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HAL Id: tel-01791419 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01791419 Submitted on 14 May 2018 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. L’évangélisation de Panama: les fondements des missions jésuites dans la société coloniale (XVIe-XVIIe siècles) Aymard-Cedric Ngoma-Ngoma To cite this version: Aymard-Cedric Ngoma-Ngoma. L’évangélisation de Panama : les fondements des missions jésuites dans la société coloniale (XVIe-XVIIe siècles). Linguistique. Université Clermont Auvergne, 2017. Français. NNT: 2017CLFAL022. tel-01791419

L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

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Page 1: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

HAL Id: tel-01791419https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01791419

Submitted on 14 May 2018

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinée au dépôt et à la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publiés ou non,émanant des établissements d’enseignement et derecherche français ou étrangers, des laboratoirespublics ou privés.

L’évangélisation de Panama : les fondements desmissions jésuites dans la société coloniale (XVIe-XVIIe

siècles)Aymard-Cedric Ngoma-Ngoma

To cite this version:Aymard-Cedric Ngoma-Ngoma. L’évangélisation de Panama : les fondements des missions jésuitesdans la société coloniale (XVIe-XVIIe siècles). Linguistique. Université Clermont Auvergne, 2017.Français. �NNT : 2017CLFAL022�. �tel-01791419�

Page 2: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

L’évangélisation de Panama : les fondementsdes missions jésuites dans la société coloniale

(XVIe-XVIIe siècles)

Page 3: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

UNIVERSITÉ CLERMONT AUVERGNE(CENTRE D’HISTOIRE ESPACES ET CULTURES)

ÉCOLE DOCTORALE DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES ETSOCIALES

THÈSE

Pour l’obtention du grade de

DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ CLERMONT AUVERGNE

Spécialité : Histoire et Civilisation

Aymard Cédric NGOMA NGOMA

L’évangélisation de Panama : les fondementsdes missions jésuites dans la société coloniale

(XVIe-XVIIe siècles)

Thèse dirigée par Anne DUBET, Professeure d’Universités

Date de soutenance : 06 Octobre 2017

Composition du jury :

Mme Marie Lucie COPETE, Maître de conférences, Université Rouen-Normand

M. Bernard DOMPNIER, Professeur émérite, Université Clermont Auvergne

M. Pierre-Antoine FABRE, Directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en SciencesSociales, Paris

Mme Aliocha MALDAVSKY, Maître de conférences (HDR) en Histoire moderne et del’Amérique espagnole, Mondes américains UMR8168, Université Paris-Nanterre

Mme Anne DUBET, Professeure à l’Université Clermont Auvergne

Page 4: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

A Jean-René Douçot

Au Père Philippe Piolet

Au Père, feu Floribert Abad Essomba

Page 5: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

Remerciements

Je tiens, tout d’abord, à remercier infiniment Anne Dubet, qui a été une directrice de

thèse très attentive et patiente, et qui a su à la fois me guider et me laisser la liberté de

formuler et vérifier mes hypothèses de recherche. Sa direction exigeante, mais très

encourageante, m’a appris l’importance de la rigueur dans l’analyse et la définition des objets

de la recherche historique. Tout au long de ces années, Mme Dubet a su mettre en évidence

ses atouts (entre autres, sa disponibilité, ses compétences, ses critiques, ses riches conseils et

sa patience), qui m’ont permis de produire les résultats ici présentés. Je lui suis très

reconnaissant.

Je souhaite ensuite exprimer ma gratitude à Aliocha Maldavsky, à Bernard Vincent, à

Pierre-Antoine Fabre, à Bernard Dompnier, à Charlotte de Castelnau-L’Estoile et à Marie-

Lucie Copete qui ont su m’encadrer et m’encourager dans l’élaboration des hypothèses qui

ont conduit à la formulation de ce thème. Leur temps très précieux, leurs conseils et leurs

travaux m’ont offert les conditions nécessaires pour accéder aux sources. Je leur dois

beaucoup. Ce travail doit beaucoup aussi au Père Francisco Borja de Medina. Malgré son âge

avancé, il a pris de son temps pour répondre à mes doutes, en m’écrivant régulièrement et

surtout, en me guidant personnellement dans les archives romaines de la Compagnie de Jésus

à Rome. Grâce à lui, j’ai pu trouver et exploiter de nombreux documents. Je ne saurai ne pas

remercier Frederico Palomo, Jaime Contreras et Carmen Sanz Ayán qui ont été mes premiers

guides à Madrid. Leurs riches conseils m’ont permis de déterminer le choix des centres

d’archives, ainsi que les pistes de recherche à priviligier.

Ma reconnaissance va également à plusieurs institutions. Tout d’abord à l’Université

Blaise Pascal Clemont-II (UBP), devenue aujourd’hui Université Clermont Auvergne (UCA).

Elle m’a accueilli sans difficultés comme étudiant en Master en 2010, et m’a offert

Page 6: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

l’opportunité de faire mes premiers pas dans l’enseignement supérieur en tant que doctorant.

Elle m’a honoré par cette confiance de 2012 à 2016. C’est donc ici le lieu d’exprimer ma

profonde gratitude à tousles personnels que j’ai côtoyés. Dans cet élan, je ne manquerai pas de

citer le directeur du département d’études hispaniques de l’époque, Axel Gasquet, et

l’ensemble des collègues auprès desquels j’ai pu cerner les contours du métier d’enseignant-

chercheur. Je ne saurai parler de l’Université Clermont Auvergne (UCA) sans mentionner

l’Ecole Doctorale des Lettres, Sciences Humaines et Sociales (370), ainsi que le Centre

d'Histoire Espaces et Cultures (CHEC) qui m’ont offert d’excellentes conditions de travail.

Ensuite je remercie la Casa de Velazquez qui m’a reçu en 2012 et en 2013 en tant que

boursier-chercheur, m’ouvrant de ce fait, les portes des archives d’Espagne. Stéphane

Michonneau et l’ensemble du personnel ont été d’un grand apport concernant l’organisation

de mes séjours et l’accès aux centres d’archives espagnols. Mes remerciements vont aussi à

l’Ecole Fraçaise de Rome qui m’a offert une bourse en 2013. La disponibilité de son

personnel a rendu facile et très agréable mes séjours à Rome. La Mairie de Clermont-Ferrand

occupe aussi sa place ici, pour la bourse qu’elle m’a offerte en 2015. Grâce à celle-ci, j’ai pu

séjourner à Madrid et à Séville cette année.

Enfin, je remercie infinement l’ensemble des personnels des Archives Générales des

Indes de Séville, de la résidence Universitaire Flora Tristán de Séville, de la Bibliothèque

Sotano de la Casa de Velázquez de Madrid, de l’Académie Royale de Madrid, des Archives

Historiques de Madrid, de la Bibliothèque Nationale de Madrid et des Archives romaines de

la Compagnie de Jésus de Rome. Les personnels des bibliothèques de Clermont-Ferrand

(Espagnol-Carnot, Gergovia, Droit Économie Management et Lafayette) ne sont pas en reste.

Cette thèse n’aurait jamais vu le jour sans le soutien de mes parents, Mavoungou

Mavoungou et Marie-Gertrude, qui ont toujours été là pour moi. Je ne saurai trouver ici les

mots justes pour les remercier. Leur appetit de me voir réussir a été aussi celui de toute ma

famille à laquelle je rends hommage.

Parmi les amis qui ont partagé avec moi la vie de doctorant à Clermont-Ferrand, mes

pensées vont à : Elodie Roebroec épouse Arold, Barbara Curda, Emmanuelle Chaminade

Berthaud, Marie Pierre Tejedor, Marc Augé, Fatma Bouattour, Frédéric Clamens-Nanni,

Jules-César Ekome Otsanga, Oumar Diallo, Elisabeth Stojanov, Karen Vergnol-Remont,

Bleck Nzengue, Sophie Fayol, Aline Auriel, Stève Bessac-Vauref, Lisa Bogani, Maxime

Page 7: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

Calbris, Firmin Andzembe Okoubi et bien d’autres avec qui j’ai suivi plusieurs formations

doctorales. Leurs encouragements pendant la période de rédaction m’ont apporté l’énergie

nécessaire pour surmonter cette phase.

Le séjour à l’École française de Rome m’a permis de rencontrer des personnes qui

sont devenues aujourd’hui incontournables pour moi : Camila Correa, Wei Zhang, Yamamoto

Taeko, Sonia Isodori, Chloé Lavicola m’ont beaucoup aidé dans l’exercice de la transcription.

J’ai parfois abusé de leur gentillesse.

A Madrid et à Séville, Clair Bouvier, Andrea Guerrero Mosquera, Adrián Masters,

Edgard Villafuerte Acuña, Angela María Concha, Marcella Miranda, Paula Judith Fernández,

Mamadou Mackaya, Ntsame Ondo Dalia, Sandra Milena Taborda Parra, Flávia Preto de

Godoy ont su me guider dans mes recherches. Je garde un très bon souvenir des discusions

autour des tapas.

Mes frères et amis : Martial Fouty, Emma Moussavou, Pierre-Alain Mavoungou,

Judicaël Moussavou, Fortuné Ndélo, Julie Moubamba, Patricia Lidwine Ignanga B, Armel

Gnoundou, Marie-Pierre Nzaou, Marcelle Angué Ndong (défunte), Simbou Stella, Alex

Jennifer Odounga, Hance Junior Boucka, Dieu-Noël Mboumbou, Tania et James Mougoubi,

Carmela Remondo, Lesly Kate Abondo, Urbain Moussavou, Yanick Ibangoye, Judicaël

Mbatchi, Ecric Paterne Baonga, Gémaêl Taty-Taty, Grâce Matondo, René Omboso, Patricia

Ku-kumb, Moulanga Mabicka Helza, Pachely Doukaga, Mankou Makaya Amelle, Clève

Dionel Mboyi, Patricia Bouanga, Stéphane Mombo, et tous les autres sont restés à mon chevet

pendant toutes ces années. Je ne saurai finir cette liste sans mentionner Francesco Carta, qui

m’a sauvé au moment d’imprimer ce texte.

Page 8: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

Abréviations

AGI : Archivo General de Indias, Séville

AHN : Archivo Histórico Nacional, Madrid

ARSI : Archivum Historicum Societatis Iesu, Rome

N.R. et Quit : Nuevo Reino et Quito

F.G. : Fondo Gesuitico

Congr. : Congregationes

F. : Folio

Normes de citations

Reproduction des documents

Nous avons modernisé l’orthographe et la ponctuation des documents consultés en

archives. Les abréviations des textes originaux ont été développées. Seules les majuscules des

personnages et des noms de villes ou pays ont été conservées.

Page 9: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

8

INTRODUCTION

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9

En 1566, huit jésuites, en l’occurrence, Jerónimo Ruiz del Portillo – chef de

l’expédition –, Luis López, Miguel de Fuentes, Pedro Llobet, Diego de Bracamonte, Juan

García, Antonio Álvarez et Francisco de Medina sont envoyés à la Ciudad de los Reyes – la

Cité des Rois au Pérou –, pour y établir la Compagnie de Jésus. Toutefois, en arrivant en

transit à Panama en janvier 1568, face aux besoins missionnaires trouvés, Ruiz del Portillo

écrit à François de Borgia – préposé général à ce moment-là – pour lui demander d’implanter

immédiatement la Compagnie dans la province dans laquelle il vient de débarquer.

Partant de cette demande, notre travail se consacre à l’installation et l’action de la

Compagnie de Jésus dans la première ville de Panama. Il s’agit d’étudier l’apostolat des

jésuites dans cette petite ville de la monarchie hispanique entre 1578 (date de la première

fondation) et 1671 (année au cours de laquelle le corsaire anglais Henry Morgan détruit la

ville, qui sera refondée plus loin). Cette étude ne porte pas essentiellement sur une politique

interne de la Compagnie de Jésus, mais aussi sur les relations qui se nouent entre les jésuites

et les multiples groupes de pouvoir de la société panaméenne, ainsi qu’avec les institutions de

la monarchie hispanique et le reste du clergé. Notre objectif est donc de comprendre comment

les jésuites sont admis et étendent leurs pratiques religieuses dans la ville de Panama, un

espace qui les confronte à des enjeux spécifiques, puisque cette ville est à la fois un territoire

de frontière et un nœud de communications important au cours des siècles modernes.

Page 11: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

10

A partir de cette caractéristique, plusieurs historiens ont démontré qu’à cette époque-

là, à cause de la pauvreté de son sous-sol et de son climat difficile, la ville de Panama était

reconnue comme une ville condamnée à n’être qu’un lieu de passage vers l’ailleurs1. Dans la

tradition historiographique locale, cette condition a suscité une volonté de replacer l’Isthme de

Panama et sa capitale (Panama) dans leur histoire singulière. Dans cette voie, en se servant de

la documentation des Archives Générales des Indes de Séville, des historiens tels que Juan

Bautista Sosa et Rubén Dario Carles ont produit des ouvrages en guise de compte-rendus. Le

premier se distingue avec son Panamá La Vieja con motivo del cuarto centenario 1519-

19192 ; et le second avec son ouvrage intitulé 220 años del periodo colonial en Panamá, dont

la première édition est parue en 1950, et suivie de plusieurs autres éditions3. Ces travaux

présentent un cadre complet de la domination espagnole dans l’Isthme de Panama. Les

auteurs mettent en relief la fondation de la ville de Panama par Pedro Arias de Ávila en 1519,

et son évolution jusqu’à la chute du royaume de la Terre Ferme, en dédiant quelques courts

paragraphes aux Ordres religieux établis dans cette ville. Ces ouvrages peuvent être

considérés comme des outils pédagogiques, dont l’objectif est de montrer que l’Isthme de

Panama fut un territoire à part entière conquis et colonisé par l’Espagne jusqu’ au début du

XIXe siècle. A l’instar d’autres territoires américains, celui-ci obtint son indépendance au

cours de la première moitié de ce siècle au prix de la guerre.

Dans l’histoire globale de l’Isthme et dans son histoire singulière, la ville de Panama

se caractérise par deux moments chronologiques fondamentaux : 1519-1671 et 1672-1821.

Ces périodes traduisent le temps de la domination espagnole dans les deux espaces

géographiques désignés communément par les expressions Panamá La Vieja (L’Ancienne

ville de Panama) et Panamá La Nueva (La Nouvelle ville de Panama) qui caractérisent la ville

de Panama. Les dénominations « Ancienne ville » et « Nouvelle ville » sont consécutives à

l’incendie criminel de l’ancienne ville provoqué en 1671 par le corsaire anglais Henry

Morgan. Cet acte témoigne des failles des pouvoirs de la monarchie hispanique dans ce petit

espace très convoité par les rivaux européens, à savoir les Français et les Anglais. Aussi, met-

il en évidence le rôle et l’importance de cette ville dans l’expansion et l’hégémonie de

l’Espagne à travers le centre et l’hémisphère sud du Nouveau Monde.

1 María del Carmen MENA GARCÍA, La ciudad en un cruce de caminos. Panamá y sus orígenes urbanos, Séville,CSIC, 1992, p. 21-24. 2 Juan Bautista SOSA, Panamá La Vieja con motivo del cuarto centenario de su formación (1519-1919), Panama,Imprenta Nacional, 1919 ; Juan Bautista SOSA et Enrique José ARCE, Compendio de historia de Panamá,Panama, Diario de Panamá, 1971. 3 Carles Rubén DARÍO, 220 años del periodo colonial en Panamá, 3e édition, Panama, R. de P. 1969.

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11

La place et le rôle de la ville de Panama dans la route des Indes sont connus des

historiens. Huguette et Pierre Chaunu, dont les onze volumes de Séville et l’Atlantique

décrivent le système de navigation et l’espace économique de l’Atlantique espagnol et

hispano-américain des XVIe et XVIIe siècles, exposent le rôle du port de Panama dans le

trafic entre l’Espagne et les différents ports du Nouveau Monde. La reconstruction de ce trafic

permet de comprendre le système des flottes espagnoles. Celui-ci était constitué de deux

convois : la flotte de la Nouvelle-Espagne – destinée aux côtes de l’actuel Mexique –, et celle

de la Terre Ferme, destinée au Pérou4. Les deux flottes annuelles, composées de navires

marchands escortés par cinq ou six navires de guerre, partaient séparément de Séville. La

première levait l’ancre en avril, et la seconde en août5. Pour ce qui est de la seconde, c’est-à-

dire la flotte de la Terre Ferme, les navires, chargés de marchandises, partaient de Séville et

arrivaient en premier lieu au port de Carthagène, dans l’actuelle Colombie. Ils y restaient

quelques temps avant de poursuivre la route pour atteindre ensuite le port de Nombre de Dios,

qui devint Portobelo par la suite. De là, il fallait traverser deux voies transisthmiques – la voie

fluviale dénommée le « camino de cruces »6 et la voie terrestre, le « camino real »7 –, afin

d’acheminer les marchandises jusqu’au port de la ville de Panama situé sur l’océan Pacifique.

4 Huguette et Pierre CHAUNU, Séville et l’Atlantique (1504-1650), Paris, SEVPEN., 1955-1960. 5 Javier AGUILERA ROJAS, Fundación de ciudades hispanoamericanas, Madrid, MAPFRE, 1992, p. 339-348. 6 Cette voie était praticable uniquement pendant la saison des pluies, qui durait huit mois, de mai à décembre.Elle était empruntée lorsque les pluies rendaient la voie terrestre impraticable.7 Empruntée pendant la saison sèche (janvier, février, mars et avril.

Page 13: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

12

Emprunter ces voies dans un sens comme dans l’autre, n’était pas chose aisée8. Les

voyageurs étaient soumis à des obstacles majeurs d’ordre naturel et humain : une nature

hostile, une végétation impénétrable, une présence d’animaux sauvages et d’insectes de tout

genre9. Les Noirs marron constituaient l’obstacle humain comme le démontre Luis Díez

Castillo10. Dans son ouvrage consacré au marronnage dans l’Isthme de Panama, Jean-Pierre

Tardieu souligne que face à la gravité des délits que ces populations commettaient tout au

long des voies transisthmiques – des massacres de tout Espagnol aux pillages des

marchandises transportées par des mules –, les autorités de la ville de Nombre de Dios furent

amenées à prendre des mesures nécessaires à partir de 1531, afin de mettre un terme à cette

menace que représentait le marronnage11.

Une fois au port de Panama, les marchandises étaient chargées à nouveau dans

d’autres navires qui les livraient enfin au port de Lima, au Pérou. Ce transit de marchandises,

qui impliquait aussi celui des personnes, est à l’origine de la physionomie urbaine qui

caractérise la ville de Panama, que la monarchie hispanique et, dans la foulée, les Ordres

religieux avaient exploitée et considérée comme un lieu de passage. Ce contexte nous a offert

une piste de réflexion sur la traversée de l’Atlantique des jésuites, leur arrivée à Panama, la

durée de leur transit, les activités qu’ils y menaient pendant ce temps et les directions qu’ils

prenaient par la suite. La compréhension de cette traversée et le transit à Panama invite à

s’interroger sur la représentation des jésuites à Panama : de quel type de domicile y dispose la

Compagnie de Jésus et comment fonctionne-t-il ?

La place du domicile de Panama dans l’histoire globalede la Compagnie du Pérou

8 Manuel SERRANO Y SANZ, El Archivo de Indias y las exploraciones del istmo de Panamá, años1527 a 1564,Madrid, Editorial JAEIC, 1911 ; Ernesto de Jesús CASTILLERO REYES, Historia de la comunicación y de suinfluencia en la formación y en el desarrollo de la entidad nacional panameña, Panama, Imprenta Nacional,1941.9 María del Carmen MENA GARCÍA, La ciudad en un cruce de caminos. Panamá y sus orígenes urbanos, op. cit.,p. 215.10 Luis A. DÍEZ CASTILLO, Los cimarrones y la esclavitud en Panamá, Panama, Editorial Litográfica, 1968. 11 Jean-Pierre TARDIEU, Cimarrones de Panamá : la forja de una identidad afroamericana en el siglo XVI,Madrid, Iberoamericana Editorial, 2009 p. 76.

Page 14: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

13

Après le passage de la première expédition jésuite à Lima en 1568 et le refus de

François de Borgia d’établir un domicile à Panama, les jésuites « abandonnent » cette ville.

Pendant près de dix ans, ils n’y implantent aucun domicile et n’effectuent pas non plus de

mission volante. Poussés par les autorités locales et les bourgeois, ils finissent par y établir

une résidence en 1578. Accueillie avec ferveur, celle-ci ne se développe pas et ferme trois ans

plus tard. La volonté des gouvernants de la Compagnie du Pérou de la rouvrir est mitigée.

En 1584, le provincial Balthasar Piñas ordonne une mission exploratoire, afin que les

conditions du rétablissement de cette résidence soient déterminées. Les nouvelles et les

informations que lui envoient les deux jésuites qui effectuent cette mission sont

convaincantes. En 1585, il décide de rouvrir la résidence, mais il s’agit d’une « petite »

maison qui va avoir du mal à exister, à cause des problèmes matériels et humains.

L’établissement, l’évolution et le travail des jésuites de cette résidence ont suscité peu de

vocations d’historiens. Devant cette absence de vocations, une seule question taraude l’esprit

du chercheur : les jésuites ont-ils réellement établi un domicile à Panama ? Dans leur analyse

globale de l’histoire de la Compagnie de Jésus au Pérou, les Pères jésuites-historiens,

spécialistes et classiques de l’Amérique, dissipent ce doute.

Dans le tome II de son Historia de la Compañía de Jesús en la asistencia de España

(1556-1572), Antonio Astrain relate brièvement le séjour panaméen de la première expédition

jésuite qui allait établir la Compagnie au Pérou. En effet, il y met en évidence l’arrivée des

membres de cette expédition à Panama, l’accueil très chaleureux qui leur avait été réservé, les

ministères qu’ils avaient accomplis au cours de ce séjour et la mort d’Antonio Álvarez12. José

Jouanen reprend ce récit, en allant plus loin. En démontrant que le collège de Panama

appartenait à la province de Quito, il met en évidence le contexte de l’établissement des

jésuites à Panama. Il insiste beaucoup plus sur l’enthousiasme des habitants et des autorités de

Panama, qui demandaient instamment non seulement la présence des jésuites dans leur ville,

mais aussi et surtout l’établissement d’un collège13. Juan Manuel Pacheco met en relief la

présence des jésuites à Panama, à travers la question de la réforme territoriale produite en

12 Antonio ASTRAIN, Historia de la Compañía de Jesús en la asistencia de España (1556-1572) , Madrid,Administración Razón y Fe, 1914, p. 308.13.José JOUANEN, Historia de la Compañía de Jesús en la Antigua provincia de Quito (1570-1774), t. 1., Quito,Editorial Ecuatoriana, 1941, p. 286-289 ; Historia de la Compañía de Jesús en la Antigua provincia de Quito(1696-1773), t. 2., Quito, Editorial Ecuatoriana, 1943, p. 174-177.

Page 15: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

14

1604-1605 ; une réforme qui avait débouché sur le transfert de la résidence de Panama de la

province du Pérou à celle du Nouveau Royaume de Grenade et Quito14.

Les jésuites-historiens cités ici se sont limités à un récit dans lequel ils mettent en

avant la passion avec laquelle leurs confrères avaient exercé à Panama. Ce récit est un cadre

idéal qui permet d’avoir une vue générale de l’implantation et de l’action de la Compagnie à

Panama au cours de la période que nous étudions. Les historiens non jésuites ne s’en sont pas

servis, pour écrire une histoire détaillée de la Compagnie de Panama de cette période.

Jusqu’ici, en mettant en lumière la carence des religieux dans la province de la Terre Ferme,

leur objectif n’a été rien d’autre que d’établir des faits qui prouvent la présence des jésuites à

Panama15. Notre travail ne consiste donc pas à démontrer cette présence, mais à reconstruire

les conditions d’implantation des jésuites dans cette ville. Nous insistons en grande partie sur

les débats internes de la Compagnie, puisque c’est en son sein que la question avait fait couler

beaucoup d’encre, alors qu’au sein de la société coloniale panaméenne la présence jésuite

avait fait l’unanimité. Notre étude invite donc à savoir, du point de vue de la Compagnie de

Jésus, quelle perspective missionnaire est préconisée pour ce lieu, d’une part, par les jésuites

du Pérou, et, d’autre part, par les Préposés Généraux qui se sont succédé au cours des XVIe et

XVIIe siècles : de François de Borgia à Claudio Acquaviva. Notre étude se concentre sur ce

dernier, car son généralat (1581-1615) est « marqué par une intense activité de gouvernement

à partir de laquelle il tente de « réguler » et d’unifier les pratiques intellectuelles, spirituelles

et administratives des différentes provinces »16. C’est à ce moment-là que la Compagnie

s’implante à Panama. Ici l’objectif est de comprendre l’histoire interne de la Compagnie, à

travers le débat sur l’implantation et sur la nature et le fonctionnement du domicile de

Panama. Dans cette perspective, notre première intention est de mettre en évidence le choix

du domicile proposé par les jésuites du Pérou et la réponse de Rome. La deuxième intention

consiste à montrer comment les dirigeants de l’Ordre contrôlent ce domicile.

14 Juan Manuel PACHECO, Los jesuitas en Colombia (1567-1654), t. 1, Bogota, DE., Colombia, 1959, p. 146-147 ; Los jesuitas en Colombia (1654-1696), t. 2., Bogota, 1962, p. 78-233.15 Ernesto de Jesús CASTILLERO REYES, Historia de Panamá, 5e édition, Panama, 1955, p. 67 ; Carles RubénDarío, op. cit. ; Celestino Andrés ARAÚZ MONFANTE et Patricia PIZZURNO GELÓS, El Panamá hispano (1501-1821), Panama, Diario La Prensa, 1997.16 Charlotte de CASTELNAU L’ESTOILE, Les ouvriers d’une vigne stérile : les jésuites et la conversion des Indiensau Brésil (1580-1620), Lisbonne-Paris, Centre Culturel Calouste Gulbenkian, Commission Nationale pour lesCommémorations des Découvertes Portugaises, 2000, p. 12.

Page 16: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

15

La désignation des dirigeants du domicile de Panama – tantôt supérieurs, tantôt

recteurs – par les jésuites eux-mêmes dans leurs correspondances administratives ; le type

d’activités qu’ils y mènent, notamment l’enseignement des matières prévues en principe pour

les collèges et les justifications qu’ils soumettent au roi au moment de vouloir bénéficier des

aides matérielles et financières qu’il fournit à la Compagnie de Jésus du Pérou à partir de

1587, comportent une ambigüité qu’il convient d’éclairer ici.

Page 17: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

16

Le développement du domicile : la mobilité desmembres

Cette thèse s’inscrit dans le prolongement de l’historiographie des missions

(lointaines) des jésuites. Au cœur de celles-ci, se trouve le missionnaire, entendu comme celui

qui avait été envoyé par ses supérieurs dans un lieu particulier, pour faire connaître à un

public ciblé ce qu’il considérait comme la vérité religieuse et universelle17 ; pour « planter la

foi », « annoncer la bonne nouvelle » ou « promulguer l’évangile » si l’on reprend les

expressions utilisées avant le XVIe siècle pour faire allusion à la mission18.

Au départ, l’histoire des missions s’est construite autour de l’histoire apologétique ou

anti-apologétique. Il s’agissait en clair de faire le récit de la christianisation. Depuis les années

1990, cette tendance a évolué. L’histoire des missions s’est désormais associée à l’histoire

sociale et intellectuelle. En ce sens, les spécialistes des missions (intérieures et extérieures) se

sont donnés comme objet d’étude l’identité du missionnaire, la procédure de son affectation à

un lieu d’exercice et les rapports qu’il y établit. La réunion de ces trois éléments dans

l’historiographie actuelle a fait du missionnaire un objet d’étude pour faire l’histoire sociale et

culturelle des missions et l’histoire des sociétés coloniales. Jusqu’ici, deux principaux thèmes

ont permis de nourrir cette démarche pour mettre en évidence la construction d’une mission :

les vocations missionnaires et la circulation des savoirs.

Au début des années deux-mille, le Groupe de recherches sur les missions religieuses

ibériques a produit un certain nombre de travaux sur les vocations missionnaires, en

interrogeant une source particulière : les Indipetae. Celles-ci sont des lettres dans lesquelles

les jésuites d’Europe présentaient au préposé général leur vœu de partir pour les Indes : les

« Indes de l’intérieur » ou les « Indes d’ici » et les « Indes de là-bas » ; « l’ici » et « le

lointain », expressions utilisées le plus souvent pour distinguer les « missions de l’intérieur »

des « missions lointaines ». Les premières expressions renvoient aux missions européennes et

17 Charlotte de CASTELNAU-L’ESTOILE, Marie-Lucie COPETE, Aliocha MALDAVSKY et Ines G. ŽUPANOV (éds.),Missions d’évangélisation et circulation de savoirs, XVIe-XVIIe siècle, Madrid, Casa de Velázquez, 2010, p. 2.18 Elisabetta CORSI (coord.), Órdenes religiosas entre América y Asia. Ideas para una historia misionera de losespacios coloniales, México, El Colegio de México, 2008, p. 25.

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les deuxièmes, aux missions extra-européennes, à savoir américaines, asiatiques, africaines,

etc19.

Des problématiques posées sur les vocations pour ces missions, l’on peut retenir l’une

des questions complexes à laquelle le Groupe de recherches cité précédemment s’est attelé à

apporter des réponses : la demande de départ est-elle le fruit de l’intériorisation d’une

contrainte ou de l’extériorisation d’un désir ? Cette question a conduit à savoir : Qui part ?

Pourquoi ? Quand et comment 20 ? En réalité, à partir de ces questions, ce n’est pas seulement

l’identité du missionnaire qui est interrogée, mais aussi les critères choisis des missionnaires –

vocations et circulation des missions – par l’Ordre.

Pour ce qui est de la région américaine qui nous concerne (le Pérou), Aliocha

Maldavsky a apporté des réponses très pertinentes21. En s’intéressant aux profils de membres

choisis, elle fait observer qu’au début du XVIIe siècle, les dirigeants de la province du Pérou

avaient demandé spécifiquement des jésuites Européens. À cet effet, l’expédition de 1604 fut

majoritairement constituée d’Espagnols (en grande partie d’Andalous) et d’Italiens. Ceux-ci

furent élus sur la base de leur ancienneté dans la Compagnie et du nombre des vœux

prononcés. Ici, ce qu’il faut retenir des analyses d’Aliocha Maldavsky, c’est le motif que

chacun avait avancé pour aller aux Indes : le désir ou la vocation exprimés dans la phrase

« aller aux Indes pour servir le seigneur et souffrir pour lui »22. Quel jésuite depuis l’Europe

avait employé cette phrase pour Panama entre 1568 et 1671 ? Cette question nous amène à

étudier les vocations jésuites pour Panama.

Dans l’analyse de la mobilité des membres, les historiens ne se sont pas limités à

identifier les jésuites qui étaient choisis pour telle mission intérieure ou pour telle mission

lointaine. Au-delà de la circulation des hommes, ils se sont intéressés à la circulation des

savoirs (théologie, droit, histoire, cosmologie, rhétorique, mathématiques, astronomie,

19 L’analyse comparative faite par Fernando BOUZA et Bernard DOMPNIER permet de saisir la polysémie de cestermes. Voir leurs « Commentaires », dans Pierre-Antoine FABRE et Bernard VINCENT (éds.), Missionsreligieuses modernes : « Notre lieu est le monde », Rome, École Française de Rome, 2007, p. 307-313.20 Pierre-Antoine FABRE et Bernard VINCENT (éds.), Missions religieuses modernes : « Notre lieu est le monde »,op. cit.21 Aliocha MALDAVSKY, Vocaciones inciertas. Misión y misioneros en la provincia del Perú en los siglos XVI yXVII, Séville, CSIC, 2012/Lima, Instituto Francés de Estudios Andinos, Universidad Antonio Ruiz de Montoya,2012. 22 Aliocha MALDAVSKY, « Administrer les vocations : Les Indipetae et l’organisation des expéditions aux Indesoccidentales au début du XVIIe siècle », dans Pierre-Antoine FABRE et Bernard VINCENT (éds.), Missionsreligieuses modernes : « Notre lieu est le monde », op. cit., p. 64.

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18

botanique, médecine, démonologie, chiromancie, astrologie et alchimie). Dans cette voie, la

formation des missionnaires, leurs carrières et leurs expériences missionnaires constituent

d’autres éléments qui ont été pris en compte, pour mettre en contexte la vocation d’un

missionnaire et définir l’espace missionnaire dans lequel il est envoyé. Celui-ci n'est plus

seulement un lieu où se construit un réseau d’hommes, mais un lieu où se construit aussi un

réseau d’informations : les missionnaires enseignent ce qu’ils savent ; apprennent ce qu’ils ne

savent pas et collectent des informations qu’ils envoient à leurs supérieurs23.

Les travaux spécifiques sur la mobilité sociale des jésuites à Panama sont rares. En

suivant le processus décrit précédemment, nous voulons mener une étude des profils et

parcours des jésuites de Panama. Pour cela, nous nous intéressons à leur formation spirituelle

et intellectuelle, pour connaître ceux qui y sont envoyés ; savoir ce qu’ils apportent et ce

qu’ils apprennent. Tout ceci concourt à interroger leur vocation missionnaire. Autrement dit

nous cherchons à savoir d’où viennent les jésuites qui s’installent à Panama. Quelle est leur

expérience missionnaire américaine ? Panama représente-il pour eux une première expérience

dans les choses spirituelles et/ou temporelles ? Ces questions invitent donc à recenser les

jésuites résidents de Panama. Ensuite, d’une part, nous nous intéressons aux relations de ces

jésuites avec leurs différents supérieurs installés à Lima, à Santa Fe de Bogota et à Rome. A

ce sujet, nous nous focalisons spécifiquement sur le gouvernement temporel du domicile.

23 Plusieurs réflexions ont été récemment menées autour de ces questions. Voir : Charlotte de CASTELNAU-L’ESTOILE, Marie-Lucie COPETE, Aliocha MALDAVSKY et Ines G. ŽUPANOV (éds.), Missions d’évangélisation etcirculation de savoirs, XVIe-XVIIe siècle, op. cit.

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19

Caractérisée par la décentralisation, la Compagnie de Jésus reposait sur un système

administratif, dont l’objectif était d’informer le préposé général. Celui-ci était représenté par

les praepositi provinciales, préposés provinciaux ou plus brièvement « provinciaux » dans les

provinces, et par les superiores missionis dans les missions. Les supérieurs locaux étaient

nommés préposés s’il s’agissait d’une maison professe ; recteurs, s’il s’agissait d’universités,

de collèges et de noviciats et supérieurs s’il s’agissait de résidence24. Selon l’ordre

hiérarchique, le préposé général était à la tête de la pyramide. Dans l’exercice de leurs

fonctions définies par les Règles et les Constitutions, les provinciaux étaient subordonnés au

préposé général. Les recteurs et supérieurs étaient, quant à eux, subordonnés au provincial25.

Notre intention n’est pas de savoir comment était nommé le supérieur et/ou le recteur de

Panama, mais de voir comment il était géré par le provincial de Lima et/ou de Santa Fe de

Bogota. Au-delà de ces relations internes, nous nous intéressons, d’autre part, aux relations

que les jésuites de Panama nouent avec la monarchie et les autorités politiques et civiles de la

ville.

24 Pierre DELATTRE, S.J., Les établissements des jésuites en France depuis quatre siècles, t. 1, Enghien(Belgique), Institut supérieur de théologie, 1949, p. 20.25 Les détails des fonctions administratives de la Compagnie ont été analysés par Adrien DEMOUSTIER. Voir sonarticle « La distinction des fonctions et l’exercice du pouvoir selon les règles de la Compagnie de Jésus », dansLuce GIARD (dir.), Les jésuites à la Renaissance. Système éducatif et production du savoir, Paris, PressesUniversitaires de France, 1995, p. 3-33.

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20

L’étude des missions à la croisée de l’histoire de lamonarchie hispanique

Notre travail se situe dans le cadre d’une historiographie qui observe l’indissociabilité

du pouvoir politique du pouvoir religieux dans les études relatives à l’entreprise missionnaire,

qui est régulée dans les « quatre parties du monde » par le Padroado portugais, le Patronato

espagnol, la Propaganda Fide et la Couronne française. Le point commun de ces quatre

éléments fut d’imposer le catholicisme comme religion planétaire. Dans cette perspective, le

rôle du missionnaire fut indispensable, mais celui-ci ne devait plus être strictement religieux.

Il devait en outre revêtir une dimension coloniale. De ce fait, les missionnaires devinrent des

colons, car leur travail ne consistait plus uniquement à convertir les âmes au catholicisme,

mais aussi à transformer les pratiques culturelles. Au cours des années 1980, Serge Gruzinski

a nourri cette thèse dans le cadre de l’Amérique espagnole, en présentant la christianisation

comme synonyme d'occidentalisation, autrement dit comme le moyen d’affronter les sociétés

autochtones et de les acculturer26.

26 Serge GRUZINSKI, « Christianisation ou occidentalisation. Les sources romaines d’une anthropologiehistorique », Mélanges de l’École française de Rome, MEFRIN, t. 101, 1989-2, p. 733-750 ; Carmen BERNAND

et Serge GRUZINSKI, « La Redécouverte de l’Amérique », l’Homme, 1992, p. 7-38 ; Serge GRUZINSKI, « Lesmondes mêlés de la Monarchie catholique et autres « connected histories », Annales. Histoire, Sciences Sociales,2001.

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21

Dans cette perspective, pour la monarchie hispanique, l’Église catholique apparaissait

dans son empire américain comme une unité politique et un moyen de domination, pour ainsi

dire une religion d’État. A juste titre, dans son article « Reconquista y Repoblación », Tamar

Herzog montre que la monarchie hispanique avait utilisé la religion pour reconquérir ses

territoires perdus en Espagne et ceux qu’elle croyait avoir perdus en Amérique27. De fait,

l’usage de la religion dans la conquête et la domination du Nouveau Monde ne fut rien d’autre

que la transposition, dans cet espace, de la tentation théocratique, pour reprendre une

expression de Jean-Frédéric Schaub. En ce sens, souligne-t-il, l’État s’était arrogé la mission

d’assurer le triomphe de la vertu, de la foi et de la religion, en utilisant les moyens que

conférait la puissance politique, y compris, si nécessaire, la contrainte28. Accomplir cette

mission dans un espace aussi vaste qu’était l’empire espagnol, ne fut pas chose aisée.

27 Tamar HERZOG, « Reconquista y repoblación : modelos ibéricos, realidades americanas y respuestaspeninsulares (siglos XI-XVIII) », dans Anne DUBET et José Javier RUIZ IBÁÑEZ, Las monarquías española yfrancesa (siglos XVI-XVIII), Madrid, Casa de Velázquez, 2010, p. 45-55.28 Jean-Frédéric SCHAUB, « Chapitre 5 : la monarchie hispanique », dans Joseph PÉREZ (dir.), Histoire del’Espagne, Fayard, 1996.

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22

Au milieu du XVIe siècle, cet empire s’ést structuré autour de deux administrations :

l’une installée en Espagne, et l’autre dans les territoires conquis du Nouveau Monde. Cette

structuration a ouvert le champ à un courant historiographique développé par J. H. Elliott.

Selon lui, la réalité politique de la monarchique hispanique reposait sur un modèle bilatéral

nommé « monarchie composite », pour contrôler les territoires depuis un centre unique :

Madrid et/ou Lisbonne. A partir de ce bilatéralisme, l’auteur cité explique que le centre

(Madrid/Lisbonne) restait la sphère décisionnelle et que les territoires périphériques étaient,

quant à eux, des récepteurs passifs de ces décisions-là29. En situant le fait religieux dans cette

hypothèse, l’on peut sous-entendre que c’est Madrid, seul, qui dictait et régulait l’action des

religieux au Nouveau Monde. Dans un sens, on peut l’affirmer sans réserve, puisque c’est la

métropole qui délivrait les permis d’entrée en Amérique. Dans un autre sens, on peut nuancer

cette hypothèse, car penser ainsi, c’est ignorer l’action des acteurs locaux qui, comme par

exemple les corps de ville, étaient capables de faire obstacle aux décisions du roi ou de ses

représentants. En effet, les corps de ville usaient souvent des manœuvres dilatoires, c’est-à-

dire que lorsqu’une décision ne leur plaisait pas, ils objectaient que le roi était mal informé.

De ce fait, ils demandaient que cette décision soit repportée, et dans l’attente d’une réponse,

ils refusaient de l’appliquer. C’est cette attitude que résume la phrase « se obedece, pero no se

cumple » (on obéit, mais on n’exécute pas).

Cette attitude montre que les territoires périphériques n’étaient pas seulement passifs

face aux décisions royales. Ils constituaient aussi des lieux de pouvoir qui pouvaient se passer

du centre. C’est cette vision qu’un nouveau courant historiographique développe depuis

quelques années, en présentant la monarchie hispanique comme une « monarchie

polycentrique ». Autrement dit, l’empire du roi d’Espagne est un territoire qui intègrait sans

cesse de nouveaux acteurs, dont le poids au sein de la structure globale changeait dans un

constant jeu de négociation. C’est ce que montrent à juste titre les travaux réunis dans

l’ouvrage Polycentric monarchies. How did Early Modern Spain and Portugal Achieve and

Maintain a Global Hege mony ?30. Tout comme les élites créoles, les Indiens et les Noirs, les

missionnaires, en arrivant au Nouveau Monde, s’étaient inscrits dans le jeu de la négociation,

en intégrant des réseaux qui pouvaient favoriser leur action dans la société. En d’autres

termes, une fois au Nouveau Monde, les missionnaires étaient soumis au pouvoir local qui

29 J. H. ELLIOTT, « A Europe of composite monarchies. Past and Present » , n°137, Oxford University Press ThePast and Present Society The Past and Present Society, 1992, p 48-71.30 Pedro CARDIM, Tamar HERZOG, José Javier RUIZ IBAÑEZ et Gaetano SABATIN, How did Early Modern Spainand Portugal Achieve and Maintain a Global Hegemony ?, Brighton, Sussex Academic Press, 2012.

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23

décidait de leur action. Cette hypothèse s’illustre clairement au Pérou avec l’imposition de la

direction des doctrines aux jésuites par le vice-roi Toledo.

Dans ce cas, deux images apparaissent. La première est que les missionnaires étaient

sous le contrôle du pouvoir local. La deuxième est que ce pouvoir avait besoin des

missionnaires pour construire une nouvelle société. La difficulté qu’il y a à séparer le

religieux du politique durant l’époque moderne, mise en évidence par l’historiographie depuis

les années 1990, apparaît clairement. Jean-Frédéric Schaub a publié un excellent article

intitulé « El pasado republicano del espacio público ». En montrant les liens étroits qui

existent entre la vie publique et la vie privée dans le fonctionnement de la monarchie, il

présente la religion catholique comme la « catholicité de la république »31.

Par rapport à ces travaux, le cas de Panama pose de nouvelles réflexions. La

monarchie s’était-elle servie de la Compagnie de Jésus pour conquérir et protéger cette ville,

ou plus globalement, la province de la Terre Ferme ? Cette question nous conduit à voir si les

représentants royaux de ladite province avaient avec les jésuites un projet commun de

l’évangélisation de ce lieu. Creuser cette question oblige à évaluer, en amont, la présence

royale et l’état de la conquête spirituelle dans ce lieu avant l’établissement des jésuites.

31 Jean-Frédéric SCHAUB, « El pasado republicano del espacio público » dans François-Xavier GUERRA etAnnick LEMPERIERE, Los espacios públicos en Iberoamérica. Ambigüedades y problemas. Siglos XVIII-XIX,Mexico, Centro francés de estudios mexicanos y centroamericanos, 2008, p. 27-53.

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24

Problématique

Partant de l’idée que la colonisation rime avec la christianisation, nous avons été

amené à observer la nature des activités pastorales privilégiées par les jésuites dans la ville de

Panama. S’agit-il d’activités qui tendaient à soutenir un processus d’acculturation des

infidèles et des païens prôné par le pouvoir colonial dans le but d’élargir l’empire américain

du roi d’Espagne, ou d’activités qui s’inscrivaient dans un cadre purement religieux, c’est-à-

dire dans le but unique de sauver les âmes des autres sans distinction (des vieux chrétiens, des

infidèles, des païens, des tièdes, etc.) ? En clair, au centre de notre travail se trouve, d’une

part, la volonté des autorités politiques de Panama de voir les jésuites s’établir dans leur ville ;

et d’autre part, la volonté des jésuites de s’y établir, mais ceux-ci devaient composer avec les

réticences de la curie généralice (Rome). En ce sens, notre réflexion se concentre sur la nature

et la finalité des activités pastorales des jésuites, ainsi que le but que leur assignaient les

autorités politiques. Dans cette voie, nous tentons de croiser l’histoire de l’expansion de la

Compagnie de Jésus et celle de l’expansion de la monarchie hispanique, afin de suivre la

construction d’une société coloniale. Pour cela, notre analyse repose sur trois points

essentiels.

Le premier point renvoie à la nature du domicile que les jésuites avaient établi à

Panama. Décrire les modalités de l’implantation et du gouvernement interne de ce domicile

invite à apprécier l’intérêt qu’ils avaient accordé à cette ville. En ce sens, nous nous donnons

l’opportunité de comprendre les liens sociaux qu’ils avaient créés dans cet espace et le zèle

missionnaire qui était le leur. L’analyse du zèle missionnaire interroge en toile de fond la

capacité des jésuites, qui y étaient envoyés, à s’adapter dans un territoire considéré comme

malsain, à cause des conditions climatiques très difficiles.

Le deuxième point concerne les profils de ceux qui y étaient effectivement envoyés.

En dehors du climat difficile, la diversité des populations est l’autre caractéristique importante

de la ville de Panama au regard de son contexte portuaire et commercial. De ce fait, il est

intéressant de savoir si la Compagnie de Jésus avait choisi d’y envoyer ses meilleurs

membres, c’est-à-dire des spécialistes de l’évangélisation de chaque groupe de populations

qui composaient la ville. La connaissance de ces profils conduit à apprécier, d’une part, le

type d’apostolat que les jésuites avaient privilégié, ainsi que son intensité ; d’autre part, les

Page 26: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

25

difficultés auxquelles ils s’étaient confrontés. En conséquence, l’analyse de la pratique

missionnaire interroge le sens des missions que les jésuites avaient effectué dans et hors de la

ville de Panama. Les missions qu’ils avaient effectuées dans les villes et villages autour de

Panama avaient-elles consisté à asseoir la Compagnie de Jésus dans la province de la Terre

Ferme ?

Enfin, le troisième point repose sur le regard du clergé séculier et de la monarchie sur

ces missions. Il s’agit de voir comment les divers groupes de pouvoir locaux avaient encadré

ou non l’activité pastorale des jésuites.

Sources documentaires

Ce corpus documentaire, dans la période considérée, est constitué des sources

produites par les multiples institutions et individus dont nous cherchons à reconstruire

l’action. Il s’agit en effet des sources qui proviennent, d’une part, de la correspondance

administrative officielle de la monarchie hispanique et de la Compagnie de Jésus ; d’autre

part, il est question des lettres privées dénuées de tout caractère administratif.

LES FONDS DES ARCHIVES GÉNÉRALES DES INDES DE SÉVILLE32

Les documents provenant de la péninsule, rédigés par le roi, ou en son nom par les

magistrats du Conseil des Indes et de la Chambre des Indes, ont été distingués d’avec les

documents en provenance d’Amérique, en l’occurrence de Panama (expédiés par les

présidents, gouverneur-capitaines généraux et présidents de l’Audience, des corregidors, etc.)

à destination de la péninsule. Cette distinction n’a pas été absolue en soi. Elle a obéi à une

logique qui a consisté à suivre les documents émanant d’individus ou de corps situés sur les

deux rives des océans Atlantique et Pacifique, et qui se répondaient les uns aux autres.

L’intérêt de cette méthode a été de pouvoir mieux apprécier, tant le type de sources qui

32 En abrégé tout au long du texte par AGI.

Page 27: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

26

circulaient, que la nature des injonctions qu’elles comportaient et véhiculaient au sujet du

gouvernement de la ville de Panama, et la manière dont elles étaient reçues et traitées par les

divers groupes de pouvoir locaux.

*Les documents provenant de la péninsule

Parmi les documents administratifs en circulation entre l’Espagne, le Pérou et Panama

au cours de la période étudiée, ce sont les provisions (reales provisiones) et les cédules

royales (reales cédulas), glanées aux AGI dans la section Gobierno, sous-section Audiencia

de Panamá, qui ont été utiles pour ce travail. La fonction de ces deux documents est

commune : communiquer des ordres, accorder des grâces, procéder à des nominations,

notifier des pragmatiques, résoudre des plaintes, autoriser le paiement des salaires, etc. Si leur

teneur est commune pour traduire le mandement royal, leur forme et leur mode d’expédition

sont du moins différents.

Les provisions royales se distinguent des cédules royales par leur caractère très

solennel mis en exergue dans leurs intitulés. En dessous du signe de croix situé au-dessus et

au centre de la lettre, se trouvent le titre de courtoisie « Don » suivi du nom du roi, la formule

du droit divin « por la gracia de Dios », le titre « el rey » ou « la reina » et le nom des

territoires sur lesquels est exercé le pouvoir. Enfin viennent la formule de salutation « salud e

gracia » ou « salud » et la notification « sabed que, sepades que » ou bien « sabéis que ».

Quant aux cédules royales, elles s’intitulent simplement : « el rey », « la reina », « el

rey y la reina » ou « el príncipe ». A la suite de cette intitulation, les formules de salutations

peuvent manquer, comme dans les provisions royales d’ailleurs. C’est le cas dans la plupart

des cédules que nous avons consultées. Immédiatement, suit l’indication du destinataire, entre

autres : « Presidente e oidores de mi audiencia real que residís en la ciudad de Panamá de la

provincia de Tierra Firme […] ». Ensuite vient l’objet « por parte de X, se me ha hecho

relación que […] », « por la presente, doy licencia a X […] », ou « He tenido por bien dar la

presente, por la cual […] ».

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27

Ces documents, moins solennels et plus simples que les provisions royales, sont les

plus fréquents dans notre corpus, car ils sont les plus abondants au cours de la période que

nous étudions. En se focalisant sur la classification diplomatique des documents émanant de

la Couronne espagnole de l’époque moderne, Ángel Hernández García indique que les

cédules royales s’expédiaient à meilleur marché, au contraire des provisions royales. Cette

caractéristique, à laquelle s’ajoute la simplicité de la forme du document, explique, selon

l’auteur, l’usage très fréquent des cédules royales dans la correspondance épistolaire du XVIIe

siècle33.

Ces deux documents qui viennent d’être distingués brièvement existent sous deux

formes. D’une part, il y a les provisions et les cédules royales de oficio ; d’autre part, celles

écrites à la demande des parties (a petición de parte). Antonia Heredia Herrera a consacré une

étude relative à la distinction des cédules royales de oficio des cédules royales de a petición

de parte34. Les premières résultent du droit régalien du roi, en commençant soit par le nom si

elles sont personnalisées, soit par les charges ou les titres des personnes à qui elles sont

destinées. Les secondes sont émises par le roi à la demande d'une institution ou d’un

particulier et commencent par l'évocation de l'affaire en question et du demandeur. Les deux

formes sont fréquentes dans notre corpus.

L’existence d’inventaire des provisions et des cédules royales relatives à Panama

montre que ces sources ne sont pas un terrain archivistique vierge. A l’entame de nos

recherches, nous nous sommes adonnés à la lecture des catalogues qui réunissent ces

documents sans les avoir distingués les uns des autres. La consultation des volumes de Juan

Bautista Muñoz à l’Académie Royale d’Histoire de Madrid a stimulé nos réflexions dans les

choix des manuscrits royaux à étudier35. Ces choix ont été renforcés par la consultation des

travaux de Julián Paz à la Bibliothèque Nationale de Madrid36. Ces premières lectures ont été

couronnées par l’analyse des volumes des Monumenta Peruana d’Antonio de Egaña que nous

détaillerons plus loin.

33 Ángel HERNÁNDEZ GARCÍA, « Clasificación diplomática de los documentos reales en la Edad Moderna »,Revista de Historia, Cáceres, 2001, p. 170.34Antonia HEREDIA HERRERA, « Los cedularios de oficios y de partes del Consejo de Indias : sus tiposdocumentales, siglo XVII », Anuario de Estudios Americanos, Séville, 1972, p. 1-60.35Juan Bautista MUÑOZ, Catálogo de la colección de Don Juan Bautista Muñoz, t. 1, Madrid, Real Academia dela Historia, 1954 ; Catálogo de la colección de D. Juan Bautista Muñoz, t. 2, Madrid, Real Academia de laHistoria, 1985.36 Julián PAZ, Catálogo de los manuscritos de América existentes de la Biblioteca Nacional. 2ª ed. rev. y aum.,por C. Olaran y M. Jalón, Madrid, 1992.

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28

L’examen des liasses des AGI nous a permis de découvrir les droits de passage aux

Indes, en particulier à Panama, accordés aux personnels politiques, civils et religieux. Ces

données, ainsi que celles ayant trait aux nominations, ont été localisées dans la section

Gobierno, sous-section Audiencia de Panamá, sous-sous-section Consejo de Indias : reales

despachos et Consejo de Indias : Expedientes de confirmaciones de oficios.

En ce qui ce concerne la circulation des jésuites de l’Europe à Panama en vue d’un

établissement à long terme, les inventaires des droits de passages (des licences royales) n’ont

pas été d’un grand apport. Cependant, ces sources ont été utilisées pour relever les premières

destinations américaines des jésuites affectés à Panama. A cet effet, nous avons eu recours

aux cartons de la sous-section Papeles del Consejo de Indias de la section Contaduría. Pour

l’historien des missions jésuites américaines, cette section est très utile, car elle permet

d’identifier les jésuites qui passaient aux Indes espagnoles. En ce sens, elle apparait comme

un complément des Indipetae, car elle met en exergue la prise en charge par la Couronne des

jésuites élus pour les missions américaines. On y observe donc les besoins matériels et

financiers de ces jésuites au départ de l’Espagne, les moyens mis à leur disposition par le roi

et le traitement que ce dernier recommandait à leur égard à ses institutions métropolitaines et

ultramarines pendant le voyage jusqu’à l’arrivée.

Pour comprendre l’appui de la Couronne aux activités de l’Eglise et des jésuites de

Panama, nous avons parcouru les fonds de la section Gobierno, sous-section Audiencia de

Panamá, sous-sous-section Cartas y expedientes de personas eclesiásticas. Dans ces liasses,

nous avons découvert une série de cédules royales qui mettent en relief les discussions autour

de la donation que Philippe II avait accordée aux jésuites du Pérou en septembre 1587, dont

lesjésuites de Panama étaient aussi bénéficiaires. Il s’agit de dix-mille cinq-cents ducats et

deux-mille neuf-cent pesos pour la construction des établissements, du vin pour célébrer les

offices divins, de l’huile pour éclairer le très saint sacrement et des médicaments pour les

malades. Cette donation n’étant pas l’unique forme de financement des jésuites de Panama

par la Couronne, nous avons examiné la sous-sous-section Registros de oficio : Reales

Despachos de la section citée plus haut. Les résultats ont montré que les dîmes et les biens des

défunts constituaient d’autres moyens envisagés et autorisés par la Couronne pour le

fonctionnement de l’Eglise et des institions religieuses de Panama. Parallèlement, il a importé

d’apprécier les réponses de la Couronne aux différentes demandes formulées par les

institutions et les hommes de Panama. Pour cela, les registres de la section Gobierno, sous-

section Audiencia de Panamá, sous-sous-section Consejo de Indias : Consultas referentes al

Page 30: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

29

distrito de la Audiencia de Panamá, représentent une ressource majeure. Nous y avons trouvé

la plupart des décisions prises au sujet de la vie locale en général.

*Les documents émanant des autorités locales

A côté des provisions et des cédules royales, nous nous sommes servi des documents

écrits par des personnes qui avaient occupé une fonction publique au nom du roi ou au nom

des institutions religieuses, et des particuliers établis dans la province de la Terre Ferme en

général, et à Panama en particulier. La diversité des documents que chacun d’entre eux

produit à l’adresse du roi permet de distinguer aussi bien les institutions établies dans cet

espace, que leur fonctionnement et les rapports des unes aux autres. Le regard porté sur le

système colonial et son impact sur ses acteurs dans cette province ont été mis en relief par

Carol F. Jopling dans l’ensemble des textes qu’elle a réunis dans son étude ethno-historique

des Indiens et des Noirs de Panama37.

Le caractère diplomatique des documents provenant du Nouveau Monde a attiré

l’attention de beaucoup de chercheurs et archivistes. A la suite des réflexions d’Aurelio

Tanodi38, José Joaquin Real Díaz s’est focalisé sur cet aspect, en analysant sommairement le

contenu et la fonction de chaque document émanant des Indes espagnoles39. De ces

documents, c’est l’analyse des mémoires et des pétitions de parties qui nous a été utile. Pour

réunir ces documents, nous nous sommes fié aux inventaires d’Antonio García Susto et de

Bibiano Torres Ramírez, Juana Gil-Bermejo García et Enriqueta Vila Vilar40. La lecture des

lettres réunies par ces chercheurs nous a imposé un premier exercice : établir la différence qui

existe entre les mémoires et les requêtes.

37 Carol F. JOPLING, Indios y negros en Panamá en los siglos XVI y XVII, Selecciones de los documentos delArchivo General de Indias, Guatemala, Centro de Investigaciones Regionales de Mesoamérica Antigua, 1994,612p.38 Aurelio TANODI, « En torno a los estudios diplomáticos hispanoamericanos », Historiografía y BibliografíaAmericanistas, Séville, I, 1974, p. 51-66.39 José Joaquín REAL DÍAZ, Estudio diplomático del documento indiano, Escuela de EstudiosHispanoamericanos, 1970.40 Antonio GARCÍA SUSTO, Catálogo de la Audiencia de Panamá, sección v del Archivo de India de Sevilla,Madrid, 1926 ; Bibiano TORRES RAMÍREZ, Juana GIL-BERMEJO GARCÍA et Enriqueta VILA VILAR (éds.), Cartasde cabildos hispanoamericanos, Audiencia de Panamá, Séville, Escuela de Estudios Hispanoamericanos, 1978.

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30

Les mémoires sont des documents par le biais desquels une institution ou un

particulier demande une faveur, une grâce ou une récompense, en invoquant les mérites ou les

raisons sur lesquels chacun fonde sa demande. Les requêtes, quant à elles, comportent des

demandes exclusivement juridiques41. Les informations que l’on trouve dans ces documents,

produits par les procuradores42 et les religieux de la ville, sont très variées, offrant des

témoignages sur les problèmes de toute nature exposés au roi. Comme sources de recherches,

ces documents offrent la possibilité d’apprécier le rôle du corps de ville dans les activités

pastorales, qu’il s’agisse de celles du clergé séculier ou du clergé régulier. Avant tout, ce rôle

se focalise sur l’établissement et l’entretien des institutions religieuses.

Dans la quête des mémoires et des requêtes, nous nous sommes référé à la section

Gobierno. Dans cette dernière, nous avons passé au crible les séries des Cartas y expedientes

de cabildos seculares et des Cartas y expedientes de personas seculares de la sous-section

Audiencia de Panamá. Nous y avons trouvé des requêtes et des lettres officielles et celles

dites privées produites par des échevins, des corregidors, des greffiers, des notaires, des juges

ordinaires, des magistrats et des particuliers.

Dans ce type de documents, prédominent des demandes de grâces et de récompenses

et parallèlement à elles, abondent des témoignages concernant les mérites, les services rendus

pour renforcer les demandes formulées. Cette documentation offre l’opportunité d’étudier les

personnels qui se succédèrent dans l’administration panaméenne. Par ailleurs, elle rend

compte des choix effectués sur divers plans de la politique locale, des relations qui existèrent

au sein du corps de ville et de ses rapports avec d’autres institutions, en l’occurrence

l’Audience royale souvent accusée d’ingérence par les officiers du corps de ville au sujet des

nominations des échevins de la ville par exemple. Aussi, rend-elle compte des requêtes du

corps de ville concernant des aides matérielles et financières, pour lutter contre les Noirs

marron, les pirates anglais et français ; pour réparer la ville (particulièrement la réfection de

l’église cathédrale) et pour financer les activités des bourgeois. Les demandes formulées

exclusivement par le clergé séculier et régulier sont dispersées dans la série des Cartas y

expedientes de personas eclesiásticas de la sous-section citée plus haut.

Pour « compléter » la recherche des lettres des autorités de Panama adressées au roi,

nous avons fouillé dans la section Patronato. Celle-ci nous a offert quelques lettres des

41 José Joaquín REAL DÍAZ, op. cit, p. 75.42 Ibid, p. 77.

Page 32: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

31

évêques Tomás de Berlanga et de Pablo de Torres. Dans ces lettres, le premier rend compte de

ses visites épiscopales, et le second se défend des accusations d’abus de pouvoir dont il fit

l’objet.

Les rapports de visites représentent l’autre ressource majeure provenant de Panama sur

laquelle s’appuie ce travail. Deux types de visites ont été étudiés.

En premier lieu, il s’agit des visites dites particulières, étudiées dans le cadre du

soutien financier et matériel apporté aux jésuites par le roi. Leur objectif ne fut pas de juger et

de condamner qui que ce soit, mais de vérifier les conditions décrites au roi par les religieux,

afin que ceux-ci obtiennent des aides financières et matérielles. Pour analyser la visite du

domicile des jésuites effectuée en 1587, nous nous sommes référé à la section Gobierno, sous-

section Consejo de Indias, Cartas y expedientes, Cartas y expedientes de personas

eclesiásticas43. Nous y avons trouvé le rapport de cette visite. Transcrit par Antonio de Egaña,

ce rapport offre une série d’informations qui ont permis d’analyser la situation financière et

matérielle des jésuites de Panama.

En deuxième lieu, il s’agit de la visite épiscopale. A ce sujet, nous n’avons pas étudié

la visite épiscopale effectuée par les archevêques ou les évêques dans le cadre d’un contrôle

de leur juridiction suite à une prise de fonction, ou d’une campagne d’évangélisation. Nous

avons étudié la visite épiscopale effectuée par un archevêque, ici de Lima, dans le cadre d’une

procédure judiciaire commandée par le roi, dont l’objectif était de résoudre les litiges entre

l’évêque, ici Pablo de Torres, et son chapitre ecclésiastique, d’une part ; et d’autre part, entre

l’évêque et la grande majorité des officiers et des bourgeois de la province. Pour cela, nous

avons parcouru la section Justicia dans laquelle se trouvent les documents liés à la justice du

Nouveau Monde. Nous y avons trouvé le rapport de cette visite, dont les renseignements

mettent en évidence le fonctionnement complexe de l’évêché de la province de la Terre

Ferme. La seule lacune majeure de ce document est l’absence d’un texte rapportant les détails

de la décision des visiteurs et celle de l’archevêque.

LES FONDS DE L’ACADÉMIE ROYALE D’HISTOIRE DE MADRID

43 Panama, 103.

Page 33: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

32

Notre travail dans ce centre s’est focalisé essentiellement sur la recherche des

informations concernant l’administration des institutions de Panama. Dans cette perspective,

la lecture des collections de Salazar y Castro, Mata Linares et de A. Rodríguez-Muñino nous a

conduit à l’examen des fonds de la section Papeles de América dans laquelle nous avons mis

la main sur quelques mémoires. En cherchant à connaître ceux qui finançaient les activités des

jésuites, nous avons trouvé un mémoire, produit par les finances royales, qui offre un

panorama du patrimoine des bourgeois et des officiers de Panama des années 1580. Parmi la

centaine des personnes citées dans ce document, seule María Rodríguez de Tapia a été utile à

notre étude. En effet, cette dernière, dont le patrimoine est estimé à quarante mille ducats,

s’était distinguée dans l’établissement des jésuites à Panama avec les dons qu’elle leur avait

fait et la demande d’un collège qu’elle avait adressée à Claudio Acquaviva.

LES FONDS DES ARCHIVES HISTORIQUES NATIONALES DE MADRID

L’intérêt porté sur ce centre réside dans le besoin d’obtenir des informations traduisant

l’attitude de l’Inquisition face aux jésuites de Panama, dont l’un d’entre eux, Miguel de

Fuentes, fit l’objet d’un procès dans les années 1580 à Lima où était établi le tribunal

inquisitorial ayant juridiction sur Panama. Les travaux de José Toribio Medina et de Maurice

Birckel44 nous ont facilité la tâche pour retrouver ce procès dans la section Inqusición 1, Leg

1647, n°2. Actuellement, cette pièce d’une centaine de pages est disponible en intégralité sur

le portail de recherches en ligne des archives espagnoles (Pares)45. A partir des faits reprochés

à Miguel de Fuentes, ce procès nous a offert l’opportunité d’observer non seulement les

pratiques religieuses développées par les jésuites à Lima, mais aussi leurs relations

conflictuelles avec l’Inquisition46. Au fond, le procès de Miguel de Fuentes a permis de voir

comment la Compagnie de Jésus entendait gérer ses membres de Lima.

44 José TORIBIO MEDINA, Historia del tribunal de la Inquisición de Lima : 1569-1820, t. 2, Santiago du Chili,Fondo Histórico y Bibliográfico, 1956 ; Maurice BIRCKEL, « Le P. Miguel de Fuentes et l’Inquisition de Lima »,Bulletin Hispanique, Tome 71, n°1-2, 1969. p. 31-139.45 Archivo Histórico Nacional [AHN], section, Consejo de Inquisición, INQUISICION, 1647, EXP.2.46 Marcel BATAILLON, Les Jésuites dans l’Espagne du XVIe siècle, éd. Pierre-Antoine Fabre, Paris, Les BellesLettres, 2009.

Page 34: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

33

LES FONDS DE L’ARCHIVUM ROMANUM SOCIETATIS IESU DE ROME47

La ville de Panama de 1519 à 1671 fut-elle véritablement une terre de missions pour la

Compagnie de Jésus ? Trouver les réponses à cette question nous a conduit inévitablement

aux Archives romaines de la Compagnie de Jésus, situées dans le Borgo Santo Spirito, près du

Vatican. Les Jésuites y ont regroupé les documents concernant le gouvernement général de

leur Ordre depuis sa fondation. Les fonds d’archives de ce dépôt se trouvent dans trois

grandes sections : Antica Compagnia (Ancienne Compagnie), Nueva Compagnia (Nouvelle

Compagnie) et le Fondo Gesuitico. De ces trois sections, notre travail s’est situé dans la

première et la troisième section. La première section (Ancienne Compagnie – 1540-1773 –),

est divisée en deux parties : Biblioteca et Chiesa del Gesù. Parmi ces deux parties, nous nous

sommes intéressés à la première, qui est subdivisée en deux parties Assistentia et

Congergationes.

*Assistentia

Cette sous-section est repartie en plusieurs Assistentiae (provinces) : Assistentia

Galliae, Assistentia Germaniae (Allemagne), Assistentia Hispaniae (Espagne), Assistentia

Italiae (Italie) et Assistentia Lusitaniae (Portugal). Parmi ces Assistentiae, c’est l’Assistentia

Hispaniae que nous avons consultée. Celle-ci comporte les provinces d’Espagne (les

provinces de Castille, de Tolède, d’Aragon et d’Andalousie) et de ses colonies américaines

(les provinces de la Nouvelle-Espagne, du Pérou, du Nouveau Royaume de Grenade et Quito,

de Quito, etc.). En suivant l’organisation de cette Assistentia, en l’occurrence des provinces

d’Amérique, ce sont les provinces du Pérou (Provincia Peruana [Perú]) et du Nouveau

Royaume de Grenade et Quito (Provincia Novi Regni et Quit [N. R. et Q.]) qui ont été utiles à

notre travail, car elles hébergent successivement le domicile de Panama (1578-1604) et (1604-

1696) dans la période que nous étudions. Dans les sections et sous-sections de ces deux

provinces, nous avons passé au peigne fin les Cartas Annuas ou Litterae Annuae (Lettres

47 En abrégé tout au long du texte par ARSI.

Page 35: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

34

Annuelles), les Catalogues, quelques lettres individuelles et les lettres des préposés généraux

en réponses à ces dernières.

Page 36: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

35

Pour ce qui est de l’existence de ces sources, les différents volumes des Monumenta

Peruana d’Antonio de Egaña nous ont été d’un grand secours. Dans la réunion et l’étude de

ces sources, selon la thématique de chaque chercheur et historien, ces volumes présentent un

double intérêt. Avec soins et de façon chronologique, Antonio de Egaña signale, d’abord,

l’origine (conservée ou modifiée) de chaque document, et par la suite, il le transcrit in extenso

ou à moitié. Ce travail donne ainsi l’opportunité d’inventorier les sources recherchées, de les

localiser et, enfin, de les trouver dans les catalogues de l’ARSI. En raison de ce double apport

– localisation et transcription –, les Monumenta d’Antonio d’Egaña se sont imposés comme

source indispensable dans l’historiographie de la Compagnie péruvienne48. Cela dit, ils

comportent leurs limites. Dans certains cas, les documents ne sont pas exposés intégralement.

Par conséquent, le recours aux archives reste indispensable.

48 Antonio de EGAÑA, S.I., Monumenta Peruana I (1565-1575), Rome, APUD “Monumenta Historica Soc.Iesu,1954, 800 p ; Monumenta Peruana II (1576-1580), Rome, APUD “Monumenta Historica Soc.Iesu, 1958, 891 p ;Monumenta Peruana III (1581-1585), Rome, APUD “Monumenta Historica Soc.Iesu, 1961, 770 p ; MonumentaPeruana IV (1586-1591), Rome, APUD “Monumenta Historica Soc.Iesu, 1966, 878 p ; Monumenta Peruana V(1596-1599), Rome, APUD “Institutum Historicum Societatis Iesu, 1974, 839 p ; Monumenta Peruana VI(1600-1602), Rome, APUD “Institutum Historicum Societatis Iesu, 1981, 1047 p ; Enrique FERNANDEZ,Monumenta Peruana VIII (1603-1604), Rome, APUD “Institutum Historicum Societatis Iesu, 1986, 650 p.

Page 37: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

36

Parmi ces documents consultés, se trouvent les Lettres Annuelles. Celles-ci répondent

à un devoir d’information au préposé général qui traduit le concept d’unité prôné par l’Ordre.

En effet, écrites avec le concours des informations fournies par les dirigeants locaux

(supérieurs des missions, supérieurs des résidences, recteurs des collèges, des noviciats et

d’universités), chaque provincial rendait compte au préposé général des activités menées

annuellement dans la province dont chacun avait la charge. De ce fait, cette documentation

constitue un des instruments officiels qui définit le lien qui existait entre les provinces – les

provinciaux – et le centre Rome – le préposé général –. Dans la dizaine des Lettres Annuelles

qui avaient circulé entre le Pérou et Rome, le domicile de Panama présente deux

caractéristiques majeures. Les informations sont soit d’ordre général (très peu détaillées), soit

elles n’existent presque pas, faute de communication régulière entre le provincial de Lima et

le supérieur de Panama. Ainsi, dans les Lettres Annuelles de 1592-1594, 1596, 1601 et 1603,

on n’y trouve pas grand-chose, si ce n’est rien. Cette situation nous a rendu le travail

fastidieux. En revanche, les quelques neuf Lettres Annuelles que le provincial du Nouveau

Royaume de Grenade et Quito avait adressées au préposé général nous ont fourni une série

d’informations qui ont permis d’observer d’un peu plus près la vie des jésuites de Panama.

Les Catalogues (triennaux) constituent l’autre documentation indispensable à notre

travail que nous avons trouvée dans les deux provinces citées précédemment, suivant

l’appartenance juridique de Panama à l’une et à l’autre49. Comme leur nom l’indique, ils

étaient rédigés tous les trois ans par les supérieurs de chaque province et envoyés ensuite à la

curie généralice qui possédait de cette manière une connaissance précise des caractéristiques

biographiques et psychologiques de chaque individu, et des conditions matérielles et

financières des domiciles dispersés dans l’ensemble des territoires où la Compagnie était

présente. Tout chercheur ou historien qui s’intéresse à la vie et à l’action des jésuites y

trouvera matière à mener un projet.

49 Au sujet de la définition et de la fonction des Catalogues triennaux, voir : Joseph TESCHITEL, « ArchivumRomanum Societatis Iesu (ARSI) », Archivum, 4,1954, p. 145-152 ; Lukács LÁSZLÓ, « Le catalogue modèle dupère Laínez », Archivum Historicum Societatis Iesu, 26,1957, p. 57-66. ; Adrien DEMOUSTIER, « Les cataloguesdu personnel de la province de Lyon en 1587, 1606 et 1636 (i y ii) », Archivum Historicum Societatis Iesu, 42-83, 1973, p. 3-105 et 43-85, 1974, p. 3-84. ; Bernard DOMPNIER, « L’activité missionnaire des jésuites de laprovince de Lyon dans la première moitié du XVIIe siècle, Essai d’analyse des catalogi », MEFR Moyen Âge -Temps Modernes, t. 97, 2, 1985, p. 441-538 ; Fernando PÉREZ DEL SER, « La provincia jesuítica de Castilla en elArchivum Romanum Societatis Iesu », Cuadernos de Historia Moderna, 20,1998, p. 167-188.

Page 38: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

37

Avant d’être une source d’analyse historique, les Catalogues sont une source

d’informations à partir desquelles le préposé général gouvernait la Compagnie. Ces

documents se subdivisent en trois parties fondamentales. La première partie correspond au

premier Catalogue (catalogus primus), la deuxième, au second Catalogue (catalogus

secundus) et la troisième, au troisième Catalogue (catalogus tercero ou rerum).

Le Catalogue premier et le Catalogue second se présentent sous la forme de tableaux à

double entrée. Chaque domicile (résidence, collège, université, noviciat) d’une province

donnée possède ainsi son propre tableau. Au début de chaque ligne horizontale, est inscrit le

nom d’un jésuite. En haut de chacune des colonnes verticales du premier Catalogue, sont

indiqués les titres de huit rubriques le concernant : nom (nomen), prénom (cognomen), ville

d’origine (patria), âge ou date de naissance (aetas), état de santé (vires), nombre d’années

dans l’Ordre ou date d’entrée (tempus Societatis), temps consacré aux études (tempus

studiorum), emplois en cours ou exercés auparavant (ministeria quae exercuit), grade

universitaire (gradus in litteris), catégorie des vœux prononcés (votum).

Le second Catalogue reprend le système de quadrillage du premier Catalogue. Par

discrétion, les noms sont remplacés par un numéro de code et les rubriques portent sur « les

qualités intellectuelles et humaines » du jésuite concerné, à savoir : capacités intellectuelles

(ingenium), jugement (iudicium), prudence (prudentia), expérience (experientia rerum),

culture, talent spécifique pour une discipline (profectus in literis), complexion naturelle

(complexio naturalis et capacités pour un emploi en particulier (talentum)50. Un

Supplementum est parfois ajouté à la fin de ces séries de tableaux. Le provincial pouvait y

mettre la liste des jésuites décédés pendant les trois ans, celle des religieux qui avaient

prononcé leurs vœux, qui avaient été ordonnés ou qui avaient quitté la Compagnie. Il y notait

aussi les noms de ses subordonnés qui se trouvaient hors des frontières de sa province,

notamment ceux qui étaient partis dans les missions ad gentes.

Dans ces deux Catalogues, le domicile de Panama présente des lacunes importantes :

soit il n’y figure pas, soit il y figure, mais dans ce dernier cas les données de certains membres

ne sont pas toutes mentionnées : l’âge, la date d’entrée dans l’Ordre, les emplois exercés

auparavant, le temps consacré aux études et le grade universitaire manquent parfois. Pour

« combler » ces lacunes, nous avons dû chercher dans les Catalogues du ou des domiciles où

50 Adrien DEMOUSTIER, « Les catalogues du personnel de la province de Lyon en 1587, 1606 et 1636 (i y ii) »,op. cit., p. 5-7.

Page 39: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

38

exerçaient ces membres avant leur arrivée à Panama. Ce travail long et parfois fastidieux n’a

pas forcément été récompensé.

Quant au troisième Catalogue, il rend compte de la situation économique et juridique

des domiciles jésuites. Concrètement, il expose les moyens matériels et financiers dont

disposaient les jésuites de chaque domicile. En ce sens, on y découvre les ressources d’entrée,

soit les activités économiques, soit les aides des bienfaiteurs, ainsi que les détails de leurs

dons. Par ailleurs, on y trouve les détails relatifs aux dépenses.

En ce qui concerne notre domicile, nous n’avons trouvé que cinq Catalogues rerum :

un dans la documentation de la province du Pérou, daté de 1595, et quatre dans celle du

Nouveau Royaume de Grenade et Quito. Le premier, écrit en espagnol, est très bref. Quant

aux quatre autres, ils sont plus ou moins étoffés. Le premier est écrit en latin et date de 1610 ;

le deuxième est rédigé en espagnol et date de 1637 ; le troisième est daté de septembre 1668

et le quatrième, de janvier 1671. Tous les deux sont écrits en latin. A l’évidence, ces cinq

documents ont été insuffisants pour reconstruire les conditions matérielles et financières des

jésuites de Panama au cours de notre période d’étude. Pour combler cette importante lacune

documentaire, l’unique moyen a été de recourir aux Lettres Annuelles et, dans la mesure du

possible, aux lettres individuelles, toutes étant loin d’être exhaustives.

Aux Lettres Annuelles et aux Catalogues, nous avons associé les lettres des préposés

généraux répondant aux jésuites des deux provinces mentionnées plus haut. Regroupées dans

les catalogues Peruana Espisloae General (1577-1584 et 1584-1618) et Nuevo Reino et

Quito., I, Epistolae General (1608-1635), nous avons consulté une dizaine de lettres (jusqu’en

1607) concernant la province du Pérou, et soixante-six concernant la province du Nouveau

Royaume de Grenade et Quito. Cette documentation a permis d’apprécier quelques décisions

prises par Claudio Acquaviva et Mucio Vitelleschi, entre autres sur l’établissement d’un

collège à Panama à la demande des bienfaiteurs ; la mutation de certains membres qui se

plaignaient des conditions climatiques et la résolution de certains problèmes de gouvernement

de la résidence et/ou du collège et des litiges avec les bourgeois de la ville. L’idéal aurait été

de disposer des détails des requêtes qui étaient adressées aux préposés généraux, afin que

nous comprenions mieux leurs décisions sur tel ou tel aspect.

*Congregationes

Page 40: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

39

Cette sous-section renvoie aux congrégations. Comme institutions intermédiaires,

celles-ci constituent des outils idoines qui permettent de découvrir la vie interne de la

Compagnie de Jésus. Ces institutions ou réunions ont fait l’objet d’études, qui aident à

distinguer les différents types de congrégations qu’organisait cet Ordre religieux. A partir des

travaux de Francisco Javier Egaño, l’on apprend beaucoup sur ce qu’est la congrégation

générale51. En résumé, il s’agit de l’assemblée solennelle au cours de laquelle les dirigeants de

la Compagnie se réunissaient pour traiter des problèmes de l’Ordre, et dans certains cas, pour

élire le préposé général52.

Les travaux de Markus Friedrich sur l’administration jésuite à l’époque moderne,

permettent de découvrir l’esprit des congrégations provinciales53. En effet, le provincial, ou

son suppléant, convoquait la congrégation provinciale pour traiter des problèmes locaux et

préparer la congrégation générale tenue naturellement à Rome. A cet effet, selon la première

version des Constitutions – texte écrit entre 1547 et 1550 –,

51 Francisco Javier EGAÑA, Orígenes de la congregación general en la Compañía de Jesús. Estudio histórico-jurídico de la octava parte de las constituciones. Rome, Institutum Historicum Societatis Iesu, 1972, 385 p.52 Le contexte dans lequel se tenait et se déroulait une congrégation générale est détaillé dans Ignace de LOYOLA,Ecrits, Desclee de Brouwer, 1991, p. 566-575. 53 Markus FRIEDRICH, Der lange Arm Roms? Globale Verwaltung und Kommunikation im Jesuitenorden 1540-1773, Frankfurt-New York, 2011.

Page 41: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

40

« [683]. A. Lorsque celui qui convoque la congrégation porte la charge

principale, il jugera si quelques profès de trois vœux ou quelques coadjuteurs

doivent y venir pour pouvoir traiter avec eux des choses dont on doit traiter

dans la congrégation ; car il semble que cela pourrait quelquefois convenir, en

particulier s’il s’agit des recteurs et des procureurs des collèges, ou d’autres

chargés d’offices, qui auront beaucoup d’informations sur ce qui touche à leurs

offices. Ces chargés d’offices pourraient avoir voix active et aussi voix passive,

sans toutefois passer [ordinairement] avant les profès des quatre vœux. Si la

congrégation se réunit pour élire le général, personne qui ne soit profès des

quatre vœux, n’aura voix active ni passive pour cette élection. »54

Dans cet esprit, la congrégation provinciale constitue un espace décisionnel, où ceux

des provinces projetaient les thèmes à aborder lors de la congrégation générale et élisaient à

cet effet des délégués qui devaient y participer : deux membres élus et le provincial. La

version (B) des Constitutions, rédigée autour de 1556, fait évoluer ce principe, en ajoutant à

l’ordre du jour de la congrégation provinciale l’élection d’un émissaire qui devait informer le

préposé général de l’état d’une province donnée. L’objectif de cette législation était de

permettre à ce dernier de gouverner, par le biais de l’information ou de la communication, les

institutions et les hommes éparpillés à travers le monde :

« [679] B. Cette ‘communication’ se fait par des lettres et par les personnes qui

doivent venir des provinces, au moins une personne de chaque Province tous

les trois ans, ou, des Indes, tous les quatre ans, choisie par un vote des profès et

des recteurs de la Province, pour informer le général de beaucoup de choses.

Quand cela sera nécessaire, on peut aussi comprendre par cette

‘communication’ l’avis de ceux dont le général estimera qu’ils ont meilleur

jugement dans toute la Compagnie.

Il pourra ainsi, avec ceux qu’il a auprès de lui pour les consulter, décider

beaucoup de choses sans réunir toute la Compagnie. La congrégation, en effet,

aide surtout à bien prendre les décisions, grâce à une plus grande information

54 Ignace de LOYOLA, Ecrits, op. cit., p. 569.

Page 42: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

41

que l’on a ou grâce à quelques personnes remarquables qui donnent leur

sentiment ; or, tout cela, comme on l’a dit, pourra se faire en bien des cas sans

congrégation générale. »55

De ce contexte sont apparues les congrégations des procureurs, comme institution

intermédiaire préparatoire de la congrégation générale56. Toutefois, François de Borgia définit

les règles dispersées des congrégations provinciales dans la Formula Congregationis

Provincialis, publiée en 1567, puis ratifiée lors de la troisième congrégation générale tenue en

1573. Dans cette formule, l’esprit de la congrégation provinciale, celui de préparer la

congrégation générale, n’avait pas été modifié ; l’élection d’un procureur provincial en vue de

cette congrégation et sa mission d’informer le général n’avaient pas été non plus abrogées57.

Ainsi, le provincial, les supérieurs locaux et les profès du quatrième vœu avaient-ils

obligation de se réunir, afin de discuter de la congrégation générale et d’élire deux procureurs

et leurs remplaçants (trois), qui devaient représenter la province à Rome. En raison de la

distance, des vicissitudes et du coup des voyages, les jésuites des provinces d’outre-mer se

réunissaient tous les six ans, au contraire des européens qui se réunissaient tous les trois ans.

Au regard de ce qui précède, la congrégation provinciale est une assemblée solennelle,

un organe de gouvernement, dont les actes témoignent de la richesse des propositions, des

réformes discutées et des décisions prises indépendamment de Rome. Il s’agit là d’un organe

de contrôle de l’action du provincial et de l’ensemble des ouvriers, d’apaisement et de

résolution des oppositions internes d’une province. De ce fait, les documents (les actes de

congrégation) produits à l’issue de chacune de ces réunions, sont pour l’historien une

documentation nécessaire pour observer les activités de la Compagnie de Jésus à la fois à

l’échelle provinciale et locale (d’un domicile).

Pour localiser le domicile de Panama dans ces réunions, la tâche s’est révélée très

facile. Nous avons suivi la division territoriale, c’est-à-dire l’appartenance juridique de

Panama à la province du Pérou et à celle du Nouveau Royaume de Grenade et Quito.

55 Ibid., p. 567.56 Grupo de Espiritualidad Ignaciana, Diccionario de espiritualidad ignaciana, v.1, Editorial SAL TERRAE,2007, p. 398-399.57 Rabián FECHNER, « Las tierras incógnitas de la administración jesuita : toma de decisiones, gremiosconsultivos y evolución de normas », Historia XXXVIII, n°2, 2014, p. 23.

Page 43: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

42

Concernant les congrégations de la province du Pérou, nous nous sommes intéressé à celles

tenues à Lima en 1588 et en 1600. La première évoque la question du maintien d’un domicile

à Panama, et la deuxième traite de la « grande » réforme territoriale produisite au début du

XVIIe siècle. Pour ce qui concerne les congrégations de la province du Nouveau Royaume de

Grenade et Quito, nous avons consulté celles de 1608, de 1615 et de 1642.

Il convient de souligner qu’en dehors des actes de congrégations, le secrétaire, le

procureur de la congrégation ou le provincial, rédigeait parfois un mémoire

intitulé : « Memorial de la provincia de […] para nuestro padre general […] ». Il s’agit d’un

document dans lequel, le rédacteur énumérait une série de requêtes sur tel ou tel problème à

l’adresse du préposé général. Celui-ci prenait le soin d’y apporter une réponse dans un

document intitulé « Respuestas a los memoriales de […] » tel procurador, de telle

congrégation réunie telle année, dans tel lieu. Concernant ces documents, nous avons consulté

un mémoire issu de la congrégation provinciale du Pérou de 1588, et un de la province du

Nouveau Royaume de Grenade de 1608.

FONDO GESUITICO

Divisée en deux parties Collegia et Indipetae, cette section est constituée des

collections du Procureur général de la Compagnie, qui résidait au Collegio Romano. Celles-ci

furent confisquées en 1870 et déposées à l’Archivio di Stato de Rome avant d’être rendues à

la Compagnie qui décida finalement de les placer dans la maison généralice58. Dans cette

section, nos recherches n’ont pas été fructueuses. Dans Collegia, Busta : N. 115/1488, Perú,

nous n’avons trouvé qu’un rapport de Juan de Atienza (provincial du Pérou de 1585 à 1591),

qui fait allusion aux débuts de la résidence de Panama en 1578.

Quant aux Indipetae, nous ne les avons pas consultées suffisamment à temps, pour

savoir si les jésuites d’Europe avaient demandé à partir pour Panama. Pour combler cette

lacune, nous avons dû compter sur les travaux d’Aliocha Maldavsky qui a exploité cette

source pour l’analyse de la circulation des jésuites de l’Europe pour le Pérou59. Dans ses

travaux, Panama ne ressort pas comme une terre de missions prioritaire. Pour creuser

58 Edmond LAMALLE, « La documentation d’histoire missionnaire dans le Fondo Gesuitico aux Archivesromaines de la Compagnie de Jésus », Euntes Docete, 21, 1968, p. 131-176.59 Aliocha MALDAVSKY, « Pedir las Indias. Las cartas indipetae de los jesuitas europeos, siglos XVI-XVIII,ensayo historiográfico », Relaciones 132, 2012, p. 147-181.

Page 44: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

43

davantage cette piste, nous nous sommes fié aux sources de la monarchie hispanique, en

l’occurrence, à un carton des licences royales trouvé aux AGI dans la section Contaduría60.

Les résultats de ce dépouillement n’ont pas permis d’inverser la tendance. De ce fait, nous

avons pensé le mouvement des jésuites vers Panama dans le cadre d’une circulation interne de

l’Amérique.

********************

C’est à partir de ce corpus documentaire que nous abordons la question de l’activité

pastorale des jésuites dans la ville de Panama, entre les dernières décennies du XVIe siècle et

le cours du XVIIe siècle. L’ordre d’exposition que nous avons adopté pour présenter ce travail

reflète notre intention d’analyser cette activité dans le cadre du patronage royal espagnol.

Dans cette perspective, notre plan s’articule en deux parties composées de trois chapitres

chacune.

La première partie s’attache à l’analyse de la projection politico-religieuse de la

Compagnie de Jésus dans la ville de Panama. En considérant les relations entre les autorités

locales et la monarchie au sujet de la mise en pratique du patronage royal, nous cherchons à

mettre en relief la nature du pouvoir colonial établi à Panama (chapitre 1 et 2), afin de décrire

les circonstances politico-religieuses à partir desquelles la Compagnie s’installe de façon

permanente et entreprend ses activités dans ce territoire (chapitre 3).

60 AGI, Contaduría, 246 : Ordenes a Contratación para ornar iglesias y misiones, n°2.- 248 copias de RealesCédulas para el despacho de matalotaje y aviamiento de misioneros a Indias. 1588-1760.- 13 ramos.

Page 45: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

44

La deuxième partie rend compte des moyens d’adaptation de la Compagnie à la

géographie et aux structures politiques et ecclésiastiques de Panama. Nous y étudions, en

premier lieu, le rôle des institutions politiques dans les activités pastorales du clergé séculier

et régulier (chapitre 4). La place de l’Audience, de l’évêché, du corps de ville et des finances

royales est étudiée en vue de comprendre le contrôle qu’exerce la monarchie sur les jésuites

par le biais des financements qu’elle leur accorde. L’étude de ces financements permet de

caractériser les problèmes auxquels se confrontent les jésuites et les institutions religieuses,

les solutions et les personnes qui entrent en action, afin de résoudre ces problèmes. Par ce

biais, nous examinons les relations qui se tissent entre la monarchie hispanique, les différents

groupes de pouvoirs locaux et les jésuites (chapitre 5). Ces relations sont-elles conflictuelles ?

Les jésuites font-ils l’objet de critiques d’un groupe quelconque ? Ces interrogations invitent à

observer le discours des jésuites auprès des vieux chrétiens et des païens et des infidèles.

(chapitre 6).

Page 46: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

Première Partie

Page 47: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

46

Au cœur d’une administration

inconstante

Page 48: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

47

La transposition et l’imposition des pouvoirs du roi d’Espagne dans la ville de Panama

se manifestent par la concession d’un blason en 1521 et du sceau royal en 1539. En concédant

ce blason que Carles Rubén Darío décrit dans son ouvrage 220 años del periodo colonial en

Panamá61, le roi Charles V reconnaît et accorde à l’espace, occupé en 1519 par Pedro Arias de

Ávila (surnommé Pedrarias) le statut de ville au même titre que les villes métropolitaines.

Composée de quelques quatre-cents bourgeois (vecinos)62, la ville de Panama voit

apparaître tout d’abord la place centrale (Plaza Mayor) avec l’édifice du corps de ville (el

Ayuntamiento ou el Cabildo). En fouillant dans les cartons de la série des Cartas y

expedientes de cabildos seculares de la sous-section Audiencia de Panamá, dans la section

Gobierno des AGI, nous n’avons pas trouvé l’acte de fondation de cette ville par Pedrarias,

qui nous aurait permis de décrire la composition du premier corps de ville. L’inexistence

d’une copie de cette cérémonie dans les inventaires de Bibiano Torres Ramírez, Juana Gil-

Bermejo García et Enriqueta Vila Vilar a conforté notre résultat63.

En face du corps de ville, se manifeste le pouvoir spirituel avec l’édifice de la

cathédrale. Dans la section Contaduría des AGI, se trouve un duplicata de la bulle autorisant

l’érection de cet édifice. Ce document est intitulé « Testimonio de la Bula de erección de la

Santa Iglesia Catedral de Panamá en 1513 »64. Cette date suscite un doute considérable à

l’idée qu’il s’agisse effectivement de la cathédrale de la ville de Panama, puisque cette

dernière fut construite en 1519. Si cette bulle correspond effectivement à la cathédrale de

61 Carles Rubén DARÍO, op. cit., p. 24.62 Sont vecinos des habitants d’un territoire qui sont reconnus comme membres à part entière de la communautémunicipale, ce qui leur donne des droits et leur impose des devoirs (notamment fiscaux, militaires, etc.). Mais ily a d’autres personnes qui ne sont pas vecinos dans toute ville, y compris les villes américaines. Cf. TamarHERZOG, Vecinos y extranjeros. Hacerse español en la Edad Moderna, Madrid, Alianza Editorial, 2006.63 Bibiano TORRES RAMÍREZ, Juana GIL-BERMEJO GARCÍA et Enriqueta VILA VILAR (éds.), Cartas de cabildoshispanoamericanos, Audiencia de Panamá, op. cit.64 AGI., Contaduría, reales despachos e informe del Contador General, sous-sous-section Informes : materiaseclesiásticas Panamá, 367.

Page 49: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

48

Panama, on peut supposer que cette bulle aurait pu être accordée en 1513 et les travaux

auraient pu commencer plus tard, le temps que la bulle soit transmise à ses bénéficiaires, et

que l’Église locale trouve des financements. Dans le cas contraire, on peut penser que cette

bulle concerne l’érection de la cathédrale de la ville de Santa María del Darién, qui fut le

premier siège épiscopal de la province de la Terre Ferme, délocalisé dans la ville de Panama

dans les années 1530.

La Sumaria descripción del Reino de Tierra-Firme, llamado Castilla del Oro, que

está sujeto a la Real Audiencia de la ciudad de Panamá d’Alonso Criado de Castilla (auditeur

de l’Audience royale), adressée au roi et au Conseil des Indes en 1575, texte très utilisée par

les spécialistes de l’histoire sociale de Panama, présente un panorama approximatif des

effectifs des Ordres religieux présents à Panama au cours de l’année 1571. Au cours de cette

année-là, on compte cinq ou six mercédaires, sept ou huit franciscains et trois ou quatre

dominicains65. Ce document offre un double intérêt. D’abord, il permet d’observer une très

faible présence du clergé régulier dans cette ville où les mercédaires s’établirent en 1522 ; les

franciscains ne le firent définitivement qu’en 1573, alors qu’ils étaient présents dans la

province (précisément dans la ville de Santa María del Darién) depuis 1524. Au cours de la

même année 1573, les dominicains érigèrent leur domicile. Ensuite, le recensement d’Alonso

Criado de Castilla révèle l’absence des jésuites à Panama au début des années 1570.

L’existence d’une sous-section exclusive – Audiencia de Panamá –, dans la section

Gobierno des AGI, permet au chercheur de noter la présence d’une Audience royale dans la

ville de Panama, la capitale de la province de la Terre Ferme. En décrétant la création de cette

Audience dans une cédule de février 1538, et en envoyant le sceau royal un an plus tard, le roi

répondait à une demande du Conseil des Indes formulée en janvier 1536. En effet, il s’agissait

d’établir dans cette ville, une cour d’appel qui devait résoudre les injustices, les querelles et

les plaintes du Nicaragua, du Pérou, de Veraguas, de Carthagène et de Santa María del

Darién. En outre, cette cour devait effectuer des visites, assigner à résidence et punir les

gouverneurs de ces territoires qui, sans cesse, se disputaient les limites de leurs juridictions.

Enfin, la nouvelle cour devait contrôler les fiscalités de ces territoires66.

65 AGI., Gobierno, Cartas y expedientes de autoridades de Tierra Firme, Libros de cartas de autoridades secularesy eclesiásticas, Panamá, 11, N. 14.a. 66 AGI., Indiferente General, 737, f. 43.

Page 50: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

49

Au regard de cette carte institutionnelle de la ville de Panama du XVIe siècle que nous

venons de présenter sommairement, nous poursuivons deux objectifs dans cette première

partie de notre travail. Le premier consiste à décrire la nature et l’exercice du pouvoir

monarchique à Panama, à travers l’étude des institutions laïques et ecclésiastiques présentes

dans cette ville avant l’arrivée des jésuites. Cela invite à réfléchir sur le rôle de l’Audience et

de la ville dans le patronage royal, leurs relations avec le roi et le clergé. Le deuxième est de

voir comment les jésuites se situent dans ce cadre. Les lectures relatives à l’exercice du

pouvoir nous ont permis de constater les difficultés qui avaient existé pour gouverner cet

espace. Le croisement des plaintes et des résolutions royales montrent ô combien

l’administration y était instable.

Page 51: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

50

Chapitre 1

L’implantation du pouvoir

royal : l’administration de la

ville

L’implantation simultanée du drapeau castillan et de la croix par Christophe Colomb,

Hernán Cortés et Francisco Pizarro dans les territoires nouvellement conquis (dans les

Caraïbes, à Mexico et à Lima) illustre que les conquêtes temporelles des territoires américains

allaient de pair avec les conquêtes spirituelles, dans l’esprit de leurs promoteurs. En

présentant ces liens très étroits, qui se distinguent entre les pouvoirs temporels et spirituels

dans les entreprises de conquêtes espagnoles d’outre-mer à partir de l’usage conjugué du

drapeau et de la croix, nous poursuivons un premier objectif : il s’agit d’apprécier l’existence

réelle et connectée des pouvoirs de la monarchie hispanique dans la ville de Panama.

Questionner cette existence revient à analyser le rôle et les fonctions de chaque institution,

afin d’énoncer une interprétation des stratégies de pouvoir définies par les acteurs locaux, la

signification qu’ils donnèrent à ce pouvoir et les rapports qu’ils entretinrent avec la Couronne

concernant l’entreprise missionnaire.

Page 52: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

51

Partant de l’histoire de la religion, de l’histoire de l’art et de l’archeologie, de l’histoire

urbaine ou de l’histoire de la culture, l’historiographie récente s’est attachée à démontrer le

peu de présence ecclésiastique dans la ville coloniale de Panama. Dans cette perspective, la

description de la construction des institutions religieuses a constitué la principale thématique.

Les résultats qui en découlent mettent en relief une construction précaire de ces institutios

dans un espace très réduit67. Ainsi ces institions présentent-elles une nature provisoire au

XVIe et au XVIIe siècle même si, depuis 1519 jusqu’au cours des années 1600, les demandes

de leur réaménagement ne s’étaient pas arrêtées. En conséquence, pendant cette longue

période, les institutions religieuses de Panama sont restées en perpétuelle construction,

contrairement à celles d’autres territoires américains. Sans risque de nous tromper, cette

situation traduit la « défaillance » du pouvoir spirituel. De facto, la question de l’équilibre des

pouvoirs – spirituel et temporel – dans cette ville se pose. Autrement dit, quelle est la réalité

du pouvoir temporel à ce moment ? Au-delà de la description des institutions qui le

représentent, c’est sur la manière dont ce pouvoir est exercé qu’il convient d’apporter des

réponses.

1. L’action du corps de ville

Une fois Panama conquis, Pedrarias y établit le corps de ville, appelé Ayuntamiento ou

Cabildo, pour représenter le pouvoir du roi. Les documents qui illustrent le rôle et l’action de

cette institution sont conservés aux AGI de Séville. Sa création et son fonctionnement avaient

été pensés suivant le modèle castillan.

Les travaux autour du Cabildo en Espagne ont produit une immense historiographie68.

Les auteurs qui l’ont développée, et la développent encore aujourd’hui, se sont penchés sur

plusieurs thèmes, entre autres, la prise de décisions au niveau local, la composition sociale des

67 María del Carmen MENA GARCÍA, « Panamá en el siglo XVIII : trazado urbano, materiales y técnicaconstructiva », Revista de Indias, 1997, vol. LVII, n° 210 ; Ramón GUTIÉRREZ, Arquitectura y urbanismo enIberoamérica, Guida Editori, 2002.68 A ce sujet, Antoni Passola Tejedor a fait une synthèse qui distingue les œuvres du XIXe siècle et celles écritespendant l’Ancien Régime. Voir son ouvrage intitulé : La historiografía sobre el municipio en la Españamoderna, Lleida, Universitat de Lleida, 1997.

Page 53: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

52

institutions, l’importance du financier-fiscal et la base économique du fonctionnement

administratif. A partir de ces thèmes, l’on peut tenter de faire émerger une définition du

Cabildo.

Page 54: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

53

Suivant les réflexions de José Javier Ruiz Ibáñez initiées au cours des années 1990, le

Cabildo est présenté comme une institution à deux visages. Le premier visage est celui d’une

entité politique à partir de laquelle la monarchie exerçait sa domination sur la population.

Pour cette population, cette entité constituait une forme d’intégration et de participation à

l’évolution de la dite monarchie. C’est son deuxième visage. Derrière ce jeu de mots se cache

l’hypothèse selon laquelle le Cabildo est un interlocuteur social auprès de la monarchie. Il

s’agit d’une institution qui était chargée de la médiation entre la population et le roi69. En ce

sens, son rôle social est clairement défini et montre la structure de la société caractérisée par

des groupes dominants et des groupes dominés. Cependant, c’est surtout les relations entre ces

groupes qu’il convient d’observer.

José Ignacio Fortea Pérez étudie l’histoire de ces relations à partir de trois principaux

acteurs, à savoir le roi, les villes et les Cortès, pour mettre en évidence les conflits au sein des

oigarchies. En s’intéressant aux tensions internes de chacun de ces acteurs, il montre que les

délégués des villes (procuradores) aux Cortès ne défendaient pas toujours la cause commune

au moment de définir la politique fiscale de la monarchie70. Partant de cette appréciation, le

Cabildo apparaît comme une entité politique à partir de laquelle le groupe socialement

minoritaire défendait ses propres intérêts. Cette idée apparait chez Anne Dubet, qui étudie la

négociation politique dans l’Espagne du Siècle d’Or. A partir de l’étude du projet de réforme

des finances publiques et du crédit proposé par Luis Valle de la Cerda, elle met en relief les

conflits politiques qui avaient eu lieu entre les partisans du roi et les oligarchies locales, en

vue de défendre leurs intérêts respectifs71.

69 José Javier RUIZ IBÁÑEZ, Las dos caras de Jano: monarquía, ciudad e individuo: Murcia, 1588-1648, Murcie,Servicio de Publicaciones, Universidad, 1995.70 José Ignacio FORTEA PÉREZ, Las Cortes de Castilla y León bajo los Austrias : una interpretación, Junta deCastilla y León, 2008. 71 Anne DUBET, Réformer les finances espagnoles au siècle d’or, le projet de Valle de la Cerda, Clermont-Ferrand, PUBP, 2000. De la même auteure : « Felipe III, las Cortes y las ciudades », Mélanges de la Casa deVelázquez, 34-2 | 2004, p. 59-89.

Page 55: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

54

Ces conflits de pouvoir apparaissent en Amérique espagnole sous plusieurs formes. Ici

nous en retiendrons principalement un : la confrontation entre les Espagnols nés en Espagne

(péninsulaires) et les Espagnols nés en Amérique (créoles). Cette confrontation était focalisée

en grande partie sur leur insertion dans l’administration locale. En effet, entre le XVIe et de le

début du XIXe siècle, une tendance avait émergé. Celle-ci voulait que les péninsulaires

occupent les postes les plus importants, et que les créoles se chargent des postes mineurs, et

parfois de rien du tout. Cette tendance a été étudiée à partir de la question de la vénalité des

offices et des honneurs. Francisco Tomás y Valiente est l’un des auteurs qui ont nourri cette

question au cours des années 1970. La distinction qu’il établit entre les offices renonciatifs et

les offices acquis à perpétuité (par la voie de l’héritage), permet à juste titre de comprendre les

différents groupes sociaux qui composaient les oligarchies locales américaines et comment

celles-ci, à travers leurs réseaux, contrôlaient les villes72. Cette « discrimination » avait été

bien nourrie dans le discours des acteurs des indépendances de 1810-1820 comme le montre

l’historiographie des années 1960 et 1970. Cela dit, ces deux groupes n’étaient pas en

perpétuel conflit. Dans son ouvrage Grandeur et misère de l’office (1999), Michel Bertrand

met en évidence les réseaux qui les réunissent73.

72 Francisco TOMAS Y VALIENTE, La venta de oficios en Indias (1492-1606), Madrid, Instituto de EstudiosAdministrativos 1972.73 Michel BERTRAND, Grandeur et misère de l’office. Les offices de finances de Nouvelle-Espagne (XVIIe-XVIIIesiècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 1999.

Page 56: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

55

Ces réseaux locaux, n’avaient pas manqué d’utiliser le Cabildo pour défendre soit les

intérêts du roi, soit leurs propres intérêts. Concernant la première hypothèse, María Teresa

Zubiri présente le Cabildo comme une institution, laquelle en collaboration avec les autorités

des vice-royaumes, régulait et contenait les ambitions de pouvoir des conquistadors74. En ce

sens, sa fonction politique était d’asseoir le pouvoir monarchique dans la ville. En 1544, le

Cabildo de Panama s’était distingué dans ce sens. En effet, les officiers (dont les fonctions ne

sont pas indiquées dans la lettre), Pedro Díaz Sanz, Diego Ruiz, Álvarez Díaz, Juan Vendrel,

Juan Fernández de Rebolledo, Arias de Acevedo, Francisco de Santander, avaient écrit au roi

pour l’informer des actions antiroyalistes de Gonzalo Pizarro et de ses amis au Pérou. Leur

objectif était de lui demander des moyens matériels et financiers, en vue de défendre et de

perpétuer l’autorité du corps de ville75.

Quant à la deuxième hypothèse, Pilar Ponce Leiva présente le Cabildo comme

l’authentique organe de pouvoir pour s’opposer au vice-roi, en soulignant le cas de Quito en

1546 avec la rébellion de Gonzalo Pizarro, et celui de Mexico en 1624 lors de la révolte

contre le marquis de Gelves76. Au-delà de cette définition, Pilar Ponce Leiva fait surtout

observer qu’au cours des années 1970-1980, les études autour du Cabildo tendent non pas tant

à analyser son profil institutionnel que les aspects sociaux, économiques et politiques de sa

gestion par un secteur social déterminé. En ce sens, elle mentionne plusieurs études de cas qui

analysent d’un point de vue prosopographique, tant la composition des différents Cabildos,

que la trajectoire personnelle de ceux qui les intégraient77. Notre analyse ne s’inscrit pas, ni ne

se démarque totalement de cette trajectoire. Elle prétend, en premier lieu, rappeler les grandes

lignes de la création et de la constitution du Cabildo de Panama ; et en deuxième lieu, le rôle

politique joué par ses membres concernant les institutions religieuses.

1.1 L’émergence du corps de ville

74 María Teresa ZUBIRI, « Poder del Cabildo de Caracas en 1781 » dans Pilar GARCÍA JORDÁN (dir.), Estrategiasde poder en América Latina, Barcelone, Universitat de Barcelona, 2000, p. 120.75 AGI, “Cartas y expedientes de cabildos seculares”, “Cartas y expedientes del cabildo secular de Panamá”,Panama, 30, N. 5, 3f.76 Voir la note de bas de page n° 2 de sa thèse de Doctorat : Elite local y Cabildo de Quito, siglo XVII, Madrid,Université Complutense, 1996, p. 93.77 Voir précisément le bilan historiographique qu’elle presente dansson chapitre 3 « Estructura y funcionamientodel cabildo de Quito », Elite local y Cabildo de Quito, siglo XVII, p. 93-98.

Page 57: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

56

A Panama, le Cabildo fut établi en 1521. Suivant le modèle castillan et celui d’autres

villes américaines, cette institution fut installée sur la place centrale (Plaza Mayor) en face de

l’église mère (Sainte église cathédrale). La copie de la cérémonie de fondation de cette

institution étant introuvable, il apparait impossible d’établir les conditions dans lesquelles ses

premiers membres furent constitués : s’agit-il du vote des bourgeois ou de nomination directe

par le gouverneur Pedrarias ? Pour répondre à cette question, on peut se référer à María del

Carmen Mena García, qui suppose que se déroule le rituel habituel en prenant le cas de la

ville de Nata. A ce propos, elle explique que les bourgeois avaient doublé le nombre des

alcades (quatre au lieu de deux) et des échevins (douze au lieu de six). Et parmi ces élus, au

nom du roi, Pedrarias avait nommé les deux alcaldes et les six échevins qui devaient

constituer le noyau du premier corps de ville de Nata.

María del Carmen Mena García ne s’étend par sur les critères de Pedrarias à propos de

ces nominations. Elle se limite à mettre en exergue le pouvoir de nomination du gouverneur.

Celui-ci avait la faculté de choisir, parmi les membres élus par les bourgeois, ceux qui

devaient constituer le Cabildo. Par la suite, il soumettait ses choix au roi qui était l’ultime

instance décisionnelle78. Nous ne savons pas jusqu’à quand précisément cette procédure avait

perduré à Nata et si elle avait été appliquée à Panama. En revanche, au fil des années, elle

avait été abrogée au détriment du système de la vénalité des offices qui s’installe à la fin du

XVIe siècle.

Alfredo Castillero Calvo a étudié la vénalité des offices à Panama, en s’appesantissant

sur la rivalité entre deux familles au sujet du contrôle de la ville au cours de la premiere

moitié du XVIe siècle. Il s’agit, d’un côté, du groupe du prospère encomendero et ancien

conquistador Arias de Acevedo ; et, de l’autre côté, de celui de Juan Fernández de Rebolledo,

fils de Martín Fernández de Enciso, qui fut le grand rival de Vasco Núñez de Balboa

(fondateur de la ville de Santa María la Antigua). Composé majoritairement de marchands, et

de ce fait, soutenu par le secteur mercantile (plus puissant économiquement), ce groupe fut le

premier à contrôler les Cabildos de Panama et de Nombre de Dios au détriment du premier

groupe, pourtant très lié au pouvoir de Madrid. Alfredo Castillero Calvo se fonde sur cette

situation pour établir l’hypothèse selon laquelle la province de la Terre Ferme fut le premier

78 María del Carmen MENA GARCÍA, La sociedad de Panamá en el siglo XVI, Séville, Publicaciones de laExcma. Diputación Provincial de Sevilla, Sección Historia, p. 259.

Page 58: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

57

territoire du Nouveau Monde où les marchands contrôlèrent le Cabildo, se faisant ainsi juge et

partie dans l’administration de la ville. Par ailleurs, il souligne que la vénalité des offices

contribua à la formation d’une véritable oligarchie, en l’occurrence marchande, à la fin du

XVIe siècle79.

Il faut dire que pour la Couronne, la vénalité des offices à Panama fut une solution

pour stabiliser les bourgeois qui jusque-là avaient l’esprit de nomades, c’est-à-dire qu’ après

avoir vécu pendant un certain temps dans la ville, et y ayant acquis la richesse nécessaire, ils

décidaient d’aller s’installer ailleurs. De ce fait, leur vendre des offices était synonyme de les

inciter à se sédentariser et de leur offrir la possibilité de fortifier leurs positions au sein de la

société. Ainsi, pouvaient-ils constituer leurs propres élites ; car ils avaient la possibilité de

transmettre les offices achetés à leurs héritiers qu’ils préparaient de fil en aiguille à devenir

membres d’une oligarchie héréditaire. C’est ainsi que la possibilité d’acquérir un office public

devint l’un des principaux objectifs pour chaque bourgeois qui voulait se faire un nom et une

place dans l’élite locale80.

Comme ailleurs en Amérique, deux aspects ont caractérisé les élites du Cabildo de

Panama : premièrement leur nombre, en particulier celui des échevins (regidores) et,

deuxièmement leur choix, en l’occurrence, le système électoral des juges ordinaires

(alcaldes).

D’après le Livre IV, Titre X, Loi II, de la Recopilación de las Indias, les villes

principales devaient avoir douze échevins, et les autres villes et villages devaient compter six

au maximum. Comparée avec la formation et la composition du premier corps de ville de

Nata, la ville de Panama était a priori une ville secondaire. A ce titre, son corps de ville devait

compter six échevins. Si cette disposition avait été respectée au tout début, par la suite, elle

avait fini par être violée : le nombre de ses échevins était passé de douze en 1583 à vingt-et-

un en 159681. En 1609, ils étaient estimés à dix-huit82. Malgré la demande de réduction

adressée au roi cette année-là par Fernando de la Cueva (procurador de la ville)83, les

échevins, devenus vingt-quatre au début du XVIIe siècle, furent appelés « Veinticuatro », au

79 Alfredo CASTILLERO CALVO, « Historia y Sociedad : los grupos de poder en la colonia », En publicaciónseriada : TAREAS, n°116, Panamá, janvier-avril, Centro de Estudios Latinoamericanos, (CELA) "JustoArosemena", 2004, p. 5-44.80 A ce sujet, Frédérique Langue a élaboré un bilan historiographique global pour l’Amérique espagnole. Voir :« Las élites en América colonial (siglos XVI-XIX). Recopilación bibliográfica », Anuario de EstudiosAmericanos, t. LIV, n°1, 1997, p. 199-228.81 María del Carmen MENA GARCÍA, La sociedad de Panamá en el siglo XVI, op. cit., p. 261.

Page 59: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

58

même titre que ceux de Séville et de Cordoue84 . Ces « Veinticuatro », dont seulement une

infime partie résidait dans la ville au moins un an sans interruption85, devaient assurer, aux

côtés d’un corrégidor et des juges ordinaires, des fonctions de gouvernement et des

compétences de justice (exercées par les alcaldes), en l’occurrence, la police au sens

d’organisation de la vie collective dans l’espace public (en particulier, hygiène, santé, ordre

public, visite des prisons, approvisionnement, police des marché, etc. ).

82 Lettre du roi au président de l’Audience, lui demandant des explications relatives à l’instabilité du nombred’échevins et le rôle de chacun d’entre eux. Dans cette lettre, il est dit qu’au début du XVIIe, le Cabildo comptaitsix échevins. Mais, en cette année 1609, il était dix-huit et ce nombre évoluait chaque jour. Voir : AGI., Panama30, N. 46.83 AGI., Panama 30, N. 46, 1f.84 Celestino Andrés ARAUZ MONFANTE et Patricia PIZZURNO GELÓS, El Panamá hispano (1501-1821), op. cit.,p. 157.85 Le plus souvent, ils résidaient à Nombre de Dios.

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59

A l’action des échevins et des juges ordinaires qui constituaient le noyau du Cabildo

hispano-américain en général, il faut ajouter celle du greffier (el escribano). Cet officier était

nommé escribano del número ou escribano público, lorsqu’il s’occupait des affaires civiles,

c’est-à-dire rédiger les actes de sessions du corps de ville. De ce fait, il désignait le tablion de

la ville. Lorsqu’il s’agissait des affaires religieuses, il était plutôt désigné notaire (notario)86.

Dès les débuts de la colonisation, c’est-à-dire à partir de la cédule royale de 1508, le tabellion

de la ville devait être désigné par les alcades et les échevins, et confirmé par le gouverneur87.

A ce sujet, à Panama, les conflits entre les membres de l’Audience royale et ceux du Cabildo

se manifestent par une série de plaintes que ces derniers adressaient régulièrement au roi. En

effet, ils se plaignaient que les membres de l’Audience s’impliquaient dans les nominations

des tabellions pour placer leurs proches88. Nous ne savons pas s’il fut de même pour d’autres

charges telles que :

Le porte-étendard (el Alférez royal)

Le chef de la police (el Alguacil mayor)

Le fiel Ejecutor

L’huissier (el Portero)

Le trésorier (el Tesorero)

Le contrôleur (el Contador)

Le procureur (el Procurador)

A propos du procureur, Julio Alemparte Robles, qui s’intéresse au cas du Chili,

renseigne que cet officier était le représentant de la ville auprès du roi. C’est lui qui, au sein

de la corporation, prenait la parole au nom du peuple89. C’est lui qui, par ailleurs, défendait la

cause de l’institution auprès du roi. A juste titre, à Panama en 1608, Fernando de la Cueva, en

86 Ces différences sont mises en relief par Patricio HIDALGO NUCHERA, « El escribano público entre partes onotarial en la Recopilación de Leyes de Indias de 1680 », Espacio, Tiempo y Forma, Serie IV, Historia Moderna,t. 7, 1994, p. 307-330.87 Jorge Lujan MUÑOZ, Los escribanos en las Indias Occidentales. México, Universidad Nacional Autónoma deMéxico, Instituto de Estudios y Documentos Históricos, A.C., 1982 (3e ed.), p. 30.88 AGI., Panama, 379.89 A ce sujet, il fait allusion, tantôt au peuple, tantôt aux bourgeois qui se choisissaient un représentant quidéfendait leur cause auprès du Cabildo. Voir : Julio ALEMPARTE ROBLES El cabildo de Chile colonial : orígenesmunicipales de las repúblicas, Andrés Bello, 1966 p. 55.

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60

sa qualité de procureur, avait plaidé auprès du roi le statut de « Veinticuatro » pour les

échevins90. Cet acte suffit pour avancer que c’est le procureur qui traduisait au roi les besoins

nécessaires au bon fonctionnement du Cabildo ; c’est lui qui était mandaté par la ville pour

traiter des affaires religieuses avec le roi. C’est ce rôle que nous tentons d’exploiter ici pour

mettre en évidence la place du Cabildo dans le processus de l’évangélisation.

1.2 Le corps de ville et les institutions religieuses

Ici, notre objectif est d’étudier les rapports administratifs que le corps de ville établit

avec la Couronne en ce qui concerne l’évangélisation de Panama. Il ne s’agit pas de faire une

étude exhaustive. Nous nous contentons d’évoquer les informations qu’il adressait au Conseil

des Indes ou au roi par la voix du procureur ou d’autres officiers, afin de mettre en évidence

l’état des institutions religieuses, et par cette occasion, les relations entre ces institutions et la

ville. L’échange administratif « obligatoire » que nous reconstruisons ici, est consécutif au

patronage roya (real patronato) sur l’Église américaine, concédé à la Couronne par le Saint-

Siège dès 1492 et au cours des années 1500.

Les analyses de Christian Hermann nous apprennent que « le patronage royal sur

l’Église américaine se focalise autour de trois aspects fondamentaux : le droit honorifique, le

droit onéreux et le droit utile. Le droit honorifique renvoie au droit de présentation des

desservants de l’Eglise. Ici, l’Église est vue comme tout établissement ecclésiastique, quelle

que soit son importance ou sa qualité : évêché, chapellenie, couvent, hôpital, etc. Le droit

onéreux se résume à la charge de défendre l’Église, l’obligation d’assurer son entretien et

celui de ses desservants. Enfin, le droit utile fait allusion aux revenus que l’Église procure au

patron (au roi) »91. Comment le corps de ville de Panama mit-il en application ou non ces

droits ? Les lettres des procureurs et des échevins, trouvées essentiellement aux AGI,

montrent que le roi était le seul patron à qui le corps de ville soumettait tous les problèmes. A

chacun de ceux-ci, il apportait une réponse que nous mentionnons dans certains cas, cela, en

90 AGI., Panama, 378, 2f.91 Christian HERMANN, L’Eglise d’Espagne sous le patronage royal (1476-1834), Madrid, Casa de Velázquez,1988, p. 41-42.

Page 62: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

61

fonction des résultats de nos recherches. Comme méthode de travail, nous avons choisi de

traiter séparément les droits mentionnés ci-dessus.

Dans le cadre du droit onéreux, Andrés Cortés, procureur, avait supplié la Couronne,

dans sa lettre du 2 juin 1594, d’accorder trente mille pesos pour la réfection du monastère de

Nuestra Señora de la Concepción de Monjas. Par la même occasion, il avait demandé que les

finances royales offrent à cette congrégation des moyens matériels, soit deux cloches

moyennes ou une grande92. Le 31 juillet 1606, les échevins, Nicolás Martínez de Montenegro,

Juan Pérez de Lazcano, Agustín Franco, Damián Méndez, Álvaro Núñez Herrera et Pedro

Álvarez avaient sollicité auprès de la Couronne vingt mille ducats pour l’achèvement des

travaux de réfection de l’église des jésuites : il s’agissait de remplacer la construction de bois

par une construction de briques93. A cette demande sur laquelle nous reviendrons dans les

chapitres suivants, le roi avait répondu en ne donnant que la moitié de la somme demandée,

c’est-à-dire dix mille ducats.

En raison de l’incendie du 24 février 1644 qui détruit quatre-vingt-trois maisons, la

cathédrale94, et un collège-séminaire, Antonio Linares del Castillo, procureur, avait adressé au

roi une série des lettres de demandes de financement ou d’exonération d’impôts pour les

bourgeois pendant trente ans95. D’après ses explications, cet incendie avait occasionné

d’importantes pertes matérielles, dont la valeur fut estimée à un million de pesos. Ces pertes

avaient donc plongé ces bourgeois dans une extrême pauvreté, laquelle avait encouragé

beaucoup d’entre eux à émigrer au Pérou ou ailleurs. Pour éviter cette émigration massive et

permettre la reconstruction de la ville, l’exonération d’impôts sollicitée par Antonio Linares

del Castillo devait permettre aux bourgeois non seulement de reconstituer leurs activités, mais

aussi et surtout de continuer, à partir de cette reprise, à procurer des aumônes aux différents

92 AGI., Panama, 30, N. 30, 2f.93 AGI, Panama, 30, N. 37, 3f.94 Pour la réfection de la cathédrale, une lettre du roi informe qu’une aumône (de montant indéterminé) futdonnée par les officiers de la ville, voir : AGI., Registro de oficios, Tierra Firme, Panama, 229, L.3, (461-462)2f.95 AGI., 31, N. 44. 82f. On trouve dans cette liasse, l’ensemble des témoignages des officiers du Cabildo et desreligieux sur l’incendie de 1644, adressés au roi. Ceux-ci, mettant en exergue les dégâts matériels occasionnéspar cet incident, confirment au roi l’état catastrophique de la ville présenté par Antonio Linares del Castillo, etsoutiennent par la même occasion l’idée du procureur d’exempter les bourgeois de tout type d’impôt en vue dereconstruire la ville. Malheureusement, il n’existe pas dans cette liasse la réponse de la Couronne à cesdemandes.

Page 63: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

62

religieux de la ville, dont la collecte d’aumônes constituait le mode de financement officiel de

leurs activités96.

On retrouve le même Antonio Linares del Castillo, associé aux échevins de la ville, à

savoir José Cuadrado Solanilla, José García, Diego Benítez Montenegro, Jerónimo Suárez

Patiño, Pedro Vázquez Meléndez, Nicolás Navarro, Pedro de Segura y Tuesta et Pedro López

de Barral, dans une lettre au roi datée du 6 octobre 1651. Dans cette lettre, les échevins cités

décrivent le mauvais état dans lequel se trouvaient les établissements des augustins et les

moyens qu’avait préconisés le Frère Juan de San Guillermo pour améliorer leur situation97.

Dans ce qui précède, aucun signe de conflit n’apparaît entre le corps de ville et les

institutions religieuses. Dans leurs lettres, les dirigeants de la ville se montraient plutôt

enthousiastes à l’idée de répondre aux besoins des religieux de tout bord. A telle enseigne

qu’au début de chaque lettre, ils faisaient l’éloge de ces religieux et soulignaient

l’indispensabilité de leur présence. En somme, cette attitude traduit la « volonté » de la ville

de les aider à construire des églises décentes. Sauf que depuis la création de ville jusqu’au

cours de la première moitié du XVIIe siècle, les religieux, en particulier le clergé séculier,

n’arrivaient pas à établir la cathédrale. Si le tremblement de terre de 1644 avait annihilé les

premiers efforts fournis à cet effet et obligé, de ce fait, à une reconstruction, des questions au

sujet de l’utilisation des fonds octroyés par la Couronne ou les bourgeois de la ville restent en

suspens ; car nous n’avons pas trouvé d’informations relatives à un détournement de fonds

alloués à la construction ou reconstruction de la cathédrale, et même des locaux des prêtres

réguliers. En revanche, la volonté ou l’hésitation des religieux de se stabiliser à long ou à

court terme dans la ville avait constitué un débat interminable pour les jésuites comme nous le

verrons dans le chapitre trois.

Le droit honorifique permet de mieux cerner les rapports entre la ville et le clergé.

Dans l’exercice de ce droit, les membres du corps de ville avaient montré clairement leur

préférence pour tel ou tel religieux à tel ou tel poste de l’évêché. Les propositions de

nominations qu’ils adressaient au roi étaient faites en guise de promotions. Celles-ci mettent

en évidence leur volonté manifeste d’être aux premières loges de l’Eglise. Dans cette

perspective, Nicolás Martínez de Montenegro, Damián Méndez, Fernando González de

96 La demande d’exonération d’impôts n’avait pas été satisfaite, car le roi ne cessait de demander aux alguacilesmayores de s’acquitter, dans les brefs délais, de leurs droits, voir : AGI., Registro de oficios de Tierra Firme,Panama, 229, L. 3, (473-474) 2f.97 Cf. Bibiano TORRES RAMÍREZ, op. cit., p. 108.

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63

Villafranca, Pedro González Rangel, Andrés de Bolaños Zambrano, Pedro Álvarez, le

Docteur Carreño et Jerónimo Remón avaient proposé au roi en 1610 de nommer Cristóbal de

Haro chapelain de la cathédrale ou à un poste important de ladite église. Pour eux, cette

nomination constituait une récompense pour cet aumônier qu’ils considéraient comme

exemplaire et juste dans son travail98.

Dans leur correspondance du 19 juillet 1618, Juan de Santa Cruz Rivadeneira, Alonso

Espino de Cáceres, Diego de Meneses et Mexía de Villalobos avaient fait l’éloge du Père

Agustín de Riberos, en le présentant au roi comme méritant une place de chanoine

(canonjía)99. Dans une correspondance du 30 juin 1620, Juan de Santa Cruz Rivadeneira, cité

précédemment, et le docteur Carrasco del Sal avaient proposé le Père Rodrigo Pérez comme

candidat à un poste de grande importance de la cathédrale100. Le Père Amaro Flores de

Gamboa avait fait aussi l’objet des éloges d’Agustín Franco, Pedro Rangel, Juan Cortés,

Bartolomé Tristán, Antonio Franco, Manuel Jorge de Prado, Diego de Meneses, Juan García

Serrano, Sebastián Antonio de Prado, Ginés de Bustamante, Tomás de Quiñones, Jorge Roig,

Pedro Pablo Minucho, Juan de la Fuente Almonte, Diego Pérez, Urban de Medinilla, dans

leur correspondance du 3 juillet 1623101.

L’année suivante, Baltasar Cortés de la Serna, Manuel Jorge de Prado, Diego Pérez,

Diego de Meneses, Tomás de Quiñones, Sebastián Antonio de Prado, Juan García Serrano et

Urban de Medinilla avaient proposé la nomination du Frère Alonso de Castro, dirigeant du

monastère de l’Ordre des mercédaires, vicaire provincial du royaume et commissaire du Saint

office de l’Inquisition, comme évêque de Panama en remplacement du Frère Francisco de la

Cámara, promu dans un évêché du Pérou en 1624102. A son tour, le licencié Juan Requejo de

Salcedo, recteur (maestrescuela) de la cathédrale, avait été jugé susceptible de recevoir un

titre supérieur, selon la lettre du 15 novembre 1629 d’Andrés Cortés, Tomás de Quiñones,

Jorge Prado, Pedro Rangel, José García, Antonio Linares de Castillo, Sebastián Antonio de

Prado, Pedro Mexía, Agustín Franco et Urban de Medinilla103. Au cours des années 1630,

98 Il convient de préciser que Cristóbal de Haro est natif de Panama et fils légitime d’Agustín de Haro, contrôleur(contador) et juge officier des finances royales (juez oficial de la Hacienda real) durant une trentained’années.Voirleur correspondance du 23 juin 1610 : AGI., Panamá, 30, N. 47, 2f.99 Bibiano TORRES RAMÍREZ, op. cit., p. 61-62.100 Ibid., p. 65.101 Ibid., p. 73-74.102 AGI, Panama, 30, N. 96, 2f.103 AGI., Panama,31, N. 20, 2f

Page 65: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

64

1640, 1650 et 1658, plusieurs lettres du corps de ville avaient été adressées à la Couronne

pour solliciter des récompenses pour Fernando de Céspedes104, Diego de Villarreal105, Ginés

de Bustamante106et Francisco de Rojas107.

Nous ne disposons pas d’informations pour établir les liens personnels entre les

personnes nommées ici et la ville pour mieux saisir leur implication dans l’entreprise

missionnaire. Ceci dit, à partir de ses requêtes relatives à la construction ou à la réfection des

institutions religieuses adressées au roi, de sa gestion des personnels du clergé séculier et du

contrôle des actions du clergé régulier, la ville se distingue clairement dans l’entreprise

missionnaire. En effet, en relayant les besoins financiers et matériels des institutions

religieuses, elle se présente à la fois comme la voix des religieux auprès du roi et de ses

institutions américaines, et comme le représentant du roi auprès de ces religieux. A partir de

ce rôle, son action dans l’implantation et les activités pastorales des jésuites fut déterminante.

Cependant, ces derniers durent faire face aux officiers de l’Audience royale, qui avaient été

investis, entre autres, de pouvoir en matière religieuse. Pour mieux le comprendre, il est

important de revenir sur la genèse et l’implantation de cette institution dans la ville de

Panama.

2. L’Audience royale à Panama

104 Bibiano TORRES RAMÍREZ, op. cit., p. 95.105 Ibid., p. 98.106 AGI., Panama, 31, N. 51, 3f. 107 AGI., Panama, 31, N. 63, 2f.

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65

Les ordonnances, expédiées à Valladolid en 1538 pour la création de l’Audience

royale de la province de la Terre Ferme dans la ville de Panama, comportent soixante

chapitres108. Le chapitre premier désigne trois juristes (letrados) pour la gestion de cette

institution. A cet effet, Francisco Pérez de Robles, Alonso Montenegro et, plus tard, Pedro de

Villalobos furent nommés auditeurs (oidores). L’arrivée de Francisco Pérez de Robles à

Panama à l’automne 1538, en tant que président de l’Audience, traduit les débuts de cette

institution. De facto, cet espace devint la tête du gouvernement de la province de la Terre

Ferme et ainsi commença une nouvelle étape dans le gouvernement de l’Amérique espagnole.

L’historiographie du droit et des institutions de l’Amérique espagnole repose sur deux

courants d’étude qui proposent des définitions différentes de l’Audience royale dans cette

partie du Monde. Le premier courant est développé par ceux qui pensent que l’Audience

royale fut exclusivement une cour de justice destinée à conseiller les vice-rois et les

gouverneurs. En d’autres termes, il s’agissait d’un organe parallèle aux gouverneurs, qui

traditionnellement dirgeaient les provinces indiennes. En ce sens, l’Audience royale est

présentée comme exclusivement une cour d’appel109. Le deuxième courant est entretenu par

un bon nombre de juristes et d’historiens qui considèrent l’Audience royale comme à la fois

une cour de justice et une institution politico-administrative, c’est-à-dire une institution ayant

des facultés de gouvernement dérivées de l’administration de la justice au nom du roi110.

L’action de l’Audience royale de la province de la Terre Ferme s’inscrit dans ce sens.

108 AGI, Panama, 235, lib. 6, h 169.109 Alfonso GARCÍA GALLO, « Las Audiencias de Indias. Su origen y caracteres », Memoria del SegundoCongreso Venezolano de Historia, Caracas, Academia Nacional de la Historia, 1975, t. 1, p. 389-393 ; JesúsLALINDE ABADÍA, « El régimen virreinato-senatorial en Indias », Separata del Anuario de Historia del DerechoEspañol, XXXVII, Madrid, 1967, p. 102 - 146-147 ; Silvio ZAVALA, El Mundo Americano en la Época Colonial,Mexique, Editorial Porrúa, 1967, t. 1, p. 402 ; Víctor TAU ANZOÁTEGUI et Eduardo MARTIRÉ, Manual deHistoria de las Instituciones Argentinas, Buenos Aires, 1967, p. 3 ; Ricardo ZORRAQUÍN BECU, « Los distintostipos de gobernador en el derecho indiano » Actas y Estudios del III Congreso del Instituto Internacional deHistoria del Derecho Indiano, Madrid, 1973, p. 559.

Page 67: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

66

En effet, les buts assignés à cette Audience dans les ordonnances peuvent se résumer

en trois points. Premièrement, l’autonomie qu’elle surveille les gouverneurs du Pérou, de la

Nouvelle Tolède, du Nicaragua et des provinces alentour. Dans cette perspective, l’un des

trois auditeurs de cette Audience devait effectuer des visites et punir les gouverneurs

contrevenants. Deuxièmement, l’améloiration des conditions de vie et de l’évangélisation qui

n’avait pas connu d’essor jusque-là : « […] Se ha visto por experiencia, el poco fruto en

servicio de Dios […] ». Et troisièmement, la protection des Indiens dont le poids

démographique avait considérablement diminué111. Au bout du compte, cette Audience venait

rétablir, dans la province en général et dans la ville de Panama en particulier, l’ordre royal et

l’ordre social. Il s’agissait d’imposer le droit et d’administrer la justice, afin de réguler les

comportements et les pratiques sociales.

110 Enrique RUIZ GUIÑAZÚ, La Magistratura Indiana, Buenos Aires, Universidad de Buenos Aires, 1916, p. 21-41 ; Efraín CARDOZO, La Audiencia de Charcas y la facultad de gobierno Humanidades, XXV, Buenos Aires,1936, p. 137-156 ; Raúl MUÑOZ FELIÚ, La Real Audiencia de Chile, Santiago, Imprenta de La Gratitud Nacional,1937, Luis AZNAR, « Evolución del régimen legal y del significado político de las Audiencias Indianas »,Boletín de la Universidad Nacional de La Plata, XVII,5, La Plata, 1933, p. 8- 43 ; Pío BALLESTEROS « Lafunción política de las Reales Chancillerías Coloniales », Revista de Estudios Políticos, XV 27- 28, Madrid,1946, p. 47-109 ; Jorge FÁBREGA P. « Organización, jurisdicción y competencia de la Primera Audiencia y RealChancillería de Tierra Firme », Lotería, 199 , Panamá, juin 1972, p. 35- 48 ; Agustín BERMÚDEZ AZNAR, « Lasfunciones del Presidente de la Audiencia en Indias », Revista de la Facultad de Derecho de México, XXVI, 101-102, México, janvier – juillet, 1976, p. 85-96 ; Ismael SÁNCHEZ BELLA, « Las Audiencias y el gobierno de lasIndias (Siglos XVI y XVII) », Revista de Estudios Histórico-Jurídicos, II, Valparaíso, 1977, p. 159-186 ;Fernando MURO ROMERO, Las Presidencias Gobernaciones en Indias (Siglo XVI), Séville, Escuela de EstudiosHispanoamericanos, 1975 ; Alí Enrique LÓPEZ BOHÓRQUEZ, « La Real Audiencia de Charcas (1561-1567) :Conflictos Jurisdiccionales de una Audiencia Subordinada », Boletín de la Academia Nacional de la Historia,279 , Caracas, juillet – septembre 1987, p. 745-762 ; Santiago Gerardo SUÁREZ, « Instituciones panvenezolanasdel período hispánico », Los Tres Primeros Siglos de Venezuela, 1498-1810, Caracas, Fundación EugenioMendoza, 1991, p. 307-311.111 Voir la cédule royale du 26 février 1538. AGI, Indiferente General, 737, n° 43.

Page 68: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

67

A partir des notions du « droit », de « loi » et de « justice », l’historiographie autour du

gouvernement des Indes s’est appesantie sur le sens du pouvoir et du jeu politique dans

l’Ancien Régime, lequel se transposait dans la province de la Terre Ferme avec la mise en

place de l’Audience royale. Les spécialistes en la matière, Européens et Américains, se sont

attelés à mettre en rapport le monde social et le monde institutionnel, afin d’expliquer la

politique de gouvernement de la monarchie aux Indes112. A ce sujet, tous s’accordent sur

l’idée que dans cette partie du monde, le roi était porteur d’un ordre (normatif) qu’il avait

tenté d’imposer à travers un appareil institutionnel : l’on parle généralement de l’appareil

judiciaire. Celui-ci, selon Carlos Garriga, n’est rien d’autre qu’une traduction institutionnelle

des conceptions de justice et du travail du juge, en grande partie partagées par la pensée

catholique du Moyen Âge et de l’époque Moderne, et adoptées comme base et objectif de

l’activité des tribunaux113. Pour mieux le comprendre, il convient d’expliquer la notion de

justice, du juge et le travail du juge, lorsque celui-ci est dominé par des pouvoirs ou des

intérêts de justice.

En effet, selon Carlos Garriga, cité précédemment, la notion de justice repose sur

l’équité : la perpétuelle et constante volonté de donner à chacun ce qui lui est dû. De ce fait, le

juge doit être libre de toute passion (amour, haine, crainte, convoitise, cupidité), afin

d’exercer en toute impartialité114. Toutefois, ce travail doit se faire au nom du roi. D’où la

présence et l’usage réguliers des expressions « derecho del rey », « ley del rey » et « mi

justicia » dans le jargon judiciaire de la Couronne.

Il faut dire que la théorie politique de l’Ancien Régime était dominée par la figure du

roi-juge à l’époque Médiévale, et par celle du roi-juge-législateur à l’époque Moderne115. De

ce fait, les attributions juridiques du roi soutenaient la fonction dominante de la Couronne, qui

était celle de garantir la justice, et à travers elle, la paix à partir d’une conception qui

privilégiait la conservation de la monarchie et la quiétude des communautés. En ce sens, les

juges (auditeurs) aux Indes étaient chargés a priori de servir le roi, et de ce fait, la monarchie.

Cet objectif connut très vite un obstacle majeur : dans l’exercice de leurs fonctions, certains

112 A ce sujet on peut citer le travail de Tamar Herzog, La administración como un fenómeno social: la justiciapenal de la ciudad de Quito (1650-1750), Centro de Estudios Políticos y Constitucionales, 1995.113 Carlos GARRIGA « Sobre el gobierno de la justicia en Indias », Revista de Historia del derecho, n°34, 2006,p. 79.114 Ibid., p. 81.115 Voir la première partie du livre d’Eduardo MARTIRÉ, La Audiencia y la administración de justicia en lasIndias : del iudex perfectus al iudex solutus, Buenos Aires, Histórica Emilio Perrot, 2009.

Page 69: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

68

juges-auditeurs, tels que Francisco Pérez de Robles à Panama, avaient confondu leur statut de

personne publique avec celui de personne privée, privilégiant ainsi le second statut.

En abordant le cas de Francisco Pérez de Robles, nous ne cherchons pas ici à étudier

sa figure, ni son gouvernement en tant que tels, mais à relever les principaux problèmes qui

s’étaient posés au moment où il avait commencé l’administration de l’Audience dans la ville

de Panama, afin de situer la place qu’avaient occupé les questions religieuses à ce moment-là.

2.1 Francisco Pérez de Robles et la délocalisation

de la présidence de l’Audience royale

Sans nous lancer dans le jeu de l’énumération, nous pouvons considérer la

construction de l’édifice qui devait héberger le siège de l’Audience comme le premier

problème fondamental que connut cette institution au moment de son installation dans la ville

de Panama. María del Carmen Mena García pose ce problème dans son article intitulé « El

Dr. Francisco Pérez de Robles y las casas reales de Panamá »116. De cette étude, il ressort

qu’une residencia fut commise contre Francisco Pérez de Robles en 1541, pour avoir abusé en

s’attribuant des terres cédées à l’Audience et confisqué des terres de particuliers117.

Selon l’interprétation des pratiques judiciaires produite par les chercheurs, les

agissements de Francisco Pérez de Robles correspondent à « la transgression de l’ordre » ou à

« la transgression comme ordre » : sur le terrain, le juge-auditeur n’agissait pas forcément

selon les dispositions du droit royal, mais comme il l’entendait118. Cela dit, selon Garriga,

pour accomplir sa mission de juge, le juge-auditeur pouvait aussi transgresser le droit écrit par

116 Temas Americanistas, n°1, 1982, p. 10-19.117 Ces accusations sont exposées dans la plainte faite au roi en 1541 par Rodrigo de Rebolledo, chef de la policede la ville. Francisco Pérez de Robles avait construit des propriétés privées sur le terrain prévu pour laconstruction des édifices royaux. En réalité, en arrivant à Panama, ce dernier s’était attribué le domicile deGonzalo Martel de la Puente (trésorier de la ville) pour en faire son domicile privé, et avait pris en location ledomicile de Juan Rodríguez Portugués (bourgeois de Panama) pour en faire le siège de l’Audience. Dans lemême temps, Juan de Baeza (bourgeois de Panama) accusait Francisco Pérez de Robles de lui avoir pris unesclave indien. Voir : AGI., Justicia, 342, 1 pieza.118 C’est dans cet esprit que Tamar HERZOG présente l’administration comme phénomène social : Laadministración como un fenómeno social: la justicia penal de la ciudad de Quito (1650-1750), Madrid, 1995.

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69

le roi (lois des Indes) pour être plus conforme que ce droit écrit à la justice et à l’équité.

Toutefois, pour faire respecter l’ordre, réduire et prévenir les irrégularités et les abus de

pouvoir dans son empire, le roi d’Espagne avait établi trois procédures d’inspection : la visite

(visita), l’enquête (pesquisa) et la résidence (residencia).

Selon Tamar Herzog, trois objectifs ont motivé les études autour de ces procédures. Le

premier s’inscrit dans un cadre juridique formel qui permet de savoir la définition juridique de

chacune de ces procédures. Le deuxième est l’usage et l’intérêt qu’elles offrent à l’historien et

au chercheur comme source d’information historique, et le troisième est social119. Les

recherches d’ordre juridique formel présentent la visite comme une forme d’inspection

administrative de tous les officiers, dont la nomination est une prérogative royale. Elle est

entreprise suite à des dénonciations ou en raison de suspicions et menée sans interrompre le

travail quotidien des institutions120. L’enquête, qui n’est pas une inspection générale, est

entreprise suite à des accusations et suspicions très concrètes. Elle entraîne la suspension de

l’intéressé de ses fonctions jusqu’à la fin de la procédure, contrairement à la visite121. La

résidence, quant à elle, est une forme de contrôle ordinaire appliquée à un officier qui

n’exerce plus ses fonctions, c’est-à-dire post officio dimisso122 comme Francisco Pérez de

Robles.

119 Tamar HERZOG, Ritos de control, prácticas de negociación : Pesquisas, visitas y residencias y las relacionesentre Quito y Madrid (1650-1750), Madrid, Fundación Histórica Tavera, 2000.120 Mireille PEYTAVIN, Visite et gouvernement dans le royaume de Naples (XVI e - XVIIe siècles), Madrid, Casade Velázquez. 2003, p. 12. Voir aussi Ismaël SÁNCHEZ BELLA., Derecho indiano : estudios. Las visitasgenerales en la América española (Siglos XVI-XVII), Pampelune, Universidad de Navarra, 1991.121 Benjamín GONZÁLEZ ALONSO « Control y responsabilidad de los oficiales reales. Notas en torno a unapesquisa del siglo XVIII », Sobre el estado y la administración de la Corona de Castilla en el Antiguo Régimen.Las comunidades de Castilla y otros, Madrid, Siglo XXI, 1981, p. 177.122 José María VALLEJO GARCÍA-HEVIA, Juicio a un conquistador, Pedro de Alvarado: su proceso de residenciaen Guatemala (1536-1538), Marcial Pons Historia, 2008, p. 69.

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70

Pour ce cas, le juge chargé de mener cette inspection fut le licencié Cristóbal Vaca de

Castro123, accompagné de Pedro de Villalobos et Lorenzo Paz de la Serna, auditeurs de

l’Audience et anciens collaborateurs de Francisco Pérez de Robles124. Les témoins ayant

participé aux enquêtes furent Tomás de Berlanga (évêque), Juan de Cervera (contrôleur des

finances royales), Juan de Panés et Hernán Gómez (tous deux bourgeois de Panama), Gonzalo

Martel de la Puente et Juan Díaz Guerrero (respectivement échevin et alcalde du corps de

ville) et Martín de Bequiza (huissier de l’Audience). A l’issue du jugement, dont le

déroulement des enquêtes et la sentence n’ont pas été étudiés ici, l’Audience fut supprimée en

1543 et deux Audiences furent créees, l’une au Guatemala (qui avait juridiction sur la ville de

Panama) et l’autre à Lima.

Au bout du compte, l’Audience de Panama ne semble pas se mêler du patronage royal

au cours de la période 1538-1543. A l’instar de Francisco Pérez de Robles, les autres juge-

auditeurs, tels que Pedro de Villalobos et Lorenzo Paz de la Serna, avaient privilégié aussi

leur vie privée au détriment de l’activité pastorale, dont la documentation de cette période ne

relève aucune action majeure de leur part125. En conséquence, l’objectif de fomenter le

processus de l’évangélisation dans la province de la Terre Ferme en général, et à Panama en

particulier, par le biais de la mise en place d’une Audience, fut un échec. Selon l’évêque

(Tomás de Berlanga), ce processus resta incontrôlé à cette période, à cause de la présence de

faux prêtres, qui s’investissaient plutôt dans le commerce. Celui-ci, ainsi que les affaires

religieuses, pendant une vingtaine d’années, n’avait pas pu être contrôlé par l’Audience du

Guatemala, qui avait juridiction sur la Terre Ferme. De ce fait, pour rétablir l’ordre dans cet

espace, le roi avait donc décidé de créer une nouvelle Audience en 1563. C’est à ce moment-

là qu’une action concrète concernant l’évangélisation fut menée par cette institution. A ce

sujet, il est important de souligner l’action de l’auditeur Alonso Criado de Castilla au début

des années 1570.

123 Ancien auditeur de l’Audience et Chancellerie de Valladolid, Cristóbal Vaca de Castro s’embarque pour Limaen 1540 comme juge pour enquêter sur les différends entre Francisco Pizarro et Diego de Almagro. Entre temps,en vertu des pouvoirs qui lui sont attribués à cet effet, il arrive à Panama autour de l’année 1540 commeprésident de l’Audience en remplacement de Francisco Pérez de Robles qu’il devait juger.124 AGI., Justicia, 369. 8 piezas.125 A leur tour, ces deux auditeurs furent commis en justice. C’est en qualité d’auditeur de l’Audience duGuatemala que Pedro Ramírez fut nommé juge de résidence pour traiter leur cas. Dans la cédule royale qui luiconférait ces pouvoirs, le roi avait réaffirmé la suppression de l’Audience de Panama. AGI., Registro de oficio ypartes: Tierra Firme, Panamá, 235, L. 8, p. 98-99.

Page 72: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

71

2.2 Alonso Criado de Castilla et son rapport de

1575

Arrivé à Panama au cours de l’année 1574 en tant qu’auditeur126, Alonso Criado de

Castilla fit un état de la province de la Terre Ferme dans son rapport de 1575 « Sumaria

descripción del Reino de Tierra-Firme, llamado Castilla del Oro, que está sujeto a la Real

Audiencia de la ciudad de Panamá »127, fruit de sa visite. En réalité, cette visite est

consécutive aux ordonnances émises le 4 octobre 1563 concernant les fonctions de

l’Audience.

Constituées de quatre-vingt-neuf pièces au total128, ces ordonnances comportent des

instructions relatives aux visites et aux litiges ecclésiastiques. Celestino Andrés Arauz

Monfante et Patricia Pizzurno Gelós ont commenté la question des visites, en distinguant le

rôle du président de celui des auditeurs. En effet, dans un long et particulier rapport, le

président devait rendre compte au Conseil des Indes, une fois par an, des salaires, de l’aide de

la côte, des entretiens et des recettes fiscales recouvrées dans la province. Les auditeurs, quant

à eux, devaient, une fois par an, effectuer une visite de chaque territoire constituant la

province. De ce fait, ils avaient le devoir d’informer de l’état de la province, du nombre des

populations en indiquant comment leur venir en aide, de l’état des églises et monastères, de

l’état de l’endoctrinement des Indiens en précisant si les esclaves des mines recevaient une

éducation religieuse et comment agissaient les corrégidors129.

126 Alonso Criado est né en 1540 à Andújar, une commune située dans la province de Jaén de la communautéautonome d'Andalousie. Fils légitime d’Andrés Criado et de Marina Castilla (tous deux originaires de Jaén), ilavait effectué ses études à l’Université de Salamanque et de Séville où il obtint respectivement les titres deBachelier et de Docteur en droit. Le 13 décembre 1573, il fut nommé auditeur de l’Audience de Panama. Voir :José María VALLEJO GARCÍA-HEVIA, « La Audiencia de Guatemala y sus Consejeros de Indias en el sigloXVI », Anuario de historia del derecho español, nº 75, 2005, p. 546-547.127 Ce rapport est publié dans Manuel PERALTA : Costa Rica, Nicaragua y Panamá en el siglo XVI, Madrid etParis, 1883, p. 527-540. Omar Jaén Suárez l’a aussi publié dans son ouvrage Geografía de Panamá, estudiointroductorio y antología de, Panama, 1985.128 Voir : AGI., Panama, 236, L. 9, f. 835-924129 Celestino Andrés ARAUZ MONFANTE et Patricia PIZZURNO GELÓS, El Panamá hispano (1501-1821), op. cit.,p. 154-155.

Page 73: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

72

Le chapitre dédié aux « plaintes ecclésiastiques » (pleitos eclesiásticos), que les

auteurs cités précédemment n’ont pas analysé dans leur étude, stipule que les auditeurs

devaient, en cas de litiges avec les juges ecclésiastiques, se référer aux dispositions des

Audiences de Valladolid et de Grenade établies à cet effet. En outre, ils devaient informer de

l’existence des personnes ayant mandat pour récupérer les biens des archevêques et évêques

défunts et des postes vacants au sein du clergé ; enfin, ils devaient veiller à ce que les Indiens

soient évangélisés dans la langue espagnole130.

Dans le cadre juridique de ce qui précède, le rapport de visite d’Alonso Criado de

Castilla relève les difficultés qu’éprouvaient les institutions religieuses de la Terre Ferme à ce

moment-là. A cet effet, il mentionne d’abord le montant et la répartition des dîmes des églises

de Panama et de Veraguas. A ce sujet (nous nous limitons à Panama), il indique qu’en 1574,

la dîme de la cathédrale de Panama s’était élevée à deux-mille trois cent quatre-vingt-cinq

pesos. Cette somme était répartie en quatre parts : une part (¼) pour l’évêque, soit son

salaire ; une autre part (¼) pour les membres du chapitre ecclésiastique (doyens, dignités,

chanoines, racioneros, chanoines prébendiers, etc.). Et les deux autres parts étaient réparties

en neuf parts : 4/9 pour les prêtres de la cathédrale : le doyen (deán), le chantre d’Église

(chantre) et les deux chanoines (canónigos) ; 2/9 pour les constructions ; 1/9 pour l’hôpital de la

ville et 2/9 pour le roi. Cette dernière part fut offerte à la cathédrale (1/9 et demi) et à l’hôpital

(l’autre moitié), vu leurs difficultés financières.

Alonso Criado de Castilla fait ensuite des recommandations pour une meilleure

évangélisation, car les religieux présents n’étaient pas à la hauteur. Dans cette perspective, il

était nécessaire d’envoyer un ou deux visiteurs qui devaient s’enquérir des méthodes

d’évangélisation des Indiens et proposer des solutions à cet effet ; un légat ou un nonce qui

devait pleinement se charger des questions de mariage et d’absolution des cas réservés, vu la

difficulté de les traiter en Espagne ; et des religieux spirituellement bien formés et de bonne

moralité « sean tales de cuya suficiencia virtud y letras y vida inculpable ». Par cette

demande, l’auditeur souhaitait une recomposition du corps religieux qui était alors constitué

majoritairement de prêtres sans réelle identité – qu’il considérait d’ailleurs comme inutiles et

scandaleux –, et surtout investis dans le vice. A cet effet, à son avis, la présence de quatre –

dominicains, franciscains, augustins et jésuites – suffisait. A ce sujet, il existe une ambiguïté.

Alonso Criado de Castilla ne précise pas s’il s’agissait de quatre Ordres religieux ou d’un

130 AGI., Panama, 236, L. 9, f. 853-854.

Page 74: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

73

religieux des quatre Ordres cités, pour toute la province ou par ville. Toutefois, il préconisait

que tous travailleraient de façon uniforme, loin de toute discorde131.

Le roi avait-il répondu favorablement à ces recommandations ? Aucun texte ne permet

de le dire avec exactitude. Cela dit, au cours de la deuxième moitié du XVIe siècle, les

auditeurs effectuèrent aussi des visites particulières à la demande du roi, comme nous le

verrons dans le chapitre réservé au contrôle des activités jésuites par le pouvoir royal.

********************

L’ordre royal a éprouvé des difficultés pour s’imposer dans la ville de Panama entre

1521 et le cours des années 1570. Il s’est d’abord manifesté avec l’installation du corps de

ville. En tant qu’institution sociale, celui-ci s’est mêlé du patronage royal, en se montrant

enthousiaste à l’idée de favoriser l’implantation des institutions religieuses et la nomination

des membres du clergé séculier.

L’ordre royal s’est signalé ensuite par l’implantation d’une Audience, d’abord en 1538,

puis en 1563. Dans ses premiers moments, cette institution n’a pas accompli une action

majeure concernant l’entreprise missionnaire. Elle s’est plutôt préoccupée d’asseoir son

pouvoir et de résoudre le problème des Noirs marron, souvent associés aux corsaires et aux

flibustiers anglais et français. Avec l’apparition de ces populations dans la province, la ville

de Panama est devenue un front, c’est-à-dire un lieu de combats ou bien un lieu où

éventuellement pouvaient se tenir des combats132. La route commerciale Nombre de

131 AGI, Panama, 11, N. 14.a, op. cit.132 Michel BERTRAND, Natividad PLANAS (dir), Les sociétés de frontière. De la Méditerranée à l'Atlantique(XVIe-XVIIIe siècle), Madrid, Casa de Velázquez, 2011, p. 9.

Page 75: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

74

Dios/Portobelo – Panama, qui permettait de passer de l’Atlantique au Pacifique et vice-versa,

était devenue un terrain idéal à cet effet pour les Noirs marron. María del Carmen Mena

García, qui étudie cette question en profondeur, mentionne que la période la plus trouble des

révoltes de ces populations contre les autorités espagnoles est celle qui va de 1549 à 1582133.

Pour remédier à cette situation, les magistrats du Conseil des Indes avaient orienté les

réflexions sur la redéfinition de la politique de gouvernement de la province. Dans cette

perspective, le remplacement des militaires à la tête de l’Audience avait constitué l’une des

résolutions majeures envisagées et mises en œuvre à la suite du décès du docteur Gabriel de

Loarte en 1578. Par ce changement de profils professionnels, la Couronne cherchait des

hommes capables de trouver des solutions immédiates et idoines au problème du marronnage.

Finalement, tout au long du XVIe siècle, le pouvoir royal dans la ville de Panama était

instable, voire « incertain ». Particulièrement, le pouvoir spirituel restait à consolider. Si les

requêtes du corps de ville adressées au roi ont montré les difficultés à construire des

établissements religieux, à cause des moyens financiers et des catastrophes naturelles, il n’est

pas inintéressant de s’interroger sur la vocation des religieux à s’installer dans la ville de

Panama.

133 María del Carmen MENA GARCÍA, La Sociedad de Panamá en el siglo XVI, op. cit., p. 401.

Page 76: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

75

Chapitre 2

L’établissement du pouvoir

spirituel

La présence des édifices religieux à Panama traduit, certes, l’existence palpable d’un

pouvoir spirituel, représenté, comme partout ailleurs en Amérique espagnole, par des clercs

séculiers et réguliers. Cependant, les institutions religieuses qu’ils représentaient, comportent

des caractéristiques qui conduisent à affirmer qu’au cours du XVIe siècle, le pouvoir spirituel

n’était pas entièrement établi. Les domiciles avaient l’air provisoire et les hommes donnaient

l’impression de s’intéresser à d’autres lieux.

Les études des historiens intéressés par l’architecture et l’urbanisme, des architectes-

historiens, des historiens de l’art et des historiens modernistes et contemporanéistes sur

l’architecture de la ville de Panama, offrent une conclusion qui ne peut souffrir d’aucune

contestation : depuis sa création, la ville de Panama n’avait pas connu le luxe architectural de

la ville européenne. Les édifices coloniaux, en l’occurrence, l’église cathédrale et les

domiciles des Ordres religieux, avaient été construits sur le modèle traditionnel, c’est-à-dire

que c’étaient des cabanes dont les toits étaient faits de paille et les murs en bois134. Cette

architecture autochtone, dite précaire, avait connu une évolution en raison des incendies

134 Richard COOKE et Luis Alberto SÁNCHEZ HERRERA, dans leur chapitre II intitulé « Panamá indígena : 1501-1550 », évoquent les origines et l’usage de ces matériaux dans la société précolombienne panaméenne. Voir :Alfredo CASTILLERO CALVO (dir), Historia general de Panamá, vol. 1., t. 2., Panama, Comité Nacional delCentenario de la República de Panamá, 2004, p. 61-66. María del Carmen MENA GARCÍA apporte également desrenseignements sur cette question : « Panamá en el siglo XVIII : trazado urbano, materiales y técnicaconstructiva », op. cit., p. 369-398.

Page 77: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

76

répétitifs qui avaient émaillé la ville au cours des XVIe et XVIIe siècles et des catastrophes

naturelles, notamment le tremblement de terre de 1621.

A côté de cette caractéristique, il faut souligner les dimensions de ces édifices. A

priori, ils étaient de petite taille et par la suite, la nécessité de les agrandir s’était imposée.

Pour la cathédrale, les besoins de réaménagements étaient dus à l’accroissement du nombre de

paroissiens. Pour les domiciles des Ordres religieux, en l’occurrence, des franciscains, les

réfections étaient nécessaires pour recevoir leurs confrères qui transitaient par là. La

conjugaison de ces deux objectifs montre que dans la ville de Panama, les institutions

religieuses avaient deux missions : répondre aux besoins des Espagnols dans une ville

mouvante et évangéliser les Indiens. Pour comprendre les moyens mis en œuvre pour

l’accomplissement de ces deux objectifs, il convient d’apprécier le nombre et le

comportement des religieux dans la ville et la province. C’est sur ces deux éléments que se

focalise l’objectif de ce chapitre, qui est de donner un panorama de l’Église de Panama avant

l’arrivée des jésuites. Dans cette perspective, il est important de souligner, en premier lieu, le

choix de la monarchie de faire de cette ville le siège épiscopal de la province de la Terre

Ferme.

1. Tomás de Berlanga et le

gouvernement épiscopal

Le choix d’étudier l’épiscopat de Tomás de Berlanga (1534-1544) se justifie par le fait

qu’il est décisif pour la création de la cathédrale de Panama ; projet pour lequel il obtint des

moyens humains, dont vingt Noirs esclaves originaires d’Espagne, du Portugal, du Cap-Vert

ou de Guinée135.

135 María del Carmen MENA GARCÍA, La sociedad de Panamá en el siglo XVI, op. cit., p. 88.

Page 78: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

77

Les origines et les activités de ce personnage ont intéressé plusieurs chercheurs, tels

qu’Andrés Mesanza, Vargas Ugarte, Ernesto de Jesús Castillero Reyes, Enrique Dussel ou

Estrella Figueras Vallés. Cette dernière est celle qui, en réunissant près de quatre-cent

documents dont son testament, a récemment publié une étude biographique de Tomás de

Berlanga dans laquelle elle met en évidence l’esprit humaniste de l’évêque136. Ce travail

révèle le véritable nom de Tomás de Berlanga : Tomás Martínez Gómez. Né en 1490 à

Berlanga de Duero, une petite ville de la commune de Soria dans la province de Castille-et-

León où il fut inhumé en 1551, il devint dominicain à Salamanque. Sa carrière américaine

commença à Santo de Domingo où il était arrivé dans la deuxième vague pour réformer et

renforcer la présence de l’Ordre137. Par la suite, il y devint provincial138. Ce rôle n’a pas

suscité beaucoup de questionnements. En revanche, sa relation avec Bartolomé de Las Casas

et sa prise de position en faveur des Indiens et la suppression de l’encomienda ont fait couler

beaucoup d’encre139.

136 Estrella FIGUERAS VALLÉS, Fray Tomás de Berlanga. Una vida dedicada a la fe y a la ciencia , Soria, OchoaImpresores 2010.137 Jerónimo de MENDIETA, Historia eclesiástica indiana, Linkgua Ediciones, 2012, p. 358; Pedro FERNÁNDEZ

RODRÍGUEZ, Los dominicos en el contexto de la primera evangelización de México, 1526-1550 , Editorial SanEsteban, 1994, p. 137.138 Andrés MESANZA, Los obispos de la Orden dominica en América, Ensielden, 1939, p. 45-47.139 Le positionnement de Tomás de Berlanga sur la question de l’encomienda se lit beaucoup à partir de la visitequ’il effectue en 1535 à Lima au sujet des querelles entre Pizarro et Almagro. Parmi ses observations sur cettequestion, il proposait la suppression de la vente des Indiens entre encomenderos jusqu’à ce que la question soitréglée. Sa lettre au roi, datée du 3 février 1536, sur les disputes entre Pizarro et Almagro, est publiée par RobertoLEVILLIER dans Gobernantes del Perú : Cartas y Papeles, siglo XVI : documentos del Archivo de Indias, t. 2,Madrid, 1921, p. 37-50. Un autre document utile pour comprendre ce sujet est le « Requerimiento de frayTomás de Berlanga a Francisco Pizarro, Antonio Riquelme y García de Salcedo », Lima, 6 de noviembre de1535 (AGI, Patronato 192, W 1, RO 12). L’article de Rafael VARÓN GABAI, « El clero y la fiscalización imperialen la conquista del Perú : La actuación de Hernando de Luque, Vicente de Valverde y Tomas de Berlanga »,publié dans BIRA, 19, Lima, 1992, p. 111-132 ; et celui d’Antonio ACOSTA, « Estado, clases y Real Hacienda enlos inicios de la conquista del Perú », Revista de Indias, v. LXVI, n°236, 2006, p. 57-86, sont très explicites surce sujet.

Page 79: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

78

De retour dans sa ville natale, Tomás de Berlanga fut choisi en 1531 par Charles V

pour prendre la tête de l’évêché de la province de la Terre Ferme, dont le siège était a priori à

Santa María del Darién140. Il est important de rappeler que le transfert de ce siège à Panama

fut consécutif au dépeuplement de Santa María del Darién. En effet, au cours de l’épiscopat

de Juan de Quevedo (1514-1518), plusieurs religieux avaient préféré quitter cette ville pour

l’Espagne à cause des mauvaises conditions climatiques. Cette attitude traduit, de fait, leur

manque de vocation pour ce lieu à court et à long terme. C’est donc ce contexte qui est à

l’origine de la création de l’évêché à Panama par Tomás de Berlanga en 1534141.

Trois axes permettent de comprendre l’action de Tomás de Berlanga. Le premier est

son rôle dans l’aménahement de la route fluviale Nombre de Dios-Panama142 ; le second est la

médiation dans le conflit entre Francisco Pizarro et Diego de Almagro au Pérou et le troisième

est l’essai de rénover l’Église, objectif que nous essayons de reconstruire ici.

1.1 Tomas de Berlanga et la construction de la

cathédrale

140 Rubén VARGAS UGARTE, Episcopologio de las diócesis del antiguo virreinato del Perú́ desde sus orígeneshasta la emancipación, 1513-1825, Buenos Aires, Boletín del Instituto de Investigaciones Históricas,1940, 36 p ;Severino de SANTA TERESA, Historia documentada de la Iglesia en Urabá y Darién desde el descubrimientohasta nuestros días, t. 1., Bogotá, 1956 ; Ernesto de Jesús CASTILLERO REYES, Breve historia de la Iglesiapanameña; episcopologios de la Diócesis de Panamá́, Panama, Arquidiócesis de Panamá́, 1965. 141 Il y était arrivé cette année accompagné de deux Noirs esclaves destinés à son service personnel. Voir : AGI.,Registro de oficios de Tierra Firme, Panama, 234, 1.f. p. 352.142 C’est un chemin qu’il découvre avec soin lorsqu’il se rend à Lima dans le cadre de la visite sur le conflit entrePizarro et Almagro. Carta de fray Tomás de Berlanga al Rey informando de los peligros de Nombre de Dios y laconveniencia de trasladar la población a la embocadura del río Chagres. Panamá, 22 de febrero de 1535. AGI.Patronato, 194, R. 27.

Page 80: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

79

On l’aura compris, c’est Tomás de Berlanga qui avait porté le projet de l’établissement

du siège de l’évêché de la province de la Terre Ferme à Panama. A cet effet, il devait

construire l’église cathédrale. María del Carmen Mena García a étudié cette question dans son

ouvrage La ciudad en cruces de caminos : Panamá y sus orígenes urbanos143. Il est important

de souligner qu’en reconstruisant l’architecture urbaine de la ville de Panama, et dans cette

perspective celle de la cathédrale, l’objectif de C. M. Mena García était de sortir cette ville

des oubliettes de l’histoire coloniale hispano-américaine et de revendiquer l’existence de cette

ville qui avait joué un rôle stratégique et économique fondamental dans l’ensemble des Indes

espagnoles. Au sujet de la construction de la cathédrale, l’auteure expose, à travers un corpus

documentaire très riche, constitué des plans et des lettres trouvés aux AGI, les projets

élaborés, à savoir le choix du terrain, les matériaux, les dépenses effectuées, les acteurs qui

avaient participé à cette œuvre – des évêques aux Noirs, en passant par les maçons et les

Indiens – et les difficultés rencontrées, parmi lesquelles l’absence dans la ville des artisans

experts.

Des conclusions de C. M. Mena García, nous retenons deux aspects. Le premier aspect

renvoie au caractère provisoire de l’édifice reconstruit en 1540 après un incendie. Si le

pompeux projet de reconstruction, financé par la Couronne, avait échoué en 1541 à cause de

la perte considérable de moyens humains et matériels dans un naufrage à Acla au moment de

leur transport de l’Espagne à Panama, il faut tout de même mentionner que cet édifice fut

laissé à l’abandon pendant longtemps. A telle enseigne qu’en 1580,

« Transcurridos cuarenta años, la catedral de Panamá no era más que un viejo

edificio de madera, de una sola nave, estrecha y de escasa profundidad, es

decir, con unas proporciones tan modestas que lo incapacitaban para dar

acogida tan siquiera a la mitad de los fieles y, sin lugar a dudas, muy

deteriorado con el paso de los años, tal y como se deduce de la visita de

inspección realizada en 1580 por los maestros carpinteros Mateo García,

Andrés Larios, Francisco de Salas, Pedro González y « el maestro mayor de las

obras de carpintería de las Casas Reales », Martín de Moguruza, quienes

certificaron su estado ruinoso, con peligro de desplome sobre la plaza. »144

143 CSIC, Escuela de Estudios Hispano-Americanos, 1992.

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80

Finalement, malgré le projet d’aménagement porté en 1580 par l’évêque Manuel de

Mercado y Alderete, la cathédrale connut peu d’amélioration145. Au début des années 1600,

elle s’étendait sur une longueur de quarante-sept mètres sur une largeur d’environ dix-sept

mètres146. Ce qui ne résolvait en rien la question de l’étroitesse, fortement évoquée par

l’ensemble des acteurs administratifs de la ville147.

144 María del Carmen MENA GARCÍA, La ciudad en cruces de caminos : Panamá y sus orígenes urbanos, op. cit.,p. 158.145 Dans sa lettre du 7 juillet 1580, Manuel de Mercado y Alderete présente au roi l’état dans lequel se trouvait lacathédrale : « […] Una iglesia de tablas desportillada, y podrida, y muy subjeta a robos e incendios y a todogénero de profanidad tanto que esta no menos digna de llorar que de temer […] ». Il fallait donc la réamenageren commençant par l’agrandir et remplacer la structure de bois par une structure de pierres taillées.Voir : AGI.,Panama, 100.

Un rapport élaboré en 1580 par l’Audience royale à la demande du roi confirme la description de Manuel deMercado y Alderete. Voir : AGI., Informaciones : Informaciones de oficio y partes, La catedral de Panamá,Panama, 62, N. 8, 17, folios.146 María del Carmen MENA GARCÍA, La ciudad en cruces de caminos : Panamá y sus orígenes urbanos, op. cit.,p. 160.147 Les travaux de reconstruction devaient être pris en charge par deux parties : les finances royales et lesbourgeois d’une part, et les habitants de la ville de l’autre. Soit un tiers du coût par la première partie, et les deuxtiers restant par la seconde partie. Voir : AGI., Panama, 229, L. I, fols. 76 y vto. Toutes les décisions relatives àla construction de cette cathédrale prises par la couronne sont exposées : AGI., Panama, 236, L. 10, .2. f. p. 110-11 ; AGI., Panama, 236,.L. 10, 2 f. p. 889-890 : cédule adressée aux officiers des finances royales de Panama, 13février 1577 ; AGI., Panama, 237,. L. 11, 2f. p. 94-95 : cédule adressée aux officiers des finances royales dePanama, afin de débloquer 500 ducats pour la construction de la cathédrale ; AGI., Panama, 237, L. 12, 2f. p. 50-51 ; AGI., Panama, 237, .L. 12, 1f. p. 343.

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81

Le deuxième aspect qui ressort de l’analyse de la construction de la cathédrale de

Panama est relatif à la durée de ce projet. En effet, commencé en 1540-41, celui-ci

« n’aboutit » qu’en 1626. A cause des moyens précaires du clergé séculier, les jésuites

acceptèrent d’héberger la cathédrale entre 1624 et 1626148. Nous ne savons pas si avant

l’église des jésuites une autre église du clergé régulier avait hébergé la cathédrale. Toutefois,

selon l’évêque Manuel de Mercado y Alderete, les conditions précaires de cette cathédrale ne

permettaient pas d’officier en toute quiétude. En particulier, elle n’accueillait pas tous les

paroissiens : « está dicha iglesia tan pequeña que un día de procesión y sermón general, no

cabe en ella la tercera parte de la gente del pueblo »149. A partir de cette information, on peut

établir l’hypothèse selon laquelle l’action apostolique du clergé séculier avant l’arrivée des

jésuites n’avait pas produit des résultats significatifs. C’est pourquoi les autorités et quelques

bourgeois avaient placé leurs espoirs dans la Compagnie comme on le verra dans le chapitre

3. Pour le moment, abordons le fonctionnement de l’évêché. Malgré toutes les difficultés

d’édification que nous avons pu observer, il existait pour le moins une cathédrale dirigée par

un évêque et son chapitre ecclésiastique. En résumé, le siège épiscopal était donc établi. Dans

les pages qui suivent, nous allons voir comment fonctionnait cet évêché, en analysant sa

relation avec l’archevêché de Lima.

148 Juan Bautista SOSA, Panamá La vieja…, op. cit., p. 47. 149 Lettre de Manuel de Mercado y Alderete au roi (1578). AGI, Panama, 100.

Page 83: L'évangélisation de Panama: les fondements des missions

82

1.2 Un évêché indépendant de l'archevêque ?

Jusqu’en 1545, l’archevêché de Séville regorgeait les Églises américaines. La très

grande distance entre Séville et l’Amérique et l’instabilité de ces Églises constituent les

raisons que Rubén Vargas Ugarte met en évidence dans son ouvrage Concilios limenses

(1551-1772), pour expliciter la réorganisation administrative qui s’était opérée à cette période

en matière du gouvernement spirituel du Nouveau Monde150. Avec cette réforme confirmée

par la bulle de Paul III du 31 janvier 1545, le diocèse de Panama passa sous la tutelle de Lima.

L’étude de Vargas Ugarte met en évidence les conciles épiscopaux tenus à Lima au

cours des XVIe et XVIIe siècles et les relations des archevêques avec les évêques à cette

période. A partir de ce travail, chacun peut se demander ce qu’est un concile pour l’Eglise du

Pérou (ou de l’Amérique espagnole en général) ; comment le comprendre et le valoriser et

comment apprécier son œuvre. Au cours des années soixante-dix, des thèses opposées ou

différentes ont été défendues au sujet de ces réunions de Lima ou de l’Amérique espagnole151.

Nous n’envisageons pas d’en faire autant, ni de mener une étude exhaustive. Ici, notre objectif

est d’étudier la place de Panama dans ces réunions. Dans cette perspective, nous cherchons à

apprécier la place de cet évêché dans l’administration ecclésiastique du Pérou. C’est aussi un

moyen pour apprécier la situation institutionnelle du clergé de Panama à l’échelle provinciale

et ses relations avec l’archevêque de Lima avant l’établissement des jésuites à Panama. Pour

cela, nous nous limitons à l’analyse des trois premiers conciles tenus entre 1551 et 1582.

En effet, le premier concile de Lima eut lieu en 1551 sous la direction de l’archevêque

Jerónimo de Loaiza (1548-1575). L’ordre du jour de cette réunion portait sur les

recommandations du roi, qui voulait que l’archevêque accorde une attention particulière à la

150 Rubén VARGAS UGARTE, Concilios limenses (1551-1772), t. 3, Lima, Historia, 1954, p. 1. 151 Enrique D. DUSSEL, « los concilios provinciales de América latina en los siglos XVI y XVII », El episcopadolatinoamericano y la liberación de los pobres 1504-1620, Mexico, 1972, p. 193-252 ; A GARCÍA Y GARCÍA, « Lapromoción humana del indio en los concilios y sínodos del S. XVI », Iglesia, sociedad y derecho 1, Salamanque,1985, p. 389-397 ; M. Gutiérrez de ARCE, « Instituciones naturales del derecho conciliar indiano », Anuario deestudios americanos, n°6, Séville, 1989, p. 649-694 ; W. HENKEL, « El impulso evangelizador de los conciliosprovinciales hispanoamericanos », Evangelización y teología en américa (siglo XVI), X simposio internacionalde teología de la Universidad de Navarra, 1990, vol. 1, p. 415-447 ; J. I. SARANYANA « El III concilio limense(1582-1583) », Teología en América, I, Madrid, 1999, p. 149-180 ; Juan GUILLERMO DURÁN, « Los concilioshispanoamericanos y las comunidades indígenas (Siglo XVI). El método de socialización: aplicaciones ydenuncias de agravios », Anuario Argentino de Derecho Canónigo, n°18, 2012, p. 195-241.

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83

christianisation des Indiens et indique les besoins nécessaires à ce sujet152. Au bout du compte,

ce concile fut snobé par tous les évêques en conflit avec l’archevêque, sauf l’évêque du

Nicaragua, Antonio de Valdivieso, mort assassiné153. L’évêque de Panama, Pablo de Torres,

n’avait pas fait le déplacement de Lima par crainte de voir les plaintes émises à son encontre

s’inscrire dans les discussions. Pour cela, il délégua Rodrigo de Arcos154, un prêtre qui n’était

pas membre du chapitre ecclésiastique. Pour Vargas Ugarte, ce choix traduit les tensions au

sein de l’évêché155.

Nous ne nous sommes pas intéressés au déroulement et aux conclusions de cette

première assemblée, afin de vérifier si le cas de Pablo de Torres fut évoqué. Toutefois, ce

dernier n’était plus évêque de Panama lorsque Jerónimo de Loaiza ouvrit, en 1567, la

première session du deuxième concile tenu à Lima. L’évangélisation des Indiens et

l’adaptation des conclusions de Trente furent au cœur de cette réunion156. En raison de faux

prétexte avancé par le chapitre ecclésiastique, Panama s’y absenta157, tout comme à celle de

1582.

Toribio Alfonso de Mogrovejo avait organisé ce troisième concile tardivement. En

effet, plusieurs événements importants sont à l’origine de ce retard. Il convient de rappeler

qu’à l’issue du Concile de Trente en 1563, l’Eglise hispano-américaine avait reçu le privilège

d’organiser les conciles provinciaux tous les cinq ans. Jerónimo de Loaiza ne s’était pas

conformé à cette disposition pour convoquer le troisième concile. Dans une lettre adressée au

roi le 17 mars 1575, il explique qu’aucun concile ne pouvait se tenir au début des années

152 Rubén VARGAS UGARTE, Concilios limenses (1551-1772), t. 3, op. cit., p. 3. 153 A ce sujet, voir : Alejandro MANZANARES BERIAIN, Lecturas Burgalesas, Burgos, Caja de Ahorros delCírculo Católico de Obreros, 1961, p. 116-117 ; José Antonio CASILLAS GARCÍA, El convento de San Pablo deBurgos : Historia y Arte, Salamanque, Editorial San Estaban/ Burgos, Diputación, 2003, p. 513. 154 Josep-Ignasi SARANYANA, « La teología conciliar en tiempos de Santo Toribio de Mogrovejo », RevistaPeruana de Historia Eclesiástica, 9, 2006, p. 125-160. 155 Rubén VARGAS UGARTE, Concilios limenses (1551-1772), t. 3., op. cit., p. 5.156 Rubén VARGAS UGARTE offre des documents originaux relatifs à ce second concile dans ses Concilioslimenses (1557-1158), t. 2. Pour un approfondissement de la question, voir : Francisco MATEOS, « SegundoConcilio provincial Limense 1567 », Missionalia Hispanica, 20, 1950, p. 211-296 ; « Segno Concilio provincialLimense 1567 », Missionalia Hispanica, n°21, 1950, p. 525-617. La mise en pratique des décisions de ce concilesur le terrain est analysée par Coello de La ROSA dans son ouvrage : Espacios de exclusión, espacios de poder:el cercado de Lima colonial (1568-1606), dans lequel il met en relief les relations conflictuelles des officierspolitiques et religieux au sujet de leurs juridictions dans le Cercado de Lima. Fondo Editorial PUCP, 2006. 157 L’évêque, Francisco de Abrego n’avait pas fait le déplacement de Lima, car il prenait à peine son service. Lechapitre ecclésiastique, quant à lui, avait allégué une erreur concernant la date du concile : août 1566 au lieu du1er février de la même année. Voir : Rubén VARGAS UGARTE, Concilios limenses (1551-1772), t. 3, op. cit.,p. 29.

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84

1570, à cause de la visite générale qu’effectuait le vice-roi, Francisco de Toledo158.

Finalement, le 26 octobre 1575, Loaiza mourut sans pouvoir organiser l’assemblée

diocésaine.

Les difficultés de convoquer le troisième concile à la suite de la mort de Loaiza étaient

considérables. Pour des raisons de preséances avec l’évêque de Quito, Pedro de la Peña,

l’évêque de Panama, Manuel de Mercado y Alderete, avait refusé d’y aller159. Il meurt avant la

réunion convoquée par Toribio Alfonso de Mogrovejo, arrivé à Lima en 1581160.

Au regard de ce qui précède, la distance entre l’évêché de Panama et l’archevêché de

Lima est certaine. En d’autres termes, au cours des années 1550, 1560, 1570 et le début des

années 1580, l’évêché de Panama n’avait pas participé dans la construction de la politique de

l’évangélisation de la province. L’absence du chapitre ecclésiastique dans les conciles

présentés ici peut étonner, tout comme son organisation et l’état de l’évêché à ce moment-là.

Les visites épiscopales menées par les évêques pour connaître l’état de l’évêché permettent

d’en dire un mot.

En effet, durant son épiscopat (1534-1544), Tomás de Berlanga mena deux visites161.

La première, en 1537, révèle les conditions précaires des églises visitées « […] los

ornamentos y libros tienen mucha falta por la iglesia ». S’y ajoute le problème des dîmes, très

peu lisible à cause de la dégradation du document162. La deuxième visite, faite en 1541,

mentionne le manque des ecclésiastiques, peu enclins à rester dans d’autres villes que

Panama163. Concrètement, selon l’évêque, à Acla, comme à Nombre de Dios et à Nata, il n’y

158 Ibid., p. 54. 159 AGI, Gobierno, cartas y expedientes de los obispos de Panamá, Panamá 100. 160 Alexandre Coello de la ROSA présente une image distincte de celui qui fut le second archevêque du Pérou.Selon l’auteur, l’historiographie s’est limitée à vanter le bon côté de l’image de ce personnage, sans se soucier demettre au jour les réseaux de clientélisme qu’il entretenait pour asseoir son pouvoir dans une région aussi agitée.Voir le dernier chapitre – consacré à Toribio de Mogrovejo, « Pastor de San Lázaro (1595-1606) », dansEspacios de exclusión, espacios de poder : el cercado de Lima colonial (1568-1606), 161 Les rapports de ces visites, adressés au roi, se trouvent aux AGI dans la section Patronato, sous-sectionPapeles y cartas de buen gobierno, sous-sous-section Papeles y cartas de buen gobierno : Tierra Firme.162 Le rapport de cette visite, daté du cinq avril 1537 et constitué de onze pièces, est dans un état de dégradationqui ne permet pas une analyse complète du document. Qu’à cela ne tienne, il est possible de « reconstruire »l’itinéraire de cette visite, c’est-à-dire les églises des lieux visités par Berlanga. De bouts de phrases comme :« […] y a la de Nata […] », « […] también en Nombre de Dios hallé […] », permettent d’indiquer avecassurance que Berlanga avait visité les églises de Nata et de Nombre de Dios. Voir : AGI, Patronato, Papeles ycartas de buen gobierno : Tierra Firme, 194, R. 38, 11 f. 163 Le rapport de la deuxième visite, daté du quatre janvier 1541, traite de la ville d’Acla. Dans ce document,Tomás de Berlanga rend compte au roi de son voyage du port de Sanlúcar de Barrameda (Espagne) à Acla dansla province de la Terre Ferme. Au sujet de la ville d’Acla, il l’informe de la présence de dix bourgeois, qui, au

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85

avait qu’un prêtre164. En 1578, Manuel de Mercado y Alderete dresse le même bilan, en

demandant au roi, à cette occasion, de partir de Panama au regard des conditions climatiques

difficiles. Au bout du compte, il reste que jusqu’au moment où les jésuites avaient établi leur

premier domicile, l’action pastorale du clergé séculier de Panama semblait passive. Qu’en

était-il du clergé régulier ?

2. Le clergé régulier d’avant les

jésuites

2.1 L’instabilité des Ordres religieux

L’état du clergé régulier donné par Alonso Criado de Castilla en 1575, met en exergue

le peu de membres permanents dans la ville. Dans une lettre de 1571, déjà citée plus haut,

l’évêque Francisco de Abrego avance qu’habituellement, les Ordres religieux – mercédaires,

franciscains et dominicains – comptaient huit religieux, mais qu’en réalité, seuls un ou deux

d’entre eux étaient permanents dans la ville165. Est-ce ce nombre très réduit qui pourrait

justifier l’absence du clergé régulier de Panama dans les conciles provinciaux tenus entre

1551 et 1601 ? Cette question ouvre deux pistes de réflexion : la première concerne la

présence légale des Ordres cités dans la ville ; la deuxième question porte sur la nature de

leurs activités.

regard de l’extrême pauvreté dans laquelle ils vivaient, envisageaient d’émigrer vers la ville de Panama ou àNombre de Dios. Voir : AGI, Patronato, Papeles y cartas de buen gobierno : Tierra Firme, 194, R. 38, R. 60, 6 f.164 C’est dans une requête, jointe au rapport de visite, que Berlanga dresse ce bilan. Voir : AGI, Patronato,Papeles y cartas de buen gobierno : Tierra Firme, 194, R. 30, 4 f.165 AGI, Panama, 11, f. 232-233.

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86

La présence légale des Ordres religieux en Amérique espagnole, c’est-à-dire leur accès

dans cet espace, repose sur deux principes fondamentaux : les licences du roi et l’accord des

Ordres. Globalement, le roi octroyait des licences (cédules) à toute personne, sans exception,

et donc à tout religieux, qui désirait se rendre dans ses territoires américains. Ces documents

étaient ensuite confirmés par des sources de la Chambre de contractation (Casa de

Contratación)166 ou du Conseil des Indes (Consejo de Indias). Cette procédure caractérise

l’émigration légale des Espagnols au Nouveau Monde167.

En rappelant les compétences de la Chambre de contractation – principalement, la

régulation du commerce et de la navigation et la promotion de toute affaire économique de la

Couronne avec les Indes, Rosario Márquez Macías fait observer que chaque migrant devait

être inscrit dans un livre (registre) géré par le contrôleur (contador) de cette institution

métropolitaine. Dans ce registre étaient mentionnés les renseignements suivants : nom, lien de

parenté, lieu de naissance, état civil (marié ou célibataire), navire d’embarquement et port

d’arrivée168. La très grande partie des documents se rapportant à l’émigration espagnole en

Amérique est logée aux AGI dans la section Contratación. Dans celle-ci, c’est la sous-section

Pasajeros a Indias, sous-sous-section Informaciones y licencias de pasajeros et Libros de

asientos de pasajeros, qui offre les informations relatives aux modalités d’entrée aux

Amériques et aux personnes élues à cet effet. Pour ce qui est des religieux, dans les licences

royales169, c’est le nom du chef de l’expédition qui était mentionné. Ensuite, on précisait s’il

s’agissait de son premier voyage ou d’un second (para volver), ou encore d’une visite, le

nombre des religieux et des domestiques qui l’accompagnaient et la destination.

166 Nous reproduisons la traduction faite au début du XVIIIe siècle. Voir, Anne DUBET, Jean Orry et la réformedu gouvernement de l'Espagne (1701-1706), Clermont-Ferrand, PUBP, 2009, p.129-130.167 Sur cette question, des problématiques ont été tracées par Cristóbal BERMÚDEZ, Catálogo de personajes aIndias, 3 vols. Séville, 1940-1946 ; Richard KONETZKE, « La emigración española al Rio de La Plata durante elsiglo XVI », Miscelánea Americanista, III, Madrid, 1952, p. 297-353 ; J. FRIEDE, « Algunas observaciones sobrela realidad de la emigración española a América en la primera mitad del siglo XVI », Revista de Indias, n°49,Madrid, 1952 ; Peter BOYD-BOWMAN, Indice geobiográfico de cuarenta mil pobladores españoles en Américaen el siglo XVI, Mexico, Fondo de cultura económica ; Gil-Bermejo GARCÍA, « Pasajeros a Indias », Anuario deEstudios Americanos, 1976, n°31, p. 323-384.

Richard KONETZKE offre un corpus très riche permettant d’approfondir cette question : Colección dedocumentos inéditos para la historia de Hispanoamérica X, XI, XIV, Madrid, Barcelone, Buenos Aires, InstitutoHispano-Cubano de Historia de América, 1930-1932 ; Las fuentes para la historia, guía de fuentes para lahistoria de Iberoamérica, v. 1 et 2, Madrid, 1966-1969, 168 Rosario MÁRQUEZ MACÍAS, La emigración española a América, 1765-1824, Universidad de Oviedo, 1995,p. 17 ; María del Carmen Lara Zerón souligne qu’entre 1524 et 1538, des étrangers avaient eu l’autorisationlégale d’accéder aux Indes. Voir : « Inmigrantes clandestinos españoles y extranjeros en Nueva España a finalesdel siglo XVII », Temas Americanistas, Universidad de Séville, n°11, 1994. 169 Versées aux AGI dans la section Contaduría, 246.

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87

Il convient de préciser que l’émigration espagnole au Nouveau Monde fut caractérisée

par des restrictions légales et une émigration clandestine. En effet, dans la régulation de cette

circulation, la Couronne avait considéré le credo (la religion) et la pureté de sang, la

naturalité, l’état civil, le sexe et les mauvaises conditions de vie170. Par exemple, les femmes

célibataires, à moins d’être filles ou domestiques de migrants, ne pouvaient pas se rendre au

Nouveau Monde. Les hommes mariés ne pouvaient pas s’y rendre sans leurs femmes, sauf sur

autorisation royale. Les étrangers, à savoir les Anglais, Français, Italiens, Portugais,

Hollandais, etc. n’étaient pas admis aux voyages171.

170 Nicolás SÁNCHEZ-ALBORNOZ, « La emigración española a América en medio milenio : pautas sociales »,Historia Social, Madrid, Fundación Instituto de Historia Social, n° 42, 2002.171 Cette mesure est plus lisible dans les instructions données au gouverneur Nicolás de Ovando, au moment oùce dernier embarquait en 1509 pour le Nouveau Monde. Voir : Diego de ENCINAS, Cedulario Indiano, t. 1.Madrid, Ediciones de Cultura Hispánica, 1945, p. 44.

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88

Du point de vue religieux, dans le but de construire une société purement catholique,

les maures, les juifs, les hérétiques et les nouveaux convertis n’étaient pas autorisés à fouler le

sol américain. Ces restrictions n’ont pas toujours été respectées et ont donné lieu à une

émigration clandestine que certains auteurs, tels que Juan Friede, estiment à 15 ou 20% au

cours du XVIe siècle172. Selon Jacobs Auke P., cette émigration clandestine se faisait suivant

trois modalités. Pour ce qui est de la première, l’émigrant pouvait négocier avec le

commandant du navire ou un membre de l’équipage. Ce qui traduit un cas de corruption. Dans

le deuxième cas de figure, l’émigrant pouvait embarquer illicitement, en se cachant dans les

cales et se manifester en haute mer. Enfin, il pouvait faire preuve d’imposture. Dans ce cas, ce

sont les offices de marins et de soldats qui étaient empruntés, car ils traduisaient l’émigration

– massive – du travail173.

Selon les évêques, la présence de prêtres réguliers clandestins à Panama était effective.

Souvent logés frauduleusement dans les monastères des franciscains, des mercédaires et des

dominicains, ces prêtres ne nourrissaient aucune vocation missionnaire. Ils croupissaient non

seulement dans le vice, mais entretenaient aussi des liens avec des pirates français et des

Noirs marron. Face à cette situation, Francisco de Abrego avait préféré un Ordre par ville,

c’est-à-dire les franciscains (huit) à Panama, les mercédaires à Nata où ils pouvaient être

financés par des bourgeois et les dominicains à Nombre de Dios174. Opposé à cette idée,

l’auditeur Alonso Criado de Castilla voulait tous les Ordres à Panama, y compris les jésuites :

172 Juan FRIEDE, « Algunas observaciones sobre la realidad de la emigración española a América en la primeramitad del XVI » Revista de Indias, t. XII, Madrid, 1952, p. 472-473. 173 Jacobs AUKE P., Los movimientos migratorios entre Castilla e Hispanoamérica durante el reinado de FelipeIII, 1598-1621, Amsterdam, Editions Rodopi, 1995, p. 103-105. 174 Rapport de visite de Francisco de Abrego au roi, 1571, AGI, Panama 11, f. 232-233. Au sujet de laclandestinité des prêtres réguliers, l’évêque Bartolomé Martínez informe le roi dans son rapport de visite daté du20 juin 1591 : « Acerca de la mucha facilidad que en algunos obispos de estas partes ha habido y hay clérigoscontra lo dispuesto por el santo concilio de Trento y nota propia del papa. Así, hay personas sin tener domicilioni letras de […] de sus prelados, ni tener beneficio ni patrimonio, ni guardar intersticios de unas órdenes a otrassin otras más faltas e impedimentos», AGI., Panama, 100, f. 100.

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« No se debería dar lugar a que hubiese mucha diferencia de religiosos ;

bastaría que fuesen cuatro : Santo Domingo, San Francisco, San Agustín, la

Compañía de Jesús, dando orden que entre ellos, no hubiese emulación ni

división […]. »175

Ce qu’Alonso Criado ne dit pas dans sa lettre, c’est le caractère itinérant de ces Ordres

(franciscains, mercédaires et dominicains), problème posé par Abrego qui souligne que tous

quittaient Panama pour Nombre de Dios, quand la flotte arrivait :

« […] porque no es justo que luego que viene la flota al Nombre de Dios vayan

a estar allí todos los monasterios. Y luego que se va, se vayan y recojan todo

cuanto pueden y los lugares se queden sin doctrina con solo los viejos y

curas. »176

Par ce propos, sans doute exagéré, Abrego énonce l’impact des déplacements de ces

religieux, déjà en nombre très réduit, sur l’évangélisation de Panama, alors même qu’ils

recevaient plus de neuf mille pesos par an. Par ailleurs, il estime que ces religieux allaient à

Nombre de Dios non pas pour évangéliser, mais pour tirer profit du commerce (les foires).

C’est pourquoi il demandait au roi de résoudre cette situation à partir de laquelle naissent nos

interrogations au sujet du désir des Ordres religieux de faire de Panama un lieu de missions

stables ou passagères.

L’ouvrage de Carles Rubén Darío permet d’observer l’implantation et le

développement des domiciles (monastères) des mercédaires, des franciscains et des

dominicains à Panama177. Il évoque, d’une part, les ressources matérielles et financières de ces

Ordres. Celles-ci n’étaient pas fameuses. Les religieux vivaient principalement d’aumônes et

175 Lettre d’Alonso Criado de Castilla au roi, 8 mai 1575, AGI, Panama, 11. 176 Rapport de visite de Francisco de Abrego au roi, 1571, AGI, Panama, 11, f. 232-233. 177 Juan Bautista SOSA fait partie des premiers à tracer cette problématique dans son ouvrage : Panamá La Vieja,op. cit., p. 53-63.

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de quelques aides de la Couronne. D’autre part, l’auteur évoque, sans s’y appesantir, les

différentes activités pastorales de ces religieux178.

María del Carmen Mena García a étudié la présence et les activités du clergé régulier

de Panama du XVIIe-XVIIIe siècle, sans s’attarder sur le XVIe siècle. Dans sa « Religion,

etnia y sociedad : cofradías de negros en el Panamá colonial », elle raconte l’existence des

confréries religieuses des Noirs : la cofradía de Nuestra Señora dans le couvent des

franciscains dès 1603, et la cofradía de Nuestra Señora de la Concepción dans le couvent des

religieuses de la Conception179. Cette étude donne une image de missions stables des prêtres

réguliers, et même des séculiers180 dans le centre et la périphérie de la ville. Toutefois, il faut

tout de même indiquer qu’elle ne permet pas d’aboutir à des conclusions sur l’action active

des franciscains ou des religieuses de la Conception dans ces confréries qu’ils hébergeaient

dans leurs monastères. En effet, elle se limite à la description des origines et à la structure de

ces dernières, en mettant en lumière la réaction non passive des Noirs, qui reproduisaient leurs

religiosités traditionnelles.

Dans une approche globale de l’apostolat dans l’Isthme de Panama, l’ouvrage

d’Alfredo Castillero Calvo, Conquista, Evangelización y Resistencia ¿ Triunfo o fracaso de

la política indigenista ?, évoque les campagnes d’évangélisation des franciscains auprès des

Indiens et les formes de résistances exprimées par ces derniers. Le regroupement de ces

populations dans des réductions constitue la méthode d’évangélisation que l’auteur développe

ici. La capacité des Indiens de se révolter, d’incendier les réductions, de tuer les prêtres et de

détruire les symboles du christianisme résume, selon les conclusions de l’auteur, l’inefficacité

de cette méthode, qui n’avait pas permis l’expansion de la politique des réductions à travers

l’isthme181.

L’étude de Juan Carlos Solórzano R., consacrée au XVIIIe siècle, montre non

seulement, l’échec de cette politique dans la région de Chiriqui, mais souligne aussi que

l’objectif des prêtres franciscains dans les réductions n’était pas tant la conversion des Indiens

au catholicisme, que la création d’activités économiques qui permettaient de développer les

178 Carles Rubén DARÍO, 220 años del periodo colonial en Panamá, op. cit., p. 17-20. 179 María del Carmen MENA GARCÍA, « Religion, etnia y sociedad: cofradías de negros en el Panamá colonial »Anuario de Estudios Americanos, Tomo LVII, 1, 2000, p. 137-169. 180 Puisqu’elle mentionne la présence d’une confrérie – cofradía de San Sebastián – dans l’église cathédrale. 181 Alfredo CASTILLERO CALVO, Conquista, Evangelización y Resistencia, ¿ Triunfo o fracaso de la políticaindigenista ?, Panama, Colección Ricardo Miro, 1995.

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missions. Pour cela, l’implantation d’un domicile dans la ville de Panama apparaissait

inéluctable. L’auteur souligne à cet effet la nécessité de la rénovation de l’ancien domicile

franciscain ou la fondation d’un collège de la Propaganda Fide182. Pour Stephen Webre, les

résistances observées dans les réductions n’avaient donc pas favorisé le développement des

campagnes d’évangélisation dans les régions encore non conquises, mais la concentration des

prêtres dans les régions déjà pacifiées183.

Dans la ville de Panama pacifiée dès 1519, l’un des facteurs de la faiblesse du clerg

régulier au XVIe siècle fut le climat. En effet, les conditions climatiques furent décisives

quant au désir des religieux de tout bord de résider à long terme dans cette ville. Dans les

récits les plus fameux, tels que celui de Juan Requejo Salcedo, cette ville est présentée comme

un lieu malsain, où l’air chaud rendait malade entre les mois de mai et novembre184.

Fernández de Oviedo mentionne d’autres caractéristiques naturelles, telles que la sècheresse

et la stérilité du sol et du sous-sol185. Plusieurs historiens se sont appuyés sur ces descriptions

pour traiter la question de l’agriculture dans l’Isthme et dans la ville de Panama186. Dans leurs

études, c’est une ville insalubre qui est mise en exergue. Cette insalubrité très caractérisée,

s’illustre dès l’entrée de la ville, c’est-à-dire dans son port. En partant d’une étude très

approfondie des populations de l’Isthme de Panama entre le XVIe et le XXe siècle, Omar

Jaén Suárez souligne qu’à cette période, la ville de Panama était une ville,

« Sin agua limpia y menos potable, ni siquiera para lavar la ropa (lo que se

hace más lejos, en el río Díaz, llamado de Las Lavanderas), rodeada de tierras

bajas y anegadizas en la época de lluvias, de mayo a diciembre, vivero de

mosquitos maláricos, restringida su expansión costanera hacia el este por

grandísimos manglares, la ciudad, en sus menos de 300 hectáreas incluyendo

sus arrabales más periféricos, es, casi siempre, un infierno caluroso, con

182 Juan Carlos SOLÓRZANO R, « Evangelización franciscana y resistencia indígena: dos rebeliones en la fronteraentre Costa Rica y Panamá (Cabagra, Terraba, 1761 y Bugaba, Alanje », Anuario de EstudiosCentroamericanos, Universidad de Costa Rica, 28, (1-2), 2002, p. 58-72. 183 Stephen WEBRE, « Poder e ideología: la consolidación del sistema colonial (1542-1700) », Historia Generalde Centroamérica, Madrid, Sociedad Estatal Quinto Centenario FLACSO, 1993, p. 166-170. 184 Juan REQUEJO Y SALCEDO, « Relación histórica y geográfica de la provincia de Panamá, (1640) », dansManuel SERRANO Y SANZ, Relaciones histórico-geográficas de América central, Madrid, 1908, t. 8., op. cit. 185 Fernández de OVIEDO, Historia General e Natural de las Indias, Madrid, BAE., éd., Atlas, v. 3., 1959, p. 332.186 Sur ce thème, A. CASTILLERO CALVO fournit des détails très importants : « Substancias y economía en lasociedad colonial ».

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92

temperaturas promedio de 28°C durante todo el año, que alcanzan hasta 33°C

al medio día y 23°C las noches más templadas. »187

L’absence d’eau potable, les températures très élevées et les moustiques créaient donc

les conditions d’insécurité sanitaire de la ville. En raison de cette insécurité, dans les lettres

des religieux, le plus souvent, la ville était nommée « ciudad de poca salud », « tierra

dañosíssima para la salud de todos universalmente », ou « sepultura de españoles ». Cette

caractéristique est à l’origine du désir de mutation vers d’autres lieux, exprimé par les

religieux en exercice à Panama, ou du désir de ne pas y résider à long terme pour les religieux

en transit. Dans le premier cas de figure, nous nous sommes référés aux évêques, en

l’occurrence, Francisco de Abrego. En 1571, en se plaignant de son salaire, disait-il

insuffisant pour satisfaire ses besoins primaires, il avait écrit au roi pour demander un départ

pour une autre ville (non précisée dans la lettre) où il ferait bon vivre188. Cette demande

n’avait pas été acceptée, puisqu’il était mort à Panama en 1574189. A l’instar de Francisco de

Abrego, Bartolomé Martínez Menacho Mesa, dans une lettre du 2 juillet 1591, avait demandé

au roi un départ de Panama en ces termes :

« Por ser esta tierra de tan mal temple y enferma, suplico a Vuestra Majestad

sea servido de me hacer sacar de aquí para otra parte en que pueda servir a

Dios nuestro señor […]. »190

La suite de cette demande n’est pas connue. Cela dit, en 1593, par décision royale,

Bartolomé Martínez Menacho Mesa fut promu archevêque de la Nouvelle-Grenade comme

l’atteste la lettre de présentation, datée de 1594, adressée à son successeur, Pedro Duque de

187 Omar Jaén SUÁREZ, La población del Istmo de Panamá: Estudio de Geohistoria, Madrid, Agencia Españolade Cooperación Internacional, 1998, p. 252. 188 AGI., Panama, 11, f. 232-233.189 Guillermo ROJAS Y ARRIETA, Obispos que han ocupado la silla de Panamá, Lima, Escuela TipográficaSalesiana, 1929, p. 21. 190 AGI., Panama, 100.

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Ribera, doyen de l’église cathédrale de Santo Domingo191. Nous n’avons pas pu trouver un

texte qui expose les raisons avancées par le roi à propos de cette promotion. Toutefois, celle-

ci peut se justifier par une récompense de bons et loyaux services comme il était de coutume.

Pour le deuxième cas de figure, nous citons en exemple les jésuites192, car au moment

de leur installation dans la ville de Panama, la question du climat fut au cœur de tous les

débats comme nous le verrons dans le chapitre suivant.

Finalement, au-delà de la présence de prêtres clandestins, apparemment peu intéressés

par la chose religieuse, les activités apostoliques dans la ville de Panama semblaient au point

mort. En effet, les religieux réguliers légaux n’étaient pas nombreux et se souciaient par

ailleurs de s’adapter au contexte mouvant de la ville et de la région. A cet effet, si pour

beaucoup d’entre eux la tendance était d’accourir au port de Nombre de Dios à l’annonce de

l’arrivée d’un navire pour y effectuer des missions, pour les franciscains, par exemple, l’autre

tendance était d’établir à Panama un domicile qui servirait d’hôtel.

2.2 Le domicile franciscain, un hôtel

Le choix de s’appesantir sur le domicile des franciscains s’explique par le fait que

dans les documents de l’époque, ils apparaissent les seuls motivés à faire de leur domicile un

hôtel non pas seulement pour leurs confrères, mais aussi pour d’autres Ordres qui transitaient

par Panama à destination d’autres territoires américains ou de l’Europe.

La description de Juan Bautista Sosa situe ce domicile – la plupart des documents font

allusion à un couvent (convento) – sur la rue de la Carrera, près de l’hôpital et de la plaza

mayor193. D’autres auteurs soulignent que les franciscains furent les premiers à s’installer à

Panama au cours des années 1520, en provenance de Santa María del Darién où ils s’étaient

établi en 1513, accompagnant le conquistador Balboa194. Selon une cédule du 26 mai 1573, ce

n’est que cette année-là que commencèrent les travaux de réamenagement de leur domicile

191 A.G.I., Panama, 237, L. 12, f. 435-436. La copie de cette nomination adressée à l’Audience royale se trouveaux AGI., Panama, 237, L. 12, f. 447- 448.192 Il convient d’indiquer que pour les autres ordres religieux, nous n’avons pas relevé dans leurs requêtesadressées au roi dans le cadre de la réfection de leurs domiciles, l’argument de leur volonté de partir de Panamaen raison de la rigueur du climat. Peut-être, l’avaient-ils fait dans des lettres adressées à leurs supérieurs ; maisnous n’avons pas approfondi nos recherches à ce sujet. 193 Juan Bautista SOSA, Panamá La vieja, op. cit., p. 57.

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provisoire. A cet effet, le roi leur offrit trois mille pesos tirés de la caisse des biens des défunts

de la Chambre de contractation de Séville195.

Le temps mis (environ cinquante ans) pour réaménager ce domicile peut étonner et

susciter des questions au sujet de la volonté des franciscains de s’établir de façon permanente

à Panama. L’étude de leurs requêtes au roi révèle que dès les années 1570 jusqu’au début des

années 1600, l’un de leurs buts fut de construire un hôtel pour les religieux de passage.

Globalement, leurs demandes tournaient autour de :

1/ l’huile pour éclairer le Saint Sacrement, des ornements, du vin, et des livres pour

célébrer les offices divins196.

2/ remplacement de la structure de bois de leur domicile par une structure de brique.

3/ la construction d’une annexe qui servirait d’infirmerie pour les religieux.

4/ la construction d’une annexe qui permettrait de loger et d’entretenir les religieux

(franciscains ou d’autres Ordres) de passage197.

Avec cette annexe, les franciscains voulaient donner à leurs hôtes la possibilité de se

ressourcer aussi bien spirituellement, que physiquement. Pour cela, ils avaient demandé au roi

l’établissement dans leur domicile d’une infirmerie dotée d’une pharmacie bien garnie, afin de

mieux prendre soin des religieux qui arrivaient malades ou qui le devenaient sur place. Selon

les lettres que nous avons consultées, face aux difficultés de cette infirmerie, les malades

étaient souvent obligés, bon gré mal gré, de se rendre à l’hôpital ou chez des particuliers, ou

encore chez des parents ou des amis pour recevoir des soins.

En demandant une infirmerie pour prendre en charge les religieux de passage, les

franciscains de Panama se donnaient-là une tâche annexe à la doctrine. Au fond, ils voulaient

« ménager » les dépenses des finances royales qui, conformément au patronage royal, se

194 Au sujet de la présence des franciscains dans l’Isthme de Panama, dans sa note de bas de page 119, María delCarmen MENA GARCÍA offre un apport documentaire très important : Sevilla y las Flotas de Indias : la GranArmada de Castilla del Oro (1513-1514), Universidad de Sevilla, 1998, p. 115. Severino de SANTA TERESA

apporte également des données très utiles sur ce sujet dans son Historia documentada de la Iglesia en Urabá yDarién desde el descubrimiento hasta nuestros días, op. cit.195 AGI., Gobierno, Panamá, 229, L. 1, 2. f. 196 En juillet 1574, le roi avait répondu favorablement à cette demande dans une cédule adressée aux officiers definances royales, en recommandant au trésorier de prendre en charge ces besoins pendant une durée de deux ans :AGI., Panama, 236, 2 f, p. 780-781. 197 AGI., Panamá, 103.

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95

chargeaient d’assurer le transit des religieux, en les logeant chez des particuliers pour des

sommes exorbitantes198.

Lobbecke Franz et Eduardo Tejeira donnent les détails des six étapes du projet mis en

œuvre entre les années 1570 et 1601199 :

1/ La construction d’une chambre à coucher – d’une annexe – dans l’extrême sud-ouest de

l’enceinte du couvent.

2/ La construction de l’église.

3/ L’agrandissement et l’amélioration de l’intérieur de l’église.

4/ La construction d’un cloître derrière la chambre à coucher.

5/ L’agrandissement du couvent derrière le cloître.

6/ La construction d’un nouveau mur d’enceinte200.

Ce projet est aussi analysé par Mirta Linero Baroni et Beatriz Eugenia Meza

Suinaga201. Selon María del Carmen Mena García, l’annexe, dont le coût des travaux fut

estimé à vingt-deux mille pesos202, voit le jour en 1601. Celle-ci pouvait accueillir une

soixantaine de personnes203.

Le domicile franciscain de Panama avait-il les moyens humains suffisants pour

198 Sur ce point, María del Carmen Mena García cite un exemple dans lequel la Real Hacienda avait dépensé 392pesos pour loger des religieux qui venaient dans la flotte du Général Diego de Ribera. Sauf que dans cetexemple, elle ne mentionne pas le nombre des religieux, ni le nombre des chambres louées, encore moins ladurée de la location. Voir : La ciudad en cruces de caminos: Panamá y sus orígenes urbanos, op. cit., p. 165. 199 Pour Alfredo CASTILLERO CALVO, en 1608, ces travaux n’étaient pas encore terminés. Voir : Sociedad,economía y cultura material, historia urbana de Panamá Viejo, Panamá, Imprenta Alloni, 2006, p. 1062.200 Franz LOBBECKE et Eduardo TEJEIRA, « El convento de San Francisco en Panamá Viejo. Investigacionesarqueológicas y arquitectónicas », Canto Rodado, n°2, Panamá, 2007, p. 101-124. 201 Voir leur article « Conjunto Conventual San Francisco, Panamá Viejo, Panamá (1573 - 1671) », issu du XIIecongrès Latino-américain de pathologie de construction et du XIV congrès de contrôle et de qualité dans laconstruction CONPAT-Colombia, p. 741-750. 202 Dans une lettre du 1er septembre 1579, le roi demande à l’Audience royale de débloquer 200 ducats pour lestravaux dans ce domicile. AGI., Panamá, 237, .L. 11, 1f. p. 133. 203 María del Carmen MENA GARCÍA, La ciudad en cruces de caminos : Panamá y sus orígenes urbanos, op. cit.,p. 165.

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96

assumer à la fois les tâches apostoliques et extra-apostoliques qu’il se donnait au cours du

dernier tiers du XVIe siècle et au long du XVIIe siècle ? Nous n’avons pas étudié le rôle de

chaque franciscain dans ce domicile. Toutefois, nous savons que leur nombre n’avait jamais

atteint, ni dépassé vingt204. Nous savons également qu’en 1568, ils avaient chaleureusement

reçu la première expédition jésuite qui allait établir la Compagnie à Lima, au Pérou.

********************

204 D’après une lettre commune des chapelains adressée au roi en 1577, il y avait plus ou moins douze religieuxqui s’occupaient des tâches extra-apostoliques. Cependant, cette lettre ne mentionne pas le nombre des religieuxconsacrés uniquement aux activités apostoliques. AGI., Panama, 103.

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97

Entre 1520 et le cours des années 1570, le pouvoir spirituel dans l’Ithsme et la ville de

Panama reste incertain. Les institutions religieuses y donnent un aspect provisoire en matière

d’infrastructures. A Panama précisément, la cathédrale, l’église mère, est en perpétuelle

construction. L’objectif d’établir cet édifice se heurte à la volonté ou la détermination des

évêques de cette période-là. L’édificile, dont Tomás de Berlanga initie les travaux en 1534,

n’est qu’un petit batiment de bois, mal entretenu et présentant, de ce fait, des conditions

d’accueil exécrables pour les paroissiens. Cela constitue l’un des problèmes majeurs à l’action

apostolique du clergé séculier, que les évêques n’ont pas su resoudre. A cela s’ajoute, la

circulation des prêtres clandestins. Avec leur présence due au contexte portuaire de la ville,

Panama donne l’image d’un dépotoire de clercs à la moralité douteuse. Nos interrogations sur

la gestion de ce problème par le roi et les autorités locales de Panama restent en suspens.

Par leur nombre très réduit et leur esprit itinérant, les prêtres réguliers donnent

l’impression d’être instables. Les évêques s’en plaignent et vont jusqu’à remettre en cause

l’action apostolique de ces religieux, qu’ils pensent plutôt voués au commerce. Cette image se

déteint avec la volonté des franciscains de réaménager leur domicile. Ce projet, dont

l’agrandissement de l’église, la construction d’un « hôtel » et d’une infermérie pour les

relgieux de passage, constitue le point saillant qui autorise à penser que les franciscains sont

déterminés à s’installer à Panama. Ceci dit, la réalisation de leur projet a traversé le temps et

amène à interroger leurs conditions de travail et le résultat obtenu.

Si la construction des établissements religieux et la vocation missionnaire apparaissent

ici comme les facteurs qui expliquent l’établissement à tâtons d’un pouvoir spirituel dans la

ville de Panama entre 1520 et le cours de la seconde moitié du XVIe siècle, il convient de

considérer les conditions naturelles de la ville, notamment le climat. Celui-ci a constitué un

véritable motif de départ aussi bien pour les évêques, que pour le reste du clergé, y compris

les jésuites, dont l’installation à Panama s’est faite avec de vives réticences des préposés

généraux.

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Chapitre 3

La complexe implantation des

jésuites dans la ville

« La fin de cette Compagnie n’est pas seulement des’employer, avec la grâce divine, au salut et à la perfection del’âme de ses membres mais, avec cette même grâce, de chercherintensément à aider au salut et à la perfection de celle duprochain. »205

Les moyens d’atteindre ce but à Panama furent envisagés et débattus au sein de la

Compagnie de Jésus à partir de l’année 1568, lorsque la première expédition jésuite destinée à

Lima y arriva en transit. La situation géographique de cette ville, la bienveillance de ses

autorités, la ferveur de ses habitants et les besoins missionnaires amenèrent Jerónimo Ruiz del

Portillo, le chef de cette expédition et futur premier provincial du Pérou, à établir un dialogue

administratif avec le centre de l’Ordre, en vue d’en faire un lieu, c’est-à-dire une terre de

mission.

205 Ignace de LOYOLA, Écrits, op. cit., p. 396.