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SOPHIEKINSELLA
AUDREYRETROUVÉE
Traduitdel’anglais(Grande-Bretagne)parJulietteLê
Àmesenfants:chacund’euxàsamanière
m’ainspirécelivre.
OMG.Mamanestdevenuedingue.Pasdinguetoutcourt.Frappadingue.Sursonmodedinguenormal,elledit,genre:«J’ailuunarticledansleDailyMail, il fautarrêter
toutdesuitelegluten.»Etvlan,elleachètetroispainssansgluten.Immangeables.Onlesboycotte,etdesoncôtéellevaenterrerencatiminisonsandwichdansunpotdefleurs.Lasemainesuivante,lavaguedusans-glutenestpassée.
Ça,c’estsondegréhabitueldedinguerie.Maiscecoup-ci,elleadépassélesbornes.EllesetientdeboutàlafenêtredesachambrequidonnesurRosewoodClose,larueoùonhabite.
Non,pas«debout»,ceseraittropnormal.Etmamann’apasdutoutl’airnormal.Ellechancelleetsepenchedehorsavecunelueursauvagedanslesyeux.Entresesmains,enéquilibreprécairesurlereborddelafenêtre:l’ordinateurdemonfrère.D’uninstantàl’autre,ilvas’écraserencontrebas.Unordinateurd’unevaleurde700livres.
700livres!Ellequinousreprochesansarrêtdenepasavoirconsciencedelavaleurdel’argentetquirépèteconstamment:«Ilfauttravaillerdurpourgagner10livres!»oubien:«Vousnegâcheriezpastantd’électricitésic’étaitvousquipayiezlafacture.»
Çan’apasdesens,pourquoisedonnerlapeinedegagner700livressic’estpourlittéralementlesjeterparlafenêtre?
Enbas,sur lapelouse,Frank,danssontee-shirt«TheBigBangTheory», seprend la têteàdeuxmainsets’écried’unevoixpaniquée:
—Maman!Maman,c’estmonordinateur!—Jesaisquec’esttonordinateur,hurlemaman,hystérique.Tucroisquejenelesaispas?—Maman,s’ilteplaît,est-cequ’onpourraitenparlercalmement?—J’ai tout essayé ! réplique-t-elle. J’ai été gentille, j’ai discuté, je t’ai supplié, j’ai tenté de te
raisonner,jet’aimêmesoudoyé…Tout,Frank,TOUT!—Maisj’aibesoindemonordi!—TUN’ENASPASBESOIN!rugitmaman,dontlafureurmefaitgrimacer.—MamanvaJETERTONORDINATEURPARLAFENÊTRE!crieFelixquidébouleàcetinstant
surlapelouse.Illèveversmamanunvisageàlafoisébahietémerveillé.Felix,c’estnotrepetitfrère.Àquatreans,
ilaccueillepresquetouteslesnouveautésavecunétonnementravi.Uncamionquisegaredansnotrerue!Duketchup!Unefritesuperlongue!…Mamanjetteunordinateurparlafenêtre,voilàunmiracledeplusàajouteràsaliste.
—Oui,etilvasecasser,glapitFrank.EttupourrasplusjamaisjoueràStarWarsdetoutetavie.LevisagedeFelixsedécomposeetsonexpressioncatastrophéedéchaînelecourrouxdemaman.
—Frank!vocifère-t-elle.Nefaispaspleurertonfrère!Nosvoisinsd’en face, lesMcDuggan,sont sortis sur le pas de leur porte pourmieux observer la
scène.Envoyantcequemamans’apprêteàfaire,Ollie,leurfilsdedouzeans,hurle:—NOOOOOON!MadameTurner!Il traverse la rue à toute vitesse, se plante à son tour sur notre pelouse et lève vers la fenêtre un
regardaussieffondréqueceluideFrank.OlliejouedetempsentempsàLandofConquerorsenligneavecFrank,àconditionquecelui-cisoit
debonnehumeuretqu’iln’aittrouvépersonned’autreavecquijouer.OllieestencorepluspaniquéqueFrank.
— Le cassez pas, s’il vous plaît, madame Turner, implore-t-il tout tremblant. Y a toutes lessauvegardesdejeudeFrankdessus.
OlliesetourneversFranketajoute:—Tescommentairessonttropdrôles!—Merci,marmonneFrank.—Tamère,c’estvraiment…,ditOllieenclignantnerveusementdesyeux.Lasuperdéesseguerrière
niveausept.—Comment?hurlemaman.—C’estuncompliment,rétorquesèchementFrankenlevantlesyeuxauciel.Tulesauraissit’avais
jouéaumoinsunefois…Niveauhuit,enfait,corrige-t-ilàl’intentiond’Ollie.—T’asraison,acquiesceOllie.Huit.—Tun’esmêmepluscapabledecommuniquerdansnotrelangue!protestemaman,àboutdenerfs.
Lavien’estpasunesuccessiondeniveauxàpasser.—Maman,jet’enprie,supplieFrank.Jeferaitoutcequetuveux.Jechargerailelave-vaisselle.Je
téléphoneraiàgrand-mèretouslessoirs.Je…Ilcherchecequ’ilpeutbienencoreinventeretlance:—Jeliraiauxmalentendants.«Lireauxmalentendants»?Nonmais,jerêve!—Auxmalentendants?s’écriemaman,follederage.Jenetedemandepasdelireauxmalentendants
!C’esttoilesourd,ici!Tun’entendsjamaisriendecequejetedisaveccesatanécasquevissésurlesoreilleset…
—Anne!Lavoixdepapa.Ilestvenusejoindreàlamêlée.Deuxvoisinssupplémentairesontsurgisurleur
perron.L’incidentestenpassed’entrerdanslalégendeduquartier.—Anne!répètepapa.—Laisse-moim’occuperdeça,Chris,répliquemamand’untonmenaçant.J’ailasituationbienen
main.Papan’enmènepaslarge.J’aiunpèregrandetbeaucommelesmecsdanslespubsdevoitures.Àle
voir, commeça,onpenseraitquec’est luiquiprend lesdécisions,maisdans le fond, iln’a riend’unmâlealpha.
Bon,j’exagèreunpeu.Monpèreaunepersonnalitédominantedanspleindedomaines,jesuppose.Seulementmamandomineencoreplusquelui.Elleestautoritaire,forte,belleetautoritaire.
J’aiditdeuxfois«autoritaire»?Oups.— Chérie, je sais que tu es en colère, commence papa, optant clairement pour la politique de
l’apaisement.Maistunevaspasunpeuloin,là?—Unpeuloin?C’estluiquidépasselesbornes!Chris,enfin!Ilestaccro.—Jesuispasaccro!hurleFrank.—Toutcequejedis,c’estque…
—Alors?ditmamanensedécidantenfinàsoutenirleregarddepapa.Oùveux-tuenvenir?—Situlâchescetordinateur, tuvasabîmerlavoiture, luifaitobserverpapaavecunegrimacede
douleur.Tunepourraispasl’orienterunpeuplusverslagauche?—J’enairienàfoutredelabagnole!Jefaisçaparamour!Elleinclinel’ordinateurunpeuplussurlerebord.Nouspoussonstous,lesvoisinsaussi,unpetitcri
étouffé.—PARAMOUR?hurleFrank.Situm’aimais,tunevoudraispascassermonordi.—Ettoi,Frank,situm’aimais,tunetelèveraispasà2heuresdumatinderrièremondospourjouer
enligneavecdestypesenCorée!—Tut’eslevéà2heuresdumat’?demandeOllie,épaté.—Jem’entraînais,expliqueFrankavecunhaussementd’épaules.Jem’entraînais, répète-t-ilavec
emphaseaubénéficedemaman.Letournoiestpourbientôt!Tum’astoujoursditqu’ilfallaitquejemefixeunbutdanslavie!Ben,j’enaitrouvéun!
—JoueràLandofConquerorsn’estpasunbutdanslavie.MonDieu!MonDieu!répète-t-elleensefrappantlefrontavecl’ordideFrank.Maisqu’est-cequej’aibienpufairedetravers?
—Oh!Audrey,ditsoudainOlliequivientdemerepérer.Salut,çava?Jereculed’effroi.Lafenêtredemachambreestcachéedansuncoin.Enprincipepersonnenedoitme
voir.SurtoutpasOlliequi,j’ensuissûre,aunfaiblepourmoi,mêmes’iladeuxansdemoinsetm’arriveàpeineàl’épaule.
—Regardez!Lastar!s’exclameRob,lepèred’Ollie.Depuis quatre semaines, même si mes parents sont allés le voir chacun à tour de rôle pour lui
demanderd’arrêter,ils’obstineàm’appeler«lastar».Iltrouveçatrèsdrôleetpensequemesparentsn’ontaucunsensdel’humour.(Jeremarqueque,pourbeaucoupdegens,«avoirlesensdel’humour»équivautà«êtreunebrutesanscœur».)
Cettefois,pourtant,nimamannipapan’ontentendusa«blague».Mamanesttoujoursentraindeselamenter:
—Maisqu’est-cequej’aifaitdemal?D’enbas,papal’observe,inquiet.—Tun’asrienfaitdemal!luicrie-t-il.Toutvabien!Chérie,descendsdoncboireunverre.Pose
cetordinateur…provisoirement,s’empresse-t-ildepréciserenlavoyanttiquer.Tupourrastoujourslejeterparlafenêtreplustard.
Mamannebougepasd’unpouce.L’ordinateursebalancedangereusementau-dessusduvide.Papatressaille.
—Chérie,penseàlavoiture…Onvienttoutjustedeterminerdelapayer…Il se rapprochede lavoitureetouvregrand lesbrascommepour intercepter leprojectiledans sa
chute.—Unecouverture!lanceOllie,quivientd’avoiruneillumination.Sauvonsl’ordi!Ilnousfautune
couverture!Yaqu’àsemettreencercleet…Mamannesemblepasavoirentendu.—Jet’aidonnélesein!Jet’ailuBabaretWinniel’ourson.Toutcequejevoulais,c’estquetusois
ungarçonbienélevéquilitdeslivres,s’intéresseàl’art,àlanature,auxmusées,etpeut-êtreàunsportdecompétition…
—Justement,LOC estunsportdecompétition !glapitFrank.T’yconnais rien !C’estun truc trèssérieux!Tusais,legrandprixdutournoiinternationaldeTorontocetteannéeestde6millionsdedollars!
—Tunouslerépètesassez!continuedecriermamère.Etalors,tuvasgagner,peut-être?Devenirriche?
—Peut-être,opineFrankenlui lançantunregardnoir.Encorefaudrait-ilque j’aieassezde tempspourm’entraîner.
—Frank,soisréaliste…Lavoixdemamère,stridente,effrayantepresque,couvrelesbruitsduquartier.—…Non,tuneparticiperaspasautournoiinternationaldeLOC,tunegagneraspas6millionsde
dollars,ettuneserasjamaisunjoueurdejeuxvidéoprofessionnel!ILN’ENESTPASQUESTION!
Unmoisplustôt.
ToutestpartiduDailyMail.Commepasmaldechosescheznous.Mamancommenced’abordàs’agiter.Onvientdedébarrasserlatableaprèsledîneretellelitson
journalensirotantunverredevin:cequ’elleappelleson«momentpourmoi».Etlavoilàquis’arrêtenetsurunarticle.Par-dessussonépaule,jejetteuncoupd’œilautitre.
VOTREENFANTEST-ILACCROAUXJEUXVIDÉO?
SACHEZREPÉRERLESHUITSIGNES:
—MonDieu!murmure-t-elle.Oh!Non!Àmesurequesondoigtdescendle longde la liste,sarespirationestdeplusenplussaccadée.Je
plisselesyeux,maisjeneparviens…àlirequ’unsous-titre.
7–Ilestirritableetrebellesanscause.
Ha.Ha,ha.C’estmonrirejaune,aucasoùvousn’auriezpascompris.Sérieusement,«rebellesanscause»?OK,lepersonnagedeJamesDeandansLaFureurdevivreest
unadoinstable.(J’aileposter,laplusbelleaffichepourleplusgrandfilmaveclastardecinémalaplussexyde tous les temps…maispourquoi a-t-il falluqu’ilmeure ?)Peut-onendéduirepour autantqueJamesDeanétaitaccroauxjeuxvidéo?
Maisçanesertàriendelefaireremarqueràmaman,parcequec’estlogiqueetquemamannecroitpasencequiestlogique.Ellenecroitqu’authévertetauxhoroscopes.Ah,etauDailyMail.
VOTREMÈREEST-ELLEACCROAUDAILYMAIL?SACHEZREPÉRER
LESHUITSIGNES:
1. Ellelelittouslesjours.2. Ellecroittoutcequiestécritdedans.3. Sivousessayezdeleluiprendredesmains,elleletireviolemmentens’écriant:«Baslespattes!»
commesivousessayiezdekidnappersaprécieuseprogéniture.4. Lorsqu’ellelitunarticleterriblesurlacarenceenvitamineD,ellenousobligetousàprendreun«
baindesoleil»mêmequandçacaillesec.5. Lorsqu’ellelitunarticleinquiétantsurlemélanome,ilfauttousqu’onsebarbouilled’écrantotal.6. Siellelitqu’une«crèmepourlevisagemarcheVRAIMENT»,ellesortsoniPadetencommande
illico.
7. Siellen’apasaccèsàsonjournalpendantlesvacances,ellemanifestedessymptômesdemanqueetdevientimpossible.
8. Unefois,elleaessayéd’yrenoncerpourlecarême.Elleatenuunedemi-matinée.
Peu importe. Je ne peux rien faire pour guérir mamère de sa tragique dépendance, sauf espérerqu’ellenecausepastropdedégâtsdanssavie.(Mamanadéjàbienamochénotresalonaprèsavoirluunarticlededécoration:«Repeignezetcustomisezvosmeubles.)»
Bon,voilàFrankquientrenonchalammentàlacuisineavecsontee-shirt«Jejouedoncjesuis»,sesécouteursvissésdanslesoreilles,latêtepenchéeversletéléphonequ’iltientàlamain.MamanbaissesonDailyMailetlefixe…commesilesécaillesluiétaienttombéesdesyeux.
(Jen’aijamaiscompriscetteexpression.Desécailles?Enfin.Ons’enfiche.)—Frank,combiendetempsas-tupasséàjouerauxjeuxvidéocettesemaine?—Définiscequetuentendspar«jeuvidéo»?répliqueFrankenredressantlatête.—Commentça?soufflemamand’untonhésitant.Ellemeconsulteduregardetjehausselesépaules.—…Tusaisbiendequoi jeparle.Desjeuxvidéo.Combiend’heures?FRANK!hurle-t-elleen
voyantqu’ilnefaittoujourspasminederépondre.Combien?!Etretire-moicesmachinsdetesoreilles!—Hein?faitFrankenobtempérant.Illacontempleenbattantdescils,commes’iln’avaitpasentendusaquestionets’enquiert:—C’estimportant?—Oui!éructemaman.Jeveuxsavoirexactementcombiend’heuresparsemainetupassesàjouerà
tesjeux.Dis-moitoutdesuite.Allez,compte.—Jepeuxpas,répondcalmementFrank.—Commentça«tupeuxpas»?—J’ignoreàquoitufaisréférence,répliqueFrankd’untonexagérémentpatient.Tuveuxparlerdes
vraisjeuxvidéo?Oudetouslesjeux,surl’ordinateur,laXboxetlaPlayStation?Tucomptesaussiceuxsurletéléphone?Soisplusclaire.
Frankestunabruti.Nesent-ilpasquemamanestentréedanssaphasepré-explosive?—Jeveuxparlerdetoutcequitedétruitlesneurones!ditmamanenbrandissantleDailyMail.Tu
te rends compte du danger de ces jeux ? Tu sais, ton cerveau ne pourra jamais se développercorrectement.Ils’agitdetonCERVEAU,Frank!Tonorganeleplusprécieux!
Frank émet un petit rire moqueur, et je ne peux m’empêcher de glousser bêtement. Frank estirrésistiblequandils’ymet.
— Je vais faire comme si je n’avais rien entendu, déclaremaman, qui reste demarbre.Mais çaprouvequej’airaison.
—Çaprouveriendutout.Frankouvre le frigo. Il en retire une brique de lait chocolaté qu’il entreprendde boire au goulot.
Beurk.Jem’exclame,furieuse:—Arrête!—Relax,yenauneautre.— Je vais limiter ton temps de jeu, jeune homme, décide maman en agitant leDaily Mail pour
appuyersesparoles.J’enaipar-dessuslatête.«Jeunehomme.»Elleadoncl’intentiondemêlerpapaàcettehistoire.Dèsqu’ellesemetànous
donnerdu«jeunehomme»oudu«jeunefille»,lelendemain,onnecoupepasàunedecesabominablesréunionsdefamilleoùpapaapprouvetoutcequemamandit,mêmes’ilnecomprendpaslamoitiédecequ’elleraconte.
Bon,maiscen’estpasmonproblème.
Jusqu’àcequemamandébarquedansmachambrelesoirmêmeetmedemande:—C’estquoiLandofConquerors?JelèvelesyeuxdemonnumérodeGraziaetladévisage.Elleal’airtendue.Sesjouessontroseset
sonpoingdroitserré:ellevientdelâcherlasourisd’unordinateur.Elleapasséuneplombeàgoogliser«addictionauxjeuxvidéo».C’estsûretcertain.
—Unjeu.—Ça,jesais,soupiremaman.MaispourquoiFrankyjoue-t-iltoutletemps?Toi,tunepassespasta
viederrièreunécran,n’est-cepas?—Non.J’aidéjà jouéàLOC,et jenecomprendspascommentonpeutdeveniraussiobsédé.C’estsympa
pouruneheureoudeux.—Alors,c’estquoil’intérêt?—Bah,tusais…Jeréfléchisàcequejepeuxluidire.—…C’estexcitant.Tureçoisdesrécompenses.Etleshérossontchouettes.Legraphismeestgénial.
Ilyaunenouvelleclassedeguerriersquivientdesortir,avecdespouvoirsinéditsplus…alors…Jehausselesépaules.Mamanparaîtplusinterloquéequejamais.Letruc,c’estqu’ellen’ajamaistouchéàunjeuvidéo.Par
conséquent,c’estunpeucompliquéde luiexpliquer ladifférenceentre,mettons,LOC3eteuh…Pac-Manversion1985.
Saisied’unesubiteinspiration,jeluisuggère:—IlyadesvidéossurYouTube.Lesgensfontdescommentaires.Attends…JechercheunevidéosurmoniPad.Mamans’assoitet inspectemachambre.Ellefaitcommeside
rien n’était, mais je vois ses yeux qui détaillent mes piles de trucs, à la recherche de… quoi ? Den’importequoi.Enfait,lesrelationsnesontplustellementcoolentrenous.Jediraismêmeplus:toutestcompliqué.
Aprèscequiestarrivé,c’estcequeje trouveleplustriste.Onnepeutplusêtreensemblecommeavant.Dèsquej’ouvrelabouche,mamansemetaussitôtàanalysercequejedis,c’estplusfortqu’elle.Ellea le cerveauen surchauffe.«Qu’est-cequecela signifie ?Est-cequ’Audreyvabien?Qu’est-cequ’elleavouludireenréalité?»
Elle étudie levieux jeandéchiréqui traîne surmachaisecommes’il recelaitquelquenoir secret.Alors qu’il ne révèle qu’une chose : j’ai grandi et je ne rentre plus dedans. En un an, j’ai pris 8centimètres,jemesureaujourd’hui1,72mètre.Pasmalpourunefilledequatorzeans.Lesgensdisentquejeressembleàmaman,maisjenesuispasaussijoliequ’elle.Sesyeuxsontd’unbleu!Deuxdiamantsazur.Lesmienssontplutôtdélavés,quoique,pourl’instant,ilssoientcarrémentinvisibles.
Pourquevousayezdemoiune imageplusprécise, je suisplutôtmaigre,plutôtquelconque,vestenoire,jeanskinny.J’aideslunettesdesoleilsurlenez,mêmeàl’intérieur.C’esteuh…ehbah…untruc.Montruc,quoi.CequiexpliquelablaguedébiledeRobquim’asurnommée«lastar».Lejouroùilm’avuedescendredevoituresouslapluieavecmeslunettesnoires,ilafaitlemalin:«C’estquoiça?TuteprendspourAngelinaJolie?»
Jenelesportepaspourfairegenre.J’aimesraisons.Etbiensûr,maintenant,vousaimeriezlesconnaître.Évidemment.Pourcommencer,c’estpersonnel.Jenesuispascertained’êtreprêteàtoutvousdévoiler.Vousavez
ledroitdemetrouverbizarre.Vousneseriezpaslesseuls.—Voilà!
Jeviensdetrouverunevidéod’unepartiedeLOCcommentéeparArchy.Frank raffole des vidéos d’Archy le Suédois. On y voit Archy jouer à LOC tout en faisant des
commentaireshilarants.Commeprévu,expliquerleconceptàmamanprenduneéternité.—Maisquelestl’intérêtderegarderjouerquelqu’und’autre?répète-t-elle.Çasertàquoi?C’est
unepertedetemps.Jehausselesépaules.—Bon,entoutcas,c’estça,LOC.Lesilences’installe.Mamanscrutel’écrancommeunsavantdel’ancientempsauraitdéchiffrédes
hiéroglyphes.Uneénormeexplosionlafaitsursauter.—Maispourquoifaut-ilquelebutsoitdetuer?Sijecréaisunjeu,j’aborderaislesgrandesidées.
Lapolitique.Lesproblèmesdanslemonde.Oui!Enfin,pourquoipas?Soncerveauestpassédelasurchauffeàl’ébullition.Ellecontinue:—PourquoipasunjeuvidéointituléLesDébats?Onconserveraitl’élémentcompétitif,ongagnerait
despointsendébattant!— Et voilà pourquoi on n’est pas multimilliardaires, dis-je comme s’il y avait une troisième
personnedanslapièce.JesuissurlepointdelancerunedeuxièmevidéoquandFelixentreencourant.—CandyCrush!s’exclame-t-ild’unairravienavisantmoniPad.Mamanpousseuncrid’horreur.—Mais comment il connaît ça ?Éteins-moi cet écran tout de suite ! Je ne veux pas d’un second
addictdanslafamille!Oups.C’estsansdoutemoiquiaimontréCandyCrushàFelix.Nonqu’ilsachevraimentyjouer.J’éteinsl’iPadetFelixjetteunregardpleinderegretsurlatablette.—CandyCrush,gémit-il.JeveuxjoueràCandyCruuuuuush!—Çamarcheplus,Felix,dis-jeenfaisantsemblantd’appuyersurl’iPad.Tuvois?C’estcassé.—Oui,Felix,cassé,confirmemaman.LeregarddeFelixvaetviententrenousetl’iPad.Ilsentbienqu’ilyauntruclouche.Soncerveau
degarçondequatreanscarbureàtoutevitesse.Prisd’unesoudaineinspiration,ilsesaisitdel’iPadàdeuxmainsetdit:—Onn’aqu’àacheteruneprise.Avecuneprise,onpourraleréparer.— Le magasin de prises est fermé, rétorque maman du tac au tac. Dommage. On s’en occupera
demain.Maistusaisquoi?Ilestl’heured’allermangerdestartinesauNutella!—DestartinesauNutella!Ouais!LevisagedeFelixrayonnedebonheur,etaumomentoùillèvelesdeuxbrasenl’airpourexprimer
sajoie,mamanenprofitepourreprendrel’iPadetmelepasser.Jeleplanqueprestementderrièreundescoussinsquiornentmonlit.
—IlestoùleCandyCrush?s’étonneFelix,remarquantsoudainsadisparition.Safigureseplisse,annonçantunecriseimminente.—Onval’emmeneraumagasindeprises,tuterappelles?ditmaman.Jeviensenrenfort:—Lemagasindeprises.Tusais?EttuvasavoirdroitàdestartinesdeNutella!Combientuenveux
?PauvreFelix.Ilsefaittotalementavoirparmaman.C’estcequivousarrivequandvousavezquatre
ans.JepariequemamandonneraitcherpourpouvoirencorefaireçaavecFrank.
Maintenant,mamansaitcequ’estLOC.EtselonKofiAnnan,«laconnaissanceadupouvoir».Quoique,commel’aditLéonarddeVinci,«oùl’oncrie,iln’yapasvraiescience»,unemaximequis’appliquesansdoutemieux à notre famille. (Ne croyezpas que je sois extrêmement lettrée ouquoi que ce soit.Mamanm’aachetélemoisdernierunbouquindecitationsquej’aimefeuilleterdevantlatélé.)
Entoutcas,«laconnaissanceadupouvoir»netrouvepasd’échoici,mamann’ayantaucuneemprisesurFrank.Onestsamedisoir,etiljoueàLOCdepuismidi.Iladisparudanslasalledejeuxjusteaprèssonpudding.Puisquelqu’unasonnéàlaporteetjemesuisréfugiéedanslapiècetélé,matanière.
Ilestprèsde18heures.Jemeglissedanslacuisinepourm’approvisionnerenOreo.Mamanpleinedeticsnerveuxestentraindefairelescentpasenpoussantdegrandssoupirsetenjetantsansarrêtdescoupsd’œilàl’horloge.
—Ilssonttousaccrosauxjeuxvidéo!explose-t-elleenmevoyant.Jeleuraidemandéd’éteindreaumoinsvingt-cinqfois!Qu’est-cequilesenempêche?Illeursuffitd’appuyersurunbouton!Allumer,éteindre.
—Ilssontpeut-êtresurlepointdepasseràunniveausupérieur…—Cettehistoiredeniveau!mecoupemamansansménagement.J’enaipar-dessuslatête!Jeleur
donneencoreuneminute,pasunesecondedeplus.JeprendsunOreoetl’ouvreendeux.—QuiestavecFrank?—Uncamaradedeclasse.C’estlapremièrefoisquejelevois.Jecroisqu’ils’appelleLinus…Linus. Jeme souviensde lui. Il étaitdans lapiècede théâtredu lycéedeFrank,Ne tirez pas sur
l’oiseaumoqueur.IlinterprétaitAtticusFinch.Frank,lui,jouait«lafoule».FrankestàCardinalNicholls,situéàquelquescentainesdemètresdeStokeland,unlycéepourfilles,
monécole.Parfois,lesdeuxétablissementscollaborentpourmonterdespiècesouorganiserdesconcertset tout ça. Enfin, à vrai dire, Stokeland n’est plus «mon école ». Je n’y vais plus depuis lemois defévrier,parcequ’ils’yestpassédestrucspascool.Vraimentpascool.
Enfin,peuimporte.Bref.Passonsàautrechose.Aprèsça,jesuistombéemalade.Maintenant,jevaischangerdebahutet
êtreobligéederedoubler.ÀlaHeathAcademyoùjesuisàprésentinscrite,ilsontjugépluslogiquequeje commence en septembre plutôt qu’au troisième trimestre où il n’y a plus que des contrôles.Alors,jusqu’àlarentrée,jesuisàlamaison.
Maisjenesuispasenvacances.Ilsm’ontenvoyédestasdesuggestionsdelectures,deslivresdemaths et des listes de vocabulaire de français. Tout lemonde s’accorde à dire qu’il est vital que jecontinueàfairemesdevoirs,«pourquetugardeslemoral,Audrey!»(Cen’estpasvraidutout.)De
temps à autre, je leur poste une dissert’ d’histoire, tant qu’à faire, et ils me la renvoient avec descorrectionsenrouge.Toutça,c’estunpeudésorganisé.
Enfinbref.Linusétaitexcellentdanslapeaud’AtticusFinch.Noble,héroïque.Lepublicl’atrouvétrès convaincant.Par exemple, aumoment où son personnage devait tirer sur un chien enragé, le fauxpistoletqu’onluiavaitfilés’estenrayé,maispersonnedanslasallen’aexploséderire.Iln’yamêmepaseuunmurmure.C’estdires’ilétaitbon.
Il est déjà venu chez nous, une fois, avant une répétition. Juste pour cinq minutes, mais je m’enrappelleencore.
Maistoutça,c’esthorssujet.JesuissurlepointderappeleràmamanqueLinusajouéAtticusFinchquandjem’aperçoisqu’elle
n’estpluslà.Uninstantplustard,jel’entendss’écrier:—Tuasassezjoué,jeunehomme!Jeunehomme.Jemeprécipitevers laportepourépierà travers la fente. JevoisFrankquipoursuitmamandans
l’entrée,levisagedéforméparlacolère.—Onn’avaitpasatteintlafinduniveau!Tupeuxpasjusteéteindrelejeu!Tuterendscomptedece
quetuviensdefaire,maman?Nonmais,est-cequetusaiscommentçamarche,LandofConquerors?Ilal’airfurieux.Ils’estarrêtéjusteau-dessousdemoi.Sesmèchesnoiresretombentsursonfront
pâle,seslongsbrass’agitentetsesgrandesmainsmaigresfontdespirouettesderage.J’espèrequeFrankgrandiraproportionnellementàsesmainsetsespieds. Ilsnepeuventpasresteraussiénormes,si?Lereste de sa personne finira bien par les rattraper, non ? Il a quinze ans, il peut encore prendre 30centimètres.Papafait1,80mètre,etildittoujoursqueFrankseraunjourplusgrandquelui.
—C’estpasgrave,intervientunevoixquejereconnais.Linus.Jenepeuxpaslevoiràtraverslafente.—Jevaisrentrer,ajouteLinus.Mercidevotreaccueil.—Restedonc!s’exclamemamanaveccetonaccueillantqu’elleréserveauxinvités.Net’envapas,
Linus,jet’enprie.Jenevoulaispastechasser.—Maissionnepeutplusjouer…,répliqueLinus,perplexe.—Vousvoulezdirequetoutcequevoussavezfairepourvousoccuper,c’estjouerauxjeuxvidéo?
Vousrendez-vouscomptecombienc’estlamentable?—Bah,qu’est-cequetunoussuggèresdefaired’autre?demandeFrank,boudeur.—Vousdevriezsortirjoueraubadminton.C’estunebellesoiréed’été,lejardinestmagnifique,et
regardezcequej’aitrouvé!EllebranditunvieuxsetdebadmintonsouslenezdeFrank.Lefiletesttoutemmêléetundesvolants
aétéàmoitiérongéparunanimal.Jemeretiensd’exploserderiredevantl’expressiondeFrank.—Euh…,bredouille-t-il,presquemuetd’horreur.Oùest-cequet’asdénichéça?—Ouaucroquet?ajoutemaman,guillerette.C’estamusantcommejeu.Frankneprendmêmepaslapeinederépondre.Ilal’airchoquéàl’idéemêmedejoueraucroquet…
Çamefendraitpresquelecœur.—Ouàcache-cache?Jelaisseéchapperunricanementetplaquemamaincontremabouche.Jen’aipaspum’enempêcher.
Etquoiencore?—OuauRummikub?tentemaman,désespérée.TuadoraisleRummikubautrefois.—J’aimebienleRummikub,intervientLinus.J’approuveintérieurement.
Là,ilauraitvraimentpuplanterFrank,sortirdecheznoussansunmotetpostersurFacebookquelamaison deFrank est vraiment nulle de chez nulle.Mais il a l’air de vouloir faire plaisir àmaman. Ilappartientsansdouteàcettecatégoriedegensquiobserventcequisepasseautourd’euxensedisant:«Bon,comments’yprendrepourquetoutlemondesoitcontent?»(Jeviensdetirerçadetroismots,alorsbon,vousvoyez.)
—TuveuxjouerauRummikub?demandeFrank,éberlué.—Pourquoipas?répondLinuscommesirienn’étaitplusnormal.L’instantd’après,ilsretournenttouslesdeuxdanslasalledejeux.(Mamanetpapal’ontrepeinteet
rebaptisée«salled’étude»quandj’aieutreizeans,maisc’esttoujourslasalledejeux.)Uneminuteplustard,mamanestderetourdanslacuisine,oùellesesertunverredevin.—Voilà!dit-elle.Ilsontjustebesoindebonsconseils.Unpeudecontrôleparental.Jen’aifaitque
leur ouvrir l’esprit. Ils ne sont pas accros à leurs jeux vidéo. Il suffit de leur rappeler qu’il existed’autreschosesendehors.
Ce n’est pas à moi qu’elle s’adresse. Elle parle au juge imaginaire tiré duDaily Mail, qui lasurveilleconstammentetluidonnedesnotessur10.
—Jecroispasque leRummikubsoit trèsamusantàdeux, fais-jeremarquer. Ilva leurfalloirdesheurespoursedébarrasserdetoutesleurstuiles.
J’aidonnéunosà rongeràmaman.Elledoit s’imaginer lamêmescènequemoi :FranketLinus,assis l’un en face de l’autre avec le Rummikub étalé entre eux. Ils haïssent ce jeu et décident parconséquentquetouslesjeuxdesociétésontpourris.
—Tuasraison,finit-ellepardire.Jedevraissansdouteallerjoueraveceux.Ceseraplusamusant.Ellenem’invitepasàparticiper,cedontjeluisuisreconnaissante.—Bon,amuse-toibienalors,dis-jeenprenantlepaquetd’Oreo.Jesorsdelacuisineetj’entrediscrètementdanslapiècetélé.Pasplustôtinstalléedevantleposte,
entraindezapper,quej’entendsleshurlementsdemamanenprovenancedelasalledejeux:—JENEVOUSAIPASDITDEJOUERAURUMMIKUBENLIGNE!Notremaison est sujette à des phénomènes atmosphériques.Lapressionmonte et descend, le vent
souffle,puissecalme.Ilyadesjoursdegrandsoleil,despassagesnuageuxetdesoragesquiéclatentsanscriergare.Pourl’heure,unetempêteselèveetfoncedroitsurmoi.Éclair-tonnerre-éclair-tonnerre,Frank-maman-Frank-maman.
—C’estquoiladifférence?—Çachangetout!Jevousaiditdevousdétacherdevosécrans.—Maismerdemaman,c’estlemêmejeu!—C’estpasvrai!Éloigne-toidecetécran!Jevoudraistevoirjoueravectoncopain!DANSLA
RÉALITÉ!—C’estpasmarrantàdeux,merde.Onpourraittoutaussibienjouer,jesaispasmoi,àlabataille!—Jesais !explosemamèred’unevoixstridenteàvouscrever les tympans.C’estpourçaque je
viensjoueravecvous!—Bah,merde,jesavaispasça,N’EST-CEPAS?—Arrêtedediredesgrosmots!Situjuresencoreunefois,jeunehomme…Jeunehomme.Frankfaitsonbruit«Frankenragé»,genrecriderhinocéros.—«Merde»,c’estpasunsigrosmotqueça,réplique-t-ilenrespirantdeplusenplusfortafindese
contenir.—Si!—IlsdisentçadanslesfilmsHarryPotter,OK?DansHarryPotter.Alorsjepeuxbienledire,non
?
—Quoi?faitmaman,déstabilisée.—HarryPotter.Jen’airienàajouter.—Nemetournepasledosquandjeteparle,jeunehomme!Jeunehomme.Çafaittroismaintenant.Pauvrepapa.Qu’est-cequ’ilnevapasessuyeràsonretour…—Salut.Linus. Je nem’attendais pas à entendre sa voix. Je sursaute et décolle carrément du sol. J’ai les
réflexestropvifs.Tropsensibles.Commelerestedemapersonne.Ilsetientdansl’embrasuredelaporte.AtticusFinch.Unadolescentbrundégingandéauxpommettes
largesetausourireenquartierd’orange.Nonpasquesesdentssoientdecettecouleur.Maissonsourireencoinmerappelleunquartierd’orange.LesautresamisdeFranknesourientjamais.
Ilentredanslapièce.Jefermelespoingsdepeur.Iladûs’égarerpendantquemamanetFranksedisputaient.Personnenevientjamaisdanscettepièce.C’estmonespaceàmoi.Frankneleluiapasdit?
Frankneluiapasexpliqué?Mapoitrinesesoulève.Leslarmescommencentàs’accumulerdansmesyeux.Magorgesenoue.Il
fautquejem’échappe.J’aibesoinde…Jenepeuxpas…Nulnevientjamaisici.Personnen’aledroitd’entrerici.J’entendslavoixdudocteurSarahdansmatête.Quelquesbribesdenosséances.«Inspireencomptantjusqu’àquatre,expireencomptantjusqu’àsept.»«Toncorpscroitquelamenaceestréelle,Audrey.Maisellenel’estpas.»—Salut,répète-t-il.Jem’appelleLinus.Ettoi,c’estAudrey,c’estça?«Lamenacen’estpasréelle.»Jetentedefaireentrerlesmotsdansmonesprit,maisilssonttoutde
suitenoyésdanslapaniquequiengloutittoutavantdesetransformerenchampignonnucléaire.—T’astoujoursçasurlenez?demande-t-ilendésignantmeslunettesnoires.Moncœurbatdeterreur.J’airéussitantbienquemalàpasserdevantluienrasantlesmurs.—Désolée,dis-jeentraversantlacuisineventreàterre–unrenardfuyantleschasseurs.Je monte l’escalier. M’enferme dans ma chambre. Me réfugie dans le coin tout au fond. Me
recroqueville derrière les rideaux. Je souffle comme une locomotive, des larmes dégoulinent surmonvisage.J’aibesoind’unRivotril,maispourl’instant,jesuisincapabledequittermonrefugepourallerenchercher.Jem’agrippeautissucommesic’étaitlaseulechosequipouvaitmesauver.
—Audrey?appellemaman, super inquiète,à laportedemachambre.Machérie?Qu’est-cequis’estpassé?
—C’estjuste…tusais,dis-jeenravalantmasalive.Cegarçonestentrédanslapiècetéléet…je…jem’yattendaispas…
—Toutvabien,m’assuremamand’unevoixdouceetrassuranteenmecaressantlescheveux.Toutvabien.C’esttoutàfaitcompréhensible.Tuveuxun…?
Mamanneprononcejamaislesnomsdesmédicamentsàvoixhaute.—Oui.—Jevaist’enchercher.Ellesedirigeverslasalledebainsetj’entendscoulerl’eau.Etjemesensbête.Sibête.
Voilà,voussaveztout.Enfin, pas tout.Vous avez des soupçons.Bon, je vais arrêter de vous torturer et vous dévoiler le
diagnostic:phobiesociale,anxiétégénéraliséeetépisodesdépressifs.Desépisodes.Commesiladépressionétaitunesortedesitcomquiseterminechaquefoisparune
bonnevanne.OuuncoffretDVDbourrédesuspense.Leseul suspensedansmavie,c’est :«Serai-je
jamaisdébarrasséedecettemalédiction?»Etcroyez-moi,çadevientassezmonotoneàlalongue.
Lorsdemaséanceavec ledocteurSarah, je lui raconte lacrised’angoisseprovoquéeparLinus.Ellem’écouteavecattention.Ellefait toutavecattention.Elleécoute,écritd’unebelleécrituredéliée, tapemêmeàsonordinateuravecattention.
Son nom de famille estMcVeigh,mais on l’appelleDr Sarah parce qu’à l’issue d’un formidablebrainstorming ils ont décidé que les prénoms étaient plus accessibles et que le titre de docteur leurdonnaitdel’autoritétoutennousrassurant.DrPrénomestainsidevenulesurnomparfaitpourleservicepédiatrique.(Quandelleadit«DrPrénom»,j’aicruqu’ilss’appelleraienttouscommeça,c’estvrai,jusqu’àcequ’ellem’explique.)CeservicepédiatriqueestsituédansunhôpitalprivéappeléSaintJohnpourlequelmamanetpapapayentunemutuellespécialegrâceauboulotdepapa.(Lapremièrequestionqu’ilsvousposentlà-bas,cen’estpas:«Qu’est-cequinevapas?»mais:«Quelleestvotremutuelle?»)J’yaihabitésixsemaines,àpartirdujouroùmesparentsontcomprisquecequej’avaisétaitgrave.Leproblème,c’estqueladépressionnes’accompagnepasdesymptômes,commedespetitsboutonsoudelafièvre,alorsaudébut,onneserendpascompte.Oncontinueàrépondre«toutvabien»alorsque,aufond,çanevapasdutout.Onseditqu’onn’aaucuneraisond’allermal.Etonserépètesansarrêt:«Maispourquoiest-cequejemesenssimal?»
Bref.Au final,mesparentsm’ontemmenéecheznotregénéralisteet celui-cim’aenvoyéedansceservice.J’étaisdansundrôled’état.Enfait,lesouvenirquej’aidespremiersjoursesttotalementflou.Maintenant, j’y vais deux fois par semaine. Je pourrais y aller plus souvent si je le désirais, ils sonttoujours prêts à me rassurer sur ce point. Je pourrais faire des cupcakes.Mais j’en ai déjà fait desmillions,etc’esttoujourslamêmerecette.
Lorsque j’ai terminé de raconter ma partie de cache-cache derrière les rideaux à Dr Sarah, elles’attarde unmoment sur le questionnaire plein de cases à cocher que j’ai rempli àmon arrivée. J’airéponduauxquestionshabituelles.
VOUSARRIVE-T-ILD’AVOIRUNSENTIMENTD’ÉCHEC?Presquetouslesjours.VOUSARRIVE-T-ILDESOUHAITERNEPASEXISTER?Presquetouslesjours.DrSarahappellecette feuillemes«symptômes».Parfois, jemedis :«Devrais-je luimentir, lui
direquetoutestrose?»Maisleplusétrange,c’estquejen’enfaisrien.JenepourraispasfaireçaàDrSarah.Onestdanslemêmebateau.
— Et comment tu te sens par rapport à ce qui s’est passé ? demande-t-elle de sa voix douce etrassurante.
—Jemesenscoincée.Lemot«coincée»m’aéchappé.Jenesavaispasquejemesentaispriseaupiège.—Coincée?—Çafaituneéternitéquejesuismalade.
—Maisnon,proteste-t-elled’untoncalme.Ons’estvuespourlapremièrefois…(ellevérifiesurl’écrandesonordinateur)le6mars.Celafaisaitsansdouteunmomentquetunetesentaispasbiensansenavoirconscience.Mais labonnenouvelle,Audrey, c’estque tuas faitd’immensesprogrès.Tuvasmieuxdejourenjour.
Jem’efforcedegardermonsang-froid.—Desprogrès?Jefaisenprincipemarentréedansunnouveaulycéeenseptembre.Uninconnunous
rendvisiteàlamaison,etmoijepanique.Commentest-cequejevaisfaireaulycée?Commentest-cequejevaisfairequoiquecesoit?Etsijerestaiscommeçapourtoujours?
Une larme roule surma joue.Mais qu’est-ce quimeprend ?DrSarahme tendunmouchoir et jesoulèveuninstantmeslunettesnoirespourmefrotterlesyeux.
— D’abord, tu ne vas sûrement pas rester comme ça, dit Dr Sarah. Ta maladie est tout à faittraitable…
Elleadûrépétercettephrasemillefois.—…Tuasfaitdesprogrèsremarquablesdepuisledébutdetontraitement,poursuit-elle.Nousne
sommesqu’enmai.Jesuistoutàfaitcertainequetuserasprêtepourtarentréeenseptembre.Maistuvasavoirbesoinde…
— Je sais, dis-je en me prenant moi-même dans mes bras. De persévérance, de pratique et depatience.
—As-tuenlevéteslunettesdesoleilcettesemaine?medemandeDrSarah.—Pasvraiment.Traduisezpar«pasdutout».Ellelesaittrèsbien.—As-turegardéquelqu’undanslesyeux?Je ne réponds pas. J’étais censée essayer. Avec un membre de ma famille. Rien que quelques
secondesparjour.Jen’enaimêmepasparléàmamère.Elleenauraitfaittouteunehistoire.—Audrey?Jebaisselatêteetmarmonneun:—Non.Regarder lesgensdans lesyeux,c’estcequim’effraie leplus.Plusquen’importequoi.Rienque
l’idéemerendmalade,j’enaimêmedeshaut-le-cœur.Si je me raisonne, je sais que ma crainte est absurde. Des yeux ne sont que deux petites boules
gélatineusesinoffensives.Unefractionminusculedelatotalitéducorps.Onenesttouspourvus.Alors,pourquoimedérangent-ilstant?J’aibeaucoupméditésurcettequestionet,sivousvoulezmonavis,lesgens sous-évaluent en général le pouvoir les yeux. Pourtant ils sont puissants. Ils ont une très longueportée.Mettonsquevousvousconcentrezsurunepersonnequisetrouveà30mètresdevousaumilieud’unefoule,ehbiencettepersonnesentiraquevouslaregardez.Quelleautrepartiedenotreanatomieestcapabled’unetelleprouesse?C’estquasimentdelavoyance.
Ilssontaussidesminivortex.Ilssontinfinis.Vousregardezquelqu’undroitdanslesyeuxetvotreâmeentièrerisqued’êtreavaléeenunenanoseconde.C’estentoutcascequejeressens.Lesyeuxdesautressontsanslimites,etc’estcelaquim’effraie.
Unsilenceplanedanslapièce.DrSarahneditrien.Elleréfléchit.J’aimequandelleréfléchit.Sijepouvaismeloverdanslecerveaudequelqu’un,jechoisiraislesien.
—J’aiuneidéepourtoi,dit-elleenrelevantlatête.Quepenserais-tudefaireunfilm?—Quoi?Je la regarde, interdite. Je nem’attendais pas à ça. Je pensais qu’elleme tendrait une feuille de
papieravecunexercice.
—Undocumentaire.Toutcedonttuasbesoin,c’estd’unepetitecaméranumériquebonmarché.Tesparentspourraientt’enoffrirune,oubienonentrouveraituneiciàteprêter?
—Etqu’est-cequej’enferais?Jejouedélibérémentl’idiote,cellequin’enarienàfiche,parceque,aufonddemoi,jesuistroublée.
Un film. Personne n’a jamais évoqué cette possibilité. Est-ce leur nouvelle version des cupcakesthérapeutiques?
—Celatefaciliteraitlatransitionentreaujourd’huiet…DrSarahmarqueuntempsd’arrêt.—…et l’objectif quenous avons fixé pour toi.Audébut, tu peux filmer en tant qu’observatrice.
Commesituétaisunepetitesouris.Tusaiscequej’entendsparlà?…Je hoche la tête, en tentant de cacher la panique qui menace de me submerger. Tout va soudain
beaucouptropvite.—…Etpuis,petitàpetit,j’aimeraisquetucommencesàinterviewerceuxquetufilmes.Tucrois
quetupourraisregarderdanslesyeuxdesgensàtraversl’objectifd’unecaméra?Une terreur absolue me guette. Je tente de l’ignorer puisque mon cerveau m’envoie souvent des
messages quine sont pas vrais et dont je ne dois pas tenir compte.C’est la première chose qu’onapprendàSaintJohn:notrecerveauestunimbécile.
—Jenesaispas,dis-je,lagorgeserrée,lespoingscontractés.Peut-être.—Super,ditDrSarahenmegratifiantdesonsourireangélique.Jesaisqueçaal’airduretqueça
t’effraie,Audrey.Maistuverras,cefilmteferaleplusgrandbien.—OK,maisjecomprendspas…Laissantmaphraseensuspens,jemeressaisistantbienquemaletjeravalemeslarmesdepeur.Je
nesaismêmepascequimeterrifieàcepoint.Lacaméra?Uneidéenouvellepourmoi?D’avoirétépriseaudépourvu?
—Qu’est-cequetunecomprendspas?—Qu’est-cequejedoisfilmer?—Tout.Tout ceque tuvois.Tun’asqu’àpointer la caméraet tourner.Tamaison.Seshabitants.
Fais-nousunportraitdetafamille.—OK,dis-je,incapablederetenirunricanement.Jel’intitulerai«Mafamille:AmouretSérénitéen
toutesimplicité».—Commetuveux,réplique-t-elleenriant.Jesuisimpatientedevoirlerésultat.
MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose.
Lacamérafaitletourd’unecuisineencombrée.
AUDREY(VOIXOFF)Bon,bienvenuedansmondocumentaire.Voicidonc la cuisine.La table.Frankn’apas encoredébarrassésonpetitdéjeuner,ilestdégueulasse.
PLANSERRÉsurune tableenpinbrutsur laquellesontposésunbolsale,uneassiette recouvertedemiettesetunpotdeNutelladuqueldépasseunecuillère.
AUDREY(VOIXOFF)Etvoicilesplacardsdelacuisine.
PLANSERRÉsurunerangéedeplacardsenboispeintsengris.Lacaméraglissedessuslentement.
AUDREY(VOIXOFF)Toutcelaestidiot.Jenesaispascequejedoisfilmer.Voilà,ça,c’estlafenêtre.
PLANSERRÉsurunefenêtrequidonnesurlejardin.Onaperçoitunevieillebalançoireetunbarbecueflambantneuf,quiporteencoresonétiquette.Lacamérazoomesurlebarbecue.
AUDREY(VOIXOFF)Ça,c’estlecadeaud’anniversairedepapa.Ilfaudraitqu’ils’enserve,quandmême.
Lacaméraseretourneverslaporteentremblant.
AUDREY(VOIXOFF)OK.Bon, jedevraismeprésenter. Jem’appelleAudreyTurneret je suisen trainde filmer làparceque…
(unsilence)
Bref. Mes parents m’ont acheté cette caméra. Ils ont dit : « Peut-être que tu deviendrasréalisatrice de documentaires ! » Enfin, ils étaient bien trop enthousiastes et ils ont dépensébeaucouptropdefric.Jeleuraipourtantditqu’ilsn’avaientqu’àm’acheterlamoinschère,maisilsvoulaient…alors…
Lacamérasedéplaceensautillantdanslecouloir,puisfaitlepointsurl’escalier.
AUDREY(VOIXOFF)Ça,c’estl’escalier.C’estclair,non?Vousn’êtespasdébile,jesuppose.
(unsilence)Jenesaismêmepasquivousêtes.Quiest-cequiregardeça?DrSarah,jesuppose.Salut,DrSarah.
Lacaméramontel’escalierentressautant.
AUDREY(VOIXOFF)Donconmontemaintenant.Quipeutbienhabiterunemaisonpareille?
Lacamérafaitlepointsurunsoutien-gorgeendentellenoireaccrochéàlarampe.
AUDREY(VOIXOFF)Ça,c’estàmaman.
(tempsd’arrêt)Àlaréflexion,ellen’apeut-êtrepasenviequevousvoyiezça.
Lacamératourneuncoinets’arrêtesuruneporteentrebâillée.
AUDREY(VOIXOFF)Ça,c’estlachambredeFrank.Maisjepeuxpasmerapprocheràcausedel’odeurnauséabondequis’endégage.Jevaisdonczoomer.
Lacamérazoomesurunboutdeplancherdisparaissantsousunméli-mélooùl’ondistinguedesbaskets,des chaussettes sales, une serviettemouillée, trois comicsScottPilgrim et un sachet àmoitiévidedebonbonsHaribo.
AUDREY(VOIXOFF)Lapièceentièreestcommeça.C’estpourvousdire.
Lacamérareculepuismontrelavoléedemarchessuivante.
AUDREY(VOIXOFF)Etça,c’estlachambredemesparents…
Lacaméra fait lepoint suruneporteàmoitiéouverte.Onentendunevoixà l’intérieur.C’est lamèred’Audrey.Elleparleassezbas,d’unevoixstressée,maisonl’entendquandmême.
MAMAN(VOIXOFF)J’enaiparléàmongroupedelecture.Carolinem’ademandé:«Ilaunepetiteamie?»Ehbien,il n’en a pas !Est-ce que c’estÇA le problème ?S’il en avait une, il sortirait peut-être plussouvent,aulieuderesterscotchéàcesatanéécran.NonmaisPOURQUOIiln’apasdecopine?
PAPA(VOIXOFF)Jesaispas.Arrêtedemeregardercommeça.C’estpasmafaute!
AUDREY(VOIXOFF)(àvoixbasse)
Cesontmesparents.Jecroisqu’ilsparlentdeFrank.
MAMAN(VOIXOFF)Bon,j’aiuneidée.Etsionorganisaitunepetitefêtepourlui?Oninviteraitdesjoliesfilles.
PAPA(VOIXOFF)Unefête?Tuparlessérieusement?
MAMAN(VOIXOFF)Pourquoipas?Ons’amuseraitbien.Onluiorganisaitdesijoliesfêtesautrefois.
PAPA(VOIXOFF)QuandilavaitHUITANS.Anne, tusaisàquoiçaressemble,unefêtepour lesados?Ets’ilss’entre-tuaientàcoupsdecouteau?Oufaisaientdespartiesdejambesenl’airsurletrampoline?
MAMAN(VOIXOFF)Maisnon!Tucrois?C’estpaspossible…
Laporteserefermelégèrement.Lacaméraserapprocheafindemieuxcapterleson.
MAMAN(VOIXOFF)Chris,as-tueuavecFrankuneconversationpère-fils?
PAPA(VOIXOFF)Non.Tuaseuavecluiuneconversationmère-fils?
MAMAN(VOIXOFF)Jeluiaiachetéunlivre.Ilyavaitdesimagesde…tusaisquoi.
PAPA(VOIXOFF)(intéressé)
Vraiment?Quelgenred’images?
MAMAN(VOIXOFF)Tusaisbien…
PAPA(VOIXOFF)Non,jenesaispas.
MAMAN(VOIXOFF)(d’untonimpatient)
Maissitusais.Tun’asqu’àteservirdetonimagination.
PAPA(VOIXOFF)Jen’aipasenvied’imaginer.Jeveuxquetumelesdécrives,lentement,d’unevoixsexy.
MAMAN(VOIXOFF)(mi-amusée,mi-fâchée)
Chris,arrête!
PAPA(VOIXOFF)PourquoiFrankseraitleseulàprendresonpied?
La porte s’ouvre. Papa sort. Séduisant. La petite quarantaine. Il porte un costard et tient à lamain unmasquedeplongée.Ilsursauteenvoyantlacaméra.
PAPAAudrey!Maisqu’est-cequetufaislà?
AUDREY(VOIXOFF)Jefilme.Tusais,pourlathérapie.
PAPAOui,oui,biensûr.
(et,plusfort,enguised’avertissement)Machérie,Audreyestentraindefilmer…
Maman surgit en jupe et en soutien-gorge. Avisant la caméra, elle plaque les mains sur son buste etpousseuncri.
PAPAC’estcequej’entendaispar:«Audreyestentraindefilmer.»
MAMAN(unpeusecouée)Ah,jevois.
Elleattrapeunpeignoirsurlapatèredelaporteets’endrapelehautducorps.
MAMANEhbien,bravomachérie.J’espèrequeceseraungrandfilm.Tupourraispeut-êtrenousprévenirlaprochainefoisquetutournes?
(coupsd’œilàpapa,raclementsdegorge)Onparlaitjustementde…lacrise…auMoyen-Orient.
PAPA(Ilhochelatête.)
Oui,auMoyen-Orient.
Tousdeuxregardentlacamérad’unairperdu.
Bon,jesupposequevousvoulezsavoir.Savoircequis’estpassé.«Précédemment,danslavied’AudreyTurner…»
Sauf que… oh là là. Je n’ai pas envie d’y repenser. Désolée, mais je ne peux pas. J’ai parlé àtellementdeprofs et demédecins, répété chaque fois lamêmehistoire, avec lesmêmesmots, jusqu’àavoirl’impressionquec’étaitarrivéàquelqu’und’autre.
Touteslespersonnesimpliquéescommencentàmeparaîtreirréelles.LesfillesdeStokeland;MlleAmerson, notre professeur principal, qui avait déclaré que jeme faisais des films et que je cherchaisseulementàattirerl’attention.(L’attention…Dieudel’ironie,tuentendsça?)
Personnen’ajamaiscomprispourquoi.Enfin,nousavonsplusoumoinscernéleproblème,maispasvraimentdéterminélacause.
Ça aprovoquéungros scandale et patati et patata.Trois filles ont été renvoyées ; il paraît qu’onn’avaitjamaisvuça.Mesparentsm’onttoutdesuiteretiréedeStokeland,etdepuis,jesuisrestéechezmoi. Enfin, à l’exception d’un séjour à l’hôpital, comme vous le savez déjà. L’idée, c’est que je «reprenne»àlaHeathAcademy.Seulement,pour«reprendre»,ilfautquejesoiscapablede«sortirdelamaison»,etc’estlàlehic.
Cen’estpasle«dehors»ensoiquimedérange:lesarbres,l’airetleciel.Cesontlesgens.Enfin,pastouslesgens.Sansdoutepasvous;avecvous,pasdesouci.J’aidansmaviedesgensréconfortants,desgensavecquijepeuxmedétendre,parleretrire.C’estjustequ’ilsnesontpasnombreux.Unegouttedanslamersionpenseàlapopulationmondiale.Oumêmeàlamoyennedespassagersd’unbus.
Jesuiscapabledeprendreunrepasenfamille.JevaisvolontiersvoirDrSarahàconditiondefairel’aller-retourenvoiture,dansma«bulledesécurité»,laquellecomprendaussilasalled’attente.CeuxdemongroupethérapeutiqueàSaintJohnappartiennentaussiàcettecatégorie«gensderéconfort».Ilsnereprésententpasunemenace.(OK,OK,jesaisquelesgensn’ontriendemenaçant.Maisessayezdoncdeconvaincremonimbéciledecerveau.)
C’est tous lesautresquiposentproblème.Lesgensdans larue,ceuxquisonnentà laporteouquiappellentàlamaison.Vousn’avezpasidéedunombredegensqu’ilyadanslemondejusqu’aujouroùilssemettentàvousficherunetrouillebleue.DrSarahditquejeneseraipeut-êtrejamaisàl’aisedanslafoule,cequin’estpasgrave.Enrevanche,ilfautvraimentqueje«metteunbémol»auxpenséesquidéclenchentmesattaquesdepanique.Quandjel’entendsprononcercesmots,celameparaîtraisonnable,jemedis:«Biensûr!Jepeuxlefaire.Fastoche.»Etpuislefacteurfrappeàlaporteetjedétalecommeunlapin.
Le truc,c’estque jen’ai jamaisété« sociable»,mêmequand toutallaitbien.Dansungroupedefilles,j’étaistoujourscellequisetenaitàl’écart,planquéederrièrelerideaudesescheveux.Cellequiessayaitdesejoindreauxconversationssurlessoutifsalorsque,dececôté-là…bonjourlenéant.Ne
faut-ilpasêtredotéedeformesfémininespourpouvoirparticiper?J’étaistoujoursparanoàl’idéequetoutlemondeavaitlesyeuxbraquéssurmoiensedisantquej’étaisarchinulle.
Enmêmetemps,j’étaiscellequ’onprésentaitauxvisiteurs:«EtvoiciAudrey,laplusbrillantedenosélèves»,«notrechampionnedenetball.»
Conseil en or pour les profs qui lisent ça (c’est-à-dire aucun probablement) : abstenez-vous demontrer du doigt la fille qui se crispe chaque fois qu’on la regarde. Parce que ça ne l’aide pas desmasses.Etévitezd’enrajouterunecoucheendéclarantdevanttoutelaclasse:«Audreyestleplusgrandespoirdesapromotion,elleestextrêmementdouée.»
Quirêvedereprésenterleplusgrandespoirdequoiquecesoit?Quiveutêtre«extrêmementdouée»?Quiaenviedepasserlerestedel’annéeàsubirlesregardsdetraversdesescamaradesdeclasse?
Enfin,jenereprocherienàcesprofs.Jedisjusteçacommeça.Bon,pourreprendrelefildemonhistoire.Ils’estpasséuntasdetrucshorribles.J’aiperdupied,ç’a
étélachutelibre.Etmevoilàmaintenant.Coincéeàl’intérieurdemonimbéciledecerveau.Papaditquec’esttoutàfaitcompréhensible.Aprèstout,j’aivécuunévénementtraumatisant.Jesuis
commeunbébéquipaniquedèsqu’onledéposedansdesbrasinconnus.Jelesaivus,cespetitsangesgazouilleurs, se transformerd’une seconde à l’autre enmonstreshurlants.Moi, je nehurlepas àvousdéchirerlestympans.Pasvraiment.
Jemeretiens.
Vousaveztoujoursenviedesavoir,hein?Vousêtescurieux.Cen’estpasmoiquivousenvoudrais.Maisvoilà:est-cenécessairedemettredesmotssurcequis’estpassé,surlepourquoidurenvoide
cesfilles?C’estsansimportance.C’estarrivé.C’estdupassé.Tournonslapage.Nousnesommespasobligésdetoutnousdire.Voilàunechosedeplusquej’aiappriseenthérapie:
nousavonsdroitànotrevieprivée.Nousavonsledroitdedirenon.Dedire:«Jen’aipasenvied’enparler.»Alors,siçanevousdérangepas,laissonsleschosescommeellessont.
J’apprécie votre intérêt et votre sollicitude. Inutile de vous polluer le cerveau avec ces bêtises.Écoutezplutôtunejoliechanson.
MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodCloseLacamérafaitletourduhalld’entréeets’arrêtesurlecarrelage.
AUDREY(VOIXOFF)Alors,ça,c’estdesvieuxcarreauxquidatentdel’époquevictorienneaumoins.Mamèrelesadégotés dans une benne à ordures et nous a forcés à les traîner jusqu’ici. Ça a pris UNEPLOMBE.Lesolétaittrèsbiencommeilétait,maiselle,ellerépétaitsansarrêt:«Cesontdescarreauxhistoriques!»Nonmais,quelqu’unlesavaitJETÉS.Elles’enrendcomptequandmême?
MAMANFrank!
Mamanapprochedanslecouloir.
MAMANFRANK!
(àAudrey)Oùesttonfrère?Oh.Tuesentraindefilmer.
Ellerejettesescheveuxenarrièreetrentreleventre.
MAMANBienjoué,machérie!
Frankdébarquetranquillementdanslehall.
MAMANFrank!Regarde-moicequej’aitrouvésurletoitdelacabanedeFelix
Ellebranditsoussonnezunepoignéed’emballagesdesucreries.
MAMANPrimo,jeneveuxpasquetuaillest’asseoirsurletoitdelacabane.Letoitn’estpassolide,ettumontreslemauvaisexempleàFelix.Deuzio,tuterendscomptequetut’empoisonnesavectoutcesucre?Penseàtasanté.
Franknerépondpas.Ilseborneàlafixerméchamment.
MAMANEst-cequetuasfaitassezdesportcettesemaine?
FRANKLargement.
MAMANEhbien,c’estsûrementpasassez.Oniracourirdemain.
FRANK(scandalisé)
Courir?Turigoles?COURIR?
MAMANIlfautquetuprennesl’air.Quandj’avaistonâge,j’étaistoujoursdehors.Jefaisaisdusport,jeprofitaisdelanature,jemepromenaisdanslesbois…J’aimaismedépenser…
FRANKLa semaine dernière, t’as dit que, quand t’avais notre âge, t’avais toujours « le nez dans unbouquin».
MAMANJe…Je…Lesdeux.
AUDREY(dederrièrelacaméra)
L’annéedernière,tunousasditquequandt’avaisnotreâgetuétais«toujoursfourréedanslesmuséesettuparticipaisàdesévénementsculturels».
Mamanal’airpriseaudépourvu.
MAMAN(soudainfurieuse)
Jefaisaistoutça.Entoutcas,oniracourirdemain.Pasdediscussion.(Frankpousseungrossoupir.)
Pasdediscussion,tum’entendsFrank?
FRANKOK,OK,d’accord.
MAMAN(unpeutropgentiment)
Ah,etFrank,jemedemandaisjuste…Ilyavaitdesfillessympasàlapiècedel’école,non?Yena-t-ilquite…plaisent?Tudevraislesinviteràlamaison!
Frankluijetteunregardnoir.Lasonnetteretentitetilsetourneverslacamérapourmeprévenir.
FRANKEuh,Audrey.C’estLinus.Situveux…tusais.Allertecacher.
AUDREY(VOIXOFF)Merci.
Maman disparaît dans la cuisine. Frank se dirige vers la porte d’entrée. La caméra reculemais restecadréesurlaported’entrée.
FrankouvreetonvoitapparaîtreLinus.
FRANKSalut.
LINUSSalut.
Linusjetteuncoupd’œilàlacaméraetcelle-ciseretirepromptement.
Puis,auralenti,deplusloin,ellerevientzoomersurlevisagedeLinus.Leplanseprolonge.
Jefilmaisseulementparcequec’estunamideFrank.C’estpour…voussavez.Donneruneidéedelasituationfamilialedanssoncontexte.
Bon,d’accord,ilaunbeauvisage.J’aivisionnéplusieursfoislesimages.
Lelendemainmatin,aprèslepetitdéjeuner,mamandébarquedanslacuisineenlegging,débardeurroseetbaskets.Elleaunmoniteurdefréquencecardiaquesanglésurlapoitrineettientunebouteilled’eauàlamain.
—T’esprêt?crie-t-elledubasdel’escalier.Frank!Onyva!Frank!FRANK!Après une éternité, Frank fait son apparition. Jeannoir, tee-shirt noir, baskets de tous les jours et
minerenfrognée.—Tupeuxpasallercourircommeça,déclaremamère.—Biensûrquesi.—Maisnon.Tun’aspasplutôtunshortdesport?—Unshortdesport?Devantlamouedeméprisd’unFrankdégoûté,jenepeuxretenirunhoquetderire.—Qu’est-ceque tu as contre les shorts de sport ? répliquemaman, sur la défensive.C’est ça, le
problèmeavecvous,lesjeunes.Vousavezl’espritobtus.Vousêtesbourrésdepréjugés.«Vouslesjeunes.»Cestroismotsannoncentuneharangueàlamaman.Moiquil’observedepuisla
portedusalon,jevoisseprofilerlesautressignesprécurseurs.Sonregarddevientpensif…elledébordedechosesàdire…sarespirations’accélère…
Et…bingo.—Tusais,Frank,tun’asqu’uncorps!luidit-elled’unairdereproche.C’estunbienprécieux!Tu
doisenprendresoin!Etcequim’inquiète,c’estquetusemblesn’avoiraucuneidéedecequiestbonpourtasanté,tunefaisrienpourtemaintenirenforme…tunefaisqueboufferdescochonneries…
— Quand on aura ton âge, ils auront inventé des remplacements bioniques pour nos organesdéfectueux,rétorqueFrank,impassible.Alors…
—Tusaiscombiendegaminsde tonâgesontatteintsdediabète?poursuitmaman.Tuconnais lenombred’adolescentsquisouffrentd’obésité?Etjeneteparlemêmepasdesproblèmescardiaques.
—OK,nem’enparlepas,répliqueFrank.Unelueurdecolères’allumedanslesyeuxdemaman.—Ettusaisquoi?Toutça,c’estàcausedecesécransmaléfiques!Certainsenfantsdetonâgene
peuventmêmepasseleverdeleurcanapé!—Combien?demandeFrank.—Quoi?ditmaman,interloquée.—Combiend’enfantsdemonâgenepeuventmêmepasse leverdeleurcanapé?Parcequeselon
moi,c’estdelaconnerie,cequeturacontes.T’asluçadansleDailyMail?Mamanlefoudroieduregard.—Unnombreimportant.
—Ouais,troispeut-être.Parcequ’ilssesontcassélajambe.—Tupeuxtemoquerdemoitantquetuveux.Maisjeneprendspasmesresponsabilitésparentalesà
lalégère.Jenete laisseraipaste transformerenunlégumezombifié.Jenelaisseraipastesartèressedurcir. Tu ne deviendras pas une statistique. Allez, viens. On va courir. On commence par unéchauffement.Suis-moi.
Elleadopteunedémarcheénergiqueetbalance lesbrassurun rythmemécanique. Je reconnais lesmouvementsdesonDVDdefitnessDavina.Aprèsuninstantd’hésitation,Frankluiemboîtelepas.Ilfaitdesmoulinetsaveclesbrasetrouledesyeuxdeclown.Jemordsmonpoingpourm’empêcherd’exploserderire.
—Contractetesabdominaux,recommandemamanàFrank.TudevraisfaireduPilates.Tuasentenduparlerd’unmouvementappelé«laplanche»?
—Oh,çava!marmonneFrank.—Etmaintenant,ons’étire…Alorsqu’ilsétirentleursmusclesischio-jambiers,Felixdébarquedansl’entréeenbondissant.—Yoga!hurle-t-iltoutjoyeux.Moiaussijepeuxfaireduyoga.JepeuxfaireunYOGATRÈSVITE.Ils’allongesurledosetsemetàdonnerdescoupsdepieddésordonnésenl’air.—Superyoga,luidis-je.Duyogaéclair.—UnyogaFORT,ditFelixenmeregardanttrèssérieusement.Jesuisleyogaleplusfort.—Oui,tuesleplusfortdesyogas,dis-je.—Çasuffit,décrètemamanensoulevantlatête.Bon,Frank,onvayallermolloaujourd’hui,juste
unepetitecourse…—Etsionfaisaitdespompes?l’interromptFrank.Ondevraitpasfairedespompesavantd’yaller?—Despompes?Levisagedemamansedécompose.J’aivumamanenfairedevantsonDVDDavina.Cen’estpasbeauàvoir.Ellepoussedesjuronsen
suantàgrossesgouttesetrenonceauboutdecinqremontées.—Euh…biensûr,dit-elleenseressaisissant.Bonneidée,Frank.Onpeutfairequelquespompes.—Etsionenfaisaittrente?—Trente?s’étranglemaman,blême.—Jecommence,ditFrankensejetantausol.Etlevoilàfacecontreterrequiexécutedeparfaitespousséesencadence.Ilestdoué.Sansblague,il
aunvraitalent.Mamanlefixe,médusée,commes’ilvenaitdesemétamorphoserenéléphant.—Bahalors,ettoi?faitFrankens’arrêtantàpeine.—Euh…oui,murmuremamanensemettantàquatrepattes.Aprèsdeuxpompes,elles’arrête.—T’arrivespasàsuivre?luilanceFrank,essoufflé.Vingt-trois…vingt-quatre…Maman en réussit quelques-unes de plus, mais elle est à bout de souffle. Elle n’a pas l’air de
s’amuserdutout.—Frank,oùas-tuapprisàfaireça?demande-t-elletandisqu’ilterminesasérie.Ondiraitqu’elleestfurieusecontrelui,àcroirequ’illuiajouéunsaletour.—Àl’école,répond-il.EnEPS.Ils’assoit,fessessurlestalons,etluiadresseunsouriremalicieux.—Jesaiscouriraussi.Jefaispartiedel’équiped’endurance.—QUOI?s’exclamemaman,toutepâle.Maistunem’avaisriendit!—Onyva?ditFrankenbondissantsursespieds.J’aipasenviedemetransformerenobèsevictime
potentielled’unecrisecardiaque.
Alorsqu’ilssedirigentverslaporte,jel’entendsajouter:—Est-cequetusaisquelaplupartdesfemmesdequaranteansnefontpasassezdepompes?J’ailu
çadansleDailyMail.
Quaranteminutesplustard,ilsrefontleurapparitiondansl’entrée,haletants.Jedisbien«haletants».Frank transpireàpeine,alorsquemamana l’air sur lepointdes’évanouir.Elleest toute rougeetsescheveuxdégoulinentdesueur.Pournepas tomber,elle s’agrippeà la rampede l’escalierensoufflantcommeunelocomotive.
—Commentétaitvotrejogging?demandepapaquientreenscèneàsontour.Ilsefiged’inquiétudedevantl’étatdemaman.—Anne,çava?—Oui,oui,réussit-elleàarticuler.Trèsbien.Enfait,Franks’esttrèsbiendébrouillé.—PeuimporteFrank…ettoi?s’inquiètepapaquinelaquittepasdesyeux.Anne,tuastroptirésur
lacorde?Jecroyaisquetuétaisenforme!—Maisjesuisenforme!proteste-t-elleenhurlantpresque.Ilm’afaituntourdecochon!Franksecouetristementlatête.—Mamandevraitfaireplusd’exercice,recommande-t-il.Maman,tun’asqu’uncorps,tusais.C’est
tonbienleplusprécieux.Ilmefaitunclind’œilavantdes’éclipserdanslasalledejeux.
C’estvraiqueFrankn’apastort.Maismamanaussiaraison.Toutlemondemarqueunpointdanscetteaffaire.Après avoir couru avecmaman, Frank a passé les dix heures suivantes scotché à son écran.Dix
heuresentières.Lesparents,sortispourtrimbalerFelixàunesériedefêtesd’anniversaire,avaientditàFrankdefairesesdevoirspendantleurabsence.Frankavaitrépondu«oui»,puiss’étaitconnecté.Findel’histoire.
Et maintenant, c’est dimanchematin.Maman est au tennis et papa bricole dans le jardin.Moi jeregardelatélévision.Frankapparaîtsurlepasdelaporte.
—Salut.—Salut.Meslunettesdesoleilsontenplace.Jenetournepaslatête.—Écoute,Audrey.Linusvapasserpasmaldetempsici.Tudevraisapprendreàleconnaître.Ilfait
partiedemonéquipeLOC.Rienqu’enentendant«Linus»et«apprendreàleconnaître»,jemecrispe.—Etpourquoidoncdevrais-jeapprendreàleconnaître?—Il sesentpas lebienvenu ici.Tusais,àcausedecequis’estpassé l’autre jour.Quand tu t’es
enfuie.Çal’afaitunpeuflipper.Je le gratifie d’un froncement de sourcils. Je n’ai pas besoin qu’on me rappelle cet épisode. Je
répliqueenentourantmesgenouxdemesbras:—Iln’aaucuneraison.—Etpourtant.Ilpensequetuluienveux.—Explique-luidanscecas.Tusais.Pour…—C’estfait.—Bon,alors…Unsilenceplaneuninstant.Frankn’atoujourspasl’airsatisfait.—SiLinusnevientplusici,ilsejoindraàuneautreéquipeLOC,explique-t-il.Ilestsuperdoué.—Quid’autrefaitpartiedevotreéquipe?Jepivotesurmoi-mêmepourfairefaceàFrank.—Deuxmecsdulycée.NicketRameen.Ilsjouentenligne.MaisLinusetmoi,onsechargedela
stratégie.Onvas’inscrireautournoiinternationaldeLOC.Commelesqualificationssontle18juillet,ilfautqu’ons’entraîneàmort.Legrandprix,c’est6millionsdedollars.
—QUOI?dis-jeenledévisageant.—Jedéconnepas.—Tupeuxgagner6millionsdedollars?JusteenjouantàLOC?
—Pas«juste»enjouantàLOC,rétorqueFrankimpatiemment.Tuterendspascompte,c’estdevenuunvraispectaclesportif…
Ilyaunbailquejenel’aivuaussienthousiaste.—…LetournoiauralieuàToronto.Ilssontentraindeconstruireunstadegéantpouraccueillirune
foulevenuedesquatrecoinsdumonde.Ilyabeaucoupdefricenjeu.C’estçaquelesparentsneveulentpascomprendre.Ànotreépoque,joueurdejeuxvidéo,c’estunecarrière.
—Ouais,c’estça,dis-jed’untondubitatif.J’aiétéàunejournéed’orientationaubahut.Jen’aivuaucunstandDEVENEZJOUEURDEJEUX
VIDÉO.—Voilàpourquoi tudois tedébrouillerpourqueLinus se sentechez lui ici, conclutFrank. Jene
peuxpasmepermettredeperdreunpartenaireaussigénial.—Tunepeuxpasallerchezlui?Frankfaitnondelatête.—Onaessayé.Maisilyaleproblèmedesagrand-mère.Elleestatteinted’uneespècededémence
sénile.Ellenenouslaissejamaistranquilles.Ellehurle,ellepleure,desfoisellenereconnaîtplusLinusetsemetàviderlecongélateur.Ilssontobligésdelasurveillertoutletemps.LinusfaitsesdevoirsauCDI.
—Ah,jevois.PauvreLinus.Bon…tusais.Dis-luiquej’airiencontrelui.—Ilm’ademandétonnumérodetéléphonemais…Frankhausselesépaules.—Mouais.Je n’ai plus de téléphone. Pour en rajouter une couche, je suis devenue anti-téléphone. Pas une
téléphonophobie,justeuneaversion.CequeFranknecomprendrajamais.Aprèssondépart,jechangedechaînepourregarderunesortedeVidéoGag.Felixvients’asseoirà
côtédemoietonseblottittouslesdeuxsurlecanapé.Felixestunepeluchevivantequiparle.Ilestcâlinettoutdouxetsionappuiesursonventre,ilrit,çamarchechaquefois.Sescheveuxboucléssontd’unblondaussivifqu’unefleurdepissenlit.Ilesttoujoursrayonnantdebonheur.Ildonnel’impressionqueriendemalnepourrajamaisluiarriver.
C’estsansdoutecequemesparentspensaientdemoiautrefois.—Alors,commentc’estl’école,Felix?T’estoujoursamiavecAidan?—Aidanalavavaisselle,medit-il.—Lavaricelle?—Lavavaisselle,mecorrige-t-ilcommesij’étaisstupide.Lava-vais-selle.—Ah,d’accord,dis-jeenhochantlatête.J’espèrequetunel’attraperaspas.—Jecombattrailavavaisselleàcoupsd’épée,assure-t-il,letorsebombé.Jesuisunbraveguerrier.J’ôtemeslunettesdesoleiletjecontemplesonpetitvisagerond,simerveilleusementouvert.Felix
estlaseulepersonnequejesoiscapablederegarderdanslesyeux.Mesparents,cen’estmêmepaslapeine.Ilsdébordentd’inquiétudeetdepeur,etilsensaventtroplong.Ilsexprimenttropd’amour,vousvoyezcequejeveuxdire?Sijamaisjeviensàcroiserleurregard,toutmerevientd’unseulcoupcommeunrazdemarée–letoutmêléàunecolèrequichezeuxesttoutàfaitjustifiée.Nonqu’ellesoitdirigéecontremoi,maistoutdemême.C’esthautementtoxique.
Quant auxyeuxdeFrank, ils ont seulement l’air unpeupaniqués.Style : «À l’aide,ma sœur estdevenuefolle,quedois-jefaire?»Ilaimeraitbienqueçaneletouchepasàcepoint,maisiln’ypeutrien.Biensûrqueçaleperturbe.Sasœurseplanquedanslamaisonderrièreseslunettesdesoleil.Onnepeutpasluienvouloir.
MaislesyeuxbleusdeFelixsontaussitransparents,clairsetrassurantsqu’unverred’eau.Ilnesaitabsolumentrien,àpartquelui,c’estFelix.
—Salut,toi,dis-jeenfrottantmonvisagecontrelesien.—Salut,toi,répète-t-ilenseserrantcontremoi.Jevoudraisunbonhommedeneige…FelixestobsédéparLaReinedesneiges,etjelecomprends.JemesenscommeElsa.Saufqueje
doutequ’endonnantunevéritablepreuved’amourjepuissefairefondrelaglace…lepicàglaceseraitplusmongenre.
LavoixdeFrankmetuntermeàmarêverie.—Audrey.Linusestarrivé.Ilt’envoieça.Jeremetsmeslunettesdesoleilavantdereleverlatête.Frankmetendunefeuilledepapierplié.—Ah,dis-je,perplexe,enprenantlafeuille.Bon,OK.Franksort.Jeladéplieetjedéchiffrel’écriture,quim’estinconnue:
Salut.Désolépourl’autrejour.Jen’aipasvoulutefairepeur.Linus
Oh,non.Çacraintàtouslesniveaux.D’abord,ilpensem’avoirfaitpeur.(Cequiestvrai,maisc’estpaslui
personnellement quim’effraie.) Ensuite, il ressent le besoin de s’excuser, ce quime donnemauvaiseconscience.Enfin,qu’est-cequejesuiscenséefairemaintenant?
Jeréfléchisuninstant,puisj’écrisendessous:Non,c’estmoiquim’excuse.Jesuissuperbizarre.C’estpastafaute.Audrey
—Felix.VadonnerçaàLinus.Linus,suis-jeforcéederépéteralorsqu’ilmeregardeavecdegrandsyeux.L’amideFrank…Linus…Legrand!
Felixprendlepapier,l’inspecte,leplie,lefourredanssapocheetsemetàjoueravecsontrain.—Felix,vas-y!DonneçaàLinus.—Maisilrentredansmapoche,objecte-t-il.C’estmonpapierdepoche.—Ilnet’appartientpas.C’estunmot.—Maisjeveuxunpapierdepoche!Felixfaitsagrimacequiprécède«lecri».Zut.Danslesfilms,ilsaccrochentunmessageaucollierd’unchienquivagentimentl’apporteràson
destinataire.Pasd’histoire.—D’accord, Felix, tu peux avoir un papier de poche, dis-je, exaspérée. Je sais pas ce que c’est
mais,tiens,voilà.J’arracheunepaged’unmagazine,puisjelaplieetlafourredanssapoche.—Maintenant,vadonnermonpapieràLinus,danslasalledejeux.UnefoisFelixenfinparti,jenesuisvraimentpascertainequemaréponsearriveraàdestination.Ily
adeschancespourqu’illabalanceàlapoubelleoul’introduisedanslelecteurDVD,ouencorequ’ilenoublietotalementl’existence.Jemontelesondelatéléetjen’ypenseplus.
Deuxminutesplustard,revoilàFelixaveclemot.Ils’exclame,toutjoyeux:—Lis-le!Lislepapierdepoche!
Jeledéplie.Linusaajoutéuneligne.OndiraitundébutdeCadavreexquis.
Frankm’aexpliqué.Çadoitpasêtrefacilepourtoi.
Jelisselemorceaudepapiersurmongenouetj’écris:
C’estpassigrave.Enfinsi.Bon,c’estcommeça.J’espèrequevousêtesentraindegagner.Aufait,tuétaisgénialenAtticusFinch.
Jerenvoielemotparl’intermédiairedeFelixlechienetmeplantedenouveaudevantl’écrandelatélé.Maislesgagsnem’amusentplus.Jesuissurlemodeattente,moiquidepuisdessemaines,desmois,uneéternité,n’interagisplusaveclesautressaufavecmespersonnesdeconfiance.Felixrevientpresquetoutdesuiteetjeluiarrachelepapierdesmains.
Hé,merci.Onessayed’infligerdelourdsdommagesàl’adversaire.Frankmehurledessusparcequejesuisentraindet’écrire.Tuasunemauvaiseinfluencesurmoi,Audrey.
Jeregardelamanièredontilaécritmonnom.Ilyadanssonécriturequelquechosed’intime.Commes’ils’étaitemparéd’unepartdemoi-même.Jel’imagineentraindeprononcer:Audrey.
—Dessinelesmots,ordonneFelix.Monpetitfrères’estprisaujeu:ilestnotremessager.—Dessinelesmots,répète-t-ilentapantsurlepapier.Lesmots!Maisjen’aiplusenvie.Jevaispliercepapieretlemettredecôtépourpouvoirleressortirplustard
etlereliretranquillement.Jevoudraisétudiersonécriture.L’imaginerformantleslettresdemonprénomavecsonstylo.Audrey.
JeprendsunefeuilledepapierA4danslemeubleoùsontrangéestoutesmesfournituresscolaires,etjegriffonne:Bon,c’étaitsympadeparleravectoi(enquelquesorte).Àplus.
JerenvoieFelixet,trentesecondesplustard,jereçois:Àplus.
Jetienstoujourslapremièrefeuille.Celleoùilatracémonprénom.Jelaposecontremajoueetj’enhumeleparfum.Jecroispercevoirl’odeurdesasavonnetteoudesonshampoingoudejenesaisquoi.
Felix,lenezcollécontrel’autrepapier,mefixedesesgrandsyeuxronds.—Tonpapierdepochesentlecaca,dit-ilavantd’exploserderire.Lespetitsdequatreansonttoujourslemotpourcasserl’ambiance.—MerciFelix,dis-jeenluiébouriffantlescheveux.Tuesuntrèsbonmessager.—Dessineencoredesmots,dit-ilentapotantlafeuille.Encore.—Onafinidetchatter.MaisFelixramasseuncrayonetmeletend.—Faisdesmotsrouges,m’ordonne-t-il.Fais«Felix».J’écris«Felix».Il regardesonnomd’unairrêveur.Je le tire tendrementsurmesgenouxpourun
nouveaucâlinréconfortant.Jemesenslégèrementeuphorique,etcommevidée.Çavousparaîtpeut-êtreexcessif,maisaucasoù
vousnel’auriezpasremarqué,jesuislareinedeladramatisation.Lavérité,c’estquesivousnecommuniquezjamaisavecpersonnedenouveau,vraimentjamais,vous
perdezlamain.Alors,quandvousvousyremettez…DrSarahm’aprévenue:jedoism’attendreàcequeles tâches lesplusminimes, lespluspetitsaccomplissements,soientépuisants.Etcroyez-leounon,cepetitéchangedebilletsm’alaisséesansforces.
Quandmême,c’étaitsympa.
MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose
Lacamérasedirigeversuneportefermée.
AUDREY(VOIXOFF)Bon,voilàlebureaudemonpère.C’estlàqu’iltravaillelorsqu’iln’estpasaubureau.
Onvoitunemainpousserlaporte.Puisonaperçoitpapa,affaléàsatable,entrainderonflerdoucement.Surl’écran,ilyaunevoituredesport,uneAlfaRomeo.
AUDREY(VOIXOFF)Papa?Tudors?
Papasursauteetsedépêched’éteindrel’écrandesonordinateur.
PAPAJeneDORMAISpas.Jeréfléchissais.Alors,t’asemballétoncadeaupourmaman?
AUDREY(VOIXOFF)C’estpourçaquejesuislà.T’asdupapiercadeau?
PAPAOui.
IlsaisitunrouleaudepapiercadeauetletendàAudrey.
PAPAEtregardecequej’aid’autre!
Il sort une boîte pâtissière blanche dont il soulève le couvercle : on découvre un beau gâteaud’anniversaire.Leglaçages’orned’unsuperbe39.
Silence.
AUDREY(VOIXOFF)Papa,pourquoiest-cequetuasfaitmettre39sursongâteau?
PAPAPersonnen’esttropâgépourungâteaud’anniversairepersonnalisé.
(Ilpapillonnedesyeuxpourlacaméra.)Entoutcas,moi,jenelesuispas.
AUDREY(VOIXOFF)Maisellen’apastrente-neufans.
PAPA(interloqué)
Mais,si.
AUDREY(VOIXOFF)Non.
PAPAMais,si,elle…
Ilétouffeuncri.Ilesthorrifié.Ilregardelegâteau,puissetourneànouveauverslacaméra.
PAPAOh,non!Tucroisqu’elleserafâchée?Non.Biensûrquenon.Enfin,rienqu’unepetiteannée,qu’est-cequeçapeutfaire…?
AUDREY(VOIXOFF)Papa,tusaisbienqu’elleserafurieuse.
Papaal’aircomplètementpaniqué.
PAPAIlnousfautunnouveaugâteau.Combiendetempsnousreste-t-il?
Onentenduneporteclaquerenbas.
MAMAN(HORSCHAMP)Coucou!Jesuisrentrée!
Papaestdésemparé.
PAPAAudrey,qu’est-cequ’onvafaire?
AUDREY(VOIXOFF)Onn’aqu’àlechanger.Onpourraitletransformeren38.
PAPAAvecquoi?
IlsoulèveunflacondeTipp-Ex.
AUDREY(VOIXOFF)Non!
OnfrappeàlaporteetFrankfaitsonentrée.
FRANKMamanestrentrée.C’estquandsongoûterd’anniv’?
Papaestentraindedécapuchonnerunmarqueurnoir.
PAPAJ’aiqu’àutiliserça.
AUDREY(VOIXOFF)Non!Frank,tupeuxalleràlacuisinechercheruntubedeglaçageouuntrucdanslegenre?Untrucmangeableaveclequelonpeutécrire.Maisnedispasàmamanpourquoi.
FRANK(médusé)
Untrucmangeableaveclequelonpeutécrire?
PAPAGrouille-toi!
Frankdisparaît.Lacamérafaitlepointsurlegâteau.
AUDREY(VOIXOFF)Commentt’asputetrompersursonâge?Commenttut’esdémerdé?
PAPA(Ilseprendlatêtedanslesmains.)
J’en sais rien. Je viens de passer un mois à pondre des rapports financiers pour l’annéeprochaine.L’annéeprochaine!C’esttoutceàquoijepense.J’aidûperdreuneannéeenroute.
Frankentreentrombeenbrandissantunebouteilledeketchupsouple«têteenbas».
AUDREY(VOIXOFF)Duketchup?Tutefousdequi?
FRANK(surladéfensive)
Bah,jesavaispas,moi!
Papas’armedelabouteille.
PAPAEst-cequ’onvapouvoirtransformerun9en8?
FRANKTuluiferaspasprendredesvessiespourdeslanternes.
AUDREY(VOIXOFF)T’as qu’à recouvrir le nombre entier avec du ketchup. On n’a qu’à napper son gâteaud’anniversairedeketchup.
FRANKÇacraintunmax.
PAPA(Ilnappelegâteau.)
Mamanadoreleketchup.C’estparfait.Toutestarrangé.
Voilà une bonne leçon de vie. N’essayez jamais de réparer un gâteau d’anniversaire à l’aide d’unebouteilledeketchup.LeTipp-Exmarchesansdoutemieux.
Lorsquepapaaapportélegâteau,mamanaouvertgrandlabouche,maisiln’enestsortiaucuncridejoie. Imaginez une couche de ketchup sur un glaçage blanc : ça ressemble plutôt à un massacre à latronçonneuse.
Ona entonnéenchœur super fort : « JoyeuxAnniversaire !»Mamana soufflé sa seule etuniquebougieetpapaadit:—Laisse-moidoncemporterça,jevaisledécouper…
—Attends!l’enaempêchémamanunemainposéesurlasienne.Qu’est-cequec’estqueÇA?C’estpasduketchup,quandmême?
Papaarépliquédutacautac:—C’estunerecettedePierreGagnaire.Delapâtisseriemoléculaire.—Ah,afaitmaman,perplexe.Maislà,n’est-cepas…?Ethop,avecuncoindesaserviette,ellearamasséunpeudeketchup.—C’estbiencequejepensais!Ilyaquelquechosedessous!—C’estrien!s’estdépêchédedirepapa.—Ilyaquelquechosededessinésurleglaçage!Elleacontinuéàessuyerleketchup.Ilnenousrestaitplusqu’àcontemplerensilencelegâteaublanc
striéderouge.—Chris,asoudainditmamand’unevoixchangée,trèsbizarre.Pourquoiest-ilécrit39?Papaapassélamainsurlesvestigesdesoncamouflage.—Mais,non!38.Regarde,c’estun8.—Un9,ainsistéFelixledoigtpointéverslegâteaud’unairsûrdelui.Lechiffre9.—C’estun8,Felix,amartelépapa.Un8!Felixétaitéberlué.Ilmefaisaitpitié.Lepauvre,commentest-ilsupposéapprendrequoiquecesoit
avecdesparentsaussidingos?—C’estun9,Felix,luiai-jechuchotéàl’oreille.Papafaituneblague.—Tumedonnes trente-neufans?agémimamanen levant lesyeuxverspapa.Parcequec’estde
quoij’ail’air?C’estça?Elleaprissonvisageentresesmains.—J’ailevisaged’unefemmedetrente-neufans,hein?C’estàçaquetuveuxenvenir?Àmonavis,papaauraitmieuxfaitdejeterlegâteau.
Bon,alorscesoir,monpèreemmènemamèreaurestaurantpourunpetitdînerentêteàtête,commeen témoigne lenuagedeparfumquiaéludomiciledans lacaged’escalier.Mamannefaitpasdans lasubtilitéquandelles’habillepoursortirlesoir.Commeellenousdittoujours,depuisqu’elleaeutroisenfants,saviesocialeestinexistante.Aussi,quandilluiarrivedesortir,pourcompenser,ellenelésinenisurl’eaudetoilette,nisurl’eye-liner, lalaquepourcheveuxetlahauteurdestalonsaiguilles.Jelaregardedescendrelesmarchesavecprécautionetjeremarquequ’elleaunetachedecrèmeautobronzantesurlebras,maisjenedisrien:aprèstout,c’estsonanniversaire.
—Çavaaller,machérie?Ellemeprendparlesépaulesetmedévisageavecuneexpressionsuperinquiète.—Tuasnosnuméros.S’ilyaquoiquecesoit,disàFrankdenousappelertoutdesuite.Mamansaitquejenesuispastellementbranchéetéléphone.C’estpourçaquec’estFranklebaby-
sitterofficiel,etpasmoi.—Çavaaller,maman.—Biensûr,dit-ellesanspourautantlâchermesépaules.Machérie,repose-toi.Couche-toidebonne
heure.—Oui,maman.—Et,Frank…,continue-t-elleen levant la têtealorsqu’ildébouledans l’entrée.Tun’esautorisé
qu’àfairetesdevoirs.Parcequejeprendsçaavecmoi.Ellebrandituncâbled’unairtriomphant.Frankpousseuncri.—Est-cequet’as…?—Débranché tonordinateur?Oui, jeunehomme.Cesoir jeneveuxpasdecetordinateurallumé
pendantunenanoseconde.Situterminestesdevoirsàtemps,tupeuxregarderlatéléoulireunlivre.TupeuxlireduDickens!
—DuDickens,répèteFrankd’untondésobligeant.—Oui,duDickens!Pourquoipas?Quandj’avaistonâge…—Jesais,coupeFrank.T’asvuDickensenlive.Etilétaitvraimentgénial.Mamanfaitlesgrosyeux.—Trèsdrôle.Papadévaleàcetinstantlesdernièresmarches.—Alors!Prêteàfêtertonanniversairecommeilsedoit?Ilrépandautourdeluiuneforteodeurd’after-shave.Qu’est-cequ’ilsonttouslesdeuxàs’arroserde
parfum?—Toutvabien,n’est-cepas?demande-t-ilennousregardanttouràtour,monfrèreetmoi.Onestau
coindelarue,detoutefaçon.Mes parents sont incapables de quitter la maison.Maman remonte vérifier une dernière fois que
Felixa toutcequ’il luifaut,etpapaserappellesoudainqu’ila laissé l’arrosageautomatiqueenroutedanslejardin.Etpuismamanveuts’assurerqu’elleabienprogrammél’enregistrementdesachèresérie,EastEnders.
Quandonaenfinréussiàlespousserdehors,onéchangeunregard,Franketmoi.—Ilsserontderetourdansàpeineuneheure,préditFrankensedirigeantverslasalledejeux.Jeluiemboîtelepas:jen’airiend’autreàfaire,etpuisj’aiassezenviedeliresondernierScott
Pilgrim.Ils’installeàsonordinateur,fouilledanssonsacetenextraituncâble.Ilbranchesabécane,seconnecte,etlevoilàlancédansunepartiedeLOC.
—Tusavaisquemamanallaitteprendrelecâble?Jesuisimpressionnée.—Ellel’adéjàfait.J’enai,genre,cinqderechange.
Sonregardsevoiledèsqu’ilsemetàjouer.Celanesertplusàriendeluiparler.JedénicheleScottPilgrimsousunpaquetdechipsgéantetmepelotonnesurlecanapépourbouquiner.
Ils’estàpeineécouléuneseconde,dumoinsc’estcequ’ilmesemble, lorsquejerelèvela têteetvoismamandansl’encadrementdelaporte,trèsgrandesursestalonshauts.Parquelmiracle…?
—Maman,dis-jeenclignantdesyeux.Jecroyaisquevousétiezpartis?—J’avaisoubliémontéléphone,explique-t-elled’unevoixdangereusementcalme.Frank?Qu’est-
cequetufabriques?Oh,non!Frank…Frank.Jetourneàtoutevitesselatêteverslui.Frank,lecasquesurlesoreilles,
cliquetranquillementsursasouris.—Frank!aboiemaman.Ilredresselatête.—Oui?—Qu’est-cequetufabriques?réitèremamandumêmetonmenaçant.—Labodelangue,répondFrank,sanssedémonter.—Labode…hein?bafouillemaman,désarçonnée.—Mesdevoirsdefrançais.Untestdevocabulaire.Jemesersd’unvieuxcâble.Jemesuisditquetu
m’envoudraispas.Ilmontredudoigtsonécransurlequelflotteengrosseslettresrougeslemot«armoire»,suivi,en
bleu,desatraduction.Ehbah,iladûfairevitepourouvrirça.IlparaîtqueLOCaméliorelesréflexes.Ehbien,c’estpasdelablague.—Toutcequetuasfaitsurl’ordinateurdepuisqu’onestpartis,c’esttesdevoirs?Mamanmelanceunregardàlafoisinterrogateuretsoupçonneux.Jemedétourne.Pasquestionqueje
m’enmêle.—J’étaisentraindelireScottPilgrim,dis-je,innocente.Mamanrevientàlacharge.—Frank,tuneseraispasentraindemementir?—Tementir,moi?ditFrank,blessé.Illadévisagepuissecouelatêteavecunetristessefeinte.—Vous,lesadultes,vouscroyeztoujoursquelesadossontdesmenteurspathologiques.Vouspartez
duprincipequ’onnevousditpaslavérité.C’estvraimentdéprimant.—Jenedispasque…,sedéfendmaman.Maisilluicoupelaparole.—Biensûrquesi !Vousêtes tousempreintsdecepréjugé idiot et pathétiqueque toutepersonne
n’ayantpasencoreatteintdix-huitansn’estqu’unsous-hommemalhonnêtedénuédetouteintégrité.Maisnoussommesdeshumains,commevous,vousn’avezpasl’airdevousenrendrecompte!s’emporte-t-il.Maman,est-ceque,pourunefois, tunepourraispasavoirconfianceentonfils?Est-ceque,pourunefois,tunepourraispasm’accorderlebénéficedudoute?Maissitupréfèresquej’éteignel’ordinateuretquejem’abstiennederévisermonfrançais,c’estpasgrave.J’expliqueraiçademainauprof.
LediscoursdeFrankafaitsonpetiteffet.Ondiraitqu’ellevientdesefairegronder.—Jen’aipasditquetumentais!C’estjuste…Écoute,sic’estpourtesdevoirs,vas-y,continue…À
plustard.Sestalonscliquètentdanslecouloir.Laported’entréesereferme.—T’esungrandmalade,dis-jeàFranksansleverlesyeuxdelaBD.Frank ne répond pas. Il est déjà replongé dans son jeu. Je tourne la page dema BD et le laisse
marmonnertoutseul.Jesuisentraindemedirequ’unebonnetassedechocolatchaudmeferaitdubienquand,soudain,onentenddescoupscommevenusd’outre-tombevenantdelafenêtre.
—FRAAAAAAAAANK!!!!Jefaisunbondd’unmètreetmemetsàhyperventiler.C’estmaman.Ellenousregarde.Sonvisage
s’encadredanslafenêtre,rienmoinsquedémoniaque.Jenel’aijamaisvueaussihorsd’elle.—CHRIS!hurle-t-elle.VIENSTOUTDESUITE!JEL’AIPRISLAMAINDANSLESAC!Comments’est-elledébrouilléepourgrimperjusqu’àcettehauteur?Lesfenêtresdelasalledejeux
sontà2mètresdusol!JejetteunregardàFrank,quial’airplutôtsecoué.IlaéteintLOC,maistroptard,forcément:ellea
vu.—T’esfoutu,luidis-je.—MERDE!pesteFrank,sourcilsfroncés.J’arrivepasàycroire.Ellem’espionne.—CHRIS!hurlemaman.ÀL’AIDE!AHHHHH!!!!!Sonvisagedisparaîtetonentendunénormeboum.OMG.Maisc’estquoi,cebordel?Parlafenêtredelasalledejeuxquidonnesurlejardin, jene
voismamannullepart.SeulementlacabanedeFelixpousséesouslafenêtre.Quoi,ondiraitqueletoits’esteffondré,et…
Nan.C’estpaspossible.Lespiedsdemamanensortent,seshautstalonspointésversleciel.Frank arrive augalopderrièremoi et découvre la scène. Il plaqueunemain sur sabouche. Je lui
balanceuncoupdecoude.—Tais-toi!Elles’estpeut-êtrefaitmal!Maman,çava?dis-jeencourantverslacabane.—Anne!s’écriepapaenarrivantsur les lieux.Qu’est-cequis’estpassé?Maisqu’est-ceque tu
fabriques?—Jeregardaisparlafenêtre,s’étranglemaman.Sors-moidelà!Jesuiscoincée!Frankfaitobserverplatement:—Jecroyaisquegrimpersurletoitdelacabane,c’étaitmontrerlemauvaisexempleàFelix.Unpetitcriderages’échappedelacabane.—Tun’esqu’un…!C’estprobablementunebonnechosequesavoixaitétéétouffée:onn’enentendpasdavantage.Il faut s’ycollerà troispour la tirerde là,etonnepeutpasdirequenotre sollicitudeapaiseson
courroux.Elleserecoiffeentremblantdecolère.—Ehbien,jeunehomme,réprimande-t-elleFrankquifixelesold’unairboudeur.Cettefois,tuas
dépassélesbornes.Tuesdésormaisinterditdejeuxvidéopour…qu’est-cequet’enpenses,Chris?—Unejournée,décrètefermementpapa.Enmêmetempsquelui,mamanlance:—Deuxmois!Puis,aprèsunepause,elles’exclame:—Chris!Unejournée!?—Bah,jesaispas,moi!soupirepapa,surladéfensive.Tum’asprisdecourt.Mamanetpapaformentunminicercleàdeuxpourdiscuteràvoixbasse.Franketmoiattendonsle
verdict.Jepourraisretourneràl’intérieur,maisjesuiscurieusedesavoircommentcettehistoirevaseterminer.
C’estunpeunul,celadit,deresterplantéelàalorsqu’ilssemurmurentdestrucsdugenre:«ilfautqu’ilcomprenne»ou«ilfautmarquerlecoup».
Quandj’auraiungosse,jem’arrangeraipourtrouverlapunitiond’abord.—Bon,OK,déclarepapaensedétachantdemaman.Dixjours.Niordinateurnitéléphone…rien.
—Dix jours ? répète Frank en fusillant papa d’un de ses regards au laser à vous découper enrondelles.C’estabusé!
—Non,estimemamanentendantlamain.Tontéléphone,jeteprie.—Etmeséquipiersalors?Jepeuxpaslesabandonner.Touscesdiscoursàlanoixquetum’asfaits
surl’«espritd’équipe»,quandtumedisaisqu’ilfallait«seserrerlescoudes»?Etmaintenant,ilfautquejeleslaissetomber?
—Dequelséquipiersparles-tu?s’étonnemaman.Ceuxdetonéquiped’endurance?—DemeséquipiersdeLOC ! soupireFrank.On s’entraînepour le tournoi. Je te l’ai déjàdit un
milliondefois.—Untournoidejeuxvidéo?lancemamanavecunsuprêmedédain.—LetournoiinternationaldeLOC!Legrandprixestde6millionsdedollars!C’estpourçaque
Linusvienttoutletemps!Qu’est-cequejevaisluidire?—Tuluidirasquetuesoccupé,répondmamand’untonsec.Detoutefaçon,jepréfèrequeLinusne
vienneplus.Jecroisquetudevraistefairedesamisavecdescentresd’intérêtplusvariés.Enplus, ilperturbeAudrey.
—Linusestmonami!s’écrieFrank,surlepointd’exploser.T’aspasledroitdebannirmesamis,putain!
Oups.Le«putain»estunfauxpas.Jevoismamanquiseredressecommeuncobraprêtàattaquer.—Pasdecelangageici,lance-t-elle,glaciale.Etsi,parfaitement,j’enailedroit.Jesuischezmoi.
Jedécidequientreetquisort.Tusaisqu’Audreyaeuunecriseàcausedelui?— Elle n’en aura plus, réplique Frank. Audrey est en train de s’habituer à Linus. N’est-ce pas,
Audrey?—Ilestsympa,réponds-jefaiblement.—Onverraça,grognemamanenlançantàFrankunregardàvousfigerlesangdanslesveines.Pour
l’instant,est-cequejepeuxtefaireconfiance?Tuvasfairetesdevoirscesoir,n’est-cepas?Sanssortirunautrecâbledejenesaisoù?Oufaut-ilquej’annulemondînerd’anniversaire?Celuiquetonpèreetmoiattendionsavec impatienceetque tuviensdéjàdegâcheràmoitié ! soupire-t-elleenbaissant lesyeuxsursesjambes.Etvoilà…mescollantssontfilés.
Présentécommeça,onsesentcoupables.Mêmemoi,alorsquejen’airienfait.J’imaginequepourFrank,cedoitêtrepire.Quoique,aveclui,onnesaitjamais.
—Désolé,finit-ilpargrommeler.Ensilence,nousregardonsnosparentsretournerà lavoituregaréedevant lamaison.Lesportières
claquent.Ilssontrepartis.C’estFrankquiromptlesilence.—Dixjours.Ilfermelesyeuxdedésespoir.Pourluiremonterlemoral,jeluirappelle:—Çaauraitpuêtredeux
mois.Jeregretteaussitôtmesparoles:c’estarchinuldemapart.—Enfin…désolée.C’estpascool.—Ouais.Dans la cuisine, jeviensdeposer labouilloire sur le feupourmepréparerune tassedechocolat
quandFrankouvrelaporte:—Écoute,Audrey.Ilfautquetut’habituesàLinus.—Oh.J’aiunedrôledepetitesensationauniveaudelapoitrine.C’estcenom.Linus.Ilaceteffetsurmoi.—Ilabesoindevenirici.Illuifautunendroitoùs’entraîner.—Jeterappellequemamannetepermetplusdejouer.
— Pour dix jours seulement, dit-il en agitant une main impatiente. Après ça, il va falloir qu’oncravache.Lesqualificationsapprochentàgrandspas.
—Ouais,dis-jeenmeservantuneénormecuilleréedepoudrechocolatée.—Alors,s’ilteplaît,paniquepaslaprochainefoisquetulevois.Enfin…jeveuxdire,nonpasque
tu«paniques»…,s’empresse-t-ilderectifierenvoyantmatête.Tunepeuxpasavoiruneattaquechaquefoisqu’ilvient.Bref.Jesaisquecequetuasestvraimentgrave.Jesaisquetuesmaladeettoutça,jesais.
OnatraînéFrankàuneoudeuxséancesdethérapiefamiliale.Ilaététrèssympa,d’ailleurs.Ilm’aditdeschosesgentilles.Ilm’adéfenduedanscettehistoire.
Bref.—Cequejeveuxdire,c’estqueLinusabesoindevenirici,sansquemamansoittoutletempssur
mondos.Alorsilfautquetusoiscapabledeleregardersanstesauver.OK?Un temps de silence. Je verse de l’eau bouillante dans ma tasse. En un clin d’œil, la substance
poudreuse semétamorphose enun sublime chocolat chaud.Une réaction chimiquequi semble tenir duprodige.Chaquefois,jesuisfascinée.
Maisest-ceunebonnechose?Jepensetrop.Beauuuu…couptrop.Toutlemondes’accordesurcepoint.
—Essaie,aumoins,mesupplieFrank.S’ilteplaît?—D’accord.Jehausselesépaulesetboisunegorgéedechocolat.
MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose
Maman,papaetFrank sont à tableen traindeprendre leurpetitdéjeuner.Maman lit sonDailyMail.PapaestabsorbéparsonBlackBerry.
LacamérazoomesurlevisagedeFrank.Furibard.
MAMANAlorsFrank,qu’as-tuprévudefaireaujourd’huiaprèslescours?
Frankneluirépondpas.
MAMANFrank?
Frankrestemuet.
MAMANFRANK?
Ellehouspillepapadupied.Papalèvelatête,perplexe.
MAMANCHRIS!
ElleindiqueFrankd’unsignedetêtelourddesous-entendus.Papaapigé.
PAPAFrank,soisunpeupoli.Oncommunique,danscettefamille.Répondsàtamère.
FRANK(Ilpousseunsoupiragacé.)
Jesaispascequejevaisfairemaisjevaissûrementpasjoueràunjeuvidéo,c’estclair.
MAMANJ’aimeraisquetufassesletridansteschemises.Jenesaispaspourquoiellessontdanscetétat.Chris,onpourras’occuperdestiennesaussi.
PapaadenouveaulenezdanssonBlackBerry.
MAMANCHRIS?CHRIS?
Papaesttropabsorbéparcequ’ilfait.Ilnel’entendmêmepas.
FRANKHé,papa?Etlafamille?Etlacommunication?
Ilpasseunemaindevantlevisagedepapaqui,enfin,redresselatête.IlregardeFrankenclignantdesyeux.
PAPANon,tunepeuxPASsortircesoir.Tuespuni,jeunehomme.
Devantnosexpressionsstupéfaites,ilcomprendqu’ilestàcôtédelaplaque.
PAPAHum…tupeuxchargerlelave-vaisselle.
(Encoreloupé.)Faisattentiondemettretonlingesaledanslebonpanier.
(Ilrenonce.)Faiscequetamèretedit.
Le lendemain soir, Frank surgit sur le seuil de la salle télé et, sans préambule, annonce :— Je vaist’amenerLinuspourqu’iltedisebonjour.
—D’accord,OK.J’airéponduavecbeaucoupdedécontraction.Feinte,biensûr.Enfait,jesuishyperstressée.J’ailarespirationcoupée.Jeperdslecontrôle.Bref,
jecommenceunecrisedepanique.J’entendsdansmatêtelesparolesdeDrSarah.Jem’ycramponneensongeantcombiencettevoixestréconfortante.
«Lâchelabrideàtesémotions.Acceptelaprésencedetoncerveaudelézard.Rassure-le.»Cefoutucerveaudelézard.Vousl’ignorezpeut-être,maisleproblèmeaveclecerveau,c’estquecen’estpasunesimpleboule
gélatineuse. Il est divisé en plusieurs parties, dont certaines sont absolument fantastiques, alors qued’autresnesontqu’ungâchisd’espace.Entoutcasselonmonhumbleavis.
Toutçapourvousdirequejepourraismepasserdemoncerveaudelézard…l’amygdale,commeonl’appelledans les livres.Chaquefoisque lapeurnousparalyse,noussommes l’esclavedecetorganeprimitif…Ilétaitdéjàdansnotreboîtecrânienneàl’époqueoùnousn’étionsencorequedeslézards.Ildatedelapréhistoire,quoi.Etildominenosactions.Bon,d’accord,lesautrespartiessontdifficilesàmanœuvrer,mais le cerveaude lézard, croyez-moi, c’est lepire.Engros, il donnedesordres ànotrecorps par le biais de décharges chimiques et de signaux électriques. Il n’attend pas que le danger seconcrétise, il ne raisonne pas, il agit uniquement par instinct. Bref, c’est le cerveau de la peurirrationnelleàcentpourcent;sonseulbut,c’estdenousprotéger.Lutte,fuite,paralysie.
JepeuxtoujoursmeraisonnerenmedisantquesijeparleàLinus,ici,danscettemêmepièce,toutirabien.Pasdesouci.Quelestleproblème?Cen’estqu’uneconversation.Qu’ya-t-ildedangereuxàcela?
Maismonimbéciledecerveaudelézardsedéclenche.«Alerte!Danger!Tousauxabris!Angoisse!Angoisse!»Ilcriefortettirelasonnetted’alarme.Etc’estluiquemoncorpsécoute,sanstenircomptedemonidéeàmoi.Ehbien,jepeuxvousdirequec’estempoisonnant.
Chacundemesmusclesesttenduàcraquer.Mesyeuxs’agitentdanstouslessens.Sivousmevoyiez,vous penseriez qu’un dragon vient d’entrer dans la pièce. Mon cerveau de lézard est en train desurchauffer. Et même si je me répète que je dois l’ignorer, c’est un peu difficile quand un reptilepréhistoriques’agitedansvotretêteenhurlant:«Tousauxabris!»
—JeteprésenteLinus,ditFrank,interrompantlefildemespensées.Jevouslaissetouslesdeux.Jen’aiplusletempsdemesauver.Levoilà,devantlaporte.Cheveuxbruns,yeuxrieurs,sourire…
Jeme sens soudaindétachéede la réalité.Tout ceque j’entends àprésent, ce sont lesordresdemon
cerveauquiscande:«Restelà,t’enfuispas,bougepas.»—Salut,dit-il.Jeréussisàarticuler:—Salut.L’idéedeluifaireface,oumêmedeleregarder,relèvedel’inconcevable.Jemedétourne.Àtoute
vitesse.Jefixeuncoindelapièce.—Est-cequeçava?Linusfaitquelquespasversmoi,puiss’arrête.—Oui,çava.—Çan’apasl’aird’aller.—Euh…Bah…J’essaiedetrouveruneexplicationquin’impliquerapaslesmots«bizarre»ou«folleàlier».—C’est la surcharged’adrénaline, finis-jeparbalbutier.C’est juste…commeça. Je respire trop
vite,voilàtout.—Ah,d’accord.Jedevinequ’ilhochelatête,mêmesi,bienentendu,jenelevoispas.Donccen’estpassûr.Hourra. J’ai réussi à ne pas prendre la fuite, j’ai l’impression de faire du rodéo. C’est un effort
monstrueux.J’ai lesdoigtsquifontdesnœudsentreeux.Jerésisteà l’enviedetirersurmontee-shirt.J’aipromisàDrSarahdeneplusdéchirermesvêtements.Jevaistenirmapromesse.Mesdoigts,eux,cherchentàsoulagerlaraideurmusculairequimeparalyse.
—Ilsdevraientnousapprendreceschoses-làenSVT,reprendLinus.C’estbienplusintéressantquelecycledeviedel’amibe.Jepeuxm’asseoir?ajoute-t-il,pastropàl’aise.
—Biensûr.Ils’assiedtoutauborddusofaet,c’estplusfortquemoi,jem’écarte.—Est-cequec’estàcausede…cequis’estpassé?—Unpeu.Alors,t’esaucourant?—J’enaientenduparler.Tusaiscommentc’est.Larumeur.J’aitoutd’uncoupunpeumalaucœur.J’entendsDrSarahmerépéter:«Audrey,toutlemonden’est
pasentraindeparlerdetoi.»Ehbien,ellesetrompe.—FreyaHillestpasséedanslelycéedemacousine,poursuit-il.JenesaispasoùsontpartiesIzzy
LawtonetTashaCollins.Cesnoms…J’aiunmouvementderecul.—J’aipasvraimentenvied’enparler.—Euh…OK,jecomprends.Aprèsunepause,ilajoute:—Jevoisquetuportessouventteslunettesdesoleil…—Oui.Unlongsilence.Jesaiscequ’ilattenddemoi.Aprèstout,pourquoipas?Sinon,Franks’enchargera
àmaplace.—J’aidumalà regarder lesgensdans lesyeux.Mêmemafamille…Jesaispas.C’est troppour
moi.—D’accord…Encoreunepause.—…Onpeuttecontacterquandmême?Parmail,parexemple?Jedurcismestraitspournepasfaireunegrimace.—Non,pasdemailpourlemoment.—Maistupeuxécriredesmots.
—Oui,ça,oui.Unnouveausilence.Soudain,unmorceaudepapierfaitsoncheminjusqu’àmoncôtéducanapé.Ily
estécrit:Salut.
Jesouris,etjeprendsunstylo.
Salut.
Je le fais glisser vers lui. Il réapparaît presque tout de suite, et nous voilà lancés dans uneconversationsurpapier.
C’estplusfacilequedeparler?
Unpeu.
Désoléd’avoirmentionnéteslunettes.J’aigaffé.
Pasgrave.
Jemesouviensdetesyeux.
Ah,bon?
JesuisvenuvoirFrankunefois.Jelesairemarquéscejour-là.Ilssontbleus,jemetrompe?
Jen’arrivepasàcroirequ’ilserappellelacouleurdemesyeux.
Oui.Tuasunebonnemémoire.
Jesuisdésoléqueçat’arrive,toutça.
Moiaussi.
Ça durera pas éternellement. Tu resteras dans l’ombre pendant le temps nécessaire, et puis tu ensortiras.
Jefixecequ’ilvientd’écrire,unpeuchoquée.Ilal’airsisûrdelui.
Tucrois?
Matanteauneméthodespécialepourlarhubarbe,ellelafaitpousserdanslenoird’uneresserredesonjardin.Àlafindel’hiver,onlarécolteàlalueurdesbougies.Çaaungoûtsuperbon.Ellevendsaproductionunefortune.
Alors,quoi?Jesuisdelarhubarbe,c’estça?
Pourquoipas?Silarhubarbeabesoindepasserdutempsdanslenoir,peut-êtrequetoiaussi.
JesuisdelaRHUBARBE?
Pasderéponse.Auboutd’unmomentquimeparaîtlong,lepapierréapparaît.Iladessinéunetigederhubarbeavecdeslunettesdesoleil.Jenepeuxpasm’empêcherderire.
Ilselève.—Euh…jedevraisyaller.—OK.C’étaitsympade…tusais…discuter.—Oui.Salutalors.Àbientôt.Jelèveunemain,levisagetoujoursdétourné.Mondésirdemetournerversluiabeauêtretrèsfort,
j’ensuisincapable.Lesgensparlentde«langagecorporel»,commesionparlaittouslemême.Maischacunpossèdeson
propredialecte.J’ailemien:medétourneretregarderdanslecoindelapiècesansbouger,celasignifie:jet’aimebien,jenemesuispassauvéedanslasalledebains.
J’espèrequ’ils’enrendcompte.
Lorsdemaséance,DrSarahvisionnemonébauchededocumentaire,enprenantdesnotes.Mamanm’accompagne,commeellelefaitdetempsàautre,etelleenchaînelescommentaires:—Jenesaispascequim’aprisdeporterÇAcejour-là…DrSarah,n’allezpascroirequenotre
cuisine est toujours aussi désordonnée… Audrey, pourquoi as-tu filmé notre compost, non maisvraiment…
Jusqu’àcequeDrSarahluidemandegentimentdelafermer.Àlafin,mathérapeuteserenfoncedanssonfauteuiletmesourit.
—J’aibeaucoupaimé.Tuasbienjouétonrôledepetitesouris,Audrey.Maintenant,j’aimeraisquetutedégourdissesunpeulespattes,etquetuinterviewestafamille.Etquelquespersonnesdel’extérieuraussi.Queturepoussesteslimites.
Aumot«extérieur»,jemecrispe.—Despersonnesdel’extérieur?Commentça?—N’importequi.Lelivreurdelait.Ouunedetesanciennesamiesdelycée…Elleaemployéuntonléger,commesiellenesavaitpasquemes«anciennesamies»,c’étaitunpoint
hypersensible.Etpuisd’abord,lesquelles?Jen’enavaisdéjàpasbeaucoup,etjen’enairevuaucunedepuisquej’aiquittéStokeland.
Natalieétaitmameilleureamie.Ellem’aécritunelettrequandj’aiquittélelycée.Samèreaenvoyédesfleurs.Jesaisqu’ellesonttéléphonéàmamanpourprendredemesnouvelles.Moi,jesuisincapablede répondre. Je ne peux pas voir Natalie. Impossible. Et le fait que maman rende Natalie en partieresponsabledecequis’estpassén’aidepas.Elle lui reprochedenepasavoir«agiplus tôt».C’estinjuste.Riendecequiestarrivén’estsafaute.
Enfin,si,enfait,Natalieauraitpufairequelquechose.Lesprofsm’auraientpeut-êtrecrueplustôt.Maisvoussavezquoi?Natalieétaitparalyséeparlestress.Etmaintenant,jelacomprends.Vraiment.
—Jepeuxcomptersurtoi,n’est-cepas,Audrey?Unechoseest sûre, c’estqueDrSarah sait êtrepersuasive.Elleécrit laconsigne : impossiblede
prétendrequerienn’aétédit.—Jevaisessayer.— Bien ! Il faut que tu commences à élargir ton horizon. Quand on souffre d’anxiété pendant
longtemps,onatendanceàsecentrersursoi-même.Jenedispascelademanièrepéjorative.C’estunfait.Tufinisparcroirequelemondeentierpenseàtoitoutletemps.Tupensesquetoutlemondetejugeetparledetoi.
—C’est pourtant vrai, dis-je en saisissantma chance de lui prouver qu’elle a tort. Linusm’a ditqu’ilsparlaientdemoi.Alors…
DrSarahlèvelenezetmelanceundesesregardscalmesetapaisants:
—Linus?—Ungarçon.Unamidemonfrère.DrSarahregardeànouveausesnotes.—LeLinusquiestdéjàvenu?Quandc’étaitdurpourtoi.—Oui,enfin,çava,ilestsympa.Onadiscuté.Lerougememonteauxjoues.SiDrSarahremarquemontrouble,ellenelemontrepas.—C’estun junkiedes jeuxvidéo, commeFrank, intervientmaman.Qu’est-ceque jevais fairede
monfils,DrSarah?Dois-jel’amenervousvoir?Commentçamarche?— Je préfère qu’on s’en tienne à Audrey pour aujourd’hui, répond Dr Sarah. Vous pouvez me
contacteràunautremomentàproposdeFrank,sivousenressentezlebesoin.Revenons-enàtoi,Audrey.Ellemesourit.Mamèreestrestéelebecdansl’eau.Toutàl’heure,danslavoiture,ellevarâler,c’estcertain.MamanetDrSarahontunétrangerapport.
Maman,commenoustous,adoreDrSarah,maisjecroisqu’elleluienveutquandmêmeunpeu.Commesielles’attendaitàtoutmomentàcequ’elledise:«MaisbiensûrAudrey,toutça,c’estlafautedetesparents.»
Bienentendu,DrSarahnediraitjamaisunechosepareille.Là,ellemetientcepetitdiscours:—Lavérité,Audrey,c’estque,oui,lesgensparlentsansdoutedetoipendantunefractiondeleur
temps. Je suis certaine quemes patients parlent demoi, et ce n’est sûrement pas toujours demanièrepositive.Maisauboutd’unmoment,çalesennuie,etilspassentàautrechose.Tuveuxbienmecroire,n’est-cepas?
Jedécided’êtrefranche:—Non.DrSarahacquiesce.— Plus tu interagiras avec le monde extérieur, mieux tu arriveras à diminuer tes angoisses. Tu
constateras qu’elles sont sans fondement. Il règne une grande agitation là-bas dehors, le monde estbariolé,etlaplupartdesgensontlacapacitédeconcentrationd’unmoucheron.Ilsontdéjàoubliécequis’estpassé.L’incidentleurestsortidel’esprit.Tunecroispasqu’ils’enestproduitbiend’autresdepuis?
Jehausselesépaules.—Maistunet’enaperçoispas,piégéecommetul’esdanstonproprepetitmonde.C’estpourçaque
jevoudraisquetucommencesàsortirunpeudecheztoi.—Quoi?Oùça?Jeredresselatête,horrifiée.—Danslaruecommerçantedetonquartier?—Non,impossible.Mapoitrinesesoulèvedeplusenplusvite.DrSarahfaitcommesiderienn’était.—Onadéjàparlédecettetechnique,lathérapied’exposition.Tupourraiscommencerparunetoute
petitevisite.Uneminuteoudeux. Il fautque tu t’immergesdans lemonde,Audrey.Oubien ledanger,c’estquetuteretrouvesréellementprisonnière.
—Mais…Je déglutis, je bafouille. Des points noirs virevoltent devant mes yeux. Le bureau de Dr Sarah a
toujoursétéunespaceoùjemesentaisensécurité,maisàprésent,j’ailasensationqu’ellevientdemejeterauxloups.
Mamanmeprendlamain.—Cespestes,ellestraînentDieusaitoù,s’inquiète-t-elle.EtsiAudreytombaitsurl’uned’elles?Il
yenadeuxquisontencoredansunlycéetoutproche.D’ailleurs,c’estunscandale.Onauraitdûlesfaireenfermer.
DrSarah,sonattentionbraquéesurmoietseulementsurmoi,reprend:—Jesaisquec’estdifficile.Jenesuggèrepasquetuyaillesseule.Maisjecroisquelemomentest
venu,Audrey.Tuvasyarriver.Nousappelleronsçale«ProjetStarbucks».Starbucks?Non,maiselleplaisantelà?Deslarmesseformentaucoindemesyeux.Monpoulss’accélère.JenepeuxpasallerauStarbucks.
Impossible.— Tu es forte et courageuse, Audrey, déclare Dr Sarah, comme si elle venait de lire dans mes
pensées.Ellemetendunmouchoirenpapier,etajoute:—Ilfautquetucommencesàrepousserteslimites.Tuenescapable.Non,jen’ensuispascapable.
Lelendemain,jepassedouzeheuresentièresaulit.Rienqu’àlapenséed’unStarbucks,mevoilàquiglisseenchute libredans le tunnelde lapeur jusqu’aufinfond ténébreuxdemaconscience.L’air lui-mêmeauneodeurcorrosive.Lemoindrebruitmefaittressaillir.Jenepeuxmêmepasouvrirlesyeux.
Mamanm’apportedelasoupeets’assiedauborddemonlit.Ellemecaresselamain.—Ilesttroptôt,dit-elle.Bientroptôt.Cesmédecinssonttroppressés.Tuyarriverasàtonrythme.«Àmon rythme.» Je réfléchis après sondépart.Qu’est-ceque cela signifie ?Quel est le rythme
d’Audrey?Pour l’instant, lebalancierde l’horlogeoscilleauralenti,d’avantenarrière, indéfiniment,maislesaiguillessurlecadransontàl’arrêt:jenevaisnullepart.
Troisjourss’écoulent.Lenuagenoirs’estlevé,jesuissortiedemonlit,etjemedisputeavecFrank.—C’étaientMESShreddies.JemangetoujoursdesShreddies.Tulesaistrèsbien.Rienquepourl’embêter,jeréplique:—Non,c’estpasvrai.Tupréfèreslespancakes.Frankestauborddelacombustionspontanée.—Quandmamanenfait.SinonjemangedesShreddies.Touslesmatinsdepuiscinqans.Dix.Ettu
viensdeterminerlepaquet!—T’asqu’àprendredumuesli.—Dumuesli?Tuveuxdire,avecdesraisinssecs?Saminedégoûtéemedonneenviederire.—C’esttrèsbonpourlasanté.—T’aimesmêmepasça,grogne-t-ild’untonaccusateur.Tulesasprisjustepourm’emmerder.Jecommenteenhaussantlesépaules:—C’estpasmauvais.Pasaussibonquelemuesli.—Jerenonce,capituleFrankenlaissanttombersatêtedanssesmains.Tufaisvraimenttoutpourme
gâcherlavie.Ilmelanceunregardnoir,puisajoute:—Jetepréféraisclouéeaulit.—Etmoijetepréféraiscolléàtonordinateur.T’esmoinschiantquandontevoitjamais.Àcetinstant,maman,Felixplantésursahanche,entredanslacuisineets’exclame:—Frank!…Ilresteaffalésurlatable.—…Monchéri!Est-cequeçava?—Shreddies!pépieFelixdèsqu’ilaperçoitmonbol.JeveuxdesShreddies!S’ilteplaît!…Monpetitfrèreselaisseglissercommeunserpentlelongdelajambedemaman.—…Jepeux?—Bien sûr, dis-je en lui tendantmon bol. Il suffisait de le demander gentiment. Prends-en de la
graine,Frank.Franknebougetoujourspas.Mamanlesecoueparl’épaule.—Frank!Monchéri!Tum’entends?—Çava,çava!dit-ilenlevantunvisagepâle,l’airvanné.Jesuisjustefatigué.Jeremarquelesgroscernessoussesyeux.—Jecroisquej’enfaistrop,selamente-t-ild’unevoixfaible.J’aitropdedevoirs.—Est-cequetudorsbien,aumoins?demandemaman,pleinedesollicitude.Vous,lesados,vous
avezbesoindebeaucoupdesommeil.Vousdevriezdormirquatorzeheuresparnuit.—Quatorzeheures?Onlaregardetouslesdeux,sidérés.—Maman,mêmelesgensdanslecomanedormentpasaussilongtemps,avanceFrank.
—Dixheuresalors.Untruccommeça.Jevérifierai.Est-cequetuprendstesvitamines?Mamancommenceàsortirdesdizainesdeboîtesduplacard.Vitaminespourenfants,pourados,pour
femmes,pourlesos…C’estungag:aucundenousn’enprendjamais.—Voilà,dit-elleenétalantunedizainedecapsulesdevantFrank,puisuneautresériedevantmoi.—Felix,monchéri,viensprendreunpeudemagnésium.—Jeveuxpasdenésium !hurle-t-il avantd’aller seplanquer sous la tablede la cuisine.Pasde
nésium!Ilplaquesesmainscontresabouche.—Oh,nonmaisjerêve!soupire-t-elleenavalantlecachetdemagnésiumavantdesevaporisersur
lafigureuntrucappelé«sublimateurdeteint»quitraînedansleplacarddepuistroisans,aumoins.ÀFrank,ellelance:—Tumanquesde fer.Et il fautque tuailles tecoucher tôt. J’aipréparéunDVDpourcesoir, et
après,toutlemondeaulit!—Jesuissûrqu’onvas’amusercommedesfous,grommelleFrank,leregardperduauloin.—C’estunclassique,ajoutemaman.UnDickens.—Dickens.Ahoui,ditFrankenhaussantlesépaules,l’airdedire«qu’est-cequ’ons’enfiche».—Aumoins, on t’a arraché à ces jeux vidéo infernaux ! s’exclamemaman d’un ton un peu trop
enjoué.Çamontrebienque tun’aspasbesoind’y jouer,n’est-cepas?Çanechangepasgrand-chosepourtoi,finalement,hein?
—Pas grand-chose ? répète Frank qui lève les yeux pour les planter dans les siens comme deuxpoignards.Turigolesouquoi?
—C’estpascommesitucomptaislesjours…Mamans’arrêtebrusquementlorsqueFrankremontesamanchepourdécouvrirunemontredigitale.— Soixante et une heures, trente-cinq minutes et vingt-sept secondes, énonce-t-il d’une voix
monocorde.Etjenesuispasleseulàfairelecompteàrebours.Mesamisaussi.Alors,si,maman,çachangebeaucoupdechosespourmoi.
Frankpeutêtreleroidusarcasmequandils’ymet.Jevoisdeuxtachesrougesnaîtresurlesjouesdemaman.
— Eh bien, je m’en fiche ! déclare-t-elle, furieuse. Ce soir, on va tous regarder Les GrandesEspérances,enfamille,et,crois-leounon,Frank,tuserasimpressionné.Vous,lesenfants,vouspensezquevoussaveztout,maisDickensestundesromancierslesplustalentueuxdetouslestemps,etcefilmvavousépoustoufler.
Alorsqu’elles’enva,Franks’affaledenouveausurlatable.—T’asvraimentdelachance,marmonne-t-il.Personnet’emmerde.Tupeuxfairetoutcequetuveux.—C’estpasvrai !dis-je,sur ladéfensive. Il fautque jecontinueàfairecedocumentaire tous les
jours.Etmaintenant,jesuiscenséeallerauStarbucks.—PourquoiauStarbucks?—J’saispas.LathérapieStarbucks…—Jevois,opineFrankquin’enarienàfaire.Maissoudain,ilseredresse.—Dis-moi… Tu pourrais dire à ta psy que tu serais guérie si tu te rendais avec ton frère à la
ConventioneuropéennedejeuxvidéoquisedéroulecetteannéeàMunich?—Non.—Ahmmpphhhh.Franks’effondre,prostré.Mamanaraison,ilestdansunsaleétat.—Tiens,tupeuxfinir.JeluitendslesderniersShreddiesqueFelixaabandonnés.
—C’estça, jevaismanger tesShreddiesd’occasion toutmouscouvertsdebavedeFelix.Merci,Audrey.
Franklèvesurmoisonregardquitue.Quelquessecondesplustard,ilplongeunecuillèredansmonboletengloutitlescéréales.
MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodCloseLacamérafaitletourdelapièceplongéedanslapénombre.Mamanregardelatélévision.PapaconsultediscrètementsonBlackBerry.Frankfixeleplafond.
Onentendlamusiquedelatélévision.Lacaméracadrel’écran.Onyvoitécrit«Fin»ennoiretblanc.
MAMANEtvoilà!N’est-cepassplendide?L’histoirelapluspoignantedetouslestemps?
FRANKC’étaitpasmal.
MAMAN«Pasmal»?Monchéri,c’estduDICKENS.
FRANK(patient)
Oui.C’estduDickensetc’estpasmal.
MAMANEntoutcas,c’estmieuxqu’undetesjeuxvidéoàlanoix,tupeuxaumoinslereconnaître.
FRANKFaux.
MAMANBiensûrquesi.
FRANKJesuispasd’accord.
MAMAN(furieuse)
TuesentraindemedirequetesjeuxvidéoàlaconsontcomparablesautravaildeDickens?Maisenfin,regardecespersonnages!Magwitchparexemple.Magwitchestunique.
FRANK(pasdutoutl’airimpressionné)
Il y a aussi un personnage commeMagwitch dansLOC. Seulement, il est plus développé queceluideDickens.C’estuncriminel,maisilpeutaussiaidern’importelequeldesjoueurs.
AUDREY(VOIXOFF)Ilpeutluitransférerdespouvoirs.
FRANKSaufquelejoueurdoitendosserundesescrimesetensubirlesconséquences.
AUDREY(VOIXOFF)Exactement.Ducoup,ilfautchoisirtonsetdepouvoirset…
FRANKTais-toiAud!Jesuisentraind’expliquer…Saufquetunesaispascommenttuseraspunitantqu’ilsn’ontpasdécidé.C’estunpeucommejouerà la roulette,saufqueplus tu joues,plus tuvoiscommentçamarche.C’estgénial.
L’airsidéré,mamandévisageFrank,puisAudrey,puisFrank,puisAudrey.
MAMANAlorslà,jen’airiencompris.Dessetsdepouvoir?C’estquoiça?
FRANKSitujouais,tucomprendrais.
AUDREY(VOIXOFF)Magwitchestunpersonnagechouette.
MAMANToutàfait!Merci.
(Elleajoute,aprèsunmomentderéflexion.)LeMagwitchdeDickensoudeLOC?
AUDREY(VOIXOFF)Bah,celuideLOCbiensûr!
FRANKCeluideDickens,ilestunpeu…
MAMAN(d’untonsec)
Quoi ? Qu’est-ce qui vous dérange chez leMagwitch deDickens ? C’est un des plus grandspersonnagesdelalittérature!
FRANKIlestpasaussiintéressant.
AUDREY(VOIXOFF)Exactement.
FRANKIln’apasassezdeprofondeur.
AUDREY(VOIXOFF)IlneFAITrien.
FRANK(toutgentil)
Tefâchepas.JesuissûrqueDickensétaitunmecfantastique.
MAMAN(àpapa)
Tuentendsça?
DepuisDickensgate,mamannousenveut.Aujourd’hui,ellenousaobligésàrangernoschambres,cequiarrivetrèsrarement,etelleatrouvéuncheeseburgerdanscelledeFrank.Là,toutestpartienvrille.
Jeneparlepasd’unemballagedecheeseburger.Ilavaitmordudeuxfoisdedansavantdeleremettredanssaboîteet l’avait laissépar terre,genre, ilyaquelquessemaines.Planquésousunepilede tee-shirts de sport nauséabonds. Le plus bizarre, c’est qu’il n’a même pas moisi. Le cheeseburger s’estcommefossilisé.Vraimentdégueu.
Mamans’estlancéedansunlongdiscourssurlesrats,lavermineetl’hygiène,maisFrankl’acoupéenet:—Ilfautquej’yaille.Linusseralàd’uneminuteàl’autre.Tudistoujoursqu’ilfautêtrepoliaveclesinvitésetlesaccueilliraimablement.
Iladévalél’escalieràtoutevitesse.J’avaisdespapillonsdansleventre.Linusétaitderetour.VuqueFrankestinterditdejeuxvidéo,j’avaisdebonnesraisonsdem’étonner.Mamandevaitpenserlamêmechose,parcequ’elleaeul’airunpeuébranléeetacriédanslacage
d’escalier:—Ilsaitquetuespuni,n’est-cepas?Frankaripostéavecimpatience:—Biensûr…MaisLinusaledroitdejoueràLOCsurmonordi,non?Maman a ouvert la bouche, aucun son n’en est sorti. L’instant d’après, elle se dirigeait vers sa
chambre:—Chris?Chris,qu’est-cequetuenpenses?Lascènedatededixminutesàpeine.JesaisqueLinusesticiparcequejel’aientenduarriver.Ilest
allédanslasalledejeuxavecFranketjesupposequ’ilsonttoutdesuitelancéLOC.Pendantcetemps,maman et papa se disputaient dans leur chambre :—C’est pour le principe ! a répété plusieurs foismaman.Ilfautqu’ilapprenne!
Jecroisavoirentendupapadire:—C’estdesgosses,toutçameparaîtinoffensif.—LesécranssontdessuppôtsdeSatan,ilssontentraindecorrompremonfils.Comme ilsn’arrivaientpas à semettred’accord, j’enai eumarred’écouter. Je suis alléedans la
salletélé,etc’estlàquejemetrouvemaintenant,entraind’attendre.Non,jen’attendsriendutout.Enfin,si,unpeu.JeregardeunvieilépisodedeHowIMetYourMotheretj’essaiedenepascalculerletempsque
prendenmoyenneunepartiedeLOC,nidemedemandersiLinusviendramedirebonjouraprès.Rienquedepenseràlui,j’enaidesfrissons.Desfrissonsagréables.Enfin,jecrois.
Bon,riennel’obligeàvenirmedirebonjour.D’ailleurs,iln’enaurapasenvie.Pourquoienaurait-ilenvie?
Pourtant,l’autrejour,ilm’alancéenpartantun«àbientôt».
Pourquoiaurait-ilfaitunechosepareilles’ilavaitprévudem’ignorerpourlerestantdemesjours?Jemetordslesmains,commesijecherchaisàlesdécollerl’unedel’autre.Ilneviendrapas.Ilest
venuvoirFrank,pasmoi.Ilfautquej’arrêtedepenseràlui.JemontelesondeHowImetYourMotheretfeuilletteunexemplairedeCloserenmêmetemps,histoirede…Àcetinstant,Felixdébouleetfoncesurlecanapé.
—Cepapierdepocheestpourtoi!annonce-t-ilenmetendantunefeuilleA4.
Salut,Rhubarbe.
Linusadessinéunenouvelleimagederhubarbeàlunettesdesoleil.J’esquisseunpetitsourire.
Salut,Quartierd’orange.
Nulleendessin,jeréussistoutdemêmeàtracerlaformed’unvisageavecdescheveuxetunquartierd’orangeàlaplacedelabouche.JerenvoieFelixchargédemonbillet,etj’attends.
Quelquesinstantsplustard, j’entendspapaetmamandescendreetungrandbaroufdanslasalledejeux.
LavoixdeFranksonneàtraverslamaison:—VousêtesvraimentPASRAISONNABLES!—NEHURLEPASDEVANTTESAMIS!gueulemaman.Jeplaquemachinalementmesmainssurlesoreilles.Dois-jecourirmeréfugierdansmachambre?
Unbruitàlaportemefaitleverlatête.C’estlui.C’estLinus.Jemeblottisdanslecoinopposéducanapé.Cecerveaudelézard,quelimbécile.Jefixelemuretbredouille:—Salut.—Salut,Rhubarbe.Alors,c’estquoicettehistoiredequartierd’orange?—Oh,dis-jeensouriantmalgrémoi.Jetrouvequetonsourireressembleàunquartierd’orange.Mespoingssedesserrentunpetitpeu.—Mamèrelecompareàuncroissantdelune.—Bah,tuvois,alors.Ilfaitquelquespasenavant.Jeneregardepasdanssadirection,maistousmessenssontenéveil.
Quandvouspassezvotre tempsà tourner ledosauxautres,nulbesoinde lesavoirsous lesyeuxpoursavoircequ’ilssontentraindefaire.
—Tunejouesplus?Mavoixestunpeurauque.—Tamèrem’a interditde jeu.Elle s’est énervée.Frankm’aidait,unpointc’est tout,maisellea
expliquéqu’ilestpunietqu’iln’apasnonplusledroitd’assistersesamis.—Jevois.J’imaginelascène.Tesparentsstressentautantquelesmiensàproposdesjeuxvidéo?—Pasvraiment,ditLinus.Ilssontpluspréoccupésparmagrand-mère.Ellevitavecnous,etelleest
folleàlier.Enfin,jeveuxdire…Ils’arrêtenet.Unsilenceplane.Ilmefautquelquessecondespourcomprendrequelleenestlacause.«C’estcequ’ilpensedemoi.»Cette idéemefait l’effetd’unegifle.Puis jemedis :«Biensûr,
évidemment.»Le silence devient pesant. Lemot flotte au-dessus de nous, à lamanière desmots de vocabulaire
françaisdeFrank.
«Folle1».J’aiappriscemotencours,aulycée.«Folie».C’estpluschicdansunelangueétrangère.Commeun
tee-shirtàrayuresbretonavecdurougeàlèvrescramoisi…—Jesuisdésolé.Jeréplique,presqueméchamment:—Net’excusepas.Tun’asriendit.C’estvrai,aprèstout.Iln’ariendit.Ilalaissésaphraseensuspens.Quandlesgensneterminentpasleursphrases,onnepeutrienleurreprocher,puisqu’ilsn’ontrien
dit.Onestalorscondamnéeàs’énervercontrecequ’oncroitqu’ilsontdit.Etaprès,biensûr,ilsnienttoujours.La championne du je-ne-termine-pas-ma-phrase, c’est maman. Une vraie experte. Voici quelques
perlesrécentes,dansledésordre:
1MAMAN:Enfin,jepensequetasoi-disantamieNatalieauraitpu…Ellen’apasterminésaphrase.MOI :Quoi?Empêcher toutcequiestarrivé?C’estsafautealors?Onpeut toutmettresur ledosdeNatalieDexter?MAMAN:Net’énervepas,Audrey.C’estpasçaquej’allaisdire.
2MAMAN:Jet’aiachetédelacrèmepourlevisage.Regarde,c’estuneformulespécialepourlesados.MOI(jelisl’étiquette):Pourlespeauxàproblèmes.Tutrouvesquej’aidel’acné?MAMAN:Biensûrquenon.Maistudoisbienreconnaîtrequedesfoistonvisageestunpeu…Ellen’apasterminésaphrase.MOI:Quoi?Dégueulasse?Repoussant?Jedevraismemettreunsacsurlatêtequandjesors?MAMAN:Net’énervepas,Audrey.C’estpasçaquej’allaisdire.
Alorsvousvoyez, lesphrases laisséesensuspens,çameconnaît.Linus s’estarrêté sur sa lancée,maisjesaistrèsbiencequ’ils’apprêtaitàdire:«Elleestfolleàlier,toutcommetoi.»
Jeledégoûte.Forcément.Ilestjustevenuicihistoiredesedivertir.Pourlui,jesuisunspectacledefoire.Lafilleauxlunettesnoires…«Entrez,entrez!Venezvoirlapeureuserecroquevilléedanssoncoin!»
Lesilences’éternise.L’undenousdoitfairelepremierpas.Jedissèchement:—C’estpasgrave.Jesuisfolle.Bref.
—Non!Linus semblequoi?choqué,gêné,mortifié, commes’iln’arrivaitpasàencroire sesoreilles. (Je
viensdedéduiretoutçad’unesyllabe.)—Turessemblespasdutoutàmagrand-mère,ajoute-t-ilavecunpetitrire,enréponseàuneblagueconnuedeluiseul.Sitularencontrais,tucomprendrais.
Linusparled’unevoixdouce,contrairementàFrank,quiatendanceàtonitruer.Ilritencoreunefois.Jesensunevaguedesoulagementm’envahir.S’ilpeutenrire,c’estquejeneledégoûtepas…
—J’imaginequ’onnesereverraplustantqueFrankestpuni.—Sansdoute.—Tamèrepensequej’aiunemauvaiseinfluencesurlui.—Selonmamère,toutlemondeaunemauvaiseinfluence.Jelèvelesyeuxaucielderrièrel’écrannoirdemeslunettes.—Eteuh…ilt’arrivedesortir…tusorsdesfoisd’ici?Cette fois, il a terminé sa phrase. N’empêche, il y a de la tension dans l’air. Je me hérisse
intérieurement.«Tusorsdes foisd’ici?»Undésir irrépressibledemerecroqueviller surmoi-mêmes’emparedemoi.
—Non.Pasvraiment.—Ah.D’accord.—Enfin,jesuiscenséeallerauStarbucks.
—Cool.Ettuvasyallerquand?—Jamais.Aïe.J’aiététropbrusque.J’essaiedemerattraperetjebafouille:—Enfin…Jenepeuxpas…Unnouveausilence.Jemetapisdansmoncoin.Levideautourdemoirésonnedesquestionsquilui
brûlentsansdouteleslèvres:«Pourquoi?Commentça?Qu’est-cequisepasse?»Jedébitetoutd’untrait:— Cela s’appelle une thérapie d’exposition. Je dois me confronter au monde petit à petit. Mais
Starbucksn’estpaspetit.C’estimmense.Alorsj’ensuisincapable…Àchaqueétapedelarévélation,jem’attendsàcequ’ils’enaille.Maisilresteplantélà.—C’estcommepourlesallergies,remarque-t-il,finalement,d’untontrèsintéressé.Commesit’étais
allergiqueauStarbucks.—Ouais,unpeu.Cette conversation est en train de vidermon cerveaude toute son énergie. Je serre contremoi un
coussin,lespoingscrispés,lestendonssaillantssurledosdesmains.—T’esallergiqueaucontactoculaire?—Jesuisallergiqueauxautres.— Ça, c’est faux. Tu n’es pas allergique au contact intellectuel. Du moins, tu peux écrire des
messages.Tuparles.Tuasledésirdeparleràautrui,c’estjustequetun’yarrivespas.Toncorpsajustebesoindes’accorderàtonesprit.
Jenedisrien.Personnenem’avaitencoreprésentélachosesouscetangle.—Jesuppose.—Quepenses-tuducontactpodotactile?—Hein,quoi?—Podotactile!—C’estquoiça?—Lecontactdeschaussures.Monimbéciledecerveaudelézardadésactivéchezmoilafonction«rire».Jenepeuxplusbouger
tellementjesuishypertendue.J’aiungrosarriéréderires.Parfois,j’espèrequejesuisentraindem’enconstituerunstock,etque
lorsquejeseraiguériejepartiraid’unfourirequidureravingt-quatreheures.Enattendant,Linusvients’asseoiràl’autreboutducanapé.Ducoindel’œil,jelevoisavancerune
basketsaleversmonpied.—Podotactile.C’estparti.Jesensledanger.Commelehérisson,jemerouleenboule.—Tupeuxbougertonpied,m’encourageLinus.T’espasobligéedeleregarder.Vas-y,bouge-le.Ilestpersévérant.Jen’arrivepasàcroirecequim’arrive.Moncerveaudelézardn’aimepasdutout
ça.Ilm’ordonnedemeplanquersouslacouverture.Demecacher.Deprendrelafuite.Sauvequipeut…«Peut-êtrequesijeneréagispasdutout,illaisseratombercetruc.»Maislessecondess’égrènent,etilesttoujourslà.—Allez.Jesuissûrquetupeuxlefaire.Etmaintenantj’entendsdansmatêtelavoixdeDrSarah:«Ilfautqueturepoussesteslimites.»Lentement,jefaisglissermonpiedsurletapis,jusqu’àcequelebordencaoutchoucdemabasket
viennetoucherlasienne.Jeluitournetoujoursledos.Jefixelesmotifsducanapé,maisjesuisfocaliséesurlecentimètredepiedquientreencontactaveclesien.
Bon,ilyadeuxsemellesdecaoutchoucentrenous,rienn’estmoinsérotiqueouromantiqueoujenesaisquoi,maisbon.Jeluitourneledos,incapabledeleregarder.Toutdemême,j’ail’impression…
Bref.
Vousavezvu, j’ai laissémaphraseensuspens.Moiaussi jepeuxlefaire.Enparticulierquandjen’aipasenviededireàquoijepenseprécisément.
Jesuisessoufflée,ça,jeveuxbienl’admettre.—Là,fait-il,satisfait.Tuvois?Linus, lui, ne semble pas manquer d’air. Il s’exprime d’un ton intéressé : il vient de démontrer
quelquechosequ’ilvapouvoirpartageravecsespotesoupostersursonblog.Ilse lèved’unbondetlance:—Bon,àtout’.
Lamagiedumoments’évaporecommeparenchantement.—Oui,àplus.—Tamèrevavenirmemettreàlaported’uneminuteàl’autre.Ilfautquej’yaille.—Euh.Ouais.Jesuisdéterminéeànepasluimontrerquej’aimeraisqu’ilreste.Maisquandilestsurlepointde
sortir,jel’arrêted’un:—Oh.Euh…Peut-êtrequejepourraist’interviewerpourmondocumentaire.—Ahoui?C’estpourquoi?—Ilfautquejefassecefilm,etjedoisinterviewerlesgensquiviennentcheznous,alors…—OK.Cool.Quandtuveux.Jereviendraiaprès…tusais.QuandFrankpourrajouerànouveau.—Cool.Ildisparaîtetjerestedanslamêmeposture,àmedemanders’ilreviendraous’ilm’enverrad’autres
mots,parl’intermédiairedeFrankpeut-être.Maisbiensûr,iln’enfaitrien.
MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose
Lacaméraserapprochedelaportedubureau.Ellesefaufileàl’intérieur.Papaestassisàsatabledetravail.Ilalesyeuxfermés.Surl’écrandesonordinateurseprofileuneAlfaRomeo,paslamêmequecelledeladernièrefois.
AUDREY(VOIXOFF)Papa?Tudors?
Papasursauteetouvrelesyeux.
PAPABiensûrquenon.Jebosse.Qu’est-cequetucrois?
D’unclicdesouris,ilfaitdisparaîtrel’Alfa.
AUDREY(VOIXOFF)Jesuiscenséet’interviewer.
PAPAGénial!Çamarche.Tupeuxyaller
Ilfaitpivotersonfauteuilfaceàlacaméraetsefendd’unsouriremielleux.
PAPALavieincroyabledeChrisTurner,lecomptabledesstars.
AUDREY(VOIXOFF)Tumens.
Papaprendl’airoffensé.
PAPABon,d’accord,comptablepourdesentreprisesdemoyenneenvergure,dontunedanslesmédias.Onmedonnequandmêmedesbilletsgratuitspourdesconcerts.
AUDREY(VOIXOFF)Jesais.
PAPA
Ett’asrencontrétouscesgensdeTOWIE,tutesouviens?Pendantcegaladebienfaisancepourlesenfants?
AUDREY(VOIXOFF)C’estbon,papa,jetrouvequetonboulotestcool.
PAPATusavaisquejefaisaispartiedel’équiped’avironàl’université?
Ilfaitgonflersonbiceps.
PAPAJ’aitoujourslaforme.Tupourraisaussimeposerdesquestionssurmongroupederock.
AUDREY(VOIXOFF)Ahoui.Les…Turtles?
PAPALesMoonlitTurtles.Moonlit…TortuesauClairdeLune.Jet’aidonnéunCD,tutesouviens?
AUDREY(VOIXOFF)Oui.C’estsuper,papa.
Papaauneidée.Ilpointeledoigtsurl’objectifdelacamérauninstant,muetd’excitation.
PAPAJ’aitrouvé.Tuveuxunebande-sonpourtonfilm?Jepeuxt’endonnerune,gratuitement.Delamusiqueexclusive,jouéeparlesMoonlitTurtles,ungroupequiamarquélesannées1990.
AUDREY(VOIXOFF)Biensûr.
(unsilence)Oujepourraischoisirmapropremusique…
PAPANon!Machérie,jeveuxt’AIDER.Commeça,ontravailleraensemble.Ons’amuserabien!Jet’achèterai le logiciel et on fera tous les deux le montage ensemble. Tu choisiras ta chansonpréférée…
Ilouvreuneplaylistsursonordinateur.
PAPAOn n’a qu’à les écouter tout de suite.Dis-moi quelle est ta chanson préférée, et on pourra lajouer,pours’amuser.
AUDREY(VOIXOFF)
Machansonpréféréedetouslestemps?
PAPANon!TachansonpréféréedesMoonlitTurtles,parmitoutescellesqu’ajouéestonvieuxpère.Tudoisenavoirune?Unefavorite?
Unlongsilence.Paparegardelacaméraavecespoir.
PAPATum’asditquetuavaisécoutéleCDpleindefoissurtoniPod.
AUDREY(VOIXOFF)(trèsvite)
C’estvrai.Jel’écoutetoutletemps.Euh.Machansonpréférée.Ilyenatellement.(silence)
Jecroisquec’est…laplusénergique.
PAPALaplusénergique?
AUDREY(VOIXOFF)Celleavec…euh…labatterie.Elleestvraimentgéniale.
Lacamérareculealorsqu’unmorceauderocktonitruantfaitvibrerl’airdanslapièce.Papasecouelatêteencadenceaveclamusique.
PAPACelle-là?
AUDREY(VOIXOFF)Oui.Celle-là.Elleestsuper.Supergéniale.Papa,ilfautquej’yaille…
Lacamérasefaufilehorsdubureau.
AUDREY(VOIXOFF)Pitié.
1.Enfrançaisdansletexte.(N.d.T.)
Quandjevaismecouchercesoir-là,jepenseàLinus.Jem’imagineluiouvrantlaportelaprochainefoisqu’ilvientnousrendrevisite.Commelesautreslefont.Commelefontlesgensnormaux.Jeconnaislescénario:«Salut,Linus.
—Salut,Audrey.—Commentçava?—Trèsbien.»Onsetaperaitpeut-êtredanslamain.Ilmeserreraitpeut-êtrebrièvementdanssesbras.Etpoursûr,
onsesourirait.Enfinjepeuxvousfaireunelisted’aumoinssoixante-cinqraisonspourlesquellesçan’arriverapas
desitôt.Maisceseraitpossible,n’est-cepas?N’est-cepas?D’après Dr Sarah, la visualisation de scènes positives est une arme très efficace et il est bon
d’inventerdesscénariosdanslesquelstoutsepassebien.Leproblème,c’estquejenesaispassimonscénarioidéalesttrèsréaliste.Bon,d’accord,ilnel’estpasdutout.Dansmonrêve,jen’aipasdecerveaudelézard.Toutestfacile.Jecommuniquecommeunepersonne
normale.Mes cheveux sont plus longs,mes vêtements plus cool.Et dansmon dernier fantasme,Linusn’estmêmepasàlaporte,ilm’emmènefaireunpique-nique.Jenesaisvraimentpasoùj’aiétéchercherça.
Bref.Lapunitionseterminedemain.Linusseraderetour.Etonverra.
Saufquejen’avaispasprévul’apocalypsequis’estabattuesurnotremaisonà3h43dumatin.Jelesais,puisque,àcetteheure-là, réveilléeensursaut, j’aiconsultémonréveilenmedemandants’ilyavait lefeu. Le cri perçant au loin aurait tout aussi bien pu être une alarme ou une sirène. J’ai attrapé monpeignoir qui traînait par terre et fourré mes pieds dans mes pantoufles en peluche. J’étais tellementpaniquéequejemesuismêmedemandé:«Qu’est-cequej’emporteavecmoi?»
Monvieuxnounours roseet laphotodemoiavecgrand-mère.J’étaispresqueenbasde l’escalierquandjemesuisrenducomptequecen’étaitpasunesirène,niunealarme.C’étaitmaman.Danslasalledejeux,ellehurlait:
—Maisqu’est-cequetuFABRIIIQUES?Jemesuisapprochéesurlapointedespiedsetjesuispresquetombéeàlarenverse:Frank,assis
devantsonordinateur,jouaitàLOC.À3h43dumatin.Bon, iln’étaitpasen trainde joueràLOC àcet instantprécis. Il s’étaitarrêté.Mais l’imageétait
toujoursàl’écran.Ilportaittoujourssoncasqueetregardaitmamanavecuneexpressionderenardprisaupiège.
—Qu’est-cequetuFABRIIIQUES?arépétémaman.Puiselles’esttournéeverspapa,quivenaitdesurgir.—Maisqu’est-cequ’ilfabrique?areprismaman.Frank,qu’est-cequetuFABRIQUES?Lesparentsn’ontpasleurpareilpourposerdesquestionsidiotesetenfoncerdesportesouvertes.«Tunecomptespassortiraveccettejupetoutdemême?»Non,jecomptelaretirerdèsquej’aurai
passélaporte.«Tutrouvesquec’estunebonneidée?»Non,jetrouvequec’estlapiredesidées,c’estpourçaque
jem’apprêteàlefaire.«Est-cequetum’écoutes?»Tavoixs’élèveà100décibels,j’aipasvraimentlechoix.—Qu’est-cequetuFABRIIIQUES?Mamanhurlaittoujours.Papaaposéunemainsursonbras.—Anne,l’a-t-ilappelée.Anne,j’aiunrendez-vousà8heuresdemainmatin.Graveerreur.Mamans’esttournéeverspapacommesic’étaitluileméchant.—J’enairienàfoutredetonrendez-vousde8heures!C’esttonfils,Chris!Ilnousment!Iljoue
auxjeuxvidéoaumilieudelanuit!Qu’est-cequ’ilnouscached’autre?—J’arrivaispasàdormir,sedéfendFrank.OK?C’esttout.J’arrivaispasàdormiralorsjemesuis
dit«jevaislireunlivre».Maisj’enaipastrouvé,alorsjemesuisdit…voussavez…quej’allaismedétendreunpeu.
—Depuisquandes-tudebout?aexplosémaman.
—Depuis2heuresdumatin,l’ainforméeFrankd’unairsuppliant.J’arrivaispasàdormir.Jecroisquejefaisdel’insomnie.
Papaabâillé,mamanluiajetéunregardnoir.—Anne,est-cequ’onpeutréglerçademainmatin?Çanevapasaiderl’insomniedeFrankdese
disputercommeça.S’ilteplaît?Allonsnousrecoucher.Ilabâilléànouveau,lescheveuxtoutébourifféscommelafourrured’unnounours.—S’ilteplaît.
Ça,c’étaitdanslanuit.Etc’étaitpaslafêteàlamaisoncematin.Pendantlepetitdéjeuner,mamannes’estpasprivéedecuisinerFrank:Combiendefoiss’est-illevéenpleinenuitpourjoueràLOC?Etdepuisquandiladesinsomnies?Comprend-ilquelesjeuxvidéosontlacausedetroublesdusommeilchezdenombreuxadolescents?
Frankrépondaitduboutdeslèvres.Ilétaittoutgrisetcomplètementàlamasse.Plusmamanparlaitde rythme nycthéméral et de pollution lumineuse en lui répétant qu’il n’avait qu’à boire un verred’Ovomaltineavantd’allersecoucher,plusilseretiraitdanssacarapace.
Jen’aijamaisbud’Ovomaltine.Mamanenfaitlapubdèsquel’undenousseplaintd’avoirdumalàs’endormir, comme s’il s’agissait d’une potion magique. Pourtant, elle n’en a jamais acheté, on sedemandebienpourquoi.
Et puis Frank est parti au lycée et j’ai luGame of Thrones toute la matinée. Ensuite je me suisendormie.Cetaprès-midi,j’aifilmédesoiseauxdanslejardin.Jemedoutequecen’estpascequeDrSarah a en tête, mais c’est une activité paisible. Ils sont mignons. Ils picorent des miettes dans lamangeoireetsebagarrentunpeu.Jedeviendraipeut-êtrephotographeouréalisatricededocumentairesanimaliers,quisait?Leseultrucchiant,c’estqu’auboutd’unmomentonamalauxgenouxàforcederester accroupie.Enplus, je ne sais pas trop qui ça intéresserait de regarder des oiseauxbouffer desmiettespendantuneheure.
Perduedansmespensées,jesursautequandj’entendsunevoituredansl’allée.Ilesttroptôtpourquecesoitpapa,alorsquiest-ce?Peut-êtrequequelqu’unaramenéFrankdulycée.Çaarriveparfois.
C’estpeut-êtreLinus.Endouce,jefaisletourdelamaisonetjetteuncoupd’œildansl’allée.Àmagrandesurprise,c’est
déjàpapa.Ilsortdelavoiture,encostume,l’airaccablé.Laported’entrées’ouvre.Mamanl’attendait.—Chris!Enfin!— Je suis venu aussi vite que j’ai pu.Mais tu sais, j’ai plein de trucs à faire…Est-ce vraiment
nécessaire?—Biensûr!Onestenpleinecrise,Chris.Tonfilsabesoindenous.Etmoi,j’aibesoindetoi!Ohnon!Ques’est-ilencorepassé?Jeretournedanslejardinpuisjemeglisseencatiminidanslacuisine,d’oùjepeuxlesentendre.En
mepenchant,jelesvoisentrerdanslamaison.—J’aiapportél’ordinateurdeFrankàmaséancedePilates,commencemaman,grave.—Tuasfaitquoi?ditpapa,choqué.Anne,jesaisquetuneveuxpasqueFrankjoueàsonjeu,mais
ilyadeslimites…J’imaginemamanentrerdanslasalledesfêtesdelaparoisse,l’ordinateurdeFrankdanslesbras.Je
plaquemesmainssurmabouchepournepashurlerderire.Est-cequ’ellevasemettreàtrimbalerl’ordideFrankpartout?Commeunpetitchien?
—Tunecomprendspas!crachemaman.Jel’aiapportéàArjunpourqu’iljetteunœildessus.—Arjun?demandepapa,déconcerté.
—ArjunestdansmaclassedePilates.C’estuningénieurinformaticienquidéveloppedeslogiciels.Iltravailleàdomicile.Jeluiaidemandé:«Arjun,peux-tumedire,grâceàcetordinateur,combiendetempsmonfilsapasséàjouerauxjeuxvidéolasemainedernière?»
—Jevois…EtArjunasuteledire?demandepapa,prudent.—Oh,ça,oui,grondemaman,menaçante.Ilasumeledire.Silence.Jevoispapaquirecule,maisilnepeutpluss’échapper.Untsunamidehurlementsdéferle
surlui.—Touslessoirs!TOUTESLESNUITS!Ilcommenceà2heuresdumatin,etils’arrêteà6heures.
Tuterendscompte?—Turigoles?s’étonnepapaavecuneminesincèrementconsternée.T’essûre?Mamanluitendsontéléphone.—DemandeàArjun.Demande-lui!IltravailleenfreelancepourGoogle.Ilsaitdequoiilparle.—Jevois.Non,çava.J’aipasbesoindeparleràArjun,soupirepapaens’effondrantsurunemarche
del’escalier.Merdealors.Touteslesnuits?—Ilnousfaitdescachotteries.Ilnousment.Ilestaccro!Jelesavais.Jelesavais.—OK.Bon,c’estdécidé.Ilestpuniàvie.—Àvie,répètemamanenhochantlatête.—Jusqu’àsesdix-huitans.—Aumoins,renchéritmaman.Tusais,Alison,demongroupedelecture,ellen’amêmepaslatéléà
lamaison.Selonelle,lesécranssontlescigarettesdenotretemps.Ilssonttoxiques,etonneserendracomptedesdégâtsquelejouroùilseratroptard.
—Sansdoute,opinepapa,malàl’aise.Jesuispassûrqu’onsoitobligésd’allerjusque-là,hein?—Ondevraitpeut-être!s’écriemaman,commesielleétaitsurlepointdes’étouffer.Tusais,Chris,
peut-être qu’on s’est plantés !On devrait peut-être s’en tenir aux classiques.Aux jeux de cartes.Auxpromenadesenfamille.Àlaconversation.
—Euh…OK.—Et…auxlivres!Qu’est-ilarrivéauxlivres?C’estçaqu’ondevraitfaire!Lirelesprixlittéraires
del’année.Aulieuderegardercettetélévisiontoxiqueidioteetpassernotretempsàjoueràdesjeux-vidéo-lavage-de-cerveau.Chéri,onperdnotretemps!Quefait-ondenosvies?
—Tuasraison,approuvepapaavecferveur.Jesuisd’accord.Vraiment.Ilyaunlongsilence,puisilajoute:—Mais…DowntonAbbeyalors?—Oh,ehbien,euh…DowntonAbbey…,bredouillemaman,priseaupiège.C’estdifférent.Tusais
bien…c’esthistorique.—EtTheKilling?MesparentssontcomplètementaccrosàlasériepolicièreTheKilling. Ilss’enfilent jusqu’àquatre
épisodesd’uncoup.Ilsdisent:«Encoreun?Justeun?»—Jeparlepourlesenfants,finitpardiremaman.Jeparledelagénérationfuture.Ilsdevraientlire
deslivres.—Ah,tantmieux,soufflepapa,soulagé.Parcequepeuimportecequejefaisd’autredansmavie,je
verrailafindeTheKilling.—Sansblague, bien sûr qu’onvavoirTheKilling, approuvemaman.Onpourrait en regarder un
épisodecesoir.—Oudeuxmême.—Unefoisqu’onauraparléàFrank.—MonDieu,selamentepapaensefrictionnantlefront.Jeboiraisbienquelquechose.
Aprèsça,lamaisonestsilencieuse.Lecalmeavantunenouvelletempête.Felixestderetour,ilaétéjouerchezunamiaprèsl’école.Ilsontfaitdespizzas.Ildévoileuneimmondemixturetomate-fromageetdemandeàmamandelafaireréchauffer.Puisilrefusedelamanger.
Impossibledeluifaireavalerquoiquecesoitd’autre:ilveutmangersapizza,toutenrefusantdemanger.Jesais.Lalogiqued’unenfantdequatreans,c’estmégabizarre.
—JeveuxmangerMApizza!necesse-t-ildecouiner.Etmamanderépétersansselasser:—Alors,tupeuxlamanger!Lavoici!—Noooooon!gémit-ilenlaregardant,leslarmesauxyeux.Noooon!Pascelle-là!Pascelle-LÀ!Il finit par la balancer de la table. Lorsqu’il la voit écrasée par terre, c’en est trop : il semet à
pousserdeshurlementshystériques.Mamanmarmonne:—Ilsontdûluidonnerdusoda.Ethop,elleleprenddanssesbraspourl’emmenerprendresonbain.Unedemi-heureplus tard, il revient toutbeau, toutpropre.Ilsouritetmangedessandwiches.(Les
bainssontleValiumdesenfantsdequatreans.)Je suis assignée à la surveillance de Felix, pour-qu’il-mange-sa-croûte, littéralement. Et voilà
commentjemeretrouvecoincéeàlacuisine.MoiquipensaisvoirFrankenpremierafindeleprévenir.Cela dit, ça n’aurait pas marché.Maman est telle une sentinelle sous amphétamines. Toutes les cinqminutes, elle court ouvrir la porte d’entrée. Une fois dehors, elle scrute l’horizon de tous les côtés,comme si Frank pouvait surgir de n’importe quelle direction. Elle est prête à lui sauter dessus. Ellerépètefaceaumiroirdel’entrée:
—C’estautantparcequetunousasmentiqu’àcausedureste.Quiaimebienchâtiebien.C’estparcequ’ontientàtoi,jeunehomme.
Jeunehomme.Enattendant,jefaisprofilbas,mêmesijesuisimpatientededemanderàFranksic’estvrai,s’ils’est
vraimentlevétouteslesnuitsà2heuresdumatin.JeveuxsavoirsiLinusjouaitaveclui.Jesuisentraind’avalerquelquescroûtesdeFelixpouraccélérerlemouvement,quandj’entendsunhurlement.Mamanestdeboutaumilieudel’allée.
—Chris!Chris!Ilarrive!Elleentredanslacuisineettournelatêtedetouslescôtés,affolée.—Oùesttonpère?Oùest-ilpassé?—Jesaispas.Pasvu.Bon, elle est remontée à bloc. Je devrais peut-être lui conseiller d’inspirer en comptant jusqu’à
quatreetd’expirerencomptantjusqu’àsept,maisjecroisqu’ellem’arracheraitlesyeux.—Chris!Ellesortdelacuisineentapantdespieds.Jem’avance à pas de loupdans l’entrée. Je devraismonter prendrema caméra,mais traverser le
champdebataille nemedit rienqui vaille.Papa apparaît sur le seuil de sonbureau, sonBlackBerrycolléàl’oreille,etaccueillemamanavecunegrimacededouleur.
—Oui,leschiffressontvraimentàcôtédecequiavaitétéprévu.Maissivousregardezenpage6…«Désolé,mime-t-ilaveclaboucheàl’adressedemaman.Deuxminutes.»—Super!s’écrie-t-ellealorsquepaparedisparaît.Tuparlesd’uneéquipe!Elleregardeparlafenêtreducouloir.—Levoilà.C’estparti.Ellesemetenpositiondansl’entrée,lesmainssurleshanches,leregardcourroucérivésurlaporte.
Aprèsdixsecondesdetensioninsoutenable,lebattants’ouvre.Frankentredesonpasnonchalant,comme
d’habitude,etlanceàmamanuncoupd’œilgoguenard.Mamansedressedetoutesahauteuretrespireungrandcoup.
—Salut,Frank,dit-elled’unevoixglacialequimedonnelachairdepoule,mêmesijen’airienàcraindredanscettehistoire.
MaisFrankasesécouteurs,alorsj’imaginequ’iln’apasperçulerefroidissementclimatique.—Salut.Ils’élancepourpasser,maisellel’arrêteetlesecoueparl’épaule.—Frank!Enlèveça!Frankpousseunsoupiragacé,retiresesécouteursetlaregardedroitdanslesyeux.—Quoi?—Ehbien,ditmamand’untonfroidcommelabanquise.—Quoi?—Alors…Siellecroitqu’ellevalepétrifierdepeurcommeça,enprononçantunmot…Ilajustel’airsuper
impatient.—Etalors?Qu’est-cequetuveuxdire?Alorsquoi?—Ont’attendait,Frank.Tonpèreetmoi.Elleserapproched’unpas,lesyeuxpareilsàdeuxlasers.—Çafaitunmomentqu’ont’attend.OMG.Mamanseprendpour leméchantdans JamesBond. Jepariequ’elleaimeraitbienavoirun
chatblancàcaressersouslamain.—Qu’est-cequ’ilfaitlà,monordi?Sonordinateurestsurlatabledel’entrée,soncâbleentortilléautourduchargeur.—Bonnequestion,ditmaman,faussementaimable.Tuveuxbiennousdévoilerl’usagequetuasfait
detonordicesdernièressemaines?LesépaulesdeFrankretombent,commepourdire:«Quoi?Encore?»—J’aijouéàLOC,récite-t-ild’untonmonocorde.Tum’asprisenflagrantdélit.—Justeunefois?Franklâchesonsacàdosparterre.—Jesaispas.J’aimalàlatête.Onaduparacétamol?C’estlagouttequifaitdéborderlevase.Mamanglapit:—Etpourquoituasmalàlatête?Ceseraitpasparcequetunedorspluslanuit?—Quoi?Frank la gratifie de son regard j’ai-aucune-idée-de-quoi-tu-parles. D’ailleurs, il est très énervant
quandilfaitça.—Jouepaslesidiots!T’aspasintérêt!lemenacemamanensoufflantcommeunphoque.Monami
Arjunajetéunœilàtonordiaujourd’hui.Etonenaapprisunebonne.—C’estqui,Arjun?demandeFrank,quicommenceàs’inquiéter.—Unexperteninformatique,répliquemaman,triomphante.Ilm’enaditlongsurtesactivités.T’as
laissépleind’indices,jeunehomme.Onsaittout.Frankdevientvert.—Ilalumesmails?—Non.Pastoncourrierélectronique,ditmaman,désarçonnée.Qu’est-cequ’ilyadedans?—Rien,faitFrankenluijetantunregardnoir.Merdealors.Vousm’avezhacké,c’estpascroyable.—Etmoi,j’enrevienspasquetunousaiesmenti!Tut’eslevéà2heuresdumatintouteslesnuits
cettesemaine!Tunevaspaslenier?Frankhausselesépaulesetserenfrogne.
—Frank?—SiArjunledit,c’estqueçadoitêtrevrai.—C’estvraialors!Frank,tuterendscomptedelagravitédelasituation?Hein?TUTERENDS
COMPTE?semet-ellesoudainàhurler.—Et toi, sais-tu à quel point je suis investi dansLOC? semet-il à beugler à son tour. Et si je
devenaisunjoueurprofessionnel?Qu’est-cequetudiraisalors?—Ah,non,tuvaspasrecommencer!Mamanfermelesyeux,semasselefrontetajoute:—Avecquit’étaisentraindejouer?Jelesconnais?Faut-ilquej’appelleleursparents?—J’endoute,grinceFrank,sarcastique,vuqu’ilshabitenttousenCorée.C’enesttroppourmaman.Ellevocifère:— EN CORÉE ? Alors là, c’en est fini. Tu es puni ad aeternam. Interdiction de jouer. Plus
d’ordinateur.Plusd’écran.Plusrien.—OK,répliquemollementFrank.—C’estbiencompris,dit-elleenleregardantdroitdanslesyeux.Tunejouerasplusjamais.—Jecomprends.J’aiplusledroitdejouer.Unsilence.Mamana l’air tracassée.ElleobserveFrankcommesielleattendaitquelquechosede
plusdesapart.—Tuespuni,insiste-t-elle.Pourdebon.—Jesais,ditFrank,d’uncalmeexemplaire.Tum’asdéjàdit.—Tuneprotestespas.Pourquoin’as-tuaucuneréaction?—C’estcommeça.Jesuispuni.Etaprès?—Jevaisteconfisquertonordinateurdèsmaintenant.—J’aicompris.Ilyaunnouveausilencebizarrechargéd’électricité.MamandévisageFrank,commesilaréponseà
sesquestionsétaitécritesursafigure.Soudain,lasiennes’illumine.Elles’exclame:—Ah,ça!Tunemeprendspasausérieux.Tucroisquetuvast’entirer?Tuesdéjàentrainde
fomenterunplanpourteleverenpleinenuitetallerrécupérertonordi?—Non,nieFrank,boudeur.Cequiveutdire«oui».—Tuesdéjàentraindetedemandercommenttuvascrocheterlaserrure?—Non.Mamansemetàtrembler.—Tucroisque tupeuxnousbattreàcepetit jeu !accuse-t-elle.Tucroisque t’esplusmalinque
nous,n’est-cepas?Ehbienonvavoircequetudisdeça!Elle soulève l’ordinateur, qui est plutôt encombrant, et monte l’escalier avec le câble qui traîne
derrièreelle.—Ilfautqu’onsedébarrassedecetruc!Jeneveuxpluslevoirdanslamaison!Jeveuxlevoiren
miettes!—Enmiettes?s’affoleFranksubitementrevenuàlavie.—Tuespuniàperpétuité,alorsqu’est-cequeçapeutfaire?vocifèremaman.—Maman,non!s’écrieFrank.Qu’est-cequetufais?—TURESTESOÙTUES,JEUNEHOMME!Lavoixdemamanaatteintdenouveauxsommets.Ellefaitpeur,commequandonétaitpetits.Frank
sefige,unpiedsurlapremièremarche.Jenel’aijamaisvuavecunetêteaussieffrayée.—Qu’est-cequ’ellevafaire?dit-ilàvoixbasse.—Jesaispas.Maisàtaplace,jemonteraispas.
—Maisqu’est-cequ’ellefout?Àcetinstantprécis,Felix,enrobedechambre,bonditdansl’entréeenprovenancedujardin.—Devinezquoi?lance-t-ild’unevoixravie.Mamanestentraindejeterl’ordinateurparlafenêtre!
Jen’arrivepasàcroirequ’ellel’avraimentfait,qu’elleabalancél’ordideFrankparlafenêtre.Lascènen’apasétéaussidramatiquequeça.Sansdouteparceque,auderniermoment,elleadécidé
de s’assurer que personne ne serait blessé et elle s’estmise à hurler aux voisins de s’écarter. Elle amêmeditàpapadebougersaprécieusevoiture.
Enattendant,Frankpassaitd’unétatdepaniquetotaleaucalmedutypequidanslesfilmsessaiederaisonnerleterroristes’apprêtantàfaireexploserunebombe.
—Maman,écoute.Posecetordinateur.Tunesaispascequetufais…Ma-man?Çan’apasmarché.Ladécisiondenotremèreétaitprise.L’ordinateur ne s’est pas brisé enmillemorceaux. Il a rebondi deux fois sur la pelouse avant de
s’immobilisersurlecôté.Ilavaitàpeinel’aircassé.L’écranétaitbrisé,c’esttout.Papas’estdépêchéderamasserlesdébris:Felixétaitpiedsnusdehors.
Maisjesupposequ’ilyatropdedommagesinternespourqueFrankpuisses’enservir.Pauvreordi,ilparaissaittouttriste,inertesurlapelouse,bardédevieuxautocollantsMinecraft.
Toutlemondeestrestélààleregarder.Deuxvoisinsontprisdesphotos,puisilssonttousrentréschez eux.Après lamontée en puissance, le spectacle se terminait sur une note décevante. Frank, parcontre,étaitanéanti.Jeluiaimurmuré:«jesuisdésolée»,maisiln’amêmepaseulaforcederépondre.
Jecroisqu’ilestenétatdechoc.Iln’apasdesserrélesdentsdelasoirée.Mamanarboreunsouriredetriompheterrifiantetpapaparaîtjustesoulagéquelavoituren’aitrien.
Quantàmoi,uneseulequestionmetaraude:Celaveut-ildirequeLinusnereviendraplus?
MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–Transcriptiondufilm
Intérieurjour–5,RosewoodClose
Mamanestassiseàlacuisine,unetassedecaféàlamain.Elleregardedroitdansl’objectifdelacaméra.
MAMANJ’aifaitcequ’ilfallaitfaire.J’avouequej’ysuisalléeunpeufort.Maisilfautsavoirprendredesmesuresradicales.Surlemoment,çasecoue.Maisplustard,onmedira:«Bravo,tuasprisdesrisques,tuasvuloin.»
Silence.
MAMANEnfin, jeSAISque j’ai fait cequ’il fallait.Bon, ilyade l’électricitédans l’air,mais toutvas’arranger.BiensûrqueFrankamalréagi,forcément,ilestencolère…Àquoijem’attendais?
Silence.
MAMANEhbien…jenem’attendaispasàcequ’ilréagisseAUSSImal.Maisonsurmonteraçaaussi.
Mamansoulèvesatasse,puislareposesansavoirbu.
MAMANLaparentalité,Audrey,n’estpasuneminceaffaire.Ilfautfairedeschoixdifficilesets’enteniràsesdécisions.Alorsoui,c’estduravecFrankencemoment.Maistusaisquoi?Unjour,ilmeremerciera.
Silence.
MAMANEnfin,ilmeremercierapeut-être.
Silence.
MAMANBon,ilnemedirasansdoutejamaismerci.Maislefaitest: jesuisunemère.Unemèrenesedégonflepas.
LacamérafaitlepointsurleBlackBerrydemamanetsarechercheGoogle:
Week-enddétente&bien-êtrepourfemmecélibataire.Laissezvosenfantsàlamaison.
Mamansedépêchederecouvrirl’écrandesamain.
MAMANÇa,c’estriendutout.
Engros,Frankneparleplus,àpersonne.D’ailleurs,ceFrankmutiquenemedéplaîtpas.C’estpluspaisibleàlamaison.Saufqueçastresse
maman.Elleestmêmealléevoirundesesprofs,qui,selonelle,était«totalementincompétent!nuldecheznul!»IlluiaditqueFrankavaitl’aird’aller«trèsbien»etqu’ondevait«lelaissertranquille».«Lelaissertranquille.Tuterendscompte?»(J’étaisdevantlaportedelachambrequandellearapporté,en râlant, la conversation à papa.) Ce soir, Frank est à table. Il mange ses enchiladas sans regarderpersonne, le regardperdudans levide :unvraizombie.Quandmamanoupapa luiposeunequestion,mettons:«As-tubeaucoupdedevoirs?»ou«Commentc’étaitaulycéeaujourd’hui?»ilémetunbruitstyle«fffrrrumpfe»oulèvelesyeuxaucielouencorelesignore.
Commejenesuispasnonplusd’humeurloquace,ledînern’estpastrèsanimé.NouslevonstouslatêteavecsoulagementquandFelixdébarquedelasalledejeuxdanssonpyjamatracteur.
—J’aipasfaitmesdevoirs,dit-il,inquiet.Mesdevoirs,maman.Ilbranditunesortededossiertransparentavecunefeuilleàl’intérieur.—Oh,çava!ditmaman.—Desdevoirs?s’offusquepapa.Pourunenfantdequatreans?—Jesais,soupiremaman.C’estdingue.Ellesortlafeuille.Unpolycopiégrandformatoùilestécrit:«Pourquoinousnousaimonslesuns
lesautres.»Sousletitre,Felixadessinédesbonshommesqui,jesuppose,sontcensésnousreprésenter.En toutcas, ilssontcinq.Mamana l’airenceinte.Paparessembleàungnome.Moi j’aiune têtede latailled’unetêted’épingleetvingtgrosdoigtsronds.Mais,bon,àpartça,c’estnotreportraittoutcraché.
—«Remplislecadreavecl’aidedetafamille»,litmamanàhautevoix.Parexemple:«Nousnousaimonsparcequenousnousfaisonsdescâlins…»
Elleprendunstylo.—OK.Qu’est-cequ’onmetalors?Felix,qu’est-cequetuaimesdanstafamille?—Lapizza,répondsanshésiterFelix.—Onpeutpasmettre«pizza».—Delapizza!gémitFelix.J’aimelapizza!—Jenepeuxpasmettre:«Nousnousaimonsparcequepizza.»—Jetrouvequec’estpasmal,ditpapaenhaussantlesépaules.—Laisse-moifaire,intervientFrankensesaisissantdelafeuille.Touteslestêtesseredressentdestupéfaction.Frankaparlé!Ilsortunmarqueurnoirdesapocheet
écrit:«Nousnousaimonsparcequenousrespectonsnoschoix,nouscomprenonsquechaqueindividuadescentresd’intérêtquiluitiennentàcœur,etnousnenouspermettrionsjamaisdedétruirelapropriétéde…»Ah…J’oubliais…
—Frank!Tunepeuxpasécrireça!protestemaman.Ilestunpeutardpours’interposer,vuqu’ill’adéjàfait.Àl’encreindélébile.—Jetefélicite!ditmamanenjetantunregardnoiràFrank.Tuviensdegâcherledevoirdetonfrère
!—Jen’aifaitqu’énoncerlavérité,rétorqueFrankenluirendantsonregardassassin.«Vousvoulez
lavéritémaisvousnepouvezpaslasupporter…»—JackNicholsondansDeshommesd’honneur, reconnaît toutdesuitepapa.Jesavaispasque tu
avaisvulefilm.—YouTube.Frankselèveetsedirigeverslelave-vaisselle.— Fantastique, dit maman, dégoûtée. Felix ne va pas pouvoir rendre sa feuille. Il va falloir que
j’écriveuntrucdanssoncahierdecorrespondance.«ChèremadameLacy.Malheureusement,Felixn’apaspularemplirparceque»…quoi?
Jesuggère:—Elleaétémangéepardesrats.— Cet exercice n’est pas applicable à la famille Turner qui ne sait pas ce qu’est l’amour
désintéressé,tonneFrankdeboutdevantl’évier.—Cegarçonabesoind’unhobby,marmonnemaman.Onn’auraitjamaisdûlelaisserabandonnerle
violoncelle.—Ahnon,tuvaspasremettreçaaveclevioloncelle,paniquepapa.Jecroisqu’ilfautqu’ilpasseà
autrechose.— Je ne dis pas le violoncelle ! s’énerve maman. Il doit y avoir d’autres occupations. À quoi
s’intéressentlesadolescentsdenosjours?— Oh, à toutes sortes de trucs, dit papa, évasif. Ils gagnent des médailles olympiques, se font
accepteràHarvard,montentdesstart-ups,deviennentstarsdecinéma…Maintenant,c’estautourdepapad’avoirl’airaccablé.—Iln’apasbesoindegagnerdemédaille,déclaremaman,catégorique.Illuifautjuste…Tiens,etla
guitarebasse?…Sonvisages’illumine.—…Ilsaittoujoursenjouer?Vousn’avezpasenviederépétertouslesdeuxdanslegarage?—Onadéjàessayé,une fois,grimacepapa.Tu te souviens?C’étaitpas terrible…maisonpeut
réessayer,secorrige-t-ilviteenvoyantlatêtequefaitmaman.Quellebonneidée!Onpeutsefaireunpetitbœuf.Entrepèreet fils.On joueraitquelquesmorceaux,onboiraitquelquesmousses…euh…jeveuxdire…non,onboiraitriendutout,ajoute-t-ilalorsquemamanouvrelabouche.Pasdebière.
—Etildevraitfairedubénévolatquelquepart,ditmamanavecunesubitedétermination.Oui!C’estçaqueFrankdevraitfaire.Dubénévolat.
Plustardcesoir-là,jesuisassisedanslacuisineentrainderegardersurmacaméradesscènesquej’aifilmées,quandFrankentre.
—Oh,salut,dis-jeenlevantlatête.Soudain,çamerevient.—Dis-moi,jet’aipasencoreinterviewé.Onpeutlefairemaintenant?—J’aipasenvie.Frankal’airdedétesterlaterreentière.Ilestvert.Sesyeuxsontinjectésdesang.Ilsembleenmoins
bonnesantéquequandiljouaitauxjeuxvidéoàlongueurdetemps.
—Commetuvoudras.JehausselesépaulesetprendsunDoritodanslebolsurlatable.Onaeuundînertex-mex.Iln’ya
que pour cette occasion que maman achète des chips. C’est que les Doritos qu’on trempe dans duguacamole,àsesyeux,çanecomptepascommedelamalbouffe.
—Etsinon…,dis-jed’untonquiseveutindifférent.Jemedemandais…Ma voix me trahit. Mon ton n’a rien de détaché, c’est tout le contraire. Mais Frank ne paraît
s’apercevoirderien.—Linusvavenir?Monélocutionesttroprapide.Jemesuisgrillée.Bon,maisçayest,j’aiposélaquestion.Franktournelatêtepourmelancersonregardassassin.—EtpourquoiLinusviendrait?—Bah…jesaispas.Vousvousêtesdisputés?—Non,ons’estpasdisputés.Lacolèrequibrilledanssonregardmefaitpeur.—Jemesuisfaitvirerdel’équipe.—Commentça?Maisc’étaittonéquipe!—Jepeuxplusvraimentjouer.Savoixestlointaine,commes’ils’empêchaitdepleurer.C’estmoche.Ladernièrefoisquejel’aivu
enlarmes,ildevaitavoirdixans.—Frank…Unevaguedechagrindéferledansmoncœur.Pourunpeu,jesangloteraisàsaplace.—…Tul’asditàmaman?—Àmaman?s’écrie-t-il.Pourquoi,pourqu’ellesautedejoieenhurlant«victoire»!?—Nedispasça!Maisaufond,elleenestpeut-êtrecapable.Le problème avecmaman, c’est qu’elle ne sait pas de quoi elle parle. Ce n’est pas un jugement
négatifdemapart.Lesadultessonttouslesmêmes.Ignares,maisc’esteuxquiontlepouvoir.Jetrouveça dingue. Les parents contrôlent l’usage des nouvelles technologies et le temps d’utilisation desappareilsélectroniquesdelamaison,ilslimitentlesjeuxvidéoetlesréseauxsociaux,maisdèsqueleurordinateursemontrerécalcitrant, ilsbraillentcommedesbébés :«Ilestpartioùmondocument?»«J’arrivepasàouvrirFacebook.»«Commentjefaispourtéléchargerlaphoto?»«Jedouble-clique?Quoi?Commentça?»
Etlà,quiappellent-ilsausecours?Alorsmamancrieraitsansdoute«victoire»sielleapprenaitqueFranks’estfaitvirerdesonéquipe.
Etpuis,unesecondeplustard,elleajouterait:«Monchéri,pourquoitutetrouvespasuncentred’intérêt?Tupourraistejoindreàungroupe?»
—Jesuisvraimentdésolée,Frank.Ilneréagitpas.L’instantd’après,ils’estéclipséentraînantdespieds,etjemeretrouveànouveau
seuledanslacuisinedevantlesDoritos.
—Alorsçan’apasététrèsfort,commenteDrSarah,toujoursimperturbable.—Ça va.Mais tout lemonde est stressé. Je passe beaucoup de temps au lit. Je suis fatiguée en
permanence.—Lorsquetutesensfatiguée,repose-toi.Neluttepas.Toncorpsestentrainderécupérer.Assisedanslefauteuilaveclesjambesrepliéessousmoi,jesoupire:—Jesais.Maisjen’aipas
envied’êtrefatiguée.Jen’aipasenviederessentircesurplusd’émotions.Jeveuxtoutfairepourm’ensortir.
Lesmotsontjaillitoutseuls.Jesensmonteruneboufféed’adrénaline.C’est comme si je découvrais les choses à mesure que je les confiais à Dr Sarah.Mes pensées
revêtent un aspect plus réel. Je crois qu’elle est un peu magicienne. Comme une diseuse de bonneaventurequinevousdévoileraitquevotreprésent.Toujoursest-ilqu’unetransformations’opèreenmoi.Jenesaispascomment,maisc’estunfait.
—Bien,dit-elle.C’esttrèsbien.MaisAudrey,cedonttun’aspasl’airdeterendrecompte,c’estquetuesdéjàentraindet’ensortir.
—C’estfaux.Jeluilanceunregardamer.Commentose-t-elledireça?—Pourtant,si,jet’assure.—J’aipassécescinqderniersjoursdansmonlit.— Personne n’a dit que le chemin de la guérison était une ligne droite. Tu te souviens de notre
graphique?Elleselèveet,sursontableaublanc,dessinedeuxaxesetunelignerougeascendante.
—Tuaurasdeshauts et desbas.Mais tuprogressesdans labonnedirection.Tu reviensde loin,Audrey.Tesouviens-tudenotrepremièrerencontre?
Jehausselesépaules.Certainesdenosséancespasséessont,jel’avoue,plutôtbrumeuses.— Moi, je n’ai pas oublié, dit-elle. Et crois-moi, je suis ravie de ce que je vois devant moi
aujourd’hui.—Oh.Jesensunpetitpincementaucœur.Sic’estdelafierté,c’estpathétique.Aprèstout,jen’airienfait.—Commentçasepasseavectonfilm?—Pasmal.—As-tuinterviewéquelqu’unàl’extérieurdecheztoi?—Euh…j’hésite.Pasencore.Pasvraiment.DrSarahattend.C’estsatechnique.Commeunflicquiattendd’attraperuncriminelenflagrantdélit.
Chaquefois,jemedisquejenecraqueraipas.Jem’entendsdire:—Bah…Ilyacemec…Linus.—Oui,tum’asdéjàparlédecegarçon.—IlvenaitsouventvoirFrankavant,etjedevaisl’interviewer.Maisilnevientplus.Alorsjeme
suisdit…Enfin…Jelaissemaphraseensuspens,nesachantcommentconclure.—Tudevraispeut-êtreluidemander,ditDrSarah,commesic’étaitlachoselaplusfaciledumonde.Machinalement,jerétorque:—Jepeuxpas.—Pourquoipas?—Parceque…Silence.Ellesaitpourquoi.Jen’aipasbesoindeluiexpliquer.—Visualisonslepirequipuissearriver,reprendDrSarahavecentrain.Mettonsquetudemandesà
Linusdevenirtevoir,etqu’ilrefuse.Queressentirais-tu?Unfrissond’angoisse remonte le longdemacolonnevertébrale. Jen’aimepasdu tout le tourque
prendcetteconversation.Jen’auraisjamaisdûmentionnerLinus.—Commentréagirais-tu?insisteDrSarah.Audrey,aide-moiunpeu.Linusvientdedire:«Non,je
nepeuxpasvenir.»Qu’est-cequeturessens?— Jeme sens gênée. J’ai envie demourir. Jeme dis, non, c’est pas possible. Je suis une idiote
finie…Monvisagesecrispeenunegrimacededouleur.—Pourquoiidiote?—Parceque…parceque!Cettefois,ellemefaitbouillir.DrSarahfaitparfoisexprèsdenepascomprendre.—Linusneviendrapas,dit-elleenselevant.Elleécritsurletableau.
Puiselletraceuneflècheetécrit:«LespenséesdeLinus»,qu’elleentoured’uncercle.
—Pourquoi cespensées, dit-elle en tapotant la surfaceblanchedu tableau, te feraient-elles sentircommeuneidiote?
—Parceque…J’aidumalavecmonpropresystèmederaisonnement.—…Parcequejen’auraispasdûluidemander.—Pourquoipas?Iladitnon,etalors?Toutcequeçaveutdire,c’estqu’iln’apasenvied’être
interviewé,oualorsqu’ilestoccupéailleurs,ouencorequ’ilal’intentiondedireouiplustard.Ouautrechoseencore.Çan’arienàvoiravectoi.
Jerépondsspontanément:—Biensûrquesi!—Biensûr?Commentçabiensûr?Etvoilà,jesuistombéedanslepiège.«Biensûr»estletypemêmederéponsequitransformeDr
Sarahenunrequinflairantdusang.«Illefaut»asurelleuneffetsimilaire.—Audrey,sais-tucequepenseLinus?—Non,dis-jeàcontrecœur.—Tun’aspasl’airsisûre.Audrey,peux-tuliredanslespensées?—Non.—Aurais-tudessuperpouvoirs?Aurais-tuoubliédemedirequelquechose?—Non,redis-jeenlevantlesmainsenl’air.OK,jemerends.J’aicompris.J’étaisentraindelui
attribuerdespensées.—Eneffet.Et tun’asaucune idéedecequeLinuspense.Çapeutêtrepositif,ounégatif.Leplus
probable,c’estqu’ilnepenseàrien.C’estungarçon.Ilvafalloirt’yhabituer.Sonvisageseplisse,sesyeuxpétillentd’humour.—C’estvrai,dis-je.Jesaisqu’elleessaiedemefairesourire,maisjesuistropperturbée.—Alors…jedevraisluidemander?—Jepensequeoui.D’uncoupd’éponge,elleefface«Linusneviendrapas»surletableau.Àlaplace,elleécrit:
—D’accord?medemande-t-elleunefoisquej’ailu.—D’accord.—Bien.Alorspose-luilaquestion.C’esttondevoirpourlaprochainefois.DemanderàLinus.
Lapremièrechoseà faire,c’estdechoisirunmomentoùmamanestbien lunée,pourêtresûrequ’ellen’enferapastouteunehistoire.J’attendsqu’elleaitterminéderegarderunépisodedeMasterChef,puisjem’assiedsl’airderiensurunbrasducanapéetjelance:—Maman,jevoudraisuntéléphone.
— Un téléphone ? dit-elle en se redressant, bouche bée, les yeux comme des soucoupes. Untéléphone?
Sijesuislareinedeladramatisation,mamèreenestl’impératrice.—Euh…Oui.Sic’estpossible.—Etquicomptes-tuappeler?—Je…Jesaispas…desgens.C’estunpeucourtcommeréponse,maisquevoulez-vous,ellemestresse.—Quiça?—Desgens.T’asbesoindesavoirleursnoms?Un silence. Je sais à quoi elle pense, parce que çame traverse l’esprit àmoi aussi.Mondernier
téléphone n’a pas été un franc succès. Enfin, il était plutôt pasmal.C’était un Samsung.Mais il étaitdevenu une sorte de portail.Un portail toxiquemenant à… tout ça. Je tremblais de terreur rien qu’enentendant lavibrationd’un texto, sansparlerqu’après, je le lisais. Jene saispascequ’il estdevenu.Papas’enestdébarrassé.
Maisça,c’étaitavant.C’estdupassé.—Audrey…Le visage de maman est tendu. Je suis navrée d’avoir gâché sa belle soirée détente devant
MasterChefetDucôtédechezvousoujenesaisquoiencore.Jelarassure:—Toutirabien.—TuveuxappelerNatalie?C’estça?Jeretiensunmouvementdereculenentendantprononcersonprénom,Natalie.Jenesuispascertaine
d’êtreprêteàluireparler.Maispasquestiondelaissermamandeviner.—Peut-être.Jehausselesépaules.—Audrey,jenesaispassi…Moi,jesaispourquoimamanestréticente.Croyez-moi,j’aipeur,moiaussi.(D’ailleurs,j’aipeurde
tout,toutlemondemelerépèteassez.)Maisjenevaispasmedégonfler.J’aiprismadécision.Jem’ytiens.Ilmefautuntéléphone.
—Audrey,faisattention.Je…Jeneveuxpasquetu…—Jesais.
J’aperçoisdescheveuxblancsparmilesbellesmèchesbrunesdemaman.Sapeaua l’airplusfinequ’avant.Jecroisquecettehistoirel’afaitvieillir.Jel’aifaitvieillir.
—DrSarahmeleconseillerait,dis-jepourlaréconforter.Ellemedit toujoursquejepourrais luienvoyerdestextosàn’importequelleheure.Elleditquejesauraisquandjesuisprête.Ehbien,jelesuis.
—D’accord, soupiremaman.Onva t’en acheter un.C’est super que tu veuilles un téléphone,machérie.C’estfantastique.
Elleposeunemainsurlamienne:ellevientenfindeprendreconsciencedel’aspectpositifdemonenviedetéléphone.
—Tufaisdesprogrès!ajoute-t-elle.—Jenem’ensuispasencoreservie.T’emballepas.Jem’assiedspourdebonsurlecanapéetjechercheunepositionconfortable.—Qu’est-cequeturegardes?Alorsquejebougelescoussins,jem’aperçoisquemamanaunlivresurlesgenoux.Commentparler
àvotreadolescentduDrTerenceKirshenberger.—Non,maisjerêve!dis-jeenm’enemparant.Qu’est-cequec’estqueça?Ellevireaurougeetsedépêchedemelereprendre.—Rien.Justeunpeudelecture.—T’aspasbesoind’unlivrepournousparler!Jeleluiarrachedesmainsetlefeuilletterapidement:ilestbourrédedessinshumoristiquesquiont
l’airstupides.Jeleretourne.—12,95livres?T’asdépensétoutçapourça?Ett’asapprisquelquechose?«Votreadolescentest
unepersonneautantquevous.»—Non,çadit:«Rends-moimonbouquin.»Mamanlesaisitavantquejepuisseréagir,puiselles’assieddessus.—Bon,maintenant,onpeutregarderlatélé?Elleest toujoursrougeetparaîtgênée.Pauvremaman.Jen’arrivepasàcroirequ’elleaitdépensé
12,95livrespourunbouquinpleindedessinsdébiles.
Ellel’alu!Ellealulebouquinà12,95livres!Jelesais,parcequesamedi,aupetitdéjeuner,ellesemetàparleràFrankenlangageextraterrestre.— Frank, j’ai remarqué que tu as laissé deux serviettes mouillées par terre dans ta chambre,
commence-t-ellesuruntonbizarrementcalme.Celam’aétonnée.Quelssentimentscelaa-t-ilévoquésentoi?
—Hein?s’exclameFrank,interloqué.—Jecroisqu’onpeuttrouverunesolutionàcettehistoiredeserviettesensemble,poursuitmaman.Je
pensequeçapourraitêtretrèsamusantderésoudreçatouslesdeux.Frankm’interrogeduregard,perplexe.Jehausselesépaules.—Qu’enpenses-tu,Frank? insistemaman.Si c’était toiqui avais la chargedecettemaison,que
penses-tuqu’ilfaudraitfairedesserviettes?—Chépas,répondFrank,troublé.Ondevraitutiliserdel’essuie-toutettoutbalanceraprèss’enêtre
servi.Jevoisquemamann’estpassatisfaitedecetteréponse,maisellenesedémontepasetconserveson
étrangesourire.—Jecomprends,commente-t-elle.C’estintéressant.—Pasvraiment.
Illaregarded’unairsoupçonneux.—Maissi.—Maman,c’estuneidéedébilequej’aiinventéerienquepourt’énerver.Tupeuxpasrépondre:«
C’estintéressant.»—Jecomprends,répètemamanenhochantlatête.Jecomprends,Frank.Jecomprendstonpointde
vue.Ilesttoutàfaitvalable.—J’aipasdepointdevue!s’énerveFrank.Etarrêtededire«jecomprends».C’est le moment de l’informer. J’interviens :—Maman a lu un livre.Comment parler à votre
adolescent.—Merdealors!soupireFrank.—Onnejurepas,JEUNEHOMME!explosemaman,oubliantsonrôledemèreparfaite.—Meldeallo!chantonnejoyeusementFelix.Mamanprenduneinspirationdedragonfurax.—Tuvois?Tuvoisquelbonexempletuesentraindedonner?—ALORSARRÊTEDEMEPARLERSURCETONARTIFICIELDEPUTAINDEROBOT!hurle
Frank.—Putainderobot!répèteFelix,enprononçantcettefoisparfaitement.Jeprécise,aubénéficedeFrank:—Lebouquincoûtait12,95livres.Illaisseéchapperunrireincrédule.—12,95livres!Jepourraistel’écrireenunephrase.Lavoilà:«Arrêtezdetraitervotreadolescent
commes’ilétaitundemeuré.»Un tempsde silence. Jecroisquemamanessaiede secontenir.Àen jugerpar laboulecompacte
qu’elleestentraindefaireavecsaservietteenpapier,çadoitêtredurpourelle.Maisquandellerelèvelatête,elleadenouveaulesourire.
—Frank,jecomprendsquetusoisfrustréencemoment,reprend-ellesuruntonsympathique.Alorsje t’ai trouvé des occupations.Tupeux faire un peu demusique avec papa aujourd’hui, et la semaineprochaine,dubénévolat.
—Dubénévolat?répèteFrank,quines’attendaitpasàcelle-là.Tuveuxdirecomme…construiredeshuttesenAfrique?
—Fairedessandwichespourlakermessed’Avonlea.Avonlea,c’estlamaisonderetraiteàquelquesruesd’ici.Ilstiennentuneventedecharitétousles
ans,c’estassezsympa.Voussavez.Pourunefêteavecdesvieuxdansunjardin.—Fairedessandwiches?ditFrank,horrifié.Turigoles?—J’aiprêténotrecuisinequiserviraàtoutpréparer.Onvatousmettrelamainàlapâte.—Jeferaipasdeputainsdesandwiches.—Jecomprends.Maisc’estdécidé.Etpasdegrosmots.—J’enferaipas,jetedis.—Jecomprends,Frank,persistemaman,implacable.Maistun’aspaslechoix.—Maman,arrête,OK?—Jecomprends.—ARRÊTE!—Jecomprends.—MAISARRÊTE!MERDE!exploseFrankenseprenantlatêteentrelespoings.OK,jevaisles
fairecesputainsdesandwichesàlacon!T’asbientôtfinidefairedemavieunenfer?Ilquittelatableetunminusculesouriresedessinesurlevisagedemaman.
MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurJour–5,RosewoodClose
La caméra s’approche des portes du garage. À l’intérieur, papa tout de cuir vêtu tient une guitareconnectéeàunampli;Frank,àsoncôté,unebasse.Frankal’aireffondré.
PAPA(enthousiaste)
Allons-y.Onvajouerunpeu,histoiredesemarrer.
Iljoueunriffcrâneuràlaguitare.
PAPATuconnaisPourelle,pourmoi?
FRANKQuoi?
PAPAPourelle,pourmoi.C’estnotremorceauleplusconnu.
Ilsembleblessé.
PAPAJet’aienvoyélelien.J’aiunsolodanscelui-là.
Ilfrimeetjoueunautreriffderock.
FRANKAh,ouais.Euh…jeleconnaispas.
PAPAQu’est-cequetuconnais?
FRANKJeconnaislamusiquedeLOC.
Ilcommenceàlajouer,maispapasecouelatête,impatient.
PAPACe qu’on veut, c’est de la vraie musique. Bon, on n’a qu’à improviser autour des accords…faisonssimple.Pourl’intro:do,mi,fa,sol, refrainendeuxtemps,puisrémineur, fa,dopourdeuxtemps,onrépètelerefrainqu’onconclutparunsolpourfairelatransitionaveclecoupletsuivant.
Franklefixeduregard,paniqué.
FRANKQuoi?
PAPALaisse-toialler.Toutirabien.Un,deux,etun-deux-trois-quatre.
Unvacarmes’élèvealorsetpapacommenceàchanterd’unevoixdechatqu’onétrangle.
PAPA(quichante)
Pourelle…pourmoi…Ettoutrecommence…
(Ilhurlepar-dessuslamusique.)Frank,tufaislechœur!
(chantant)Pourelle,pourmoooooooi…
Ilselancedansunsolo.Frankouvredegrandsyeux,setourneverslacaméraetformeun«Àl’aide»silencieuxavecsabouche.
MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose
Mamanestentraindepréparerledéjeuner.Papaentred’unpasjoyeux.Ellelèvelatête.
MAMANAlors?Commentc’était?
PAPASuper!Onajouéunpeu,ons’estbienentendus…JecroisqueFrankestcontent.
MAMANBravo!Bienjoué!
Elleleserretendrementdanssesbras.
MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose
Frankestassisenhautdel’escalier.Ils’adresseàlacaméra.
FRANKOhlàlà.C’étaitlapireexpériencedetoutemavie.
AUDREY(VOIXOFF)Maisnon.
FRANK(Illafusilleduregard.)
T’ensaisrien.C’estpeut-êtrevrai.
Ils’affalecontrelarambarde.
FRANKPourquoiest-cequepapaveutjouerdurockdevieuxavecmoi?Tupeuxmeledire?
AUDREY(VOIXOFF)Pourquet’arrêtesdejouerauxjeuxvidéo.
Franklanceunregardnoiràlacaméra.
FRANKMerci,Einstein.
AUDREY(VOIXOFF)Jetedisjuste.Ilsveulentquet’aiesd’autrescentresd’intérêt.
FRANK(furieux)
N’importequoi.Qu’est-cequ’ilyademalàêtreungamer?
AUDREY(VOIXOFF)Jen’aijamaisditquec’étaitmal.
FRANKLes jeuxvidéo améliorent le tempsde réaction, développent l’esprit d’équipe et l’intelligencestratégique.Çat’apprendpleindetrucs…
AUDREY(VOIXOFF)(l’airsceptique)
Çat’apprendpleindetrucs?Commequoiparexemple?
FRANKOK,tuveuxsavoir?
(Ilcomptesursesdoigts.)Minecraft,l’architecture.SimCity,lagestiond’unepopulation,d’unbudgetettoutça.Assassin’sCreed, tout sur la Rome antique, les Borgia, et quoi… Léonard de Vinci. Les événementshistoriquesdontjemesouviens,çasortd’Assassin’sCreed.J’airienapprisà l’école.Toutcequejesais,çavientdesjeux.
AUDREY(VOIXOFF)EtLOC,çat’aapprisquoi?
FRANK(avecungrandsourire)
Surtoutàjurerencoréen.(Ilsemetàhurler.)
SHIIIBAAAL!
AUDREY(VOIXOFF)Etçaveutdirequoi?
FRANKT’asqu’àlaisserlibrecoursàtonimagination.
Mamanappelled’enbas.
MAMANFrank!Audrey!Àtable!
Frankn’amêmepasl’airdel’entendre.
FRANKTusaisquedanspleindepaysLOCestunsportdecompétition?Ilsontmêmedesstades!
AUDREY(VOIXOFF)Jesais.Tumel’asdéjàditenvironunmilliondefois.
FRANKTusaisqu’auxÉtats-UnisilsontparfoisdesboursesLOCpourl’université?
AUDREY(VOIXOFF)Çaaussitumel’asdéjàdit.
FRANKLOC, c’est très sophistiqué.Le jeu adéveloppé sapropre langue, sespropres règles.C’est…c’estcommelelatin.C’estexactementça.Commelelatin.Etmamanetpapa,ilssontlààrépéter:«Cejeuestmaléfique.»Imaginequejesoisaccroaulatin?
S’ensuitunlongsilence.
AUDREY(VOIXOFF)Franchement,j’aidumal.
Mamanm’a achetéun téléphone.Première étape franchie. J’ai récupéré lenumérodeLinus auprèsdeFrank.Deuxièmeétape.Maintenant,ilfautquejel’appelle.
Jecomposesonnuméropuisjecontemplemontéléphone.Parquoivais-jedémarrerlaconversation?Jegriffonnequelquesmotsetphrasesquipourraientm’êtreutiles.(UntuyaudeDrSarah.)Jevisualiseunscénariopositif.
Maisjen’arrivetoujourspasàmedécideràl’appeler.Alorsjeluienvoieunmessageàlaplace:
Salut Linus. Ici Audrey. La sœur de Frank. Je suis toujours en train de faire mondocumentaireettuavaisditquetuvoulaisbienquejet’interviewe.Tuestjsd’accord?Onpeutsevoir?Merci.Audrey
Jem’attendsànerecevoiraucuneréponse,oudumoinsàunelongueattente,maisletéléphonevibretoutdesuiteetvoilàcequ’ilrenvoie:
biensûr.Quand?
Jen’avaispaspenséàça.Quand?Onestsamedisoir,cequiveutdirequej’aitoutelajournéededemain.
demain?tuveuxvenirici?à11heures?
J’appuiesurENVOYER.Cettefois,quelquesminutess’écoulentavantsaréponse:
nonauStarbucks
Lapaniquemesecouecommeunedéchargeélectrique.AuStarbucks?Ilesttombésurlatête?Puisjereçoisundeuxièmetexto:
fautquet’yaillesdetoutefaçonnon?ettonprojet?
Mais…mais…mais…Starbucks?Demain?J’ai les doigts qui tremblent. Une sensation de brûlure sur la peau. J’inspire en comptant jusqu’à
quatre,j’expireencomptantjusqu’àsept.QuemeconseilleraitDrSarah?Mais je sais déjà ce qu’elle me conseillerait. Parce qu’elle l’a déjà fait. Sa voix me souffle à
l’oreille:«Ilesttempsdefairedeplusgrandspas.Ilfautqueturepoussesunpeuteslimites,Audrey.Tunesauraspastantquetun’auraspasessayé.Tuenescapable.»Je fixemon téléphone jusqu’àceque leschiffresdeviennent flous,puis jemedépêchede taper le
messageavantdechangerd’avis:
Okàplus
Jesaismaintenantcequec’estqued’êtrevieille.Bon,d’accord,jen’aiaucuneidéedecequeçafaitd’avoirlapeautouteridéeetlescheveuxblancs.
Maisjesaiscequeçafaitdemarcherdanslarueàpaslentsetincertains,engrimaçantchaquefoisquequelqu’un passe près demoi et en sursautant à chaque coup de klaxon, avec la sensation que tout vabeaucouptropvite.
MamanetpapaontemmenéFelixàune«journéedesplantes»dansunjardinet,àladernièreminute,ilsontdécidéqueFranklesaccompagnerait,histoiredelui«ouvrirl’esprit».Ilsnesaventpascequejefabrique.Si je leuravaisdit,mamanenaurait fait toutundrame,alors j’aipréférééviter. J’aiattenduqu’ilssoientpartis,j’aiprismesclés,monargentetmacaméra.Etpuisjesuissortiedelamaison,toutsimplement.
Cequejen’avaispasfaitdepuis…Jenesaispas.Depuistrèslongtemps.NoushabitonsàenvironvingtminutesàpiedduStarbucks,enmarchantvite.Cequejenefaispas.Je
nem’arrêtepasnonplusenroute.J’yvais.Mêmesimoncerveaudelézardestprêtàseroulerenbouledeterreur,j’arriveàposerunpieddevantl’autre.Gauche,droite,gauche,droite.
J’aimeslunettesnoiressurlenez,lesmainsfourréesdanslespochesdemonsweatdontj’aitirélacapuchesurmatêteenguisedeprotectionsupplémentaire.Jen’aipaslevélesyeuxdutrottoir,maiscen’estpasgrave.Laplupartdespiétonssontdansleurbulle.
Alorsquej’atteinslecentre-ville,lafouledevientplusdense,lesboutiquesplusanimées,larueplusbruyante.Àchaquepas,monenviedem’enfuirencourantgrandit.Maisjerésiste.Jepersévère.Jemedis:«C’estcommegravirunpicmontagneux:toncorpsserebiffe,maisilfauttenirbon.»
Enfin,jemetrouvedevantleStarbucksetjemesensàlafoisvidéeetfolled’excitation.J’ysuis.J’ysuisarrivée!
Jepousselaporteetilestlà,assisàcôtédel’entrée.Ilporteunjeanetuntee-shirtgris.Ilestsupercanon.Jenepeuxpasm’empêcherdeleremarquer.Nonpasquecesoitunrendez-vousamoureux.
Biensûrquenon,çan’enestpasun.Etpourtant…Voilàquejememetsànepasfinirmesphrases.Bref.Vousvoyezcequejeveuxdire.LevisagedeLinuss’illuminelorsqu’ilmevoit.Ilselèved’unbond.—Tuyesarrivée!—Oui!—Jenet’enpensaispascapable.—Moinonplus.—Maist’asréussi!Tuesguérie!
Sonenthousiasmeestsicontagieuxquejeluirendssonsourire,etonfaittouslesdeuxunesortedepetitedanse,enagitantlesbrasenl’air.
—Café?—Oui!Super!Jesuislapremièrestupéfaitedem’entendrem’exclamerd’untonàla«toutvabien».Alors qu’on se met en bout de queue, je me sens à l’aise. La musique est trop forte et les
conversationsautourdenousmevrillentlestympans,maisjelâchepriseaulieuderésister.Commeàunconcertderock,quandlefracasdelasonosubmergevotresystèmenerveux:ilneresteplusqu’àvousrendre. (Je sais, vousme direz l’ambiance tamisée d’un Starbucks n’a rien à voir avec une salle deconcerts.Maismoi,jevousrépondrai:«Essayezunpeudevivredansmapeauetvousverrez.»)Jesensmoncœurbattrelachamade…àcausedubruit,desgens,ouparcequejesuisencompagnied’unmecadorable?Jepassemacommande(unFrappuccinoaucaramel),etlafillemaussadederrièrelecomptoirmarmonne:—Prénom?
S’ilyaunechosequimedéplaîtplusquetout,c’estd’entendrehurlermonnomdansuncaféremplidemonde.
JemurmureàLinus:—Jedétestecettehistoiredenoms.—Moiaussi.T’asqu’àendonnerunfaux.C’estcequejefaistoujours.—Prénom?répètelafille,impatiente.—Euh…Rhubarbe.—Rhubarbe?C’estfacilederesterimperturbablequandonportedeslunettesdesoleiletunecapuche.—Oui,c’estmonnom.Rhubarbe.—VousvousappelezRhubarbe?—Biensûrqu’elles’appelleRhubarbe,intervientLinus.Rhu,dis-moi,tuveuxmangeruntruc?Tu
veuxunmuffin,Rhu?—Non,merci.Jenepeuxretenirunsourire.—OK,Rhu.Pasdeproblème.—Bon,d’accord.(Rhu-bar-be,écritlafilleavecsonmarqueurnoir.)Etvous?—Jevoudraisuncappuccino,répondpolimentLinus.Merci.—Etvotreprénom?—Jevaisvousl’épeler:Z.W.P.A.E.N…—Quoi?dit-elleenledévisageant,marqueurenmain.—Attendez.J’avaispasfini.F.F.tiretT.J.U.S.C’estunnompastrèscourant,ajouteLinussérieux
commeunpape.C’estnéerlandais.J’aitellementenviederirequej’entremble.LafilleduStarbucksnousfusilletouslesdeuxduregard.—VousêtesJohn,décrète-t-elle,etelleécritsurlegobelet.Je dis à Linus que c’est moi qui paie, parce que c’est mon documentaire et que c’est moi la
productrice.Ilrépondd’accord,qu’ilpaieralaprochainefois.Puisonprendnosboissons,RhubarbeetJohn, et on retourne à notre table.Mon cœur bat encore plus fort,mais je sensme pousser des ailes.Regardez-moi!JesuisauStarbucks!Jesuisànouveaunormale!
Bon,d’accord, jeporte toujoursmes lunettesde soleil.Et jenepeuxencore regarderpersonneenface.Etjetortillemesmainssurmesgenoux.Maisjesuislà.C’estçaquicompte.
—T’asviréFrankdetonéquipe,donc?dis-jetandisqu’ons’assied.Jeregrettetoutdesuitemaphrase.C’estpeut-êtreunpeuagressif.
MaisLinusneleprendpasmal.Ilal’airinquiet.—Franknem’enveutpas.Jecomprendsalorsqu’ilsontdûenparler.— Enfin, il ne s’attend pas à ce qu’on arrête de jouer à LOC juste parce qu’il est obligé
d’abandonner.Iladitqu’ilferaitlamêmechoseànotreplace.—Mmm.C’estquilaquatrièmepersonne?—Untypequis’appelleMatt,répondLinussansgrandenthousiasme.Ilestpastropmal.—PapaaobligéFrankàjouerdelabasseavecluidanslegarage.Il trouvequec’estunmeilleur
passe-temps.—Frankjouedelabasse?—Àpeine,dis-jeavecunpetitrire.Ilconnaîtàpeuprèstroisaccordsetpapafaitdessolosdedix
minutes.—Ettutrouvesçahorrible?Monpèrejouedelaflûteàbec.Monrires’éteint.—QUOI?Turigoles?—Nelerépèteàpersonne.Linusasoudainl’airvulnérable,etjeressensunevaguede…quelquechose.Quelquechosedefort,
dechaleureux.Commequandonpassesonbrasautourdequelqu’unetqu’onserre.—Jenedirairien,promis.Tuveuxdirecommelesflûtesdesenfants?JeboisunegorgéedemonFrappuccino.—Une flûte à bec d’adulte. En bois. Plus grande, décrit-il en illustrant ses paroles de quelques
gestes.—Ehbah.Jesavaismêmepasqueçaexistait.On sirotenosboissons,onéchangequelques sourires.Desmilliersdepenséesme traversent.Des
pensées follescomme :« J’y suisarrivée ! Je suisauStarbucks !Vivemoi !»Maisaussi,des idéeséparsesquisurgissentdenullepart:«toutlemondemeregarde»et«jemedéteste».Et,soudain:«siseulementj’étaischezmoi»,cequin’avraimentaucunsens.Jen’aiaucuneenvied’êtreàlamaison.Jesuissortie,jesuisavecLinus,auStarbucks!
—Alors,qu’est-cequetuveuxmedemanderpourtondocumentaire?—Oh,jesaispas.Destrucs.—Çafaitpartiedetathérapie?—Oui.Enquelquesorte.—Mais,t’enasencorebesoin,detathérapie?Tum’asl’aird’allertrèsbien.—Bah,oui,jevaisbien.C’estqu’unexercice…—Si tupouvais juste retirer tes lunettesde soleil, tu seraisde retourà lanormale.Tudevrais le
faire,m’encourageLinusavecenthousiasme.Alors,vas-y.—Jeleferai.—Maistunedevraispasattendre.Tudevraislefairemaintenant,toutdesuite.—Oui.Peut-être.—Tuveuxquejelefassepourtoi?propose-t-ilentendantlamain.J’aiunmouvementderecul.Moncourageestentraindemelâcher.J’ailadésagréablesensationqu’ilmeharcèle,commes’ilme
soumettaitàuninterrogatoire.Jenesaispascequimeprend.Leventatourné.JeboisunegorgéedemonFrappuccino.J’essaiede
medétendre.Maisjen’aiqu’uneenvie:prendreuneservietteenpapieretladéchirerenmillemorceaux.Lesvoixautourdemoirésonnentdeplusenplusfort,menaçantes.
Aucomptoir,quelqu’unseplaintquesoncaféesttropfroid.Jemeconcentresurlaseulepartiedeladisputequej’entends:—J’aidéjàréclamétroisfois…jeveuxpasd’uncafégratuit…çanemesuffitpas!C’estinadmissible!
Lavoixfurieuses’enfoncecommeunburinsousmoncrâne.Jefrissonne,jefermelesyeux,jeveuxmesauver.Jecommenceàpaniquer.Mapoitrinesesoulèvedeplusenplusvite.Jenepeuxplusresterici.Impossible.DrSarahavait tort.Jenemesentirai jamaismieux.JenepeuxmêmepasresterassisedansunStarbucks.Jesuisarchinulle.
Despenséessombrestournentdansmatêteetmetirentverslebas.«Ilfaudraitquejemecache.Jenedevraismêmepasexister.Àquoijesersdetoutefaçon?»
—Audrey?Linusagiteunemaindevantmonvisage,cequimefaitreculerdavantage.—Audrey?—Jesuisdésolée.Jepoussemachaiseenarrière.Ilfautquejem’échappe.—Qu’est-cequisepasse?Linusmedévisage,perplexe.—Jenepeuxpasresterici.—Pourquoi?—Je…Ilyatropdebruit.C’esttrop.Jeplaquemesmainssurmesoreilles.—Jesuisdésolée.Jesuisvraimentdésolée…Jesuisdéjààlaporte.Jel’ouvre.Dèsquejesuisdehors,jemesensunpeumieux.Pourtantjenesuis
pasencoreensécurité.Jenesuispaschezmoi.—Maistoutallaitbien,ditLinusquim’asuivie.Ilal’airpresqueencolère.—Tuallaistrèsbienilyadeuxsecondes!Onparlaitetonrigolait…—Jesais…—Qu’est-cequis’estpassé?—Rien,dis-jed’untondésespéré.Jenesaispas.Çan’aaucunsens.—Alors,tun’asqu’àt’ordonnerd’ensortir.Tusais,l’espritl’emportesurlecorps.—Maisj’aiessayé!dis-je,sentantmonterdeslarmesdecolère.Tunevoispasquej’aiessayé?J’ai la tête qui tourne, assaillie par une multitude de signaux de détresse. Il faut que j’y aille.
Maintenant,toutdesuite.Jen’aijamaisarrêtédetaxidanslarue.Pourtantjenefaisniunenideux.Jelèvelebras.Unevoiturenoires’arrête.Deslarmesmemontentauxyeuxalorsquejem’yengouffre.Nonpasquequiquecesoitpuisselesvoir.
JesouffleàLinusd’unevoixunpeupâteuse.—Jesuisdésolée.Vraiment.Ondevraitoublierça.Pourlefilm.Ettout.Onnesereverraplus.Je
pense.Aurevoir.Jesuisdésolée.Pardon.
Une fois à lamaison, jem’allonge surmon lit et je reste complètement immobile, rideaux fermés,boulesQuies dans les oreilles. Pendant environ trois heures. Je ne bouge pas d’un poil. Parfois, j’ail’impressiond’êtreuntéléphoneportableentrainderechargersabatterie.D’aprèsDrSarah,moncorpssubit des montées et descentes d’adrénaline dignes de véritables montagnes russes. Ce qui expliquepourquoijedéborded’énergieuninstantpourêtreépuiséelaminutesuivante,sanstransition.
Mesentantflageolante,jemedécideàdescendrechercherquelquechoseàmanger.J’envoieuntextoàDrSarah:JesuisalléeauStarbucksetj’aifaitunecrise.
Messombresetnéfastespenséessesontenvolées,maisjemesensexténuéeetnerveuse.Jefaislagrimaceàmonrefletdanslemiroirdelacuisine.Jesuispâleet…jenesaispas.Jesuis
toute ratatinée.Comme si j’avais la grippe.Quand elle vous tient, c’est votre corps tout entier qui enprend un coup. J’hésite entre un sandwich auNutella et un sandwich au fromage, quand j’entends uncliquetisdansl’entréesuivid’unbruitmat:unobjetvientdetombersurlepaillasson.Jefaisunbonddedeuxmètres.
Silence.Jemeredressecommeunanimalprisaupiège.Etjemerépète:«Jesuisensécurité,jesuisensécurité,jesuisensécurité.»Petitàpetit,monrythmecardiaqueralentit,etjefinisparallervoircequec’est.
Surlepaillasson,ilyaunefeuilleàcarreauxarrachéed’uncahieretpliéeendeuxsurlaquelleestécrit:Audrey.Jereconnaisl’écrituredeLinus.Jel’ouvre:Est-cequeçava?Jet’aienvoyéuntexto,maist’aspasrépondu.Franknonplus.Jen’aipasvoulusonneràlaportepournepastefaireunchoc.Est-cequetoutvabien????!!!!
Jen’aimêmepasregardémontéléphonedepuisquej’aienvoyéunmessageàDrSarah.EtFrankestàcettefêtedesplantesquelquepartàlacampagne.Ilcapteprobablementpas.J’imagineFrank,entrainde traverser un champ en traînant les pieds, et je ne peux retenir un sourire. Il doit passer une salejournée.
Àtraversleverreondulédelaported’entrée,jedistingueuneombrequibouge.Moncœurseserre.C’estpaspossible.Linus?Ilattend?Quoi?
Jeprendsunstylo,etjeréfléchis.
Çava,merci.Jesuisdésoléedet’avoirfaitpeur.
Jeglisselafeuilledanslafentedelaboîteauxlettres.Leressortrésistedanscesens,maisj’yarrive.Quelquessecondesplustard,lafeuilleréapparaît:T’avaisl’airvraimentmal.J’étaisinquiet.
Jefixesonécriture,lecœurlourdcommeunepierre.Vraimentmal.J’avaisl’airvraimentmal.J’aitoutgâché.
Pardon.
Jenetrouveriend’autreàdire,alorsjel’écrisplusieursfois:Pardon.Pardon.
Jepostelafeuille.Presqueaussitôt,ilpousseunnouveaumessagedanslaboîte:Tun’aspasàt’excuser.C’estpastafaute.AuStarbucks,àquoipensais-tu?
Je nem’attendais pas à ça. Je reste interdite, comme pétrifiée, accroupie sur le paillasson. Pourl’instant,mespenséessontdesconfettisquivirevoltentdansmatête.Jeluiréponds?Qu’est-cequejeluidis?
Ai-jeenviedeluidireàquoijepensaisauStarbucks?
Mereviennentsoudainà l’esprit lesparolesd’unepsyde l’hôpitalSaintJohn,cellequianimait legrouped’affirmationdesoi:«Riennenousobligeàrévélercequ’ilyaennous.»Cettephrase,ellenouslarépétaitchaquesemaine.«Nousavonstousledroitàunevieprivée.Vousn’êtesjamaisobligésdepartagerquoiquecesoitavecquiconque,mêmesionvousledemande.Quecesoientvosphotos,vosfantasmes, vos projets pour le week-end… tout cela vous appartient. » Elle jetait alors un regardcirculairepresquesévèreautourdelapièceavantd’ajouter:«Vousn’êtesPASforcésdepartagerquoiquecesoit.»
JenesuispasobligéededireàLinusceàquoijepensais.J’ai ledroitdemedéfiler.Jepourraisécrire:«Oh,rien!»oubien:«T’asvraimentpasenviedesavoir!!!!»Commesic’étaitunegrosseblague.
Maispouruneraisonquim’échappe,j’aienviedepartager…Linusm’inspireconfiance.Etpuisilestdel’autrecôtédelaporte.Jemesensensécurité.Commedansunconfessionnal.
Avantdechangerd’avis,jegriffonne:
Jemedisais:«Jenesuisqu’unemerde.Jenedevraispasexister,àquoijesersdanslemonde?»
Jefourrelemotdanslafente,puisjem’assiedssurmestalonsetjerespirecalmement.J’éprouveuneétrange satisfaction. Voilà. J’en ai assez de faire semblant.Maintenant, il sait à quoi ça ressemble àl’intérieurdematête.Jeretiensmonsouffleenessayantdedevinersaréactiondel’autrecôtédubattant.Maisiln’yapasunbruit.Ilestpeut-êtreparti.Biensûr,ils’estsauvé.Quiresterait?
Non,mais, suis-je folle ?Qu’est-ce quim’a pris d’écriremes pensées les plus tordues et de lesglisserauseulmecquimefaitcraquer?Pourquoi?
Terrassée par la honte, je me lève et je traîne les pieds jusqu’à la cuisine. Quand j’entends uncliquetis,jemeretourned’unbond.Uneréponseaatterrisurlepaillasson.J’ailesmainsquitremblentsifortenprenantlepapierqu’audébutjen’arrivemêmepasàdéchiffrercequiestécrit.C’estunenouvellepage,couvertedesonécriture.Ilcommencepar:Àquoitusers?Voilàquelquesexemples.
Dessous, il y a une longue liste.Elle occupe toute la page. Je suis tellement bouleversée que sonécrituresautilledevantmesyeux.Finalement,jedéchiffrequelquesbribes:souriremagnifique…excellentsgoûtsmusicaux(j’aijetéunœilsurtoniPod)…superprénomStarbucks.
Jelaisseéchapperunpetitrirequisetransformepresqueenpleursavantdesechangerensourire.J’essuiemeslarmes.Desémotionscontradictoiresdéferlentenmoi.
Avecuncliquetis,unnouveaumessageatterritprèsdemoi.Jesursaute.Qu’a-t-ild’autreàmedire?Sûrementpasunesecondeliste?Maisilestsimplementécrit:Peux-tum’ouvrir?
Monesprit est enalertemaximale. Jenepeuxpas le laissermevoirdanscet état, toute ratatinée,toutepâle,avecmatêtederat.JesaisqueDrSarahmediraitquej’aitoujoursmataillenormaleetquejenesuispasunrat,maisDrSarahn’estpaslà.
Jenesuispastrèsenforme.Uneautrefois.Désolée,jesuisdésolée…
Jesuisdansmespetitssouliers.Ilvamalleprendre.Ilvapartir.Çayest,c’estfini,avantmêmequeçaaitcommencé…
Maislaboîteauxlettrescliquèteànouveauetjereçoissaréponse:
Compris.Jem’envais.
Monmoral fait le grand plongeon. Il part vraiment. Il l’amal pris. Ilme déteste. J’aurais dû luiouvrir, j’auraisdûêtreplusforte,jesuisuneimbécile…Jeréfléchisàcequejepeuxécrirelorsqu’unmessagetombesurlepaillasson.Ilapliélafeuille,etsurledessus,ilestécrit:Ilfallaitquejetedonneçaavantdepartir.
Audébut,jen’osepaslelire.Auboutd’unmoment,jel’ouvre.Lesmotsmesautentàlafigure.C’estcommesimillepetitesaiguillesmepicotaientlatêtedetouslescôtés.Jen’encroispasmesyeux.Ilaécritça.Pourmoi.
C’estunbaiser.
ÀSaint John, on vous enseigne à ne pas ressasser lesmêmes pensées, à ne pas revisiter lesmauvaissouvenirs.Onvousapprendàvivreauprésentetàlaisserlepasséderrièrevous.Maiscommentest-oncenséefairequandungarçonqu’onaimebienvientde…vousdonnerunbaiservirtuel?
Lorsqu’ilesttempspourmaséanceavecDrSarah,jemesuisdéjàrejouélascèneunmilliondefoisetmaintenant,jemedemandesicen’étaitpassamanièreàluidem’envoyerpaître.Ous’iln’apasfaitçajustepourpouvoirsemoquerdemoiplustarddevantsescopains?Oualors,ilvoulaitjusteêtrepoli?Enfin,jeveuxdire,l’a-t-ilfaitparpitié?Était-ceunbaiserdecharité?Oui.Forcément.(Nonpasquejesoisuneexperteenbaisers.Jen’aiembrasséqu’unseuletuniquegarçon,envacances,l’annéedernière,etc’étaitvraimentdégueu.)DrSarahm’écoutependantunedemi-heurealorsquejedéblatèretoutpleind’ineptiessurLinus.Puisonparledufaitd’«attribuerdespensées»etde«catastrophisme».Commejem’yattendais.Parfois,jemedisquejepourraismoi-mêmeêtrepsy.
—Jesais.Jesuisincapabledeliredanssespensées,jenedevraispasessayer.Maisjenepeuxpasresterindifférente,si?Ilm’aembrassée.Enfin…enquelquesorte.Surpapier,quoi.
Jehausselesépaules,unpeugênéeavantd’ajouter:—Vouscroyezqueçanecomptepas,peut-être?
—Pasdutout,merépondDrSarahtrèssérieusement.Lefaitquec’étaitsurpapiernediminuepaslegeste.Unbaiserestunbaiser.
—Etmaintenant,jen’aiaucunenouvelledeluinilamoindreidéedecequ’iladanslatête,çamestresse…
DrSarahneréagitpastoutdesuite.Jepousseunsoupir.—Jesais,jesais.J’aiunemaladiedontonguérit.S’ensuitunlongsilence.DrSarahaunpetitsourireauborddeslèvres.—Tusaisquoi,Audrey?Jesuisnavréedetel’apprendre,maissemettredanstoussesétatspourun
baiser,onn’enguéritjamaisvraiment.Pascomplètement.
Etpuis,troisjoursaprèsl’incidentduStarbucks,jesuisassise,tranquille,devantlatélé,quandFrankdéboulecommeunéléphantetannonce:—Linusestlà.
Jemeredresse,touterouge,lagorgeserrée.—Ahbon?Ilestlà?Mais…euh…T’aspasledroitdejoueràLOC,alors…Euh…Jeveuxdire…
Pourquoi…?—Ilveuttevoirtoi,ditFranksanssourciller.C’estbon?Tuvaspasfaireunecrise?—Non.Oui.Jeveuxdire…toutvabien.—Tantmieux,parcequ’ilestlà.Li-nus!
D’autres frères auraient laissé une chance à leur sœur d’aller se recoiffer.Ou aumoins d’enfilerautre chose que le vieux tee-shirt dans lequel elle a traîné toute la journée. J’envoie des ondesmeurtrièresendirectiondeFrankalorsqueLinussurgitsurlepasdelaporteetditprudemment:—Salut!Ehbah,ilfaitsombreici.
Les membres de ma famille sont si habitués aux ténèbres de ma caverne que j’en oublie parfoiscommentlesautresdoiventpercevoircetantreauxrideauxoccultantsfermésetauxlampeséteintes,oùlatéléest laseulesourcede lumière.Commeça, jemesensensécurité.Assezpourpouvoir retirermeslunettesnoires.
—Oui.Désolée.—Non,c’estpasgrave.T’esvraimentdelarhubarbe.—Bahouais,c’estcommeçaquejem’appelle.Je levoissouriredans lapénombre.Sesdentsscintillentà la lueurde la télévision,sesyeuxsont
commedeuxfentesluisantes.Jesuisàmonendroithabituel,surlamoquette.Ilvientmerejoindreets’assiedàcôtédemoi.Enfin,
pasjusteàcôté.Il laisse30centimètresentrenous.Jedoisêtrecommeunechauve-souris,capabledepercevoirdessignauxréfléchisparlesautres:j’aiconsciencedesapositionparrapportàlamienne.Etpendanttoutcetemps,unepenséeronronnesousmoncrâne:«Ilm’aembrassée.Surpapier.Unpresque-baiser.Ilm’aembrassée.»
—Qu’est-cequeturegardes?Ilfixel’écran.Unefemmeenrobecintréevantelesméritesd’unshampoingauxalgues.—C’estquoi,dutéléachat?—Oui.C’estapaisant,cesdialogues.Jetrouveletéléachattoutcequ’ilyadeplusrelaxant.Lestroisprésentatricesréuniesdanslemême
studiosont toutesd’accordpourvousdireque telleou tellecrèmehydratanteest fantastique.Personnen’est làpour lescontredire.Personnen’élève lavoix.Aucuned’ellesnedécouvre soudainqu’elleestenceinte.Personnenesefaitassassiner.Etiln’yapasdeboîteàrire,untrucqui,croyez-moi,résonneparfoisdansmatêtecommeunmarteau-piqueur.
—T’inquiète,jesaisquejesuisfolle.—Tucroisquet’esfolle?Tudevraisvoirmagrand-mère.Elleestcomplètementtimbrée.Ellecroit
qu’elleavingt-cinqans.Quandelleseregardedanslaglace,elleestpersuadéequ’onluijoueuntour.Ellen’aaucuneconsciencedelaréalité.Elleportedesmini jupes,elleveutsortir,alleràdessoiréesdansantes…Elleporteplusdemaquillagequet’enasjamaisvusurlevisaged’unemamie.
—Elleal’airgéniale!—Elle…tusais,soupire-t-ilenhaussantlesépaules.Parfoisc’estdrôle,parfoisc’esttriste.Maisce
quejeveuxdire,c’estqu’ellen’apasvingt-cinqans,n’est-cepas?C’estjustesoncerveaumaladequileluifaitcroire.
Commeilsembleattendreuneréponse,jedis:—Oui.—JevoulaistedireçaaprèsleStarbucks.Tuvoisoùjeveuxenvenir?medemande-t-ild’unton
pleind’empathie.Mamien’apasvingt-cinqans,ettoi,tun’espas…touscestrucsnégatifsquet’assortisl’autrejour.C’estpasvrai.
Soudain,jecomprendscequ’ilestentrain,enfin,cequ’ilessaiedefaire.—Oui,jerépète.Jesais.C’estvrai.Mêmes’ilestplusfaciledeselerappelerquandonn’estpassubmergéesousunflotde
pensées.—Merci.Mercipour…tusais.Tacompréhension.—Jecomprendspasvraiment,mais…—Tusaisismieuxquebeaucoupdegens.Vraiment.
Ilal’airgêné.—Bah…Bref.Tutesensmieux,maintenant?—Beaucoupmieux,dis-jeensouriantdanssadirection.Infinimentmieux.Lesprésentatricesdutéléachatvantentundécoupe-légumes.Onregardequelquescarottesetchouxse
fairedéchiqueter.PuisLinusdit:—T’enesoùdetesprogrèsencontactpodotactile?Aumot«contact»,jemeraidisunpeu.«Contact.»Passeulementsurpapier,maispourdevrai.Necroyezpasqueçanem’aitpastraversél’esprit.—Jen’aipasréessayé,dis-jeententantdegarderuntondétaché.—Onyva?—OK.Jedéplaceunpeumonpiedjusqu’àtoucherlesien.Chaussurecontrechaussure,commeladernière
fois. Je m’attends à faire une crise, à perdre la tête, à une réaction follement embarrassante. Mais,étrangement…iln’enestrien.Moncorpsneluttepas.Marespirationestcalme.Moncerveaudelézard,zen…Qu’est-cequim’arrive?
Jem’entendspenseràvoixhaute:—C’estlapénombre.C’estl’ombre.Jesuissisoulagéequej’enaipresqueletournis.—Qu’est-cequiestl’ombre?—Jepeuxmedétendrequandilfaitsombre.Cen’estpluslemêmemonde.J’étendslesbrasdanslenoirquim’enveloppecommeunédredontoutdoux.—Jecroisquejepourraistoutfaires’ilfaisaitnoirtoutletemps.Tusais.J’iraistrèsbien.—Tudevraisêtrespéléologuealors,suggèreLinus.—Ouchauve-souris.—Ouvampire.—T’asraison,jedevraistropêtreunvampire.—Saufquec’estmochedemangerlesautres.—Berk,dis-jeenhochantlatête,d’accordaveclui.—Etpuisçadoitêtremonotoneàlafin.Boirelesangdegenstouteslesnuits?Ilsn’ontjamaisenvie
d’uneassiettedefrites?—Jesaispas,réponds-jeavecunsourire.Laprochainefoisquejecroiseunvampire,jeluiposerai
laquestion.Ledécoupe-légumes laisse bientôt place à un autocuiseur vapeur, qui a déjà trouvé 145 acheteurs
dansl’heure.—Et…sachantqu’ilfaitnoirettoutça,poursuitLinus,l’airderien,est-cequelespoucespeuvent
entrerencontact?Justepourvoirsit’enescapable.Ceserauneexpérience.Monestomacfaitunsautpérilleux.—Bien.Euh.OK.Pourquoipas?Jesenssamains’avancerverslamienne.Nospoucessetrouventl’unl’autre.Sapeauestsècheet
chaude, tout comme je m’y attendais. Le bout de son pouce fait le tour du mien. Je l’esquive d’unmouvementespiègle.Ilrit.
—Alorsonpeuttetoucherlepouce.—Ouais,lepouce,çava,dis-jeenhochantlatête.Iln’ajouterien,maisjesenssonpouceglisserverslapaumedemamain.Puisnosmainssetouchent.
Cen’estplusdupodotactile,c’estdutactiletoutcourt.Samainserefermesurlamienne.Jeserreàmontour.
Etmaintenant,ilserapproche,confiant.Jesenslachaleurquiémanedeluiettraversel’airquinousséparepourvenirfrôlermonbras,majambe.Jemesensunpeunerveuse,maispascommeauStarbucks.
Aucuneidéefollenes’emparedemaraison.Defait,jecroisquetoutepenséem’aquittée,àl’exceptionde:«Est-cequec’estvraimententraindesepasser?»et:«Oui,çal’est.»
—Est-cequenosjeanspeuvententrerencontact?murmure-t-ilenenlaçantsesjambesauxmiennes.Jeréussisàarticuler:—Oui,lesjeanspeuventsetoucher.Maintenant,nosbrasentourentnosépaules.Noscheveuxsetouchent.Puisnosjoues.Sonvisageest
unpeurugueux.Contactdebouche.Ilneditrien.Aucuncommentaire.Ilnemedemandepass’ilpeut.Jenedisriennonplus.Maistout
vabien.Toutvamieuxquebien.Lorsqu’ons’estembrasséspour…uneéternité,ilseredresseunpeuetm’attiresursesgenoux.Jeme
recroquevillecontrelui.Soncorpsestfermeetchaud.Sesbrasmeprotègent.Sescheveuxsententbon.Etil m’est difficile de me concentrer sur les avantages d’un robot ménager multifonctions à quatrecompartimentsinterchangeables,disponibleaujourd’huiaupriximbattabledeseulement69,99livres.
Leplusembarrassant?Jemesuisendormie.Jenesaispassic’étaitdûàuneretombéed’adrénalineou bien si c’était un effet secondaire du Rivotril que j’avais pris au déjeuner, mais le sommeil m’aterrassée.Àmonréveil,jemesuisretrouvéeétaléeparterreavecmamanquim’appelaitducouloir.Lesprésentatricesdutéléachatparlaientd’unefriteusemagiquequiréduitdemoitiélescalories.Etàcôtédemoi,ilyavaitunmot.
Àbientôt.Bisous.
Jesuispasséeauniveausupérieur.C’esttoutcequej’aitrouvépourdécrirecequim’arrive.Sij’étaisunhérosdeLOC,mespouvoirsauraientaugmenté,ouj’auraisacquisunearmesuperclasse
ou un truc dans le genre. Jeme sens plus forte. Plus grande. Je suis plus tonique.Une semaine s’estécouléedepuisqueLinusetmoiavonsregardéensembleletéléachatet,oui,j’aieuunepetitecriseàunmomentdonné,maisjenesuispasdescendueaussibasqued’habitude.Lemondenem’apasparuaussinoir.
Linusestvenuplusieurs fois.Onregarde le téléachatetonbavardeet toutça.C’est…Bref.C’estbien.Aujourd’hui,onestvendrediaprès-midi,etmêmesijenevaispasàl’école,j’aiaucreuxduventrecettesensationdefindesemaine.Ilfaitbondehors,etj’entendslesenfantsjouerdanslesjardins.Depuislafenêtredelacuisine,j’observeFelixquicourttoutnusurlapelouse,unarrosoiràlamain.
J’entends lamusique d’un camion de glace, et je suis sur le point d’appelermaman pour lui direqu’ondevraitenpayeruneàFelix,quandelleentredanslacuisine.Elletientàpeinesursesjambes.Sonvisageestplusquelivide,ilestmauve.Elleseretientauplateaudel’îlot,commesielleavaitpeurdetomber.
—Maman.Çava?Questionidiote.Ilestévidentqu’ellesesentmal.—Tudevraisallertecoucher.Ellemeregardeavecunfaiblesourire.—Çavatrèsbien.—Sûrementpas !T’asattrapé lacrève! Il fautque tu te reposesetque tu t’hydrates.Tuasde la
fièvre ? dis-je en essayant de me souvenir de tous les trucs qu’elle nous recommande quand on estmalades.Tuveuxunecamomilleetduparacétamol?
—Oh,excellenteidée,approuve-t-elledansunsouffle,plusmortequevive.Oui,jeveuxbien.—JevaissurveillerFelix.Tun’asqu’àallertecoucher.Jetemontetoutça.Je mets en route la bouilloire et je suis en train de fouiller dans le placard à la recherche du
paracétamol quandFrank fait son entrée.Bon, je devine que c’est Frank d’après l’énorme boum.Unecommotion causée par la chute sur le carrelage de son sac de cours, son sac de sport, sa batte decricket…toutlebazarqu’iltrimbale.Ilentredanslacuisineenchantantfauxetendénouantsacravate.
—Youpi ! s’exclame-t-il le poing dressé en l’air, toujours chantant. C’est le week-eeeeeeend…Qu’est-cequ’onmange?
—Mamanestmalade,luidis-je.Ellea,genre,lagrippeouuntruc.Jeluiaiditd’allersecoucher.Tudevraissortirluiacheter…
Jeréfléchisuninstant.—Duraisin.
—Jeviensjusted’arriver,gémitFrank.Jemeursdefaim.—Bah,fais-toiunsandwichetensuite,vaacheterduraisin.—Pourquoiduraisin?—Jesaispas,dis-je,agacée.C’estcequ’onmangequandonestmalade.J’ai préparé la tasse de camomille et le paracétamol que je pose avec quelques biscuits sur un
plateau.—Prendsaussidujusd’orange.Etpuis,commentças’appelle.DuNurofen.T’asqu’àécriretoutça.Jemeretournepourm’assurerqueFrankm’écoute.Maisiln’écritriendutout.Ilestjusteplantélà,
debout,entraindemeregarderd’unairquineluiressemblepasdutout.Satêteestlégèrementpenchéesurlecôtéetilsembleàmoitiéfasciné,oucurieux,ouquelquechose.
—Quoi?fais-je,surladéfensive.Écoute,jesaisquec’estvendredi,maismamanestmalade.—Jesais.C’estpasça.C’est…,hésiteFrank.Tusaisquoi,Aud?Tun’auraispasprisleschosesen
mainàtonretourdel’hôpitalcommetuesentraindelefairemaintenant.Tuaschangé.Je suis si stupéfaite que je ne sais pas quoi dire. D’abord, je n’avais pas conscience que Frank
remarquait quoi que ce soitme concernant. Ensuite, est-ce vrai ? J’essaie de repenser à ces derniersmois, mais mes souvenirs sont brumeux. L’oubli, d’après Dr Sarah, est un effet secondaire de ladépression.Lamémoire vole en éclats.Cequi, vous savez, peut être unebonne commeunemauvaisechose.
Jem’étonnequandmêmeàvoixhaute:—Vraiment?—Tuteseraiscontentéedeteplanquerdanstachambre.Lamoindrechosetemettaitdansdesétats
paspossibles.Mêmelasonnettedelaported’entrée.Etaujourd’hui,regarde-toi.C’esttoilachef.Tuasla situation sous contrôle, commente-t-il en désignant le plateau d’unmouvement dumenton. C’est…bravo.Cool.
—Merci,dis-je,gênée.—Pasdeproblème.Luinonplusneparaîtpastrèsàl’aise.Ilouvrelefrigo,sortunebriquedechocolataulaitetmetses
écouteursd’iPod.Jesupposequelaconversationestterminée.Jemerejoue lascèneenmontant l’escalier.«C’est toi lachef.Tuas lasituationsouscontrôle. »
Rienqu’àcettepensée,jerayonnedel’intérieur.Jenemesuispassentiecapabled’êtreresponsabledequoiquecesoitdepuis…uneéternité.
Jefrappeàlaporteetpénètredanslachambredemesparents.Mamanestallongéesurlelit,lesyeuxfermés.Jecroisqu’elles’estendormie.Elledoitêtreépuisée.
Jeposeleplateauendouceursursacommode.Ilyauntasdephotosencadréessurleboispoli.Jem’attardepourlesregarder.Mamanetpapalejourdeleurmariage…Franketmoibébés…Mamanavecsescollègues,remportantunprix.Elleporteunevesteroseetserredanssamainuntrophéeenplexiavecuneexpressionépanouie,elledébordedevitalité.
Mamanestconsultanteenmarketingfreelance,cequiveutdirequ’ellesedéplaceunpeupartoutdansle pays.À certainsmoments, elle est très occupée.D’autres fois, elle est libre pendant des semainesentières.Elleestvenueàmonlycéeunjournousparlerdesonmétier.Ellenousamontrélenouveaulogod’un supermarché qu’elle avait contribué à concevoir. Tout lemonde avait été impressionné. Elle estcool.Ellefaitunmétiergénial.Maisquandjeregardecettephoto,jemedemande:«Àquandremonteladernièrefoisoùelleatravaillé?»
Elleplanchaitsurunprojetquandjesuistombéemalade.Jemerappellel’avoirentendueenparleràpapa.
«Jemeretire.Jen’iraipasàManchester.»
Surlemoment,jen’avaisressentiquedusoulagement.Jenevoulaispasqu’elleparteàManchester.Niailleurs.
Maisaujourd’hui…J’étudiedeplusprès laphoto, levisageheureux,radieuxdemaman.Puis jebaisse lesyeuxsur le
visagedemamèreendormie.Ellea trèsmauvaisemine. Jenem’étaispas renducomptequ’elleavaitcessédetravailler.Pourtantdepuisquejesuisàlamaison,ellen’estpasalléeuneseulefoisaubureau.
En proie à la sensation de sortir du brouillard, je perçois des choses qui jusqu’alors m’étaientinvisibles.DrSaraharaison:ondevientégocentriquequandonestmalade.Onnevoitrienendehorsdesoi.Àprésent,levoileestentraindetomber.
—Audrey?Jemeretourne.Mamansehissesursescoudes.—Coucou!Jecroyaisquetudormais.Jet’aiapportétonparacétamolettatisane.Unsourireéclairelevisagedemaman,commesijevenaisdeluiannoncerlameilleurenouvellede
l’année.—Machérie,commec’estgentil.Elle avale le comprimé, et son regard devient distant. Je me dis qu’elle est sur le point de se
rendormirquandsoudain,elleprononce:—Audrey.ÀproposdeceLinus…Tousmessenssemettentenalerte.Ellen’apasdit«Linus».Elleadit«ce»Linus.—Oui,dis-jed’untonquiseveutdétaché.—Est-il…?Est-cequevous…?Est-cequec’estquelqu’undespécialpourtoi?Jedansed’unpiedsurl’autre:jen’aiaucuneenviedediscuterdeLinusavecmaman.—Sionveut,dis-jeendétournantlatête.Turépètessanscessequ’ilfautquejemefassedesamis.
Alorsvoilà.J’enaiun.—Etc’estsuper.Ellehésiteavantd’enchaîner:—Audrey,ilfautquetusoisprudente.Tuesvulnérable.—DrSarahditquejedoisrepoussermeslimites.Ilfautquejecommenceàconstruiredesrelations
endehorsdelafamille.— Je sais, opinemaman, inquiète.Mais j’aurais préféré que tu commences par… eh bien… une
copine.Cettefois,c’estplusfortquemoi,jerétorque:—Parcequelesfillessontsidoucesetcharmantes…Mamansoupire.Elleprendunegorgéedecamomilleetgrimace—Bienvu.Bon,jesupposequesi
ceLinusestungentilgarçon…Jelacoupefermement:—Ilesttrèssympa.Etilnes’appellepasceLinus.MaisLinustoutcourt.—EtNataliealors?Natalie.Unepartdemoiserétracterienqu’àlamentiondesonprénom.Maispourlapremièrefois
depuis des lustres, je ressens quelque chose qui ressemble à du regret. L’amitié que nous avionsmemanque.L’amitiétoutcourtmemanque.
Lesilences’installependantquejedémêlemespensées.Mamannemepressepas.Ellesaitquej’aibesoindetemps.Elleestplutôtpatiente.
J’ail’impressiond’avoireffectuéunlongetimmensevoyageensolitairequ’aucunedemesamiesnepourraitjamaispartageravecmoi,mêmepasNatalie.Jecroisquejelesdétestaisunpeuàcausedeça.Maintenant,toutmeparaîtplusfacile.Jepourraispeut-êtrerevoirNatalieundecesjours?Onpourraitpasserunpeudetempsensemble.Lefaitqu’ellenepuissepascomprendrecequej’aitraversén’auraitpeut-êtreaucuneimportance?
Surlacommodedemaman,ilyaunephotodeNatalieetmoihabilléespourlebaldefind’annéedesseconde.Jemesurprendsàlaregarder.Natporteunerobeendentellerose.Lamienneestbleue.Nouslançonsdesconfettisenriantauxéclats.Ons’yétaitreprisesàsixfoispourquelesconfettisretombentenunepluieparfaite.UneidéedeNat.Elleadesidéesloufoques.C’estvrai,ellemefaitrire,Nat.
—Jedevraispeut-êtreappelerNatalie.Undecesjours.Jelèvelatêtepourvoirlaréactiondemaman.Maiselles’estendormie.Satasseàmoitiépleinede
tisaneoscillesurleplateauetjel’attrapeavantqu’elleneserenverse.Jelalaissesursatabledechevetaucasoùelleseréveillerait,puisjesorsdelachambresurlapointedespiedsetjedescends,forted’unregaind’énergie.
Jetrouvemonfrèreàlacuisine.—Frank.Est-cequemamanaarrêtédetravailler?—Oui,jecrois.—Pourdebon?—Jesaispas.—Pourtantelleestvraimentdouéedanscequ’ellefait.—Oui,maisellepeutpasvraimentsortir…Ilneleditpas,maisjedevine:«…àcausedetoi.»Parma faute,mamans’enfermedanscettemaisonà se ronger les sangsetà lire leDailyMail. À
causedemoi,mamanesttendueetfatiguée,aulieud’êtreradieuseetheureuse.—Elledevraittravailler.Elleaimesonboulot.Frankhausselesépaules.—Bah.Jesupposequ’ellelereprendra.Tusais…Unefoisdeplus,lesmotsrestentsuspendusdanslesairs:«…quandtuirasmieux.»—Jevaisacheterleraisin,dit-ilensortantd’unpastranquille.Jem’assieds,leregardfixésurmonrefletfloudansl’inoxdufrigo.Quandj’iraimieux.Bon.C’està
moidejoueralors.
MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose
Papaestautéléphone,danssonbureau.
PAPA(autéléphone)
Oui.D’accord.Jevaisvérifier.(Iltapesurl’ordinateur.)
D’accord,oui,c’estbon,jel’aimaintenant.
Frankentreentrombesansfrapper.
FRANKPapa,j’aibesoindefaireunerecherchesurl’ordinateurpourmondevoirdegéographie.
PAPAIlfaudraquetureviennesplustard.Excuse-moi,Mark…
FRANKMaisjepeuxpasfairemesdevoirstantquej’aipasfaitmarecherche.
PAPAFrank,tuferasçaplustard.
Frankleregardeavecdegrandsyeux.
FRANKTumedistoujoursdefairemesdevoirsenpriorité.Tudistoujours:«Neremetspastesdevoirsàplustard,Frank.»Etmaintenant, tumedislecontraire.C’estpastrèsclaircommemessage.Lesparentsnesontpascensésrestercohérents?
PAPA(avecunsoupir)
Bon,d’accord.Faistarecherche.Mark,jeterappelle.
IllaissesaplaceàFrank.Franktapequelquesmots,regardeunsite,puisgriffonnequelquechose.
FRANKMerci.
AlorsqueFrankestentraindepartir,paparappelleetrouvreledocumentsursonordi.
PAPADésolé,Mark.Alors,jedisais,ceschiffresn’ontaucunsens…
Ils’arrêtealorsqueFrankrevient.
FRANKJ’aibesoindeconnaîtrelapopulationdel’Uruguay.
Papaposelamainsursontéléphone.
PAPAQuoi?
FRANKL’Uruguay.Sapopulation.
Papalefixed’unregardexaspéré.
PAPAEst-cevraimentindispensablequetul’aiestoutdesuite?
Frankprendunairblessé.
FRANKC’estpourmondevoir,papa.Tumedistoujoursquecequejefaisenclassedétermineramaviefuture.Jeleferaisbiensurmonpropreordinateur,mais…
(Ilbaisselatête,pitoyable.)C’estcequ’adécidémaman.Onnesaurajamaispourquoid’ailleurs.
PAPAFrank…
FRANKNon,c’estpasgrave.Sitoncoupdetéléphoneestplusimportantquemonéducation,alorsc’esttadécision.
PAPA(Ils’énerve.)
Bon.D’accord.Faistarecherche.(Ilselève.)
Mark,ilvafalloirqu’onremetteçaàplustard.Désolé.
FRANK(àl’ordinateur)
Çadevraitêtredansl’historique…
Ilouvreunepageappelée«FinancersonAlfaRomeo».
FRANKWaouh!papa.TuvasacheteruneAlfa?Mamanestaucourant?
PAPA(d’untonsec)
C’estpersonnel.C’estrien…
IlsetaitenvoyantFranktapersurleclavier.
PAPAFrank,qu’est-cequetufais?Qu’est-cequiestarrivéàmonécran?
Le fond d’écran générique de papa, avec sa photo de plage, vient d’être remplacé par l’image d’unpersonnagedeLOCauregardmenaçant.
FRANKT’avais besoin d’un nouveau fond d’écran. Le tien était nul. Maintenant, voyons les effetssonores.
Ilcliquesurlasourisetonentendunénorme«boumshakalaka».
Papaestfouderage.
PAPAArrête!C’estmonordinateur…
(Ilselèveetsedirigeverslaporteàgrandesenjambées.)Anne?Anne?
MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose
Depuislaportedelacuisine,onvoitpapaetmamanentraindesedisputeràvoixbasse.
PAPAIlabesoindesonpropreordinateur.Onnepeutpluspartager.Jevaisfinirparletuer.
MAMANIln’apasbesoind’unordinateur.
PAPAIlabesoindefairesesdevoirs.Commetouslesgamins.
MAMANN’importequoi.
PAPAPasdutout!Tusaisqu’ilsprennentdesnotessurordinateurdenosjours?Ilsnesaventmêmeplus ce que c’est qu’un stylo-plume. Ils les prennent pour des seringues dont s’échappe unesubstanceétrange.Ilsnesaventplusécrire.Laissetomber.
MAMANQu’est-cequetusous-entends?Quelesenfantsnepeuventpassepasserd’ordinateurs?Qu’illeurestimpossibled’apprendrequoiquecesoitsanscesmachines?Etlesbibliothèques,çasertàquoi,alors?
PAPAÀquandremontetadernièrevisiteàunebibliothèque?Ellessonttoutespleinesd’ordinateurs.C’estcommeçaqu’onapprendaujourd’hui.
MAMAN(outrée)
T’esentraindemedirequ’aufinfonddel’Afriquelesgossespeuventpasapprendreàliresansordinateur?Hein?
PAPA(déconcerté)
Aufinfonddel’Afrique?Qu’est-cequeçavientfairelà-dedans?
MAMANT’asbesoind’unordinateurpourlirelagrandelittérature?
PAPAÀcepropos,jecommenceàmefaireàmonKindle…
Ilvoitl’expressiondemaman.
PAPAJeveuxdire.Non.Pasdutout.
MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose
UnemainfrappeàlaportedeFrank.
FRANKC’estqui?
AUDREY(VOIXOFF)C’estmoi!
FRANKOK.
Laportes’ouvredevantlacaméraquientreensautillantdanslachambre.Unevraiedéchargedigned’unado.FrankassisprèsdelafenêtrejoueàunjeuvidéosurunevieilleconsoleAtariquiémetdespetitsbipsélectroniques.
AUDREY(VOIXOFF)T’auraispuchercher«Uruguay»surtontéléphone.
FRANKJesais.
AUDREY(VOIXOFF)T’asjustefaitçapourénerverpapaalors.
FRANKJ’aibesoind’unordinateur.
Lacamérafaitlepointsurl’Atari.
AUDREY(VOIXOFF)Oùest-cequet’astrouvécevieuxtruc?
FRANKDanslegrenier.
On entend frapper à la porte. D’un mouvement preste et fluide, Frank jette un jogging par-dessus laconsoleAtari,faitpivotersachaiseetramasseunlivre.
Mamanentreetjetteunregardcirculaire.
MAMANFrank,tachambreestunvraibazar.Ilfautqueturanges.
Frankhausselesépaules.
MAMANAlors,qu’est-cequetufais?
FRANKBah…tusaisquoi…
Iljetteuncoupd’œilàlacaméra.
FRANKCommed’habitude.
J’y arrive. Je fais des progrès. Et pas desmoindres ; j’avance à grands pas. Trois semaines se sontécouléesetjemesensplusfortequejamais.J’aiétéauStarbuckstroisfois,unefoisauCostaetunefoisauBiscuitDoré,oùonaprisdesmilk-shakes.Jesais.DrSarahm’afélicitéed’un:—Audrey!Tut’essurpassée!
Ellem’aensuiterecommandédenepasallertropvitetroptôt,etpatatietpatata,maisj’aibienvuqu’elleétaitimpressionnée.
J’aimêmedéjeunédansunepizzeria!J’aidûpartiravantledessertparcequelasalleestdevenuesoudain tropbruyante,menaçantemême.N’empêche, j’ai tenubon jusqu’auboutdemaquatre-saisons.Mamanetpapaétaientlà,etLinus,etFrank,etFelix,etc’étaitcommesinousétions…voussavez.Unefamille normale. Si on omet le fait que l’un de ses membres portait des lunettes noires de starlettepathétique.J’aiconfiécettepenséeàmaman,quim’arétorqué:—Tucroisquec’est toiquin’aspasl’airnormal?RegardeunpeuFelix!
Ellen’avaitpastort.FelixportaitsoncherMorphsuit,avecunmasquedetigreenplus.Ilapiquéunecolèrequandonluiafaitremarquerqu’ilauraitdumalàmangerdelapizzaattifécommeça.
Çam’atoutdesuiteréconfortée.D’ailleurs,cesdernierstemps,beaucoupdechosesfontquejemesensmieux.LafréquentationdeLinus,parexemple,meremontelemoral.Ons’envoietoutletempsdestextosetilvientmevoirtouslesjoursàlasortiedulycée.Onacommencéàjouerauping-pongdanslejardin.C’estnotrenouvellepassion.MêmeFranksejointparfoisànous.
Etaujourd’hui,c’étaitfantastique.Linusm’aoffertuncadeau.Untee-shirt.Ilyaunetigederhubarbedessus.Ill’aachetéenligne.Mamanetpapaontdemandé:—Pourquoidelarhubarbe?
Ons’estfaitunclind’œiletonarépondu:—C’estuntrucentrenous.«Entrenous.»Jenesaispascequimerendleplusheureuse:letee-shirtoucet«entrenous».Jen’aijamaisrien
partagédepareilavecungarçon.Quoiqu’ilensoit,jerayonne.Mamanetpapasontsortis,Frankfaitsesdevoirs, Felix est couché, et je déborde d’énergie. C’est bien simple, je ne tiens pas en place. Jetournicotedanslamaison,revêtuedemontee-shirt,avecl’enviedeparlerdecequim’arrive.Ilfautquejeparleàquelqu’un.Coûtequecoûte.Soudainj’aiuneillumination.
«Natalie.JeveuxvoirNatalie.»Jeveuxlavoir.Jeveuxrécupérermonamie.Oui.Jevaislefaire.Toutdesuite.Depuis ma conversation avec maman, j’ai failli téléphoner à Nat à plusieurs reprises. Une fois,
j’avais presque terminé de composer le numéro quand j’ai eu la trouille à la dernière seconde.Maisaujourd’hui,j’ensuiscapable.Jemesensprête.
JesorsmontéléphoneettapelenumérodeNataliesansmelaisserletempsdechangerd’avis.Jeleconnaisparcœur,mêmesijeneluiaipasparlédepuisuneéternité.Ladernièrefoisqu’ons’estvues,c’était lorsdece jour terrible, ledernierde l’annéescolaire,etellepleurait.Moi, j’étaisau-delàdespleurs.Celan’avaitpasétél’adieuleplusglorieuxdumonde.
JeluienvoieunSMS:
SalutNat.Çava?Jemesensbcpmieux.Çameferaitplaisirdetevoir1deces4.Bisous.Audrey
Environtrentesecondesplustard,jereçoissaréponse.C’estcommesielleétaitrestéeenattenteàcôtédesontéléphonependanttoutcetemps.
Etc’estpeut-êtrelecas.Jeclignedesyeuxenlisantsonmot:OMGAudrey.J’étaisTROPINQUIÈTE.Jepeuxvenir?Jepeux?MamanaditOK.Bisous.Nat
Jeluiréponds:
OKa+
Moinsdecinq,peut-êtredixminutesplustard,j’entendssonneràlaporte.Elleadûpartirdechezellesur-le-champ.
J’ouvre la porte et je fais un pas en arrière. Je suis heureuse de voirNatalie,mais la vue de cequ’elleadanslesbrasmedonneletournis.Unpanierremplidecadeaux:unflacond’huiledebain,unnounours levantunepancartePROMPTRÉTABLISSEMENT,desbouquins,desmagazines,desbarreschocolatéesetuneimmensecartedevœux.
—Salut,dis-jefaiblement.Ehbien.—Onvoulaitvenirtevoirplustôt,débiteNatàtoutevitesse.Maistamamanadit…Elleavalesasalive.—Bref.Onavaitdéjàachetétoutça.Etc’estrestélàdansl’entrée.Ellebaisselatête.—Jesais.C’estunpeubeaucoup.—Euh…Bah,entre.Elleentre,lesyeuxbraquéssurmeslunettesnoires.Jeluilance:—Quoi?—Lesautresaulycéem’ontditqu’ilst’avaientvueavec,explique-t-elleendésignantmeslunettes.
Tusais.Danslarue.Mêmequandilpleut.Personnenesaitpourquoitulesportestoutletemps.Jehausselesépaulesetbredouille:—C’estjuste…parceque…tusais.Jesuismaladeettoutça.—Ah,d’accord,acquiesce-t-elle,unpeuébranlée.Elle dépose envrac ses cadeaux sur la table de la cuisine etme regarde.Un silenceglacéplane,
ponctuéparletic-tacdel’horloge.«Ai-jecommisuneerreur?»Jeme sens comme un chat à l’affût. Ça ne se passe pas comme jeme l’imaginais. Voir Nat fait
remonterpleindechosesquej’avaisenfouiesdansmamémoire.Savoixbriselesilence:—Pardon,gémit-elle.Audrey,pardonne-moi.Jesuistellementdésolée…—Non,dis-jeensecouantlatête.Tun’aspasàt’excuser.
Jen’aipasenviedeparlerdeça.—Maisjen’auraispasdû…Jen’aipas…Jen’arrivepasàcroirecequis’estpassé.Deslarmesroulentsursesjoues.—Toutvabien.Écoute,onvaboirequelquechose.Jenoussersunpeudesiropdesureau.J’auraisdûprévoirqu’elleseraitémue.Pourmapart, j’ai
dépassétoutça.Ouplutôt,jemesuistraînéeautravers.J’ai«travaillédessus»,diraitDrSarah.J’ai«digéré…»,commesic’étaitunmorceaudefromage.
JenecroispasqueNatait«travaillédessus»lemoinsdumonde.Chaquefoisqu’ellemeregarde,denouvelleslarmesdégoulinentsursesjoues.
—Etmaintenant,t’esmalade.—Çava.Jevaisbeaucoupmieux.J’aiunmec!OK, c’était un peu brutal, mais soyons honnêtes : c’est la raison principale pour laquelle je l’ai
invitée.Pourluidirequej’aiunmec.Seslarmesdisparaissentcommeparmagieetellesepencheversmoi,dévoréeparlacuriosité:—Unmec?Tul’asrencontréàl’hôpital?
Maismerde,quoi!Qu’est-cequ’ellecroit?Quejesuisunemaladementalequisortavecunautremalademental,puisquejenesuisplusbonnepourpersonned’autremaintenant?
—Non,pasàl’hôpital,dis-jesanscachermonimpatience.C’estLinus.Tusais?IlestdanslamêmeclassequeFrank,àCardinalNicholls?
—Linus?Tuveuxdire…AtticusFinch?Natestabasourdie.—Exactement.Ilm’adonnéça,dis-jeenmontrantmontee-shirt.Aujourd’hui.C’estcool,hein?—C’estquoi,delarhubarbe?demande-t-elle,deplusenplusperplexe.—Oui.C’estuntrucentrenous,dis-je,l’airderien.—Ehbah,lâcheNatquin’enrevientpas.Alors…voussortezensembledepuiscombiendetemps?—Quelquessemaines.OnestallésauStarbucksettoutça.Enfin,c’estjuste…tusais.Ons’amuse
bien.—Jecroyaisquet’étais…vraimentmalade.Alitéeettout.—Bah,jel’étais,dis-jeenhaussantlesépaules.Jesuisenconvalescence,jesuppose.Jedépiauteunetablettedechocolatetj’encasseunmorceau.—Alors,etlelycée?Raconte-moi.Jemeforceàluiposerlaquestion,mêmesilemot«lycée»laissedansmoncerveausonempreinte
empoisonnée.—Oh, tout est différentmaintenant, répondNatalie, évasive. Tu devrais voir ça.Maintenant que
Tashaetlesautressontparties.Katieatotalementchangé.Tulareconnaîtraispas.EtChloéneparleplusàRuby,ettusaisqueMlleMooreestpartie?Etpuis,onaunnouveauproviseuretelleestsuper…
Natalies’arrêtedanssonélan.—Dismoi,tuvasrevenir?demande-t-elle.Laquestionmefrappecommeuncoupdepoingdansleventre.Àlaseuleidéederetournerdanscet
endroit,jesuisécœurée.—JevaisalleràlaHeathAcademy.Jevaisredoubler,parcequej’airatétropdecours.Detoute
façon,jesuisnéeenfind’année,alorsc’estpasgrave…—TupourraisredoubleràStokeland,insisteNat.Jefroncelenez.—Ceseraitbizarre.D’êtreunanendessousdetoi.Etpuis…Jemarqueunepause,puisreprends:— Ils me détestent, à Stokeland. Mes parents étaient furieux contre eux. Ils ont eu cette énorme
réunion avec le conseil d’administration et tout, et ils les ont engueulés…et tu sais…ça a tourné au
vinaigre.C’estFrankquim’aracontél’incident.Mamanetpapanem’ontriendit.—Ilstrouventquelesprofsn’ontpastrèsbiengérélasituation.—Etilsontraison!opineNatenouvrantdegrandsyeux.Toutlemondelerépète.Mesparentsen
parlenttoutletemps.—Bon,alors,tuvois.Ceseraitbizarresijerevenais.JecassequelquescarrésdechocolatsupplémentairesetenoffreàNat.Elleenprendun,lèvelatête,
unelarmeruissellesursajoue.—Tum’asmanqué,Aud.—Toiaussi.—C’étaitvraimenthorriblequandt’espartie.Vraimentaffreux.—Ouais.Ilyauntempsd’arrêt.Puis,sanscriergare,onseretrouvedanslesbrasl’unedel’autre.Nataliesent
bon le shampoing Herbal Essences, comme toujours. Elle passe sa main dans mon dos, un geste sifamilierquej’enaileslarmesauxyeux.
Sonamitiém’atantmanqué.Ons’écartel’unedel’autre,onrittouteslesdeux,lesyeuxembués.LetéléphonedeNataliesonne.
Elledécroche,agacée.—Oui,maman.Toutvabien.Ellereposesontéléphone.—C’étaitmaman.Elleattenddehorsdanslavoiture.J’étaissupposéeluienvoyeruntextotoutesles
cinqminutespourluidirequetoutallaitbien.—Pourquoi?—Parceque…tusais.—Quoi?—Tusais…,répèteNatalie,gênée,leregardauloin.—Non,jenesaispas.—Aud.Tusais.Parcequet’es…—Quoi?—Mentalementinstable,lâcheNatalie,presquedansunmurmure.—Comment?Qu’est-cequetuveuxdire?—Parcequet’esbipolaire,continueNatalie,apeurée.Lesgensbipolairespeuventdevenirviolents.
Mamanétaitjusteinquiète.—Jesuispasbipolaire!Quit’aditquej’étaisbipolaire?—Tul’espas?ditNatalieenouvrantgrandlabouchedestupeur.Bah,mamanaditquetudevais
êtrebipolaire.—Alors,jevaist’agresser?Parcequ’onn’auraitjamaisdûmelaissersortirdemonasiledefouset
quejedevraisêtreconfinéedansmacamisoledeforce?Merde!dis-jeenessayantdegardermoncalme.J’enairencontrédesgensbipolaires,Nat,etilssontpasdangereux.Pourtoninformation.
—Écoute,jesuisdésolée,ditNatalie,contrariée.Maisjenesavaispas!—Mamèrenet’apasditcequin’allaitpas?Ellenet’apasexpliqué?Natalieparaîtdeplusenplusembarrassée.—Mamèrepensaitqu’elleminimisait.C’estqu’ilyavaittoutescesrumeurs…—Commentça?Quellesrumeurs?Nataliesetait.Alorsjeprendsletonleplusmenaçantpossible:—Natalie!Quellesrumeurs?!—OK!Cellequiditquetuasfaitunetentativedesuicide…quetuesdevenueaveugle…quetune
peuxplusparler…Oh!Etquelqu’unaditquetut’étaisarrachélesyeuxetquec’estpourçaquetuportes
deslunettesnoires.—QUOI?dis-je,blessée,choquée.Ettul’ascru?—Non!Biensûrquenon,mais…—Jemesuisarrachélesyeux?CommeVanGogh?—C’étaitlesoreilles,faitremarquerNatalie.Uneseuleoreille.—Jemesuisarrachélesyeux?J’aiconscienced’êtreunpeuhystérique.Unrireétrangeetdouloureuxmontelentementenmoi.—Tul’ascru,n’est-cepas,Nat?Tul’ascru!—Non!répliqueNataliequirougit.Biensûrquenon.Jeteledis,c’esttout!—Maistucroyaisquej’étaisunemeurtrièrepsychopathebipolaire.—Jenesaismêmepascequeçaveutdire«bipolaire»,admetNatalie.Enfin,c’estjusteundeces
mots.—Unebipolairepsychopatheàtendancesmeurtrièresquis’estarrachélesyeux.Pasétonnantqueta
mèreattendedehorsdanslavoiture.—Arrête!gémitNatalie.Jevoulaispasdireça!Natalieestuneidiote,etsamère,jenesaispas…Maisjenepeuxretenirunpincementaucœurenla
voyant.Elleesttellementmalheureuse,ellenesaitplusoùsemettre.JeconnaisNatdepuisqu’onasixans,etmêmeàl’époqueelleétaitsinaïvequ’ellecroyaitquemonpèreétaitlePèreNoël.
—Jevaisbien,finis-jepardire,luipardonnant.Toutvabien.T’inquiètepas.—Vraiment?ditNataliequimeregardeavecuneexpressioninquiète.Aud,jesuisdésolée.Tusais
quejenesaisjamaisrienderien.Ellesemordillelalèvre,réfléchituninstant.—Alors…situn’espasbipolaire…qu’est-cequet’as?Laquestionmeprendaudépourvu.Ilmefautquelquessecondespourtrouverlaréponse:—Jevais
mieux.Voilàcequej’ai.Jeprendslederniermorceaudechocolatquejecasseendeux.—Allez.Finissons-leavantqueFranklevoie.
DrSarahadorecettehistoiredepsychopathebipolaireàtendancesmeurtrières.Enfin,quandjedis«adore»…Enfait,ellesemetàgrogneretagrippesescheveuxàdeuxmains
avantdes’exclamer:—Vraiment?!Puisjelavoisécrire:«Conférenceéducative,aulycée?OÙVAL’ÉDUCATION???»Moi,jemecontentederire.C’estvraiquec’estdrôle,mêmesicen’estpastrèscorrect.Ilfautbien
l’admettre.JerissouventencemomentavecDrSarah.Etjeparlebeaucoup.Avant,elletrouvaitplusdechoses
à dire que moi. Je me bornais à écouter. (Je n’étais en effet pas très communicative. Lors de notrepremière séance, j’ai carrément refuséd’entrer dans lapièce, je nevoulais pas la regarder, et encoremoinsdiscuter.)Maintenant,lesrôlessesontinversés.J’aitellementdetrucsàluiraconter!ÀproposdeLinus,deNatalie,de toutesmessorties :decette foisoù j’aipris lebusetoù jen’aipaspaniquédutout…
—Bref,jecroisquej’aifini,dis-jeenterminantmonhistoire.Jesuisprête.—Prête?—Jesuisguérie.—Jevois,ditDrSarahentapotantsonstylodistraitement.Cequiveutdire…—Voussavez.Jevaisbien.Jesuisderetouràlanormale.—Tufaisdegrandsprogrès.Jesuisravie,Audrey.Vraiment.—Non,non,c’estpasjustede«grandsprogrès».Jesuisnormale,maintenant.Enfinpresque,quoi.—Mmm-mmm, fait Dr Sarah qui laisse toujours un blanc poli dans la conversation avant deme
contredire. Tu n’es pas encore retournée au lycée. Tu portes toujours tes lunettes noires. Tu prendstoujoursdesmédicaments.
Lamoutardememonteaunez.—Bon,d’accord,j’aidit«presque».C’estpaslapeined’êtresinégative.—Audrey,ilfautquetusoisréaliste.—Jelesuis!—Tutesouviensdelacourbequ’onatracée?Lalignetortueuse?—Oui,bah,cettecourbe,elleestplusd’actualité.C’estmacourbe.Jemelève,m’avancejusqu’autableaublancetjetraceunelignedroitequimontejusqu’auxétoiles.—Ça,c’estmoi.Jeneredescendraiplus.Jeneferaiquemonter.DrSarahpousseunsoupir.—Audrey, j’aimerais tant que ce soit vrai.Mais la grandemajorité des patients qui se remettent
d’unecrisecommecellequetuviensdetraverserfontdesrechutes.Cen’estpasgrave.C’estnormal.
Jelafixed’unregarddemarbre.—Ehbien,moi,j’aiassezrechuté.J’enaiassez,desrechutes,compris?Jeveuxplusenavoir.C’est
terminé.—Jesaisquetuesfrustrée,Audrey…—Jenefaisquevoirleboncôtédeschoses.Qu’ya-t-ildemalàça?—Rien.Maisjeneveuxpasquetuenfassestrop.Netemetspastroplapression,outurisquesde
rechuterpourdebon.—Jevaisbien,dis-je,résolue.—Oui,c’estvrai,admet-elleenhochant la tête.Mais tuesencorefragile. Imagineuneassietteen
porcelainetoutjusterecolléequin’apasencoreséché.—Vousmecomparezàuneassiette?DrSarahnerelèvepas.—J’avaisunepatienteilyaquelquesannées,unpeucommetoi,Audrey,quienétaitaumêmestade
desaguérison.Elleadécidéd’alleràDisneylandParis,mêmesijeleluiavaisdéconseillé…Ellelèvelesyeuxauciel.—Disneyland!Ellen’auraitpaspuchoisirautrechose!Rienquel’idéedeDisneylandmefaittressaillir,mêmesijenel’admettraisjamaisàDrSarah.Jene
peuxmeretenirdedemander:—Qu’est-cequis’estpassé?—C’étaitbeaucouptroppourelle.Elleadûécourtersonséjour.Puiselleaeulesentimentd’avoir
échoué.Elleasombrédansladéprimeetçanel’apasaidéedanssesprogrès.—Jen’aipasl’intentiond’alleràDisneyland,dis-jeencroisantlesbras.Alors…—Bien.Jesaisquetuestrèsraisonnable.TandisqueDrSarahm’observe,unpetitsourirepointesursonvisage.—Tuasretrouvétabonnehumeur,entoutcas.Lavieestbelle,alors?—Oui,lavieestbelle.—EtLinus,c’esttoujours…?Ellelaissesaphraseensuspens.—Linus,c’esttoujoursLinus.Ilvouspasselebonjour,d’ailleurs.—Oh!ditDrSarah,surprise.Tuluidirasaussibonjourdemapart.—Etilm’aditdevousdirequevousfaitesdubontravail.Ilyaunsilence,puisunvraisourires’épanouitsurlevisagedeDrSarah.—Tupeuxluiretournerlecompliment.J’aimeraisbienrencontrerceLinus.—Oui,enfin,vousemballezpas,dis-jeenhaussantlesépaules,imperturbable.Ilestàmoi.
MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose
PLAND’ENSEMBLE:LinusetFelixsontassisdanslejardin,unéchiquierentreeux.
Lacaméraserapproche,onentenddemieuxenmieuxcequ’ilsdisent.FelixbougeunepièceetregardeLinusd’unairtriomphant.
FELIXÉchec.
Linusbougeunepièce.
LINUSÉchec.
Felixbougeunepièce.
FELIXÉchec.
Linusbougeunepièce.
LINUSÉchec.
IlregardeFelixd’unairgrave.
LINUSC’estunjeutrèsintéressantquetuviensd’inventer,Felix.
Felixluioffresonplusgrandsourire.
FELIXJesais.
LINUSCommentt’appellesçadéjà?
FELIXLesCarrés.
Linusadumalàgardersonsérieux.
LINUSAh,oui.LesCarrés.Alorspourquoionneditpas«Carré»quandonbougelespièces?
Felixluilanceunregardnavré,commes’ilsedésolaitdesastupidité.
FELIXParcequ’ondit«Échec».
Linussetourneverslacaméra.
LINUSÇam’apprendra.
Mamanarrivedanslejardin.
MAMANLinus!Tueslà!Fantastique!Dis-moi,tuparlesallemand,n’est-cepas?
LINUS(prudemment)
Euh…unpeu.
MAMANSuper ! Bon, tu vas pouvoir m’aider à déchiffrer le mode d’emploi de mon nouveau lave-vaisselle.Lanoticeestenallemand.Enallemand.Onauratoutvu.
LINUSOK.OK.
Alorsqu’ilselève,Felixl’attrapeparlajambe.
FELIXLi-nus!RestejouerauxCarrés!
Franksepointedanslejardinenbrandissantunmagazinedejeuxvidéo.
FRANKLinus,ilfautquetuvoiesça.
AUDREY(VOIXOFF)Non,mais,c’estquoicettefamille?Arrêtezd’essayerdekidnappermoncopain,àlafin!
Dr Sarah dit qu’il faut que je commence à interagir davantage avec des inconnus. Cela ne suffit plusd’aller au restaurant et deme planquer derrière lemenu en laissant les autres commander pourmoi.(Commenta-t-elledeviné?)Ilfautquejediscuteamicalementavecdesgensquejeneconnaispas.C’estça,mesdevoirspourlaprochaineséance.VoilàpourquoiLinusetmoi,onestassisauStarbucks.Ilestentraindechoisirquelqu’unauhasardquejevaisaborder.
Àl’hôpital,dansunbutsimilaire,onorganisaitdesjeuxderôle.Maisc’étaitdelacomédie.Onavaitl’air d’une bande d’imbéciles. Ah ouais, c’est carrément flippant de faire semblant d’avoir une «conversation»avecungarçonmaigrichon,qui–vous lesavez–auraitunecrisedepaniquesi jamaisvous regardiez dans sa direction. Et puis, les psys nous soufflaient quoi dire quand on séchait, etcommentaient:«Observetonlangagecorporel,Audrey.»
Bref.Lejeuderôleàviséethérapeutique,c’estnul.Alorsqueça,c’estplutôtamusant.C’estmoiquicommence,puisceseraautourdeLinus.Onselancedespetitsdéfis.
—OK.Cetype-là.Linusdésigneunmecseulentraindetapersursonordinateurdansuncoin.Lavingtaine,ilporteun
bouc,untee-shirtgrisetundecessacsencuirpourhommesupercoolqueFrankdéteste.—Valuidemanders’ilalewifi.Jesensunemontéedepanique,quej’essaiederavaler.Letypeal’airabsorbéparsontravail.Iln’a
pasl’airdevouloirêtredérangé.—Ilestoccupé.Etsionchoisissaitquelqu’und’autre?Etcettevieilledame?Ladameauxcheveuxgrisàlamineavenanteassiseàlatablevoisinenousadéjàadresséungentil
sourire.—Tropfacile,décrèteLinus.T’auraismêmepasàdireunmot,ellesemettraitàjacasser.Vavoirce
typeetdemande-luis’ilalewifi.Jet’attendslà.Moncorpsrefused’yaller,maisLinus,enfacedemoi,nemequittepasdesyeux,alorsjeforceles
musclesdemesjambesàbouger.JeréussistantbienquemalàtraverserleStarbucks,etmevoilàplantéedevantletype.Ilnemeregardepas.Ilcontinuedetaper,lessourcilsfroncés.
Jeréussisàsortir:—Euh…bonjour?Iltape,tape,tape,froncelessourcils.Jerépète:—Bonjour?Re-tape,tape,tape,froncementdesourcils.Iln’amêmepaslevélatête.J’aivraimentenviederenoncer.MaisLinusmeregarde.Ilfautquej’aillejusqu’aubout.—Excusez-moi?
Mavoixrésonnesoudainsifortquej’ensursautepresquedepeuret,enfin,letypelèvelatête.—Jemedemandaissivousaviezlewifi…—Quoi?rugit-il,furax.—Lewifi…Vousavezlewifiici?—Putain!Maisjetravaillelà!—Ah.Je…pardon.Jemedemandaisjuste…—S’ilyavaitduwifi.Vousêtesaveugleouquoi?Voussavezpaslire?grogne-t-illedoigtpointé
versunepancartedansuncoinquimentionnelemotdepasseduwifiduStarbucks.Puisils’attardesurmeslunettesnoires.—Alors,c’estça?Vousêtesaveugle?Oujustebarge?—Jesuispasaveugle,dis-jed’unevoixtremblante.Jeposaislaquestion,c’esttout.Pardondevous
avoirdérangé.—Putaindeconnasse,marmonne-t-ilenseremettantàtapotersursonclavier.Leslarmesmemontentauxyeuxetj’ailesjambesquiflageolent.Maisjegardelatêtehaute.Jesuis
résolueànepasperdremesmoyens.Unefoisderetouràlatable,jemefendsd’unsourireforcé.—Jel’aifait!—Qu’est-cequ’iladit?interrogeLinus.—Ilm’atraitéedeputaindeconnasse.Etilm’aditquej’étaisaveugleetbarge.Àpartça,ilétait
charmant.Meslarmesontdébordédemesyeuxetroulentsurmesjoues.Linuslesregardecouler,inquiet.—Audrey!—Non,çava,dis-je,déterminée.Toutvabien.—Connard, lance Linus en jetant un regardmenaçant au type en tee-shirt gris. S’il veut pas être
dérangé,ildevraitpasvenirtravaillerdansunlieupublic.Ildoitfairedeséconomiesmonstrueusesenloyer,t’aspasidée!Ilsepaieuncaféets’assiedlàpendantuneheureetilvoudraitquelemondeentierfassesilenceautourdelui.S’ilveutunbureau,iln’aqu’àenlouerun.Quelcon!
—Bref,jel’aifait,dis-jed’untonenjoué.Àtontourmaintenant.—Jevaisallerparleraumêmetype,déclareLinusenselevant.Ilvapass’ensortircommeça.—Qu’est-cequetuvasluidire?Unsentimentdeterreurmeserrelapoitrine.Jenesaismêmepascequim’effraie.Maisjeneveux
pasqueLinusyaille.Jeveuxpartir.Jesupplie:—Assieds-toi.Onarrêtedejouer.—Lejeun’estpasterminé,s’obstineLinus.Ilmefaitunclind’œilets’éloigne,soncaféàlamain.—Salut!clame-t-ilautyped’unevoixdefaussetauxintonationsinfantiles,sifortequelamoitiédu
Starbucksl’entend.C’estunMac,cetordi,n’est-cepas?Lemecrelèvelatête.Iln’arrivepasàcroirequ’onvientl’interrompreunesecondefois.—Oui,répond-ilsèchement.—Vouspourriezmedire:c’estquoil’avantagedesMacparrapportauxPC?demandeLinus.Parce
quejevoudraism’enacheterun.Ilmarchebien,levôtre?Jepariequeoui.Ils’assiedenfacedutype.—Jepeuxessayer?—Écoute,jesuisOCCUPÉ,exploseletype.Tupeuxpasallert’asseoirailleurs?—Voustravaillez?Ici?Ilyaunsilence.LetypecontinueàtaperetLinussepencheverslui.—Voustravaillez?répète-t-ild’unevoixnasillarde.—Oui!ripostel’hommeenlefusillantduregard.Jebosse.
—Monpèretravailledansunbureau,l’informeLinusavecsesgrossabots.Vousavezpasdebureau?Qu’est-cequevousfaitescommemétier?Jepourraisvousobserverunpeu?Vouspourriezvenirnousexpliquervotremétier àmon lycée?Oh, regardez,votregobelet estvide.Vousallezen reprendreunautre?C’étaitquoi?UnCappuccino?J’aimebienlesLatte.D’ailleurs,pourquoionappelleçades«latte»?VouspourriezcherchersurGooglepourmoi?
Letyperefermesonordinateurd’uncoupsec.—T’esgentil,petit,maisjetravaille.Tupeuxpasallert’asseoirailleurs?—MaisonestdansunStarbucks,répliqueLinusenmimantlegarçonnaïfstupéfait.Onpeuts’asseoir
oùonveut.Onaledroit.Ilarrêteunefillequitravaillelàetquiestentrainderamasserdesgobeletsvides.—Excusez-moi, je peuxm’asseoir où je veux, n’est-ce pas ? C’est comme ça que çamarche au
Starbucks,pasvrai?—Biensûr,opinelafilleavecunsourire.Oùvousvoulez.—Vousavezentendu?Où jeveux.Etmoi, j’ai encoreducafé.Pasvous, fait remarquerLinus à
l’autretype.Vousavezterminélevôtre.Attendez!(Iltendàlafillelegobeletvideavantdeseretournerversletype.)Vousvoyez,vousavezterminé.Vousdevriezallerenacheterunautre,oupartir.
—Merdealors ! rugit le type, furieux,enfourrantsonordinateurdanssonsacencuiravantdeselever.Putainsdegosses,marmonne-t-il.C’estpascroyable.
—Aurevoiralors,luilanceLinus,faussementinnocent.Profitezbiendevotreconnerie.L’espace d’une seconde, je crains que le type ne se retourne pour lui flanquer son poing dans la
gueule,maisbiensûr,iln’enfaitrien.Ilsecontentedequitterleslieux,furibond.Linusselèveetreprendsaplaceenfacedemoi.Sonjolisourireenquartierd’orangesedessinesursonvisage.
Jepousseungrandsoupirdesoulagement.—Ehbah,j’arrivepasàcroirequet’aiesfaitça.—Laprochainefois,c’esttontour.—Jepourraisjamaisfaireuntrucpareil!—Maissi.C’estmarrant,ditLinusensefrottantlesmains.Qu’est-cequetupourraisbientrouver…
?—OK,unautrealors.Lance-moiunautredéfi.—Demandeàlaserveuses’ilsontdesmuffinsàlamenthe.Vas-y.Illahèle.Lafillearrive,toutsourire.Jen’aipasletempsd’êtrenerveuse.J’adopteletonenfantinet
innocentdeLinus.—Excusez-moi,vousavezdesmuffinsàlamenthe?D’unecertainemanière,àtraversLinus, jemesensplusforte.Jenesuispasmoi-même,jenesuis
pasAudrey,jesuisunpersonnage.—Euh,non,répond-elleensecouantlatête.Désolée.—Pourtant je l’aivusur Internet. J’ensuiscertaine.Desmuffinsà lamentheavecduchocolatau
centre?Et…despépites?—Etdespastillesdementhepar-dessus,rajouteLinustrèssérieusement.Jemanqued’exploserderire.—Non,répètelaserveuse,interloquée.J’enaimêmejamaisentenduparler.—Bon,bah,tantpis,dis-jepoliment.Merci.Alorsqu’elles’enva,jesourisàLinus.J’aiunpeuletournis:—Jel’aifait!—Tupeuxparler à n’importequi,maintenant.Onpourrait louer une salle, et tu pourrais faire un
discours?—Bonneidée!Onpourraitinviter…disons…unmillierdepersonnes!—Etlacourbes’envoleverslehaut.MlleAudreyestenroutepourlesétoiles…
Linusestaucourantpourcettehistoiredelignedroite-pasdroite.Jeleluiaidit.Jel’aidessinéepourluiettout.
—C’estcertain,dis-jeentrinquantaveclui,gobeletcontregobelet.MlleAudreyestenroutepourlesétoiles.
Celaprouvemathéorie:jecontrôlemacourbe.Moi.Etsijeveuxqu’elleparteenlignedroite,alorsellepartiraenlignedroite.
Ducoup,àmaséancesuivanteavecDrSarah,jemensunpeuencochantmescases.AVEZ-VOUSRESSENTIDESANGOISSESPRESQUETOUSLESJOURS?Pasdutout.EST-ILDIFFICILEPOURVOUSDEMAÎTRISERVOSANGOISSES?Pasdutout.Ellehausselessourcilsdevantmafeuille.—Ça,c’estduprogrès!—Vousvoyez?nepuis-jem’empêcherdeluidire.Vousvoyez?—Connais-tulacausedecebondenavant,Audrey?medemande-t-elleavecunsourire.Lavieest
belle,c’estça?Ouya-t-ilautrechose?Duchangement?—Jesaispas,dis-je,jouantl’innocente.Jenevoisrienquiaitchangéenparticulier.Encore unmensonge.Quelque chose s’est passé : j’ai arrêté de prendremesmédicaments. Jeme
contentede sortir lespilulesde leuremballage,puis je lesmetsdansuneenveloppe,que jechiffonneavantdelajeter.(Etpasdanslestoilettesparcequesinonlesproduitschimiquesvontdansl’eauettoutça.)Et vous savez quoi ? Je ne vois vraiment pas la différence.Ce qui prouve que je n’en avais pasbesoin.
Jen’enaiparléàpersonne. J’aipréféréme taire,parcequeça lesaurait tous fait flipper. Jevaisattendreunmoisenviron,etpuislà,jeleurdiraicommesiderienn’était,etj’ajouterai:«Vousvoyez?»
—Jevousl’aidit.Jesuisprête.Macureestfinie.Toutvabienmaintenant.
Mamanadécidédefaireungrandménage.Elleestentraindebalayerpartoutetderangerenhurlantdesphrasescomme:«C’estàquiceschaussures?Qu’est-cequ’ellesfontlà?»Ons’esttousréfugiésdanslejardin.JeparledeFrank,Linusetmoi.Ilfaitchauddetoutefaçon,alorsc’estagréabled’êtreassisdansl’herbeàcueillirdespâquerettes.
Onentendunbruissement.Papasurgitaucoindubuissonderrièrelequelnoussommescachés.—Salut,papa,ditFrank.T’esvenurejoindrelesrangsdesrebelles?—Frank,tamèretecherche,ditpapa.«Tamère.»Ça,c’estlecodepour:«Nem’associepasavecladernièreidéeloufoquedetamère,
jen’airienàvoiravecça.»—Pourquoi?demandeFrankd’untonpeuprometteur.Jesuisoccupélà.Jememoqueavecunpetitrire.—Occupéàteplanquerderrièreunbuisson?—Tuasproposétonaide,luirappellepapa,pourpréparerlesen-caspourlakermessed’Avonlea.
Jecroisqu’ilssontentraindecommencer.—Jemesuispasportévolontaire,protesteFrank,outré.Jen’airienproposédutout.Onm’aforcé.
C’estdutravailforcé.—Toncomportementestvraimentadmirable,fais-jeobserver.T’eslepremieràaidertonprochain
ettoutça.—Toi,tun’aidespastonprochainplusquemoi,quejesache,rétorqueFrank.— Je veux bien aider, dis-je en haussant les épaules. Ça me dérange pas de faire quelques
sandwiches.—Aider sonprochain au fait ? réplique Frank. C’est sexiste. Pourquoi pas sa prochaine ? T’es
sexiste,Audrey.—C’estuneexpressiontoutefaite.—C’estuneexpressionsexiste.—Jecroisqu’ondevraityaller,intervientpapa.Mamanestenmodesur-le-sentier-de-la-guerre.—JesuisavecLinus,argumenteFranksansbougerd’unpouce.J’aiuninvité.Tuveuxquejenéglige
moninvité?—C’estmoninvité,fais-jeremarquer.—C’étaitmonamid’abord,merappelleFrankenmejetantunregardnoir.—Ilfautquej’yailledetoutefaçon,déclareLinus,diplomate.J’aientraînementdewater-polo.UnefoisLinusparti,onentendmamanhurler:—Chris!Frank!Maisoùêtes-vouspassés?
Elleaprissontonàlatu-me-le-paieras-plus-tard,etsoudain,oncomprendqu’ilestinutilederesterplanquéslàpluslongtemps.Franktraînelespiedsjusqu’àlamaison,teluncondamnéàmortencheminversl’échafaud.Moi,jeprendsdegrandesinspirationsparcequejemesensunpeusurlesnerfs.
Enfin,çava,jevaisbien.C’estpascommesij’allaispaniquer.Jesuisjusteunpeu…Bref. Un peu tendue. Je sais pas pourquoi.Mon corps doit sans doute s’adapter à ce retour à la
normaleaprèsavoirétépolluépartouscesmédicamentspendantdesmois.C’estvrai,àquandremonteladernièrefoisoùjemesuissentienormale?
Lafoulequis’estréuniedanslacuisineestdesplushétéroclites.Ilyaunevieilledamequiporteunensemble violet super vieillot avec cheveux assortis (sûrement une perruque), une femme d’unequarantained’annéesarborantnattesetsandales,uncouplebienenchairavecdespullsassortisaulogodel’égliseSaint-Luke,etuntypeauxcheveuxblancssurunscooterélectriquepourpersonneàmobilitéréduite.
D’ailleurs,ilestplutôtcool,sonengin.Quoiquelégèrementencombrant.— Bien, dit maman en tapant dans ses mains. Bienvenue tout le monde, et merci d’être venus
aujourd’hui.Bon,lakermesseouvresesportesà15heures.J’aiachetébeaucoupd’ingrédients…Elleentreprenddeviderdes sacsdu supermarché sur la table : tomates, concombres, laitue,pain,
poulet,jambon.—Jepensaisqu’onpourraitfairedessandwichesetdeswraps…vousavezd’autresidées?—Desfeuilletésàlasaucisse?suggèreladameronde.—D’accord,approuvemaman.Maisonlesachèteàréchaufferouonlesfaitnous-mêmes?—Oh,lâcheladame,décontenancée.Jesaispas.Maislesgensaimentbienlesfeuilletéssaucisse.—Ehbienonn’apasdefeuilleté.Nidesaucisse,d’ailleurs…Alors…—Queldommage,insisteladameronde.Parcequelesgensaimentbeaucoupça.Sonmariapprouve:—C’estvrai.—Toutlemondeaimeça.Jesensquemamancommenceàstresser.—Laprochainefois,peut-être,dit-ellevivement.Passons.Alors…dessandwichesauxœufs?—Maman!s’écrieFrank,horrifié.Lessandwichesauxœufs,c’estdégueu!—J’aimebienlessandwichesauxœufs!protestemaman,surladéfensive.Suis-jelaseule?—Ma chère, je crois qu’on peut faire mieux que des sandwiches aux œufs, claironne une voix
d’homme.Toutlemondelèvelatête.Untypequejen’aijamaisvuvientd’entrerdanslacuisine.Ildoitavoir
unevingtained’années. Il a le crâne raséet sixou septbouclesd’oreillesd’un seul côté. Ilporteunetenuedechefcuisinier.
— Jem’appelle Ade.Mon grand-père, DerekGould, vient juste d’emménager à Avonlea. Il m’aparlédecettekermesse.Qu’est-cequ’onprépare?
—Vousêtescuisinier?s’étonnemamanenouvrantdegrandsyeux.Unvraichef?—C’estmoiquisuisencuisineauFox&Hounds.J’aiuneheuredebattemententre lesservices.
C’estça,cequevousavezsouslamain?dit-ilenmanipulantlesprovisionsdemaman.Jecroisqu’onvapouvoir faire une garniture sympapour leswraps, une saladeWaldorf peut-être…et puis on pourraitfairerôtircefenouiletl’accompagnerd’unevinaigrettecitronetestragon…
—Jeunehomme,lecoupeladameenvioletenagitantsamainsouslenezduchef.Commentpeut-ongarderdelasaladefraîcheparuntempspareil?
Adeal’airétonné.—Oh,j’aiapportélesglacièresdupub.Ilyenatrente.J’aiaussiunassortimentd’ustensilesetde
fournituresdetraiteur.Vousn’aurezqu’àmelesrendredemain.
Ladameenviolet,abasourdie,setait.—Desglacières?s’exclamemamandeplusenplusenthousiaste.Dumatérieldetraiteur?Vousêtes
unsaint!—Pasdeproblème.OK,alorsnotremenu,c’est :wrapssaladeWaldorf,wrapsauxharicotsà la
mexicaine,dessalades…—Euh…est-cequ’onpourraitutiliserdesœufs?demandemaman,gênée.J’aiachetépleind’œufs
pourfairedessandwichesauxœufs,maisçan’al’airdeplaireàpersonne.—Uneomeletteespagnole,répondAdedutacautac.Onpourraitajouterduchorizo,del’ail,faire
revenirquelquesoignonsdoux,etservirletoutentranches…J’adorel’omeletteespagnole.Cetypeestvraimenttropcool!— J’ai aussi acheté plein de poivrons, complète maman, ravie, en lui en tendant un. On peut en
rajouter?—Parfait.Adeluiprendlepoivrondesmainsetl’examinesoustouteslescoutures.Puisilouvresonsac.Ilen
sortunepanopliedecouteaux,bienemballésdansunehoussedeprotection.Tout lemondeleregarde,bouchebée.Ilprenduneplancheàdécouperdanslacuisine,yposelepoivron,etsemetàl’émincer.
Étonnant!Jen’aijamaisvuquelqu’uncouperdeslégumesaussivite!Tac-tac-tac-tac-tac-tac.Tous les occupants de la cuisine l’observent sans rien dire, ébahis.Même Frank. En fait, surtout
Frank.LorsqueAdeaterminé,toutlemondeapplaudit.Frankestleseulquirestecommehypnotisé,lesyeuxcommedessoucoupes.
—Toi,lanceAdelorsqu’ill’aperçoit.Tuvasémincer.—Mais…Jesaispasfaire.—Jevaistemontrer,t’enfaispas.AdeinspecteFrankdelatêteauxpieds.—Tuvascuisinerhabillécommeça?Sanstablier?—Jepeuxentrouverun,s’empressededireFrank.Jemeretiensd’exploserderire.Frankvaporteruntablier?Adeestmaintenantentraindefouillerdansleplacarddemaman.Ilaccumulelesingrédientssurle
comptoir.—Jevaisfaireunelistedechosesàacheter,annonce-t-il.Ilnousfautduparmesan,del’ailenplus,
delaharissa…Quipeutfairecoursier?Ilsetourneversmoi.—Toi,lajoliefilleauxlunettesnoires.Tuveuxallerfairelescourses?
Maintenant,jefaislescoursespresquelesdoigtsdanslenez.Non,enréalité,cen’estpastoujoursfacile.Carjedoiscompteravecmoncerveaudelézard,quia
tendanceàpartirenvrillealorsquejeneluiairiendemandé.Cesderniersjours,jesuisenproieàdesvaguesdepaniquequime submergent sans crier gare.Çam’énerve. Je pensaism’en être débarrasséepourdebon.
Aulieudem’opposeràmoncerveaudelézard,j’aiapprisàletolérer.Jel’écoute,etpuisjeluidis:«Ouais,causetoujours.»Jeletraitecommeontraiteunenfantdequatreans.IlestdésormaisàmesyeuxuneautreversiondeFelix.Imprévisible,dépourvudetoutelogique.Pasquestiondemelaisserrégenter.SionlaissaitfaireFelix,onporteraittousdescostumesdesuperhérosetonsenourriraitdeglaces.
Maissionessaiedes’opposeràFelix, toutcequ’onobtient,c’estdescrisetdesgrincementsdedents.Bref,ilvousrendlavieinfernale.Alorsqu’ilsuffitdel’écouterd’uneoreille,dehocherlatêteetdel’ignorer.
C’estpareilpourlecerveaudelézard.Ainsi,quandjem’arrêtedevantlesupermarché,paralyséedeterreur,jemeforceàsourire,etjeme
dis:—Bienessayé,cerveaudelézard.Je le dismême tout haut, puis j’expire en comptant jusqu’à douze. (Si je respire doucement, cela
réguleledioxydedecarbonedansmoncerveauetçamecalmeinstantanément.Vousn’avezqu’àvérifiervous-mêmesivousendoutez.)Puisj’entred’unpasnonchalantenjouantcellequin’enarienàfichedel’opiniond’unvieuxreptile.
Etvoussavezquoi?Çamarchepassimal.
Deretouràlamaison,chargéededeuxénormessacsdecourses,jem’arrêtenetdestupeur.Frank,deboutaucomptoirdelacuisine,estentraindecouperdeslégumes.
Ilporteuntablierdemamanetiltientuncouteauquejen’aijamaisvu.Ils’estinitiéàlaméthodedespros.Tac-tac-tac-tac.Ilestrapide.Ilestunpeurougeetilal’airsuperconcentré.Ilneremarquemêmepasquejel’observe,unsouriremoqueurauxlèvres.
—Super!s’exclameAde,quim’avueetquimeprendlessacs.Sortonsl’ail.Illerenifleenfrottantlapeau.—Splendide.OK,Frank,émince-moiçafinement.—Oui,chef,ditFrank,àboutdesouffle,enprenantl’ail.Oui,chef.Oui,chef?Qu’est-ilarrivéàFrank?
MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose
Lacaméraentredanslacuisine,oùFrankestpenchésurl’ordinateurportabledepapa.
AUDREY(VOIXOFF)Onestallésàlakermesseaujourd’hui.C’étaitpasmal.J’aigagnéçaàlatombola.
Unemainramassesurlatableunesortedesacroseduveteuxpourrangerlepapiertoilette.
AUDREY(VOIXOFF)C’estpourcouvrirlerouleaudepapiertoilette.C’estpasletrucleplusrépugnantquevousayezjamaisvu?
Lamainreposelesacrosesurlatable.
AUDREY(VOIXOFF)MaistoutlemondeaADORÉlabouffe.Touts’estvenduenquelquesminutesetlemairenousamêmefélicités.
Lacaméras’avanceversFrank.IlestentrainderegardersurYouTubeuntutorielsurcommentémincerunlégume.
FRANKTucroisquemamanvoudraitbienm’acheterdescouteaux?Desvraiscouteauxdequalité?
AUDREY(VOIXOFF)Jesaispas.Combiençacoûte?
Frankouvreunenouvellefenêtresurl’ordinateur.
FRANKCeux-làsontà650livres.
AUDREY(VOIXOFF)Ehbé.Jepensequeçaarriverapasdesitôt.
FRANK
Illèvelatête,levisageradieux.
AUDREY(VOIXOFF)C’estsuper!
FRANKIlfaitcetrucincroyableavecunchalumeau.Ilfaitroussirunpoulet.
AUDREY(VOIXOFF)Ehbah.Entoutcas,c’étaitdélicieux.Toutlemondeenparleencore.
FRANKLaWaldorfmanquaitunpeud’assaisonnement.C’estcequ’aditAde.
AUDREY(VOIXOFF)Moij’aitrouvéçaparfait.
Lacamérasortdelacuisineetsedirigeverslaportequimèneaujardin.Elles’arrête.Onvoitmamanetpapadevantlacabane.Ilsseparlentàmi-voix.Mamanbranditunelettred’ungestemenaçantsouslenezdepapa.
MAMANJen’arrivepasàcroirequ’ilsosentfaireça.
PAPAAnne,neprendspasçasiàcœur.
MAMANCommentjepeuxfaireautrement?Commentosent-ils?Quelculot,cesgens-là!
PAPAJesais.C’estridicule.
MAMANC’estmonstrueux!TuterendscomptedumalqueçapourraitfaireàAudrey?Jevaisenvoyerunmailàcettebonnefemmedèscesoir,etjevaisluidiresesquatrevérités,àelleetà…
PAPAJem’encharge.
MAMAN(féroce)
J’ycontribueraientoutcas.Ettunepourraspasmecensurer,Chris.
PAPAOnvarédigerlemailensemble.Ilfaudraitpasêtretrophostiles.
MAMANHostiles?Non,mais,turigoles?
AUDREY(VOIXOFF)Dequoivousparlez?
Lesdeuxparentsseretournentd’unbond,commeprissurlefait.
AUDREY(VOIXOFF)Qu’est-cequisepasse?
MAMANAudrey!
PAPAC’estrien,machérie.
MAMANNet’inquiètepas.Alors,c’étaitbiencettekermesse,hein?
Ilyauntempsdepauseetlacamérafilmeleursvisagesanxieux,avantdezoomersurlamaindemamanquiserrelalettredetoutessesforces.
AUDREY(VOIXOFF)(lentement)
Oui.Ons’estbienamusés.
Queregardaient-ilsdonctouslesdeux?Qu’est-cequec’était?Celameperturbeauplushautpoint.Jen’aijamaisvumamanetpapadansunétatpareil.Ilsavaient
l’air si effrayés que je surprenne de quoi ils parlaient qu’ils en devenaient agressifs. Maman s’estmontréepresqueméchante.
Quelquesoitleursecret,ilsredoutentquejeneledécouvre.Jesuisperplexe.Jenepeuxmêmepasfairelalistedetouteslesthéoriesdansmatêtepourpouvoir
leséliminer,parceque jen’enaiaucune.Çaapeut-êtreàvoiravecDrSarah?C’est toutceque j’aitrouvé.Elleveutpeut-êtrefairedesexpériences louchessurmoi,etmamanetpapasont furieuxcontreelle?
Pourtantcen’estpaslegenredeDrSarah.Ellenemeferaitpasçaàmoi.Si?Etmamanetpapaneladésigneraientpaspar«ils».
Cesoir-là,audîner,jeremetsl’histoiresurletapis,etmesparentss’acharnentsurmoi.—C’estriendutout,ditmamanenmangeantsespâtessupervite,furieuse.Rien.—Maman,jevoisbienquesi.—T’aspasbesoindetoutsavoirsurtout,Audrey.Quandelleditça,unevaguedeterreurm’envahit:mamanserait-ellemalade?Unetragédiefamiliale
serait-ellesurlepointdevenirtoutemportercommeunrazdemarée?Est-cepourçaqu’ellerefusedeparler?
Maisnon.Elleadit«lemalqueçaferaitàAudrey».Et«ils»et«cesgens-là».
Lesoirvenu,mesparentss’enfermentdanslebureaudepapapendantenvirondeuxheures.Quandilsenressortentenfin,mamandit:—Bon,c’estfaitalors.
Unnuagenoirdesatisfactionplaneau-dessusd’elle.Ondiraitqu’elles’estlâchée.Papa annonce qu’il part boire un coup vite fait avecMike avec qui il joue au squash, etmaman
déclarequ’ellevaprendreunbain. J’attendsque l’eauait coulé,pourme faufilerdans la chambredeFrank,quiécoutesoniPodetluichuchoter:—Frank,tusaispiraterlaboîtemaildepapa?
—Ouaispourquoi?—Onpourraitlefairemaintenant?Frankaccèdetoutdesuiteàlaboîtedepapa,m’indiquantqu’iladéjàfaitçamaintesfois.Ilconnaît
parcœurlemotdepasse,pleindechiffresetdesymboles,unvraicharabia.—Turegardessouventsesmessages?dis-je,curieuse,penchéepar-dessuslachaisedubureau.—Desfois.—Illesait?—Bahnon.Frankcliquesurquelquesmailsenvoyésparuncertain«GeorgeStourhead».—Yadestrucstrèsintéressants.Tusavaisqu’ilavaitpostulépourunautreboulotl’annéedernière
?—Non.—Ill’apaseu.MaissonpoteAllenaditquecetteentrepriseavaitdesproblèmesdetoutefaçon,
doncaufinalc’étaitmieuxpourlui.—Oh,dis-jeendigérantcetteinformation.C’estpastrèsintéressant.— C’est mieux que les cours de géographie. Ah, et puis ils organisent une surprise pour mon
anniversaire,alorsnedisrien,OK?—Frank!Maispourquoitumel’asdit?—J’airiendit,ment-ilenpassantundoigtsurseslèvres.Nada.OK,oncherchequoi,alors?—Chépas.Mamanestsuperénervéeàcaused’unmail.Frankhausselessourcilsdemanièresicomiquequej’éclatederire.—Tupourraispréciser?—Bah…Jesaispas.C’estàproposdemoi.T’asqu’àchercher«Audrey».Frankmelanceunregarddetravers.— Il y en a beaucoup qui parlent de toi, Audrey. Tu ne te rends pas compte. Tu es le sujet de
conversationnuméroun.—Oh.
Jeledévisage,priseaudépourvu.Jenesaispasquoirépondre.Jeneveuxpasêtrelesujetnuméroun.Detoutefaçon,c’estfaux.
—N’importe quoi.C’est pasmoi, le sujet numéro un, c’est toi.Maman parle que de toi toute lajournée.Frankceci,Frankcela.
—Maistoussesmailsteconcernenttoi.Audreyci,Audreyça,dit-iltrèssérieusement.Crois-moi.Je laissepasseruneminutede silence. Jenem’étais jamaisdit quemamanavait unmonde secret
cachédanssaboîtemail.Maiscen’estpasétonnant.Jemedemandecequ’elley raconte.JepourraisdemanderàFrankdememontrer…
Rienqu’àcettepensée,c’estcommesiunegrandeportedefervenaitdeserefermerdansmonesprit.Non. Je ne regarderai pas. Je ne veux savoir que le strict nécessaire. Je veux rester dans l’ignorancequantauxpenséessecrètesdemaman.Onatousledroitànotrejardinsecret.
—Tudevraispasespionnermamanetpapa.—Tunet’enprivespas,rétorqueFrank.—Oui,mais…Jegrimace,puisqu’ilaraison.—…c’estnécessaire.C’estjustepourcettefois,c’estimportantet…Jeleferaijamaisplus.—Jepariequec’estça.Frankcliquesurunmessagerécemmentenvoyéappelé«Votredemande».Alorsqueletexteapparaît,jeregardetoutdesuiteàlafin.C’estsignéAnneetChrisTurner.—Ehbah,disdonc,commenteFrank,mortderire.Mamans’estvraimentacharnéesurcelui-là.—Chhhhut!Laisse-moilire!Jemepenchepar-dessussonépauleetjeplisselesyeux:
ChèremadameLawton,Noussommeschoqués,horrifiésetscandalisés.D’abord,quevousayezeuleculotd’écriredirectementànotrefilleAudrey,demanièretotalementinappropriée.Ensuite,quevousosiezfaireunedemanded’unetelle nature. Je suis navrée que votre fille Izzy ait des problèmes, mais si vous pensez une secondequ’Audreyseraitd’accordpourlavoir,vousdevezavoirperdulatête.Dois-jevousrappelerlasituation?Voussouvenez-vousquenotrefilleaétépersécutéeparlavôtre(entreautres)?Savez-vousqu’Audreyn’estpasretournéeaulycéedepuislesévénementsetapasséplusieurssemainesàl’hôpital?
Nousnouscontrefichonsdesavoirqu’Izzyveuts’excuser.Nousnerisqueronspasdenuiredavantageàlasantémentaledenotrefille.
Bienàvous,
AnneetChrisTurner—C’estqui,Izzy?interrogeFrank.C’estl’uned’elles?—Oui.Cesentimentempoisonném’envahitànouveau,jevaisêtremalade.Rienqued’entendrecenom,Izzy,
medonnelanausée.Jenepeuxdétachermesyeuxdel’écran.—Jen’arrivepasàcroirequ’elleveuillemevoir.Aprèstoutcetemps.—Ilsontditnon,entoutcas.Donct’aspasàt’enfaire.—C’estfaux.—Maissi!Écoute,lesparentsserontlàpourtoi.T’espasobligéedevoirquiquecesoit.Audrey,
tupeuxchoisirdeneplus jamais retournerau lycée.Tupeux faire tout ceque tuveux.Tudevrais enprofiter,ditFrankencliquantsurunautremessage.Tuterendspascomptedelachancequet’as!
Jesuisàpeineconscientedesaprésencemaintenant.Unemultitudedepenséestournoiedansmatête.Despenséesquejenecomprendspasetquejeneveuxpasavoir.
Sansm’enrendrecompte,jemesuisrecroquevilléesurlesol,etj’aimislatêtedansmesmains.J’aibesoindetoutemonénergiepourpenser.
—Aud?Aud,est-cequeçava?—Tucomprendspas.Delireça,desavoirqu’ilsontdemandéàmevoir,çamemetdansunedrôle
desituation.—Pourquoi?—Parceque…Jen’arrivepasàledire.Lesmotsflottentdansmoncerveau,maisjevoudraisqu’ilsdisparaissent.Je
nesaispascequ’ilsfontlà.Maisilsneveulentpass’enaller.—Jedevraispeut-êtrelavoir.Jedevraispeut-êtreallerlavoir.—Quoi?s’exclameFrank,abasourdi.Pourquoituferaisça?—Jesaispas…Parceque…Jesaispas.Jesaispas.— C’est une idée de merde, proclame Frank. C’est ouvrir la porte à toutes sortes de mauvaises
choses.Tusais, t’asdéjàdûendurerassezcommeça.N’empirepas lasituation.Tiens,papaaunlienversunquizz:«QuelpersonnagedesSimpsonêtes-vous?»Tudevraislefaire.Oùc’est?…
Frankcliqueauhasardsurlebureaudel’ordi.—Papaaunsacréhumour.—Arrête.Ilfautquejeréfléchisse.—Tupensestrop.C’estçatonproblème.Arrêtederéfléchir.Merde.Jesaispascequejeviensde
faire.Tusaiscequejeviensdefaire?—Non.
—Jecroisquej’aieffacéundocument.Oups,dit-ilencliquantcommeundingue.Allez,imbécile.Annuler l’opération.Nedispasàpapaqu’onafaitça,OK?Parcequesi j’aieffacéuntrucauquel iltient,ilvapéterunplomb.
Jesorssansentendrecequ’ilajoute.J’ailatêtequitourne,moncœurbatàtoutevitesseetlemondeautourdemoiparaîtsoudainirréel.
S’excuser.Jenepeuxpasm’imaginerIzzyentraindemedemanderpardon.D’ailleurs, jenepeuxpasl’imaginerdirequoiquecesoit.Cen’étaitpasunedesmeneuses.Ellenefaisaitquesuivrelesautres,imiter Tasha. Soyons honnêtes, toutes les filles dema classe ont laissé faire Tasha. Si c’étaitmoi lavictime,çavoulaitdirequ’ellesneleseraientpas.MêmeNatalienem’aplusdéfendue…
Non.Nepensonsplusàça.Natalieétaitterrorisée.Jeluiaipardonné.Toutvabien.C’est Tasha qui est vraiment terrifiante. C’est elle qui me donne la chair de poule. Elle est
intelligente,brillante,énergique,etellealabeautéd’uneathlèteaumeilleurdesaforme.Touslesprofsl’adoraient.Ilslavénéraient.Enfin,jusqu’àcequ’ilsdécouvrentlavérité.
J’aieuénormémentdetempspourréfléchiràcequis’estpassé.Etj’aiconcluqu’elleadûfaireçapours’amuser.Voussavez,parcequ’elleenavaitlepouvoir.
J’ai ma théorie là-dessus, et je pense que Tasha remportera de grands prix un jour. Elle sera lameilleuredesonagencedepub.Elle ferapassersonmessageaupublic,et tout lemondecroiraàsonenthousiasme débordant. Elle sera une de ces créatrices qui vous piègent, qui influencent votrecomportement à sa guise et à votre insu. Elle se servira des autres avant de les jeter comme desmouchoirs sales. Tous ceux à qui elle daignera lancer un sourire tomberont sous son charme etrejoindront ses rangs.Ceuxqui la haïssent auront le sentiment d’avoir été abusés, brisés,mais tout lemondes’enfiche,d’eux,n’est-cepas?
Lavérité–qu’aucunadulten’admettrasansdoutejamais–,c’estquecettehistoireluiserasansdoutebénéfique.C’étaitunprojetambitieuxetbienconstruit.Trèsinnovant.Surlalongueur.Siçaavaitétéunexposé–TourmenterAudreyTurnerpardiversmoyensinventifs–,elleauraiteu20sur20.
Bon,d’accord,elles’estfaitrenvoyer.Maiscen’estqu’undétail,n’est-cepas?
Aufinal,jenepeuxpasfermerlesyeuxtantquejen’airiendit.Alorsjedescendslesmarches.Ilest11heurespasséesetjedevraisdéjàdormir.Jesurprendslesparentsdanslacuisineoccupésàsepréparerdelatisane.
—Maman,j’ailuvotremailetjecroisquejedevraisallervoirIzzy.Voilà.C’estfait.
Mamanaditnon.Papaaussi.Maman était furieuse. Elle avait beau répéter qu’elle était en colère contreMme Lawton, j’avais
l’impressionqu’ellem’envoulaitencoreplusàmoitantellerevenaitàlacharge.Jesaisquej’aidépassélesbornesenlisantleursmessages.Jecomprendsquemesparentss’efforcentderésoudredegrosproblèmesetqu’ilsn’yparviendront
jamaiss’ilsviventdanslapeurquejefouilledansleurcourrierélectronique.«Ai-jeenviedevivredansunemaisonauxportescadenassées?»Non.«Laconfiancenem’importe-t-elledoncpasdanscettefamille?»Si.«Maisattends,est-cequec’estFrank?Est-cequeFrankt’aaidée?»Silence.Lesnarinesdemamansontdevenueslivides,lesveinesdesonfrontsesontmisesàsailliretpapaa
prisunairgrave,commejeneluienavaispasvudepuislongtemps.Ilsétaienttouslesdeuxcentpourcentd’accordpourdirequec’étaitunemauvaiseidéedevoirIzzy.
—Tues fragileAudrey, répétaitmaman.Tu es commeune assiette de porcelaine qu’on vient derecoller.
ElleapiquéçaàDrSarah.Mamanparle-t-elleàDrSarahderrièremondos?Jen’avaisjamaispenséàcetteéventualité.Mais,
aprèstout,jesuislenteàladétente.—Machérie,estintervenupapa,tucroissansdoutequeceserauneexpériencecathartique,quecela
tepermettradedirecequetuassurlecœuretquetoutlemondesesentiramieuxaprès.Maisdanslavraievie,celanesepassepasainsi.J’aieuaffaireàassezdeconnardspourlesavoir.Ilsneserendentjamaiscomptequ’ilslesont.Jamais.Etpeuimportecequetuleurdis.
Ilsetourneversmaman.—TutesouviensdeIan?Monpremierpatron?Celui-là,unvraicon.Ilchangerajamais.—Jen’aipasl’intentiondedéballercequej’aisurlecœur,fais-jeremarquer.C’estellequiveutme
demanderpardon.—C’estcequ’elleprétend,marmonnemamand’untonlugubre.—Dis-nouspourquoitutienstellementàlavoir,medemandepapa.Explique-nous.—Tuveuxl’entendretedirequ’elleestdésolée?ditmaman.Ellepourraitt’écrireunelettre.—C’estpasça.Jetentedemettredel’ordredansleméli-mélodemespensées.Leproblème,c’estquejen’aipas
d’explicationàoffrir.J’ignorepourquoijeveuxlavoir.Est-cepourprouverquelquechose?Àqui?Àmoi-même?ÀIzzy?
DrSarahn’aimepasentendreparlerd’Izzy,nideTasha,nidesautres.Elledit:«Audrey,l’opiniond’autruinedéterminepas tavaleur»et« tun’espasresponsabledesémotionsd’autrui»ouencore«
cetteTasham’al’airvraimentpénible,parlonsd’autrechose».Ellem’amêmedonnéunbouquinsurlesrelationsmalsaines.(J’aipresqueéclatéderire.Onnepeut
pasfairepirequemarelationavecTasha.)J’yai luqu’il faut fairepreuvedecouragepourse libérerd’unesituationtoxiqueetdegensquivoussontnocifs.Ilfauttenirdebouttoutseul,commeunarbre.Etpascommeunepauvreplanterabougriequis’appuiesurlesautresetselaissemanipuler.Bref.
Toutçac’esttrèsbien.Maislesouvenird’Izzy,Tashaetlesautresmehantetoujours,àlongueurdetemps.Jenesaispassijevaisjamaism’ensortir.
—Sijelefaispas,jemeposeraitoujourslaquestion,finis-jepardire.Jemedemanderai:Enétais-jecapable?Est-cequ’uneconversationauraitchangéquelquechose?
Mesparentsn’ontpasl’airconvaincus.—Tupourraisdireçaden’importequoi,protestemaman.Est-cequetupourraissauterenparachute
del’EmpireStateBuilding?Peut-être.—Lavieesttropcourte,décrètepapa.Passeàautrechose.—C’estcequej’essaiedefaire.Etc’estpourcetteraisonjustementquejeveuxlavoir!Mais je lis sur leurs visages que je n’arriverai jamais à les persuader, quels que soient mes
arguments.
AlorsjedemandeàFrank.Luiaussiestimel’idéemauvaise,saufqu’aprèscinqminutesdediscussionilhausselesépaulesetdit:
—C’esttavie.Papa a changé le mot de passe de sa boîte mail, mais Frank a vite fait de le trouver dans son
téléphone, dans une note appelée «Nouveaumot de passe ». (Pauvre papa, il ne devrait pas laissertraîner son BlackBerry.) J’avais l’intention d’écrire le mail moi-même, mais Frank s’en charge, etfranchement,jesuisimpressionnée,sesphrasesressemblentàcellesdepapa.
—Toi,tupassestropdetempsàlirelesmessagesdepapa.C’estincroyable!—Lesdoigtsdanslenez,opineFrank.Ilestcontentdeluietilyadequoi.Cemailestuneremarquablecontrefaçon.
ChèremadameLawton,
Veuillez nous excuser, mon épouse et moi-même, pour cet accès de colère intempestif. Comme vouspouvez l’imaginer, nous avons été choqués par vos nouvelles et nous avons réagi avec tropd’empressement.À la réflexion,Audreyconsentàvoir Izzyetàécoutercequ’elleaàdire.Pouvons-noussuggérerunerencontreà15heures,mardiprochain,auStarbucks?
Veuilleznepasrépondredirectementàcemailcarmaboîteélectroniquerencontredesdifficultésencemoment.VouspouvezmefaireparvenirvotreréponseparSMSau07986435619.
Bienàvous,
ChrisTurner
C’estmonnouveaunumérode téléphoneportable.Une fois lemail envoyé,Frank l’efface,puis lesupprimedelapoubelle.Avecautantdeprécautions,onnepeutpassefaireprendre…
Soudain,jesensmonterenmoiunsentimentdeterreur.Qu’est-cequejefabrique?Moncœursemetàbattreàtoutrompreetjemetordslesmains.
—Tupourrasveniravecmoi?S’ilteplaît?Frankseretourneetmedévisaged’unregardgrave.Ilal’airnerveux,commes’ilvenaitdeprendre
consciencedecequenousvenonsdefaire.—Aud,t’essûredevouloirallerjusqu’aubout?—Oui,oui…Oui.Jevaislefaire.J’aijustebesoindesoutienmoral.Situpouvaisveniravecmoi…
etLinusaussi.—Commelestroismousquetaires.—Ensomme.—TuenasparléàLinus?—Non,maisj’airendez-vousauparcavecluiplustard.Jevaislemettreaucourant.
Alorsquej’arriveauparc, l’angoissemesaisità lagorge.Jemesensdenouveaucommeavant.C’esthorrible.Lesgensautourdemoiontdesalluresderobots, j’ai l’impressionqu’ilsvontm’attaquer.Laterreurplane.J’aitrèspeur.Moncerveaudelézardserévolte,ouplutôt,ilaenvied’allerseplanquerderrièreunbuisson.
«Non,jen’iraipasmecacher.Jen’écouteraipasmoncerveaudelézard.»Mêmesijesuismaladedetrouilleetqueparmomentsj’ailevertige,jeréussisàtraverserleparccommeunepersonnenormale.Linusm’attendsurunbanc.Àsavue,jesuisrassurée.Sonsourireenquartierd’orangeéclairesonvisagedebonheur,justepourmoi,etverseunbaumesurmoncerveaudelézard.Ill’inciteaucalme,illuiditquetoutvabien.
(Jen’aipasparlédemoncerveaudelézardàLinus.Ilyadeschosesqu’onraconteàsonpetitami,etil y en a d’autres qu’on garde pour soi, àmoins de vouloir passer pour une frappadingue.)—Salut,Rhubarbe.
—Salut,Quartierd’orange.Nosmainssetouchent,noslèvressefrôlent.— J’en ai une, dit Linus dès qu’on s’est embrassés. Va demander à ce type si les canards sont
végétariens.Ildésigneunvieuxmonsieurentraindelancerdesmiettesauxcanards.—C’estvégétarien,lescanards?—Biensûrquenon!Ilsmangentdesvers.Allez,vas-y.Ilmepoussel’épauleetjemelèveenaffichantungrandsourire.Jetrembleintérieurementdeterreur,
mais jeme force à avoir une conversation sur les canards avec le type.Àmon retour, je dis àLinusd’allerdemanderàdestouristesfrançaisdansquelpaysonest.
Linusestunmaître.Ungrandmaître.Ilexpliqueauxtouristesfrançais,quiontl’airconsternés,qu’ilvisaitlaSuèdeetqu’iladûdévierdesatrajectoire.LesFrançaissemettentàconsulterleurscartesetleurstéléphones:—Angleterre1!répètent-ilsenmontrantlesautobusàimpérialerougesquipassentsurl’avenue.
—Oh…Angleterre,ditenfinLinus.D’accord!Grande-Bretagne*!Les Français s’éloignent en bavardant et en lui jetant des regards. Ils parleront sans doute de lui
jusqu’àlafindeleurséjour.—Maintenant,faitLinusderetourauprèsdemoi,vademanderàcetypes’ilvenddesglacesà la
noixdecoco.Ildésignedudoigtlemarchanddeglacesquej’aitoujoursvuàcetemplacement.—Ilenapas.—Jesais.C’estpourçaqu’ilfautquet’aillesluidemander.
—C’esttropfacile,luidis-je,vexée.Trouveautrechose.—J’ailaflemme,soupireLinus.Vadoncvoirlevendeurdeglaces.Devantlemarchand,j’attendspatiemmentmontour.—Excusez-moi,vousavezdelaglaceàlanoixdecoco?Jeconnaisd’avancelaréponse.Depuisquej’aihuitans,jeluiposerégulièrementlaquestion,etil
n’enajamais.—Aujourd’hui,j’enai,oui,répondlemarchand,lesyeuxpétillantdemalice.Jeleregardebouchebée.—Pardon?—Uneglaceàlanoixdecocopourlajeunefille,déclare-t-ilenplantantlaboulesurlecornetd’un
gestethéâtral.Justepouraujourd’hui,etrienquepourvous.—C’ESTPASVRAI?Àlanoixdecoco?Jeresteinterditedevantl’énormeglobeblancetlaiteux.—Rienquepourvous,répète-t-ilenmeletendant.Etuneglaceauxpépitesdechocolatpourlejeune
homme,ajoute-t-ilenmedonnantundeuxièmecornet.C’estdéjàpayé.—Lanoixdecocoestmonparfumpréféré.Maisvousnel’avezjamais.—C’estcequ’ilm’adit.Lejeunehomme.Ilm’ademandéd’encommanderspécialementpourvous.Jemeretourne.Linusm’observe,sonsourireplusimmensequejamais.Jelanceaumarchand:—Merci.Vraiment,merci.J’enlaceLinus,avecprécautionpournepasfairetomberlesboulesdeglace,etjeluiplanteunbaiser
surleslèvres.—J’arrivepasàcroirequet’aiesfaituntrucpareil!Jelui tendssaglaceet jelèchelamienne.Undélice.Lanoixdecoco,c’est lemeilleurparfumau
monde.—Alors?—J’aime…J’adore.—J’aimeaussi,ditLinusenléchantsapropreglace.Toi.Sesmotsrestentbloquésdansmoncerveau.«J’aimeaussi.Toi.»Lesoleilbrilledetoussesrayons,lescanardscancanentetlesenfantscrient,maisàcetinstant,c’est
commesilemondeserésumaitàcevisage.Cheveuxbruns,regardfranc,sourireencoin.Jemeforceàluidemander:—Qu’est-ce…quetuveuxdire?—Jetel’aidit.J’aimeaussi,dit-ilsansdétachersesyeuxdemoi.—Tuasdit:«toi».—Bah…c’estpeut-êtreçaquejevoulaisdire.«J’aimeaussi.Toi.»Lesmotsdansentdansma têteet,comme lespiècesd’unpuzzle, ils s’emboîtentdansunsenspuis
dansl’autre.—Quoiexactement?Ilfautquejeluidise.—Tusaisquoi.Ilsouritaveclesyeuxcommeaveclabouche,maisaufonddesonregard,jedécèlequelquechosede
grave.—Bah,moi,j’aimeaussi…,dis-je,lagorgeserrée.Toi.—Moi.—Oui…
Jedéglutisetsouffle:—…Oui.Iln’ya rienàajouter. Je saisque jemesouviendrai toujoursdecemoment,decet instantprécis,
deboutdansleparcaveclescanards,lesoleiletsesbrasautourdemoi.Sonbaiseraungoûtdepépitesdechocolat,etjedoisavoirungoûtdenoixdecoco.
D’ailleurs,cesparfumsvonttrèsbienensemble.Alors…
Cen’estqueplustardquetouttourneàlacatastrophe.Ilnecomprendpas.Ilneveutpascomprendre.Iln’estpasjusteopposéàcetteidée,ilestcarrément
encolère.Physiquementénervé.Ilfrappeunarbre,commesic’étaitsafaute,àcepauvrearbre.— C’est complètement dingue, ne cesse-t-il de répéter en faisant les cent pas et en fusillant les
écureuilsduregard.Merde!Jefaistoutmonpossiblepourluiexpliquer.—Écoute,Linus.Ilfautquejelavoie.—Racontepasdeconneries!hurle-t-il.Jecroyaisquetapsyavaitbannicettefaçondes’exprimer?
Jecroyaisquelaseulechosequ’il«fallaitfaire»danslavie,c’étaitobéirauxloisdelaphysique?Tun’asdoncrienappris?Qu’est-ilarrivéà«visdansleprésent,pasdanslepassé»?Hein?
Jeledévisage,sidérée.Ilm’écoutedonc…— Il n’y a pas de « il faut » qui tienne, poursuit-il. C’est toi qui choisis de le faire. Et si ça
provoquaitunerechute?Qu’arriverait-il?—Bah…,dis-jeenessuyantmesjouesmouilléesdelarmes.Jen’airienàcraindre.Toutirabien.Je
mesensmieux,aucasoùtun’auraispasremarqué…— Tu portes toujours ces putains de lunettes de soleil ! explose-t-il. T’es encore en train de
t’entraîner à aller dire trois phrases à des inconnus ! Etmaintenant, tu veux aller te confronter à uneconnassequit’atorturéeàl’école?Pourquoituluiaccorderaisneserait-cequ’uneminutedetontemps?C’estégoïste.
—Commentça?dis-je,estomaquée.Égoïste?—Oui,égoïste!Tusaiscombiendepersonnesonttentédet’aider?Tusaiscombiendepersonnes
sontprêtesàt’aider?Ettoi,tunousfaisuncouppareilparcequ’«ilfaut»quetulavoies?Selonmoi,c’estdangereux.Etquiest-cequivaramasserlesmorceauxaprès?Hein?C’estqui?
Il semble croire son indignation justifiée, çame rend furieuse.Qu’est-ce qu’il en sait ?Commentpeut-ilprétendremeconnaîtreaussibien?
—Iln’yauraaucun«morceau»àramasser,luidis-jed’untonrageur.Merde,rencontrerunefilledansunStarbucks,c’estpasdangereux.Etdetoutefaçon,cen’estpascequis’estpasséquim’arenduemalade. C’est une erreur que font beaucoup de gens, d’ailleurs. Ce ne sont pas les événements eux-mêmes,sistressantssoient-ils,quirendentmalade,jetefaisremarquer.C’estlafaçondontnotrecerveauréagitàcesévénements.Alors…
—OK,alors ilva réagir comment, toncerveauconfrontéàcet événement stressant ? rétorque-t-ilaveclamêmeférocité.Ilvasemettreàdanseretàchanter?
—Ils’ensortiratrèsbien.Jemesensmieux.Etsiparhasardleschosestournentmal,t’inquiète,jetedemanderai pas de « ramasser les morceaux ». D’ailleurs, tu sais, Linus, je suis désolée de t’avoirembêtéavectoutça.Tudevraistrouverquelqu’und’autreavecquipassertontemps.Quelqu’unquinepossèdeaucunepairedelunettesdesoleil.Tashapeut-être.Ilparaîtqu’elleestsupersympa.
Jemelève,maisj’aidumalàgardermadignité,carlepaysagefonceversmoiàtoutevitesseetdansmatêteunevoixpoussedeshurlementsdeprotestation.
—Audrey,arrête.—Non,jem’envais.Leslarmesroulentsurmesjoues,maiscen’estpasgrave,puisquejegardemonvisagedétournéde
Linus.—Jeviensavectoialors.—Laisse-moitranquille,dis-jeenm’arrachantàsonétreinte.Laisse-moi.Aprèsm’êtreefforcéedel’ignorertoutelajournée,jelâchelabrideàmoncerveaudelézardetje
m’enfuisencourant.
1.Enfrançaisdansletexte.(N.d.T.)
Voilàcequejenesuispascenséefaireaprèsunévénementstressant:ruminer.Broyerdunoir.Rejouerlascèneenboucledansmatête.Mesentirresponsabledesémotionsdesautres.
EtvoilàcequejefaisdepuismadisputeavecLinus:jerumine.Jebroiedunoir.Jerejouelascèneencore et encore. Jeme sens responsable de sa colère (et pourtant je lui en veux). J’oscille entre ledésespoiretl’indignation.J’aienviedel’appeler.Jen’aiplusjamaisenviedel’appeler.
Pourquoinepeut-ilpascomprendre?Jecroyaisqu’ilm’admirait.Jepensaisqu’ilmeparleraitde«résolution»,de«courage»,qu’ilmedirait :«Tuas raison,Audrey,c’estçaquenousdevons faire,mêmesic’estdur,nousseronslàpourtoi.»
J’ai à peine dormi ces deux dernières nuits. Mon esprit est un chaudron en ébullition. Il s’ens’échappedesbullesetdesfuméestoxiques.Letoutfermentepeuàpeupourdevenirunechoseétrange.J’ailatêtequitourne,toutestirréel,messenssontenalerterouge.Maisjesuisaussidéterminée.Jevaislefaire,çavaêtreunimmensetournantdansmavie.Après,toutseradifférent;jenesaispascommentnipourquoi,mais je lesais. J’auraiatteint lesommetde lamontagne,passé la ligned’arrivéeouun trucdanslegenre.Jeserailibre,libéréede…quelquechose.
Ensomme,j’enaifaituneobsession.Heureusement,mesparentssonttroppréoccupésparFrankpourleremarquer.Jesuisloind’êtreleurpriorité.Hiersoir,mamanadécouvertl’AtaridanslachambredeFranketc’estrepartipouruntour.Onnageenpleinecrisefamiliale.
Quandjedescendsprendremonpetitdéjeuner,ilssontencoreentraindesedisputer.—Pourlamillièmefois,c’estpasunordinateur,expliquecalmementFrank.C’estuneconsoleAtari.
T’asdit:«pasd’ordinateur».Pourmoi,unordinateur,c’estunemachinequicontientuntraitementdetexte, une boîtemail, un navigateur Internet. L’Atari ne possède rien de tout ça, ce n’est donc pas unordinateur,jen’aidoncpastrahivotreconfiance…
IlenfourneunebouchéedeShreddies.—…Ilfautquetudonnesdesdéfinitionsplusprécises.C’estçaleproblème.PasmaconsoleAtari.Frank devrait devenir avocat. Sa démonstration est brillante. Maman, elle, n’apprécie pas des
masses.— T’entends ça ? prend-elle à partie papa qui fait de son mieux pour se planquer derrière son
journal.Lefaitest,Frank,qu’onapasséunaccord.Tunejouesplusàaucunjeuvidéo,unpointc’esttout.Sais-tucombienc’estnéfasteàlongterme?
—Merde,àlafin,jureFrankenseprenantlatêteàdeuxmains.Maman,c’esttoiquiasunproblèmeaveclesjeuxvidéo.Tufaisunefixation.
—Unefixation!Qu’est-cequ’ilnefautpasentendre!s’exclame-t-elleavecunriresarcastique.—Maissi!Tupensesàriend’autre!Est-cequetusaisquej’aieu19enchimie?—19?répètemaman.Vraiment?
—Je te l’ai dit hier,mais tum’asmêmepas écouté.T’étais en train de hurler : «Atari !Quellehorreur!Sorsmoiçadelamaison!»
Mamanparaîtunpeucalmée.—Oh,finit-ellepardire.Bien…19!Super!Bienjoué!—Sur100,ditFrankavantd’ajouter:Jerigole.Jerigole.Ilm’adresseunsourirequej’essaiedeluirendre,maismonestomacestnoué.Jenepensepourma
partqu’àuneseulechose:«À15heures.À15heures.»On a conservé le Starbucks comme lieu de rendez-vous, bien que les Lawton ne cessent de nous
envoyerdesmessages,pourqu’onseretrouvedans«unendroitpluspropice»,commeleurmaison,ouunesuitedansunhôtel,ouencorelebureaudelapsyd’Izzy.Ouais,c’estça.
C’est Frank qui s’est chargé de la correspondance. C’est un génie. Il a décliné toutes leurssuggestions surun ton similaire à celuidepapa, et a refuséde leurdonneruneautre adressemail, cequ’ilsn’arrêtentpasderéclamer.
C’estassezdrôle,d’ailleurs.Ilsn’ontaucuneidéequ’ilnes’agitenfaitquedenous,deuxgosses.Ilspensentquepapaetmamanserontlà.Ilscroientquenosdeuxfamillesvontserencontrer.Ilsespèrentquelarencontresera«cathartique»pourtous.
Jen’arrivepasàcroirequejevaisrevoirIzzy.Dansquelquesheures.Çavaêtrelegrandfinal.Jemesenscommeunressortdeplusenplustendu,prêtàbondir,dansl’attente…
Plusqueseptheures.
Soudain, ilne resteplusqueseptminutesavant ledépart. J’aimalaucœur.Lesangbatdansmestempes. Je suis sur le qui-vive dans unmonde où tout est plus net que d’habitude. Les rues sont pluslumineuses,plusbruyantes,plusanimées.
Frankaquittélelycéeavantl’heuredelasortie.Cen’estpasgrave,lescontrôlessontterminéspourcetteannée.Toutcequ’ilsfontencours,c’estregarderdesvidéos«éducatives».Ilmarcheàmoncôtéetmeracontecequis’estpassécematinquandunmecaramenésonratdecompagnieetl’alâchédanslasalle.J’aienviedeluidire:«Tagueule!Laisse-moiréfléchir.»
Enmêmetemps,sonhistoiremedistrait.Jeporteunjean,untee-shirtnoiretdesbasketsnoires.Unetenuesérieuse.Jen’aiaucuneidéedece
queporteraIzzy.Ellen’ajamaisététrèsdouéepours’habiller,contrairementàTasha.Jemedemandesijelareconnaîtrai.Cen’étaitpasilyasilongtempsmaisj’ail’impressionqueçafaituneéternité.
Jelarepèretoutdesuite.Jelesaperçoisàtraverslavitreavantqu’ilsnenousaientvus.Lamère,lepère,avecleursvisagesanxieuxetleursfauxsourires.Etelle.Izzy.Elleaenfiléuntee-shirtdegamineàcolroseetunejoliejupe.C’estquoicedélire?J’aienvied’éclaterderire…Maisjepeuxpas.
Jesuismêmeincapabledesourire.JesuisentraindeperdremesmoyensàvitessegrandV.Alorsquej’entredansleStarbucks,jesaisquejenepourraipasnonplusparler.Jemesensvidéede
l’intérieur.Commeça,enquelquessecondes.Toutelaforcequejemesuisconstruite,monressortbientendu,cequej’aiditpendantladispute…toutadisparu.
Jemesensminuscule,vulnérable.Non,passipetite.Jesuisplusgrandequ’elle.Jel’aitoujoursété.Jesuisgrande.Maisvulnérable.Etmuette.Etmaintenant,ilsregardentversnous.J’écraselamaindeFrankdansun
silencedésespéré.Ilal’aird’avoircomprislemessage.—Bonjour,commence-t-ilvivementensedirigeantversleurtable.Laissez-moimeprésenter.Jesuis
FrankTurner.VousdevezêtrelesLawton.Iltendlamain,maispersonnenelaluiprend.Lesparentsd’Izzyletoisentdehautenbas,incrédules.
—Audrey,nousattendionstesparents,ditMmeLawton.—Ilsontétéretenus,malheureusement,répondFranksansattendre.Jereprésentelafamille.—Mais…, bafouilleMmeLawton,manifestement troublée. Je pense que vos parents devraient…
Nouspensionsquec’étaitunrendez-vousfamilial…—JereprésentelafamilleTurner,répèteFrankd’untoncatégorique.Iltireunechaise.Nousnousasseyonsenfaced’eux.LesLawtonseregardentlesunslesautresavec
nervosité, font des petits mouvements de bouche silencieux, lèvent les sourcils, puis, au bout d’unmoment,cetéchangedemimiquess’arrête:laconversationàproposdesparentsestterminée.
—Onaachetédesbouteillesd’eau,ditMmeLawton.Maissivousvoulezduthé,ducafé?—Del’eau,c’esttrèsbien,opineFrank.Venons-enaufait,voulez-vous?Izzyveuts’excuserauprès
d’Audrey,c’estbiença?—Remettons les choses dans leur contexte, ditM.Lawton d’une voix grave.Nous, commevous,
avonstraversédesmoistrèsdifficiles.Nousnoussommesdemandé:«Pourquoi?»Izzyaussis’estposécettequestion.N’est-cepas,machérie?
IlposeunregardsombresurIzzyavantd’ajouter:— Comment une chose pareille a-t-elle pu se produire ? Que s’est-il passé au juste, et, qui, en
somme,estcoupable?Ilposeunemain sur celled’Izzy. Je la regardevraimentpour lapremière fois.Elle a changé.On
dirait une fillette de onze ans. C’est un peu flippant. Sa queue-de-cheval (elle ne se coiffait jamaiscommeça)estretenueparunchouchou,etpuisilyacetee-shirtdepetitefilleàcolrose.Ellelèvedesyeuxsuppliantsverssonpère.Seslèvressontbadigeonnéesd’unglossimmondeàlafraise.Jesenssonodeurd’ici.
Ellenem’apasaccordéunseul regarddepuisnotrearrivée.Etsesparentsne l’ontpasforcée.Sij’étaiseux,ceseraitlapremièrechosequejeferais.L’obligeràmeregarder.Àmevoir.
—Izzyatraverséuneépreuvedifficile,poursuitM.Lawtoncommes’ilrécitaitundiscoursapprispar cœur. Comme vous le savez, elle est scolarisée à la maison pour le moment, et elle a passé denombreusesheuresenthérapie.
«Dommagepourelle.»—Maiselleadumalàlaisser toutçaderrièreelle,continueM.Lawtonenserrant lamaind’Izzy
alors qu’elle lève toujours des yeux implorants. N’est-ce pas, ma chérie ? Hélas, elle souffre dedépressionclinique.
Ilditçacommes’ilvenaitdesortirunjokerdesamanche.Bahquoi,onestcensésapplaudir?Luidirequ’onestdésolés?«Ohlàlà,unedépression,çadoitêtrehorrible.»
—Etalors?ditFrankd’untoncinglant.Audreyaussi.Ils’adresseàIzzydirectement:—Jesaiscequet’asfaitàmasœur.Moiaussijeseraisdépriméàtaplace.LesparentsLawtonprennentunegrandeinspirationetM.Lawtonposeunemainsurlatêtedesafille.—J’avais espéré une approcheplusconstructive de la situation.Onpourrait peut-être garder les
insultespoursoi?—Jen’aiprononcéaucune insulte! rétorqueFrank.Jenefaisqu’énoncer lavérité !Et jepensais
qu’Izzyétaitlàpours’excuser.Oùsont-elles,cesexcuses?Iltouchelebrasd’Izzyd’undoigtetellereculeenpoussantuncri.— Izzy a travaillé avec son groupe. Elle a écrit quelque chose qu’elle aimerait lire à Audrey,
annonceM.Lawtonencaressantl’épauled’Izzy.Elleacomposécecilorsdesongroupedepoésie.Depoésie?Depoésie?J’entendsFrankricaner.LesparentsLawtonluijettentunregarddésapprobateur.—CelavaêtredifficilepourIzzy,nousprévientfroidementMmeLawton.Elleesttrèsfragile.
—Nous le sommes tous, ajouteM.Lawton enhochant la tête versmoi avant de lancer un regardsévèreàsafemme.
— Oui, bien sûr, soupire Mme Lawton, qui n’a pas l’air convaincue. Alors on vous demanded’écoutersonpoèmeensilence,sanscommentaire.Aprèscela,onpourradiscuter.
Silence.IzzydéplieuneliassedepapierA4.Ellenem’atoujourspasregardée.Toujourspas.—TupeuxlefaireIzzy,luichuchotesamère.Soiscourageuse.SonpèreluicaresselamainetFrankfaitminededégobiller.—«Lorsquesontvenueslesténèbres»,litIzzyd’unevoixtremblante.ParIsobelLawton.Ellessont
venuesm’envelopper,lesténèbres.J’aisuivialorsquej’auraisdûdireadieu.J’aisuivialorsquec’étaithonteux.Etaujourd’hui,quandjeregardeenarrière,mavien’estqu’untasdenœuds…
Alorslà,s’ilsontpayécherpourcecoursdepoésie,ilssesontvraimentfaitavoir.Tandisquej’écoutecesparoles,j’attendsuneréactionviscéraledemapart.J’attendsqu’unepartie
demoiserévolte,lahaïsse,luisautedessusderage…J’attendslegrandmoment.Laconfrontation.Maisrien.Jen’arrivepasàprendremonélan.Riennevient.
Depuisqu’onapassélaporte,riennesepassecommejem’yattendais.Jenesuispaslaguerrièreque je m’étais imaginée. Je ne suis qu’une pauvre chose vide, vulnérable, diminuée. Je ne remporteaucunebataille,assiselà,agrippée,muette,àlatable,assaillieparleflotdéchaînédemespensées.
Plus que ça : il n’y a aucune bataille à mener, n’est-ce pas ? Je n’intéresse pas les Lawton. Jepourraisdirecequejeveux,ilsnem’écouteraientpas.IlssontentraindejouerleurpetitecomédiedontIzzyestl’héroïne.Jenesuisqu’unpersonnagesecondaire.Etjeleslaissefaire.Pourquoidoncest-cequejeleslaissefaire?
Unevaguededégoûtm’envahitsoudainàlavuedelatêtepenchéed’Izzy.Elleneveutmêmepasmeregarder,hein?Elleenestincapable.Parcequemoi,jeseraiscapablede
percersabulle.C’est une façon de gérer la situation. Faire comme si elle avait onze ans à nouveau, se faire une
queue-de-cheval,sesoumettreàl’écoleàlamaisonetlaissersesparentsdéciderdetoutpourelleetluidireque toutvabien,qu’ellen’estpasvraimentunhorriblemonstrequi torture lesautres.Mapauvrechérie,c’étaientlesautres,lesméchants,ilsnetecomprenaientpas.Tun’asqu’àécrireunpoèmeettoutirabien.
Commevenuedenullepart,lavoixdeLinusrésonnedansmatête:«Pourquoituluiaccorderaisneserait-cequ’uneminutedetontemps?»
C’estvrai,pourquoi?Qu’est-cequejefaislààluilaissermevolermontemps?—…maislesforcesmauvaisesviennentdepartout,pasd’affection,quedel’affliction…Izzycontinuededéblatérercequisemblemaintenants’êtretransforméenunraptragiquementnul.Il
luiresteencoreunepageA4.Ilesttempsdeleverlecamp.J’attrape lamain de Frank et je désigne la porte dumenton. Il lève les sourcils et hoche la tête.
J’émetsmêmeunpetitbruitdeconnivence.FrankcoupelaparoleàIzzy:—Bon,ilfautqu’onyaille.Mercipourl’eau.—Vouspartez?LesLawtonontl’aircomplètementabattus.—MaisIzzyn’apasterminésalecture.—Etnousn’avonspasdiscuté.—Vousvenezjusted’arriver!—Ehoui!ditFrankd’untonjoyeuxalorsquenousnouslevons.Prête,Aud?—Vous ne pouvez pas partir avant qu’Izzy ait terminé ! protesteMmeLawton,mécontente.Non,
mais,qu’est-cequec’estquececomportement?
Etlà,jeretrouveenfinmavoix.Jerépliquecalmement:—Vousvoulezparlerdecomportement?C’estcommeuneformulemagique.Toutlemondesetait.Paralysé.Un chuchotement étrange court dans la salle. On dirait que le Starbucks tout entier a senti les
vibrationsquiémanentdenotretable.M.Lawtonrougit.C’estcommesilaréalitévenaitdepénétrerdanssabullededéni.Letempsd’unéclairilaétéforcédemevoir.Jesuiscelleàquiellesontfaittoutesceschoses.
Oui,toutça.Ceschoses-là.Leschosesqu’ellesontditesaussi.Leschosesqu’ellesontécrites.Votrefilleàlaqueue-de-cheval,elleaparticipé.Eh,oui.
JeneregardepasIzzy.Pourquoigâcherais-jede l’énergieà tournermesyeuxverselle?Pourquoidépenserais-jeneserait-cequ’unmicrojoulepourIzzy?
Etnousvoilàsortis,Franketmoi.Nousne jetonspasunregardenarrière,nousn’enparlonspas.Inutiledeperdreunesecondedeplusdenotrevieàcausedecettehistoiredemerde.
Jedevraisflottersurunpetitnuage,non?Aprèstout,jecroisquej’airemportélavictoire.N’est-cepas?
Maismaintenantquetoutestterminé,jemesensunpeuvide.LeseulcommentairedeFrank,surlecheminduretour,c’était:—Ilssontvraimentchelous,cesgens-là.
Puisilm’aditqu’ildevaitretourneraulycéepoursonclubdetechno,etjel’aiserrédansmesbrasenmurmurant:—Merci.Jenesaispascommentteremercier.
Ilarépondu:—Bah,tupourraismelaisserchoisirlagarnituredesdeuxpizzasvendredi.OK?Ilest19heuresetjesuistouteseule.Mamanetpapasontpartisàleurcoursdesalsa.Ilsn’ontaucune
idéedecequivientdesedérouler.N’est-cepasétrange?Jeviensd’allervoirIzzyet ilsen ignorenttout.
J’ai envoyé un texto à Linus pour lui en parler. Je lui ai dit que j’étais désolée de lui avoir criédessus, il avait raison, je n’aurais jamais dû y aller, maintenant il memanque et je veux le voir. Jevoudraisqu’ilmelanceunnouveaudéfi.Jevoudraisoublierquej’aijamaisétévoirIzzy.
Enfin,onavaittouslesdeuxraison.Moi,jen’aipasrechuté,etiln’yaaucunmorceauàramasseràlapetitecuillère.QuantàLinus,iln’avaitpastort:jen’auraispasdûaccorderàIzzylamoindreminutede mon temps. Voilà. Et quand il me répondra, je lui demanderai de venir et on pourra peut-êtrepoursuivrel’autreconversationcommencéedansleparc.
C’étaitilyadeuxheuresetilnem’atoujourspasrépondu.J’aivérifiéenvironunmilliondefoisquemontéléphonecaptaitbien,iln’yaaucunproblèmedececôté-là.Bref.Ilestpeut-êtreoccupé.
Sauf qu’à 22 heures il ne m’a toujours pas répondu. Alors qu’il répond dans l’heure qui suit.Toujours.Iltrouvetoujourslemoyen.Ilm’adéjàenvoyédesmessagespendantlescours,aumilieud’unrepasdefamille,partoutoùilsetrouve.Cen’estpassongenredenepasrépondre.Maisaujourd’hui,rien.
Ilest23heures.Iln’atoujourspasrépondu.
Ilestminuit.Toujoursrien.
Maintenantilest1heuredumatinetjenesaispasquoifaire.Jen’aipassommeil.Jenepeuxmêmepasm’allonger.Je suis«alléemecoucher»officiellement ily a troisheures,mais jen’aimêmepastouchéàmesdraps.Jefaislescentpasdanslapièce,etj’essaiedecalmerletourbillondemespensées.Carc’estunouraganquisedéchaînedansmatête.
J’aitoutgâchéavecLinus.Ilnemerépondraplusjamais.Ilavaitraison,c’étaitégoïstedemapart.Jen’aurais jamais dû aller à ce rendez-vous débile. Qu’est-ce qui m’y a poussée ? Pourquoi ? Je faistoujoursdesbêtises.Jenesuisqu’uneimbécilefinie,uneratéedelasociété,et jeviensdedétruirelaseulechosepositivedansmavie,etilmedétesteetjenepeuxrienyfaire.Toutestfini.Ettoutça,c’estmafaute,jenesuisqu’uneidiote.
Mespenséess’accélèrent,monpasaussi,etjetiresurmesbras,jepincelachairdemesavant-bras,j’essaie de… Je ne sais pas. Je ne comprends pas. Je jette un coup d’œil dans le miroir et j’ai unmouvementdereculdevantlalueursauvagequibrilledansmesyeux.Unesensationélectriquedansmoncorpsm’anime d’une vie trop réelle, comme simon corps était en surcharge d’énergie vitale. Est-ilpossibledesesentirtropvivante?Carc’estcequejeressens.Toutvatropvite:lesbattementsdemoncœur,mespensées,mespieds,mesmainsquis’agrippent.
Je devrais peut-être prendre quelque chose. Cette pensée, c’est comme si une voix venait de lamurmureràmonoreille.Oui.Biensûr.Ilyadeschosesquejepeuxprendre.J’enaiplein.
Jefouilledansmaboîteàoutilsmagiques,desflaconsetdesplaquettesroulentausol.J’aitrouvé,mon Rivotril. Une dose, peut-être deux. Peut-être trois. J’avale le tout, et j’attends de retrouvermoncalme.Maismonesprithurle,vrombitcommedesvoituressuruncircuitdecourse,jen’enpeuxplus,jenemesupporteplus.Ilfautquejem’échappe…
Puisuneautreidéedegéniemevient.Jevaisallermepromener.Jevaisbrûlertoutecetteénergie.L’airfraismeferadubien.Etjereviendraipoursombrerdansunlourdsommeil…toutiramieuxdemainmatin.
MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodCloseLacamératremblote.Quelqu’unestentraindelastabilisersurunesurfacesurélevée.Ilrecule,etonvoitquec’estFrank,assisdanslesalon.Ilregardelacaméraavecdesyeuxremplisd’inquiétude.
FRANKEst-ce que ça marche ? OK. Bonjour. Je m’appelle Frank Turner et voici mon journalvidéographique.MasœurAudreyadisparu.C’estuncauchemar.Ons’estréveilléscematin,etelle n’était plus là.Maman et papa sont… (Il s’éclaircit la voix.)On a cherché partout, on atéléphonéà tout lemonde.Lesparentsontappelé lapolice toutdesuite.Et ilssontsuper, lespoliciers,supercalmes.Mais…
Ilfermelesyeuxunbrefinstant.
FRANKJen’arrivetoujourspasàcroirecequisepasse.
Ilrestesilencieuxunmoment,leregardvide.
FRANKIlspensentquec’estmafaute.Etc’est…
Ilpousseungrossoupirtriste.
FRANKBref.Onvaressortirbientôtpourcontinueràchercher.Jenesaispasoù.Onacherchépartoutdéjà.Touteslespetitesallées,peut-être?Maismamanaditquejedevraismangeruntrucavant.Commesiquiquecesoitpouvaitavoirfaimenunmomentpareil.
Ilpousseunnouveausoupir.
FRANKBref.Jeleuraiditcequ’onafaithier.J’étaisobligé.Audrey,situregardesça,j’avaispas lechoix.
Longuepause.
FRANKAudrey,s’ilteplaît,rentreàlamaison.J’espèrequeturegardesça.
Lasonnetteretentitetilfaitunbondd’unmètre.
FRANKAttendezuninstant.
Ilseprécipitehorsdelapièce.Quelquessecondesplustard,ilrevient,lesépaulesbasses,accompagnédeLinus.
FRANK(àlacaméra)
C’étaitpaselle.C’étaitLinus.
LINUS(àFrank)
Désolé.
Ilregardelacaméra,malàl’aise.
LINUSDésolé.
Mamanentredanslapièce,levisagepâle,lesyeuxbrillants,surlesnerfs.
MAMANFrank,onestentraindefouillerdanssesaffaires,ilfautqu’onsache…
EllevoitLinusets’arrêtenet,pleined’hostilité.
MAMANToi.Qu’est-cequetufaislà?
Linusestchoquéparsontonagressif.
LINUSMoi?Je…Frankm’aditpourAudrey,alors…
MAMANTusaisoùelleest?
LINUSNon!Biensûrquenon!Jevousl’auraisdit!
Ilnesaitpasquoifairedevantl’attitudedemaman,maispoursuittoutdemême.
LINUSFrankaditquevousvouliezsavoiràquielleenvoyaitdesmessages.Bah,ellem’aenvoyéçahier,maisjeviensjustedelerecevoir.Jenesavaispasdutoutqu’ellem’avaitcontacté.
Iltendsontéléphone.
LINUSEnfin,jesaispassiçaaide.
Mamanregardeletéléphone,deplusenplusstressée.
MAMAN(àLinus)
Alors,toiaussi,tusavaispourlarencontreaveclesLawton.C’étaittonidée?
LINUSNon!
MAMANMaisapparemment,tuluilancesdes«défis».
Elletapoteletéléphone.
MAMANElletedemandedeluilancerunnouveau«défi».
LINUS(inquiet)
Maispascegenrededéfi.JusteallerparleràdesinconnusauStarbucks,cegenredetrucs.
Mamann’apasl’airdel’entendre.
MAMANEst-cequec’étaitunautredetes«défis»?Dequitterlamaisonenpleinenuit?
LINUSMaisnon!Commentpouvez-vouscroire…?
IlsetourneversFrank.
LINUSEst-cequejeferaisça?
FRANKMaman,tudépasseslesbornes.
MamansedéchaînesurLinus.
MAMANToutceque je sais, c’estque sonétat était stableavantde te rencontrer.Etmaintenant, elle adisparu.
LINUSC’estinjuste.
Iladumalàgardersonsang-froid.
LINUSC’estvraimentinjuste.Jem’envais.Appelez-moisijepeuxvousaider.
AlorsqueLinuspart,Franksetourneversmaman,furieux.
FRANKCommentpeux-tureprocherquoiquecesoitàLinus?C’estvraimentn’importequoi,danscettemaison.
Mamanexplosed’unesoudainecolère.
MAMANElle a disparu, Frank ! Tu ne comprends pas ? Disparu ! Il faut tout essayer, considérer lamoindrepossibilité…
Elles’arrêteenvoyantpapaarriver,àboutdesouffle,sontéléphoneàlamain.
PAPAIls l’ont trouvée. Dans le parc. Endormie. Elle était cachée, derrière un…On n’a pas dû lavoir…
Ilarriveàpeineàarticuler.
PAPAElleestaveceux.
Le plus étrange, c’est que j’ai perdu mes lunettes de soleil cette nuit-là, et je ne l’avais même pasremarquéjusqu’àcequepapas’exclame:—Audrey!Tuneportesplusteslunettesnoires!
C’étaitvrai.Mesyeuxétaientànu.Aprèstousceslongsmois.Etjenem’enseraispasaperçuesanspapa.
On était dans la salle d’attente du commissariat à ce moment-là, et la policière, Sinead, a malcompris.Ellepensaitqu’onseplaignaitdufaitqu’onavaitperduunepairedelunettesdesoleildansleslocaux.Onamislongtempsàluiexpliquerqu’onnevoulaitpaslesrécupérer.
Jen’enveuxplus.Jesuistrèsbiencommeça.Lemondemeparaîtplusléger.J’ignoresic’estparceque j’ai retiré mes lunettes ou si ce sont les médicaments que je reprends qui font de l’effet. Pourl’instant.DrSarahm’afaitunlongdiscourssurlesdangersd’arrêtersontraitementsanssurveillance,carçapeutvousdonnerdesvertiges(eneffet),etdesaccélérationsdurythmecardiaque(eneffet),ainsiquepleind’autressymptômes,etjedoisluipromettredeneplusjamaisrecommencer.J’aipromis.
Cequ’ellem’adonném’aunpeuaffaiblie,etjedorsbeaucoupdepuisdeuxjours,maistoutlemondevientmevoirdansmachambre,toutletemps.Sansdoutepourvérifierquejesuistoujourslà.
Papam’aparlédunouveaumorceauqu’ilestentraindecomposer,etFrankm’amontrésurYouTubedes tonnesdevidéosdedémonstrationavecdescouteauxdechef (il commenceàêtre lourdavecça).Felix m’a dit qu’il avait coupé les cheveux de son ami Ben à l’école, et que Ben avait pleuré.Apparemmentc’estvrai,papaaconfirmé,maisFelixinsistepourdirequeBenpleurait«parcequ’ilétaitcontent».
C’estmamanquivientmerendrevisiteleplussouvent.Elleestrestéeassisesurmonlittoutl’après-midietonaregardéLesQuatreFillesdudocteurMarch,lefilmparfaitàregarderavecsamèrequandonestalitéeetqu’onsesent toutebizarre. (C’était lavieilleversionavecElizabethTaylor,aucasoùj’auraispiquévotre curiosité.)Pendant le film,onadécoré les sacs àmainqu’ona fabriquéshier enfeutrine.C’estlenouveautrucdemaman:ellenoustrouvedestravauxmanuelsàfaireensemble.Niellenimoine sommes très douées,mais…vous savez.C’est agréable.Çadétend.On fait ça sansbut. Etmaman reste assise surmon lit, elle passe du temps avecmoi, sans jeter des regards anxieux autourd’elle,sanschercheràdéchiffrerlesindicesquiluipermettraientdeliredansmespensées.Jenecroispasqu’elleaitencorebesoindeça.Ellesait.Oudumoins,elleensaitassez.
Jesuisen traindecolleruneétoileen tissusur lesacquand je lance :—Maman,pourquoi tuneretourneraispastravailler?
Soudain,mamanal’airunpeutendue.Ellenoueunrubanpourformerunpetitnœudqu’elleagrafe,puisellelèvelatête:—Travailler?
—Oui,travailler.Tun’aspastravaillédepuisuneéternité.Pasdepuis…Jenecontinuepassurmalancée.
—Leschosesn’ontpasétéfaciles,ditmamanavecunpetitrirebref.—Je sais.Mais tues superdouéedans tonboulot.Et tu remportesdesprix,etpuis tuportesdes
bellesvestes…Mamanrenverselatêteetritànouveau.—Machérie,onnevapasautravailjustepourporterdesbellesvestes.Aprèsunmomentderéflexion,elleajoute:—Enfin,paslaplupartdutemps.—Turestesàlamaisonàcausedemoi,n’est-cepas?—Machérie.J’aimeêtreiciavectoi.Jen’aienvied’êtrenullepartailleurs.—Jesais.S’ensuit un silence. On regarde Jo refuser la demande enmariage de Laurie. Chaque fois que je
regardecefilm,j’espèrequ’ellediraoui.—Maisjepensequandmêmequetudevraisretournertravailler.Turayonnesquandtuvastravailler.—Jerayonne?Mamanestunpeusurprise.—Turayonnes.Commeunesupermaman.Mamanal’air touchée.Ellecligneplusieursfoisdesyeux,puisellefaitunnouveaunœudavecun
autrerubanavantd’ajouter:—C’estpasaussisimplequeça,Audrey.Ilfaudraitquejesoissouventendéplacement,etpuisilfaudraityconsacrerbeaucoupd’heures.C’estbientôttarentrée…
—Etalors?Onsedébrouillera.Maman,simoi,jevaismieux,alorsilfautquetoutlemondeaillemieux.C’estvraiqu’onatouspasséunemauvaisepériode,n’est-cepas?
J’y ai réfléchi toute la matinée. Ce serait trop facile pourmoi d’aller mieux et deme précipiterdehors joyeusementenlaissantderrièremoimaman,papa,FranketFelix.Maiscen’estpascommeçaqueçadevraitsedérouler.Onatousétéaffectésparlesévénements.Ondevraittousseprécipiterdehorsjoyeusementenmêmetemps.
Enfin,voussavez,peut-êtrequeFrankpourraittraînerdespiedsjoyeusement.Oncontinueàregarderlefilmensilenceunmoment.Puismamandéclare,commesiellecontinuaitla
mêmeconversation:—DrSarahm’aditpourquoituavaisarrêtétontraitement.Tuvoulaisquetacourbesoittoutedroite?
Moncœurpèsesoudainunpeupluslourd.Jen’aipasdutoutenviedeparlerdemesmédicaments.Maisj’auraisdûsavoirquelesujetseraitinévitable.
—Jevoulaisallermieux.Vraimentmieux,tusais,àcentpourcent.Sansmédicaments,sansrien.—Mais tu te sensmieux, ditmaman enme prenant le visage à deuxmains comme elle le faisait
quandj’étaispetite.Machérie,tuvasdemieuxenmieuxchaquesemaine.Tun’espluslamême.Tuesguérieàquatre-vingt-dixpourcent.Quatre-vingt-quinzemême.Ilfautbienquetut’enrendescompte.
—Mais j’en ai assez de cette satanée courbe toute tordue.Tu sais, deux pas en avant, un pas enarrière.Çafaitmal.C’esttellementlent.C’estcommeunepartiedejeudel’échellequin’enfiniraitpas.
Mamanmeregardecommesielleétaitsurlepointd’exploserderire.Oudepleurer.—MaisAudrey,c’est lavie.Ona tousunecourbe tordue.Moiaussi. Ilyadeshautsetdesbas.
C’estcommeça.JofaitlarencontreduprofesseurBhaer,etonseconcentreunpeusurlefilm.EtpuisBethmeurt.Alorsoui,lessœursMarchaussiontdroitàleurcourbetordue.
Cesoir-là,jedescendspourmefaireunetassedechocolatchaudetj’entends:—Anne,j’aicommandéunnouvelordinateurportablepourFrank.Voilà.Jel’aidit.C’estfait.Ehbah.Jem’avanceàpasdeloupetjelesespionneparlaporteouverte.Mamanenlaissepresquetombersa
tasse.—Unnouvelordinateur?—D’occasion.Àuntrèsbonprix.JesuisalléchezPaulTaylor,iladetrèsbonnesaffaires…Papas’arrêtedevantl’expressiondemaman—Anne,d’accord,jesaiscequ’onadit.Jesais.Maisjen’enpeuxplusdecettetensiondanscette
maison.EtFrankaraison,ilabesoind’Internetpourfairesesdevoirs,etenplusilpeutliremesmails,onlesaitmaintenant…
—Jen’enrevienspasquetuaiesfaitunechosepareille.Mamansecouelatête,maisellen’apasl’airsifurieusequeça.Elleapresquel’aircalme.Ça fait un peu peur. Je ne sais pas si j’aime voir maman aussi calme. Elle est plus dans son
personnagequandellesemetencolère,pleined’énergie.—Est-cesiterriblepourFrankdejoueràdesjeuxvidéodetempsentemps?tentepapa.—Oh,jenesaispas,Chris,ditmamanensefrictionnantlevisage.Jenesaisplusrienderien.—Ehbien,moinonplus,dit-ilenlaprenantdanssesbras.Entoutcas,jeluiairamenéunnouvel
ordi.—OK.Mamanselaisseallerdanslesbrasdepapa.Onvoitàquelpointelleestépuisée.Frankaditqu’il
n’avait jamaisvumamancommeçaquand j’avaisdisparu.Elle était toutegrise, paraît-il.Et sesyeuxétaientcommeéteints,commesilabatterieétaitvide.
Jenemepardonneraijamaisdeleuravoirfaitcettefrayeur.Maisjenebroiepasdunoirpourautant.J’enaiparléàDrSarah,etelleaditquelameilleurefaçondemeracheter,c’étaitderesterenbonnesanté.Decontinueràprendremesmédicaments.D’avoirdespenséespositives.
—TutesouviensdeceNoëlquandilsétaientmalades?ditmaman.Quandilsavaientdeuxettroisans?Tutesouviens?IlyavaitducacasurleurschaussettesdeNoël,ilyenavaitpartout.Etonadit:«Çadoitdevenirplusfacileàlalongue?»
—Jemesouviens.—Etennettoyant,ondisait:«Quandilsserontplusgrands,ceseraplusfacile.»Tutesouviens?—Oui,ditpapaenlaregardant,ému.—Ehbah,quelecacarègneànouveau,lancemamanenéclatantderire,unpeuhystérique.Jeferais
toutpouravoirunpeudecacapartout…
—Jerêvedecaca,approuvepapa.Mamanritauxlarmes.Jereculesansunbruit.J’iraicherchermonchocolatchaudplustard.
Laseulepiècedupuzzlerestante,c’estLinus.Etc’estunepièceimportante.Frankvientdememontrer lavidéodans laquellemaman reprocheàLinusmadisparition. Jen’en
revienspas.Premièrement,jen’arrivepasàcroirequemamanpuissereprocherquoiquecesoitàLinus.Deuxièmement,jesuissurprised’entendrequ’ilvenaitjustederecevoirmonmessage.Troisièmement,ilestvenumevoir?
Ilnem’adoncpasabandonnée.Ilnemedétestepas.Jen’aipastoutgâché.J’aieutortsurtoutelaligne.Onregardelavidéounesecondefois,etjemesenscommeuneidiote.Maman,encorepire.
—Jeneparlepascommeça!s’exclame-t-elle,horrifiée.Jen’aipasditça?Si?—Mais si, tuparlescommeça, la rembarreFrank.Mêmepireen fait.Lacaméra temontreà ton
avantage.Ilnefaitqueremuerlecouteaudanslaplaie.Savoixn’estpasaussistridentedanslavraievie.—Alorsilfautquejem’excuseauprèsdeLinus,soupire-t-elle.—Moiaussi,j’ajoutetoutdesuite.—Moiaussi,renchéritFrankd’untontriste.Mamanetmoinoustournonsversluiàl’unisson:—POURQUOI?—Ons’estdisputés.ÀproposdeLOC.Ilparlaitdutournoietje…j’aipiquéunecrisedejalousie.Frank a l’air d’un petit garçon qui aurait grandi trop vite. Il a de l’encre sur les doigts et la tête
baissée.Ilnesaitpasencorepourl’ordinateur,etj’aimeraispouvoirleluichuchoteràl’oreille,pourluiremonterlemoral,maisj’enaiassezdetoutfairederrièreledosdemesparents.Pourl’instant.
—Ensomme,ditmamanquiaretrouvésontonbrusque.Ilfauttousqu’ons’excuseauprèsdeLinus.—Maman,c’esttrèsbientoutça,dis-jed’unevoixplate.Maisc’esttroptard.LesparentsdeLinus
vontémigrer.Ilestàl’aéroportencemomentmême.Onaraténotrechance.—QUOI?sursautemamancommesionvenaitdel’ébouillanter.—Onpeut arriver à l’aéroport à temps,ditpapaen regardant samontre, inquiet.Quel aéroport ?
Anne,onprendtavoiture.Qu’est-cequinetournepasrondchezmesparents?IlsontregardétropdefilmsdeRichardCurtis,
voilàleproblème.Ilsontlecerveauramolli.—Maisiln’estpasàl’aéroport,enfin,merde!j’explose.C’étaituneblague.Vouslesauriezsiles
parentsdeLinusquittaientlepays,non?—Oh,soupiremaman,àlafoisrassuréeetembarrassée.OK.Jemesuislaisséemporter.Qu’est-ce
qu’onfaitalors?—On l’invite auStarbucks,dis-je aprèsunmomentde réflexion. Il fautquece soit auStarbucks.
Frank,envoie-luiuntexto.
C’estassezdrôleen fait.QuandLinusarriveauStarbucks,onest tousassisàunegrande table, lafamille au complet, et on l’attend. La scène semble le perturber et, l’espace d’une seconde, je medemandes’ilnevapass’enfuir.MaisLinusn’estpasdugenreàdéguerpir.Cinqsecondesplustard,levoilà qui s’avance vers nous d’un air résolu. Il nous regarde à tour de rôle. Ses yeux s’attardent surmaman.Puisilmeregarde,moi,enfin.
Çaluiprenduneéternitémaisilfinitpars’enrendrecompte.—Teslunettes!—Ehoui,dis-je,ungrandsourireauxlèvres.—Quandest-ceque…?—Jesaispas.Ellessonttombées.Et…mevoilà.—Alors,Linus,ditmaman.Onvoulaittoustefairedesexcuses.Frank?—Jem’excused’avoirrâlécommeça,mec,lâcheFrank,toutrouge.—Oh,faitLinus,gêné.Euh…c’estpasgrave.Ilssefontun«check»etunefoisqu’ilssesontcognélespoings,Franksetourneversmaman.—Maman,àtontour.Mamans’éclaircitlagorge.—Linus,jesuisvraimentdésoléedem’êtredéfouléesurtoi.J’étaisangoissée.J’aieucomplètement
tort.Jesaisquetun’asfaitquedubienàAudrey,etjem’excuseplatement.Linusnesaitplusoùsemettre,ils’adresseàtoutelafamille:—Euh,OK.Écoutez,vousêtespasobligésdefaireça.Jesaisquevousétieztoussuperstressés.—Maisonenaenvie,ditmamand’unevoixfaible.Linus,ont’aimetousbeaucoup.Etjen’aurais
pasdûtecrierdessus.C’étaitunmomentdifficile,jetedemandepardon.—Pardon ! interromptFelixquimastiquedesgâteaux secsdepuisqu’onest arrivés. Il fautqu’on
s’excuseauprèsdeLinus.Pardon,Linus.Pardon.Felixluifaitungrandsourire.—Felix,tun’asrienàtereprocher,ditLinus.JevoisFelixquiobserveLinus,sa têtedepissenlitpenchéed’uncôté,essayantdecomprendrece
qu’onfaittouslà.—Est-cequemamant’acoupélescheveux?demande-t-ilcommes’ilvenaitdecomprendre.T’as
pleuré?Benpleuraitparcequ’ilétaitcontent.—Euh,non,Felix,personnenem’acoupélescheveux,répondLinus,perplexe.—Benpleuraitparcequ’ilétaitcontent,réitèreFelix.—Autantpourmoi,ditmaman.Chris?Àtontour.Ellesetourneverspapa,quial’airtoutétonné.Jenecroispasqu’ilaitcomprisquetoutlemonde
devaitfairesesexcuses.—Euh…C’estcommeelleadit,lâche-t-ilenfaisantungesteversmaman.Tupeuxcomptersurmoi
aussi.Compris?—Compris,ditLinusavecunfaiblesourire.—Et,Linus,onvoudrait t’offrir unpetit quelquechosepournous fairepardonner, ditmaman.Un
cadeau.Onpourraitt’emmenerauthéâtre…oudansunparcd’attractions…Tuchoisis.—Jepeuxchoisircequejeveux?demandeLinusenregardanttouràtourmamanetpapa.N’importe
quoi?—Enfin,sic’estraisonnable.Etdumomentquec’estpastropcher…—Çanevouscoûteraitriendutout.—Super!répliquetoutdesuitepapa.Mamansetourneversluilessourcilsfroncés.
—Jevoudraisqu’ontentedesefairequalifierpour le tournoideLOCavecFrank,déclareLinus.C’estcequejeveuxplusquetoutaumonde.
—Oh,ditmamanenleregardantd’unairgêné.Vraiment?—Maistufaisdéjàpartied’uneéquipe,répliqueFrankd’untonbourru.Jevoisqu’ilestému.Iln’arrivemêmepasàregarderLinusenface.—Jeveuxjouerdanstonéquipe.Ilsontunjoueurderechange.Ilsn’ontpasbesoindemoi.—Mais onn’a pas d’équipe !murmureFrankd’unevoix désespérée. J’ai pas d’ordi, onn’a pas
d’équipe…—Pasencore,intervientpapa,radieux.Pasencore.IlfaitungrandsourireàFrank.—Commentça?demandeFrank,incrédule.—Tun’aspasencored’ordinateur,précisepapaenluifaisantundesesclinsd’œilcomiques.Ilva
arriverdansunegrosseboîteencartonmarron.Maistun’asplusintérêtàpiratermaboîtemail.—Quoi?C’estvrai?—Àconditionqueturespecteslesrèglesetquetuneteplaignespasquandontedemanded’arrêter
de jouer, souligne maman. Au moindre problème, je le jette par la fenêtre. Et tu sais que j’en suiscapable.Tusaisquel’enviemedémange.
Elleluilanceungrandsouriresatisfait.—Toutcequevousvoulez!accepteFrankquienapresqueperdusavoix.Jeferaitoutcequevous
voulez!—Alorstupeuxjoueràtonjeu,conclutpapa,aussiexcitéqueFrank.Jelisaisjustementunarticle
dessusdansleSundayTimes.CeLOC,c’esténorme,n’est-cepas?—Oui ! s’exclameFrankavecun soupirde soulagement.EnCorée, c’estun sportdecompétition
officiel.EtilsdonnentdesboursesauxÉtats-Unis.Desvraiesbourses.—Tudevraislirel’article,Anne,continuepapa.C’estquoilegrandprix?6millionsdedollars?
Alors,tuvasgagnerça?IlsouritàFrank.—Onn’apasd’équipe,objecteFrank,perdantsonentrain.Onn’arriverajamaisàenformeruneà
temps.C’estquedansunesemaine!—Olliepourraitjouer,suggèreLinus.Ils’ensortpasmal,pourungossededouzeans.—Moijepourraisjouer,m’entends-jeoffrir,impulsive.Enfin,sivousvoulezdemoi.—Toi?semoqueFrank.Maist’esnulle.—Bah,jepeuxm’entraîner,non?—Exactement!lancemaman.Ellepeuts’entraîner.Voilàquiestréglé.Elleregardesamontrepuislèvelatêteetnousregarde,Linusetmoi.—Etmaintenant,onvavouslaissertouslesdeux.Pourqu’Audrey…Enfin,pourquevous…Ellemarqueuntempsd’arrêt.—Bref.Vousvoulezpasqu’onrestelà,notreprésencevousembarrasse!Bon,letruc,c’estquepersonneneressentaitd’embarrasavantqu’elleprononcelemot.Linusetmoi,
onattenddansunsilencegênéqu’ilssesoienttouslevés.Felixfaittomberungâteauetenveutunautre,papacherchesonBlackBerry,etmamanluiditqu’il l’aoubliéàlamaison.Franchement, je lesadore,maismafamilleestvraimenténervantequandelles’ymet.
J’attendsqu’ilssoientpartis,quelaportedeverresesoitreferméederrièreeuxet,là,jemetourneversLinus.
—Tuvoismesyeuxmaintenant.Qu’enpenses-tu?—Jelesaimebeaucoup,répond-ilavecunsourire.Jelesadore.
Je sens quelque chose de nouveau entre nous, de plus intime encore que tout ce que nous avonspartagéjusque-là.Lesyeuxdanslesyeux.C’estlaconnexionlapluspuissanteaumonde.
—Linus,jesuisdésolée,dis-jeenm’arrachantàsonregard.J’auraisdût’écouter.C’esttoiquiavaisraison.
—Arrête,coupe-t-ilenplaçantsamaindanslamienne.Tul’asdit.Jel’aidit.Assez.Il a raison.On s’est envoyé desmilliards de textos depuismon retour. (Maman n’est pas censée
savoircombien,parcequej’étaisentraindeme«reposer».)—Alors…toutvabienentrenous?—Bah,çadépend,faitLinus.Lapeurm’envahitmalgrémoi.—Dequoi?Ilmeregardeunmoment,l’airpensif.—Chichequetuvasvoirlablondeàtroistablesdenouspourluidemanderlecheminducirque.J’éclatederirecommejenel’aipasfaitdepuisuneéternité.—Ducirque?—Tuasentendudirequelecirqueestenville.Tuveuxyaller.Pourleurnuméroavecleséléphants.—Chiche,jelanceenmelevantetenfaisantunerévérenceironique.Regarde,sanslunettes!Queles
yeux!—Jesais,dit-il,souriant.Jetel’aidit,j’aime.—Tulesaimes?jedemandeenmepavanant.—Toi.Magorgesenoue.Ilaplongésonregarddanslemien,etiln’yaaucundoutesurlesensdumotqu’il
vientdeprononcer.Àmontour,jedis:—Moiaussij’aime.Toi.Nousnousdévoronsduregard.Deuxaffaméssebourrantdegâteauàlacrème.Maisilvientdeme
lancerundéfi,et jenevaispasmedégonfler,pasquestion.Jemelèvedoncpourallerenquiquiner lablondeavecunehistoiredecirque.JeneregardepasuneseulefoisLinus.Maisjesenssonregardsurmoi.Telunrayondesoleil.
Mamannous a fait faire des tee-shirts.Carrément.Des tee-shirts pour notre équipe.On s’appelleLesStratégistes.Onatirélenomd’unchapeauparcequ’onn’arrivaitpasàsemettred’accord.
Lasalledejeuxestméconnaissable.Pourlecoup,ondiraitunesalledejeuxenréseau.OllieetLinusontapportéleurstrucshier,etmaintenantilyadoncdeuxordinateursdebureau(celuidepapa,qu’ilmeprêtepourletournoi,etceluid’Ollie)etdeuxportables.Nousavonschacununetableetunechaise,desécouteurssurlatêteetunebouteilled’eaupourresterhydratés.Ah,j’oubliais(mamannousl’aachetéeàladernièreminute):uneboîtededonutsKrispyKreme.
Onpourraittousjouerenlignedecheznous,c’estvrai.Ceseraitplusnormal.Maismamanadécrété:—Sic’estuneéquipesportive,alorsjouezcommeilsedoit.
Commec’estsamedimatin,çasegoupillebien.Mamanasoudaindécidédes’intéresseràLOCetnousavonspassétoutelasemaineàluiexpliquer
lesdifférentspersonnages,lesniveaux,l’histoirequ’ilyaderrière,etàrépondreàtoutessesquestionsidiotestellesque:—Pourquoitoutlemondeestsiviolentetassoiffédepouvoir?
Aufinal,Franks’estexclamé:—Ças’appelleLandofConquerors,maman,«TerredesConquérants»,pas«TerredesBénévoles
pourlebiendelacommunauté».Elleaeul’airunpeuembarrassée.J’aipasséplusieursheuresenlignepouraffûtermestechniquesdejeu.Enfin,jesuisloind’êtreaussi
forte que Frank.Mais je ne les laisserai pas tomber. J’espère.De fait, je crois que je suismeilleurequ’Ollie,quim’ademandélorsdenotrepremièresessionsijesortaisavecLinus.Quandj’airépondu«oui»,ilaparudéçu,puisiladit,d’untonmature:—Bon,soyonsamisetpartenairesdejeu,alors.
Ilestchou,notrevieilOllie.—J’aiachetéduCocapourl’équipe!Papapasselaportedelasalledejeux.—Chris!ditmamanenfronçantlessourcils.Jeleuraiachetédel’eau.—UnCocalestuerapas.—MonDieu.Regarde-moiça,commentemamanenregardantautourd’ellecommesiellevoyaitla
salledejeuxpourlapremièrefois.Regarde-moicettepièce.DuCoca?Desdonuts?Desordinateurs?Lestroischosesqu’ellemépriseetcraintpar-dessustout.Jemesensmalpourelle.—Sommes-nousdemauvaisparents?s’inquiète-t-elleensetournantverspapa.Sansrire?—Peut-être,dit-ilenhaussantlesépaules.Probablement.Etalors?Mamansetourneversmoi.—Audrey,qu’enpenses-tu?—Çadépenddesjours,dis-je,impassible.
—Onn’estpasaussiterriblesquecesgens-là,décrètepapa,soudainprisd’uneinspiration.IlluitendunexemplaireduDailyMailqu’iladûacheterenfaisantlescourses.—Lisça.MamanattrapeleDailyMailetelleboitdesyeuxlegrostitre.—«Noussommesobligésdeporterdesvêtementsidentiquestouslesjours.»Unemèreforceses
sixenfantsàporterdesvêtementsassortis.Quellehorreur!Ellerelèvelatête,rassurée.—Onn’estpasaussi terriblesqueça !Écoutez :Lesenfants subissentdesmoqueriesà l’école,
maisChristyGorringe, trente-deuxans,n’endémordpas.«J’aimequemes enfants soient habilléspareil,dit-elle.J’achètemontissuengros.»
Mamansecouelatête.Ellen’enrevientpas.—Vousavezvuça?Elle retourne le journal pour qu’on puisse voir les six pauvres enfants, tous en chemises à pois
assorties.—C’estlameilleurenouvelledelajournée,clamemaman,quis’empressedechangerd’expression.
Jeveuxdire,lespauvresgosses.—Lespauvres,renchéritpapaenhochantlatête.—Aumoins,onn’estpasaussiterriblesqueça,répète-t-elleenfrappantlejournaldelamain.Au
moins,jeneforcepasmesenfantsàporterlesmêmesvêtementsimmondes.Çapourraitêtrepire.J’ignorecequemamanferaitsanssonDailyMail.
MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose
La caméra (tenue par papa) montre la salle de jeu dont le sol est jonché de canettes de Coca et debouteillesd’eauvides.
OnvoitFrank,Ollie,LinusetAudrey,dedos,entraindejoueràLOC,passionnément.Mamaninspectetouràtourlesécrans.Ellesepenchepar-dessuslesépaulespouressayerdesuivre,sanssuccès.
FRANKAttaque.Merdeàlafin!
Ilcliquecommeunmaladeetsonécrann’estplusqu’uneexplosiondegraphisme.
MAMAN(inquiète)
C’étaitquoiça?T’eslequel?
LINUSEngage.Engage.
AUDREYRestedanslesarbres!Nooooooon!Ollie,espèced’idiot.
Olliecliquedésespérémentsursonclavier,levisagerouge.
OLLIEDésolé.
Latêtedemamans’agite,passantd’unécranàl’autre.
MAMANEst-cequet’esmort?Qu’est-cequisepassesitumeurs?Commentvousfaitespourpasvouslaisserdistancer?
FRANKQu’onfasseexploserceconnard.Crève!Crève!
MAMAN(choquée)Frank!
Unesériedejuronsgutturauxs’échappentdelaconnexionSkype.
FRANKNakaleni,cyka.
MAMANQu’est-cequeçaveutdire?C’estdanslejeu?
LINUSC’estdurusse.Vousvoulezpassavoircequeçaveutdire.
MAMANAlors,cetype-là,ilestrusse?Ouest-cequeça,c’esttoi,Frank?
Ellemontrel’écrandudoigt.
MAMANC’estque,pourmoi,ilsseressemblenttous.Paspourtoi,Chris?
Lacaméra(toujourstenueparpapa),zoomesurunécran.
PAPA(VOIXOFF)Biensûrquenon,ilssontpastouspareils.Crève!Crève!
Onaperdu.Nonseulementonaperdu,maisons’estfaitexploser.Mamanestenétatdechoc.EllequisepréparaitànousvoirarriverenfinaleàTorontoetgagnerle
grand prix de 6millions de dollars, elle qui se voyait déjà en train de se pavaner devant les autresparents.
—Alors,commentilsontfaitpourvousbattre?s’est-elleétonnéequandonaenfinréussiàleluifairecomprendre.
—Ilsétaientmeilleurs,areconnuFrank,abattu.Ilsétaientvraimentdoués.—Vousaussi, vous êtesdoués, s’empressedediremaman.Vousavez tuépleindemonde.Enfin,
Frank,tatechniqueestsplendide.N’est-cepas,Chris?Ilaunetechniqued’enfer.Mamanestadorable.Maintenant,oncroiraitqueLOCestlaseulechoseaumondequicompteàses
yeux.—Est-cequequelqu’unveutledernierdonut?demande-t-elle.On fait tous non de la tête. Il règne une atmosphère plutôt déprimante ici, entre les ordinateurs
silencieux,lescanettesdeCocavidesetnosminesdépitées.Jecroisquemamancomprend.—Bref ! lance-t-elle d’un ton joyeux.Allons déjeuner pour célébrer la participation de l’équipe.
PizzaExpress?—Cool,ditFrankenretirantsoncasqueetenéteignantsonordi.Etaprès,j’iraipeut-êtreauFox&
Hounds.Adeaditque jepouvaisaiderencuisinependant lesweek-ends. Il fautque j’ailleparlerauchef.JevaisappelerAdepourdémêlertoutça.
—Oh,ditmamanunpeutroublée.Bon…c’estunebonneidée!L’instantd’après,enaparté,ellesetourne,bouchebée,verspapa.—T’asentenducommemoi?Franks’esttrouvéunpetitboulot?Maispapan’entendrien.Ilaenfilédesécouteursetils’estconnectéàuneautrepartiedeLOCavec
Ollie.Stupéfaiteàmontour,jenepeuxm’empêcherdecrier:—Papa,tusaisjouer?Cettefois,ilaentendu.—Oh,j’aiapprisquelquestrucsenpassant,dit-ilencliquantcommeundératé.—Maisavecquitujoues?—Desamisducollège,répondOllietoutaussiabsorbé.Ilsétaientenlignealors…Vas-y,saute-lui
dessus!—Jem’encharge,ditpapatoutessouflé.Etmerde!Merde!Mamanfixepapad’unairabasourdi.Elleluitapesurl’épauleethausseleton:
—Chris,qu’est-cequetufabriques?Chris!Jeteparle!T’asentenducequej’aiditàproposdeFrank?
—Ahoui,faitpapaenretirantsoncasqueàregret.Oui.J’aientendu.T’asqu’àlepunir.Jenepeuxretenirunpetitrire.Saréponseamêmearrachéunsourireàmaman.—Bon,retourneàtonjeu,mongrandenfant,luisusurre-t-elle.Maisn’oubliepasqu’onyvadansune
demi-heure.OK?Unedemi-heure.Etj’enairienàfaires’ilfautinterromprevotrepartie.—OK,faitpapasurlemêmetonqueFrankdansuncaspareil.Super.Ouais.Onvas’éclater.Il clique comme un fou et lance un poing en l’air quand une explosion de couleurs apparaît sur
l’écran.—Crève,connard!Crève!
MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–Transcriptiondufilm
Intérieurjour–5,RosewoodClose
Lacamératremblote.Quelqu’unlastabiliseenlaposantquelquepart.Onvoitunesilhouettes’éloigner.C’estAudrey,danssachambre.Ellehésite,puiselleregardeverslacaméra.
AUDREYAlorsvoilà,c’estmoi,Audrey.Vousn’avezpasencoreeulachancedemerencontrer.Jesuisprobablement différente de ce à quoi vous vous attendiez.Mes cheveux sont sans doute plusfoncés,ouplusclairs…Bref.Salut.Enchantée.
Elletireunechaiseetregardedroitdansl’objectifd’unairsongeur,commesielleessayaitdedémêlersespensées.
AUDREYJ’aibeaucoupréfléchiàtoutça.Mamanavaitraisonàproposdescourbestordues.Onatousdeshautsetdesbas.MêmeFrank.Mêmemaman.MêmeFelix.Jecroisquej’aicomprisquelavieconsisteàgrimper,perdrepied,tomberetseremettred’aplomb.C’estpasgravesivousglissezenarrière,dumomentquevousgravissez lapente.Onnepeutpasespérermieux.Une lenteetincertaineascension.
Unsilence.Puisellerelèvelatêteavecungrandsourire.
AUDREYBref.Jepeuxpasrester.J’aiunrendez-vousimportantavec…
Ellesebaissepourattraperquelquechose,etbrandituneboîteplatechromée.
AUDREYÇa!Mamanmel’aacheté.C’estdumaquillagepourlesyeux.Regardez.
Elleouvrelapaletteetlamontrefièrement.
AUDREYÇa,c’estdumascara,etça…c’estune«basedeteint»…
Ellefaitunegrimaceenregardantletube.
AUDREYJ’ai aucune idée de ce qu’y faut faire avec.Maismaman vamemontrer. Enfin, c’est juste undéjeuner auPizzaExpress,maisLinus sera là, alors c’est unpeuun rendez-vous en amoureuxaussi,non?
Nouveausilence.
AUDREYJe crois que maman est vraiment contente que j’aie récupéré mes yeux. Elle dit que c’est lapremière chose qu’elle a regardée quand je suis née. Mes yeux. Ils font partie de moi. Ilsracontentmonhistoire.
Audreyjoueaveclecouvercledelapalettependantquelquessecondes,puislafermeets’adresseàlacaméra.
AUDREYEntoutcas,jemesuisbienamuséeàfairecefilm.Enfin,c’étaitpastoujoursdrôle.Voussavez.Alors,mercid’êtrerestéavecmoi,quiquevoussoyez.
Encoreunsilence.Puisellesourit,rayonnantedejoie.
AUDREYAlorsvoilà,c’esttout.Jevaiséteindre.
Alorsqu’elleserapprochedelacaméra,lesyeuxbleusd’Audreyviennentremplirl’écran.Ellebatdescils,puisellefaitunclind’œil.
AUDREYÀplus.
L’auteur
SophieKinsella,desonvrainomMadeleineWickham,estl’auteurdelasériebest-sellerL’Accrodushopping, traduite dans plus de 40 pays, ainsi que de nombreux autres romans adultes. Diplômée del’universitéd’Oxford,ellead’abordétéjournalistespécialiséedanslafinanceavantdesetournerversl’écriture.Audreyretrouvéeestsonpremierromanjeuneadulte.SophieKinsellavitàLondresavecsonmarietsescinqenfants.
www.sophiekinsella.co.uk
TousleslivresdePocketJeunessesurwww.pocketjeunesse.fr
Titreoriginal:FindingAudrey
Publiépourlapremièrefoisen2015parDoubleday,animprintofRandomHouseChildren’sPublishersUKAPenguinRandomHouseCompany
Copyright©SophieKinsella,2015©2016,éditionsPocketJeunesse,départementd’UniversPoche,pourlatraductionfrançaiseetlaprésenteédition
Designdecouverture:WillStaehle
Loino49956du16juillet1949surlespublicationsdestinéesàlajeunesse:mars2016
«Cetteœuvreestprotégéepar ledroitd’auteuret strictement réservéeà l’usageprivéduclient.Toute reproductionoudiffusionauprofitdetiers,àtitregratuitouonéreux,detoutoupartiedecetteœuvre,eststrictementinterditeetconstitueunecontrefaçonprévueparlesarticlesL335-2etsuivantsduCodedelaPropriétéIntellectuelle.L’éditeurseréserveledroitdepoursuivretouteatteinteàsesdroitsdepropriétéintellectuelledevantlesjuridictionscivilesoupénales.»