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Bernard Girard

Histoire des thories du management en France du dbut de la rvolution industrielle au lendemain de la premire guerre mondialeSommaire Introduction ...................................................................................................................... 2 La division du travail, les machines, la surveillance ........................................................ 7 Surveillance, rglements et Disciplines............................................................................ 18 Philanthropie et Paternalisme : une conomie du don...................................................... 29 Lchec du libralisme...................................................................................................... 40 Fourier et les Rformateurs .............................................................................................. 55 Le modle britannique ...................................................................................................... 59 Les ingnieurs et .i.Saint-Simon....................................................................................... 68 1848, ou la dcouverte de la grande entreprise ................................................................ 81 Le calcul comme aide a la dcision .................................................................................. 89 Linvention de la question sociale .................................................................................... 97 Fayol, la crise du commandement et les cadres................................................................ 115 Le taylorisme, enfin...................................................................................................... 128 Le temps des organisateurs............................................................................................... 137 Pour Conclure ................................................................................................................... 148 Index des noms cits

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INTRODUCTION Ce livre est n dune interrogation : des entreprises, au sens moderne du mot, existent depuis la fin du 18e sicle, comment les dirigeait-on? Avec quelles mthodes? selon quels principes? Les entrepreneurs qui souhaitaient construire ou faire voluer leur organisation pouvaient-ils trouver dans la littrature des exemples, des conseils? Y avait-il dj des thories du management? Trouvait-on les mmes modles en Angleterre et en France? Les expriences schangeaient-elles dune rgion lautre? dun pays lautre? Aucun historien na, semble-t-il, abord ces questions. Telle que la prsentent les livres de sociologie et les manuels dorganisation, lhistoire des thories du management commence la fin du 19e sicle avec les travaux de Frdrick Taylor et dHenri Fayol. Deux noms auxquels les spcialistes de la pense conomique ajoutent Alfred Marshall, le premier auteur avoir envisag lentreprise comme un agent conomique autonome. Cette prsentation est trompeuse. Il a suffi dune rapide plonge dans les archives et les bibliothques pour dcouvrir un continent inconnu. La littrature sur le management existait bien avant Taylor et Fayol. Si le manager obit plus souvent son intuition, sa comprhension des rapports de force qu des thories quil aurait apprises luniversit, son activit fait depuis le dbut de la rvolution industrielle lobjet dun intense travail de rflexion. Certains de ses textes sont de grande qualit et mriteraient dtre mieux connus. La plupart soutiennent brillamment la comparaison avec les productions contemporaines. Dans beaucoup on voit merger les traits nationaux du management la franaise : paternalisme, got du calcul, priorit donne aux dmarches rationnelles, rsistance au dialogue avec les organisations syndicales Ds le dbut du 19e sicle, les auteurs franais multiplient ouvrages et articles, scrutent lexemple britannique, visitent les usines anglaises, en rapportent des rapports documents, traduisent les premiers thoriciens britanniques du management, notamment Ure et Babbage. Cette littrature est assez abondante pour tre classe en quelques grandes catgories. Il y a, dabord, les cours et manuels denseignement. Le plus clbre est certainement celui que Jean-Baptiste Say donna au Conservatoire des Arts et Mtiers. Mais il y eut aussi les cours dAdolphe Blanqui, de Claude Bergery, de Clment Colson ou dEmile Cheysson lcole polytechnique, lcole des Ponts et Chausses, HEC Il y a tous les reportages, les descriptions, les rcits de voyage qui jouent un rle dcisif dans la diffusion des mthodes de management. Au 19e sicle comme entre les deux guerres, comme aujourdhui encore, les managers franais sont friands dexpriences trangres. Ils vont en Angleterre, aux Etats-Unis ou en Allemagne, visiter des usines. Ils en rapportent des tmoignages, des descriptions, comme Charles Dupin, Armand Audiganne ou Louis Reybaud. Viennent enfin les essais et ouvrages conus comme des manuels.On peut notamment citer, dans la premire moiti du sicle, lEconomie industrielle de Bergery et le Bernard Girard

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Manuel des affaires de Courcelle Seneuil. Les experts-comptables, dont on nglige trop souvent le rle, participent abondamment cette production littraire sous le Second Empire et la Troisime Rpublique. Les revues industrielles qui apparaissent trs tt, les dictionnaires donnent aux auteurs qui nont pas le courage dcrire tout un trait loccasion dexprimer leurs vues. Toujours sous la Troisime Rpublique on voit timidement apparatre un nouveau type douvrages : le guide juridique qui fait le point sur les rglements que doit respecter le chef dentreprise pour rester dans la loi. A cot de ces textes qui ressemblent aux ouvrages contemporains, on trouve toute la littrature que lisaient les chefs dentreprise. Bien loin dtre indiffrents aux mouvements sociaux, ils ont souvent tudi les premiers grands thoriciens de la socit, Saint-Simon, Fourier, Comte et se sont souvent inspir de leurs ides pour construire leur organisation. On y trouve aussi toute celle quils ont produite : rglements, journaux intimes dans lesquels ils parlent de leur travail, de leurs choix. Ces documents sont dun accs difficile, mais ils ont le mrite de montrer le travail de rflexion sur le management en train de se faire. Ecrire un rglement exige une rflexion sur ce quest une entreprise, sur ses objectifs et sur la nature des relations quentretiennent ses membres. Quiconque a eu loccasion den crire un sait cela. Il ne suffit pas danalyser ces textes, aussi intressants soient-ils, il faut encore sassurer que leurs ides et mthodes ont eu une influence sur les comportements des entrepreneurs et chefs dentreprises. La clbrit dun ouvrage nest pas forcment la meilleure mesure de son rle. Lhistoire na retenu aucun des ouvrages qui ont fait la thorie du paternalisme. Les auteurs qui se sont intresss, sous lEmpire et la Restauration, la question sociale sont tombs dans loubli, et cependant on devine encore leur trace dans la gestion de beaucoup dentreprises. Le management nest pas un art dinvention, mais dexcution. Ceux qui le pratiquent ont le droit, peut-tre mme le devoir de copier les solutions qui ont fait leur preuve. Autant dire quon ne peut faire lhistoire de ses thories sans sinterroger sur les mcanismes de leur diffusion. Il ne suffit pas de lire un ouvrage pour sen inspirer dans la vie quotidienne : on peut tirer parti dides apparues dans une confrence ou une conversation, dexpriences que lon a vu mises en oeuvre dans des entreprises que lon visite Quelques mots suffisent pour expliquer un mode de calcul des salaires, un partage des tches, un organigramme, voire mme, pour parler un langage plus rcent, un tableau de bord. Limportant est, donc, moins de savoir si des ides ont t populaires que de vrifier quelles ont guid les chefs dentreprise dans leurs dcisions. Les deux choses sont diffrentes. On sait que le taylorisme, ou ce que lon a appel ainsi, a servi de modle la quasi totalit des ingnieurs et organisateurs pendant des dcennies. Cela ne veut pas dire quils aient lu les textes presque illisibles de lingnieur amricain, mais plutt quils ont retrouv spontanment ses ides. Au fil de ces lectures, des auteurs inconnus apparaissent, souvent plus originaux que ceux que lon cite constamment. Quelques thoriciens de premire grandeur se dgagent du lot. Cest, au dbut du sicle, le cas de Babbage, de Grard Christian et

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de Claude Bergery qui ont su trs tt comprendre et dissquer les logiques industrielles. Cest, plus tard, celui dAdolphe Guilbault, dEmile Belot Dautres, dforms par une longue tradition, retrouvent une place plus conforme leurs ralisations : Saint-Simon, Fayol, Taylor sinscrivent dans une histoire, un milieu On a gard mmoire de leurs noms parce quils ont su donner une forme cohrente ce que beaucoup, dans ces milieux, cette poque, pensaient dj spontanment. Lanalyse statistique de la vingtaine dauteurs qui mritent dtre cits, un titre ou un autre, dans une histoire des ides sur le management en France pendant le 19e sicle, met en vidence trois gnrations : - la gnration du 18e sicle, contemporaine de la premire rvolution industrielle : Gerando, Prony, Say, Molard, Costaz Ces hommes ns et forms sous lAncien Rgime ont atteint leur maturit pendant la Rvolution, sous le Directoire ou lEmpire. Trs diffrents par leur formation, leur exprience, ils ont un commun une approche de lindustrialisation par lexprimentation. Ce sont des inventeurs. JeanBaptiste Say et le baron de Prony illustrent merveille cette gnration. Ils ne se contentent pas de thorie, ils agissent, deviennent industriels, manufacturiers. Ils trouvent des solutions et cherchent ensuite en faire la thorie. Cette gnration cre les caisses dpargne, invente, avec le paternalisme, les mutuelles, les caisses de retraite, les coles professionnelles et labore un modle original de partage des tches entre lentreprise et lEtat. - la gnration suivante est arrive lage adulte, alors que lindustrie tait dj une force. Forms sous lEmpire et la Restauration, ils voient que la France est la trane de lAngleterre et savent que lindustrie produit autant de misre que de richesses. Ils veulent comprendre. On rencontre dans cette gnration tous les grands voyageurs du monde industriel. Le monde sest ouvert, de nouveaux territoires sont apparus. Il faut les dcouvrir. Ils vont dans les villes ouvrires, en rapportent des rapports qui deviennent clbres. Ils se rendent comme Blanqui et Dupin, en Angleterre et aux Etats-Unis. Ils entreprennent, comme Louis Reybaud de longs voyages dans la France industrielle. Ce nest sans doute pas un hasard si lon trouve, dans cette gnration, tous les pres de la sociologie : Le Play et ses monographies ouvrires (1806-1882), Auguste Comte (1798-1857), Alexis de Tocqueville (1805-1859), mais aussi Villerm (1782-1863). Le monde a chang, il faut le comprendre de nouveau. - la troisime gnration se forme sous le second Empire, alors que lindustrie a pris une nouvelle allure. Les entreprises ont grandi. Ce sont des rformateurs qui sintressent lorganisation, la gestion, qui veulent rationaliser. Max Weber et ses thories sur le progrs par la rationalisation aurait pu tre leur idologue. Ces auteurs, souvent ingnieurs, ont une exprience des grandes entreprises. A linverse de leurs prdcesseurs, ils ont, comme Cheysson, Guilbault, Belot, travaill dans des socits dont ils ntaient ni les crateurs, ni les propritaires. Ce sont des managers, au sens moderne du mot. Lorsquils crivent, ils sadressent leurs collgues, et non plus aux entrepreneurs, aux capitalistes. Sensibles aux dysfonctionnements, aux maladies de croissance des grandes socits de la fin du sicle, ils veulent les rformer et proposent des remdes.

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Au del de ce dcoupage en gnrations, ces auteurs ont quelques caractristiques communes. Beaucoup sont ingnieurs, le plus souvent polytechniciens. Ils matrisent la mcanique et les mathmatiques. Leurs raisonnements font une large place au calcul et son expression graphique. Ils ont trs tt appris envisager lentreprise comme un systme la recherche de son quilibre. Le thme est explicite chez Le Chatelier. On le retrouve, sous dautres formes chez dautres auteurs Ces ingnieurs ont, le plus souvent, les carrires caractristiques des lites technocratiques franaises. Certains, comme Emile Cheysson, passent de lindustrie luniversit, dautres, comme Clment Colson de ladministration lenseignement. Rares sont ceux qui, tel Henry Fayol, Emile Belot ou Adolphe Guilbault furent des hommes dorganisation au sens que donnait William White cette formule,1. Si peu furent dauthentiques savants, tous, ou presque, ont eu une ambition scientifique. Mme ceux dont la carrire fut le moins acadmique mettaient en avant les aspects savants de leurs travaux. A la fin de sa carrire, Henri Fayol prouva le besoin de faire diter , la fin de sa carrire, une notice sur ses travaux de gologue.1 On y dcouvre, sous lindustriel, le chercheur soucieux de faire avancer la science. Aucune de ces tudes, lit-on dans ce texte, na t faite sans souci des applications industrielles qui en pouvaient rsulter. Mais le fait quelles ont t diriges par la volont dtablir scientifiquement, sans sastreindre ncessairement la recherche dapplications dtermines lavance, les proprits physico-chimiques des aciers et les variations de ces proprits avec la temprature et avec la teneur de chaque lment a permis la mise au point de nombreux alliages dous de proprits parfois imprvues et souvent prcieuses. On ne conoit pas en France, au 19e sicle, de brillante carrire qui ne mne lAcadmie des Sciences. Ces ingnieurs ont souvent eu comme professeurs des gens de grande qualit, Monge ou Laplace pour les plus anciens, Poncelet, Coriolis ou Morin, pour les plus jeunes. Ils sont convaincus que lart de lingnieur civil consiste dans lapplication intelligente des principes de la science aux oprations industrielles.2 La rflexion sur le management leur parait sans doute secondaire. Mme chez les plus intressants, la culture dans le domaine parait dailleurs limite. Ils ne se citent pratiquement jamais. On ne trouve chez Fayol, Guilbault et Belot, aucune indication montrant quils aient lu et tudi Babbage, Ure ou Cheysson. On pourrait tre tent dattribuer ce silence sur lart du manager au systme universitaire, son refus de prendre au srieux le monde lindustrie et du commerce. Il est vrai que le management nest pas devenu discipline acadmique, mais luniversit ne la pas totalement ignor. Bien au contraire, elle la trs tt accueilli dans des institutions spcialises dans la formation des lites industrielles. Ds le dbut du 19e sicle, Jean-Baptiste Say donne au Conservatoire des Arts et Mtiers des cours sur la lgislation industrielle. Un peu plus tard, Adolphe Blanqui cre un enseignement similaire lcole spciale de commerce, lointain anctre de SupdeCo Paris. Plusieurs des auteurs examins dans cet ouvrage ont t enseignants. Grard Christian fut directeur du Conservatoire, Cheysson et Colson enseignrent lcole1 2

William H.White, Lhomme de lorganisation, Paris, 1959 Nouveau manuel complet de lingnieur civil, par Mm. F.Schmitz, C.E.Jullien, E.Lorentz

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des Ponts et Chausses, HEC, lInstitut dEtudes Politiques de Paris. Mais ces enseignements nont jamais donn naissance une discipline. Luniversit, les coles dingnieurs auraient pu crer un milieu scientifique, avec ses laboratoires, ses recherches et ses carrires, comme ce fut le cas Harvard au dbut du 20e sicle. Il ny eut rien de tout cela. Aucune activit de recherche ne sest dveloppe autour de ceux qui ont enseign le management. On ne trouve pas, dans les bibliothques, de manuels qui reprennent, la manire scolaire, les auteurs, qui les classent et amorcent une histoire de la discipline. Il faut attendre lentre-deux guerres pour voir se dvelopper des institutions spcialises dans le management. Le succs de Taylor et Fayol parait dautant plus remarquable. Sils nont pas t plus originaux que beaucoup dautres, ils ont russi ce que Babbage et Christian Grard navaient pas su faire : crer une discipline. Cest la prhistoire de cette discipline quexplore cet ouvrage. Son plan suit la chronologie : dabord les pionniers, premiers analystes de la division du travail et de lorganisation, puis les premiers thoriciens de lentreprise (philanthropes, libraux, ingnieurs) que suivent, au lendemain de 1848, les auteurs qui veulent introduire le calcul dans la dcision et ceux qui cherchent rgler de faon nouvelle la question sociale. Lorsque Taylor et Fayol apparaissent, la fin du sicle, les problmatiques ont chang, la fonction managriale sest toffe, enrichie des travaux des comptables et des premiers thoriciens du travail. Une science du management peut natre

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LA DIVISION DU TRAVAIL, LES MACHINES, LA SURVEILLANCE On ne peut faire la gnalogie du taylorisme sans rencontrer la division du travail. Lingnieur amricain ne la pas invente, il ne la pas dcouverte, il la reprise une trs vieille tradition progressivement recouverte par dautres proccupations. LA LONGUE MARCHE DUN CONCEPT Les historiens de lconomie attribuent Adam Smith la paternit du concept. En fait, il a dj une longue histoire lorsque Smith le reprend. Son laboration a commenc bien plus tt. On en trouve trace dans deux domaines : - dans les ouvrages des philosophes qui font de la division du travail le mcanisme du lien social : Hume, Beccaria Hume introduit la division des tches dans un passage dans lequel il sinterroge sur les fondements de la socit3. Il lassocie lunion des forces et laide mutuelle. La division du travail est une des moteurs de la constitutions de la socit. Elle cre la dpendance : jai besoin de lautre pour travailler. - dans la littrature technique qui dcrit les mthodes mises en oeuvre par les industriels. Le plus connu de ces textes est celui de lEncyclopdie dans lequel on dcrit la fabrication daiguilles Aigles en Normandie. Il ne sagit plus, l, de thorie de la socit, mais dorganisation. Cest Bernard de Mandeville qui a, le premier, utilis lexpression division du travail, dans des textes rdig dans la premire moiti du 18 me sicle4. Lhistoire a retenu de Mandeville la formule sur les vices privs qui font le bien public quil a mise en sous titre de sa Fable des abeilles et dans laquelle on voit une source de la main invisible de lconomie classique . Elle rsume bien la thorie de ce mdecin hollandais install Londres, dont la pense, loin davoir vieilli, surprend encore par sa fracheur. Cet homme avait le regard acr. Il savait observer et ne rpugnait arracher les masques pour voir ce qui se cache derrire. Ses remarques sur la division du travail sinscrivent dans une rflexion qui fait la place belle la gouvernabilit des hommes, lointain anctre de notre art du management. On trouve, chez lui, plusieurs des ides matresses qui reviendront plus tard : - la division du travail permet de faire de grandes choses avec des intelligences mdiocres : en divisant et subdivisant les occupations dun grand service en de nombreuses parties, on peut rendre le travail de chacun si clair et si certain quune fois quil en aura un peu pris lhabitude, il lui sera presque impossible de commettre des erreurs. (Fable 2, p.267) - la spcialisation perfectionne les techniques. Lexpression eut du succs. On la retrouve frquemment dans la littrature contemporaine. LEncyclopdie de Diderot et dAlembert la reprend dans un texte qui3 David Hume, Trait de la nature humaine, tome 2, p.602 4 Avant lui, un autre conomiste rput, William Petty, avait utilis la formule division des travaux.

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analyse et dcrit la production dpingles. Texte capital qui reprend les descriptions dun ingnieur, Jean Perronet, auteur dune Description de la faon dont on fabrique les pingles Laigle, en Normandie publie Paris en 1740. Cet article explique comment des industriels ont dcoup la fabrication de cet objet banal en une srie doprations lmentaires. Il est dune prcision extrme. On pourrait, partir de sa seule description reconstituer latelier. On trouve dans la littrature technique bien dautres descriptions des mtiers. LEncyclopdie sen distingue par sa dmarche. Ses rdacteurs se comportent comme les naturalistes qui dcrivent un papillon pingl sur une feuille de carton blanc. Ils ont la mme objectivit, le mme regard gomtrique, rationnel : ils dcrivent, nomment, classent et articulent objets et oprations comme sils voulaient les ranger dans un herbier Inutile de chercher dans les gravures de lEncyclopdie des tmoignages sur le dcor des ateliers, les toilettes des ouvriers, les rites des corporations et de lapprentissage, les secrets de fabrication, on ny trouve quune reprsentation abstraite des oprations et des outils. Perronet dcrit latelier comme il ferait dune machine, avec son assemblage dorganes et dispositifs lmentaires, il le dcompose, isolant chaque opration, chaque geste. Louvrier que lon voit sur les planches est pris dans ce tourbillon de lanalyse, transform en organe de la machine. Lauteur des planches qui accompagnent le texte procde de la mme manire : l o il y a un ouvrier qui passe dune tche lautre, il en montre plusieurs enferms pour lternit dans le geste dans lequel il les a saisis. On pense Lavoisier, Coulomb, tous ces savants de la fin du 18 me sicle qui assimilent lhomme une machine et lactivit corporelle des phnomnes que lon peut mesurer. On est dans le monde de lhomme-machine, de La Mettrie qui affirmait que le corps humain est une horloge, un assemblage de ressorts5. Louvrier nest quun organe mcanique parmi dautres. Les conomistes utilisent eux aussi cette expression, mais ils lappliquent au partage des tches dans la socit. Turgot analyse simultanment les mcanismes de lchange et ceux de la division du travail. Il met en avant le rle de largent dans la sparation des divers travaux entre les diffrents membres de la socit et en fait un instrument de la socialisation. Voici, par exemple, ce quil dit de la naissance des commerants : lentrepreneur a besoin davances pour financer ses travaux, sil veut rduire leur montant, il doit vendre rapidement sa production. Or, le consommateur na pas besoin de tout acheter aussi vite : il lui serait fort incommode dtre oblig dacheter, au moment de la rcolte, sa provision de toute une anne. Do lapparition dune nouvelle catgorie dintermdiaire, les marchands qui achtent la denre de la main du producteur pour en faire des amas ou magasins, dans lesquels le consommateur vient se pourvoir.6 Ces marchands librent lentrepreneur de lincertitude : assur de la vente et de la rentre de ses fonds, (il) soccupe sans5 La Mettrie, L homme-machine, 1748. On remarquera la rencontre, dans la gnalogie de la

division du travail des deux imprcateurs du XVIIIe sicle : les textes matrialistes de La Metrie firent autant scandale en France que ceux, cyniques et amoraux de Mandeville en Grande-Bretagne. Ceci explique-t-il cel? les deux hommes taient mdecins. 6 Turgot, Rflexions sur la formation et la distribution des richesses, 1776

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inquitude et sans relche de nouvelles productions. En sinterposant, ils pargnent au producteur les caprices de la demande. Mais ils ne peuvent gagner de largent quen tant capable de compenser les variations de la demande : ils font circuler les marchandises, en les envoyant l o elles sont rares. Ce qui exige une connaissance des marchs, des besoins des consommateurs. Le ngociant, crit Turgot, sinstruit : il change des informations en mme temps quil ngocie des produits. ADAM SMITH ET LA THEORIE DE LA DIVISION DU TRAVAIL A.Smith reprend ces thmes, les dveloppe et les enrichit. Il montre, avec un certain lyrisme comment, grce la division du travail, la socit est prsente dans les produits ordinaires, dans les ciseaux du berger, la grosse chemise de toile quil porte, ses chaussures Il tire les consquences conomiques de la division du travail : elle rduit les prix des produits manufacturs et amliore le pouvoir dachat des ouvriers. Comme Turgot, il associe division du travail et accumulation du capital : lhomme qui ne produit plus tout le ncessaire pour satisfaire ses besoins doit possder un capital, des provisions qui lui permettent de vivre en attendant davoir achev ce quil commercialise : Un tisserand ne peut pas vaquer entirement sa besogne particulire sil ny a quelque part, soit en sa possession, soit en celle dun tiers, une provision faite par avance, o il trouve de quoi subsister et de quoi se fournir des outils de son mtier et de la matire de son ouvrage, jusqu ce que sa toile puisse tre non seulement acheve, mais encore vendue.7 La division du travail, dit-il, sobserve mieux dans les manufactures qui produisent des objets de peu valeur. Non que la division des tches y soit forcment plus fine quailleurs, mais le grand nombre douvriers quelles emploient interdit de les runir dans un mme atelier. Dans les grandes manufactures, la division du travail organise lespace et devient, de ce fait, visible : on ne peut gure voir la fois que les ouvriers employs une seule branche de louvrage. Dans dautres passages, Adam Smith montre que la division du travail est plus frquente dans les manufactures qui utilisent des matires de peu de valeur. Cet accent sur les productions dobjet bon march revient trop souvent dans la Richesse des Nations pour tre le fait du hasard : on pratique la division du travail dans les manufactures qui fabriquent des produits de grande consommation parce que lon est assur dun dbouch important et rgulier. Plus un march est vaste, plus lanalyse du travail est fine. Le march des pingles et des clous est immense : la division du travail y est pousse son extrme. Organisation de la production et march, croissance des rendements et augmentation de la demande sont organiquement lis. La division du travail est limite par ltendue du march crit Adam Smith qui fait du march le moteur de lorganisation du travail. L o rgnait autrefois la tradition, on trouve lagent libre qui ne se soucie que de ses intrts. De fait, la division du travail sinterompt lorsque lon ne peut plus esprer une augmentation des ventes dune nouvelle baisse des prix.

7 Richesse des Nations, Livre 2

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A linverse de Turgot, Smith entre dans lintimit des ateliers. Il commence par lanalyse dun exemple emprunt au mtier de la forge et choisit, volontairement, la plus modeste de ses productions : le clou. Il compare trois cas : - le forgeron ordinaire qui, bien quhabitu manier le marteau na cependant jamais t habitu faire des clous. En une journe, il produit de 200 300 clous ; - celui qui aura t accoutum en faire, mais qui nen aura pas fait son unique mtier. Il produit en une journe 800 clous, soit de 3 4 fois plus que son collgue ; - les jeunes gens nayant jamais exerc dautre mtier que celui de faire des clous qui peuvent, lorsquils sont en train, en produire plus de 2300 par jour. Tous ces forgerons utilisent les mmes outils, les mmes mthodes de travail : la mme personne fait aller les soufflets, attise ou dispose le feu quand il en est besoin, chauffe le fer et forge chaque partie du clou. Adam Smith mesure les effets de la spcialisation. Et, plus prcisment, de la courbe dapprentissage. Le forgeron ordinaire pourrait, sil sy mettait, atteindre rapidement les performances des jeunes gens qui nont dautre mtier : faire toujours que les mmes produits, on gagne le temps de lapprentissage et de la mise au point. Cette analyse anticipe les courbes dexprience du Boston Consulting Group8. On peut dailleurs la reprsenter sur un graphique : La courbe d'apprentissage

2400

Nombre de clous produits par jour

2100 1800 1500 1200 900 600 300 0 forgeron ordinaire forgeron accoutum jeunes gens spcialiss

8 Voir, pour une application de ces techniques lconomie franaise, le rapport ralis par le BCG

la demande du Commissariat gnral au Plan pour la prparation du VIIIe plan : Les mcanismes fondamentaux de la comptitivit, Paris, 1980

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Vient ensuite la clbre analyse de la manufacture dpingles. Adam Smith a-t-il emprunt son exemple lEncyclopdie? Cest probable, mme sil dit avoir visit la fabrique quil dcrit. Le travail y est divis en 18 oprations, ce qui permet aux ouvriers de produire 48 000 pingles par jour, soit 4800 par ouvrier. Chiffre comparer la vingtaine que chacun pourrait fabriquer sil devait raliser toutes les oprations. Laccroissement de cette puissance productive tient, comme dans la fabrication des clous, la dextrit dune personne qui na pas eu dans sa vie dautres occupations que celles-l. La rapidit avec laquelle quelques unes de ces oprations sexcutent dans les fabriques passe tout ce quon pourrait imaginer. Mais cette dextrit accrue nexplique pas tout cet accroissement. Dans la fabrique de clous, le jeune homme spcialis produisait 10 fois plus que le forgeron ordinaire. Dans la fabrique dpingles, louvrier produit 240 fois plus! L o le forgeron avait plusieurs tches, louvrier nen a plus que deux ou trois. Il conomise tout le temps que lon prend passer dune tche lautre. Adam Smith analyse cette perte de temps dans un long paragraphe. Ordinairement, un homme perd un peu de temps en passant dune besogne une autre. Quand il commence se mettre ce nouveau travail, il est rare quil soit dabord bien en train. Il na pas le coeur louvrage, il flne. La fabrication dpingle se distingue de celle de clou sur un point : la simplicit des oprations. Cette simplicit facilite la surveillance et permet de mieux lutter contre la paresse ouvrire. Elle invite aussi utiliser des machines propres un ouvrage. Adam Smith reprend l une remarque de Mandeville sur le rle de la division du travail dans la construction des machines, mettant au point un thme que lon retrouve dans toute la littrature du 19e sicle, notamment chez Marx : cest la division du travail quest originairement due linvention de toutes ces machines propres abrger et faciliter le travail. La division du travail cre les conditions de linvention. Elle fixe lattention de louvrier sur un objet simple, la srie de gestes quil doit excuter. Son intrt personnel le conduit chercher la mthode la plus courte et la plus facile de remplir son ouvrage. Suit, pour illustrer ce raisonnement, un exemple : Dans les premires machines feu, il y avait un petit garon continuellement occup ouvrir et fermer alternativement la communication entre la chaudire et le cylindre, suivant que le piston montait ou descendait. Lun de ces petits garons, qui avait envie de jouer avec ses camarades, observa quen mettant un cordon au manche de la soupape qui ouvrait cette communication, et en attachant ce cordon une autre partie de la machine, cette soupape souvrirait et se fermerait sans lui et quil aurait la libert de jouer tout son aise. Ainsi une des dcouverts qui a le plus contribu perfectionner ces sortes de machines depuis leur invention est due un enfant qui ne cherchait qu spargner de la peine. Lhistoire est belle, mais qui faut-il attribuer linvention? lenfant qui eut lide du cordon ou celui qui organisa la production de telle manire que la fonction ouvrir/fermer la communication entre le cylindre et la chaudire est apparue dans toute sa simplicit? Sil avait analys le rle du manufacturier dans la division du travail, Adam Smith laurait sans doute crdit dune partie de cette invention. Mais il ne la pas fait, pas plus quil na distingu division du travail dans la socit et dans la manufacture. Il Bernard Girard

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traite sur le mme plan la stratgie du chef dentreprise qui se spcialise dans un secteur dactivit et les mthodes de celui qui organise un atelier. La fabrication des clous illustre la premire division : on ne change rien aux outils ni aux mthodes, mais on se spcialise, ce qui suffit obtenir des gains significatifs. La manufacture dpingles, la seconde : est elle aussi spcialise, mais laccent sest dplac et port sur le processus de production. Cette confusion explique les hsitations que lon rencontre dans le texte. Dans certains passages, Adam Smith explique, que la division du travail rend les ouvriers plus comptents, cest vrai du forgeron qui ne fait que des clous ; dans dautres, il dit quelle les abrutit, cest vrai du tcheron qui ne ralise quune seule opration dans la fabrique dpingles. La tche du premier reste complexe, celle du second est simple. Il y a, en fait, un grand absent dans la Richesse des Nations : lentrepreneur. Lorsquil traite de la gense de la division du travail, il met laccent sur des dcisions individuelles, sans distinguer entre cellui qui recherche la meilleure spcialit (on dirait aujourdhui le crneau ou la niche) pour chapper la concurrence, celui qui veut toutes forces baisser ses cots et louvrier qui souhaite plus simplement se librer dun fardeau. LE BARON DE INTELLECTUELS PRONY ET LAPPLICATION DE LA DIVISION DU TRAVAIL AUX TRAVAUX

Si Adam Smith na pas distingu pas la division sociale du travail de son organisation dans latelier, son texte est assez riche pour quon ait pu y trouver des modles de management. On en a un tmoignage passionnant que lon doit lauteur des tables de logarithmes : le baron de Prony. Mathmaticien et ingnieur que les dictionnaires n'ont pas compltement oubli (ils citent en gnral son frein dynamomtrique et son flotteur niveau constant), le baron de Prony doit Charles Babbage d'entrer dans ce panorama des "inventeurs" de la division du travail. C'est son collgue britannique qui cite en effet longuement dans son livre sur les manufactures l'utilisation originale quil fit de la division du travail. Cette complicit intellectuelle s'explique : l'un et l'autre s'intressrent aux tables de logarithmes et aux mthodes pour simplifier les calculs. L'originalit du baron tient en mot : il sut appliquer la division du travail des oprations intellectuelles, mais le mieux est peut-tre de citer le rcit que fit de lexprience un ouvrage contemporain : M. de Prony stait engag, avec les comits du gouvernement, composer pour la division centsimale du cercle, des tables logarithmiques et trigonomtriques, qui, non seulement ne laissassent rien dsirer quant lexactitude, mais qui formassent le monument de calcul le plus vaste et le plus imposant qui et jamais t excut, ou mme conu.Les logarithmes des nombres de 1 200 000 formaient ce travail un supplment ncessaire et oblig. Il fut ais M. de Prony, de sassurer que, mme en sassociant trois ou quatre habiles cooprateurs, la plus grande dure prsumable de sa vie ne lui suffirait pas pour remplir ses engagements. Il tait occup de cette fcheuse pense lorsque, se trouvant devant la boutique dun marchand de livres, il aperut la belle dition anglaise de Smith, donne Londres en 1776 ; il ouvrit le livre au hasard, et tomba sur le premier chapitre, qui traite de la division du travail, et o la fabrication des pingles Bernard Girard

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est cite pour exemple; A peine avait-il parcouru les premires pages, que par une espce dinspiration, il conut lexpdient de mettre ses logarithmes en manufacture comme les pingles. Il faisait, en ce moment lcole Polytechnique, des leons sur une partie danalyse lie ce genre de travail, la mthode des diffrences, et ses applications linterpolation. Il alla passer quelques jours la campagne, et revint Paris avec le plan de fabrication qui a t suivi dans lexcution. Il rassembla deux ateliers qui faisaient sparment les mmes calculs, et se servaient de vrification rciproque.9 Le baron construisit une organisation complexe trois niveaux : - la premire section tait charge de trouver la meilleure mthode pour effectuer le calcul numrique. Elle comprenait cinq ou six mathmaticiens de trs grand talent. Lorsque leur travail fut achev, la formule retenue fut confie la deuxime section ; - les membres de la seconde section taient des mathmaticiens de qualit. Leur travail consistait convertir les formules mises leur disposition en oprations numriques simples. Ils avaient la possibilit de vrifier les rsultats sans refaire tous les calculs ; - la troisime section, enfin, la plus nombreuse (elle comptait entre 60 et 80 personnes) calculait les oprations prpares par la seconde section. Les 9/10 de ses membres ne connaissaient que les rgles lmentaires des mathmatiques : laddition et la soustraction. Il y ajouta une technique de contrle quutilisent aujourdhui les informaticiens lorsquil faut saisir de gros volumes de donnes : la double saisie. Partant de lhypothse quil est extrmment improbable que deux oprateurs commettent la mme erreur de frappe, on se contente de comparer les travaux raliss par lun et lautre : l o il y a diffrence, il y a erreur. Grce cette mthode, le baron de Prony russit fabriquer en quelques mois des tables qui auraient demand des dizaines dannes plusieurs mathmaticiens de haut niveau. Cette exprience, du tout dbut du 19e sicle est fascinante : on y voit se rencontrer deux traditions, celle des ingnieurs qui produisent des algorithmes et celle des industriels qui organisent le travail dans les manufactures. Le rsultat donne un modle qui ressemble, trait pour trait, au taylorisme, avec la sparation des tches selon les comptences, la cration dun bureau dtude (premire section), de ce que lon appelerait aujourdhui un bureau des mthodes (deuxime section) et des ateliers dexcution. G.CHRISTIAN OU LA DECOUVERTE DES STANDARDS Le texte dAdam Smith inspira, en France, dautres spcialistes. Le plus intressant, en ce dbut de sicle, est Grard Christian. Ce savant, qui fut directeur du Conservatoire Royal des Arts et Mtiers, na laiss peu prs aucune trace. Les historiens ne le citent pas, les auteurs de dictionnaires biographiques lui prfrent son petit-fils, auteur de mauvaises comdies, seuls les historiens des techniques se9 Note sur la publication propose par le gouvernement Anglais des grandes tables logarithmiques et trigonomtriques de M. de Prony, cit par C.Babbage dans Economie de la Manufacture.

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souviennent de sa tentative de crer une science de la technique, la technonomie. Ses contemporains ntaient gure plus attentifs ses travaux. Jean-Baptiste Say, qui fut un de ses collgues au Conservatoire, le cite une fois dans son cours10. Pourtant, ses Vues sur le systme gnral des oprations industrielles ou Plan de Technonomie, publies en 1819 mritent beaucoup mieux. On y trouve une dfense et illustration originale des machines, rdiges alors quil tait plutt de mode de les critiquer, ainsi que le projet ambitieux de fonder une science de la production industrielle. Nous voulons essayer de dcouvrir les bases sur lesquelles sont fonds le systme gnral de la production et les principes dont tous les modes de travail ne sont, en dernire analyse, que des applications varies. On y trouve encore une premire dfinition de lconomie industrielle quil distingue de lconomie domestique et de lconomie politique : employer le moins de bras possible pour un travail quelconque, en payer le plus petit salaire, et en vendre les produits le plus cher possible, est une rgle dconomie industrielle. Nous ne pensons pas quon puisse jamais, en bonne logique et de bonne foi, en faire une rgle dconomie politique. Mais, le plus intressant est certainement sa thorie de la standardisation, lune des premires jamais proposes. Les analyses de Christian partent dune intuition : il y a une relation entre la difficult dun travail et la nature du produit fabriqu. Il distingue : - les tches qui demandent une attention soutenue de la part de louvrier, depuis le commencement jusqu la fin de louvrage et exigent un long apprentissage ; - celles qui sexcutent en totalit comme machinalement par habitude que lon apprend rapidement (et qui permettent donc de faire lconomie de lapprentissage). Coiffeurs, maons, vitriers, modeleurs, faiseuses de modes exercent des mtiers qui exigent une attention soutenue : les mouvements de la main doivent varier chaque instant ; et chaque instant cest lintelligence seule quil appartient de fixer la nouvelle direction que la main et loutil ont prendre. Les produits quils fabriquent prsentent une grande varit de formes et de dimensions. Sexcutent, linverse, machinalement les travaux qui ne prsentent que peu de variations de formes. Dans la mesure o la division du travail consiste remplacer des oprations complexes par une srie doprations simples, on ne peut la mener terme sans une redfinition des produits, et une dmarche de standardisation. Christian illustre ce quil veut dire en prenant un exemple la menuiserie : Un menuisier qui aprs un apprentissage trs long, fait dans son atelier des tables, des croises, des portes, des meubles de tous genres, donne ces objets des formes qui varient au gr de son caprice ou de celui de son consommateur, souvent mme daprs les pices de bois dont il peut disposer et veut tirer parti. Si nous supposons maintenant quil y ait de grandes fabriques spares pour chacun de ces objets en particulier, il est certain quune douzaine de varits pour le luxe, suffiront amplement tous les besoins comme tous les gots : chacun pourra choisir dans ces limites de formes et de dimension ce qui lui conviendrait. Si lon veut que la division du travail donne sa10 Une fois seulement Il ne semble pas que Christian ait t trs apprci de ses collgues. Le

CNAM a conserv dans ses archives une note de Jean-Baptiste Say o lon trouve ce jugement peu amne sur notre auteur : Voil donc Christian mis de cot. Ctait un pauvre directeur pour donner limpulsion au Conservatoire ; mais je plains sa famille.

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pleine mesure, il faut aller au del de la seule dcomposition des tches ordinaires, il faut simplifier les gestes, en diminuer le nombre, et cela suppose que lon diminue la diversit des productions. Comme chez les tayloriens du XXe sicle (Gantt, notamment) standardisation et dcomposition des tches sont troitement lies. Ce texte trs riche quoique totalement mconnu comporte encore des analyses qui voquent celles de Gilbreth, un sicle plus tard. Christian sinterroge sur les limites de la division du travail. Comme son lointain successeur, il pense quelle doit sarrter au moment de partager une opration qui peut sexcuter entirement ou par un mme mouvement, ou par le mme outil ou instrument. CHARLES BABBAGE ET LE CALCUL Avec Grard Christian, lanalyse de la division du travail conduit la standardisation et lergonomie, avec Charles Babbage, elle rencontre le calcul conomique. Linventeur de la premire machine calculer, qui fut aussi lun des premiers thoriciens du management, lui consacre de longs dveloppements. Sappuyant sur lexemple de Prony, il la gnralise (elle sapplique, dit-il, aussi bien aux travaux intellectuels quaux travaux manuels) et lenrichit de mthodes de la mesure et du calcul conomique : une analyse fine des tches permet, dit-il, de mesurer et valoriser le travail que chacun fait. En introduisant ainsi le calcul dans latelier, il met en vidence un avantage que n'avaient pas vu ses prdcesseurs : la division du travail permet doptimiser les salaires verss. Les tches sont diffrentes, les salaires verss aux travailleurs, enfants, femmes et adultes, aussi. Chaque tche peut tre paye au plus prs de ce qu'elle vaut vraiment, principe qu'il formule ainsi : "La division du travail prsente cet avantage, imparfaitement apprci jusqu' ce jour, qu'elle permet de n'appliquer chaque procd et que par consquent elle permet de n'acheter que le degr exact de capacit et d'instruction que rclame l'excution de ce mme procd." Adam Smith et Grard Christian sintressaient lanalyse des mouvements, lorganisation des tches sur le poste de travail, C.Babbage nous plonge dans lunivers du gestionnaire, de celui qui fait les comptes et prend les dcisions. Pour peu que l'industriel tienne une comptabilit prcise de ce que lui cote chaque opration, il voit ce qu'il faut amliorer en priorit dans son organisation : tous les perfectionnements ne sont, en effet, pas quivalents. Un gain de 50% de temps sur un poste occup par une femme ou un enfant qu'on ne paie pas beaucoup prsente moins d'intrt qu'un gain de 25% sur un poste d'ouvrier que l'on paie cher. La priorit doit, dit-il, tre donne la mcanisation des tches qui cotent le plus cher. La division intresse moins Babbage que le mcanisme de prise de dcision. En ce sens, ses proccupations le rapprochent des industriels qui sintressent plus aux machines qu la division du travail. LES MACHINES CONTRE LA DIVISION DU TRAVAIL La plupart des conomistes du sicle dernier ont, dune manire ou dune autre, mis la division du travail au centre de leur systme. En conclure quelle a jou un rle aussi important dans les pratiques relles des managers du 19e sicle serait imprudent. Un indice invite la circonspection : la pauvret des exemples pris par les thoriciens Bernard Girard

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pris pour illustrer leurs thses. Il ny en a pas plus de trois ou quatre : la fabrication des bateaux et des montres que lon cite au dbut du 18e sicle, les fabrication de couteaux, daiguilles, de cartes jouer ou denveloppes qui reviennent constamment dans la littrature du 19e sicle. On peut dailleurs citer les sources : la fabrique dpingles est celle de lAigle, que Jean Perronet a dcrit pour lEncyclopdie ; la fabrique de couteaux, que cite Auguste Comte et, aprs lui, Emile Durkheim, est celle que la Socit d'Encouragement de l'Industrie Nationale a dcrit dans son bulletin En fait, les industriels semblent avoir trs vite nglig la division du travail. Il y a des ralisations, mais elles sont rares et peu mises en valeur. Le bulletin de la Socit dEncouragement de lIndustrie nationale nen cite quune seule, due un certain Pradier. Install Paris, au 22 de la rue Bourg Labb, cet entrepreneur fabrique des rasoirs et des couteaux. A la suite d'une grve de ses ouvriers, il dcide de se sparer des plus habiles et de rorganiser son atelier. Le travail qui tait divis en 7 parties, l'est en 10, ce qui lui permet de remplacer des ouvriers habiles par des hommes de peine. Les prix baissent immdiatement, passant, selon les modles, de 12 9F ou de 15 12F. Rares, sans doute, sont ceux qui auraient repris compltement leur compte cette phrase dAdam Smith : les plus grandes amliorations de la puissance productive du travail sont dues ce quil semble, la division du travail.. On trouve confirmation de ce changement de proccuaption dans lun des grands traits de management du sicle : la Philosophie de la manufacture dAndrew Ure. Le principe du systme automatique est de substituer lart mcanique la main doeuvre, et de remplacer la division du travail entre les artisans par lanalyse dun procd dans ses principes constitutifs, crit ce bon observateur de lindustrie britannique qui parle de lancienne routine, qui divise le travail et qui assigne un ouvrier la tche de faonner une tte dpingle, et un autre celle den aiguiser la pointe. Difficile de dire plus clairement que les analyses dAdam Smith passaient pour dmodes sous Charles X en Angleterre. Lconomiste britannique dcrivait un monde de manufacture que lintroduction des machines a profondment perturb. La machine recompose les tches, runit ce qui est divis, transforme louvrier en surveillant et modifie lallure des courbes dapprentissage. Comme lindique Grard Christian, lorsque lon utilise une machine, la grande subdivision disparat et lon runit avec avantage dans les mmes mains la conduite de plusieurs oprations. Plus besoin de longues semaines pour devenir efficace. Plus besoin, non plus, de spcialisation excessive : louvrier est polyvalent. On peut le changer rapidement de poste sans dgradation des performances. Les conomistes les plus avertis des ralits industrielles ont trs tt saisi cette volution. Jean-Baptiste Say traite longuement de la division du travail, mais lorsquil veut expliquer la formidable croissance de lindustrie en Grande-Bretagne, il se souvient quil fut industriel et lattribue dabord linvention de la mull-jenny : Ce sont deux petits rouleaux, dun pouce de diamtre, quon sest avis de poser lun sur lautre, dans une petite ville dAngleterre, qui ont opr dans le commerce du monde, cette rvolution peu prs aussi importante que celle qui rsulta de louverture des mers dAsie au cap de Bonne Esprance.1111 Cours dEconomie politique

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Comme Andrew Ure, J.B.Say fait passer linvention technique avant lorganisation. Comme Grard Christian, il sintresse aux comptences ouvrires. A ceux qui reprochent la division du travail dabrutir les ouvriers, il rpond que le travail des machines rend superflu lemploi de beaucoup douvriers, mais ne simplifie pas le travail de ceux quelles occupent. La littrature technique et les reprsentations quelle donne de la production se font, elles aussi, lcho de cette volution. Pour lEncyclopdie, louvrier nest quun lment du systme technique de la manufacture. On peut facilement remplacer un bras humain par un bras mcanique et confondre, la lecture des descriptions des ateliers, lun et lautre, do, sans doute, les dveloppements dAdam Smith sur linvention technique. Une analyse du travail bien mene met plat les lments et articulations dun process, elle amne rflchir sa construction, le dcomposer en lments simples, rptitifs, elle transforme laction complexe en une srie limite de gestes que lon peut reproduire avec des mcanismes simples. Elle est, en fait, le premier pas dun cahier des charges techniques. Dans les ouvrages plus tardifs, la perspective change, les auteurs privilgient les machines et ngligent les hommes qui disparaissent des planches graves : les seuls organes quon y trouve reprsents sont mcaniques. La machine a conquis son autonomie : on ne la confond plus avec lhomme qui la conduit.

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SURVEILLANCE, REGLEMENTS ET DISCIPLINES La manufacture qui dcompose le travail en une multitude de tches et fait de ses ouvriers les lments dun systme technique complexe, les rouages dune machinerie puissante, ne peut plus se satisfaire du contrle traditionnel des corporations, de ces inspecteurs qui se contentent de vrifier qualits, titres et marques. Dans ces grandes organisations, la surveillance ne peut rester extrieure la production, elle doit sintgrer dans le processus de fabrication, en devenir une fonction. Par le mot manufacture, explique lEncyclopdie, on entend communment un nombre considrable douvriers, runis dans le mme lieu pour faire une sorte douvrage sous les yeux dune entrepreneur.12 Sous les yeux Cette production nouvelle sorganise autour du regard de lentrepreneur. Regard du capitaliste qui vrifie quon ne le vole pas : tout est mesur, enregistr sur les livres de compte dans lusine, on ne peut se permettre la moindre disparition. Regard du chef de production qui ne veut pas voir ses ouvriers flner : A la grande manufacture, poursuit lEncyclopdie, tout se fait au son de cloche, les ouvriers sont contraints et gourmands. Les commis, accoutums avec eux un air de supriorit et de commandement, qui vritablement est ncessaire avec la multitude, les traitent durablement avec mpris. La division du travail srielle condamne la flnerie. Lorsquun fil unique se transforme, passe de mains en mains, comme dans la fabrique dpingles, il faut que les ouvriers travaillent ensemble, de manire rgulire, au mme rythme. Ce qui reste contrainte faible dans la manufacture traditionnelle, devient contrainte forte dans les usines construites autour dune machine vapeur : Le systme de fabrique, qui succde la manufacture, dsigne la coopration de diverses classes douvriers adultes et non adultes, secondant de leur travail assidu un ensemble de machines productrices, auquel un mouvement rgulier est imprim par une force motrice centrale.13 Surveiller ses ouvriers, cest faire en sorte quils respectent cette rgularit qui fait la production abondantes et bon march. Paul Mantoux rapporte que Boulton, le grand industriel britannique, avait obtenu de ses ouvriers une telle rgularit quune dissonance dans lharmonie accoutume des roues et des marteaux suffisait pour lavertir aussitt dun arrt ou dun accident.14 Regard du patron, enfin, qui, une fois, le travail termin, sassure du bon tat de son matriel, de ses outils. Dans les cours quil donne, en 1830, aux industriels de Metz, Claude Bergery recommande de faire chaque dimanche une visite de latelier : il faut avoir linventaire la main, afin de reconnatre sil y a eu des vols. Notez avec soin les rparations faire aux outils, aux machines et mme aux btiments ; notez aussi les pices hors-service, et ds le lundi matin, faites excuter les remplacements et les rparations. Ltat des ateliers au commencement de la semaine a une grande influence sur la quantit et la qualit des produits quon emmagasine la fin. Cette12 Encyclopdie, article Manufacture 13 Andrew Ure, Philosophie de la Manufacture 14 Paul Mantoux, La rvolution industrielle au 18e sicle, Paris, 1973 (dition de 1928)

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surveillance nest pas seulement police des hommes, elle est aussi gestion des matires et des machines, enregistrement des dfaillances et pannes, disparitions. Tout comme la division du travail doit tre rinvente dans chaque atelier, cette discipline cesse dtre la mme pour tous, elle chappe la coutume, la tradition. Chaque chef dentreprise est libre dinventer la discipline quil souhaite, celle qui convient le mieux sa fabrication, ses contraintes. On reconnait la grand fabricant la qualit de celle quil impose dans son entreprise. Edicter et mettre en vigueur un code efficace de discipline industrielle approprie aux ncessits de la grande production, telle fut lentreprise herculenne, loeuvre grandiose dArkwright crivait Andrew Ure de lun des inventeurs de lindustrie moderne outre-manche. De fait, la rdaction dun rglement intrieur est souvent la premire trace dune activit managriale dans une entreprise. LA DISCIPLINE, ECOLE DU MANAGEMENT Austres, anonymes, ces rglements sont longtemps rests cachs dans les archives o ils nintressaient personne. On les connait mieux depuis quelques annes : des travaux leur ont t consacrs la suite des recherches de Michel Foucault sur lenfermement, la prison et la discipline ; la Bibliothque Nationale a tabli un catalogue des 360 rglements dateliers qui lui sont parvenus entre 1798 et 1936 au titre du dpt lgal dimprimeur.15 Ces textes intressent les historiens parce quils indiquent ce que pouvait tre latmosphre dans les entreprises au dbut de la Rvolution industrielle. Nous en retiendrons quils sont la trace du premier effort fait pour organiser et rationaliser le travail. Ils apparaissent en nombre au dbut du 19me sicle et sont les premiers indices dune activit managriale laube de la Rvolution industrielle. Depuis Michel Foucault, on a souvent rapproch ces rglements de ceux des coles et hpitaux. Ils se ressemblent effectivement beaucoup. Mais, plus, peut-tre que ces ressemblances, est significatif ce qui distingue cette discipline industrielle de celle qui rgnait la veille de la Rvolution dans le monde du travail. L o il y avait, sous lAncien Rgime, des rgles collectives dfinies par la communaut des matres, on voit apparatre, au lendemain de la Rvolution, des rglements datelier que chaque chef dentreprise rdige comme il lentend. La thorie de cette privatisation de la discipline a t faite par les contemporains dans un projet de loi rdig par lun des fonctionnaires qui a suivi de plus prs lindustrialisation au tout dbut du 19me sicle : Costaz. Ce texte qui na jamais t vot dit dans son article 1 que les manufacturiers, les fabricants, les entrepreneurs () ont le droit de dterminer, par des rglements particuliers, les conditions auxquelles ils admettent travailler, et lordre quils veulent faire observer dans le travail. Particuliers, cest--dire propres chaque entreprise, ces rglements chappent la communaut, la profession, au mtier. L o les entreprises taient15 Parmi les publications rcentes sur le sujet, on peut noter : Anne Biroleau, Les rglements

datelier, 1798-1936, Paris, 1984 ; J.P.Gaudemar, Lordre et la production, Paris, 1982 ; Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, 1975 ; A.Melucci, Action patronale, pouvoir, organisation, Mouvement Social, 1976 ; Marc Sauzet, Essai historique sur la lgislation industrielle de la France, Revue dconomie politique, 1982

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soumises une rglementation professionnelle qui rglaient les relations avec leurs fournisseurs, leurs clients et leurs salaris, il ny a plus quune page blanche. On peut lire les rglements de plusieurs manires. On y a cherch la description des comportements des ouvriers rebelles qui arrivent en retard, travaillent en perruque, boivent, chantent et jouent dans les ateliers. Mais cest un peu comme si lon cherchait dans le code pnal une photographie de notre socit. Sinspirant des analyses de Norbert Elias sur les rgles de civilit qui disent la bonne manire de se tenir en socit16, on a vu dans ces rglements la volont despotique des lites dimposer leurs normes, valeurs et manires dtre. Mais, la plupart des patrons, auteurs de ces textes, anciens ouvriers eux-mmes, partageaient la culture de leurs subordonns. On sest interrog sur lconomie des sanctions. Leur duret, la multiplication des amendes surprennent, choquent et retiennent lattention, mais taient-elles appliques avec la rigueur annonce? Lannonce dune sanction est souvent une menace. Les juristes qui se sont intresss ces textes, se sont opposs sur linterprtation leur donner : pour les uns, il sagissait de documents contractuels, pour dautres de lois intrieures. On sest encore inquit des dispositions abusives au regard du droit commun que beaucoup de rglements contiennent. Toutes ces lectures insistent sur ce qui rapproche ces textes, et il est vrai quils se ressemblent souvent, mais leur varit doit aussi tre souligne : pour qui les lit avec attention, il ny a pas deux rglements identiques. Sous ces diffrences qui ne sont souvent que nuances, on voit se dessiner les choix de management et dorganisation faits par des chefs dentreprise. Il faut, prcise Costaz dans son commentaire, que le rglement puisse tablir la subordination entre les ouvriers, suivant leurs divers degrs dhabilet, et conformment lintrt de ltablissement ; quil puisse rgler la manire dont se feront la distribution des matires premires et la recette des matires fabriques. Il y a dans cette discipline plus que de lobissance, de lorganisation du travail. Ces rglements formulent, pour la premire fois, les problmes que doit rsoudre un chef dentreprise : qualit, scurit des personnes et des biens, procdures et mthodes, organisation, discipline. En ce sens, ils seraient le premier brouillon de lart du management que lon applique aujourdhui dans les entreprises. Soit, ces extraits de deux rglements : - Art.2 - Les ateliers seront ouverts 6 heures du matin en t, sept heures pendant le mois doctobre et de mars, sept-heure et demie pendant les mois de novembre et de fvrier, et huit heures pendant les mois de dcembre et de janvier. Chaque ouvrier devra en entrant sinscrire sur un registre dispos cet effet, et qui sera enlev cinq minutes aprs lheure indique. Celui ou ceux qui seront arrivs aprs ce laps de temps encourront une amende de dix centimes. ((Imprimerie Julien Lanier, 1854) - Art. Ier : le portier nouvrira son guichet le matin quun quart dheure avant de sonner la cloche et la grande porte seulement pendant lintervalle de la cloche ou tinton ; aprs quoi il la refermera de suite et tiendra rigoureusement lordre de ne16 Norbert Elias, La civilisation des moeurs, Paris, 1973

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laisser entrer aucun ouvrier qui viendrait plus tard (consigne pour le portier, manufacture Oberkampf, 1812) Lauteur du rglement de limprimerie Julien Lanier suppose ses ouvriers capables de lire lheure et de respecter un emploi du temps complexe qui les fait changer 7 fois dans lanne dheure de dbut de travail. Le rglement de la manufacture Oberkampf prfre se fier la cloche. Le premier donne des amendes et ouvre un espace la ngociation, aux discussions sans fin sur les retards, le second ferme ses portes, affirme son autorit : il donne et retire le travail comme il lentend. Oberkampf a le sens de la simplicit, sa rgle est simple et, donc, bonne, elle ne laisse pas place la contestation. Limprimeur construit, linverse, une machine conflit quil a sans doute d rapidement abandonner. Les deux disciplines sont galement dures, mais lune est efficace, lautre ne le fut probablement jamais. ECRIRE UN REGLEMENT Du brouillon, ces rglements ont toutes les caractristiques. Leurs rdacteurs font le plus souvent des listes de ce quil ne faut pas faire. Ils mettent sur le mme plan stre cach pour dormir ou se soustraire du travail qui relve de la discipline, fumer dans la menuiserie qui serait aujourdhui une consigne de scurit et ne pas avoir rapport au bureau ou aux magasins les outils, modles, dessins et matriaux dont on na plus besoin. Ils crivent daprs ce quils observent et nont pas encore procd cette division du travail qui a conduit confier la scurit incendie des pompiers, la gestion des stocks des magasiniers et la discipline aux agents de matrise. On imagine le chef dentreprise une plume la main occup crire son rglement intrieur, rflchir aux solutions des problmes quil rencontre : bagarres douvriers, outils casss ou perdus, vols de matire premire, absences Il ne peut plus se contenter dappliquer des rgles labores par la tradition, il doit apprendre observer les comportements de ses ouvriers et anticiper problmes et situations. La dcision de rdiger un rglement est un moment important dans lhistoire dune entreprise : on se contentait de la coutume, des dcisions prises au quotidien en fonction des circonstances et des individus, il faut apprendre traiter de cas gnraux dans le silence dun cabinet. Cette dcision merge lorsque la taille de lentreprise contraint passer de la gestion des individus celle des populations. Elle implique des choix sur lesquels il est difficile de revenir : - la rgle sapplique galement tous : plus question de favoritisme, de gestion la tte du client ; - elle donne des devoirs autant que des droits. Si lon fixe une heure darrive le matin, on ne peut plus demander de commencer plus tt sans contre-partie financire ; - elle introduit le contrle de lextrieur. La loi intrieure ne peut pas aller contre les lois que la socit sest donne : le salari peut contester telle ou telle disposition ; - la rgle ouvre enfin un espace la ngociation : loccasion dun conflit, les salaris peuvent demander la modification, la suppression ou lajout dun article. La rdaction du rglement oblige le patron mettre noir sur blanc ses proccupations, les ordonner et hirarchiser. Il le fait seul, sans modle, partir de son exprience. Bernard Girard

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Inutile de chercher dans les dictionnaires des arts et mtiers et du commerce que chacun possde, il ny a rien. Rien non plus dans les revues professionnelles. Pas question de sous-traiter ce travail. Les hommes de loi auxquels on sadresse loccasion ne sont pas comptents, les commis et contrematres nont pas lautorit. Le patron doit travailler seul, sans laide de quiconque. Cest sans doute la premire fois quil sinterroge aussi prcisment sur le gouvernement de son affaire. Au rudoiement des retardataires, il doit substituer une rgle valable en toutes circonstances. Formidable travail dabstraction qui loblige imaginer toutes les hypothses, anticiper les consquences, calculer leffet dune sanction sur les comportements. Trop faible, elle na pas valeur dissuasive, trop leve, elle va au del de ce qui est souhait. Notre homme tait ngociant, artisan, ingnieur peut-tre, le voil contraint de rinventer Beccaria, de sinterroger sur le calcul des peines. Ce nest ni un juriste, ni un philosophe politique, aussi prend-il modle sur le corps de rglement quil connait le mieux, parce quil y est soumis comme tout un chacun : le code pnal. Il lui emprunte le principe de la proportion entre les dlits et les peines. Ce faisant, il limite ses pouvoirs. Prvoir une amende pour louvrier qui chme le lundi, cest sinterdire de le licencier dans un geste de colre. Cest introduire les principes gnraux du droit dans lentreprise. Il lui emprunte encore la gradation des dlits. Tout ouvrier qui quittera son mtier pour tout autre motif que dappeler le contrematre ou chercher sa trame paiera 0,25 c. damende dit le rglement dune filature du Nord qui prvoir 1 F. damende dans les cas de bagarre. Il y a une hirarchie des dlits : fainantise et absences sont mieux tolres que les troubles lordre public (les bagarres, lintroduction dalcool dans latelier) ou les fautes professionnelles. Le plus grave est toujours la rbellion : le bris de machine, les voies de fait contre un chef, la cration dune coalition. On remarquera combien cette hirarchie est diffrente de celle aujourdhui en vigueur dans nos entreprises. Il sloigne du code pnal lorsquil tablit une proportion entre lamende et la personnalit du coupable comme dans de rglement qui prvoit, pour le mme dlit, des peines diffrentes selon le salaire peru : Les infractions suivantes motiveront chaque fois quelles se prsenteront, une retenue de 30 centimes sur le salaire des ouvriers gagnant plus de 3 francs par jour, de 15 centimes pour ceux gagnant de 2,90 1,40 (Usine mtallurgique de M.Schmerber pre). Plus aucune entreprise ne donne aujourdhui damende ses salaris. Cette sanction est alors utilise systmatiquement, ce qui suggre que les relations de travail taient beaucoup plus vcues sur le mode du march que sur celui de la domination. En fait, il semble bien quau dbut au moins de la rvolution industrielle, les relations de pouvoir entre ouvriers et patrons aient t plus complexes quon ne limagine. En labsence de tout droit social, les chefs dentreprise auraient pu licencier les ouvriers qui ne respectaient pas les horaires et ne venaient pas travailler le lundi. Or, il faut attendre la seconde moiti du sicle pour voir des rglements prciser que louvrier qui sabsentera le lundi, sans avoir averti le samedi, en justifiant de cause urgente, sera remerci le mardi. Si les patrons font preuve dune certaine clmence, cest quils ont besoin des ouvriers, mme de ceux qui sabsentent le lundi : les ouvriers comptents ne sont pas si nombreux. Bernard Girard

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1830 OU LA NAISSANCE DU CONTREMAITRE Ces rglements font la part belle un personnage que la littrature savante et les conomistes ignorent : le contrematre. Ici on lappelle chef datelier, l portier, ailleurs encore, prote. Cest lui que lon remet son livret lorsque lon entre dans lentreprise. En contact direct avec les ouvriers, il fait vivre la discipline. Mais il ne fait pas que cela. Il organise aussi le travail. Dans les raffineries de sucre, crit lEncyclopdie, (le contrematre)est proprement le directeur de la raffinerie ; cest lui qui prend la preuve, et ordonne tout ce qui se fait dans la raffinerie. Cest pour cela quil faut un homme intelligent, et qui sache prendre son parti sur les accidents qui peuvent arriver malgr sa prvoyance. Une dfinition que reprend, en llargissant, le dictionnaire de lAcadmie : dans les grandes manufactures, est celui qui dirige les ouvriers, a la vue sur eux.17 Les contrematres existent donc, trs tt. On verra quon songe dj les former la veille de la Rvolution. Mais ils ne prendront vraiment une place significative dans les entreprises quaprs 1830. On voit alors apparatre dans la littrature technique, une nouvelle catgorie dacteurs, ni entrepreneur ni ouvrier : les officiers de larme industrielle. La Socit dEncouragement de lIndustrie Nationale cre un prix pour rcompenser les plus mritants : Ayant remarqu que le succs des entreprises industrielles est d en grande partie au talent et lactivit des contre-matres quun long exercice de leur profession, un don spcial de la nature ou un zle qui ne craint aucune fatigue a rendus ncessaires ltablissement quils dirigent, la Socit dcide de dcerner tous les quatre ans, 100 mdailles dencouragement de 50F chacune des contrematres. Elle aura beaucoup de mal trouver des candidats et se plaindra de la qualit de ceux qui lui sont proposs. Ce nest pas surprenant. Les chefs dentreprise hsitent confier la surveillance dautres. Les enjeux sont trop importants, les risques trop graves. On ne peut, en fait, la dlguer qu un homme de confiance. Mais peut-on faire confiance un tranger? Les contre-matres, explique Claude Bergery, font bien leur service lorsquils se sentent surveills leur tour par le fabricant.18 Lentrepreneur surveille les contrematres qui surveillent les ouvriers. Un contrematre, ajoute-t-il, ne peut pas contrler plus de 60 ouvriers Il ne peut pas en tenir plus de 60 sous son regard. Cette recommandation dessine en pointill la structure pyramidale dont Fayol fera beaucoup plus tard la thorie. Pour beaucoup, au dbut de la rvolution industrielle, lentrepreneur ne peut avoir vraiment confiance quen sa famille? Il est, dit Claude Bergery, un moyen fort simple pour le fabricant de diminuer le nombre de ses employs et mme celui des employs indispensables : cest de mettre sa femme et ses filles la tenue de la caisse et des critures ; cest de faire remplir ses fils, les fonctions de surveillants et de contre-matres. Toute la thorie de lentreprise familiale est l. La Socit dEncouragement dcerna 32 mdailles en 1830. Au travers des biographies des laurats et des commentaires qui entourent ce prix, on devine les fonctions multiples des contrematres. Deux profils se dtachent :17 Dictionnaire de lAcadmie, 1811 18 Claude Bergery, Economie industrielle ou science de lindustrie, Metz, 1830

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- lexpert technique qui a travaill avec des ouvriers anglais, surveille les machines, fait les modles, ajuste et remplace les pices dfectueuses, forme les ouvriers, fabrique de nouvelles machines ou perfectionne un procd ; - ladministrateur qui tient le journal des recettes et des dpenses, reprsente le directeur ou tient la comptabilit en labsence du propritaire. Derrire le premier se profilent toutes les fonctions techniques que Taylor dcoupera finement la fin du sicle, derrire le second, on reconnait la figure du rgisseur. Cest dans cette classe, bien paye, que se recrutent les entrepreneurs : Chaix, fondateur de limprimerie du mme nom fut laurat de ce concours en 1840 alors quil tait prote chez Dupont. Leur rle se prcise dans les rglements rdigs dans le dernier tiers du sicle. Leurs missions administratives aussi. On les voit se faire intermdiaires entre les ateliers et les bureaux, on leur demande de rdiger des comptes-rendus, de grer des bulletins de temps, dorganiser le travail. Une amorce de hirarchie se dessine : sil arrive au contrematre de sabsenter, on lautorise choisir un ouvrier pour le seconder et, sans doute, lui succder leur dpart. Les mcanismes de promotion lanciennet se mettent en place. On commence distinguer diffrentes catgories de contrematres. Les rglements les plus prcis, comme celui de la maison Leclaire, une entreprise du btiment qui emploie quelques dizaines de personnes, prcise les relations entre les chefs de spcialit et les chefs datelier : Tous les ouvriers des diverses spcialits sont sous les ordres (du chef datelier) dans latelier quil dirige ; cependant lorsquun chef dune des spcialits est sur place, celui-ci doit diriger ses ouvriers comme il lentend () Les chefs datelier ont sentendre avec le chef datelier qui dirige, pour que tout soit fait au mieux ; mais cest au chef datelier qu'appartient la responsabilit de toutes les mesures et dcisions prises en quelques circonstances, car il ne peut y avoir de bons rsultats dans laction quautant quil y a unit dans le commandement. Ce texte a t crit au dbut de la Troisime Rpublique, alors que Fayol ntait encore quun jeune ingnieur, mais on y reconnait dj lune de ses recommandations, et lon y voit se dessiner les structures matricielles que connaissent si bien les grandes entreprises contemporaines. Les quelques rares textes qui traitent des contrematres insistent sur leurs qualits personnelles. Les contrematres sont fils de la partie la moins dfavorise de la classe ouvrire : ils savent lire et crire, ont parfois t lves dans des coles professionnelles. Ce ne sont pas seulement de bons techniciens ou administrateurs, ce sont aussi gens auxquels on peut faire confiance. Leur qualit morale les distingue du tout venant. A mesure que le sicle avance et que senrichissent les rglements, on voit se prciser cette tentation litiste qui mnera quelques entreprises crer ds le dbut de la Troisime Rpublique des noyaux de bons ouvriers tout fait comparables lordre des Minoranges que Bouygues inventa au lendemain de la guerre : Le noyau dune maison industrielle se compose douvriers intelligents et dune bonne moralit, cest laide de ces hommes dlite quon parvient donner satisfaction aux exigences de la clientle et que lon peut atteindre une grande perfection dans le travail. Cest laide de collaborateurs dvous quil est possible dentreprendre beaucoup de travaux et de faire mouvoir avec avantage un grand

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nombre dauxiliaires.19 Comptences, grades et qualits morales marchent du mme pas. LE TEMPS DU TRAVAIL Les rglements ne sont pas tous aussi prcis. Mais mme les plus flous apportent des indications sur lorganisation relle des entreprises. Prenons les prescriptions, frquentes, sur les chants, les jeux et les bagarres Dfense de chanter, danser,crier, disputer, se battre, coudre, tricoter dans les ateliers, et dy tenir des propos ou se permettre des gestes contraires aux bonnes moeurs dit le rglement dune filature du Nord. Il est dfendu, sous peine dune amende de 50c., de siffler, chanter, lire haute voix, de tenir toute conversation nayant pas pour but lintrt du service dit celui dune imprimerie bretonne Les patrons ne prenaient la peine dinterdire jeux, chants et bagarres dans leurs ateliers que parce quils taient bien plus frquents quaujourdhui. Reste savoir pourquoi. On a avanc de nombreuses hypothses. On a soulign la prsence denfants, plus dissips et joueurs que les adultes, dans les usines ; on a mis en avant la rsistance ouvrire ; on sest interrog sur la confusion traditionnelle entre le monde du travail et celui de la vie quotidienne qui amenait se comporter lusine comme on avait lhabitude de le faire dehors. On peut avancer une autre explication : une organisation du travail dfectueuse qui laissait les ouvriers libres de jouer, bavarder et chanter. Dans le texte quil consacre la division du travail, Adam Smith souligne quelle pargne le temps qui se perd ordinairement quand on passe dun espce douvrage un autre. Or, ce nest pas lorsque lon travaille que lon chante ou bavarde, cest lorsque lon va dun ouvrage lautre, lorsque lon flne parce que lon attend quarrive la pice sur laquelle on doit travailler : les ouvriers ne chantaient et bavardaient autant que parce que lorganisation des tches leur en laissait lopportunit. Bien loin dtre lexpression dun quelconque despotisme patronal, les rgles interdisant ces comportements ntaient que lexpression de leur incapacit construire une organisation du travail qui utilise pleinement les capacits de leurs ouvriers. Il semble quils aient eu aussi beaucoup de difficults faire respecter les horaires de travail. Labsentisme des ouvriers fut lune des proccupations majeures des premiers chefs dentreprise. Tous les rglements prvoient des sanctions contre les absents : amendes diverses, mme pour les ouvriers pays aux pices, doubles ventuellement le lundi Les biographies des chefs dentreprise soulignent frquemment le problme que cet absentisme pouvait reprsenter pour les patrons chargs dorganiser le travail. On raconte que Delessert, qui fonda la premire Caisse dEpargne, trouvant un lundi son usine vide, choisit de la fermer le mardi. A ses ouvriers qui sinquitaient de cette fermeture, il rpondit : vous ne travaillez pas le lundi, moi je ne travaille pas le mardi Cela a, dit-on, suffi supprimer les lundis chms illgalement.

19 rglement de la maison Leclaire

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La frquence de labsentisme le confirme : les usines ntaient pas, laube de la rvolution industrielle, ces espaces clos et ferms quelles sont devenues depuis. Les ouvriers venaient y gagner de largent, mais ne se sentaient pas tenus par la discipline qui y rgnait. Lusine a des concurrents. La ferme, le cabaret, lEglise occupent les ouvriers et les dtournent de leur travail. Nombreux sont ceux qui se contenteraient de travailler quelques jours par semaine, assez pour payer leurs frais, pas plus. Or, lentreprise a besoin de personnel permanent. A quelques exceptions prs, elle ne peut se permettre daller, chaque matin, faire son march douvriers. Il lui faut lutter contre leur tendance se comporter comme des consommateurs de rmunration qui vendent leur force de travail lorsquils ont besoin dun peu dargent et vaquent autrement leurs activits ordinaires. Les chefs dentreprise mlent le bton et la carotte, les sanctions pour ceux qui ne respectent pas les horaires, et les primes pour les plus fidles. Ces mthodes semblent avoir donn de bons rsultats, puisque dans le dernier tiers du sicle, labsentisme cesse dtre la principale proccupation. Certains rglements ne citent plus que pour mmoire les absences le lundi : il nest point tabli darticle pour empcher de faire le lundi ; il eut t blessant pour les ouvriers de la maison, qui, de tout temps ont compris que ce jour est consacr au travail indique celui de la maison Leclaire. Les patrons ont besoin de salaris plein temps. Ils construisent une dure qui nest pas celle spontane de leurs ouvriers. Ce nest pas non plus celle des institutions en place. A lire tous ces rglements sur les horaires avec attention, on dcouvre une lutte sourde contre lEglise dont offices et les ftes structuraient le temps de la socit traditionnelle. Certains patrons versent les salaires hebdomadaires le dimanche et promettent des amendes ceux qui ne se prsenteraient pas entre 7 heures et 8 heures. On peut imaginer que ces horaires ne satisfaisaient pas tous les curs. On a pris lhabitude de voir lEglise et les patrons marcher dun mme pas, la main dans la main. Au dbut de la Rvolution industrielle, les choses allaient autrement : lusine devait se faire sa place sur le terrain occup par lEglise. Lobjectif tait la matrise de lemploi du temps des habitants. La cloche de lusine, qui faisait concurrence celle de lglise, les obligations professionnelles le dimanche ou les jours de fte furent autant de moyens de grignoter un territoire passablement brch par la Rvolution et la dechristianisation. On voit, progressivement, lusine gagner du terrain, sinstaller au coeur de la communaut et dborder sur lintimit. Les patrons se soucient de la vie de chacun. Ils condamnent livresse au travail, ce qui est lgitime, mais aussi livresse en dehors, comme dans ce rglement qui prvoit une amende pour les fileurs qui ne se prsentent pas au travail aux heures fixes pour cause divresse. On est dj sur le terrain des philanthropes UN THEORICIEN DE LA SURVEILLANCE : JEREMY BENTHAM Autant la division du travail fit lobjet de nombreux dveloppements, notamment chez les conomistes, autant la surveillance est reste peu explore. Un seul thoricien a attach son nom cette dimension du management : Jeremy Bentham20.20 quelques annes plus tt, Belidor, clbre ingnieur militaire assurait que la surveillance cote moins cher que la diminution du travail laquelle son absence donnerait lieu.

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Juriste, conomiste, philosophe, pre de lutilitarisme, Jeremy Bentham fit toute sa vie durant la promotion du systme de surveillance gnralise quil imagina et appela panoptique. Ce projet que lon connait mieux depuis que Michel Foucault la analys21 a t publi en Angleterre en 1791 et aussitt traduit en franais22. Il sagit, comme lindique le sous-titre dun nouveau principe pour construire des maisons dinspection, et nommment des maisons de force. Bentham propose aux architectes, aux administrateurs, aux entrepreneurs une organisation de lespace pour tablir lordre et le conserver. Au centre une tour quoccupe le gardien, la priphrie, les btiments dans lesquels vivent et travaillent ceux quil doit surveiller. Sa position dominante lui permet de saisir dun coup doeil tout ce qui se passe dans les ateliers. Ldifice a une forme circulaire, qui permet un homme de tous les surveiller sans avoir changer de lieu dobservation ; qui, dans le mme temps, lui permet den surveiller la moiti sans changer de posture : qui, dans les limites donnes, offre le plus grand espace habitable possible () qui donne aux cellules la plus grande largeur l o, pour c e qui est de la clart ncessaire au travail, elle le plus ncessaire ; et qui rduit au plus court le dplacement de linspecteur de lune lautre perspective de surveillance. Bentham voulait construire des prisons, mais son programme rencontre les proccupations des industriels et des thoriciens du management qui narrivent pas surmonter cette contradiction : la logique capitaliste voudrait que les usines grandissent, la contrainte managriale interdit pratiquement de le faire : un patron ne peut tenir sous son regard et contrler directement plus de quelques dizaines de personnes. Cest, dailleurs, un plan dusine quil emprunte son modle, celui de la manufacture que dirigeait son frre en Russie. Le panoptique ne rsoud pas cette contradiction, mais lamnage : Quel que soit lobjet de la manufacture, lutilit du principe [de surveillance, tel que mis en oeuvre dans le panoptique] est vidente et incontestable dans tous les cas o les ouvriers sont pays la journe. Sils sont pays la pice; lintrt qua louvrier travailler de faon profitable supplante lemploi de la coercition, et de tout moyen calcul pour lui donner le plus deffet. Linspection devient alors coordination et contrle : Dans ce cas, je ne vois dautre usage faire du principe de linspection que sous le rapport des instructions donner, ou pour prvenir tout gaspillage ou endommagement qui, autrement, ne serait pas support par louvrier, sous la forme dun retranchement de ses gains ou sous toute autre forme. Il dessine du mme trait les plans de la manufacture, son organisation, sa hirarchie, sa division des tches et son organigramme : Dans une manufacture installe de la sorte, le pavillon central servirait sans doute de bureau de tenue des livres : et si la mme fabrique abritait plusieurs branches dindustrie, les comptes concernant21 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, 1975 22 Jeremy Bentham, Le panoptique, traduction franaise, Paris 1977. On notera dans cette dition,

un entretien avec Michel Foucault, le dcouvreur de Bentham et une postface de Michelle Perrot, historienne du travail qui cite plusieurs des auteurs tudis ici : Grard, Bergery, Reybaud, Dupin. Ce nest pas un hasard : Bentham se situe bien dans cette famille dauteurs qui ont rflchi sur les systmes de production.

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chaque branche pourraient tre tenus dans les parties correspondantes du pavillon. Celui-ci ferait aussi usage de resserre temporaire o seraient rangs les outils et les matires premires que les ouvriers viendraient y reprendre et que o lon entreposerait aussi, comme de besoin, les pices finies. Il dcoupe lentreprise en trois ples : les bureaux o lon tient les livres, les magasins o lon range les outils et les ateliers o lon produit. Au centre, le patron, au milieu ses collaborateurs, aux extrmits les ouvriers. Bentham a invent un modle puissant, que lon retrouve presque lidentique dans les Temps Modernes. Cest un panoptique que dcrit Charlie Chaplin dans ce film o lon voit le patron surveiller ses ouvriers sur un grand cran. Cest ce modle que lon devine encore dans les justifications que lon donne aujourdhui encore aux tableaux de bord des managers : Mais la puissance de ce modle ne doit pas faire illusion. Dans le panoptique de Jeremy Bentham, comme dans lentreprise familiale de Claude Bergery, il ny a pas de place pour la division des fonctions de direction : lentrepreneur est seul la tte de son organisation. On est loin, encore de la grande entreprise qui se construit en dcoupant toujours plus finement les tches de direction.

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PHILANTHROPIE ET PATERNALISME : UNE ECONOMIE DU DON

LA TRADITION FRANAISE DU PATERNALISME Le paternalisme a longtemps t lun des traits caractristiques du management la franaise. Des auteurs aussi diffrents que Landes, Halbwbachs ou dIribarne le mettent au centre de leur analyse de lindustrialisation en France. Historien, David S.Landes lattribue la persistance de la tradition fodale dans un pays rest profondment catholique23. Maurice Halbwachs y voit un compromis entre lEglise et le capitalisme : lEglise oppose traditionnellement les riches et les pauvres, il ny a, dit-il, quun moyen de justifier sa richesse et les efforts quon a faits pour les acqurir : ce sont les bonnes oeuvres, laumne, la charit. LEglise, ajoute-t-il, saccommode tant bien que mal du capitalisme quelle ne peut ignorer ; mais elle reste solidaire dune socit ancienne qui lui tait foncirement hostile.24 Dautres analystes font rfrence la doctrine sociale de lEglise, la tradition personnaliste, Emmanuel Mounier Il est une tradition qui reste trangement absente, comme efface de la mmoire collective : celle des philanthropes, philosophes, administrateurs ou industriels qui ont fait, au tout dbut de la Rvolution industrielle la thorie de ce quon nappelait pas encore le paternalisme. Quelques noms mritent dtre cits : le duc La Rochefoucauld-Liancourt, que lon connait mieux pour avoir financ la fuite du roi, Delessert, banquier et inventeur des caisses dpargne, Gerando, ethnologue et haut fonctionnaire de lEmpire Industriels, financiers ou administrateurs, ces hommes puissants ont particip la cration des premires coles darts et mtiers, cr le mouvement mutualiste, invent les premiers mcanismes de protection sociale et fait la thorie du paternalisme. Sils sont aujourdhui bien oublis, leur influence fut discrte mais insistante. On trouve leur trace jusque dans les thories du rle social de lingnieur de lentre deux guerres. Leur histoire mrite dtre brivement raconte. UN MOUVEMENT PUISSANT Le mouvement philanthropique est n la veille de la Rvolution, mais il ne sest vraiment dvelopp que sous lEmpire. Il runit alors des hauts-fonctionnaires, des industriels, des banquiers, ce que nous appelerions aujourdhui des dirigeants. Ces hommes dactions ont vu de prs natre et se dvelopper la rvolution industrielle. Ils en ont souvent t des acteurs importants. Ils en mesurent rapidement les consquences sociales et dveloppent un programme qui leur ressemble : libral, moderne, conservateur. Libraux, ils sopposent toute obligation qui pourrait freiner le libre jeu du march : pas question daugmenter les salaires des ouvriers, mais ils sinterrogent. Pourquoi la manufacture qui enrichit la socit dans son ensemble appauvrit-elle ses ouvriers?23 David S.Landes, LEurope technicienne, Paris, 1975 24 Maurice Halbwacks, Esquisse dune psychologie des classes sociales, p.117, Paris 1964

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Lecteurs, dAdam Smith, ils cherchent une rponse du cot de la division du travail. Elle produit, des richesses, mais elle entrane avec la varit des emplois, divers degrs daptitudes, dindpendance et, par consquent, divers degrs de puissance, de rmunration.25 Le mme moteur produit richesse et pauvret. Lindustrialisation creuse les carts entre riches et pauvres : elle rend plus accessibles les produits que consomment les pauvres, mais multiplie plus encore ceux destins aux classes moyennes. Forms la fin du 18e sicle, ces hommes sont modernes et rationnels : ils examinent la pauvret avec les yeux du physicien. Ils lobservent, lanalysent, sinterrogent sur son dveloppement. Le baron de Gerando, auteur de ce qui fut sans doute le premier trait dethnologie (Considration sur les diverses mthodes suivre dans lobservation des peuples sauvages) distingue le pauvre qui na, pour subsister que ses bras, de lindigent qui na pas de quoi subsister. Il sinterroge sur les vertus de lingalit en des termes qui voquent les travaux contemporains du philosophe amricain John Rawls. Ns la vie politique pendant la Rvolution, ils en gardent lempreinte. La philanthropie est lhritire de la charit chrtienne, mais il sagit dune charit lacise dont on a voulu, un temps, en 1793, faire un monopole dEtat. Ce nest plus seulement laffaire des riches et des prtres. Cest cel