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LA BIBLIOTHÈQUERUSSE ET SLAVE

Léon Tolstoï

1828 – 1910

QU’EST-CE QUE L’ART ?

1898

Traduction de Teodor de Wyzewa, Paris, Perrin, 1898(Édition de 1918).

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AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR L’étude qu’on va lire a été publiée, en russe, dans les

deux dernières livraisons d’une revue de Moscou, lesQuestions de Philosophie et de Psychologie. C’est pourl’écrire que, nous dit-on, le comte Tolstoï a interrompuun roman qu’il avait commencé, et dont sans doute ilavait rêvé de faire un modèle de « l’art chrétien », telque, suivant lui, il doit être désormais. Aura-t-il jugé que,pour nous donner le goût de cet art, une définitionthéorique valait mieux que tous les modèles ? ou bien unart aussi nouveau, aussi différent de nos « contrefaçons »d’à présent, lui aura-t-il paru plus facile à définir qu’àproduire ? Il se trompe en tout cas s’il croit, comme onnous l’a dit encore, que sa peine à finir le roman ébauchéprovient surtout de son grand âge, et de l’affaiblissementde ses facultés créatrices ; car son étude sur l’art nousprouve assez que jamais sa pensée n’a été plus lucide,son imagination plus fraîche, son éloquence à la fois plushardie et plus vive. De tous les livres qu’il a écrits depuisdix ans, celui-ci est certainement le plus artistique. Unemême idée s’y poursuit du début à la fin, avec un ordre,une rigueur, une précision admirables ; et ce sont, à tousles chapitres, des développements imprévus, descomparaisons, des exemples, des souvenirs et desanecdotes, tout un appareil d’artifices ingénieusementcombinés pour saisir et pour retenir la curiosité dulecteur. À soixante-dix ans, pour ses débuts dans legenre de la philosophie de l’art, le comte Tolstoï nous

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offre le meilleur livre que nous ayons dans ce genre ; et,en vérité, ce n’est pas beaucoup dire ; mais tout lemonde assurément s’accordera à le dire.

Tout au plus pourra-t-on s’étonner que, après avoir siclairement démontré l’absurdité des innombrablestentatives faites, jusqu’ici, pour analyser l’art et la beauté,il ait eu le courage de refaire, lui-même, une tentativepareille, et de vouloir expliquer, une fois de plus, deschoses qui avaient tant de chances d’être inexplicables.Strictement déduite de sa définition de l’art, la doctrinequ’il nous expose est un monument de constructionlogique : à cela près qu’elle est simple, variée, vivante, etagréable à lire, je ne vois aucune raison pour ne pasl’admirer à l’égal de l’immortel jeu de patiencemétaphysique de Baruch Spinoza. Mais la définition d’oùelle découle, cette conception de l’art comme « le moyende transmission des sentiments parmi les hommes », n’a-t-il pas craint qu’à son tour elle ne parût ou incomplète,ou excessive, ou trop matérielle, ou trop « mystique »,de même que ces définitions antérieures dont personnemieux que lui ne nous a montré le néant ? Le spectaclede l’immense champ de ruines qu’est l’esthétique, passéeet présente, ne lui a-t-il pas inspiré un doute touchant lapossibilité de rien bâtir de solide sur un terrain aussimouvant, aussi réfractaire aux efforts de notre logique ?Ne s’est-il pas dit que puisque Baumgarten, Kant, Fichte,Hegel, Schopenhauer, et Schiller, et Gœthe, et Darwin, etRenan, et Wagner avaient échoué à découvrir mêmel’ombre d’une définition raisonnable de l’art, leur échec

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provenait peut-être, non de leur inintelligence, mais, aucontraire, de ce que l’art et la beauté sont choses oùl’intelligence ne peut rien faire que déraisonner ? Nes’est-il pas dit que l’art, ayant pour seul objet detransmettre des sentiments, pouvait n’être accessiblequ’aux seuls sentiments ? et qu’à vouloir discuter lesrapports de l’art avec la beauté on risquait d’entrechoquerdans les nuages deux formules vaines, tandis qu’il y avaitsur la terre tant d’œuvres d’art, bonnes et belles, qui nedemandaient qu’à être goûtées en silence ? Non,évidemment, il ne s’est rien dit de tout cela, puisque levoici qui nous apporte un nouveau système d’esthétique :mais comment ne pas s’étonner de son courage ? etcomment ne pas trembler pour l’avenir de son système ?

Dieu me garde, après cela, de paraître vouloir faire unreproche au comte Tolstoï ! C’est dans l’intérêt même desa thèse que je regrette qu’il l’ait présentée sous cetteforme systématique, dans l’intérêt de tant de réflexionsingénieuses et profondes qui remplissent son livre, et quipeut-être auraient eu plus d’effet s’il ne les avait réduitesà être les corollaires d’une définition émise a priori.Jamais plus haute voix n’a protesté avec plus de forcecontre le honteux abaissement de l’art contemporain. Laperte définitive de tout idéal, l’appauvrissement de lamatière artistique, la recherche de l’obscurité et de labizarrerie, l’alliance, tous les jours plus étroite, dumauvais goût et de l’immoralité, et la substitutioncroissante, à l’art sincère et touchant, de millecontrefaçons, hélas ! pas même habiles : tout cela n’est

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pas affaire de raisonnement logique, mais d’observationimmédiate et constante ; et jamais tout cela n’a étéobservé avec plus de justesse, ni étalé à nos yeux d’unetouche plus ferme, que dans ce livre où l’auteur de LaGuerre et la Paix et de la Mort d’Ivan Iliitch a résumél’expérience, non seulement, comme il le dit, des quinzedernières années, mais d’une longue vie toute employéeau service de l’art. Pourquoi donc faut-il que, pour nousentendre avec lui sur tout cela, nous soyons forcésd’admettre, du même coup, que l’art consiste « à fairepasser les conceptions religieuses du domaine de laraison dans celui du sentiment », qu’il est essentiellementdistinct de la beauté, et que toute œuvre d’art doitémouvoir tous les hommes de la même façon ?

Et, à ce propos, il y a encore une objection que je nepuis m’empêcher de soumettre, bien respectueusement,au comte Tolstoï, comme aussi aux lecteurs français deson livre. Il nous dit-lui même que, pour universel quedoive être l’art véritable, « le meilleur discours, prononcéen chinois, restera incompréhensible à qui ne sait pas lechinois ». Et il reconnaît ailleurs que la valeur artistiqued’une œuvre d’art ne consiste ni dans son fond, ni danssa forme, mais dans une harmonie parfaite de la forme etdu fond. Or, cela étant, j’ai la conviction que, si même jesavais le chinois, la véritable valeur artistique d’undiscours chinois me resterait incompréhensible. J’encomprendrais le fond, ou plutôt je croirais le comprendre; mais ce fond ne pourrait être vraiment compris quedans son harmonie avec sa forme ; et cette harmonie

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m’échapperait toujours, parce que, n’étant pas chinois, nesachant penser et sentir qu’en français, je serais horsd’état de comprendre la forme des phrases chinoises.Ceux là seuls peuvent juger de la convenance mutuelledu fond et de la forme, dans une œuvre de littérature,ceux-là seuls peuvent en apprécier la « valeurartistique », qui sont accoutumés non seulement àcomprendre la langue où elle a été écrite, mais encore àpenser, à sentir dans cette langue. Et je veux bienadmettre que l’idéal de l’art soit d’être universel commenous l’affirme le comte Tolstoï : mais pour la littérature,en particulier, aussi longtemps que le volapük n’aura pasremplacé les langues des diverses nations, l’idéal d’unelittérature universelle ne sera jamais qu’une généreusechimère.

Ayons donc pleine confiance dans le jugement ducomte Tolstoï sur les poèmes de Pouchkine, soncompatriote ! Croyons-le, encore, quand il nous parled’écrivains allemands, anglais, et scandinaves : il a lesmêmes droits que nous à se tromper sur eux. Mais nenous trompons pas avec lui sur des œuvres françaisesdont le vrai sens, forcément, lui échappe, comme iléchappera toujours à quiconque n’a pas, dès l’enfance,l’habitude de penser et de sentir en français ! Je neconnais rien de plus ridicule que l’admiration des jeunesesthètes anglais ou allemands pour tel poète français.Verlaine, par exemple, ou Villiers de l’Isle-Adam. Cespoètes ne peuvent être compris qu’en France, et ceux quiles admirent à l’étranger les admirent sans pouvoir les

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comprendre. Mais il ne résulte pas de là, comme le croitle comte Tolstoï, qu’ils soient absolumentincompréhensibles. Ils ne le sont que pour lui, commepour nous Lermontof et Pouchkine. Ce sont des artistes :la valeur artistique de leurs œuvres résulte de l’harmoniede la forme et du fond : et si lettré que soit un lecteurrusse, si parfaite que soit sa connaissance de la languefrançaise, la forme de cette langue lui échappe toujours.

Aussi ai-je pris la liberté de supprimer, dans latraduction de ce livre, un passage{1} où sont cités commeétant « absolument incompréhensibles » deux poèmes enprose français, le Galant Tireur de Baudelaire, et lePhénomène Futur, de M. Mallarmé. Voici d’ailleurs cesdeux poèmes en prose : on verra s’ils méritent lereproche que leur fait le comte Tolstoï.

LE GALANT TIREUR

Comme la voiture traversait lebois, il la fit arrêter dans le voisinaged’un tir, disant qu’il lui serait agréablede tirer quelques balles, pour tuer leTemps.

Tuer ce monstre-là, n’est-ce pasl’occupation la plus ordinaire et la pluslégitime de chacun ? — Et il offritgalamment la main à sa chère,délicieuse, et exécrable femme, à cette

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mystérieuse femme à qui il doit tantde plaisir, tant de douleur, et peut-êtreaussi une grande partie de son génie.

Plusieurs balles frappèrent loin dubut proposé ; l’une d’elles s’enfonçamême dans le plafond, et comme lacharmante créature riait follement, semoquant de la maladresse de sonépoux, celui-ci se tourna brusquementvers elle, et lui dit : « Observez cettepoupée, là bas, à droite, qui porte lenez en l’air et qui a la mine sihautaine. Eh ! bien, cher ange, je mefigure que c’est vous ! » Et il ferma lesyeux et il lâcha la détente. La poupéefut nettement décapitée.

Alors, s’inclinant vers sa chère, sadélicieuse, son exécrable femme, soninévitable et impitoyable Muse, et luibaisant respectueusement la main, ilajouta :

« Ah ! mon cher ange, combienje vous remercie de mon adresse ! »

LE PHÉNOMÈNE FUTUR.

Un ciel pâle, sur le monde quifinit de décrépitude, va peut-être partir

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avec les nuages : les lambeaux de lapourpre usée des couchants déteignentdans une rivière, dormant à l’horizonsubmergé de rayons et d’eau. Lesarbres s’ennuient et, sous leur feuillageblanchi (de la poussière du tempsplutôt que celle des chemins), montela maison en toile du Montreur deChoses Passées. Maint réverbèreattend le crépuscule et ravive lesvisages d’une malheureuse foule,vaincue par la maladie immortelle et lepéché des siècles, d’hommes près deleurs chétives complices, enceintes desfruits misérables avec lesquels périra laterre. Dans le silence inquiet de tousles yeux suppliant là-bas le soleil qui,sous l’eau, s’enfonce avec le désespoird’un cri, voici le simple boniment :« Nulle enseigne ne vous régale duspectacle intérieur, car il n’est pasmaintenant un peintre capable d’endonner une ombre triste. J’apporte,vivante (et préservée à travers les anspar la science souveraine), une Femmed’autrefois. Quelque folie, originelle etnaïve, une extase d’or, — je ne saisquoi ! — par elle nommée sa chevelurese ploie avec la grâce des étoffes

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autour d’un visage qu’éclaire la nuditésanglante de ses lèvres. À la place duvêtement vain, elle a un corps ; et lesyeux, — semblables aux pierres rares !— ne voilent pas ce regard qui sort desa chair heureuse : des seins levéscomme s’ils étaient pleins d’un laitéternel, la pointe vers le ciel, lesjambes lisses qui gardent le sel de lamer première. » Se rappelant leurspauvres épouses, chauves, morbideset pleines d’horreur, les maris sepressent : elles aussi, par curiosité,mélancoliques, veulent voir.

Quand tous auront contemplé lanoble créature, vestige de quelqueépoque déjà maudite, les unsindifférents, car ils n’auront pas eu laforce de comprendre ; mais d’autres,navrés et la paupière humide delarmes résignées, se regarderont ;tandis que les poètes de ces temps,sentant se rallumer leurs yeux éteints,s’achemineront vers leur lampe, lecerveau ivre un instant d’une gloireconfuse, hantés du Rythme, et dansl’oubli d’exister à une époque quisurvit à la beauté.

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Que les sentiments exprimés par ces deux poèmessoient mauvais, au sens où l’estime le comte Tolstoï,qu’ils ne soient ni chrétiens, ni universels, nous pouvonsl’admettre, encore que les sentiments qu’exprime lePhénomène Futur ne soient pas sensiblement éloignésd’être tolstoïens, en dépit de l’apparence contraire, et quejamais un poète n’ait flétri en plus nobles images l’actiondégradante, abrutissante, anti-artistique de notre soi-disant civilisation. Mais certes ce ne sont point là desœuvres « absolument incompréhensibles ». Et si lecomte Tolstoï avait été français, au lieu d’être russe, cen’est point ces deux œuvres qu’il aurait choisies commeexemples, pour nous prouver la justesse de sesobservations sur le désarroi, la bassesse, et la fausseté del’art contemporain. De meilleurs exemples, hélas ! ne luiauraient pas manqué.

Sa critique de l’art de Richard Wagner repose, elleaussi, sur une erreur de fait, également excusable, maisqui vaut également d’être rectifiée. Ce n’est que dansl’imagination des commentateurs wagnériens que Wagnera voulu « subordonner la musique à la poésie », oumême « faire marcher de pair la poésie et la musique ».Les observations que lui adresse, à ce sujet, le comteTolstoï, lui-même n’a jamais cessé de les adresser à ceuxqui, sous prétexte de donner à la musique une portéedramatique, l’abaissaient au rôle dégradant d’un trémolode mélodrame. Ce qu’il rêvait de substituer à l’opéra, cen’était pas la tragédie accompagnée de musique, mais un

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drame musical, un drame où tous les autres arts auraientprécisément été « subordonnés » à la musique, pourpermettre à celle-ci d’exprimer ce qu’elle seule estcapable d’exprimer, les sentiments les plus profonds, lesplus généraux, les plus humains de l’âme humaine. Loind’estimer que la poésie, dans les opéras, tenait trop peude place, il estimait, au contraire, qu’elle en tenait trop ;ce n’est pas à la poésie, mais à la musique, qu’il projetaitde donner plus de développement ; et le drame musicaltel qu’il le concevait ne procédait pas des œuvres deGluck, de Méhul et de Spontini, mais bien de Don Juan etdes Noces de Figaro.

Son seul tort est de n’avoir pas su présenter sadoctrine sous une forme claire et précise, qui eût coupécourt aux malentendus : tort déplorable, puisqu’il nous avalu toute la musique qu’on nous a infligée depuis vingt-cinq ans. Mais qu’on lise l’admirable résumé que vient denous offrir de cette doctrine M. Chamberlain ; et l’on seraétonné de voir combien elle est simple et forte, etcombien elle a d’analogie avec la nouvelle doctrine ducomte Tolstoï. Pour Wagner aussi, il n’y a d’art véritableque l’art universel ; pour lui aussi notre art d’à présentest un art dégénéré ; et lui aussi assigne pour uniqueobjet au bon art d’éveiller et d’entretenir, dans le cœurdes hommes, les plus hauts sentiments de la consciencereligieuse. Si le comte Tolstoï, au lien d’entendremassacrer à Moscou deux actes de Siegfried, avait puentendre jouer Parsifal au théâtre de Bayreuth, peut-êtrese serait-il trouvé forcé de citer Wagner dans sa liste des

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quelques hommes qui ont tenté un art « chrétiensupérieur ».

Et qu’après cela Wagner ait échoué dans sa tentative,que ses œuvres ne soient encore que de géniales« contrefaçons de l’art », libre au comte Tolstoï de lepenser, et de nous le dire. Wagner lui-même, j’imagine,n’a pas toujours été éloigné de le croire ; et c’est encoreun trait de ressemblance entre ces deux grands hommes,puisqu’on va voir avec quelle admirable et touchantemodestie l’auteur de Qu’est-ce que l’art ? proclamemauvaises, et indignes du nom d’art, les œuvresimmortelles qu’il nous a données.

T. W.25 avril 1898.

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INTRODUCTION

Ouvrez un journal quelconque : vous ne manquerezpas d’y trouver une ou deux colonnes consacrées authéâtre et la musique. Vous y trouverez aussi, au moinsdeux fois sur trois, le compte-rendu de quelqueexposition artistique, la description d’un tableau, d’unestatue, et aussi l’analyse de romans, de contes, depoèmes nouveaux.

Avec un empressement et une richesse de détailsextraordinaires, ce journal vous dira comment telle outelle actrice a joué tel ou tel rôle dans telle ou telle pièce ;et vous apprendrez du même coup la valeur de cettepièce, drame, comédie ou opéra, ainsi que la valeur de sareprésentation. Des concerts, non plus, on ne nouslaissera rien ignorer : vous saurez quel morceau ont jouéou chanté tel et tel artiste, de quelle façon ils l’ont jouéou chanté. D’autre part, il n’y a plus aujourd’hui unegrande ville où vous ne soyez assurés de trouver aumoins une, et souvent deux ou trois expositions detableaux, dont les mérites et les défauts fournissent auxcritiques d’art la matière de minutieuses études. Quantaux romans et poèmes, pas un jour ne se passe sans qu’ilen paraisse de nouveaux ; et les journaux se considèrent

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comme tenus d’en offrir à leurs lecteurs une analysedétaillée.

Pour l’entretien de l’art en Russie (où c’est à peine si,pour l’éducation du peuple, on dépense la centièmepartie de ce qu’on devrait dépenser), le gouvernementaccorde des millions de roubles, sous la forme desubventions aux académies, théâtres et conservatoires.En France, l’art coûte à l’État vingt millions de francs ; ilcoûte au moins autant en Allemagne et en Angleterre.

Dans toutes les grandes villes, d’énormes édifices sontconstruits pour servir de musées, d’académies, deconservatoires, de salles de théâtre et de concert. Descentaines de milliers d’ouvriers, — charpentiers, maçons,peintres, menuisiers, tapissiers, tailleurs, coiffeurs,bijoutiers, imprimeurs, — s’épuisent, leur vie durant, ende durs travaux pour satisfaire le besoin d’art du public,au point qu’il n’y a pas une autre branche de l’activitéhumaine, sauf la guerre, qui consomme une aussi grandequantité de force nationale.

Encore n’est-ce pas seulement du travail qui seconsomme, pour satisfaire ce besoin d’art :d’innombrables vies humaines se trouvent, tous les jours,sacrifiées pour lui. Des centaines de milliers de personnesemploient leur vie, dès l’enfance, à apprendre la manièred’agiter rapidement leurs jambes, ou de frapperrapidement les touches d’un piano ou les cordes d’unviolon, ou de reproduire l’aspect et la couleur des objets,ou de renverser l’ordre naturel des phrases et d’accouplerà chaque mot un mot qui rime avec lui. Et toutes ces

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personnes, souvent honnêtes et bien douées, et capablespar nature de toute sorte d’occupations utiles, s’absorbentdans cette occupation spéciale et abrutissante ; ilsdeviennent ce qu’on appelle des spécialistes, des êtres àl’esprit étroit et pleins de vanité, fermés à toutes lesmanifestations sérieuses de la vie, n’ayant absolumentd’aptitude que pour agiter, très vite, leurs jambes, leursdoigts, ou leur langue.

Et cette dégradation de la vie humaine n’est pasencore, elle-même, la pire conséquence de notrecivilisation artistique. Je me rappelle avoir un jour assistéà la répétition d’un opéra, un de ces opéras nouveaux,grossiers et banals, que tous les théâtres d’Europe etd’Amérique s’empressent de monter, sauf à s’empresserensuite de les laisser tomber à jamais dans l’oubli.

Quand j’arrivai au théâtre, le premier acte étaitcommencé. Pour atteindre la place qu’on m’avaitréservée, j’eus à passer par derrière la scène. À traversdes couloirs sombres, on m’introduisit d’abord dans unvaste local où étaient disposées diverses machinesservant aux changements de décor et à l’éclairage. Je vislà, dans les ténèbres et la poussière, des ouvrierstravaillant sans arrêt. Un d’eux, pâle, hagard, vêtu d’uneblouse sale, avec des mains sales et usées par labesogne, un malheureux évidemment épuisé de fatigue,hargneux et aigri, je l’entendis qui, en passant près demoi, grondait avec colère un de ses compagnons. On me

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fit ensuite monter, par un escalier, dans le petit espacequi entourait la scène Parmi une masse de cordes,d’anneaux, de planches, de rideaux et de décors, je viss’agiter, autour de moi, des douzaines ou peut-être descentaines d’hommes peints et déguisés, dans descostumes bizarres, sans compter des femmes,naturellement aussi peu vêtues que possible. Tout celaétait des chanteurs ou des choristes, des danseurs etdanseuses de ballet, attendant leur tour. Mon guide mefit alors traverser la scène, et je parvins enfin au fauteuilque je devais occuper, en passant sur un pont deplanches jeté au-dessus de l’orchestre, où je vis unegrande troupe de musiciens assis auprès de leursinstruments, violonistes, flûtistes, harpistes, cimbaliers, etle reste.

Sur une estrade, au milieu d’eux, entre deux lampes àréflecteur, avec un pupitre devant lui, se tenait assis lechef d’orchestre, un bâton en main, dirigeant nonseulement les musiciens, mais aussi les chanteurs sur lascène.

Je vis, sur cette scène, une procession d’Indiens quivenaient d’amener une fiancée. Il y avait là nombred’hommes et de femmes en costumes exotiques, mais jevis aussi deux hommes en costume ordinaire, quis’agitaient et couraient d’un bout à l’autre de la scène.L’un était le directeur de la partie dramatique, lerégisseur, comme on dit. L’autre, qui était chausséd’escarpins, et qui courait avec une agilité prodigieuse,était le maître de danse. J’ai su depuis qu’il touchait, par

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mois, plus d’argent que dix ouvriers n’en gagnent en unan.

Ces trois directeurs étaient en train de régler la miseen scène de la procession. Celle-ci, comme il est d’usage,se faisait par couples. Des hommes, portant sur l’épauledes hallebardes d’étain, se mettaient tout d’un coup enmouvement, faisaient plusieurs fois le tour de la scène, etde nouveau s’arrêtaient. Et ce fut une grosse affaire, derégler cette procession : la première fois, les Indiens avecleurs hallebardes partirent trop tard, la seconde fois troptôt ; la troisième fois ils partirent au moment voulu, maisperdirent leurs rangs au cours de leur marche ; une autrefois encore ils ne surent pas s’arrêter à l’endroit quiconvenait ; et chaque fois la cérémonie entière étaitreprise, depuis le début. Ce début était formé par unrécitatif, où il y avait un homme habillé en turc qui,ouvrant la bouche d’une façon singulière, chantait : « Jeramène la fi-i-i-i-ancée ! » Il chantait, et agitait ses bras,qui naturellement étaient nus. Puis la processioncommençait ; mais voici que le cornet à piston, dansl’orchestre, manquait une note : sur quoi le chefd’orchestre, frémissant comme s’il eût assisté à unecatastrophe, tapait sur son pupitre avec son bâton. Touts’arrêtait de nouveau ; et le chef, se tournant vers sesmusiciens, prenait à partie le cornet à piston, luireprochant sa fausse note, dans des termes que descochers de fiacre ne voudraient pas employer pour sedisputer entre eux. Et de nouveau tout recommençait :les Indiens avec leurs hallebardes se remettaient en

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mouvement, le chanteur ouvrait la bouche pour chanter :« Je ramène la fi-i-ancée ! » Mais cette fois les couplesmarchaient trop près l’un de l’autre. Nouveaux coups debâton sur le pupitre, nouvelle reprise de la scène. Leshommes marchaient avec leurs hallebardes, quelques-unsavaient des visages sérieux et tristes, d’autres souriaientet causaient entre eux. Puis les voici qui s’arrêtent encercle, et se mettent à chanter. Mais voici que de nouveaule bâton frappe le pupitre ; et voici que le régisseur,d’une voix désolée et furieuse, accable d’injures lesmalheureux Indiens. Les pauvres diables avaient, paraît-il, oublié qu’ils devaient de temps à autre lever les brasen signe d’animation. « Est-ce que vous êtes malades, tasd’animaux, est-ce que vous êtes en bois, pour rester ainsiimmobiles ? » Et maintes fois encore je vis recommencerla procession, j’entendis des coups de bâton, et le flotd’injures qui invariablement les suivait : « ânes, crétins,idiots, porcs, » plus de quarante fois j’entendis répéterces mots à l’adresse des chanteurs et des musiciens.Ceux-ci, physiquement et moralement déprimés,acceptaient l’outrage sans jamais protester. Et le chefd’orchestre et le régisseur le savaient bien, que cesmalheureux étaient désormais trop abrutis pour pouvoirfaire autre chose que de souffler dans une trompette, oude marcher en souliers jaunes avec des hallebardesd’étain ; ils les savaient habitués à une vie commode etlarge, prêts à tout subir plutôt que de renoncer à leurluxe ; de telle sorte qu’ils ne se gênaient point pourdonner cours à leur grossièreté native, sans compter

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qu’ils avaient vu faire la même chose à Paris ou à Vienne,et avaient ainsi la conscience de suivre la tradition desplus grands théâtres.

Je ne crois pas, en vérité, qu’on puisse trouver aumonde un spectacle plus répugnant. J’ai vu un ouvrier eninjurier un autre parce qu’il pliait sous le poids d’unfardeau, ou, à la rentrée des foins, le chef du villagegronder un paysan pour une maladresse ; et j’ai vu leshommes ainsi injuriés se soumettre en silence ; maisquelque répugnance que j’aie eue à assister à ces scènes,ma répugnance était atténuée par le sentiment qu’ils’agissait là de travaux importants et nécessaires, où lemoindre manquement pouvait amener des suitesfâcheuses.

Mais ici, dans ce théâtre, que faisait-on ? Pourquoitravaillait-on, et pour qui ? Je voyais bien que le chefd’orchestre était à bout de ses nerfs, comme l’ouvrier quej’avais rencontré derrière la scène : mais au profit de quis’était-il énervé ? L’opéra qu’il faisait répéter était, commeje l’ai dit, des plus ordinaires ; j’ajouterai cependant qu’ilétait plus profondément absurde que tout ce qu’on peutrêver. Un roi indien désirait se marier ; on lui amenaitune fiancée ; il se déguisait en ménestrel ; la fiancées’éprenait du ménestrel, en était désespérée, maisfinissait par découvrir que le ménestrel était le roi sonfiancé ; et chacun manifestait une joie délirante. Jamais iln’y a eu, jamais il n’y aura des Indiens de cette espèce.Mais il était trop certain aussi que ce qu’ils faisaient etdisaient non seulement n’avait rien à voir avec les mœurs

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indiennes, mais n’avait rien à voir avec aucunes mœurshumaines, sauf celles des opéras. Car enfin jamais, dansla vie, les hommes ne parlent en récitatifs, jamais ils nese placent à des distances régulières et n’agitent leursbras en cadence pour exprimer leurs émotions ; jamaisils ne marchent par couples, en chaussons, avec deshallebardes d’étain ; jamais personne, dans la vie, ne sefâche, ne se désole, ne rit ni ne pleure comme on faisaitdans cette pièce. Et que personne au monde n’a jamaispu être ému par une pièce comme celle-là, cela encoreétait hors de doute.

Aussi la question se posait-elle naturellement : auprofit de qui tout cela était-il fait ? À qui cela pouvait-ilplaire ? S’il y avait eu, par miracle, de jolie musique danscet opéra, n’aurait-on pas pu se borner à la faireentendre, sans tous ces costumes grotesques, cesprocessions, et ces mouvements de bras ? Pour qui toutcela se fait-il tous les jours, dans toutes les villes, d’unbout à l’autre du monde civilisé ? L’homme de goût nepeut manquer d’en être écœuré ; l’ouvrier ne peutmanquer de n’y rien comprendre. Si quelqu’un peut yprendre quelque plaisir, ce ne peut être qu’un jeune valetde pied, ou un ouvrier perverti qui a contracté les besoinsdes classes supérieures sans pouvoir s’élever jusqu’à leurgoût naturel.

On nous dit, cependant, que tout cela est fait au profitde l’art, et que l’art est une chose d’une extrême

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importance. Mais est-il vrai que l’art soit assez importantpour valoir qu’on lui fasse de tels sacrifices ? Questiond’autant plus urgente que cet art, au profit duquel onsacrifie le travail de millions d’hommes, des milliers devies, et, surtout, l’amour des hommes entre eux, cemême art devient sans cesse, pour l’esprit, une idée plusvague et plus incertaine. Il se trouve en effet que lescritiques, chez qui les amateurs d’art s’étaient accoutumésà avoir un soutien pour leurs opinions, se sont mis dansces derniers temps à se contredire si fort les uns lesautres, que, si l’on exclut du domaine de l’art tout cequ’en ont exclu les critiques des diverses écoles, rien nereste plus, ou à peu près, pour constituer ce fameuxdomaine. Les diverses sectes d’artistes, comme lesdiverses sectes de théologiens, s’excluent et se nient l’unel’autre. Étudiez-les, vous les verrez constammentoccupées à désavouer les sectes rivales. En poésie, parexemple, les vieux romantiques désavouent lesparnassiens et les décadents ; les parnassiens désavouentles romantiques et les décadents ; les décadentsdésavouent tous leurs prédécesseurs, et en outre lessymbolistes ; les symbolistes désavouent tous leursprédécesseurs, et en outre les mages ; et les magesdésavouent tous leurs prédécesseurs. Parmi lesromanciers, il y a les naturalistes, les psychologues, et lesnaturistes, tous prétendant être les seuls artistes quiméritent ce nom. Et il en est de même dans l’artdramatique, dans la peinture, dans la musique. Et ainsicet art, qui exige des hommes de si terribles fatigues, qui

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dégrade des vies humaines, et qui force les hommes àpécher contre la charité, non seulement cet art n’est pasune chose clairement et nettement définie, mais sesfidèles, ses initiés eux-mêmes l’entendent de diversesfaçons si contradictoires, qu’on a peine désormais à direce que l’on entend parle mot d’art, et en particulier quelest l’art utile, bon, précieux, l’art qui mérite que de telssacrifices lui soient offerts en hommage.

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CHAPITRE I. LE PROBLÈME DE L’ART

Pour la production du moindre ballet, opéra, opéra-bouffe, tableau, concert ou roman, des milliers de genssont contraints de se livrer à un travail souvent humiliantet pénible. Encore ne serait-ce que demi-mal si lesartistes accomplissaient eux-mêmes la somme de travailque requièrent leurs œuvres ; mais ce n’est pas le cas, ilsont besoin de l’aide d’innombrables ouvriers. Et cetteaide, ils l’obtiennent d’une façon ou d’une autre, tantôtsous la forme d’argent donné par les riches, tantôt souscelle de subventions de l’État : auquel cas l’argent leurvient du peuple, dont une grande partie est obligée de sepriver du nécessaire pour payer l’impôt, sans d’ailleursêtre jamais admise à jouir des jouissances de l’art. Et l’oncomprendrait cela, à la rigueur, pour un artiste grec ouromain, ou même pour un artiste russe de la premièremoitié de notre siècle, où il y avait encore des esclaves ;car ces artistes pouvaient se croire en droit d’être servispar le peuple. Mais de nos jours, où tous les hommes ontau moins un vague sentiment de l’égalité des droits, iln’est plus possible d’admettre que le peuple continue àtravailler malgré lui au profit de l’art, si l’on ne tranchepas d’abord la question de savoir jusqu’à quel point l’artest une chose assez bonne et assez importante pourracheter tout le mal dont elle est l’occasion.

Et ainsi il est nécessaire, pour une société où les artssont cultivés, de se demander si tout ce qui a la

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prétention d’être un art en est un vraiment, et si (commecela est présupposé dans notre société) tout ce qui est artest bon par là même, et digne des sacrifices que l’on faitpour lui. La question, du reste, n’est pas moinsintéressante pour les artistes que pour le public : car ils’agit par eux de savoir si ce qu’ils font a vraimentl’importance que l’on croit, si ce n’est pas simplement lepréjugé du petit cercle où ils vivent qui les entretientdans la fausse assurance de faire œuvre utile, et si cequ’ils prennent aux autres hommes, tant pour les besoinsde leur art que pour ceux de leur vie personnelle, si toutcela se trouve compensé par la valeur de ce qu’ilsproduisent. Qu’est-ce donc que cet art, qui est considérécomme une chose si précieuse et si indispensable pourl’humanité ?

« Vous demandez ce que c’est que l’art ? La bellequestion ! L’art, c’est l’architecture, la sculpture, lapeinture, la musique, et la poésie sous toutes leursformes ! » Voilà ce que ne manquent pas de répondrel’homme ordinaire et l’amateur d’art, et l’artiste lui-même,chacun avec la certitude que ce sont là des matières d’uneclarté parfaite, et uniformément comprises par tous. Maiscependant, leur demanderons-nous, n’y a-t-il pas enarchitecture des édifices qui ne sont pas des œuvresd’art, et d’autres qui, avec des prétentions artistiques,sont laids et déplaisants à voir, et qui ne peuvent, parsuite, être considérés comme des œuvres d’art ? Et n’en

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va-t-il pas de même en sculpture, en musique et enpoésie ? Et alors, où donc réside le signe caractéristiqued’une œuvre d’art ? L’art, sous toutes ses formes, estlimité d’un côté par l’utilité pratique, de l’autre par lalaideur, l’impuissance à produire de l’art. Mais commentle distinguera-t-on de ces deux choses qui le limitent ? Àcette question encore, l’homme ordinaire de notre sociétésoi-disant cultivée, et même l’artiste, pourvu qu’il ne sesoit pas occupé d’esthétique, ne manqueront pas de tenirune réponse toute prête. Ils estimeront que cette réponsea été trouvée depuis longtemps, et que personne n’adroit de l’ignorer. « L’art, diront-ils, est une activité quiproduit de la beauté. »

Mais si c’est en cela que consiste l’art, demanderez-vous, un ballet ou un opéra-bouffe sont-ils des œuvresd’art ? — Et l’homme cultivé et l’artiste vous répondrontencore, mais déjà avec un peu d’hésitation : « Oui, unbon ballet, un gentil opéra-bouffe sont de l’art aussi, entant qu’ils manifestent de la beauté. »

Mais si vous demandez ensuite à vos interlocuteurs cequi différencie un « bon » ballet et un « gentil » opéra-bouffe d’avec leurs contraires, ils auront beaucoup depeine à vous répondre. Et si vous leur demandez ensuitesi l’activité des costumiers et des coiffeurs, qui prennenttant de part dans la production des ballets et des opéras-bouffes, si l’activité des couturiers et tailleurs, si celle desparfumeurs, celle des cuisiniers, si tout cela est de l’art,ils vous répondront, suivant toute probabilité, par lanégative. Mais en cela ils se tromperont, précisément

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parce que ce sont des hommes ordinaires et non pas desspécialistes, et parce qu’ils ne se sont pas occupés dequestions esthétiques. S’ils avaient jamais mis le nez dansces questions, ils auraient lu par exemple dans l’ouvragedu grand Renan, Marc Aurèle, une dissertation prouvantque l’œuvre du tailleur est une œuvre d’art, et que ceuxqui ne tiennent point pour la plus haute manifestationartistique les ornements de la femme sont des êtresinintelligents et de bas esprits. « C’est le grand art, » ditRenan. Vos interlocuteurs devraient savoir, aussi, que,dans la plupart des systèmes esthétiques modernes, lecostume, les parfums, la cuisine même sont considéréscomme des arts spéciaux. Tel est en particulier l’avis dusavant professeur Kralik, dans sa Beauté Universelle,essai d’une esthétique générale, ainsi que l’avis de Guyau,dans ses Problèmes de l’esthétique contemporaine.

« Il existe un pentacle des arts, fondé sur les cinqsens de l’homme, » dit Kralik ; et il distingue, enconséquence, les arts du goût, de l’odorat, du toucher, del’ouïe et de la vue.

Des premiers de ces arts, les arts du goût, il dit :« On s’est trop accoutumé à n’admettre que deux ou troissens comme dignes de fournir la matière d’un traitementartistique. Mais on ne niera pas pourtant que ce ne soitune production esthétique, quand l’art de la cuisine arriveà faire, du cadavre d’une bête, un objet de plaisir pourl’homme en toute façon ».

La même opinion se trouve dans l’ouvrage, nomméplus haut, du français Guyau, honoré d’une estime

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particulière par un grand nombre d’écrivains d’à présent.C’est le plus sérieusement du monde qu’il parle dutoucher, du goût, et de l’odorat, comme étant capablesde nous fournir des impressions esthétiques : « Si lacouleur manque au toucher, il nous fournit en revancheune notion que l’œil seul ne peut nous donner, et qui aune valeur esthétique considérable, celle du doux, dusoyeux, du poli. Ce qui caractérise la beauté du velours,c’est sa douceur au toucher non moins que son brillant.Dans l’idée que nous nous faisons de la beauté d’unefemme, le velouté de sa peau entre comme élémentessentiel. Chacun de nous, probablement, avec un peud’attention, se rappellera des jouissances du goût, qui ontété de véritables jouissances esthétiques. » Et Guyauraconte, en manière d’exemple, comment un verre de laitbu par lui dans la montagne lui a donné une jouissanceesthétique.

De tout cela il résulte que la conception de l’art,comme consistant à manifester la beauté, n’est pas dutout aussi simple qu’elle pourrait le sembler. Maisl’homme ordinaire ou bien ne connaît pas tout cela, oubien ne veut pas le connaître, et reste fermementconvaincu que toutes les questions au sujet de l’artpeuvent être nettement et clairement résolues par le seulfait de reconnaître la beauté comme la matière de l’art. Iltrouve parfaitement compréhensible et évident que l’artconsiste à manifester la beauté. La beauté lui paraîtsuffire à trancher toutes les questions qui concernentl’art.

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Mais qu’est-ce donc que cette beauté qui forme lamatière de l’art ? Comment la définit-on ? En quoiconsiste-t-elle ?

Comme c’est toujours le cas, plus sont nuageuses etconfuses les idées suggérées par un mot, plus on ad’aplomb et d’assurance à employer ce mot, et à soutenirque son sens est trop simple et trop clair pour qu’onprenne la peine de le définir. C’est ce qui se produit àl’ordinaire dans les questions religieuses ; et c’est ce qui alieu encore pour cette conception de la beauté. On admetcomme accordé que tout le monde sait et comprend ceque signifie le mot beauté. Et cependant la vérité est quenon seulement tout le monde ne le sait pas, mais que,après que des montagnes de livres ont été écrites sur cesujet par les penseurs les plus savants et les plusprofonds depuis cent cinquante ans (depuis queBaumgarten a fondé l’esthétique en 1750), la question desavoir ce qu’est la beauté reste aujourd’hui encoreabsolument sans réponse, chaque nouvel ouvraged’esthétique proposant à cette question une réponsenouvelle. Un des derniers ouvrages que j’aie lus sur cesujet est un petit livre allemand de Julius Mithalter,intitulé l’Énigme du Beau. Et ce titre exprime précisémentla vraie position du problème. Après que des milliers desavants l’ont discuté pendant cent cinquante ans, le sensdu mot beauté reste encore une énigme. Les Allemandsle définissent à leur manière, de cent façons différentes.

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L’école physiologique, celle des anglais Spencer, GrantAllen, et autres, y répond à sa manière ; de même leséclectiques français, et Taine, et Guyau et leurssuccesseurs ; et tous ces écrivains connaissent, ettrouvent insuffisantes, toutes les définitions donnéesprécédemment par Baumgarten, et Kant, et Schiller, etFichte, et Winckelmann, et Lessing, et Hegel, etSchopenhauer, et Hartmann, et Cousin, et mille autres.

Quelle est donc cette étrange notion de la beauté quiparaît si simple à tous ceux qui en parlent sans y penser,mais que personne n’arrive à définir depuis centcinquante ans, ce qui n’empêche pas tous les esthéticiensde fonder sur elle toutes leurs doctrines de l’art ?

Dans notre langue russe, le mot krasota (beauté)signifie simplement ce qui plaît à la vue. Et, bien qu’on sesoit mis, depuis quelque temps, à nous parler d’une« laide action », ou d’une « belle musique », ce n’estpoint là de bonne langue russe. Un Russe du peuple,ignorant les langues étrangères, ne vous comprendra passi vous lui dites qu’un homme qui donne tout ce qu’il afait une « belle » action, ou qu’une chanson est de« belle » musique. Dans notre langue russe, une actionpeut être charitable et bonne, ou méchante et mauvaise.Une musique peut être agréable et bonne, ou déplaisanteet mauvaise. Mais on n’y sait pas ce que c’est qu’une« belle » action ou une « belle » musique. Le mot« beau » peut seulement s’y rapporter à un homme, à uncheval, à une maison, à un lieu, à un mouvement. Detelle sorte que le mot et la notion de « bon » impliquent

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pour nous, dans un certain ordre de sujets, la notion de« beau », mais que la notion de « beau », au contraire,n’implique pas nécessairement la notion de « bon ».

Quand nous disons d’un objet que nous apprécionspour son apparence visible, qu’il est « bon », nousentendons par là que cet objet est « beau » ; mais sinous disons de lui qu’il est « beau », cela ne suppose pasnécessairement que nous le croyions « bon ».

Dans les autres langues européennes, c’est-à-diredans les langues des nations parmi lesquelles s’estrépandue la doctrine qui fait de la beauté la choseessentielle en art, les mots « beau »,« schœn », « beautiful », « bello », etc., tout en gardantleur sens primitif, en sont venus aussi à exprimer labonté, au point de devenir les substituts du mot « bon ».C’est désormais chose toute naturelle, dans ces langues,d’employer des expressions telles que « belle âme »,« belle pensée », ou « belle action ». Ces langues ontmême fini par n’avoir plus de mot propre pour désignerla beauté de la forme ; elles sont forcées de recourir àdes combinaisons de mots telles que « beau de forme »,« beau à voir », etc.

Mais qu’est-ce donc, au juste, que cette « beauté » quiva ainsi changeant de sens suivant les pays et les temps ?

Pour répondre à cette question, pour définir ce queles nations européennes entendent aujourd’hui par« beauté » ; je vais être forcé de citer au moins un petit

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choix des définitions de la « beauté » les plusgénéralement admises dans les systèmes esthétiquesactuels. Mais je dois avant tout supplier le lecteur de nepas se laisser désemparer par l’ennui qui ne pourramanquer de résulter de ces citations, et de se résigner,malgré cet ennui, à les lire, ou, mieux encore, à lirequelques-uns des auteurs dont je vais citer des extraits.Pour ne parler que d’ouvrages très simples et trèssommaires, qu’on prenne, par exemple, l’ouvrageallemand de Kralik, l’ouvrage anglais de Knight, oul’ouvrage français de Lévêque. Il est indispensable d’avoirlu un ouvrage d’esthétique pour se faire une idée de ladivergence d’opinions et de l’effroyable obscurité quirègnent dans cette région de la science philosophique.

Voici par exemple ce que dit l’esthéticien allemandSchasler, dans la préface de son fameux, volumineux, etminutieux ouvrage sur l’esthétique : « Nulle part, danstout le domaine de la philosophie, la contradiction n’estaussi grande qu’en esthétique. Et nulle part non plus onne trouve plus de vaine phraséologie, un emploi plusconstant de termes vides de sens, ou mal définis, uneérudition plus pédantesque et en même temps plussuperficielle. » Et en effet c’est assez de lire l’ouvrage deSchasler lui-même pour se convaincre de la justesse deson observation.

Sur le même sujet le français Véron, dans la préfacede son remarquable ouvrage sur l’esthétique, écrit : « Iln’y a pas de science qui ait été plus que l’esthétique livréeaux rêveries des métaphysiciens. Depuis Platon jusqu’aux

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doctrines officielles de nos jours, on a fait de l’art je nesais quel amalgame de fantaisies quintessenciées et demystères transcendantaux qui trouvent leur expressionsuprême dans la conception absolue du beau idéal,prototype immuable et divin des choses réelles. »

Que le lecteur prenne seulement la peine de parcourirles quelques définitions suivantes de la beauté,empruntées aux seuls esthéticiens de grand renom : et ilpourra juger par lui-même combien est légitime cettecritique de Véron.

Je ne citerai pas, comme l’on fait d’ordinaire, lesdéfinitions de la beauté attribuées aux auteurs anciens,Socrate, Platon, Aristote, et les autres jusqu’à Plotin, car,en réalité, et comme je l’expliquerai plus loin, les anciensse faisaient une conception de l’art toute différente decelle qui forme la base et l’objet de notre esthétiquemoderne. En rapprochant de notre conception présentede la beauté leurs jugements sur elle, on donne à leursmots un sens qui n’est pas le leur.

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CHAPITRE II. LA BEAUTÉ

Commençons donc par le fondateur de l’esthétique,Baumgarten (1714-1762).

Suivant lui, la connaissance logique a pour objet lavérité, et la connaissance esthétique (c’est-à-dire sensible)a pour objet la beauté. La beauté est le parfait, oul’absolu, reconnu par les sens ; la vérité est le parfaitperçu par la raison. Et la bonté, d’autre part, est le parfaitatteint par la volonté morale.

Il définit la beauté une « correspondance », c’est-à-dire un ordre entre des parties, dans leurs relationsmutuelles et dans leur rapport avec l’ensemble. Quant aubut de la beauté, il est « de plaire et d’exciter un désir ».C’est, notons-le en passant, le contraire exact de ladéfinition de Kant.

Pour ce qui est des manifestations de la beauté,Baumgarten estime que l’incarnation suprême de labeauté nous apparaît dans la nature, et il en conclut quel’objet suprême de l’art est de copier la nature : encoreune conclusion qui se trouve en contradiction directe aveccelles des esthéticiens postérieurs.

Nous passerons, si l’on veut bien, sur les successeursimmédiats de Baumgarten, Maier, Eschenburg, et

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Eberhard, qui n’ont fait que modifier légèrement ladoctrine de leur maître en distinguant l’agréable d’avec lebeau. Mais il convient de citer les définitions données pard’autres contemporains de Baumgarten, tels que Sulzer,Moïse Mendelssohn, et Moritz, qui, se mettant déjà encontradiction formelle avec lui, assignent pour objet àl’art non pas la beauté, mais la bonté. Pour Sulzer (1720-1777), par exemple, cela seul peut être considéré commebeau qui contient une part de bonté ; la beauté est ce quiévoque et développe le sentiment moral. PourMendelssohn (1729-1786), le seul but de l’art est laperfection morale. Ces esthéticiens détruisent de fond encomble la distinction établie par Baumgarten entre lestrois formes du parfait, le vrai, le beau, et le bien ; ilsrattachent le beau au vrai et au bien.

Mais non seulement cette conception n’est pasmaintenue par les esthéticiens de la période suivante ;elle se trouve même radicalement contredite par lefameux Winckelmann (1717-1768), qui sépare tout à faitla mission de l’art de toute fin morale, et donne pourobjet à l’art la beauté extérieure, qu’il limite même à laseule beauté visible. Il y a d’après Winckelmann troissortes de beauté : 1° la beauté de la forme ; 2° la beautéde l’idée, s’exprimant par la position des figures ; 3° labeauté de l’expression, qui résulte de l’accord des deuxautres beautés. Cette beauté de l’expression est la finsuprême de l’art ; elle se trouve réalisée dans l’art antique; et par conséquent l’art moderne doit tendre à imiter l’artantique.

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On rencontre une conception analogue de la beautéchez Lessing, Herder, Gœthe, et la plupart desesthéticiens allemands, jusqu’au moment où Kant, à sontour, la détruit, et en suggère une autre absolumentdifférente.

Une foule de théories esthétiques naissent, durant lamême période, en Angleterre, en France, en Italie, et enHollande ; et bien que ces théories n’aient rien decommun avec celles des Allemands, elles les égalentpourtant en obscurité et en confusion.

Suivant Shaftesbury (1690-1713) : « Ce qui est beauest harmonieux et bien proportionné, ce qui estharmonieux et bien proportionné est vrai ; et ce qui est àla fois beau et vrai est, en conséquence, agréable etbon. » Dieu est le fonds de toute beauté ; de luiprocèdent la beauté et la bonté. Ainsi, pour cet Anglais,la beauté est distincte de la bonté, et cependant seconfond avec elle.

Suivant Hutcheson (1694-1747), l’objet de l’art est labeauté, dont l’essence consiste à évoquer en nous laperception de l’uniformité dans la variété. Nous avons ennous « un sens interne » qui nous permet de reconnaîtrece qui est l’art, mais qui peut cependant être encontradiction avec le sens esthétique. Enfin, suivantHutcheson, la beauté ne correspond pas toujours à labonté, mais en est distincte, et parfois lui est contraire.

Suivant Home (1696-1782), la beauté est ce qui plaît.

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C’est le goût seul qui la définit. L’idéal du goût est que lemaximum de richesse, de plénitude, de force, et devariété d’impressions se trouve contenu dans les plusétroites limites. Et tel est aussi l’idéal d’une œuvre d’artparfaite.

Suivant Burke (1729-1797), le sublime et le beau, quisont les objets de l’art, trouvent leur origine dans notreinstinct de conservation et dans notre instinct desociabilité. La défense de l’individu, et la guerre, qui enest la conséquence, sont les sources du sublime ; lasociabilité, et l’instinct sexuel, qui en est la conséquence,sont la source du beau.

Pendant que les penseurs anglais se contredisaientainsi l’un l’autre dans leurs définitions de la beauté et del’art, les esthéticiens français n’arrivaient pas davantage àse mettre d’accord. Suivant le père André (Essai sur leBeau, 1741), il y a trois sortes de beauté : la beautédivine, la beauté naturelle, et la beauté artificielle. SuivantBatteux (1713-1780), l’art consiste à imiter la beauté dela nature et son but doit être de plaire. Telle est aussi, ouà peu près, la définition de Diderot. Voltaire etd’Alembert estiment que les lois du goût décident seulesde la beauté, mais que ces lois, d’ailleurs, échappent àtoute définition.

Suivant un auteur italien de la même période,Pagano, l’art consiste à unir les beautés éparses dans lanature. La beauté, pour lui, se confond avec la bonté : labeauté est la bonté rendue visible ; et la bonté est labeauté rendue intérieure.

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Suivant d’autres Italiens, Muratori (1672-1750) etSpaletti (Soggio sopra la Bellezza, 1765), l’art se ramèneà une sensation égoïste, fondée sur notre instinct desociabilité.

Des esthéticiens hollandais, le plus remarquable estHemsterhuis (1720-1790), qui a exercé une influenceréelle sur les esthéticiens allemands et sur Gœthe.Suivant lui, la beauté est ce qui procure le plus de plaisir; et ce qui nous procure le plus de plaisir, c’est ce quinous donne le plus grand nombre d’idées dans le pluscourt espace de temps. Aussi la jouissance du beau est-elle, pour lui, la plus haute de toutes, parce qu’elle nousdonne la plus grande quantité d’idées dans le plus courtespace de temps.

Telles étaient, en Europe, les diverses théories desesthéticiens, lorsque Kant (1724-1804) proposa la sienne,qui est restée depuis, comme l’on sait, une des pluscélèbres.

La théorie esthétique de Kant peut être résumée ainsi: — L’homme a la connaissance de la nature, en dehorsde lui, et de lui-même, dans la nature. Dans la nature, ilcherche la vérité ; en lui-même, il cherche la bonté. Lapremière de ces recherches est affaire de raison pure, laseconde de raison pratique. Mais en sus de ces deuxmoyens de perception, il y a encore la capacité dejugement, qui peut produire « des jugements sansconcepts et des plaisirs sans désirs ». C’est cette capacité

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qui est la base du sentiment esthétique. La beauté,suivant Kant, est, au point de vue subjectif, ce qui plaîtd’une façon générale et nécessaire, sans concept et sansutilité pratique. Au point de vue objectif, c’est la formed’un objet plaisant en tant que cet objet nous plaît sansaucune préoccupation de son utilité.

Des définitions analogues ont été données de labeauté par les successeurs de Kant, parmi lesquels figureSchiller (1759-1805). Mais tout autre déjà est ladéfinition de Fichte (1762-1814). Celui-là soutient que lemonde a deux faces, étant d’une part la somme de noslimitations, et d’autre part la somme de notre libreactivité idéale. Sous la première face tout objet estdéfiguré, comprimé, mutilé, et nous voyons la laideur ;sous la seconde face nous percevons les objets dans leurplénitude et leur vie intimes, nous voyons la beauté.Aussi la beauté, pour Fichte, ne réside-t-elle pas dans lemonde, mais dans « l’âme belle ». L’art est lamanifestation de cette « âme belle » ; il a pour butl’éducation non seulement de l’esprit, non seulement ducœur, mais de l’homme tout entier. Et ainsi les caractèresde la beauté ne sont pas le fait des sensationsextérieures, mais de la présence d’une âme belle chezl’artiste.

Passons encore sur les théories de Frédéric Schlegel(1772-1829) et d’Adam Muller (1779-1829) pour arriverà celles du célèbre Schelling (1775-1854). Suivant cephilosophe, l’art est le résultat d’une conception deschoses dans laquelle le sujet devient son propre objet, ou

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l’objet son propre sujet. La beauté est la perception del’infini dans le fini. L’art est l’union du subjectif et del’objectif, de la nature et de la raison, du conscient et del’inconscient. Et la beauté est aussi la contemplation deschoses en soi, telles qu’elles existent dans leursprototypes. Ce n’est pas la science, ni l’adresse del’artiste, qui produisent la beauté, mais l’idée de la beautéqui est en lui.

Après Schelling et son école vient la fameuse doctrineesthétique de Hegel. C’est elle qui fait, aujourd’huiencore, et qu’on s’en doute ou non, la base des opinionscourantes sur l’art et la beauté. Elle n’est d’ailleurs ni plusclaire ni plus précise que les doctrines précédentes, maisau contraire, si c’est possible, plus abstruse et plusnuageuse. Suivant Hegel (1770-1831), Dieu se manifestedans la nature et dans l’art sous la forme de la beauté. Labeauté est le reflet de l’idée dans la matière. Seule l’âmeest vraiment belle ; mais l’esprit se montre à nous sous laforme sensible, et c’est cette apparence sensible del’esprit qui est la seule réalité de la beauté. La beauté et lavérité, dans ce système, sont une seule et même chose :la beauté est l’expression sensible de la vérité.

Cette doctrine fut reprise, développée, et enrichied’une foule de formules nouvelles par les élèves deHegel, Weisse, Ruge, Rosenkrantz, Vischer, et autres.Mais qu’on ne croie pas que l’hégélianisme ait eu lemonopole des théories esthétiques en Allemagne ! Côte àcôte avec lui, d’autres systèmes paraissaient, en grandnombre, qui non seulement n’admettaient pas avec Hegel

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que la beauté fût le reflet de l’idée, mais quicontredisaient expressément cette définition, la réfutaient,la tournaient en ridicule. Bornons-nous à citer deux deces théories, celle de Herbart et celle de Schopenhauer.

Suivant Herbart (1776-1841), il n’y a pas et ne sauraity avoir une beauté existant par elle-même. Rien n’existeque notre opinion, et celle-ci est basée sur nosimpressions personnelles. Il y a de certaines relations quenous nommons belles ; et l’art consiste à les découvrir,aussi bien dans la peinture que dans la musique et lapoésie.

Suivant Schopenhauer (1788-1860), la volontés’objective dans le monde sur des plans divers ; chacunde ces plans a sa beauté propre, et le plus haut de tousen est aussi le plus beau. Le renoncement à notreindividualité, en nous permettant de contempler cesmanifestations de la Volonté, nous donne une perceptionde la beauté. Tous les hommes possèdent la capacitéd’objectiver l’idée sur des plans différents ; mais le géniede l’artiste a cette capacité à un degré plus haut, et peutproduire ainsi une beauté supérieure.

Après ces écrivains fameux, d’autres vinrent enAllemagne, d’une originalité et d’une influence moindres,mais dont chacun se faisait fort de ne rien laisser deboutde la doctrine de ses confrères passés et présents. TelsHartmann, Kirkmann, Schnaase, le physicien Heknholtz,Bergmann, Jungmann, etc.

Suivant Hartmann (né en 1842), la beauté ne résideni dans le monde extérieur, ni dans « la chose en soi »,

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ni dans l’âme, mais dans l’apparence produite parl’artiste. La « chose en soi » n’est pas belle, mais nousparaît belle quand l’artiste la transforme.

Suivant Schnaase (1798-1875), il n’y a pas dans lemonde de beauté parfaite. La nature ne fait qu’enapprocher ; l’art nous donne ce que la nature ne peut pasnous donner.

Suivant Kirkmann (1802-1884), il y a six royaumes enhistoire : les royaumes de la science, de la richesse, de lamorale, de la foi, de la politique et de la beauté. L’art estl’activité s’exerçant dans ce dernier royaume.

Suivant Helmholtz (1821-1896), qui ne s’est occupéque de l’esthétique musicale, la beauté en musiques’obtient seulement par l’observation de certaines loisinvariables : lois que l’artiste ne connaît pas, maisauxquelles il obéit d’une façon inconsciente.

Suivant Bergmann (Ueber das Schœne, 1887), il estimpossible de définir la beauté d’une façon objective. Labeauté ne peut être que perçue d’une façon subjective ;et, par suite, le problème de l’esthétique consiste à définirce qui plaît à chacun. Suivant Jungmann (mort en 1885),1° la beauté est une qualité supra-sensible des choses ;2° le plaisir artistique se produit en nous par la simplecontemplation de la beauté ; 3° la beauté est lefondement de l’amour.

Est-il besoin de dire que, pendant que l’A llemagneenfantait ces doctrines, l’esthétique ne chômait ni en

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France, ni en Angleterre ?En France il y avait Cousin (1792-1867), un

éclectique, qui s’inspirait des doctrines des idéalistesallemands. La beauté, suivant lui, reposait toujours surun fondement moral. Il disait en outre qu’elle pouvaitêtre définie objectivement, et qu’elle était, par essence, lavariété dans l’unité. Son élève Jouffroy (1796-1842)voyait dans la beauté une expression de l’invisible. Lemétaphysicien Ravaisson considérait la beauté comme lebut et la fin suprême de l’Univers. Et le métaphysicienRenouvier disait à son tour : « Ne craignons pasd’affirmer qu’une vérité qui ne serait pas belle ne seraitqu’un jeu logique de notre esprit, et que la seule véritésolide, et digne de ce nom, c’est la beauté. »

Tous ces penseurs prenaient le point de départ deleurs théories en Allemagne ; d’autres, dans le mêmetemps, s’efforçaient d’être plus originaux : Taine, Guyau,Cherbuliez, Véron, etc.

Suivant Taine (1828-1893), il y a beauté quand lecaractère essentiel d’une idée importante se manifesteplus complètement qu’il ne le fait dans la réalité. SuivantGuyau (1854-1888), la beauté n’est pas une choseextérieure à l’objet, mais la fleur même de l’objet. L’artest l’expression d’une vie raisonnable et consciente,évoquant en nous, à la fois, la conscience la plusprofonde de notre existence et les plus hauts sentimentset les plus nobles pensées. L’art, suivant lui, transportel’homme, de la vie personnelle, dans la vie universelle,par le moyen d’une participation aux mêmes sentiments

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et aux mêmes idées. Suivant Cherbuliez, l’art est uneactivité qui 1° satisfait notre amour inné des apparences ;2° incarne, dans ces apparences, des idées ; 3° et donneen même temps le plaisir à nos sens, à notre cœur, et ànotre raison.

Voici encore, pour être complet, l’avis de quelquesauteurs français plus récents. La Psychologie du beau etde l’art, par Mario Pilo (1895), dit que la beauté est unproduit de nos impressions physiques. Le but de l’art estle plaisir ; mais l’auteur estime que ce plaisir ne peutmanquer d’être éminemment moral. L’Essai sur l’artcontemporain, par Fierens-Gevaert (1897), dit que l’artconsiste dans l’équilibre entre le maintien des traditionsdu passé et l’expression de l’idéal du présent. Enfin le SârPéladan affirme que la beauté est une des manifestationsde Dieu. « Il n’y a pas d’autre réalité que Dieu, il n’y apas d’autre vérité que Dieu, il n’y a pas d’autre beautéque Dieu. »

L’Esthétique de Véron (1878) se distingue des autresouvrages du même genre en ce qu’elle est du moinsclaire et compréhensible.

Sans y donner de définition exacte de l’art, l’auteur ale mérite de débarrasser l’esthétique de toutes les vaguesnotions de la beauté absolue. L’art, suivant Véron, est lamanifestation d’une émotion exprimée au dehors par unecombinaison de lignes, de formes, de couleurs, ou parune succession de mouvements, de rythmes, et de sons.

Les Anglais, de leur côté, s’accordent pour la plupart àdéfinir la beauté non par ses qualités propres, mais par

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l’impression et le goût personnels. A insi faisaient déjàReid (1704-1796), Alison, et Érasme Darwin (1731-1802). Mais plus remarquables sont les théories de leurssuccesseurs.

Suivant Charles Darwin (1805-1882), la beauté est unsentiment naturel non seulement à l’homme, mais auxanimaux. Les oiseaux ornent leurs nids et font cas de labeauté dans leurs relations sexuelles. La beauté,d’ailleurs, est un composé de notions et de sentimentsdivers. L’origine de la musique doit être cherchée dansl’appel adressé par les mâles aux femelles.

Suivant Herbert Spencer (né en 1820), l’origine del’art doit être cherchée dans le jeu. Chez les animauxinférieurs, toute l’énergie vitale est employée à l’entretiende la vie individuelle et de la vie de la race ; mais chezl’homme, quand ses instincts ont été satisfaits, il reste unsurplus de force qui se dépense en jeu, puis en art.

Grant Allen, dans ses Physiological Esthetics (1877),dit que la beauté a une origine physique. Les plaisirsesthétiques viennent de la contemplation de la beauté,mais la conception de la beauté est le résultat d’unprocessus physiologique. Le beau, c’est ce qui procure lemaximum de stimulation avec le minimum de dépense.

Les diverses opinions sur l’art et la beauté que jeviens de mentionner, y compris encore, pourl’Angleterre, celles de Todhunter, de Mozeley, de Ker, deKnight, etc., sont loin d’épuiser tout ce qui a été écrit surla matière. Pas un jour ne se passe sans que surgissentde nouveaux esthéticiens, dans les doctrines desquels se

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retrouvent, invariablement, le même vague et la mêmecontradiction. Quelques-uns, par inertie, se bornent àreprendre, avec de légères variantes, l’esthétiquemystique des Baumgarten et des Hegel ; d’autrestransfèrent la question dans la région de la subjectivité,et rattachent la beauté au goût ; d’autres, les esthéticiensdes dernières générations, cherchent l’origine de labeauté dans les lois de la physiologie ; et d’autres enfinenvisagent résolument le problème de l’art en dehors detoute conception de beauté. Ainsi Sully, dans Sensationand Intuition, élimine tout à fait la notion de beauté.L’art, dans sa définition, est simplement un produit apte àprocurer à son producteur une jouissance active, et àfaire naître une impression agréable chez un certainnombre de spectateurs ou d’auditeurs, indépendammentde toute considération de l’utilité pratique.

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CHAPITRE III. DISTINCTION DE L’ART ET DE LABEAUTÉ

Que résulte-t-il de toutes ces définitions de la beauté? Abstraction faite de celles, trop évidemment inexactes,qui ne répondent pas à la conception de l’art, et quiplacent la beauté ou dans l’appropriation à une fin, oudans la symétrie, ou dans l’ordre, ou dans l’harmonie desparties, ou dans l’unité sous la variété, ou dans descombinaisons diverses de ces éléments, — abstractionfaite de ces essais infructueux d’une définition objective,toutes les définitions de la beauté proposées par lesesthéticiens aboutissent à deux principes opposés. Lepremier, c’est que la beauté est une chose qui existe parelle-même, une manifestation de l’Absolu, du Parfait, del’Idée, de l’Esprit, de la Volonté, de Dieu. Le second, c’estque la beauté est seulement un plaisir particulier quenous éprouvons dans certaines occasions, et où lesentiment de l’avantage n’entre pour rien.

Le premier de ces principes a été admis par Fichte,Schelling, Hegel, Schopenhauer, et les métaphysiciensfrançais. Il est, aujourd’hui encore, très répandu dans nosclasses cultivées, surtout chez les représentants desvieilles générations.

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Le second principe, celui qui fait de la beauté uneimpression de plaisir personnelle, celui-là est en faveursurtout parmi les esthéticiens anglais : c’est à lui que serallient de plus en plus les jeunes générations, dans notresociété.

Et ainsi il n’y a (ce qui était d’ailleurs fatal) que deuxdéfinitions possibles de la beauté : l’une objective,mystique, noyant la notion de la beauté dans celle duparfait ou de Dieu, — définition éminemment fantaisisteet sans fondement réel ; l’autre, au contraire, très simpleet très intelligible, mais toute subjective, et qui considèrela beauté comme étant tout ce qui plaît. D’une part, labeauté apparaît comme quelque chose de sublime et desurnaturel, mais, en même temps, hélas ! d’indéfini ;d’autre part elle apparaît comme une sorte de plaisirdésintéressé éprouvé par nous. Et cette secondeconception de la beauté est en effet très claire, mais,malheureusement, elle est aussi inexacte, car, à son tour,elle s’étend trop loin dans le sens opposé, en impliquantla beauté des plaisirs tirés de la nourriture, de la boisson,de l’habillement, etc.

Il est vrai que, si nous suivons les phases successivesdu développement de l’esthétique, nous constatons queles doctrines métaphysiques et idéalistes perdent de plusen plus de terrain au profit des doctrines expérimentaleset positives, si bien que nous voyons même desesthéticiens, comme Véron et Sully, s’efforcer d’éliminertout à fait la notion de la beauté. Mais les esthéticiens decette école n’ont encore que fort peu de succès ; et la

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grande majorité du public, ainsi que des artistes et dessavants, s’en tient à l’une des deux définitions classiquesde l’art, qui toutes deux fondent l’art sur la beauté,voyant dans celle-ci ou bien une entité mystique etmétaphysique, ou bien une forme spéciale du plaisir.

Essayons donc d’examiner à notre tour cette fameuseconception de la beauté artistique.

Au point de vue subjectif, ce que nous appelonsbeauté, c’est incontestablement tout ce qui nous fournitun plaisir d’une espèce particulière. Au point de vueobjectif, nous donnons le nom de beauté à une certaineperfection ; mais là, encore, il est clair que nous faisonscela parce que le contact de cette perfection nous fournitune certaine espèce de plaisir ; de sorte que notredéfinition objective n’est qu’une forme nouvelle de ladéfinition subjective. En réalité, toute notion de beauté seréduit pour nous à la réception d’une certaine espèce deplaisir.

Cela étant, il serait naturel que l’esthétique renonçât àla définition de l’art fondé sur la beauté, c’est-à-dire sur leplaisir personnel, et se mît en quête d’une définition plusgénérale, pouvant s’appliquer à toutes les productionsartistiques, et permettant de discerner ce qui relève ounon du domaine des arts. Mais aucune définition de cegenre ne nous a été fournie, comme le lecteur peut s’enconvaincre par notre résumé des diverses théoriesesthétiques. Toutes les tentatives faites pour définir labeauté absolue ou bien ne définissent rien, ou nedéfinissent que quelques traits de quelques productions

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artistiques, bien loin de s’étendre à tout ce que tout lemonde a toujours considéré, et considère encore, commeétant du domaine de l’art.

Il n’y a pas une seule définition objective de la beauté.Les définitions existantes, aussi bien métaphysiquesqu’expérimentales, aboutissent toutes à cette mêmedéfinition subjective qui veut que l’art soit ce quimanifeste de la beauté, et que la beauté soit ce qui plaîtsans exciter le désir. Bien des esthéticiens ont sentil’insuffisance et l’instabilité d’une telle définition ; et, pourlui donner une base solide, ont étudié les origines duplaisir artistique. Ils ont, par là, transformé la question dela beauté en une question du goût. Mais le goût, en finde compte, s’est trouvé aussi difficile à définir que labeauté. Car il n’y a et ne saurait y avoir d’explicationcomplète et sérieuse de ce qui fait qu’une chose plaît à unhomme et déplaît à un autre, ou vice versa. Et, de lasorte, toute l’esthétique, depuis sa fondation jusqu’à nosjours, échoue à faire ce que nous pouvions compterqu’elle ferait, en sa qualité de soi-disant science ; elle nedéfinit, en effet, ni les qualités et les lois de l’art, ni lebeau, ni la nature du goût. Toute cette fameuse sciencede l’esthétique consiste au fond, à ne reconnaître commeétant artistiques qu’un certain nombre d’œuvres,simplement parce qu’elles nous plaisent, et puis ensuite àcombiner une théorie de l’art qui puisse s’adapter àtoutes ces œuvres. On reconnaît d’abord un canonartistique, suivant lequel on tient pour des œuvres d’artcertaines productions qui ont le bonheur de plaire à

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certaines classes sociales, les œuvres de Phidias, deRaphaël, de Titien, de Bach, de Beethoven, d’Homère, deSophocle, de Dante, de Shakespeare, de Gœthe, etc. ; et,après cela, les lois de l’esthétique doivent être arrangéesde telle sorte qu’elles embrassent la totalité de cesœuvres. Un esthéticien allemand que je lisais l’autre jour,Folgeldt, discutant les problèmes de l’art et de la morale,affirmait nettement que c’était pure folie de vouloirchercher de la morale dans l’art. Et savez-vous l’uniquepreuve sur laquelle il fondait son argumentation ? Ildisait que, si l’art devait être moral, ni Roméo et Juliettede Shakespeare, ni Wilhelm Meister de Gœthe ne seraientdes œuvres d’art ; or ces livres ne pouvant manquerd’être des œuvres d’art, toute la théorie de la moralitédans l’art se trouvait ainsi réduite à néant. Sur quoiFolgeldt se mettait en quête d’une définition de l’artdonnant accès à ces deux œuvres : ce qui le conduisait àproposer, comme le fondement de l’art, la« signification ».

Or c’est sur ce plan que sont construites toutes lesesthétiques qui existent. Au lieu de donner d’abord unedéfinition de l’art véritable, et de décider ensuite ce quiest, ou n’est pas, de bon art, on pose a priori, commeétant des œuvres d’art, un certain nombre d’œuvres qui,pour de certaines raisons, plaisent à une certaine portiondu public ; et c’est ensuite qu’on invente une définition del’art pouvant s’étendre à toutes ces œuvres. Ainsil’esthéticien allemand Muther, dans son Histoire de l’artau dix-neuvième siècle, non seulement ne blâme pas les

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tendances des préraphaélites, des décadents, et dessymbolistes, mais travaille le plus consciencieusement dumonde à élargir sa définition de l’art de façon à pouvoir ycomprendre ces tendances nouvelles. Quelle que soitl’insanité nouvelle qui paraisse en art, à peine les classessupérieures de notre société l’ont-elles admise,qu’aussitôt on invente une théorie pour les expliquer etles sanctionner, comme s’il n’y avait jamais eu despériodes, dans l’histoire, où certains groupes sociauxtenaient pour de l’art véritable un art faux, déformé, videde sens, qui plus tard ne laissait pas même de traces etétait à jamais oublié ! La théorie de l’art fondé sur labeauté, telle que nous l’expose l’esthétique, n’est donc,en somme, que l’admission, au rang des choses« bonnes », d’une chose qui nous a plu ou nous plaîtencore.

Pour définir une forme particulière de l’activitéhumaine, il est nécessaire d’en comprendre d’abord lesens et la portée. Et pour arriver à cette compréhension,il est d’abord nécessaire d’examiner cette activité en elle-même, puis dans ses rapports avec ses causes et seseffets, et non pas seulement au point de vue du plaisirpersonnel que nous pouvons en retirer. Si nous disonsque le but d’une certaine forme d’activité est simplementnotre plaisir, et que nous définissions cette activité par leplaisir qu’elle nous procure, la définition sera forcémentinexacte. Mais c’est là, tout juste, ce qui est arrivé toutesles fois qu’on a voulu définir l’art. Dans la question del’alimentation, par exemple, personne n’aura l’idée

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d’affirmer que l’importance d’une nourriture se mesure àla somme de plaisir que nous en tirons. Chacun admet etcomprend que la satisfaction de notre goût ne sauraitservir de base à notre définition de la valeur de cettenourriture, et que par suite nous n’avons absolument pasle droit de présumer que le poivre de Cayenne, lefromage de Limberg, l’alcool, etc., auxquels noussommes accoutumés, et qui nous plaisent, forment lameilleure des alimentations. Or le cas est tout à fait lemême pour la question de l’art. La beauté, ou ce quinous plaît, ne saurait en aucune façon nous servir debase pour une définition de l’art, ni la série des objets quinous causent du plaisir être considérée comme le modèlede ce que l’art doit être. Chercher l’objet et la fin de l’artdans le plaisir que nous en retirons, c’est imaginer,comme font les sauvages, que l’objet et la fin del’alimentation sont dans le plaisir qu’on en tire.

Le plaisir n’est, dans les deux cas, qu’un élémentaccessoire. Et de même qu’on n’arrive pas à connaître levéritable but de l’alimentation, qui est l’entretien ducorps, si l’on ne cesse pas d’abord de chercher ce butdans le plaisir de manger, de même on ne comprend lavraie signification de l’art que si l’on cesse de chercher lebut de l’art dans la beauté, c’est-à-dire dans le plaisir. Etde même que des discussions sur la question de savoirpourquoi tel homme aime les fruits et tel autre préfère laviande, de même que ces discussions ne nous aident enrien à découvrir ce qui est utile et essentiel dans lanourriture, de même l’étude des questions de goût en art

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non seulement n’aide pas à nous faire comprendre laforme particulière de l’activité humaine que nousappelons art, mais nous rend au contraire cettecompréhension tout à fait impossible.

À cette question : « Qu’est-ce que l’art ? » nous avonsapporté des réponses sans nombre, tirées des diversouvrages d’esthétique. Et toutes ces réponses, oupresque toutes, se contredisant d’ailleurs sur tous lesautres points, sont d’accord pour proclamer que le but del’art est la beauté, que la beauté se reconnaît au plaisirqu’elle donne, et que ce plaisir, à son tour, est une choseimportante, simplement parce qu’il est un plaisir. De tellesorte que ces innombrables définitions de l’art setrouvent n’être nullement des définitions, mais de simplestentatives pour justifier l’art existant. Si étrange que lachose puisse sembler, en dépit des montagnes de livresécrites sur l’art, aucune définition véritable de l’art n’a étéessayée ; et la raison en est dans ce qu’on a toujoursfondé la conception de l’art sur celle de la beauté.

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CHAPITRE IV. LE RÔLE PROPRE DE L’ART

Qu’est-ce donc que l’art, si nous faisons abstraction decette conception de la beauté, qui ne sert qu’àembrouiller inutilement le problème ? Les seulesdéfinitions de l’art qui témoignent d’un effort pours’abstraire de cette conception de la beauté sont lessuivantes : 1° Suivant Schiller, Darwin, Spencer, l’art estune activité qui se produit même chez les animaux, et quirésulte de l’instinct sexuel et de l’instinct du jeu ; et GrantAllen ajoute que cette activité s’accompagne d’uneexcitation agréable du système nerveux ; 2° suivantVéron, l’art est la manifestation externe d’émotionsintérieures, produite par le moyen de lignes, de couleurs,de mouvements, de sons, ou de paroles ; 3° suivantSully, l’art est la production d’un objet permanent, oud’une action passagère, aptes à procurer à leurproducteur une jouissance active, et à faire naître uneimpression agréable chez une certain nombre despectateurs ou d’auditeurs, indépendamment de touteconsidération d’utilité pratique.

Infiniment supérieures aux définitions métaphysiquesqui fondent l’art sur la beauté, ces trois définitions n’ensont pas moins inexactes.

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La première est inexacte parce que, au lieu des’occuper de l’activité artistique même, qui est seule enquestion, elle ne traite que des origines de cette activité.L’addition proposée par Grant Allen est inexacte aussi,parce que l’excitation nerveuse dont elle fait mention peutaccompagner maintes autres formes de l’activitéhumaine, en plus de l’activité artistique ; et c’est ce qui aproduit l’erreur des nouvelles théories esthétiques,élevant au rang d’art la préparation de beaux vêtements,d’odeurs plaisantes, ou même de mets.

La définition de Véron, qui fait consister l’art dansl’expression des émotions, est inexacte, parce qu’unhomme peut exprimer ses émotions par le moyen delignes, de couleurs, de mots ou de sons, sans que sonexpression agisse sur autrui ; auquel cas il ne sauraits’agir d’une expression artistique. Enfin la définition deSully est inexacte, parce qu’elle s’étend aussi bien auxtours de passe-passe et aux exercices d’acrobatie qu’àl’art, tandis qu’il y a au contraire des produits qui peuventêtre de l’art sans donner de sensations agréables tant auproducteur qu’à son public : telles des scènesdouloureuses ou pathétiques, dans un poème ou dans undrame.

Et l’inexactitude de toutes ces définitions provient dece que toutes, de même que les définitionsmétaphysiques, ont seulement en vue le plaisir que l’artpeut procurer, et non pas le rôle qu’il peut et doit jouerdans la vie de l’homme et de l’humanité.

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Pour donner de l’art une définition correcte, il estdonc nécessaire, avant tout, de cesser d’y voir une sourcede plaisir, pour le considérer comme une des conditionsde la vie humaine. Et si on le considère à ce point de vue,on ne peut manquer de constater, tout de suite, que l’artest un des moyens qu’ont les hommes de communiquerentre eux.

Toute œuvre d’art a pour effet de mettre l’homme àqui elle s’adresse en relation, d’une certaine façon, à lafois avec celui qui l’a produite et avec tous ceux qui,simultanément, antérieurement, ou postérieurement, enreçoivent l’impression. La parole, transmettant lespensées des hommes, est un moyen d’union entre eux ;et, l’art, lui aussi, en est un. Ce qui le distingue, commemoyen de communication, d’avec la parole, c’est que, parla parole, l’homme transmet à autrui ses pensées, tandisque par l’art il lui transmet ses sentiments et sesémotions. Et voici comment s’opère cette transmission.

Tout homme est capable d’éprouver tous lessentiments humains, bien que tout homme ne soit pascapable de les exprimer tous. Mais il suffit qu’un autrehomme les exprime devant lui pour qu’aussitôt il leséprouve en lui, lors même qu’il ne les a jamais éprouvésavant. Pour prendre l’exemple le plus simple : si unhomme rit, l’homme qui l’entend rire en ressent de lagaieté ; si un homme pleure, celui qui le voit pleurer sesent lui-même tout triste. Un homme est excité ou irrité :un autre homme, qui le voit, entre dans un état analogue

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au sien. Par ses mouvements ou par le son de sa voix, unhomme exprime son courage, sa résignation ; satristesse, et ce sentiment se transmet à ceux qui le voientou l’entendent. Un homme exprime sa souffrance par dessoupirs et des gémissements : sa souffrance secommunique à ceux qui l’entendent. Et il en est de mêmepour mille autres sentiments.

Or, c’est sur cette aptitude de l’homme à éprouver lessentiments éprouvés par un autre homme qu’est fondéela forme d’activité qui s’appelle l’art. Et encore l’artproprement dit ne commence-t-il que lorsque celui quiéprouve une émotion, et veut la communiquer à d’autres,a recours pour cela à des signes extérieurs. Prenons,cette fois encore, un exemple élémentaire. Un enfant,ayant ressenti de la peur à la rencontre d’un loup, racontecette rencontre ; et, pour évoquer chez ses auditeursl’émotion qu’il a éprouvée, il leur décrit la condition où ilse trouvait, les objets qui l’entouraient, la forêt, son étatd’insouciance, puis l’apparition du loup, ses mouvements,la distance où il était de lui, etc. Tout cela est de l’art, siseulement l’enfant, en racontant son aventure, repasse denouveau par les sentiments qu’il y a éprouvés, et si sesmouvements, le son de sa voix, ses images obligent sesauditeurs à ressentir, eux aussi, des sentimentsanalogues. Et si même l’enfant n’a jamais vu un loup,mais a simplement eu peur d’en rencontrer un, et que,désirant communiquer à autrui cette peur qu’il a eue, ilinvente une rencontre avec un loup, et la raconte defaçon à communiquer à ses auditeurs la peur qu’il a

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éprouvée, cela encore sera de l’art. Et de même il y a artsi un homme, ayant éprouvé ou la peur de souffrir ou ledésir de jouir, que ce soit en réalité ou en imagination,exprime ses sentiments sur la toile ou dans le marbre defaçon à les faire éprouver par autrui. Il y a art si unhomme ressent, ou imagine ressentir des émotions dejoie, de tristesse, de désespoir, de courage oud’abattement, ainsi que le passage d’une de ces émotionsà l’autre, et s’il exprime tout cela par des sons quipermettent à d’autres que lui de l’éprouver comme lui.

Les sentiments que l’artiste communique à autruipeuvent être d’espèce diverse, forts ou faibles, importantsou insignifiants, bons ou mauvais ; ce peuvent être dessentiments de patriotisme, de résignation, de piété, devolupté ; ils peuvent être exprimés par un drame, unroman, une peinture, une marche, une danse, unpaysage, ou une fable ; toute œuvre qui les exprime est,par cela même, de l’art.

Dès que les spectateurs ou les auditeurs éprouvent lessentiments que l’auteur exprime, il y a œuvre d’art.

Évoquer en soi-même un sentiment déjà éprouvé et,l’ayant évoqué, le communiquer à autrui, par le moyende mouvements, de lignes, de couleurs, de sons,d’images verbales : tel est l’objet propre de l’art. L’art estune forme de l’activité humaine consistant, pour unhomme, à transmettre à autrui ses sentiments,consciemment et volontairement, par le moyen de

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certains signes extérieurs. Les métaphysiciens setrompent, en voyant dans l’art la manifestation d’une idéemystérieuse de la Beauté, ou de Dieu ; l’art n’est pas nonplus, comme le prétendent les esthéticiens physiologistes,un jeu où l’homme dépense son excès d’énergie ; il n’estpas l’expression des émotions humaines par des signesextérieurs ; il n’est pas une production d’objets plaisants ;surtout il n’est pas un plaisir : il est un moyen d’unionparmi les hommes, les rassemblant dans un mêmesentiment, et, par là, indispensable pour la vie del’humanité, et pour son progrès dans la voie du bonheur.Car de même que, grâce à notre faculté d’exprimer nospensées par des mots, chaque homme peut connaîtretout ce qui a été fait avant lui dans le domaine de lapensée, et peut aussi, dans le temps présent, participer àl’activité des autres hommes, et peut encore transmettreà ses contemporains et à ses descendants les penséesqu’il a recueillies et celles qu’il y a jointes de son proprefonds ; de même, grâce à notre faculté de pouvoirtransmettre nos sentiments à autrui par le moyen de l’art,tous les sentiments éprouvés autour de nous peuventnous être accessibles, et aussi des sentiments éprouvésmille ans avant nous.

Si nous n’avions pas la capacité de connaître lespensées conçues par les hommes qui nous ont précédés,et de transmettre à autrui nos propres pensées, nousserions comme des bêtes sauvages, ou comme GaspardHauser ; l’orphelin de Nuremberg, qui, élevé dans la

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solitude, avait à seize ans l’intelligence d’un petit enfant.Et si nous n’avions pas la capacité d’être émus dessentiments d’autrui par le moyen de l’art, nous serionspresque plus sauvages encore, plus séparés l’un del’autre, plus hostiles l’un à l’autre. D’où il résulte que l’artest une chose des plus importantes, aussi importante quele langage lui-même.

On nous a habitués à ne comprendre, sous le nomd’art, que ce que nous entendons et voyons dans lesthéâtres, les concerts, et les expositions, ou ce que nouslisons dans des poèmes ou des romans. Mais tout celan’est qu’une partie infime de l’art véritable, par le moyenduquel nous transmettons à autrui notre vie intérieure,ou nous recueillons la vie intérieure d’autrui. Toutel’existence humaine est remplie d’œuvres d’art, depuis lesberceuses, les danses, la mimique et l’intonation,jusqu’aux offices religieux et aux cérémonies publiques.Tout cela est également de l’art. De même que la parolen’agit pas seulement sur nous dans les discours et leslivres, mais aussi dans les conversations familières, demême l’art, au sens large de ce mot, imprègne toutenotre vie ; et ce qu’on appelle l’art, au sens étroit, est loind’être l’ensemble de l’art véritable.

Mais durant de longs siècles l’humanité n’a distinguéqu’une seule portion de cette énorme et diverse activitéartistique : la portion des œuvres d’art ayant pour objetde transmettre des sentiments religieux. À toutes les

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formes de l’art qui n’étaient pas religieuses, auxchansons, aux danses, aux contes de fées, etc., leshommes ont longtemps refusé d’attacher de l’importance; et c’est par occasion seulement que les grandséducateurs de l’humanité se sont arrêtés à censurercertaines manifestations de cet art profane, quand ils lesjugeaient opposées aux conceptions religieuses de leurtemps.

C’est ainsi que les sages anciens, Socrate, Platon, etAristote, ont entendu l’art. A insi l’ont entendu lesprophètes hébreux et les premiers chrétiens ; ainsil’entendent aujourd’hui encore les mahométans ; et ainsil’entend le peuple, dans nos villages russes. Il s’est mêmetrouvé des éducateurs de l’humanité, Platon, parexemple, et des nations entières, comme lesmahométans et les bouddhistes, pour dénier à tout art ledroit d’exister.

Et sans doute ces hommes et ces nations avaient tortde condamner tout art, car c’était vouloir supprimer unechose impossible à supprimer, un des moyens decommunication les plus indispensables entre leshommes. Mais leur erreur était moins grande encore quecelle que commettent aujourd’hui les Européens civilisés,en favorisant tous les arts à la seule condition qu’ilsproduisent de la beauté, c’est-à-dire qu’ils procurent duplaisir. Car jadis on craignait que, parmi les diversesœuvres d’art, il n’y en eût qui pussent corrompre leshommes ; et c’est pour empêcher leur action que l’oncondamnait tous les arts ; mais aujourd’hui la crainte

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d’être privés d’un seul petit plaisir suffit pour nousengager à favoriser tous les arts, au risque d’en admettred’extrêmement dangereux. Erreur bien plus grossière quel’autre, en vérité, et ayant des conséquences bien plusdésastreuses !

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CHAPITRE V. L’ART VÉRITABLE

Mais comment se fait-il que ce même art nonreligieux, qui dans les temps anciens était à peine toléré,en soit arrivé à passer pour une chose excellente à laseule condition de procurer du plaisir ?

Voici, en résumé, comment cela se fait. L’estimationde la valeur de l’art (c’est-à-dire de la valeur dessentiments qu’il transmet) dépend de l’idée qu’on se faitdu sens de la vie, et de ce que l’on considère commeétant bon ou mauvais dans cette vie. Et la science quidistingue ce qui est bon de ce qui est mauvais porte lenom de religion.

L’humanité, par sa nature, est portée à aller sanscesse d’une conception plus basse, plus partielle et plusobscure de la vie à une autre plus haute, plus générale,et plus claire. Et dans ce mouvement de progrès, commedans tous les mouvements, l’humanité obéit à des chefs,des hommes comprenant le sens de la vie plus clairementque les autres ; et, parmi ces hommes en avance sur leurtemps, il s’en trouve toujours un qui a exprimé saconception personnelle plus clairement ou plus fortementque les autres, dans ses paroles et dans sa conduite.L’expression que donne cet homme du sens de la vie,

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jointe aux superstitions, traditions et cérémonies qui nemanquent jamais d’entourer la mémoire des grandshommes, c’est cela qui, de tout temps, a formé lesreligions. Celles-ci sont l’énoncé de la conception que sefont de la vie les hommes les meilleurs et les plusintelligents d’une certaine époque et d’une certainesociété ; et vers cette conception le reste de cette sociétémarche, ensuite, inévitablement et irrésistiblement. Par làs’explique que, de tout temps, les religions aient seulesservi de base à l’évaluation des sentiments humains. Lessentiments qui rapprochent l’homme de l’idéal que luiindique sa religion, qui sont en harmonie avec lui, ceux-là sont tenus pour bons ; les sentiments qui éloignentl’homme de l’idéal de sa religion, ceux-là sont tenus pourmauvais.

Si maintenant, comme c’était le cas chez les anciensJuifs, la religion fait consister le sens de la vie dansl’adoration d’un Dieu et dans l’accomplissement de savolonté, ce sont les sentiments de soumission à la loidivine qui sont réputés bons ; et ce sont aussi ceux quiconstituent le bon art, exprimés par les prophéties, lespsaumes, les poèmes épiques du genre de la Genèse.Tout ce qui est opposé à cet idéal, par exemplel’expression de sentiments de piété envers des dieuxétrangers, ou d’autres sentiments incompatibles avec laloi de Dieu, tout cela est considéré comme de mauvaisart. Que si au contraire, comme c’était le cas chez lesGrecs, la religion fait consister le sens de la vie dans lebonheur terrestre, dans la force et dans la beauté, on

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considère alors comme étant le bon art celui qui exprimela joie et l’énergie de la vie, et, comme étant le mauvaisart, celui qui exprime des sentiments de mollesse ou dedépression. Si, comme c’était le cas chez les Romains, lesens de la vie consiste dans la collaboration à la grandeurd’une nation ou si, comme c’est le cas chez les Chinois, ilconsiste dans l’honneur rendu aux ancêtres et lacontinuation de leur mode de vie, on tient alors pour bonl’art qui exprime la joie du sacrifice du bien-êtrepersonnel au profit du bien de la nation, ou celui quiexprime le respect des ancêtres et le désir de les imiter ;et tout art qui exprime des sentiments opposés est tenupour mauvais. Si le sens de la vie consiste dansl’affranchissement du joug de l’animalité, comme c’est lecas chez les bouddhistes, on tient pour bon l’art qui élèvel’âme et abaisse la chair, et pour mauvais celui quiexprime des sentiments tendant à affermir les passionscorporelles.

À toute époque, et dans toute société humaine, il y aun sens religieux de ce qui est bon et de ce qui estmauvais, commun à la société entière ; et c’est ce sensreligieux qui décide de la valeur des sentiments expriméspar l’art. Cela était ainsi chez les Juifs, les Grecs, lesRomains, les Chinois, les Égyptiens et les Indiens ; etainsi encore chez les premiers chrétiens.

Le Christianisme des premiers siècles ne reconnaissaitcomme étant de bon art que les légendes, les vies desaints, les sermons, les prières et les hymnes, tout ce quiexprimait l’amour du Christ, l’admiration de sa vie, le

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désir de suivre son exemple, le renoncement aux plaisirsdu monde, l’humilité, la charité ; et toutes les œuvresd’art exprimant des sentiments de jouissance personnelleétaient considérées comme mauvaises, et, par suite,condamnées : les représentations plastiques, notamment,n’étaient admises que quand elles avaient la valeur desymboles, et tout l’art païen était condamné. Cela étaitainsi chez ces premiers chrétiens qui concevaient ladoctrine du Christ, sinon tout à fait sous sa formevéritable, du moins sous une forme différente de laforme pervertie, paganisée, que cette doctrine a revêtueplus tard.

Mais à côté de ce Christianisme s’en est formé, peu àpeu, un autre, un Christianisme d’Église, plus voisin dupaganisme que de la doctrine du Christ. Et ceChristianisme d’Église, en conséquence de ses doctrines,a eu une tout autre façon d’estimer les œuvres d’art.Ayant substitué aux principes essentiels du véritablechristianisme, qui sont l’intime parenté de tous leshommes avec Dieu, l’égalité et la fraternité parfaites detous les hommes, et le remplacement de la violence parl’humilité et l’amour, ayant donc substitué à ces principesune hiérarchie céleste pareille à la mythologie païenne,ayant introduit dans la religion le culte du Christ, de laVierge, des Anges, des Apôtres, des Saints, et nonseulement de ces divinités elles-mêmes, mais aussi deleurs images, il en est venu à créer un art qui exprimaitde son mieux ce nouvel idéal.

Et certes ce Christianisme n’avait rien à voir avec celui

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du Christ, certes il était inférieur, non seulement au vraiChristianisme, mais même à la conception que sefaisaient, de la vie, des Romains tels que les Stoïciens oul’empereur Julien ; mais avec tout cela, pour les barbaresqui s’y convertissaient, c’était toujours une doctrinesupérieure à leur ancienne adoration de dieux, de héros,de bons et de mauvais esprits. Et l’art qui dérivait decette religion exprimait l’amour de la Vierge, de Jésus,des Saints et des Anges, la soumission aveugle auxdécrets de l’Église, la peur des tourments de l’enfer etl’espoir des plaisirs du ciel ; et tout art opposé à celui-làétait considéré comme mauvais.

Et cet art, malgré qu’il reposât sur une perversion dela doctrine du Christ, n’en était pas moins un artvéritable, puisqu’il répondait à la conception religieusedes hommes parmi lesquels il se produisait. Les artistesdu moyen-âge, s’inspirant à la même source desentiment que la masse du peuple, et exprimant cessentiments par l’architecture, la peinture, la musique, lapoésie ou le drame, étaient de véritables artistes ; etleurs œuvres, comme il convient aux œuvres d’art,transmettaient leurs sentiments à toute la communautéqui les entourait.

Tel fut l’état des choses jusqu’au jour où, dans les

classes nobles, riches, et cultivées de la sociétéeuropéenne, des doutes s’élevèrent sur la vérité de cette

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conception de la vie qui se trouvait exprimée dans leChristianisme d’Église. Quand, après les Croisades et leplus haut développement du pouvoir des Papes, cesclasses supérieures eurent appris à connaître la sagessedes auteurs classiques, quand elles eurent vu, d’une part,le bon sens et la clarté de l’enseignement des Grecs, et,d’autre part, l’incompatibilité de la doctrine de l’Égliseavec l’enseignement du Christ, il leur devint impossiblede continuer à croire dans cette doctrine de l’Église. Ellespersistaient cependant, en apparence, à rester attachéesaux formes de leur Église, mais ce n’était plus que parinertie, ou pour conserver leur influence sur les masses,dont la foi et la soumission étaient demeurées entières.En fait, le Christianisme d’Église avait cessé d’être ladoctrine religieuse commune à tous les Chrétiens. Et lesclasses supérieures se trouvaient dans la même situationoù s’étaient trouvés les Romains lettrés avant leChristianisme : elles n’admettaient plus la religion de lamasse, mais elles n’avaient pas de croyances qui pussentremplacer pour elles la doctrine de l’Église, dont elless’étaient éloignées.

La seule différence était que les Romains, ayant perduleur foi dans leurs empereurs-dieux, ne pouvaient songerà rien tirer des mythologies compliquées qui avaientprécédé la leur, et étaient forcés de se faire uneconception de la vie entièrement nouvelle, tandis que leshommes de la Renaissance, ayant mis en doute la véritédu christianisme d’Église, n’avaient pas loin à aller pourtrouver une meilleure doctrine. Ils n’avaient qu’à

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s’affranchir des perversions apportées par l’Église à lavraie doctrine du Christ. Et c’est en effet ce que firentquelques-uns d’entre eux, non seulement lesréformateurs, Wiclef, Huss, Luther et Calvin, mais encoretous les adeptes du christianisme non-ecclésiastiques, lesPauliniens, les Bogomils, les Vaudois et autres. Mais ceretour au christianisme primitif ne fut guère accompli quepar des pauvres gens, et dénués de tout pouvoirtemporel. Il y eut bien quelques riches qui, commeFrançois d’Assise, admirent la doctrine du Christ danstoute sa signification et avec toutes ses conséquences, etlui firent le sacrifice de leurs privilèges sociaux. Mais laplupart des hommes des classes supérieures, bien qu’ilseussent perdu toute foi dans la doctrine de l’Église, nevoulurent ni ne purent suivre leur exemple ; et cela parceque l’essence du vrai Christianisme consistait à admettrela fraternité, et par suite l’égalité de tous les hommes, cequi annulait les privilèges dont ils avaient pris l’habitudede jouir. Et ces hommes des classes supérieures, papes,rois, ducs, et tout les grands de la terre, restèrent ainsisans religion, ne gardant que les formes extérieuresd’une religion dont les enseignements justifiaient lesprivilèges qui leur étaient chers, Et c’étaient précisémentces hommes qui, ayant le pouvoir et la richesse, payaientles artistes et les dirigeaient. Et, notons bien cela, c’estprécisément parmi ces hommes qu’est né un artnouveau, un art qu’on estimait non plus dans la mesureoù il exprimait les sentiments religieux de son temps,mais dans la mesure de sa beauté, c’est-à-dire du plaisir

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qu’il pouvait procurer. Incapables désormais de croire àune religion dont ils avaient découvert la fausseté, maisincapables aussi d’admettre le vrai Christianisme, quicondamnait toute leur manière de vivre, ces riches et cespuissants se trouvaient involontairement ramenés à laconception païenne, qui faisait consister le sens de la viedans le plaisir personnel. Et c’est alors que se produisit,parmi les classes supérieures, ce que l’on appelle laRenaissance des sciences et des arts. L’époque de laRenaissance a été, en fait, une période de scepticismecomplet dans les classes supérieures. N’ayant plus aucunefoi religieuse, privés ainsi de toute règle fixe pourdistinguer ce qui était le bon art d’avec ce qui était lemauvais, les hommes de ces classes supérieuresadoptèrent pour règle leur plaisir personnel. Et, ayantadmis pour critérium du bon art le plaisir, ou en d’autrestermes la beauté, ils furent très heureux de pouvoir seraccrocher à la conception artistique,— très grossière, ensomme, — des anciens Grecs. Leur nouvelle théorie del’art fut le résultat direct de leur nouvelle façon decomprendre la vie.

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CHAPITRE VI. LE FAUX ART

Dès le moment où les classes supérieures de lasociété européenne perdirent leur foi dans lechristianisme d’Église, la beauté, c’est-à-dire le plaisirartistique, devint pour eux la mesure du bon et dumauvais art. Et, en conformité avec cette notion, unenouvelle théorie esthétique se forma parmi ces classessupérieures afin de la justifier : une théorie suivantlaquelle l’art n’a pas d’autre but que de produire labeauté. Et les partisans de cette théorie esthétique, pourlui donner de la vraisemblance, affirmèrent qu’elle n’étaitpas de leur invention, mais qu’elle découlait directementde la nature des choses, et qu’elle avait été formuléedéjà, par les anciens Grecs. Affirmations absolumentarbitraire, et, de plus, inexacte : car c’était vrai que lesGrecs ne distinguaient pas très nettement le bien du beau; mais cela tenait simplement à leur conception moralede la vie. Ils ne se faisaient aucune idée de cetteperfection supérieure de la beauté morale, non seulementdistincte de la beauté artistique, mais le plus souventopposée à elle, et qui, déjà pressentie par certainsprophètes juifs, s’est trouvée pleinement exprimée dansla doctrine du Christ. Ils supposaient que le beau doit

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aussi, nécessairement, être le bien. Seuls, leurs grandspenseurs, Socrate, Platon, Aristote, sentaient que labonté ne coïncidait pas toujours avec la beauté. Socratesubordonnait expressément la bonté à la beauté ; Platon,pour unir les deux notions, parlait d’une beauté spirituelle; Aristote voulait que l’art eût une influence morale. Mais,à l’exception de ces sages, tout le monde admettait laconcordance absolue de la beauté et de la bonté ; et ainsis’explique que, dans le langage des anciens Grecs, unmot composé, kalokagathon, ait servi à désigner cetteconcordance.

Ce n’était que le résultat d’une culture insuffisante,une simple confusion de deux notions très distinctes. Etce fut précisément cette confusion que les esthéticiens dela Renaissance tentèrent d’élever au rang d’une loi. Ils sefirent fort de prouver que l’union de la beauté et de labonté était inhérente à la nature des choses, que labeauté coïncidait nécessairement avec la bonté, et que lesens du mot kalokagathon (qui avait un sens pour lesGrecs mais n’en pouvait avoir aucun pour des chrétiens)représentait le plus haut idéal de l’humanité. Sur cemalentendu s’est élevée toute l’esthétique nouvelle, Etrien n’est moins légitime, en vérité, que sa prétention àêtre la suite de l’esthétique des Grecs.

« Pour qui veut y regarder de près, dit Bénard dansson livre sur l’esthétique d’Aristote, la théorie du beau etcelle de l’art sont tout à fait séparées dans Aristote,comme elles le sont dans Platon et chez tous leurssuccesseurs. » Les Grecs, — comme tout le monde,

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toujours et partout, — considéraient l’art comme bonseulement quand il était au service de la bonté, c’est-à-dire de ce qu’ils entendaient par la bonté. Mais le sensmoral était en eux si peu développé, que la bonté et labeauté leur semblaient coïncider. Quant à une doctrineesthétique, dans le genre de celle qu’on leur attribue,jamais ils n’en ont eu le moindre soupçon, L’esthétiquen’a été inventée que dans les temps modernes, et ce n’estguère que depuis Baumgarten qu’elle a pris une formescientifique. En véritable Allemand, avec un grand soucide l’exactitude extérieure et de la symétrie, accompagnéd’un absolu dédain de l’observation des faits, ce pédant acombiné et exposé son extraordinaire théorie. Et, endépit de son absurdité manifeste, cette théorie s’estaussitôt répandue parmi le troupeau des hommescultivés, au point qu’aujourd’hui encore savants etignorants la répètent, comme un principe indubitable etd’une évidence absolue.

Habent sua fata libelli pro capite lectoris ; mais plusjustement encore les théories habent sua fata suivant ledegré d’erreur où se trouve plongée la société parmilaquelle sont inventées ces théories. Si une théorie justifiela fausse position dans laquelle vit une certaine partied’une société, cette théorie a beau manquer defondement, ou même être manifestement fausse : elle estadmise comme un article de foi par cette partie de lasociété. C’est ce qui est arrivé, par exemple ; à la théorie

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célèbre, et absurde, de Malthus, soutenant que lapopulation du monde s’accroissait en proportiongéométrique, tandis que les moyens de subsistances’accroissaient seulement en progression arithmétique, cequi devait avoir pour conséquence la surpopulation dumonde. C’est ce qui est arrivé, aussi, à la théorie (dérivéede celle de Malthus) qui voyait dans la sélection et la luttepour la vie la base du progrès humain. Et c’est encore cequi arrive à la théorie de Marx, qui prétend nousreprésenter comme fatale et inévitable la destructiongraduelle de la petite industrie privée par la grandeindustrie capitaliste. Ces théories ont beau manquer detout fondement, elles ont beau contredire toutes lescertitudes et toutes les croyances de l’humanité, elles ontbeau être d’une immoralité stupide et révoltante, ellessont admises docilement, transmises sans contrôle, etparfois pendant des siècles, jusqu’à ce qu’aient disparules conditions sociales qu’elles servaient à justifier. Àcette classe appartient l’extraordinaire théorie deBaumgarten, qui fait de la bonté, de la vérité, et de labeauté trois manifestions d’un Être unique et parfait.

En vain on chercherait l’ombre d’un argument pourappuyer cette théorie. La bonté, en effet, est laconception fondamentale qui forme l’essence de notreconscience : c’est une conception que la raison ne sauraitdéfinir, que rien ne saurait définir, mais qui sert elle-même à définir tout le reste ; c’est la fin suprême,éternelle, de notre vie. La bonté, c’est la même chose quece que nous appelons Dieu. En cela Baumgarten a raison.

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Mais la beauté, si nous voulons ne plus nous payer demots, et parler seulement de ce que nous entendons, labeauté n’est rien que ce qui nous fait plaisir ; et, parsuite, la notion de beauté non seulement ne coïncide pasavec celle de bonté, mais lui est plutôt contraire, car labonté coïncide le plus souvent avec une victoire sur lespassions, tandis que la beauté est à la racine de toutesnos passions. Et je sais bien qu’on parle toujours d’unebeauté morale ou spirituelle ; mais c’est là simplementjouer sur les mots, car cette beauté morale ou spirituellene désigne rien d’autre que la seule bonté.

Quant à ce que nous appelons la vérité, c’estsimplement la concordance de la définition d’un objet, oude son explication, soit avec la réalité ou avec uneconception de cet objet commune à tous les esprits ; et,par conséquent, on peut dire que la vérité est un desmoyens de produire la bonté ; mais loin de se confondreavec la beauté, il lui arrive souvent de ne pas coïncideravec elle. Socrate et Pascal, par exemple, et d’autressages encore, estimaient que de connaître la vérité surdes objets inutiles n’était nullement d’accord avec labonté, et qu’il y avait même des vérités malfaisantes,c’est-à-dire mauvaises. Avec la beauté, d’autre part, lavérité n’a pas le moindre rapport, et le plus souventmême elle est en contradiction avec elle, car la vérité apour effet général de produire la déception, et de détruirel’illusion, qui est l’une des conditions principales de labeauté. N’est-il pas stupéfiant que la réunion arbitraire,en un seul tout, de trois notions aussi étrangères l’une à

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l’autre, ait pu servir de base à la théorie au nom delaquelle une des manifestations les plus basses de l’art apu passer pour l’art le plus haut : la manifestation de l’artqui a pour seul objet le plaisir, celle contre laquelle tousles éducateurs de l’humanité ont mis les hommes engarde ? Et personne ne proteste contre de tellesabsurdités ! Les savants écrivent de longs ouvragesincompréhensibles où ils font de la beauté un des termesd’une trinité esthétique ! Ces mots, le Beau, le Vrai, leBien, sont répétés, avec des majuscules, par lesphilosophes et les artistes, par les poètes et les critiques,qui tous s’imaginent, en les prononçant, dire quelquechose de solide et de défini, pouvant servir de base àleurs opinions ! Et la vérité est que non seulement cesmots n’ont pas de sens défini, mais qu’ils empêchentd’attacher un sens défini à aucun art, n’ayant été créésque pour justifier la fausse importance attribuée à laforme la plus basse de l’art : celle qui a pour uniqueobjet de nous procurer du plaisir.

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CHAPITRE VII. L’ART DE L’ÉLITE

Mais si l’art est une activité ayant pour but detransmettre d’homme à homme les sentiments les plushauts et les meilleurs de l’âme humaine, comment se fait-il que l’humanité, durant toute la période moderne, sesoit passée de cette activité et y ait substitué une activitéartistique inférieure, sans autre but que le plaisir ?

Pour répondre à cette question, il faut d’aborddétruire l’erreur que l’on commet couramment enattribuant à notre art la valeur d’un art universel. Noussommes si accoutumés à considérer ingénument la racedont nous faisons partie comme la meilleure de toutes,qu’en parlant de notre art nous avons l’absolue convictionnon-seulement qu’il est vrai, mais encore qu’il est lemeilleur, le plus vrai de tous. La réalité est au contraireque, loin d’être le seul art, notre art ne s’adresse qu’à uneportion infime de nos races civilisées. On peut parler d’unart national Juif, Grec, Égyptien, encore Chinois ouIndien. Un tel art, commun à une nation entière, a aussiexisté en Russie jusqu’à Pierre le Grand, et dans le restede l’Europe jusqu’au XIIIe ou XIVe siècle. Mais depuis queles classes supérieures de la Société, ayant perdu la foidans la doctrine de l’Église, sont restées sans aucune foi,

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il n’y a plus eu rien qui pût être appelé un art européenou national. Depuis que les classes supérieures desnations chrétiennes ont perdu leur foi dans les doctrinesde l’Église, l’art de ces classes s’est séparé de celui dureste du peuple, et il y a eu deux arts : celui du peuple etcelui des délicats. Et il en résulte qu’à la question desavoir comment l’humanité a pu, durant les tempsmodernes, vivre sans art véritable, à cette question laréponse est que ce n’est pas du tout l’humanité entière, niune partie considérable de cette humanité qui a vécu sansart véritable, mais que ce sont seulement les classessupérieures de notre société européenne et chrétienne.

Et la conséquence de cette absence d’art véritable s’estd’ailleurs assez montrée, dans la corruption des classesqui s’en sont trouvées dépourvues. Toutes les théoriesconfuses et incompréhensibles sur l’art, tous lesjugements faux et contradictoires sur les œuvres d’art, eten particulier la persistance de notre art à s’embourberdans sa mauvaise voie, tout cela est la suite de cetteaffirmation communément admise, malgré son absurdité: que l’art de nos classes supérieures est l’art tout entier,le vrai art, le seul art, l’art universel. Nous affirmons quel’art que nous possédons est le seul réel, et cependant lesdeux tiers de la race humaine vivent et meurent sans sedouter de cet art unique et suprême. Et, même dansnotre société chrétienne, c’est à peine s’il y a un hommesur cent qui en fasse usage ; les quatre-vingt-dix-neufautres vivent et meurent, de génération en génération,écrasés par la tâche, sans jamais goûter à notre art, qui

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est d’ailleurs d’une telle nature que, s’ils y goûtaient, ilsseraient hors d’état d’y rien comprendre. On répondra àcela que, si tout le monde à l’heure actuelle ne fait pasusage de l’art existant, la faute n’en est pas dans l’art lui-même, mais dans la fausse organisation de notre société,et qu’on peut imaginer, pour l’avenir, un état de chosesoù le travail physique sera en partie remplacé par lesmachines, en partie allégé par une distribution pluséquitable. À ce moment il n’y aura plus d’hommes forcésde passer leur vie à se tenir derrière la scène pour fairemouvoir les décors, ou à jouer du cornet à piston dansl’orchestre, ou à imprimer des livres ; les hommes quiferont tout cela n’y travailleront que quelques heures parjour, et pourront, dans leurs loisirs, jouir à leur aise desbénédictions de l’art.

Voilà ce que disent volontiers les défenseurs de l’artd’à présent. Mais je suis convaincu qu’ils ne croient paseux-mêmes ce qu’ils disent. Ils ne peuvent pas ne passavoir que l’art tel qu’ils l’entendent a pour conditionnécessaire l’oppression des masses, et ne saurait durerque par le maintien de cette oppression. Il estindispensable que des masses d’ouvriers s’épuisent autravail pour que nos artistes, écrivains, musiciens,danseurs, et peintres arrivent au degré de perfection quileur permet de nous faire plaisir. Affranchissez lesesclaves du capital, et ce sera chose aussi impossible deproduire un tel art que c’en est une aujourd’huid’admettre à en jouir ces mêmes esclaves.

Mais à supposer même que cette impossibilité soit

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possible, et qu’on trouve un moyen pour mettre l’art, telqu’on l’entend, à la disposition du peuple, une autreconsidération se présente pour prouver que cet art nesaurait être universel : à savoir qu’il est absolumentinintelligible pour le peuple. Jadis des poètes écrivaienten latin ; mais à présent les productions artistiques denos poètes sont aussi inintelligibles au commun deshommes que si elles étaient écrites en sanscrit.

Répondra-t-on que la faute en est au manque deculture et de développement du commun des hommes,et que notre art pourra être compris de tous le jour oùtous auront reçu une éducation suffisante ? C’est encorelà une réponse insensée, car nous voyons que de touttemps l’art des classes supérieures n’a été qu’un simplepasse-temps pour ces classes elles-mêmes, sans que lereste de l’humanité y ait rien compris. Les classesinférieures ont eu beau se civiliser : l’art qui, à l’origine,n’a pas été fait pour eux leur est toujours restéinaccessible. Il leur est et leur sera toujours étranger depar sa nature même, puisqu’il exprime et transmet dessentiments propres à une certaine classe, et étrangers aureste des hommes.

C’est ainsi que, par exemple, des sentiments commel’honneur, le patriotisme, la galanterie et la sensualité,qui forment le sujet principal de l’art d’à présent, nepeuvent provoquer chez l’homme du peuple quel’étonnement et le mépris, ou l’indignation. Si même lapossibilité est donnée aux classes travailleuses de voir, delire, et d’entendre, dans leurs heures de liberté, tout ce

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qui forme la fleur de l’art contemporain (et cettepossibilité leur est donnée, en une certaine mesure dansles villes, par le moyen des musées, des concertspopulaires, et des bibliothèques), l’homme de ces classes,pour peu qu’il ne soit pas perverti et qu’il garde en luil’esprit de sa condition, sera absolument incapable detirer aucun profit de notre art, et n’y comprendra rien ;ou que si, par hasard, il y comprend quelque chose, cequ’il y comprendra n’aura point pour effet d’élever sonâme, mais plutôt de la pervertir. Pour l’homme quiréfléchit et qui est sincère, c’est une chose indubitableque l’art des classes supérieures ne saurait jamais devenirl’art de la nation entière. Et cependant, si l’art est unechose importante, si l’art a l’importance qu’on lui attribue,s’il est égal en importance à la religion, comme sesdévots aiment à le dire, il devrait être, en ce cas,accessible à tous. Et puisque l’art d’aujourd’hui n’est pasaccessible à tous, c’est donc qu’où bien l’art n’a pasl’importance qu’on lui attribue, ou que ce qu’on appelleaujourd’hui l’art n’est pas l’art véritable.

Le dilemme est fatal ; et c’est pour cela que deshommes intelligents et immoraux tentent d’y échapper enniant, formellement, que le commun du peuple ait aucundroit à l’art. Ces hommes proclament, avec uneimpudence parfaite, que seuls sont admis à participer auxjouissances de l’art les « beaux-esprits », « l’élite » ouencore les « sur-hommes », pour employer l’expressionde Nietzsche ; et le reste des hommes, vil troupeau,incapable de goûter ces jouissances, doit se contenter de

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mettre ces êtres supérieurs à même d’en jouir. Du moinscette affirmation a-t-elle l’avantage de ne pas chercher àconcilier l’inconciliable, et d’admettre ouvertement quenotre art n’est fait que pour une classe de privilégiés. Iln’est, en effet, rien d’autre ; et c’est ce que comprennent,au fond, tous ceux qui le pratiquent ; et cela ne lesempêche pas de déclarer avec assurance que cet art desclasses privilégiées est le plus vrai de tous, le seul vrai, leseul que l’humanité doive reconnaître.

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CHAPITRE VIII. LES CONSÉQUENCES DE LAPERVERSION DE L’ART : L’APPAUVRISSEMENT DE

LA MATIÈRE ARTISTIQUE

Le manque de foi des classes supérieures a produit cerésultat : qu’au lieu d’un art tendant à transmettre lesplus hauts sentiments de l’humanité, c’est-à-dire ceux quidécoulent d’une conception religieuse de la vie, nousavons eu un art ne tendant qu’à procurer la plus grandesomme de plaisir à une certaine classe de la société. Etd e tout l’immense domaine de l’art, seule cette partie aété cultivée qui procure du plaisir à cette classeprivilégiée.

Et pour ne rien dire des effets moraux qu’a eus sur lasociété européenne une telle perversion de la notion del’art, cette perversion a encore affaibli l’art lui-même, etl’a, pour ainsi dire, détruit. Elle a eu pour premier résultatque l’art, en faisant du plaisir son seul objet, s’est privéde la source de sujets infiniment variée et profonde quepouvaient être, pour lui, les conceptions religieuses de lavie. Et son second résultat a été que, ne s’adressant qu’àun petit cercle, l’art a perdu la beauté de sa forme, estdevenu affecté et obscur. Et son troisième et principalrésultat a été que l’art a cessé d’être spontané, ou même

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sincère, pour devenir absolument apprêté et artificiel.

Le premier de ces trois résultats, l’appauvrissement

des sources d’inspiration, s’est produit fatalement aussitôtque l’art s’est détaché des notions religieuses. Le méritedes sujets, dans toute œuvre d’art, dépend de leurnouveauté. Une œuvre d’art n’a de prix que si elletransmet à l’humanité des sentiments nouveaux. Demême que, dans l’ordre de la pensée, une pensée n’a devaleur que quand elle est nouvelle et ne se borne pas àrépéter ce que l’on sait déjà, de même une œuvre d’artn’a de valeur que quand elle verse dans le courant de lavie humaine un sentiment nouveau, grand ou petit. Orl’art s’est privé de la source d’où pouvaient découler cessentiments nouveaux, le jour où il a commencé à estimerles sentiments non plus d’après la conception religieusequ’ils expriment, mais d’après le degré de plaisir qu’ilsprocurent. Il n’y a rien en effet de plus invariable et deplus constant que le plaisir, et il n’y a rien de plus diversque les sentiments qui dérivent de la consciencereligieuse des différents âges. Et il n’en saurait êtreautrement : le plaisir de l’homme à ses limites fixées parla nature, niais le mouvement en avant de l’humanité n’apoint de limites. Et à chaque pas en avant que faitl’humanité, les hommes éprouvent des sentimentsnouveaux, nous voulons dire à chaque pas du véritableprogrès, qui consiste dans un nouveau développement de

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la conscience religieuse. Aussi est-ce seulement de cetteconscience que peuvent jaillir des émotions fraîches,jamais encore éprouvées jusque-là. C’est de la consciencereligieuse des anciens Grecs qu’ont découlé lessentiments si nouveaux, si importants, et variés à l’infini,qui se trouvent exprimés dans Homère et dans les grandstragiques. Le cas est le même pour les Juifs, qui sontparvenus à la conception religieuse d’un Dieu unique :c’est de cette conception qu’ont découlé, si neuves et siimportantes, les émotions exprimées par les prophètes.Le cas est le même pour les poètes du moyen-âge : ilserait le même, encore aujourd’hui, pour l’homme quireviendrait à la conception religieuse du vraichristianisme.

Infinie est la variété des sentiments nouveaux quidécoulent des conceptions religieuses ; et ces sentimentssont toujours nouveaux parce que les conceptionsreligieuses sont toujours la première indication de ce quiva se réaliser, c’est-à-dire d’une nouvelle relation del’homme avec le monde qui l’entoure. Mais les sentimentsqui découlent de la recherché du plaisir, au contraire, nonseulement sont limités, mais ont tous été depuislongtemps éprouvés et exprimés. Et ainsi le manque defoi des classes supérieures a condamné l’art de cesclasses à se nourrir d’un aliment le plus maigre et le pluspauvre de tous.

Cet appauvrissement des sources d’inspirationartistique s’est encore trouvé accru par ce fait que,cessant d’être religieux, cet art a cessé aussi d’être

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populaire, restreignant ainsi la série des sentiments qu’ilpouvait transmettre. Car la série des sentiments éprouvéspar les puissants et les riches, qui n’ont aucune notion durôle du travail dans la vie, est beaucoup plus pauvre, pluslimitée, et plus insignifiante, que la série des sentimentsnaturels à l’homme qui travaille. Je sais que, dans noscercles de délicats, c’est précisément le contraire qui estl’opinion courante. Je me rappelle comment Gontcharof,le romancier, un homme très instruit et très intelligent,mais un pur citadin, me disait un jour que, aprèsTourguenef, rien ne restait plus à écrire sur la vie desclasses inférieures. C’était, pour lui, une matière épuisée.La vie des travailleurs lui paraissait une chose simisérable que les histoires de paysans de Tourguenef enavaient dit tout ce qu’il y en avait à dire. La vie desriches, au contraire, avec leur galanterie et leurmécontentement de tout, lui paraissait une matière àjamais inépuisable. Tel homme du monde donnait à sadame un baiser sur la main, tel autre sur l’épaule, untroisième sur la nuque. Tel était mécontent à force de nerien faire, tel autre parce qu’il sentait qu’on ne l’aimaitpas. Et Gontcharof avait la conviction que cette sphèreoffrait à l’artiste une variété de sujets infinie. Combien degens sont aujourd’hui de son avis ! Combien pensent,comme lui, que la vie des gens qui travaillent est pauvreen sujets pour l’artiste, et que notre vie à nous, oisifs, enest au contraire toute remplie ! La vie du travailleur, avecl’infinie variété des formes du travail, et du danger qui lesaccompagne, les migrations de ce travailleur, ses

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rapports avec ses patrons, ses surveillants, et sescompagnons, avec les hommes d’autres religions etd’autres nationalités, ses luttes avec la nature et le mondeanimal, ses occupations dans la forêt, dans la steppe,dans les champs, dans les jardins, ses relations avec safemme et ses enfants, ses plaisirs et ses peines, tout cela,pour nous qui ignorons ces diverses émotions et quin’avons plus aucune conception religieuse, tout cela noussemble monotone en comparaison des petites joies etdes mesquins soucis de notre vie, une vie non de travailet de production, mais de consommation, de destructionde ce que d’autres ont produit pour nous. Nous nousimaginons que les sentiments éprouvés par les personnesde notre temps et de notre classe sont très importants ettrès variés ; mais en réalité c’est le contraire qui est vrai,et l’on peut même dire que tous les sentiments de notreclasse se réduisent à trois sentiments très simples et trèsmédiocres : 1° le sentiment de la vanité, où se rattachentl’ambition et le mépris d’autrui ; 2° le sentiment du désirsexuel, se manifestant sous des formes diverses, depuisla galanterie divinisée par les poètes jusqu’à la sensualitéla plus grossière et la plus ignoble ; 3° et enfin lesentiment du dégoût de la vie. Ces trois sentiments, avecleurs dérivés, forment à peu près l’unique matière de l’artdes classes riches.

D’abord, au début même de la séparation de cet artnouveau, consacré au plaisir, d’avec l’art du peuple, nousvoyons prédominer dans l’art nouveau le sentiment de lavanité, de l’ambition, et du mépris d’autrui. À l’époque de

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la Renaissance, et longtemps encore après, l’objetprincipal des œuvres d’art est l’éloge des puissants,papes, rois et ducs ; on écrit en leur honneur des odes etdes madrigaux, on les exalte dans des cantates et deshymnes ; on peint leur portrait, et on sculpte leur statue.

Plus tard, l’élément du désir sexuel a commencé àpénétrer de plus en plus dans l’art ; il est devenudésormais, à très peu d’exceptions près, un élémentessentiel dans tous les produits artistiques des classesriches, et en particulier dans les romans. De Boccace àMarcel Prévost, tous les romans, contes, et poèmesexpriment le sentiment de l’amour sexuel sous sesformes diverses. L’adultère est le thème favori, pour nepas dire 1’unique thème de tous les romans. Unereprésentation théâtrale a pour condition indispensableque, sous un prétexte quelconque, des femmesparaissent sur la scène avec le buste et les membres nus.Les opéras et les chansons, tout est consacré àl’idéalisation de la luxure. La grande majorité destableaux des peintres français représentent le nu féminin.Dans la nouvelle littérature française, à peine s’il y a unepage où n’apparaisse le mot « nu ».

Un certain auteur, nommé Rémy de Gourmont,trouve à s’imprimer, et passe pour avoir du talent : pourme faire une idée des nouveaux écrivains, j’ai lu sonroman, les Chevaux de Diomède. C’est le compte-rendusuivi et détaillé des relations sexuelles de quelquesmessieurs avec diverses dames. Même chose pour leroman de Pierre Louys, Aphrodite, qui a eu un succès

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énorme. Ces auteurs sont évidemment convaincus que,d e même que leur vie entière se passe à imaginerdiverses abominations sexuelles, de même la vie dumonde entier doit se passer à en imaginer. Et ces auteurstrouvent des imitateurs sans nombre, parmi tous lesartistes d’Europe et d’Amérique.

Le troisième des grands sentiments qu’exprime l’artdes riches, celui du mécontentement universel, a fait sonapparition plus tard encore que les deux autres. Cesentiment n’a pris toute son importance qu’au début denotre siècle ; il a trouvé ses représentants les plus fortsen Byron et Léopardi, puis en Heine. Aujourd’hui, il estdevenu général ; et on le trouve constamment exprimédans les diverses œuvres d’art, mais en particulier dansles poèmes. Les hommes vivent d’une vie stupide etmauvaise, et en rejettent le blâme sur l’organisation del’univers. Voici d’ailleurs comment, avec grande justesse,le critique français Doumic caractérise les œuvres desécrivains nouveaux : « C’est la lassitude de vivre, lemépris de l’époque présente, le regret d’un autre tempsaperçu à travers l’illusion de l’art, le goût du paradoxe, lebesoin de se singulariser, une aspiration de raffi nés versla simplicité, l’adoration enfantine du merveilleux, laséduction maladive de la rêverie, l’ébranlement des nerfs,— surtout l’appel exaspéré de la sensualité. »

Ainsi le manque de foi des classes riches et la vied’exception qu’elles mènent ont eu pour premièreconséquence d’appauvrir la matière de l’art de cesclasses, qui s’est abaissé jusqu’à ne plus exprimer que les

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trois sentiments de la vanité, du désir sexuel, et dudégoût de la vie.

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CHAPITRE IX. LES CONSÉQUENCES DE LAPERVERSION DE L’ART : LA RECHERCHE DE

L’OBSCURITÉ

Le premier résultat de la perte de foi des classessupérieures a été, pour l’art de ces classes,l’appauvrissement de leur matière. Mais par un secondrésultat, en devenant sans cesse plus exclusif, cet artdevenait en même temps sans cesse plus artificiel, plusembarrassé, et plus obscur.

Quand un artiste, dans les époques où l’art étaituniversel, composait un ouvrage, — comme par exempleun sculpteur grec ou un prophète juif, — il s’efforçaitnaturellement de dire ce qu’il avait à dire d’une telle façonque son œuvre pût être intelligible à tous. Mais quandl’artiste n’a plus travaillé que pour un petit cercle de gensplacés dans une condition exceptionnelle, pour despapes, des cardinaux, des rois, des ducs, ou simplementpour la maîtresse d’un prince, il ne s’est plus efforcé,naturellement, que d’agir sur ces gens, dont il connaissaitbien les mœurs et les goûts. C’était là une tâcheinfiniment plus facile ; et ainsi l’artiste se trouvaitinvolontairement amené à s’exprimer en des allusions,compréhensibles seulement pour les initiés, et obscures

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pour le reste des hommes. Il pouvait, d’abord, de cettefaçon dire plus de choses ; et puis il y a même, pourl’initié, un certain charme dans le vague et le nuageuxd’un tel mode d’expression. Cette tendance, — qui setraduisait par des allusions mythologiques et historiques,et aussi par ce qu’on a appelé l’euphémisme, — elle n’apas cessé au fond de devenir de plus en plus en honneurjusqu’à l’époque présente, où elle paraît avoir atteint seslimites extrêmes dans l’art de nos modernes décadents.Elle a abouti, en fin de compte, à ceci : que nonseulement l’affectation, la confusion, l’obscurité,l’inaccessibilité à la masse, ont été élevées au rang dequalités, — et même de conditions de poésie, — dans lesœuvres d’art, mais que l’incorrect, l’indéfini, l’inéloquenteux-mêmes sont en train d’être admis comme des vertusartistiques.

Théophile Gautier, dans sa préface des fameusesFleurs du mal, dit que Baudelaire, autant que possible,bannissait de la poésie « l’éloquence, la passion, et lavérité calquée trop exactement ». Le poète Verlaine, quiest venu après Baudelaire, et qui a été, lui aussi, estimégrand, a laissé un Art Poétique où il recommande d’écrirevoici comment :

De la musique avant toute chose,Et, pour cela, préfère l’Impair,Plus vague et plus soluble dans l’air,Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

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Il faut aussi que tu n’ailles pointChoisir tes mots sans quelque méprise,Rien de plus cher que la chanson grise ;Où l’Indécis au Précis se joint...............................................

Et, plus loin :

De la musique encor et toujours !Que ton vers soit la chose envoléeQu’on sent qui fuit d’une âme en alléeVers d’autres cieux à d’autres amours !

Que ton vers soit la bonne aventureÉparse au vent crispé du matin,Qui va fleurant la menthe et le thym...Et tout le reste est littérature.

Le poète qui, après les deux précédents, est tenu parles jeunes gens pour le plus considérable, Mallarmé,déclare ouvertement que le charme de la poésie consisteen ce qu’on ait à en deviner le sens, tout poème devanttoujours contenir une énigme :

Je pense qu’il faut qu’il n’y ait qu’allusion. Lacontemplations des objets, l’image s’envolantdes rêveries suscitées par eux, sont le chant.

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Les Parnassiens, eux, prennent la choseentièrement et la montrent ; par là, ilsmanquent de mystère ; ils retirent aux espritscette joie délicieuse de croire qu’ils créent.Nommer un objet, c’est supprimer les troisquarts de la jouissance du poème, qui est faitedu bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer,voilà le rêve. C’est le parfait usage de cemystère qui constitue le symbole : évoquer peuà peu un objet pour montrer un état d’âme,ou, inversement, choisir un objet et en dégagerun état d’âme, par une série dedéchiffrements... Si un être d’une intelligencemoyenne, et d’une préparation littéraireinsuffisante, ouvre par hasard un livre ainsifait, et prétend en jouir, il y a malentendu, ilfaut remettre les choses à leur place. Il doit yavoir toujours énigme en poésie ; et c’est lebut de la littérature, il n’y en pas d’autre,d’évoquer les objets. (Réponse de MALLARMÉ àJ . HURET, d a n s l’Enquête sur l’évolutionlittéraire.)

C’est bien, comme on le voit, l’obscurité érigée endogme artistique. Et le critique français Doumic, qui n’apas encore admis ce dogme, a bien raison de dire « qu’ilserait temps aussi d’en finir avec cette fameuse théorie del’obscurité, que la nouvelle école a élevée, en effet, à la

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hauteur d’un dogme ».Encore les jeunes auteurs français ne sont-ils pas

seuls à penser de la sorte. Dans tous les autres pays, lespoètes pensent et agissent de même : en Allemagne, enScandinavie, en Italie, en Russie, en Angleterre. Et l’onretrouve les mêmes principes chez les artistes des autresbranches de l’art, les peintres, les sculpteurs, lesmusiciens. S’appuyant sur les théories de Nietzsche et surl’exemple de Wagner, les artistes des nouvellesgénérations estiment qu’il est inutile pour eux d’êtreintelligibles à la foule : il leur suffit d’évoquer l’émotionpoétique chez une élite de raffinés.

Et pour qu’on ne croie pas que ce que je dis soit uneaffirmation hasardée, je vais citer quelques passages despoètes français qui ont dirigé le mouvement décadent. Lenom de ces poètes est légion. Et si je ne cite que desFrançais, c’est parce que ce sont eux qui sont à la tête dunouveau mouvement artistique, tandis que le reste del’Europe se borne à les imiter.

En outre de ceux qui sont déjà considérés commecélèbres, tels que Baudelaire et Verlaine, voici les nomsde quelques-uns d’entre eux : Jean Moréas, CharlesMorice, Henri de Régnier, Charles Vignier, AdrienRemacle, René Ghil, Maurice Maeterlinck, Rémy deGourmont, Saint-Pol-Roux-le-Magnifique, GeorgesRodenbach, le comte Robert de Montesquiou-Fezenzac.Ceux-là sont les symbolistes et les décadents ; mais il y aaussi les mages : le Sâr Peladan, Paul Adam, Jules Bois,Papus, et autres. Et, outre cela, vous pourrez en lire

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encore cent quarante et un autres, que Doumicmentionne dans son livre Les Jeunes.

Voici donc quelques exemples de la manière de ceuxd’entre eux qui passent pour les meilleurs, à commencerpar ce fameux Baudelaire, qui a été jugé digne del’honneur d’une statue. Écoutez ce poème de ses Fleursdu Mal :

Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne,Ô vase de tristesse, ô grande taciturne,Et t’aime d’autant plus, belle, que tu me fuis,Et que tu me parais, ornement de mes nuits,Plus ironiquement accumuler les lieuesQui séparent mes bras des immensités bleues.

Je m’avance à l’attaque, et je grimpe auxassauts,Comme après un cadavre un chœur devermisseaux,Et je chéris, ô bête implacable et cruelle,Jusqu’à cette froideur par où tu m’es plus belle!

Voici encore un sonnet du même auteur :

DUELLUM

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Deux guerriers ont couru l’un sur l’autre ; leursarmesOnt éclaboussé l’air de lueurs et de sang.Ces jeux, ces cliquetis du fer, sont les vacarmesD’une jeunesse en proie à l’amour vagissant.

Les glaives sont brisés ! comme notre jeunesse,Ma chère ! Mais les dents, les ongles acérésVengent bientôt l’épée et la dague traîtresse ;Ô fureur des cœurs mûrs par l’amour ulcérés !

Dans le ravin hanté des chats-pards et desoncesNos héros, s’étreignant méchamment, ontroulé,Et leur peau fleurira l’aridité des ronces.

Ce gouffre, c’est l’enfer, de nos amis peuplé !Roulons-y sans remords, amazone inhumaine,Afin d’éterniser l’ardeur de notre haine !

Je dois ajouter, pour être exact, que le recueil desFleurs du Mal contient des poèmes moins difficiles àcomprendre ; mais il n’y en a pas un seul qui soit assezsimple pour pouvoir être compris sans un certain effort ;et cet effort n’est guère récompensé, à l’ordinaire, car lessentiments exprimés par le poète ne sont pas beaux, etappartiennent en général à un ordre assez bas.

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On sent toujours, en outre, que l’auteur est préoccupéde paraître excentrique et obscur. Et cette recherche del’obscurité se fait encore plus remarquer dans sa prose,où il lui serait toujours facile de parler clairement, s’il levoulait. Voici, par exemple, la première pièce de sesPetits poèmes en prose :

L’ÉTRANGER

Qui aimes-tu le mieux, hommeénigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur,ou ton frère ?

Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.Tes amis ?Vous vous servez là d’une parole dont le

sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.Ta patrie ?J’ignore sous quelle latitude elle est située.La beauté ?Je l’aimerais volontiers, déesse et

immortelle.L’or ?Je le hais comme vous haïssez Dieu.Et qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger

?J’aime les nuages... les nuages qui

passent... là-bas,... les merveilleux nuages !

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La pièce intitulée la Soupe et les Nuages a, suivanttoute apparence, pour objet de montrer que le poètereste incompréhensible même pour la femme qu’il aime.Voici cette pièce :

Ma petite folle bien-aimée me donnait à dîner, et parla fenêtre ouverte de la salle à manger je contemplais lesmouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs,les merveilleuses constructions de l’impalpable. Et je medisais, à travers ma contemplation : « Toutes cesfantasmagories sont presque aussi belles que les yeux dema belle bien-aimée, la petite folle monstrueuse aux yeuxverts. »

Et tout à coup je reçus un violent coup de poing dansl e dos, et j’entendis une voix rauque et charmante, unevo ix hystérique et comme enrouée par l’eau-de-vie, lavoix de ma chère petite bien-aimée, qui me disait :« Allez-vous bientôt manger votre soupe, s.... b.... demarchand de nuages ? »

Les productions poétiques de l’autre « grand poète »,Verlaine, ne sont pas moins affectées etincompréhensibles. Voici, par exemple, la première piècedu recueil Ariettes oubliées :

C’est l’extase langoureuse,C’est la fatigue amoureuse,C’est tous les frissons des boisParmi l’étreinte des brises,

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C’est, vers les ramures grises,Le chœur des petites voix.

Ô le frêle et frais murmure !Cela gazouille et susurre,Cela ressemble au cri douxQue l’herbe agitée expire....Tu dirais, sous l’eau qui vire,Le roulis sourd des cailloux.

Cette âme qui se lamenteEn cette plainte dormanteC’est la nôtre, n’est-ce pas ?La mienne, dis, et la tienne,Dont s’exhale l’humble antiennePar ce tiède soir, tout bas ?

Ce que c’est que ce « chœur des petites voix », etquel est le « cri doux que l’herbe agitée expire », et ceque tout ce poème signifie, j’avoue que je ne suis pointparvenu à le comprendre. Voici encore une autre ariette :

Dans l’interminableEnnui de la plaine,La neige incertaineLuit comme du sable.

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Le ciel est de cuivre,Sans lueur aucuneOn croirait voir vivreEt mourir la lune.

Comme des nuées,Flottent gris les chênesDes forêts prochainesParmi les buées.

Le ciel est de cuivre,Sans lueur aucune.On croirait voir vivreEt mourir la lune.

Corneille poussiveEt vous, les loups maigres,Par ces bises aigresQuoi donc vous arrive ?

Dans l’interminableEnnui de la plaine,La neige incertaineLuit comme du sable.

Comment la lune peut-elle paraître vivre et mourirdans un « ciel de cuivre, sans lueur aucune » ? Et

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comment la neige peut-elle « luire comme du sable » ?Tout cela n’est pas seulement incompréhensible ; sousprétexte de nous suggérer une impression, ce n’est qu’untissu de métaphores incorrectes et de mots vides de sens.

Chez Verlaine comme chez Baudelaire, d’ailleurs, àcôté de ces poèmes affectés et incompréhensibles, il y ena d’autres que l’on comprend sans peine ; mais ceux-là,en revanche, me paraissent aussi misérables de fondsque de forme. Tels les poèmes qui constituent le recueilintitulé Sagesse. Ils sont consacrés, surtout, à uneexpression tout à fait médiocre des plus vulgairessentiments catholiques et patriotiques. On y trouve parexemple des strophes comme celle-ci :

Je ne veux plus penser qu’à ma mère Marie,Siège de la sagesse et source de pardons,Mère de France aussi, de qui nous attendonsInébranlablement l’honneur de la patrie.

Avant de citer des exemples des autres poètes, je nepuis m’empêcher d’insister sur la gloire extraordinaire deces deux hommes, Baudelaire et Verlaine, reconnusaujourd’hui, dans l’Europe entière, comme les plusgrands génies de la poésie moderne. Comment lesFrançais, qui ont possédé Chénier, Lamartine, Musset, etsurtout Hugo, qui ont eu tout récemment encore lesParnassiens, Lecomte de Lisle, Sully-Prudhomme, etc.,comment ont-ils pu attribuer une aussi énorme

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importance et décerner une gloire aussi haute à ces deuxpoètes, si imparfaits dans la forme, et si vulgaires et sibas dans le fonds de leurs sujets ? La conception que sefaisait de la vie le premier des deux, Baudelaire, consistaità ériger en théorie le plus grossier égoïsme et àremplacer la moralité par un idéal, d’ailleurs asseznuageux, de la beauté, et d’une beauté toute artificielle.Baudelaire faisait profession de préférer un visage defemme peint au même visage avec son teint naturel ; desarbres en métal, et l’imitation de l’eau sur la scène luiplaisaient davantage que de vrais arbres et de l’eauvéritable. La philosophie de l’autre poète, Verlaine,consistait dans la plus vile débauche, la confession de sonimpuissance morale, et, comme antidote contre cetteimpuissance, l’idolâtrie catholique la plus grossière. Etd’ailleurs tous les deux avaient cela de commun que nonseulement ils manquaient tout à fait de naïveté, desincérité, et de simplicité, mais qu’en outre ils étaientremplis d’affectation, de contentement de soi, et derecherche de l’excentricité. Dans leurs meilleuresproductions, on retrouve toujours plutôt M. Baudelaire ouM. Verlaine que l’objet dont ils sont censés s’occuper. Etces deux mauvais poètes ont fondé une école, et traînentà leur suite des centaines d’imitateurs. Cela est, en vérité,étrange : et la seule explication que j’y voie est celle-ci ;c’est que l’art de la société où se produisent les œuvresde ces poètes n’est pas une chose sérieuse, importantepour la vie, mais un simple amusement. Or toutamusement finit par ennuyer, à force de se répéter. Et

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ainsi, pour rendre de nouveau supportable unamusement dont on est fatigué, il est nécessaire que l’ontrouve quelque moyen de le rafraîchir. Quand on a assezdu boston, on imagine de jouer au whist ; quand on aassez du whist, on essaie de la préférence ; quand on aassez de la préférence, on tâte de l’écarté, etc. Le fond del’occupation reste le même : seules les formes changent.Et il en va de même dans cet art : sa matière, à force dese limiter de plus en plus, s’est rétrécie à tel point qu’ilsemble désormais aux artistes des classes supérieuresque tout a été déjà dit, et qu’il est impossible de rientrouver à dire de nouveau. De là vient que, pourrafraîchir leur art, ils cherchent sans cesse des formesnouvelles.

Baudelaire et Verlaine ont inventé des formesnouvelles, les ont assaisonnées, en outre, de détailspornographiques dont personne avant eux n’avait daignéfaire usage : il n’en a pas fallu plus pour les faire saluercomme de grands écrivains par les critiques et le publicdes classes supérieures.

Telle est la seule explication du succès, non seulementde Baudelaire et de Verlaine, mais de toute l’écoledécadente. Il y a en particulier des poèmes de Mallarméet de Maeterlinck qui ne présentent, à la lecture, aucunsens, et qui, malgré cela, ou peut-être à cause de cela,non seulement sont imprimés dans des dizainesd’éditions différentes, mais se trouvent encore recueillisdans les anthologies des meilleures productions desjeunes poètes. Voici, par exemple, un sonnet de

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Mallarmé :

À la nue accablante tu,Basse de basalte et de laves,À même les échos esclaves,Par une trompe sans vertu,

Quel sépulcral naufrage (tuLe sais, écume, mais y baves),Suprême une entre les épaves,Abolit le mât dévêtu ;

Ou cela que furibond fauteDe quelque perdition hauteTout l’abîme vain éployé

Dans le si blanc cheveu qui traîneAvarement aura noyéLe flanc enfant d’une sirène.

Et voici une chanson de Maeterlinck, un autre écrivaincélèbre d’aujourd’hui :

« Quand il est sorti(J’entendis la porte)Quand il est sortitElle avait souri…

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« Mais quand il rentra(J’entendis la lampe)Mais quand il rentraUn autre était là…

« Et j’ai vu la mort(J’entendis son âme)Et j’ai vu la mortQui l’attend encore…

« On est venu dire,(Mon enfant, j’ai peur)On est venu direQu’il allait partir…

« Ma lampe allumée,(Mon enfant, j’ai peur)Ma lampe allumée,Me suis approchée…

« À la première porte,(Mon enfant, j’ai peur)À la première porte,La flamme a tremblé…

« À la seconde porte,

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(Mon enfant, j’ai peur)À la seconde porte,La flamme a parlé…

« À la troisième porte,(Mon enfant, j’ai peur)À la troisième porte,La lumière est morte…

« Et s’il venait un jourQue faut-il lui dire ?— Dites-lui qu’on l’attenditJusqu’à s’en mourir…

« Et s’il demande où vous êtesQue faut-il répondre ?— Donnez-lui mon anneau d’orSans rien lui répondre…

« Et s’il m’interroge alorsSur la dernière heure ?— Dites-lui que j’ai souriDe peur qu’il ne pleure…

« Et s’il m’interroge encoreSans me reconnaître ?— Parlez-lui comme une sœur,

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Il souffre peut-être…

« Et s’il veut savoir pourquoiLa salle est déserte ?— Montrez-lui la lampe éteinteEt la porte ouverte…

Qui « est sorti » ? Qui « entra » ? Qui parle ? Qui « asouri » ?

Et il y a en France des centaines de poètes quiproduisent des œuvres du même genre. Et des œuvresdu même genre s’impriment en Allemagne, en Suède, enItalie, et chez nous en Russie. Et de ces œuvres, il s’enimprime et se publie des milliers d’exemplaires. Et pourla composition, la mise en pages, l’impression et lareliure d’œuvres de cette espèce, des millions et desmillions de jours de travail sont dépensés : autant aumoins qu’il en a fallu pour élever la grande Pyramide.

Et ce n’est pas tout. La même chose se produit danstous les autres arts, en peinture, en musique, au théâtre :des millions et des millions de jours de travail sontemployés à faciliter la production d’œuvres égalementincompréhensibles.

La peinture, par exemple, va plus loin encore danscette voie que la poésie. Voici quelques lignes extraitesdu carnet de notes d’un amateur de peinture qui setrouvait à Paris en 1894 :

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Je suis allé aujourd’hui à trois expositions : celles dessymbolistes, des impressionnistes, et des néo-impressionnistes. J’ai regardé tous les tableaux avecbeaucoup de soin et de conscience, mais tous m’ontcausé la même stupeur. La plus compréhensible des troisexpositions m’a paru celle des impressionnistes. Mais j’aivu là des œuvres d’un certain Camille Pissarro dont ledessin était si indéterminé qu’il m’était impossible dedécouvrir dans quel sens une tête ou une main étaienttournées. Les sujets étaient, en général, des « effets » :Effet de brouillard, Effet du soir, Soleil couchant. Dans lacouleur, le bleu et le vert crûs dominaient. Et chaquetableau avait sa couleur spéciale, dont il était, pour ainsidire, arrosé. Par exemple, dans la Gardeuse d’oies, lacouleur spéciale était le vert-de-gris, et des taches decette couleur étaient répandues partout, sur le visage, lescheveux, les mains, le vêtement. Il y avait dans la mêmegalerie d’autres peintures, de Puvis, de Chavannes,Manet, Monet, Renoir, Sisley, tous impressionnistes. Und’eux, qui avait un nom dans le genre de Redon, avaitpeint, de profil, un visage tout bleu. J’ai vu aussi uneaquarelle de Pissarro toute faite de petites taches dediverses couleurs. Impossible de distinguer la couleurgénérale, soit qu’on s’éloigne du tableau ou qu’on s’enrapproche.

Je suis allé ensuite voir les symbolistes. Je me suisd’abord efforcé d’examiner leurs œuvres sans demanderà personne une explication, voulant comprendre par moi-

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même ce qu’elles signifiaient : mais ce sont des œuvresqui dépassent la compréhension. Une des premièreschoses qui aient attiré mes yeux est un haut-relief enbois, exécuté avec une gaucherie invraisemblable, etreprésentant une femme nue qui, avec ses mains, faitsortir de ses seins des flots de sang. Le sang coule, etdevient peu à peu d’une couleur lilas. Les cheveux,d’abord, descendent, puis remontent, et se changent enarbre. La figure est toute coloriée en jaune, sauf lescheveux, qui sont noirs.

À côté, une peinture : une mer jaune, sur laquellenage quelque chose qui ressemble un peu à un bateau etun peu à un cœur ; à l’horizon surgit un profil avec uneauréole, et des cheveux jaunes qui se perdent dans lamer. Quelques-uns des peintres exposants mettent surleur toile une couche de couleur si épaisse que l’effet deleurs œuvres est intermédiaire entre la peinture et lasculpture. Autre tableau, plus étrange encore : un profild’homme, devant lui une flamme et des rayons noirs, —représentant des sangsues, à ce que l’on m’a dit depuis.Car j’ai fini par demander à une personne qui se trouvaitlà ce que tout cela signifiait. Elle m’a expliqué que lehaut-relief était un symbole, et qu’il représentait la Terre.Le cœur qui nage sur la mer jaune, c’est l’Illusion, etl’homme aux sangsues, c’est le Mal.

Cela se passait en 1894. Depuis, la même tendancen’a fait que s’accentuer. Nous avons aujourd’hui comme

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grands peintres Bœcklin, Stuck, Klinger, et d’autressemblables.

La même chose a lieu pour le drame. Les auteurs decomédies nous présentent maintenant un architecte qui,pour quelque raison mystérieuse, n’a pas réalisé seshautes intentions premières, et qui, en conséquence,grimpe sur le toit d’une maison qu’il a construite, et sejette par terre la tête en avant. Une autre fois, c’est uneénigmatique vieille femme, ayant pour professiond’exterminer les rats, et qui, sans qu’on devine pourquoi,emmène un petit garçon jusqu’à la mer, et là, le noie. Oubien encore ce sont des aveugles qui, assis au bord del’eau, répètent indéfiniment les mêmes paroles. Ou bienencore une cloche qui s’élance dans un lac et se met àsonner.

Et la même chose se produit dans le domaine de lamusique, de cet art qu’on aurait cru devoir être, plus quetout autre, intelligible à chacun.

Un musicien de renom s’assied devant vous au pianoet vous joue ce qu’il dit être une nouvelle composition,de lui-même ou d’un des musiciens d’à présent. Vousl’entendez produire des sons étranges et bruyants, vousadmirez les exercices de gymnastique accomplis par sesdoigts ; et vous voyez bien, en outre, qu’il a l’intention devous faire croire que les sons qu’il produit exprimentdivers sentiments poétiques de l’âme. Son intention, vousla voyez ; mais aucun sentiment ne se transmet à vous

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que celui d’une fatigue mortelle. L’exécution durelongtemps, ou tout au moins vous paraît durer trèslongtemps, faute pour vous de recevoir aucuneimpression nette. Et l’idée vous vient que peut-être toutcela n’est qu’une mystification, que peut-être l’artiste veutvous éprouver, et jette au hasard ses doigts sur lestouches, avec l’espoir que vous vous laisserez prendre etqu’il pourra ensuite se moquer de vous. Mais pas du tout.Quand enfin le morceau est fini, et que le musicien, toutagité et trempé de sueur, se lève du piano, sollicitantmanifestement vos éloges, vous reconnaissez que toutcela est sérieux. La même chose arrive dans tous lesconcerts où l’on joue des pièces de Liszt, de Berlioz, deBrahms, de Richard Strauss, et des innombrablescompositeurs de la nouvelle école.

Et c’est encore la même chose qui se produit dans undomaine où l’on pourrait croire qu’il doit être difficiled’être inintelligible : dans le domaine des romans et desnouvelles. Lisez Là-Bas, d’Huysmans, ou quelques-unesdes nouvelles de Kipling, ou l’Annonciateur de Villiers del’Isle-Adam : ces ouvrages vous paraîtront non seulement« abscons », pour employer un mot de la nouvelle école,mais à peu près incompréhensibles, tant pour la formeque pour le fonds.

Tel est le cas, aussi, d’un roman d’E. Morel, TerrePromise, qui vient de paraître dans la Revue Blanche, etde la plupart des nouveaux romans. Le style y est trèsemphatique, les sentiments paraissent surélevés : maisimpossible de découvrir ce qui arrive, où et à qui cela

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arrive.Et tel est tout l’art de la jeunesse de notre temps.

Les hommes de la première moitié de notre siècle,admirateurs de Gœthe, de Schiller, de Musset, d’Hugo,de Dickens, de Beethoven, de Chopin, de Raphaël, deLéonard, de Michel-Ange, faute de rien comprendre à cetart nouveau, se bornent volontiers à voir en lui une purefolie, ou une plaisanterie de mauvais goût, et s’endétournent en haussant les épaules. Mais c’est là, àl’endroit de cet art, une attitude tout à fait injuste, parceque, d’abord, cet art est en train de se répandre de plusen plus, et s’est déjà conquis de par le monde une placeégale à celle que s’était conquise le romantisme en 1830; et puis, et surtout, cette attitude est injuste parce que,si nous condamnons les œuvres du nouvel art décadentsimplement parce que nous ne les comprenons pas, il y aune énorme quantité de gens, tous ceux qui travaillent, etmême une grande partie des classes supérieures, qui necomprennent pas davantage les œuvres d’art considéréespar nous comme les plus belles de toutes, les poèmes deGœthe, de Schiller, d’Hugo, les romans de Dickens, lamusique de Beethoven et de Chopin, les tableaux desRaphaël et de Léonard, les statues de Michel-Ange, etc.

Et si j’ai le droit de penser que c’est par suite del’insuffisance de son développement intellectuel que lagrande majorité des hommes ne comprend pas et negoûte pas ces œuvres, à mon avis si parfaites, je n’ai pas

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le droit non plus d’affirmer que, si je ne comprends ni negoûte les nouvelles œuvres d’art, cela ne provient passimplement de l’insuffisance de mon développementintellectuel. Si j’ai le droit de dire que mon impossibilité àcomprendre les œuvres des nouvelles écoles vient de cequ’il n’y a dans ces œuvres rien à comprendre, on pourradire, en vertu du même droit, que tout ce que je tienspour les chefs-d’œuvre de l’art est de mauvais art, etincompréhensible, puisque l’énorme masse du peuple esthors d’état d’y rien comprendre.

Je me suis un jour rendu un compte très net de cequ’il y avait d’injuste dans cette façon de condamner l’artdes nouvelles écoles. J’ai entendu ce jour-là un poète,auteur lui-même de vers incompréhensibles, accabler derailleries la musique incompréhensible ; et, l’instantd’après, j’ai rencontré un musicien, auteur de symphoniesincompréhensibles, qui ne tarissait pas en moqueries surles poètes incompréhensibles. Condamner l’art nouveauen nous fondant sur ce que nous, hommes de lapremière moitié du siècle, nous ne le comprenons pas,c’est ce que nous n’avons aucun droit de faire. Nousn’avons d’autre droit que de dire que cet art estincompréhensible pour nous. La seule supériorité de l’artque nous admirons sur l’art des décadents consiste en ceque l’art que nous admirons est accessible à un nombred’hommes un peu plus grand que l’art d’aujourd’hui.

De ce fait que, accoutumé à un certain art particulier,je suis incapable d’en comprendre un certain autre, de cefait je n’ai nullement le droit de conclure que l’un de ces

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deux arts, celui que j’admire, est le seul véritable, et quecelui que je ne comprends pas est un faux et un mauvaisart. La seule conclusion que je puisse tirer de ce fait estque l’art, en devenant de plus en plus exclusif, est devenuaussi de moins en moins accessible, et que, dans samarche graduelle vers l’incompréhensibilité, il a dépasséle point où je me trouvais.

Du jour où l’art des classes supérieures s’est séparéd’avec l’art du peuple, cette conviction est née que l’artpouvait être l’art et rester, cependant, hors de la portéedes masses. Et du jour où ce principe a été admis, onpouvait prévoir que le moment viendrait où l’art ne seraitplus accessible qu’à un petit nombre d’élus, et qu’il finiraitmême par ne plus l’être qu’à deux ou trois personnes,voire à une seule, l’artiste qui le produirait. Aussi bien ensommes-nous arrivés là. Vous entendrez couramment lesartistes d’à présent vous dire : « Je crée des œuvres et jeles comprends ; et si quelqu’un ne les comprend pas,tant pis pour lui ! »

Mais cette affirmation, que l’art peut être de l’artvéritable et rester en même temps inaccessible à unefoule de gens, cette affirmation est d’une absurditéparfaite, et ses conséquences sont désastreuses pour l’artlui-même : elle est cependant si commune, et a pris cheznous un tel empire, qu’on ne saurait trop insister pour endémontrer la fausseté.

Dire qu’une œuvre d’art est bonne, et cependantincompréhensible à la majorité des hommes, c’estcomme si l’on disait d’un certain aliment qu’il est bon,

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mais que la plupart des hommes doivent se garder d’enmanger. La majorité des hommes peut ne pas aimer lefromage pourri ou le gibier faisandé, mets estimés pardes hommes dont le goût est perverti ; mais le pain et lesfruits ne sont bons que quand ils plaisent à la majoritédes hommes. Et le cas est le même pour l’art. L’artperverti peut ne pas plaire à la majorité des hommes,mais le bon art doit forcément plaire à tout le monde.

On nous dit que les œuvres les plus hautes de l’artsont de telle sorte qu’on a besoin d’une préparationspéciale pour pouvoir les comprendre. Mais alors, sil’homme ne peut les comprendre naturellement, il doitdonc y avoir des connaissances nécessaires pour mettrel’homme en état de les comprendre, et pouvant, parsuite, leur être enseignées et expliquées. Or il se trouvequ’aucune connaissance de ce genre n’existe, et que lavaleur des œuvres d’art ne peut pas s’expliquer. On nousdit bien que, pour comprendre ces œuvres, nous devonsles relire, les revoir, les réentendre indéfiniment. Maiscela ne s’appelle pas expliquer : c’est simplement noushabituer. Et les hommes peuvent s’habituer à tout, mêmeaux pires choses. Pouvant s’habituer à la mauvaisenourriture, à l’eau-de-vie, au tabac et à l’opium, ilspeuvent, d’une façon pareille, s’habituer au mauvais art :et c’est, précisément, ce qui leur arrive.

Il est faux de dire, en outre, que la majorité deshommes manquent du goût nécessaire pour apprécier lesœuvres d’art supérieures. Cette majorité a toujourscompris, et continue à comprendre ce que nous aussi

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nous reconnaissons comme étant le meilleur : l’épopéede la Genèse, les paraboles de l’Évangile, les contes defées, les légendes et chansons populaires. Comment doncse fait-il que la majorité des hommes ait soudain perducette faculté naturelle, et soit devenue incapable decomprendre l’art de notre temps ?

Du discours même le plus admirable, on peutadmettre qu’il soit incompréhensible pour ceux quiignorent la langue où il est prononcé. Un discoursprononcé en chinois aura beau être excellent : il merestera incompréhensible, si je ne sais pas le chinois.Mais ce qui distingue l’art de toutes les autres formesd’activité mentale, c’est, tout justement, que son langageest compris de tous, et que tout le monde,indistinctement, peut en être ému. Les larmes et le rired’un Chinois m’émeuvent exactement comme les larmeset le rire d’un Russe ; et il en est de même de la peinture,de la musique, et de la poésie, pour peu que celle-ci soittraduite dans une langue que je comprends. Les chantsd’un Khirghiz ou d’un Japonais ne me touchent pasautant qu’un Khirghiz ou un Japonais : mais ils metouchent cependant. Je suis touché, aussi, de la peinturejaponaise, de l’architecture indienne, des contes arabes.Et si une chanson japonaise ou un roman chinois metouchent moins qu’un Japonais ou un Chinois, ce n’estpas que je ne comprenne pas ces œuvres d’art, maisseulement que je connais des œuvres d’un art plus haut.Ce n’est pas du tout parce que leur art est au-dessus demoi. Les grandes œuvres d’art ne sont grandes que parce

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qu’elles sont accessibles et compréhensibles à chacun.L’histoire de Joseph, traduite en langue chinoise, toucheun Chinois. L’histoire de Çakya-Mouni nous touche. Sidonc un art échoue à toucher les hommes, la cause n’enest pas dans ce que ces hommes manquent de goût oud’intelligence ; elle est dans ce que cet art est de mauvaisart, ou n’est pas de l’art, du tout.

L’art diffère des autres formes de l’activité mentale ence qu’il peut agir sur les hommes indépendamment deleur état de développement et d’éducation. Et l’objet del’art est, par essence, de faire sentir et comprendre deschoses qui, sous la forme d’un argument intellectuel,resteraient inaccessibles. L’homme qui reçoit unevéritable impression artistique a le sentiment qu’ilconnaissait déjà ce que l’art lui révèle, mais qu’il étaitincapable d’en trouver l’expression.

Et telle a toujours été la nature de l’art bon et vrai.L’Iliade, l’Odyssée, les histoires d’Isaac, de Jacob et deJoseph, les chants des prophètes hébreux, les Psaumes,les paraboles de l’Évangile, l’histoire de Çakya-Mouni, leshymnes védiques ; toutes ces œuvres expriment dessentiments très élevés et nous sont cependant aussicompréhensibles à tous qu’elles l’ont été, il y a de longssiècles, à des hommes moins civilisés encore que nospaysans. Les églises, et les images qu’elles contiennent,ont été toujours compréhensibles à tous. L’obstacle à lacompréhension des sentiments les plus hauts n’est pas dutout dans l’insuffisance de développement ou de science,mais au contraire dans un faux développement et une

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fausse science. Une œuvre d’art bonne et haute peut bienêtre incompréhensible, mais non pas pour le paysan,simple et non encore perverti : ceux-là comprennent toutce qu’il y a de plus haut ; ceux pour qui une œuvre de cegenre risque de demeurer incompréhensible, ce sont desesprits soi-disant raffinés, c’est-à-dire pervertis, privés detoute conception sérieuse de la vie. Je connais, parexemple, des hommes qui se croient très civilisés, et quidisent qu’ils ne comprennent pas la poésie de la charité,ou du sacrifice de soi-même, ou de la chasteté.

Si donc l’art de notre temps est incompréhensiblepour la masse, ce n’est point parce qu’il est trop bon,comme les artistes se plaisent aujourd’hui à le dire. Si cetart est incompréhensible à la masse, c’est simplementparce qu’il est de mauvais art, ou même que cet art n’estpas de l’art du tout.

L’objet des œuvres d’art étant d’exprimer desémotions, comment peut-on parler de ne pas lescomprendre ? Un homme du peuple lit un livre, voit unepeinture, entend une pièce ou une symphonie ; et iln’éprouve aucune émotion. On lui dit que c’est parce qu’ilne peut pas comprendre. On lui promet de lui montrerquelque chose, il entre, et ne voit rien. Et on lui dit quec’est parce que sa vue n’est pas préparée pour unspectacle de ce genre. Mais cet homme sait qu’il voit trèsbien ; et s’il ne voit pas ce qu’on lui a promis de luimontrer, il en conclut simplement, à juste titre, que ceuxqui ont entrepris de lui faire voir le spectacle n’ont pasrempli leur engagement. Et de dire que, si mon art ne

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touche pas un certain homme, la faute en est à ce que cethomme est trop stupide, outre que c’est un comble devanité, c’est encore un renversement des rôles, comme siun malade engageait un homme bien portant à se mettreau lit.

Voltaire disait : « Tous les genres sont bons, hors legenre ennuyeux. » Mais plus justement encore on peutdire : « Tous les genres sont bons, hors celui qu’on necomprend pas, ou qui ne produit pas son effet. » Car dequelle valeur peut être une chose qui échoue à produirel’effet en vue de qui elle est produite ?

Notez bien ceci : si seulement vous admettez que l’artpeut être de l’art et cependant rester inintelligible à despersonnes d’esprit sain, il n’y a pas de raison qui puisseempêcher un petit groupe d’hommes pervertis decomposer des œuvres exprimant leurs sentimentspervertis, des œuvres qui ne sont compréhensibles quepour eux seuls, et de donner à ces œuvres le nom d’art,comme le font aujourd’hui les artistes décadents.

L’évolution de l’art dans les temps modernes peut êtrecomparée à ce qui se produit si l’on place sur un cercled’autres cercles, de plus en plus petits, jusqu’à ce qu’onait formé un cône, dont le sommet n’est plus du tout uncercle. C’est exactement ce qui est arrivé pour l’art denotre temps.

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CHAPITRE X. LES CONSÉQUENCES DE LAPERVERSION DE L’ART : LA CONTREFAÇON DE

L’ART

À force de voir sa matière s’appauvrir et de devenirinintelligible dans sa forme, l’art des classes supérieuresen est venu aujourd’hui à manquer même des caractèresélémentaires de l’art, et à n’être plus qu’une simplecontrefaçon d’art.

C’était d’ailleurs une conséquence aisée à prévoir. L’artuniversel, en effet, naît seulement lorsqu’un homme,ayant éprouvé une émotion vive, sent la nécessité de latransmettre à d’autres hommes. Or l’art professionnel desclasses supérieures ne naît nullement d’une impulsionintime de l’artiste ; il naît surtout parce que les classessupérieures de la société demandent de l’amusement, etle paient un bon prix. Elles ne demandent à l’art que deleur transmettre des sentiments qui leur plaisent ; et c’està cette demande que les artistes s’efforcent de répondre.Mais la chose est fort difficile, car les hommes des classesriches, passant leur vie dans la paresse et le luxe, ontbesoin d’avoir sans cesse des divertissements nouveaux ;et l’art, même le plus bas, ne se produit pas à volonté,mais doit découler spontanément de l’âme de l’artiste. Et

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ainsi les artistes se sont trouvés forcés d’inventer desméthodes spéciales pour produire des imitations, descontrefaçons de l’art, afin de pouvoir satisfaireindéfiniment aux exigences des classes sociales qui lesfaisaient vivre. Les méthodes qu’ils ont imaginées pour yparvenir se réduisent à quatre : 1° les emprunts, 2° lesornements, 3° les effets de saisissement, et 4° l’excitationde la curiosité.

La première méthode consiste à emprunter à desœuvres d’art antérieures ou bien des sujets entiers, oudes parties reconnues poétiques dans ces œuvresantérieures, et à les remanier avec quelques additions defaçon à leur donner une apparence de nouveauté. Lesproductions de cette sorte, évoquant dans les âmes d’unecertaine classe sociale le souvenir de sentimentsartistiques déjà éprouvés, causent une impression quiressemble à celle de l’art, et, pour peu qu’elles soientconformes à d’autres conditions importantes, ellestrouvent moyen de passer pour de l’art auprès de ceuxqui ne cherchent dans l’art que le seul plaisir. Les sujetsempruntés à des œuvres d’art antérieures s’appellent, engénéral, des sujets poétiques. Les personnes ou chosesempruntées de la même façon s’appellent des personnesou des choses poétiques. C’est ainsi que, dans notresociété, on s’accorde à considérer comme des sujetspoétiques toute sorte de légendes, de sagas, et detraditions anciennes. Au rang des personnes et des

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choses poétiques nous avons l’habitude d’admettre lesjeunes filles, les guerriers, les pâtres, les ermites, lesanges, les démons, le clair de lune, le tonnerre, lesmontagnes, la mer, les précipices, les fleuves, les longscheveux, les lions, les agneaux, les colombes et lesrossignols. D’une façon plus générale, on tient pourpoétique tout ce qui a été le plus souvent traités par leartistes des générations précédentes.

Je me rappelle que, il y a une quarantaine d’années,une dame, morte depuis, personne tout à fait sotte, maisd’une très haute culture et ayant beaucoup d’acquis, mepria d’entendre la lecture d’un roman qu’elle venaitd’écrire. Le roman s’ouvrait par la description d’unehéroïne qui, poétiquement vêtue de blanc, avec descheveux poétiquement flottants, lisait de la poésie prèsd’une source, dans une poétique forêt. Cela se passait enRussie, et cependant voici que tout à coup, de derrièreles buissons, le héros surgissait, coiffé d’un chapeau àplume « à la Guillaume Tell » (cela était spécifié dans lelivre), et accompagné de deux chiens blancs, non moinspoétiques. La dame croyait avoir fait là une œuvrepoétique au dernier degré ; et en effet son œuvre auraitpu passer pour le modèle du genre si le héros, dèsl’instant d’après, n’avait été obligé d’engager laconversation avec l’héroïne. Mais aussitôt que le jeunehomme au chapeau à la Guillaume Tell se mit à parleravec la jeune fille à la robe blanche, je découvrisclairement que l’auteur n’avait rien à leur faire dire,qu’elle n’avait eu elle-même rien à dire, et que, émue par

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le souvenir poétique d’autres œuvres, elle s’était imaginéqu’il lui suffirait de coudre bout à bout des morceaux deces œuvres pour produire chez le lecteur une impressionartistique. Or une impression artistique n’est produite ennous que quand l’auteur a éprouvé lui-même, d’unemanière à lui propre, les sentiments qu’il nous transmet,et non pas quand il se borne à nous transmettre lessentiments d’autres hommes, tels que ceux-ci les lui onttransmis. Une telle méthode d’emprunts ne saurait nousémouvoir comme une œuvre d’art ; elle peut seulementsimuler une œuvre d’art, et encore ne le peut-ellequ’auprès de gens dont le goût artistique se trouveperverti. La dame en question étant tout à fait sotte etdépourvue de talent, on découvrait tout de suite ce quien était de son œuvre ; mais quand la même méthodeest pratiquée par des artistes instruits et bien doués, etpossédant à fond la technique de leur art, nous avonsalors ces emprunts du grec, de l’antique, duchristianisme, de la mythologie, qui sont à présentdevenus si nombreux, et dont le nombre continue àcroître, et que le public accepte ingénument comme desœuvres d’art. Un exemple bien typique de cescontrefaçons de l’art, en poésie, vous sera fourni par laPrincesse Lointaine de Rostand, une pièce toute faited’emprunts, où il n’y a certainement pas un seul atomed’art, ni de poésie, ce qui ne l’empêche pas de paraîtretrès poétique à une foule de gens, et probablement aussià l’auteur lui-même.

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Une seconde méthode pour donner à des œuvres quine sont pas de l’art une apparence d’art, c’est ce quej’appellerai l’ornementation. L’objet de cette méthode estde fournir aux sens du lecteur, du spectateur, ou del’auditeur, les impressions les plus agréables, de façon àles griser, et à leur faire prendre pour de l’art ce qui n’enest pas. En littérature, cette méthode consiste, s’il s’agitde poésie, à employer les rythmes les plus cadencés, lesrimes les plus sonores, et les expressions les plusélégantes ; s’il s’agit de prose, elle consiste à accentuerl’éclat et l’agrément des descriptions. Au théâtre, elleconsiste à exciter les sens des spectateurs en lui montrantde jolies actrices, vêtues des costumes les plus riches, etparmi les décors les plus somptueux. En peinture, elleconsiste à choisir des modèles qui excitent les sens, et àexagérer l’effet du coloris. En musique, elle consiste àmultiplier les passages et les fioritures, aussi lesmodulations, à introduire dans l’orchestre desinstruments nouveaux, etc. Ces ornementations ontatteint, de nos jours, un tel degré de perfection que lesclasses supérieures de notre société en sont venues à lesprendre elles-mêmes pour des œuvres d’art : erreurd’autant plus naturelle, d’ailleurs, que la théorie en coursconsidère la beauté comme l’objet de l’art.

Une troisième méthode consiste à agir, d’une façonsouvent toute physique, sur notre sensibilité. On dit alorsque les œuvres sont « saisissantes », ou « pleines

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d’effet ». Les effets qu’elles produisent, dans tous les arts,sont presque uniquement des effets de contraste ; ellesassocient le terrible et le tendre, le hideux et le beau, ledoux et le fort, le clair et le sombre, le banal etl’extraordinaire. En littérature, cependant, aux effets decontraste s’ajoutent d’autres effets, consistant dans ladescription de choses qui, jamais encore, n’ont étédécrites. Ces choses sont, d’ordinaire, des détailspornographiques évoquant le désir sexuel, ou des détailsde souffrances et de mort évoquant l’horreur ; ainsi, ennous décrivant un meurtre, on nous donne un minutieuxcompte-rendu médical des tissus lacérés, de l’odeur, de laquantité et de la couleur du sang. En peinture et ensculpture, un effet de contraste qui commence à devenirtrès goûté consiste à traiter un détail avec un extrême finitandis qu’on laisse au reste de l’œuvre l’apparencenégligée d’une esquisse. Au théâtre, ce ne sont quescènes de folie, d’assassinat, de mort ; et personne n’ymeurt plus sans qu’on nous fasse assister à toutes lesphases de l’agonie. En musique, les effets les plusordinaires sont : un crescendo brusque passant des sonsles plus ténus aux plus violents ; une répétition desmêmes sons arpégés à toutes les octaves, et par lesdivers instruments ; ou encore une suite d’harmonies, detonalités ou de rythmes différents de ceux quidécouleraient naturellement du cours de la penséemusicale, de telle sorte qu’ils nous saisissent par leurimprévu. J’ajouterai que toute la musique d’à présentabuse de l’effet purement physique qui consiste à faire

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toujours plus de bruit que ce n’est utile.Et il y a encore un autre effet de cette catégorie qui

est commun aujourd’hui à tous les arts : il consiste àfaire exprimer par un art ce qu’il serait naturel d’exprimerpar un autre. Par exemple, on charge la musique de nousdécrire des actions ou des paysages (c’est ce que fait lamusique à programme de Wagner et de ses successeurs).Ou bien, comme font les décadents, on prétend forcer lapeinture, le drame, ou la poésie à suggérer certainespensées.

Enfin, la quatrième méthode consiste à provoquer lacuriosité, de façon à absorber l’esprit et à l’empêcher desentir le manque d’art véritable. Naguère encore, onprovoquait volontiers la curiosité en compliquant lesintrigues ; aujourd’hui ce procédé se démode, et estremplacé par celui de l’authenticité, c’est-à-dire par lapeinture détaillée d’une période historique ou d’unebranche de la vie contemporaine. Ainsi, pour absorberl’esprit du lecteur, les romanciers lui décrivent tout aulong la vie des Égyptiens ou des Romains, la vie desouvriers d’une mine, ou celle des commis d’un grandmagasin. La curiosité peut aussi être provoquée par lechoix même des expressions : et c’est un artifice de plusen plus en honneur. Vers et prose, pièces, tableaux,symphonies, tout cela est combiné de façon à ce qu’ondoive deviner le sens, comme dans les charades : on estintrigué, on cherche à deviner, on se distrait, et on a

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l’illusion d’avoir éprouvé une émotion artistique.

Et vous entendez dire très souvent qu’une œuvre d’artest excellente parce qu’elle est ou poétique, ou belle, ousaisissante, ou intéressante ; tandis qu’en réalité aucunde ces quatre attributs non seulement ne peut servird’étalon de l’excellence d’une œuvre d’art, mais n’a mêmerien de commun avec l’art véritable.

Poétique, cela signifie simplement : emprunté ailleurs.Tous les emprunts rappellent au lecteur, au spectateur, àl’auditeur, de vagues souvenirs d’impressions artistiquesfournies par des œuvres antérieures ; mais jamais ils nepeuvent nous transmettre les sentiments de l’artiste lui-même. Une œuvre fondée sur des emprunts, parexemple le Faust de Gœthe, peut être bien exécutée,plein d’intelligence, et même de beauté ; mais elle nesaurait produire une véritable impression artistique, parcequ’elle manque du caractère principal d’une œuvre d’art,l’unité, l’ensemble, cette alliance profonde de la forme etdu fond qui exprime des sentiments éprouvés parl’artiste. L’artiste, en employant cette méthode, parvientseulement à nous transmettre des sentiments qui lui ontété transmis à lui-même ; son œuvre n’est qu’un refletd’art, un semblant d’art, mais non pas de l’art. Dire d’unetelle œuvre qu’elle est bonne parce qu’elle est poétique,donc parce qu’elle ressemble à une œuvre d’art, c’estcomme si l’on disait d’une pièce en plomb qu’elle estbonne parce qu’elle ressemble à une pièce d’argent.

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L’ornementation, que vantent si fort nos esthéticienssous le nom de beauté, ne saurait non plus servir demesure de la qualité d’une œuvre d’art. Le caractèreessentiel de l’art, en effet, consiste à transmettre àd’autres hommes les émotions éprouvées par l’artiste ; etl’émotion artistique non seulement ne coïncide pastoujours avec la beauté, mais lui est même souventcontraire. La vue des plus laides souffrances peut nousémouvoir puissamment d’un sentiment de compassion,de sympathie, d’admiration pour la grandeur d’âme de lapersonne qui souffre ; et d’autre part la vue d’une figurede cire, même très belle, peut ne nous donner aucuneémotion. Évaluer une œuvre d’art d’après son degré debeauté, c’est comme si l’on jugeait de la fertilité d’unterrain par l’agrément de sa situation.

La troisième méthode de contrefaçon de l’art, celle quiconsiste à multiplier les effets de saisissement, n’a pasdavantage à voir avec l’art véritable ; car l’effet, que cesoit un effet de nouveauté, ou de contraste, ou d’horreur,l’effet n’est jamais l’expression d’un sentiment, maissimplement une action sur nos nerfs. Quand un peintrereprésente avec une exactitude parfaite une blessure quisaigne, la vue de la blessure me frappe, mais ce n’est pasde l’art. Une note tenue très longtemps sur un orguenous produit une impression de saisissement, et peutaller jusqu’à nous faire pleurer : mais il n’y a pas là demusique, parce qu’il n’y a pas de sentiment exprimé. Etcependant de tels effets physiologiques sont tous lesjours pris pour de l’art par les personnes de notre

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société, et cela non seulement en musique, mais enpoésie, en peinture, au théâtre. Il n’y a pas en vérité deplus amère plaisanterie que celle qui consiste à dire quel’art d’à présent « se raffine ». Jamais au contraire l’artn’a autant poursuivi le gros effet, jamais il n’a été plusgrossier. L’Europe entière admire et acclame une piècenouvelle, comme par exemple la Hannele de Hauptmann,où l’auteur s’est proposé de nous attendrir sur une jeunefille persécutée. Pour provoquer en nous ce sentiment aumoyen de l’art, il pouvait ou bien charger un de sespersonnages d’exprimer sa pitié pour la jeune fille d’unefaçon qui nous touchât, ou bien décrire avec vérité lessentiments de la jeune fille. Mais, faute de pouvoir ou devouloir employer ce moyen, il en a choisi un autre, plusdifficile pour le metteur en scène, mais, pour lui auteur,infiniment plus facile. Il nous a montré la jeune fillemourant sur la scène ; et pour accentuer encore l’effetphysiologique de cette agonie sur nos nerfs, il a faitéteindre toute lumière dans la salle, laissant l’auditoiredans les ténèbres. Aux sons d’une musique sinistre, ilnous a fait voir la jeune fille poursuivie et battue par sonivrogne de père. La jeune fille s’affaisse, gémit, soupire,et meurt. Des anges apparaissent, qui l’emmènent. Et lesauditeurs, qui n’ont pu s’empêcher pendant tout celad’éprouver une certaine excitation, s’en vont convaincusd’avoir éprouvé un véritable sentiment artistique. Or il n’ya rien d’artistique dans une excitation de ce genre, maisseulement le mélange d’une vague pitié pour autrui et duplaisir de penser qu’on n’a pas soi-même à souffrir de

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telles souffrances. L’effet que nous produisent les œuvresde ce genre est de même nature que celui que nousproduit la vue d’une exécution capitale ou de celui queproduisaient aux Romains les supplices du cirque.

La substitution de l’effet aux sentiments artistiques sereconnaît aujourd’hui d’une façon toute particulière dansla musique, cet art ayant, de par sa nature, une actionphysiologique immédiate sur les nerfs. Au lieu d’exprimerpar le moyen d’une mélodie, revêtue d’harmoniesappropriées, les sentiments qu’il a éprouvés, lecompositeur de la nouvelle école accumule et compliqueles sonorités ; tantôt les renforçant, tantôt les atténuantde nouveau, il produit sur l’auditoire un effet particulierd’excitation nerveuse, Et le public prend cet effetphysiologique pour un effet artistique.

La quatrième méthode, celle de la curiosité, est, aussi,couramment confondue avec l’art. Combien de foisn’entendons-nous pas dire, non seulement d’un poème,d’un roman, ou d’un tableau, mais même d’une œuvremusicale, qu’elle est « intéressante » ? Et qu’est-ce quecela peut signifier ? Dire qu’une œuvre d’art estintéressante, c’est dire ou bien qu’elle nous apprend dunouveau, ou que nous n’en devinons le sens que peu àpeu, et que cela nous amuse d’avoir à deviner. Or, nidans l’un ni dans l’autre cas, l’intérêt n’a rien de communavec l’impression artistique.

L’objet de l’art est de nous faire éprouver dessentiments éprouvés par l’artiste ; mais l’effortd’intelligence dont nous avons besoin pour nous assimiler

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l’information nouvelle que nous apporte une œuvre, oupour deviner les énigmes qu’elle contient, cet effort, endistrayant notre esprit de l’émotion exprimée, nousempêche de la ressentir : de sorte que non seulement lefait d’être « intéressante » ne contribue en rien à la valeurartistique d’une œuvre d’art, mais qu’il est même plutôtun obstacle à la véritable impression artistique.

Plusieurs conditions doivent être remplies pour qu’unhomme puisse produire une véritable œuvre d’art. Cethomme doit, d’abord, se trouver au niveau des plushautes conceptions religieuses de son temps ; il doit enoutre éprouver des sentiments, et avoir le désir et lacapacité de les transmettre à d’autres ; et il doit enfinavoir, pour une des formes diverses de l’art, cettecapacité spéciale qu’on nomme le talent. Or il est trèsrare qu’un homme réunisse en lui toutes ces conditions.Mais pour produire sans cesse de ces contrefaçons de l’artqui passent aujourd’hui pour de l’art véritable, et dont laproduction est si bien payée, il faut simplement avoir dutalent, chose courante et sans valeur aucune. J’entendspar « talent » l’habileté : en littérature, l’habileté àexprimer aisément ses pensées et ses sensations, à noteret se rappeler les détails typiques ; en peinture, àdiscerner et se rappeler les lignes, formes et couleurs ;en musique, à distinguer les intervalles, à comprendre etse rappeler la succession des sons. Et c’est assez qu’unhomme possède, aujourd’hui, un tel talent, et qu’il sache

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faire choix de quelque spécialité, pour que, à l’aide desméthodes de contrefaçon que j’ai dites, il puisseindéfiniment fabriquer des ouvrages destinés à satisfairele besoin de divertissement de nos classes supérieures.Dans toutes les branches de l’art, des règles ou recettesdéfinies existent, qui permettent de produire des œuvresde ce genre, sans éprouver aucun sentiment. Et ainsil’homme de talent, s’étant assimilé les règles de sonmétier, peut, à tout moment, produire à froid desœuvres qui passeront pour de l’art.

Et il se produit aujourd’hui une quantité si immensede ces œuvres qu’on trouve des hommes qui connaissentdes centaines et des milliers d’œuvres soi-disantartistiques, et qui n’ont jamais vu une seule œuvre d’unart véritable, et qui ne savent même pas à quoi sereconnaît cet art véritable.

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CHAPITRE XI. L’ART PROFESSIONNEL, LACRITIQUE, L’ENSEIGNEMENT ARTISTIQUE : LEUR

INFLUENCE SUR LA CONTREFAÇON DE L’ART

Cette énorme et croissante diffusion des contrefaçonsde l’art, dans notre société, est due au concours de troisconditions, à savoir : 1° le profit matériel que cescontrefaçons rapportent aux artistes, 2° la critique, 3°l’enseignement artistique.

Quand l’art était encore universel, et que seul l’artreligieux était apprécié et récompensé, il n’y avait pas decontrefaçons, ou, s’il y en avait, elles ne tardaient pas àdisparaître, étant exposées à la critique de la nationentière. Mais aussitôt que la distinction se produisit del’art de l’élite et de l’art du peuple, aussitôt que les classessupérieures se mirent à acclamer toute forme d’art,pourvu seulement qu’elle leur apportât du plaisir, aussitôtenfin que ces classes commencèrent à rémunérer leursoi-disant art plus encore que toute autre activité sociale,aussitôt un grand nombre d’hommes s’employèrent à cegenre d’activité, et l’art prit un caractère nouveau, etdevint une profession.

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Et aussitôt que cela eut lieu, la principale et la plusprécieuse des qualités de l’art, la sincérité, se trouvagrandement affaiblie, condamnée d’avance à uneprompte disparition. À l’art véritable fut substituée lacontrefaçon de l’art.

L’artiste de profession, en effet, est forcé de vivre deson art, ce qui l’oblige à inventer indéfiniment, pour sesouvrages, de nombreux sujets. Voyez, par exemple,quelle différence il y a entre les œuvres produites, d’unepart, par des hommes comme les prophètes juifs, lesauteurs des Psaumes, François d’Assise, Fra Angelico, lesauteurs de l’Iliade et de l’Odyssée, ceux des légendes etdes chansons populaires, tous ces hommes d’autrefoisqui non seulement n’étaient point payés pour leursœuvres, mais ne se souciaient même pas d’y attacherleurs noms ; et, d’autre part, les œuvres produites pardes poètes de cour, des peintres ou des musicienscomblés d’honneurs et d’argent ! Mais plus grande encoreest la différence entre l’œuvre des vrais artistes et celledes professionnels de l’art qui remplissent à présent lemonde, tous vivant de leur commerce, c’est-à-dire del’argent qu’ils reçoivent des directeurs de journaux,éditeurs, imprésarios, et autres intermédiaires chargés demettre les artistes en rapport avec les consommateursd’art.

Le professionnalisme est la première cause de ladiffusion parmi nous des contrefaçons de l’art.

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La seconde cause est la naissance, toute récente, et ledéveloppement de la critique, c’est-à-dire de l’évaluationde l’art non plus par tout le monde, non plus par deshommes simples et sincères, mais par des érudits, desêtres à l’intelligence pervertie, et remplis en même tempsde confiance en soi.

Parlant de la relation des critiques à l’égard desartistes, un de mes amis disait, un peu par plaisanterie :« Les critiques, ce sont les sots qui discutent les sages. »C’était là une définition inexacte, injuste, et d’une duretéexcessive ; mais elle n’était pas sans contenir une part devérité ; et en tout cas elle est incomparablement plusjuste que celle qui considère les critiques comme ayant ledroit et les moyens d’expliquer les œuvres d’art.

Expliquer ! Qu’est-ce donc qu’ils expliquent ?L’artiste, s’il est un véritable artiste, a par son œuvre

transmis aux autres hommes les sentiments qu’iléprouvait. Et, dans ces conditions, que reste-t-il àexpliquer ?

Si une œuvre est bonne en tant qu’art, le sentimentexprimé par l’artiste, moral ou immoral, se transmet delui-même aux autres hommes. S’il se transmet à eux, ilsle sentent, et toutes les explications sont superflues. S’ilne se transmet pas à eux, aucune explication ne pourrarien pour y remédier. L’œuvre d’un artiste ne saurait êtreexpliquée. Si l’artiste avait pu expliquer en paroles ce qu’ildésirait nous transmettre, il se serait exprimé en paroles.S’il s’est exprimé par la voie de l’art, c’est précisémentparce que les émotions ne pouvaient pas nous être

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transmises par une autre voie. Que peut-on dire du rireou des larmes qui nous aide, si peu que ce soit, à en êtreémus ? Quand un homme essaie d’interpréter desœuvres d’art en paroles, cela prouve seulement qu’il estlui-même incapable de ressentir l’émotion artistique. Ettel est en effet le cas. Si étrange que cela puisse sembler,les critiques ont toujours été des hommes moinsaccessibles que le reste des hommes à la contagion del’art. Ce sont, pour la plupart, d’habiles écrivains, instruitset intelligents, mais chez qui la capacité d’être émus parl’art est tout à fait pervertie ou atrophiée. Et de là vientque leurs écrits ont toujours largement contribué etcontribuent encore aujourd’hui à pervertir le goût dupublic qui les lit, et qui se fie à eux.

La critique n’existait pas, ne pouvait pas exister, dansdes sociétés où l’art s’adressait à tous, et où parconséquent il exprimait une conception religieuse de lavie commune à un peuple entier. Elle ne s’est produite,elle ne pouvait se produire, que sur l’art des classessupérieures, qui n’avait point pour base la consciencereligieuse de son temps.

L’art universel a un critérium interne défini etindubitable : la conscience religieuse. L’art des classessupérieures manque de ce critérium, et c’est pourquoiceux qui veulent apprécier cet art sont forcés des’accrocher à quelque critérium extérieur. Et ce critérium,ils le trouvent dans les jugements de « l’élite », c’est-à-dire dans l’autorité d’hommes que l’on considère commeplus instruits que les autres, et non seulement dans leur

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autorité, mais dans la tradition formée par un ensembled’autorités de ce genre. Mais cette tradition estextrêmement trompeuse, tant parce que « l’élite » setrompe très souvent, que parce que des jugements quiont eu du prix en leur temps cessent d’en avoir dans unautre temps. Or les critiques, faute d’avoir une basesolide pour leurs jugements, se cramponnentobstinément à leurs traditions. Les tragédies classiquesont été jadis considérées comme bonnes : la critiquecontinue à les considérer comme telles. Dante a été tenupour un grand poète, Raphaël pour un grand peintre,Bach pour un grand musicien ; et nos critiques, fauted’avoir un moyen de distinguer le bon art d’avec lemauvais, continuent non seulement à tenir ces artistespour grands, mais tiennent en outre toutes leurs œuvrespour admirables, et dignes d’être imitées. Rien n’a autantcontribué et ne contribue autant à la perversion de l’artque les autorités mises en avant par la critique. Unhomme produit une œuvre d’art où, en vrai artiste, ilexprime à sa façon propre un sentiment qu’il a éprouvé.Son sentiment se transmet à d’autres hommes, et sonœuvre attire l’attention. Mais alors la critique, s’enemparant, déclare que, sans être mauvaise, elle n’estcependant l’œuvre ni d’un Dante, ni d’un Shakespeare, nid’un Gœthe, ni d’un Raphaël, ni d’un Beethoven. Et lejeune artiste se remet au travail, pour copier les maîtresqu’on lui conseille d’imiter ; et il produit des œuvres nonseulement faibles, mais fausses, des contrefaçons de l’art.

A insi, par exemple, notre Pouchkine écrit des petits

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poèmes, son Onéguine, s o n Tsigane, œuvres d’unevaleur fort inégale, mais qui sont toutes, cependant, desœuvres d’un art véritable. Mais voici que, sous l’influenced’une critique mensongère, qui exalte Shakespeare, lemême Pouchkine écrit son Boris Godounof, une œuvreapprêtée et froide ; et voici que les critiques exaltent cetteœuvre et la proposent en modèle, et voici qu’en effet toutle monde l’imite, Ostrowsky dans son Minine, AlexisTolstoï dans son Tsar Boris, etc. Ces imitationsd’imitations encombrent toutes les littératures d’œuvresmédiocres, et absolument inutiles. Et là est le plus grandmal que font les critiques : manquant eux-mêmes de lacapacité d’être émus par l’art (et ils en manquentforcément, sans quoi ils ne tenteraient pas l’impossible,en voulant interpréter les œuvres d’art), ils ne sauraientattacher d’importance, ni accorder d’éloges, qu’à desœuvres apprêtées et produites de sang-froid. C’est pourcela qu’ils exaltent avec tant d’assurance, en littérature,les tragiques grecs, Dante, le Tasse, Milton, Gœthe, et,parmi les auteurs plus récents, Zola et Ibsen ; enmusique, le Beethoven de la dernière manière, etWagner. Pour justifier l’éloge enthousiaste qu’ils font deces grands hommes, ils construisent infatigablement devastes théories ; et nous voyons ensuite des hommes detalent s’occuper à composer des œuvres en conformitéavec ces théories ; et souvent même de véritablesartistes, faisant violence à leur génie, se soumettent àelles.

Toute œuvre de faux art exaltée par les critiques

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constitue comme une porte à travers laquelles’engouffrent les médiocrités.

Si les Ibsen, les Maeterlinck, les Verlaine, lesMallarmé, les Puvis de Chavannes, les Klinger, lesBœcklin, les Stuck, les Liszt, les Berlioz, les Wagner, lesBrahms, les Richard Strauss, etc., sont devenus possiblesdans notre temps, ainsi que la masse immense desmédiocres imitateurs de ces imitateurs, nous devons celasurtout à nos critiques, qui continuent aujourd’hui encoreà louer aveuglément les œuvres rudimentaires, etsouvent vides de sens, des anciens Grecs : Sophocle,Euripide, Aristophane, et aussi toute l’œuvre de Dante,du Tasse, de Milton, de Shakespeare, toute l’œuvre deMichel-Ange, y compris son absurde Jugement dernier,toute l’œuvre de Bach, toute l’œuvre de Beethoven, ycompris sa dernière période.

Rien de plus typique, à ce point de vue, que le cas deBeethoven. Parmi ses nombreuses productions setrouvent, en dépit d’une forme toujours artificielle, desœuvres d’un art véritable. Mais il devient sourd, ne peutplus rien entendre, et commence à écrire des œuvresbizarres, maladives, dont la signification reste souventobscure. Je sais que les musiciens peuvent imaginer dessons, et qu’il leur est presque possible d’entendre cequ’ils lisent ; mais des sons imaginaires ne sauraientjamais remplacer les sons réels, et un musicien doitentendre ses œuvres pour leur donner une formeparfaite. Or Beethoven ne pouvait rien entendre, et parsuite était hors d’état de parfaire ses œuvres. Mais la

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critique, ayant reconnu en lui un grand compositeur, s’estprécisément emparée de ses œuvres imparfaites etsouvent anormales, pour y rechercher à tout prix desbeautés extraordinaires. Et pour justifier ces éloges,pervertissant le sens même de l’art musical, elle aattribué à la musique la propriété de dépeindre ce qu’ellene saurait dépeindre. Et des imitateurs sont aussitôtapparus, une troupe innombrable d’imitateurs, qui sesont mis à copier ces œuvres maladives et incomplètes,ces œuvres que Beethoven n’a pas pu parfairesuffisamment pour leur donner une pleine valeurartistique.

Et parmi eux est apparu Wagner. Il a commencé parrattacher, dans ses articles de critique, les dernièresœuvres de Beethoven à la théorie mystique deSchopenhauer, qui faisait de la musique l’expression del’essence même de la Volonté. Après quoi il s’est mis àcomposer de la musique plus étrange encore, en sefondant sur cette théorie, ainsi que sur un systèmed’union de tous les arts. Et de Wagner est sortie unetroupe nouvelle d’imitateurs, s’écartant davantage encorede l’art véritable.

Tels sont les résultats de la critique. Et non moinsdésastreuse est la troisième cause qui contribue àpervertir l’art de notre temps : je veux direl’enseignement artistique.

Du jour où l’art, cessant de s’adresser à un peuple

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entier, ne s’est plus adressé qu’à une classe de riches, ilest devenu une profession ; du jour où il est devenu uneprofession, on a inventé des méthodes pour l’enseigner ;les personnes qui faisaient choix de cette profession del’art se sont mises à apprendre ces méthodes ; et ainsi sesont formées les écoles professionnelles : classes derhétorique ou de littérature dans les écoles publiques,académies de peinture, conservatoires de musique etd’art dramatique. Ces écoles ont pour objetl’enseignement de l’art. Mais l’art est la transmission àd’autres hommes d’un sentiment personnel éprouvé parun artiste. Comment donc pourrait-on enseigner celadans des écoles ?

Il n’y a pas d’école qui puisse provoquer chez unhomme le sentiment, ni, encore moins, lui enseignercomment il pourra exprimer ses sentiments de la façonspéciale qui lui est naturelle. Et cependant c’est dans cesdeux choses que réside l’essence de l’art !

Tout ce que des écoles peuvent enseigner, c’est lemoyen d’exprimer des sentiments éprouvés par d’autresartistes de la façon dont les autres artistes les ontexprimés. Et c’est précisément là ce qu’enseignent lesécoles professionnelles ; et leur enseignement, loin decontribuer à répandre l’art véritable, contribue aucontraire à répandre les contrefaçons de l’art, faisant ainsiplus que tout le reste pour détruire chez les hommes lacompréhension artistique.

En littérature, on apprend aux jeunes gens comment,sans avoir rien à dire, ils peuvent écrire une composition

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de plus ou moins de pages sur un sujet auquel ils n’ontjamais pensé, et l’écrire de telle façon qu’elle ressemble àdes écrits d’auteurs d’une célébrité reconnue.

En peinture on leur apprend surtout à dessiner et àpeindre d’après des copies et des modèles, et à dessineret à peindre comme ont dessiné et peint les maîtresantérieurs, et à représenter le nu, c’est-à-dire ce qu’onvoit le moins dans la réalité, et ce que l’homme occupéde la réalité a le moins l’occasion de peindre. Quant à lacomposition, on l’enseigne aux jeunes gens en leurproposant des sujets pareils à ceux qui ont été traitésdéjà par des maîtres célèbres.

De même encore, dans les écoles d’art dramatique, onapprend aux élèves à réciter des monologues exactementcomme les récitaient les acteurs célèbres.

Et de même en musique. Toute la théorie de lamusique n’est qu’une simple répétition des méthodesdont se sont servis les musiciens célèbres. Quant àl’exécution musicale, elle devient de plus en plusmécanique et semblable à celle d’un automate.

Corrigeant un jour une étude d’un de ses élèves, lepeintre russe Brulof y fit une ou deux retouches, etaussitôt la médiocre étude prit l’accent de la vie. — « Ehquoi ! c’est à peine si vous y avez donné un coup depouce, et la voilà toute changée ! lui dit l’élève. — C’estque l’art commence où commence ce coup de pouce ! »répondit Brulof.

Aucun art ne met aussi bien en relief la justesse decette pensée que l’exécution musicale. Pour que cette

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exécution soit artistique, c’est-à-dire nous transmettel’émotion de l’auteur, trois conditions principales sontrequises, pour ne rien dire des autres. L’exécutionmusicale n’est artistique que si la note est juste, que sielle dure exactement le temps voulu, et que si elle estdonnée exactement avec l’intensité de son voulu. La pluspetite altération de la note, le plus petit changement dansle rythme, le plut petit renforcement ou affaiblissementdu son, détruisent la perfection de l’œuvre et, par suite,sa capacité de nous émouvoir. La transmission del’émotion musicale, qui semble une chose si simple et siaisée à obtenir, est donc en réalité une chose quis’obtient seulement quand l’exécutant trouve la nuanceinfiniment petite nécessaire à la perfection. Et il en est demême dans tous les arts. Et un homme ne peut découvrirces nuances que quand il sent l’œuvre, quand il se placedirectement en contact avec elle. Aucune machine nesaurait faire ce que fait un bon danseur qui conforme sesmouvements au rythme de la musique, aucun orgue àvapeur ne peut faire ce que fait un berger qui chantebien, aucun photographe ce que fait un peintre ; aucunrhéteur ne trouvera le mot ou l’arrangement de mots quetrouve sans effort l’homme qui exprime ce qu’il sent. Etainsi les écoles peuvent bien enseigner ce qui estnécessaire pour produire quelque chose d’analogue àl’art, mais jamais ce qui est nécessaire pour produire l’artlui-même.

L’enseignement des écoles s’arrête où commence lecoup de pouce, c’est-à-dire où commence l’art.

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Et d’accoutumer les hommes à quelque chosed’analogue à l’art, c’est les déshabituer de lacompréhension de l’art véritable. Ainsi s’explique qu’il n’yait pas de plus mauvais artistes que ceux qui ont passépar les écoles et qui y ont eu du succès. Les écolesprofessionnelles produisent une hypocrisie de l’artexactement du même genre que cette hypocrisie de lareligion que produisent les séminaires, écoles dethéologie, etc. Et de même qu’il est impossible, dans uneécole, de faire d’un homme un éducateur religieux, demême il est impossible de lui apprendre à devenir unartiste.

Les écoles d’art ont une influence doublement funeste.Elles détruisent, d’abord, la capacité de produire de l’artvéritable chez ceux qui ont eu la malechance d’y entrer etd’y perdre sept, huit ou dix ans de leur vie. Et en secondlieu elles produisent d’énormes quantités de cescontrefaçons de l’art qui pervertissent le goût des masses,et qui sont en train d’envahir le monde.

Je ne prétends pas que les jeunes gens doués detalent ne doivent pas connaître les méthodes desdifférents arts, telles que les ont élaborées les grandsartistes, avant eux. Mais il suffirait, pour les leurenseigner, qu’on créât dans toutes les écoles élémentairesdes classes de dessin et de musique, au sortir desquellesles jeunes gens bien doués pourraient se perfectionner entoute indépendance dans la pratique de leur art.

Et il n’en reste pas moins certain que ces trois choses: la professionnalisation des artistes, la critique, et

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l’enseignement des arts, ont eu pour résultat de rendredésormais la plupart des hommes incapables même decomprendre ce que c’est que l’art, et les ont ainsipréparés à accepter comme art les plus grossières descontrefaçons.

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CHAPITRE XII. L’ŒUVRE DE WAGNER, MODÈLEPARFAIT DE LA CONTREFAÇON DE L’ART

Si l’on veut voir à quel degré les hommes de notretemps et de notre société ont perdu la faculté de sentirl’art véritable, et ont pris l’habitude d’accepter comme del’art des choses qui n’ont rien de commun avec l’art,aucun exemple ne pourra mieux nous le montrer quecette œuvre de Richard Wagner où non seulementl’A llemagne, mais encore la France et l’Angleterreprétendent aujourd’hui découvrir l’art le plus haut, et leplus riche en horizons nouveaux.

La pensée fondamentale de Wagner a été, comme l’onsait, que la musique devait faire corps avec la poésie,exprimer toutes les nuances d’une œuvre poétique. C’estlà une pensée qu’il n’a fait que pousser à l’extrême, maisqui d’ailleurs est entièrement fausse, car chacun des artsa son domaine défini, distinct du domaine des autres arts; et si la manifestation de deux d’entre eux se trouve uninstant réunie dans une seule œuvre, comme c’est le casdans l’opéra, un des deux doit nécessairement êtresacrifié à l’autre.

L’union du drame et de la musique, inventée, au XVIe

siècle, par des Italiens qui s’imaginaient ressusciter

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l’ancien drame grec, n’a jamais pu trouver de succèsqu’auprès des classes supérieures, et cela seulementquand un musicien de talent, Mozart, Weber, Rossini,s’inspirant d’un sujet dramatique, s’est cependantabandonné librement à son inspiration, et a subordonnéle texte à la musique. Dans les opéras de ces maîtres, laseule chose importante pour l’auditeur était la musiqueécrite sur un certain texte et pas du tout le texte lui-même : celui-ci pouvait aller jusqu’à l’absurdité, commepar exemple dans la Flûte enchantée, sans empêcher lamusique de produire une impression artistique.

C’est cela que Wagner a rêvé de corriger, en unissantd’une façon plus intime la musique et la poésie. Mais l’artde la musique ne saurait se soumettre à l’art dramatiquesans perdre sa signification propre, car toute œuvre d’art,si elle est bonne, est l’expression du sentiment intime del’artiste, d’un sentiment tout à fait exceptionnel, et qui netrouve son expression que dans une forme spéciale ; detelle sorte que vouloir qu’une production d’un certain artfasse corps avec une production d’un autre art, c’estdemander l’impossible. C’est en effet demander que deuxœuvres de domaines artistiques différents soient, d’unepart, exceptionnelles, sans ressemblance avec rien, et quecependant elles coïncident et puissent s’unir pour formerun tout.

Cela est aussi impossible que de trouver deuxhommes, ou même deux feuilles sur un arbre, qui seressemblent exactement. Et si deux œuvres artistiquescoïncident l’une à l’autre, c’est ou bien que l’une est une

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œuvre d’art véritable, et l’autre une contrefaçon, ou bienque toutes deux sont des contrefaçons. Deux feuillesnaturelles ne peuvent pas être exactement pareilles, maisdeux feuilles artificielles peuvent l’être. Et il en est demême pour les œuvres d’art.

Si la poésie et la musique peuvent être accouplées,comme c’est le cas dans les hymnes et les chants, leuraccouplement n’est jamais une véritable union, ettoujours le centre de gravité se trouve dans l’une desdeux, de sorte que c’est l’une des deux seulement quiproduit l’impression artistique.

Mais il y a plus. Une des conditions principales de lacréation artistique est la liberté absolue de l’artiste, sonaffranchissement de toute demande extérieure. Et lanécessité d’ajuster une œuvre de musique à une œuvred’un autre art constitue une demande extérieure de cegenre, suffisante pour détruire toute possibilité decréation artistique.

C’est en effet ce qui arrive dans la musique deWagner. Et la preuve en est dans ce fait, que la musiquede Wagner manque du caractère essentiel de toute œuvred’art véritable, à savoir de cette unité et de cetteintégralité qui font que le plus petit changement de laforme suffit à altérer la signification de l’ensemble. Dansune œuvre d’art véritable, poème, tableau, chant ousymphonie, il est impossible d’extraire de sa place, ou dechanger de place, une ligne, une figure, une mesure,sans que le sens de l’œuvre entière en soit compromis,de même qu’il est impossible, sans compromettre la vie

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d’un être organisé, de changer la place d’un seul desorganes. Mais dans les dernières œuvres de Wagner, àl’exception de quelques parties moins importantes qui ontune signification musicale indépendante, il est possible defaire toute sorte de transpositions, mettant devant ce quiétait derrière ou vice versa, sans que la significationmusicale en soit modifiée. Et la raison en est que, dans lamusique de Wagner, la signification réside dans les motset non dans la musique.

La partie musicale de ces drames de Wagner me faittoujours penser au cas d’un de ces versificateurs habileset vides, comme nous en avons aujourd’hui une foule,qui formerait le projet d’illustrer de ses vers unesymphonie ou une sonate de Beethoven, ou une balladede Chopin. Sur les premières mesures, d’un caractèrespécial, il écrirait des vers correspondant, suivant lui, aucaractère de ces mesures. Sur les mesures suivantes, d’uncaractère différent, il écrirait d’autres vers. Et cettenouvelle série de vers n’aurait aucun rapport intime avecla première, et, en outre, tous les vers n’auraient nirythmes, ni rimes. Supposez maintenant que ce poèterécite, sans la musique, les vers ainsi composés : vousaurez une image exacte de ce qu’est la musique desopéras de Wagner, quand on l’entend sans les paroles.

Mais Wagner n’est pas seulement un musicien, c’estaussi un poète. Il faut donc, pour le juger, connaîtreaussi sa poésie, cette poésie à laquelle il prétendsubordonner la musique. La principale de ses œuvrespoétiques est l’Anneau du Nibelung. J’ai lu avec le plus

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grand soin les quatre livrets qui contiennent ce poème, etje ne saurais trop engager le lecteur à les lire, de façon àse faire une idée d’une œuvre, en effet, bienextraordinaire. C’est un modèle de contrefaçon artistique.

Mais on dit qu’il est impossible de juger les œuvres deWagner si on ne les voit pas à la scène. La secondej o u r n ée de la Trilogie vient précisément d’êtrereprésentée à Moscou, l’hiver passé. C’est, m’a-t-on dit, lameilleure partie de tout l’ouvrage. Je suis donc allé la voirjouer ; et voici ce que j’ai vu.

Quand je suis arrivé, l’énorme salle était déjà rempliedepuis le haut jusqu’en bas. Il y avait là des Grands-Ducs, et toute la fleur de l’aristocratie, du commerce, dela science, de l’administration et de la bourgeoisiemoyenne. La plupart des auditeurs tenaient en main lelivret, s’efforçant d’en pénétrer le sens. Je vis aussibeaucoup de musiciens, — quelques-uns âgés, deshommes aux cheveux gris,— qui suivaient la musique surune partition. Évidemment, il s’agissait là d’unereprésentation des plus considérables.

Je suis arrivé un peu en retard ; mais on m’a assuréque le court prélude qui ouvrait la pièce n’avait guèred’importance, et que je n’avais pas beaucoup perdu à lemanquer. Toujours est-il que, lorsque j’entrai, un acteurétait assis sur la scène, dans un décor destiné areprésenter une cave, et qui, comme c’est toujours le cas,faisait d’autant moins d’illusion qu’il était construit avec

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plus d’adresse. L’acteur portait un maillot de tricot, unmanteau de peau, une perruque et une fausse barbe, et,avec des mains blanches et fines, qui révélaient lecomédien, il forgeait une épée invraisemblable, à l’aided’un marteau impossible, d’une façon dont jamaispersonne n’a manié un marteau ; et en même temps,ouvrant la bouche d’une façon non moins étrange, ilchantait quelque chose d’incompréhensible. Toutl’orchestre, pendant ce temps, s’évertuait à accompagnerles sons bizarres qui sortaient de sa bouche.

Le livret m’apprit que cet acteur avait à représenter unpuissant gnome, qui vivait dans une cave et forgeait uneépée pour Siegfried, l’enfant qu’il avait élevé. Et en effetj’avais deviné qu’il représentait un gnome, car il nemanquait jamais, en marchant, de plier les genoux pourse rapetisser. Le gnome, donc, ouvrant toujours labouche de la même façon bizarre, continua longtemps àchanter ou à crier. La musique, cependant, suivait uncours singulier : on avait l’impression decommencements qui ne continuaient ni ne finissaient. Lelivret m’apprit que le gnome se racontait à lui-mêmel’histoire d’un anneau qu’un géant s’était approprié et quele gnome désirait se procurer avec l’aide de Siegfried :voilà pourquoi il lui forgeait une épée. Après que cemonologue eut duré un très long temps, j’entendis àl’orchestre d’autres sons, tout différents des premiers, àcela près qu’ils me donnèrent l’impression, eux aussi, decommencements qui ne finissaient pas. Et en effet unautre acteur ne tarda pas à apparaître, portant un cor sur

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l’épaule, et accompagné d’un homme qui courait à quatrepattes, déguisé en ours. Cet homme se jetait sur legnome, qui s’enfuyait, toujours en pliant les genoux.L’acteur qui portait le cor représentait le héros du drame,Siegfried. Les sons émis par l’orchestre, avant son entrée,étaient destinés à représenter son caractère. On lesappelle le leit-motiv de Siegfried. Ces sons se trouventrépétés toutes les fois qu’apparaît Siegfried. Il y a ainsiune combinaison fixe de sons, ou leit-motiv, pour chacundes personnages ; et toutes les fois que le personnagequ’il représente paraît en scène, l’orchestre répète sonleit-motiv, et toutes les fois qu’une allusion est faite à l’undes personnages, l’orchestre répète le leit-motiv de cepersonnage. Tous les objets aussi ont un leit-motiv. Il y al e motif de l’anneau, l e motif du casque, les motifs dufeu, de la lance, de l’épée, de l’eau, etc. ; et l’orchestrerépète ces motifs dès qu’une mention est faite de cesdivers objets. Mais je reviens au récit de lareprésentation.

L’acteur portant le cor ouvre la bouche, d’une façonaussi peu naturelle que le gnome, et continue longtemps,d’une voix chantante, à crier des paroles ; et de la mêmemanière Mime, le gnome, lui répond. Le sens de cetteconversation ne peut être deviné que par la lecture dulivret : on y apprend que Siegfried a été élevé par legnome, ce qui fait qu’il le déteste, et cherche toujours àle tuer. Le gnome a forgé une épée pour Siegfried, maiscelui-ci n’en est pas content. La conversation dure unebonne demi-heure, et occupe dix pages du livret. Elle

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nous révèle que la mère de Siegfried l’a mis au mondedans un bois, que son père avait une épée, celle-là dontMime tente de forger les morceaux, et que Mime veutempêcher le jeune homme de sortir du bois. J’ajouteraique, pendant cette conversation, à la moindre mentiondu père, de l’épée, etc., la musique ne manque jamais defaire entendre le leit-motiv de ces personnes et de ceschoses.

Enfin la conversation s’arrête ; on entend unemusique tout autre,— le leit-motiv du dieu Wotan ; et unvoyageur apparaît. Ce voyageur est le dieu Wotan.Portant, lui aussi, une perruque et un maillot, le dieu,dressé dans une pose stupide avec une lance à la main,se met à raconter toute une histoire que Mime ne pouvaitmanquer de connaître à fond d’avance, mais que l’auteura jugé nécessaire de faire connaître à ses auditeurs.Encore ne raconte-t-il pas cette histoire simplement, maissous la forme d’énigmes qu’il se fait poser, s’engageant àsacrifier sa tête s’il ne devine pas la réponse. Et toutes lesfois qu’il frappe le sol de sa lance, on voit sortir du feu, etl’on entend dans l’orchestre les leit-motiv de la lance etdu feu. L’orchestre, d’ailleurs, accompagne laconversation d’une musique où se trouvent toujourshabilement entremêlés les leit-motiv des personnes donton parle.

Ces énigmes ont pour seul objet de nous apprendrece que sont les gnomes, ce que sont les géants, ce quesont les dieux, et ce qui s’est passé dans les piècesprécédentes. Pour compléter l’explication, Wotan pose à

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son tour trois énigmes ; après quoi il s’en va, et Siegfriedrevient, et s’entretient encore avec Mime pendant treizepages du livret. On n’entend pas, durant tout ce temps,une seule mélodie entièrement développée : on n’entendrien qu’un entrelacement perpétuel des leit-motiv despersonnes et des choses mentionnées. Mime dit qu’il veutenseigner à Siegfried la peur, et Siegfried répond qu’ilignore la peur. Enfin, les treize pages achevées, Siegfriedsaisit un des morceaux de ce qui est censé représenterl’épée brisée, le place sur ce qui est censé représenterl’enclume, et le forge, et chante : « Héaho, héaho, hoho !Hoho, hoho, hoho, hoho ! Hohéo, haho, hahéo, hoho ! »Et c’est la fin du premier acte.

Tout cela était si agaçant pour moi que j’avais peine àme tenir en place, et qu’aussitôt l’acte fini je voulus m’enaller. Mais les amis qui m’accompagnaient medemandèrent de rester. Ils me dirent qu’il étaitimpossible de juger de la pièce par ce premier acte, etque le second, sans doute, me plairait davantage.

Je n’avais cependant plus rien à apprendre, touchantla question pour laquelle j’étais venu au théâtre. Sur lavaleur artistique du drame de Wagner j’étais désormaisaussi fixé que je l’avais été sur la valeur du roman de ladame, quand elle m’avait lu la scène entre la jeune filleaux cheveux flottants et le héros coiffé d’une plume à laGuillaume Tell. D’un auteur capable de composer desscènes comme celles-là, blessant tous les sentimentsesthétiques, il n’y avait rien à espérer ; on pouvait êtrecertain, sans en entendre davantage, que tout ce que cet

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auteur écrivait serait de mauvais art, puisqu’évidemmentil ne savait pas ce que c’était qu’une œuvre d’artvéritable. Mais autour de moi c’était une admiration, uneextase générale ; et pour découvrir les causes de cetteextase, je résolus d’entendre encore le deuxième acte.

Acte II. — Nuit. Puis l’aube. En général, d’ailleurs,toute la pièce est ornementée d’éclairs, nuages, clairs delune, ténèbres, feux magiques, coups de tonnerre, etc..

La scène représente un bois, et dans le fond onaperçoit une cave. À l’entrée de la cave un nouvel acteuren maillot est assis, représentant un second gnome.Entre le dieu Wotan, toujours avec sa lance, et sous lecostume d’un voyageur. De nouveau l’orchestre faitentendre son motif, uni, cette fois, à un motif du ton leplus bas possible. Ce motif de basse désigne le dragon.Wotan éveille le dragon : les mêmes sons de basse serépètent encore plus profonds. Le dragon commence pardire qu’il veut dormir ; mais il se décide ensuite à semontrer sur le seuil de la cave. Ce dragon est représentépar deux hommes. Il est vêtu d’une peau verte, écailleuse; d’un côté il agite une grande queue de serpent, del’autre il ouvre une gueule de crocodile, où l’on voitapparaître des flammes. Et ce dragon, — que sans douteon a voulu rendre terrible, et qui pourrait en effeteffrayer des enfants de cinq ans, — a, pour parler, unevoix d’une profondeur terrible. Tout cela est si stupide, sipareil à ce que l’on montre dans les baraques de la foirequ’on se demande comment des personnes âgées de plusde cinq ans peuvent y assister sérieusement ; et

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cependant des milliers de personnes soi-disant cultivées yassistent, et voient et écoutent tout cela avec uneattention pieuse, et sont ravies de plaisir.

On voit reparaître Siegfried, avec son cor, et Mimeaussi. L’orchestre fait naturellement entendre les leit-motiv qui les concernent ; et ils se mettent à discuter laquestion de savoir si Siegfried sait ou non ce que c’estque la peur. Puis Mime s’en va, et une scène commencequi a l’intention d’être éminemment poétique. Siegfried,toujours en maillot, s’étend dans une pose destinée ànous paraître belle ; et tour à tour il se tait ou se parle àsoi-même. Il rêve, écoute le chant des oiseaux, désire lesimiter. À cette intention, il coupe un roseau avec sonépée et s’en fait une flûte. L’aube devient plus claire, lesoiseaux chantent : Siegfried tente d’imiter les oiseaux. Etla musique de l’orchestre imite le chant des oiseaux, sansomettre pourtant de faire entendre les leit-motiv despersonnes et des objets dont il est parlé. Et Siegfried, nepouvant parvenir à bien jouer de sa flûte, se décideplutôt à jouer de son cor.

Toute cette scène est insupportable. De musique,c’est-à-dire d’un art nous transmettant un sentimentéprouvé par l’auteur, il n’y en a pas la moindre trace danstout cela. Et j’ajoute que jamais on n’a rien imaginé deplus anti-musical. C’est comme si on ressentait,indéfiniment, un espoir de musique, aussitôt suivi d’unedéception. Des centaines de fois quelque chose demusical commence ; mais ces commencements sont sicourts, si encombrés de complications d’harmonie et de

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timbre, si chargés d’effets de contrastes, si obscurs et sivite arrêtés, et ce qui se passe sur la scène est d’unefausseté si invraisemblable, qu’on a de la peine même àpercevoir ces embryons musicaux, à plus forte raison àen être émus. Et par-dessus tout, du commencement à lafin, dans chaque note, l’intention de l’auteur est sisensible que l’on ne voit et n’entend ni Siegfried, ni lesoiseaux, mais seulement un Allemand aux idées étroites,un Allemand dénué de goût et de style, et qui, s’étant faitune conception grossière de la poésie, travaille à noustransmettre sa conception par les moyens les plusgrossiers et les plus primitifs.

On sait quel sentiment de méfiance et de résistancenaît toujours en présence d’une œuvre, d’uneprédétermination trop évidente de l’auteur. C’est assezqu’un conteur nous dise d’avance : « Préparez-vous àpleurer ou à rire ! » pour que nous soyons assurés de nepleurer ni de rire. Mais quand nous voyons qu’un auteurnous ordonne de nous émouvoir de ce qui n’est pasémouvant du tout, mais plutôt ridicule ou choquant, etquand nous voyons en outre que cet auteur a la pleineconviction de nous avoir conquis, nous éprouvons unsentiment pénible pareil à celui que nous inspirerait unevieille femme vêtue d’une robe de bal et coquetant avecnous. Telle fut l’impression que je ressentis durant cettescène, tandis qu’autour de moi je voyais une foule detrois mille personnes, qui non seulement assistaient sansse plaindre à ces absurdités, mais qui croyaient de leurdevoir d’en être ravies.

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Je me résignai cependant à entendre la scènesuivante, où le monstre apparaît, avec accompagnementde ses notes de basse, entremêlées au leit-motiv deSiegfried ; mais après le combat avec le monstre, et lesmugissements, les feux, les agitations d’épée, etc., il mefut impossible d’en entendre davantage ; et je m’enfuisdu théâtre avec un sentiment de répulsion qu’aujourd’huiencore je ne puis oublier.

Et je pensais involontairement à un paysan, sage,instruit, respectable, un de ces hommes vraimentreligieux que je connais parmi nos paysans. Je mereprésentais la terrible perplexité qu’éprouverait un telhomme s’il devait assister à ce que je venais de voir. Quepenserait-il, en apprenant combien de travail a étédépensé pour cette représentation. et en voyant cetauditoire, en voyant ces grands de la terre, — deshommes âgés, chauves, à barbe grise, des hommes qu’ilavait été accoutumé à respecter, — en les voyant assisimmobiles, pour regarder et pour entendre, six heures desuite, cet amas d’absurdités ?

Et cependant un auditoire énorme, l’élite des classescultivées, assiste, six heures de suite, à cette absurdereprésentation ; et tout ce monde s’en va avec laconviction qu’en payant tribut à ces extravagances il aacquis un droit nouveau de se tenir pour « éclairé » etpour « avancé ».

Je parle là du public de Moscou, mais ce public n’estqu’une infime partie de celui qui, se considérant commel’élite intellectuelle du monde, se fait un mérite d’avoir

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assez complètement perdu la faculté de l’émotionartistique pour pouvoir non seulement assister sansrévolte à cette farce stupide, mais même y prendre unextrême plaisir.

À Bayreuth, où cette pièce a été jouée pour lapremière fois, des personnes qui se considéraient commel’élite du monde sont accourues des quatre coins duglobe, ont dépensé des milliers de roubles chacune, pourvoir jouer de telles choses ; et quatre jours de suite ellesont regardé et écouté, six heures durant, cette farcestupide.

Mais pourquoi ces personnes sont-elles allées àBayreuth, et pourquoi continue-t-on à aller voir cespièces, et pourquoi les admire-t-on ? C’est une questionqui se présente fatalement. Comment expliquer le succèsdes ouvrages de Wagner ?

L’explication est très simple. Grâce à une situationexceptionnelle, ayant à sa disposition les ressources d’unroi, Wagner s’est trouvé en état de réunir toutes lesméthodes inventées avant lui pour la contrefaçon de l’art; et, maniant ces méthodes avec une habileté extrême, ila produit un modèle parfait de la contrefaçon de l’art. Etc’est pour cela que j’ai parlé si longuement de son œuvre: aucune autre que je connaisse ne me fait voir, aussiadroitement, aussi puissamment combinées, toutes lesméthodes qui servent à contrefaire l’art, c’est-à-dire lesemprunts, les ornements, les effets, et l’appel à la

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curiosité.Depuis le sujet, pris aux vieilles légendes, jusqu’aux

nuages, aux levers du soleil et de la lune, Wagner a faitemploi de tout ce qui est considéré comme poétique.Nous trouvons dans son œuvre la belle au bois dormant,et les nymphes, et les feux souterrains, et les gnomes, etles batailles, et les épées, et l’amour, et l’inceste, et unmonstre, et des oiseaux qui chantent : l’arsenal dupoétique y est au grand complet.

Ajoutez que tout y est beau. Les décors sont beaux, etles costumes, et les nymphes, et la walkyrie. Les sonseux-mêmes sont beaux. Car Wagner, qui était loin demanquer de talent, a inventé, — vraiment inventé, —pour accompagner son texte, des combinaisons de sonsaussi belles d’harmonie que de timbre. Toute cettebeauté est d’un ordre assez bas, et d’un goût fâcheux,comme les belles femmes qu’on voit peintes sur lesaffiches, ou comme de beaux officiers en grande tenue :mais tout cela est incontestablement beau.

En troisième lieu, tout est, au plus haut degré,saisissant et plein d’effet : les monstres, les feuxmagiques, les scènes dans l’eau, l’obscurité de la salle,l’invisibilité de l’orchestre, et puis des combinaisonsharmoniques nouvelles, et, par là, frappantes.

Enfin tout est « intéressant ». L’intérêt ne réside passeulement dans la question de savoir qui tuera et qui seratué, et qui se mariera, et ce qui arrivera ensuite : l’intérêtréside en outre dans la relation de la musique au texte.Le mouvement des vagues du Rhin : comment la

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musique exprimera-t-elle cela ? Un gnome sensuel paraîten scène : comment la musique pourra-t-elle exprimerun gnome ? et comment exprimera-t-elle sa sensualité ?Comment la bravoure, ou le feu, ou un anneau,pourront-ils être exprimés par la musique ? Commentl’auteur pourra-t-il entremêler le leit-motiv des personnesqui parlent avec les leit-motiv des personnes et deschoses dont il parle ? Et l’intérêt des ouvrages de Wagnerne s’arrête pas là. La musique, par elle-même, est encoreun appel constant à notre curiosité. Elle s’écarte de toutesles lois acceptées avant elle, et elle produit lesmodulations les plus imprévues, des modulations tout àfait nouvelles (ce qui est non seulement possible, maismême facile à une musique qui s’est affranchie de touteloi organique). Les dissonances sont nouvelles, et sontrésolues d’une façon nouvelle. Tout cela aussi est trèsintéressant.

Et ce sont ces éléments, l’appareil poétique, la beauté,l’effet, et l’intérêt, qui, grâce aux particularités du talentde Wagner et à celles de sa situation, se trouvent dansses œuvres portés au plus haut degré de perfection ; detelle sorte qu’ils hypnotisent le spectateur, comme vousseriez hypnotisés si vous écoutiez, plusieurs heuresdurant, les divagations d’un fou déclamées avec un grandpouvoir de rhétorique.

On me dit : « Vous ne sauriez juger de tout cela sansavoir vu les œuvres de Wagner à Bayreuth, dans la salleobscure, avec l’orchestre tout à fait caché, et uneexécution impeccable ! » Je veux bien l’admettre : mais

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cela prouve précisément qu’il ne s’agit pas ici d’art, maisd’hypnotisme. C’est exactement de même que parlent lesspirites. Pour nous convaincre de la réalité de leursapparitions, ils ne manquent pas de dire : « Vous nepouvez pas en juger chez vous, venez à nos séances ! »C’est-à-dire : « Venez, et restez assis, plusieurs heures desuite, dans le noir, avec des personnes à moitié folles, etrenouvelez cette expérience une dizaine de fois, et vousverrez ce que nous voyons ! »

Et comment ne le verrais-je pas ? Placez-vousseulement dans de telles conditions, et vous verrez toutce vous voudrez voir, encore que vous puissiez arriverbien plus sûrement à ce résultat en vous enivrant de vinou d’opium. Et la même chose se produit pour l’auditiondes opéras de Wagner. Replongez-vous quatre jours desuite dans l’obscurité, en compagnie de personnes d’unétat d’esprit anormal, et, par l’entremise de vos nerfsauditifs, soumettez votre cerveau à l’action puissante dessons les mieux faits pour l’exciter : vous ne pourrezmanquer de vous trouver dans des conditions anormales,au point que les pires absurdités vous feront plaisir. Maispour parvenir à ce résultat vous n’avez pas même besoinde quatre jours : les six heures que dure lareprésentation d’une des journées y suffisent. Que dis-je? Une seule heure suffit pour des personnes qui n’ontaucune conception claire de ce que l’art devrait être, etqui ont décidé d’avance que ce qu’elles vont voir estexcellent, et qui savent que d’être indifférent oumécontent devant cette œuvre serait considéré de leur

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part comme une preuve d’infériorité et de manque deculture.

J’ai observé, à Moscou, l’auditoire de Siegfried. Il yavait là des gens qui dirigeaient les autres et donnaient leton : c’étaient des gens qui avaient déjà subiantérieurement l’action hypnotique de Wagner, et qui s’ylaissaient aller de nouveau, en ayant pris l’habitude. Cesgens-là, se trouvant dans une condition d’espritanormale, éprouvaient un ravissement parfait. À côtéd’eux, il y avait les critiques d’art, hommes absolumentdénués de la faculté d’être émus par l’art, et qui, enconséquence, sont toujours prêts à louer des œuvrescomme celles de Wagner, où tout est affaire d’intelligence: aussi ne manquaient-ils pas de mettre toute laprofondeur dont ils étaient capables à approuver uneœuvre qui leur fournissait une si ample matière deratiocinations. Et à la suite de ces deux groupes, marchaitla grande foule des citadins, hommes indifférents à l’art,ou chez qui la capacité d’en être ému était pervertie et enpartie atrophiée : et ceux-là se rangeaient servilement àl’opinion des princes, financiers et autres dilettantes qui,à leur tour, se rangent toujours de l’avis de ceux quiexpriment leur opinion le plus haut et du ton le plusassuré. — « Oh ! quelle poésie ! comme c’est merveilleux! surtout les oiseaux ! Oh ! oui, je suis vaincu ! » Ainsis’exclame toute cette foule, répétant à l’envi ce qu’ellevient d’entendre affirmer par les hommes dont l’opinionlui paraît autorisée.

Et peut-être y a-t-il, malgré cela, des personnes qui se

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sentent choquées par l’absurdité et la vulgarité de ce soi-disant art nouveau ; mais celles-là se taisent, timidement,de même qu’un homme à jeun reste silencieux et timidequand il se voit entouré d’hommes ivres.

Et c’est ainsi que, grâce à la maîtrise prodigieuse aveclaquelle elle contrefait l’art sans avoir rien de communavec lui, une œuvre grossière, basse, et vide de sens setrouve admise par le monde entier, coûte, à représenter,des millions de roubles, et contribue, de plus en plus, àpervertir le goût des classes supérieures, les éloignant deplus en plus de l’art véritable.

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CHAPITRE XIII. DIFFICULTÉ DE DISTINGUERL’ART VÉRITABLE DE SA CONTREFAÇON

Je sais que la plupart des hommes, même les plusintelligents, ont peine à reconnaître la vérité, même laplus simple et la plus évidente, si cette vérité les oblige àtenir pour fausses des idées qu’ils se sont formées, peut-être à grand’peine, des idées dont ils sont fiers, qu’ils ontenseignées à d’autres, et sur lesquelles ils ont fondé leurvie. Aussi n’ai-je que peu d’espoir que ce que je dis là dela perversion de l’art et du goût dans notre société soitadmis de mes lecteurs, ou même pris sérieusement enconsidération. Et cependant je ne puis m’empêcherd’énoncer franchement la conclusion où m’ont fatalementconduit mes recherches sur le problème de l’art. Cetteconclusion, c’est que ce que la plus grande partie denotre société regarde comme de l’art, comme de bon art,comme le tout de l’art, loin d’être cela, n’est qu’unecontrefaçon de l’art véritable. Cette conclusion va, je lesais, sembler étrange et paradoxale ; mais si seulementnous admettons que l’art est une activité humaine par lemoyen de laquelle certains hommes transmettent leurssentiments à d’autres (et non pas un culte de la Beauté,ni une manifestation de l’Idée, ni rien de pareil), nous

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serons inévitablement contraints d’admettre cetteconclusion comme en découlant. Si l’art est une activitépar laquelle un homme transmet ses sentiments àd’autres, force nous est d’avouer que, de tout ce quenous appelons l’art dans notre société, de tous cesromans, contes, drames, tableaux, opéras, ballets, etc.,c’est à peine si la cent millième partie procède d’uneémotion sentie par l’auteur, tout le reste n’étant que descontrefaçons de l’art, où les emprunts, l’ornementation,les effets et l’intérêt remplacent la contagion dusentiment. J’ai lu quelque part qu’à Paris seulement lenombre des peintres dépasse vingt mille : il y en aprobablement autant en Angleterre, autant enAllemagne, autant dans le reste des pays de l’Europe.C’est donc environ cent mille peintres qu’il y a en Europe; et sans doute on y trouverait aussi cent mille musiciens,et cent mille littérateurs. Si ces trois cent mille individusproduisent par an chacun trois œuvres, on peut compterchaque année près d’un million de soi-disant œuvresd’art. Et maintenant, combien y a-t-il de connaisseursd’art qui soient impressionnés par ce million d’œuvres ?Sans parler des classes travailleuses, qui n’ont aucuneidée de ces productions, c’est à peine si les hommes desclasses supérieures même connaissent, de ces œuvres,une sur mille, et peuvent s’en rappeler une sur dix mille.C’est donc bien que toutes ces œuvres ne sont que dessimulacres d’art, ne produisent que l’impression d’unpasse-temps pour la foule des oisifs et des riches, et sontdestinées à disparaître aussitôt produites.

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La situation d’un homme de notre société qui voudraitdécouvrir une œuvre d’art véritable parmi la masse desœuvres qui ont la prétention d’être de l’art, cette situationressemble à celle d’un homme que l’on conduirait durantdes lieues le long d’une route toute pavée d’unemosaïque de pierreries artificielles, et qui voudraitreconnaître l’unique diamant, rubis ou topaze, véritablequ’il suppose pouvoir se trouver parmi ce million decontrefaçons.

Encore la difficulté de distinguer les œuvres d’artvéritable se trouve-t-elle, de nos jours, accrue par ce faitque la qualité extérieure du travail dans les faussesœuvres d’art non seulement n’est pas pire, mais estsouvent meilleure que dans les véritables : car lacontrefaçon produit souvent plus d’effet que le vrai art, etses sujets sont plus intéressants. Comment doncreconnaître le vrai art du faux ? Comment distinguer d’unmillion d’œuvres faites à dessein pour imiter, une œuvreque sa forme extérieure n’en distingue pas ?

Pour un homme dont le goût ne serait point perverti,cela serait aussi aisé que, pour un animal dont le flair n’apas été perverti, il est aisé de suivre la trace qu’il suit,parmi cent autres dans une forêt. L’animal retrouveinfailliblement sa trace. Et de même ferait l’homme, si sesqualités naturelles n’avaient pas été perverties. Ilretrouverait infailliblement, parmi des milliers d’objets, laseule œuvre d’un art véritable, c’est-à-dire celle qui lui

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communique des sentiments particuliers et nouveaux.Mais il n’en va point de même avec ceux dont le goût aété perverti par leur éducation et leur manière de vivre.Chez ceux-là, le pouvoir naturel d’être ému par l’art setrouve atrophié, et dans leur évaluation des œuvres d’artils sont forcés de se laisser guider par la discussion etl’étude, qui, toutes deux, achèvent encore de lesdérouter. Et c’est ainsi que la plupart des hommes, dansnotre société, sont absolument incapables de distinguerune œuvre d’art de sa plus grossière contrefaçon. Ceshommes se condamnent à rester assis des heuresentières dans des théâtres pour entendre les piècesd’Ibsen, de Maeterlinck, ou de Hauptmann, ou de Wagner; ils croient de leur devoir de lire d’un bout à l’autre lesromans de Zola, Huysmans, Bourget, ou Kipling, deregarder des tableaux représentant ou bien des chosesincompréhensibles, ou des choses qu’ils peuvent voirbeaucoup mieux dans la vie réelle ; et surtout ilsconsidèrent comme étant une nécessité pour eux d’êtreravis de tout cela, s’imaginant que c’est là de l’art, tandisqu’au même moment des œuvres d’art véritable leurinspireront un parfait mépris, simplement parce que,dans leur cercle, ces œuvres ne sont point portées sur laliste des œuvres d’art.

Et ainsi, pour étrange que cela puisse paraître,j’affirme que parmi les hommes de notre société, dontquelques-uns composent des vers, des romans, desopéras et des symphonies, peignent des tableaux etsculptent des statues, et discutent, condamnent, exaltent

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les productions les uns des autres, que parmi tous ceshommes il y en a à peine un sur cent qui connaisse lesentiment produit par une œuvre d’art, et distingue cesentiment des formes diverses de l’amusement et del’excitation nerveuse qui passent, de nos jours, pour desformes de l’art.

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CHAPITRE XIV. LA CONTAGION ARTISTIQUE,CRITÉRIUM DE L’ART VÉRITABLE

Et cependant il y a un signe certain et infaillible pourdistinguer l’art véritable de ses contrefaçons : c’est ce quej’appellerai la contagion artistique. Si un homme, sansaucun effort de sa part, reçoit, en présence de l’œuvred’un autre homme, une émotion qui l’unit à cet autrehomme, et à d’autres encore recevant en même tempsque lui la même impression, c’est que l’œuvre enprésence de laquelle il se trouve est une œuvre d’art. Etune œuvre a beau être belle, poétique, riche d’effets etintéressante, ce n’est pas une œuvre d’art si elle n’éveillepas en nous cette émotion toute particulière, la joie denous sentir en communion d’art avec l’auteur et avec lesautres hommes en compagnie de qui nous lisons,voyons, entendons l’œuvre en question.

Sans doute, c’est là un signe tout intérieur ; et sansdoute les personnes qui n’ont jamais éprouvél’impression produite par une œuvre d’art pourronts’imaginer que l’amusement et l’excitation nerveuseprovoqués en elle par les contrefaçons de l’art constituentdes impressions artistiques. Mais ces personnes sontcomme les daltonistes, à qui rien ne saurait persuader

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que la couleur verte n’est pas la couleur rouge. Et endehors d’elles, pour tout homme dont le goût n’a pas étéperverti et atrophié, le signe que j’ai dit garde sa pleinevaleur, permettant de distinguer nettement l’impressionartistique de toutes les autres. La particularité principalede cette impression consiste en ceci, que l’homme qui lareçoit se trouve pour ainsi dire confondu avec l’artiste. Illui semble que les sentiments qui lui sont transmis ne luiviennent pas d’une autre personne, mais de lui-même, etque tout ce que l’artiste exprime, lui-même depuislongtemps rêvait de l’exprimer. L’œuvre d’art véritable apour effet de supprimer la distinction entre l’homme àqui elle s’adresse et l’artiste, comme aussi entre cethomme et tous les autres à qui s’adresse la même œuvred’art. Et c’est dans cette suppression de toute séparationentre les hommes, dans cette union du public avecl’artiste, que consiste la vertu principale de l’art.

Éprouvons-nous ce sentiment en présence d’uneœuvre ? C’est que l’œuvre est de l’art. Ne l’éprouvons-nous pas, ne nous sentons-nous pas unis avec l’auteur, etavec les autres hommes à qui son œuvre s’adresse ?C’est qu’il n’y a pas d’art dans cette œuvre. Et nonseulement le pouvoir de contagion est le signe infailliblede l’art, mais le degré de cette contagion est l’uniquemesure de l’excellence de l’art.

Plus la contagion est forte, plus l’art est véritable, entant qu’art, indépendamment de son contenu, c’est-à-direde la valeur des sentiments qu’il nous transmet.

Et le degré de contagion de l’art dépend de trois

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conditions : 1° du plus ou moins de singularité,d’originalité, de nouveauté des sentiments exprimés ; 2°du plus ou moins de clarté dans l’expression de cessentiments ; 3° enfin de la sincérité de l’artiste, c’est-à-dire de l’intensité plus ou moins grande avec laquelle iléprouve lui-même les sentiments qu’il exprime.

Plus les sentiments sont singuliers et nouveaux, plusils agissent sur celui à qui ils se transmettent. Celui-cireçoit une impression d’autant plus vive qu’est plussingulier et plus nouveau l’état d’âme où il se trouvetransporté.

La clarté avec laquelle sont exprimés les sentiments,en second lieu, détermine la contagion parce que, dansnotre impression d’être unis avec l’auteur, notresatisfaction est d’autant plus grande que se trouvent plusclairement exprimés ces sentiments dont il nous sembleque, depuis longtemps déjà, nous les éprouvons et quenous venons enfin de réussir à les exprimer.

Mais surtout c’est le degré de sincérité de l’artiste quidétermine le degré de la contagion artistique. Dès que lespectateur, l’auditeur, le lecteur devinent que l’artiste estlui-même ému par son œuvre, qu’il écrit, peint, jouepour lui-même, ils s’assimilent aussitôt les sentiments del’artiste ; et, au contraire, dès que le spectateur,l’auditeur, le lecteur devinent que l’auteur ne produit passon œuvre pour lui-même, et n’éprouve pas lui-même cequ’il veut exprimer, aussitôt naît en eux un désir derésistance ; et ni la nouveauté du sentiment ni lasimplicité de l’expression ne parviennent à leur donner

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l’émotion voulue.Je parle là de trois conditions de la contagion

artistique ; mais en réalité toutes les trois se réduisent àla dernière, qui exige que l’artiste éprouve pour soncompte les sentiments qu’il exprime. Cette conditionimplique, en effet, la première puisque, si l’artiste estsincère, il exprimera son sentiment tel qu’il l’a éprouvé ;et comme chaque homme diffère des autres, lessentiments de l’artiste seront d’autant plus nouveaux pourles autres hommes qu’il les aura puisés plusprofondément en lui-même. Et, pareillement, plusl’artiste est sincère, plus il trouve à exprimer avec clarté lesentiment qui lui tient au cœur.

La sincérité est ainsi la condition essentielle de l’art.Cette condition est toujours présente dans l’art populaire; elle est presque entièrement absence de l’art de nosclasses supérieures, où l’artiste a toujours en vue desconsidérations de profit, de convenance, ou d’amour-propre personnel.

Voilà donc par quel signe certain on peut distinguerl’art véritable de sa contrefaçon, et, en outre, mesurer ledegré d’excellence de l’art en tant qu’art,indépendamment de son contenu, c’est-à-dire de laquestion de savoir s’il exprime de bons ou de mauvaissentiments. Mais un autre problème se pose maintenant :par quel signe distinguera-t-on, dans le contenu de l’art,ce qui est bon de ce qui est mauvais ?

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CHAPITRE XV. LE BON ET LE MAUVAIS ART

L’art est, avec la parole, un des instruments de l’uniondes hommes, et, par suite, du progrès, c’est-à-dire de lamarche en avant de l’humanité vers le bonheur. La parolepermet aux hommes des générations nouvelles deconnaître tout ce qu’ont appris, par l’expérience et laréflexion, les générations précédentes, ainsi que les plussages des contemporains ; l’art permet aux hommes desgénérations nouvelles d’éprouver tous les sentimentsqu’ont éprouvés les générations antérieures, ainsi que lesmeilleurs des contemporains. Et de même que procèdel’évolution des connaissances, où sans cesse desconnaissances plus réelles et plus utiles se substituent àd’autres moins réelles et moins utiles, de même aussiprocède l’évolution des sentiments par le moyen de l’art.Aux sentiments inférieurs, moins bons et moins utilespour le bonheur de l’homme, se substituent sans cessedes sentiments meilleurs, plus utiles à ce bonheur. Telleest la destination de l’art. Et, par conséquent, l’art estd’autant meilleur quant à son contenu qu’il remplit mieuxcette destination ; il est d’autant moins bon qu’il laremplit moins bien.

Or, l’évaluation des sentiments, c’est-à-dire la

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distinction de ceux qui sont bons d’avec ceux qui sontmoins bons, au point vue du bonheur de l’homme, cetteévaluation est l’œuvre de la conscience religieuse d’uneépoque.

À toutes les époques historiques, et dans toutes lessociétés, il y a une conception supérieure, — propre àcette époque, — du sens de la vie ; et c’est elle quidétermine l’idéal de bonheur vers lequel tendent cetteépoque et cette société. Cette conception constitue laconscience religieuse. Et cette conscience se trouvetoujours clairement exprimée par quelques hommesd’élite, tandis que tout le reste de leurs contemporains laressent avec plus ou moins de force. Il nous semble bien,parfois, que cette conscience manque dans certainessociétés : mais en réalité ce n’est point qu’elle manque,c’est nous qui ne voulons pas la voir. Et souvent nous nevoulons pas la voir, surtout, parce qu’elle n’est pointd’accord avec notre manière de vivre.

La conscience religieuse est, dans une société, commele courant d’une rivière qui coule. Si la rivière coule, c’estqu’il y a un courant qui la fait couler. Et si la société vit,c’est qu’il y a une conscience religieuse qui détermine lecourant que suivent, plus ou moins à leur insu, tous leshommes de cette société.

Ainsi, dans toute société, il y a toujours eu et il y auratoujours une conscience religieuse. Et c’est en conformitéavec cette conscience religieuse qu’ont toujours étéévalués les sentiments exprimés par l’art. C’est seulementsur la base de cette conscience religieuse de leur temps

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que les hommes ont pu mettre à part, dans la variétéinfinie du domaine de l’art, les sujets capables deproduire des sentiments conformes à l’idéal religieux deleur temps. Et l’art qui exprimait de tels sentiments atoujours été hautement estimé ; tandis que celui quitraduisait des sentiments découlant de la consciencereligieuse des époques antérieures, des sentiments usés,surannés, a toujours été dédaigné et délaissé. Et quant àtout cet art qui exprimait la variété infinie des autressentiments de toute sorte, celui-là n’était admis etencouragé que si les sentiments qu’il exprimait n’étaientpas contraires à la conscience religieuse. Ainsi, parexemple, chez les Grecs on isolait du reste, on approuvaitet encourageait l’art qui exprimait les sentiments de labeauté, de la force, de la virilité (Hésiode, Homère,Phidias), tandis que l’on condamnait et dédaignait l’artqui traduisait des sentiments de sensualité grossière,d’abaissement, et de tristesse. Chez les Juifs, onadmettait et on encourageait l’art qui exprimait dessentiments de soumission envers le Dieu des Juifs, tandisque l’on condamnait et dédaignait l’art qui exprimait dessentiments d’idolâtrie ; et tout le reste de l’art, récits,chants, ornements des maisons, vases, vêtements,pourvu que cela ne fût pas contraire à la consciencereligieuse, n’était ni condamné, ni encouragé. Ainsi l’art,toujours et partout, se trouvait évalué d’après soncontenu ; ainsi il devrait toujours être évalué, attenduque cette façon de considérer l’art découle de l’essencemême de la nature humaine, et que cette essence est à

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jamais invariable.Je n’ignore pas que, suivant une opinion répandue

dans notre temps, la religion est un préjugé dontl’humanité s’est enfin affranchie ; et il résulterait de làqu’il n’existe pas dans notre temps de consciencereligieuse commune à tous les hommes, et pouvant ainsiservir de base à une évaluation de l’art. Et je sais aussique cette opinion passe pour être celle des classes lesplus cultivées de notre société. Des hommes qui, nevoulant pas reconnaître le sens véritable duChristianisme, inventent toute espèce de doctrinesphilosophiques et esthétiques pour cacher à leurs propresyeux la déraison et la bassesse de leur vie, ces hommes-là ne peuvent pas avoir d’autre opinion. Sincèrement ounon ils confondent l’idée d’un culte religieux avec celled’une conscience religieuse ; et, rejetant le culte, ilss’imaginent rejeter du même coup la consciencereligieuse. Mais toutes ces attaques contre la religion, ettoutes ces tentatives d’établir une philosophie contraire àla conscience religieuse de notre temps, tout cela prouveassez clairement l’existence de cette conscience, et qu’elleaccuse la vie des hommes qui l’attaquent, et la contredit.

S’il y a dans l’humanité un progrès, c’est-à-dire unemarche en avant, il faut nécessairement que quelquechose soit qui désigne aux hommes la direction à suivredans cette marche. Or tel a toujours été le rôle desreligions. Toute l’histoire nous montre que le progrès del’humanité s’est fait, de tout temps, sous la conduited’une religion. Et comme le progrès ne s’arrête pas,

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comme par suite il doit s’accomplir même dans notretemps, c’est donc que notre temps a aussi une religionpropre. Et si notre temps, comme tous les autres, a sareligion, c’est sur le fondement de cette religion que doitêtre évalué notre art ; et celles-là seules des œuvres d’artdoivent être estimées et encouragées qui découlent de lareligion de notre temps, tandis que toutes les œuvrescontraires à cette religion doivent être condamnées, etque tout le reste de l’art doit être traité avec indifférence.

Or, la conscience religieuse de notre temps, d’unefaçon générale, consiste à reconnaître que notre bonheur,matériel et spirituel, individuel et collectif, actuel etpermanent, réside dans la fraternité de tous les hommes,dans notre union pour une vie commune. Cetteconscience non seulement se trouve affirmée, sous lesformes les plus diverses, par les hommes de notretemps, mais c’est elle encore qui sert de fil conducteur àtout le travail de l’humanité, travail qui a pour objet,d’une part, la suppression de toutes les barrièresphysiques et morales s’opposant à l’union des hommes,et, d’autre part, l’établissement de principes communs àtous les hommes et pouvant les unir tous dans unemême fraternité universelle. C’est donc sur le fondementde cette conscience religieuse que nous devons évaluertoutes les manifestations de notre vie, et, parmi elles,notre art ; mettant à part du reste, dans les produits decet art, ceux qui expriment des sentiments en accord avec

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cette conscience religieuse, et rejetant et condamnanttous ceux qui sont contraires à cette conscience.

La faute principale qu’ont commise les classessupérieures de la société, au temps de la soi-disantRenaissance, et que nous continuons à commettre depuislors, cette faute ne consiste pas autant dans ce quel’homme a cessé d’apprécier la signification de l’artreligieux que dans ce que, à la place de cet art religieuxdisparu, il a établi un art indifférent, n’ayant pour objetque le simple divertissement, et qui ne méritait enaucune façon d’être ainsi apprécié et encouragé.

Un des Pères de l’Église disait que le pire malheur,pour les hommes, n’est pas qu’ils ignorent Dieu, maisqu’à la place de Dieu ils aient mis ce qui n’est pas Dieu.Le cas est le même pour l’art. Le pire malheur des classessupérieures de notre temps n’est pas qu’elles manquentd’un art religieux, mais bien que, au rang supérieur où neméritait d’être admis que ce seul art, seul important etdigne d’être encouragé, elles ont élevé un art indifférent,ou même le plus souvent funeste, ayant pour objet dedivertir quelques hommes, et, par cela même, contraire àce principe chrétien de l’union universelle qui fait le fondde la conscience religieuse de notre temps.

Sans doute, l’art qui satisferait les aspirationsreligieuses de notre temps ne saurait avoir rien decommun avec les arts des époques antérieures ; maiscette différence n’empêche pas que l’idéal de l’artreligieux de notre temps ne soit parfaitement clair etdéfini pour tout homme qui réfléchit, et qui ne se

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détourne pas à dessein de la vérité. Dans les époquesantérieures, où la conscience religieuse n’unissait encorequ’un seul groupe d’hommes, — les citoyens juifs,athéniens, ou romains, — les sentiments exprimés parl’art de ces époques découlaient du désir de puissance, degrandeur, de gloire, de ces groupes particuliers, et l’artpouvait même prendre pour héros des hommes quifaisaient servir au bien de leur groupe la violence ou laruse (Ulysse, Hercule, et en général les héros anciens). Laconscience religieuse de notre époque, au contraire,n’admet point de groupes séparés entre les hommes,mais exige l’union de tous les hommes sans exception, etau-dessus de toutes les autres vertus elle place l’amourfraternel de l’humanité entière ; et, par suite, lessentiments que doit exprimer l’art de notre temps nonseulement ne peuvent coïncider avec ceux des artsantérieurs, mais se trouvent forcément à l’opposé deceux-là.

Et si jamais, jusqu’à présent, un art chrétien, vraimentchrétien, n’a pu se constituer, cela vient précisément dece que la conception religieuse chrétienne n’a pas été unde ces petits pas en avant, comme en fait sans cessel’humanité, mais une révolution énorme, destinée àmodifier de fond en comble, tôt ou tard, la façon de vivredes hommes et leurs sentiments intérieurs. La conceptionchrétienne a donné une direction différente et nouvelle àtous les sentiments de l’humanité ; et par suite elle nepouvait manquer de modifier de fond en comble et lamatière, et la signification de l’art. Il a été possible aux

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Grecs de tirer profit de l’art des Perses, et aux Romainsde celui des Grecs, comme aussi aux Juifs de celui desÉgyptiens, la base de leurs idéals étant la même. L’idéaldes Perses, en effet, était la grandeur et la prospérité desPerses ; celui des Grecs, la grandeur et la prospérité desGrecs. Un seul et même art pouvait ainsi se transporterdans des conditions nouvelles, et convenir à de nouvellesnations. Mais l’idéal chrétien, au contraire, a modifié,renversé tous les autres de telle sorte que, comme il estdit dans l’Évangile, « ce qui était grand devant leshommes est devenu tout petit devant Dieu ». Cet idéaln’a plus consisté dans la puissance, comme celui desÉgyptiens, ni dans la richesse, comme celui desPhéniciens, ni dans la beauté, comme celui des Grecs,mais dans l’humilité, la résignation, et l’amour. Le héros,désormais, n’a plus été le riche, mais Lazare le mendiant.Marie l’Égyptienne a paru digne d’être admirée non pas àl’époque de sa beauté, mais à celle de sa pénitence. Cen’est pas l’accumulation des richesses qu’on a célébréecomme une vertu, mais le renoncement aux richesses. Etl’objet suprême de l’art n’a plus été la glorification dusuccès, mais la représentation d’une âme humaine sipénétrée d’amour qu’elle permettait au martyr deplaindre et d’aimer ses persécuteurs.

Et ainsi s’explique que le monde chrétien ait tant depeine à se dégager de l’art païen où il s’est habitué. Lecontenu de l’art religieux chrétien est pour les hommeschose si nouvelle, si différente du contenu des artsantérieurs, qu’ils ont volontiers l’impression que cet art

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chrétien est la négation de l’art, et qu’ils s’attachentdésespérément à leur ancienne conception artistique. Etvoici que, d’autre part, cette conception ancienne, n’ayantplus désormais sa source dans notre consciencereligieuse, a perdu pour nous toute sa signification, desorte que, bon gré mal gré, nous sommes forcés de nousen détacher.

L’essence de la conscience chrétienne consiste en ceque tout homme reconnaît sa filiation divine, et, commeconséquence de cette filiation, l’union de tous leshommes avec Dieu et entre eux, suivant que cela est ditdans l’Évangile (Jean, XVII, 21) ; et il en résulte que laseule véritable matière de l’art chrétien, ce doivent êtretous les sentiments qui réalisent l’union des hommesavec Dieu et entre eux.

Ces mots l’union des hommes avec Dieu et entre eux,pour obscurs qu’ils puissent paraître à des espritsprévenus, ont cependant un sens parfaitement clair. Ilssignifient que l’union chrétienne ; en opposition avecl’union partielle et exclusive de quelques hommesseulement, unit entre eux tous les hommes sansexception.

Or c’est la propriété essentielle de l’art, de tout art,d’unir les hommes entre eux. Tout art a pour effet queles hommes qui reçoivent le sentiment transmis parl’artiste se trouvent par là unis, d’abord, avec l’artiste lui-même, et, en second lieu, avec tous les autres hommesqui reçoivent la même impression. Mais l’art non-chrétien, en unissant entre eux quelques hommes, isole

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ces hommes, par là même, du reste de l’humanité, detelle façon que cette union partielle est souvent une caused’éloignement à l’égard d’autres hommes. L’art chrétien,au contraire, est celui qui unit tous les hommes sansexception. Et il peut atteindre ce but de deux façons : oubien en évoquant chez tous les hommes la conscience deleur parenté avec Dieu et entre eux ; ou bien encore enévoquant chez tous les hommes un même sentiment, sisimple soit-il, pourvu qu’il ne fût pas contraire auchristianisme, et pût s’étendre à tous les hommes sansexception. Seuls ces deux ordres de sentiments peuventformer, dans notre temps, la matière de l’art bon, quantau contenu.

Il peut donc y avoir, aujourd’hui, deux sortes d’artchrétien : 1° l’art qui exprime des sentiments découlantde notre conception religieuse, c’est-à-dire de laconception de notre parenté avec Dieu et avec tous leshommes ; et 2° l’art qui exprime des sentimentsaccessibles à tous les hommes du monde entier. Lapremière de ces deux formes est celle de l’art religieux,au sens étroit du mot ; la seconde celle de l’art universel.

L’art religieux lui-même peut se diviser en deuxparties : un art supérieur et un art inférieur. L’artreligieux supérieur est celui qui exprime directement etimmédiatement des sentiments découlant de l’amour deDieu et de l’amour du prochain ; l’art religieux inférieurest celui qui exprime des sentiments de mécontentement,

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de déception, de mépris pour tout ce qui est contraire àl’amour de Dieu et du prochain.

Et l’art universel, de la même façon, peut aussi sediviser en art supérieur, accessible à tous les hommestoujours et partout, et en art inférieur, accessibleseulement à tous les hommes d’une certaine nation etd’une certaine époque.

La première des deux grandes formes de l’art, celle del’art religieux, supérieur ou inférieur, se manifeste surtoutdans la littérature, et parfois aussi dans la peinture et lasculpture ; la seconde forme, celle de l’art universel,exprimant des sentiments accessibles à tous, peuts’exprimer et dans la littérature, et dans la peinture, etdans la sculpture, et dans la danse, et dans l’architecture,mais tout particulièrement dans la musique.

Que si l’on me demandait maintenant de désigner,dans l’art moderne, des modèles de chacune de cesformes de l’art, et d’abord des modèles de l’art religieux,tant supérieur qu’inférieur, j’indiquerais surtout, parmi lescontemporains, Victor Hugo, avec ses Misérables et sesPauvres gens ; j’indiquerais encore tous les romans ettoutes les nouvelles de Dickens, les Deux Villes, leCarillon de Noël, etc. ; j’indiquerais la Case de l’oncleTom, et les œuvres de Dostoïewsky, surtout sa Maisondes Morts, et Adam Bede de Georges Eliot.

Dans la peinture contemporaine, chose étrange à dire,c’est à peine s’il existe des œuvres d’art de cette espèce,traduisant le sentiment chrétien de l’amour de Dieu et duprochain ; ou ce qui en existe ne se trouve guère que

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chez des peintres médiocres. Il y a bien, et en très grandnombre, des tableaux évangéliques ; mais tous ne sontque des représentations historiques, restituées avec plusou moins de détails ; aucun n’exprime, et ne sauraitexprimer, ce sentiment religieux qui manque à leursauteurs. Il y a aussi bon nombre de tableaux exprimantles sentiments personnels de certains peintres. Mais destableaux exaltant le renoncement à soi-même et la charitéchrétienne, je n’en connais pas. Tout au plus si, de tempsà autre, se trouve, dans l’œuvre de quelque peintreinférieur, un tableau exprimant des sentiments de bontéet de compassion. D’autres tableaux, d’un genre voisin,nous représentent avec sympathie et respect la vie desgens qui travaillent. Tels l’A ngélus de Millet ou sonHomme à la houe ; tels encore certains tableaux de JulesBreton, de Lhermitte, de Defregger, etc.. Je pourrais citeraussi quelques tableaux relevant de ce que j’ai appelé l’artreligieux inférieur, c’est-à-dire provoquant en nous lahaine de ce qui est contraire à l’amour de Dieu et duprochain : ainsi le Tribunal du peintre Gay. Mais cestableaux-là aussi sont très rares. Le souci de la techniqueet de la beauté obscurcit le plus souvent le sentimentchez les peintres. Le célèbre tableau de Gérôme, Polliceverso, par exemple, n’exprime pas l’horreur du sujet qu’ilreprésente, mais plutôt le plaisir de l’artiste à peindre unbeau spectacle.

Mais j’aurais plus de peine encore à désigner, dansl’art contemporain, des modèles de la seconde forme del’art, celle qui exprime des sentiments accessibles à tous

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les hommes, ou même seulement à un peuple entier. Il ya bien des œuvres qui, par la nature de leurs sujets,pourraient être rangées dans cette catégorie : parexemple, Don Quichotte, les comédies de Molière, lePickwick Club de Dickens, les récits de Gogol, dePouchkine, quelques-uns de ceux de Maupassant, voireles romans de Dumas père ; mais toutes ces œuvresexpriment des sentiments si particuliers, et font tant deplace aux particularités de temps et de lieu, et surtout ontun fond si pauvre, qu’elles ne sont guère accessiblesqu’aux hommes d’une époque très restreinte, et nesauraient soutenir la comparaison avec les chefs-d’œuvrede l’art universel d’autrefois. Voyez, par exemple,l’histoire de Joseph, le fils de Jacob. Des frères de Josephle vendant à des marchands, par jalousie de sa faveurauprès de son père ; la femme de Putiphar voulantséduire Joseph ; celui-ci pardonnant à ses frères, et toutle reste : ce sont là des sentiments accessibles et aupaysan russe, et au Chinois, et à l’Africain, et à l’enfant etau vieillard, et au lettré et à l’illettré ; et tout cela est écritsi sobrement, sans particularités inutiles, que vouspouvez transporter l’histoire dans tout autre milieu quivous plaira sans qu’elle perde rien de sa clarté et de sonpathétique. Combien sont différents les sentiments deDon Quichotte ou des héros de Molière, encore queMolière soit le plus universel, et par suite le plus granddes artistes de l’art moderne ! Et combien plus différentsencore les sentiments de Pickwick ou des héros de Gogol! Ces sentiments sont d’une espèce si particulière que,

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pour leur donner leur effet, les auteurs ont dû lessurcharger de détails de temps et de lieu. Et cettesurabondance de détails les rend inaccessibles à touthomme vivant dans des milieux différents de celui quedécrit l’auteur. L’auteur de l’histoire de Joseph n’a pasjugé nécessaire de nous décrire minutieusement, commeon le ferait aujourd’hui, la robe ensanglantée de Joseph,ni le costume de Jacob et la maison qu’il habitait, ni latoilette de la femme de Putiphar. Les sentimentsexprimés dans cette histoire sont si forts que tous lesdétails de ce genre y paraîtraient superflus, et nuiraient àl’expression de ces sentiments. L’auteur n’a retenu que lestraits indispensables, comme par exemple quand il nousdit que Joseph, retrouvant ses frères, est allé dans unechambre voisine pour pleurer. Et c’est grâce à cetteabsence des détails inutiles que son récit est accessible àtous les hommes, qu’il émeut les hommes de toutes lesnations, de tous les âges, de toutes les conditions, qu’ilest parvenu jusqu’à nous à travers les siècles, et qu’ilnous survivra des milliers d’années. Essayez, aucontraire, de dégager de leurs détails accessoires lesmeilleurs romans de notre temps, et voyez ce qui enrestera !

Ainsi ne saurait-on guère trouver, dans la littératuremoderne, d’œuvre satisfaisant pleinement aux conditionsde l’universalité. Et les quelques œuvres qui, par leurcontenu, pourraient satisfaire à cette condition, sont leplus souvent gâtées par ce qu’on appelle le réalisme, etqu’on pourrait appeler plutôt le provincialisme de l’art.

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La même chose se produit dans la musique, et pourles mêmes raisons. Par suite de l’appauvrissement dufond, c’est-à-dire des sentiments, les mélodies desmusiciens modernes sont d’un vide navrant. Et pourrenforcer l’impression de ces mélodies trop vides, lesmusiciens s’ingénient à les surcharger d’une fouled’harmonies et de modulations compliquées, qui ne sontcompréhensibles qu’à un petit cercle d’initiés, à unecertaine école musicale. La mélodie, toute mélodie, estlibre et peut être comprise de tout le monde ; mais dèsqu’elle se trouve liée à une certaine harmonie, elle n’estplus accessible qu’aux hommes familiarisés avec cetteharmonie ; elle devient étrangère non seulement auxhommes des autres nations, mais encore à tous ceux,parmi les compatriotes de l’auteur, qui ne sont pasaccoutumés, comme lui, à certaines formes dudéveloppement musical.

À l’exception des marches et des danses, quiexpriment des sentiments inférieurs, mais vraimentcommuns à la masse des hommes, très restreint est lenombre des œuvres qui répondent à notre définition del’art universel. Je citerai, par exemple, le célèbre A ria deBach, le Nocturne en mi bémol majeur de Chopin, et unedizaine de passages choisis dans les œuvres de Haydn,de Mozart, de Weber, de Beethoven, et de Chopin {2}.Dans la peinture aussi le même phénomène se produit ;et comme les littérateurs et les musiciens, les peintressuppléent à l’indigence du sentiment par la profusion des

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accessoires, restreignant ainsi la portée de leurs œuvres.Et cependant le nombre est beaucoup plus grand, enpeinture que dans les autres arts, d’œuvres satisfaisantaux conditions de l’universalité, c’est-à-dire exprimant dessentiments accessibles à tous les hommes. Portrait,paysage, peinture de genre, je pourrais nommer unefoule d’œuvres des peintres modernes, et mêmecontemporains, qui expriment des sentiments tels quetous les hommes sont en état de les comprendre.

En résumé, il n’y a que deux sortes d’art chrétien,c’est-à-dire d’art qui doive être aujourd’hui considérécomme bon ; et tout le reste, toutes les œuvres qui nerentrent pas dans ces deux catégories, doivent êtreconsidérées comme de mauvais art, qui non seulementne mérite pas d’être encouragé, mais qui mérite, aucontraire, d’être condamné et méprisé, n’ayant point poureffet d’unir mais de séparer les hommes. Tel est le cas,en littérature, des drames, romans et poèmes quiexpriment des sentiments exclusifs, propres à la seuleclasse des riches et des oisifs, des sentiments d’honneuraristocratique, de pessimisme, de corruption et deperversion de l’âme, résultant de l’amour sexuel. Enpeinture, on devrait tenir pour mauvaises toutes lesœuvres qui représentent les plaisirs et les amusementsde la vie riche et oisive, et aussi toutes les œuvressymbolistes, où le sens des symboles n’est accessible qu’àun petit cercle de personnes ; et surtout les œuvresreprésentant des sujets voluptueux, toutes ces nuditésscandaleuses qui remplissent aujourd’hui les musées et

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les expositions. Et à la même catégorie d’œuvresmauvaises et condamnables appartient toute la musiquede notre temps, cette musique qui n’exprime que dessentiments exclusifs, et n’est accessible qu’à des hommesd’un goût dépravé. Toute notre musique d’opéra et dechambre, à commencer par Beethoven, la musique deSchumann, Berlioz, Liszt, Wagner, toute consacrée àl’expression de sentiments que ceux-là seuls peuventcomprendre qui ont développé en eux une sensibiliténerveuse d’ordre maladif, toute cette musique, à de raresexceptions près, relève de cet art qu’on doit tenir pourmauvais.

— Comment ! va-t-on s’écrier, la neuvièmesymphonie relève de la catégorie du mauvais art !

— Sans aucun doute ! répondrai-je. Tout ce quej’ai écrit et qu’on vient de lire, je l’ai écrit seulement pourarriver à établir un critérium clair et raisonnable,permettant de juger de la valeur des œuvres d’art. Etmaintenant ce critérium me prouve de la façon la plusévidente que la neuvième symphonie de Beethoven n’estpas une bonne œuvre d’art. Je comprends, d’autre part,que cela paraisse étrange et surprenant à des hommesélevés dans l’adoration de certaines œuvres et de leursauteurs. Mais ne faut-il pas cependant que je m’inclinedevant la vérité telle que me l’indique ma raison ?

La neuvième symphonie de Beethoven passe pour unedes plus grandes œuvres de l’art. Pour me rendre comptede ce qui en est au juste, je me pose avant tout laquestion suivante : cette œuvre exprime-t-elle un

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sentiment religieux d’un ordre supérieur ? Et je répondsaussitôt par la négative, puisque la musique, en aucuncas, ne saurait exprimer de pareils sentiments. Je medemande ensuite : cette œuvre, faute de pouvoirappartenir à la catégorie supérieure de l’art religieux,possède-t-elle du moins la seconde qualité de l’artvéritable de notre temps, à savoir : d’unir tous leshommes dans un même sentiment ? Et cette fois encoreje ne puis répondre que négativement : car d’abord je nevois pas que les sentiments exprimés par cettesymphonie puissent aucunement unir les hommes quin’ont pas été spécialement élevés, préparés, à subir cettehypnotisation artificielle ; et, de plus, je n’arrive pas à mereprésenter une foule d’hommes normalement constituésqui puissent comprendre quoi que ce soit à cette œuvreénorme et compliquée, sauf pour de courts passages,noyés dans un océan d’incompréhensibilité. Et ainsi, bongré mal gré, force m’est de conclure que cette œuvrerelève de ce qui est pour moi le mauvais art. Par unphénomène curieux, le poème de Schiller, introduit dansla dernière partie de cette symphonie, énonce, sinonclairement, du moins expressément, cette pensée : que lesentiment (Schiller ne parle, à dire vrai, que du sentimentde la joie) unit tous les hommes et fait naître en euxl’amour. Mais outre que ce poème n’est chanté qu’à la finde la symphonie, la musique de la symphonie entière nerépond nullement à la pensée exprimée par Schiller, carc’est une musique tout à fait particulariste, n’unissantpoint tous les hommes, mais seulement quelques

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hommes, qu’elle contribue par là à isoler du reste del’humanité.

Telle est, à mon avis, la manière dont on doitprocéder, pour savoir si une œuvre qui passe pour êtreune œuvre d’art est vraiment une œuvre d’art, ou en estune simple contrefaçon ; et pour savoir, ensuite, si uneœuvre d’art véritable est bonne ou mauvaise, quant à soncontenu, c’est-à-dire mérite d’être encouragée ou nemérite que d’être méprisée. Et c’est seulement enprocédant de cette manière que nous aurons unepossibilité de discerner, parmi la masse des prétenduesœuvres d’art de notre temps, les quelques œuvres quiconstituent en effet pour l’âme un aliment réel,important, nécessaire, tandis que tout le reste n’est quede l’art inutile ou nuisible, ou encore est une simplecontrefaçon de l’art. C’est seulement en procédant decette manière que nous serons en état d’échapper auxconséquences pernicieuses du mauvais art, et de jouir deces conséquences bienfaisantes, indispensables pournotre vie spirituelle, qui résultent de l’art bon et véritable,et qui constituent sa destination.

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CHAPITRE XVI. LES SUITES DU MAUVAISFONCTIONNEMENT DE L’ART

L’art est un des deux organes du progrès del’humanité. Par la parole, l’homme échange sa pensée,par l’art, il échange ses sentiments avec tous les hommesnon seulement de son temps, mais des générationsprésentes et futures. Et il est dans la nature de l’hommede se servir de ces deux organes, de telle sorte que laperversion de l’un d’entre eux ne peut manquerd’entraîner des conséquences funestes pour la société oùelle se produit.

Les conséquences de cette perversion peuvent être dedeux sortes : c’est d’abord l’inaptitude de la société àréaliser les actes qui devaient être réalisés par l’organeperverti ; et c’est, en second lieu, un mauvaisfonctionnement de l’organe perverti. Or ces deux sortesde conséquences se sont produites toutes deux dansnotre société. L’organe de l’art se trouvant perverti, lasociété des classes supérieures a été privée de toutes lesactions que cet organe avait pour fonction d’accomplir.En se propageant parmi nous dans des proportionsénormes, des contrefaçons de l’art, destinées uniquementà amuser et à distraire les hommes, et, à côté d’elles, des

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œuvres plus artistiques, mais d’un art particulier, exclusif,inutile ou nuisible, ont atrophié ou dénaturé, chez laplupart des hommes de notre société, la faculté deressentir la contagion des vraies œuvres d’art ; et par lànotre société s’est trouvée empêchée d’éprouver cessentiments supérieurs, vers lesquels a toujours tendul’humanité, et que seul l’art pouvait transmettre auxhommes.

Tout ce qui s’est fait de bon dans l’art, tout cela resteétranger pour une société privée du moyen d’être émuepar l’art ; et à la place de cela, cette société admire demensongères contrefaçons, ou un art inutile et vain,qu’elle se plaît à tenir pour très important. Les hommesde notre temps et de notre société admirent, en poésie,les Baudelaire, les Verlaine, les Moréas, les Ibsen et lesMaeterlinck ; en peinture, les Manet, les Monet, les Puvisde Chavannes, les Burne-Jones, les Bœcklin et les Stuck ;en musique, les Wagner, les Liszt et les Richard Strauss :mais l’art véritable, je ne dis pas le plus élevé, maismême le plus simple, ils sont absolument incapables dele comprendre.

Et il en résulte que, dans nos classes supérieures,privées ainsi de la faculté de subir la contagion desœuvres d’art, les hommes croissent, s’élèvent, et viventsans subir l’action adoucissante, améliorante de l’art ; etde là vient cet autre résultat fatal, que non seulement ilsne s’efforcent pas vers le bien et la perfection, mais que,au contraire, avec tout le développement de leur soi-disant civilisation, ils deviennent sans cesse plus

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sauvages, plus grossiers, et d’un cœur plus dur.

Telle est la conséquence de l’absence, dans notresociété, de la fonction qu’est chargé d’accomplir l’organeindispensable de l’art. Mais les conséquences quidécoulent du mauvais fonctionnement de cet organe sontplus funestes encore ; et leur nombre est grand.

La première de ces conséquences saute aux yeux.C’est l’énorme dépense de travail humain pour desœuvres non seulement inutiles, mais le plus souventnuisibles : une dépense de travail et de vie sans aucunprofit pour la compenser. On frémit à la pensée de toutesles fatigues et de toutes les privations qu’endurent desmillions d’hommes, à la seule fin d’imprimer pendantdouze, quatorze heures par jour des livres soi-disantartistiques, n’ayant pour effet que de répandre ladépravation parmi les hommes, ou encore afin derépandre cette dépravation par le moyen des théâtres,des concerts, des expositions. Mais ce qui est plus affreuxencore, c’est de penser que des enfants, beaux, pleins devie, doués pour le bien, sont sacrifiés dès au sortir duberceau, les uns pour jouer des gammes, durant six,huit, dix heures par jour, les autres pour danser sur leurspointes, d’autres pour chanter le solfège, d’autres pourdessiner d’après l’antique, d’après le nu, ou encore pourécrire des phrases vides de sens d’après les règles d’unecertaine rhétorique. D’année en année les malheureuxvont perdant, à ces exercices meurtriers, toutes leurs

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forces physiques et intellectuelles, toute leur aptitude àcomprendre la vie. On parle beaucoup de l’horrible etlamentable spectacle que c’est de voir de petits acrobatesqui se passent les jambes autour du cou : mais n’est-cepas un spectacle plus sinistre encore de voir des enfantsde dix ans qui donnent des concerts, et surtout de voirdes collégiens de dix ans qui savent par cœur lesexceptions de la grammaire latine. Ils y perdent leursforces physiques et intellectuelles ; et en même temps ilss’y dépravent au point de vue moral, deviennentincapables de quoi que ce soit d’utile pour les hommes.Prenant dans la société le rôle d’amuseurs des riches, ilsperdent tout sentiment de la dignité humaine. Le besoind’éloges se développe chez eux à un degré si monstrueuxqu’ils souffrent toute leur vie de ce développementmême, et qu’ils dépensent tout leur être moral à vouloirrassasier un besoin insatiable. Et il y a une chose plustragique encore : c’est que ces hommes, qui sacrifienttoute leur vie à l’art, qui sont perdus à jamais pour la vie,par amour de l’art, non seulement ne rapportent aucunprofit à cet art, mais lui causent même un immensedommage. Car dans les académies, dans les collèges,dans les conservatoires, ils apprennent les moyens decontrefaire l’art ; et, l’ayant appris, ils en sont si pervertisqu’ils deviennent pour jamais incapables de concevoirl’art véritable, et que ce sont eux qui contribuent àrépandre cet art contrefait ou dénaturé dont le monde estrempli.

Une autre conséquence non moins funeste du

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mauvais fonctionnement de l’art, c’est qu’en produisant,dans des conditions si affreuses, l’armée des artistesprofessionnels, il fournit la possibilité aux gens riches devivre la vie qu’ils vivent, et qui non seulement n’est pasbonne, mais qui est même contraire aux principes qu’ilsprofessent. De vivre comme vivent des personnes richeset oisives de notre temps, et surtout les femmes, loin dela nature, loin de la vie, dans des conditions artificielles,avec des muscles atrophiés ou déformés par lagymnastique, avec l’énergie vitale incurablement affaiblie,cette vie ne serait point possible sans ce qu’on appellel’art. Seul ce soi-disant art fournit l’amusement, ladistraction qui détournent nos yeux de l’absurdité denotre vie, et les sauvent de l’ennui résultant d’une tellevie. Ôtez aux personnes oisives et riches les théâtres, lesconcerts, les expositions, le piano, les romans, dont ilss’occupent avec la certitude que ce sont là desoccupations raffinées et esthétiques. Ôtez aux amateursd’art, qui achètent des tableaux, qui encouragent lesmusiciens, qui donnent à manger aux gens de lettres,ôtez-leur la possibilité de protéger cet art qu’ils tiennentpour si important : et ils ne seront plus en état depoursuivre leur vie, et tous périront de tristesse etd’ennui, et tous reconnaîtront l’absurdité et l’immoralitéde leur manière de vivre.

Une troisième conséquence du mauvaisfonctionnement de l’art, c’est la confusion, le désarroi quece mauvais fonctionnement amène dans l’esprit desenfants et des gens du peuple. Chez les hommes qui

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n’ont pas été pervertis par les mensongères théories denotre société, chez les artisans et chez les enfants, lanature a mis une conception très définie de ce qui mérited’être blâmé ou loué. Suivant l’instinct des gens dupeuple et des enfants, l’éloge ne revient de droit que, oubien à la force physique (Hercule, les héros, lesconquérants), ou à la force morale (Çakya-Mouni,renonçant à la beauté et au pouvoir pour sauver leshommes, le Christ mourant sur la croix pour notre bien,les saints, les martyrs, etc.). Ce sont là des notions d’uneclarté parfaite. Les âmes simples et droites comprennentqu’il est impossible de ne pas respecter la force physique,puisqu’elle s’impose elle-même au respect ; et la forcemorale de l’homme qui travaille pour le bien, elles nepeuvent s’empêcher de la respecter aussi, se sentantentraînées vers elle par tout leur être intérieur. Et voicique ces âmes simples s’aperçoivent qu’en plus deshommes respectés pour leur force physique ou morale, ily a encore d’autres hommes plus respectés, plus admirés,plus récompensés que tous les héros de la force et dubien, et cela simplement parce qu’ils savent chanter,danser, ou écrire des vers. Elles voient que les chanteurs,les danseurs, les peintres, les hommes de lettres gagnentdes millions, qu’on leur rend plus d’hommages qu’auxsaints ; et ces âmes simples, — les enfants et les gens dupeuple, — sentent le désarroi grandir en elles.

Lorsque, cinquante ans après la mort de Pouchkine,ses œuvres ont été répandues dans le peuple, et qu’unmonument lui a été élevé à Moscou, j’ai reçu plus de dix

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lettres de paysans me demandant pourquoi on exaltait cePouchkine. Il y a quelques jours encore, un petitbourgeois de Saratof, — homme instruit d’ailleurs, — estvenu à Moscou pour reprocher au clergé d’avoir approuvél’érection d’un « monument » au sieur Pouchkine.

Et, en effet, qu’on se représente seulement la situationd’un homme du peuple qui lit dans son journal, ou quientend dire que le clergé, le gouvernement, tous leshommes les meilleurs de la Russie élèvent avecenthousiasme un monument à un grand homme, à unbienfaiteur, à une gloire nationale, Pouchkine, dontjamais jusqu’alors il n’a entendu parler. De toute part onlui parle de Pouchkine ; et il suppose que, pour qu’onrende de tels hommages à cet homme, il faut donc qu’ilait accompli quelque chose d’extraordinaire, de très fort,ou de très bon. Il essaie donc de savoir qui étaitPouchkine ; et en apprenant que Pouchkine n’était ni unhéros ni même un général d’armée, mais simplement unécrivain, il en conclut que certainement Pouchkine a dûêtre un saint homme, un éducateur bienfaisant. Aussi sehâte-t-il de lire ou d’entendre lire sa vie et ses œuvres.Qu’on imagine donc son ahurissement en apprenant quePouchkine a été un homme de mœurs plus que légères,qu’il est mort en duel, c’est-à-dire tandis qu’il essayait detuer un autre homme, et que tout son mérite consiste àavoir écrit des vers sur l’amour !

Que les héros, qu’Alexandre le Grand, ou Gengiskhan,ou Napoléon aient été de grands hommes, il comprendbien cela, parce qu’il sent que tous ces hommes auraient

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pu l’anéantir, lui et des milliers de ses pareils. Ilcomprend aussi que Bouddha, Socrate, et le Christ aientété grands, parce qu’il sent et sait que lui et tous leshommes devraient ressembler à ceux-là. Mais commentun homme peut être grand pour avoir écrit des vers surl’amour des femmes, c’est ce qu’en aucune façon il nepeut comprendre.

Et le même effarement doit se produire dans lecerveau d’un paysan breton ou provençal, quand ilapprend qu’on va élever un monument, une statue,comme on en élève à la Sainte Vierge, qu’on va l’élever àBaudelaire, l’auteur des Fleurs du Mal, ou à Verlaine, undébauché qui a écrit des vers incompréhensibles. Et queldésarroi doit se produire dans le cerveau des gens dupeuple quand ils apprennent que la Patti ou la Taglionireçoivent cent mille francs pour une saison, que despeintres reçoivent cent mille francs pour un seul tableau,et qu’il y a des auteurs de romans qui gagnent la mêmesomme parce qu’ils savent décrire des scènes d’amour !

Et la même chose se passe dans le cerveau desenfants. Je me rappelle avoir, jadis, éprouvé moi-mêmecette stupeur et ce désarroi. C’est là une conséquencefatale du mauvais fonctionnement de l’art dans notresociété.

Une quatrième conséquence de ce mauvaisfonctionnement consiste en ce que les hommes desclasses supérieures, voyant se reproduire de plus en plussouvent l’opposition entre la beauté et le bien, en arriventà considérer l’idéal de la beauté comme étant le plus haut

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des deux, et s’affranchissent ainsi des exigences de lamoralité. Intervertissant les rôles, ces hommes, au lieude reconnaître que l’art qu’ils admirent est une choseinférieure, prétendent que c’est la moralité qui est unechose inférieure, dénuée de signification pour des êtresarrivés au degré de développement où ils se croient eux-mêmes arrivés.

Cette conséquence de la perversion de l’art s’était faitsentir depuis longtemps déjà dans notre société ; maiselle a pris de nos jours un développement extraordinaire,grâce aux écrits du célèbre Nietzsche, et aux paradoxesdes décadents et esthètes anglais qui, à la suite d’OscarWilde, prennent volontiers pour thème de leurs écrits ladestruction de toute morale et l’apothéose de laperversité.

Cette conception de l’art a trouvé son contrecoup dansl’enseignement philosophique. J’ai reçu dernièrementd’Amérique un livre intitulé la Survivance du plus apte,ou la Philosophie de la Force, p a r Ragnar Redbeard(Chicago, 1897). L’idée principale de ce livre, expriméed’ailleurs dès la préface, c’est qu’il est absurde d’évaluerplus longtemps le bien d’après la philosophiemensongère des prophètes juifs et des « messieslarmoyants ». Le droit, pour cet auteur, ne se fonde quesur la force. Toutes les lois, tous les préceptes qui nousenseignent à ne pas faire à autrui ce que nous nevoudrions pas qu’on nous fît à nous-mêmes, tout celan’a, en soi, aucun sens, et ne vaut à diriger les hommesque par son accompagnement de coups de bâton, de

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coups de sabre, et de prison. L’homme vraiment libre nedoit obéir à aucune loi, humaine ou divine ; touteobligation est le signe de la dégénérescence ; l’absenced’obligation est la marque des héros. Les hommesdoivent cesser de se croire engagés par des erreurs,imaginées pour leur nuire. L’univers entier n’est qu’unchamp de bataille. Et la justice idéale consiste en ce queles vaincus soient exploités, torturés, méprisés. L’hommelibre et audacieux peut conquérir le monde. Et, commeconséquence, les hommes doivent être éternellement enguerre, pour la vie, pour le sol, pour l’amour, pour lafemme, pour le pouvoir, pour l’or. Toute la terre avec sesfruits est « la proie du plus hardi ».

À les voir ainsi exposées sous forme scientifique, cesidées ne peuvent manquer de scandaliser. Mais en réalitéelles se trouvent fatalement et implicitement contenuesdans toute conception qui donne la beauté pour objet àl’art. C’est l’art de nos classes supérieures qui a produit etdéveloppé chez certains hommes cet idéal du sur-homme, encore que cet idéal ait déjà été celui de Néron,de Stenka-Razine, de Gengiskhan, de Napoléon, et detous leurs pareils, aventuriers et parvenus. Et l’ons’épouvante à imaginer ce qui arriverait si un tel idéal, etl’art qui le produit, s’ils venaient à se répandre dans lamasse du peuple. Or voici qu’ils commencent à s’yrépandre en effet.

Enfin le mauvais fonctionnement de l’art amène cettecinquième conséquence, que le mauvais art qui fleuritparmi nos classes supérieures les pervertit directement,

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au moyen de son pouvoir de contagion artistique, etrenforce en elles les sentiments les plus détestables pourle bonheur des hommes, ceux de la superstition, dupatriotisme, et de la sensualité.

C’est l’art qui contribue le plus, dans notre temps, àpervertir les hommes en ce qui concerne la question laplus importante de leur vie sociale, je veux dire celle desrelations sexuelles. Nous savons tous, et par nous-mêmes et par nos parents, à quelles terribles souffrancesmorales et physiques, et à quelle vaine déperdition deforces les hommes s’exposent, par le seul fait dudébordement du désir sexuel. Depuis que le monde estmonde, depuis le temps de la guerre de Troie, causéepar la passion sexuelle, et jusqu’aux suicides et auxcrimes passionnels dont nos journaux sont remplis tousles jours, tout nous prouve l’action néfaste de cettepassion, qui est bien la principale source du malheur deshommes.

Et cependant que voyons-nous ? Nous voyons l’arttout entier, et le contrefait et le véritable, nous le voyonsuniquement consacré, sauf de très rares exceptions, àdécrire, à représenter, à provoquer les formes diversesde l’amour sexuel. Qu’il nous suffise de rappeler tous cesromans luxurieux dont est remplie notre littératureprésente, tous ces tableaux et toutes ces statues où l’onnous montre à nu le corps de la femme, et toutes lesimages obscènes qu’on colle sur les murs en guised’affiches, et cette innombrable quantité d’opéras,opérettes, chansons, romances, dont nous sommes

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entourés ! L’art contemporain n’a, en vérité, qu’un seulobjet défini : d’exciter et de répandre, le plus possible, ladépravation.

Telles sont non pas toutes, mais les plus gravesconséquences de cette perversion de l’art qui s’estaccomplie dans notre société. Et ainsi, ce que nousappelons aujourd’hui l’art non seulement ne contribuepas au progrès de l’humanité, mais a au contraire poureffet, plus que toute autre chose, de détruire la possibilitédu bien dans notre vie.

Et ainsi la question qui s’offre fatalement à l’esprit detout homme qui pense, celle que je me suis posée audébut de mon livre, la question de savoir s’il est juste desacrifier à ce qu’on appelle l’art le travail et la vie demillions d’hommes, cette question reçoit une réponseformelle : non, cela n’est pas juste, et ne devrait pas être.Telle est à la fois la réponse de la saine raison et du sensmoral non perverti. Et si la question se posait de savoirce qui vaut le mieux, pour notre monde chrétien, deperdre tout ce qui s’appelle aujourd’hui l’art, faux ou vrai,ou de perdre tout le bien qui existe au monde, j’estimeque l’homme raisonnable et moral ne pourrait manquerde répondre à cette question comme y a répondu Platondans sa République, et comme y ont répondu tous leséducateurs religieux de l’humanité, chrétiens etmahométans, c’est-à-dire de proclamer que mieux vautrenoncer à tous les arts que de maintenir l’art, ou la

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contrefaçon d’art, qui existe aujourd’hui, et qui a pourrésultat de dépraver les hommes. C’est là, du reste, fortheureusement, une question qu’on n’a pas à se poser,puisque l’art véritable n’a rien à voir avec ce soi-disant artd’à présent. Mais ce que nous pouvons et devons faire,nous qui nous flattons d’être des hommes cultivés, nousà qui notre situation permet de comprendre le sens desmanifestations diverses de notre vie, c’est de reconnaîtrel’erreur où nous nous trouvons, et de ne pas nous ysoumettre, mais de chercher le moyen de nous endégager.

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CHAPITRE XVII. POSSIBILITÉ D’UNERÉNOVATION ARTISTIQUE

L’état de mensonge, où est tombé l’art de notresociété, provient de ce que les hommes des classessupérieures se sont mis à vivre sans aucune foi, ens’efforçant de substituer à la foi absente les unsl’hypocrisie, au point de déclarer qu’ils croient encore auxformes de leur religion, d’autres une proclamationaudacieuse de leur incrédulité, d’autres encore unscepticisme raffiné, d’autres un retour à l’adoration desGrecs pour la beauté. Mais par quelque moyen que ceshommes s’efforcent de maintenir et de justifier leursprivilèges, c’est-à-dire la séparation de leur classe d’avecles autres, ils sont bien forcés, bon gré mal gré, dereconnaître que de toutes parts, autour d’eux,consciemment et inconsciemment, la vérité se fait jour,cette vérité chrétienne qui consiste à ne concevoir lebonheur des hommes que dans l’union et la fraternité.

Inconsciemment, cette vérité se fait jour parl’établissement de nouvelles voies de communication, letélégraphe, le téléphone, la presse, toutes inventionstendant de plus en plus à mettre un lien entre tous leshommes ; consciemment elle se manifeste par la

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disparition des superstitions qui séparaient les hommes,par l’expression de la fraternité idéale, et aussi par lesquelques œuvres d’art de notre temps qui sont bonnes etvraies.

L’art est un organe moral de la vie humaine, et,comme tel, ne saurait être complètement détruit. Aussi,malgré tous les efforts des hommes des classessupérieures pour nous cacher l’idéal religieux dont vitl’humanité, cet idéal devient-il de plus en plus clair pourles hommes, et trouve-t-il de plus en plus souventl’occasion de s’exprimer, au milieu même de notre sociétépervertie, tant dans la science que dans l’art. L’art lui-même, en effet, commence à distinguer le véritable idéalde notre temps, et à se diriger vers lui. D’une part, lesmeilleurs ouvrages des artistes contemporains exprimentdes sentiments d’union et de fraternité entre les hommes(ainsi les écrits de Dickens, d’Hugo, de Dostoïewsky, lespeintures de Millet, Bastien-Lepage, Jules Breton etautres) ; d’autre part, il y a aujourd’hui des artistes quiessaient d’exprimer des sentiments aussi généraux, aussiuniversels que possible. Le nombre de ces artistes estencore très restreint, mais on paraît commencer déjà à serendre compte de leur utilité. Je dois ajouter que, dansces derniers temps, on a multiplié les tentativesd’entreprises artistiques populaires, éditions de livres,concerts, théâtres, musées, etc. Tout cela est encore trèsloin de ce qui devrait être ; mais déjà on peut discernerla direction suivant laquelle l’art va marcher, pour rentrerenfin dans la voie qui lui est propre.

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La conscience religieuse de notre temps s’est déjàsensiblement éclaircie ; et il suffirait désormais auxhommes de rejeter la fausse théorie de la beauté, qui faitdu plaisir le seul objet de l’art, pour qu’aussitôt cetteconscience religieuse pût prendre librement en main laconduite de l’art.

Et le jour où la conscience religieuse, qui commencedéjà à diriger inconsciemment la vie des hommes, le jouroù elle sera reconnue d’eux en pleine conscience, onverra aussitôt disparaître spontanément la séparation del’art en art des classes inférieures et des classessupérieures. Il n’y aura plus alors qu’un seul art communà tous, fraternel, universel. Et le jour où l’art serauniversel, — cessant d’être ce qu’il a été dans ces dernierstemps, un moyen d’abrutissement et de dépravation pourles hommes, — il deviendra ce qu’il était au début et cequ’il devrait toujours être : un moyen deperfectionnement pour l’humanité, qui l’aidera à réaliserdans le monde l’amour, l’union, et le bonheur.

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CHAPITRE XVIII. CE QUE DEVRA ÊTRE L’ART DEL’AVENIR

On parle volontiers de l’art de l’avenir, en sereprésentant, sous ces mots, un art nouveau,éminemment raffiné, et dérivant de l’art présent desclasses supérieures de notre société. Mais un tel art del’avenir ne naîtra jamais, et ne saurait naître. L’art de nosclasses supérieures est dès maintenant arrivé à uneimpasse. Sur la route où il s’est engagé, il lui estimpossible de faire un pas de plus. Cet art, dès le jour oùil s’est séparé du principal fondement de l’art véritable,dès le jour où il a cessé de s’inspirer de la consciencereligieuse, est devenu de plus en spécial, de plus en plusperverti ; et maintenant le voici réduit à néant. Aussi l’artde l’avenir, — le véritable, celui qui aura vraiment lieudans l’avenir, — ne sera-t-il pas le prolongement de notreart d’à présent, mais découlera au contraire de principestout autres, n’ayant rien de commun avec ceux donts’inspire aujourd’hui l’art de nos classes supérieures.

L’art de l’avenir, destiné à être répandu entre tous leshommes, n’aura plus pour objet d’exprimer dessentiments accessibles seulement à quelques gens riches; il aura pour objet de manifester la plus haute

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conscience religieuse des générations futures. On neconsidérera comme art, dans l’avenir, que ce quiexprimera des sentiments poussant les hommes à l’unionfraternelle, ou encore des sentiments assez universelspour pouvoir être éprouvés par l’ensemble des hommes.Seul cet art sera distingué du reste, admis, encouragé,propagé. Et tout le reste de l’art, tout ce qui n’estaccessible qu’à quelques hommes, tout cela seraconsidéré comme sans importance, et laissé de côté. Etl’art ne sera plus apprécié seulement, commeaujourd’hui, par une petite classe de gens riches : il seraapprécié de l’ensemble des hommes.

Et les artistes, dans l’avenir, ne seront plus commeaujourd’hui pris exclusivement dans une petite classe dela nation ; tous ceux-là seront artistes qui, à quelqueclasse qu’ils appartiennent, se montrent capables decréation artistique. Tout le monde pourra alors devenirartiste : car, d’abord, on ne demandera plus à l’art unetechnique compliquée et artificielle, qui exige pour êtreapprise une perte de temps infinie, on ne lui demanderarien que la clarté, la simplicité et la sobriété ; touteschoses qui ne s’acquièrent point par une préparationmécanique, mais par l’éducation du goût. Et en secondlieu tout le monde pourra devenir artiste parce que, à laplace de nos écoles professionnelles, accessiblesseulement à un petit nombre. tout le monde pourraapprendre dès l’école primaire la musique et le dessin, enmême temps que le rudiment, de telle sorte que touthomme qui se sentira une disposition pour un art puisse

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le pratiquer, et exprimer par lui ses sentimentspersonnels.

On m’objectera que, si l’on supprime les écolesartistiques spéciales, la technique de l’art s’en trouveraaffaiblie. Oui, certes, elle sera affaiblie, si l’on entend partechnique l’ensemble de vains artifices qu’on désigneaujourd’hui de ce nom ; mais si par technique on entendseulement la clarté, la simplicité, et la sobriété, nonseulement cette technique là ne sera pas entamée,comme le prouve assez tout art populaire, mais elle setrouvera même élevée à un degré supérieur. Car tous lesartistes de génie jusqu’à présent cachés parmi le peuplespourront alors participer à l’art et fournir des modèles deperfection, qui seront la meilleure école de techniquepour les artistes de leur temps et du temps suivant.Aujourd’hui même, ce n’est point à l’école que s’instruit levéritable artiste, c’est dans la vie, en étudiant l’exempledes grands maîtres ; mais alors, quand participeront àl’art les hommes les mieux doués du peuple tout entier,le nombre des modèles à étudier sera plus grand, et cesmodèles seront plus accessibles ; et l’absence d’unenseignement professionnel se trouvera cent foiscompensé, pour le véritable artiste, par la justeconception qu’il se fera du but et des méthodes de l’art.

Telle sera une des différences de l’art de l’avenir avecnotre art d’à présent. Une autre différence sera que l’artde l’avenir ne sera plus pratiqué par des artistes

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professionnels payés pour leur art, et ne s’occupant quede lui. L’art de l’avenir sera pratiqué par tous les hommesqui en sentiront le désir, et ceux-ci ne s’en occuperontqu’au moment où ils en sentiront le désir.

On croit volontiers, dans notre société, que l’artistetravaille d’autant mieux, et avec d’autant plus de fruit,que sa situation matérielle est plus assurée. Cette opinionsuffirait à prouver, une fois de plus, si c’était nécessaire,que ce que l’on prend aujourd’hui pour de l’art n’en estrien que la contrefaçon. Il est exact, en effet, que, pour laproduction de souliers ou de pains, la division du travailoffre de grands avantages : le cordonnier ou le boulangerqui n’est pas forcé de se cuire lui-même son repas, ni defendre son bois, peut ainsi faire un plus grand nombre desouliers ou de pains. Mais l’art n’est pas un métier : c’estla transmission à d’autres hommes d’un sentimentéprouvé par l’artiste. Et ce sentiment ne peut naître dansun homme que si celui-ci vit pleinement la vie naturelleet véritable des hommes. De telle sorte qu’assurer àl’artiste la satisfaction de tous ses besoins matériels, c’estfaire tort à sa capacité de produire de l’art, car, enaffranchissant l’artiste des conditions, — communes àtous les hommes, — de la lutte contre la nature pourl’entretien de sa propre vie et de celle des autres, on leprive de l’occasion et de la possibilité d’apprendre àconnaître les sentiments les plus importants et les plusnaturels des hommes. Il n’y a point de position plusdétestable pour la faculté créatrice d’un artiste que cettesécurité absolue et ce luxe qui nous apparaissent,

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aujourd’hui, comme étant la condition du bonfonctionnement de l’art.

L’artiste de l’avenir vivra la vie ordinaire des hommes,gagnant son pain par un métier quelconque. Et, instruitainsi à connaître le sérieux de la vie, il s’efforcera detransmettre au plus grand nombre d’hommes possible lesfruits du don supérieur que la nature lui aura accordé :cette transmission sera sa joie et sa récompense.

Aussi longtemps qu’on n’aura pas chassé lesmarchands du temple, le temple de l’art ne sera pas untemple. Mais le premier soin de l’art de l’avenir sera deles chasser.

Enfin le contenu de l’art de l’avenir, tel que je me lereprésente, différera complètement de celui de notre artd’à présent. Il consistera dans l’expression non pas desentiments exclusifs, l’ambition, le pessimisme, ledégoût, et la sensualité, mais de sentiments éprouvés parl’homme qui vit de la vie commune des hommes, etfondés sur la conscience religieuse de notre temps, desentiments accessibles à tous les hommes sans exception.

Voilà, dira-t-on, un contenu bien mince ! Que peut-onexprimer de nouveau dans le domaine des sentimentschrétiens d’amour du prochain ? Et qu’y a-t-il de plusmédiocre et de plus monotone que des sentimentsaccessibles à tous les hommes ?

Et cependant il n’en est pas moins certain que lesseuls sentiments nouveaux qui puissent être éprouvés

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aujourd’hui sont des sentiments religieux, chrétiens, etdes sentiments accessibles à tous. Les sentiments quidécoulent de la conscience religieuse de notre temps sontinfiniment neufs et variés ; mais ces sentiments neconsistent pas uniquement, comme on le croit parfois, àreprésenter le Christ dans les divers épisodes del’Évangile, ou à répéter sous une forme nouvelle lesvérités chrétiennes de l’union, de la fraternité, de l’égalitéet de l’amour. Les sentiments chrétiens sont infinimentnouveaux et variés parce que, dès que l’homme envisageles choses du point de vue chrétien, les sujets les plusvieux, les plus ordinaires, ceux que l’on imagine les plususés, éveillent en lui les sentiments les plus nouveaux, lesplus imprévus, et les plus pathétiques.

Que peut-il y avoir de plus vieux que les relations dumari et de la femme, des enfants et des parents, lesrelations des hommes d’un pays et de ceux d’un autre ?Or, c’est assez qu’un homme considère ces relations dupoint de vue chrétien pour qu’aussitôt naissent en lui dessentiments infiniment variés, des sentiments nouveaux,profonds, pathétiques.

La vérité est que le contenu de l’art de l’avenir ne serapoint rétréci, mais au contraire élargi, lorsque cet art aurapour objet de transmettre les sentiments vitaux, les plusgénéraux de tous, les plus simples, les plus universels.Dans notre art d’à présent, on ne considère commedignes d’être exprimés par l’art que les sentimentsparticuliers d’hommes d’une certaine situationexceptionnelle, et encore entend-on qu’ils soient

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exprimés d’une façon très raffinée, inaccessible à lamajorité des hommes. Et l’on tient pour indigne defournir une matière à l’art tout l’immense domaine del’art populaire et enfantin : les proverbes, les chansons,les jeux, les imitations, etc. Mais l’artiste de l’avenircomprendra que de produire une fable, une chanson,pourvu qu’elles émeuvent, de produire une farce, pourvuqu’elle amuse, de dessiner une image qui réjouisse desmilliers d’enfants et de grandes personnes, que tout celaest infiniment plus fécond et plus important que deproduire un roman, ou une symphonie, ou un tableauqui divertiront pendant quelque temps un petit nombrede gens riches, et puis s’enfonceront à jamais dansl’oubli. Or le domaine de cet art des sentiments simples,accessibles à tous, ce domaine est immense et n’a pourainsi dire jamais été touché.

Ainsi l’art de l’avenir ne sera pas plus pauvre que lenôtre, mais au contraire infiniment plus riche. Et la formede l’art de l’avenir, elle aussi, ne sera pas inférieure à laforme actuelle de l’art, mais lui sera incomparablementsupérieure, et cela non pas dans le sens d’une techniqueraffinée et artificielle mais dans le sens d’une expressionbrève, simple, claire, libre de toute surcharge inutile.

Je me rappelle qu’un jour, après avoir entendu faire,par un astronome éminent, une conférence publique surl’analyse spectrale des étoiles de la voie lactée, jedemandai à cet astronome s’il ne consentirait pas à nous

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faire simplement une conférence sur le mouvement de laterre, attendu que, parmi ses auditeurs, il y avait sansdoute une foule de personnes qui ne savaient pas aujuste ce qui produisait le jour et la nuit, l’été et l’hiver. Etl’astronome me répondit en souriant : « Oui, ce serait unbeau sujet, mais trop difficile. Il m’est infiniment plusfacile de parler de l’analyse spectrale de la voie lactée. »

Il en va de même pour l’art. Écrire un poème sur unsujet du temps de Cléopâtre, peindre Néron mettant lefeu à Rome, composer une symphonie dans la manièrede Brahms et de Richard Strauss, ou un opéra commeceux de Wagner, cela est infiniment plus facile que deraconter une simple histoire sans rien d’exceptionnel, etcependant de la raconter de telle façon qu’elle transmettele sentiment de celui qui la raconte, ou encore dedessiner au crayon une image qui émeuve ou qui égaie lespectateur, ou d’écrire quatre mesures d’une mélodiesans accompagnement, mais qui traduise un certain étatde l’âme.

— Mais il nous est impossible, avec notre civilisationprésente, de revenir aux formes primitives ! diront à celales artistes. Il nous est impossible d’écrire aujourd’hui desrécits comme l’histoire de Joseph ou comme l’Odyssée,de composer de la musique comme celle des chansonspopulaires !

Et cela est en effet impossible aux artistes de notretemps ; mais cela ne le sera pas à l’artiste de l’avenir, quin’aura plus la tête encombrée d’un arsenal de formulestechniques, et qui, n’étant plus un professionnel de l’art,

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n’étant plus payé pour ses produits, ne produira de l’artque quand il s’y sentira porté par un irrésistible besoinintérieur.

La différence sera donc complète, tant au point de vuede la forme que du fond, entre l’art de l’avenir et ce quenous tenons aujourd’hui pour l’art. Le fond de l’art del’avenir sera constitué par des sentiments encourageantles hommes à s’unir, ou bien les unissant en effet ; laforme de cet art sera telle qu’elle puisse être accessible àl’ensemble des hommes. Et, par suite, l’idéal de laperfection, dans l’avenir, ne sera plus le degré departicularité des sentiments, mais au contraire leur degréde généralité. L’artiste ne cherchera plus, commeaujourd’hui, a être obscur, compliqué, et emphatique,mais au contraire à être bref, clair, et simple. Et c’estseulement quand l’art aura pris ce caractère, qu’il neservira plus uniquement à distraire et à amuser uneclasse d’oisifs, comme il fait à présent, maisrecommencera enfin à réaliser sa destination véritable,c’est-à-dire à transporter une conception religieuse dudomaine de la raison dans le domaine du sentiment, àconduire ainsi les hommes vers le bonheur, vers la vie,vers cette union et cette perfection que leur recommandeleur conscience religieuse.

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CONCLUSION

J’ai fait de mon mieux pour résumer, dans ce qu’onvient de lire, mes pensées sur un sujet qui depuis quinzeans n’a pas cessé de m’occuper. Je ne veux pas dire parlà, on l’entend bien, qu’il y a quinze ans que j’aicommencé à écrire cette étude ; mais il y a certes aumoins quinze ans que j’ai commencé à écrire une étudesur l’art, en me disant que, une fois parti sur ce sujet,j’irais jusqu’au bout sans m’arrêter. Et cependant mesidées sur ce sujet se sont trouvées si peu nettes, que jen’ai pu les exprimer sous une forme satisfaisante. Etjamais depuis ce temps je n’ai cessé de réfléchir à cesujet ; et six ou sept fois je me suis de nouveau mis àécrire une étude sur lui ; mais chaque fois, après avoirécrit un certain nombre de pages, je me suis senti horsd’état de conduire mon travail jusqu’au bout. Aujourd’huienfin j’ai pu le conduire jusqu’au bout ; et si mauvais quesoit mon travail, j’espère du moins ne pas m’être trompédans la pensée qui en forme la base, et qui consiste àconsidérer l’art de notre temps comme engagé dans unefausse voie. Puisse donc ce travail ne pas rester sans fruit! Mais pour que l’art puisse sortir de sa fausse voie etrevenir à sa destination naturelle, il faut qu’une autre

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branche non moins importante de l’activité intellectuelledes hommes, la science, avec laquelle l’art se trouvetoujours dans une relation d’étroite dépendance, il fautque, elle aussi, elle sorte de la fausse voie où elle setrouve engagée.

L’art et la science ont entre eux une relation aussiétroite que les poumons et le cœur ; et si l’un des deuxorganes est perverti, l’autre ne peut plus fonctionnernormalement. La science véritable enseigne aux hommesles connaissances qui doivent avoir pour eux le plusd’importance et diriger leur vie. L’art transporte cesconnaissances du domaine de la raison dans celui dusentiment. Si donc le chemin que suit la science estmauvais, le chemin suivi par l’art sera mauvais aussi.L’art et la science ressemblent à ces bateaux qui vontdeux par deux sur les rivières, l’un portant une machineet remorquant l’autre. Si le premier s’engage dans unefausse direction, le second ne peut s’empêcher de l’ysuivre.

Et de même que l’art, d’une façon générale, est latransmission de tous les sentiments possibles, mais quecependant, au sens étroit du mot, il n’y a d’art sérieuxque celui qui transmet aux hommes des sentimentsimportants pour eux, de même la science, d’une façongénérale, est l’expression de toutes les connaissancespossibles, mais il n’y a pour nous de science sérieuse quecelle qui exprime des connaissances importantes pournous.

Or, ce qui détermine le degré d’importance, aussi bien

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des sentiments que des connaissances, c’est la consciencereligieuse d’une société et d’une époque données, c’est-à-dire la conception commune que se font du sens de la vieles hommes de cette époque et de cette société. Ce quicontribue le plus à réaliser cet idéal de la vie, c’est celaqui doit être enseigné le plus ; ce qui y contribue moinsdoit être moins enseigné ; et ce qui ne contribue enaucune façon à réaliser la destination de la vie humaine,cela ne doit pas être enseigné du tout, ou, si onl’enseigne, ne doit pas du moins être considéré commeayant aucune importance. Ainsi il en a été toujours ainsiautrefois pour la science ; ainsi il en devrait être encoremaintenant, car c’est ainsi que l’exige la nature même dela pensée et de la vie de l’homme. Et cependant lascience de nos classes supérieures non seulement nereconnaît comme base aucune religion, mais tient mêmetoutes les religions pour des superstitions.

Et, en conséquence, les hommes de notre temps nousaffirment qu’ils apprennent indistinctement tou t. Maiscomme tout est beaucoup trop, puisque les sujets de laconnaissance sont infinis, et puisqu’il est impossibled’apprendre tout indistinctement, ce n’est là qu’uneaffirmation purement théorique. Dans la réalité, leshommes n’apprennent pas tout, et ce n’est pasindifféremment qu’ils apprennent tout ce qu’ilsapprennent. Dans la réalité, les hommes n’apprennentque ce qui est ou bien utile, ou bien agréable auxhommes qui s’occupent de la science. Et, ces hommesappartenant aux classes supérieures de la société, ce qui

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leur est le plus utile, c’est de maintenir l’ordre social quipermet à leurs classes de jouir de leurs privilèges ; et cequi leur est le plus agréable, c’est de satisfaire de vainescuriosités n’exigeant pas d’eux un effort d’esprit tropconsidérable.

De là vient qu’une des sections de la science les plusen honneur est celle des sciences qui, comme l’histoire etl’économie politique, s’occupent surtout d’établir quel’ordre actuel de la vie sociale est bien celui qui a toujoursexisté et qui doit exister toujours, de telle sorte que toutetentative pour le modifier nous paraisse à la foisillégitime et vaine. Une autre section est celle dessciences expérimentales, comprenant la physique, lachimie, la botanique : ces sciences-là ne s’occupent quede ce qui n’a aucun rapport direct avec la vie, de ce quiest matière de pure curiosité, ou encore de ce qui peutcontribuer à rendre plus commode l’existence des classessupérieures de la société. Et c’est pour justifier ce choixarbitraire et monstrueux, qu’ils ont fait parmi les diversesmatières de la connaissance, que nos savants ont inventéune théorie correspondant de tout point à celle de l’artpour l’art, la théorie de la science pour la science.

La théorie de l’art pour l’art soutient que l’art consisteà s’occuper de tous les sujets qui font plaisir ; la théoriede la science pour la science soutient que la scienceconsiste à enseigner tous les sujets qui ont de l’intérêt.

Et ainsi se fait que, des deux sections de la sciencequ’on enseigne aux hommes, l’une, au lieu d’enseignercomment les hommes devraient vivre pour réaliser leur

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destination, prêche la légitimité et l’immutabilité d’unmode de vie mensonger et funeste, tandis que l’autresection, celle des sciences expérimentales, s’occupe dequestions de pure curiosité, ou encore de menuesinventions pratiques.

Et, de ces deux sections de la science contemporaine,la première est mauvaise non seulement parce qu’elletrouble les idées des hommes et leur donne de faussesidées ; elle est encore mauvaise du fait même de sonexistence, et parce qu’elle occupe la place que devraitoccuper la science véritable. Et la seconde section, celle-làmême dont la science est aujourd’hui si fière, celle-là estmauvaise parce qu’elle détourne l’attention des hommes,loin des sujets vraiment importants, vers des sujetsinutiles ; et elle est mauvaise encore parce que, dansl’organisation sociale qui se trouve légitimée et soutenuepar les sciences de la première section, la plupart desinventions techniques de la science expérimentale serventnon pas au bonheur, mais au malheur des hommes.

Seuls les hommes qui ont sacrifié leur vie à ces étudesinutiles, ceux-là seuls peuvent continuer à croire que cesdécouvertes et ces inventions, qui s’accomplissent dans ledomaine des sciences expérimentales, sont une chosevraiment importante et profitable. Et si ces hommes lecroient, c’est qu’ils ne regardent pas autour d’eux, et nevoient pas ce qui est vraiment important. Il leur suffiraitde relever la tête de leur microscope, à travers lequel ilsconsidèrent toutes les matières qu’ils étudient, il leursuffirait de jeter les yeux autour d’eux, pour voir combien

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sont vaines toutes ces connaissances dont ils tirent une sinaïve vanité, en comparaison de ces autres connaissancesauxquelles nous avons renoncé pour les remettre entreles mains des professeurs de jurisprudence, de finance,d’économie politique, etc. Il leur suffirait de jeter un coupd’œil autour d’eux pour voir que l’objet important etpropre de la science humaine ne devrait pas êtred’apprendre ce qui, par hasard, est intéressant, mais biend’apprendre dans quel sens doit être dirigée la vie del’homme, d’apprendre ces vérités religieuses, morales,sociales, sans lesquelles toute notre soi-disantconnaissance de la nature ne saurait nous être qu’inutileou funeste.

Nous sommes très heureux et très fiers de ce quenotre science nous donne la possibilité d’utiliser, au profitde l’industrie, la force de la vapeur, ou encore de cequ’elle nous permette de creuser des tunnels dans lesmontagnes. Mais comment ne songeons-nous pas quecette force de la vapeur, nous ne l’employons pas pour lebien-être des hommes, mais au contraire pourl’enrichissement d’un petit nombre de capitalistes ? Cettemême dynamite, qui nous sert à percer des tunnels,comment ne songeons-nous pas que son principal emploin’est pas de creuser des tunnels, mais de servir à ladestruction de vies humaines, d’être un terribleinstrument pour ces guerres que nous nous obstinons àconsidérer comme indispensables et auxquelles nous necessons pas de nous préparer ?

Et si même il est vrai — ce qui resterait à prouver —

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que la science soit aujourd’hui parvenue à empêcher ladiphtérie, à couper les bosses, à guérir la syphilis, àaccomplir des opérations étonnantes, etc., il n’y a pas lànon plus de quoi nous enorgueillir, pour peu que noussongions à la véritable destination de la science. Si ladixième partie des forces qui se dépensent aujourd’hui àl’étude de sujets de pure curiosité ou de menuesinventions pratiques, si la dixième partie de ces forces setrouvait employée à la véritable science, qui a pour objetle bonheur des hommes, nous verrions disparaître lamoitié au moins de ces maladies qui encombrentaujourd’hui les cliniques et les hôpitaux ; nous neverrions pas, comme aujourd’hui, des enfants que lerégime des fabriques condamne à la phthisie et aurachitisme, nous ne verrions pas la mortalité des enfantsdépassant, comme aujourd’hui, cinquante pour cent ;nous ne verrions pas des générations entières vouées à lamaladie, nous ne verrions pas la prostitution, ni lasyphilis, nous ne verrions pas ces guerres qui sont lemassacre de millions d’hommes, nous ne verrions pastoutes ces monstruosités de sottise et de souffrance quenotre science contemporaine ose tenir pour desconditions indispensables de la vie des hommes !

Mais notre conception de la science est à ce pointpervertie, que les hommes de notre temps trouverontétrange qu’on leur fasse mention de sciences capables dediminuer la mortalité des enfants, de détruire laprostitution, la syphilis, la dégénérescence et la guerre.Nous en sommes venus à nous imaginer qu’il n’y a de

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science que lorsqu’un homme, dans un laboratoire, verseun liquide d’un verre dans un autre, regarde à travers unprisme, torture des grenouilles ou des cochons d’Inde, oubien encore déroule dans une chaire un écheveau dephrases sonores et stupides, — que lui-même d’ailleursne cherche pas à comprendre, — sur les lieux communsde la philosophie, de l’histoire, du droit, de l’économiepolitique, tout cela sans autre objet que de démontrerque ce qui est doit toujours exister.

Et cependant la science, la vraie science, la seule quimériterait la considération accordée aujourd’hui à sacontrefaçon, la vraie science consisterait à reconnaître àquoi nous devons croire et à quoi nous ne devons pascroire, comment nous devons et comment nous nedevons pas conduire notre vie, comment il convient quenous élevions nos enfants, comment nous pouvonsprofiter des biens de la terre sans écraser pour celad’autres vies humaines, et quelle doit être notre conduiteà l’égard des animaux, sans compter bien d’autresquestions également importantes pour la vie deshommes.

Telle a toujours été la véritable science ; telle elle doitêtre. Et c’est cette science qui seule répond à laconscience religieuse de notre temps ; mais elle setrouve, d’une part, niée et combattue par tous les savantsqui travaillent au maintien de l’ordre social présent, et, del’autre côté, elle est tenue pour vaine, pour stérile, pouranti-scientifique par les malheureux dont l’intelligence aété atrophiée dans l’étude des sciences expérimentales.

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La science étant entendue comme elle l’estaujourd’hui, quels sentiments peut-elle provoquer, quel’art, à son tour, puisse nous transmettre ? La premièresection de cette science provoque des sentiments arriérés; surannés, hors d’usage, et mauvais pour notre temps.Et l’autre section, toute consacrée à l’étude de sujetsn’ayant aucun rapport avec la vie des hommes, est, parsa nature même, hors d’état de fournir aucune matière àl’art. Et ainsi il se fait que l’art de notre temps, pour êtreun art véritable, doit lui-même se frayer un chemin,malgré la science, ou bien mettre à profit lesenseignements d’une science que notre monde n’admetpas, d’une science niée et rejetée par la partie orthodoxede la science. C’est à ce parti qu’en est réduit l’art, quandil a le souci de réaliser sa destination.

Il faut du moins espérer qu’un travail pareil à celuique j’ai tenté pour l’art sera entrepris, un jour ou l’autre,au sujet de la science : un travail qui prouvera auxhommes la fausseté de la théorie de la science pour lascience, qui leur montrera la nécessité de reconnaître ladoctrine chrétienne dans son sens véritable, et qui,s’appuyant sur cette doctrine, leur apprendra à évaluerd’une façon nouvelle l’importance de ces connaissancesdont nous sommes aujourd’hui si ridiculement fiers.Puissent les hommes reconnaître alors combien sontsecondaires et insignifiantes les connaissancesexpérimentales, et combien essentielles, et d’une

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importance plus haute, les connaissances religieuses,morales, et sociales ! Puissent-ils comprendre que cesconnaissances primordiales ne doivent pas être laissées,comme elles le sont maintenant, sous la tutelle et à ladiscrétion des classes riches, mais qu’elles doivent aucontraire être remises entre les mains de tous leshommes libres et aimant la vérité, qui, souvent encontradiction avec les classes riches, recherchent ladestination réelle de la vie ! Puissent les sciencesmathématiques, astronomiques, physiques, chimiques, etbiologiques, comme aussi la science appliquée et lamédecine, n’être plus enseignées que dans la mesure oùelles contribueront à affranchir les hommes des erreursreligieuses, juridiques, et sociales, dans la mesure oùelles serviront au bien de tous les hommes, et non plusd’une seule classe privilégiée !

Alors seulement la science cessera d’être ce qu’elle està présent, c’est-à-dire, d’une part, un système desophismes destinés à maintenir une organisation socialesurannée ; d’autre part, un amas informe deconnaissances, la plupart de peu d’utilité ou mêmeabsolument inutiles. Alors seulement elle deviendra cequ’elle doit être, un tout organique, ayant une destinationdéfinie et compréhensible pour tous les hommes, àsavoir : d’introduire dans la conscience humaine lesvérités qui découlent de la conception religieuse d’uneépoque.

Et alors seulement l’art, toujours dépendant de lascience, redeviendra ce qu’il peut et doit être, un organe

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parent de celui qu’est la science, également importantpour la vie et le progrès des hommes.

L’art n’est pas une jouissance, un plaisir, ni unamusement : l’art est une grande chose. C’est un organevital de l’humanité, qui transporte dans le domaine dusentiment les conceptions de la raison. Dans notre temps,la conception religieuse des hommes a pour centre lafraternité universelle et le bonheur dans l’union. Lascience véritable doit donc nous enseigner les diversesapplications de cette conception à notre vie ; et l’art doittransporter cette conception dans le domaine de nossentiments.

Ainsi l’art a devant lui une tâche immense : avec l’aidede la science, et sous la conduite de la religion, il doitfaire en sorte que cette union pacifique des hommes, quine s’obtient aujourd’hui que par des moyens extérieurs,tribunaux, police inspections, etc., puisse se réaliser parle libre et joyeux consentement de tous. L’art doitdétruire dans le monde le règne de la violence et de lacontrainte.

Et c’est une tâche que lui seul est en état d’accomplir.Lui seul peut faire que les sentiments d’amour et de

fraternité, accessibles seulement, aujourd’hui, auxhommes les meilleurs de notre société, qu’ils deviennentdes sentiments constants, universels, instinctifs chez tousles hommes. En provoquant en nous, à l’aide de sujetsimaginaires, les sentiments de la fraternité et de l’amour,

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il peut nous accoutumer à ressentir les mêmessentiments dans la réalité ; il peut disposer dans l’âmehumaine des rails sur lesquels courra désormais la vie,sous la conduite de la science et de la religion. Et enunissant les hommes les plus différents dans dessentiments communs, en supprimant les distinctionsentre eux, l’art universel peut préparer les hommes àl’union définitive ; il peut leur faire voir, non par leraisonnement, mais par la vie même, la joie de l’unionuniverselle, en dehors des barrières imposées par la vie.

La destination de l’art dans notre temps est detransporter du domaine de la raison dans celui dusentiment cette vérité : que le bonheur des hommesconsiste dans leur union. C’est l’art qui seul pourrafonder, sur les ruines de notre régime présent deviolence et de contrainte, ce royaume de Dieu qui nousapparaît à tous comme l’objet le plus haut de la viehumaine.

Et c’est chose fort possible que, dans l’avenir, lascience fournisse à l’art un autre idéal, et que l’art aitalors pour tâche de le réaliser ; mais dans notre temps ladestination de l’art est claire et précise. La tâche de l’artvéritable, de l’art chrétien, est aujourd’hui de réaliserl’union fraternelle des hommes.

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ;déposé sur le site de la Bibliothèque le 13 février 2011.

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{1} En réalité, Teodor de Wyzewa a égalementsupprimé quelques paragraphes de la main même deTolstoï, et donné des titres aux chapitres. (Note de laBRS)

{2} En citant ces titres des œuvres d’art que jetiens pour les meilleures d’à présent, je suis loin deprétendre à porter sur ces œuvres un jugement définitif ;car non seulement je n’ai pas l’expérience qu’il faudraitpour pouvoir apprécier toutes les productions artistiques,mais encore j’appartiens moi-même à l’espèce deshommes dont le goût a de bonne heure été dépravé parune mauvaise éducation. Aussi est-il fort possible que,avec mes vieilles habitudes qui me sont devenuesnaturelles, je me trompe sur plus d’un point, enattribuant une valeur artistique supérieure à desimpressions qui me sont familières depuis l’enfance. Maissi j’énumère ainsi certaines œuvres de catégoriesdiverses, c’est simplement pour mieux expliquer mapensée, et pour mieux faire voir comment je comprendsaujourd’hui la perfection en art. Et je dois ajouter enoutre que je range dans la catégorie du mauvais arttoutes mes propres œuvres artistiques, à l’exception duconte Dieu voit la Vérité, dont j’ai eu l’intention de faireune œuvre d’art religieux, et à l’exception de mon récitAu Caucase, qui me paraît appartenir à la seconde descatégories que je tiens pour valables.