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7/24/2019 Problmes Du Texte. Leons D_Aarhus - Jean-Michel Adam
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P
r
ublications
Problmes du texte
La linguistique textuelle et la
traduction
#200/2013
FRANSK, INSTITUT FOR STETIK OG KOMMUNIKATION
AARHUS UNIVERSITET
7/24/2019 Problmes Du Texte. Leons D_Aarhus - Jean-Michel Adam
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(Pr)Publications #200
Problmes du texte
Leons dAarhus
Jean-Michel ADAM(Universit de Lausanne)
Professeur invit lUniversit dAarhus
Septembre 2013
Dpartement de Franais
IK, Universit dAarhus
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Prface
Nous sommes particulirement heureux de pouvoir fter la sortie dePrPublicationsno 200 par
la publication de quelques textes rdigs par le professeur Jean-Michel Adam de lUniversit de
Lausanne. Jean-Michel Adam a pass le mois de septembre 2013 auprs du dpartement de
Franais, IK, Universit dAarhus, en tant que professeur invit, et il a donn une srie de
cours et de confrences (notamment) portant sur la linguistique textuelle et la traduction.
Ce numro de Prpublication prsente tous les textes sur lesquels Jean-Michel Adam abas ses prsentations et il tmoigne ainsi du grand travail que Jean-Michel Adam a fait pendant
son sjour lUniversit dAarhus, un travail qui sest caractris par la trs grande expertise,
une matrise hors pair de lanalyse textuelle et un enthousiasme qui ne peuvent que forcer notre
admiration pour lui.
Jean-Michel Adam est un des chercheurs les plus renomms et internationalement
reconnus dans le domaine de la linguistique textuelle et de lanalyse du discours et des genres.
Son travail dans les tudes interdiciplinaires connat une rputation mondiale. Ainsi plusieurs de
ses textes ont-ils t traduits en espagnol, portugais, brsilien, japonais et grec pour nen
mentionner que quelques exemples.
Il a dirig des recherches interdisciplinaires avec ses collgues de lUniversit de Lausanne
dans les domaines de la philosophie, du grec, de lantropologie, de la littrature et, ces dernires
annes, galement de la littrature compare, domaines auxquels il a apport des contributions
dcisives grce son approche de linguistique textuelle. De plus, il a pris linitiative de la
cration dun Centre de la recherche interdisciplinaire et dune formation de recherche
interdisciplinaire auprs de la Facult des Sciences Humaines de lUniversit de Lausanne.
La recherche de Jean-Michel Adam se caractrise par une prise en compte de plusieurs
niveaux analytiques qui nont pas souvent t combins de manire systmatique comme le fait
Adam. Il arrive par-l prciser lapport des diffrents niveaux, allant du micro-niveau (les mots
et la phrase) jusquau macro-niveau (textes) en passant par le mso-niveau (priodes, squences),
la dernire notion tant de son propre cru. Son travail se concentre sur les textes littraires, mais
il aborde galement dautres genres textuels comme par exemple les bandes dessines, les
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publicits et les graffitis, en appliquant son modle danalyse textuelle et discursive quil
dveloppe depuis plus de vingt ans. A cela sajoutent ses analyses des traductions dAndersen,
des frres Grimm et de Perrault, pour nen mentionner que quelques-unes. Mais cela nest pas
tout. Jean-Michel Adam sest aussi occup des questions pistmologiques que pose la recherche
interdisciplinaire. Ainsi a-t-il publi Science du texte et analyse de discours. Enjeux dune
interdisciplinarit (2005) Genve et Le texte littraire. Pour une approche interdisciplinaire
(2009) Louvain-la-Neuve, deux oeuvres quil a publies avec Ute Heidmann, professeure en
littrature compare, etApproches modulaires : de la langue au discours, une anthologie rdige
en collaboration avec Henning Nlke.
Le travail de Jean-Michel Adam ninfluence pas uniquement les recherches en linguistique
textuelle mais les tudes de lanalyse discursive et des genres ainsi que les recherches de la
communication des entreprises profitentaussi de la richesse de son travail.
En souhaitant aux lecteurs de ce numro 200 de PrPublicationsune bonne lecture, il ne
nous reste qu remercier Jean-Michel Adam pour le grand travail inspirateur duquel les
tudiants et les professeurs du Dpartement de Franais lUniversite dAarhus ont pu profiter
pendant le mois de septembre 2013.
Universit dAarhus, novembre 2013
Merete Birkelund Henning Nlke
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Avant-propos
Les leons quon va lire ont t donnes au Dpartement de Franais de lUniversit
dAarhus au cours mois de septembre 2013 o, comme professeur invit, jai donn des
enseignements, chaque mercredi, et des confrences trois occasions. Ces leons et confrences
taient tires soit de publications rcentes (chapitre 5), soit de publications en cours, parfois
profondment remanies et adaptes au public danois, (chapitres 1, 2 et 3). Les chapitres 4, 6 et 7
ont bnfici des besoins du public anglophone de certaines confrences (traduction anglaise de
laffiche de la rsistance que je navais jamais tudie et traduction anglaise deEl Hacedor et de
La trama de Borges).
Je remercie Merete Birkelund et Henning Nlke, ainsi que Steen Bille Jrgensen pour leur
accueil et les conditions de travail offertes cette occasion au sein de leur trs dynamique
Dpartement de Franais. Lcoute de leurs tudiants et des participants aux leons comme aux
confrences mont incit ne pas diffrer linvitation de Merete Birkelund pr-publier cesenseignements afin de les rendre accessibles un public qui a eu beaucoup de mrite de les
suivre en dpit des difficults linguistiques.
Une certaine cohrence se dgage de ces sept chapitres qui prsentent ltat le plus avanc
de mes rflexions actuelles sur les problmes du texte et de la linguistique textuelle.
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Jean-Michel Adam
Universit de Lausanne
Problmes du texte
La linguistique textuel le et la traduction
Tables des matires
Merete Birkelund et Henning Nlke: Prface ii
Avant-Propos .............................................................................................................................. iv
Premire par tie
Cours de linguistique textuelleChapitre 1. ................................................................................................................................. 1
Introduction aux problmes du texte(Leon du 4 septembre 2013)
1. Le problme de la complexit
2. Penser par problmes
3. De la phrase au texte : continuit ou rupture thorique ?
3.1. Lhypothse dun saut qualitatif
3.2. Hypothses homologiques et continuistes
4. Faire texte
4.1. Dfinitions du texte4.2. Lattention philologique aufaire texte
4.3. Repartir de la linguistique textuelle de Coseriu
4.4. Un modle de la complexit
Chapitre 2. ................................................................................................................................ 21
De la textualit(Leon du 18 septembre 2013)
1. Le tissu du discours
2. La fabrique du continu
2.1. Entre rptitionetprogression2.2. Entre liageetsegmentation
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3. Les trois grands types de liages
3.1. Liages micro-textuels de base
3.2. Liages mso-textuels3.3. Liages macro-textuels
4. Pour conclure : textualit et gnricit
Deuxime partieAnalyses textuelles et discursives
Chapitre 3. ............................................................................................................................. 46
La grammaire et les genres discursifs :les intensives conscutives comme marqueurs de fictionnalit
dans trois pratiques discursives trs diffrentes(Leon du 25 septembre 2013)
1. Grammaire, Texte et Discours
2. Les conscutives intensives dans le genre de linsulte rituelle
3. Les intensives conscutives dans largumentation publicitaire
4. Les corrlatives intensives dans les contes de Perrault < corpus 3 >
5. Conclusion comparative
Chapitre 4. .............................................................................................................................. 70
Analyse textuelle et discursive dune affiche bilingue
de la Rsistance franaise (1940-1945)(Leon du 26 septembre 2013)
1. Attention philologique la matrialit discursive de laffiche
2. Modules et niveaux danalyse
3. Le texte comme suite dactes de discours lis
Troisime par tieInterfaces entre linguistique et littrature
Chapitre 5. ............................................................................................................................ 83
De la stylistique(Leon du 11 septembre 2013)
1. La stylistique : une discipline transversale ?
2. Quelle grammaire pour penser le style dans la langue ?
3. Autour dune extension verlainienne des possibles de la langue
3.1. Retour sur les dviations selon Nicolas Ruwet
3.2. De lanalyse locale des paralllismes lanalyse textuelle du pome
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Chapitre 6. ..............................................................................................................................101
De la traduction 1. TraduireEl Hacedor de J. L. Borges(Confrence du 6 septembre 2013)
1. La traduction : interface entre linguistique et littrature ?
2. Un titre problmatique :El Hacedor
Chapitre 7. ................................................................................................................................ 110
De la traduction 2. Traduire La trama de J. L. Borges(Confrence du 20 septembre 2013)
1. Le tissu du texte
2. Le tissage syntaxique et rythmique de la phrase et du texte
3. Le discours direct4. De la place de ladjectif lhypallage
5. Conclusion : co-textes et intertextes
Rfrences bibliographiques ............................................................................................ 128
Rd. Merete Birkelund
(Pr)Publications # 200, Aarhus, novembre 2013
Forfatterne
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Premire partieCours de linguistique textuelle
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Chapitre 1
Introduction aux problmes du texteLeon du mercredi 4 septembre1
1. Le problme de la complexit
La linguistique textuelle a pour objet le texte, cest--dire une unit langagire de haute
complexit, abordable depuis des points de vue disciplinaires trs diffrents. Une double mise en
garde pistmologique simpose donc.
La premire a t clairement formule par Ferdinand de Saussure dansDe lessence double
du langage : Lobjet en linguistique nexiste pas pour commencer, nest pas dtermin en lui-
mme. Ds lors parler dun objet, nommer un objet, ce nest pas autre chose que dinvoquer un
point de vue A dtermin (2002 : 23-25). Cest donc confronter des points du vue sur le texte
et la textualit et dfinir le mien que cette premire leon sera consacre, et que compltera la
troisime leon (du 18 septembre).
Dfinissant la rforme de la pense quil appelle la pense complexe , Edgar Morin
reformule le principe de Saussure : Toute thorie dpend dune observation, mais toute
observation dpend dune thorie (1994 : 311). Il dveloppe cette rflexion en ouvrant sur la
question de la complexit : le propre de la thorie nest pas de rduire le complexe au simple,
mais de traduire le complexe en thorie (1994 : 315). Dans un deuxime temps, Morin dnonce
la pense rductrice, qui rduit le divers et le multiple llmentaire et au quantifiable; en
dautres termes, qui accorde la vraie ralit nonaux totalits, mais aux lments, non aux
qualits, mais aux mesures, non aux tres et aux existants, mais aux noncs formalisables etmathmatisables ( : 314).
Cet idal de simplicit a t fcond dans la fondation de la dmarche scientifique des
sciences naturelles (dfinition des lois de la physique, dcouverte de latome, des molcules, des
particules), mais cette simplification du complexe sest rvle rductrice et elle est aujourdhui
largement conteste, mme dans les domaines de la biologie et de la physique : Les sciences
physiques, en cherchant llment simple et la loi simple de lunivers ont dcouvert linoue
1 Je reprends ici une partie de mon introduction au volume collectif Faire texte, paratre en 2014 aux PressesUniversitaires de Franche-Comt.
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complexit du tissu microphysique et commencent entrevoir la fabuleuse complexit du
cosmos (1994 : 319). Mais cest surtout dans les sciences humaines que ce principe a t trop
rducteur. Roman Jakobson le disait dj dans son discours de clture du grand colloque
interdisciplinaire de lUniversit dIndiana, en 1952:
videmment le fait le plus symptomatique a t la nette liquidation de toute espcedisolationnisme []. Ceci ne veut pas dire que nous nions limportance de la spcialisation, lancessit de sattacher ltude de problmes limits ; mais nous savons quil sagit l seulementde diffrents modes dexprimentation, non de points de vue exclusifs. [] Nous ne pouvons pasvraiment isoler les lments, mais seulement les distinguer. Si nous sommes amens les traitersparment au cours du processus de lanalyse linguistique, nous devons toujours nous souvenir ducaractre artificiel dune telle sparation. (1963: 26)
Le fait de ne pas confondre distingueret isolerest capital : la pense rductrice isoletandis
quune thorie de la complexit distingue(Adam 2012). Comme le dit Morin, nous avons besoin dun principe dexplication plus riche que le principe de simplification (distinction/rduction)
(1994 : 319). Leprincipe de complexit se fonde sur la ncessit de distinguer et danalyser,
comme le principe de simplification, mais il cherche de plus tablir la communication entre
ce qui est distingu : lobjet et lenvironnement, la chose observe et son observateur. Il sefforce
non pas de sacrifier le tout la partie, la partie au tout, mais de concevoir la difficile
problmatique de lorganisation (id.). Ce principe, qui est un principe dorganisation de la
connaissance, possde limmense avantage de donner autant de force larticulation et
lintgration qu la distinction et lopposition. (Car il faut chercher, non pas supprimer les
distinctions et oppositions, mais renverser la dictature de la simplification disjonctive et
rductrice (1994 : 320).
Une des consquences de cette pense me parat avoir t formul par Charles Bally, dans
Le langage et la vie:
Les notions sur lesquelles opre la linguistique, les classes quelle tablit, ne sont pas des entitsfixes une fois pour toutes : dune classe lautre, dune notion la notion contraire, on passe
toujours par de larges zones intermdiaires, si bien que les lois linguistiques devraient se borner formuler des variations concomitantes, selon le schma :plus plus, plus moins, dans la mesureo,etc. (1965a : 75)
Cest ainsi que lon peut comprendre le 163 du Trait de stylistique franaise et son
affirmation du caractre dominant et variable des faits linguistiques qui lui permet de se
guider dans la complexit des nuances de dtail (1951 : 150) ; et Bally ajoute :
Dans chaque situation et pour chaque contexte, un fait de langage ne peut montrer lensemble deses caractres ; il apparat chaque fois avec lun dentre eux au premier plan, et celui -ci relgue
provisoirement les autres dans lombre. Or lentourage peut seul montrer quel est le traitfondamental mis en vidence. (1951 : 150)
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Cest ainsi que son oppositionentre face intellectuelle et face affective du langage
est prsente dune faon graduelle et variationnelle dans lintroduction du Trait (1951 : 12). Le
165 revient sur le concept de dominanteet Bally en tire une indication de mthode oppose
la simplification de la pense rductrice :
Jai ds lors le droit de mattendre ce quun fait de langage donn ait, au moins du point de vuede lobservation pratique, une dominante intellectuelle ou une dominante affective, et je suisautoris me poser toujours cette question trs simple : Tel fait de langage exprime-t-il surtoutune ide ousurtoutun sentiment ? . (1951 : 152)
Dans sa clbre confrence sur lcole formaliste russe (La dominante , 1973 [1935] :
145-151), Jakobson tait trs proche de ces remarques de Bally :
Le langage potique et le langage motionnel chevauchent frquemment lun sur lautre, et lersultat, cest que ces deux varits de langage sont souvent, de faon tout fait errone,identifies. Si la fonction esthtique joue le rle de dominante dans un message verbal, cemessage, coup sr, aura recours un grand nombre de procds du langage expressif ; mais ceslments sont alors assujettis la fonction dcisive de luvre, en dautres termes, sont remodel spar sa dominante. (1973 : 148)
Retenons la double ide de classes graduelleset de dominantedans laquelle lentourage
peut seul montrer quel est le trait fondamental mis en vidence .
En ce sens, unjugement de textualitsera toujours effectu en termes de plus ou moinsde
textualitet les indices retenus le seront en fonction de formes perues comme saillantes sur un
fond de formes co-textuelles. Ce que dit Catherine Fuchs de la smantique des langues naturelles
est valable tous les autres niveaux de complexit des ralisations discursives :
Cette problmatique de la gradualit est tout fait centrale en smantique, o les contraintesabsolues (en tout ou rien) sont rares, mais o en revanche il est ncessaire de rendre compte decontraintes relatives, cest--dire de linteraction des poids respectifs de multiples paramtres, qui tirent le sens dans des directions diffrentes, le font glisser graduellement et, dans certains cas,basculer brusquement. (1997 : 20)
En 1976, dans Cohesion in English, Michael Alexander Kirkwood Halliday et Rukya
Hasan insistent trs clairement sur le fait qu il serait trompeur de donner penser que le
concept de texte est compltement dtermin, ou que lon peut toujours clairement dcider de ce
qui constitue un seul texte ou de ce qui nen est pas un :
It would be misleading to suggest that the concept of a text is fully determinate, or that we canalways make clear decisions about what constitutes a single text and what does not. We can oftensay for certain that the whole of a given passage constitutes one text ; and equally we can often sayfor certain that in another instance we have to deal with not one text but two, or more. But there
are very many intermediate cases, instances of doubt where we are not at all sure whether we wantto consider all the parts of a passage as falling within the same text or not. (1976 : 294)
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Pour aller dans ce sens, je mintresserai aux facteurs de textualit plutt que de donner
une hypothtique dfinition de lessence du texte en tentant de rpondre la question-pige :
Quest-ce quun texte? , question qui ne rencontre que des imaginaires du texte.Cest pour
cette raison que je vais distinguer des facteurs de textualit, dans une thorie qui cherchera les
penser toujours ensemble. La connexit micro-textuelle assure localement par des oprations
spcifiques de micro-liages (anaphores, connecteurs, isotopies, etc.), la cohsion mso et macro-
textuelle des parties et du tout et la cohrence pragmatique sont la fois des composantes
distinctes de la textualit et des composantes lies dont limportance doit tre pondre :plus ou
moins de connexit, plus ou moins de cohsion, plus ou moins de cohrence , et, en consquence,
plus ou moins de textualit.
On ne peut parler de textualit qu partir dun point de vue thorique prcis qui formule
des problmes et des questions et tente dy rpondre en formulant des hypothses. Ce point de
vue est ici celui de la linguistique textuelle dont les diffrents chapitres illustreront le champ et
les liens avec dautres disciplines du texte et du discours: lanalyse de discours, la thorie de
largumentation, la gntique textuelle, la stylistique, la philologie textuelle, mais aussi les
grammaires phrastiques et transphrastiques, ou la thorie de lnonciation.
2. Penser par problmesLa dmarche depense par problmesqui caractrise luvre dEmile Benveniste est, selon moi,
un modle de pense linguistique (Dessons 2006 : 9-12). penser par problmes lui permettait de
transformer le compliquen complexit, comme le dit trs clairement lavant-propos du premier
tome des Problmes de linguistique gnrale: Le langage est bien un objet difficile [].
Comme les autres sciences, la linguistique progresse en raison directe de la complexit quelle
reconnat aux choses ; les tapes de son dveloppement sont celles de cette prise de conscience
(1966). La linguistique textuelle est une tape de la reconnaissance du double objet de lalinguistique : la langue et les textes comme lieux de ralisation empirique de la langue et faits de
discours.
Transformer chaque difficult en configuration problmatique (Dessons 2006 : 11), en
srie de problmes, cest ce quentreprennent galement les notes de travail et autres textes
darchives de Mikhal M. Bakhtine (dats de 1959-1961) publis sous le titre Le problme du
texte dans les domaines de la linguistique, de la philologie, des sciences humaines. Essai dune
analyse philosophique et traduit dans Esthtique de la cration verbale (1984) sous le titre
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rduit : Le problme du texte 2. Jemprunte le titre de ces leons donnes luniversit
dAarhus larticle fabriqu par les diteurs de Bakhtine. Cet article est trop confus et disparate
pour servir de base une mise en place thorique, mais, dans le contexte de la linguistique
dominante au moment o ce texte a t reu, le projet dessin, profondment inspir des thses
de Valentin N. Volochinov, est quand mme assez original : Partir du problme de la
production verbale en ce quelle est ralisation premire de lexistence verbale. Partir de la
rplique prise dans la vie quotidienne et aller jusquau roman volumineux et au trait
scientifique (1984 : 328). Cette proposition de partir des faits de discours les plus ordinaires
pour aborder les formes textuelles les plus complexes est une reprise de la thse que Volochinov
dveloppait en 1926 dans Le discours dans la vie et le discours dans la posie :
Notre tche est dessayer de comprendre la forme de lnonc potique comme forme dunecommunication esthtique particulire qui se ralise dans le matriau verbal. Mais pour ce faire, ilnous faudra examiner plus prcisment certains aspects de lnonc verbal qui ne relvent pas delartdans le discours de la vie quotidienne, car les fondements et les potentialits de la formeartistique ultrieure sont dj poss dans ce type dnonc. Lessence sociale du mot apparat iciplus clairement et plus nettement, et le lien qui unit lnonc au milieu social ambiant se prte plusfacilement lanalyse. (1981: 188)
Au milieu dun fatras de notes dorigines diverses, une dizaine dnoncs pointent
explicitement quelquesproblmes intressants. commencer par le Problme du texte dans les
sciences humaines (1984 : 315). Grand oubli des sciences de lhomme et de la socit, etmme de la linguistique, le concept de textea d attendre le dbut des annes 1970 pour quun
Paul Ricur fasse du paradigme de linterprtation textuelle un fondement de la mthode des
sciences humaines et sociales. Il a fallu attendre Eugenio Coseriu et Harald Weinrich pour
qumerge, dans les annes 1950-60, une linguistique textuelle.
Certaines assertions cernent diffrentes disciplines du texte : Problme du texte en
textologie (1984 : 316), Epigraphie. Problme de genre que pose linscription, de la haute
Antiquit (1984 : 324), La cyberntique, la thorie de linformation, la statistique et le
problme du texte. Problme de la rification du texte (1984 : 316). Une remarque comme :
Problme de la comprhension dun nonc (1984 : 320) a le mrite de mettre laccent sur la
question hermneutique de linterprtation, mais nexplore pas la problmatique de lexplication
et de la comprhension quaffrontera trs directement Paul Ricur (1986). Mme si les
remarques dsordonnes et lapidaires de Bakhtine ne donnent pas lieu aux dveloppements
2Notons au passage que le clbre chapitre consacr aux genres du discours , lui aussi non revu par Bakhtine etcompos de textes darchives dats de 1952-1953, avait initialement pour titre : Le problme des genres de la
parole . Soit un titre galement nonc sous la forme de problmes.
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arguments que lon pourrait attendre, elles pointent des problmes qui sont seront au centre des
six leons-chapitres du prsent ouvrage.
La reprise des thses de Volochinov est manifeste quand Bakhtine crit : Problme de
linterdpendance du sens (dialectique) et du dialogue des textes, lintrieur dune sphredonne (1984 : 314) ou, plus loin, Nature particulire du rapport dialogique. Le problme du
dialogisme intrieur. Les frontires de lnonc. Le problme du mot bivocal. La comprhension
conue comme dialogue (1984 : 329). On pense, bien sr, au principe dialogique de
Volochinov : Tout nonc monologique, y compris un document crit, est un lment
insparable de lchange verbal. Tout nonc, mme sous forme crite acheve, rpond quelque
chose et attend son tour une rponse. Il nest quun maillon de la chane continue des
interventions verbales (2010 : 267). Cest ainsi que le problme de la comprhension
souvre au dialogue et au dialogisme. La question des frontires de lnonc se noue avec
celle des genres : Problme des frontires du texte. Le texte en tant qunonc. Problme des
fonctions du texte et des genres du texte (1984 : 312).
Bakhtine affirme que la rptitioncest--dire, pour nous, la r-nonciationde la mme
phrase ou proposition ne constitue jamais le mme nonc cest--dire, le mme fait de
discours :
Lidentit absolue entre deux propositions (ou bien plus) est possible (en superposition, telles deuxfigures gomtriques, elles concident). De plus, nous devons admettre que toute proposition, ft-elle complexe, dans le flux illimit de la parole peut tre rpte en un nombre illimit de fois,sous une forme parfaitement identique, mais, en qualit dnonc (ou fragment dnonc), nulleproposition, quand bien mme elle serait constitue dun seul mot, ne peut jamais tre ritre: onaura toujours un nouvel nonc (ft-ce sous forme de citation). (1984 : 316-317 ; traduction revue)
partir de l, on comprend que Le problme se pose de savoir si la science peut traiter
dune individualit aussi absolument non reproductible que lnonc (1984 : 317). La
distinction entre science gnrale du texte et analyse des faits singulier dnonciation textuelle est
une question importante, sur laquelle je reviendrai. Le fait que la linguistique textuelle soit
souvent rapproche de la stylistique (question qui sera au centre de la Leon 2, du 11 septembre)
sexplique par la double tche qui est celle de la linguistique textuelle : laborer une thorie
gnrale du texte et tudier les textes comme des produits toujours singuliers dun acte
dnonciation.
Bakhtine aborde la question essentielle pour nous de Lnonc conu comme un tout de
sens (1984 : 332), de Lnonc (la production verbale), en tant que tout historiquement
individuel et unique, non reproductible (1984 : 338) et surtout : La nature particulire,
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dialogique, de ce tout de sens, de cette position du sens quest lnonc et qui, dit-il, reste
incomprise (1984 : 333). La question est trs bien pose pages 335-336 :
Lnonc (en tant que tout verbal) ne peut tre reconnu comme unit dun niveau suprieur, ultime,
de la structure dune langue (situ au-dessus de la syntaxe), car il entre dans un monde de rapportstotalement diffrents (dialogiques), sans parallles possibles avec les rapports linguistiques quistablissent dautres niveaux []. Le tout de lnonc nest plus une unit de langue (non plusquune unit de flux verbal ou de la chane parle ), cest une unit de lchange verbal quinest pas dote dune signification mais dun sens (un sens total qui est relat une valeur auvrai, au beau, etc. qui implique une comprhension responsive, qui comporte un jugement devaleur). La comprhension responsive du tout verbal est toujours dialogique. (1984 : 335-336)
On reconnat, une fois encore, la reprise dune position de Volochinov : Tant que
lnonc considr comme un tout restera terra incognito pour le linguiste, il ne saura tre
question de comprendre de faon relle, concrte, non scolastique, une forme syntaxique (Volochinov 2010 : 353). Et ce dernier en tirait une conclusion mthodologique mes yeux
essentielle:
[] Il ny a ni transition progressive, ni mme aucun lien entre les formes linguistiques deslments de lnonc et celles de la totalit quil constitue. Ce nest quen faisant un saut qualitatifquon passe de lasyntaxe aux questions de composition. Cela est invitable, puisque lon ne peutpercevoir et comprendre les formes dun nonc en tant que totalit que sur le fond des autresnoncs formant eux-mmes une totalit dans lunit dune mme sphre idologique donne.(2010 : 281)
Cest le problme de ce saut qualitatif entre la syntaxe et les procdures de composition
dun texte quil nous faut examiner prsent de plus prs, en confrontant deux positions
radicalement diffrentes, soutenues par des linguistes trs divers.
3. De la phrase au texte : continuit ou rupture thorique ?
3.1. Lhypothse dun saut qualitatif
Dans lments de linguistique textuelle de 1990, citant Antoine Culioli, je soulignais quen
passant de la phrase au texte, le linguiste ne peut pas procder une pure et simple extension de
son domaine : Le texte crit nous force, de faon exemplaire, comprendre que lon ne peut
pas passer de la phrase (hors prosodie, hors contexte, hors situation) lnonc, par une
procdure dextension. Il sagit en fait dune rupture thorique, aux consquences
incontournables (1984 : 10). Culioli parlait dj, dix ans plus tt, de dpasser lobservation
nave selon laquelle lnonc ne serait quune succession linaire dunits discrtes, conceptionqui, disait-il, enferme le langage double tour, en faisant de toute phrase un phnomne isol
(1973 : 85). La comprhension dun texte ne se rduit effectivement pas laddition phrase par
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phrase de la vrit des propositions individuelles qui le composent. Un texte est un tout ; ce nest
pas un assemblage de propositions indpendantes que lon aurait mises bout bout.
Roman Jakobson et Emile Benveniste, la suite de Saussure, faisaient dj de la phrase
une unit situe la frontire entre linguistique de la langue (centre sur le signe) et analyse dediscours. Pour Jakobson, la phrase est un seuil sur lchelle ascendante de libert : dans la
combinaison des phrases en noncs, laction des rgles contraignantes de la syntaxe sarrte et
la libert de tout locuteur particulier saccrot substantiellement, encore quil ne faille pas sous-
estimer le nombre des noncs strotyps (1963 : 47-48). Ce que glose Olivier Soutet : Dans
le cas particulier du texte, le rapport du tout la partie ne relve pas du mme type de
prvisibilit que celui qui existe entre chacune des units subphrastiques et leurs constituants
immdiats (2005 : 325). Les solidarits syntaxiques entre units de la langue nont quune
porte limite. Ds que lonpasse le seuil du syntagme et du noyau de la phrase de base pour
entrer dans le domaine transphrastique, dautres systmes de connexions apparaissent, qui ne
reposent pas sur des critres morpho-syntaxiques, mais sur des marques et des instructions
relationnelles de porte plus ou moins lointaine.
Pour Benveniste, du signe la phrase il ny a pas transition, ni par syntagmation ni
autrement , mais un hiatus les spare (1974 : 65). Il en conclut que : [] la langue
comporte deux domaines distincts, dont chacun demande son propre appareil conceptuel .
Faisant de la phrasenous dirions aujourdhui lnonc lunit du discours (1966 : 130), il
la place au centre dun domaine linguistique: celui de la langue comme instrument de
communication, dont lexpression est le discours (1966 : 129). En 1970, dans Lappareil
formel de lnonciation (1974 : 79-88), il paraissait exclure le texte de lnonc du champ
de la linguistique du discours et de lnonciation: Cest lacte mme de produire un nonc et
non le texte de lnonc qui est notre objet. Cet acte est le fait du locuteur qui mobilise la langue
pour son compte (1974 : 80). Mais, la fin de Smiologie de la langue , il va nettement plus
loin, dans une remarque programmatique que jai souvent commente (Adam 2011b, 2011c,
2011d) :
En conclusion, il faut dpasser la notion saussurienne du signe comme principe unique, dontdpendraient la fois la structure et le fonctionnement de la langue. Ce dpassement se fera pardeux voies :dans lanalyse intra-linguistique, par louverture dune nouvelle dimension de signifiance, celledu discours, que nous appelons smantique, dsormais distincte de celle qui est lie au signe, et quisera smiotique ;dans lanalyse translinguistique des textes, des uvres, par llaboration dune mtasmantiquequi se construira sur la smantique de lnonciation. []. (1974: 66)
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La tche de la linguistique textuelle est, selon moi, de dvelopper la translinguistique des
textes, des uvres programme par Benveniste.
3.2. Hypothses homologiques et continuistes
Dautres linguistes ont une vision plus continue, voire homologique, de la phrase et du texte, et
pour eux la linguistique textuelle nest daucune utilit. Deux tendances se dgagent. La premire
est reprsente de la faon la plus cohrente par Pierre Le Goffic, qui tudie les squences de
traitement de groupements de phrases dans un corpus oral. Aprs avoir constat que Le texte
est fait dune suite de phrases syntaxiquement bien formes, clairement identifiables (2011 :
21), il souligne linvitable labilit du niveau suprieur (niveau textuel) ( : 22). Il dduit de
cette instabilit du niveau textuel la ncessit dun niveau infrieur (niveau syntaxique)stabilisateur, susceptible de fournir aux deux interlocuteurs un appui rgulier, consistant,
objectif : cest, nos yeux, le rle que remplit le concept organisateur de phrase (id.). Au
plan du traitement textuel, chaque squence de traitement syntaxique [] produite/reconnue
est immdiatement intgre dans un processus global de construction du texte, au cours duquel
lautonomie de chaque unit constituante est rvalue ( : 11). Prenant appui sur un concept
trs souple de phrase, Le Goffic conclut :
Quelques que puissent tre les problmes affronter ici ou l, cest clairement la solidit du reprede la phrase qui ressort (et qui peut surprendre, laune des ides communment professes). Autotal, la phrase, ngocie par squences entre lmetteur et le rcepteur, apparat bien comme unpoint stable, un point dappui, le point cl de la construction du texte. (2011: 22)
Il est indniable que la phrase est une unit-repre et un format de construction de sens
appropri ; il est galement certain que le processus global de construction du texte repose sur
une rvaluation par squences de traitement de lautonomie de chaque unit phrastique, mais ce
modle continuiste ne postule pas de niveaux intermdiaires de structuration. Pourtant, dans les
articles fondateurs de lanalyse du discours (Harris 1952a & b ; traduits en franais seulement en
1969), aprs avoir constat que : La langue ne se prsente pas en mots ou phrases
indpendantes, mais en discours suivi, que ce soit un nonc rduit un mot ou un ouvrage de 10
volumes, un monologue ou un discours politique (1969 : 10-11), Zellig S. Harris avanait une
ide sur laquelle jai beaucoup travaill : Le texte peut tre constitu de morceaux successifs,
sortes de sous-textes lintrieur du texte principal, comme des paragraphes ou des chapitres
(1969 : 24-25). En se limitant malheureusement aux rarrangements structurels au niveau de la
phrase , comme le lui reprocheront aussi bien Nicolas Ruwet (1975) que William Labov (1978 :223-224), la mthodologie mise en place par Harris ne pouvait rendre compte des groupements
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ordonns de phrases que Teun A. van Dijk considrera plus tard comme des squences
textuelles.
Le processus global de construction du texte repose sur une rvaluation par squences de
traitement de lautonomie relative de chaque unit phrastique ou sub-phrastique. Par ordrecroissant de grandeur et de complexit, nous verrons dans la troisime Leon que ces squences
de traitement ont lampleur de la priode, des squences et des segments formant les parties
dun plan de texte. La thorisation gnrale de ces niveaux intermdiaires de structuration
textuelle et de leurs frontires est la tche principale, selon moi, de la linguistique textuelle.
La linguiste danoise Lita Lundquist (1999) a dmontr que, dans des conditions
exprimentales, des sujets invits dterminer si une suite de phrases prsentes en dsordre
forment ou non un texte et reconstituer le texte dont elles pourraient tre tires portent desjugements de grammaticalit aussi convergents que ceux quils formuleraient propos de
phrases bien ou mal formes : Nous considrons la tendance de plus de 90% des sujets
attribuer le qualificatif non-texte comme un fait empirique attestant lexistence de ce que
Milner appelle un jugement de grammaticalit (Milner 1995 : 53), au niveau du texte
(Lundquist 1999 : 58). La linguiste danoise fait de cette vidence, largement confirme par
ailleurs, un factum ttus et va mme jusqu parler dun fait de grammaire . Elle formule
lhypothse dun continuum cognitif entre la phrase et le texte/discours, hypothse galement
dfendue par Michel Charolles, dans la ligne de la grammaire cognitive de Ronald W. Langacker
(2008) et surtout de l approche textuelle de la grammaire de Talma Givn. Dans De la
phrase au discours : quelles relations ? , Charolles cite Givn :
La grammaire est un instrument de codage commun aux informations relevant de la smantiquepropositionnelle (phrases simples) et de la cohrence pragmatique discursive (discours). [] Legros du codage grammatical se dploie dans le domaine de la pragmatique discursive, signalantainsi la cohrence de linformation vhicule dans son contexte situationnel, inter-phrastique etculturel. (1998 : 269)
Cette assimilation de la phrase au texte rappelle lhomologie dorganisation formelle des
systmes smiotiques que postulait Roland Barthes dans Communications 8, en 1966 (2002a :
831-832). Aprs avoir affirm, titre dhypothse de travail, un rapport homologue entre la
phrase et le discours , il concluait par cette formule : le discours serait une grande phrase
(dont les units ne sauraient tre ncessairement des phrases), tout comme la phrase, moyennant
certaines spcifications, est un petit discours . Dans un article de 1970 o il prolonge la
clbre tude de Benveniste sur Les niveaux de lanalyse linguistique (1964), Barthes
dforme la position de ce dernier:
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Le systme du discours reproduit dune faon en quelque sorte homographique le systme de laphrase, avec ses deux coordonnes : dune part, substitution, segmentation et relationsdistributionnelles entre segments dun mme niveau, et dautre part, intgration des units dechaque niveau dans une unit de niveau suprieur, qui lui donne sens. (Barthes 2002b : 616)
Pour que se constitue une linguistique du texte et du discours, il a fallu rompre avec cette
rduction du discours la phrase sur le mode de lhomologie de structure et sur un mode additif
de composition phrastique.
4. Faire texte
4.1. Dfinitions du texte
La premire contestation forte de la position continuiste a t formule par M.A.K. Halliday et R.
Hasan : A Text []is not simply a long grammatical unit, something of the same kind as a
sentence, but differing from it in size a sort of supersentence (1976 : 291). Rpondant aux
positions que je viens dnumrer, ils disent fort clairement quun texte is not a grammatical
unit, like a clause or a sentence ; and it is not defined by its size . Prconisant un changement
radical de niveau, ils ajoutent : A text is best regarded as a semantic unit : a unit not of form but
of meaning. Thus it is related to a clause or sentence not by size but by REALIZATION, the
coding of one symbolic system in another. A text does not CONSIST OF sentence ; it is
REALIZED BY, or encoded in, sentences . Nous pouvons effectivement dire avec eux que :
Un texte ne doit pas du tout tre vu comme une unit grammaticale, mais comme une unit duneautre espce : une unit smantique. Son unit est une unit de sens en contexte, une texture quiexprime le fait que, formant un tout [as a whole], il est li lenvironnement dans lequel il setrouve plac. (Halliday & Hasan 1976 : 293 ; je traduis)
Ltymologie latine textusprsente tardivement dans lInstitution oratoire de Quintilien
(Livre IX, 4, 13) est convoque dans presque toutes les dfinitions du texte, mais il faut sesouvenir qu la suite de Platon (Phdre 274c-276a) et de son discrdit de lcriture, le grec
ancien ne semble pas avoir de mot correspondant. En latin, le textus, cest la fois ce qui est fix
dans la lettre (participe pass du verbe texere) et ce qui est tiss. Derrire lide dtat achev
(accompli du verbe), se profile la fixation judo-chrtienne de la Parole divine dans la Bibleet
lesvangiles(Segre 2006 : 360-361). Lide de fibres entremles et de tissage textuel est quant
elle parfaitement rendue par le mot texture, comme le disent encore Halliday & Hasan : The
concept of TEXTURE is entirely appropriate to express the property of being a text. A text has
texture, and this is what distinguishes it from something that is not a text. It derives this texture
from the fact that it functions as a unity with respect to its environment (1976 :
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En fait, depuis les travaux sur la lecture et la psychologie cognitive exprimentale, nous
savons que tout texte est moins un tissu quune vritable dentelle, cest--dire un tissu
despaces blancs, dinterstices remplir, comme le dit Umberto Eco (1985 : 66), qui rsume en
une belle formule comment les blancs font ainsi partie du sens du texte : un texte est un
mcanisme paresseux (ou conomique) qui vit sur la plus-value de sens qui y est introduite par le
destinataire (1985 : 66-67). Cette plus-value de sens est, bien sr, graduelle : plus faible
dans le texte informatif ou instructionnel (de type instructions dentretien davions ou changes
entre contrleurs ariens et pilotes, qui vise une explicitation maximale) et plus forte dans la
publicit moderne ou dans les mots croiss, dans les romans policiers et surtout dans les textes
potiques.
Pour un philosophe comme Paul Ricur, le texte est un discours fix par lcriture. En
sappuyant sur lhistoire du mot texte , le grand smioticien et philologue italien Cesare Segre
va dans le mme sens en faisant du texte le tissu linguistique dun discours [il tissuto
linguistico di un discorso] (2006 : 361) et en affirmant que la ralisation vocale dun discours
crit ne peut plus recevoir lacception de texte. Marquant une rserve par rapport la linguistique
textuelle dont il trouve la dfinition du concept trop large, il propose de rserver texte lcrit
et de parler de discours pour son quivalent oral (2006 : 30).
Dpassant cette opposition entre le textecomme fait dcriture et le discourscomme fait
doralit, Eugenio Coseriu, initiateur de la linguistique textuelle, dfinit le texte comme la srie
dactes linguistiques connexes que ralise un locuteur donn dans une situation concrte qui,
naturellement, peut prendre une forme parle ou crite (2007 : 86). Harald Weinrich va sans le
mme sens : Nous appelons TEXTE lnonc linaire qui est compris entre deux interruptions
remarquables de la communication et qui va des organes de la parole ou de lcriture de
lmetteur aux organes de laudition ou de la vue du rcepteur (1989 : 24). Cette dfinition
laisse totalement ouverte la question des interruptions remarquables ou frontires textuelles.
Les noncs oraux sont susceptibles de faire texte, mais les conditions de leur textualit
diffrent de celles que lcrit favorise. commencer par les diffrences entre suites dnoncs
monogrs lcrit et polygrs loral; absence situationnelle du locuteur, du destinataire et du
rfrent lcrit, et coprsence de ces trois paramtres de la discursivit loral. Le mdium
scriptural, avec la ponctuation blanche et les donnes pritextuelles, permet disoler des blocs
dnoncs et de fragmenter lcrit au point dedonner voir des blocs textuels dans un texte ou
dans un ensemble de textes. Ainsi, dans les pages de nos journaux et magazines qui prennent la
forme dhyperstructures (Adam & Lugrin 2000 & 2006), ou les recueils de pomes, de nouvelles
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ou de contes, les numros de revues scientifiques ou les ouvrages collectifs o des textes se
suivent et entretiennent entre eux (comme ici-mme) des relations co-textuelles.
Au lieu de rduire lcrit une fixation de loralit ou dtudier loral sur le modle de
lcrit, il convient de se demander ce que peut tre la textualit de loral. Le texte, cest
finalement une texture, cest quelque chose de beaucoup plus compliqu que du linaire,
dclare Antoine Culioli dans un entretien publi dans la revue Genesis (2012 : 147) o il oppose
lentrelacement complexe du texte crit la fluidit linaire de la parole orale dans lentretien.
4.2. Lattention philologique au fai re texte
Antoine Culioli affirme que : Quand on dit quun nonc fait sens, il fait dabord texte
(2003 :147-148) ; cette remarque nous force revenir sur la fabrication de ce faire texte . Le
leurre de lvidence naturelle du texte a t dnonc, dans des cadres thoriques trs diffrents.
Le dispositif mthodologique structuraliste, qui prnait une autonomie et mme une autotlicit
des textes, a provoqu le discrdit de la philologie, discipline qui, depuis la Renaissance, avait
pour objet la constitution matrielle de lobjet texte. Cette mise lcart na pas permis aux
linguistes de suivre certains dveloppements intressants de disciplines rudites comme la
philologie antique (Bollack 1997 & 2000 ; Segre 2006) et la philologie mdivale (Cerquiglini
1989) ou lhistoire du livre et de la lecture (Chartier 1998 & 2008).
Attentives aux formes matrielles qui portent les textes, ces sciences des textes nous aident,
sous certaines conditions pistmologiques, penser la fonction smantique des lments non
verbaux et les relations historiques et sociales inscrites dans les dispositifs formels des
diffrentes ditions et des diffrents tats gntiques des textes. Ces disciplines nous rappellent
que les textes ne sont pas des donnes, mais des constructions issues de procdures mdiatrices
qui vont de la rature et de la rcriture par les auteurs (gntique des manuscrits et des tats
stabiliss de textes) jusquaux variations ditoriales, en passant par les traductions (voir ci-aprs
la confrence donne en annexe de la Leon n2). Impossible de faire comme si les textes
existaient en dehors des mdiations qui assurent leur circulation, conditionnent lanalyse et
participent la construction de leur signification.
Remettant en cause lopposition entre analyse interne et analyse externe du texte, je
pense, avec Roger Chartier, que Lhistoricit premire dun texte est celle qui lui vient des
ngociations noues entre lordre du discours qui gouverne son criture, son genre, son statut, et
les conditions matrielles de sa publication (2008 : 51).
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Prenons lexemple dune des plus clbresfables de La Fontaine, la deuxime du Livre I,
donne ici au plus prs de la mise en forme de ldition Barbin 1668 des Fables, en respectant
lorthographe et la ponctuation, lusage des majuscules, labsence de guillemets de discours
direct et le dispositif pritextuel, mais isole de ses co-textes, suggrs seulement par lindication
du numro dordre de cette fable au sein du recueil:
FABLESECONDE
LE CORBEAU &LE RENARD.
Maitre Corbeau ur un arbre perch,Tenoit en on bec un fromage.
Maitre Renard par lodeur allechLuy tint peu prs ce langage :Et bon jour, Monieur du Corbeau:
Que vous etes joly! que vous me emblez beau !Sans mentir i votre ramageSe rapporte votre plumage,
Vous etes le Phnix des hotes de ces Bois.A ces mots le Corbeau ne e ent pas de joye:
Et pour montrer a belle voix,Il ouvre un large bec, laie tomber a proye.Le Renard sen aiit, & dit, Mon bon Monieur,
Apprenez que tout flateurVit aux dpens de celuy qui lcoute.
Cette leon vaut bien un fromage ans doute.Le Corbeau honteux & confus
Jura, mais un peu tard, quon ne ly prendroit plus.
Le genre de la fable au XVIIesicle, tel que les Fables de La Fontaine vont lui donner ses
lettres de noblesse, se caractrise par un plan de texte comportant cinq composantes : un numro
dordre du texte dans le recueil, une vignette, un titre, un rcit et une morale. Les ditions
modernes ont tendance supprimer la composante iconique de la vignette de Franois Chauveau,
graveur du roi, alors que sa fonction rsumative est smantiquement essentielle et quelle fait
partie dun tat historique du genre. Comme le dit Georges Couton: Une dition des Fables
sans gravures aurait sans doute, pour les gens du XVIIesicle, paru contrevenir toutes les rgles
du genre (1957 : 7). Ici, la vignette illustre la fin du rcit : elle correspond au premier
hmistiche du vers 13, avant lnonc de la morale. Labsence de marques du discours direct
accentue la continuit narrative ou plutt limpression de non htrognit entre rcit et
dialogue-conversation. Cette continuit est conforme limportance historique de la conversation
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et au fait que le dialogue peut envahir le rcit. Par ailleurs, labsence de ces marques prouve que
les lecteurs de lpoque taient assez experts pour percevoir et anticiper les ruptures nonciatives.
Il faut donc se donner les moyens de lire, dans le dtail des textes, les variations de cette
historicit , car les recontextualisations ditoriales dun texte sont une part de sa signification
historique et donc de sa discursivit. Le petit texte suivant, pour prendre un autre exemple
volontairement non littrairefait texteen tant quannonce de type arrt prfectoral, cest--dire
genre juridique destin faire connatre la lettre de la loi. Dans ce co(n)texte, la modalit
dontique des deux emplois du verbe devoir a une force quasi-performative : [tat T1] Les
propritaires de chiens de 1re ou 2e catgorie doivent tre titulaires dun permis de dtention
dlivr par le maire de leur commune. En outre, ils doiventtretenus en laisse. On imagine ce
texte T1 dans un journal officiel ou dans les annonces dune mairie ou dune prfecture, mais je
lai trouv en page 6 duCanard enchan du 19 dcembre 2012, sous cette autre forme [T2],
pritextuellement encadre par deux noncs : Vu dans Le Dauphin Libr (1/12), qui
tient lieu de titre, et Et lire la presse de caniveau ? , qui tient lieu de commentaire satirique :
Vu dans Le Dauphin libr (1/12) : Les propritaires de chiens de 1re ou 2e
catgorie doivent tre titulaires dun permisde dtention dlivr par le maire de leur
commune. En outre, ils doivent tre tenus enlaisse.
Et lire la presse de caniveau ?
En ironisant sur lanaphore dfaillante (ils ) de la deuxime phrase,Le Canard enchan
place ce texte dans une rubrique qui le transforme en perle du genre histoire drle et en btisier
du langage administratif reproduit dans la presse mdiocre ( presse de caniveau ). De ce fait, la
gnricit lgale passe au second plan (elle est cite). Le co(n)texte du Canard enchan change
le modle du contexte en introduisant une situation nonciative citante, et le cadre interprtatif du
texte cit (cadre de la loi) sen trouve modifi ou du moins mis au second plan par le fait den
rire. En ne donnant pas un fac-simil de ce document dans la page du journal, jen opre moi -
mme une normalisation ditorialepour lanalyse.
4.3. Repartir de la linguistique textuelle de Coseriu
Jen viens au dernier point de cette premire leon : la dfinition de ma position et de ce que
jappelle le champ de la linguistique textuelle. Je me situerai par rapport Eugenio Coseriu, qui
nous devons lintroduction du terme mme de linguistique textuelle , dans un article crit
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dabord en espagnol: Dtermination y entorno. Dos problemas de una lingstica del hablar 3.
Jetant les bases de sa linguistique de lactivit de parler, Coseriu note quil existe dj une
linguistique de lactivit de parler au plan particulier (qui est aussi tude du discours et du
savoir quil requiert). Ce que lon appelle stylistique de la parole, cest prcisment une
linguistique du texte (2001 : 38).
Coseriu distingue trois niveaux ou comptences complmentaires et relativement
autonomes : le niveau universel de lactivit de parler : lingstica del hablar , le niveau
historique des langues : niveau idiomatique, et le niveau de lactivit de parler au plan
particulier : niveau des textes. Pour traiter ce dernier niveau, il distingue la grammaire
transphrastique ( grammatical transoracional ) de la linguistique du texte ( lingstica del
texto ). La grammaire transphrastique prolonge la syntaxe de la phrase et la grammaire dune
langue donne (2007 : 395) et elle a pour objet le texte en tant que niveau de structuration
idiomatique (2007 : 117)4 ou niveau grammatical dune ou plusieurs langues donnes
(2007 : 321). Il considre, mon sens trs justement, cette grammaire transphrastiquecomme
une science auxiliaire indispensable pour la linguistique du texte (2007 : 322), mais qui ne
peut prtendre tre une science du texte, car elle na pour tche ni le texte comme organisation
supra-idiomatique des actes linguistiques (2007 : 321), ni la description des classes de textes
et de genres comme le rcit, le rapport, lhistoire drle, lode, le drame, la nouvelle (2007 :
321-322). Telle est, en revanche la tche que Coseriu assigne la linguistique textuelle.
Schma 1 : Le champ de la linguistique textuelle
LINGUISTIQUE DU TEXTE ANALYSEDU DISCOURS
Champ dela LINGUISTIQUE
LINGUISTIQUES TEXTUELLE(LT)ANALYSE
TRANSPHRASTIQUES TEXTUELLE
DES DISCOURS
GRAMMAIRES SCIENCES DES TEXTESDES LANGUES Gntique, Stylistique, Traduction,
Rhtorique, Histoire du livre
Le schma 1 rsume ma conception du champ de la linguistique textuelle et la place de ce
que jappelle lanalyse textuelle des discours (ATD). Je souscris aux distinctions de Coseriu,
3Article paru dansRomanistisches Jahrbuch VII (Berlin, 1955-56 : 29-54), repris en allemand en 1975 et traduit enfranais dansLhomme et son langage(2001 : 31-67).4Ici et par la suite, cest moi qui traduis.
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mais en nuanant sa position car je considre la grammaire transphrastique, qui prolonge la
syntaxe phrastique et la grammaire dune langue donne, comme une composante de la
linguistique textuelle.
La linguistique du texte a, quant elle, pour tche la thorie gnrale du texte et des
oprations de sexualisation ainsi que la description des types et genres de textes. Cest dire
quelle ne se satisfait pas dune limitation quelconque de corpus. La linguistique du textecomme
thorie gnrale de la textualit a pour but de rendre compte des formes les plus ordinaires
comme les plus labors de production textuelle de sens. Limpratif est clair: ni loral plus que
lcrit, ni le verbal dcoupl de liconique, ni le littraire ou le philosophique plus que les textes
dits ordinaires ou triviaux . La linguistique textuelle doit intgrer les acquis des travaux de
grammaire oulinguistique transphrastiquedans une thorie des agencements dnoncs/phrases
au sein des textes. Elle doit tenir compte et mme participer au dveloppement de programmes
de recherche relevant de la linguistique transphrastique, cest--dire des thories locales, dans les
langues particulires, des connecteurs, des anaphores, des temps verbaux, des cadratifs, des
formes de la modalisation autonymique, des sortes de relatives, des constructions dtaches, etc.
Cest tout lintrt des programmes de la linguistique textuelle comparativedvelopp par Lita
Lundquist et de la linguistique textuelle diachronique dont Bernard Combettes dessine les
contours dans une srie darticles rcents.
Par ailleurs, il me parat ncessaire de distinguer et darticuler la linguistique
transphrastiqueet la thorie gnrale de la textualitou linguistique du texte avec le niveau
individuel du linguistique , cest--dire lanalyse textuelle comme tude des textes dans leur
caractre dvnements singuliers de discours.
Coseriu justifie lautonomie du niveau textuel et de la linguistique textuellepar le fait
quil existe une classe de contenu qui est proprement un contenu textuel ou contenu donn
travers les textes (2007 : 156). Cest en raison de cette mergence dun contenu textuel ou
contenu donn travers des textes quil considre la linguistique textuelle comme une
linguistique du sens (2007 : 156). Nous avons dj vu quHalliday et Hasan considraient
lunit du texte comme une unit de sens en contexte, une texture qui exprime le fait que,
formant un tout, [tout texte] est li lenvironnement dans lequel il se trouve plac (1976 :
293 ; je traduis). Cest ce que Coseriu appelle entorno ( environnement , circonstances de
lactivit de parler, toile de fond ) : les entours orientent tout discours et contribuent lui
confrer son sens, et ils peuvent aller jusqu dterminer la valeur de vrit des noncs (2001 :54-55). Et il ajoute de faon trs intressante :
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[] Dun ct, lactivit de parler nutilise pas tout ce que la langue tient sa disposition dans etpour telle ou telle circonstance ; de lautre, lactivit de parler ne se limite pas mettre en uvre lalangue, mais elle la dpasse, puisque connatre, cest constamment dpasser ce que lonsait dj.Lactivit de parler [] est cration: lactivit de parler accrot, modifie et re-crecontinuellement le savoir sur lequel elle se fonde. [] Lactivit de parler est dire quelque chosede nouveau au moyen dune langue. [] Mais comment se fait-il que le discours ait un sens
exprim et compris qui va au-del de ce qui est dit et qui va mme au-del de la langue ?(2001 : 54)
Le fait de discours qui se matrialise en texte nest pas simplement mise en uvre de la
langue disponible dans la mmoire des sujets, mais invention de quelque chose de nouveau dans
la langue. Cette ide est au cur de la linguistique nonciative et discursive de Benveniste:
Nous posons pour principe que le sens dune phrase est autre chose que le sens des mots qui la
composent (1974: 226). Benveniste distingue deux facults de lesprit: reconnatre et
comprendre, actives respectivement dans le smiotique et dans le discursif :
Le smiotique (le signe) doit tre RECONNU; le smantique (le discours) doit tre COMPRIS. Ladiffrence entre reconnatre et comprendre renvoie deux facults distinctes de lesprit: celle depercevoir lidentit entre lantrieur et lactuel, dune part, et celle de percevoir la significationdune nonciation nouvelle, de lautre.(1974: 65)
Cette mise en avant du comprendre nous ramne la question du sens textuel :
comprendre, cest saisir la nouveaut du texte sur fond de dj dit.
4.4. Un modle de la complexit
La particularit de mon modle thorique tient la distinction des diffrents niveaux danalyse
que dtaille le schma 2. Des raisons thoriques et des raisons mthodologiques-didactiques
mont amen retenir ces diffrents niveaux ou plans danalyse que les prochaines leons
illustreront, en particulier les chapitres 3 et 4 (cest pourquoi je nentre pas ici dans le dtail).
Des raisons thor iques :il existe des thories partielles pertinentes de ces diffrents niveaux oumodules dorganisation de la textualit des suites dnoncs. Ainsi la thorie des actes de
discours ou actes illocutoires (Austin, Searle, etc.) est une thorie partielle du niveau n A ; la
thorie des genres est une thorie du niveau n D ; la thorie des squences textuelles que jai
dveloppe est une thorie partielle du niveau n C ; la linguistique de lnonciation (Benveniste)
et les thories du point de vue (Rabatel, Nlke) sont des thories du niveau n E ; la thorie de
largumentation dans la langue (Ducrot) est une thorie des niveaux n A et n E. Cest au niveau
smantique n S que doivent tre traites des questions comme la fictionalit ou les collocations
de vocables dun texte (isotopies et isotropies). Le niveau n ISD est parfaitement thoris par les
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chercheurs qui se positionnent dans linteractionnisme socio-discursif (Bronckart), tandis que le
niveau n CSD est lobjet classique de lanalyse de discours (Pcheux).
Des raisons mthodol ogiques et didactiques : la complexit de lobjet dtude est telle, quil
est mthodologiquement ncessaire de le diviser et de distinguer des modules danalyse et mme
de thorisation. Chaque niveau ou module constitue mes yeux un moment dune analyse, une
unit de recherche et denseignement (cest un aspect didactique que je considre comme trs
important) lie aux autres mais assez distincte des autres pour former un tout. En fait, on peut
dcrire un texte en se contentant dun niveau danalyse et en sappuyant sur une thorie
consistante de ce niveau. Le tout est de bien voir quon nopre alors quune description partielle
dun objet de haute complexit qui demande une thorie plus vaste.
Schma 2
COMMUNAUTE SOCIO-DISCURSIVE &SITUATIONS DINTERACTION SOCIALE
nCSD INTERACTION SOCIO-DISCURSIVE n ISD
(INTER) DISCOURS n D
GENRES >>LANGUE(S)
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Chapitre 2
De la textualitLeon du mercredi 18 septembre
Quels facteurs amnent un sujet crivant ou lisant porter sur une suite dnoncs un jugement
de textualit ? Ce jugement se fonde sur un triple sentiment : a.de connexit, fond sur le liage
micro-textuel des noncs ; b.de cohsion, fond sur un sentiment de totalit locale et globale
des parties elles-mmes, des parties entre elles et en relation avec le tout textuel ; et c. de
cohrence, sentiment dadquation des noncs une situation socio-discursive et un genre de
discours1. Chacun de ces facteurspeut venir compenser la dfaillance dun des trois autres, selon
des modalits quil nous faudra mettre jour partir dexemples.
1. Le tissu du discours
Dans son Trait de lArt dcrire2, Condillac traite longuement de la texture du discours. Il
intitule le livre III : Du tissu du discours et dfend la thse suivante : Le tissu se forme,
lorsque toutes les phrases construites par rapport ce qui prcde et ce qui suit, tiennent les
unes aux autres par les ides o lon aperoit une plus grande liaison (2002 : 175). Dans le
premier chapitre du Livre III, il se demande Comment les phrases doivent tre construites les
unes pour les autres (2002 : 177). Quand elles se suivent, sans faire un tissu (2002 : 178),
1Voir Charolles 1988 et 1995 pour un historique des utilisations diffrentes de ces trois concepts.2Je considre ldition de 1803 dun ouvrage qui semble avoir connu une premire dition en 1775.
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dit-il, les phrases ne tiennent plus les unes aux autres , il semble qu chacune je reprenne
mon discours, sans moccuper de ce que jai dit, ni de ce que je vais dire. Cest ce principe dun
liage des noncs en amont et en aval que ne respecte pas ce fait divers que je tire de la rubrique
Nouvelles en trois lignes du journal Le Matin(1906), brve attribue lcrivain et diteur
anarchiste Flix Fnon :
(1) [P1] Entre Deuil et pinay on a vol 1.840 mtres de fils tlphoniques. [P2] A Carrires-sur-Seine, M. Bresnu sest pendu un fil de fer.
Les phrases P1 et P2 ne sont pas lies entre elles, au point de nous permettre de penser
quil sagit de deux dpches indpendantes formant, lorigine, chacune un texte
informationnellement autonome. La runion de ces deux brves journalistiques en un seul texte
fait toute loriginalit de lopration discursive de Fnon. Cette textualisation place le lecteur
devant un non respect manifeste du principe de tissage du discours de Condillac. Ces phrases, qui
relatent deux faits divers diffrents et indpendants : un vol et un suicide, ne paraissent pas
construites lune pour lautre. Cest seulement par les fils vols, dans le premier cas, et
utiliss pour se pendre, dans le second, que les deux textes entretiennent une faible liaison des
ides . Un cho sinistre, appuy par le nom de lieu Deuil , laisse penser que 1840 mtres de
fils tlphonique pourraient tre utiliss dans un grand nombre de suicides dans la rgion. Cest
du moins la continuit que tend induire humoristiquement la textualit ainsi cre : lordre desphrases fait se succder un vol de fils (tlphoniques) puis un suicide par pendaison un fil (de
fer). Le mobile du vol de fils tlphoniques pour le cuivre quil est possible den tirer et de
revendre (mobile de P1) est ainsi dplac vers le mobile du suicide induit co-textuellement par
P2.
En revanche, ces deux autres brves de Fnon explicitent la liaison des ides entre des
faits divers pourtant indpendants :
(2) [P1] Un inconnu peignait docre les murs du cimetire de Pantin. [P2] Dujardin errait nu parSaint-Ouen-lAumne. [P3] Des fous parat-il.
(3) Mme Fournier, M. Vouin, M. Septeuil, de Sucy, Tripleval, Septeuil, se sont pendus :neurasthnie, cancer, chmage.
En (2), la phrase P3 opre la jonction de deux phrases qui ne sont pas construites lune
pour lautre et correspondent deux faits divers. Lnonciateur, en utilisant la formule
impersonnelle parat-il , ne prend pas en charge la continuit smantique entre P1 et P2 que
rend possible le jugement de folie douce. En (3), la runion de trois faits divers dans une seulephrase, autour du noyau verbal au pluriel ( se sont pendus ), se conclut sur une accumulation
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de causes psychiques, physiques et sociales gnratrices dune vague de suicides sur la banlieue
parisienne. La suite phrastique est une rponse journalistique trs efficacement informationnelle
aux questions rhtoriques QUI ? (Mme Fournier, M. Vouin, M. Septeuil), O ? (de Sucy,
Tripleval, Septeuil), QUOI ? (se sont pendus). Le dernier membre de la phrase priodique
introduit par un double point valeur de connecteur lexplication en POURQUOI? de la cause
de ces gestes dsesprs simplement et schement numrs nominalement : neurasthnie,
cancer, chmage. La chane syntaxique est segmente par des virgules qui invitent le lecteur
distinguer et reconstruire trois units informationnelles3qui forment trois textes en un.
Cette technique de textualisation partir dun noyau commun est utilise par Fnon de
multiples reprises :
(4) MM. Deshumeurs, de La Fert-sous-Jouarre, et Fontaine, de Nancy, se sont tus en tombantlun dun camion, lautre dune fentre.
(5) Des trains ont tu Cosson, lEtang-la-Ville ; Gaudon, prs de Coulommiers, et lemploydes hypothques Molle, Compigne.
(6) Un suicide et un accident : des trains ont cras le berger Pichon, de Simandre (Ain), et uncantonnier Famechon (Somme) (Havas).
Parfois un simple lien smantique motive la mise ensemble de dpches indpendantes :
victimes agresses en (7), accidents lis des vhicules en (8) et dsespoir en (9) :
(7) Lasson, de Courcelles-sous-Jouarre, a t tamponn ; Encoffre, de Cabanai (H.-Gar.),assailli ; Bailly, de Remiremont, asphyxi (Dp. part.).
(8) F. Martineau est mourant Lannec : une auto, Boulogne, lui passa dessus. Saint-Maur,le cocher Gillot sest fendu le crne.
(9) Ngociant parisien ruin, Nicolas Darmont sest pendu Chtillon ; jaloux, quitt par safemme, Gineys, de Deuil, sest asphyxi.
Parfois ce lien smantique devient une antithse : fin dune grve tandis que dautres
commencent (10), ouverture ou clture dune runion (11), crmation accidentelle dune
personne ge et dune enfant (12), mort par effondrement dune chemine (haut) ou par chute etnoyade (bas) dans une citerne (13) :
(10) La grve des maons dOyonnax cesse (ils ont eu satisfaction sur trois points). Celle desmaons dAgen et de Grenoble commence (Havas).
(11) M. Mascarade a inaugur, Toulon, le comit du commerce, et M. Petit a clos, Amiens, lecongrs des dlgus cantonaux (Dp. part.).
(12) Mme Riott, de Vincennes, 71 ans, a t brle vive (chute de sa lampe). Charenton, leberceau de la petite Magot a pris feu.
(13) Em. Girard a reu une chemine sur la tte, Saint-Maur. Montreuil, R. Taillerot, qui y
puisait, sest noy dans sa citerne.
3Sur cette fonction la fois syntaxique et textuelle de la virgule, je renvoie Angela Ferrari et Letizia Lala 2011.
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Dans tous ces cas de figure, la textualisation est opre par la cration dune unit plutt
syntaxique (3), (4) et (6), plutt priodique (5), (7), (9) et (11) ou plutt smantique (1), (2), (8),
(10), (12) et (13).
Condillac naborde quallusivement, la faveur du traitement dexemples, la question des
units linguistiques charges de la connexion entre noncs. Il considre, par exemple, comme
fautif un emploi de ladverbe dictique maintenanten contexte nonciatif de narration historique
limparfait, dans ce passage de Bossuet:
[] Lorsque venant prendre possession du sceptre de la Grande-Bretagne, elle VOYOIT, pour ainsidire, les ondes se courber sous elle, et soumettre toutes leurs vagues la dominatrice des mers !MAINTENANTchasse, poursuivie par ses ennemis implacables, qui AVOIENT EUlaudace de luifaire son procs, tantt sauve, tantt presque prise, changeant de fortune chaque quart-dheure,
nayant pour elle que dieu et son courage inbranlable, elle n AVOITni assez de vent ni assez devoiles pour favoriser sa fuite prcipite. (2002 : 179-180).
Son jugement normatif est sans appel : Il y a ici une petite faute : maintenant elle
navait; il fallait dire, elle na (2002 : 180). Sans autre explication, on comprend que cest une
rupture nonciative entre plan embray du discours (adverbe dictique) et plan dbray de
lhistoire(imparfait) qui est ici stigmatise.
La position mentaliste de Condillac ne lui permet pas dentrer dans le dtail des units
linguistiques charges dassurer le tissu du discours. Il nous faut donc avancer sans lui, non sans
avoir toutefois signal lintrt du Livre IV o Condillac insiste, dune part, sur la cohsion du
tout et des parties et, dautre part, sur les diffrences gnriques: Si, descendant de dtails en
dtails, on ne voyait lunit nulle part, louvrage entier ne serait quun chaos. Toutes les parties
doivent former un tout (2002 : 209). Pour lui, les mmes principes de cohsion thmatique
(daction ou dobjet) et dorientation gradue vers une fin valent, de la phrase au texte, tous les
niveaux de composition :
Si louvrage entier a un sujet et une fin, chaque chapitre a galement lun et lautre, chaque art icle,chaque phrase. Il faut donc tenir la mme conduite dans les dtails. Par-l, louvrage sera un dansson tout, un dans chaque partie, et tout y sera dans la plus grande liaison possible. (2002 : 212)
La mthode de composition, qui apprend faire un tout , est donne comme commune
tous les genres (2002 : 210). Sil distingue lunit daction, potentiellement narrative, et
lunit dobjet, potentiellement argumentative et descriptive, il leur fixe toutefois les mmes
conditions de composition :
Or lunit daction dans les ouvrages faits pour intresser, et lunit dobjet dans les ouvrages faitspour instruire, demandent galement que toutes les parties soient entre elles dans des proportionsexactes, et que, subordonnes les unes aux autres, elles se rapportent toutes une mme fin.(2002 : 210)
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Ne centrant pas sa rflexion sur le seul cas de la narration, il distingue trois grands genres
douvrages quil appelle le didactique , la narration , les descriptions , car, dit-il, on
raisonne, on narre, ou lon dcrit (2002 : 214). Ces trois types de textualisation correspondent
aux distinctions assez gnralement admises aujourdhui entre largumentatif, le narratif et le
descriptif:
Dans le didactique on pose des questions et on les discute : dans la narration on expose des faitsvrais ou imagins, ce qui comprend lhistoire, le roman et le pome: dans les descriptions on peintce quon voit ou ce quon sent; cest ce qui appartient plus particulirement lorateur et au pote.(2002 : 214).
La brve suivante de Fnon est un bon exemple de narrativit minimale :
(14) M. et Mlle Manette canotaient en Marne. Aux Bibelots-du-Diable, ils chavirrent. Aid de M.
Pauliton, le frre sauva la sur.
En revanche, les deux lgendes de photos de presse (icono-textes dont je ne retiens que la
partie verbale), tires lune dun magazine descalade (15) et lautre dun journal quotidien (16),
actualisent les deux autres rgimes de textualisation : le descriptif pour (15) et largumentatif
pour (16) :
(15) Cadre verdoyantrocher franc et massifle Pas de lOurs
a tout pour plaire.(16) Dominique Perret, skieur extrme : Nous ne sommes pas des kamikazes suicidaires :
certes, nous prenons des risques, mais ils sont calculs.
2. La fabrique du continu
Le tissu du discours subit deux tensions constitutives : une tension entre segmentation et
liage des units, et une tension entre rptitionetprogression.
2.1. Entre rptitionet progression
Tout texte est en quilibre entre les ncessits de la rptition-reprise dlments antrieurs et la
progression de linformation textuelle. Ce que Bernard Combettes rsume ainsi: Labsence
dapport dinformation entranerait une paraphrase perptuelle; labsence de points dancrage
renvoyant du dj dit amnerait une suite de phrases qui, plus ou moins long terme,
nauraient aucun rapport entre elles (1986 : 69).
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Dans un contexte thorique diffrent, mais de manire semblable, Oswald Ducrot fixe deux
conditions : une condition de progrs : Il est interdit de se rpter : chaque nonc est cens
apporter une information nouvelle, sinon il y a rabchage (1972 : 87), et une condition de
cohrence:
Nous nentendons pas seulement par l labsence de contradiction logique, mais lob ligation, pourtous les noncs, de se situer dans un cadre intellectuel relativement constant, faute duquel lediscours se dissout en coq--lne. Il faut donc que certains contenus rapparaissent rgulirementau cours du discours, il faut, en dautres termes, que le discours manifeste une sorte deredondance. (1972 : 87)
Et, conclut Ducrot, La conciliation de ces deux exigences pose le problme dassurer la
redondance ncessaire tout en vitant le rabchage (1972 : 87). Ne respectant pas ces deux
conditions, certains textes poussent la rptition ou la progression la limite. Cest le cas du
pome surraliste de Paul luard (17), ddi sa fille, paru dans Les consquences des rves
(1921) :
(17) BERCEUSEA Ccile luard
Fille et mre et mre et fille et fille et mre etmre et fille et fille et mre et mre et fille et filleet mre et mre et mre et fille et fille et fille etmre.
Cette suite lmentaire de deux noms monosyllabiques dterminant zro coordonns
nintroduit quune rfrence trs abstraite et, en raison de leur rptition, aucune information
nouvelle. Ce dfaut de progression devrait entraner un jugement dinacceptabilit textuelle, mais
ce dysfonctionnement est rcupr et compens par une structure rythmique binaire : dix fois
fille /fij/ et dix fois mre /mR/, lexmes relis par le coordonnant et /e/, rpt dix-
neuf fois. De la suite linaire de ces lexmes coordonns et rpts (Fille ET mre ET mre ET
fille ET fille, etc.), on dgage assez facilement des groupes coordonns qui semblent alterner :[fille et mre] ET [mre et fille] ET [fille et mre] ET, etc. Un effet survient lorsque la
succession des deux sries attendues est interrompue par la suite : ET [mre et mre] ET [fille et
fille], elle-mme suivie de la dernire srie qui reprend la premire. Il se dgage ainsi une
structure smantique de la filiation purement fminine : une fille devenue mre donne naissance
une fille qui devient mre en donnant naissance une fille, etc.
Le titre, comme indicateur gnrique, suggre un usage particulier de la langue : celui de la
berceuse ; une langue-babil, langue pour le sommeil et les rves, langue maternelle du pote
sa fille (comme la ddicace le suggre), langue domine par le rythme des phonmes et des
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syllabes rpts. Ce pome parvient faire senset faire textegrce son inscription dans le
genre de la berceuse o la musicalit des signifiants lemporte sur un usage reprsentationnel des
signes.
Le pome (18) de la mme priode du surralisme franais prsente le cas inversedune progression excessive:
(18) La Colombe de larche
Maudit !soit le pre de lpousedu forgeron qui forgea le fer de la cogneavec laquelle le bcheron abattit le chnedans lequel on sculpta le lito fut engendr larrire-grand-prede lhomme qui conduisit la voituredans laquelle ta mrerencontra ton pre. 14 novembre 1923
Ce pome fait texte dans le recueil Langage cuit, de Robert Desnos, en raison de son
encadrement par les lments pritextuels du titre, dont je vais beaucoup reparler, et de la date
dcriture mentionne en italiques sous le texte et dcale droite. Cette datation situe
historiquement le texte dans lentre deux guerres et cest aussi un renvoi lhistoire littraire de
la posie (les mouvements futuriste et surraliste). Nous verrons, en fin de chapitre, quel point
ces lments pritextuels font partie du sens de ce texte.
Le pome proprement dit est constitu dune seule phrase typographique accomplissant un
seul acte de discours mis en relief par un point dexclamation (Maudit ! ) et un premier alina.
Cependant, cette phrase, syntaxiquement irrprochable, comporte un nombre norme de 10
expansions syntaxiques successives de syntagmes nominaux :
Maudit ! soit le pre (N1) DE lpouse (N2) DU forgeron (N3) QUI forgea le fer(N4) DE lacogne (N5) AVEC LAQUELLE le bcheron (N6) abattit le chne(N7) DANS LEQUELonsculpta le lit(N8) OUfut engendr larrire-grand-pre(N9) DElhomme(N10) QUIconduisitla voiture(N11) DANS LAQUELLEta mre (N12) rencontra ton pre (N13).
Lexpansion en chane des syntagmes nominaux sappuie sur deux types de modifieurs du
nom : 4 syntagmes nominaux prpositionnels et 6 propositions relatives. Chaque nouveau
modifieur est dterminatif, ce qui explique que le dterminant du syntagme nominal prcdent
soit un dfini spcifique prsentant le rfrent comme connu, dj prsent dans la mmoire
interdiscursive (LEpre, Lpouse, LE forgeron, LE fer, LAcogne, etc.). Nous verrons dans unmoment que cette prsence de linterdiscours dans lintradiscours est dj le fait du titre. Le fait
que les dterminants dfinis soient tous en attente dune nouvelle dtermination cre une relation
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smantique rgressive dans laquelle, lintrieur despropositions, N2 sert de repre pour N1, N3
pour N2 et N5 pour N4, et ainsi de suite. Cette trop forte progression syntaxique ( droite) est
ainsi associe un mouvement de rgression smantique ( gauche). La fin donne (re)lire le
texte selon une chane narrative qui remonte la gnalogie (bien indirecte, il faut lavouer) de
lallocutaire. Six vnements au pass simple, dans les 6 relatives, constituent des noyaux
narratifs, mais nous avons plus affaire une simple numration qu un rcit structur. Les 6
passs simples crent une causalit oriente : le fer est forgpourabattre le chne, le chne est
abattupoursculpter le lit, destin lengendrement de larrire-grand-pre, etc. La narration est
ainsi rduite la relation linaire non pas dune suite de hasards, mais dactes intentionnels du
destin qui constituent lhistoire (au sens la fois narratif et historique) du couple des gniteurs de
lallocutaire.
Au bout de cette chane, les deux derniers substantifs de la dernire relative au pass
simple ne sont pas dtermins par un nouvel lment co-textuellement donn. Do le passage du
dterminant dfini au dterminant possessif : cest le contexte dnonciation qui assure la
dtermination des syntagmes nominaux TA mre et TONpre . Il faut quun sujet (le
lecteur) vienne remplir la place vide du dterminant de seconde personne pour que la rfrence
sactualise en chane et surtout pour que le pome ralise laction discursive de maldiction que
sa machinerie textuelle rend possible. En dpit dune texture rendue problmatique par uneprogression excessive droite, la cohrence densemble de ce texte-phrase est garantie par lacte
de discoursde profration dune maldiction.
La plupart des textes ne vont, fort heureusement, pas aussi loin dans le dsquilibre entre
reprises et progression que ces deux pomes.
2.2. Entre liageet segmentation
Les units textuelles sont dcoupes parsegmentation(typographique lcrit, pause, intonation,mouvements des yeux et de la tte loral). La discontinuit de la chane verbale commence avec
la segmentation des mots, permanente lcrit et plus faible loral (liaisons, amalgames) ; elle
se poursuit avec le marquage des paragraphes (prose) ou des strophes (posie) et des subdivisions
des parties, voire des chapitres dun texte lcrit. En mme temps, ces units textuelles sont, sur
la base des instructions donnes par divers marqueurs, relies entre elles par des oprations de
liagequi fabriquent le continu textuel sur le discontinu :
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Schma 1 : La tension entr e segmentati on (di scontinu it) et l iage (conti nui t)
P OPERATIONS DE SEGMENTATION (DISCONTINUITE)E [9]R [8] [6] [5] [3] [1]IT Parties Paragraphes PhrasesE dun ou strophes Priodes ou vers Mots/X plan de et/ou Propositions SignesT texte [7] squences [4] [2]E MACRO-TEXTUEL MESO-TEXTUEL MICRO-TEXTUEL
OPERATIONS DE LIAGE (CONTINUITE)
Ponctuation noire : virgule, sortes diffrentes de points, tirets, guillemets, parenthses (peu
nombreuses dans la posie moderne) et ponctuation blancheentre les mots, les paragraphes, les
parties, marges et frontires de textes (trs active dans le pome de Desnos) jouent un rle
important. Il faut surtout distinguer, dans la continuit textuelle, deux types de marques : les
marques ouvrantes (orientes vers ce qui suit) et les marques fermantes(orientes vers ce qui
prcde) : la majusculequi ouvre et le pointqui ferme la phrase ; les parenthsesetguillemets
ouvrants, distincts des parenthseset guillemets fermants ; le blancet le couple de tirets ( la
diffrence du tiret ouvrant une prise de parole en alina de discours direct) sont, en revanche, des
marques polyvalentes.
La macro-segmentation [9] trace les frontires du texte (titre et ddicace de (17), titre et
date bornant (18), constituent le pritexte des deux pomes) tandis que la micro-segmentation [1]
marque les frontires de mots ( lcrit) ou de groupes de mots. Entre les deux, les frontires de
parties [8], de paragraphes (ou de strophes) [6] et de phrases (et/ou de vers) [5] sont
dterminantes. La segmentation [3] correspond la ponctuation des frontires de propositions
(par exemple, les virgules des incises, avant le qui des relatives appositives, etc.). Ainsi, par
la ponctuation blanche et par la ponctuation noire, le dcoupage de la chane verbale permet
didentifier, lcrit, certaines units textuelles et de les lier ensemble.
3. Les trois grands types de liages
Les trois grands types de liages sont situs sur un continuum qui va de la textureassure par des
liages micro-textuels [2] la structure des liages macro-textuels [7], en passant par les liages
mso-textuels intermdiaires [4]. On a vu, avec lexemple (17), un cas limite de texte constitu
de liages uniquement de premier niveau : les ETsuccessifs liant les lexmes mre et fille
de faon linaire. Il dcoule de ce seul liage de rang 2 un dficit de mso- et de macro-textualit,
compens seulement par la cohrence g