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Études rurales 194 | 2014 Altérités, inégalités et mobilités dans les îles de l’océan Indien Pauvreté et inégalités de classe à la Réunion Le poids de l’héritage historique Poverty and Class Inequalities in Reunion. On the Weight of Historical Legacy Nicolas Roinsard Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/10180 DOI : 10.4000/etudesrurales.10180 ISSN : 1777-537X Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 16 mars 2014 Pagination : 173-189 Référence électronique Nicolas Roinsard, « Pauvreté et inégalités de classe à la Réunion », Études rurales [En ligne], 194 | 2014, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 10 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ etudesrurales/10180 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesrurales.10180 © Tous droits réservés

Pauvreté et inégalités de classe à la Réunion

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Études rurales 194 | 2014Altérités, inégalités et mobilités dans les îles del’océan Indien

Pauvreté et inégalités de classe à la RéunionLe poids de l’héritage historiquePoverty and Class Inequalities in Reunion. On the Weight of Historical Legacy

Nicolas Roinsard

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/10180DOI : 10.4000/etudesrurales.10180ISSN : 1777-537X

ÉditeurÉditions de l’EHESS

Édition impriméeDate de publication : 16 mars 2014Pagination : 173-189

Référence électroniqueNicolas Roinsard, « Pauvreté et inégalités de classe à la Réunion », Études rurales [En ligne], 194 | 2014,mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 10 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/10180 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesrurales.10180

© Tous droits réservés

Nicolas RoinsardPAUVRETÉET INÉGALITÉS DE CLASSEÀ LA RÉUNION

LE POIDS DE L’HÉRITAGE HISTORIQUE

L A RÉUNION EST LE DÉPARTEMENT

FRANÇAIS QUI, année après année,cumule les taux record de chômage et

de recours aux minima sociaux. Si ces indica-teurs sont assez révélateurs de l’état du mar-ché du travail local, ils ne disent somme toutepas grand-chose de la construction sociale dela pauvreté et des inégalités de classe danscette société créole et postcoloniale.

Partant du principe sociologique selonlequel la pauvreté est un construit social quise définit dans des espace-temps singuliers, ilsemble difficile de parler de la pauvreté et desinégalités contemporaines à La Réunion sansfaire un détour par l’histoire : l’histoire de lasociété de plantation coloniale, d’une part, etl’histoire de la départementalisation, d’autrepart, dont l’objectif affiché était précisémentde rompre avec l’ère coloniale et les inéga-lités intrinsèques à cette organisation sociale.Cette approche historique et compréhensiveest la seule qui, à mon sens, peut éclairer – làoù les statistiques de l’INSEE, conçues pourdécrire une société salariale, se révèlent trèseurocentrées – la manière dont, à La Réunion,les groupes sociaux se distribuent dans l’espace

Études rurales, juillet-décembre 2014, 194 : 173-190

social et dont ils vivent cette distribution[Roinsard 2013].

Si le détour par l’histoire se justifie parla violence et la singularité de la stratifica-tion socio-raciale des sociétés de plantation, ils’impose aussi et surtout par l’ancrage et lapérennité de cette organisation socioéconomiquedans l’histoire de l’île. Découverte au débutdu XVIIe siècle, La Réunion est une sociétéjeune, qui ne sera peuplée qu’au début duXVIIIe siècle avec l’arrivée d’esclaves en pro-venance de Madagascar et de la côte swahiliede l’Afrique orientale. Une seconde vague depeuplement se manifestera à partir de 1848,date à laquelle l’esclavage sera aboli. Le travaildeviendra alors « libre » pour 62 000 affranchis.Pour répondre aux besoins immédiats de main-d’œuvre dans les plantations, entre 1848 et1860, les autorités françaises recruteront prèsde 65 000 travailleurs étrangers, majoritairementoriginaires d’Afrique et d’Inde [Fuma 1994].

Les descendants d’esclaves et d’engagésafricains et malgaches forment aujourd’huile groupe des Kaf, qui se distingue de ceuxque l’on appelle les Malbar, c’est-à-dire lesdescendants d’engagés indiens, originaires desrégions de Madras et de Malabar. Ces tra-vailleurs « libres », respectivement engagéssous contrats de cinq et dix ans, connaîtront,dans les faits, des conditions de travail et devie proches de celles qui prévalaient avant1848. Ce système engagiste, qui prendra finen 1933, reste ainsi, aux yeux de bien des his-toriens, un système esclavagiste déguisé, mêmes’il existe des nuances dans les régimes detravail dues à la mobilisation du droit desimmigrés par les travailleurs engagés (toutparticulièrement les Indiens) et à la pressionde la diplomatie britannique, plus sensible que

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. . .174 la France à l’idée de protéger le travail dans

les colonies [Stanziani 2012]. De fait, l’his-toire de l’île est largement dominée par letemps colonial, qui ne s’achève qu’en 1946lorsque La Réunion accède au statut de dépar-tement d’outre-mer (DOM). D’un point de vuesociologique, la rupture avec l’organisationcoloniale sera différée et en partie inachevée,la structure sociale contemporaine continuantde receler des divisions de classe et de « race ».

Les observations, au début des années 1950,d’un Frantz Fanon [1952] et d’un MichelLeiris [1955] demeurent, à cet égard, extrême-ment précieuses pour étudier la structure declasse contemporaine, aussi bien à La Réunionqu’aux Antilles [Zander 2013]. Ce qui ne peutse faire, en effet, sans recourir à la catégorieraciale et, partant, sans dépasser l’analysemarxiste classique – une analyse exigeantedans l’élaboration des critères de classe maisdont nous percevons aujourd’hui les limites àtravers le renouvellement de la sociologie dela division sociale en France [Chauvel 2001 ;Bouffartigue ed. 2004].

Aussi la notion de classe sociale est-elleentendue ici davantage au sens wébérien duterme qu’au sens marxiste : il s’agit de consi-dérer les positions sociales objectives (ousituations de classe) des différents groupesdans un espace caractérisé par l’existence d’unmarché, que ces positions fassent ou non, dela part des acteurs qui les occupent, l’objetd’une conscience de classe ou d’une actionhistorique. L’usage de la catégorie raciale estconservé pour rendre compte à la fois del’organisation sociale coloniale, fondée sur desrapports nommément « raciaux », des résur-gences de cette stratification socio-racialedans la structure de classe contemporaine et

des critères mentaux, érigés en habitus, qui ali-mentent cette division sociale [Bonniol 1992].Il ne s’agit pas de minorer les rapports declasse au profit des rapports de « race » enréifiant ces derniers mais de poser la questiond’un continuum de la stratification socio-racialedans la société réunionnaise, et ce dans lecontexte plus large de la départementalisa-tion et des changements sociaux qui l’ontaccompagnée.

Malgré l’émergence d’une classe moyennequi symbolise par excellence la mobilité socialedans une société longtemps structurée selondes barrières quasi infranchissables, on observeaujourd’hui encore de fortes inerties dans lesstrates supérieures et inférieures de l’espacesocial. Si les mesures prises lors de la dépar-tementalisation ont participé à cette reproduc-tion sociale, celle-ci doit également beaucoupaux habitus des dominants et des dominés et,dans le cadre singulier que représentent lesanciennes sociétés de plantation, « [à] l’effica-cité des processus mentaux et de leur contenusymbolique qui non seulement régissent leshiérarchies, comprises comme l’applicationd’un principe d’ordonnancement vertical desindividus et des groupes, mais également gou-vernent les séparations sociales qui peuventêtre revendiquées de l’intérieur même desgroupes ainsi constitués » [Bonniol 2011 : 102].

En convoquant de la sorte le poids del’héritage historique dans l’analyse de la pau-vreté et de la structure de classe contempo-raine à La Réunion, nous inscrivons notrepropos dans une sociologie du colonial etdu postcolonial outre-mer [Vergès 2009 ;Bernardot et al. eds. 2013 ; Bruneteaux 2013 ;Roinsard 2013] qui insiste tout particulière-ment sur l’historicité des processus sociaux

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Pauvreté et inégalités de classe à La Réunion

. . .175et sur les continuités sociologiques observées

d’une époque à l’autre [Stoler 2010]. Là oùles études postcoloniales s’intéressent surtoutau devenir des colonies devenues indépen-dantes et aux relations économiques, politiqueset idéologiques que celles-ci entretiennent avecles anciens empires, nous nous intéressons,pour notre part, aux transfigurations du « colo-nial » dans le contexte singulier d’une décolo-nisation intra-française. Cette sociologie appelleun travail complexe d’objectivation des pro-priétés et des héritages contemporains du« colonial » dans les structures mentales,sociales, politiques, économiques et symbo-liques de cette société dont l’intégration répu-blicaine soulève, par ailleurs, peu de débats.

Cette réflexion autour d’un continuumsociologique dans la construction de la pau-vreté et des inégalités à La Réunion sera pré-sentée en trois parties agencées selon unelogique chronologique. La première partiedécrit l’organisation de la société de planta-tion et, plus précisément, ses principes rigidesde division sociale et les conséquences durablesque ces principes auront sur la formation deshabitus, entendus ici comme le support rela-tionnel des schèmes mentaux et des structuressociales [Bourdieu 1980]. La deuxième partieretrace quelques-unes des transformationssociales liées à la départementalisation, pré-sentée, par l’État, comme un moment derupture avec le temps colonial mais qui, enréalité, déplacera plus qu’elle ne supprimerales conditions de production et de distributiondes inégalités. Une troisième partie, enfin,documente, à l’appui de plusieurs enquêtesethnographiques, la manière dont la pauvreté,les inégalités et les relations de dépendance

sont aujourd’hui vécues et intériorisées par lesménages pauvres, affiliés non plus à un plan-teur paternaliste mais à un État protecteur[Roinsard 2005].

La société de plantation :une division sociale rigideet intégrée verticalement

Reposant, pour l’essentiel, sur l’analyse desrégions agricoles tropicales de l’Amériquelatine et des Caraïbes, la littérature anthropo-logique qui a trait aux sociétés de plantationinsiste sur le « fait social total » que constituela plantation en qualité de structure foncière(unité agricole de grande superficie, qui tendvers la monoculture), de structure industrielle(destinée à l’exportation de la production versla métropole) et de structure sociale. La plan-tation se caractérise par une division socio-raciale très prononcée avec, d’un côté, uneclasse dominante blanche de propriétairesterriens, qui contrôle et organise les procèsde travail, et, de l’autre, une classe dominéenoire de travailleurs pauvres, sans terres, quine disposent que de leur force de travail[Mintz 1991]. À l’interstice de ces deux classes,le groupe intermédiaire des mulâtres (ou« hommes de couleur ») occupe « la zonegrise plantationnaire » [Bruneteaux 2013] etrelaie bon gré mal gré, dans un système dechaînes relationnelles déployées à des finstant productives que répressives, l’entreprisecoloniale d’un groupe blanc, économiquementdominant mais numériquement minoritaire.

Si la société de plantation pré- et post-abolitionniste ouvre, de fait, très peu de pers-pectives de mobilité sociale, cette immobilité

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. . .176 est, par ailleurs, largement intégrée verticale-

ment car régulée par un jeu d’obligations réci-proques entre propriétaires et travailleurs, lespremiers assurant les moyens de survie desseconds (travail, habitat, santé, entretien de lafamille, etc.), les seconds assurant la prospé-rité économique des premiers en leur offrantleur force de travail, dans un cadre de produc-tion successivement esclavagiste puis capita-liste 1. Aussi, comme le résume parfaitementJean Benoist, domination, solidarité et inéga-lités sont-elles intimement liées dans l’organi-sation sociale totalitaire de la plantation :

Les fondements sociologiques de l’inéga-lité inhérente à la société de plantationtrouvaient leur source dans une histoireencore récente et dans une structure fon-cière et économique rigide. Les groupeshumains qui descendaient des travailleursesclaves ou contractuels, ou des petitscolons européens, avaient une place net-tement définie au sein d’un univers stra-tifié [...] Prenant place à leur naissancedans des groupes ethniques inégaux, ilsne voyaient devant eux qu’un éventail res-treint de possibilités. La mobilité sociale,soupape nécessaire, se faisait d’abord àl’intérieur de ces limites, et elle devaitsouvent s’appuyer sur le bon vouloir d’unsupérieur, au sein d’un réseau socialhautement personnalisé [Benoist 1984 :229-231].

De fait :

À La Réunion, où l’on attend plus aisé-ment un bienfait qu’un droit, l’inégalité[...] est moins vécue comme une taresociologique, comme une agression, quecomme le fondement d’un courant des-cendant où le défavorisé espère du puis-sant l’octroi d’un bienfait, qui exprimela solidarité de l’un et de l’autre dansl’organisation sociale [ibid. : 229].

Tels sont les termes de l’intégration verti-cale et de la solidarité organique à l’œuvre ausein de la société de plantation. Un modèled’intégration si structurant dans les faits etdans les schèmes de pensée qu’il continuerad’exercer son influence même lorsque la grandeplantation ne sera plus la matrice de la sociétélocale. C’est ce qu’observera par exemple, àla suite des travaux pionniers de Paul Ottino[1977] et de Jean Benoist [1983 et 1984],l’anthropologue Joseph Pelletier [1983] lorsqu’ilmènera des investigations auprès d’ouvriersagricoles et autres petits colons réunionnaisqui travaillaient une terre en location et rever-saient une part de leur production à leur pro-priétaire terrien 2 : à l’époque, malgré plus detrente ans de départementalisation, ces tra-vailleurs, aussi pauvres et dominés que ceuxdes générations précédentes, ne remettaientnullement en question leurs relations de dépen-dance vis-à-vis des propriétaires terriens touten veillant à ne pas être abusés plus que ne

1. Pour une lecture détaillée des modes de productioncapitalistes de l’économie sucrière réunionnaise – modesdéfinis selon une articulation spécifique de forces produc-tives (humaines, techniques et matérielles) et de rapportssociaux de production (rapports de classe dans la pro-duction et dans la répartition du produit social issu dela production), et ce dans un contexte de forte concur-rence internationale et de forte dépendance commer-ciale à l’ancienne métropole coloniale – voir notammentH.Q. Ho [2008].

2. Le colonat partiaire se développe dans l’île à la findu XIXe siècle avec la culture du maïs, du manioc, dugéranium et de la canne à sucre. Il fait l’objet d’un enca-drement juridique en 1945 et se pratique alors pour laculture de la canne à sucre et, dans une moindre mesure,pour celle du géranium.

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Pauvreté et inégalités de classe à La Réunion

. . .177l’autorisait ce système très codifié. Le témoi-

gnage d’un de ces petits colons, Jus Véfour, quien appelle au gouvernement pour réguler lesdysfonctionnements dans les relations colons-propriétaires, illustre de manière exemplairela continuité et la transfiguration des relationsde dépendance et de clientèle dans une sociétéréunionnaise de moins en moins réduite àl’univers de la plantation :

Jus Véfour parle d’exploitation, sa cri-tique est explicite mais elle ne porte passur le système lui-même ; en ce sens, ellene le remet pas en cause, elle se situe àl’intérieur du système. Ce qu’il met encause, ce n’est pas qu’il y ait des proprié-taires et des gens qui travaillent la terrepour eux, c’est la malhonnêteté des pro-priétaires [...] Sa critique est faite enrestant au cœur de l’idéologie dominanteet ses propositions visent seulement àremplacer le paternalisme du propriétairepar le paternalisme du gouvernement[Pelletier 1983 : 222].

Couramment décrits comme des rapportspaternalistes entre propriétaires et travailleurs,les rapports sociaux de production mis enœuvre dans l’économie de plantation sont aufondement de l’intériorisation des inégalitéssociales. Et, tant que cette conception pater-naliste existera sous une forme ou une autre,les dominés s’accommoderont de ce rapportsocial, qui, s’il ne leur est pas favorable, n’enest pas moins capital dans la logique de survieet d’intégration qui est la leur. Cette perspec-tive d’analyse permet aussi de mieux saisir lanouvelle structuration des rapports sociaux ausein de la société issue de la départementa-lisation, laquelle, tout en desserrant l’étaude l’immobilité sociale via le développementd’une classe moyenne salariée, déplacera les

conditions sociales de production des inégali-tés et des rapports de dépendance autour del’avènement d’une société infra-salariale etd’un régime assistanciel, contribuant, de fait,à l’émergence d’un lumpenprolétariat pris encharge par l’État [Ottino 1999 ; Roinsard2007].

La départementalisation :de la promesse égalitaireà la reproduction des inégalités

Votée le 19 mars 1946, la départementalisationdes « quatre vieilles colonies » (Martinique,Guadeloupe, Guyane, Réunion) est présentéepar l’État comme une politique de développe-ment et de mise à égalité avec la métropole.Il s’agit, pour reprendre les termes de l’époque,de rompre avec l’ère coloniale et les formesde domination sociale et raciale qui la carac-térisaient, et de faire des DOM des dépar-tements « comme les autres » en veillant à ceque leurs indices économiques et sociaux serapprochent progressivement de la moyennenationale.

Cette promesse égalitaire, qui entendait àla fois réduire les inégalités internes à lasociété réunionnaise et les inégalités entre l’îleet la métropole, ouvre un vaste chantier deréformes et de rattrapage social, économiqueet sanitaire. Une des premières mesures de ladépartementalisation a trait à l’offre de soins :cette mesure permet à La Réunion d’entamersa transition démographique, avec une baissespectaculaire de son taux de mortalité, divisépar quatre en trente ans. Dans l’ensemble,toutes les premières mesures visent à déve-lopper les structures matérielles (habitat, hôpi-taux, écoles, routes, électrification, réseau d’eau

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. . .178 potable, etc.) dans une île où seules les élites

disposent de moyens de vie décents. Ce n’estque dans un second temps, à partir des années1960 et 1970, que l’État engagera une série deréformes susceptibles de modifier la structuresociale de la société postcoloniale. La réformefoncière, la scolarisation, la diffusion de la pro-tection sociale et le développement des emploispublics figureront parmi les mesures phares decette deuxième phase de la départementalisation.

DU DÉVELOPPEMENT DE L’AGRICULTURE

À LA DÉSINTÉGRATION DU MONDE RURAL

Initiée au milieu des années 1960 par laSociété d’aménagement foncier et d’établisse-ment rural (SAFER), la réforme agraire, quiest censée accroître le nombre de propriétairesterriens, représente une mesure particulière-ment forte sur le plan symbolique dans unesociété fondamentalement rurale où le partagede la terre est un indice de la domination etdes inégalités sociales.

Deux sociétés rurales très inégalitairescoexistent alors. La première, dominante surle plan économique et politique, correspond àl’économie de plantation fondée sur la mono-culture sucrière. Les grands propriétaires ter-riens (les Gros Blancs) règnent sans partagesur les petits colons et autres paysans enexploitant les plus grandes et les plus bellessurfaces. Ainsi, en 1970, les propriétés de plusde 50 hectares ne représentent que 0,7 % desexploitations mais concentrent plus de 60 %de la surface agricole utilisée. Située dans lesHauts de l’île 3, là où les terres sont escarpéeset difficiles à exploiter, la seconde sociétérurale, blanche et paysanne (les Petits Blancs),

survit grâce à l’exploitation d’une terre long-temps destinée à l’autoconsommation (café,palmistes, fruits sauvages, manioc, haricots,etc.) et, à partir des années 1900, égalementvouée à l’exportation de géraniums. Bien qu’ilssoient libres et propriétaires de leur lopin, cespaysans n’échappent pas à la domination éco-nomique et symbolique des familles dynas-tiques de l’économie sucrière. À vrai dire,ils vivent sur les miettes foncières que cesfamilles leur ont cédées dès le XVIIIe sièclepour mieux s’accaparer les terres situées dansles Bas, lesquelles offrent de bien meilleursrendements.

On comprend, dans ces conditions, l’espoirqu’a pu susciter l’action de la SAFER tantparmi les petits paysans des Hauts que parmiles « sans-terre » (colons, ouvriers et journa-liers agricoles) des Bas. Dans les faits, laréforme foncière ne bénéficiera qu’à une par-tie infime du monde rural. Deux raisons àcela. En privilégiant l’accès à la propriété (onrecense un peu plus de 3 500 « attributairesSAFER ») plus que l’accroissement desexploitations, la réforme ne profitera que trèspeu aux petits paysans, propriétaires certes,mais pauvres du fait de la faible superficie deleurs terres. Aussi, au-delà de la réussite dequelques colons, la masse dominante ne serapas en mesure de produire à une échelle suffi-sante sur le marché du sucre de plus en plusconcurrentiel [Lefèvre 1989].

C’est pourquoi « le rôle ambigu de laSAFER dans le désengagement des grands

3. Les Hauts de La Réunion désignent une limite admi-nistrative qui regroupe les territoires situés au-dessus de600 mètres d’altitude.

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Pauvreté et inégalités de classe à La Réunion

. . .179propriétaires des activités agricoles a souvent

fait l’objet de critiques : elle leur a permis devendre leurs terres (et prioritairement les moinsfertiles) dans des conditions très favorableset d’abandonner le secteur agricole au profitd’activités plus rentables » [Chane-Kune 1996 :52], en particulier des activités commercialesliées à l’import-distribution. Parallèlement àl’action de la SAFER, le Plan de moderni-sation de l’économie sucrière conclu pour lapériode 1974-1982 a produit des effets remar-quables : en favorisant les investissements deproductivité et la concentration des usines et desexploitations agricoles, il a largement contribuéà la désintégration du monde rural et à l’envoldu chômage [Lauret 1978 ; Benoist 1983].

CHÔMAGE ET EMPLOIS DE SERVICE :LES NOUVELLES LIGNES DE FRACTURE

DE LA DIVISION SOCIALE

Les années 1960 et 1970 sont caractériséespar trois mouvements principaux : le déclinde la société rurale, l’essor du chômage et lacréation d’emplois de service liés à la fonc-tion publique.

En l’espace d’une génération, l’agriculturepasse d’une position dominante dans l’emploilocal (43 % de la population active en 1961)à une position marginale (7 % en 1990).Conjuguée à une forte pression démographiqueet au développement de l’activité féminine, labaisse de l’emploi agricole nourrit largementle chômage. Mesuré pour la première fois dansl’île en 1967, le taux de chômage dépasse déjà,à cette date, les 10 % et atteint même 23 % sil’on y inclut les 16 000 personnes relevant dusous-emploi. Ce taux ne cesse de s’accroîtredurant les décennies suivantes pour atteindreun niveau record de 36,5 % en 2000 selon les

critères du Bureau international du travail, cequi correspond à un taux de 42 % au sens durecensement de la population. Une façon demesurer qui cache, une fois encore, l’impor-tance du sous-emploi et des activités nondéclarées qui concernent neuf fois sur dix desindividus exclus de l’emploi formel [Parain1996] et qui s’inscrivent de fait dans des stra-tégies de survie et des pratiques traditionnellesd’échange bien plus que dans des pratiques defraude ou de profit.

Parallèlement au déclin de l’emploi agricoleet à l’envol du chômage, l’économie localese tertiairise sous l’effet du développementd’activités commerciales, d’une part, et de lamise en place de nombreux équipementspublics et de services administratifs, d’autrepart. Le développement des activités commer-ciales et de l’import-distribution profite avanttout aux grands propriétaires terriens, qui trans-fèrent une partie de leurs capitaux du secteurprimaire vers le secteur tertiaire, aux Chinois(Sinwa) et aux Indo-musulmans (Zarab), quiont développé, depuis leur arrivée dans l’île àla fin du XIXe siècle, le commerce de détail.Les emplois publics, quant à eux, sont, pourla plupart, occupés par des Métropolitains(Zorèy), en moyenne plus qualifiés que lapopulation réunionnaise 4.

4. On recensait 3 200 Métropolitains dans l’île en 1961,37 400 en 1990, et 80 000 en 2006. La surreprésentationdes Métropolitains dans le corps des fonctionnaires d’Étata été particulièrement marquée au cours des quarantepremières années de la départementalisation, et plusencore dans les catégories socioprofessionnelles supé-rieures. À titre indicatif : au recensement de 1982, lesMétropolitains représentaient 4,1 % de la population réu-nionnaise et 53,4 % des cadres de la fonction publique.

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. . .180 Mais comment aurait-il pu en être autre-

ment compte tenu des politiques éducativesmenées à La Réunion ? Le passage d’une éco-nomie rurale à une économie tertiairisée sup-posait de développer l’offre de formation.Or, jusqu’au début des années 1970, alors quela majorité de la population créole était anal-phabète, les conditions étaient loin d’êtreréunies pour que l’institution scolaire répondeaux multiples besoins. L’enseignement étaitessentiellement axé sur le primaire, l’enjeuétant d’accueillir massivement les plus jeunesenfants dans cette société qui n’avait pasencore achevé sa transition démographique.Seules les élites accédaient de manière pro-longée à l’enseignement secondaire. Ainsiseront recensés parmi les plus de 15 ans : 9 %de diplômés en 1954, 11 % en 1961, 13 % en1974, soit une augmentation de seulementquatre points en l’espace de vingt ans.

L’inertie du système scolaire procèderaainsi, de façon mécanique, de la reproductionet de la stabilité de la structure sociale. Laphase de rattrapage impulsée dans les années1970 et 1980 produira des effets limités com-parativement aux niveaux de qualificationobservés en métropole [Tupin 2008]. En1990, 70 % des plus de 15 ans ne possèdentaucun diplôme quand 20 % d’entre eux ont leniveau CEP, BEPC, CAP ou BEP. Cette sous-qualification de la population réunionnaiseparticipe du niveau élevé de chômage sur unmarché du travail de plus en plus qualifié,qui, jusqu’à aujourd’hui, continue de profiteraux Métropolitains 5, et plus particulièrementaux fonctionnaires encouragés, par les sur-rémunérations pratiquées outre-mer, à venirtravailler sur l’île.

Dans l’ensemble, la structure de classe àLa Réunion reste donc dominée par des posi-tions appartenant aux catégories populaires età la petite classe moyenne 6. Un emploi surcinq relève des services aux particuliers (agentsd’entretien, employés de maison, assistantesmaternelles, etc.), le métier d’ouvrier venantjuste après. Si les emplois majoritairementoccupés se situent en bas de l’échelle sociale,il ne faut pas perdre de vue qu’un grandnombre de Réunionnais sont soit inactifs, soitactifs mais sans emploi. Près d’un Réunionnaissur deux relève en effet de la catégorie desinactifs, cette catégorie étant surtout composéede personnes disposant de faibles ressources.C’est le cas, en particulier, des retraités faible-ment insérés dans l’économie salariale durantleur vie active (45 % des plus de 65 ans per-cevaient l’allocation vieillesse en 2008 contreseulement 5,4 % en métropole). Parmi lesactifs, près d’un Réunionnais sur deux esttouché par le chômage et/ou le sous-emploi.Ainsi, en 2008, 49 % des ménages réunion-nais vivent au-dessous du seuil de pauvreté(13 % des ménages en métropole), 36 % béné-ficiaient de la CMU (contre 6 % en métropole)

5. Le portrait que l’INSEE dresse des Métropolitains lessitue en effet dans des positions socioprofessionnellessupérieures : 41,7 % d’entre eux sont titulaires d’undiplôme de premier cycle universitaire ou supérieur, soitdeux fois plus que la moyenne en France et cinq fois plusque l’ensemble des Réunionnais. De même, on comptetrois fois plus de chefs d’entreprise chez les Métropoli-tains que parmi les Réunionnais ainsi que six à sept foisplus de professions libérales et de cadres de la fonctionpublique et du privé.

6. INSEE, « Recensement de la population : zoom surla société réunionnaise », 2009.

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Pauvreté et inégalités de classe à La Réunion

. . .181et 20 % bénéficient du RMI (comparés aux

3,4 % à l’échelle nationale). Avec, d’un côté,un sur-salariat porté par la fonction publiqueet, de l’autre, un sous-salariat adossé à unchômage de masse, La Réunion demeure unesociété duale 7 malgré les transformationsmajeures de son économie.

Ces quelques chiffres suffisent à démon-trer la permanence des inégalités sociales, àla fois externes et internes. Externes dans lamesure où tous les indicateurs de vulnérabilité(taux de chômage, seuil de pauvreté, minimasociaux) montrent un écart important entrel’île et la métropole. Internes dans la mesureoù la structure sociale réunionnaise est toujourstraversée de fortes inégalités : des groupesstables et privilégiés côtoient des groupesinstables et précarisés, originaires de milieuxhistoriquement dominés. Si ce statu quo socials’explique par des contraintes objectives (chô-mage de masse, structure de l’emploi, pressiondémographique, faiblesse des qualifications,etc.), il s’explique aussi par l’habitus des domi-nés, et, plus particulièrement ici, par l’intégra-tion durable de rapports de pauvreté et dedépendance hérités de la société de plantation.

De la plantation à la société de transferts,ou l’intégration transfiguréedes rapports de pauvreté et de dépendance

L’AVÈNEMENT D’UNE SOCIÉTÉ DE TRANSFERTS

Compte tenu de la faiblesse historique du sala-riat dans l’île et, à l’inverse, de l’importancedu chômage, du sous-emploi et de l’économieinformelle, la part des transferts sociaux dansles revenus des ménages croît tout au long de

la seconde moitié du XXe siècle, et davantageencore à partir des années 1980-1990.

Longtemps minorées au nom du principede la parité sociale, qui consistait à adapterl’offre et le niveau des transferts sociaux dansles DOM à la singularité de la démographieet du marché du travail de ces territoires insu-laires 8, les prestations sociales transférées àLa Réunion vont rapidement tenir une placecentrale dans l’économie familiale. Leur partdans le revenu disponible brut des ménagespasse de 15 % en 1961 (20 % en métropole) à45 % en 1995 (36 % en métropole) [Le Cointre1996]. Le poids de l’économie de transfertsdans l’économie locale est d’autant plus signi-ficatif que le niveau de cotisation est, pour sapart, bien inférieur à celui de la métropole.Cela tient à deux facteurs principaux : la jeu-nesse de la population réunionnaise, qui pèsesur le nombre des actifs cotisants ; la faiblessehistorique du salariat. Aussi, à La Réunion,les revenus de transferts sont-ils majoritaire-ment versés au titre de la famille (allocationsfamiliales) et de la pauvreté (minima sociaux)là où, en métropole, ils sont avant tout octroyésau titre de la retraite.

7. Ainsi, en 2005, les individus les plus modestes (appar-tenant au premier décile) avaient des revenus 4,3 foisinférieurs à ceux des individus les plus aisés, quand lerapport était de 3,4 en métropole.

8. Conformément à l’article 73 de la Constitutiond’octobre 1946 selon lequel « le régime législatif desdépartements d’outre-mer [était] le même que celui desdépartements métropolitains, sauf exception déterminéepar la loi ». Force est de reconnaître a posteriori quel’histoire sociale domienne regorge de ces exceptions.

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Nicolas Roinsard

. . .182 Dans cette sociohistoire de la protection

sociale locale, l’année 1989 marque un tour-nant, voire, comme le suggère à l’époqueLe Journal de l’île, une « révolution ». Laprotection sociale, dont le volet « assistance »avait longtemps été moins développé à LaRéunion qu’en métropole, va connaître uneavancée décisive avec la mise en œuvre, enjanvier 1989, du RMI. À l’annonce de sacréation, près de 88 000 Réunionnais font lademande de cette allocation, soit plus d’unménage sur deux. Fin 1989, un ménage surquatre en est bénéficiaire – c’est dix fois plusqu’à l’échelle nationale – tout en sachant quesont exclus de ces données les nombreuxchômeurs de moins de 25 ans (dont le tauxde chômage avoisine alors les 50 %), non éli-gibles au bénéfice de l’allocation dès lors qu’ilsn’ont pas d’enfant à charge. Durant les vingtannées de son application, le RMI (aujourd’huiremplacé par le RSA) connaîtra un succèsconstant.

Si l’impact économique produit par cettemanne financière est assez bien documentépar les études de l’INSEE, la question deseffets sociaux du RMI reste entièrement posée.C’est cette question qui nous a guidé dans lecadre de notre recherche doctorale effectuée àLa Réunion entre 2000 et 2003 auprès d’unecinquantaine de familles allocataires [Roinsard2005 et 2007]. Retraçant dans chaque famille,sur trois ou quatre générations, l’évolutiondes pratiques économiques et solidaires (reve-nus du travail déclaré et non déclaré, revenussociaux, transferts privés monétaires et nonmonétaires, etc.), cette recherche visait à mieuxcerner l’impact de cette nouvelle prestation

sociale sur les modes d’intégration écono-mique et sociale des populations défavoriséesissues de la société rurale.

À ce titre, la pénurie de main-d’œuvreobservée dès 1989 dans les plantations decanne à sucre était particulièrement révéla-trice de la transformation des rapports sociauxdans les strates inférieures de la société créole.

LA TRANSFORMATION DES RAPPORTS DE TRAVAIL

Comme le signifie si bien l’expression créole« sept métiers, quatorze misères », tradition-nellement, à La Réunion, la pluriactivité (tra-vaux dans les champs, à l’usine sucrière, dansl’artisanat, le bâtiment, la pêche, etc.) répondà une obligation de survie économique. Sapratique est indexée sur le niveau des besoinsinstitué dans cette société où la pauvreté estintégrée et où l’offre de consommation estplus que limitée. Jean Defos du Rau, dont lathèse de géographie humaine est l’un desseuls documents dont on dispose sur le monderural réunionnais de la fin des années 1950,décrit ainsi – et non sans ethnocentrisme – lesouvriers agricoles de l’époque :

Ils travaillent trois jours dans une plan-tation, cinq dans une autre, se reposentensuite tant que le salaire reçu n’est pasépuisé, puis repartent vers un autre enga-gement... De toute façon, la philosophiedu travail est toute tropicale : on ne tra-vaille pas pour amasser, en cherchantun emploi de spécialiste pour gagnerdavantage, mais simplement pour payerson riz, son rhum et, accessoirement,quelques besoins évidents. Une foisgagnée la somme voulue, pourquoi conti-nuer ? [1960 : 154]

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Pauvreté et inégalités de classe à La Réunion

. . .183Quarante ans plus tard, alors que le RMI

s’est durablement installé dans le paysageréunionnais, un de mes interlocuteurs, ancienouvrier agricole dans les plantations, me livrele récit suivant :

J’avais un cousin à ma femme et uncamarade qui étaient venus quand je fai-sais le mur derrière. J’avais commencéle mur. J’avais presque fini. Je les ai prispour qu’ils me donnent un coup de main.Je les payais : c’était des RMIstes. On afait trois jours, quatre jours, puis je leurai dit : « Là on arrête, je reprépare mapetite monnaie et, après, on continue. »Quand j’ai eu fini de préparer ma mon-naie, je les ai vus au coin de la rue etje leur ai demandé s’ils pouvaient venirle lundi : « Ah non, le facteur est déjàpassé, on peut pas. » Ils avaient reçu leurRMI. Ils m’ont répondu : « Plus tard,quand on n’aura plus d’argent. » Je leur aidit : « Quand vous n’aurez plus d’argent,ce sera trop tard. » J’ai fini mon mur toutseul (Georget, 48 ans, marié, 3 enfants,allocataire du RMI).

Le fil directeur de ces deux extraits ren-voie explicitement à la pérennité d’une écono-mie au jour le jour, transmise, de générationen génération, dans les milieux historiquementdominés. Rapportée à cette économie, le RMI,dont le versement est garanti tous les mois, varapidement devenir une sorte d’indice moné-taire autour duquel va se réguler la pratiquedu travail. Ainsi tout le monde s’accorde pourdire à La Réunion, y compris les intéresséseux-mêmes, que le RMI « la don parès lomoun » (a rendu les gens paresseux).

Si cette prestation a permis à la masse destravailleurs pauvres de revoir à la baisse lerecours aux activités productives, elle leur a

aussi et surtout permis de s’affranchir desrapports de travail particulièrement dégradantsauxquels ils étaient traditionnellement atta-chés. Un des premiers effets du RMI, perçu àl’époque comme purement conjoncturel, cor-respond précisément à la transformation struc-turelle des rapports de travail dans les stratesinférieures de la société créole : la carence demain-d’œuvre lors des campagnes sucrières de1989 et 1990 (qui perdurera, dans une moindremesure, tout au long des deux décennies sui-vantes) annonce en effet une modificationsensible de la place du travail, et, plus parti-culièrement, d’un certain type de travail, dansl’organisation sociale des dominés. Outre sesdifficiles conditions d’exercice (travail au sabre,courbé, sous le soleil, rémunéré à la tonne decanne coupée 9), le travail dans les planta-tions, reproduit de génération en génération,témoigne avant tout de la violence de l’his-toire sociale de l’île : l’histoire de l’exploi-tation d’une classe sociale par une autre, quise poursuivra au-delà de la suppression durégime colonial. Les mots prononcés par cesdéserteurs des champs, allocataires du RMIdepuis la fin des années 1980, sont autantde signifiants de cette continuité sociologiqueobservée d’un régime (colonial) à l’autre(postcolonial) :

Y en a beaucoup qui se sont enrichis :esclavagisme moderne (Sully, 51 ans).

C’est les planteurs qui bénéficient de toutà La Réunion. Ils sont tous profiteurs.Le planteur, il a un 4X4 pour l’habita-tion, il a sa Mercédès pour descendre enville, il a des maisons... Les planteurs sont

9. Les revenus perçus à la tâche varient alors enmoyenne de 1 600 à 1 800 francs par mois.

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Nicolas Roinsard

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plus forts que les fonctionnaires (Jocelyn,55 ans).

– Y’a des gens qui disent qu’avecl’argent du RMI beaucoup de Créoles necoupent plus la canne, que ce sont desfainéants qui se font payer par le gouver-nement, qui touchent l’argent du RMI etqui ne veulent plus couper la canne.Mais si, par exemple, tu partais couperla canne, le propriétaire, lui, il te faisaitle coup du chameau ! Il te chargeait decanne, il te faisait travailler comme unesclave, si tu veux. Il te faisait travaillercomme un chameau.

— Et vous avez continué à couper lacanne depuis dix ans ?

— Ah non !

— Quand est-ce que vous avez arrêté ?

— Ça fait déjà quelques années.

— Pourquoi vous avez arrêté ? Quel aété le déclic, la décision ?

— La décision... On gagne pas grand-chose avec le planteur ; lui, il fait le bonbougre avec toi, mais je veux dire... ilt’oblige... à la base...

— Il te commande ?

— Il te commande, il a de l’autorité surtoi... Ça fait que, à l’époque [à partir de1989], quand on a commencé à gagnerune p’tite monnaie par là, on se disaitbon... Dans le temps, il fallait trimer, tra-vailler un jour à gauche, un jour à droite,avec l’un ou avec l’autre. On gagnait pasgrand-chose du tout. Et puis l’argent duRMI est sorti : 1 800 francs, 1 700 francs ;c’était presque le maximum de... [ce quel’on pouvait gagner auparavant], et ça, jele touchais tous les mois ! Tu travaillespas, la p’tite monnaie du RMI elle arrive,tu sais que tous les mois tu auras un p’titpeu de quoi faire. Quand le gouverne-ment nous a donné l’argent du RMI,y’en a beaucoup qui n’ont plus voulutravailler (Gaston, 55 ans).

Pour toute une frange de la populationmasculine, et, en particulier, pour les généra-tions intermédiaires et supérieures, la réorga-nisation autour du RMI s’apparente ainsi àune émancipation des conditions de travail etde rémunération qui ont longtemps prévalu ausein du monde rural. D’une manière générale,on ne peut saisir les effets sociaux du RMI àLa Réunion sans prendre en compte l’histoirelocale du travail : un travail contraignant, subor-donné et peu gratifiant, de survie et non deconquête d’un statut social, comme le permet-tra l’emploi salarié durant les Trente Glorieusesen France [Castel 1995]. Le recul des activi-tés productives féminines observé à la mêmeépoque s’inscrit dans cette même logique derupture avec le modèle précédent. Avec la miseen place des allocations familiales (larzanbragèt), de l’allocation de parent isolé (API)(larzan famm sèl) puis du RMI, les femmesont sensiblement revu à la baisse les activitésqui leur étaient traditionnellement dévolues(garde d’enfants et ménage), activités souventnon déclarées et faiblement rémunérées,qu’elles étaient jusqu’alors dans l’obligationd’accepter faute d’alternative économique.

Cette logique de retrait du marché du tra-vail est toujours présente lorsqu’on interrogeles allocataires d’aujourd’hui sur les condi-tions d’échange du travail. Ce que l’on observeen métropole s’agissant des trappes d’inacti-vité est encore plus marqué à La Réunion.Beaucoup d’allocataires du RMI s’installentdurablement dans le dispositif assistancielparce qu’ils ne voient pas l’intérêt d’accéderà l’emploi, et, tout particulièrement, à celuiqui leur est destiné, à savoir l’emploi aidé, à

184

Pauvreté et inégalités de classe à La Réunion

. . .185durée déterminée, souvent à mi-temps et rému-

néré au SMIC. Comparé au RMI et à tous sesdroits connexes, le gain qu’ils peuvent attendrede cet emploi sans garanties et sans qualitésn’est pas suffisamment élevé.

D’autres, à l’inverse, vont mobiliserl’ensemble des revenus et des dispositifspublics et privés (revenus sociaux, emploisaidés, travail au noir, autoproduction, trans-ferts privés, etc.) pour reproduire une éco-nomie plurielle fondée sur de nouveauxajustements entre pluriactivité, solidarités deproximité et chômage indemnisé. Ce qui vaêtre particulièrement encouragé par l’intro-duction du volet « insertion » du RMI, qui aconduit à la création de nombreux emploisaidés dans l’île. Dans les années 1990 et 2000,ces emplois aidés représentent, en moyenneannuelle, près d’un emploi salarié sur trois etune offre d’emploi sur deux déposée à l’ANPE.De fait, l’emploi aidé – occupé de manièretoujours intermittente du fait d’une logique departage à l’échelle de l’ensemble de la popu-lation – est devenu l’univers productif deréférence des ménages pauvres. Beaucoupd’entre eux ont découvert, pour la premièrefois de leur vie, les avantages sociaux liés àl’emploi salarié, à commencer par l’allocationchômage 10.

Si les droits sociaux mis en œuvre parl’État ont largement pesé sur la transforma-tion des rapports de travail, ces dispositifs nesauraient être analysés indépendamment de la(re)construction sociale de la pauvreté, desinégalités et des rapports de dépendance quis’opère dans le cadre du passage de la sociétéde plantation à la société de transferts.

LA TRANSFIGURATION DES RAPPORTS INTÉGRÉS

DE PAUVRETÉ ET DE DÉPENDANCE

C’est sans doute en se référant à la sociétédans son ensemble que l’on prend davantageencore la mesure des effets sociaux de l’éco-nomie de transferts, en général, et du RMI, enparticulier.

Dans le passage de la société de plantationà la société de transferts, l’intégration verticalepar la grande propriété – déjà fragilisée par ledéclin de la société rurale et par l’accrois-sement du chômage – cède définitivement laplace à une nouvelle intégration verticale, quirepose, cette fois, sur des dispositifs publicsd’assistance. Ces nouvelles formes d’affilia-tion – plutôt envisagées sous le registre del’anomie, de l’exclusion et/ou de la désaffi-liation dans une France métropolitaine encorelargement imprégnée des Trente Glorieuses etde leur modèle d’intégration fondé sur le sala-riat et la protection sociale [Castel 1995] – seconstruisent ici sur la base du modèle organisa-tionnel précédent, au sein duquel la pauvreté,les inégalités socio-raciales et les relations dedépendance étaient largement intégrées dansles habitus des dominés et des dominants, etcontribuent, de fait, à la stabilité de la struc-ture sociale.

Les travaux anthropologiques réalisés àLa Réunion dans les années 1970 et 1980attestent très largement la pérennité de cesreprésentations dans le réseau hiérarchiqueinférieur de la société créole [Ottino 1977 ;Pelletier 1983 ; Benoist 1983 et 1984 ; Wolff

10. À titre indicatif : on comptait 58 % de chômeursindemnisés en 2003 contre 20 % en 1990.

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Nicolas Roinsard

. . .186 1991]. Ces observations s’appliquent tout par-

ticulièrement aux Kaf sans terre et aux PetitsBlancs, dont, à chaque génération, les terressont morcelées selon les règles de successioncognatique et segmentaire. Les Malbar, quantà eux, parviennent à mettre en œuvre deslogiques patri-familiales d’accumulation et detransmission du patrimoine [Ottino 1999].Des travaux datant des années 2000, effectuésen Guadeloupe [Attias-Donfut et Lapierre 1997]et en Martinique [Daniel et al. 2007], montrent,eux aussi, combien la pauvreté intégrée aen partie survécu à la transformation de cessociétés. Comme le souligne Paul Ottino àpropos de La Réunion :

Si les présupposés d’une société inégali-taire fondés sur la conviction profondede l’inégalité intrinsèque des hommes [...]commencent à être perçus non plus pardes « faits de la vie » ou des « phéno-mènes naturels et inévitables » mais biencomme des phénomènes contingents, pro-duits d’une histoire, ou, selon les termesde Bourdieu, « historiquement constitués »(Bourdieu 1994 : 62-63) et, par voie deconséquence, politiquement modifiables,il reste que cette réalisation procède len-tement [1999 : 91-92].

Nos enquêtes récentes menées à La Réunionauprès d’allocataires du RMI confirment quela pauvreté demeure, chez ces populations (enparticulier chez les plus âgés mais aussi chezdes plus jeunes, notamment de jeunes mèresissues de familles matrifocales kaf) 11, unecondition sociale largement intériorisée. Touten changeant de nature sous l’effet de la dif-fusion du régime assistanciel et de celle denouvelles normes de consommation importéesde la métropole, la pauvreté s’inscrit ici dans

un mode de vie transmis de génération engénération, où l’on adapte sans cesse, et nonsans ingéniosité, les fins aux moyens et lesmoyens aux fins :

Aujourd’hui, pour moi ça va mais, seu-lement, il faut savoir gérer ces choses. Ilfaut avoir appris à gérer son argent depuisles années 1955 au moins, comme mesparents : ils ont géré tout ça, dans lamisère. Et, aujourd’hui, quand on gagne300 euros, il faut toujours apprendre àgérer. Comme si je voyais une belle che-mise, un beau pantalon, une belle pairede souliers et qu’après ça j’avais plus rienà manger : ça sert à rien. Il faut vivreavec son temps mais aussi avec sesmoyens. Il faut pas dépasser ses moyens.Il faut calculer. Comme moi : je calculedepuis longtemps (Louis, 55 ans, séparé).

C’est vrai que... on vit juste avec leRMI, on vit juste... mais il faut savoirs’adapter. C’est sûr : si on s’adapte pas,après c’est vraiment un problème. Maissi on sait gérer l’argent avec le mini-mum, on peut faire grand (Flora, 22 ans,mère célibataire, 1 enfant).

Il faut choisir. Là, de toute façon, ilsmettent des limites : ou bien tu travailleset tu as quelque chose, ou bien tu tra-vailles pas et tu as rien. Mais il fautassumer ça. Comme moi, j’ai assumé :j’ai assumé de ne rien avoir (Davina,22 ans, mère célibataire, 2 enfants).

Le gars qui gagne sa p’tite monnaie deRMI, il reste pas toujours chez lui, il vaet vient, il vit... et son esprit est clair.Moi-même, ce que je gagne, je suis bienobligé de faire avec, et je suis toujours

11. Pour une sociologie renouvelée du rapport à la pau-vreté et au chômage chez les jeunes générations, voirN. Roinsard [2014].

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Pauvreté et inégalités de classe à La Réunion

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content parce que je sais vraiment quej’ai pas besoin de chercher du travail(Gaston, 55 ans, séparé).

On ne saurait comprendre pourquoi ladépendance aux minima sociaux ne fait pasl’objet d’une stigmatisation dans la sociétécréole sans se référer de nouveau à l’histoireet à la fonction sociale du travail à La Réunion.Qu’importe que l’on soit travailleur pauvre oupauvre et assisté. Pour beaucoup, la pauvretérenvoie à un ordre social sur lequel on a bienpeu d’emprise et au sein duquel les stratégiesde survie dépendent des solidarités horizon-tales (famille, quartier, etc.) mais aussi et sur-tout de la solidarité verticale, c’est-à-dire del’action bienfaitrice d’une autorité supérieure.

Conclusion

Les « sans-terre » dépendaient hier des grandspropriétaires terriens. Les « sans-travail »dépendent aujourd’hui de l’État-Providenceet de ses relais locaux, en particulier les élusqui ont en charge la distribution des emploisaidés 12 et autres aides ponctuelles qui parti-cipent au maintien d’une paix sociale fragilemais effective.

Ainsi, de la désintégration du monde ruraldans les années 1970 à l’avènement d’un

régime assistanciel à la fin des années 1980, unprocessus de désaffiliation et de réaffiliation aeu lieu : dans les milieux créoles défavorisés,les conditions d’intégration sociale et de pro-duction des inégalités se sont progressivementdéplacées de la plantation vers l’économiede transferts. Si, au cours de ce processus, lecadre organisationnel de la société locale s’estprofondément modifié avec le passage d’unesociété agraire et paternaliste à une sociétémoderne portée par une économie tertiaire etun haut niveau de transferts, on observe néan-moins une certaine filiation fonctionnelle desstatuts et des positions dans l’espace social.

Sur fond de reproduction et de transfigura-tion des rapports de pauvreté et de dépendance,le nouveau modèle d’intégration permet, parla médiation du droit, d’offrir aux plus dému-nis une sécurité matérielle absente du modèleprécédent. Du point de vue des dominés,l’affiliation républicaine à un État protecteuren lieu et place d’une affiliation de type localet colonial constitue, à n’en pas douter, uneavancée sociale majeure.

12. « Mon boulot, c’est de faire comprendre aux alloca-taires du RSA la différence entre un patron et le maire »,me disait encore récemment un travailleur social, poin-tant ainsi la transfiguration des relations de clientèle.

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Nicolas Roinsard

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Résumé AbstractNicolas Roinsard, Pauvreté et inégalités de classe à Nicolas Roinsard, Poverty and class inequalities inLa Réunion. Le poids de l’héritage historique Reunion. On the weight of historical legacyDepuis de nombreuses années, La Réunion enregistre, Reunion has suffered greatly in recent years fromà l’échelle nationale, les taux record de chômage et de record-high unemployment and welfare dependencyrecours aux minima sociaux. Si la départementalisation rates. The process of “departmentalisation” introducedvotée en 1946 annonçait des mesures de rattrapage et de in 1946 was designed to place Reunion on a par withmise à égalité avec la métropole, on ne peut que recon- Metropolitan France. However, it is now clear that thenaître aujourd’hui les limites de ce développement carac- process has largely failed, with the reproduction oftérisé par la reproduction des inégalités, à la fois inequalities, both internal and external, clear for all toexternes et internes. Externes dans la mesure où tous les see; external in the sense that all the indicators of vulne-indicateurs de vulnérabilité montrent un écart important rability point to a significant gap between the island andentre l’île et la métropole. Internes dans la mesure où Metropolitan France; internal in the sense that the socialla structure sociale de la société réunionnaise reste mar- structure of Reunion society remains marked by pro-quée par de profondes inerties héritées de la société de found inertia inherited from plantation society (by itsplantation, par essence inégalitaire. Cet héritage déter- very nature a deeply unequal social structure). Thismine en particulier le rapport au travail et aux relations legacy has had a profound impact on the relation tode dépendance que vivent aujourd’hui les groupes his- work and the dependency relations currently experien-toriquement dominés, surreprésentés parmi les bénéfi- ced by historically dominated groups overrepresentedciaires des minima sociaux. among welfare recipients.

Mots clés KeywordsLa Réunion, pauvreté, inégalités sociales, postcolonial, Reunion, poverty, social inequalities, postcolonial,départementalisation, économie de transferts departmentalisation, remittance economy

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