48

Nous pouvons formuler plus preacuteciseacutement ces deux postulats en les ramassant tous deuxdans la proposition suivante il y a du devenir et le devenir ce sont les flux et leursinterceptions Cet eacutenonceacute soutient la chose suivante un flux ne suffit pas agrave constituer undevenir pour cela il y faut eacutegalement de lrsquointerception Les flux certes transmettent dumouvement mais ce mouvement nrsquoest pas un devenir en ce sens que reacutegi par les lois de lanature il connecte toute image agrave toute autre image selon une neacutecessiteacute qui sature enquelque sorte le reacuteel Toute chose eacutetant connecteacutee agrave toute autre selon des lois laconnaissance drsquoune image nous suffit en droit agrave deacuteterminer le mouvement preacutesent passeacute etfutur de toutes les autres et cela agrave tel point que la diffeacuterence mecircme entre ces troisdimensions du temps srsquoefface au profit drsquoun reacuteseau immuable de transmissions demouvements On est face agrave une immobiliteacute faite de mouvements analogue agrave celle depuissants jets drsquoeau dont le mouvement continu de la matiegravere aboutit agrave lrsquoimmobiliteacute continuede la forme Les flux livreacutes agrave euxshymecircmes sont une telle mobiliteacute pure srsquoimmobilisant du faitmecircme qursquoaucun obstacle nrsquoen entrave le deacuteploiement ce sont des liens entre toutes chosesreacutegis par des lois fixes

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Pour qursquoil y ait devenir il faut que quelque chose se passe et pour que quelque chose sepasse il ne suffit pas que quelque chose passe il faut au contraire que quelque chose ne

passe pas il faut une deacuteconnexion Crsquoest la seule faccedilon drsquointroduire dans la matiegravere undevenir sans introduire autre chose que de la matiegravere crsquoest la seule faccedilon pour nous demaintenir la laquo formule magique raquo de Deleuze laquo PLURALISME = MONISME raquo [17] sansreconduire le dualisme Le monisme de la matiegravere heacuteteacuterogegravene va accueillir en lui le pluralismede lrsquoeacuteveacutenementialiteacute sans accueillir pour autant autre chose que la matiegravere donc sans quesrsquointroduise de dualiteacute ontologique

50

Voyons comment une telle opeacuteration est possible La condition pour qursquoil y ait du devenircrsquoest qursquoun changement se produise qui ne se reacuteduise pas agrave un flux mateacuteriel Cela nousimpose la thegravese suivante il faut qursquoil existe un devenir des interceptions mecircmes Il faut queles interceptions changent Mais comment un tel changement estshyil pensable Au regard dece que nous avons dit cela ne peut se produire que drsquoune seule faccedilon il faut que lesinterceptions de flux se deacuteplacent sur les lignes de flux

51

Nous obtenons le scheacutema 1

Scheacutema 1 interceptions de flux et flux drsquointerceptions52

Ougrave lrsquoon voit qursquoun devenir crsquoest deux devenirs pour qursquoil y ait devenir il faut que le devenirdevienne deux fois comme flux drsquoimages et comme flux drsquointerception des images Ledevenir est donc composeacute drsquoun double fleacutechage qui nrsquointroduit aucun dualisme ontologiqueLe premier fleacutechage est celui du flux Le second fleacutechage introduit seul le devenir On peutalors par ce double fleacutechage obtenir la greffe du thegraveme bergsonien de lrsquoimage avec lethegraveme stoiumlcien des incorporels tel que Deleuze le mobilise dans Logique du sens [18] Onnommera alors Chronos la dimension temporelle des flux et Aiocircn la dimension temporelledes interceptions [19] Qursquoestshyce qui nous autorise agrave reprendre non seulement le lexiquestoiumlcien mais aussi le lexique deleuzien tel que mis en œuvre dans Logique du sens Deuxeacuteleacutements

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1 Drsquoabord on sait que la division entre Aiocircn et Chronos distingue dans Logique du sens latemporaliteacute des causes profondes la temporaliteacute des meacutelanges corporels de celle deseacuteveacutenements incorporels Or crsquoest bien agrave ce type de division que correspond le doublefleacutechage preacuteceacutedent les flux sont bien des meacutelanges dynamiques de matiegravere et lesinterceptions sont bien des incorporels puisqursquoelles ne sont rien de mateacuteriel De plus ledevenir des interceptions est un devenir qui remonte agrave la surface agrave partir de la profondeur desimages puisque le reacutesultat de lrsquointerception est le devenir superficiel de la matiegravere sareacuteduction agrave son enveloppe dans la perception On peut donc leacutegitimement reprendrelrsquoexclamation de Deleuze agrave propos des incorporels laquo Voilagrave maintenant que tout remonte agrave lasurface raquo [20] 2 En second lieu on peut attribuer agrave lrsquoAiocircn ainsi redeacutefini comme deacuteplacementde coupures une proprieacuteteacute homologue agrave celle de lrsquoAiocircn deleuzien agrave savoir lrsquoeacuteveacutenementialiteacute

entendue comme Eacuteveacutenement unique en lequel communiquent tous les eacuteveacutenements laquoaffirmation du hasard en une fois raquo laquo unique lancer pour tous les coups raquo [21] En effet si lrsquoonveut penser le processus par lequel se deacuteplacent les interceptions la temporaliteacute en laquelleles interceptions changent nous devons en exclure toute forme drsquoexplication mateacuterielle Si ledeacuteplacement drsquoune deacuteconnexion proceacutedait des lois mateacuterielles celleshyci se reacuteduirait agrave un fluxcomme un autre et il nrsquoexisterait aucun devenir Mais srsquoil y a devenir aucune loi physique nepeut en rendre compte Ni le deacuteterminisme ni les probabiliteacutes double paradigme explicatifdes processus mateacuteriels ne peuvent donc ecirctre mobiliseacutes pour rendre compte du deacuteplacementdes incorporels Si nous voulons alors dire quelque chose de positif drsquoun tel devenir descoupures il nous reste agrave soutenir que ce devenir constitue certes un hasard mais un hasardimprobabilisable parce que reacutesultat drsquoun unique coup de deacute lanceacute de toute eacuteterniteacute sur latable immuable des flux [22]

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Tacircchons alors de preacuteciser le sens de lrsquoAiocircn ainsi entendu comme deacuteplacement desdeacuteconnexions Tout drsquoabord nous devons revenir sur lrsquoecirctre des deacuteconnexions Nous avons ditque lrsquoun des enjeux du modegravele soustractif eacutetait drsquoeacuteviter toute forme de dualisme ou dediffeacuterenciation entre des modes drsquoecirctre Il ne faut donc pas que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute soit autreque lrsquoecirctreshyflux Or il ne suffit pas pour soutenir cela de dire que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute nrsquoest rien car dire cela crsquoest reconduire un dualisme de type eacutepicurien crsquoestshyagraveshydire un dualisme de lamatiegravere et du vide Le laquo paysage ontologique raquo dresseacute par notre modegravele ressemble en effet agraveun laquo eacutepicurisme en neacutegatif raquo non pas des atomes reacuteels se deacuteplaccedilant de faccedilon hasardeuse (agravela suite du clinamen) dans un vide infini mais des laquo atomes de vides raquo se deacuteplaccedilant de faccedilonhasardeuse dans la pleacutenitude infinie des flux Il faudrait donc que la deacuteconnexion se reacuteduiseelleshymecircme ultimement agrave la pleacutenitude du flux heacuteteacuterogegravene Mais comment penser une coupurede flux qui soit elleshymecircme un flux sans lrsquoannuler comme coupure Tout simplement enreacuteduisant la coupure agrave un deacutetour du flux accompagneacute du mecircme coup drsquoun effetshyretardimposeacute agrave ce mecircme flux Il suffit de multiplier le deacutetour agrave lrsquoinfini pour obtenir un retard luishymecircmeaussi durable que deacutesireacute Une coupure est une accumulation locale agrave la puissance n dedeacutetours de flux Nous sommes alors dans une ontologie strictement continuiste qui produit le0 agrave partir drsquoune sommation agrave lrsquoinfini du 1 ou qui produit le rien agrave partir drsquoune sommation agravelrsquoinfini du reacuteel

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En identifiant la coupure au deacutetour nous nous sommes ainsi assureacutes que rien nrsquoexistait sinonla matiegravere Reste qursquoil faut maintenir srsquoil y a devenir la distinction de Chronos et drsquoAiocircnPourquoi Le devenir on lrsquoa dit deacutepend du devenir des coupures donc du devenir desdeacutetours Le devenir drsquoun deacutetour crsquoest son deacuteplacement sur une ligne de flux Mais commentou agrave quelle condition peutshyon penser un tel deacuteplacement Agrave une condition simple il nousfaut du passeacute Or le passeacute drsquoune coupure crsquoest lagrave ce que Chronos ne nous preacutesente en rienOn le verra sans peine par le scheacutema suivant

Scheacutema 2 lrsquoonde56

Si un deacutetour posseacutedait un passeacute mateacuteriel il se reacuteduirait en effet agrave une onde onde dont ledeacuteplacement est figureacute par le scheacutema On entend par onde au sens le plus geacuteneacuteral unmouvement mateacuteriel dont le passeacute aussi bien que lrsquoavenir peut ecirctre en droit reconstitueacute defaccedilon deacuteterministe ou probabilitaire Ecirctre gros si lrsquoon ose dire de son passeacute aussi bien quede son avenir tenir lrsquoun et lrsquoautre enveloppeacute dans son ecirctreshyactuel crsquoest lagrave le propre de lrsquoondeOr le deacutetour nrsquoest pas mateacuteriellement distinct de lrsquoonde puisqursquoil nrsquoest luishymecircme fait que dematiegravere mais son deacuteplacement doit lrsquoecirctre puisque sa temporaliteacute est hasardeuse Nousdevons donc dessiner une seconde ligne de passeacute seule agrave mecircme de distinguer ces deuxindiscernables que sont lrsquoonde et lrsquointerception Nous avons alors le scheacutema suivant

Scheacutema 3 le virtuel57

Cette seconde ligne de passeacute qui nrsquoest plus celle de lrsquoonde je la nomme le virtuel On peutalors fixer le vocabulaire un deacutetour posseacutedant un passeacute mateacuteriel sera dit ecirctre une onde undeacutetour proceacutedant de la ligne du virtuel sera dit ecirctre un pli Sans entrer dans le deacutetail on voitclairement que le virtuel ainsi caracteacuteriseacute a plusieurs points communs deacutecisifs avec le virtueldeleuzien 1 le virtuel nrsquoest pas indeacutetermineacute mais entiegraverement deacutetermineacute 2 le virtuel estreacuteel sinon il nrsquoy aurait pas de devenir du pli le virtuel srsquooppose donc agrave lrsquoactuel mais non aureacuteel 3 le virtuel nrsquoest pas comme le possible le double fantocircmatique de lrsquoactuel identique agravelrsquoactuel moins lrsquoexistence mais le virtuel et lrsquoactuel nrsquoont aucune raison de se ressembler 4Enfin le virtuel est la condition ontologique du devenir authentique crsquoestshyagraveshydire de la creacuteationimpreacutevisible de nouveauteacute [23]

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Mais on dira peutshyecirctre que cette introduction du thegraveme du virtuel dans le modegravele interceptifnrsquoa guegravere drsquointeacuterecirct Tout ce que nous faisons crsquoest drsquoinjecter dans notre modegravele le virtuelbergsonien inheacuterent agrave la conception de la dureacutee comme creacuteation impreacutevisible et de ce faitet pour autant que le virtuel est lrsquoheacuteritage sans doute essentiel du bergsonisme chez Deleuzele modegravele proposeacute aura autant drsquohomologie avec Deleuze qursquoil en aura avec Bergson CertesMais ce qui rend inteacuteressant lrsquointroduction du virtuel dans le modegravele soustractif crsquoest qursquoellenous impose de modifier sur un point essentiel la notion bergsonienne de virtuel Cettemodification peut se formuler ainsi nous sommes conduit agrave penser le virtuelindeacutependamment du couple quantiteacuteshyqualiteacute Or ce couple chez Bergson constitue unepocirclariteacute primordiale pour la penseacutee de la dureacutee pure Dans les Donneacutees immeacutediates de laconscience par exemple la dureacutee pure est la multipliciteacute qualitative opposeacutee agrave une matiegraverehomogegravene et quantitative qui agrave ce titre ne dure pas Dans Matiegravere et meacutemoire on lrsquoa vu laqualiteacute et la quantiteacute sont cette fois penseacutees en leur continuiteacute mais le rocircle de la meacutemoireconsiste preacuteciseacutement agrave obtenir de la qualiteacute par contraction de quantiteacute En revanche dans lemodegravele soustractif cette pocirclariteacute devient inadeacutequate pour penser le virtuel et cela pour lasimple raison que les flux sont deacutejagrave et pleinement qualitatifs et pleinement quantitatifs Laqualiteacute cesse en particulier drsquoecirctre par elleshymecircme la marque de la nouveauteacute Ce qui impliqueque le langage de la creacuteation impreacutevisible ne va plus ecirctre primordialement un langage de laqualiteacute mais un langage du plissement du devenirshyvirtuel du pli un langage qui se voudraen somme une topologie ou encore une geacuteologie du virtuel Par lagrave nous engendrons bien un

effet drsquohomologie avec Deleuze agrave savoir un heacuteritage bergsonien du virtuel srsquoexprimant entermes geacuteologiques plutocirct que qualitatifs [24] laquo Il y a du devenir raquo se dit en effet laquo il y a desplis virtuels raquo ou laquo il y a du plissement raquo

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Pour progresser encore dans la voie drsquoune reconstruction de la penseacutee deleuzienne via ledeacutebut de Matiegravere et meacutemoire il nous faut maintenant souligner le point suivant noussommes sciemment partis drsquoune theacuteorie qui nrsquoest pas exactement celle de la perception puremais qui est plus pauvre que celleshyci Car nous avons morceleacute non seulement Matiegravere etmeacutemoire pour autonomiser le premier chapitre mais aussi la theacuteorie de la perception pureelleshymecircme Expliquonsshynous Bergson se donne dans la theacuteorie de la perception pure uncentre drsquoaction indeacutetermineacute crsquoestshyagraveshydire un ecirctre libre crsquoest une telle liberteacute qui est agrave lrsquooriginede la seacutelection parmi les images de celles qui seules inteacuteressent le vivant Or le refus de toutdualisme nous contraint pour notre part agrave ne pas nous accorder ainsi lrsquoexistence drsquoecirctrespourvus de liberteacute Car nous aurions alors deux types drsquoecirctres des ecirctres libres et des ecirctressoumis aux lois mateacuterielles Si Deleuze voit dans la perception pure un immanentisme crsquoestsans doute qursquoil devine un monisme sous le dualisme apparent de la liberteacute et de la matiegraverePour deacutegager ce monisme il faut montrer que ce que Bergson nomme liberteacute peut ecirctreobtenu comme cas particulier du devenir soustractif Autrement dit il faut montrer en quoi levivant est un cas particulier drsquoun tel devenir

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Reformulons les choses plus clairement Il faut bien voir qursquoen nous donnant des flux et desinterceptions nous ne nous sommes encore donneacute aucun vivant a fortiori aucun ecirctre libreUne interception et mecircme une somme drsquointerceptions ne font pas un vivant Qursquoestshyce qursquounvivant en effet si lrsquoon srsquoinspire de Bergson Crsquoest une rareacutefaction locale des flux car unvivant crsquoest un corps crsquoestshyagraveshydire une seacutelection mais une seacutelection que nous avons nommeacuteepremiegravere une seacutelection anteacuterieure agrave tout choix libre et qui nous offre les termes entrelesquels une liberteacute pourra eacuteventuellement choisir Autrement dit un vivant crsquoest un lieu ougrave lesflux ne passent plus de faccedilon totale et sans discrimination En conseacutequence nous pouvonsavancer la deacutefinition suivante du vivant un vivant est une boucle discontinue drsquointerceptionsUne boucle car il faut assurer un lieu agrave la rareacutefaction des flux une boucle discontinue car unvivant ne doit pas entiegraverement se couper des flux faute de nrsquoavoir plus aucun rapport affectifetou perceptif au monde environnant Jrsquoappelle laquo rareacutefaction raquo tout appauvrissement localiseacutedes flux donc tout vivant Une rareacutefaction est plus qursquoune interception une interception nefait pas une rareacutefaction tandis qursquoune rareacutefaction nrsquoest faite que drsquointerceptions de flux

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Nous obtenons le scheacutema 4 scheacutema du vivant ou du corps

Scheacutema 4 le corps62

On peut alors se poser une question nouvelle agrave savoir y ashytshyil un devenir des vivants Ou

encore y ashytshyil un devenir eacuteveacutementiel des rareacutefactions Si lrsquoon suppose que lrsquoon peut penserle vivant il faut qursquoil y ait un tel devenir En effet srsquoil nrsquoy avait pas de devenir des rareacutefactionson pourrait seulement consideacuterer ce dont est fait un vivant la matiegravere qui en constitue le lieuOn penserait ce dont il est fait mais non ce qursquoil est on le penserait comme organisme maisnon comme rareacutefaction On penserait la substance mateacuterielle des corps mais non le corpsluishymecircme comme lieu de rareacutefaction de seacutelection des images Mais comment penser le vivantnonshyorganique puisque la rareacutefaction nrsquoest elleshymecircme faite de rien puisqursquoil nrsquoexiste pas defluide vital de matiegravere autre que celle de la physique qui singulariserait le mode drsquoecirctre duvivant Une solution agrave cette difficulteacute est la suivante penser le vivant doit revenir agrave penser ledevenir des zones de rareacutefaction Il faut qursquoil existe un passeacute nonshyorganique des corps qursquoilexiste des rareacutefactions virtuelles Il nous faut un passeacute non organique du vivant un devenirinorganique des corps Ou encore il nous faut un corps sans organes [25] Alors si lesplissements demeurent suffisamment coheacuterents pour constituer des plissements derareacutefactions nous pourrons penser la vie agrave partir de son eacutevolution propre et deacutegager ainsiune typologie des devenirs vitaux devenirs qui ne srsquoidentifieront pas aux flux organiques

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Si nous accordons agrave la science le soin de deacutecrire et de penser les eacutetats de choses crsquoestshyagraveshydire les eacutetats de flux nous reacuteserverons agrave la philosophie la tacircche de deacutecrire et de penser lesdevenirs virtuels Appelons eacutevaluation toute typologie des devenirs vitaux mais inorganiquesQuelle typologie notre eacutevaluation vashytshyelle adopter Quels sont les grands types de devenirsvitaux que peut admettre le vivant entendu comme boucle discontinue drsquointerception Deuxcas eacuteleacutementaires se preacutesentent agrave nous celui du resserrement et celui de lrsquoeacutelargissement desdiscontinuiteacutes Le premier augmente la puissance de deacutesintecircret du vivant le second sesignale par une ouverture eacutelargie agrave une partie des flux On nommera actif le second deveniret reacuteactif le premier

Scheacutema 5 devenir actif devenir reacuteactif64

Mais avant drsquoaller plus loin il est temps de montrer preacuteciseacutement en quoi le modegravele interceptifse distingue de celui la perception pure de Bergson et en quoi consiste lrsquointeacuterecirct de cettedistinction La distinction est la suivante Bergson part du postulat qursquoexistent des ecirctrescapable drsquoagir librement crsquoestshyagraveshydire des centres de seacutelection des images la seacutelectionsupposeacutee eacutetant une seacutelection du second type celle qui deacutesigne un choix libre entre desoptions diverses Il en infegravere alors la nature de la perception qui est quant agrave elle uneseacutelection du premier type une seacutelection nonshylibre des termes du choix Nous avons proceacutedeacuteagrave lrsquoinverse on ne srsquoest donneacute que des seacutelections premiegraveres donc des seacutelections non libres shyet lrsquoon a constitueacute de la sorte le vivant comme une configuration particuliegravere de seacutelectionpremiegraveres On ne prend donc qursquoune partie de la theacuteorie de la perception pure car onnrsquointroduit dans le modegravele construit qursquoun seul type de seacutelection la seacutelection nonshylibre Onpourvoit ensuite ces seacutelections drsquoun devenir impreacutevisible seul susceptible de produire unenouveauteacute et lrsquoon distingue alors deux reacutegimes de la seacutelection actif et reacuteactif On comprendalors que lrsquoavantage du modegravele soustractif est de permettre la greffe de la seacutelectionbergsonienne sur la seacutelection nietzscheacuteenne En effet ayant ocircteacute du modegravele bergsonien la

notion de libreshyarbitre reacutecuseacutee par Nietzsche nous pouvons rapprocher les deux sensnietzscheacuteen et bergsonien du terme seacutelection celui qui deacutesigne la seacutelection des images parla perception et celui qui deacutesigne la typologie des devenirs vitaux Nouvel effet drsquohomologieavec Deleuze le modegravele soustractif nous permet de penser le sens de sa dilection pour deuxphilosophes qursquoagrave premiegravere vue tout seacutepare Mais pour obtenir ce rapprochement de faccedilonrigoureuse il nous faut construire plus preacuteciseacutement le concept drsquoactif

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Qursquoestshyce qursquoun devenir actif dans le modegravele preacutesent Crsquoest un devenir qui se manifeste parun recul du deacutesinterecirct inheacuterent agrave la constitution mecircme du vivant Ce deacutesinterecirct en tant mecircmeqursquoil est donneacute comme constitutif de lrsquoessence du vivant nous lui donnerons le nom de becirctiseLa becirctise la becirctise laquo agrave front de taureau raquo crsquoest toujours pour le vivant une faccedilon de seconserver dans son ecirctre sans srsquoouvrir agrave lrsquoexteacuterioriteacute Au contraire un devenir actif semanifeste toujours par le fait que quelque chose arrive et plus preacuteciseacutement quelque chosedrsquointeacuteressant Les cateacutegories drsquointeacuteressant et drsquoininteacuteressant se substituent donc pour nous agravecelles de liberteacute et de nonshyliberteacute Car ces deux devenirs actif et reacuteactif ou abecirctissant sontlrsquoun et lrsquoautre anteacuterieurs agrave tout choix libre ils affectent lrsquoespace du choix anteacuterieurement agravetout choix Crsquoest pourquoi le devenir et en particulier le devenir actif doit ecirctre penseacute commeessentiellement passif il faut mecircme le penser comme un accroissement de la passiviteacute duvivant de sa laquo passibiliteacute raquo une faccedilon pour lui drsquoeacuteprouver une affectiviteacute accrue agrave uneparcelle des flux exteacuterieurs Cet accroissement nrsquoest pas luishymecircme mateacuteriel puisqursquoil est unplissement mais il est un devenir qui fait passer un flux accru de la matiegravere dans le corpsLes concepts de rencontre de passiviteacute et mecircme drsquoaffect concepts en reacutesonance avec lapenseacutee deleuzienne de lrsquoeacuteveacutenement prennent ainsi une signification vitale et non plusseulement organique Au corps actif capable drsquoun devenir novateur inventif il est toujoursarriveacute quelque chose son accroissement de puissance ne provient pas drsquoune deacutecisionautonome drsquoun sujet constituant mais drsquoune expeacuterience toujours subie drsquoune eacutepreuveaffective en laquelle se donne une exteacuterioriteacute radicale une exteacuterioriteacute jamais ressentieauparavant comme telle [26]

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Venons en maintenant pour conclure agrave ce qui nous a paru ecirctre lrsquointeacuterecirct principal du modegravelesoustractif

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Ce modegravele nous permet drsquoapporter une reacuteponse preacutecise agrave une question qursquoon peut se poser agravepropos de la notion de vie chez Deleuze et aussi bien chez Nietzsche question qui croyonsshynous parcourt deacutejagrave lrsquoœuvre de ces deux philosophes et qui est la suivante comment levivant peutshyil succomber agrave la reacuteactiviteacute Question qursquoon peut eacutegalement formuler agrave la faccedilonde Deleuze dans LrsquoantishyOedipe toutes les forces sontshyelles voueacutees agrave devenir reacuteactives Eneffet qursquoun devenir vital soit actif ne pose pas de problegraveme de compreacutehension pour peuqursquoon accorde qursquoun ecirctre tend agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre on saisit aiseacutement que le vivanttende agrave eacutelargir la surface de son rapport au monde Mais qursquoun ecirctre diminue sa puissancedonc qursquoil diminue sa reacuteceptiviteacute sa passibiliteacute inventive crsquoest eacutevidemment une eacutenigme

Eacutenigme qui se renforce quand on songe qursquoun ecirctre reacuteactif peut propager sa reacuteactiviteacute agravedrsquoautres corps seacuteparer lrsquoactif de ce qursquoil peut et que la reacuteactiviteacute semble mecircme affecter agraveterme les expeacuteriences par ellesshymecircmes les plus novatrices les plus reacutevolutionnaires Laquestion est aussi bien celle du dualisme car si nous ne parvenons pas agrave saisir en quoi lavie est virtuellement reacuteactive nous risquons drsquoaboutir agrave une seacuteparation entre deux modesdrsquoecirctre dont la communication srsquoaveacutererait impensable alors qursquoelle est au contraire manifesteBref comment comprendre que la vie soit complice de la reacuteactiviteacute

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Le modegravele soustractif apporte une reacuteponse preacutecise agrave question Et cela pour une raison simple crsquoest qursquoun tel modegravele nous conduit agrave soutenir qursquoil existe deux types de mort Et crsquoest parceqursquoil y a deux types de morts qursquoil y a deux types de vies

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Expliquons et concluons

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Remarquons drsquoabord que se deacutecouvre bien agrave nous dans notre modegravele une essentielleambiguiumlteacute de la mort Car deux morts paraissent concevables pour les corps inorganiquesqui sont deux faccedilons drsquolaquo effacer raquo les boucles discontinues soit par enfermement etreacutetreacutecissement progressif de la boucle drsquointerception soit par dissipation et disparitionprogressive de la boucle elleshymecircme Ou encore soit une mort par diminution de la surface dela boucle (reacutetreacutecissement des corps) soit une mort par diminution de la boucle (dissipationdes corps) Crsquoest ce que figurera plus clairement le scheacutema suivant

Scheacutema 6 mort reacuteactive mort creacuteative71

On peut dire que la mort par diminution de la surface de la boucle eacutequivaudrait agrave une mortmonadologique une mort par eacutevanouissement replieacute sur luishymecircme le corps srsquoamoindrittoujours davantage jusqursquoagrave lrsquoaneacuteantissement complet On peut concevoir sur ce mode lapuissance de mort du reacuteactif le reacuteactif deacuteveloppe en effet une mort par narcotique pareacutepuisement par indiffeacuterence toujours accrue au monde Nous pouvons nommer du nom deprecirctre le personnage conceptuel porteur drsquoun tel reacutegime de la mort

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Mais comment penser cette autre possibiliteacute de la mort par diminution de la boucle pardissipation du corps par une ouverture toujours plus large de celuishyci aux flux exteacuterieursjusqursquoagrave srsquoy dissoudre tout entier Et de quel personnage conceptuel ce devenir mortifegravere estshyil cette fois porteur

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La possibiliteacute de cette seconde mort il nous semble que crsquoest elle qui a domineacute affectivement

notre premiegravere lecture du deacutebut de Matiegravere et meacutemoire lisant ce texte agrave bien des eacutegardssaisissant nous ressentions pourtant dans le mecircme temps une vague terreur Et cetteimpression de terreur eacutetait due agrave ceci la mort en bon mateacuterialiste nous lrsquoavions toujoursconsideacutereacutee comme un retour des corps agrave la matiegravere inorganique donc pour le sujet commeun simple neacuteant Mais si la matiegravere eacutetait ce que Bergson en disait la mort le retour agrave lrsquoeacutetatmateacuteriel ne srsquoidentifiait plus du tout au neacuteant bien plutocirct agrave la folie et mecircme agrave une folieinfinie Car le devenirshymateacuteriel crsquoeacutetait lrsquoeffacement de la seacutelection des images et nonlrsquoeffacement des images Et il semblait alors que pour se faire une image de la mort il fallaitconcevoir ce que serait notre vie si tous les mouvements de la terre tous les bruits de laterre toutes les odeurs toutes les saveurs toutes les lumiegraveres de la terre et drsquoailleurs nousparvenaient en un moment en un instant comme un atroce et criard tumulte de touteschoses nous traversant continucircment et instantaneacutement Comme si le neacuteant de la mort nrsquoeacutetaitpas agrave comprendre comme un simple vide mais au contraire comme une saturation unabominable tropshyplein drsquoexistence

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La mort ainsi comprise crsquoest donc le laquo regravegne acheveacute de la communication raquo Mourir crsquoestdevenir un pur point de passage un pur centre de communication de toute chose avec toutechose On saisit alors que le vivant nrsquoest pas lrsquoeacutemergence de la douleur dans un mondeatrophieacute mais au contraire lrsquoamoindrissement de la folie dans un devenirshyterreur du chaosportant celleshyci agrave une vitesse infinie On pourrait dire de cette mortshyfolie de cette mortshyterreurquelque chose drsquoassez proche de ce que Deleuze dit du chaos dans la conclusion de Qursquoestshyce que la philosophie laquo Nous demandons seulement un peu drsquoordre pour nous proteacuteger duchaos Rien nrsquoest plus douloureux plus angoissant qursquoune penseacutee qui srsquoeacutechappe agrave elleshymecircme des ideacutees qui fuient qui disparaissent agrave peine eacutebaucheacutees deacutejagrave rongeacutees par lrsquooubli oupreacutecipiteacutees dans drsquoautres que nous ne maicirctrisons pas davantage raquo [27]

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Le devenir mortifegravere de la communication comporte ainsi une diffeacuterence importante drsquoavec ledevenir reacuteactif du precirctre crsquoest qursquoil ressemble au devenirshyactif et est mecircme indiscernable deceluishyci jusqursquoagrave un certain point Comme si les sciences de la communication publiciteacutemarketing etc dont Deleuze disait toujours dans Qursquoestshyce que la philosophie qursquoellessrsquoeacutetaient arrogeacute le concept comme si ces disciplines eacutetaient le prolongement terrifiant de lacreacuteation authentique dans le tumulte inconsistant et insignifiant de lrsquoinformation [28]

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Il faudrait alors faire du communiquant dans le systegraveme soustractif un personnageconceptuel original agrave cocircteacute du precirctre celui qui instaure des devenirs non plus creacuteateurs nonplus reacuteactifs mais creacuteatifs des devenirs qui deacuteversent la mort au sein mecircme de la creacuteationen en eacutepousant apparemment le mouvement et les mots Des devenirs qui ne sont pas ceuxde la becirctise close sur elleshymecircme mais qui seraient plutocirct ceux drsquoune certaine niaiserieopiniacirctre de lrsquoouverture freacuteneacutetique agrave nrsquoimporte quelle apparence de nouveauteacute La terreur duphilosophe devant les philosophies de la communication ou du moins certains de ses avatarssa faccedilon de ramper eacutevoqueacutee par Deleuze degraves qursquoon lui propose de discuter serait une

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

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On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

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Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

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Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 14: Soustraction Et Contraction

autres selon des lois identifieacutees aux lois de la nature Cette communication on la nommeradu terme de flux flux par lesquels les images reccediloivent et transmettent du mouvement auximages La matiegravere consiste donc dans une multipliciteacute agrave la fois qualitative et quantitativepittoresque et homogegravene

46

On peut alors convenir du lexique suivant on nommera heacuteteacuterogegravene une multipliciteacute non passeulement qualitative mais agrave la fois qualitative et quantitative Si lrsquohomogegravene demeureidentifiable agrave la quantiteacute lrsquoheacuteteacuterogegravene cesse drsquoecirctre identifiable agrave la qualiteacute Lrsquoheacuteteacuterogegravene estplus heacuteteacuterogegravene que la qualiteacute comprenant non seulement les diffeacuterences des qualiteacutes entreelles mais aussi les diffeacuterences des quantiteacutes entre elles et la diffeacuterence de la qualiteacute engeacuteneacuteral drsquoavec la quantiteacute

47

2 Agrave ces images connecteacutees entre elles par les flux il faut ajouter des interceptions descoupures qui nrsquoapportent rien drsquoautre aux images que leur isolement local que leur devenirsuperficiel Ici on srsquoeacuteloigne un peu pour des raisons de clarteacute de la theacuteorie de Bergson ausens strict au lieu de dire que la rareacutefaction des images dans la perception est due au faitque le vivant se laisse traverser par la plupart des images pour nrsquoen retenir que certaines ondit que cette rareacutefaction est due agrave des coupures des barrages qui ne permettent qursquoagravecertains flux de peacuteneacutetrer jusqursquoagrave la conscience Lrsquoessentiel demeure la perception est detoute faccedilon encore penseacutee comme rareacutefaction de la matiegravere

48

Nous pouvons formuler plus preacuteciseacutement ces deux postulats en les ramassant tous deuxdans la proposition suivante il y a du devenir et le devenir ce sont les flux et leursinterceptions Cet eacutenonceacute soutient la chose suivante un flux ne suffit pas agrave constituer undevenir pour cela il y faut eacutegalement de lrsquointerception Les flux certes transmettent dumouvement mais ce mouvement nrsquoest pas un devenir en ce sens que reacutegi par les lois de lanature il connecte toute image agrave toute autre image selon une neacutecessiteacute qui sature enquelque sorte le reacuteel Toute chose eacutetant connecteacutee agrave toute autre selon des lois laconnaissance drsquoune image nous suffit en droit agrave deacuteterminer le mouvement preacutesent passeacute etfutur de toutes les autres et cela agrave tel point que la diffeacuterence mecircme entre ces troisdimensions du temps srsquoefface au profit drsquoun reacuteseau immuable de transmissions demouvements On est face agrave une immobiliteacute faite de mouvements analogue agrave celle depuissants jets drsquoeau dont le mouvement continu de la matiegravere aboutit agrave lrsquoimmobiliteacute continuede la forme Les flux livreacutes agrave euxshymecircmes sont une telle mobiliteacute pure srsquoimmobilisant du faitmecircme qursquoaucun obstacle nrsquoen entrave le deacuteploiement ce sont des liens entre toutes chosesreacutegis par des lois fixes

49

Pour qursquoil y ait devenir il faut que quelque chose se passe et pour que quelque chose sepasse il ne suffit pas que quelque chose passe il faut au contraire que quelque chose ne

passe pas il faut une deacuteconnexion Crsquoest la seule faccedilon drsquointroduire dans la matiegravere undevenir sans introduire autre chose que de la matiegravere crsquoest la seule faccedilon pour nous demaintenir la laquo formule magique raquo de Deleuze laquo PLURALISME = MONISME raquo [17] sansreconduire le dualisme Le monisme de la matiegravere heacuteteacuterogegravene va accueillir en lui le pluralismede lrsquoeacuteveacutenementialiteacute sans accueillir pour autant autre chose que la matiegravere donc sans quesrsquointroduise de dualiteacute ontologique

50

Voyons comment une telle opeacuteration est possible La condition pour qursquoil y ait du devenircrsquoest qursquoun changement se produise qui ne se reacuteduise pas agrave un flux mateacuteriel Cela nousimpose la thegravese suivante il faut qursquoil existe un devenir des interceptions mecircmes Il faut queles interceptions changent Mais comment un tel changement estshyil pensable Au regard dece que nous avons dit cela ne peut se produire que drsquoune seule faccedilon il faut que lesinterceptions de flux se deacuteplacent sur les lignes de flux

51

Nous obtenons le scheacutema 1

Scheacutema 1 interceptions de flux et flux drsquointerceptions52

Ougrave lrsquoon voit qursquoun devenir crsquoest deux devenirs pour qursquoil y ait devenir il faut que le devenirdevienne deux fois comme flux drsquoimages et comme flux drsquointerception des images Ledevenir est donc composeacute drsquoun double fleacutechage qui nrsquointroduit aucun dualisme ontologiqueLe premier fleacutechage est celui du flux Le second fleacutechage introduit seul le devenir On peutalors par ce double fleacutechage obtenir la greffe du thegraveme bergsonien de lrsquoimage avec lethegraveme stoiumlcien des incorporels tel que Deleuze le mobilise dans Logique du sens [18] Onnommera alors Chronos la dimension temporelle des flux et Aiocircn la dimension temporelledes interceptions [19] Qursquoestshyce qui nous autorise agrave reprendre non seulement le lexiquestoiumlcien mais aussi le lexique deleuzien tel que mis en œuvre dans Logique du sens Deuxeacuteleacutements

53

1 Drsquoabord on sait que la division entre Aiocircn et Chronos distingue dans Logique du sens latemporaliteacute des causes profondes la temporaliteacute des meacutelanges corporels de celle deseacuteveacutenements incorporels Or crsquoest bien agrave ce type de division que correspond le doublefleacutechage preacuteceacutedent les flux sont bien des meacutelanges dynamiques de matiegravere et lesinterceptions sont bien des incorporels puisqursquoelles ne sont rien de mateacuteriel De plus ledevenir des interceptions est un devenir qui remonte agrave la surface agrave partir de la profondeur desimages puisque le reacutesultat de lrsquointerception est le devenir superficiel de la matiegravere sareacuteduction agrave son enveloppe dans la perception On peut donc leacutegitimement reprendrelrsquoexclamation de Deleuze agrave propos des incorporels laquo Voilagrave maintenant que tout remonte agrave lasurface raquo [20] 2 En second lieu on peut attribuer agrave lrsquoAiocircn ainsi redeacutefini comme deacuteplacementde coupures une proprieacuteteacute homologue agrave celle de lrsquoAiocircn deleuzien agrave savoir lrsquoeacuteveacutenementialiteacute

entendue comme Eacuteveacutenement unique en lequel communiquent tous les eacuteveacutenements laquoaffirmation du hasard en une fois raquo laquo unique lancer pour tous les coups raquo [21] En effet si lrsquoonveut penser le processus par lequel se deacuteplacent les interceptions la temporaliteacute en laquelleles interceptions changent nous devons en exclure toute forme drsquoexplication mateacuterielle Si ledeacuteplacement drsquoune deacuteconnexion proceacutedait des lois mateacuterielles celleshyci se reacuteduirait agrave un fluxcomme un autre et il nrsquoexisterait aucun devenir Mais srsquoil y a devenir aucune loi physique nepeut en rendre compte Ni le deacuteterminisme ni les probabiliteacutes double paradigme explicatifdes processus mateacuteriels ne peuvent donc ecirctre mobiliseacutes pour rendre compte du deacuteplacementdes incorporels Si nous voulons alors dire quelque chose de positif drsquoun tel devenir descoupures il nous reste agrave soutenir que ce devenir constitue certes un hasard mais un hasardimprobabilisable parce que reacutesultat drsquoun unique coup de deacute lanceacute de toute eacuteterniteacute sur latable immuable des flux [22]

54

Tacircchons alors de preacuteciser le sens de lrsquoAiocircn ainsi entendu comme deacuteplacement desdeacuteconnexions Tout drsquoabord nous devons revenir sur lrsquoecirctre des deacuteconnexions Nous avons ditque lrsquoun des enjeux du modegravele soustractif eacutetait drsquoeacuteviter toute forme de dualisme ou dediffeacuterenciation entre des modes drsquoecirctre Il ne faut donc pas que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute soit autreque lrsquoecirctreshyflux Or il ne suffit pas pour soutenir cela de dire que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute nrsquoest rien car dire cela crsquoest reconduire un dualisme de type eacutepicurien crsquoestshyagraveshydire un dualisme de lamatiegravere et du vide Le laquo paysage ontologique raquo dresseacute par notre modegravele ressemble en effet agraveun laquo eacutepicurisme en neacutegatif raquo non pas des atomes reacuteels se deacuteplaccedilant de faccedilon hasardeuse (agravela suite du clinamen) dans un vide infini mais des laquo atomes de vides raquo se deacuteplaccedilant de faccedilonhasardeuse dans la pleacutenitude infinie des flux Il faudrait donc que la deacuteconnexion se reacuteduiseelleshymecircme ultimement agrave la pleacutenitude du flux heacuteteacuterogegravene Mais comment penser une coupurede flux qui soit elleshymecircme un flux sans lrsquoannuler comme coupure Tout simplement enreacuteduisant la coupure agrave un deacutetour du flux accompagneacute du mecircme coup drsquoun effetshyretardimposeacute agrave ce mecircme flux Il suffit de multiplier le deacutetour agrave lrsquoinfini pour obtenir un retard luishymecircmeaussi durable que deacutesireacute Une coupure est une accumulation locale agrave la puissance n dedeacutetours de flux Nous sommes alors dans une ontologie strictement continuiste qui produit le0 agrave partir drsquoune sommation agrave lrsquoinfini du 1 ou qui produit le rien agrave partir drsquoune sommation agravelrsquoinfini du reacuteel

55

En identifiant la coupure au deacutetour nous nous sommes ainsi assureacutes que rien nrsquoexistait sinonla matiegravere Reste qursquoil faut maintenir srsquoil y a devenir la distinction de Chronos et drsquoAiocircnPourquoi Le devenir on lrsquoa dit deacutepend du devenir des coupures donc du devenir desdeacutetours Le devenir drsquoun deacutetour crsquoest son deacuteplacement sur une ligne de flux Mais commentou agrave quelle condition peutshyon penser un tel deacuteplacement Agrave une condition simple il nousfaut du passeacute Or le passeacute drsquoune coupure crsquoest lagrave ce que Chronos ne nous preacutesente en rienOn le verra sans peine par le scheacutema suivant

Scheacutema 2 lrsquoonde56

Si un deacutetour posseacutedait un passeacute mateacuteriel il se reacuteduirait en effet agrave une onde onde dont ledeacuteplacement est figureacute par le scheacutema On entend par onde au sens le plus geacuteneacuteral unmouvement mateacuteriel dont le passeacute aussi bien que lrsquoavenir peut ecirctre en droit reconstitueacute defaccedilon deacuteterministe ou probabilitaire Ecirctre gros si lrsquoon ose dire de son passeacute aussi bien quede son avenir tenir lrsquoun et lrsquoautre enveloppeacute dans son ecirctreshyactuel crsquoest lagrave le propre de lrsquoondeOr le deacutetour nrsquoest pas mateacuteriellement distinct de lrsquoonde puisqursquoil nrsquoest luishymecircme fait que dematiegravere mais son deacuteplacement doit lrsquoecirctre puisque sa temporaliteacute est hasardeuse Nousdevons donc dessiner une seconde ligne de passeacute seule agrave mecircme de distinguer ces deuxindiscernables que sont lrsquoonde et lrsquointerception Nous avons alors le scheacutema suivant

Scheacutema 3 le virtuel57

Cette seconde ligne de passeacute qui nrsquoest plus celle de lrsquoonde je la nomme le virtuel On peutalors fixer le vocabulaire un deacutetour posseacutedant un passeacute mateacuteriel sera dit ecirctre une onde undeacutetour proceacutedant de la ligne du virtuel sera dit ecirctre un pli Sans entrer dans le deacutetail on voitclairement que le virtuel ainsi caracteacuteriseacute a plusieurs points communs deacutecisifs avec le virtueldeleuzien 1 le virtuel nrsquoest pas indeacutetermineacute mais entiegraverement deacutetermineacute 2 le virtuel estreacuteel sinon il nrsquoy aurait pas de devenir du pli le virtuel srsquooppose donc agrave lrsquoactuel mais non aureacuteel 3 le virtuel nrsquoest pas comme le possible le double fantocircmatique de lrsquoactuel identique agravelrsquoactuel moins lrsquoexistence mais le virtuel et lrsquoactuel nrsquoont aucune raison de se ressembler 4Enfin le virtuel est la condition ontologique du devenir authentique crsquoestshyagraveshydire de la creacuteationimpreacutevisible de nouveauteacute [23]

58

Mais on dira peutshyecirctre que cette introduction du thegraveme du virtuel dans le modegravele interceptifnrsquoa guegravere drsquointeacuterecirct Tout ce que nous faisons crsquoest drsquoinjecter dans notre modegravele le virtuelbergsonien inheacuterent agrave la conception de la dureacutee comme creacuteation impreacutevisible et de ce faitet pour autant que le virtuel est lrsquoheacuteritage sans doute essentiel du bergsonisme chez Deleuzele modegravele proposeacute aura autant drsquohomologie avec Deleuze qursquoil en aura avec Bergson CertesMais ce qui rend inteacuteressant lrsquointroduction du virtuel dans le modegravele soustractif crsquoest qursquoellenous impose de modifier sur un point essentiel la notion bergsonienne de virtuel Cettemodification peut se formuler ainsi nous sommes conduit agrave penser le virtuelindeacutependamment du couple quantiteacuteshyqualiteacute Or ce couple chez Bergson constitue unepocirclariteacute primordiale pour la penseacutee de la dureacutee pure Dans les Donneacutees immeacutediates de laconscience par exemple la dureacutee pure est la multipliciteacute qualitative opposeacutee agrave une matiegraverehomogegravene et quantitative qui agrave ce titre ne dure pas Dans Matiegravere et meacutemoire on lrsquoa vu laqualiteacute et la quantiteacute sont cette fois penseacutees en leur continuiteacute mais le rocircle de la meacutemoireconsiste preacuteciseacutement agrave obtenir de la qualiteacute par contraction de quantiteacute En revanche dans lemodegravele soustractif cette pocirclariteacute devient inadeacutequate pour penser le virtuel et cela pour lasimple raison que les flux sont deacutejagrave et pleinement qualitatifs et pleinement quantitatifs Laqualiteacute cesse en particulier drsquoecirctre par elleshymecircme la marque de la nouveauteacute Ce qui impliqueque le langage de la creacuteation impreacutevisible ne va plus ecirctre primordialement un langage de laqualiteacute mais un langage du plissement du devenirshyvirtuel du pli un langage qui se voudraen somme une topologie ou encore une geacuteologie du virtuel Par lagrave nous engendrons bien un

effet drsquohomologie avec Deleuze agrave savoir un heacuteritage bergsonien du virtuel srsquoexprimant entermes geacuteologiques plutocirct que qualitatifs [24] laquo Il y a du devenir raquo se dit en effet laquo il y a desplis virtuels raquo ou laquo il y a du plissement raquo

59

Pour progresser encore dans la voie drsquoune reconstruction de la penseacutee deleuzienne via ledeacutebut de Matiegravere et meacutemoire il nous faut maintenant souligner le point suivant noussommes sciemment partis drsquoune theacuteorie qui nrsquoest pas exactement celle de la perception puremais qui est plus pauvre que celleshyci Car nous avons morceleacute non seulement Matiegravere etmeacutemoire pour autonomiser le premier chapitre mais aussi la theacuteorie de la perception pureelleshymecircme Expliquonsshynous Bergson se donne dans la theacuteorie de la perception pure uncentre drsquoaction indeacutetermineacute crsquoestshyagraveshydire un ecirctre libre crsquoest une telle liberteacute qui est agrave lrsquooriginede la seacutelection parmi les images de celles qui seules inteacuteressent le vivant Or le refus de toutdualisme nous contraint pour notre part agrave ne pas nous accorder ainsi lrsquoexistence drsquoecirctrespourvus de liberteacute Car nous aurions alors deux types drsquoecirctres des ecirctres libres et des ecirctressoumis aux lois mateacuterielles Si Deleuze voit dans la perception pure un immanentisme crsquoestsans doute qursquoil devine un monisme sous le dualisme apparent de la liberteacute et de la matiegraverePour deacutegager ce monisme il faut montrer que ce que Bergson nomme liberteacute peut ecirctreobtenu comme cas particulier du devenir soustractif Autrement dit il faut montrer en quoi levivant est un cas particulier drsquoun tel devenir

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Reformulons les choses plus clairement Il faut bien voir qursquoen nous donnant des flux et desinterceptions nous ne nous sommes encore donneacute aucun vivant a fortiori aucun ecirctre libreUne interception et mecircme une somme drsquointerceptions ne font pas un vivant Qursquoestshyce qursquounvivant en effet si lrsquoon srsquoinspire de Bergson Crsquoest une rareacutefaction locale des flux car unvivant crsquoest un corps crsquoestshyagraveshydire une seacutelection mais une seacutelection que nous avons nommeacuteepremiegravere une seacutelection anteacuterieure agrave tout choix libre et qui nous offre les termes entrelesquels une liberteacute pourra eacuteventuellement choisir Autrement dit un vivant crsquoest un lieu ougrave lesflux ne passent plus de faccedilon totale et sans discrimination En conseacutequence nous pouvonsavancer la deacutefinition suivante du vivant un vivant est une boucle discontinue drsquointerceptionsUne boucle car il faut assurer un lieu agrave la rareacutefaction des flux une boucle discontinue car unvivant ne doit pas entiegraverement se couper des flux faute de nrsquoavoir plus aucun rapport affectifetou perceptif au monde environnant Jrsquoappelle laquo rareacutefaction raquo tout appauvrissement localiseacutedes flux donc tout vivant Une rareacutefaction est plus qursquoune interception une interception nefait pas une rareacutefaction tandis qursquoune rareacutefaction nrsquoest faite que drsquointerceptions de flux

61

Nous obtenons le scheacutema 4 scheacutema du vivant ou du corps

Scheacutema 4 le corps62

On peut alors se poser une question nouvelle agrave savoir y ashytshyil un devenir des vivants Ou

encore y ashytshyil un devenir eacuteveacutementiel des rareacutefactions Si lrsquoon suppose que lrsquoon peut penserle vivant il faut qursquoil y ait un tel devenir En effet srsquoil nrsquoy avait pas de devenir des rareacutefactionson pourrait seulement consideacuterer ce dont est fait un vivant la matiegravere qui en constitue le lieuOn penserait ce dont il est fait mais non ce qursquoil est on le penserait comme organisme maisnon comme rareacutefaction On penserait la substance mateacuterielle des corps mais non le corpsluishymecircme comme lieu de rareacutefaction de seacutelection des images Mais comment penser le vivantnonshyorganique puisque la rareacutefaction nrsquoest elleshymecircme faite de rien puisqursquoil nrsquoexiste pas defluide vital de matiegravere autre que celle de la physique qui singulariserait le mode drsquoecirctre duvivant Une solution agrave cette difficulteacute est la suivante penser le vivant doit revenir agrave penser ledevenir des zones de rareacutefaction Il faut qursquoil existe un passeacute nonshyorganique des corps qursquoilexiste des rareacutefactions virtuelles Il nous faut un passeacute non organique du vivant un devenirinorganique des corps Ou encore il nous faut un corps sans organes [25] Alors si lesplissements demeurent suffisamment coheacuterents pour constituer des plissements derareacutefactions nous pourrons penser la vie agrave partir de son eacutevolution propre et deacutegager ainsiune typologie des devenirs vitaux devenirs qui ne srsquoidentifieront pas aux flux organiques

63

Si nous accordons agrave la science le soin de deacutecrire et de penser les eacutetats de choses crsquoestshyagraveshydire les eacutetats de flux nous reacuteserverons agrave la philosophie la tacircche de deacutecrire et de penser lesdevenirs virtuels Appelons eacutevaluation toute typologie des devenirs vitaux mais inorganiquesQuelle typologie notre eacutevaluation vashytshyelle adopter Quels sont les grands types de devenirsvitaux que peut admettre le vivant entendu comme boucle discontinue drsquointerception Deuxcas eacuteleacutementaires se preacutesentent agrave nous celui du resserrement et celui de lrsquoeacutelargissement desdiscontinuiteacutes Le premier augmente la puissance de deacutesintecircret du vivant le second sesignale par une ouverture eacutelargie agrave une partie des flux On nommera actif le second deveniret reacuteactif le premier

Scheacutema 5 devenir actif devenir reacuteactif64

Mais avant drsquoaller plus loin il est temps de montrer preacuteciseacutement en quoi le modegravele interceptifse distingue de celui la perception pure de Bergson et en quoi consiste lrsquointeacuterecirct de cettedistinction La distinction est la suivante Bergson part du postulat qursquoexistent des ecirctrescapable drsquoagir librement crsquoestshyagraveshydire des centres de seacutelection des images la seacutelectionsupposeacutee eacutetant une seacutelection du second type celle qui deacutesigne un choix libre entre desoptions diverses Il en infegravere alors la nature de la perception qui est quant agrave elle uneseacutelection du premier type une seacutelection nonshylibre des termes du choix Nous avons proceacutedeacuteagrave lrsquoinverse on ne srsquoest donneacute que des seacutelections premiegraveres donc des seacutelections non libres shyet lrsquoon a constitueacute de la sorte le vivant comme une configuration particuliegravere de seacutelectionpremiegraveres On ne prend donc qursquoune partie de la theacuteorie de la perception pure car onnrsquointroduit dans le modegravele construit qursquoun seul type de seacutelection la seacutelection nonshylibre Onpourvoit ensuite ces seacutelections drsquoun devenir impreacutevisible seul susceptible de produire unenouveauteacute et lrsquoon distingue alors deux reacutegimes de la seacutelection actif et reacuteactif On comprendalors que lrsquoavantage du modegravele soustractif est de permettre la greffe de la seacutelectionbergsonienne sur la seacutelection nietzscheacuteenne En effet ayant ocircteacute du modegravele bergsonien la

notion de libreshyarbitre reacutecuseacutee par Nietzsche nous pouvons rapprocher les deux sensnietzscheacuteen et bergsonien du terme seacutelection celui qui deacutesigne la seacutelection des images parla perception et celui qui deacutesigne la typologie des devenirs vitaux Nouvel effet drsquohomologieavec Deleuze le modegravele soustractif nous permet de penser le sens de sa dilection pour deuxphilosophes qursquoagrave premiegravere vue tout seacutepare Mais pour obtenir ce rapprochement de faccedilonrigoureuse il nous faut construire plus preacuteciseacutement le concept drsquoactif

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Qursquoestshyce qursquoun devenir actif dans le modegravele preacutesent Crsquoest un devenir qui se manifeste parun recul du deacutesinterecirct inheacuterent agrave la constitution mecircme du vivant Ce deacutesinterecirct en tant mecircmeqursquoil est donneacute comme constitutif de lrsquoessence du vivant nous lui donnerons le nom de becirctiseLa becirctise la becirctise laquo agrave front de taureau raquo crsquoest toujours pour le vivant une faccedilon de seconserver dans son ecirctre sans srsquoouvrir agrave lrsquoexteacuterioriteacute Au contraire un devenir actif semanifeste toujours par le fait que quelque chose arrive et plus preacuteciseacutement quelque chosedrsquointeacuteressant Les cateacutegories drsquointeacuteressant et drsquoininteacuteressant se substituent donc pour nous agravecelles de liberteacute et de nonshyliberteacute Car ces deux devenirs actif et reacuteactif ou abecirctissant sontlrsquoun et lrsquoautre anteacuterieurs agrave tout choix libre ils affectent lrsquoespace du choix anteacuterieurement agravetout choix Crsquoest pourquoi le devenir et en particulier le devenir actif doit ecirctre penseacute commeessentiellement passif il faut mecircme le penser comme un accroissement de la passiviteacute duvivant de sa laquo passibiliteacute raquo une faccedilon pour lui drsquoeacuteprouver une affectiviteacute accrue agrave uneparcelle des flux exteacuterieurs Cet accroissement nrsquoest pas luishymecircme mateacuteriel puisqursquoil est unplissement mais il est un devenir qui fait passer un flux accru de la matiegravere dans le corpsLes concepts de rencontre de passiviteacute et mecircme drsquoaffect concepts en reacutesonance avec lapenseacutee deleuzienne de lrsquoeacuteveacutenement prennent ainsi une signification vitale et non plusseulement organique Au corps actif capable drsquoun devenir novateur inventif il est toujoursarriveacute quelque chose son accroissement de puissance ne provient pas drsquoune deacutecisionautonome drsquoun sujet constituant mais drsquoune expeacuterience toujours subie drsquoune eacutepreuveaffective en laquelle se donne une exteacuterioriteacute radicale une exteacuterioriteacute jamais ressentieauparavant comme telle [26]

66

Venons en maintenant pour conclure agrave ce qui nous a paru ecirctre lrsquointeacuterecirct principal du modegravelesoustractif

67

Ce modegravele nous permet drsquoapporter une reacuteponse preacutecise agrave une question qursquoon peut se poser agravepropos de la notion de vie chez Deleuze et aussi bien chez Nietzsche question qui croyonsshynous parcourt deacutejagrave lrsquoœuvre de ces deux philosophes et qui est la suivante comment levivant peutshyil succomber agrave la reacuteactiviteacute Question qursquoon peut eacutegalement formuler agrave la faccedilonde Deleuze dans LrsquoantishyOedipe toutes les forces sontshyelles voueacutees agrave devenir reacuteactives Eneffet qursquoun devenir vital soit actif ne pose pas de problegraveme de compreacutehension pour peuqursquoon accorde qursquoun ecirctre tend agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre on saisit aiseacutement que le vivanttende agrave eacutelargir la surface de son rapport au monde Mais qursquoun ecirctre diminue sa puissancedonc qursquoil diminue sa reacuteceptiviteacute sa passibiliteacute inventive crsquoest eacutevidemment une eacutenigme

Eacutenigme qui se renforce quand on songe qursquoun ecirctre reacuteactif peut propager sa reacuteactiviteacute agravedrsquoautres corps seacuteparer lrsquoactif de ce qursquoil peut et que la reacuteactiviteacute semble mecircme affecter agraveterme les expeacuteriences par ellesshymecircmes les plus novatrices les plus reacutevolutionnaires Laquestion est aussi bien celle du dualisme car si nous ne parvenons pas agrave saisir en quoi lavie est virtuellement reacuteactive nous risquons drsquoaboutir agrave une seacuteparation entre deux modesdrsquoecirctre dont la communication srsquoaveacutererait impensable alors qursquoelle est au contraire manifesteBref comment comprendre que la vie soit complice de la reacuteactiviteacute

68

Le modegravele soustractif apporte une reacuteponse preacutecise agrave question Et cela pour une raison simple crsquoest qursquoun tel modegravele nous conduit agrave soutenir qursquoil existe deux types de mort Et crsquoest parceqursquoil y a deux types de morts qursquoil y a deux types de vies

69

Expliquons et concluons

70

Remarquons drsquoabord que se deacutecouvre bien agrave nous dans notre modegravele une essentielleambiguiumlteacute de la mort Car deux morts paraissent concevables pour les corps inorganiquesqui sont deux faccedilons drsquolaquo effacer raquo les boucles discontinues soit par enfermement etreacutetreacutecissement progressif de la boucle drsquointerception soit par dissipation et disparitionprogressive de la boucle elleshymecircme Ou encore soit une mort par diminution de la surface dela boucle (reacutetreacutecissement des corps) soit une mort par diminution de la boucle (dissipationdes corps) Crsquoest ce que figurera plus clairement le scheacutema suivant

Scheacutema 6 mort reacuteactive mort creacuteative71

On peut dire que la mort par diminution de la surface de la boucle eacutequivaudrait agrave une mortmonadologique une mort par eacutevanouissement replieacute sur luishymecircme le corps srsquoamoindrittoujours davantage jusqursquoagrave lrsquoaneacuteantissement complet On peut concevoir sur ce mode lapuissance de mort du reacuteactif le reacuteactif deacuteveloppe en effet une mort par narcotique pareacutepuisement par indiffeacuterence toujours accrue au monde Nous pouvons nommer du nom deprecirctre le personnage conceptuel porteur drsquoun tel reacutegime de la mort

72

Mais comment penser cette autre possibiliteacute de la mort par diminution de la boucle pardissipation du corps par une ouverture toujours plus large de celuishyci aux flux exteacuterieursjusqursquoagrave srsquoy dissoudre tout entier Et de quel personnage conceptuel ce devenir mortifegravere estshyil cette fois porteur

73

La possibiliteacute de cette seconde mort il nous semble que crsquoest elle qui a domineacute affectivement

notre premiegravere lecture du deacutebut de Matiegravere et meacutemoire lisant ce texte agrave bien des eacutegardssaisissant nous ressentions pourtant dans le mecircme temps une vague terreur Et cetteimpression de terreur eacutetait due agrave ceci la mort en bon mateacuterialiste nous lrsquoavions toujoursconsideacutereacutee comme un retour des corps agrave la matiegravere inorganique donc pour le sujet commeun simple neacuteant Mais si la matiegravere eacutetait ce que Bergson en disait la mort le retour agrave lrsquoeacutetatmateacuteriel ne srsquoidentifiait plus du tout au neacuteant bien plutocirct agrave la folie et mecircme agrave une folieinfinie Car le devenirshymateacuteriel crsquoeacutetait lrsquoeffacement de la seacutelection des images et nonlrsquoeffacement des images Et il semblait alors que pour se faire une image de la mort il fallaitconcevoir ce que serait notre vie si tous les mouvements de la terre tous les bruits de laterre toutes les odeurs toutes les saveurs toutes les lumiegraveres de la terre et drsquoailleurs nousparvenaient en un moment en un instant comme un atroce et criard tumulte de touteschoses nous traversant continucircment et instantaneacutement Comme si le neacuteant de la mort nrsquoeacutetaitpas agrave comprendre comme un simple vide mais au contraire comme une saturation unabominable tropshyplein drsquoexistence

74

La mort ainsi comprise crsquoest donc le laquo regravegne acheveacute de la communication raquo Mourir crsquoestdevenir un pur point de passage un pur centre de communication de toute chose avec toutechose On saisit alors que le vivant nrsquoest pas lrsquoeacutemergence de la douleur dans un mondeatrophieacute mais au contraire lrsquoamoindrissement de la folie dans un devenirshyterreur du chaosportant celleshyci agrave une vitesse infinie On pourrait dire de cette mortshyfolie de cette mortshyterreurquelque chose drsquoassez proche de ce que Deleuze dit du chaos dans la conclusion de Qursquoestshyce que la philosophie laquo Nous demandons seulement un peu drsquoordre pour nous proteacuteger duchaos Rien nrsquoest plus douloureux plus angoissant qursquoune penseacutee qui srsquoeacutechappe agrave elleshymecircme des ideacutees qui fuient qui disparaissent agrave peine eacutebaucheacutees deacutejagrave rongeacutees par lrsquooubli oupreacutecipiteacutees dans drsquoautres que nous ne maicirctrisons pas davantage raquo [27]

75

Le devenir mortifegravere de la communication comporte ainsi une diffeacuterence importante drsquoavec ledevenir reacuteactif du precirctre crsquoest qursquoil ressemble au devenirshyactif et est mecircme indiscernable deceluishyci jusqursquoagrave un certain point Comme si les sciences de la communication publiciteacutemarketing etc dont Deleuze disait toujours dans Qursquoestshyce que la philosophie qursquoellessrsquoeacutetaient arrogeacute le concept comme si ces disciplines eacutetaient le prolongement terrifiant de lacreacuteation authentique dans le tumulte inconsistant et insignifiant de lrsquoinformation [28]

76

Il faudrait alors faire du communiquant dans le systegraveme soustractif un personnageconceptuel original agrave cocircteacute du precirctre celui qui instaure des devenirs non plus creacuteateurs nonplus reacuteactifs mais creacuteatifs des devenirs qui deacuteversent la mort au sein mecircme de la creacuteationen en eacutepousant apparemment le mouvement et les mots Des devenirs qui ne sont pas ceuxde la becirctise close sur elleshymecircme mais qui seraient plutocirct ceux drsquoune certaine niaiserieopiniacirctre de lrsquoouverture freacuteneacutetique agrave nrsquoimporte quelle apparence de nouveauteacute La terreur duphilosophe devant les philosophies de la communication ou du moins certains de ses avatarssa faccedilon de ramper eacutevoqueacutee par Deleuze degraves qursquoon lui propose de discuter serait une

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

77

On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

78

Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

79

Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 15: Soustraction Et Contraction

passe pas il faut une deacuteconnexion Crsquoest la seule faccedilon drsquointroduire dans la matiegravere undevenir sans introduire autre chose que de la matiegravere crsquoest la seule faccedilon pour nous demaintenir la laquo formule magique raquo de Deleuze laquo PLURALISME = MONISME raquo [17] sansreconduire le dualisme Le monisme de la matiegravere heacuteteacuterogegravene va accueillir en lui le pluralismede lrsquoeacuteveacutenementialiteacute sans accueillir pour autant autre chose que la matiegravere donc sans quesrsquointroduise de dualiteacute ontologique

50

Voyons comment une telle opeacuteration est possible La condition pour qursquoil y ait du devenircrsquoest qursquoun changement se produise qui ne se reacuteduise pas agrave un flux mateacuteriel Cela nousimpose la thegravese suivante il faut qursquoil existe un devenir des interceptions mecircmes Il faut queles interceptions changent Mais comment un tel changement estshyil pensable Au regard dece que nous avons dit cela ne peut se produire que drsquoune seule faccedilon il faut que lesinterceptions de flux se deacuteplacent sur les lignes de flux

51

Nous obtenons le scheacutema 1

Scheacutema 1 interceptions de flux et flux drsquointerceptions52

Ougrave lrsquoon voit qursquoun devenir crsquoest deux devenirs pour qursquoil y ait devenir il faut que le devenirdevienne deux fois comme flux drsquoimages et comme flux drsquointerception des images Ledevenir est donc composeacute drsquoun double fleacutechage qui nrsquointroduit aucun dualisme ontologiqueLe premier fleacutechage est celui du flux Le second fleacutechage introduit seul le devenir On peutalors par ce double fleacutechage obtenir la greffe du thegraveme bergsonien de lrsquoimage avec lethegraveme stoiumlcien des incorporels tel que Deleuze le mobilise dans Logique du sens [18] Onnommera alors Chronos la dimension temporelle des flux et Aiocircn la dimension temporelledes interceptions [19] Qursquoestshyce qui nous autorise agrave reprendre non seulement le lexiquestoiumlcien mais aussi le lexique deleuzien tel que mis en œuvre dans Logique du sens Deuxeacuteleacutements

53

1 Drsquoabord on sait que la division entre Aiocircn et Chronos distingue dans Logique du sens latemporaliteacute des causes profondes la temporaliteacute des meacutelanges corporels de celle deseacuteveacutenements incorporels Or crsquoest bien agrave ce type de division que correspond le doublefleacutechage preacuteceacutedent les flux sont bien des meacutelanges dynamiques de matiegravere et lesinterceptions sont bien des incorporels puisqursquoelles ne sont rien de mateacuteriel De plus ledevenir des interceptions est un devenir qui remonte agrave la surface agrave partir de la profondeur desimages puisque le reacutesultat de lrsquointerception est le devenir superficiel de la matiegravere sareacuteduction agrave son enveloppe dans la perception On peut donc leacutegitimement reprendrelrsquoexclamation de Deleuze agrave propos des incorporels laquo Voilagrave maintenant que tout remonte agrave lasurface raquo [20] 2 En second lieu on peut attribuer agrave lrsquoAiocircn ainsi redeacutefini comme deacuteplacementde coupures une proprieacuteteacute homologue agrave celle de lrsquoAiocircn deleuzien agrave savoir lrsquoeacuteveacutenementialiteacute

entendue comme Eacuteveacutenement unique en lequel communiquent tous les eacuteveacutenements laquoaffirmation du hasard en une fois raquo laquo unique lancer pour tous les coups raquo [21] En effet si lrsquoonveut penser le processus par lequel se deacuteplacent les interceptions la temporaliteacute en laquelleles interceptions changent nous devons en exclure toute forme drsquoexplication mateacuterielle Si ledeacuteplacement drsquoune deacuteconnexion proceacutedait des lois mateacuterielles celleshyci se reacuteduirait agrave un fluxcomme un autre et il nrsquoexisterait aucun devenir Mais srsquoil y a devenir aucune loi physique nepeut en rendre compte Ni le deacuteterminisme ni les probabiliteacutes double paradigme explicatifdes processus mateacuteriels ne peuvent donc ecirctre mobiliseacutes pour rendre compte du deacuteplacementdes incorporels Si nous voulons alors dire quelque chose de positif drsquoun tel devenir descoupures il nous reste agrave soutenir que ce devenir constitue certes un hasard mais un hasardimprobabilisable parce que reacutesultat drsquoun unique coup de deacute lanceacute de toute eacuteterniteacute sur latable immuable des flux [22]

54

Tacircchons alors de preacuteciser le sens de lrsquoAiocircn ainsi entendu comme deacuteplacement desdeacuteconnexions Tout drsquoabord nous devons revenir sur lrsquoecirctre des deacuteconnexions Nous avons ditque lrsquoun des enjeux du modegravele soustractif eacutetait drsquoeacuteviter toute forme de dualisme ou dediffeacuterenciation entre des modes drsquoecirctre Il ne faut donc pas que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute soit autreque lrsquoecirctreshyflux Or il ne suffit pas pour soutenir cela de dire que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute nrsquoest rien car dire cela crsquoest reconduire un dualisme de type eacutepicurien crsquoestshyagraveshydire un dualisme de lamatiegravere et du vide Le laquo paysage ontologique raquo dresseacute par notre modegravele ressemble en effet agraveun laquo eacutepicurisme en neacutegatif raquo non pas des atomes reacuteels se deacuteplaccedilant de faccedilon hasardeuse (agravela suite du clinamen) dans un vide infini mais des laquo atomes de vides raquo se deacuteplaccedilant de faccedilonhasardeuse dans la pleacutenitude infinie des flux Il faudrait donc que la deacuteconnexion se reacuteduiseelleshymecircme ultimement agrave la pleacutenitude du flux heacuteteacuterogegravene Mais comment penser une coupurede flux qui soit elleshymecircme un flux sans lrsquoannuler comme coupure Tout simplement enreacuteduisant la coupure agrave un deacutetour du flux accompagneacute du mecircme coup drsquoun effetshyretardimposeacute agrave ce mecircme flux Il suffit de multiplier le deacutetour agrave lrsquoinfini pour obtenir un retard luishymecircmeaussi durable que deacutesireacute Une coupure est une accumulation locale agrave la puissance n dedeacutetours de flux Nous sommes alors dans une ontologie strictement continuiste qui produit le0 agrave partir drsquoune sommation agrave lrsquoinfini du 1 ou qui produit le rien agrave partir drsquoune sommation agravelrsquoinfini du reacuteel

55

En identifiant la coupure au deacutetour nous nous sommes ainsi assureacutes que rien nrsquoexistait sinonla matiegravere Reste qursquoil faut maintenir srsquoil y a devenir la distinction de Chronos et drsquoAiocircnPourquoi Le devenir on lrsquoa dit deacutepend du devenir des coupures donc du devenir desdeacutetours Le devenir drsquoun deacutetour crsquoest son deacuteplacement sur une ligne de flux Mais commentou agrave quelle condition peutshyon penser un tel deacuteplacement Agrave une condition simple il nousfaut du passeacute Or le passeacute drsquoune coupure crsquoest lagrave ce que Chronos ne nous preacutesente en rienOn le verra sans peine par le scheacutema suivant

Scheacutema 2 lrsquoonde56

Si un deacutetour posseacutedait un passeacute mateacuteriel il se reacuteduirait en effet agrave une onde onde dont ledeacuteplacement est figureacute par le scheacutema On entend par onde au sens le plus geacuteneacuteral unmouvement mateacuteriel dont le passeacute aussi bien que lrsquoavenir peut ecirctre en droit reconstitueacute defaccedilon deacuteterministe ou probabilitaire Ecirctre gros si lrsquoon ose dire de son passeacute aussi bien quede son avenir tenir lrsquoun et lrsquoautre enveloppeacute dans son ecirctreshyactuel crsquoest lagrave le propre de lrsquoondeOr le deacutetour nrsquoest pas mateacuteriellement distinct de lrsquoonde puisqursquoil nrsquoest luishymecircme fait que dematiegravere mais son deacuteplacement doit lrsquoecirctre puisque sa temporaliteacute est hasardeuse Nousdevons donc dessiner une seconde ligne de passeacute seule agrave mecircme de distinguer ces deuxindiscernables que sont lrsquoonde et lrsquointerception Nous avons alors le scheacutema suivant

Scheacutema 3 le virtuel57

Cette seconde ligne de passeacute qui nrsquoest plus celle de lrsquoonde je la nomme le virtuel On peutalors fixer le vocabulaire un deacutetour posseacutedant un passeacute mateacuteriel sera dit ecirctre une onde undeacutetour proceacutedant de la ligne du virtuel sera dit ecirctre un pli Sans entrer dans le deacutetail on voitclairement que le virtuel ainsi caracteacuteriseacute a plusieurs points communs deacutecisifs avec le virtueldeleuzien 1 le virtuel nrsquoest pas indeacutetermineacute mais entiegraverement deacutetermineacute 2 le virtuel estreacuteel sinon il nrsquoy aurait pas de devenir du pli le virtuel srsquooppose donc agrave lrsquoactuel mais non aureacuteel 3 le virtuel nrsquoest pas comme le possible le double fantocircmatique de lrsquoactuel identique agravelrsquoactuel moins lrsquoexistence mais le virtuel et lrsquoactuel nrsquoont aucune raison de se ressembler 4Enfin le virtuel est la condition ontologique du devenir authentique crsquoestshyagraveshydire de la creacuteationimpreacutevisible de nouveauteacute [23]

58

Mais on dira peutshyecirctre que cette introduction du thegraveme du virtuel dans le modegravele interceptifnrsquoa guegravere drsquointeacuterecirct Tout ce que nous faisons crsquoest drsquoinjecter dans notre modegravele le virtuelbergsonien inheacuterent agrave la conception de la dureacutee comme creacuteation impreacutevisible et de ce faitet pour autant que le virtuel est lrsquoheacuteritage sans doute essentiel du bergsonisme chez Deleuzele modegravele proposeacute aura autant drsquohomologie avec Deleuze qursquoil en aura avec Bergson CertesMais ce qui rend inteacuteressant lrsquointroduction du virtuel dans le modegravele soustractif crsquoest qursquoellenous impose de modifier sur un point essentiel la notion bergsonienne de virtuel Cettemodification peut se formuler ainsi nous sommes conduit agrave penser le virtuelindeacutependamment du couple quantiteacuteshyqualiteacute Or ce couple chez Bergson constitue unepocirclariteacute primordiale pour la penseacutee de la dureacutee pure Dans les Donneacutees immeacutediates de laconscience par exemple la dureacutee pure est la multipliciteacute qualitative opposeacutee agrave une matiegraverehomogegravene et quantitative qui agrave ce titre ne dure pas Dans Matiegravere et meacutemoire on lrsquoa vu laqualiteacute et la quantiteacute sont cette fois penseacutees en leur continuiteacute mais le rocircle de la meacutemoireconsiste preacuteciseacutement agrave obtenir de la qualiteacute par contraction de quantiteacute En revanche dans lemodegravele soustractif cette pocirclariteacute devient inadeacutequate pour penser le virtuel et cela pour lasimple raison que les flux sont deacutejagrave et pleinement qualitatifs et pleinement quantitatifs Laqualiteacute cesse en particulier drsquoecirctre par elleshymecircme la marque de la nouveauteacute Ce qui impliqueque le langage de la creacuteation impreacutevisible ne va plus ecirctre primordialement un langage de laqualiteacute mais un langage du plissement du devenirshyvirtuel du pli un langage qui se voudraen somme une topologie ou encore une geacuteologie du virtuel Par lagrave nous engendrons bien un

effet drsquohomologie avec Deleuze agrave savoir un heacuteritage bergsonien du virtuel srsquoexprimant entermes geacuteologiques plutocirct que qualitatifs [24] laquo Il y a du devenir raquo se dit en effet laquo il y a desplis virtuels raquo ou laquo il y a du plissement raquo

59

Pour progresser encore dans la voie drsquoune reconstruction de la penseacutee deleuzienne via ledeacutebut de Matiegravere et meacutemoire il nous faut maintenant souligner le point suivant noussommes sciemment partis drsquoune theacuteorie qui nrsquoest pas exactement celle de la perception puremais qui est plus pauvre que celleshyci Car nous avons morceleacute non seulement Matiegravere etmeacutemoire pour autonomiser le premier chapitre mais aussi la theacuteorie de la perception pureelleshymecircme Expliquonsshynous Bergson se donne dans la theacuteorie de la perception pure uncentre drsquoaction indeacutetermineacute crsquoestshyagraveshydire un ecirctre libre crsquoest une telle liberteacute qui est agrave lrsquooriginede la seacutelection parmi les images de celles qui seules inteacuteressent le vivant Or le refus de toutdualisme nous contraint pour notre part agrave ne pas nous accorder ainsi lrsquoexistence drsquoecirctrespourvus de liberteacute Car nous aurions alors deux types drsquoecirctres des ecirctres libres et des ecirctressoumis aux lois mateacuterielles Si Deleuze voit dans la perception pure un immanentisme crsquoestsans doute qursquoil devine un monisme sous le dualisme apparent de la liberteacute et de la matiegraverePour deacutegager ce monisme il faut montrer que ce que Bergson nomme liberteacute peut ecirctreobtenu comme cas particulier du devenir soustractif Autrement dit il faut montrer en quoi levivant est un cas particulier drsquoun tel devenir

60

Reformulons les choses plus clairement Il faut bien voir qursquoen nous donnant des flux et desinterceptions nous ne nous sommes encore donneacute aucun vivant a fortiori aucun ecirctre libreUne interception et mecircme une somme drsquointerceptions ne font pas un vivant Qursquoestshyce qursquounvivant en effet si lrsquoon srsquoinspire de Bergson Crsquoest une rareacutefaction locale des flux car unvivant crsquoest un corps crsquoestshyagraveshydire une seacutelection mais une seacutelection que nous avons nommeacuteepremiegravere une seacutelection anteacuterieure agrave tout choix libre et qui nous offre les termes entrelesquels une liberteacute pourra eacuteventuellement choisir Autrement dit un vivant crsquoest un lieu ougrave lesflux ne passent plus de faccedilon totale et sans discrimination En conseacutequence nous pouvonsavancer la deacutefinition suivante du vivant un vivant est une boucle discontinue drsquointerceptionsUne boucle car il faut assurer un lieu agrave la rareacutefaction des flux une boucle discontinue car unvivant ne doit pas entiegraverement se couper des flux faute de nrsquoavoir plus aucun rapport affectifetou perceptif au monde environnant Jrsquoappelle laquo rareacutefaction raquo tout appauvrissement localiseacutedes flux donc tout vivant Une rareacutefaction est plus qursquoune interception une interception nefait pas une rareacutefaction tandis qursquoune rareacutefaction nrsquoest faite que drsquointerceptions de flux

61

Nous obtenons le scheacutema 4 scheacutema du vivant ou du corps

Scheacutema 4 le corps62

On peut alors se poser une question nouvelle agrave savoir y ashytshyil un devenir des vivants Ou

encore y ashytshyil un devenir eacuteveacutementiel des rareacutefactions Si lrsquoon suppose que lrsquoon peut penserle vivant il faut qursquoil y ait un tel devenir En effet srsquoil nrsquoy avait pas de devenir des rareacutefactionson pourrait seulement consideacuterer ce dont est fait un vivant la matiegravere qui en constitue le lieuOn penserait ce dont il est fait mais non ce qursquoil est on le penserait comme organisme maisnon comme rareacutefaction On penserait la substance mateacuterielle des corps mais non le corpsluishymecircme comme lieu de rareacutefaction de seacutelection des images Mais comment penser le vivantnonshyorganique puisque la rareacutefaction nrsquoest elleshymecircme faite de rien puisqursquoil nrsquoexiste pas defluide vital de matiegravere autre que celle de la physique qui singulariserait le mode drsquoecirctre duvivant Une solution agrave cette difficulteacute est la suivante penser le vivant doit revenir agrave penser ledevenir des zones de rareacutefaction Il faut qursquoil existe un passeacute nonshyorganique des corps qursquoilexiste des rareacutefactions virtuelles Il nous faut un passeacute non organique du vivant un devenirinorganique des corps Ou encore il nous faut un corps sans organes [25] Alors si lesplissements demeurent suffisamment coheacuterents pour constituer des plissements derareacutefactions nous pourrons penser la vie agrave partir de son eacutevolution propre et deacutegager ainsiune typologie des devenirs vitaux devenirs qui ne srsquoidentifieront pas aux flux organiques

63

Si nous accordons agrave la science le soin de deacutecrire et de penser les eacutetats de choses crsquoestshyagraveshydire les eacutetats de flux nous reacuteserverons agrave la philosophie la tacircche de deacutecrire et de penser lesdevenirs virtuels Appelons eacutevaluation toute typologie des devenirs vitaux mais inorganiquesQuelle typologie notre eacutevaluation vashytshyelle adopter Quels sont les grands types de devenirsvitaux que peut admettre le vivant entendu comme boucle discontinue drsquointerception Deuxcas eacuteleacutementaires se preacutesentent agrave nous celui du resserrement et celui de lrsquoeacutelargissement desdiscontinuiteacutes Le premier augmente la puissance de deacutesintecircret du vivant le second sesignale par une ouverture eacutelargie agrave une partie des flux On nommera actif le second deveniret reacuteactif le premier

Scheacutema 5 devenir actif devenir reacuteactif64

Mais avant drsquoaller plus loin il est temps de montrer preacuteciseacutement en quoi le modegravele interceptifse distingue de celui la perception pure de Bergson et en quoi consiste lrsquointeacuterecirct de cettedistinction La distinction est la suivante Bergson part du postulat qursquoexistent des ecirctrescapable drsquoagir librement crsquoestshyagraveshydire des centres de seacutelection des images la seacutelectionsupposeacutee eacutetant une seacutelection du second type celle qui deacutesigne un choix libre entre desoptions diverses Il en infegravere alors la nature de la perception qui est quant agrave elle uneseacutelection du premier type une seacutelection nonshylibre des termes du choix Nous avons proceacutedeacuteagrave lrsquoinverse on ne srsquoest donneacute que des seacutelections premiegraveres donc des seacutelections non libres shyet lrsquoon a constitueacute de la sorte le vivant comme une configuration particuliegravere de seacutelectionpremiegraveres On ne prend donc qursquoune partie de la theacuteorie de la perception pure car onnrsquointroduit dans le modegravele construit qursquoun seul type de seacutelection la seacutelection nonshylibre Onpourvoit ensuite ces seacutelections drsquoun devenir impreacutevisible seul susceptible de produire unenouveauteacute et lrsquoon distingue alors deux reacutegimes de la seacutelection actif et reacuteactif On comprendalors que lrsquoavantage du modegravele soustractif est de permettre la greffe de la seacutelectionbergsonienne sur la seacutelection nietzscheacuteenne En effet ayant ocircteacute du modegravele bergsonien la

notion de libreshyarbitre reacutecuseacutee par Nietzsche nous pouvons rapprocher les deux sensnietzscheacuteen et bergsonien du terme seacutelection celui qui deacutesigne la seacutelection des images parla perception et celui qui deacutesigne la typologie des devenirs vitaux Nouvel effet drsquohomologieavec Deleuze le modegravele soustractif nous permet de penser le sens de sa dilection pour deuxphilosophes qursquoagrave premiegravere vue tout seacutepare Mais pour obtenir ce rapprochement de faccedilonrigoureuse il nous faut construire plus preacuteciseacutement le concept drsquoactif

65

Qursquoestshyce qursquoun devenir actif dans le modegravele preacutesent Crsquoest un devenir qui se manifeste parun recul du deacutesinterecirct inheacuterent agrave la constitution mecircme du vivant Ce deacutesinterecirct en tant mecircmeqursquoil est donneacute comme constitutif de lrsquoessence du vivant nous lui donnerons le nom de becirctiseLa becirctise la becirctise laquo agrave front de taureau raquo crsquoest toujours pour le vivant une faccedilon de seconserver dans son ecirctre sans srsquoouvrir agrave lrsquoexteacuterioriteacute Au contraire un devenir actif semanifeste toujours par le fait que quelque chose arrive et plus preacuteciseacutement quelque chosedrsquointeacuteressant Les cateacutegories drsquointeacuteressant et drsquoininteacuteressant se substituent donc pour nous agravecelles de liberteacute et de nonshyliberteacute Car ces deux devenirs actif et reacuteactif ou abecirctissant sontlrsquoun et lrsquoautre anteacuterieurs agrave tout choix libre ils affectent lrsquoespace du choix anteacuterieurement agravetout choix Crsquoest pourquoi le devenir et en particulier le devenir actif doit ecirctre penseacute commeessentiellement passif il faut mecircme le penser comme un accroissement de la passiviteacute duvivant de sa laquo passibiliteacute raquo une faccedilon pour lui drsquoeacuteprouver une affectiviteacute accrue agrave uneparcelle des flux exteacuterieurs Cet accroissement nrsquoest pas luishymecircme mateacuteriel puisqursquoil est unplissement mais il est un devenir qui fait passer un flux accru de la matiegravere dans le corpsLes concepts de rencontre de passiviteacute et mecircme drsquoaffect concepts en reacutesonance avec lapenseacutee deleuzienne de lrsquoeacuteveacutenement prennent ainsi une signification vitale et non plusseulement organique Au corps actif capable drsquoun devenir novateur inventif il est toujoursarriveacute quelque chose son accroissement de puissance ne provient pas drsquoune deacutecisionautonome drsquoun sujet constituant mais drsquoune expeacuterience toujours subie drsquoune eacutepreuveaffective en laquelle se donne une exteacuterioriteacute radicale une exteacuterioriteacute jamais ressentieauparavant comme telle [26]

66

Venons en maintenant pour conclure agrave ce qui nous a paru ecirctre lrsquointeacuterecirct principal du modegravelesoustractif

67

Ce modegravele nous permet drsquoapporter une reacuteponse preacutecise agrave une question qursquoon peut se poser agravepropos de la notion de vie chez Deleuze et aussi bien chez Nietzsche question qui croyonsshynous parcourt deacutejagrave lrsquoœuvre de ces deux philosophes et qui est la suivante comment levivant peutshyil succomber agrave la reacuteactiviteacute Question qursquoon peut eacutegalement formuler agrave la faccedilonde Deleuze dans LrsquoantishyOedipe toutes les forces sontshyelles voueacutees agrave devenir reacuteactives Eneffet qursquoun devenir vital soit actif ne pose pas de problegraveme de compreacutehension pour peuqursquoon accorde qursquoun ecirctre tend agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre on saisit aiseacutement que le vivanttende agrave eacutelargir la surface de son rapport au monde Mais qursquoun ecirctre diminue sa puissancedonc qursquoil diminue sa reacuteceptiviteacute sa passibiliteacute inventive crsquoest eacutevidemment une eacutenigme

Eacutenigme qui se renforce quand on songe qursquoun ecirctre reacuteactif peut propager sa reacuteactiviteacute agravedrsquoautres corps seacuteparer lrsquoactif de ce qursquoil peut et que la reacuteactiviteacute semble mecircme affecter agraveterme les expeacuteriences par ellesshymecircmes les plus novatrices les plus reacutevolutionnaires Laquestion est aussi bien celle du dualisme car si nous ne parvenons pas agrave saisir en quoi lavie est virtuellement reacuteactive nous risquons drsquoaboutir agrave une seacuteparation entre deux modesdrsquoecirctre dont la communication srsquoaveacutererait impensable alors qursquoelle est au contraire manifesteBref comment comprendre que la vie soit complice de la reacuteactiviteacute

68

Le modegravele soustractif apporte une reacuteponse preacutecise agrave question Et cela pour une raison simple crsquoest qursquoun tel modegravele nous conduit agrave soutenir qursquoil existe deux types de mort Et crsquoest parceqursquoil y a deux types de morts qursquoil y a deux types de vies

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Expliquons et concluons

70

Remarquons drsquoabord que se deacutecouvre bien agrave nous dans notre modegravele une essentielleambiguiumlteacute de la mort Car deux morts paraissent concevables pour les corps inorganiquesqui sont deux faccedilons drsquolaquo effacer raquo les boucles discontinues soit par enfermement etreacutetreacutecissement progressif de la boucle drsquointerception soit par dissipation et disparitionprogressive de la boucle elleshymecircme Ou encore soit une mort par diminution de la surface dela boucle (reacutetreacutecissement des corps) soit une mort par diminution de la boucle (dissipationdes corps) Crsquoest ce que figurera plus clairement le scheacutema suivant

Scheacutema 6 mort reacuteactive mort creacuteative71

On peut dire que la mort par diminution de la surface de la boucle eacutequivaudrait agrave une mortmonadologique une mort par eacutevanouissement replieacute sur luishymecircme le corps srsquoamoindrittoujours davantage jusqursquoagrave lrsquoaneacuteantissement complet On peut concevoir sur ce mode lapuissance de mort du reacuteactif le reacuteactif deacuteveloppe en effet une mort par narcotique pareacutepuisement par indiffeacuterence toujours accrue au monde Nous pouvons nommer du nom deprecirctre le personnage conceptuel porteur drsquoun tel reacutegime de la mort

72

Mais comment penser cette autre possibiliteacute de la mort par diminution de la boucle pardissipation du corps par une ouverture toujours plus large de celuishyci aux flux exteacuterieursjusqursquoagrave srsquoy dissoudre tout entier Et de quel personnage conceptuel ce devenir mortifegravere estshyil cette fois porteur

73

La possibiliteacute de cette seconde mort il nous semble que crsquoest elle qui a domineacute affectivement

notre premiegravere lecture du deacutebut de Matiegravere et meacutemoire lisant ce texte agrave bien des eacutegardssaisissant nous ressentions pourtant dans le mecircme temps une vague terreur Et cetteimpression de terreur eacutetait due agrave ceci la mort en bon mateacuterialiste nous lrsquoavions toujoursconsideacutereacutee comme un retour des corps agrave la matiegravere inorganique donc pour le sujet commeun simple neacuteant Mais si la matiegravere eacutetait ce que Bergson en disait la mort le retour agrave lrsquoeacutetatmateacuteriel ne srsquoidentifiait plus du tout au neacuteant bien plutocirct agrave la folie et mecircme agrave une folieinfinie Car le devenirshymateacuteriel crsquoeacutetait lrsquoeffacement de la seacutelection des images et nonlrsquoeffacement des images Et il semblait alors que pour se faire une image de la mort il fallaitconcevoir ce que serait notre vie si tous les mouvements de la terre tous les bruits de laterre toutes les odeurs toutes les saveurs toutes les lumiegraveres de la terre et drsquoailleurs nousparvenaient en un moment en un instant comme un atroce et criard tumulte de touteschoses nous traversant continucircment et instantaneacutement Comme si le neacuteant de la mort nrsquoeacutetaitpas agrave comprendre comme un simple vide mais au contraire comme une saturation unabominable tropshyplein drsquoexistence

74

La mort ainsi comprise crsquoest donc le laquo regravegne acheveacute de la communication raquo Mourir crsquoestdevenir un pur point de passage un pur centre de communication de toute chose avec toutechose On saisit alors que le vivant nrsquoest pas lrsquoeacutemergence de la douleur dans un mondeatrophieacute mais au contraire lrsquoamoindrissement de la folie dans un devenirshyterreur du chaosportant celleshyci agrave une vitesse infinie On pourrait dire de cette mortshyfolie de cette mortshyterreurquelque chose drsquoassez proche de ce que Deleuze dit du chaos dans la conclusion de Qursquoestshyce que la philosophie laquo Nous demandons seulement un peu drsquoordre pour nous proteacuteger duchaos Rien nrsquoest plus douloureux plus angoissant qursquoune penseacutee qui srsquoeacutechappe agrave elleshymecircme des ideacutees qui fuient qui disparaissent agrave peine eacutebaucheacutees deacutejagrave rongeacutees par lrsquooubli oupreacutecipiteacutees dans drsquoautres que nous ne maicirctrisons pas davantage raquo [27]

75

Le devenir mortifegravere de la communication comporte ainsi une diffeacuterence importante drsquoavec ledevenir reacuteactif du precirctre crsquoest qursquoil ressemble au devenirshyactif et est mecircme indiscernable deceluishyci jusqursquoagrave un certain point Comme si les sciences de la communication publiciteacutemarketing etc dont Deleuze disait toujours dans Qursquoestshyce que la philosophie qursquoellessrsquoeacutetaient arrogeacute le concept comme si ces disciplines eacutetaient le prolongement terrifiant de lacreacuteation authentique dans le tumulte inconsistant et insignifiant de lrsquoinformation [28]

76

Il faudrait alors faire du communiquant dans le systegraveme soustractif un personnageconceptuel original agrave cocircteacute du precirctre celui qui instaure des devenirs non plus creacuteateurs nonplus reacuteactifs mais creacuteatifs des devenirs qui deacuteversent la mort au sein mecircme de la creacuteationen en eacutepousant apparemment le mouvement et les mots Des devenirs qui ne sont pas ceuxde la becirctise close sur elleshymecircme mais qui seraient plutocirct ceux drsquoune certaine niaiserieopiniacirctre de lrsquoouverture freacuteneacutetique agrave nrsquoimporte quelle apparence de nouveauteacute La terreur duphilosophe devant les philosophies de la communication ou du moins certains de ses avatarssa faccedilon de ramper eacutevoqueacutee par Deleuze degraves qursquoon lui propose de discuter serait une

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

77

On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

78

Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

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Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 16: Soustraction Et Contraction

entendue comme Eacuteveacutenement unique en lequel communiquent tous les eacuteveacutenements laquoaffirmation du hasard en une fois raquo laquo unique lancer pour tous les coups raquo [21] En effet si lrsquoonveut penser le processus par lequel se deacuteplacent les interceptions la temporaliteacute en laquelleles interceptions changent nous devons en exclure toute forme drsquoexplication mateacuterielle Si ledeacuteplacement drsquoune deacuteconnexion proceacutedait des lois mateacuterielles celleshyci se reacuteduirait agrave un fluxcomme un autre et il nrsquoexisterait aucun devenir Mais srsquoil y a devenir aucune loi physique nepeut en rendre compte Ni le deacuteterminisme ni les probabiliteacutes double paradigme explicatifdes processus mateacuteriels ne peuvent donc ecirctre mobiliseacutes pour rendre compte du deacuteplacementdes incorporels Si nous voulons alors dire quelque chose de positif drsquoun tel devenir descoupures il nous reste agrave soutenir que ce devenir constitue certes un hasard mais un hasardimprobabilisable parce que reacutesultat drsquoun unique coup de deacute lanceacute de toute eacuteterniteacute sur latable immuable des flux [22]

54

Tacircchons alors de preacuteciser le sens de lrsquoAiocircn ainsi entendu comme deacuteplacement desdeacuteconnexions Tout drsquoabord nous devons revenir sur lrsquoecirctre des deacuteconnexions Nous avons ditque lrsquoun des enjeux du modegravele soustractif eacutetait drsquoeacuteviter toute forme de dualisme ou dediffeacuterenciation entre des modes drsquoecirctre Il ne faut donc pas que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute soit autreque lrsquoecirctreshyflux Or il ne suffit pas pour soutenir cela de dire que lrsquoecirctreshydeacuteconnecteacute nrsquoest rien car dire cela crsquoest reconduire un dualisme de type eacutepicurien crsquoestshyagraveshydire un dualisme de lamatiegravere et du vide Le laquo paysage ontologique raquo dresseacute par notre modegravele ressemble en effet agraveun laquo eacutepicurisme en neacutegatif raquo non pas des atomes reacuteels se deacuteplaccedilant de faccedilon hasardeuse (agravela suite du clinamen) dans un vide infini mais des laquo atomes de vides raquo se deacuteplaccedilant de faccedilonhasardeuse dans la pleacutenitude infinie des flux Il faudrait donc que la deacuteconnexion se reacuteduiseelleshymecircme ultimement agrave la pleacutenitude du flux heacuteteacuterogegravene Mais comment penser une coupurede flux qui soit elleshymecircme un flux sans lrsquoannuler comme coupure Tout simplement enreacuteduisant la coupure agrave un deacutetour du flux accompagneacute du mecircme coup drsquoun effetshyretardimposeacute agrave ce mecircme flux Il suffit de multiplier le deacutetour agrave lrsquoinfini pour obtenir un retard luishymecircmeaussi durable que deacutesireacute Une coupure est une accumulation locale agrave la puissance n dedeacutetours de flux Nous sommes alors dans une ontologie strictement continuiste qui produit le0 agrave partir drsquoune sommation agrave lrsquoinfini du 1 ou qui produit le rien agrave partir drsquoune sommation agravelrsquoinfini du reacuteel

55

En identifiant la coupure au deacutetour nous nous sommes ainsi assureacutes que rien nrsquoexistait sinonla matiegravere Reste qursquoil faut maintenir srsquoil y a devenir la distinction de Chronos et drsquoAiocircnPourquoi Le devenir on lrsquoa dit deacutepend du devenir des coupures donc du devenir desdeacutetours Le devenir drsquoun deacutetour crsquoest son deacuteplacement sur une ligne de flux Mais commentou agrave quelle condition peutshyon penser un tel deacuteplacement Agrave une condition simple il nousfaut du passeacute Or le passeacute drsquoune coupure crsquoest lagrave ce que Chronos ne nous preacutesente en rienOn le verra sans peine par le scheacutema suivant

Scheacutema 2 lrsquoonde56

Si un deacutetour posseacutedait un passeacute mateacuteriel il se reacuteduirait en effet agrave une onde onde dont ledeacuteplacement est figureacute par le scheacutema On entend par onde au sens le plus geacuteneacuteral unmouvement mateacuteriel dont le passeacute aussi bien que lrsquoavenir peut ecirctre en droit reconstitueacute defaccedilon deacuteterministe ou probabilitaire Ecirctre gros si lrsquoon ose dire de son passeacute aussi bien quede son avenir tenir lrsquoun et lrsquoautre enveloppeacute dans son ecirctreshyactuel crsquoest lagrave le propre de lrsquoondeOr le deacutetour nrsquoest pas mateacuteriellement distinct de lrsquoonde puisqursquoil nrsquoest luishymecircme fait que dematiegravere mais son deacuteplacement doit lrsquoecirctre puisque sa temporaliteacute est hasardeuse Nousdevons donc dessiner une seconde ligne de passeacute seule agrave mecircme de distinguer ces deuxindiscernables que sont lrsquoonde et lrsquointerception Nous avons alors le scheacutema suivant

Scheacutema 3 le virtuel57

Cette seconde ligne de passeacute qui nrsquoest plus celle de lrsquoonde je la nomme le virtuel On peutalors fixer le vocabulaire un deacutetour posseacutedant un passeacute mateacuteriel sera dit ecirctre une onde undeacutetour proceacutedant de la ligne du virtuel sera dit ecirctre un pli Sans entrer dans le deacutetail on voitclairement que le virtuel ainsi caracteacuteriseacute a plusieurs points communs deacutecisifs avec le virtueldeleuzien 1 le virtuel nrsquoest pas indeacutetermineacute mais entiegraverement deacutetermineacute 2 le virtuel estreacuteel sinon il nrsquoy aurait pas de devenir du pli le virtuel srsquooppose donc agrave lrsquoactuel mais non aureacuteel 3 le virtuel nrsquoest pas comme le possible le double fantocircmatique de lrsquoactuel identique agravelrsquoactuel moins lrsquoexistence mais le virtuel et lrsquoactuel nrsquoont aucune raison de se ressembler 4Enfin le virtuel est la condition ontologique du devenir authentique crsquoestshyagraveshydire de la creacuteationimpreacutevisible de nouveauteacute [23]

58

Mais on dira peutshyecirctre que cette introduction du thegraveme du virtuel dans le modegravele interceptifnrsquoa guegravere drsquointeacuterecirct Tout ce que nous faisons crsquoest drsquoinjecter dans notre modegravele le virtuelbergsonien inheacuterent agrave la conception de la dureacutee comme creacuteation impreacutevisible et de ce faitet pour autant que le virtuel est lrsquoheacuteritage sans doute essentiel du bergsonisme chez Deleuzele modegravele proposeacute aura autant drsquohomologie avec Deleuze qursquoil en aura avec Bergson CertesMais ce qui rend inteacuteressant lrsquointroduction du virtuel dans le modegravele soustractif crsquoest qursquoellenous impose de modifier sur un point essentiel la notion bergsonienne de virtuel Cettemodification peut se formuler ainsi nous sommes conduit agrave penser le virtuelindeacutependamment du couple quantiteacuteshyqualiteacute Or ce couple chez Bergson constitue unepocirclariteacute primordiale pour la penseacutee de la dureacutee pure Dans les Donneacutees immeacutediates de laconscience par exemple la dureacutee pure est la multipliciteacute qualitative opposeacutee agrave une matiegraverehomogegravene et quantitative qui agrave ce titre ne dure pas Dans Matiegravere et meacutemoire on lrsquoa vu laqualiteacute et la quantiteacute sont cette fois penseacutees en leur continuiteacute mais le rocircle de la meacutemoireconsiste preacuteciseacutement agrave obtenir de la qualiteacute par contraction de quantiteacute En revanche dans lemodegravele soustractif cette pocirclariteacute devient inadeacutequate pour penser le virtuel et cela pour lasimple raison que les flux sont deacutejagrave et pleinement qualitatifs et pleinement quantitatifs Laqualiteacute cesse en particulier drsquoecirctre par elleshymecircme la marque de la nouveauteacute Ce qui impliqueque le langage de la creacuteation impreacutevisible ne va plus ecirctre primordialement un langage de laqualiteacute mais un langage du plissement du devenirshyvirtuel du pli un langage qui se voudraen somme une topologie ou encore une geacuteologie du virtuel Par lagrave nous engendrons bien un

effet drsquohomologie avec Deleuze agrave savoir un heacuteritage bergsonien du virtuel srsquoexprimant entermes geacuteologiques plutocirct que qualitatifs [24] laquo Il y a du devenir raquo se dit en effet laquo il y a desplis virtuels raquo ou laquo il y a du plissement raquo

59

Pour progresser encore dans la voie drsquoune reconstruction de la penseacutee deleuzienne via ledeacutebut de Matiegravere et meacutemoire il nous faut maintenant souligner le point suivant noussommes sciemment partis drsquoune theacuteorie qui nrsquoest pas exactement celle de la perception puremais qui est plus pauvre que celleshyci Car nous avons morceleacute non seulement Matiegravere etmeacutemoire pour autonomiser le premier chapitre mais aussi la theacuteorie de la perception pureelleshymecircme Expliquonsshynous Bergson se donne dans la theacuteorie de la perception pure uncentre drsquoaction indeacutetermineacute crsquoestshyagraveshydire un ecirctre libre crsquoest une telle liberteacute qui est agrave lrsquooriginede la seacutelection parmi les images de celles qui seules inteacuteressent le vivant Or le refus de toutdualisme nous contraint pour notre part agrave ne pas nous accorder ainsi lrsquoexistence drsquoecirctrespourvus de liberteacute Car nous aurions alors deux types drsquoecirctres des ecirctres libres et des ecirctressoumis aux lois mateacuterielles Si Deleuze voit dans la perception pure un immanentisme crsquoestsans doute qursquoil devine un monisme sous le dualisme apparent de la liberteacute et de la matiegraverePour deacutegager ce monisme il faut montrer que ce que Bergson nomme liberteacute peut ecirctreobtenu comme cas particulier du devenir soustractif Autrement dit il faut montrer en quoi levivant est un cas particulier drsquoun tel devenir

60

Reformulons les choses plus clairement Il faut bien voir qursquoen nous donnant des flux et desinterceptions nous ne nous sommes encore donneacute aucun vivant a fortiori aucun ecirctre libreUne interception et mecircme une somme drsquointerceptions ne font pas un vivant Qursquoestshyce qursquounvivant en effet si lrsquoon srsquoinspire de Bergson Crsquoest une rareacutefaction locale des flux car unvivant crsquoest un corps crsquoestshyagraveshydire une seacutelection mais une seacutelection que nous avons nommeacuteepremiegravere une seacutelection anteacuterieure agrave tout choix libre et qui nous offre les termes entrelesquels une liberteacute pourra eacuteventuellement choisir Autrement dit un vivant crsquoest un lieu ougrave lesflux ne passent plus de faccedilon totale et sans discrimination En conseacutequence nous pouvonsavancer la deacutefinition suivante du vivant un vivant est une boucle discontinue drsquointerceptionsUne boucle car il faut assurer un lieu agrave la rareacutefaction des flux une boucle discontinue car unvivant ne doit pas entiegraverement se couper des flux faute de nrsquoavoir plus aucun rapport affectifetou perceptif au monde environnant Jrsquoappelle laquo rareacutefaction raquo tout appauvrissement localiseacutedes flux donc tout vivant Une rareacutefaction est plus qursquoune interception une interception nefait pas une rareacutefaction tandis qursquoune rareacutefaction nrsquoest faite que drsquointerceptions de flux

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Nous obtenons le scheacutema 4 scheacutema du vivant ou du corps

Scheacutema 4 le corps62

On peut alors se poser une question nouvelle agrave savoir y ashytshyil un devenir des vivants Ou

encore y ashytshyil un devenir eacuteveacutementiel des rareacutefactions Si lrsquoon suppose que lrsquoon peut penserle vivant il faut qursquoil y ait un tel devenir En effet srsquoil nrsquoy avait pas de devenir des rareacutefactionson pourrait seulement consideacuterer ce dont est fait un vivant la matiegravere qui en constitue le lieuOn penserait ce dont il est fait mais non ce qursquoil est on le penserait comme organisme maisnon comme rareacutefaction On penserait la substance mateacuterielle des corps mais non le corpsluishymecircme comme lieu de rareacutefaction de seacutelection des images Mais comment penser le vivantnonshyorganique puisque la rareacutefaction nrsquoest elleshymecircme faite de rien puisqursquoil nrsquoexiste pas defluide vital de matiegravere autre que celle de la physique qui singulariserait le mode drsquoecirctre duvivant Une solution agrave cette difficulteacute est la suivante penser le vivant doit revenir agrave penser ledevenir des zones de rareacutefaction Il faut qursquoil existe un passeacute nonshyorganique des corps qursquoilexiste des rareacutefactions virtuelles Il nous faut un passeacute non organique du vivant un devenirinorganique des corps Ou encore il nous faut un corps sans organes [25] Alors si lesplissements demeurent suffisamment coheacuterents pour constituer des plissements derareacutefactions nous pourrons penser la vie agrave partir de son eacutevolution propre et deacutegager ainsiune typologie des devenirs vitaux devenirs qui ne srsquoidentifieront pas aux flux organiques

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Si nous accordons agrave la science le soin de deacutecrire et de penser les eacutetats de choses crsquoestshyagraveshydire les eacutetats de flux nous reacuteserverons agrave la philosophie la tacircche de deacutecrire et de penser lesdevenirs virtuels Appelons eacutevaluation toute typologie des devenirs vitaux mais inorganiquesQuelle typologie notre eacutevaluation vashytshyelle adopter Quels sont les grands types de devenirsvitaux que peut admettre le vivant entendu comme boucle discontinue drsquointerception Deuxcas eacuteleacutementaires se preacutesentent agrave nous celui du resserrement et celui de lrsquoeacutelargissement desdiscontinuiteacutes Le premier augmente la puissance de deacutesintecircret du vivant le second sesignale par une ouverture eacutelargie agrave une partie des flux On nommera actif le second deveniret reacuteactif le premier

Scheacutema 5 devenir actif devenir reacuteactif64

Mais avant drsquoaller plus loin il est temps de montrer preacuteciseacutement en quoi le modegravele interceptifse distingue de celui la perception pure de Bergson et en quoi consiste lrsquointeacuterecirct de cettedistinction La distinction est la suivante Bergson part du postulat qursquoexistent des ecirctrescapable drsquoagir librement crsquoestshyagraveshydire des centres de seacutelection des images la seacutelectionsupposeacutee eacutetant une seacutelection du second type celle qui deacutesigne un choix libre entre desoptions diverses Il en infegravere alors la nature de la perception qui est quant agrave elle uneseacutelection du premier type une seacutelection nonshylibre des termes du choix Nous avons proceacutedeacuteagrave lrsquoinverse on ne srsquoest donneacute que des seacutelections premiegraveres donc des seacutelections non libres shyet lrsquoon a constitueacute de la sorte le vivant comme une configuration particuliegravere de seacutelectionpremiegraveres On ne prend donc qursquoune partie de la theacuteorie de la perception pure car onnrsquointroduit dans le modegravele construit qursquoun seul type de seacutelection la seacutelection nonshylibre Onpourvoit ensuite ces seacutelections drsquoun devenir impreacutevisible seul susceptible de produire unenouveauteacute et lrsquoon distingue alors deux reacutegimes de la seacutelection actif et reacuteactif On comprendalors que lrsquoavantage du modegravele soustractif est de permettre la greffe de la seacutelectionbergsonienne sur la seacutelection nietzscheacuteenne En effet ayant ocircteacute du modegravele bergsonien la

notion de libreshyarbitre reacutecuseacutee par Nietzsche nous pouvons rapprocher les deux sensnietzscheacuteen et bergsonien du terme seacutelection celui qui deacutesigne la seacutelection des images parla perception et celui qui deacutesigne la typologie des devenirs vitaux Nouvel effet drsquohomologieavec Deleuze le modegravele soustractif nous permet de penser le sens de sa dilection pour deuxphilosophes qursquoagrave premiegravere vue tout seacutepare Mais pour obtenir ce rapprochement de faccedilonrigoureuse il nous faut construire plus preacuteciseacutement le concept drsquoactif

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Qursquoestshyce qursquoun devenir actif dans le modegravele preacutesent Crsquoest un devenir qui se manifeste parun recul du deacutesinterecirct inheacuterent agrave la constitution mecircme du vivant Ce deacutesinterecirct en tant mecircmeqursquoil est donneacute comme constitutif de lrsquoessence du vivant nous lui donnerons le nom de becirctiseLa becirctise la becirctise laquo agrave front de taureau raquo crsquoest toujours pour le vivant une faccedilon de seconserver dans son ecirctre sans srsquoouvrir agrave lrsquoexteacuterioriteacute Au contraire un devenir actif semanifeste toujours par le fait que quelque chose arrive et plus preacuteciseacutement quelque chosedrsquointeacuteressant Les cateacutegories drsquointeacuteressant et drsquoininteacuteressant se substituent donc pour nous agravecelles de liberteacute et de nonshyliberteacute Car ces deux devenirs actif et reacuteactif ou abecirctissant sontlrsquoun et lrsquoautre anteacuterieurs agrave tout choix libre ils affectent lrsquoespace du choix anteacuterieurement agravetout choix Crsquoest pourquoi le devenir et en particulier le devenir actif doit ecirctre penseacute commeessentiellement passif il faut mecircme le penser comme un accroissement de la passiviteacute duvivant de sa laquo passibiliteacute raquo une faccedilon pour lui drsquoeacuteprouver une affectiviteacute accrue agrave uneparcelle des flux exteacuterieurs Cet accroissement nrsquoest pas luishymecircme mateacuteriel puisqursquoil est unplissement mais il est un devenir qui fait passer un flux accru de la matiegravere dans le corpsLes concepts de rencontre de passiviteacute et mecircme drsquoaffect concepts en reacutesonance avec lapenseacutee deleuzienne de lrsquoeacuteveacutenement prennent ainsi une signification vitale et non plusseulement organique Au corps actif capable drsquoun devenir novateur inventif il est toujoursarriveacute quelque chose son accroissement de puissance ne provient pas drsquoune deacutecisionautonome drsquoun sujet constituant mais drsquoune expeacuterience toujours subie drsquoune eacutepreuveaffective en laquelle se donne une exteacuterioriteacute radicale une exteacuterioriteacute jamais ressentieauparavant comme telle [26]

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Venons en maintenant pour conclure agrave ce qui nous a paru ecirctre lrsquointeacuterecirct principal du modegravelesoustractif

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Ce modegravele nous permet drsquoapporter une reacuteponse preacutecise agrave une question qursquoon peut se poser agravepropos de la notion de vie chez Deleuze et aussi bien chez Nietzsche question qui croyonsshynous parcourt deacutejagrave lrsquoœuvre de ces deux philosophes et qui est la suivante comment levivant peutshyil succomber agrave la reacuteactiviteacute Question qursquoon peut eacutegalement formuler agrave la faccedilonde Deleuze dans LrsquoantishyOedipe toutes les forces sontshyelles voueacutees agrave devenir reacuteactives Eneffet qursquoun devenir vital soit actif ne pose pas de problegraveme de compreacutehension pour peuqursquoon accorde qursquoun ecirctre tend agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre on saisit aiseacutement que le vivanttende agrave eacutelargir la surface de son rapport au monde Mais qursquoun ecirctre diminue sa puissancedonc qursquoil diminue sa reacuteceptiviteacute sa passibiliteacute inventive crsquoest eacutevidemment une eacutenigme

Eacutenigme qui se renforce quand on songe qursquoun ecirctre reacuteactif peut propager sa reacuteactiviteacute agravedrsquoautres corps seacuteparer lrsquoactif de ce qursquoil peut et que la reacuteactiviteacute semble mecircme affecter agraveterme les expeacuteriences par ellesshymecircmes les plus novatrices les plus reacutevolutionnaires Laquestion est aussi bien celle du dualisme car si nous ne parvenons pas agrave saisir en quoi lavie est virtuellement reacuteactive nous risquons drsquoaboutir agrave une seacuteparation entre deux modesdrsquoecirctre dont la communication srsquoaveacutererait impensable alors qursquoelle est au contraire manifesteBref comment comprendre que la vie soit complice de la reacuteactiviteacute

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Le modegravele soustractif apporte une reacuteponse preacutecise agrave question Et cela pour une raison simple crsquoest qursquoun tel modegravele nous conduit agrave soutenir qursquoil existe deux types de mort Et crsquoest parceqursquoil y a deux types de morts qursquoil y a deux types de vies

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Expliquons et concluons

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Remarquons drsquoabord que se deacutecouvre bien agrave nous dans notre modegravele une essentielleambiguiumlteacute de la mort Car deux morts paraissent concevables pour les corps inorganiquesqui sont deux faccedilons drsquolaquo effacer raquo les boucles discontinues soit par enfermement etreacutetreacutecissement progressif de la boucle drsquointerception soit par dissipation et disparitionprogressive de la boucle elleshymecircme Ou encore soit une mort par diminution de la surface dela boucle (reacutetreacutecissement des corps) soit une mort par diminution de la boucle (dissipationdes corps) Crsquoest ce que figurera plus clairement le scheacutema suivant

Scheacutema 6 mort reacuteactive mort creacuteative71

On peut dire que la mort par diminution de la surface de la boucle eacutequivaudrait agrave une mortmonadologique une mort par eacutevanouissement replieacute sur luishymecircme le corps srsquoamoindrittoujours davantage jusqursquoagrave lrsquoaneacuteantissement complet On peut concevoir sur ce mode lapuissance de mort du reacuteactif le reacuteactif deacuteveloppe en effet une mort par narcotique pareacutepuisement par indiffeacuterence toujours accrue au monde Nous pouvons nommer du nom deprecirctre le personnage conceptuel porteur drsquoun tel reacutegime de la mort

72

Mais comment penser cette autre possibiliteacute de la mort par diminution de la boucle pardissipation du corps par une ouverture toujours plus large de celuishyci aux flux exteacuterieursjusqursquoagrave srsquoy dissoudre tout entier Et de quel personnage conceptuel ce devenir mortifegravere estshyil cette fois porteur

73

La possibiliteacute de cette seconde mort il nous semble que crsquoest elle qui a domineacute affectivement

notre premiegravere lecture du deacutebut de Matiegravere et meacutemoire lisant ce texte agrave bien des eacutegardssaisissant nous ressentions pourtant dans le mecircme temps une vague terreur Et cetteimpression de terreur eacutetait due agrave ceci la mort en bon mateacuterialiste nous lrsquoavions toujoursconsideacutereacutee comme un retour des corps agrave la matiegravere inorganique donc pour le sujet commeun simple neacuteant Mais si la matiegravere eacutetait ce que Bergson en disait la mort le retour agrave lrsquoeacutetatmateacuteriel ne srsquoidentifiait plus du tout au neacuteant bien plutocirct agrave la folie et mecircme agrave une folieinfinie Car le devenirshymateacuteriel crsquoeacutetait lrsquoeffacement de la seacutelection des images et nonlrsquoeffacement des images Et il semblait alors que pour se faire une image de la mort il fallaitconcevoir ce que serait notre vie si tous les mouvements de la terre tous les bruits de laterre toutes les odeurs toutes les saveurs toutes les lumiegraveres de la terre et drsquoailleurs nousparvenaient en un moment en un instant comme un atroce et criard tumulte de touteschoses nous traversant continucircment et instantaneacutement Comme si le neacuteant de la mort nrsquoeacutetaitpas agrave comprendre comme un simple vide mais au contraire comme une saturation unabominable tropshyplein drsquoexistence

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La mort ainsi comprise crsquoest donc le laquo regravegne acheveacute de la communication raquo Mourir crsquoestdevenir un pur point de passage un pur centre de communication de toute chose avec toutechose On saisit alors que le vivant nrsquoest pas lrsquoeacutemergence de la douleur dans un mondeatrophieacute mais au contraire lrsquoamoindrissement de la folie dans un devenirshyterreur du chaosportant celleshyci agrave une vitesse infinie On pourrait dire de cette mortshyfolie de cette mortshyterreurquelque chose drsquoassez proche de ce que Deleuze dit du chaos dans la conclusion de Qursquoestshyce que la philosophie laquo Nous demandons seulement un peu drsquoordre pour nous proteacuteger duchaos Rien nrsquoest plus douloureux plus angoissant qursquoune penseacutee qui srsquoeacutechappe agrave elleshymecircme des ideacutees qui fuient qui disparaissent agrave peine eacutebaucheacutees deacutejagrave rongeacutees par lrsquooubli oupreacutecipiteacutees dans drsquoautres que nous ne maicirctrisons pas davantage raquo [27]

75

Le devenir mortifegravere de la communication comporte ainsi une diffeacuterence importante drsquoavec ledevenir reacuteactif du precirctre crsquoest qursquoil ressemble au devenirshyactif et est mecircme indiscernable deceluishyci jusqursquoagrave un certain point Comme si les sciences de la communication publiciteacutemarketing etc dont Deleuze disait toujours dans Qursquoestshyce que la philosophie qursquoellessrsquoeacutetaient arrogeacute le concept comme si ces disciplines eacutetaient le prolongement terrifiant de lacreacuteation authentique dans le tumulte inconsistant et insignifiant de lrsquoinformation [28]

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Il faudrait alors faire du communiquant dans le systegraveme soustractif un personnageconceptuel original agrave cocircteacute du precirctre celui qui instaure des devenirs non plus creacuteateurs nonplus reacuteactifs mais creacuteatifs des devenirs qui deacuteversent la mort au sein mecircme de la creacuteationen en eacutepousant apparemment le mouvement et les mots Des devenirs qui ne sont pas ceuxde la becirctise close sur elleshymecircme mais qui seraient plutocirct ceux drsquoune certaine niaiserieopiniacirctre de lrsquoouverture freacuteneacutetique agrave nrsquoimporte quelle apparence de nouveauteacute La terreur duphilosophe devant les philosophies de la communication ou du moins certains de ses avatarssa faccedilon de ramper eacutevoqueacutee par Deleuze degraves qursquoon lui propose de discuter serait une

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

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On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

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Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

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Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 17: Soustraction Et Contraction

Si un deacutetour posseacutedait un passeacute mateacuteriel il se reacuteduirait en effet agrave une onde onde dont ledeacuteplacement est figureacute par le scheacutema On entend par onde au sens le plus geacuteneacuteral unmouvement mateacuteriel dont le passeacute aussi bien que lrsquoavenir peut ecirctre en droit reconstitueacute defaccedilon deacuteterministe ou probabilitaire Ecirctre gros si lrsquoon ose dire de son passeacute aussi bien quede son avenir tenir lrsquoun et lrsquoautre enveloppeacute dans son ecirctreshyactuel crsquoest lagrave le propre de lrsquoondeOr le deacutetour nrsquoest pas mateacuteriellement distinct de lrsquoonde puisqursquoil nrsquoest luishymecircme fait que dematiegravere mais son deacuteplacement doit lrsquoecirctre puisque sa temporaliteacute est hasardeuse Nousdevons donc dessiner une seconde ligne de passeacute seule agrave mecircme de distinguer ces deuxindiscernables que sont lrsquoonde et lrsquointerception Nous avons alors le scheacutema suivant

Scheacutema 3 le virtuel57

Cette seconde ligne de passeacute qui nrsquoest plus celle de lrsquoonde je la nomme le virtuel On peutalors fixer le vocabulaire un deacutetour posseacutedant un passeacute mateacuteriel sera dit ecirctre une onde undeacutetour proceacutedant de la ligne du virtuel sera dit ecirctre un pli Sans entrer dans le deacutetail on voitclairement que le virtuel ainsi caracteacuteriseacute a plusieurs points communs deacutecisifs avec le virtueldeleuzien 1 le virtuel nrsquoest pas indeacutetermineacute mais entiegraverement deacutetermineacute 2 le virtuel estreacuteel sinon il nrsquoy aurait pas de devenir du pli le virtuel srsquooppose donc agrave lrsquoactuel mais non aureacuteel 3 le virtuel nrsquoest pas comme le possible le double fantocircmatique de lrsquoactuel identique agravelrsquoactuel moins lrsquoexistence mais le virtuel et lrsquoactuel nrsquoont aucune raison de se ressembler 4Enfin le virtuel est la condition ontologique du devenir authentique crsquoestshyagraveshydire de la creacuteationimpreacutevisible de nouveauteacute [23]

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Mais on dira peutshyecirctre que cette introduction du thegraveme du virtuel dans le modegravele interceptifnrsquoa guegravere drsquointeacuterecirct Tout ce que nous faisons crsquoest drsquoinjecter dans notre modegravele le virtuelbergsonien inheacuterent agrave la conception de la dureacutee comme creacuteation impreacutevisible et de ce faitet pour autant que le virtuel est lrsquoheacuteritage sans doute essentiel du bergsonisme chez Deleuzele modegravele proposeacute aura autant drsquohomologie avec Deleuze qursquoil en aura avec Bergson CertesMais ce qui rend inteacuteressant lrsquointroduction du virtuel dans le modegravele soustractif crsquoest qursquoellenous impose de modifier sur un point essentiel la notion bergsonienne de virtuel Cettemodification peut se formuler ainsi nous sommes conduit agrave penser le virtuelindeacutependamment du couple quantiteacuteshyqualiteacute Or ce couple chez Bergson constitue unepocirclariteacute primordiale pour la penseacutee de la dureacutee pure Dans les Donneacutees immeacutediates de laconscience par exemple la dureacutee pure est la multipliciteacute qualitative opposeacutee agrave une matiegraverehomogegravene et quantitative qui agrave ce titre ne dure pas Dans Matiegravere et meacutemoire on lrsquoa vu laqualiteacute et la quantiteacute sont cette fois penseacutees en leur continuiteacute mais le rocircle de la meacutemoireconsiste preacuteciseacutement agrave obtenir de la qualiteacute par contraction de quantiteacute En revanche dans lemodegravele soustractif cette pocirclariteacute devient inadeacutequate pour penser le virtuel et cela pour lasimple raison que les flux sont deacutejagrave et pleinement qualitatifs et pleinement quantitatifs Laqualiteacute cesse en particulier drsquoecirctre par elleshymecircme la marque de la nouveauteacute Ce qui impliqueque le langage de la creacuteation impreacutevisible ne va plus ecirctre primordialement un langage de laqualiteacute mais un langage du plissement du devenirshyvirtuel du pli un langage qui se voudraen somme une topologie ou encore une geacuteologie du virtuel Par lagrave nous engendrons bien un

effet drsquohomologie avec Deleuze agrave savoir un heacuteritage bergsonien du virtuel srsquoexprimant entermes geacuteologiques plutocirct que qualitatifs [24] laquo Il y a du devenir raquo se dit en effet laquo il y a desplis virtuels raquo ou laquo il y a du plissement raquo

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Pour progresser encore dans la voie drsquoune reconstruction de la penseacutee deleuzienne via ledeacutebut de Matiegravere et meacutemoire il nous faut maintenant souligner le point suivant noussommes sciemment partis drsquoune theacuteorie qui nrsquoest pas exactement celle de la perception puremais qui est plus pauvre que celleshyci Car nous avons morceleacute non seulement Matiegravere etmeacutemoire pour autonomiser le premier chapitre mais aussi la theacuteorie de la perception pureelleshymecircme Expliquonsshynous Bergson se donne dans la theacuteorie de la perception pure uncentre drsquoaction indeacutetermineacute crsquoestshyagraveshydire un ecirctre libre crsquoest une telle liberteacute qui est agrave lrsquooriginede la seacutelection parmi les images de celles qui seules inteacuteressent le vivant Or le refus de toutdualisme nous contraint pour notre part agrave ne pas nous accorder ainsi lrsquoexistence drsquoecirctrespourvus de liberteacute Car nous aurions alors deux types drsquoecirctres des ecirctres libres et des ecirctressoumis aux lois mateacuterielles Si Deleuze voit dans la perception pure un immanentisme crsquoestsans doute qursquoil devine un monisme sous le dualisme apparent de la liberteacute et de la matiegraverePour deacutegager ce monisme il faut montrer que ce que Bergson nomme liberteacute peut ecirctreobtenu comme cas particulier du devenir soustractif Autrement dit il faut montrer en quoi levivant est un cas particulier drsquoun tel devenir

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Reformulons les choses plus clairement Il faut bien voir qursquoen nous donnant des flux et desinterceptions nous ne nous sommes encore donneacute aucun vivant a fortiori aucun ecirctre libreUne interception et mecircme une somme drsquointerceptions ne font pas un vivant Qursquoestshyce qursquounvivant en effet si lrsquoon srsquoinspire de Bergson Crsquoest une rareacutefaction locale des flux car unvivant crsquoest un corps crsquoestshyagraveshydire une seacutelection mais une seacutelection que nous avons nommeacuteepremiegravere une seacutelection anteacuterieure agrave tout choix libre et qui nous offre les termes entrelesquels une liberteacute pourra eacuteventuellement choisir Autrement dit un vivant crsquoest un lieu ougrave lesflux ne passent plus de faccedilon totale et sans discrimination En conseacutequence nous pouvonsavancer la deacutefinition suivante du vivant un vivant est une boucle discontinue drsquointerceptionsUne boucle car il faut assurer un lieu agrave la rareacutefaction des flux une boucle discontinue car unvivant ne doit pas entiegraverement se couper des flux faute de nrsquoavoir plus aucun rapport affectifetou perceptif au monde environnant Jrsquoappelle laquo rareacutefaction raquo tout appauvrissement localiseacutedes flux donc tout vivant Une rareacutefaction est plus qursquoune interception une interception nefait pas une rareacutefaction tandis qursquoune rareacutefaction nrsquoest faite que drsquointerceptions de flux

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Nous obtenons le scheacutema 4 scheacutema du vivant ou du corps

Scheacutema 4 le corps62

On peut alors se poser une question nouvelle agrave savoir y ashytshyil un devenir des vivants Ou

encore y ashytshyil un devenir eacuteveacutementiel des rareacutefactions Si lrsquoon suppose que lrsquoon peut penserle vivant il faut qursquoil y ait un tel devenir En effet srsquoil nrsquoy avait pas de devenir des rareacutefactionson pourrait seulement consideacuterer ce dont est fait un vivant la matiegravere qui en constitue le lieuOn penserait ce dont il est fait mais non ce qursquoil est on le penserait comme organisme maisnon comme rareacutefaction On penserait la substance mateacuterielle des corps mais non le corpsluishymecircme comme lieu de rareacutefaction de seacutelection des images Mais comment penser le vivantnonshyorganique puisque la rareacutefaction nrsquoest elleshymecircme faite de rien puisqursquoil nrsquoexiste pas defluide vital de matiegravere autre que celle de la physique qui singulariserait le mode drsquoecirctre duvivant Une solution agrave cette difficulteacute est la suivante penser le vivant doit revenir agrave penser ledevenir des zones de rareacutefaction Il faut qursquoil existe un passeacute nonshyorganique des corps qursquoilexiste des rareacutefactions virtuelles Il nous faut un passeacute non organique du vivant un devenirinorganique des corps Ou encore il nous faut un corps sans organes [25] Alors si lesplissements demeurent suffisamment coheacuterents pour constituer des plissements derareacutefactions nous pourrons penser la vie agrave partir de son eacutevolution propre et deacutegager ainsiune typologie des devenirs vitaux devenirs qui ne srsquoidentifieront pas aux flux organiques

63

Si nous accordons agrave la science le soin de deacutecrire et de penser les eacutetats de choses crsquoestshyagraveshydire les eacutetats de flux nous reacuteserverons agrave la philosophie la tacircche de deacutecrire et de penser lesdevenirs virtuels Appelons eacutevaluation toute typologie des devenirs vitaux mais inorganiquesQuelle typologie notre eacutevaluation vashytshyelle adopter Quels sont les grands types de devenirsvitaux que peut admettre le vivant entendu comme boucle discontinue drsquointerception Deuxcas eacuteleacutementaires se preacutesentent agrave nous celui du resserrement et celui de lrsquoeacutelargissement desdiscontinuiteacutes Le premier augmente la puissance de deacutesintecircret du vivant le second sesignale par une ouverture eacutelargie agrave une partie des flux On nommera actif le second deveniret reacuteactif le premier

Scheacutema 5 devenir actif devenir reacuteactif64

Mais avant drsquoaller plus loin il est temps de montrer preacuteciseacutement en quoi le modegravele interceptifse distingue de celui la perception pure de Bergson et en quoi consiste lrsquointeacuterecirct de cettedistinction La distinction est la suivante Bergson part du postulat qursquoexistent des ecirctrescapable drsquoagir librement crsquoestshyagraveshydire des centres de seacutelection des images la seacutelectionsupposeacutee eacutetant une seacutelection du second type celle qui deacutesigne un choix libre entre desoptions diverses Il en infegravere alors la nature de la perception qui est quant agrave elle uneseacutelection du premier type une seacutelection nonshylibre des termes du choix Nous avons proceacutedeacuteagrave lrsquoinverse on ne srsquoest donneacute que des seacutelections premiegraveres donc des seacutelections non libres shyet lrsquoon a constitueacute de la sorte le vivant comme une configuration particuliegravere de seacutelectionpremiegraveres On ne prend donc qursquoune partie de la theacuteorie de la perception pure car onnrsquointroduit dans le modegravele construit qursquoun seul type de seacutelection la seacutelection nonshylibre Onpourvoit ensuite ces seacutelections drsquoun devenir impreacutevisible seul susceptible de produire unenouveauteacute et lrsquoon distingue alors deux reacutegimes de la seacutelection actif et reacuteactif On comprendalors que lrsquoavantage du modegravele soustractif est de permettre la greffe de la seacutelectionbergsonienne sur la seacutelection nietzscheacuteenne En effet ayant ocircteacute du modegravele bergsonien la

notion de libreshyarbitre reacutecuseacutee par Nietzsche nous pouvons rapprocher les deux sensnietzscheacuteen et bergsonien du terme seacutelection celui qui deacutesigne la seacutelection des images parla perception et celui qui deacutesigne la typologie des devenirs vitaux Nouvel effet drsquohomologieavec Deleuze le modegravele soustractif nous permet de penser le sens de sa dilection pour deuxphilosophes qursquoagrave premiegravere vue tout seacutepare Mais pour obtenir ce rapprochement de faccedilonrigoureuse il nous faut construire plus preacuteciseacutement le concept drsquoactif

65

Qursquoestshyce qursquoun devenir actif dans le modegravele preacutesent Crsquoest un devenir qui se manifeste parun recul du deacutesinterecirct inheacuterent agrave la constitution mecircme du vivant Ce deacutesinterecirct en tant mecircmeqursquoil est donneacute comme constitutif de lrsquoessence du vivant nous lui donnerons le nom de becirctiseLa becirctise la becirctise laquo agrave front de taureau raquo crsquoest toujours pour le vivant une faccedilon de seconserver dans son ecirctre sans srsquoouvrir agrave lrsquoexteacuterioriteacute Au contraire un devenir actif semanifeste toujours par le fait que quelque chose arrive et plus preacuteciseacutement quelque chosedrsquointeacuteressant Les cateacutegories drsquointeacuteressant et drsquoininteacuteressant se substituent donc pour nous agravecelles de liberteacute et de nonshyliberteacute Car ces deux devenirs actif et reacuteactif ou abecirctissant sontlrsquoun et lrsquoautre anteacuterieurs agrave tout choix libre ils affectent lrsquoespace du choix anteacuterieurement agravetout choix Crsquoest pourquoi le devenir et en particulier le devenir actif doit ecirctre penseacute commeessentiellement passif il faut mecircme le penser comme un accroissement de la passiviteacute duvivant de sa laquo passibiliteacute raquo une faccedilon pour lui drsquoeacuteprouver une affectiviteacute accrue agrave uneparcelle des flux exteacuterieurs Cet accroissement nrsquoest pas luishymecircme mateacuteriel puisqursquoil est unplissement mais il est un devenir qui fait passer un flux accru de la matiegravere dans le corpsLes concepts de rencontre de passiviteacute et mecircme drsquoaffect concepts en reacutesonance avec lapenseacutee deleuzienne de lrsquoeacuteveacutenement prennent ainsi une signification vitale et non plusseulement organique Au corps actif capable drsquoun devenir novateur inventif il est toujoursarriveacute quelque chose son accroissement de puissance ne provient pas drsquoune deacutecisionautonome drsquoun sujet constituant mais drsquoune expeacuterience toujours subie drsquoune eacutepreuveaffective en laquelle se donne une exteacuterioriteacute radicale une exteacuterioriteacute jamais ressentieauparavant comme telle [26]

66

Venons en maintenant pour conclure agrave ce qui nous a paru ecirctre lrsquointeacuterecirct principal du modegravelesoustractif

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Ce modegravele nous permet drsquoapporter une reacuteponse preacutecise agrave une question qursquoon peut se poser agravepropos de la notion de vie chez Deleuze et aussi bien chez Nietzsche question qui croyonsshynous parcourt deacutejagrave lrsquoœuvre de ces deux philosophes et qui est la suivante comment levivant peutshyil succomber agrave la reacuteactiviteacute Question qursquoon peut eacutegalement formuler agrave la faccedilonde Deleuze dans LrsquoantishyOedipe toutes les forces sontshyelles voueacutees agrave devenir reacuteactives Eneffet qursquoun devenir vital soit actif ne pose pas de problegraveme de compreacutehension pour peuqursquoon accorde qursquoun ecirctre tend agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre on saisit aiseacutement que le vivanttende agrave eacutelargir la surface de son rapport au monde Mais qursquoun ecirctre diminue sa puissancedonc qursquoil diminue sa reacuteceptiviteacute sa passibiliteacute inventive crsquoest eacutevidemment une eacutenigme

Eacutenigme qui se renforce quand on songe qursquoun ecirctre reacuteactif peut propager sa reacuteactiviteacute agravedrsquoautres corps seacuteparer lrsquoactif de ce qursquoil peut et que la reacuteactiviteacute semble mecircme affecter agraveterme les expeacuteriences par ellesshymecircmes les plus novatrices les plus reacutevolutionnaires Laquestion est aussi bien celle du dualisme car si nous ne parvenons pas agrave saisir en quoi lavie est virtuellement reacuteactive nous risquons drsquoaboutir agrave une seacuteparation entre deux modesdrsquoecirctre dont la communication srsquoaveacutererait impensable alors qursquoelle est au contraire manifesteBref comment comprendre que la vie soit complice de la reacuteactiviteacute

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Le modegravele soustractif apporte une reacuteponse preacutecise agrave question Et cela pour une raison simple crsquoest qursquoun tel modegravele nous conduit agrave soutenir qursquoil existe deux types de mort Et crsquoest parceqursquoil y a deux types de morts qursquoil y a deux types de vies

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Expliquons et concluons

70

Remarquons drsquoabord que se deacutecouvre bien agrave nous dans notre modegravele une essentielleambiguiumlteacute de la mort Car deux morts paraissent concevables pour les corps inorganiquesqui sont deux faccedilons drsquolaquo effacer raquo les boucles discontinues soit par enfermement etreacutetreacutecissement progressif de la boucle drsquointerception soit par dissipation et disparitionprogressive de la boucle elleshymecircme Ou encore soit une mort par diminution de la surface dela boucle (reacutetreacutecissement des corps) soit une mort par diminution de la boucle (dissipationdes corps) Crsquoest ce que figurera plus clairement le scheacutema suivant

Scheacutema 6 mort reacuteactive mort creacuteative71

On peut dire que la mort par diminution de la surface de la boucle eacutequivaudrait agrave une mortmonadologique une mort par eacutevanouissement replieacute sur luishymecircme le corps srsquoamoindrittoujours davantage jusqursquoagrave lrsquoaneacuteantissement complet On peut concevoir sur ce mode lapuissance de mort du reacuteactif le reacuteactif deacuteveloppe en effet une mort par narcotique pareacutepuisement par indiffeacuterence toujours accrue au monde Nous pouvons nommer du nom deprecirctre le personnage conceptuel porteur drsquoun tel reacutegime de la mort

72

Mais comment penser cette autre possibiliteacute de la mort par diminution de la boucle pardissipation du corps par une ouverture toujours plus large de celuishyci aux flux exteacuterieursjusqursquoagrave srsquoy dissoudre tout entier Et de quel personnage conceptuel ce devenir mortifegravere estshyil cette fois porteur

73

La possibiliteacute de cette seconde mort il nous semble que crsquoest elle qui a domineacute affectivement

notre premiegravere lecture du deacutebut de Matiegravere et meacutemoire lisant ce texte agrave bien des eacutegardssaisissant nous ressentions pourtant dans le mecircme temps une vague terreur Et cetteimpression de terreur eacutetait due agrave ceci la mort en bon mateacuterialiste nous lrsquoavions toujoursconsideacutereacutee comme un retour des corps agrave la matiegravere inorganique donc pour le sujet commeun simple neacuteant Mais si la matiegravere eacutetait ce que Bergson en disait la mort le retour agrave lrsquoeacutetatmateacuteriel ne srsquoidentifiait plus du tout au neacuteant bien plutocirct agrave la folie et mecircme agrave une folieinfinie Car le devenirshymateacuteriel crsquoeacutetait lrsquoeffacement de la seacutelection des images et nonlrsquoeffacement des images Et il semblait alors que pour se faire une image de la mort il fallaitconcevoir ce que serait notre vie si tous les mouvements de la terre tous les bruits de laterre toutes les odeurs toutes les saveurs toutes les lumiegraveres de la terre et drsquoailleurs nousparvenaient en un moment en un instant comme un atroce et criard tumulte de touteschoses nous traversant continucircment et instantaneacutement Comme si le neacuteant de la mort nrsquoeacutetaitpas agrave comprendre comme un simple vide mais au contraire comme une saturation unabominable tropshyplein drsquoexistence

74

La mort ainsi comprise crsquoest donc le laquo regravegne acheveacute de la communication raquo Mourir crsquoestdevenir un pur point de passage un pur centre de communication de toute chose avec toutechose On saisit alors que le vivant nrsquoest pas lrsquoeacutemergence de la douleur dans un mondeatrophieacute mais au contraire lrsquoamoindrissement de la folie dans un devenirshyterreur du chaosportant celleshyci agrave une vitesse infinie On pourrait dire de cette mortshyfolie de cette mortshyterreurquelque chose drsquoassez proche de ce que Deleuze dit du chaos dans la conclusion de Qursquoestshyce que la philosophie laquo Nous demandons seulement un peu drsquoordre pour nous proteacuteger duchaos Rien nrsquoest plus douloureux plus angoissant qursquoune penseacutee qui srsquoeacutechappe agrave elleshymecircme des ideacutees qui fuient qui disparaissent agrave peine eacutebaucheacutees deacutejagrave rongeacutees par lrsquooubli oupreacutecipiteacutees dans drsquoautres que nous ne maicirctrisons pas davantage raquo [27]

75

Le devenir mortifegravere de la communication comporte ainsi une diffeacuterence importante drsquoavec ledevenir reacuteactif du precirctre crsquoest qursquoil ressemble au devenirshyactif et est mecircme indiscernable deceluishyci jusqursquoagrave un certain point Comme si les sciences de la communication publiciteacutemarketing etc dont Deleuze disait toujours dans Qursquoestshyce que la philosophie qursquoellessrsquoeacutetaient arrogeacute le concept comme si ces disciplines eacutetaient le prolongement terrifiant de lacreacuteation authentique dans le tumulte inconsistant et insignifiant de lrsquoinformation [28]

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Il faudrait alors faire du communiquant dans le systegraveme soustractif un personnageconceptuel original agrave cocircteacute du precirctre celui qui instaure des devenirs non plus creacuteateurs nonplus reacuteactifs mais creacuteatifs des devenirs qui deacuteversent la mort au sein mecircme de la creacuteationen en eacutepousant apparemment le mouvement et les mots Des devenirs qui ne sont pas ceuxde la becirctise close sur elleshymecircme mais qui seraient plutocirct ceux drsquoune certaine niaiserieopiniacirctre de lrsquoouverture freacuteneacutetique agrave nrsquoimporte quelle apparence de nouveauteacute La terreur duphilosophe devant les philosophies de la communication ou du moins certains de ses avatarssa faccedilon de ramper eacutevoqueacutee par Deleuze degraves qursquoon lui propose de discuter serait une

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

77

On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

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Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

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Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 18: Soustraction Et Contraction

effet drsquohomologie avec Deleuze agrave savoir un heacuteritage bergsonien du virtuel srsquoexprimant entermes geacuteologiques plutocirct que qualitatifs [24] laquo Il y a du devenir raquo se dit en effet laquo il y a desplis virtuels raquo ou laquo il y a du plissement raquo

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Pour progresser encore dans la voie drsquoune reconstruction de la penseacutee deleuzienne via ledeacutebut de Matiegravere et meacutemoire il nous faut maintenant souligner le point suivant noussommes sciemment partis drsquoune theacuteorie qui nrsquoest pas exactement celle de la perception puremais qui est plus pauvre que celleshyci Car nous avons morceleacute non seulement Matiegravere etmeacutemoire pour autonomiser le premier chapitre mais aussi la theacuteorie de la perception pureelleshymecircme Expliquonsshynous Bergson se donne dans la theacuteorie de la perception pure uncentre drsquoaction indeacutetermineacute crsquoestshyagraveshydire un ecirctre libre crsquoest une telle liberteacute qui est agrave lrsquooriginede la seacutelection parmi les images de celles qui seules inteacuteressent le vivant Or le refus de toutdualisme nous contraint pour notre part agrave ne pas nous accorder ainsi lrsquoexistence drsquoecirctrespourvus de liberteacute Car nous aurions alors deux types drsquoecirctres des ecirctres libres et des ecirctressoumis aux lois mateacuterielles Si Deleuze voit dans la perception pure un immanentisme crsquoestsans doute qursquoil devine un monisme sous le dualisme apparent de la liberteacute et de la matiegraverePour deacutegager ce monisme il faut montrer que ce que Bergson nomme liberteacute peut ecirctreobtenu comme cas particulier du devenir soustractif Autrement dit il faut montrer en quoi levivant est un cas particulier drsquoun tel devenir

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Reformulons les choses plus clairement Il faut bien voir qursquoen nous donnant des flux et desinterceptions nous ne nous sommes encore donneacute aucun vivant a fortiori aucun ecirctre libreUne interception et mecircme une somme drsquointerceptions ne font pas un vivant Qursquoestshyce qursquounvivant en effet si lrsquoon srsquoinspire de Bergson Crsquoest une rareacutefaction locale des flux car unvivant crsquoest un corps crsquoestshyagraveshydire une seacutelection mais une seacutelection que nous avons nommeacuteepremiegravere une seacutelection anteacuterieure agrave tout choix libre et qui nous offre les termes entrelesquels une liberteacute pourra eacuteventuellement choisir Autrement dit un vivant crsquoest un lieu ougrave lesflux ne passent plus de faccedilon totale et sans discrimination En conseacutequence nous pouvonsavancer la deacutefinition suivante du vivant un vivant est une boucle discontinue drsquointerceptionsUne boucle car il faut assurer un lieu agrave la rareacutefaction des flux une boucle discontinue car unvivant ne doit pas entiegraverement se couper des flux faute de nrsquoavoir plus aucun rapport affectifetou perceptif au monde environnant Jrsquoappelle laquo rareacutefaction raquo tout appauvrissement localiseacutedes flux donc tout vivant Une rareacutefaction est plus qursquoune interception une interception nefait pas une rareacutefaction tandis qursquoune rareacutefaction nrsquoest faite que drsquointerceptions de flux

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Nous obtenons le scheacutema 4 scheacutema du vivant ou du corps

Scheacutema 4 le corps62

On peut alors se poser une question nouvelle agrave savoir y ashytshyil un devenir des vivants Ou

encore y ashytshyil un devenir eacuteveacutementiel des rareacutefactions Si lrsquoon suppose que lrsquoon peut penserle vivant il faut qursquoil y ait un tel devenir En effet srsquoil nrsquoy avait pas de devenir des rareacutefactionson pourrait seulement consideacuterer ce dont est fait un vivant la matiegravere qui en constitue le lieuOn penserait ce dont il est fait mais non ce qursquoil est on le penserait comme organisme maisnon comme rareacutefaction On penserait la substance mateacuterielle des corps mais non le corpsluishymecircme comme lieu de rareacutefaction de seacutelection des images Mais comment penser le vivantnonshyorganique puisque la rareacutefaction nrsquoest elleshymecircme faite de rien puisqursquoil nrsquoexiste pas defluide vital de matiegravere autre que celle de la physique qui singulariserait le mode drsquoecirctre duvivant Une solution agrave cette difficulteacute est la suivante penser le vivant doit revenir agrave penser ledevenir des zones de rareacutefaction Il faut qursquoil existe un passeacute nonshyorganique des corps qursquoilexiste des rareacutefactions virtuelles Il nous faut un passeacute non organique du vivant un devenirinorganique des corps Ou encore il nous faut un corps sans organes [25] Alors si lesplissements demeurent suffisamment coheacuterents pour constituer des plissements derareacutefactions nous pourrons penser la vie agrave partir de son eacutevolution propre et deacutegager ainsiune typologie des devenirs vitaux devenirs qui ne srsquoidentifieront pas aux flux organiques

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Si nous accordons agrave la science le soin de deacutecrire et de penser les eacutetats de choses crsquoestshyagraveshydire les eacutetats de flux nous reacuteserverons agrave la philosophie la tacircche de deacutecrire et de penser lesdevenirs virtuels Appelons eacutevaluation toute typologie des devenirs vitaux mais inorganiquesQuelle typologie notre eacutevaluation vashytshyelle adopter Quels sont les grands types de devenirsvitaux que peut admettre le vivant entendu comme boucle discontinue drsquointerception Deuxcas eacuteleacutementaires se preacutesentent agrave nous celui du resserrement et celui de lrsquoeacutelargissement desdiscontinuiteacutes Le premier augmente la puissance de deacutesintecircret du vivant le second sesignale par une ouverture eacutelargie agrave une partie des flux On nommera actif le second deveniret reacuteactif le premier

Scheacutema 5 devenir actif devenir reacuteactif64

Mais avant drsquoaller plus loin il est temps de montrer preacuteciseacutement en quoi le modegravele interceptifse distingue de celui la perception pure de Bergson et en quoi consiste lrsquointeacuterecirct de cettedistinction La distinction est la suivante Bergson part du postulat qursquoexistent des ecirctrescapable drsquoagir librement crsquoestshyagraveshydire des centres de seacutelection des images la seacutelectionsupposeacutee eacutetant une seacutelection du second type celle qui deacutesigne un choix libre entre desoptions diverses Il en infegravere alors la nature de la perception qui est quant agrave elle uneseacutelection du premier type une seacutelection nonshylibre des termes du choix Nous avons proceacutedeacuteagrave lrsquoinverse on ne srsquoest donneacute que des seacutelections premiegraveres donc des seacutelections non libres shyet lrsquoon a constitueacute de la sorte le vivant comme une configuration particuliegravere de seacutelectionpremiegraveres On ne prend donc qursquoune partie de la theacuteorie de la perception pure car onnrsquointroduit dans le modegravele construit qursquoun seul type de seacutelection la seacutelection nonshylibre Onpourvoit ensuite ces seacutelections drsquoun devenir impreacutevisible seul susceptible de produire unenouveauteacute et lrsquoon distingue alors deux reacutegimes de la seacutelection actif et reacuteactif On comprendalors que lrsquoavantage du modegravele soustractif est de permettre la greffe de la seacutelectionbergsonienne sur la seacutelection nietzscheacuteenne En effet ayant ocircteacute du modegravele bergsonien la

notion de libreshyarbitre reacutecuseacutee par Nietzsche nous pouvons rapprocher les deux sensnietzscheacuteen et bergsonien du terme seacutelection celui qui deacutesigne la seacutelection des images parla perception et celui qui deacutesigne la typologie des devenirs vitaux Nouvel effet drsquohomologieavec Deleuze le modegravele soustractif nous permet de penser le sens de sa dilection pour deuxphilosophes qursquoagrave premiegravere vue tout seacutepare Mais pour obtenir ce rapprochement de faccedilonrigoureuse il nous faut construire plus preacuteciseacutement le concept drsquoactif

65

Qursquoestshyce qursquoun devenir actif dans le modegravele preacutesent Crsquoest un devenir qui se manifeste parun recul du deacutesinterecirct inheacuterent agrave la constitution mecircme du vivant Ce deacutesinterecirct en tant mecircmeqursquoil est donneacute comme constitutif de lrsquoessence du vivant nous lui donnerons le nom de becirctiseLa becirctise la becirctise laquo agrave front de taureau raquo crsquoest toujours pour le vivant une faccedilon de seconserver dans son ecirctre sans srsquoouvrir agrave lrsquoexteacuterioriteacute Au contraire un devenir actif semanifeste toujours par le fait que quelque chose arrive et plus preacuteciseacutement quelque chosedrsquointeacuteressant Les cateacutegories drsquointeacuteressant et drsquoininteacuteressant se substituent donc pour nous agravecelles de liberteacute et de nonshyliberteacute Car ces deux devenirs actif et reacuteactif ou abecirctissant sontlrsquoun et lrsquoautre anteacuterieurs agrave tout choix libre ils affectent lrsquoespace du choix anteacuterieurement agravetout choix Crsquoest pourquoi le devenir et en particulier le devenir actif doit ecirctre penseacute commeessentiellement passif il faut mecircme le penser comme un accroissement de la passiviteacute duvivant de sa laquo passibiliteacute raquo une faccedilon pour lui drsquoeacuteprouver une affectiviteacute accrue agrave uneparcelle des flux exteacuterieurs Cet accroissement nrsquoest pas luishymecircme mateacuteriel puisqursquoil est unplissement mais il est un devenir qui fait passer un flux accru de la matiegravere dans le corpsLes concepts de rencontre de passiviteacute et mecircme drsquoaffect concepts en reacutesonance avec lapenseacutee deleuzienne de lrsquoeacuteveacutenement prennent ainsi une signification vitale et non plusseulement organique Au corps actif capable drsquoun devenir novateur inventif il est toujoursarriveacute quelque chose son accroissement de puissance ne provient pas drsquoune deacutecisionautonome drsquoun sujet constituant mais drsquoune expeacuterience toujours subie drsquoune eacutepreuveaffective en laquelle se donne une exteacuterioriteacute radicale une exteacuterioriteacute jamais ressentieauparavant comme telle [26]

66

Venons en maintenant pour conclure agrave ce qui nous a paru ecirctre lrsquointeacuterecirct principal du modegravelesoustractif

67

Ce modegravele nous permet drsquoapporter une reacuteponse preacutecise agrave une question qursquoon peut se poser agravepropos de la notion de vie chez Deleuze et aussi bien chez Nietzsche question qui croyonsshynous parcourt deacutejagrave lrsquoœuvre de ces deux philosophes et qui est la suivante comment levivant peutshyil succomber agrave la reacuteactiviteacute Question qursquoon peut eacutegalement formuler agrave la faccedilonde Deleuze dans LrsquoantishyOedipe toutes les forces sontshyelles voueacutees agrave devenir reacuteactives Eneffet qursquoun devenir vital soit actif ne pose pas de problegraveme de compreacutehension pour peuqursquoon accorde qursquoun ecirctre tend agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre on saisit aiseacutement que le vivanttende agrave eacutelargir la surface de son rapport au monde Mais qursquoun ecirctre diminue sa puissancedonc qursquoil diminue sa reacuteceptiviteacute sa passibiliteacute inventive crsquoest eacutevidemment une eacutenigme

Eacutenigme qui se renforce quand on songe qursquoun ecirctre reacuteactif peut propager sa reacuteactiviteacute agravedrsquoautres corps seacuteparer lrsquoactif de ce qursquoil peut et que la reacuteactiviteacute semble mecircme affecter agraveterme les expeacuteriences par ellesshymecircmes les plus novatrices les plus reacutevolutionnaires Laquestion est aussi bien celle du dualisme car si nous ne parvenons pas agrave saisir en quoi lavie est virtuellement reacuteactive nous risquons drsquoaboutir agrave une seacuteparation entre deux modesdrsquoecirctre dont la communication srsquoaveacutererait impensable alors qursquoelle est au contraire manifesteBref comment comprendre que la vie soit complice de la reacuteactiviteacute

68

Le modegravele soustractif apporte une reacuteponse preacutecise agrave question Et cela pour une raison simple crsquoest qursquoun tel modegravele nous conduit agrave soutenir qursquoil existe deux types de mort Et crsquoest parceqursquoil y a deux types de morts qursquoil y a deux types de vies

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Expliquons et concluons

70

Remarquons drsquoabord que se deacutecouvre bien agrave nous dans notre modegravele une essentielleambiguiumlteacute de la mort Car deux morts paraissent concevables pour les corps inorganiquesqui sont deux faccedilons drsquolaquo effacer raquo les boucles discontinues soit par enfermement etreacutetreacutecissement progressif de la boucle drsquointerception soit par dissipation et disparitionprogressive de la boucle elleshymecircme Ou encore soit une mort par diminution de la surface dela boucle (reacutetreacutecissement des corps) soit une mort par diminution de la boucle (dissipationdes corps) Crsquoest ce que figurera plus clairement le scheacutema suivant

Scheacutema 6 mort reacuteactive mort creacuteative71

On peut dire que la mort par diminution de la surface de la boucle eacutequivaudrait agrave une mortmonadologique une mort par eacutevanouissement replieacute sur luishymecircme le corps srsquoamoindrittoujours davantage jusqursquoagrave lrsquoaneacuteantissement complet On peut concevoir sur ce mode lapuissance de mort du reacuteactif le reacuteactif deacuteveloppe en effet une mort par narcotique pareacutepuisement par indiffeacuterence toujours accrue au monde Nous pouvons nommer du nom deprecirctre le personnage conceptuel porteur drsquoun tel reacutegime de la mort

72

Mais comment penser cette autre possibiliteacute de la mort par diminution de la boucle pardissipation du corps par une ouverture toujours plus large de celuishyci aux flux exteacuterieursjusqursquoagrave srsquoy dissoudre tout entier Et de quel personnage conceptuel ce devenir mortifegravere estshyil cette fois porteur

73

La possibiliteacute de cette seconde mort il nous semble que crsquoest elle qui a domineacute affectivement

notre premiegravere lecture du deacutebut de Matiegravere et meacutemoire lisant ce texte agrave bien des eacutegardssaisissant nous ressentions pourtant dans le mecircme temps une vague terreur Et cetteimpression de terreur eacutetait due agrave ceci la mort en bon mateacuterialiste nous lrsquoavions toujoursconsideacutereacutee comme un retour des corps agrave la matiegravere inorganique donc pour le sujet commeun simple neacuteant Mais si la matiegravere eacutetait ce que Bergson en disait la mort le retour agrave lrsquoeacutetatmateacuteriel ne srsquoidentifiait plus du tout au neacuteant bien plutocirct agrave la folie et mecircme agrave une folieinfinie Car le devenirshymateacuteriel crsquoeacutetait lrsquoeffacement de la seacutelection des images et nonlrsquoeffacement des images Et il semblait alors que pour se faire une image de la mort il fallaitconcevoir ce que serait notre vie si tous les mouvements de la terre tous les bruits de laterre toutes les odeurs toutes les saveurs toutes les lumiegraveres de la terre et drsquoailleurs nousparvenaient en un moment en un instant comme un atroce et criard tumulte de touteschoses nous traversant continucircment et instantaneacutement Comme si le neacuteant de la mort nrsquoeacutetaitpas agrave comprendre comme un simple vide mais au contraire comme une saturation unabominable tropshyplein drsquoexistence

74

La mort ainsi comprise crsquoest donc le laquo regravegne acheveacute de la communication raquo Mourir crsquoestdevenir un pur point de passage un pur centre de communication de toute chose avec toutechose On saisit alors que le vivant nrsquoest pas lrsquoeacutemergence de la douleur dans un mondeatrophieacute mais au contraire lrsquoamoindrissement de la folie dans un devenirshyterreur du chaosportant celleshyci agrave une vitesse infinie On pourrait dire de cette mortshyfolie de cette mortshyterreurquelque chose drsquoassez proche de ce que Deleuze dit du chaos dans la conclusion de Qursquoestshyce que la philosophie laquo Nous demandons seulement un peu drsquoordre pour nous proteacuteger duchaos Rien nrsquoest plus douloureux plus angoissant qursquoune penseacutee qui srsquoeacutechappe agrave elleshymecircme des ideacutees qui fuient qui disparaissent agrave peine eacutebaucheacutees deacutejagrave rongeacutees par lrsquooubli oupreacutecipiteacutees dans drsquoautres que nous ne maicirctrisons pas davantage raquo [27]

75

Le devenir mortifegravere de la communication comporte ainsi une diffeacuterence importante drsquoavec ledevenir reacuteactif du precirctre crsquoest qursquoil ressemble au devenirshyactif et est mecircme indiscernable deceluishyci jusqursquoagrave un certain point Comme si les sciences de la communication publiciteacutemarketing etc dont Deleuze disait toujours dans Qursquoestshyce que la philosophie qursquoellessrsquoeacutetaient arrogeacute le concept comme si ces disciplines eacutetaient le prolongement terrifiant de lacreacuteation authentique dans le tumulte inconsistant et insignifiant de lrsquoinformation [28]

76

Il faudrait alors faire du communiquant dans le systegraveme soustractif un personnageconceptuel original agrave cocircteacute du precirctre celui qui instaure des devenirs non plus creacuteateurs nonplus reacuteactifs mais creacuteatifs des devenirs qui deacuteversent la mort au sein mecircme de la creacuteationen en eacutepousant apparemment le mouvement et les mots Des devenirs qui ne sont pas ceuxde la becirctise close sur elleshymecircme mais qui seraient plutocirct ceux drsquoune certaine niaiserieopiniacirctre de lrsquoouverture freacuteneacutetique agrave nrsquoimporte quelle apparence de nouveauteacute La terreur duphilosophe devant les philosophies de la communication ou du moins certains de ses avatarssa faccedilon de ramper eacutevoqueacutee par Deleuze degraves qursquoon lui propose de discuter serait une

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

77

On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

78

Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

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Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 19: Soustraction Et Contraction

encore y ashytshyil un devenir eacuteveacutementiel des rareacutefactions Si lrsquoon suppose que lrsquoon peut penserle vivant il faut qursquoil y ait un tel devenir En effet srsquoil nrsquoy avait pas de devenir des rareacutefactionson pourrait seulement consideacuterer ce dont est fait un vivant la matiegravere qui en constitue le lieuOn penserait ce dont il est fait mais non ce qursquoil est on le penserait comme organisme maisnon comme rareacutefaction On penserait la substance mateacuterielle des corps mais non le corpsluishymecircme comme lieu de rareacutefaction de seacutelection des images Mais comment penser le vivantnonshyorganique puisque la rareacutefaction nrsquoest elleshymecircme faite de rien puisqursquoil nrsquoexiste pas defluide vital de matiegravere autre que celle de la physique qui singulariserait le mode drsquoecirctre duvivant Une solution agrave cette difficulteacute est la suivante penser le vivant doit revenir agrave penser ledevenir des zones de rareacutefaction Il faut qursquoil existe un passeacute nonshyorganique des corps qursquoilexiste des rareacutefactions virtuelles Il nous faut un passeacute non organique du vivant un devenirinorganique des corps Ou encore il nous faut un corps sans organes [25] Alors si lesplissements demeurent suffisamment coheacuterents pour constituer des plissements derareacutefactions nous pourrons penser la vie agrave partir de son eacutevolution propre et deacutegager ainsiune typologie des devenirs vitaux devenirs qui ne srsquoidentifieront pas aux flux organiques

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Si nous accordons agrave la science le soin de deacutecrire et de penser les eacutetats de choses crsquoestshyagraveshydire les eacutetats de flux nous reacuteserverons agrave la philosophie la tacircche de deacutecrire et de penser lesdevenirs virtuels Appelons eacutevaluation toute typologie des devenirs vitaux mais inorganiquesQuelle typologie notre eacutevaluation vashytshyelle adopter Quels sont les grands types de devenirsvitaux que peut admettre le vivant entendu comme boucle discontinue drsquointerception Deuxcas eacuteleacutementaires se preacutesentent agrave nous celui du resserrement et celui de lrsquoeacutelargissement desdiscontinuiteacutes Le premier augmente la puissance de deacutesintecircret du vivant le second sesignale par une ouverture eacutelargie agrave une partie des flux On nommera actif le second deveniret reacuteactif le premier

Scheacutema 5 devenir actif devenir reacuteactif64

Mais avant drsquoaller plus loin il est temps de montrer preacuteciseacutement en quoi le modegravele interceptifse distingue de celui la perception pure de Bergson et en quoi consiste lrsquointeacuterecirct de cettedistinction La distinction est la suivante Bergson part du postulat qursquoexistent des ecirctrescapable drsquoagir librement crsquoestshyagraveshydire des centres de seacutelection des images la seacutelectionsupposeacutee eacutetant une seacutelection du second type celle qui deacutesigne un choix libre entre desoptions diverses Il en infegravere alors la nature de la perception qui est quant agrave elle uneseacutelection du premier type une seacutelection nonshylibre des termes du choix Nous avons proceacutedeacuteagrave lrsquoinverse on ne srsquoest donneacute que des seacutelections premiegraveres donc des seacutelections non libres shyet lrsquoon a constitueacute de la sorte le vivant comme une configuration particuliegravere de seacutelectionpremiegraveres On ne prend donc qursquoune partie de la theacuteorie de la perception pure car onnrsquointroduit dans le modegravele construit qursquoun seul type de seacutelection la seacutelection nonshylibre Onpourvoit ensuite ces seacutelections drsquoun devenir impreacutevisible seul susceptible de produire unenouveauteacute et lrsquoon distingue alors deux reacutegimes de la seacutelection actif et reacuteactif On comprendalors que lrsquoavantage du modegravele soustractif est de permettre la greffe de la seacutelectionbergsonienne sur la seacutelection nietzscheacuteenne En effet ayant ocircteacute du modegravele bergsonien la

notion de libreshyarbitre reacutecuseacutee par Nietzsche nous pouvons rapprocher les deux sensnietzscheacuteen et bergsonien du terme seacutelection celui qui deacutesigne la seacutelection des images parla perception et celui qui deacutesigne la typologie des devenirs vitaux Nouvel effet drsquohomologieavec Deleuze le modegravele soustractif nous permet de penser le sens de sa dilection pour deuxphilosophes qursquoagrave premiegravere vue tout seacutepare Mais pour obtenir ce rapprochement de faccedilonrigoureuse il nous faut construire plus preacuteciseacutement le concept drsquoactif

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Qursquoestshyce qursquoun devenir actif dans le modegravele preacutesent Crsquoest un devenir qui se manifeste parun recul du deacutesinterecirct inheacuterent agrave la constitution mecircme du vivant Ce deacutesinterecirct en tant mecircmeqursquoil est donneacute comme constitutif de lrsquoessence du vivant nous lui donnerons le nom de becirctiseLa becirctise la becirctise laquo agrave front de taureau raquo crsquoest toujours pour le vivant une faccedilon de seconserver dans son ecirctre sans srsquoouvrir agrave lrsquoexteacuterioriteacute Au contraire un devenir actif semanifeste toujours par le fait que quelque chose arrive et plus preacuteciseacutement quelque chosedrsquointeacuteressant Les cateacutegories drsquointeacuteressant et drsquoininteacuteressant se substituent donc pour nous agravecelles de liberteacute et de nonshyliberteacute Car ces deux devenirs actif et reacuteactif ou abecirctissant sontlrsquoun et lrsquoautre anteacuterieurs agrave tout choix libre ils affectent lrsquoespace du choix anteacuterieurement agravetout choix Crsquoest pourquoi le devenir et en particulier le devenir actif doit ecirctre penseacute commeessentiellement passif il faut mecircme le penser comme un accroissement de la passiviteacute duvivant de sa laquo passibiliteacute raquo une faccedilon pour lui drsquoeacuteprouver une affectiviteacute accrue agrave uneparcelle des flux exteacuterieurs Cet accroissement nrsquoest pas luishymecircme mateacuteriel puisqursquoil est unplissement mais il est un devenir qui fait passer un flux accru de la matiegravere dans le corpsLes concepts de rencontre de passiviteacute et mecircme drsquoaffect concepts en reacutesonance avec lapenseacutee deleuzienne de lrsquoeacuteveacutenement prennent ainsi une signification vitale et non plusseulement organique Au corps actif capable drsquoun devenir novateur inventif il est toujoursarriveacute quelque chose son accroissement de puissance ne provient pas drsquoune deacutecisionautonome drsquoun sujet constituant mais drsquoune expeacuterience toujours subie drsquoune eacutepreuveaffective en laquelle se donne une exteacuterioriteacute radicale une exteacuterioriteacute jamais ressentieauparavant comme telle [26]

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Venons en maintenant pour conclure agrave ce qui nous a paru ecirctre lrsquointeacuterecirct principal du modegravelesoustractif

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Ce modegravele nous permet drsquoapporter une reacuteponse preacutecise agrave une question qursquoon peut se poser agravepropos de la notion de vie chez Deleuze et aussi bien chez Nietzsche question qui croyonsshynous parcourt deacutejagrave lrsquoœuvre de ces deux philosophes et qui est la suivante comment levivant peutshyil succomber agrave la reacuteactiviteacute Question qursquoon peut eacutegalement formuler agrave la faccedilonde Deleuze dans LrsquoantishyOedipe toutes les forces sontshyelles voueacutees agrave devenir reacuteactives Eneffet qursquoun devenir vital soit actif ne pose pas de problegraveme de compreacutehension pour peuqursquoon accorde qursquoun ecirctre tend agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre on saisit aiseacutement que le vivanttende agrave eacutelargir la surface de son rapport au monde Mais qursquoun ecirctre diminue sa puissancedonc qursquoil diminue sa reacuteceptiviteacute sa passibiliteacute inventive crsquoest eacutevidemment une eacutenigme

Eacutenigme qui se renforce quand on songe qursquoun ecirctre reacuteactif peut propager sa reacuteactiviteacute agravedrsquoautres corps seacuteparer lrsquoactif de ce qursquoil peut et que la reacuteactiviteacute semble mecircme affecter agraveterme les expeacuteriences par ellesshymecircmes les plus novatrices les plus reacutevolutionnaires Laquestion est aussi bien celle du dualisme car si nous ne parvenons pas agrave saisir en quoi lavie est virtuellement reacuteactive nous risquons drsquoaboutir agrave une seacuteparation entre deux modesdrsquoecirctre dont la communication srsquoaveacutererait impensable alors qursquoelle est au contraire manifesteBref comment comprendre que la vie soit complice de la reacuteactiviteacute

68

Le modegravele soustractif apporte une reacuteponse preacutecise agrave question Et cela pour une raison simple crsquoest qursquoun tel modegravele nous conduit agrave soutenir qursquoil existe deux types de mort Et crsquoest parceqursquoil y a deux types de morts qursquoil y a deux types de vies

69

Expliquons et concluons

70

Remarquons drsquoabord que se deacutecouvre bien agrave nous dans notre modegravele une essentielleambiguiumlteacute de la mort Car deux morts paraissent concevables pour les corps inorganiquesqui sont deux faccedilons drsquolaquo effacer raquo les boucles discontinues soit par enfermement etreacutetreacutecissement progressif de la boucle drsquointerception soit par dissipation et disparitionprogressive de la boucle elleshymecircme Ou encore soit une mort par diminution de la surface dela boucle (reacutetreacutecissement des corps) soit une mort par diminution de la boucle (dissipationdes corps) Crsquoest ce que figurera plus clairement le scheacutema suivant

Scheacutema 6 mort reacuteactive mort creacuteative71

On peut dire que la mort par diminution de la surface de la boucle eacutequivaudrait agrave une mortmonadologique une mort par eacutevanouissement replieacute sur luishymecircme le corps srsquoamoindrittoujours davantage jusqursquoagrave lrsquoaneacuteantissement complet On peut concevoir sur ce mode lapuissance de mort du reacuteactif le reacuteactif deacuteveloppe en effet une mort par narcotique pareacutepuisement par indiffeacuterence toujours accrue au monde Nous pouvons nommer du nom deprecirctre le personnage conceptuel porteur drsquoun tel reacutegime de la mort

72

Mais comment penser cette autre possibiliteacute de la mort par diminution de la boucle pardissipation du corps par une ouverture toujours plus large de celuishyci aux flux exteacuterieursjusqursquoagrave srsquoy dissoudre tout entier Et de quel personnage conceptuel ce devenir mortifegravere estshyil cette fois porteur

73

La possibiliteacute de cette seconde mort il nous semble que crsquoest elle qui a domineacute affectivement

notre premiegravere lecture du deacutebut de Matiegravere et meacutemoire lisant ce texte agrave bien des eacutegardssaisissant nous ressentions pourtant dans le mecircme temps une vague terreur Et cetteimpression de terreur eacutetait due agrave ceci la mort en bon mateacuterialiste nous lrsquoavions toujoursconsideacutereacutee comme un retour des corps agrave la matiegravere inorganique donc pour le sujet commeun simple neacuteant Mais si la matiegravere eacutetait ce que Bergson en disait la mort le retour agrave lrsquoeacutetatmateacuteriel ne srsquoidentifiait plus du tout au neacuteant bien plutocirct agrave la folie et mecircme agrave une folieinfinie Car le devenirshymateacuteriel crsquoeacutetait lrsquoeffacement de la seacutelection des images et nonlrsquoeffacement des images Et il semblait alors que pour se faire une image de la mort il fallaitconcevoir ce que serait notre vie si tous les mouvements de la terre tous les bruits de laterre toutes les odeurs toutes les saveurs toutes les lumiegraveres de la terre et drsquoailleurs nousparvenaient en un moment en un instant comme un atroce et criard tumulte de touteschoses nous traversant continucircment et instantaneacutement Comme si le neacuteant de la mort nrsquoeacutetaitpas agrave comprendre comme un simple vide mais au contraire comme une saturation unabominable tropshyplein drsquoexistence

74

La mort ainsi comprise crsquoest donc le laquo regravegne acheveacute de la communication raquo Mourir crsquoestdevenir un pur point de passage un pur centre de communication de toute chose avec toutechose On saisit alors que le vivant nrsquoest pas lrsquoeacutemergence de la douleur dans un mondeatrophieacute mais au contraire lrsquoamoindrissement de la folie dans un devenirshyterreur du chaosportant celleshyci agrave une vitesse infinie On pourrait dire de cette mortshyfolie de cette mortshyterreurquelque chose drsquoassez proche de ce que Deleuze dit du chaos dans la conclusion de Qursquoestshyce que la philosophie laquo Nous demandons seulement un peu drsquoordre pour nous proteacuteger duchaos Rien nrsquoest plus douloureux plus angoissant qursquoune penseacutee qui srsquoeacutechappe agrave elleshymecircme des ideacutees qui fuient qui disparaissent agrave peine eacutebaucheacutees deacutejagrave rongeacutees par lrsquooubli oupreacutecipiteacutees dans drsquoautres que nous ne maicirctrisons pas davantage raquo [27]

75

Le devenir mortifegravere de la communication comporte ainsi une diffeacuterence importante drsquoavec ledevenir reacuteactif du precirctre crsquoest qursquoil ressemble au devenirshyactif et est mecircme indiscernable deceluishyci jusqursquoagrave un certain point Comme si les sciences de la communication publiciteacutemarketing etc dont Deleuze disait toujours dans Qursquoestshyce que la philosophie qursquoellessrsquoeacutetaient arrogeacute le concept comme si ces disciplines eacutetaient le prolongement terrifiant de lacreacuteation authentique dans le tumulte inconsistant et insignifiant de lrsquoinformation [28]

76

Il faudrait alors faire du communiquant dans le systegraveme soustractif un personnageconceptuel original agrave cocircteacute du precirctre celui qui instaure des devenirs non plus creacuteateurs nonplus reacuteactifs mais creacuteatifs des devenirs qui deacuteversent la mort au sein mecircme de la creacuteationen en eacutepousant apparemment le mouvement et les mots Des devenirs qui ne sont pas ceuxde la becirctise close sur elleshymecircme mais qui seraient plutocirct ceux drsquoune certaine niaiserieopiniacirctre de lrsquoouverture freacuteneacutetique agrave nrsquoimporte quelle apparence de nouveauteacute La terreur duphilosophe devant les philosophies de la communication ou du moins certains de ses avatarssa faccedilon de ramper eacutevoqueacutee par Deleuze degraves qursquoon lui propose de discuter serait une

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

77

On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

78

Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

79

Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 20: Soustraction Et Contraction

notion de libreshyarbitre reacutecuseacutee par Nietzsche nous pouvons rapprocher les deux sensnietzscheacuteen et bergsonien du terme seacutelection celui qui deacutesigne la seacutelection des images parla perception et celui qui deacutesigne la typologie des devenirs vitaux Nouvel effet drsquohomologieavec Deleuze le modegravele soustractif nous permet de penser le sens de sa dilection pour deuxphilosophes qursquoagrave premiegravere vue tout seacutepare Mais pour obtenir ce rapprochement de faccedilonrigoureuse il nous faut construire plus preacuteciseacutement le concept drsquoactif

65

Qursquoestshyce qursquoun devenir actif dans le modegravele preacutesent Crsquoest un devenir qui se manifeste parun recul du deacutesinterecirct inheacuterent agrave la constitution mecircme du vivant Ce deacutesinterecirct en tant mecircmeqursquoil est donneacute comme constitutif de lrsquoessence du vivant nous lui donnerons le nom de becirctiseLa becirctise la becirctise laquo agrave front de taureau raquo crsquoest toujours pour le vivant une faccedilon de seconserver dans son ecirctre sans srsquoouvrir agrave lrsquoexteacuterioriteacute Au contraire un devenir actif semanifeste toujours par le fait que quelque chose arrive et plus preacuteciseacutement quelque chosedrsquointeacuteressant Les cateacutegories drsquointeacuteressant et drsquoininteacuteressant se substituent donc pour nous agravecelles de liberteacute et de nonshyliberteacute Car ces deux devenirs actif et reacuteactif ou abecirctissant sontlrsquoun et lrsquoautre anteacuterieurs agrave tout choix libre ils affectent lrsquoespace du choix anteacuterieurement agravetout choix Crsquoest pourquoi le devenir et en particulier le devenir actif doit ecirctre penseacute commeessentiellement passif il faut mecircme le penser comme un accroissement de la passiviteacute duvivant de sa laquo passibiliteacute raquo une faccedilon pour lui drsquoeacuteprouver une affectiviteacute accrue agrave uneparcelle des flux exteacuterieurs Cet accroissement nrsquoest pas luishymecircme mateacuteriel puisqursquoil est unplissement mais il est un devenir qui fait passer un flux accru de la matiegravere dans le corpsLes concepts de rencontre de passiviteacute et mecircme drsquoaffect concepts en reacutesonance avec lapenseacutee deleuzienne de lrsquoeacuteveacutenement prennent ainsi une signification vitale et non plusseulement organique Au corps actif capable drsquoun devenir novateur inventif il est toujoursarriveacute quelque chose son accroissement de puissance ne provient pas drsquoune deacutecisionautonome drsquoun sujet constituant mais drsquoune expeacuterience toujours subie drsquoune eacutepreuveaffective en laquelle se donne une exteacuterioriteacute radicale une exteacuterioriteacute jamais ressentieauparavant comme telle [26]

66

Venons en maintenant pour conclure agrave ce qui nous a paru ecirctre lrsquointeacuterecirct principal du modegravelesoustractif

67

Ce modegravele nous permet drsquoapporter une reacuteponse preacutecise agrave une question qursquoon peut se poser agravepropos de la notion de vie chez Deleuze et aussi bien chez Nietzsche question qui croyonsshynous parcourt deacutejagrave lrsquoœuvre de ces deux philosophes et qui est la suivante comment levivant peutshyil succomber agrave la reacuteactiviteacute Question qursquoon peut eacutegalement formuler agrave la faccedilonde Deleuze dans LrsquoantishyOedipe toutes les forces sontshyelles voueacutees agrave devenir reacuteactives Eneffet qursquoun devenir vital soit actif ne pose pas de problegraveme de compreacutehension pour peuqursquoon accorde qursquoun ecirctre tend agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre on saisit aiseacutement que le vivanttende agrave eacutelargir la surface de son rapport au monde Mais qursquoun ecirctre diminue sa puissancedonc qursquoil diminue sa reacuteceptiviteacute sa passibiliteacute inventive crsquoest eacutevidemment une eacutenigme

Eacutenigme qui se renforce quand on songe qursquoun ecirctre reacuteactif peut propager sa reacuteactiviteacute agravedrsquoautres corps seacuteparer lrsquoactif de ce qursquoil peut et que la reacuteactiviteacute semble mecircme affecter agraveterme les expeacuteriences par ellesshymecircmes les plus novatrices les plus reacutevolutionnaires Laquestion est aussi bien celle du dualisme car si nous ne parvenons pas agrave saisir en quoi lavie est virtuellement reacuteactive nous risquons drsquoaboutir agrave une seacuteparation entre deux modesdrsquoecirctre dont la communication srsquoaveacutererait impensable alors qursquoelle est au contraire manifesteBref comment comprendre que la vie soit complice de la reacuteactiviteacute

68

Le modegravele soustractif apporte une reacuteponse preacutecise agrave question Et cela pour une raison simple crsquoest qursquoun tel modegravele nous conduit agrave soutenir qursquoil existe deux types de mort Et crsquoest parceqursquoil y a deux types de morts qursquoil y a deux types de vies

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Expliquons et concluons

70

Remarquons drsquoabord que se deacutecouvre bien agrave nous dans notre modegravele une essentielleambiguiumlteacute de la mort Car deux morts paraissent concevables pour les corps inorganiquesqui sont deux faccedilons drsquolaquo effacer raquo les boucles discontinues soit par enfermement etreacutetreacutecissement progressif de la boucle drsquointerception soit par dissipation et disparitionprogressive de la boucle elleshymecircme Ou encore soit une mort par diminution de la surface dela boucle (reacutetreacutecissement des corps) soit une mort par diminution de la boucle (dissipationdes corps) Crsquoest ce que figurera plus clairement le scheacutema suivant

Scheacutema 6 mort reacuteactive mort creacuteative71

On peut dire que la mort par diminution de la surface de la boucle eacutequivaudrait agrave une mortmonadologique une mort par eacutevanouissement replieacute sur luishymecircme le corps srsquoamoindrittoujours davantage jusqursquoagrave lrsquoaneacuteantissement complet On peut concevoir sur ce mode lapuissance de mort du reacuteactif le reacuteactif deacuteveloppe en effet une mort par narcotique pareacutepuisement par indiffeacuterence toujours accrue au monde Nous pouvons nommer du nom deprecirctre le personnage conceptuel porteur drsquoun tel reacutegime de la mort

72

Mais comment penser cette autre possibiliteacute de la mort par diminution de la boucle pardissipation du corps par une ouverture toujours plus large de celuishyci aux flux exteacuterieursjusqursquoagrave srsquoy dissoudre tout entier Et de quel personnage conceptuel ce devenir mortifegravere estshyil cette fois porteur

73

La possibiliteacute de cette seconde mort il nous semble que crsquoest elle qui a domineacute affectivement

notre premiegravere lecture du deacutebut de Matiegravere et meacutemoire lisant ce texte agrave bien des eacutegardssaisissant nous ressentions pourtant dans le mecircme temps une vague terreur Et cetteimpression de terreur eacutetait due agrave ceci la mort en bon mateacuterialiste nous lrsquoavions toujoursconsideacutereacutee comme un retour des corps agrave la matiegravere inorganique donc pour le sujet commeun simple neacuteant Mais si la matiegravere eacutetait ce que Bergson en disait la mort le retour agrave lrsquoeacutetatmateacuteriel ne srsquoidentifiait plus du tout au neacuteant bien plutocirct agrave la folie et mecircme agrave une folieinfinie Car le devenirshymateacuteriel crsquoeacutetait lrsquoeffacement de la seacutelection des images et nonlrsquoeffacement des images Et il semblait alors que pour se faire une image de la mort il fallaitconcevoir ce que serait notre vie si tous les mouvements de la terre tous les bruits de laterre toutes les odeurs toutes les saveurs toutes les lumiegraveres de la terre et drsquoailleurs nousparvenaient en un moment en un instant comme un atroce et criard tumulte de touteschoses nous traversant continucircment et instantaneacutement Comme si le neacuteant de la mort nrsquoeacutetaitpas agrave comprendre comme un simple vide mais au contraire comme une saturation unabominable tropshyplein drsquoexistence

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La mort ainsi comprise crsquoest donc le laquo regravegne acheveacute de la communication raquo Mourir crsquoestdevenir un pur point de passage un pur centre de communication de toute chose avec toutechose On saisit alors que le vivant nrsquoest pas lrsquoeacutemergence de la douleur dans un mondeatrophieacute mais au contraire lrsquoamoindrissement de la folie dans un devenirshyterreur du chaosportant celleshyci agrave une vitesse infinie On pourrait dire de cette mortshyfolie de cette mortshyterreurquelque chose drsquoassez proche de ce que Deleuze dit du chaos dans la conclusion de Qursquoestshyce que la philosophie laquo Nous demandons seulement un peu drsquoordre pour nous proteacuteger duchaos Rien nrsquoest plus douloureux plus angoissant qursquoune penseacutee qui srsquoeacutechappe agrave elleshymecircme des ideacutees qui fuient qui disparaissent agrave peine eacutebaucheacutees deacutejagrave rongeacutees par lrsquooubli oupreacutecipiteacutees dans drsquoautres que nous ne maicirctrisons pas davantage raquo [27]

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Le devenir mortifegravere de la communication comporte ainsi une diffeacuterence importante drsquoavec ledevenir reacuteactif du precirctre crsquoest qursquoil ressemble au devenirshyactif et est mecircme indiscernable deceluishyci jusqursquoagrave un certain point Comme si les sciences de la communication publiciteacutemarketing etc dont Deleuze disait toujours dans Qursquoestshyce que la philosophie qursquoellessrsquoeacutetaient arrogeacute le concept comme si ces disciplines eacutetaient le prolongement terrifiant de lacreacuteation authentique dans le tumulte inconsistant et insignifiant de lrsquoinformation [28]

76

Il faudrait alors faire du communiquant dans le systegraveme soustractif un personnageconceptuel original agrave cocircteacute du precirctre celui qui instaure des devenirs non plus creacuteateurs nonplus reacuteactifs mais creacuteatifs des devenirs qui deacuteversent la mort au sein mecircme de la creacuteationen en eacutepousant apparemment le mouvement et les mots Des devenirs qui ne sont pas ceuxde la becirctise close sur elleshymecircme mais qui seraient plutocirct ceux drsquoune certaine niaiserieopiniacirctre de lrsquoouverture freacuteneacutetique agrave nrsquoimporte quelle apparence de nouveauteacute La terreur duphilosophe devant les philosophies de la communication ou du moins certains de ses avatarssa faccedilon de ramper eacutevoqueacutee par Deleuze degraves qursquoon lui propose de discuter serait une

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

77

On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

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Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

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Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 21: Soustraction Et Contraction

Eacutenigme qui se renforce quand on songe qursquoun ecirctre reacuteactif peut propager sa reacuteactiviteacute agravedrsquoautres corps seacuteparer lrsquoactif de ce qursquoil peut et que la reacuteactiviteacute semble mecircme affecter agraveterme les expeacuteriences par ellesshymecircmes les plus novatrices les plus reacutevolutionnaires Laquestion est aussi bien celle du dualisme car si nous ne parvenons pas agrave saisir en quoi lavie est virtuellement reacuteactive nous risquons drsquoaboutir agrave une seacuteparation entre deux modesdrsquoecirctre dont la communication srsquoaveacutererait impensable alors qursquoelle est au contraire manifesteBref comment comprendre que la vie soit complice de la reacuteactiviteacute

68

Le modegravele soustractif apporte une reacuteponse preacutecise agrave question Et cela pour une raison simple crsquoest qursquoun tel modegravele nous conduit agrave soutenir qursquoil existe deux types de mort Et crsquoest parceqursquoil y a deux types de morts qursquoil y a deux types de vies

69

Expliquons et concluons

70

Remarquons drsquoabord que se deacutecouvre bien agrave nous dans notre modegravele une essentielleambiguiumlteacute de la mort Car deux morts paraissent concevables pour les corps inorganiquesqui sont deux faccedilons drsquolaquo effacer raquo les boucles discontinues soit par enfermement etreacutetreacutecissement progressif de la boucle drsquointerception soit par dissipation et disparitionprogressive de la boucle elleshymecircme Ou encore soit une mort par diminution de la surface dela boucle (reacutetreacutecissement des corps) soit une mort par diminution de la boucle (dissipationdes corps) Crsquoest ce que figurera plus clairement le scheacutema suivant

Scheacutema 6 mort reacuteactive mort creacuteative71

On peut dire que la mort par diminution de la surface de la boucle eacutequivaudrait agrave une mortmonadologique une mort par eacutevanouissement replieacute sur luishymecircme le corps srsquoamoindrittoujours davantage jusqursquoagrave lrsquoaneacuteantissement complet On peut concevoir sur ce mode lapuissance de mort du reacuteactif le reacuteactif deacuteveloppe en effet une mort par narcotique pareacutepuisement par indiffeacuterence toujours accrue au monde Nous pouvons nommer du nom deprecirctre le personnage conceptuel porteur drsquoun tel reacutegime de la mort

72

Mais comment penser cette autre possibiliteacute de la mort par diminution de la boucle pardissipation du corps par une ouverture toujours plus large de celuishyci aux flux exteacuterieursjusqursquoagrave srsquoy dissoudre tout entier Et de quel personnage conceptuel ce devenir mortifegravere estshyil cette fois porteur

73

La possibiliteacute de cette seconde mort il nous semble que crsquoest elle qui a domineacute affectivement

notre premiegravere lecture du deacutebut de Matiegravere et meacutemoire lisant ce texte agrave bien des eacutegardssaisissant nous ressentions pourtant dans le mecircme temps une vague terreur Et cetteimpression de terreur eacutetait due agrave ceci la mort en bon mateacuterialiste nous lrsquoavions toujoursconsideacutereacutee comme un retour des corps agrave la matiegravere inorganique donc pour le sujet commeun simple neacuteant Mais si la matiegravere eacutetait ce que Bergson en disait la mort le retour agrave lrsquoeacutetatmateacuteriel ne srsquoidentifiait plus du tout au neacuteant bien plutocirct agrave la folie et mecircme agrave une folieinfinie Car le devenirshymateacuteriel crsquoeacutetait lrsquoeffacement de la seacutelection des images et nonlrsquoeffacement des images Et il semblait alors que pour se faire une image de la mort il fallaitconcevoir ce que serait notre vie si tous les mouvements de la terre tous les bruits de laterre toutes les odeurs toutes les saveurs toutes les lumiegraveres de la terre et drsquoailleurs nousparvenaient en un moment en un instant comme un atroce et criard tumulte de touteschoses nous traversant continucircment et instantaneacutement Comme si le neacuteant de la mort nrsquoeacutetaitpas agrave comprendre comme un simple vide mais au contraire comme une saturation unabominable tropshyplein drsquoexistence

74

La mort ainsi comprise crsquoest donc le laquo regravegne acheveacute de la communication raquo Mourir crsquoestdevenir un pur point de passage un pur centre de communication de toute chose avec toutechose On saisit alors que le vivant nrsquoest pas lrsquoeacutemergence de la douleur dans un mondeatrophieacute mais au contraire lrsquoamoindrissement de la folie dans un devenirshyterreur du chaosportant celleshyci agrave une vitesse infinie On pourrait dire de cette mortshyfolie de cette mortshyterreurquelque chose drsquoassez proche de ce que Deleuze dit du chaos dans la conclusion de Qursquoestshyce que la philosophie laquo Nous demandons seulement un peu drsquoordre pour nous proteacuteger duchaos Rien nrsquoest plus douloureux plus angoissant qursquoune penseacutee qui srsquoeacutechappe agrave elleshymecircme des ideacutees qui fuient qui disparaissent agrave peine eacutebaucheacutees deacutejagrave rongeacutees par lrsquooubli oupreacutecipiteacutees dans drsquoautres que nous ne maicirctrisons pas davantage raquo [27]

75

Le devenir mortifegravere de la communication comporte ainsi une diffeacuterence importante drsquoavec ledevenir reacuteactif du precirctre crsquoest qursquoil ressemble au devenirshyactif et est mecircme indiscernable deceluishyci jusqursquoagrave un certain point Comme si les sciences de la communication publiciteacutemarketing etc dont Deleuze disait toujours dans Qursquoestshyce que la philosophie qursquoellessrsquoeacutetaient arrogeacute le concept comme si ces disciplines eacutetaient le prolongement terrifiant de lacreacuteation authentique dans le tumulte inconsistant et insignifiant de lrsquoinformation [28]

76

Il faudrait alors faire du communiquant dans le systegraveme soustractif un personnageconceptuel original agrave cocircteacute du precirctre celui qui instaure des devenirs non plus creacuteateurs nonplus reacuteactifs mais creacuteatifs des devenirs qui deacuteversent la mort au sein mecircme de la creacuteationen en eacutepousant apparemment le mouvement et les mots Des devenirs qui ne sont pas ceuxde la becirctise close sur elleshymecircme mais qui seraient plutocirct ceux drsquoune certaine niaiserieopiniacirctre de lrsquoouverture freacuteneacutetique agrave nrsquoimporte quelle apparence de nouveauteacute La terreur duphilosophe devant les philosophies de la communication ou du moins certains de ses avatarssa faccedilon de ramper eacutevoqueacutee par Deleuze degraves qursquoon lui propose de discuter serait une

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

77

On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

78

Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

79

Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 22: Soustraction Et Contraction

notre premiegravere lecture du deacutebut de Matiegravere et meacutemoire lisant ce texte agrave bien des eacutegardssaisissant nous ressentions pourtant dans le mecircme temps une vague terreur Et cetteimpression de terreur eacutetait due agrave ceci la mort en bon mateacuterialiste nous lrsquoavions toujoursconsideacutereacutee comme un retour des corps agrave la matiegravere inorganique donc pour le sujet commeun simple neacuteant Mais si la matiegravere eacutetait ce que Bergson en disait la mort le retour agrave lrsquoeacutetatmateacuteriel ne srsquoidentifiait plus du tout au neacuteant bien plutocirct agrave la folie et mecircme agrave une folieinfinie Car le devenirshymateacuteriel crsquoeacutetait lrsquoeffacement de la seacutelection des images et nonlrsquoeffacement des images Et il semblait alors que pour se faire une image de la mort il fallaitconcevoir ce que serait notre vie si tous les mouvements de la terre tous les bruits de laterre toutes les odeurs toutes les saveurs toutes les lumiegraveres de la terre et drsquoailleurs nousparvenaient en un moment en un instant comme un atroce et criard tumulte de touteschoses nous traversant continucircment et instantaneacutement Comme si le neacuteant de la mort nrsquoeacutetaitpas agrave comprendre comme un simple vide mais au contraire comme une saturation unabominable tropshyplein drsquoexistence

74

La mort ainsi comprise crsquoest donc le laquo regravegne acheveacute de la communication raquo Mourir crsquoestdevenir un pur point de passage un pur centre de communication de toute chose avec toutechose On saisit alors que le vivant nrsquoest pas lrsquoeacutemergence de la douleur dans un mondeatrophieacute mais au contraire lrsquoamoindrissement de la folie dans un devenirshyterreur du chaosportant celleshyci agrave une vitesse infinie On pourrait dire de cette mortshyfolie de cette mortshyterreurquelque chose drsquoassez proche de ce que Deleuze dit du chaos dans la conclusion de Qursquoestshyce que la philosophie laquo Nous demandons seulement un peu drsquoordre pour nous proteacuteger duchaos Rien nrsquoest plus douloureux plus angoissant qursquoune penseacutee qui srsquoeacutechappe agrave elleshymecircme des ideacutees qui fuient qui disparaissent agrave peine eacutebaucheacutees deacutejagrave rongeacutees par lrsquooubli oupreacutecipiteacutees dans drsquoautres que nous ne maicirctrisons pas davantage raquo [27]

75

Le devenir mortifegravere de la communication comporte ainsi une diffeacuterence importante drsquoavec ledevenir reacuteactif du precirctre crsquoest qursquoil ressemble au devenirshyactif et est mecircme indiscernable deceluishyci jusqursquoagrave un certain point Comme si les sciences de la communication publiciteacutemarketing etc dont Deleuze disait toujours dans Qursquoestshyce que la philosophie qursquoellessrsquoeacutetaient arrogeacute le concept comme si ces disciplines eacutetaient le prolongement terrifiant de lacreacuteation authentique dans le tumulte inconsistant et insignifiant de lrsquoinformation [28]

76

Il faudrait alors faire du communiquant dans le systegraveme soustractif un personnageconceptuel original agrave cocircteacute du precirctre celui qui instaure des devenirs non plus creacuteateurs nonplus reacuteactifs mais creacuteatifs des devenirs qui deacuteversent la mort au sein mecircme de la creacuteationen en eacutepousant apparemment le mouvement et les mots Des devenirs qui ne sont pas ceuxde la becirctise close sur elleshymecircme mais qui seraient plutocirct ceux drsquoune certaine niaiserieopiniacirctre de lrsquoouverture freacuteneacutetique agrave nrsquoimporte quelle apparence de nouveauteacute La terreur duphilosophe devant les philosophies de la communication ou du moins certains de ses avatarssa faccedilon de ramper eacutevoqueacutee par Deleuze degraves qursquoon lui propose de discuter serait une

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

77

On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

78

Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

79

Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 23: Soustraction Et Contraction

terreur devant sa propre mort possible celle qursquoil approche dangereusement la mortshyfolie lamortshyinconsistance et non la mortshynarcose Lrsquoabrutissement dans le flot ininterrompu de lacommunication et non lrsquoendormissement dans la mutilation renforceacutee des affects

77

On voit ici au passage un second caractegravere antishykantien du modegravele soustractif nonseulement on accegravede agrave lrsquoen soi par la perceptionshyascegravese mais de plus ce vers quoi lephilosophe appelle agrave tendre nrsquoest pas pensable comme Ideacutee fucirctshyelle reacutegulatrice Et cela pourune raison simple crsquoest que dans ce modegravele ce vers quoi il srsquoagit de tendre il nrsquoy aurait riende pire que de lrsquoeacutegaler On tend vers le chaos degraves lors qursquoon invente degraves lors qursquoon creacuteemais lrsquoon ne craint rien tant que de le rejoindre effectivement Crsquoest un modegravele tendanciel etantishyreacutegulateur tout agrave la fois il faut approcher sans cesse le chaos qui gouverne lapropension agrave creacuteer et sans cesse ne pas srsquoy abicircmer

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Et lrsquoon comprend alors enfin clairement la source de la puissance du precirctre crsquoestshyagraveshydire cedont provient la force de seacuteduction du reacuteactif sur le vivant cette seacuteduction vient de ce que leprecirctre nous promet du moins une mort douce une mort qui renforce agrave lrsquoinfini le processus dela naissance qui eacutetait deacutejagrave originairement un processus de deacutesinteacuterecirct visshyagraveshyvis des flux Leprecirctre nous promet une seconde naissance une renaissance qui est un isolement uneindiffeacuterence agrave la puissance seconde envers le monde exteacuterieur une rareacutefaction accrue de lavenue au monde bref en son genre une immortaliteacute Le modegravele des deux morts permetdonc sans instaurer de dualisme de comprendre la compliciteacute de la vie avec la reacuteactiviteacute ledevenirshyreacuteactif crsquoest ce qui preacuteserve la vie du devenirshycreacuteatif ou plus preacuteciseacutement ledevenirshynarcose preacuteserve du devenirshyfolie Grande seacuteduction en effet de la reacuteactiviteacute quelphilosophe face agrave un communiquant ne deacutesireraitshyil pas sourdement devenir precirctre

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Bref nous avons deux morts dont lrsquoune est pire que lrsquoautre et crsquoest bien pourquoi penserselon Deleuze mais reacuteellement penser est chose rare autant que difficile car penser crsquoestvoisiner avec la mort des deux la pire et risquer le devenirshychaos de la vie son devenirshycreacuteatif infini Penser crsquoest deux fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron crsquoest visiter les morts ouplutocirct la mort et surtout reacuteussir agrave en revenir Demeurer un vivant structureacute quoiqursquoayanteacuteprouveacute la deacutestructuration naissante de nouveaux flux Se maintenir dans lrsquoOuvert mais srsquoymaintenir ferme donc en quelque mesure fermeacute et ainsi discipliner dans lrsquoeacutecriture uneexpeacuterience chaotique Ou encore pour mieux dire comme Deleuze et non plus commeNerval penser crsquoest trois fois vainqueur traverser lrsquoAcheacuteron [29] Car crsquoest avoir le courage derepartir vers la pire des deux morts apregraves en avoir reacutechappeacute au moins une fois crsquoestretourner vers le pire sachant pourtant que crsquoest le pire parce que de toute faccedilon nrsquoestshycepas comment faire autrement

Notes

[1]

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 24: Soustraction Et Contraction

Minuit Paris 1991 p 49shy50 Ce livre on le sait est de Deleuze et Guattari mais notre textepeut clairement ecirctre attribueacute agrave sa source deleuzienne

[2]

Minuit Paris 1983 chapitres 1 et 4

[3]

Nous ne nous reacutefeacutererons pas davantage dans cet article pourtant consacreacute au lien entreMatiegravere et meacutemoire et la philosophie de Deleuze aux analyses que celuishyci a consacreacutees auchefshydrsquoœuvre de Bergson dans Cineacutema et le lecteur pourrait agrave bon droit srsquoen eacutetonner Crsquoestque notre propos vise agrave deacutefricher pour saisir la relation intime de ces deux penseacutees une voiequi soit autre que celle de lrsquoexeacutegegravese des textes deleuziens expresseacutement consacreacutes au textede Bergson Cette voie on va le voir est constructive et non exeacutegeacutetique Si la confrontationde ces deux perspectives par reconstruction ou commentaire est une suite naturelle de notreentreprise elle ne peut ecirctre exposeacutee dans le cadre de cet article

[4]

On peut songer ici au drocircle et beau texte drsquoAndreacute Bernold laquo Suidas raquo (Philosophie ndeg 47 p8shy9)

[5]

Henri Bergson Œuvres eacutedition du Centenaire PUF 1959 p 161 et p 1 de lrsquoeacutedition PUFshyQuadrige 1990 Nous citerons deacutesormais la pagination des deux eacuteditions de Matiegravere etmeacutemoire celle de lrsquoeacutedition du Centenaire puis celle de lrsquoeacutedition Quadrige

[6]

Matiegravere et meacutemoire p 1611

[7]

Op cit p 1622

[8]

Op cit p 1623

[9]

Op cit p 17317

[10]

Matiegravere et meacutemoire p 18835

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 25: Soustraction Et Contraction

[11]

Op cit p 21368

[12]

Matiegravere et meacutemoire p 18431

[13]

Matiegravere et meacutemoire p 338227shy228

[14]

En un autre sens eacutevidemment que celui que Bergson donne agrave ce terme quand il lrsquoutilise auchapitre iii de Lrsquoeacutevolution creacuteatrice pour deacutesigner lrsquoengendrement de lrsquoespace par la dureacutee aumoment ougrave celleshyci atteint les limites de son eacutelan creacuteateur

[15]

Critique de la raison pure livre II chapitre ii troisiegraveme section A 166shy176 B 207shy218 trAlain Renaut Paris Flammarion 2001 p 242shy249

[16]

Pour un examen plus deacutetailleacute de cet aspect de lrsquoEssai sur la philosophie transcendantale voirJacques Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande tome I Paris Grasset 1990 p134shy149

[17]

Capitalisme et schizophreacutenie t 2 Mille plateaux (eacutecrit avec Feacutelix Guattari) Paris Minuit1980 p 31

[18]

Paris Minuit 1969 laquo premiegravere seacuterie de paradoxes du pur devenir raquo p 9shy12

[19]

Sur la diffeacuterence AiocircnshyChronos Logique du sens laquo 23e seacuterie de lrsquoAiocircn raquo p 190shy197

[20]

Ibid p 17

[21]

Ibid p 210shy211

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

[28]

Qursquoestshyce que la philosophie p 15

[29]

Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit

Page 26: Soustraction Et Contraction

[22]

Sur le hasard deleuzien entendu comme coup de deacute unique et eacuteternel retour voir lecommentaire drsquoAlain Badiou Deleuze laquo La clameur de lrsquoEcirctre raquo Paris Hachette 1997 laquoEacuteternel retour et hasard raquo p 101shy116

[23]

Sur ces aspects du virtuel voir notamment Deleuze Claire Parnet Dialogues Flammarion1996 laquo Annexe chapitre v Lrsquoactuel et le virtuel raquo ainsi que Alain Badiou Deleuze op cit laquo Le virtuel raquo p 65shy81

[24]

On songe ici aux deux textes de Deleuze Le pli Leibniz et le baroque Paris Minuit 1988 etMille plateaux Paris Minuit 1980 laquo 3 10 000 av JC La geacuteologie de la morale raquo p 53shy94

[25]

Sur le corps sans organes Capitalisme et schizophreacutenie t 1 LrsquoantishyŒdipe (eacutecrit avec FeacutelixGuattari) Paris Minuit 19721973 p 15 sq

[26]

Sur la penseacutee et son rapport agrave la becirctise voir notamment Diffeacuterence et reacutepeacutetition ParisPUF 1968 chap iii ainsi que lrsquoanalyse de Franccedilois Zourabichvili dans Deleuze Unephilosophie de lrsquoeacuteveacutenement PUF 1994 p 24shy33 (reacuteeacutediteacute en 2004 avec une introductionineacutedite)

[27]

Qursquoestshyce que la philosophie p 189

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Qursquoestshyce que la philosophie p 15

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Qursquoestshyce que la philosophie p 190

67shy93 Distribution eacutelectronique Cairn pour Editions de Minuit copy Editions de Minuit Tous droits reacuteserveacutes pour tous pays Il estinterdit sauf accord preacutealable et eacutecrit de lrsquoeacutediteur de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement lepreacutesent article de le stocker dans une banque de donneacutees ou de le communiquer au public sous quelque forme et dequelque maniegravere que ce soit