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Revue de l'histoire des religions Entre mythe et poésie : le tissage du chant de Pénélope (Notes critiques) [À propos de : Ioanna Papadopoulou-Belmehdi, Le chant de Pénélope. Poétique du tissage féminin dans l'Odyssée (préface de Nicole Loraux), Paris, Belin, 1994, 220 p. (« L'Antiquité au présent »).] À propos de : Ioanna Papadopoulou-Belmehdi, Le chant de Pénélope. Poétique du tissage féminin dans l'Odyssée (préface de Nicole Loraux), Paris, Belin, 1994, 220 p. (« L'Antiquité au présent »). Pietro Pucci

P. Pucci – Entre mythe et poésie

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P. Pucci – Entre mythe et poésie Un travail pour la literature et la mithologie

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Page 1: P. Pucci – Entre mythe et poésie

Revue de l'histoire des religions

Entre mythe et poésie : le tissage du chant de Pénélope (Notescritiques) [À propos de : Ioanna Papadopoulou-Belmehdi, Le chantde Pénélope. Poétique du tissage féminin dans l'Odyssée (préfacede Nicole Loraux), Paris, Belin, 1994, 220 p. (« L'Antiquité auprésent »).]À propos de : Ioanna Papadopoulou-Belmehdi, Le chant de Pénélope.Poétique du tissage féminin dans l'Odyssée (préface de Nicole Loraux),Paris, Belin, 1994, 220 p. (« L'Antiquité au présent »).Pietro Pucci

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RésuméL'originalité de ce livre est d'avoir mis en rapport la poétique odysséenne avec la mythologie du tissage : éclairée par cecontexte, Pénélope tisserande devient un faux-semblant de vierge au seuil du mariage. Ce rôle symbolique, qui s'accorde avecla sollicitation des prétendants, crée une série d'effets importants qui renouvellent et enrichissent l'interprétation de l'activité dePénélope. Dans le sillage de cette thèse, l'auteur de l'article s'interroge sur le tissage comme métaphore de la composition dupoème, sur le rapport des prétendants au rituel sacrificiel et sur la gloire d'Ulysse.

AbstractFrom myth to poetics : the weaving of Penelope's song

The originality of this study concerns the relationship established between odyssean poetics and the mythology of weaving :viewed in this perspective, Penelope, the weaver, symbolically assumes the role of a virgin ready for marriage. Such a symbolicrole, while agreeing with the suitors wooing, creates a series of important effects that renew and enrich the interpretation ofPenelope's activity. In the wake of this thesis, the author deals with the weaving metaphor for the poem's composition, therelation of the suitors to the sacrificial ritual, and Odysseus' glory.

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Pucci Pietro. Entre mythe et poésie : le tissage du chant de Pénélope (Notes critiques) [À propos de : Ioanna Papadopoulou-

Belmehdi, Le chant de Pénélope. Poétique du tissage féminin dans l'Odyssée (préface de Nicole Loraux), Paris, Belin, 1994,

220 p. (« L'Antiquité au présent »).]. In: Revue de l'histoire des religions, tome 217, n°2, 2000. pp. 279-292.

doi : 10.3406/rhr.2000.1057

http://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_2000_num_217_2_1057

Document généré le 24/09/2015

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PIETRO PUCCI Cornell University, Ithaca, NY

Entre mythe et poésie :

le tissage du chant de Pénélope

lVntp« rrîtîmipç* Notes critiques

L'originalité de ce livre est d'avoir mis en rapport la poétique odysséenne avec la mythologie du tissage : éclairée par ce contexte, Pénélope tisser ande devient un faux-semblant de vierge au seuil du mariage. Ce rôle symbolique, qui s'accorde avec la sollicitation des prétendants, crée une série d'effets importants qui renouvellent et enrichissent l'interprétation de l'activité de Pénélope. Dans le sillage de cette thèse, l'auteur de l'article s'interroge sur le tissage comme métaphore de la composition du poème, sur le rapport des prétendants au rituel sacrificiel et sur la gloire d'Ulysse.

From myth to poetics : the weaving of Penelope's song

The originality of this study concerns the relationship established between odyssean poetics and the mythology of weaving : viewed in this perspective, Penelope, the weaver, symbolically assumes the role of a virgin ready for marriage. Such a symbolic role, while agreeing with the suitors wooing, creates a series of important effects that renew and enrich the interpretation of Penelope's activity. In the wake of this thesis, the author deals with the weaving metaphor for the poem 's composition, the relation of the suitors to the sacrificial ritual, and Odysseus ' glory.

* À propos de Ioanna Papadopoulou-Belmehdi, Le chant de Pénélope. Poétique du tissage féminin dans l'Odyssée (préface de Nicole Loraux), Paris, Belin, 1994, 220 p. (« L'Antiquité au présent» ). Revue de l'histoire des religions, 217 - 2/2000. p. 279 à 292

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Ulysse passe sept années chez Calypso, mais V Odyssée n'a rien à dire sur cette longue période : elle n'en fait ni histoire ni narration. De même, Pénélope demeure presque sept ans , à Ithaque, après la chute de Troie, attendant le retour d'Ulysse, mais Г Odyssée n'a rien < à : raconter à propos de cette attente. Ce n'est que lorsque les prétendants envahissent la maison : d'Ulysse, s'y installent en maîtres, et pressent Pénélope de se marier, que l'histoire commence vraiment : aux cent huit jeunes nobles qui Г « assiègent » la reine ne peut opposer un refus franc. Ainsi naît le thème du tissage rusé et la narration se déroule sur le fil de Pénélope, entre ruse et éros, le lit d'amour, étant l'un des thèmes privilégiés du poème.

Suivant le beau livre de. Ioanna? Papadopoulou-Belmehdi, la toile de la reine : d'Ithaque constitue « le code d'accès à la structure sinueuse de la poétique odysséenne » : la temporalité de tout un aspect du poème est « façonnée » autour d'un petit récit sur la ruse du tissage, récit qui se répète trois fois1 pour rappeler l'histoire d'Ithaque avant le retour d'Ulysse. Cependant, Ioanna Papadopoulou-Belmehdi (dorénavant l'auteur) démontre que la toile de la reine étend sa signification symbolique bien au-delà d'une simple stratégie du retard : en tissant pour retarder le choix * d'un mari, Pénélope occupe symboliquement la position et le rôle d'une vierge. Car, suivant la suggestion d'une scholie2 l'auteur interprète le tissage de Pénélope non pas comme l'apanage de la femme mariée, mais comme celui i de la jeune fille en ; attente de mariage. ■. Cette interprétation, fondée sur une étude de la mythologie du tissage en Grèce3, éclaire un certain nombre de problèmes. En se mettant au métier dans cette attente, la reine « se place, écrit l'auteur, dans l'espace des travaux virginaux, protégés par Athéna» (p. 22), et accepte donc de devenir la fiancée vir-

1. Odyssée, II, 85-128 ; XIX, 137-161 ; XXIV, 120-150. 2. Au vers II, 97 de V Odyssée. - 3.M." Papadopoulou-Belmehdi, L'art de Pandora: La mythologie du

tissage en Grèce ancienne, thèse de doctorat," Paris, ehess, 1992.

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tuelle d'un groupe de soupirants, suivant un modèle mythique dont Hélène incarne un exemple.

Dans sa lumineuse introduction à ce livre, Nicole Loraux écrit : « ... la confection interminable de la toile est un langage chiffré : comme bien des femmes mythiques, Pénélope, de ce qui passe trop vite pour l'activité emblématique de l'épouse, a fait un usage détourné » (p. 14): Ainsi, la nature problématique de la : toile que la reine tisse, . le suaire de Laërte, prend î une importance secondaire : : peu importe ce qu'elle tisse,- elle est dans une position d'attente, prête à se marier et intouchable à la fois, tant que son métier demeure dressé. Cela expliquerait pourquoi les prétendants acceptent qu'elle se mette au métier - par là elle se déclare disponible -, et surtout pourquoi ils sont disposés à attendre qu'elle ait fini de tisser avant de l'épouser. Pénélope considère cependant qu'elle doit donner une longue explication sur les raisons qui la poussent à tisser ce suaire, faisant valoir son devoir de travailler et la honte qu'elle ressentirait si les autres femmes la critiquaient, comme si le fait de se mettre à tisser n'était pas par lui-même clair et signifiant pour, les prétendants. Mais le fait qu'ils acceptent ses conditions et attendent qu'elle ■■ finisse • sans poser, de questions, prend \ tout son sens dans l'interprétation que donne l'auteur.

UNE FIANCÉE VIRTUELLE

Par cet acte que Pénélope célèbre chaque nuit en défaisant la toile tissée pendant la journée - un « défaire » que l'auteur par une signifiante translitération a, posteriori* appelle Г « analyse »4 - la* reine perpétue indéfiniment ce rôle de fiancée virtuelle et protège ainsi sa position réelle de femme d'Ulysse, dans l'attente vertueuse de son retour. Les consé-

4. En remarquant que, pour la première fois, apparaît dans la littérature occidentale le concept : ď « analyse » (II,Ç 109; Homère dit alluô, de *an(a)luô, qui exprime l'acte du dé-tissage).

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quences. de ce « détournement » et du: symbolisme qui i s'y attache sont plurielles. Pénélope se trouve partagée entre deux rôles: contradictoires: qui* brouillent f sa; réalité sociale et sexuelle, la situant dans une position indécise, pendulaire, qui paralyse tout autour d'elle. : Comme le dit l'auteur, en généralisant l'expérience de Pénélope, « le mouvement : du tissage et de l'analyse correspond au pouvoir de la femme, soit débloquer: tout échange, soit de promouvoir: l'union familiale et sociale » (p: 85). Le temps se trouve ainsi figé dans une continuité du non-fait et du non-accompli;

L'atemporalité qui t s'étend i sur: Ithaque, est; analogue, dit l'auteur,, à celle qui domine dans r les г îles des Nymphes, de Calypso et de Circé,. où le temps » s'écoule en dehors: de l'histoire, où la plus grande menace est l'oubli de soi-même5. De cette analyse : « du thème * nymphique » dans Г Odyssée; le lecteur peut tirer une meilleure compréhension de la nature de ces lieux propres aux Nymphes : îles très lointaines, lieux clos; sur eux-mêmes, immergés dans la liquidité tranquille et souvent magique de la mer, expression géographique de cette distance qui ' les sépare de l'histoire6.

L'auteur met ; en évidence ; des i traits d'analogie frappants entre Ithaque et les îles r des Nymphes divines. Au-delà* de l'atemporalité qui s'étend sur leur; espace, ces Nymphes - comme, par exemple, Calypso - tissent et sont désireuses de se marier. Elles attirent les hommes, les encerclent, et les charment au point de les aveugler et de mettre en péril leur virilité. De façon analogue, Pénélope tient les prétendants prisonniers sous son charme, les affaiblit et les aveugle ; sous l'emprise de la numphê, l'ordre des , choses à * Ithaque périclite et personne n'est plus en charge de rien.

À. la limite,, même si L l'auteur du- Chant de Pénélope ne le dit .pas expressément,. la reine devient complice de l'assiduité

5..J.-P. Vernant, L'individu, la mort, l'amour, Paris, 1989, p.. 144-152. 6. H. Foley, Reverse similes and sex roles in the Odyssey, dans J. Pera-

dotto et J.-P. Sullivan (éd.), Women in the ancient World, New York, The Arethusa Papers, 1984, p. 59-78 ; P. Vidal-Naquet, Le chasseur noir, Paris, 1981, p. 39-68.

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avec laquelle Jes jeunes hommes d'Ithaque lai poursuivent et dont ils sont eux-mêmes victimes. Complice en se faisant leur fiancée, ennemie en perpétuant ce rôle à l'infini.

On peut*, facilement^ mesurer les ; avantages critiques qui découlent de la découverte de l'auteur : en s'efforçant de comprendre le sens implicite du métier à tisser de la vierge, elle a permis d'inscrire la multiplicité, souvent pendulaire et contradictoire : de ; Pénélope, dans .= un » réseau symbolique précis « et objectif. Les interprétations psychologiques : de l'attitude ambivalente de la reine envers les prétendants, même lorsque celles-ci sont très ingénieuses,- trouvent à, présent une - base symbolique. De même, les interprétations, qui insistent sur la recherche des indices institutionnels dans la position de Pénélope, doivent désormais reconnaître ce registre ; comme l'écrit l'auteur : . « II y a- beaucoup de symbolique : et peu d'institutionnel dans l'étrangeté de Pénélope » (p.* 1 72).

Il n'en reste pas moins que ce registre symbolique est inscrit dans' lai rhétorique des émotions, qui caractérise la poétique odysséenne,1, faite : de pathos et d'ironie, de charme et de plaisir. La tension et la s confiance avec lesquelles Ulysse' assiste à l'exhibition que Pénélope fait d'elle-même devant- les prétendants pour, les: inciter à lui? offrir des cadeaux (XVIII, 281-283), la tristesse qu'elle dit éprouver à l'idée que les oies de son rêve (c'est-à-dire les prétendants) vont être tuées (XIX, 541-543), ainsi que d'autres instances de cette sublime ambivalence, produisent des: effets de1 charme (thelgein), et d'insaisissable indécision, dont le sens symbolique du tissage n'est? que . le ; préalable. Celui-ci est important, car, il. place Pénélope dans une position active, , contradictoire et déterminante dans les affrontements entre Ulysse et les prétendants.

«LE FIL DE LA METAPHORE»

Au ; livre XIX de , V Odyssée, Pénélope présente à Ulysse, encore déguisé en vieux mendiant, sa ruse de la toile. Suivons quelques développements de l'interprétation de l'auteur dans

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l'analyse : du vers 137 de ce récit : « Ils ; me pressent avec le mariage,- et moi j 'enroule les ruses en pelote ; (egô de dolous tolupeuô). » Dans sa simplicité, ce; vers est1 une matrice de significations qui confirment la position unique et déroutante de Pénélope dans le poème, seule femme dans l'épopée homérique à « tisser des * astuces et des ruses . pour dévier, le cours : des , événements », à brouiller « les limites ; entre le métaphorique et le littéral; en confondant dans une même action tissage et métis» (p. 84). En effet, dans ce cas unique, l'expression réunit le sens littéral (la ruse de la reine est un tissage) et métaphorique («j'enroule en pelote » a ici le sens de «j'invente, je fabrique », etc.)- Cet emploi métaphorique : de tolupeuô est, partout ailleurs dans : les :■ deux :• poèmes épiques, réservé aux héros : par conséquent, le tissage, travail exclusivement féminin dans • l'épopée, , est réservé, dans son emploi métaphorique, uniquement . aux . hommes, avec ; cette unique exception - de taille - dans Y Odyssée (XIX, 137).

Cet emploi amplifie le brouillage que le métier dressé provoque quant au statut sexuel de . la , reine, . car. il / suggère • une affinité du personnage avec des valeurs masculines, héroïques. C'est dans ce même type de jeu discursif que s'inscrit le rapport suggéré par l'auteur entre le ; paradigme du roi ■ parfait, esquissé* par Ulysse, et le récit de la .toile fait par Pénélope (XIX, 106-163). Par la citation de passages et d'emplois postérieurs à l'épopée, l'auteur élargit la portée de cet échange verbal entre les époux : «Ainsi, en l'espace de quelques vers, le roi juste aux* sujets heureux s'avérera* être: une; tisserande avertie. Plus tard,* Platon trouvera dans le paradigme du tissage la façon la plus éloquente pour expliquer comment doit œuvrer, le bon roi. Chez Aristophane la bonne façon de gouverner la cité passe aussi par l'inversion du symbole du tissage. Devons-nous voir dans cette récurrence les vestiges du tissage métaphorique de Pénélope ?» (p. 86)7. La question > mérite, en effet, d'être posée.

7. Pour un développement plus détaillé l'auteur renvoie à sa thèse, op. cit.; p. 195-223.

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M'appropriant : etr développant l'analyse de l'auteur, j'ajouterai ceci : par cet emploi métaphorique, «j'enroule les ruses en pelote », la reine fait un jeu de mots. Cela la rapproche d'Ulysse, dont les ruses linguistiques, sont bien connues. On se souvient de sa fameuse réponse à Polyphème, qui s'enquiert de: son identité : « Mon nom est Personne », . Out is ; un peu ; plus tard, blessé et hurlant de douleur, le Cyclope répétera candidement ce jeu de mots à l'intention des autres Cyclopes; quand ils lui demandent si quelqu'un fmê tis) est en train de le tuer (IX, 366, 405-414)1

Quand elle dit qu'elle tisse une métis, Pénélope semble aussi employerun ton sarcastique et triomphal. L'auteur perçoit dans le récit de la toile livré par la reine un ton de désespoir, mais cela n'interdit pas au texte de nous adresser un clin d'oeil suggérant le sarcasme de cette expression. En effet, dans les vers qui suivent; Pénélope qualifie indirectement sa ruse de métis (XIX, 158), en s'adressant à son mari polumêtis ! Cette touche amusante, que le texte exhibe pour le plaisir du lecteur,' rappelle les moments de sublime ironie, lors ■ de cette même rencontre entre Ulysse et sa femme, où le poète commente ainsi les pleurs de Pénélope : «... ses : belles joues fondaient en larmes : elle pleurait l'époux qu'elle avait près d'elle (XIX, 208-209). »

La question du tissage métaphorique mérite d'être approfondie. John Scheid et Jesper Svenbro n'admettent pas que le texte homérique emploie la métaphore du tissage pour décrire sa propre production9 ; Nicole Loraux, dans , sa : préface * au Chant de Pénélope défend la thèse inverse. Mis à part les suggestions problématiques des etymologies de otinê et de hum- nos, une preuve explicite manque10. Néanmoins, le tissage des batailles de la guerre de Troie, que fait Hélène dans Y Iliade (III, 125-128) suggère la proximité des deux productions.

8. P. Pucci, The songs of the Sirens. Essays on Homer, New York, 1988, p. 125 sq.

9. J. Scheid, J. Svenbro, Le métier de Zens, Paris, 1994, p. 122-124. 10. G. Nagy, Poetry as Performance. Homer and beyond, Cambridge,

1996, p. 63 sq.

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En i attribuant à > la i femme ; une tournure . linguistique : qui est, ailleurs, exclusivement masculine - dans des passages : de grande intensité héroïque {Iliade, XXIV, 7) -, le texte exhibe aussi son s tissage; son ; jeu. Car, dans son emploi métaphorique,8 tolupeuô est toujours associé à des termes comme pole- mos, « guerre et batailles », tandis qu'ici, dans la bouche de la reine d'Ithaque, le verbe a un objet bien» plus» féminin. U Odyssée enroule ses ruses en retissant le langage de l 'Iliade dans un registre toujours autre, comme je l'ai montré dans mon Ulysse polutroposn.

SACRIFICE ET PIETE DES PRETENDANTS

Pour symbolique : qu'elle soit, la toile : n'en produit pas moins des effets « réels », qui • font d'Ithaque un * monde : à l'envers (p. 89 sq.). Les effets contradictoires et pendulaires de ce tissage rusé: influencent 'de façon * déterminante le rapport de Pénélope aux prétendants, et par conséquent, à > Ulysse. Une telle analyse modifie l'image que l'interprétation traditionnelle donne de la reine : elle n'est plus simplement la proie qui réussit à ajourner l'assaut des prétendants. Au contraire, à l'instar de Nymphes divines, elle les transforme, petit à petit, en troupeau pusillanime. En même temps, son faux-semblant de vierge, produit de sa ruse, . crée une situation ч de crise : l'antagonisme entre elle et Télémaque - car objectivement, elle lui fait un tort considérable -, la destruction lente, mais inexorable, des biens de la maison d'Ulysse, et le conflit final à Ithaque que seul le deus ex machina peut résoudre (XXIV, 471isq.). Dans quelques belles pages, l'auteur décrit les similitudes entre Pénélope, Hélène et Clytemnestre, présentant une Pénélope inédite, outrée, extravagante, dirais-je, dans ses excès de fausse vierge.

11. P. Pucci, Ulysse polutropos. Lectures intertextuelles de l'Iliade et de l'Odyssée, Lille, 1995.

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Subjugués par. la fascination de la nymphe, les prétendants ne sont pas moins coupables de cette situation paradoxale. En développant le thème nymphique, l'auteur met l'accent sur la transgression des règles : matrimoniales12 s'écartant ainsi de l'interprétation i selon * laquelle les prétendants • seraient impies ou sacrilèges parce qu'ils ne sacrifient pas et ne vénèrent pas les dieux13. L'auteur ne s'étend pas sur le problème du sacrifice, et se contente de me citer (p. 109). Je voudrais ouvrir ici une parenthèse sur cette question du rituel et de. son rapport avec l'impiété des prétendants.

Il est -vrai que le texte, à une ou deux exceptions près, ne montre pas : les prétendants accomplissant les gestes conventionnels relatifs au sacrifice; à la libation, à la prière. Mais en déduire qu'ils ne célèbrent aucun de ces rites suppose un raccourci qui, . me semble-t-il, n'est pas pertinent. Raconter longuement une pratique rituelle pour lui donner de l'emphase, еш souligner l'importance, est , une chose ; c'en est une autre que de la mentionner à peine, avec réserve. La différence est essentielle.*.

On comprend pourquoi le texte évite de représenter ces gestes de piété : si chaque fois, pendant les ; quatre banquets des prétendants, le poète insistait sur la libation, sur la prière, sur le sacrifice, et après, sur le chant des hymnes aux dieux, il aurait représenté un thiasos de fidèles, et non une bande de jeunes amoureux, prêts > à l'outrage, exploitant l'absence i de

12. « Ulysse appartient à un monde qui est devenu objet de culte, le monde des héros. Par leur façon d'agir les prétendants sont devenus sacrilèges et ont souillé Yoikos et la mémoire du héros supposé mort » (p. 109).

13. P. Vidal-Naquet,- Le chasseur noir, Paris, 1981, p. 59 ; S. Said, Les crimes des prétendants, la maison d'Ulysse et les festins de Y Odyssée, Études de littérature ancienne, Paris, Presse de l'École normale supérieure, 1979, p. 9-49; Dans un livre paru récemment {Homère et l'Odyssée, Paris, 1998), dont je n'ai pu : suffisamment tenir compte ici, S. . Saïd semble réviser sa position, en parlant « d'une série d'écarts, de distorsions et de lacunes entre la "norme littéraire" du banquet et les quatre descriptions des festins des prétendants » ; pourtant la scène sinistre du XX, 346 sq. - seul cas où, par la volonté ď Athéna, le sacrifice-festin des prétendants devient sauvage - lui paraît symboliser leur impiété (p. 55-58). Je crois, avec Stanford et d'autres, que l'explication est plutôt à chercher dans les paroles de Théoclymenos, qui y voit le signe du massacre imminent.

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pouvoir pour s'amuser; aux. dépens des autres et courtiser la femme du roi encore vivant. Mais toutes ces fautes ne les rendent pas sacrilèges. D'autre partisans s'y appesantir, le texte montre que les prétendants offrent quand même des sacrifices et des libations aux dieux. Ainsi,-, à l'invitation ,< d'Amphi- nomos, tous les prétendants font une libation en l'honneur des - dieux, selon les règles . rituelles (hoi de: theoisi leipsantes makaressi pion meliêdea oinon; XVIII, '425-426). Ensuite (XXI,5 257-262), lors de l'épreuve de l'arc, . c'est ■ Antinoos, le : plus démesuré des prétendants, qui rappelle que c'est le moment de préparer la célébration de la ■: fête sainte du » dieu : l'épithète hagnê, « sainte », est en position emphatique au vers 259, tandis que le mot lui-même, ignoré dans Y Iliade, apparaît en référence aux choses divines, seulement dans ce passage. Le même Antinoos invite encore l'échanson à accomplir le geste rituel14 afin ? de : procéder à la i libation {speisantes, 264-265). Suit la cérémonie qui est décrite cette fois-ci avec les formules appropriées (270 f et; sq.). Sis la mention explicite d'une prière manque, le caractère sacré est souligné par Antinoos et marqué par un vocabulaire adéquat;, par ailleurs, c'est: en l'honneur des dieux que les prétendants : boivent, à la > fin ■ du chant XVIII. En outre, Ulysse aussi parle de prières à propos des prétendants. Au moment du massacre, Lêôdês, le thuos- koos (c'est-à-dire le prêtre chargé des sacrifices chez les prétendants, XXI, 145 ; XXII, 318; 321) г supplie Ulysse de lui épargner la vie, mais celui-ci inexorablement répond : « Si parmi eux, tu es le prêtre chargé des sacrifices, tu dois avoir souvent, prié dans cette maison pour éloigner de moi le, doux retour et me prendre ma femme et avoir des fils » (XXII, 321- 324, je souligne). Sarcasme ? Peut-être, mais Ulysse ne doute pas que le thuoskoos. ait prié, et souvent.

Un autre élément paraît important : dans ce même passage du chant XXI (265-268), Antinoos, après avoir invité les prétendants à faire . une libation, , ordonne la préparation d'un

14. Eparxasthô, quel * que soit ce : geste, , voir B. Snell, Lexicon des friigriechischen Epos, s.v.

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sacrifice en l'honneur d'Apollon, pour le lendemain. Ce sacrifice n'aura pas lieu, parce que les prétendants seront massacrés par Ulysse. Rien pourtant ne permet de penser que le rite annoncé ne serait pas accompli, d'autant plus qu'ils ont besoin d'Apollon pour tendre l'arc d'Ulysse (121 sq.).

Le vocabulaire du sacrifice ne fait pas défaut. À plusieurs reprises on trouve ainsi le verbe hiereuein à propos des sacrifices des prétendants. Dans ce verbe, l'idée d'abattre l'animal est parfois plus présente que celle du ̂ sacrifice ; . mais ce même verbe est employé aussi, pour l'immolation • que fait le pieux Eumée, dans un passage où, à l'exception de ce verbe, aucune mention de sacrifice n'est ; faite (Od. , XIV, 74 sq.). Dans le contexte d'une immolation, le verbe seul est donc suffisant pour évoquer le rite, car, il est impensable qu'Eumée néglige son devoir religieux. Il serait absurde que le poète préfère cette expression à d'autres, s'il voulait éviter d'associer l'abattage des animaux avec le sacrifice. Comme l'écrit. J. Casabona, . l'idée du í rituel n'en est jamais totalement absente15. Surtout quand un thuoskoos est présent parmi les prétendants.

Par conséquent, même si les prétendants ne sont pas représentés dans le cadre de la célébration élaborée et complète des sacrifices et des libations, comme dans certains tableaux édifiants des deux poèmes homériques, ils ne sont pas non plus représentés comme sacrilèges ou hostiles aux dieux. Cette réticence textuelle à propos de leurs actes sacrificiels est une stratégie rhétorique qu'on peut interpréter de différentes façons ; la raison essentielle en est, me semble-t-il, que l'insistance sur la piété rituelle rendrait la justification homérique du massacre très difficile. Certes, les prétendants sont considérés coupables de divers . méfaits - irrespect à l'égard des hôtes, des femmes, des biens dcl'oikos (XVI, 108-110 ;;XXII, 411-416 ; XXIII, 65-66) -, mais ils ne sont jamais accusés d'offenser les dieux16.

15. J. Casabona, Recherches sur le vocabulaire du sacrifice en Grèce ancienne, 1966, p. 30.

16. Voir les belles pages de F. Codino, Introduzione a Orner о , Turin, 1965, p. 114-122.

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LA MEMOIRE D'ULYSSE

Le rapport1 entre * Pénélope et Ulysse " reste un peu - dans l'ombre, quoique le livre en explore certains ; aspects importants. Le premier étant que Pénélope constitue l'attrait vivant; déterminant, du retour du héros : s'il se laisse entraîner pendant < quelque temps par le charme des Nymphes, il finit par s'en libérer, contrairement aux. prétendants.

« Dans cette île de l'oubli qu'est Ithaque, par là bien plus menaçante pour Ulysse que l'île de Calypso ou le pays des Lotophages, la mémoire de d'absent1 tient au fil de Pénélope, qui inaugure ainsi "la série mythique des femmes de mémoire, immobilisées dans leur., refus d'accepter l'oubli". »17 C'est la reine, en effet, qui entretient la mémoire d'Ulysse, face à une génération posthéroïque qui ne Ta pas connu, face à son fils ; même qui* semble prêt' à l'oublier (p. 68-73). Par cette «mémoire tenace » Pénélope renouvelle la renommée (kleos) d'Ulysse et en décrit la diffusion dans toute la Grèce, tandis que le poète : Phémios, qui devrait faire écho à ce kleos, chante, au contraire, le « triste retour» des Achéens.

L'auteur affronte avec originalité la question- de la; mémoire et du kleos dans l'Odyssée (p. 169 sq.). Son analyse du tissage comme kleos de Pénélope donne la mesure de la \ différence entre le kleos iliadique, apanage de quelques guerriers qui meurent, Achille, Hector et Sarpedon, le privilège de quelque roi, comme Diomède, et le kleos dans > l'Odyssée. ■.

Il« est troublant qu'Ulysse ne mérite aucun kleos dans Y Iliade; alors qu'il se voit attribuer le kleos dans Y Odyssée pour ses exploits à Troie et, en particulier, pour la destruction de la ville. Mais le poème ne. lui assigne aucun kleos pour ses ruses et ses aventures pendant le retour. Le kleos est ; le domaine des Muses qui en garantissent la vérité, alors que le récit qu'Ulysse fait de son retour est sa propre narration, son:

17. N. Loraux, Préface, p. 13.

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exploit rhétorique et poétique, sa fable. - L'auteur le • dit de façon originale et persuasive : les errances d'Ulysse « ont lieu derrière un mur que la rumeur ne transperce pas pour rapporter les nouvelles dans le monde réel » (p. 194) ; c'est lui-même alors qui doit les rapporter.

Selon l'auteur, il y aurait une limite à l'indécidabilité qui régit les ruses de Pénélope, un point fixe dans les vicissitudes du retour, . une vérité dans les jeux poétiques - une sorte de vérité transcendantale, identifiable à la volonté des dieux et de Zeus en particulier. Il serait trop long d'analyser ce dernier point avec toute l'ampleur qu'il mérite. On peut néanmoins suggérer que cette volonté divine est inscrite dans la poétique de Y Odyssée et obéit à une stratégie élaborée et contradictoire; où le souci de dire la vérité et de présenter un portrait moral: du héros, s'oppose aux effets de charme et de plaisir que le poète veut susciter. Pour souligner la complexité de la question morale dans Y Odyssée, on pourrait évoquer de nouveau Ulysse en tant que dernier personnage de l'âge héroïque, dont le fils même • ne fait plus partie r du ■ monde des hérosl8. Une : nouvelle morale est en train d'émerger, perceptible dans les notions d'une justice divine qui s'allie à celle des humains (XXII, 411-416) ou d'une justice qui n'exclut pas la clémence. On voit, par exemple, le prétendant Amphinomos traiter; Ulysse-mendiant avec courtoisie (XVIII, 119 sq.) ; on pourrait alors penser qu'une autre attitude lui sera réservée. Or, tel ne sera pas le cas. Ulysse se conduira comme un héros traditionnel qui se livre à une vengeance sans nuances; entamant ainsi l'éthique qu'il incarne. Sur un autre registre, le chant de Démodocos sur Aphrodite et Ares résonne dans un monde où Hélène . est un exemple négatif et où ■ le ; kleos appartient à Pénélope, la fidèle..

Certes, un certain fil éthique traverse le poème, en commençant par les paroles* de Zeus, quand il déclare que les

18. Πsupra, p. 11 ; R. Martin, Telemachus and the last Hero Song, Colby Quarterly, XXIX (1993), p. 222-240 ; P. Pucci, op. cit., n. 8, p. 171- 175.

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humains \ qui cherchent à dépasser leur destin? s'attirent le malheur (I, 32-34) ;; mais l'expression « dépasser son destin » demeure . insondable, du moins pour Ulysse dont la ; destinée est prise entre le but du voyage avec toutes ses clôtures métaphysiques (le succès de: l'homme juste, le retour à soi, . etc.) et l'errance en tant que mode existentiel; avec ses incessants déplacements et détours jusqu'à la ; rencontre avec la mort. Néanmoins, les indices indéniables d'une préoccupation éthique n'entravent pas l'élan •: du . poème, sa splendide violence intellectuelle. Dans le régime de la métis, la morale conventionnelle d'un Eumée n'a pas de place. Les mensonges d'Ulysse, arme de survie et imitation de modèles divins (Hermès, Athéna), créent un plaisir narratif inépuisable. Était-il nécessaire; qu' Athéna humilie Ulysse, à peine arrivé à Ithaque, ou qu'Ulysse soumette son vieux père à une si rude épreuve, en lui faisant croire que son fils est mort? Sûrement pas, mais c'est précisément ce genre de stratégie narrative qui rend ces scènes de reconnaissance sublimes et amusantes. Les jeux de la métis se passent de fondements éthiques ; les déploiements , multiples : de la destinée d'Ulysse sont une ressource formidable ; d'enchantement* poétique.

Le livre de I. Papadopoulou-Belmehdi se déroule lui-même comme un beau tissage, dans lequel les motifs sont annoncés, repris et élaborés dans des champs différents, , générant des couleurs diverses et produisant. un grand effet de richesse et d'unité.

Cornell University Department of Classics Golwin Smith Hall Ithaca, NY 14853-3201