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HAL Id: tel-01791419https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01791419
Submitted on 14 May 2018
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L’évangélisation de Panama : les fondements desmissions jésuites dans la société coloniale (XVIe-XVIIe
siècles)Aymard-Cedric Ngoma-Ngoma
To cite this version:Aymard-Cedric Ngoma-Ngoma. L’évangélisation de Panama : les fondements des missions jésuitesdans la société coloniale (XVIe-XVIIe siècles). Linguistique. Université Clermont Auvergne, 2017.Français. �NNT : 2017CLFAL022�. �tel-01791419�
L’évangélisation de Panama : les fondementsdes missions jésuites dans la société coloniale
(XVIe-XVIIe siècles)
UNIVERSITÉ CLERMONT AUVERGNE(CENTRE D’HISTOIRE ESPACES ET CULTURES)
ÉCOLE DOCTORALE DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES ETSOCIALES
THÈSE
Pour l’obtention du grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ CLERMONT AUVERGNE
Spécialité : Histoire et Civilisation
Aymard Cédric NGOMA NGOMA
L’évangélisation de Panama : les fondementsdes missions jésuites dans la société coloniale
(XVIe-XVIIe siècles)
Thèse dirigée par Anne DUBET, Professeure d’Universités
Date de soutenance : 06 Octobre 2017
Composition du jury :
Mme Marie Lucie COPETE, Maître de conférences, Université Rouen-Normand
M. Bernard DOMPNIER, Professeur émérite, Université Clermont Auvergne
M. Pierre-Antoine FABRE, Directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en SciencesSociales, Paris
Mme Aliocha MALDAVSKY, Maître de conférences (HDR) en Histoire moderne et del’Amérique espagnole, Mondes américains UMR8168, Université Paris-Nanterre
Mme Anne DUBET, Professeure à l’Université Clermont Auvergne
A Jean-René Douçot
Au Père Philippe Piolet
Au Père, feu Floribert Abad Essomba
Remerciements
Je tiens, tout d’abord, à remercier infiniment Anne Dubet, qui a été une directrice de
thèse très attentive et patiente, et qui a su à la fois me guider et me laisser la liberté de
formuler et vérifier mes hypothèses de recherche. Sa direction exigeante, mais très
encourageante, m’a appris l’importance de la rigueur dans l’analyse et la définition des objets
de la recherche historique. Tout au long de ces années, Mme Dubet a su mettre en évidence
ses atouts (entre autres, sa disponibilité, ses compétences, ses critiques, ses riches conseils et
sa patience), qui m’ont permis de produire les résultats ici présentés. Je lui suis très
reconnaissant.
Je souhaite ensuite exprimer ma gratitude à Aliocha Maldavsky, à Bernard Vincent, à
Pierre-Antoine Fabre, à Bernard Dompnier, à Charlotte de Castelnau-L’Estoile et à Marie-
Lucie Copete qui ont su m’encadrer et m’encourager dans l’élaboration des hypothèses qui
ont conduit à la formulation de ce thème. Leur temps très précieux, leurs conseils et leurs
travaux m’ont offert les conditions nécessaires pour accéder aux sources. Je leur dois
beaucoup. Ce travail doit beaucoup aussi au Père Francisco Borja de Medina. Malgré son âge
avancé, il a pris de son temps pour répondre à mes doutes, en m’écrivant régulièrement et
surtout, en me guidant personnellement dans les archives romaines de la Compagnie de Jésus
à Rome. Grâce à lui, j’ai pu trouver et exploiter de nombreux documents. Je ne saurai ne pas
remercier Frederico Palomo, Jaime Contreras et Carmen Sanz Ayán qui ont été mes premiers
guides à Madrid. Leurs riches conseils m’ont permis de déterminer le choix des centres
d’archives, ainsi que les pistes de recherche à priviligier.
Ma reconnaissance va également à plusieurs institutions. Tout d’abord à l’Université
Blaise Pascal Clemont-II (UBP), devenue aujourd’hui Université Clermont Auvergne (UCA).
Elle m’a accueilli sans difficultés comme étudiant en Master en 2010, et m’a offert
l’opportunité de faire mes premiers pas dans l’enseignement supérieur en tant que doctorant.
Elle m’a honoré par cette confiance de 2012 à 2016. C’est donc ici le lieu d’exprimer ma
profonde gratitude à tousles personnels que j’ai côtoyés. Dans cet élan, je ne manquerai pas de
citer le directeur du département d’études hispaniques de l’époque, Axel Gasquet, et
l’ensemble des collègues auprès desquels j’ai pu cerner les contours du métier d’enseignant-
chercheur. Je ne saurai parler de l’Université Clermont Auvergne (UCA) sans mentionner
l’Ecole Doctorale des Lettres, Sciences Humaines et Sociales (370), ainsi que le Centre
d'Histoire Espaces et Cultures (CHEC) qui m’ont offert d’excellentes conditions de travail.
Ensuite je remercie la Casa de Velazquez qui m’a reçu en 2012 et en 2013 en tant que
boursier-chercheur, m’ouvrant de ce fait, les portes des archives d’Espagne. Stéphane
Michonneau et l’ensemble du personnel ont été d’un grand apport concernant l’organisation
de mes séjours et l’accès aux centres d’archives espagnols. Mes remerciements vont aussi à
l’Ecole Fraçaise de Rome qui m’a offert une bourse en 2013. La disponibilité de son
personnel a rendu facile et très agréable mes séjours à Rome. La Mairie de Clermont-Ferrand
occupe aussi sa place ici, pour la bourse qu’elle m’a offerte en 2015. Grâce à celle-ci, j’ai pu
séjourner à Madrid et à Séville cette année.
Enfin, je remercie infinement l’ensemble des personnels des Archives Générales des
Indes de Séville, de la résidence Universitaire Flora Tristán de Séville, de la Bibliothèque
Sotano de la Casa de Velázquez de Madrid, de l’Académie Royale de Madrid, des Archives
Historiques de Madrid, de la Bibliothèque Nationale de Madrid et des Archives romaines de
la Compagnie de Jésus de Rome. Les personnels des bibliothèques de Clermont-Ferrand
(Espagnol-Carnot, Gergovia, Droit Économie Management et Lafayette) ne sont pas en reste.
Cette thèse n’aurait jamais vu le jour sans le soutien de mes parents, Mavoungou
Mavoungou et Marie-Gertrude, qui ont toujours été là pour moi. Je ne saurai trouver ici les
mots justes pour les remercier. Leur appetit de me voir réussir a été aussi celui de toute ma
famille à laquelle je rends hommage.
Parmi les amis qui ont partagé avec moi la vie de doctorant à Clermont-Ferrand, mes
pensées vont à : Elodie Roebroec épouse Arold, Barbara Curda, Emmanuelle Chaminade
Berthaud, Marie Pierre Tejedor, Marc Augé, Fatma Bouattour, Frédéric Clamens-Nanni,
Jules-César Ekome Otsanga, Oumar Diallo, Elisabeth Stojanov, Karen Vergnol-Remont,
Bleck Nzengue, Sophie Fayol, Aline Auriel, Stève Bessac-Vauref, Lisa Bogani, Maxime
Calbris, Firmin Andzembe Okoubi et bien d’autres avec qui j’ai suivi plusieurs formations
doctorales. Leurs encouragements pendant la période de rédaction m’ont apporté l’énergie
nécessaire pour surmonter cette phase.
Le séjour à l’École française de Rome m’a permis de rencontrer des personnes qui
sont devenues aujourd’hui incontournables pour moi : Camila Correa, Wei Zhang, Yamamoto
Taeko, Sonia Isodori, Chloé Lavicola m’ont beaucoup aidé dans l’exercice de la transcription.
J’ai parfois abusé de leur gentillesse.
A Madrid et à Séville, Clair Bouvier, Andrea Guerrero Mosquera, Adrián Masters,
Edgard Villafuerte Acuña, Angela María Concha, Marcella Miranda, Paula Judith Fernández,
Mamadou Mackaya, Ntsame Ondo Dalia, Sandra Milena Taborda Parra, Flávia Preto de
Godoy ont su me guider dans mes recherches. Je garde un très bon souvenir des discusions
autour des tapas.
Mes frères et amis : Martial Fouty, Emma Moussavou, Pierre-Alain Mavoungou,
Judicaël Moussavou, Fortuné Ndélo, Julie Moubamba, Patricia Lidwine Ignanga B, Armel
Gnoundou, Marie-Pierre Nzaou, Marcelle Angué Ndong (défunte), Simbou Stella, Alex
Jennifer Odounga, Hance Junior Boucka, Dieu-Noël Mboumbou, Tania et James Mougoubi,
Carmela Remondo, Lesly Kate Abondo, Urbain Moussavou, Yanick Ibangoye, Judicaël
Mbatchi, Ecric Paterne Baonga, Gémaêl Taty-Taty, Grâce Matondo, René Omboso, Patricia
Ku-kumb, Moulanga Mabicka Helza, Pachely Doukaga, Mankou Makaya Amelle, Clève
Dionel Mboyi, Patricia Bouanga, Stéphane Mombo, et tous les autres sont restés à mon chevet
pendant toutes ces années. Je ne saurai finir cette liste sans mentionner Francesco Carta, qui
m’a sauvé au moment d’imprimer ce texte.
Abréviations
AGI : Archivo General de Indias, Séville
AHN : Archivo Histórico Nacional, Madrid
ARSI : Archivum Historicum Societatis Iesu, Rome
N.R. et Quit : Nuevo Reino et Quito
F.G. : Fondo Gesuitico
Congr. : Congregationes
F. : Folio
Normes de citations
Reproduction des documents
Nous avons modernisé l’orthographe et la ponctuation des documents consultés en
archives. Les abréviations des textes originaux ont été développées. Seules les majuscules des
personnages et des noms de villes ou pays ont été conservées.
8
INTRODUCTION
9
En 1566, huit jésuites, en l’occurrence, Jerónimo Ruiz del Portillo – chef de
l’expédition –, Luis López, Miguel de Fuentes, Pedro Llobet, Diego de Bracamonte, Juan
García, Antonio Álvarez et Francisco de Medina sont envoyés à la Ciudad de los Reyes – la
Cité des Rois au Pérou –, pour y établir la Compagnie de Jésus. Toutefois, en arrivant en
transit à Panama en janvier 1568, face aux besoins missionnaires trouvés, Ruiz del Portillo
écrit à François de Borgia – préposé général à ce moment-là – pour lui demander d’implanter
immédiatement la Compagnie dans la province dans laquelle il vient de débarquer.
Partant de cette demande, notre travail se consacre à l’installation et l’action de la
Compagnie de Jésus dans la première ville de Panama. Il s’agit d’étudier l’apostolat des
jésuites dans cette petite ville de la monarchie hispanique entre 1578 (date de la première
fondation) et 1671 (année au cours de laquelle le corsaire anglais Henry Morgan détruit la
ville, qui sera refondée plus loin). Cette étude ne porte pas essentiellement sur une politique
interne de la Compagnie de Jésus, mais aussi sur les relations qui se nouent entre les jésuites
et les multiples groupes de pouvoir de la société panaméenne, ainsi qu’avec les institutions de
la monarchie hispanique et le reste du clergé. Notre objectif est donc de comprendre comment
les jésuites sont admis et étendent leurs pratiques religieuses dans la ville de Panama, un
espace qui les confronte à des enjeux spécifiques, puisque cette ville est à la fois un territoire
de frontière et un nœud de communications important au cours des siècles modernes.
10
A partir de cette caractéristique, plusieurs historiens ont démontré qu’à cette époque-
là, à cause de la pauvreté de son sous-sol et de son climat difficile, la ville de Panama était
reconnue comme une ville condamnée à n’être qu’un lieu de passage vers l’ailleurs1. Dans la
tradition historiographique locale, cette condition a suscité une volonté de replacer l’Isthme de
Panama et sa capitale (Panama) dans leur histoire singulière. Dans cette voie, en se servant de
la documentation des Archives Générales des Indes de Séville, des historiens tels que Juan
Bautista Sosa et Rubén Dario Carles ont produit des ouvrages en guise de compte-rendus. Le
premier se distingue avec son Panamá La Vieja con motivo del cuarto centenario 1519-
19192 ; et le second avec son ouvrage intitulé 220 años del periodo colonial en Panamá, dont
la première édition est parue en 1950, et suivie de plusieurs autres éditions3. Ces travaux
présentent un cadre complet de la domination espagnole dans l’Isthme de Panama. Les
auteurs mettent en relief la fondation de la ville de Panama par Pedro Arias de Ávila en 1519,
et son évolution jusqu’à la chute du royaume de la Terre Ferme, en dédiant quelques courts
paragraphes aux Ordres religieux établis dans cette ville. Ces ouvrages peuvent être
considérés comme des outils pédagogiques, dont l’objectif est de montrer que l’Isthme de
Panama fut un territoire à part entière conquis et colonisé par l’Espagne jusqu’ au début du
XIXe siècle. A l’instar d’autres territoires américains, celui-ci obtint son indépendance au
cours de la première moitié de ce siècle au prix de la guerre.
Dans l’histoire globale de l’Isthme et dans son histoire singulière, la ville de Panama
se caractérise par deux moments chronologiques fondamentaux : 1519-1671 et 1672-1821.
Ces périodes traduisent le temps de la domination espagnole dans les deux espaces
géographiques désignés communément par les expressions Panamá La Vieja (L’Ancienne
ville de Panama) et Panamá La Nueva (La Nouvelle ville de Panama) qui caractérisent la ville
de Panama. Les dénominations « Ancienne ville » et « Nouvelle ville » sont consécutives à
l’incendie criminel de l’ancienne ville provoqué en 1671 par le corsaire anglais Henry
Morgan. Cet acte témoigne des failles des pouvoirs de la monarchie hispanique dans ce petit
espace très convoité par les rivaux européens, à savoir les Français et les Anglais. Aussi, met-
il en évidence le rôle et l’importance de cette ville dans l’expansion et l’hégémonie de
l’Espagne à travers le centre et l’hémisphère sud du Nouveau Monde.
1 María del Carmen MENA GARCÍA, La ciudad en un cruce de caminos. Panamá y sus orígenes urbanos, Séville,CSIC, 1992, p. 21-24. 2 Juan Bautista SOSA, Panamá La Vieja con motivo del cuarto centenario de su formación (1519-1919), Panama,Imprenta Nacional, 1919 ; Juan Bautista SOSA et Enrique José ARCE, Compendio de historia de Panamá,Panama, Diario de Panamá, 1971. 3 Carles Rubén DARÍO, 220 años del periodo colonial en Panamá, 3e édition, Panama, R. de P. 1969.
11
La place et le rôle de la ville de Panama dans la route des Indes sont connus des
historiens. Huguette et Pierre Chaunu, dont les onze volumes de Séville et l’Atlantique
décrivent le système de navigation et l’espace économique de l’Atlantique espagnol et
hispano-américain des XVIe et XVIIe siècles, exposent le rôle du port de Panama dans le
trafic entre l’Espagne et les différents ports du Nouveau Monde. La reconstruction de ce trafic
permet de comprendre le système des flottes espagnoles. Celui-ci était constitué de deux
convois : la flotte de la Nouvelle-Espagne – destinée aux côtes de l’actuel Mexique –, et celle
de la Terre Ferme, destinée au Pérou4. Les deux flottes annuelles, composées de navires
marchands escortés par cinq ou six navires de guerre, partaient séparément de Séville. La
première levait l’ancre en avril, et la seconde en août5. Pour ce qui est de la seconde, c’est-à-
dire la flotte de la Terre Ferme, les navires, chargés de marchandises, partaient de Séville et
arrivaient en premier lieu au port de Carthagène, dans l’actuelle Colombie. Ils y restaient
quelques temps avant de poursuivre la route pour atteindre ensuite le port de Nombre de Dios,
qui devint Portobelo par la suite. De là, il fallait traverser deux voies transisthmiques – la voie
fluviale dénommée le « camino de cruces »6 et la voie terrestre, le « camino real »7 –, afin
d’acheminer les marchandises jusqu’au port de la ville de Panama situé sur l’océan Pacifique.
4 Huguette et Pierre CHAUNU, Séville et l’Atlantique (1504-1650), Paris, SEVPEN., 1955-1960. 5 Javier AGUILERA ROJAS, Fundación de ciudades hispanoamericanas, Madrid, MAPFRE, 1992, p. 339-348. 6 Cette voie était praticable uniquement pendant la saison des pluies, qui durait huit mois, de mai à décembre.Elle était empruntée lorsque les pluies rendaient la voie terrestre impraticable.7 Empruntée pendant la saison sèche (janvier, février, mars et avril.
12
Emprunter ces voies dans un sens comme dans l’autre, n’était pas chose aisée8. Les
voyageurs étaient soumis à des obstacles majeurs d’ordre naturel et humain : une nature
hostile, une végétation impénétrable, une présence d’animaux sauvages et d’insectes de tout
genre9. Les Noirs marron constituaient l’obstacle humain comme le démontre Luis Díez
Castillo10. Dans son ouvrage consacré au marronnage dans l’Isthme de Panama, Jean-Pierre
Tardieu souligne que face à la gravité des délits que ces populations commettaient tout au
long des voies transisthmiques – des massacres de tout Espagnol aux pillages des
marchandises transportées par des mules –, les autorités de la ville de Nombre de Dios furent
amenées à prendre des mesures nécessaires à partir de 1531, afin de mettre un terme à cette
menace que représentait le marronnage11.
Une fois au port de Panama, les marchandises étaient chargées à nouveau dans
d’autres navires qui les livraient enfin au port de Lima, au Pérou. Ce transit de marchandises,
qui impliquait aussi celui des personnes, est à l’origine de la physionomie urbaine qui
caractérise la ville de Panama, que la monarchie hispanique et, dans la foulée, les Ordres
religieux avaient exploitée et considérée comme un lieu de passage. Ce contexte nous a offert
une piste de réflexion sur la traversée de l’Atlantique des jésuites, leur arrivée à Panama, la
durée de leur transit, les activités qu’ils y menaient pendant ce temps et les directions qu’ils
prenaient par la suite. La compréhension de cette traversée et le transit à Panama invite à
s’interroger sur la représentation des jésuites à Panama : de quel type de domicile y dispose la
Compagnie de Jésus et comment fonctionne-t-il ?
La place du domicile de Panama dans l’histoire globalede la Compagnie du Pérou
8 Manuel SERRANO Y SANZ, El Archivo de Indias y las exploraciones del istmo de Panamá, años1527 a 1564,Madrid, Editorial JAEIC, 1911 ; Ernesto de Jesús CASTILLERO REYES, Historia de la comunicación y de suinfluencia en la formación y en el desarrollo de la entidad nacional panameña, Panama, Imprenta Nacional,1941.9 María del Carmen MENA GARCÍA, La ciudad en un cruce de caminos. Panamá y sus orígenes urbanos, op. cit.,p. 215.10 Luis A. DÍEZ CASTILLO, Los cimarrones y la esclavitud en Panamá, Panama, Editorial Litográfica, 1968. 11 Jean-Pierre TARDIEU, Cimarrones de Panamá : la forja de una identidad afroamericana en el siglo XVI,Madrid, Iberoamericana Editorial, 2009 p. 76.
13
Après le passage de la première expédition jésuite à Lima en 1568 et le refus de
François de Borgia d’établir un domicile à Panama, les jésuites « abandonnent » cette ville.
Pendant près de dix ans, ils n’y implantent aucun domicile et n’effectuent pas non plus de
mission volante. Poussés par les autorités locales et les bourgeois, ils finissent par y établir
une résidence en 1578. Accueillie avec ferveur, celle-ci ne se développe pas et ferme trois ans
plus tard. La volonté des gouvernants de la Compagnie du Pérou de la rouvrir est mitigée.
En 1584, le provincial Balthasar Piñas ordonne une mission exploratoire, afin que les
conditions du rétablissement de cette résidence soient déterminées. Les nouvelles et les
informations que lui envoient les deux jésuites qui effectuent cette mission sont
convaincantes. En 1585, il décide de rouvrir la résidence, mais il s’agit d’une « petite »
maison qui va avoir du mal à exister, à cause des problèmes matériels et humains.
L’établissement, l’évolution et le travail des jésuites de cette résidence ont suscité peu de
vocations d’historiens. Devant cette absence de vocations, une seule question taraude l’esprit
du chercheur : les jésuites ont-ils réellement établi un domicile à Panama ? Dans leur analyse
globale de l’histoire de la Compagnie de Jésus au Pérou, les Pères jésuites-historiens,
spécialistes et classiques de l’Amérique, dissipent ce doute.
Dans le tome II de son Historia de la Compañía de Jesús en la asistencia de España
(1556-1572), Antonio Astrain relate brièvement le séjour panaméen de la première expédition
jésuite qui allait établir la Compagnie au Pérou. En effet, il y met en évidence l’arrivée des
membres de cette expédition à Panama, l’accueil très chaleureux qui leur avait été réservé, les
ministères qu’ils avaient accomplis au cours de ce séjour et la mort d’Antonio Álvarez12. José
Jouanen reprend ce récit, en allant plus loin. En démontrant que le collège de Panama
appartenait à la province de Quito, il met en évidence le contexte de l’établissement des
jésuites à Panama. Il insiste beaucoup plus sur l’enthousiasme des habitants et des autorités de
Panama, qui demandaient instamment non seulement la présence des jésuites dans leur ville,
mais aussi et surtout l’établissement d’un collège13. Juan Manuel Pacheco met en relief la
présence des jésuites à Panama, à travers la question de la réforme territoriale produite en
12 Antonio ASTRAIN, Historia de la Compañía de Jesús en la asistencia de España (1556-1572) , Madrid,Administración Razón y Fe, 1914, p. 308.13.José JOUANEN, Historia de la Compañía de Jesús en la Antigua provincia de Quito (1570-1774), t. 1., Quito,Editorial Ecuatoriana, 1941, p. 286-289 ; Historia de la Compañía de Jesús en la Antigua provincia de Quito(1696-1773), t. 2., Quito, Editorial Ecuatoriana, 1943, p. 174-177.
14
1604-1605 ; une réforme qui avait débouché sur le transfert de la résidence de Panama de la
province du Pérou à celle du Nouveau Royaume de Grenade et Quito14.
Les jésuites-historiens cités ici se sont limités à un récit dans lequel ils mettent en
avant la passion avec laquelle leurs confrères avaient exercé à Panama. Ce récit est un cadre
idéal qui permet d’avoir une vue générale de l’implantation et de l’action de la Compagnie à
Panama au cours de la période que nous étudions. Les historiens non jésuites ne s’en sont pas
servis, pour écrire une histoire détaillée de la Compagnie de Panama de cette période.
Jusqu’ici, en mettant en lumière la carence des religieux dans la province de la Terre Ferme,
leur objectif n’a été rien d’autre que d’établir des faits qui prouvent la présence des jésuites à
Panama15. Notre travail ne consiste donc pas à démontrer cette présence, mais à reconstruire
les conditions d’implantation des jésuites dans cette ville. Nous insistons en grande partie sur
les débats internes de la Compagnie, puisque c’est en son sein que la question avait fait couler
beaucoup d’encre, alors qu’au sein de la société coloniale panaméenne la présence jésuite
avait fait l’unanimité. Notre étude invite donc à savoir, du point de vue de la Compagnie de
Jésus, quelle perspective missionnaire est préconisée pour ce lieu, d’une part, par les jésuites
du Pérou, et, d’autre part, par les Préposés Généraux qui se sont succédé au cours des XVIe et
XVIIe siècles : de François de Borgia à Claudio Acquaviva. Notre étude se concentre sur ce
dernier, car son généralat (1581-1615) est « marqué par une intense activité de gouvernement
à partir de laquelle il tente de « réguler » et d’unifier les pratiques intellectuelles, spirituelles
et administratives des différentes provinces »16. C’est à ce moment-là que la Compagnie
s’implante à Panama. Ici l’objectif est de comprendre l’histoire interne de la Compagnie, à
travers le débat sur l’implantation et sur la nature et le fonctionnement du domicile de
Panama. Dans cette perspective, notre première intention est de mettre en évidence le choix
du domicile proposé par les jésuites du Pérou et la réponse de Rome. La deuxième intention
consiste à montrer comment les dirigeants de l’Ordre contrôlent ce domicile.
14 Juan Manuel PACHECO, Los jesuitas en Colombia (1567-1654), t. 1, Bogota, DE., Colombia, 1959, p. 146-147 ; Los jesuitas en Colombia (1654-1696), t. 2., Bogota, 1962, p. 78-233.15 Ernesto de Jesús CASTILLERO REYES, Historia de Panamá, 5e édition, Panama, 1955, p. 67 ; Carles RubénDarío, op. cit. ; Celestino Andrés ARAÚZ MONFANTE et Patricia PIZZURNO GELÓS, El Panamá hispano (1501-1821), Panama, Diario La Prensa, 1997.16 Charlotte de CASTELNAU L’ESTOILE, Les ouvriers d’une vigne stérile : les jésuites et la conversion des Indiensau Brésil (1580-1620), Lisbonne-Paris, Centre Culturel Calouste Gulbenkian, Commission Nationale pour lesCommémorations des Découvertes Portugaises, 2000, p. 12.
15
La désignation des dirigeants du domicile de Panama – tantôt supérieurs, tantôt
recteurs – par les jésuites eux-mêmes dans leurs correspondances administratives ; le type
d’activités qu’ils y mènent, notamment l’enseignement des matières prévues en principe pour
les collèges et les justifications qu’ils soumettent au roi au moment de vouloir bénéficier des
aides matérielles et financières qu’il fournit à la Compagnie de Jésus du Pérou à partir de
1587, comportent une ambigüité qu’il convient d’éclairer ici.
16
Le développement du domicile : la mobilité desmembres
Cette thèse s’inscrit dans le prolongement de l’historiographie des missions
(lointaines) des jésuites. Au cœur de celles-ci, se trouve le missionnaire, entendu comme celui
qui avait été envoyé par ses supérieurs dans un lieu particulier, pour faire connaître à un
public ciblé ce qu’il considérait comme la vérité religieuse et universelle17 ; pour « planter la
foi », « annoncer la bonne nouvelle » ou « promulguer l’évangile » si l’on reprend les
expressions utilisées avant le XVIe siècle pour faire allusion à la mission18.
Au départ, l’histoire des missions s’est construite autour de l’histoire apologétique ou
anti-apologétique. Il s’agissait en clair de faire le récit de la christianisation. Depuis les années
1990, cette tendance a évolué. L’histoire des missions s’est désormais associée à l’histoire
sociale et intellectuelle. En ce sens, les spécialistes des missions (intérieures et extérieures) se
sont donnés comme objet d’étude l’identité du missionnaire, la procédure de son affectation à
un lieu d’exercice et les rapports qu’il y établit. La réunion de ces trois éléments dans
l’historiographie actuelle a fait du missionnaire un objet d’étude pour faire l’histoire sociale et
culturelle des missions et l’histoire des sociétés coloniales. Jusqu’ici, deux principaux thèmes
ont permis de nourrir cette démarche pour mettre en évidence la construction d’une mission :
les vocations missionnaires et la circulation des savoirs.
Au début des années deux-mille, le Groupe de recherches sur les missions religieuses
ibériques a produit un certain nombre de travaux sur les vocations missionnaires, en
interrogeant une source particulière : les Indipetae. Celles-ci sont des lettres dans lesquelles
les jésuites d’Europe présentaient au préposé général leur vœu de partir pour les Indes : les
« Indes de l’intérieur » ou les « Indes d’ici » et les « Indes de là-bas » ; « l’ici » et « le
lointain », expressions utilisées le plus souvent pour distinguer les « missions de l’intérieur »
des « missions lointaines ». Les premières expressions renvoient aux missions européennes et
17 Charlotte de CASTELNAU-L’ESTOILE, Marie-Lucie COPETE, Aliocha MALDAVSKY et Ines G. ŽUPANOV (éds.),Missions d’évangélisation et circulation de savoirs, XVIe-XVIIe siècle, Madrid, Casa de Velázquez, 2010, p. 2.18 Elisabetta CORSI (coord.), Órdenes religiosas entre América y Asia. Ideas para una historia misionera de losespacios coloniales, México, El Colegio de México, 2008, p. 25.
17
les deuxièmes, aux missions extra-européennes, à savoir américaines, asiatiques, africaines,
etc19.
Des problématiques posées sur les vocations pour ces missions, l’on peut retenir l’une
des questions complexes à laquelle le Groupe de recherches cité précédemment s’est attelé à
apporter des réponses : la demande de départ est-elle le fruit de l’intériorisation d’une
contrainte ou de l’extériorisation d’un désir ? Cette question a conduit à savoir : Qui part ?
Pourquoi ? Quand et comment 20 ? En réalité, à partir de ces questions, ce n’est pas seulement
l’identité du missionnaire qui est interrogée, mais aussi les critères choisis des missionnaires –
vocations et circulation des missions – par l’Ordre.
Pour ce qui est de la région américaine qui nous concerne (le Pérou), Aliocha
Maldavsky a apporté des réponses très pertinentes21. En s’intéressant aux profils de membres
choisis, elle fait observer qu’au début du XVIIe siècle, les dirigeants de la province du Pérou
avaient demandé spécifiquement des jésuites Européens. À cet effet, l’expédition de 1604 fut
majoritairement constituée d’Espagnols (en grande partie d’Andalous) et d’Italiens. Ceux-ci
furent élus sur la base de leur ancienneté dans la Compagnie et du nombre des vœux
prononcés. Ici, ce qu’il faut retenir des analyses d’Aliocha Maldavsky, c’est le motif que
chacun avait avancé pour aller aux Indes : le désir ou la vocation exprimés dans la phrase
« aller aux Indes pour servir le seigneur et souffrir pour lui »22. Quel jésuite depuis l’Europe
avait employé cette phrase pour Panama entre 1568 et 1671 ? Cette question nous amène à
étudier les vocations jésuites pour Panama.
Dans l’analyse de la mobilité des membres, les historiens ne se sont pas limités à
identifier les jésuites qui étaient choisis pour telle mission intérieure ou pour telle mission
lointaine. Au-delà de la circulation des hommes, ils se sont intéressés à la circulation des
savoirs (théologie, droit, histoire, cosmologie, rhétorique, mathématiques, astronomie,
19 L’analyse comparative faite par Fernando BOUZA et Bernard DOMPNIER permet de saisir la polysémie de cestermes. Voir leurs « Commentaires », dans Pierre-Antoine FABRE et Bernard VINCENT (éds.), Missionsreligieuses modernes : « Notre lieu est le monde », Rome, École Française de Rome, 2007, p. 307-313.20 Pierre-Antoine FABRE et Bernard VINCENT (éds.), Missions religieuses modernes : « Notre lieu est le monde »,op. cit.21 Aliocha MALDAVSKY, Vocaciones inciertas. Misión y misioneros en la provincia del Perú en los siglos XVI yXVII, Séville, CSIC, 2012/Lima, Instituto Francés de Estudios Andinos, Universidad Antonio Ruiz de Montoya,2012. 22 Aliocha MALDAVSKY, « Administrer les vocations : Les Indipetae et l’organisation des expéditions aux Indesoccidentales au début du XVIIe siècle », dans Pierre-Antoine FABRE et Bernard VINCENT (éds.), Missionsreligieuses modernes : « Notre lieu est le monde », op. cit., p. 64.
18
botanique, médecine, démonologie, chiromancie, astrologie et alchimie). Dans cette voie, la
formation des missionnaires, leurs carrières et leurs expériences missionnaires constituent
d’autres éléments qui ont été pris en compte, pour mettre en contexte la vocation d’un
missionnaire et définir l’espace missionnaire dans lequel il est envoyé. Celui-ci n'est plus
seulement un lieu où se construit un réseau d’hommes, mais un lieu où se construit aussi un
réseau d’informations : les missionnaires enseignent ce qu’ils savent ; apprennent ce qu’ils ne
savent pas et collectent des informations qu’ils envoient à leurs supérieurs23.
Les travaux spécifiques sur la mobilité sociale des jésuites à Panama sont rares. En
suivant le processus décrit précédemment, nous voulons mener une étude des profils et
parcours des jésuites de Panama. Pour cela, nous nous intéressons à leur formation spirituelle
et intellectuelle, pour connaître ceux qui y sont envoyés ; savoir ce qu’ils apportent et ce
qu’ils apprennent. Tout ceci concourt à interroger leur vocation missionnaire. Autrement dit
nous cherchons à savoir d’où viennent les jésuites qui s’installent à Panama. Quelle est leur
expérience missionnaire américaine ? Panama représente-il pour eux une première expérience
dans les choses spirituelles et/ou temporelles ? Ces questions invitent donc à recenser les
jésuites résidents de Panama. Ensuite, d’une part, nous nous intéressons aux relations de ces
jésuites avec leurs différents supérieurs installés à Lima, à Santa Fe de Bogota et à Rome. A
ce sujet, nous nous focalisons spécifiquement sur le gouvernement temporel du domicile.
23 Plusieurs réflexions ont été récemment menées autour de ces questions. Voir : Charlotte de CASTELNAU-L’ESTOILE, Marie-Lucie COPETE, Aliocha MALDAVSKY et Ines G. ŽUPANOV (éds.), Missions d’évangélisation etcirculation de savoirs, XVIe-XVIIe siècle, op. cit.
19
Caractérisée par la décentralisation, la Compagnie de Jésus reposait sur un système
administratif, dont l’objectif était d’informer le préposé général. Celui-ci était représenté par
les praepositi provinciales, préposés provinciaux ou plus brièvement « provinciaux » dans les
provinces, et par les superiores missionis dans les missions. Les supérieurs locaux étaient
nommés préposés s’il s’agissait d’une maison professe ; recteurs, s’il s’agissait d’universités,
de collèges et de noviciats et supérieurs s’il s’agissait de résidence24. Selon l’ordre
hiérarchique, le préposé général était à la tête de la pyramide. Dans l’exercice de leurs
fonctions définies par les Règles et les Constitutions, les provinciaux étaient subordonnés au
préposé général. Les recteurs et supérieurs étaient, quant à eux, subordonnés au provincial25.
Notre intention n’est pas de savoir comment était nommé le supérieur et/ou le recteur de
Panama, mais de voir comment il était géré par le provincial de Lima et/ou de Santa Fe de
Bogota. Au-delà de ces relations internes, nous nous intéressons, d’autre part, aux relations
que les jésuites de Panama nouent avec la monarchie et les autorités politiques et civiles de la
ville.
24 Pierre DELATTRE, S.J., Les établissements des jésuites en France depuis quatre siècles, t. 1, Enghien(Belgique), Institut supérieur de théologie, 1949, p. 20.25 Les détails des fonctions administratives de la Compagnie ont été analysés par Adrien DEMOUSTIER. Voir sonarticle « La distinction des fonctions et l’exercice du pouvoir selon les règles de la Compagnie de Jésus », dansLuce GIARD (dir.), Les jésuites à la Renaissance. Système éducatif et production du savoir, Paris, PressesUniversitaires de France, 1995, p. 3-33.
20
L’étude des missions à la croisée de l’histoire de lamonarchie hispanique
Notre travail se situe dans le cadre d’une historiographie qui observe l’indissociabilité
du pouvoir politique du pouvoir religieux dans les études relatives à l’entreprise missionnaire,
qui est régulée dans les « quatre parties du monde » par le Padroado portugais, le Patronato
espagnol, la Propaganda Fide et la Couronne française. Le point commun de ces quatre
éléments fut d’imposer le catholicisme comme religion planétaire. Dans cette perspective, le
rôle du missionnaire fut indispensable, mais celui-ci ne devait plus être strictement religieux.
Il devait en outre revêtir une dimension coloniale. De ce fait, les missionnaires devinrent des
colons, car leur travail ne consistait plus uniquement à convertir les âmes au catholicisme,
mais aussi à transformer les pratiques culturelles. Au cours des années 1980, Serge Gruzinski
a nourri cette thèse dans le cadre de l’Amérique espagnole, en présentant la christianisation
comme synonyme d'occidentalisation, autrement dit comme le moyen d’affronter les sociétés
autochtones et de les acculturer26.
26 Serge GRUZINSKI, « Christianisation ou occidentalisation. Les sources romaines d’une anthropologiehistorique », Mélanges de l’École française de Rome, MEFRIN, t. 101, 1989-2, p. 733-750 ; Carmen BERNAND
et Serge GRUZINSKI, « La Redécouverte de l’Amérique », l’Homme, 1992, p. 7-38 ; Serge GRUZINSKI, « Lesmondes mêlés de la Monarchie catholique et autres « connected histories », Annales. Histoire, Sciences Sociales,2001.
21
Dans cette perspective, pour la monarchie hispanique, l’Église catholique apparaissait
dans son empire américain comme une unité politique et un moyen de domination, pour ainsi
dire une religion d’État. A juste titre, dans son article « Reconquista y Repoblación », Tamar
Herzog montre que la monarchie hispanique avait utilisé la religion pour reconquérir ses
territoires perdus en Espagne et ceux qu’elle croyait avoir perdus en Amérique27. De fait,
l’usage de la religion dans la conquête et la domination du Nouveau Monde ne fut rien d’autre
que la transposition, dans cet espace, de la tentation théocratique, pour reprendre une
expression de Jean-Frédéric Schaub. En ce sens, souligne-t-il, l’État s’était arrogé la mission
d’assurer le triomphe de la vertu, de la foi et de la religion, en utilisant les moyens que
conférait la puissance politique, y compris, si nécessaire, la contrainte28. Accomplir cette
mission dans un espace aussi vaste qu’était l’empire espagnol, ne fut pas chose aisée.
27 Tamar HERZOG, « Reconquista y repoblación : modelos ibéricos, realidades americanas y respuestaspeninsulares (siglos XI-XVIII) », dans Anne DUBET et José Javier RUIZ IBÁÑEZ, Las monarquías española yfrancesa (siglos XVI-XVIII), Madrid, Casa de Velázquez, 2010, p. 45-55.28 Jean-Frédéric SCHAUB, « Chapitre 5 : la monarchie hispanique », dans Joseph PÉREZ (dir.), Histoire del’Espagne, Fayard, 1996.
22
Au milieu du XVIe siècle, cet empire s’ést structuré autour de deux administrations :
l’une installée en Espagne, et l’autre dans les territoires conquis du Nouveau Monde. Cette
structuration a ouvert le champ à un courant historiographique développé par J. H. Elliott.
Selon lui, la réalité politique de la monarchique hispanique reposait sur un modèle bilatéral
nommé « monarchie composite », pour contrôler les territoires depuis un centre unique :
Madrid et/ou Lisbonne. A partir de ce bilatéralisme, l’auteur cité explique que le centre
(Madrid/Lisbonne) restait la sphère décisionnelle et que les territoires périphériques étaient,
quant à eux, des récepteurs passifs de ces décisions-là29. En situant le fait religieux dans cette
hypothèse, l’on peut sous-entendre que c’est Madrid, seul, qui dictait et régulait l’action des
religieux au Nouveau Monde. Dans un sens, on peut l’affirmer sans réserve, puisque c’est la
métropole qui délivrait les permis d’entrée en Amérique. Dans un autre sens, on peut nuancer
cette hypothèse, car penser ainsi, c’est ignorer l’action des acteurs locaux qui, comme par
exemple les corps de ville, étaient capables de faire obstacle aux décisions du roi ou de ses
représentants. En effet, les corps de ville usaient souvent des manœuvres dilatoires, c’est-à-
dire que lorsqu’une décision ne leur plaisait pas, ils objectaient que le roi était mal informé.
De ce fait, ils demandaient que cette décision soit repportée, et dans l’attente d’une réponse,
ils refusaient de l’appliquer. C’est cette attitude que résume la phrase « se obedece, pero no se
cumple » (on obéit, mais on n’exécute pas).
Cette attitude montre que les territoires périphériques n’étaient pas seulement passifs
face aux décisions royales. Ils constituaient aussi des lieux de pouvoir qui pouvaient se passer
du centre. C’est cette vision qu’un nouveau courant historiographique développe depuis
quelques années, en présentant la monarchie hispanique comme une « monarchie
polycentrique ». Autrement dit, l’empire du roi d’Espagne est un territoire qui intègrait sans
cesse de nouveaux acteurs, dont le poids au sein de la structure globale changeait dans un
constant jeu de négociation. C’est ce que montrent à juste titre les travaux réunis dans
l’ouvrage Polycentric monarchies. How did Early Modern Spain and Portugal Achieve and
Maintain a Global Hege mony ?30. Tout comme les élites créoles, les Indiens et les Noirs, les
missionnaires, en arrivant au Nouveau Monde, s’étaient inscrits dans le jeu de la négociation,
en intégrant des réseaux qui pouvaient favoriser leur action dans la société. En d’autres
termes, une fois au Nouveau Monde, les missionnaires étaient soumis au pouvoir local qui
29 J. H. ELLIOTT, « A Europe of composite monarchies. Past and Present » , n°137, Oxford University Press ThePast and Present Society The Past and Present Society, 1992, p 48-71.30 Pedro CARDIM, Tamar HERZOG, José Javier RUIZ IBAÑEZ et Gaetano SABATIN, How did Early Modern Spainand Portugal Achieve and Maintain a Global Hegemony ?, Brighton, Sussex Academic Press, 2012.
23
décidait de leur action. Cette hypothèse s’illustre clairement au Pérou avec l’imposition de la
direction des doctrines aux jésuites par le vice-roi Toledo.
Dans ce cas, deux images apparaissent. La première est que les missionnaires étaient
sous le contrôle du pouvoir local. La deuxième est que ce pouvoir avait besoin des
missionnaires pour construire une nouvelle société. La difficulté qu’il y a à séparer le
religieux du politique durant l’époque moderne, mise en évidence par l’historiographie depuis
les années 1990, apparaît clairement. Jean-Frédéric Schaub a publié un excellent article
intitulé « El pasado republicano del espacio público ». En montrant les liens étroits qui
existent entre la vie publique et la vie privée dans le fonctionnement de la monarchie, il
présente la religion catholique comme la « catholicité de la république »31.
Par rapport à ces travaux, le cas de Panama pose de nouvelles réflexions. La
monarchie s’était-elle servie de la Compagnie de Jésus pour conquérir et protéger cette ville,
ou plus globalement, la province de la Terre Ferme ? Cette question nous conduit à voir si les
représentants royaux de ladite province avaient avec les jésuites un projet commun de
l’évangélisation de ce lieu. Creuser cette question oblige à évaluer, en amont, la présence
royale et l’état de la conquête spirituelle dans ce lieu avant l’établissement des jésuites.
31 Jean-Frédéric SCHAUB, « El pasado republicano del espacio público » dans François-Xavier GUERRA etAnnick LEMPERIERE, Los espacios públicos en Iberoamérica. Ambigüedades y problemas. Siglos XVIII-XIX,Mexico, Centro francés de estudios mexicanos y centroamericanos, 2008, p. 27-53.
24
Problématique
Partant de l’idée que la colonisation rime avec la christianisation, nous avons été
amené à observer la nature des activités pastorales privilégiées par les jésuites dans la ville de
Panama. S’agit-il d’activités qui tendaient à soutenir un processus d’acculturation des
infidèles et des païens prôné par le pouvoir colonial dans le but d’élargir l’empire américain
du roi d’Espagne, ou d’activités qui s’inscrivaient dans un cadre purement religieux, c’est-à-
dire dans le but unique de sauver les âmes des autres sans distinction (des vieux chrétiens, des
infidèles, des païens, des tièdes, etc.) ? En clair, au centre de notre travail se trouve, d’une
part, la volonté des autorités politiques de Panama de voir les jésuites s’établir dans leur ville ;
et d’autre part, la volonté des jésuites de s’y établir, mais ceux-ci devaient composer avec les
réticences de la curie généralice (Rome). En ce sens, notre réflexion se concentre sur la nature
et la finalité des activités pastorales des jésuites, ainsi que le but que leur assignaient les
autorités politiques. Dans cette voie, nous tentons de croiser l’histoire de l’expansion de la
Compagnie de Jésus et celle de l’expansion de la monarchie hispanique, afin de suivre la
construction d’une société coloniale. Pour cela, notre analyse repose sur trois points
essentiels.
Le premier point renvoie à la nature du domicile que les jésuites avaient établi à
Panama. Décrire les modalités de l’implantation et du gouvernement interne de ce domicile
invite à apprécier l’intérêt qu’ils avaient accordé à cette ville. En ce sens, nous nous donnons
l’opportunité de comprendre les liens sociaux qu’ils avaient créés dans cet espace et le zèle
missionnaire qui était le leur. L’analyse du zèle missionnaire interroge en toile de fond la
capacité des jésuites, qui y étaient envoyés, à s’adapter dans un territoire considéré comme
malsain, à cause des conditions climatiques très difficiles.
Le deuxième point concerne les profils de ceux qui y étaient effectivement envoyés.
En dehors du climat difficile, la diversité des populations est l’autre caractéristique importante
de la ville de Panama au regard de son contexte portuaire et commercial. De ce fait, il est
intéressant de savoir si la Compagnie de Jésus avait choisi d’y envoyer ses meilleurs
membres, c’est-à-dire des spécialistes de l’évangélisation de chaque groupe de populations
qui composaient la ville. La connaissance de ces profils conduit à apprécier, d’une part, le
type d’apostolat que les jésuites avaient privilégié, ainsi que son intensité ; d’autre part, les
25
difficultés auxquelles ils s’étaient confrontés. En conséquence, l’analyse de la pratique
missionnaire interroge le sens des missions que les jésuites avaient effectué dans et hors de la
ville de Panama. Les missions qu’ils avaient effectuées dans les villes et villages autour de
Panama avaient-elles consisté à asseoir la Compagnie de Jésus dans la province de la Terre
Ferme ?
Enfin, le troisième point repose sur le regard du clergé séculier et de la monarchie sur
ces missions. Il s’agit de voir comment les divers groupes de pouvoir locaux avaient encadré
ou non l’activité pastorale des jésuites.
Sources documentaires
Ce corpus documentaire, dans la période considérée, est constitué des sources
produites par les multiples institutions et individus dont nous cherchons à reconstruire
l’action. Il s’agit en effet des sources qui proviennent, d’une part, de la correspondance
administrative officielle de la monarchie hispanique et de la Compagnie de Jésus ; d’autre
part, il est question des lettres privées dénuées de tout caractère administratif.
LES FONDS DES ARCHIVES GÉNÉRALES DES INDES DE SÉVILLE32
Les documents provenant de la péninsule, rédigés par le roi, ou en son nom par les
magistrats du Conseil des Indes et de la Chambre des Indes, ont été distingués d’avec les
documents en provenance d’Amérique, en l’occurrence de Panama (expédiés par les
présidents, gouverneur-capitaines généraux et présidents de l’Audience, des corregidors, etc.)
à destination de la péninsule. Cette distinction n’a pas été absolue en soi. Elle a obéi à une
logique qui a consisté à suivre les documents émanant d’individus ou de corps situés sur les
deux rives des océans Atlantique et Pacifique, et qui se répondaient les uns aux autres.
L’intérêt de cette méthode a été de pouvoir mieux apprécier, tant le type de sources qui
32 En abrégé tout au long du texte par AGI.
26
circulaient, que la nature des injonctions qu’elles comportaient et véhiculaient au sujet du
gouvernement de la ville de Panama, et la manière dont elles étaient reçues et traitées par les
divers groupes de pouvoir locaux.
*Les documents provenant de la péninsule
Parmi les documents administratifs en circulation entre l’Espagne, le Pérou et Panama
au cours de la période étudiée, ce sont les provisions (reales provisiones) et les cédules
royales (reales cédulas), glanées aux AGI dans la section Gobierno, sous-section Audiencia
de Panamá, qui ont été utiles pour ce travail. La fonction de ces deux documents est
commune : communiquer des ordres, accorder des grâces, procéder à des nominations,
notifier des pragmatiques, résoudre des plaintes, autoriser le paiement des salaires, etc. Si leur
teneur est commune pour traduire le mandement royal, leur forme et leur mode d’expédition
sont du moins différents.
Les provisions royales se distinguent des cédules royales par leur caractère très
solennel mis en exergue dans leurs intitulés. En dessous du signe de croix situé au-dessus et
au centre de la lettre, se trouvent le titre de courtoisie « Don » suivi du nom du roi, la formule
du droit divin « por la gracia de Dios », le titre « el rey » ou « la reina » et le nom des
territoires sur lesquels est exercé le pouvoir. Enfin viennent la formule de salutation « salud e
gracia » ou « salud » et la notification « sabed que, sepades que » ou bien « sabéis que ».
Quant aux cédules royales, elles s’intitulent simplement : « el rey », « la reina », « el
rey y la reina » ou « el príncipe ». A la suite de cette intitulation, les formules de salutations
peuvent manquer, comme dans les provisions royales d’ailleurs. C’est le cas dans la plupart
des cédules que nous avons consultées. Immédiatement, suit l’indication du destinataire, entre
autres : « Presidente e oidores de mi audiencia real que residís en la ciudad de Panamá de la
provincia de Tierra Firme […] ». Ensuite vient l’objet « por parte de X, se me ha hecho
relación que […] », « por la presente, doy licencia a X […] », ou « He tenido por bien dar la
presente, por la cual […] ».
27
Ces documents, moins solennels et plus simples que les provisions royales, sont les
plus fréquents dans notre corpus, car ils sont les plus abondants au cours de la période que
nous étudions. En se focalisant sur la classification diplomatique des documents émanant de
la Couronne espagnole de l’époque moderne, Ángel Hernández García indique que les
cédules royales s’expédiaient à meilleur marché, au contraire des provisions royales. Cette
caractéristique, à laquelle s’ajoute la simplicité de la forme du document, explique, selon
l’auteur, l’usage très fréquent des cédules royales dans la correspondance épistolaire du XVIIe
siècle33.
Ces deux documents qui viennent d’être distingués brièvement existent sous deux
formes. D’une part, il y a les provisions et les cédules royales de oficio ; d’autre part, celles
écrites à la demande des parties (a petición de parte). Antonia Heredia Herrera a consacré une
étude relative à la distinction des cédules royales de oficio des cédules royales de a petición
de parte34. Les premières résultent du droit régalien du roi, en commençant soit par le nom si
elles sont personnalisées, soit par les charges ou les titres des personnes à qui elles sont
destinées. Les secondes sont émises par le roi à la demande d'une institution ou d’un
particulier et commencent par l'évocation de l'affaire en question et du demandeur. Les deux
formes sont fréquentes dans notre corpus.
L’existence d’inventaire des provisions et des cédules royales relatives à Panama
montre que ces sources ne sont pas un terrain archivistique vierge. A l’entame de nos
recherches, nous nous sommes adonnés à la lecture des catalogues qui réunissent ces
documents sans les avoir distingués les uns des autres. La consultation des volumes de Juan
Bautista Muñoz à l’Académie Royale d’Histoire de Madrid a stimulé nos réflexions dans les
choix des manuscrits royaux à étudier35. Ces choix ont été renforcés par la consultation des
travaux de Julián Paz à la Bibliothèque Nationale de Madrid36. Ces premières lectures ont été
couronnées par l’analyse des volumes des Monumenta Peruana d’Antonio de Egaña que nous
détaillerons plus loin.
33 Ángel HERNÁNDEZ GARCÍA, « Clasificación diplomática de los documentos reales en la Edad Moderna »,Revista de Historia, Cáceres, 2001, p. 170.34Antonia HEREDIA HERRERA, « Los cedularios de oficios y de partes del Consejo de Indias : sus tiposdocumentales, siglo XVII », Anuario de Estudios Americanos, Séville, 1972, p. 1-60.35Juan Bautista MUÑOZ, Catálogo de la colección de Don Juan Bautista Muñoz, t. 1, Madrid, Real Academia dela Historia, 1954 ; Catálogo de la colección de D. Juan Bautista Muñoz, t. 2, Madrid, Real Academia de laHistoria, 1985.36 Julián PAZ, Catálogo de los manuscritos de América existentes de la Biblioteca Nacional. 2ª ed. rev. y aum.,por C. Olaran y M. Jalón, Madrid, 1992.
28
L’examen des liasses des AGI nous a permis de découvrir les droits de passage aux
Indes, en particulier à Panama, accordés aux personnels politiques, civils et religieux. Ces
données, ainsi que celles ayant trait aux nominations, ont été localisées dans la section
Gobierno, sous-section Audiencia de Panamá, sous-sous-section Consejo de Indias : reales
despachos et Consejo de Indias : Expedientes de confirmaciones de oficios.
En ce qui ce concerne la circulation des jésuites de l’Europe à Panama en vue d’un
établissement à long terme, les inventaires des droits de passages (des licences royales) n’ont
pas été d’un grand apport. Cependant, ces sources ont été utilisées pour relever les premières
destinations américaines des jésuites affectés à Panama. A cet effet, nous avons eu recours
aux cartons de la sous-section Papeles del Consejo de Indias de la section Contaduría. Pour
l’historien des missions jésuites américaines, cette section est très utile, car elle permet
d’identifier les jésuites qui passaient aux Indes espagnoles. En ce sens, elle apparait comme
un complément des Indipetae, car elle met en exergue la prise en charge par la Couronne des
jésuites élus pour les missions américaines. On y observe donc les besoins matériels et
financiers de ces jésuites au départ de l’Espagne, les moyens mis à leur disposition par le roi
et le traitement que ce dernier recommandait à leur égard à ses institutions métropolitaines et
ultramarines pendant le voyage jusqu’à l’arrivée.
Pour comprendre l’appui de la Couronne aux activités de l’Eglise et des jésuites de
Panama, nous avons parcouru les fonds de la section Gobierno, sous-section Audiencia de
Panamá, sous-sous-section Cartas y expedientes de personas eclesiásticas. Dans ces liasses,
nous avons découvert une série de cédules royales qui mettent en relief les discussions autour
de la donation que Philippe II avait accordée aux jésuites du Pérou en septembre 1587, dont
lesjésuites de Panama étaient aussi bénéficiaires. Il s’agit de dix-mille cinq-cents ducats et
deux-mille neuf-cent pesos pour la construction des établissements, du vin pour célébrer les
offices divins, de l’huile pour éclairer le très saint sacrement et des médicaments pour les
malades. Cette donation n’étant pas l’unique forme de financement des jésuites de Panama
par la Couronne, nous avons examiné la sous-sous-section Registros de oficio : Reales
Despachos de la section citée plus haut. Les résultats ont montré que les dîmes et les biens des
défunts constituaient d’autres moyens envisagés et autorisés par la Couronne pour le
fonctionnement de l’Eglise et des institions religieuses de Panama. Parallèlement, il a importé
d’apprécier les réponses de la Couronne aux différentes demandes formulées par les
institutions et les hommes de Panama. Pour cela, les registres de la section Gobierno, sous-
section Audiencia de Panamá, sous-sous-section Consejo de Indias : Consultas referentes al
29
distrito de la Audiencia de Panamá, représentent une ressource majeure. Nous y avons trouvé
la plupart des décisions prises au sujet de la vie locale en général.
*Les documents émanant des autorités locales
A côté des provisions et des cédules royales, nous nous sommes servi des documents
écrits par des personnes qui avaient occupé une fonction publique au nom du roi ou au nom
des institutions religieuses, et des particuliers établis dans la province de la Terre Ferme en
général, et à Panama en particulier. La diversité des documents que chacun d’entre eux
produit à l’adresse du roi permet de distinguer aussi bien les institutions établies dans cet
espace, que leur fonctionnement et les rapports des unes aux autres. Le regard porté sur le
système colonial et son impact sur ses acteurs dans cette province ont été mis en relief par
Carol F. Jopling dans l’ensemble des textes qu’elle a réunis dans son étude ethno-historique
des Indiens et des Noirs de Panama37.
Le caractère diplomatique des documents provenant du Nouveau Monde a attiré
l’attention de beaucoup de chercheurs et archivistes. A la suite des réflexions d’Aurelio
Tanodi38, José Joaquin Real Díaz s’est focalisé sur cet aspect, en analysant sommairement le
contenu et la fonction de chaque document émanant des Indes espagnoles39. De ces
documents, c’est l’analyse des mémoires et des pétitions de parties qui nous a été utile. Pour
réunir ces documents, nous nous sommes fié aux inventaires d’Antonio García Susto et de
Bibiano Torres Ramírez, Juana Gil-Bermejo García et Enriqueta Vila Vilar40. La lecture des
lettres réunies par ces chercheurs nous a imposé un premier exercice : établir la différence qui
existe entre les mémoires et les requêtes.
37 Carol F. JOPLING, Indios y negros en Panamá en los siglos XVI y XVII, Selecciones de los documentos delArchivo General de Indias, Guatemala, Centro de Investigaciones Regionales de Mesoamérica Antigua, 1994,612p.38 Aurelio TANODI, « En torno a los estudios diplomáticos hispanoamericanos », Historiografía y BibliografíaAmericanistas, Séville, I, 1974, p. 51-66.39 José Joaquín REAL DÍAZ, Estudio diplomático del documento indiano, Escuela de EstudiosHispanoamericanos, 1970.40 Antonio GARCÍA SUSTO, Catálogo de la Audiencia de Panamá, sección v del Archivo de India de Sevilla,Madrid, 1926 ; Bibiano TORRES RAMÍREZ, Juana GIL-BERMEJO GARCÍA et Enriqueta VILA VILAR (éds.), Cartasde cabildos hispanoamericanos, Audiencia de Panamá, Séville, Escuela de Estudios Hispanoamericanos, 1978.
30
Les mémoires sont des documents par le biais desquels une institution ou un
particulier demande une faveur, une grâce ou une récompense, en invoquant les mérites ou les
raisons sur lesquels chacun fonde sa demande. Les requêtes, quant à elles, comportent des
demandes exclusivement juridiques41. Les informations que l’on trouve dans ces documents,
produits par les procuradores42 et les religieux de la ville, sont très variées, offrant des
témoignages sur les problèmes de toute nature exposés au roi. Comme sources de recherches,
ces documents offrent la possibilité d’apprécier le rôle du corps de ville dans les activités
pastorales, qu’il s’agisse de celles du clergé séculier ou du clergé régulier. Avant tout, ce rôle
se focalise sur l’établissement et l’entretien des institutions religieuses.
Dans la quête des mémoires et des requêtes, nous nous sommes référé à la section
Gobierno. Dans cette dernière, nous avons passé au crible les séries des Cartas y expedientes
de cabildos seculares et des Cartas y expedientes de personas seculares de la sous-section
Audiencia de Panamá. Nous y avons trouvé des requêtes et des lettres officielles et celles
dites privées produites par des échevins, des corregidors, des greffiers, des notaires, des juges
ordinaires, des magistrats et des particuliers.
Dans ce type de documents, prédominent des demandes de grâces et de récompenses
et parallèlement à elles, abondent des témoignages concernant les mérites, les services rendus
pour renforcer les demandes formulées. Cette documentation offre l’opportunité d’étudier les
personnels qui se succédèrent dans l’administration panaméenne. Par ailleurs, elle rend
compte des choix effectués sur divers plans de la politique locale, des relations qui existèrent
au sein du corps de ville et de ses rapports avec d’autres institutions, en l’occurrence
l’Audience royale souvent accusée d’ingérence par les officiers du corps de ville au sujet des
nominations des échevins de la ville par exemple. Aussi, rend-elle compte des requêtes du
corps de ville concernant des aides matérielles et financières, pour lutter contre les Noirs
marron, les pirates anglais et français ; pour réparer la ville (particulièrement la réfection de
l’église cathédrale) et pour financer les activités des bourgeois. Les demandes formulées
exclusivement par le clergé séculier et régulier sont dispersées dans la série des Cartas y
expedientes de personas eclesiásticas de la sous-section citée plus haut.
Pour « compléter » la recherche des lettres des autorités de Panama adressées au roi,
nous avons fouillé dans la section Patronato. Celle-ci nous a offert quelques lettres des
41 José Joaquín REAL DÍAZ, op. cit, p. 75.42 Ibid, p. 77.
31
évêques Tomás de Berlanga et de Pablo de Torres. Dans ces lettres, le premier rend compte de
ses visites épiscopales, et le second se défend des accusations d’abus de pouvoir dont il fit
l’objet.
Les rapports de visites représentent l’autre ressource majeure provenant de Panama sur
laquelle s’appuie ce travail. Deux types de visites ont été étudiés.
En premier lieu, il s’agit des visites dites particulières, étudiées dans le cadre du
soutien financier et matériel apporté aux jésuites par le roi. Leur objectif ne fut pas de juger et
de condamner qui que ce soit, mais de vérifier les conditions décrites au roi par les religieux,
afin que ceux-ci obtiennent des aides financières et matérielles. Pour analyser la visite du
domicile des jésuites effectuée en 1587, nous nous sommes référé à la section Gobierno, sous-
section Consejo de Indias, Cartas y expedientes, Cartas y expedientes de personas
eclesiásticas43. Nous y avons trouvé le rapport de cette visite. Transcrit par Antonio de Egaña,
ce rapport offre une série d’informations qui ont permis d’analyser la situation financière et
matérielle des jésuites de Panama.
En deuxième lieu, il s’agit de la visite épiscopale. A ce sujet, nous n’avons pas étudié
la visite épiscopale effectuée par les archevêques ou les évêques dans le cadre d’un contrôle
de leur juridiction suite à une prise de fonction, ou d’une campagne d’évangélisation. Nous
avons étudié la visite épiscopale effectuée par un archevêque, ici de Lima, dans le cadre d’une
procédure judiciaire commandée par le roi, dont l’objectif était de résoudre les litiges entre
l’évêque, ici Pablo de Torres, et son chapitre ecclésiastique, d’une part ; et d’autre part, entre
l’évêque et la grande majorité des officiers et des bourgeois de la province. Pour cela, nous
avons parcouru la section Justicia dans laquelle se trouvent les documents liés à la justice du
Nouveau Monde. Nous y avons trouvé le rapport de cette visite, dont les renseignements
mettent en évidence le fonctionnement complexe de l’évêché de la province de la Terre
Ferme. La seule lacune majeure de ce document est l’absence d’un texte rapportant les détails
de la décision des visiteurs et celle de l’archevêque.
LES FONDS DE L’ACADÉMIE ROYALE D’HISTOIRE DE MADRID
43 Panama, 103.
32
Notre travail dans ce centre s’est focalisé essentiellement sur la recherche des
informations concernant l’administration des institutions de Panama. Dans cette perspective,
la lecture des collections de Salazar y Castro, Mata Linares et de A. Rodríguez-Muñino nous a
conduit à l’examen des fonds de la section Papeles de América dans laquelle nous avons mis
la main sur quelques mémoires. En cherchant à connaître ceux qui finançaient les activités des
jésuites, nous avons trouvé un mémoire, produit par les finances royales, qui offre un
panorama du patrimoine des bourgeois et des officiers de Panama des années 1580. Parmi la
centaine des personnes citées dans ce document, seule María Rodríguez de Tapia a été utile à
notre étude. En effet, cette dernière, dont le patrimoine est estimé à quarante mille ducats,
s’était distinguée dans l’établissement des jésuites à Panama avec les dons qu’elle leur avait
fait et la demande d’un collège qu’elle avait adressée à Claudio Acquaviva.
LES FONDS DES ARCHIVES HISTORIQUES NATIONALES DE MADRID
L’intérêt porté sur ce centre réside dans le besoin d’obtenir des informations traduisant
l’attitude de l’Inquisition face aux jésuites de Panama, dont l’un d’entre eux, Miguel de
Fuentes, fit l’objet d’un procès dans les années 1580 à Lima où était établi le tribunal
inquisitorial ayant juridiction sur Panama. Les travaux de José Toribio Medina et de Maurice
Birckel44 nous ont facilité la tâche pour retrouver ce procès dans la section Inqusición 1, Leg
1647, n°2. Actuellement, cette pièce d’une centaine de pages est disponible en intégralité sur
le portail de recherches en ligne des archives espagnoles (Pares)45. A partir des faits reprochés
à Miguel de Fuentes, ce procès nous a offert l’opportunité d’observer non seulement les
pratiques religieuses développées par les jésuites à Lima, mais aussi leurs relations
conflictuelles avec l’Inquisition46. Au fond, le procès de Miguel de Fuentes a permis de voir
comment la Compagnie de Jésus entendait gérer ses membres de Lima.
44 José TORIBIO MEDINA, Historia del tribunal de la Inquisición de Lima : 1569-1820, t. 2, Santiago du Chili,Fondo Histórico y Bibliográfico, 1956 ; Maurice BIRCKEL, « Le P. Miguel de Fuentes et l’Inquisition de Lima »,Bulletin Hispanique, Tome 71, n°1-2, 1969. p. 31-139.45 Archivo Histórico Nacional [AHN], section, Consejo de Inquisición, INQUISICION, 1647, EXP.2.46 Marcel BATAILLON, Les Jésuites dans l’Espagne du XVIe siècle, éd. Pierre-Antoine Fabre, Paris, Les BellesLettres, 2009.
33
LES FONDS DE L’ARCHIVUM ROMANUM SOCIETATIS IESU DE ROME47
La ville de Panama de 1519 à 1671 fut-elle véritablement une terre de missions pour la
Compagnie de Jésus ? Trouver les réponses à cette question nous a conduit inévitablement
aux Archives romaines de la Compagnie de Jésus, situées dans le Borgo Santo Spirito, près du
Vatican. Les Jésuites y ont regroupé les documents concernant le gouvernement général de
leur Ordre depuis sa fondation. Les fonds d’archives de ce dépôt se trouvent dans trois
grandes sections : Antica Compagnia (Ancienne Compagnie), Nueva Compagnia (Nouvelle
Compagnie) et le Fondo Gesuitico. De ces trois sections, notre travail s’est situé dans la
première et la troisième section. La première section (Ancienne Compagnie – 1540-1773 –),
est divisée en deux parties : Biblioteca et Chiesa del Gesù. Parmi ces deux parties, nous nous
sommes intéressés à la première, qui est subdivisée en deux parties Assistentia et
Congergationes.
*Assistentia
Cette sous-section est repartie en plusieurs Assistentiae (provinces) : Assistentia
Galliae, Assistentia Germaniae (Allemagne), Assistentia Hispaniae (Espagne), Assistentia
Italiae (Italie) et Assistentia Lusitaniae (Portugal). Parmi ces Assistentiae, c’est l’Assistentia
Hispaniae que nous avons consultée. Celle-ci comporte les provinces d’Espagne (les
provinces de Castille, de Tolède, d’Aragon et d’Andalousie) et de ses colonies américaines
(les provinces de la Nouvelle-Espagne, du Pérou, du Nouveau Royaume de Grenade et Quito,
de Quito, etc.). En suivant l’organisation de cette Assistentia, en l’occurrence des provinces
d’Amérique, ce sont les provinces du Pérou (Provincia Peruana [Perú]) et du Nouveau
Royaume de Grenade et Quito (Provincia Novi Regni et Quit [N. R. et Q.]) qui ont été utiles à
notre travail, car elles hébergent successivement le domicile de Panama (1578-1604) et (1604-
1696) dans la période que nous étudions. Dans les sections et sous-sections de ces deux
provinces, nous avons passé au peigne fin les Cartas Annuas ou Litterae Annuae (Lettres
47 En abrégé tout au long du texte par ARSI.
34
Annuelles), les Catalogues, quelques lettres individuelles et les lettres des préposés généraux
en réponses à ces dernières.
35
Pour ce qui est de l’existence de ces sources, les différents volumes des Monumenta
Peruana d’Antonio de Egaña nous ont été d’un grand secours. Dans la réunion et l’étude de
ces sources, selon la thématique de chaque chercheur et historien, ces volumes présentent un
double intérêt. Avec soins et de façon chronologique, Antonio de Egaña signale, d’abord,
l’origine (conservée ou modifiée) de chaque document, et par la suite, il le transcrit in extenso
ou à moitié. Ce travail donne ainsi l’opportunité d’inventorier les sources recherchées, de les
localiser et, enfin, de les trouver dans les catalogues de l’ARSI. En raison de ce double apport
– localisation et transcription –, les Monumenta d’Antonio d’Egaña se sont imposés comme
source indispensable dans l’historiographie de la Compagnie péruvienne48. Cela dit, ils
comportent leurs limites. Dans certains cas, les documents ne sont pas exposés intégralement.
Par conséquent, le recours aux archives reste indispensable.
48 Antonio de EGAÑA, S.I., Monumenta Peruana I (1565-1575), Rome, APUD “Monumenta Historica Soc.Iesu,1954, 800 p ; Monumenta Peruana II (1576-1580), Rome, APUD “Monumenta Historica Soc.Iesu, 1958, 891 p ;Monumenta Peruana III (1581-1585), Rome, APUD “Monumenta Historica Soc.Iesu, 1961, 770 p ; MonumentaPeruana IV (1586-1591), Rome, APUD “Monumenta Historica Soc.Iesu, 1966, 878 p ; Monumenta Peruana V(1596-1599), Rome, APUD “Institutum Historicum Societatis Iesu, 1974, 839 p ; Monumenta Peruana VI(1600-1602), Rome, APUD “Institutum Historicum Societatis Iesu, 1981, 1047 p ; Enrique FERNANDEZ,Monumenta Peruana VIII (1603-1604), Rome, APUD “Institutum Historicum Societatis Iesu, 1986, 650 p.
36
Parmi ces documents consultés, se trouvent les Lettres Annuelles. Celles-ci répondent
à un devoir d’information au préposé général qui traduit le concept d’unité prôné par l’Ordre.
En effet, écrites avec le concours des informations fournies par les dirigeants locaux
(supérieurs des missions, supérieurs des résidences, recteurs des collèges, des noviciats et
d’universités), chaque provincial rendait compte au préposé général des activités menées
annuellement dans la province dont chacun avait la charge. De ce fait, cette documentation
constitue un des instruments officiels qui définit le lien qui existait entre les provinces – les
provinciaux – et le centre Rome – le préposé général –. Dans la dizaine des Lettres Annuelles
qui avaient circulé entre le Pérou et Rome, le domicile de Panama présente deux
caractéristiques majeures. Les informations sont soit d’ordre général (très peu détaillées), soit
elles n’existent presque pas, faute de communication régulière entre le provincial de Lima et
le supérieur de Panama. Ainsi, dans les Lettres Annuelles de 1592-1594, 1596, 1601 et 1603,
on n’y trouve pas grand-chose, si ce n’est rien. Cette situation nous a rendu le travail
fastidieux. En revanche, les quelques neuf Lettres Annuelles que le provincial du Nouveau
Royaume de Grenade et Quito avait adressées au préposé général nous ont fourni une série
d’informations qui ont permis d’observer d’un peu plus près la vie des jésuites de Panama.
Les Catalogues (triennaux) constituent l’autre documentation indispensable à notre
travail que nous avons trouvée dans les deux provinces citées précédemment, suivant
l’appartenance juridique de Panama à l’une et à l’autre49. Comme leur nom l’indique, ils
étaient rédigés tous les trois ans par les supérieurs de chaque province et envoyés ensuite à la
curie généralice qui possédait de cette manière une connaissance précise des caractéristiques
biographiques et psychologiques de chaque individu, et des conditions matérielles et
financières des domiciles dispersés dans l’ensemble des territoires où la Compagnie était
présente. Tout chercheur ou historien qui s’intéresse à la vie et à l’action des jésuites y
trouvera matière à mener un projet.
49 Au sujet de la définition et de la fonction des Catalogues triennaux, voir : Joseph TESCHITEL, « ArchivumRomanum Societatis Iesu (ARSI) », Archivum, 4,1954, p. 145-152 ; Lukács LÁSZLÓ, « Le catalogue modèle dupère Laínez », Archivum Historicum Societatis Iesu, 26,1957, p. 57-66. ; Adrien DEMOUSTIER, « Les cataloguesdu personnel de la province de Lyon en 1587, 1606 et 1636 (i y ii) », Archivum Historicum Societatis Iesu, 42-83, 1973, p. 3-105 et 43-85, 1974, p. 3-84. ; Bernard DOMPNIER, « L’activité missionnaire des jésuites de laprovince de Lyon dans la première moitié du XVIIe siècle, Essai d’analyse des catalogi », MEFR Moyen Âge -Temps Modernes, t. 97, 2, 1985, p. 441-538 ; Fernando PÉREZ DEL SER, « La provincia jesuítica de Castilla en elArchivum Romanum Societatis Iesu », Cuadernos de Historia Moderna, 20,1998, p. 167-188.
37
Avant d’être une source d’analyse historique, les Catalogues sont une source
d’informations à partir desquelles le préposé général gouvernait la Compagnie. Ces
documents se subdivisent en trois parties fondamentales. La première partie correspond au
premier Catalogue (catalogus primus), la deuxième, au second Catalogue (catalogus
secundus) et la troisième, au troisième Catalogue (catalogus tercero ou rerum).
Le Catalogue premier et le Catalogue second se présentent sous la forme de tableaux à
double entrée. Chaque domicile (résidence, collège, université, noviciat) d’une province
donnée possède ainsi son propre tableau. Au début de chaque ligne horizontale, est inscrit le
nom d’un jésuite. En haut de chacune des colonnes verticales du premier Catalogue, sont
indiqués les titres de huit rubriques le concernant : nom (nomen), prénom (cognomen), ville
d’origine (patria), âge ou date de naissance (aetas), état de santé (vires), nombre d’années
dans l’Ordre ou date d’entrée (tempus Societatis), temps consacré aux études (tempus
studiorum), emplois en cours ou exercés auparavant (ministeria quae exercuit), grade
universitaire (gradus in litteris), catégorie des vœux prononcés (votum).
Le second Catalogue reprend le système de quadrillage du premier Catalogue. Par
discrétion, les noms sont remplacés par un numéro de code et les rubriques portent sur « les
qualités intellectuelles et humaines » du jésuite concerné, à savoir : capacités intellectuelles
(ingenium), jugement (iudicium), prudence (prudentia), expérience (experientia rerum),
culture, talent spécifique pour une discipline (profectus in literis), complexion naturelle
(complexio naturalis et capacités pour un emploi en particulier (talentum)50. Un
Supplementum est parfois ajouté à la fin de ces séries de tableaux. Le provincial pouvait y
mettre la liste des jésuites décédés pendant les trois ans, celle des religieux qui avaient
prononcé leurs vœux, qui avaient été ordonnés ou qui avaient quitté la Compagnie. Il y notait
aussi les noms de ses subordonnés qui se trouvaient hors des frontières de sa province,
notamment ceux qui étaient partis dans les missions ad gentes.
Dans ces deux Catalogues, le domicile de Panama présente des lacunes importantes :
soit il n’y figure pas, soit il y figure, mais dans ce dernier cas les données de certains membres
ne sont pas toutes mentionnées : l’âge, la date d’entrée dans l’Ordre, les emplois exercés
auparavant, le temps consacré aux études et le grade universitaire manquent parfois. Pour
« combler » ces lacunes, nous avons dû chercher dans les Catalogues du ou des domiciles où
50 Adrien DEMOUSTIER, « Les catalogues du personnel de la province de Lyon en 1587, 1606 et 1636 (i y ii) »,op. cit., p. 5-7.
38
exerçaient ces membres avant leur arrivée à Panama. Ce travail long et parfois fastidieux n’a
pas forcément été récompensé.
Quant au troisième Catalogue, il rend compte de la situation économique et juridique
des domiciles jésuites. Concrètement, il expose les moyens matériels et financiers dont
disposaient les jésuites de chaque domicile. En ce sens, on y découvre les ressources d’entrée,
soit les activités économiques, soit les aides des bienfaiteurs, ainsi que les détails de leurs
dons. Par ailleurs, on y trouve les détails relatifs aux dépenses.
En ce qui concerne notre domicile, nous n’avons trouvé que cinq Catalogues rerum :
un dans la documentation de la province du Pérou, daté de 1595, et quatre dans celle du
Nouveau Royaume de Grenade et Quito. Le premier, écrit en espagnol, est très bref. Quant
aux quatre autres, ils sont plus ou moins étoffés. Le premier est écrit en latin et date de 1610 ;
le deuxième est rédigé en espagnol et date de 1637 ; le troisième est daté de septembre 1668
et le quatrième, de janvier 1671. Tous les deux sont écrits en latin. A l’évidence, ces cinq
documents ont été insuffisants pour reconstruire les conditions matérielles et financières des
jésuites de Panama au cours de notre période d’étude. Pour combler cette importante lacune
documentaire, l’unique moyen a été de recourir aux Lettres Annuelles et, dans la mesure du
possible, aux lettres individuelles, toutes étant loin d’être exhaustives.
Aux Lettres Annuelles et aux Catalogues, nous avons associé les lettres des préposés
généraux répondant aux jésuites des deux provinces mentionnées plus haut. Regroupées dans
les catalogues Peruana Espisloae General (1577-1584 et 1584-1618) et Nuevo Reino et
Quito., I, Epistolae General (1608-1635), nous avons consulté une dizaine de lettres (jusqu’en
1607) concernant la province du Pérou, et soixante-six concernant la province du Nouveau
Royaume de Grenade et Quito. Cette documentation a permis d’apprécier quelques décisions
prises par Claudio Acquaviva et Mucio Vitelleschi, entre autres sur l’établissement d’un
collège à Panama à la demande des bienfaiteurs ; la mutation de certains membres qui se
plaignaient des conditions climatiques et la résolution de certains problèmes de gouvernement
de la résidence et/ou du collège et des litiges avec les bourgeois de la ville. L’idéal aurait été
de disposer des détails des requêtes qui étaient adressées aux préposés généraux, afin que
nous comprenions mieux leurs décisions sur tel ou tel aspect.
*Congregationes
39
Cette sous-section renvoie aux congrégations. Comme institutions intermédiaires,
celles-ci constituent des outils idoines qui permettent de découvrir la vie interne de la
Compagnie de Jésus. Ces institutions ou réunions ont fait l’objet d’études, qui aident à
distinguer les différents types de congrégations qu’organisait cet Ordre religieux. A partir des
travaux de Francisco Javier Egaño, l’on apprend beaucoup sur ce qu’est la congrégation
générale51. En résumé, il s’agit de l’assemblée solennelle au cours de laquelle les dirigeants de
la Compagnie se réunissaient pour traiter des problèmes de l’Ordre, et dans certains cas, pour
élire le préposé général52.
Les travaux de Markus Friedrich sur l’administration jésuite à l’époque moderne,
permettent de découvrir l’esprit des congrégations provinciales53. En effet, le provincial, ou
son suppléant, convoquait la congrégation provinciale pour traiter des problèmes locaux et
préparer la congrégation générale tenue naturellement à Rome. A cet effet, selon la première
version des Constitutions – texte écrit entre 1547 et 1550 –,
51 Francisco Javier EGAÑA, Orígenes de la congregación general en la Compañía de Jesús. Estudio histórico-jurídico de la octava parte de las constituciones. Rome, Institutum Historicum Societatis Iesu, 1972, 385 p.52 Le contexte dans lequel se tenait et se déroulait une congrégation générale est détaillé dans Ignace de LOYOLA,Ecrits, Desclee de Brouwer, 1991, p. 566-575. 53 Markus FRIEDRICH, Der lange Arm Roms? Globale Verwaltung und Kommunikation im Jesuitenorden 1540-1773, Frankfurt-New York, 2011.
40
« [683]. A. Lorsque celui qui convoque la congrégation porte la charge
principale, il jugera si quelques profès de trois vœux ou quelques coadjuteurs
doivent y venir pour pouvoir traiter avec eux des choses dont on doit traiter
dans la congrégation ; car il semble que cela pourrait quelquefois convenir, en
particulier s’il s’agit des recteurs et des procureurs des collèges, ou d’autres
chargés d’offices, qui auront beaucoup d’informations sur ce qui touche à leurs
offices. Ces chargés d’offices pourraient avoir voix active et aussi voix passive,
sans toutefois passer [ordinairement] avant les profès des quatre vœux. Si la
congrégation se réunit pour élire le général, personne qui ne soit profès des
quatre vœux, n’aura voix active ni passive pour cette élection. »54
Dans cet esprit, la congrégation provinciale constitue un espace décisionnel, où ceux
des provinces projetaient les thèmes à aborder lors de la congrégation générale et élisaient à
cet effet des délégués qui devaient y participer : deux membres élus et le provincial. La
version (B) des Constitutions, rédigée autour de 1556, fait évoluer ce principe, en ajoutant à
l’ordre du jour de la congrégation provinciale l’élection d’un émissaire qui devait informer le
préposé général de l’état d’une province donnée. L’objectif de cette législation était de
permettre à ce dernier de gouverner, par le biais de l’information ou de la communication, les
institutions et les hommes éparpillés à travers le monde :
« [679] B. Cette ‘communication’ se fait par des lettres et par les personnes qui
doivent venir des provinces, au moins une personne de chaque Province tous
les trois ans, ou, des Indes, tous les quatre ans, choisie par un vote des profès et
des recteurs de la Province, pour informer le général de beaucoup de choses.
Quand cela sera nécessaire, on peut aussi comprendre par cette
‘communication’ l’avis de ceux dont le général estimera qu’ils ont meilleur
jugement dans toute la Compagnie.
Il pourra ainsi, avec ceux qu’il a auprès de lui pour les consulter, décider
beaucoup de choses sans réunir toute la Compagnie. La congrégation, en effet,
aide surtout à bien prendre les décisions, grâce à une plus grande information
54 Ignace de LOYOLA, Ecrits, op. cit., p. 569.
41
que l’on a ou grâce à quelques personnes remarquables qui donnent leur
sentiment ; or, tout cela, comme on l’a dit, pourra se faire en bien des cas sans
congrégation générale. »55
De ce contexte sont apparues les congrégations des procureurs, comme institution
intermédiaire préparatoire de la congrégation générale56. Toutefois, François de Borgia définit
les règles dispersées des congrégations provinciales dans la Formula Congregationis
Provincialis, publiée en 1567, puis ratifiée lors de la troisième congrégation générale tenue en
1573. Dans cette formule, l’esprit de la congrégation provinciale, celui de préparer la
congrégation générale, n’avait pas été modifié ; l’élection d’un procureur provincial en vue de
cette congrégation et sa mission d’informer le général n’avaient pas été non plus abrogées57.
Ainsi, le provincial, les supérieurs locaux et les profès du quatrième vœu avaient-ils
obligation de se réunir, afin de discuter de la congrégation générale et d’élire deux procureurs
et leurs remplaçants (trois), qui devaient représenter la province à Rome. En raison de la
distance, des vicissitudes et du coup des voyages, les jésuites des provinces d’outre-mer se
réunissaient tous les six ans, au contraire des européens qui se réunissaient tous les trois ans.
Au regard de ce qui précède, la congrégation provinciale est une assemblée solennelle,
un organe de gouvernement, dont les actes témoignent de la richesse des propositions, des
réformes discutées et des décisions prises indépendamment de Rome. Il s’agit là d’un organe
de contrôle de l’action du provincial et de l’ensemble des ouvriers, d’apaisement et de
résolution des oppositions internes d’une province. De ce fait, les documents (les actes de
congrégation) produits à l’issue de chacune de ces réunions, sont pour l’historien une
documentation nécessaire pour observer les activités de la Compagnie de Jésus à la fois à
l’échelle provinciale et locale (d’un domicile).
Pour localiser le domicile de Panama dans ces réunions, la tâche s’est révélée très
facile. Nous avons suivi la division territoriale, c’est-à-dire l’appartenance juridique de
Panama à la province du Pérou et à celle du Nouveau Royaume de Grenade et Quito.
55 Ibid., p. 567.56 Grupo de Espiritualidad Ignaciana, Diccionario de espiritualidad ignaciana, v.1, Editorial SAL TERRAE,2007, p. 398-399.57 Rabián FECHNER, « Las tierras incógnitas de la administración jesuita : toma de decisiones, gremiosconsultivos y evolución de normas », Historia XXXVIII, n°2, 2014, p. 23.
42
Concernant les congrégations de la province du Pérou, nous nous sommes intéressé à celles
tenues à Lima en 1588 et en 1600. La première évoque la question du maintien d’un domicile
à Panama, et la deuxième traite de la « grande » réforme territoriale produisite au début du
XVIIe siècle. Pour ce qui concerne les congrégations de la province du Nouveau Royaume de
Grenade et Quito, nous avons consulté celles de 1608, de 1615 et de 1642.
Il convient de souligner qu’en dehors des actes de congrégations, le secrétaire, le
procureur de la congrégation ou le provincial, rédigeait parfois un mémoire
intitulé : « Memorial de la provincia de […] para nuestro padre general […] ». Il s’agit d’un
document dans lequel, le rédacteur énumérait une série de requêtes sur tel ou tel problème à
l’adresse du préposé général. Celui-ci prenait le soin d’y apporter une réponse dans un
document intitulé « Respuestas a los memoriales de […] » tel procurador, de telle
congrégation réunie telle année, dans tel lieu. Concernant ces documents, nous avons consulté
un mémoire issu de la congrégation provinciale du Pérou de 1588, et un de la province du
Nouveau Royaume de Grenade de 1608.
FONDO GESUITICO
Divisée en deux parties Collegia et Indipetae, cette section est constituée des
collections du Procureur général de la Compagnie, qui résidait au Collegio Romano. Celles-ci
furent confisquées en 1870 et déposées à l’Archivio di Stato de Rome avant d’être rendues à
la Compagnie qui décida finalement de les placer dans la maison généralice58. Dans cette
section, nos recherches n’ont pas été fructueuses. Dans Collegia, Busta : N. 115/1488, Perú,
nous n’avons trouvé qu’un rapport de Juan de Atienza (provincial du Pérou de 1585 à 1591),
qui fait allusion aux débuts de la résidence de Panama en 1578.
Quant aux Indipetae, nous ne les avons pas consultées suffisamment à temps, pour
savoir si les jésuites d’Europe avaient demandé à partir pour Panama. Pour combler cette
lacune, nous avons dû compter sur les travaux d’Aliocha Maldavsky qui a exploité cette
source pour l’analyse de la circulation des jésuites de l’Europe pour le Pérou59. Dans ses
travaux, Panama ne ressort pas comme une terre de missions prioritaire. Pour creuser
58 Edmond LAMALLE, « La documentation d’histoire missionnaire dans le Fondo Gesuitico aux Archivesromaines de la Compagnie de Jésus », Euntes Docete, 21, 1968, p. 131-176.59 Aliocha MALDAVSKY, « Pedir las Indias. Las cartas indipetae de los jesuitas europeos, siglos XVI-XVIII,ensayo historiográfico », Relaciones 132, 2012, p. 147-181.
43
davantage cette piste, nous nous sommes fié aux sources de la monarchie hispanique, en
l’occurrence, à un carton des licences royales trouvé aux AGI dans la section Contaduría60.
Les résultats de ce dépouillement n’ont pas permis d’inverser la tendance. De ce fait, nous
avons pensé le mouvement des jésuites vers Panama dans le cadre d’une circulation interne de
l’Amérique.
********************
C’est à partir de ce corpus documentaire que nous abordons la question de l’activité
pastorale des jésuites dans la ville de Panama, entre les dernières décennies du XVIe siècle et
le cours du XVIIe siècle. L’ordre d’exposition que nous avons adopté pour présenter ce travail
reflète notre intention d’analyser cette activité dans le cadre du patronage royal espagnol.
Dans cette perspective, notre plan s’articule en deux parties composées de trois chapitres
chacune.
La première partie s’attache à l’analyse de la projection politico-religieuse de la
Compagnie de Jésus dans la ville de Panama. En considérant les relations entre les autorités
locales et la monarchie au sujet de la mise en pratique du patronage royal, nous cherchons à
mettre en relief la nature du pouvoir colonial établi à Panama (chapitre 1 et 2), afin de décrire
les circonstances politico-religieuses à partir desquelles la Compagnie s’installe de façon
permanente et entreprend ses activités dans ce territoire (chapitre 3).
60 AGI, Contaduría, 246 : Ordenes a Contratación para ornar iglesias y misiones, n°2.- 248 copias de RealesCédulas para el despacho de matalotaje y aviamiento de misioneros a Indias. 1588-1760.- 13 ramos.
44
La deuxième partie rend compte des moyens d’adaptation de la Compagnie à la
géographie et aux structures politiques et ecclésiastiques de Panama. Nous y étudions, en
premier lieu, le rôle des institutions politiques dans les activités pastorales du clergé séculier
et régulier (chapitre 4). La place de l’Audience, de l’évêché, du corps de ville et des finances
royales est étudiée en vue de comprendre le contrôle qu’exerce la monarchie sur les jésuites
par le biais des financements qu’elle leur accorde. L’étude de ces financements permet de
caractériser les problèmes auxquels se confrontent les jésuites et les institutions religieuses,
les solutions et les personnes qui entrent en action, afin de résoudre ces problèmes. Par ce
biais, nous examinons les relations qui se tissent entre la monarchie hispanique, les différents
groupes de pouvoirs locaux et les jésuites (chapitre 5). Ces relations sont-elles conflictuelles ?
Les jésuites font-ils l’objet de critiques d’un groupe quelconque ? Ces interrogations invitent à
observer le discours des jésuites auprès des vieux chrétiens et des païens et des infidèles.
(chapitre 6).
Première Partie
46
Au cœur d’une administration
inconstante
47
La transposition et l’imposition des pouvoirs du roi d’Espagne dans la ville de Panama
se manifestent par la concession d’un blason en 1521 et du sceau royal en 1539. En concédant
ce blason que Carles Rubén Darío décrit dans son ouvrage 220 años del periodo colonial en
Panamá61, le roi Charles V reconnaît et accorde à l’espace, occupé en 1519 par Pedro Arias de
Ávila (surnommé Pedrarias) le statut de ville au même titre que les villes métropolitaines.
Composée de quelques quatre-cents bourgeois (vecinos)62, la ville de Panama voit
apparaître tout d’abord la place centrale (Plaza Mayor) avec l’édifice du corps de ville (el
Ayuntamiento ou el Cabildo). En fouillant dans les cartons de la série des Cartas y
expedientes de cabildos seculares de la sous-section Audiencia de Panamá, dans la section
Gobierno des AGI, nous n’avons pas trouvé l’acte de fondation de cette ville par Pedrarias,
qui nous aurait permis de décrire la composition du premier corps de ville. L’inexistence
d’une copie de cette cérémonie dans les inventaires de Bibiano Torres Ramírez, Juana Gil-
Bermejo García et Enriqueta Vila Vilar a conforté notre résultat63.
En face du corps de ville, se manifeste le pouvoir spirituel avec l’édifice de la
cathédrale. Dans la section Contaduría des AGI, se trouve un duplicata de la bulle autorisant
l’érection de cet édifice. Ce document est intitulé « Testimonio de la Bula de erección de la
Santa Iglesia Catedral de Panamá en 1513 »64. Cette date suscite un doute considérable à
l’idée qu’il s’agisse effectivement de la cathédrale de la ville de Panama, puisque cette
dernière fut construite en 1519. Si cette bulle correspond effectivement à la cathédrale de
61 Carles Rubén DARÍO, op. cit., p. 24.62 Sont vecinos des habitants d’un territoire qui sont reconnus comme membres à part entière de la communautémunicipale, ce qui leur donne des droits et leur impose des devoirs (notamment fiscaux, militaires, etc.). Mais ily a d’autres personnes qui ne sont pas vecinos dans toute ville, y compris les villes américaines. Cf. TamarHERZOG, Vecinos y extranjeros. Hacerse español en la Edad Moderna, Madrid, Alianza Editorial, 2006.63 Bibiano TORRES RAMÍREZ, Juana GIL-BERMEJO GARCÍA et Enriqueta VILA VILAR (éds.), Cartas de cabildoshispanoamericanos, Audiencia de Panamá, op. cit.64 AGI., Contaduría, reales despachos e informe del Contador General, sous-sous-section Informes : materiaseclesiásticas Panamá, 367.
48
Panama, on peut supposer que cette bulle aurait pu être accordée en 1513 et les travaux
auraient pu commencer plus tard, le temps que la bulle soit transmise à ses bénéficiaires, et
que l’Église locale trouve des financements. Dans le cas contraire, on peut penser que cette
bulle concerne l’érection de la cathédrale de la ville de Santa María del Darién, qui fut le
premier siège épiscopal de la province de la Terre Ferme, délocalisé dans la ville de Panama
dans les années 1530.
La Sumaria descripción del Reino de Tierra-Firme, llamado Castilla del Oro, que
está sujeto a la Real Audiencia de la ciudad de Panamá d’Alonso Criado de Castilla (auditeur
de l’Audience royale), adressée au roi et au Conseil des Indes en 1575, texte très utilisée par
les spécialistes de l’histoire sociale de Panama, présente un panorama approximatif des
effectifs des Ordres religieux présents à Panama au cours de l’année 1571. Au cours de cette
année-là, on compte cinq ou six mercédaires, sept ou huit franciscains et trois ou quatre
dominicains65. Ce document offre un double intérêt. D’abord, il permet d’observer une très
faible présence du clergé régulier dans cette ville où les mercédaires s’établirent en 1522 ; les
franciscains ne le firent définitivement qu’en 1573, alors qu’ils étaient présents dans la
province (précisément dans la ville de Santa María del Darién) depuis 1524. Au cours de la
même année 1573, les dominicains érigèrent leur domicile. Ensuite, le recensement d’Alonso
Criado de Castilla révèle l’absence des jésuites à Panama au début des années 1570.
L’existence d’une sous-section exclusive – Audiencia de Panamá –, dans la section
Gobierno des AGI, permet au chercheur de noter la présence d’une Audience royale dans la
ville de Panama, la capitale de la province de la Terre Ferme. En décrétant la création de cette
Audience dans une cédule de février 1538, et en envoyant le sceau royal un an plus tard, le roi
répondait à une demande du Conseil des Indes formulée en janvier 1536. En effet, il s’agissait
d’établir dans cette ville, une cour d’appel qui devait résoudre les injustices, les querelles et
les plaintes du Nicaragua, du Pérou, de Veraguas, de Carthagène et de Santa María del
Darién. En outre, cette cour devait effectuer des visites, assigner à résidence et punir les
gouverneurs de ces territoires qui, sans cesse, se disputaient les limites de leurs juridictions.
Enfin, la nouvelle cour devait contrôler les fiscalités de ces territoires66.
65 AGI., Gobierno, Cartas y expedientes de autoridades de Tierra Firme, Libros de cartas de autoridades secularesy eclesiásticas, Panamá, 11, N. 14.a. 66 AGI., Indiferente General, 737, f. 43.
49
Au regard de cette carte institutionnelle de la ville de Panama du XVIe siècle que nous
venons de présenter sommairement, nous poursuivons deux objectifs dans cette première
partie de notre travail. Le premier consiste à décrire la nature et l’exercice du pouvoir
monarchique à Panama, à travers l’étude des institutions laïques et ecclésiastiques présentes
dans cette ville avant l’arrivée des jésuites. Cela invite à réfléchir sur le rôle de l’Audience et
de la ville dans le patronage royal, leurs relations avec le roi et le clergé. Le deuxième est de
voir comment les jésuites se situent dans ce cadre. Les lectures relatives à l’exercice du
pouvoir nous ont permis de constater les difficultés qui avaient existé pour gouverner cet
espace. Le croisement des plaintes et des résolutions royales montrent ô combien
l’administration y était instable.
50
Chapitre 1
L’implantation du pouvoir
royal : l’administration de la
ville
L’implantation simultanée du drapeau castillan et de la croix par Christophe Colomb,
Hernán Cortés et Francisco Pizarro dans les territoires nouvellement conquis (dans les
Caraïbes, à Mexico et à Lima) illustre que les conquêtes temporelles des territoires américains
allaient de pair avec les conquêtes spirituelles, dans l’esprit de leurs promoteurs. En
présentant ces liens très étroits, qui se distinguent entre les pouvoirs temporels et spirituels
dans les entreprises de conquêtes espagnoles d’outre-mer à partir de l’usage conjugué du
drapeau et de la croix, nous poursuivons un premier objectif : il s’agit d’apprécier l’existence
réelle et connectée des pouvoirs de la monarchie hispanique dans la ville de Panama.
Questionner cette existence revient à analyser le rôle et les fonctions de chaque institution,
afin d’énoncer une interprétation des stratégies de pouvoir définies par les acteurs locaux, la
signification qu’ils donnèrent à ce pouvoir et les rapports qu’ils entretinrent avec la Couronne
concernant l’entreprise missionnaire.
51
Partant de l’histoire de la religion, de l’histoire de l’art et de l’archeologie, de l’histoire
urbaine ou de l’histoire de la culture, l’historiographie récente s’est attachée à démontrer le
peu de présence ecclésiastique dans la ville coloniale de Panama. Dans cette perspective, la
description de la construction des institutions religieuses a constitué la principale thématique.
Les résultats qui en découlent mettent en relief une construction précaire de ces institutios
dans un espace très réduit67. Ainsi ces institions présentent-elles une nature provisoire au
XVIe et au XVIIe siècle même si, depuis 1519 jusqu’au cours des années 1600, les demandes
de leur réaménagement ne s’étaient pas arrêtées. En conséquence, pendant cette longue
période, les institutions religieuses de Panama sont restées en perpétuelle construction,
contrairement à celles d’autres territoires américains. Sans risque de nous tromper, cette
situation traduit la « défaillance » du pouvoir spirituel. De facto, la question de l’équilibre des
pouvoirs – spirituel et temporel – dans cette ville se pose. Autrement dit, quelle est la réalité
du pouvoir temporel à ce moment ? Au-delà de la description des institutions qui le
représentent, c’est sur la manière dont ce pouvoir est exercé qu’il convient d’apporter des
réponses.
1. L’action du corps de ville
Une fois Panama conquis, Pedrarias y établit le corps de ville, appelé Ayuntamiento ou
Cabildo, pour représenter le pouvoir du roi. Les documents qui illustrent le rôle et l’action de
cette institution sont conservés aux AGI de Séville. Sa création et son fonctionnement avaient
été pensés suivant le modèle castillan.
Les travaux autour du Cabildo en Espagne ont produit une immense historiographie68.
Les auteurs qui l’ont développée, et la développent encore aujourd’hui, se sont penchés sur
plusieurs thèmes, entre autres, la prise de décisions au niveau local, la composition sociale des
67 María del Carmen MENA GARCÍA, « Panamá en el siglo XVIII : trazado urbano, materiales y técnicaconstructiva », Revista de Indias, 1997, vol. LVII, n° 210 ; Ramón GUTIÉRREZ, Arquitectura y urbanismo enIberoamérica, Guida Editori, 2002.68 A ce sujet, Antoni Passola Tejedor a fait une synthèse qui distingue les œuvres du XIXe siècle et celles écritespendant l’Ancien Régime. Voir son ouvrage intitulé : La historiografía sobre el municipio en la Españamoderna, Lleida, Universitat de Lleida, 1997.
52
institutions, l’importance du financier-fiscal et la base économique du fonctionnement
administratif. A partir de ces thèmes, l’on peut tenter de faire émerger une définition du
Cabildo.
53
Suivant les réflexions de José Javier Ruiz Ibáñez initiées au cours des années 1990, le
Cabildo est présenté comme une institution à deux visages. Le premier visage est celui d’une
entité politique à partir de laquelle la monarchie exerçait sa domination sur la population.
Pour cette population, cette entité constituait une forme d’intégration et de participation à
l’évolution de la dite monarchie. C’est son deuxième visage. Derrière ce jeu de mots se cache
l’hypothèse selon laquelle le Cabildo est un interlocuteur social auprès de la monarchie. Il
s’agit d’une institution qui était chargée de la médiation entre la population et le roi69. En ce
sens, son rôle social est clairement défini et montre la structure de la société caractérisée par
des groupes dominants et des groupes dominés. Cependant, c’est surtout les relations entre ces
groupes qu’il convient d’observer.
José Ignacio Fortea Pérez étudie l’histoire de ces relations à partir de trois principaux
acteurs, à savoir le roi, les villes et les Cortès, pour mettre en évidence les conflits au sein des
oigarchies. En s’intéressant aux tensions internes de chacun de ces acteurs, il montre que les
délégués des villes (procuradores) aux Cortès ne défendaient pas toujours la cause commune
au moment de définir la politique fiscale de la monarchie70. Partant de cette appréciation, le
Cabildo apparaît comme une entité politique à partir de laquelle le groupe socialement
minoritaire défendait ses propres intérêts. Cette idée apparait chez Anne Dubet, qui étudie la
négociation politique dans l’Espagne du Siècle d’Or. A partir de l’étude du projet de réforme
des finances publiques et du crédit proposé par Luis Valle de la Cerda, elle met en relief les
conflits politiques qui avaient eu lieu entre les partisans du roi et les oligarchies locales, en
vue de défendre leurs intérêts respectifs71.
69 José Javier RUIZ IBÁÑEZ, Las dos caras de Jano: monarquía, ciudad e individuo: Murcia, 1588-1648, Murcie,Servicio de Publicaciones, Universidad, 1995.70 José Ignacio FORTEA PÉREZ, Las Cortes de Castilla y León bajo los Austrias : una interpretación, Junta deCastilla y León, 2008. 71 Anne DUBET, Réformer les finances espagnoles au siècle d’or, le projet de Valle de la Cerda, Clermont-Ferrand, PUBP, 2000. De la même auteure : « Felipe III, las Cortes y las ciudades », Mélanges de la Casa deVelázquez, 34-2 | 2004, p. 59-89.
54
Ces conflits de pouvoir apparaissent en Amérique espagnole sous plusieurs formes. Ici
nous en retiendrons principalement un : la confrontation entre les Espagnols nés en Espagne
(péninsulaires) et les Espagnols nés en Amérique (créoles). Cette confrontation était focalisée
en grande partie sur leur insertion dans l’administration locale. En effet, entre le XVIe et de le
début du XIXe siècle, une tendance avait émergé. Celle-ci voulait que les péninsulaires
occupent les postes les plus importants, et que les créoles se chargent des postes mineurs, et
parfois de rien du tout. Cette tendance a été étudiée à partir de la question de la vénalité des
offices et des honneurs. Francisco Tomás y Valiente est l’un des auteurs qui ont nourri cette
question au cours des années 1970. La distinction qu’il établit entre les offices renonciatifs et
les offices acquis à perpétuité (par la voie de l’héritage), permet à juste titre de comprendre les
différents groupes sociaux qui composaient les oligarchies locales américaines et comment
celles-ci, à travers leurs réseaux, contrôlaient les villes72. Cette « discrimination » avait été
bien nourrie dans le discours des acteurs des indépendances de 1810-1820 comme le montre
l’historiographie des années 1960 et 1970. Cela dit, ces deux groupes n’étaient pas en
perpétuel conflit. Dans son ouvrage Grandeur et misère de l’office (1999), Michel Bertrand
met en évidence les réseaux qui les réunissent73.
72 Francisco TOMAS Y VALIENTE, La venta de oficios en Indias (1492-1606), Madrid, Instituto de EstudiosAdministrativos 1972.73 Michel BERTRAND, Grandeur et misère de l’office. Les offices de finances de Nouvelle-Espagne (XVIIe-XVIIIesiècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 1999.
55
Ces réseaux locaux, n’avaient pas manqué d’utiliser le Cabildo pour défendre soit les
intérêts du roi, soit leurs propres intérêts. Concernant la première hypothèse, María Teresa
Zubiri présente le Cabildo comme une institution, laquelle en collaboration avec les autorités
des vice-royaumes, régulait et contenait les ambitions de pouvoir des conquistadors74. En ce
sens, sa fonction politique était d’asseoir le pouvoir monarchique dans la ville. En 1544, le
Cabildo de Panama s’était distingué dans ce sens. En effet, les officiers (dont les fonctions ne
sont pas indiquées dans la lettre), Pedro Díaz Sanz, Diego Ruiz, Álvarez Díaz, Juan Vendrel,
Juan Fernández de Rebolledo, Arias de Acevedo, Francisco de Santander, avaient écrit au roi
pour l’informer des actions antiroyalistes de Gonzalo Pizarro et de ses amis au Pérou. Leur
objectif était de lui demander des moyens matériels et financiers, en vue de défendre et de
perpétuer l’autorité du corps de ville75.
Quant à la deuxième hypothèse, Pilar Ponce Leiva présente le Cabildo comme
l’authentique organe de pouvoir pour s’opposer au vice-roi, en soulignant le cas de Quito en
1546 avec la rébellion de Gonzalo Pizarro, et celui de Mexico en 1624 lors de la révolte
contre le marquis de Gelves76. Au-delà de cette définition, Pilar Ponce Leiva fait surtout
observer qu’au cours des années 1970-1980, les études autour du Cabildo tendent non pas tant
à analyser son profil institutionnel que les aspects sociaux, économiques et politiques de sa
gestion par un secteur social déterminé. En ce sens, elle mentionne plusieurs études de cas qui
analysent d’un point de vue prosopographique, tant la composition des différents Cabildos,
que la trajectoire personnelle de ceux qui les intégraient77. Notre analyse ne s’inscrit pas, ni ne
se démarque totalement de cette trajectoire. Elle prétend, en premier lieu, rappeler les grandes
lignes de la création et de la constitution du Cabildo de Panama ; et en deuxième lieu, le rôle
politique joué par ses membres concernant les institutions religieuses.
1.1 L’émergence du corps de ville
74 María Teresa ZUBIRI, « Poder del Cabildo de Caracas en 1781 » dans Pilar GARCÍA JORDÁN (dir.), Estrategiasde poder en América Latina, Barcelone, Universitat de Barcelona, 2000, p. 120.75 AGI, “Cartas y expedientes de cabildos seculares”, “Cartas y expedientes del cabildo secular de Panamá”,Panama, 30, N. 5, 3f.76 Voir la note de bas de page n° 2 de sa thèse de Doctorat : Elite local y Cabildo de Quito, siglo XVII, Madrid,Université Complutense, 1996, p. 93.77 Voir précisément le bilan historiographique qu’elle presente dansson chapitre 3 « Estructura y funcionamientodel cabildo de Quito », Elite local y Cabildo de Quito, siglo XVII, p. 93-98.
56
A Panama, le Cabildo fut établi en 1521. Suivant le modèle castillan et celui d’autres
villes américaines, cette institution fut installée sur la place centrale (Plaza Mayor) en face de
l’église mère (Sainte église cathédrale). La copie de la cérémonie de fondation de cette
institution étant introuvable, il apparait impossible d’établir les conditions dans lesquelles ses
premiers membres furent constitués : s’agit-il du vote des bourgeois ou de nomination directe
par le gouverneur Pedrarias ? Pour répondre à cette question, on peut se référer à María del
Carmen Mena García, qui suppose que se déroule le rituel habituel en prenant le cas de la
ville de Nata. A ce propos, elle explique que les bourgeois avaient doublé le nombre des
alcades (quatre au lieu de deux) et des échevins (douze au lieu de six). Et parmi ces élus, au
nom du roi, Pedrarias avait nommé les deux alcaldes et les six échevins qui devaient
constituer le noyau du premier corps de ville de Nata.
María del Carmen Mena García ne s’étend par sur les critères de Pedrarias à propos de
ces nominations. Elle se limite à mettre en exergue le pouvoir de nomination du gouverneur.
Celui-ci avait la faculté de choisir, parmi les membres élus par les bourgeois, ceux qui
devaient constituer le Cabildo. Par la suite, il soumettait ses choix au roi qui était l’ultime
instance décisionnelle78. Nous ne savons pas jusqu’à quand précisément cette procédure avait
perduré à Nata et si elle avait été appliquée à Panama. En revanche, au fil des années, elle
avait été abrogée au détriment du système de la vénalité des offices qui s’installe à la fin du
XVIe siècle.
Alfredo Castillero Calvo a étudié la vénalité des offices à Panama, en s’appesantissant
sur la rivalité entre deux familles au sujet du contrôle de la ville au cours de la premiere
moitié du XVIe siècle. Il s’agit, d’un côté, du groupe du prospère encomendero et ancien
conquistador Arias de Acevedo ; et, de l’autre côté, de celui de Juan Fernández de Rebolledo,
fils de Martín Fernández de Enciso, qui fut le grand rival de Vasco Núñez de Balboa
(fondateur de la ville de Santa María la Antigua). Composé majoritairement de marchands, et
de ce fait, soutenu par le secteur mercantile (plus puissant économiquement), ce groupe fut le
premier à contrôler les Cabildos de Panama et de Nombre de Dios au détriment du premier
groupe, pourtant très lié au pouvoir de Madrid. Alfredo Castillero Calvo se fonde sur cette
situation pour établir l’hypothèse selon laquelle la province de la Terre Ferme fut le premier
78 María del Carmen MENA GARCÍA, La sociedad de Panamá en el siglo XVI, Séville, Publicaciones de laExcma. Diputación Provincial de Sevilla, Sección Historia, p. 259.
57
territoire du Nouveau Monde où les marchands contrôlèrent le Cabildo, se faisant ainsi juge et
partie dans l’administration de la ville. Par ailleurs, il souligne que la vénalité des offices
contribua à la formation d’une véritable oligarchie, en l’occurrence marchande, à la fin du
XVIe siècle79.
Il faut dire que pour la Couronne, la vénalité des offices à Panama fut une solution
pour stabiliser les bourgeois qui jusque-là avaient l’esprit de nomades, c’est-à-dire qu’ après
avoir vécu pendant un certain temps dans la ville, et y ayant acquis la richesse nécessaire, ils
décidaient d’aller s’installer ailleurs. De ce fait, leur vendre des offices était synonyme de les
inciter à se sédentariser et de leur offrir la possibilité de fortifier leurs positions au sein de la
société. Ainsi, pouvaient-ils constituer leurs propres élites ; car ils avaient la possibilité de
transmettre les offices achetés à leurs héritiers qu’ils préparaient de fil en aiguille à devenir
membres d’une oligarchie héréditaire. C’est ainsi que la possibilité d’acquérir un office public
devint l’un des principaux objectifs pour chaque bourgeois qui voulait se faire un nom et une
place dans l’élite locale80.
Comme ailleurs en Amérique, deux aspects ont caractérisé les élites du Cabildo de
Panama : premièrement leur nombre, en particulier celui des échevins (regidores) et,
deuxièmement leur choix, en l’occurrence, le système électoral des juges ordinaires
(alcaldes).
D’après le Livre IV, Titre X, Loi II, de la Recopilación de las Indias, les villes
principales devaient avoir douze échevins, et les autres villes et villages devaient compter six
au maximum. Comparée avec la formation et la composition du premier corps de ville de
Nata, la ville de Panama était a priori une ville secondaire. A ce titre, son corps de ville devait
compter six échevins. Si cette disposition avait été respectée au tout début, par la suite, elle
avait fini par être violée : le nombre de ses échevins était passé de douze en 1583 à vingt-et-
un en 159681. En 1609, ils étaient estimés à dix-huit82. Malgré la demande de réduction
adressée au roi cette année-là par Fernando de la Cueva (procurador de la ville)83, les
échevins, devenus vingt-quatre au début du XVIIe siècle, furent appelés « Veinticuatro », au
79 Alfredo CASTILLERO CALVO, « Historia y Sociedad : los grupos de poder en la colonia », En publicaciónseriada : TAREAS, n°116, Panamá, janvier-avril, Centro de Estudios Latinoamericanos, (CELA) "JustoArosemena", 2004, p. 5-44.80 A ce sujet, Frédérique Langue a élaboré un bilan historiographique global pour l’Amérique espagnole. Voir :« Las élites en América colonial (siglos XVI-XIX). Recopilación bibliográfica », Anuario de EstudiosAmericanos, t. LIV, n°1, 1997, p. 199-228.81 María del Carmen MENA GARCÍA, La sociedad de Panamá en el siglo XVI, op. cit., p. 261.
58
même titre que ceux de Séville et de Cordoue84 . Ces « Veinticuatro », dont seulement une
infime partie résidait dans la ville au moins un an sans interruption85, devaient assurer, aux
côtés d’un corrégidor et des juges ordinaires, des fonctions de gouvernement et des
compétences de justice (exercées par les alcaldes), en l’occurrence, la police au sens
d’organisation de la vie collective dans l’espace public (en particulier, hygiène, santé, ordre
public, visite des prisons, approvisionnement, police des marché, etc. ).
82 Lettre du roi au président de l’Audience, lui demandant des explications relatives à l’instabilité du nombred’échevins et le rôle de chacun d’entre eux. Dans cette lettre, il est dit qu’au début du XVIIe, le Cabildo comptaitsix échevins. Mais, en cette année 1609, il était dix-huit et ce nombre évoluait chaque jour. Voir : AGI., Panama30, N. 46.83 AGI., Panama 30, N. 46, 1f.84 Celestino Andrés ARAUZ MONFANTE et Patricia PIZZURNO GELÓS, El Panamá hispano (1501-1821), op. cit.,p. 157.85 Le plus souvent, ils résidaient à Nombre de Dios.
59
A l’action des échevins et des juges ordinaires qui constituaient le noyau du Cabildo
hispano-américain en général, il faut ajouter celle du greffier (el escribano). Cet officier était
nommé escribano del número ou escribano público, lorsqu’il s’occupait des affaires civiles,
c’est-à-dire rédiger les actes de sessions du corps de ville. De ce fait, il désignait le tablion de
la ville. Lorsqu’il s’agissait des affaires religieuses, il était plutôt désigné notaire (notario)86.
Dès les débuts de la colonisation, c’est-à-dire à partir de la cédule royale de 1508, le tabellion
de la ville devait être désigné par les alcades et les échevins, et confirmé par le gouverneur87.
A ce sujet, à Panama, les conflits entre les membres de l’Audience royale et ceux du Cabildo
se manifestent par une série de plaintes que ces derniers adressaient régulièrement au roi. En
effet, ils se plaignaient que les membres de l’Audience s’impliquaient dans les nominations
des tabellions pour placer leurs proches88. Nous ne savons pas s’il fut de même pour d’autres
charges telles que :
Le porte-étendard (el Alférez royal)
Le chef de la police (el Alguacil mayor)
Le fiel Ejecutor
L’huissier (el Portero)
Le trésorier (el Tesorero)
Le contrôleur (el Contador)
Le procureur (el Procurador)
A propos du procureur, Julio Alemparte Robles, qui s’intéresse au cas du Chili,
renseigne que cet officier était le représentant de la ville auprès du roi. C’est lui qui, au sein
de la corporation, prenait la parole au nom du peuple89. C’est lui qui, par ailleurs, défendait la
cause de l’institution auprès du roi. A juste titre, à Panama en 1608, Fernando de la Cueva, en
86 Ces différences sont mises en relief par Patricio HIDALGO NUCHERA, « El escribano público entre partes onotarial en la Recopilación de Leyes de Indias de 1680 », Espacio, Tiempo y Forma, Serie IV, Historia Moderna,t. 7, 1994, p. 307-330.87 Jorge Lujan MUÑOZ, Los escribanos en las Indias Occidentales. México, Universidad Nacional Autónoma deMéxico, Instituto de Estudios y Documentos Históricos, A.C., 1982 (3e ed.), p. 30.88 AGI., Panama, 379.89 A ce sujet, il fait allusion, tantôt au peuple, tantôt aux bourgeois qui se choisissaient un représentant quidéfendait leur cause auprès du Cabildo. Voir : Julio ALEMPARTE ROBLES El cabildo de Chile colonial : orígenesmunicipales de las repúblicas, Andrés Bello, 1966 p. 55.
60
sa qualité de procureur, avait plaidé auprès du roi le statut de « Veinticuatro » pour les
échevins90. Cet acte suffit pour avancer que c’est le procureur qui traduisait au roi les besoins
nécessaires au bon fonctionnement du Cabildo ; c’est lui qui était mandaté par la ville pour
traiter des affaires religieuses avec le roi. C’est ce rôle que nous tentons d’exploiter ici pour
mettre en évidence la place du Cabildo dans le processus de l’évangélisation.
1.2 Le corps de ville et les institutions religieuses
Ici, notre objectif est d’étudier les rapports administratifs que le corps de ville établit
avec la Couronne en ce qui concerne l’évangélisation de Panama. Il ne s’agit pas de faire une
étude exhaustive. Nous nous contentons d’évoquer les informations qu’il adressait au Conseil
des Indes ou au roi par la voix du procureur ou d’autres officiers, afin de mettre en évidence
l’état des institutions religieuses, et par cette occasion, les relations entre ces institutions et la
ville. L’échange administratif « obligatoire » que nous reconstruisons ici, est consécutif au
patronage roya (real patronato) sur l’Église américaine, concédé à la Couronne par le Saint-
Siège dès 1492 et au cours des années 1500.
Les analyses de Christian Hermann nous apprennent que « le patronage royal sur
l’Église américaine se focalise autour de trois aspects fondamentaux : le droit honorifique, le
droit onéreux et le droit utile. Le droit honorifique renvoie au droit de présentation des
desservants de l’Eglise. Ici, l’Église est vue comme tout établissement ecclésiastique, quelle
que soit son importance ou sa qualité : évêché, chapellenie, couvent, hôpital, etc. Le droit
onéreux se résume à la charge de défendre l’Église, l’obligation d’assurer son entretien et
celui de ses desservants. Enfin, le droit utile fait allusion aux revenus que l’Église procure au
patron (au roi) »91. Comment le corps de ville de Panama mit-il en application ou non ces
droits ? Les lettres des procureurs et des échevins, trouvées essentiellement aux AGI,
montrent que le roi était le seul patron à qui le corps de ville soumettait tous les problèmes. A
chacun de ceux-ci, il apportait une réponse que nous mentionnons dans certains cas, cela, en
90 AGI., Panama, 378, 2f.91 Christian HERMANN, L’Eglise d’Espagne sous le patronage royal (1476-1834), Madrid, Casa de Velázquez,1988, p. 41-42.
61
fonction des résultats de nos recherches. Comme méthode de travail, nous avons choisi de
traiter séparément les droits mentionnés ci-dessus.
Dans le cadre du droit onéreux, Andrés Cortés, procureur, avait supplié la Couronne,
dans sa lettre du 2 juin 1594, d’accorder trente mille pesos pour la réfection du monastère de
Nuestra Señora de la Concepción de Monjas. Par la même occasion, il avait demandé que les
finances royales offrent à cette congrégation des moyens matériels, soit deux cloches
moyennes ou une grande92. Le 31 juillet 1606, les échevins, Nicolás Martínez de Montenegro,
Juan Pérez de Lazcano, Agustín Franco, Damián Méndez, Álvaro Núñez Herrera et Pedro
Álvarez avaient sollicité auprès de la Couronne vingt mille ducats pour l’achèvement des
travaux de réfection de l’église des jésuites : il s’agissait de remplacer la construction de bois
par une construction de briques93. A cette demande sur laquelle nous reviendrons dans les
chapitres suivants, le roi avait répondu en ne donnant que la moitié de la somme demandée,
c’est-à-dire dix mille ducats.
En raison de l’incendie du 24 février 1644 qui détruit quatre-vingt-trois maisons, la
cathédrale94, et un collège-séminaire, Antonio Linares del Castillo, procureur, avait adressé au
roi une série des lettres de demandes de financement ou d’exonération d’impôts pour les
bourgeois pendant trente ans95. D’après ses explications, cet incendie avait occasionné
d’importantes pertes matérielles, dont la valeur fut estimée à un million de pesos. Ces pertes
avaient donc plongé ces bourgeois dans une extrême pauvreté, laquelle avait encouragé
beaucoup d’entre eux à émigrer au Pérou ou ailleurs. Pour éviter cette émigration massive et
permettre la reconstruction de la ville, l’exonération d’impôts sollicitée par Antonio Linares
del Castillo devait permettre aux bourgeois non seulement de reconstituer leurs activités, mais
aussi et surtout de continuer, à partir de cette reprise, à procurer des aumônes aux différents
92 AGI., Panama, 30, N. 30, 2f.93 AGI, Panama, 30, N. 37, 3f.94 Pour la réfection de la cathédrale, une lettre du roi informe qu’une aumône (de montant indéterminé) futdonnée par les officiers de la ville, voir : AGI., Registro de oficios, Tierra Firme, Panama, 229, L.3, (461-462)2f.95 AGI., 31, N. 44. 82f. On trouve dans cette liasse, l’ensemble des témoignages des officiers du Cabildo et desreligieux sur l’incendie de 1644, adressés au roi. Ceux-ci, mettant en exergue les dégâts matériels occasionnéspar cet incident, confirment au roi l’état catastrophique de la ville présenté par Antonio Linares del Castillo, etsoutiennent par la même occasion l’idée du procureur d’exempter les bourgeois de tout type d’impôt en vue dereconstruire la ville. Malheureusement, il n’existe pas dans cette liasse la réponse de la Couronne à cesdemandes.
62
religieux de la ville, dont la collecte d’aumônes constituait le mode de financement officiel de
leurs activités96.
On retrouve le même Antonio Linares del Castillo, associé aux échevins de la ville, à
savoir José Cuadrado Solanilla, José García, Diego Benítez Montenegro, Jerónimo Suárez
Patiño, Pedro Vázquez Meléndez, Nicolás Navarro, Pedro de Segura y Tuesta et Pedro López
de Barral, dans une lettre au roi datée du 6 octobre 1651. Dans cette lettre, les échevins cités
décrivent le mauvais état dans lequel se trouvaient les établissements des augustins et les
moyens qu’avait préconisés le Frère Juan de San Guillermo pour améliorer leur situation97.
Dans ce qui précède, aucun signe de conflit n’apparaît entre le corps de ville et les
institutions religieuses. Dans leurs lettres, les dirigeants de la ville se montraient plutôt
enthousiastes à l’idée de répondre aux besoins des religieux de tout bord. A telle enseigne
qu’au début de chaque lettre, ils faisaient l’éloge de ces religieux et soulignaient
l’indispensabilité de leur présence. En somme, cette attitude traduit la « volonté » de la ville
de les aider à construire des églises décentes. Sauf que depuis la création de ville jusqu’au
cours de la première moitié du XVIIe siècle, les religieux, en particulier le clergé séculier,
n’arrivaient pas à établir la cathédrale. Si le tremblement de terre de 1644 avait annihilé les
premiers efforts fournis à cet effet et obligé, de ce fait, à une reconstruction, des questions au
sujet de l’utilisation des fonds octroyés par la Couronne ou les bourgeois de la ville restent en
suspens ; car nous n’avons pas trouvé d’informations relatives à un détournement de fonds
alloués à la construction ou reconstruction de la cathédrale, et même des locaux des prêtres
réguliers. En revanche, la volonté ou l’hésitation des religieux de se stabiliser à long ou à
court terme dans la ville avait constitué un débat interminable pour les jésuites comme nous le
verrons dans le chapitre trois.
Le droit honorifique permet de mieux cerner les rapports entre la ville et le clergé.
Dans l’exercice de ce droit, les membres du corps de ville avaient montré clairement leur
préférence pour tel ou tel religieux à tel ou tel poste de l’évêché. Les propositions de
nominations qu’ils adressaient au roi étaient faites en guise de promotions. Celles-ci mettent
en évidence leur volonté manifeste d’être aux premières loges de l’Eglise. Dans cette
perspective, Nicolás Martínez de Montenegro, Damián Méndez, Fernando González de
96 La demande d’exonération d’impôts n’avait pas été satisfaite, car le roi ne cessait de demander aux alguacilesmayores de s’acquitter, dans les brefs délais, de leurs droits, voir : AGI., Registro de oficios de Tierra Firme,Panama, 229, L. 3, (473-474) 2f.97 Cf. Bibiano TORRES RAMÍREZ, op. cit., p. 108.
63
Villafranca, Pedro González Rangel, Andrés de Bolaños Zambrano, Pedro Álvarez, le
Docteur Carreño et Jerónimo Remón avaient proposé au roi en 1610 de nommer Cristóbal de
Haro chapelain de la cathédrale ou à un poste important de ladite église. Pour eux, cette
nomination constituait une récompense pour cet aumônier qu’ils considéraient comme
exemplaire et juste dans son travail98.
Dans leur correspondance du 19 juillet 1618, Juan de Santa Cruz Rivadeneira, Alonso
Espino de Cáceres, Diego de Meneses et Mexía de Villalobos avaient fait l’éloge du Père
Agustín de Riberos, en le présentant au roi comme méritant une place de chanoine
(canonjía)99. Dans une correspondance du 30 juin 1620, Juan de Santa Cruz Rivadeneira, cité
précédemment, et le docteur Carrasco del Sal avaient proposé le Père Rodrigo Pérez comme
candidat à un poste de grande importance de la cathédrale100. Le Père Amaro Flores de
Gamboa avait fait aussi l’objet des éloges d’Agustín Franco, Pedro Rangel, Juan Cortés,
Bartolomé Tristán, Antonio Franco, Manuel Jorge de Prado, Diego de Meneses, Juan García
Serrano, Sebastián Antonio de Prado, Ginés de Bustamante, Tomás de Quiñones, Jorge Roig,
Pedro Pablo Minucho, Juan de la Fuente Almonte, Diego Pérez, Urban de Medinilla, dans
leur correspondance du 3 juillet 1623101.
L’année suivante, Baltasar Cortés de la Serna, Manuel Jorge de Prado, Diego Pérez,
Diego de Meneses, Tomás de Quiñones, Sebastián Antonio de Prado, Juan García Serrano et
Urban de Medinilla avaient proposé la nomination du Frère Alonso de Castro, dirigeant du
monastère de l’Ordre des mercédaires, vicaire provincial du royaume et commissaire du Saint
office de l’Inquisition, comme évêque de Panama en remplacement du Frère Francisco de la
Cámara, promu dans un évêché du Pérou en 1624102. A son tour, le licencié Juan Requejo de
Salcedo, recteur (maestrescuela) de la cathédrale, avait été jugé susceptible de recevoir un
titre supérieur, selon la lettre du 15 novembre 1629 d’Andrés Cortés, Tomás de Quiñones,
Jorge Prado, Pedro Rangel, José García, Antonio Linares de Castillo, Sebastián Antonio de
Prado, Pedro Mexía, Agustín Franco et Urban de Medinilla103. Au cours des années 1630,
98 Il convient de préciser que Cristóbal de Haro est natif de Panama et fils légitime d’Agustín de Haro, contrôleur(contador) et juge officier des finances royales (juez oficial de la Hacienda real) durant une trentained’années.Voirleur correspondance du 23 juin 1610 : AGI., Panamá, 30, N. 47, 2f.99 Bibiano TORRES RAMÍREZ, op. cit., p. 61-62.100 Ibid., p. 65.101 Ibid., p. 73-74.102 AGI, Panama, 30, N. 96, 2f.103 AGI., Panama,31, N. 20, 2f
64
1640, 1650 et 1658, plusieurs lettres du corps de ville avaient été adressées à la Couronne
pour solliciter des récompenses pour Fernando de Céspedes104, Diego de Villarreal105, Ginés
de Bustamante106et Francisco de Rojas107.
Nous ne disposons pas d’informations pour établir les liens personnels entre les
personnes nommées ici et la ville pour mieux saisir leur implication dans l’entreprise
missionnaire. Ceci dit, à partir de ses requêtes relatives à la construction ou à la réfection des
institutions religieuses adressées au roi, de sa gestion des personnels du clergé séculier et du
contrôle des actions du clergé régulier, la ville se distingue clairement dans l’entreprise
missionnaire. En effet, en relayant les besoins financiers et matériels des institutions
religieuses, elle se présente à la fois comme la voix des religieux auprès du roi et de ses
institutions américaines, et comme le représentant du roi auprès de ces religieux. A partir de
ce rôle, son action dans l’implantation et les activités pastorales des jésuites fut déterminante.
Cependant, ces derniers durent faire face aux officiers de l’Audience royale, qui avaient été
investis, entre autres, de pouvoir en matière religieuse. Pour mieux le comprendre, il est
important de revenir sur la genèse et l’implantation de cette institution dans la ville de
Panama.
2. L’Audience royale à Panama
104 Bibiano TORRES RAMÍREZ, op. cit., p. 95.105 Ibid., p. 98.106 AGI., Panama, 31, N. 51, 3f. 107 AGI., Panama, 31, N. 63, 2f.
65
Les ordonnances, expédiées à Valladolid en 1538 pour la création de l’Audience
royale de la province de la Terre Ferme dans la ville de Panama, comportent soixante
chapitres108. Le chapitre premier désigne trois juristes (letrados) pour la gestion de cette
institution. A cet effet, Francisco Pérez de Robles, Alonso Montenegro et, plus tard, Pedro de
Villalobos furent nommés auditeurs (oidores). L’arrivée de Francisco Pérez de Robles à
Panama à l’automne 1538, en tant que président de l’Audience, traduit les débuts de cette
institution. De facto, cet espace devint la tête du gouvernement de la province de la Terre
Ferme et ainsi commença une nouvelle étape dans le gouvernement de l’Amérique espagnole.
L’historiographie du droit et des institutions de l’Amérique espagnole repose sur deux
courants d’étude qui proposent des définitions différentes de l’Audience royale dans cette
partie du Monde. Le premier courant est développé par ceux qui pensent que l’Audience
royale fut exclusivement une cour de justice destinée à conseiller les vice-rois et les
gouverneurs. En d’autres termes, il s’agissait d’un organe parallèle aux gouverneurs, qui
traditionnellement dirgeaient les provinces indiennes. En ce sens, l’Audience royale est
présentée comme exclusivement une cour d’appel109. Le deuxième courant est entretenu par
un bon nombre de juristes et d’historiens qui considèrent l’Audience royale comme à la fois
une cour de justice et une institution politico-administrative, c’est-à-dire une institution ayant
des facultés de gouvernement dérivées de l’administration de la justice au nom du roi110.
L’action de l’Audience royale de la province de la Terre Ferme s’inscrit dans ce sens.
108 AGI, Panama, 235, lib. 6, h 169.109 Alfonso GARCÍA GALLO, « Las Audiencias de Indias. Su origen y caracteres », Memoria del SegundoCongreso Venezolano de Historia, Caracas, Academia Nacional de la Historia, 1975, t. 1, p. 389-393 ; JesúsLALINDE ABADÍA, « El régimen virreinato-senatorial en Indias », Separata del Anuario de Historia del DerechoEspañol, XXXVII, Madrid, 1967, p. 102 - 146-147 ; Silvio ZAVALA, El Mundo Americano en la Época Colonial,Mexique, Editorial Porrúa, 1967, t. 1, p. 402 ; Víctor TAU ANZOÁTEGUI et Eduardo MARTIRÉ, Manual deHistoria de las Instituciones Argentinas, Buenos Aires, 1967, p. 3 ; Ricardo ZORRAQUÍN BECU, « Los distintostipos de gobernador en el derecho indiano » Actas y Estudios del III Congreso del Instituto Internacional deHistoria del Derecho Indiano, Madrid, 1973, p. 559.
66
En effet, les buts assignés à cette Audience dans les ordonnances peuvent se résumer
en trois points. Premièrement, l’autonomie qu’elle surveille les gouverneurs du Pérou, de la
Nouvelle Tolède, du Nicaragua et des provinces alentour. Dans cette perspective, l’un des
trois auditeurs de cette Audience devait effectuer des visites et punir les gouverneurs
contrevenants. Deuxièmement, l’améloiration des conditions de vie et de l’évangélisation qui
n’avait pas connu d’essor jusque-là : « […] Se ha visto por experiencia, el poco fruto en
servicio de Dios […] ». Et troisièmement, la protection des Indiens dont le poids
démographique avait considérablement diminué111. Au bout du compte, cette Audience venait
rétablir, dans la province en général et dans la ville de Panama en particulier, l’ordre royal et
l’ordre social. Il s’agissait d’imposer le droit et d’administrer la justice, afin de réguler les
comportements et les pratiques sociales.
110 Enrique RUIZ GUIÑAZÚ, La Magistratura Indiana, Buenos Aires, Universidad de Buenos Aires, 1916, p. 21-41 ; Efraín CARDOZO, La Audiencia de Charcas y la facultad de gobierno Humanidades, XXV, Buenos Aires,1936, p. 137-156 ; Raúl MUÑOZ FELIÚ, La Real Audiencia de Chile, Santiago, Imprenta de La Gratitud Nacional,1937, Luis AZNAR, « Evolución del régimen legal y del significado político de las Audiencias Indianas »,Boletín de la Universidad Nacional de La Plata, XVII,5, La Plata, 1933, p. 8- 43 ; Pío BALLESTEROS « Lafunción política de las Reales Chancillerías Coloniales », Revista de Estudios Políticos, XV 27- 28, Madrid,1946, p. 47-109 ; Jorge FÁBREGA P. « Organización, jurisdicción y competencia de la Primera Audiencia y RealChancillería de Tierra Firme », Lotería, 199 , Panamá, juin 1972, p. 35- 48 ; Agustín BERMÚDEZ AZNAR, « Lasfunciones del Presidente de la Audiencia en Indias », Revista de la Facultad de Derecho de México, XXVI, 101-102, México, janvier – juillet, 1976, p. 85-96 ; Ismael SÁNCHEZ BELLA, « Las Audiencias y el gobierno de lasIndias (Siglos XVI y XVII) », Revista de Estudios Histórico-Jurídicos, II, Valparaíso, 1977, p. 159-186 ;Fernando MURO ROMERO, Las Presidencias Gobernaciones en Indias (Siglo XVI), Séville, Escuela de EstudiosHispanoamericanos, 1975 ; Alí Enrique LÓPEZ BOHÓRQUEZ, « La Real Audiencia de Charcas (1561-1567) :Conflictos Jurisdiccionales de una Audiencia Subordinada », Boletín de la Academia Nacional de la Historia,279 , Caracas, juillet – septembre 1987, p. 745-762 ; Santiago Gerardo SUÁREZ, « Instituciones panvenezolanasdel período hispánico », Los Tres Primeros Siglos de Venezuela, 1498-1810, Caracas, Fundación EugenioMendoza, 1991, p. 307-311.111 Voir la cédule royale du 26 février 1538. AGI, Indiferente General, 737, n° 43.
67
A partir des notions du « droit », de « loi » et de « justice », l’historiographie autour du
gouvernement des Indes s’est appesantie sur le sens du pouvoir et du jeu politique dans
l’Ancien Régime, lequel se transposait dans la province de la Terre Ferme avec la mise en
place de l’Audience royale. Les spécialistes en la matière, Européens et Américains, se sont
attelés à mettre en rapport le monde social et le monde institutionnel, afin d’expliquer la
politique de gouvernement de la monarchie aux Indes112. A ce sujet, tous s’accordent sur
l’idée que dans cette partie du monde, le roi était porteur d’un ordre (normatif) qu’il avait
tenté d’imposer à travers un appareil institutionnel : l’on parle généralement de l’appareil
judiciaire. Celui-ci, selon Carlos Garriga, n’est rien d’autre qu’une traduction institutionnelle
des conceptions de justice et du travail du juge, en grande partie partagées par la pensée
catholique du Moyen Âge et de l’époque Moderne, et adoptées comme base et objectif de
l’activité des tribunaux113. Pour mieux le comprendre, il convient d’expliquer la notion de
justice, du juge et le travail du juge, lorsque celui-ci est dominé par des pouvoirs ou des
intérêts de justice.
En effet, selon Carlos Garriga, cité précédemment, la notion de justice repose sur
l’équité : la perpétuelle et constante volonté de donner à chacun ce qui lui est dû. De ce fait, le
juge doit être libre de toute passion (amour, haine, crainte, convoitise, cupidité), afin
d’exercer en toute impartialité114. Toutefois, ce travail doit se faire au nom du roi. D’où la
présence et l’usage réguliers des expressions « derecho del rey », « ley del rey » et « mi
justicia » dans le jargon judiciaire de la Couronne.
Il faut dire que la théorie politique de l’Ancien Régime était dominée par la figure du
roi-juge à l’époque Médiévale, et par celle du roi-juge-législateur à l’époque Moderne115. De
ce fait, les attributions juridiques du roi soutenaient la fonction dominante de la Couronne, qui
était celle de garantir la justice, et à travers elle, la paix à partir d’une conception qui
privilégiait la conservation de la monarchie et la quiétude des communautés. En ce sens, les
juges (auditeurs) aux Indes étaient chargés a priori de servir le roi, et de ce fait, la monarchie.
Cet objectif connut très vite un obstacle majeur : dans l’exercice de leurs fonctions, certains
112 A ce sujet on peut citer le travail de Tamar Herzog, La administración como un fenómeno social: la justiciapenal de la ciudad de Quito (1650-1750), Centro de Estudios Políticos y Constitucionales, 1995.113 Carlos GARRIGA « Sobre el gobierno de la justicia en Indias », Revista de Historia del derecho, n°34, 2006,p. 79.114 Ibid., p. 81.115 Voir la première partie du livre d’Eduardo MARTIRÉ, La Audiencia y la administración de justicia en lasIndias : del iudex perfectus al iudex solutus, Buenos Aires, Histórica Emilio Perrot, 2009.
68
juges-auditeurs, tels que Francisco Pérez de Robles à Panama, avaient confondu leur statut de
personne publique avec celui de personne privée, privilégiant ainsi le second statut.
En abordant le cas de Francisco Pérez de Robles, nous ne cherchons pas ici à étudier
sa figure, ni son gouvernement en tant que tels, mais à relever les principaux problèmes qui
s’étaient posés au moment où il avait commencé l’administration de l’Audience dans la ville
de Panama, afin de situer la place qu’avaient occupé les questions religieuses à ce moment-là.
2.1 Francisco Pérez de Robles et la délocalisation
de la présidence de l’Audience royale
Sans nous lancer dans le jeu de l’énumération, nous pouvons considérer la
construction de l’édifice qui devait héberger le siège de l’Audience comme le premier
problème fondamental que connut cette institution au moment de son installation dans la ville
de Panama. María del Carmen Mena García pose ce problème dans son article intitulé « El
Dr. Francisco Pérez de Robles y las casas reales de Panamá »116. De cette étude, il ressort
qu’une residencia fut commise contre Francisco Pérez de Robles en 1541, pour avoir abusé en
s’attribuant des terres cédées à l’Audience et confisqué des terres de particuliers117.
Selon l’interprétation des pratiques judiciaires produite par les chercheurs, les
agissements de Francisco Pérez de Robles correspondent à « la transgression de l’ordre » ou à
« la transgression comme ordre » : sur le terrain, le juge-auditeur n’agissait pas forcément
selon les dispositions du droit royal, mais comme il l’entendait118. Cela dit, selon Garriga,
pour accomplir sa mission de juge, le juge-auditeur pouvait aussi transgresser le droit écrit par
116 Temas Americanistas, n°1, 1982, p. 10-19.117 Ces accusations sont exposées dans la plainte faite au roi en 1541 par Rodrigo de Rebolledo, chef de la policede la ville. Francisco Pérez de Robles avait construit des propriétés privées sur le terrain prévu pour laconstruction des édifices royaux. En réalité, en arrivant à Panama, ce dernier s’était attribué le domicile deGonzalo Martel de la Puente (trésorier de la ville) pour en faire son domicile privé, et avait pris en location ledomicile de Juan Rodríguez Portugués (bourgeois de Panama) pour en faire le siège de l’Audience. Dans lemême temps, Juan de Baeza (bourgeois de Panama) accusait Francisco Pérez de Robles de lui avoir pris unesclave indien. Voir : AGI., Justicia, 342, 1 pieza.118 C’est dans cet esprit que Tamar HERZOG présente l’administration comme phénomène social : Laadministración como un fenómeno social: la justicia penal de la ciudad de Quito (1650-1750), Madrid, 1995.
69
le roi (lois des Indes) pour être plus conforme que ce droit écrit à la justice et à l’équité.
Toutefois, pour faire respecter l’ordre, réduire et prévenir les irrégularités et les abus de
pouvoir dans son empire, le roi d’Espagne avait établi trois procédures d’inspection : la visite
(visita), l’enquête (pesquisa) et la résidence (residencia).
Selon Tamar Herzog, trois objectifs ont motivé les études autour de ces procédures. Le
premier s’inscrit dans un cadre juridique formel qui permet de savoir la définition juridique de
chacune de ces procédures. Le deuxième est l’usage et l’intérêt qu’elles offrent à l’historien et
au chercheur comme source d’information historique, et le troisième est social119. Les
recherches d’ordre juridique formel présentent la visite comme une forme d’inspection
administrative de tous les officiers, dont la nomination est une prérogative royale. Elle est
entreprise suite à des dénonciations ou en raison de suspicions et menée sans interrompre le
travail quotidien des institutions120. L’enquête, qui n’est pas une inspection générale, est
entreprise suite à des accusations et suspicions très concrètes. Elle entraîne la suspension de
l’intéressé de ses fonctions jusqu’à la fin de la procédure, contrairement à la visite121. La
résidence, quant à elle, est une forme de contrôle ordinaire appliquée à un officier qui
n’exerce plus ses fonctions, c’est-à-dire post officio dimisso122 comme Francisco Pérez de
Robles.
119 Tamar HERZOG, Ritos de control, prácticas de negociación : Pesquisas, visitas y residencias y las relacionesentre Quito y Madrid (1650-1750), Madrid, Fundación Histórica Tavera, 2000.120 Mireille PEYTAVIN, Visite et gouvernement dans le royaume de Naples (XVI e - XVIIe siècles), Madrid, Casade Velázquez. 2003, p. 12. Voir aussi Ismaël SÁNCHEZ BELLA., Derecho indiano : estudios. Las visitasgenerales en la América española (Siglos XVI-XVII), Pampelune, Universidad de Navarra, 1991.121 Benjamín GONZÁLEZ ALONSO « Control y responsabilidad de los oficiales reales. Notas en torno a unapesquisa del siglo XVIII », Sobre el estado y la administración de la Corona de Castilla en el Antiguo Régimen.Las comunidades de Castilla y otros, Madrid, Siglo XXI, 1981, p. 177.122 José María VALLEJO GARCÍA-HEVIA, Juicio a un conquistador, Pedro de Alvarado: su proceso de residenciaen Guatemala (1536-1538), Marcial Pons Historia, 2008, p. 69.
70
Pour ce cas, le juge chargé de mener cette inspection fut le licencié Cristóbal Vaca de
Castro123, accompagné de Pedro de Villalobos et Lorenzo Paz de la Serna, auditeurs de
l’Audience et anciens collaborateurs de Francisco Pérez de Robles124. Les témoins ayant
participé aux enquêtes furent Tomás de Berlanga (évêque), Juan de Cervera (contrôleur des
finances royales), Juan de Panés et Hernán Gómez (tous deux bourgeois de Panama), Gonzalo
Martel de la Puente et Juan Díaz Guerrero (respectivement échevin et alcalde du corps de
ville) et Martín de Bequiza (huissier de l’Audience). A l’issue du jugement, dont le
déroulement des enquêtes et la sentence n’ont pas été étudiés ici, l’Audience fut supprimée en
1543 et deux Audiences furent créees, l’une au Guatemala (qui avait juridiction sur la ville de
Panama) et l’autre à Lima.
Au bout du compte, l’Audience de Panama ne semble pas se mêler du patronage royal
au cours de la période 1538-1543. A l’instar de Francisco Pérez de Robles, les autres juge-
auditeurs, tels que Pedro de Villalobos et Lorenzo Paz de la Serna, avaient privilégié aussi
leur vie privée au détriment de l’activité pastorale, dont la documentation de cette période ne
relève aucune action majeure de leur part125. En conséquence, l’objectif de fomenter le
processus de l’évangélisation dans la province de la Terre Ferme en général, et à Panama en
particulier, par le biais de la mise en place d’une Audience, fut un échec. Selon l’évêque
(Tomás de Berlanga), ce processus resta incontrôlé à cette période, à cause de la présence de
faux prêtres, qui s’investissaient plutôt dans le commerce. Celui-ci, ainsi que les affaires
religieuses, pendant une vingtaine d’années, n’avait pas pu être contrôlé par l’Audience du
Guatemala, qui avait juridiction sur la Terre Ferme. De ce fait, pour rétablir l’ordre dans cet
espace, le roi avait donc décidé de créer une nouvelle Audience en 1563. C’est à ce moment-
là qu’une action concrète concernant l’évangélisation fut menée par cette institution. A ce
sujet, il est important de souligner l’action de l’auditeur Alonso Criado de Castilla au début
des années 1570.
123 Ancien auditeur de l’Audience et Chancellerie de Valladolid, Cristóbal Vaca de Castro s’embarque pour Limaen 1540 comme juge pour enquêter sur les différends entre Francisco Pizarro et Diego de Almagro. Entre temps,en vertu des pouvoirs qui lui sont attribués à cet effet, il arrive à Panama autour de l’année 1540 commeprésident de l’Audience en remplacement de Francisco Pérez de Robles qu’il devait juger.124 AGI., Justicia, 369. 8 piezas.125 A leur tour, ces deux auditeurs furent commis en justice. C’est en qualité d’auditeur de l’Audience duGuatemala que Pedro Ramírez fut nommé juge de résidence pour traiter leur cas. Dans la cédule royale qui luiconférait ces pouvoirs, le roi avait réaffirmé la suppression de l’Audience de Panama. AGI., Registro de oficio ypartes: Tierra Firme, Panamá, 235, L. 8, p. 98-99.
71
2.2 Alonso Criado de Castilla et son rapport de
1575
Arrivé à Panama au cours de l’année 1574 en tant qu’auditeur126, Alonso Criado de
Castilla fit un état de la province de la Terre Ferme dans son rapport de 1575 « Sumaria
descripción del Reino de Tierra-Firme, llamado Castilla del Oro, que está sujeto a la Real
Audiencia de la ciudad de Panamá »127, fruit de sa visite. En réalité, cette visite est
consécutive aux ordonnances émises le 4 octobre 1563 concernant les fonctions de
l’Audience.
Constituées de quatre-vingt-neuf pièces au total128, ces ordonnances comportent des
instructions relatives aux visites et aux litiges ecclésiastiques. Celestino Andrés Arauz
Monfante et Patricia Pizzurno Gelós ont commenté la question des visites, en distinguant le
rôle du président de celui des auditeurs. En effet, dans un long et particulier rapport, le
président devait rendre compte au Conseil des Indes, une fois par an, des salaires, de l’aide de
la côte, des entretiens et des recettes fiscales recouvrées dans la province. Les auditeurs, quant
à eux, devaient, une fois par an, effectuer une visite de chaque territoire constituant la
province. De ce fait, ils avaient le devoir d’informer de l’état de la province, du nombre des
populations en indiquant comment leur venir en aide, de l’état des églises et monastères, de
l’état de l’endoctrinement des Indiens en précisant si les esclaves des mines recevaient une
éducation religieuse et comment agissaient les corrégidors129.
126 Alonso Criado est né en 1540 à Andújar, une commune située dans la province de Jaén de la communautéautonome d'Andalousie. Fils légitime d’Andrés Criado et de Marina Castilla (tous deux originaires de Jaén), ilavait effectué ses études à l’Université de Salamanque et de Séville où il obtint respectivement les titres deBachelier et de Docteur en droit. Le 13 décembre 1573, il fut nommé auditeur de l’Audience de Panama. Voir :José María VALLEJO GARCÍA-HEVIA, « La Audiencia de Guatemala y sus Consejeros de Indias en el sigloXVI », Anuario de historia del derecho español, nº 75, 2005, p. 546-547.127 Ce rapport est publié dans Manuel PERALTA : Costa Rica, Nicaragua y Panamá en el siglo XVI, Madrid etParis, 1883, p. 527-540. Omar Jaén Suárez l’a aussi publié dans son ouvrage Geografía de Panamá, estudiointroductorio y antología de, Panama, 1985.128 Voir : AGI., Panama, 236, L. 9, f. 835-924129 Celestino Andrés ARAUZ MONFANTE et Patricia PIZZURNO GELÓS, El Panamá hispano (1501-1821), op. cit.,p. 154-155.
72
Le chapitre dédié aux « plaintes ecclésiastiques » (pleitos eclesiásticos), que les
auteurs cités précédemment n’ont pas analysé dans leur étude, stipule que les auditeurs
devaient, en cas de litiges avec les juges ecclésiastiques, se référer aux dispositions des
Audiences de Valladolid et de Grenade établies à cet effet. En outre, ils devaient informer de
l’existence des personnes ayant mandat pour récupérer les biens des archevêques et évêques
défunts et des postes vacants au sein du clergé ; enfin, ils devaient veiller à ce que les Indiens
soient évangélisés dans la langue espagnole130.
Dans le cadre juridique de ce qui précède, le rapport de visite d’Alonso Criado de
Castilla relève les difficultés qu’éprouvaient les institutions religieuses de la Terre Ferme à ce
moment-là. A cet effet, il mentionne d’abord le montant et la répartition des dîmes des églises
de Panama et de Veraguas. A ce sujet (nous nous limitons à Panama), il indique qu’en 1574,
la dîme de la cathédrale de Panama s’était élevée à deux-mille trois cent quatre-vingt-cinq
pesos. Cette somme était répartie en quatre parts : une part (¼) pour l’évêque, soit son
salaire ; une autre part (¼) pour les membres du chapitre ecclésiastique (doyens, dignités,
chanoines, racioneros, chanoines prébendiers, etc.). Et les deux autres parts étaient réparties
en neuf parts : 4/9 pour les prêtres de la cathédrale : le doyen (deán), le chantre d’Église
(chantre) et les deux chanoines (canónigos) ; 2/9 pour les constructions ; 1/9 pour l’hôpital de la
ville et 2/9 pour le roi. Cette dernière part fut offerte à la cathédrale (1/9 et demi) et à l’hôpital
(l’autre moitié), vu leurs difficultés financières.
Alonso Criado de Castilla fait ensuite des recommandations pour une meilleure
évangélisation, car les religieux présents n’étaient pas à la hauteur. Dans cette perspective, il
était nécessaire d’envoyer un ou deux visiteurs qui devaient s’enquérir des méthodes
d’évangélisation des Indiens et proposer des solutions à cet effet ; un légat ou un nonce qui
devait pleinement se charger des questions de mariage et d’absolution des cas réservés, vu la
difficulté de les traiter en Espagne ; et des religieux spirituellement bien formés et de bonne
moralité « sean tales de cuya suficiencia virtud y letras y vida inculpable ». Par cette
demande, l’auditeur souhaitait une recomposition du corps religieux qui était alors constitué
majoritairement de prêtres sans réelle identité – qu’il considérait d’ailleurs comme inutiles et
scandaleux –, et surtout investis dans le vice. A cet effet, à son avis, la présence de quatre –
dominicains, franciscains, augustins et jésuites – suffisait. A ce sujet, il existe une ambiguïté.
Alonso Criado de Castilla ne précise pas s’il s’agissait de quatre Ordres religieux ou d’un
130 AGI., Panama, 236, L. 9, f. 853-854.
73
religieux des quatre Ordres cités, pour toute la province ou par ville. Toutefois, il préconisait
que tous travailleraient de façon uniforme, loin de toute discorde131.
Le roi avait-il répondu favorablement à ces recommandations ? Aucun texte ne permet
de le dire avec exactitude. Cela dit, au cours de la deuxième moitié du XVIe siècle, les
auditeurs effectuèrent aussi des visites particulières à la demande du roi, comme nous le
verrons dans le chapitre réservé au contrôle des activités jésuites par le pouvoir royal.
********************
L’ordre royal a éprouvé des difficultés pour s’imposer dans la ville de Panama entre
1521 et le cours des années 1570. Il s’est d’abord manifesté avec l’installation du corps de
ville. En tant qu’institution sociale, celui-ci s’est mêlé du patronage royal, en se montrant
enthousiaste à l’idée de favoriser l’implantation des institutions religieuses et la nomination
des membres du clergé séculier.
L’ordre royal s’est signalé ensuite par l’implantation d’une Audience, d’abord en 1538,
puis en 1563. Dans ses premiers moments, cette institution n’a pas accompli une action
majeure concernant l’entreprise missionnaire. Elle s’est plutôt préoccupée d’asseoir son
pouvoir et de résoudre le problème des Noirs marron, souvent associés aux corsaires et aux
flibustiers anglais et français. Avec l’apparition de ces populations dans la province, la ville
de Panama est devenue un front, c’est-à-dire un lieu de combats ou bien un lieu où
éventuellement pouvaient se tenir des combats132. La route commerciale Nombre de
131 AGI, Panama, 11, N. 14.a, op. cit.132 Michel BERTRAND, Natividad PLANAS (dir), Les sociétés de frontière. De la Méditerranée à l'Atlantique(XVIe-XVIIIe siècle), Madrid, Casa de Velázquez, 2011, p. 9.
74
Dios/Portobelo – Panama, qui permettait de passer de l’Atlantique au Pacifique et vice-versa,
était devenue un terrain idéal à cet effet pour les Noirs marron. María del Carmen Mena
García, qui étudie cette question en profondeur, mentionne que la période la plus trouble des
révoltes de ces populations contre les autorités espagnoles est celle qui va de 1549 à 1582133.
Pour remédier à cette situation, les magistrats du Conseil des Indes avaient orienté les
réflexions sur la redéfinition de la politique de gouvernement de la province. Dans cette
perspective, le remplacement des militaires à la tête de l’Audience avait constitué l’une des
résolutions majeures envisagées et mises en œuvre à la suite du décès du docteur Gabriel de
Loarte en 1578. Par ce changement de profils professionnels, la Couronne cherchait des
hommes capables de trouver des solutions immédiates et idoines au problème du marronnage.
Finalement, tout au long du XVIe siècle, le pouvoir royal dans la ville de Panama était
instable, voire « incertain ». Particulièrement, le pouvoir spirituel restait à consolider. Si les
requêtes du corps de ville adressées au roi ont montré les difficultés à construire des
établissements religieux, à cause des moyens financiers et des catastrophes naturelles, il n’est
pas inintéressant de s’interroger sur la vocation des religieux à s’installer dans la ville de
Panama.
133 María del Carmen MENA GARCÍA, La Sociedad de Panamá en el siglo XVI, op. cit., p. 401.
75
Chapitre 2
L’établissement du pouvoir
spirituel
La présence des édifices religieux à Panama traduit, certes, l’existence palpable d’un
pouvoir spirituel, représenté, comme partout ailleurs en Amérique espagnole, par des clercs
séculiers et réguliers. Cependant, les institutions religieuses qu’ils représentaient, comportent
des caractéristiques qui conduisent à affirmer qu’au cours du XVIe siècle, le pouvoir spirituel
n’était pas entièrement établi. Les domiciles avaient l’air provisoire et les hommes donnaient
l’impression de s’intéresser à d’autres lieux.
Les études des historiens intéressés par l’architecture et l’urbanisme, des architectes-
historiens, des historiens de l’art et des historiens modernistes et contemporanéistes sur
l’architecture de la ville de Panama, offrent une conclusion qui ne peut souffrir d’aucune
contestation : depuis sa création, la ville de Panama n’avait pas connu le luxe architectural de
la ville européenne. Les édifices coloniaux, en l’occurrence, l’église cathédrale et les
domiciles des Ordres religieux, avaient été construits sur le modèle traditionnel, c’est-à-dire
que c’étaient des cabanes dont les toits étaient faits de paille et les murs en bois134. Cette
architecture autochtone, dite précaire, avait connu une évolution en raison des incendies
134 Richard COOKE et Luis Alberto SÁNCHEZ HERRERA, dans leur chapitre II intitulé « Panamá indígena : 1501-1550 », évoquent les origines et l’usage de ces matériaux dans la société précolombienne panaméenne. Voir :Alfredo CASTILLERO CALVO (dir), Historia general de Panamá, vol. 1., t. 2., Panama, Comité Nacional delCentenario de la República de Panamá, 2004, p. 61-66. María del Carmen MENA GARCÍA apporte également desrenseignements sur cette question : « Panamá en el siglo XVIII : trazado urbano, materiales y técnicaconstructiva », op. cit., p. 369-398.
76
répétitifs qui avaient émaillé la ville au cours des XVIe et XVIIe siècles et des catastrophes
naturelles, notamment le tremblement de terre de 1621.
A côté de cette caractéristique, il faut souligner les dimensions de ces édifices. A
priori, ils étaient de petite taille et par la suite, la nécessité de les agrandir s’était imposée.
Pour la cathédrale, les besoins de réaménagements étaient dus à l’accroissement du nombre de
paroissiens. Pour les domiciles des Ordres religieux, en l’occurrence, des franciscains, les
réfections étaient nécessaires pour recevoir leurs confrères qui transitaient par là. La
conjugaison de ces deux objectifs montre que dans la ville de Panama, les institutions
religieuses avaient deux missions : répondre aux besoins des Espagnols dans une ville
mouvante et évangéliser les Indiens. Pour comprendre les moyens mis en œuvre pour
l’accomplissement de ces deux objectifs, il convient d’apprécier le nombre et le
comportement des religieux dans la ville et la province. C’est sur ces deux éléments que se
focalise l’objectif de ce chapitre, qui est de donner un panorama de l’Église de Panama avant
l’arrivée des jésuites. Dans cette perspective, il est important de souligner, en premier lieu, le
choix de la monarchie de faire de cette ville le siège épiscopal de la province de la Terre
Ferme.
1. Tomás de Berlanga et le
gouvernement épiscopal
Le choix d’étudier l’épiscopat de Tomás de Berlanga (1534-1544) se justifie par le fait
qu’il est décisif pour la création de la cathédrale de Panama ; projet pour lequel il obtint des
moyens humains, dont vingt Noirs esclaves originaires d’Espagne, du Portugal, du Cap-Vert
ou de Guinée135.
135 María del Carmen MENA GARCÍA, La sociedad de Panamá en el siglo XVI, op. cit., p. 88.
77
Les origines et les activités de ce personnage ont intéressé plusieurs chercheurs, tels
qu’Andrés Mesanza, Vargas Ugarte, Ernesto de Jesús Castillero Reyes, Enrique Dussel ou
Estrella Figueras Vallés. Cette dernière est celle qui, en réunissant près de quatre-cent
documents dont son testament, a récemment publié une étude biographique de Tomás de
Berlanga dans laquelle elle met en évidence l’esprit humaniste de l’évêque136. Ce travail
révèle le véritable nom de Tomás de Berlanga : Tomás Martínez Gómez. Né en 1490 à
Berlanga de Duero, une petite ville de la commune de Soria dans la province de Castille-et-
León où il fut inhumé en 1551, il devint dominicain à Salamanque. Sa carrière américaine
commença à Santo de Domingo où il était arrivé dans la deuxième vague pour réformer et
renforcer la présence de l’Ordre137. Par la suite, il y devint provincial138. Ce rôle n’a pas
suscité beaucoup de questionnements. En revanche, sa relation avec Bartolomé de Las Casas
et sa prise de position en faveur des Indiens et la suppression de l’encomienda ont fait couler
beaucoup d’encre139.
136 Estrella FIGUERAS VALLÉS, Fray Tomás de Berlanga. Una vida dedicada a la fe y a la ciencia , Soria, OchoaImpresores 2010.137 Jerónimo de MENDIETA, Historia eclesiástica indiana, Linkgua Ediciones, 2012, p. 358; Pedro FERNÁNDEZ
RODRÍGUEZ, Los dominicos en el contexto de la primera evangelización de México, 1526-1550 , Editorial SanEsteban, 1994, p. 137.138 Andrés MESANZA, Los obispos de la Orden dominica en América, Ensielden, 1939, p. 45-47.139 Le positionnement de Tomás de Berlanga sur la question de l’encomienda se lit beaucoup à partir de la visitequ’il effectue en 1535 à Lima au sujet des querelles entre Pizarro et Almagro. Parmi ses observations sur cettequestion, il proposait la suppression de la vente des Indiens entre encomenderos jusqu’à ce que la question soitréglée. Sa lettre au roi, datée du 3 février 1536, sur les disputes entre Pizarro et Almagro, est publiée par RobertoLEVILLIER dans Gobernantes del Perú : Cartas y Papeles, siglo XVI : documentos del Archivo de Indias, t. 2,Madrid, 1921, p. 37-50. Un autre document utile pour comprendre ce sujet est le « Requerimiento de frayTomás de Berlanga a Francisco Pizarro, Antonio Riquelme y García de Salcedo », Lima, 6 de noviembre de1535 (AGI, Patronato 192, W 1, RO 12). L’article de Rafael VARÓN GABAI, « El clero y la fiscalización imperialen la conquista del Perú : La actuación de Hernando de Luque, Vicente de Valverde y Tomas de Berlanga »,publié dans BIRA, 19, Lima, 1992, p. 111-132 ; et celui d’Antonio ACOSTA, « Estado, clases y Real Hacienda enlos inicios de la conquista del Perú », Revista de Indias, v. LXVI, n°236, 2006, p. 57-86, sont très explicites surce sujet.
78
De retour dans sa ville natale, Tomás de Berlanga fut choisi en 1531 par Charles V
pour prendre la tête de l’évêché de la province de la Terre Ferme, dont le siège était a priori à
Santa María del Darién140. Il est important de rappeler que le transfert de ce siège à Panama
fut consécutif au dépeuplement de Santa María del Darién. En effet, au cours de l’épiscopat
de Juan de Quevedo (1514-1518), plusieurs religieux avaient préféré quitter cette ville pour
l’Espagne à cause des mauvaises conditions climatiques. Cette attitude traduit, de fait, leur
manque de vocation pour ce lieu à court et à long terme. C’est donc ce contexte qui est à
l’origine de la création de l’évêché à Panama par Tomás de Berlanga en 1534141.
Trois axes permettent de comprendre l’action de Tomás de Berlanga. Le premier est
son rôle dans l’aménahement de la route fluviale Nombre de Dios-Panama142 ; le second est la
médiation dans le conflit entre Francisco Pizarro et Diego de Almagro au Pérou et le troisième
est l’essai de rénover l’Église, objectif que nous essayons de reconstruire ici.
1.1 Tomas de Berlanga et la construction de la
cathédrale
140 Rubén VARGAS UGARTE, Episcopologio de las diócesis del antiguo virreinato del Perú́ desde sus orígeneshasta la emancipación, 1513-1825, Buenos Aires, Boletín del Instituto de Investigaciones Históricas,1940, 36 p ;Severino de SANTA TERESA, Historia documentada de la Iglesia en Urabá y Darién desde el descubrimientohasta nuestros días, t. 1., Bogotá, 1956 ; Ernesto de Jesús CASTILLERO REYES, Breve historia de la Iglesiapanameña; episcopologios de la Diócesis de Panamá́, Panama, Arquidiócesis de Panamá́, 1965. 141 Il y était arrivé cette année accompagné de deux Noirs esclaves destinés à son service personnel. Voir : AGI.,Registro de oficios de Tierra Firme, Panama, 234, 1.f. p. 352.142 C’est un chemin qu’il découvre avec soin lorsqu’il se rend à Lima dans le cadre de la visite sur le conflit entrePizarro et Almagro. Carta de fray Tomás de Berlanga al Rey informando de los peligros de Nombre de Dios y laconveniencia de trasladar la población a la embocadura del río Chagres. Panamá, 22 de febrero de 1535. AGI.Patronato, 194, R. 27.
79
On l’aura compris, c’est Tomás de Berlanga qui avait porté le projet de l’établissement
du siège de l’évêché de la province de la Terre Ferme à Panama. A cet effet, il devait
construire l’église cathédrale. María del Carmen Mena García a étudié cette question dans son
ouvrage La ciudad en cruces de caminos : Panamá y sus orígenes urbanos143. Il est important
de souligner qu’en reconstruisant l’architecture urbaine de la ville de Panama, et dans cette
perspective celle de la cathédrale, l’objectif de C. M. Mena García était de sortir cette ville
des oubliettes de l’histoire coloniale hispano-américaine et de revendiquer l’existence de cette
ville qui avait joué un rôle stratégique et économique fondamental dans l’ensemble des Indes
espagnoles. Au sujet de la construction de la cathédrale, l’auteure expose, à travers un corpus
documentaire très riche, constitué des plans et des lettres trouvés aux AGI, les projets
élaborés, à savoir le choix du terrain, les matériaux, les dépenses effectuées, les acteurs qui
avaient participé à cette œuvre – des évêques aux Noirs, en passant par les maçons et les
Indiens – et les difficultés rencontrées, parmi lesquelles l’absence dans la ville des artisans
experts.
Des conclusions de C. M. Mena García, nous retenons deux aspects. Le premier aspect
renvoie au caractère provisoire de l’édifice reconstruit en 1540 après un incendie. Si le
pompeux projet de reconstruction, financé par la Couronne, avait échoué en 1541 à cause de
la perte considérable de moyens humains et matériels dans un naufrage à Acla au moment de
leur transport de l’Espagne à Panama, il faut tout de même mentionner que cet édifice fut
laissé à l’abandon pendant longtemps. A telle enseigne qu’en 1580,
« Transcurridos cuarenta años, la catedral de Panamá no era más que un viejo
edificio de madera, de una sola nave, estrecha y de escasa profundidad, es
decir, con unas proporciones tan modestas que lo incapacitaban para dar
acogida tan siquiera a la mitad de los fieles y, sin lugar a dudas, muy
deteriorado con el paso de los años, tal y como se deduce de la visita de
inspección realizada en 1580 por los maestros carpinteros Mateo García,
Andrés Larios, Francisco de Salas, Pedro González y « el maestro mayor de las
obras de carpintería de las Casas Reales », Martín de Moguruza, quienes
certificaron su estado ruinoso, con peligro de desplome sobre la plaza. »144
143 CSIC, Escuela de Estudios Hispano-Americanos, 1992.
80
Finalement, malgré le projet d’aménagement porté en 1580 par l’évêque Manuel de
Mercado y Alderete, la cathédrale connut peu d’amélioration145. Au début des années 1600,
elle s’étendait sur une longueur de quarante-sept mètres sur une largeur d’environ dix-sept
mètres146. Ce qui ne résolvait en rien la question de l’étroitesse, fortement évoquée par
l’ensemble des acteurs administratifs de la ville147.
144 María del Carmen MENA GARCÍA, La ciudad en cruces de caminos : Panamá y sus orígenes urbanos, op. cit.,p. 158.145 Dans sa lettre du 7 juillet 1580, Manuel de Mercado y Alderete présente au roi l’état dans lequel se trouvait lacathédrale : « […] Una iglesia de tablas desportillada, y podrida, y muy subjeta a robos e incendios y a todogénero de profanidad tanto que esta no menos digna de llorar que de temer […] ». Il fallait donc la réamenageren commençant par l’agrandir et remplacer la structure de bois par une structure de pierres taillées.Voir : AGI.,Panama, 100.
Un rapport élaboré en 1580 par l’Audience royale à la demande du roi confirme la description de Manuel deMercado y Alderete. Voir : AGI., Informaciones : Informaciones de oficio y partes, La catedral de Panamá,Panama, 62, N. 8, 17, folios.146 María del Carmen MENA GARCÍA, La ciudad en cruces de caminos : Panamá y sus orígenes urbanos, op. cit.,p. 160.147 Les travaux de reconstruction devaient être pris en charge par deux parties : les finances royales et lesbourgeois d’une part, et les habitants de la ville de l’autre. Soit un tiers du coût par la première partie, et les deuxtiers restant par la seconde partie. Voir : AGI., Panama, 229, L. I, fols. 76 y vto. Toutes les décisions relatives àla construction de cette cathédrale prises par la couronne sont exposées : AGI., Panama, 236, L. 10, .2. f. p. 110-11 ; AGI., Panama, 236,.L. 10, 2 f. p. 889-890 : cédule adressée aux officiers des finances royales de Panama, 13février 1577 ; AGI., Panama, 237,. L. 11, 2f. p. 94-95 : cédule adressée aux officiers des finances royales dePanama, afin de débloquer 500 ducats pour la construction de la cathédrale ; AGI., Panama, 237, L. 12, 2f. p. 50-51 ; AGI., Panama, 237, .L. 12, 1f. p. 343.
81
Le deuxième aspect qui ressort de l’analyse de la construction de la cathédrale de
Panama est relatif à la durée de ce projet. En effet, commencé en 1540-41, celui-ci
« n’aboutit » qu’en 1626. A cause des moyens précaires du clergé séculier, les jésuites
acceptèrent d’héberger la cathédrale entre 1624 et 1626148. Nous ne savons pas si avant
l’église des jésuites une autre église du clergé régulier avait hébergé la cathédrale. Toutefois,
selon l’évêque Manuel de Mercado y Alderete, les conditions précaires de cette cathédrale ne
permettaient pas d’officier en toute quiétude. En particulier, elle n’accueillait pas tous les
paroissiens : « está dicha iglesia tan pequeña que un día de procesión y sermón general, no
cabe en ella la tercera parte de la gente del pueblo »149. A partir de cette information, on peut
établir l’hypothèse selon laquelle l’action apostolique du clergé séculier avant l’arrivée des
jésuites n’avait pas produit des résultats significatifs. C’est pourquoi les autorités et quelques
bourgeois avaient placé leurs espoirs dans la Compagnie comme on le verra dans le chapitre
3. Pour le moment, abordons le fonctionnement de l’évêché. Malgré toutes les difficultés
d’édification que nous avons pu observer, il existait pour le moins une cathédrale dirigée par
un évêque et son chapitre ecclésiastique. En résumé, le siège épiscopal était donc établi. Dans
les pages qui suivent, nous allons voir comment fonctionnait cet évêché, en analysant sa
relation avec l’archevêché de Lima.
148 Juan Bautista SOSA, Panamá La vieja…, op. cit., p. 47. 149 Lettre de Manuel de Mercado y Alderete au roi (1578). AGI, Panama, 100.
82
1.2 Un évêché indépendant de l'archevêque ?
Jusqu’en 1545, l’archevêché de Séville regorgeait les Églises américaines. La très
grande distance entre Séville et l’Amérique et l’instabilité de ces Églises constituent les
raisons que Rubén Vargas Ugarte met en évidence dans son ouvrage Concilios limenses
(1551-1772), pour expliciter la réorganisation administrative qui s’était opérée à cette période
en matière du gouvernement spirituel du Nouveau Monde150. Avec cette réforme confirmée
par la bulle de Paul III du 31 janvier 1545, le diocèse de Panama passa sous la tutelle de Lima.
L’étude de Vargas Ugarte met en évidence les conciles épiscopaux tenus à Lima au
cours des XVIe et XVIIe siècles et les relations des archevêques avec les évêques à cette
période. A partir de ce travail, chacun peut se demander ce qu’est un concile pour l’Eglise du
Pérou (ou de l’Amérique espagnole en général) ; comment le comprendre et le valoriser et
comment apprécier son œuvre. Au cours des années soixante-dix, des thèses opposées ou
différentes ont été défendues au sujet de ces réunions de Lima ou de l’Amérique espagnole151.
Nous n’envisageons pas d’en faire autant, ni de mener une étude exhaustive. Ici, notre objectif
est d’étudier la place de Panama dans ces réunions. Dans cette perspective, nous cherchons à
apprécier la place de cet évêché dans l’administration ecclésiastique du Pérou. C’est aussi un
moyen pour apprécier la situation institutionnelle du clergé de Panama à l’échelle provinciale
et ses relations avec l’archevêque de Lima avant l’établissement des jésuites à Panama. Pour
cela, nous nous limitons à l’analyse des trois premiers conciles tenus entre 1551 et 1582.
En effet, le premier concile de Lima eut lieu en 1551 sous la direction de l’archevêque
Jerónimo de Loaiza (1548-1575). L’ordre du jour de cette réunion portait sur les
recommandations du roi, qui voulait que l’archevêque accorde une attention particulière à la
150 Rubén VARGAS UGARTE, Concilios limenses (1551-1772), t. 3, Lima, Historia, 1954, p. 1. 151 Enrique D. DUSSEL, « los concilios provinciales de América latina en los siglos XVI y XVII », El episcopadolatinoamericano y la liberación de los pobres 1504-1620, Mexico, 1972, p. 193-252 ; A GARCÍA Y GARCÍA, « Lapromoción humana del indio en los concilios y sínodos del S. XVI », Iglesia, sociedad y derecho 1, Salamanque,1985, p. 389-397 ; M. Gutiérrez de ARCE, « Instituciones naturales del derecho conciliar indiano », Anuario deestudios americanos, n°6, Séville, 1989, p. 649-694 ; W. HENKEL, « El impulso evangelizador de los conciliosprovinciales hispanoamericanos », Evangelización y teología en américa (siglo XVI), X simposio internacionalde teología de la Universidad de Navarra, 1990, vol. 1, p. 415-447 ; J. I. SARANYANA « El III concilio limense(1582-1583) », Teología en América, I, Madrid, 1999, p. 149-180 ; Juan GUILLERMO DURÁN, « Los concilioshispanoamericanos y las comunidades indígenas (Siglo XVI). El método de socialización: aplicaciones ydenuncias de agravios », Anuario Argentino de Derecho Canónigo, n°18, 2012, p. 195-241.
83
christianisation des Indiens et indique les besoins nécessaires à ce sujet152. Au bout du compte,
ce concile fut snobé par tous les évêques en conflit avec l’archevêque, sauf l’évêque du
Nicaragua, Antonio de Valdivieso, mort assassiné153. L’évêque de Panama, Pablo de Torres,
n’avait pas fait le déplacement de Lima par crainte de voir les plaintes émises à son encontre
s’inscrire dans les discussions. Pour cela, il délégua Rodrigo de Arcos154, un prêtre qui n’était
pas membre du chapitre ecclésiastique. Pour Vargas Ugarte, ce choix traduit les tensions au
sein de l’évêché155.
Nous ne nous sommes pas intéressés au déroulement et aux conclusions de cette
première assemblée, afin de vérifier si le cas de Pablo de Torres fut évoqué. Toutefois, ce
dernier n’était plus évêque de Panama lorsque Jerónimo de Loaiza ouvrit, en 1567, la
première session du deuxième concile tenu à Lima. L’évangélisation des Indiens et
l’adaptation des conclusions de Trente furent au cœur de cette réunion156. En raison de faux
prétexte avancé par le chapitre ecclésiastique, Panama s’y absenta157, tout comme à celle de
1582.
Toribio Alfonso de Mogrovejo avait organisé ce troisième concile tardivement. En
effet, plusieurs événements importants sont à l’origine de ce retard. Il convient de rappeler
qu’à l’issue du Concile de Trente en 1563, l’Eglise hispano-américaine avait reçu le privilège
d’organiser les conciles provinciaux tous les cinq ans. Jerónimo de Loaiza ne s’était pas
conformé à cette disposition pour convoquer le troisième concile. Dans une lettre adressée au
roi le 17 mars 1575, il explique qu’aucun concile ne pouvait se tenir au début des années
152 Rubén VARGAS UGARTE, Concilios limenses (1551-1772), t. 3, op. cit., p. 3. 153 A ce sujet, voir : Alejandro MANZANARES BERIAIN, Lecturas Burgalesas, Burgos, Caja de Ahorros delCírculo Católico de Obreros, 1961, p. 116-117 ; José Antonio CASILLAS GARCÍA, El convento de San Pablo deBurgos : Historia y Arte, Salamanque, Editorial San Estaban/ Burgos, Diputación, 2003, p. 513. 154 Josep-Ignasi SARANYANA, « La teología conciliar en tiempos de Santo Toribio de Mogrovejo », RevistaPeruana de Historia Eclesiástica, 9, 2006, p. 125-160. 155 Rubén VARGAS UGARTE, Concilios limenses (1551-1772), t. 3., op. cit., p. 5.156 Rubén VARGAS UGARTE offre des documents originaux relatifs à ce second concile dans ses Concilioslimenses (1557-1158), t. 2. Pour un approfondissement de la question, voir : Francisco MATEOS, « SegundoConcilio provincial Limense 1567 », Missionalia Hispanica, 20, 1950, p. 211-296 ; « Segno Concilio provincialLimense 1567 », Missionalia Hispanica, n°21, 1950, p. 525-617. La mise en pratique des décisions de ce concilesur le terrain est analysée par Coello de La ROSA dans son ouvrage : Espacios de exclusión, espacios de poder:el cercado de Lima colonial (1568-1606), dans lequel il met en relief les relations conflictuelles des officierspolitiques et religieux au sujet de leurs juridictions dans le Cercado de Lima. Fondo Editorial PUCP, 2006. 157 L’évêque, Francisco de Abrego n’avait pas fait le déplacement de Lima, car il prenait à peine son service. Lechapitre ecclésiastique, quant à lui, avait allégué une erreur concernant la date du concile : août 1566 au lieu du1er février de la même année. Voir : Rubén VARGAS UGARTE, Concilios limenses (1551-1772), t. 3, op. cit.,p. 29.
84
1570, à cause de la visite générale qu’effectuait le vice-roi, Francisco de Toledo158.
Finalement, le 26 octobre 1575, Loaiza mourut sans pouvoir organiser l’assemblée
diocésaine.
Les difficultés de convoquer le troisième concile à la suite de la mort de Loaiza étaient
considérables. Pour des raisons de preséances avec l’évêque de Quito, Pedro de la Peña,
l’évêque de Panama, Manuel de Mercado y Alderete, avait refusé d’y aller159. Il meurt avant la
réunion convoquée par Toribio Alfonso de Mogrovejo, arrivé à Lima en 1581160.
Au regard de ce qui précède, la distance entre l’évêché de Panama et l’archevêché de
Lima est certaine. En d’autres termes, au cours des années 1550, 1560, 1570 et le début des
années 1580, l’évêché de Panama n’avait pas participé dans la construction de la politique de
l’évangélisation de la province. L’absence du chapitre ecclésiastique dans les conciles
présentés ici peut étonner, tout comme son organisation et l’état de l’évêché à ce moment-là.
Les visites épiscopales menées par les évêques pour connaître l’état de l’évêché permettent
d’en dire un mot.
En effet, durant son épiscopat (1534-1544), Tomás de Berlanga mena deux visites161.
La première, en 1537, révèle les conditions précaires des églises visitées « […] los
ornamentos y libros tienen mucha falta por la iglesia ». S’y ajoute le problème des dîmes, très
peu lisible à cause de la dégradation du document162. La deuxième visite, faite en 1541,
mentionne le manque des ecclésiastiques, peu enclins à rester dans d’autres villes que
Panama163. Concrètement, selon l’évêque, à Acla, comme à Nombre de Dios et à Nata, il n’y
158 Ibid., p. 54. 159 AGI, Gobierno, cartas y expedientes de los obispos de Panamá, Panamá 100. 160 Alexandre Coello de la ROSA présente une image distincte de celui qui fut le second archevêque du Pérou.Selon l’auteur, l’historiographie s’est limitée à vanter le bon côté de l’image de ce personnage, sans se soucier demettre au jour les réseaux de clientélisme qu’il entretenait pour asseoir son pouvoir dans une région aussi agitée.Voir le dernier chapitre – consacré à Toribio de Mogrovejo, « Pastor de San Lázaro (1595-1606) », dansEspacios de exclusión, espacios de poder : el cercado de Lima colonial (1568-1606), 161 Les rapports de ces visites, adressés au roi, se trouvent aux AGI dans la section Patronato, sous-sectionPapeles y cartas de buen gobierno, sous-sous-section Papeles y cartas de buen gobierno : Tierra Firme.162 Le rapport de cette visite, daté du cinq avril 1537 et constitué de onze pièces, est dans un état de dégradationqui ne permet pas une analyse complète du document. Qu’à cela ne tienne, il est possible de « reconstruire »l’itinéraire de cette visite, c’est-à-dire les églises des lieux visités par Berlanga. De bouts de phrases comme :« […] y a la de Nata […] », « […] también en Nombre de Dios hallé […] », permettent d’indiquer avecassurance que Berlanga avait visité les églises de Nata et de Nombre de Dios. Voir : AGI, Patronato, Papeles ycartas de buen gobierno : Tierra Firme, 194, R. 38, 11 f. 163 Le rapport de la deuxième visite, daté du quatre janvier 1541, traite de la ville d’Acla. Dans ce document,Tomás de Berlanga rend compte au roi de son voyage du port de Sanlúcar de Barrameda (Espagne) à Acla dansla province de la Terre Ferme. Au sujet de la ville d’Acla, il l’informe de la présence de dix bourgeois, qui, au
85
avait qu’un prêtre164. En 1578, Manuel de Mercado y Alderete dresse le même bilan, en
demandant au roi, à cette occasion, de partir de Panama au regard des conditions climatiques
difficiles. Au bout du compte, il reste que jusqu’au moment où les jésuites avaient établi leur
premier domicile, l’action pastorale du clergé séculier de Panama semblait passive. Qu’en
était-il du clergé régulier ?
2. Le clergé régulier d’avant les
jésuites
2.1 L’instabilité des Ordres religieux
L’état du clergé régulier donné par Alonso Criado de Castilla en 1575, met en exergue
le peu de membres permanents dans la ville. Dans une lettre de 1571, déjà citée plus haut,
l’évêque Francisco de Abrego avance qu’habituellement, les Ordres religieux – mercédaires,
franciscains et dominicains – comptaient huit religieux, mais qu’en réalité, seuls un ou deux
d’entre eux étaient permanents dans la ville165. Est-ce ce nombre très réduit qui pourrait
justifier l’absence du clergé régulier de Panama dans les conciles provinciaux tenus entre
1551 et 1601 ? Cette question ouvre deux pistes de réflexion : la première concerne la
présence légale des Ordres cités dans la ville ; la deuxième question porte sur la nature de
leurs activités.
regard de l’extrême pauvreté dans laquelle ils vivaient, envisageaient d’émigrer vers la ville de Panama ou àNombre de Dios. Voir : AGI, Patronato, Papeles y cartas de buen gobierno : Tierra Firme, 194, R. 38, R. 60, 6 f.164 C’est dans une requête, jointe au rapport de visite, que Berlanga dresse ce bilan. Voir : AGI, Patronato,Papeles y cartas de buen gobierno : Tierra Firme, 194, R. 30, 4 f.165 AGI, Panama, 11, f. 232-233.
86
La présence légale des Ordres religieux en Amérique espagnole, c’est-à-dire leur accès
dans cet espace, repose sur deux principes fondamentaux : les licences du roi et l’accord des
Ordres. Globalement, le roi octroyait des licences (cédules) à toute personne, sans exception,
et donc à tout religieux, qui désirait se rendre dans ses territoires américains. Ces documents
étaient ensuite confirmés par des sources de la Chambre de contractation (Casa de
Contratación)166 ou du Conseil des Indes (Consejo de Indias). Cette procédure caractérise
l’émigration légale des Espagnols au Nouveau Monde167.
En rappelant les compétences de la Chambre de contractation – principalement, la
régulation du commerce et de la navigation et la promotion de toute affaire économique de la
Couronne avec les Indes, Rosario Márquez Macías fait observer que chaque migrant devait
être inscrit dans un livre (registre) géré par le contrôleur (contador) de cette institution
métropolitaine. Dans ce registre étaient mentionnés les renseignements suivants : nom, lien de
parenté, lieu de naissance, état civil (marié ou célibataire), navire d’embarquement et port
d’arrivée168. La très grande partie des documents se rapportant à l’émigration espagnole en
Amérique est logée aux AGI dans la section Contratación. Dans celle-ci, c’est la sous-section
Pasajeros a Indias, sous-sous-section Informaciones y licencias de pasajeros et Libros de
asientos de pasajeros, qui offre les informations relatives aux modalités d’entrée aux
Amériques et aux personnes élues à cet effet. Pour ce qui est des religieux, dans les licences
royales169, c’est le nom du chef de l’expédition qui était mentionné. Ensuite, on précisait s’il
s’agissait de son premier voyage ou d’un second (para volver), ou encore d’une visite, le
nombre des religieux et des domestiques qui l’accompagnaient et la destination.
166 Nous reproduisons la traduction faite au début du XVIIIe siècle. Voir, Anne DUBET, Jean Orry et la réformedu gouvernement de l'Espagne (1701-1706), Clermont-Ferrand, PUBP, 2009, p.129-130.167 Sur cette question, des problématiques ont été tracées par Cristóbal BERMÚDEZ, Catálogo de personajes aIndias, 3 vols. Séville, 1940-1946 ; Richard KONETZKE, « La emigración española al Rio de La Plata durante elsiglo XVI », Miscelánea Americanista, III, Madrid, 1952, p. 297-353 ; J. FRIEDE, « Algunas observaciones sobrela realidad de la emigración española a América en la primera mitad del siglo XVI », Revista de Indias, n°49,Madrid, 1952 ; Peter BOYD-BOWMAN, Indice geobiográfico de cuarenta mil pobladores españoles en Américaen el siglo XVI, Mexico, Fondo de cultura económica ; Gil-Bermejo GARCÍA, « Pasajeros a Indias », Anuario deEstudios Americanos, 1976, n°31, p. 323-384.
Richard KONETZKE offre un corpus très riche permettant d’approfondir cette question : Colección dedocumentos inéditos para la historia de Hispanoamérica X, XI, XIV, Madrid, Barcelone, Buenos Aires, InstitutoHispano-Cubano de Historia de América, 1930-1932 ; Las fuentes para la historia, guía de fuentes para lahistoria de Iberoamérica, v. 1 et 2, Madrid, 1966-1969, 168 Rosario MÁRQUEZ MACÍAS, La emigración española a América, 1765-1824, Universidad de Oviedo, 1995,p. 17 ; María del Carmen Lara Zerón souligne qu’entre 1524 et 1538, des étrangers avaient eu l’autorisationlégale d’accéder aux Indes. Voir : « Inmigrantes clandestinos españoles y extranjeros en Nueva España a finalesdel siglo XVII », Temas Americanistas, Universidad de Séville, n°11, 1994. 169 Versées aux AGI dans la section Contaduría, 246.
87
Il convient de préciser que l’émigration espagnole au Nouveau Monde fut caractérisée
par des restrictions légales et une émigration clandestine. En effet, dans la régulation de cette
circulation, la Couronne avait considéré le credo (la religion) et la pureté de sang, la
naturalité, l’état civil, le sexe et les mauvaises conditions de vie170. Par exemple, les femmes
célibataires, à moins d’être filles ou domestiques de migrants, ne pouvaient pas se rendre au
Nouveau Monde. Les hommes mariés ne pouvaient pas s’y rendre sans leurs femmes, sauf sur
autorisation royale. Les étrangers, à savoir les Anglais, Français, Italiens, Portugais,
Hollandais, etc. n’étaient pas admis aux voyages171.
170 Nicolás SÁNCHEZ-ALBORNOZ, « La emigración española a América en medio milenio : pautas sociales »,Historia Social, Madrid, Fundación Instituto de Historia Social, n° 42, 2002.171 Cette mesure est plus lisible dans les instructions données au gouverneur Nicolás de Ovando, au moment oùce dernier embarquait en 1509 pour le Nouveau Monde. Voir : Diego de ENCINAS, Cedulario Indiano, t. 1.Madrid, Ediciones de Cultura Hispánica, 1945, p. 44.
88
Du point de vue religieux, dans le but de construire une société purement catholique,
les maures, les juifs, les hérétiques et les nouveaux convertis n’étaient pas autorisés à fouler le
sol américain. Ces restrictions n’ont pas toujours été respectées et ont donné lieu à une
émigration clandestine que certains auteurs, tels que Juan Friede, estiment à 15 ou 20% au
cours du XVIe siècle172. Selon Jacobs Auke P., cette émigration clandestine se faisait suivant
trois modalités. Pour ce qui est de la première, l’émigrant pouvait négocier avec le
commandant du navire ou un membre de l’équipage. Ce qui traduit un cas de corruption. Dans
le deuxième cas de figure, l’émigrant pouvait embarquer illicitement, en se cachant dans les
cales et se manifester en haute mer. Enfin, il pouvait faire preuve d’imposture. Dans ce cas, ce
sont les offices de marins et de soldats qui étaient empruntés, car ils traduisaient l’émigration
– massive – du travail173.
Selon les évêques, la présence de prêtres réguliers clandestins à Panama était effective.
Souvent logés frauduleusement dans les monastères des franciscains, des mercédaires et des
dominicains, ces prêtres ne nourrissaient aucune vocation missionnaire. Ils croupissaient non
seulement dans le vice, mais entretenaient aussi des liens avec des pirates français et des
Noirs marron. Face à cette situation, Francisco de Abrego avait préféré un Ordre par ville,
c’est-à-dire les franciscains (huit) à Panama, les mercédaires à Nata où ils pouvaient être
financés par des bourgeois et les dominicains à Nombre de Dios174. Opposé à cette idée,
l’auditeur Alonso Criado de Castilla voulait tous les Ordres à Panama, y compris les jésuites :
172 Juan FRIEDE, « Algunas observaciones sobre la realidad de la emigración española a América en la primeramitad del XVI » Revista de Indias, t. XII, Madrid, 1952, p. 472-473. 173 Jacobs AUKE P., Los movimientos migratorios entre Castilla e Hispanoamérica durante el reinado de FelipeIII, 1598-1621, Amsterdam, Editions Rodopi, 1995, p. 103-105. 174 Rapport de visite de Francisco de Abrego au roi, 1571, AGI, Panama 11, f. 232-233. Au sujet de laclandestinité des prêtres réguliers, l’évêque Bartolomé Martínez informe le roi dans son rapport de visite daté du20 juin 1591 : « Acerca de la mucha facilidad que en algunos obispos de estas partes ha habido y hay clérigoscontra lo dispuesto por el santo concilio de Trento y nota propia del papa. Así, hay personas sin tener domicilioni letras de […] de sus prelados, ni tener beneficio ni patrimonio, ni guardar intersticios de unas órdenes a otrassin otras más faltas e impedimentos», AGI., Panama, 100, f. 100.
89
« No se debería dar lugar a que hubiese mucha diferencia de religiosos ;
bastaría que fuesen cuatro : Santo Domingo, San Francisco, San Agustín, la
Compañía de Jesús, dando orden que entre ellos, no hubiese emulación ni
división […]. »175
Ce qu’Alonso Criado ne dit pas dans sa lettre, c’est le caractère itinérant de ces Ordres
(franciscains, mercédaires et dominicains), problème posé par Abrego qui souligne que tous
quittaient Panama pour Nombre de Dios, quand la flotte arrivait :
« […] porque no es justo que luego que viene la flota al Nombre de Dios vayan
a estar allí todos los monasterios. Y luego que se va, se vayan y recojan todo
cuanto pueden y los lugares se queden sin doctrina con solo los viejos y
curas. »176
Par ce propos, sans doute exagéré, Abrego énonce l’impact des déplacements de ces
religieux, déjà en nombre très réduit, sur l’évangélisation de Panama, alors même qu’ils
recevaient plus de neuf mille pesos par an. Par ailleurs, il estime que ces religieux allaient à
Nombre de Dios non pas pour évangéliser, mais pour tirer profit du commerce (les foires).
C’est pourquoi il demandait au roi de résoudre cette situation à partir de laquelle naissent nos
interrogations au sujet du désir des Ordres religieux de faire de Panama un lieu de missions
stables ou passagères.
L’ouvrage de Carles Rubén Darío permet d’observer l’implantation et le
développement des domiciles (monastères) des mercédaires, des franciscains et des
dominicains à Panama177. Il évoque, d’une part, les ressources matérielles et financières de ces
Ordres. Celles-ci n’étaient pas fameuses. Les religieux vivaient principalement d’aumônes et
175 Lettre d’Alonso Criado de Castilla au roi, 8 mai 1575, AGI, Panama, 11. 176 Rapport de visite de Francisco de Abrego au roi, 1571, AGI, Panama, 11, f. 232-233. 177 Juan Bautista SOSA fait partie des premiers à tracer cette problématique dans son ouvrage : Panamá La Vieja,op. cit., p. 53-63.
90
de quelques aides de la Couronne. D’autre part, l’auteur évoque, sans s’y appesantir, les
différentes activités pastorales de ces religieux178.
María del Carmen Mena García a étudié la présence et les activités du clergé régulier
de Panama du XVIIe-XVIIIe siècle, sans s’attarder sur le XVIe siècle. Dans sa « Religion,
etnia y sociedad : cofradías de negros en el Panamá colonial », elle raconte l’existence des
confréries religieuses des Noirs : la cofradía de Nuestra Señora dans le couvent des
franciscains dès 1603, et la cofradía de Nuestra Señora de la Concepción dans le couvent des
religieuses de la Conception179. Cette étude donne une image de missions stables des prêtres
réguliers, et même des séculiers180 dans le centre et la périphérie de la ville. Toutefois, il faut
tout de même indiquer qu’elle ne permet pas d’aboutir à des conclusions sur l’action active
des franciscains ou des religieuses de la Conception dans ces confréries qu’ils hébergeaient
dans leurs monastères. En effet, elle se limite à la description des origines et à la structure de
ces dernières, en mettant en lumière la réaction non passive des Noirs, qui reproduisaient leurs
religiosités traditionnelles.
Dans une approche globale de l’apostolat dans l’Isthme de Panama, l’ouvrage
d’Alfredo Castillero Calvo, Conquista, Evangelización y Resistencia ¿ Triunfo o fracaso de
la política indigenista ?, évoque les campagnes d’évangélisation des franciscains auprès des
Indiens et les formes de résistances exprimées par ces derniers. Le regroupement de ces
populations dans des réductions constitue la méthode d’évangélisation que l’auteur développe
ici. La capacité des Indiens de se révolter, d’incendier les réductions, de tuer les prêtres et de
détruire les symboles du christianisme résume, selon les conclusions de l’auteur, l’inefficacité
de cette méthode, qui n’avait pas permis l’expansion de la politique des réductions à travers
l’isthme181.
L’étude de Juan Carlos Solórzano R., consacrée au XVIIIe siècle, montre non
seulement, l’échec de cette politique dans la région de Chiriqui, mais souligne aussi que
l’objectif des prêtres franciscains dans les réductions n’était pas tant la conversion des Indiens
au catholicisme, que la création d’activités économiques qui permettaient de développer les
178 Carles Rubén DARÍO, 220 años del periodo colonial en Panamá, op. cit., p. 17-20. 179 María del Carmen MENA GARCÍA, « Religion, etnia y sociedad: cofradías de negros en el Panamá colonial »Anuario de Estudios Americanos, Tomo LVII, 1, 2000, p. 137-169. 180 Puisqu’elle mentionne la présence d’une confrérie – cofradía de San Sebastián – dans l’église cathédrale. 181 Alfredo CASTILLERO CALVO, Conquista, Evangelización y Resistencia, ¿ Triunfo o fracaso de la políticaindigenista ?, Panama, Colección Ricardo Miro, 1995.
91
missions. Pour cela, l’implantation d’un domicile dans la ville de Panama apparaissait
inéluctable. L’auteur souligne à cet effet la nécessité de la rénovation de l’ancien domicile
franciscain ou la fondation d’un collège de la Propaganda Fide182. Pour Stephen Webre, les
résistances observées dans les réductions n’avaient donc pas favorisé le développement des
campagnes d’évangélisation dans les régions encore non conquises, mais la concentration des
prêtres dans les régions déjà pacifiées183.
Dans la ville de Panama pacifiée dès 1519, l’un des facteurs de la faiblesse du clerg
régulier au XVIe siècle fut le climat. En effet, les conditions climatiques furent décisives
quant au désir des religieux de tout bord de résider à long terme dans cette ville. Dans les
récits les plus fameux, tels que celui de Juan Requejo Salcedo, cette ville est présentée comme
un lieu malsain, où l’air chaud rendait malade entre les mois de mai et novembre184.
Fernández de Oviedo mentionne d’autres caractéristiques naturelles, telles que la sècheresse
et la stérilité du sol et du sous-sol185. Plusieurs historiens se sont appuyés sur ces descriptions
pour traiter la question de l’agriculture dans l’Isthme et dans la ville de Panama186. Dans leurs
études, c’est une ville insalubre qui est mise en exergue. Cette insalubrité très caractérisée,
s’illustre dès l’entrée de la ville, c’est-à-dire dans son port. En partant d’une étude très
approfondie des populations de l’Isthme de Panama entre le XVIe et le XXe siècle, Omar
Jaén Suárez souligne qu’à cette période, la ville de Panama était une ville,
« Sin agua limpia y menos potable, ni siquiera para lavar la ropa (lo que se
hace más lejos, en el río Díaz, llamado de Las Lavanderas), rodeada de tierras
bajas y anegadizas en la época de lluvias, de mayo a diciembre, vivero de
mosquitos maláricos, restringida su expansión costanera hacia el este por
grandísimos manglares, la ciudad, en sus menos de 300 hectáreas incluyendo
sus arrabales más periféricos, es, casi siempre, un infierno caluroso, con
182 Juan Carlos SOLÓRZANO R, « Evangelización franciscana y resistencia indígena: dos rebeliones en la fronteraentre Costa Rica y Panamá (Cabagra, Terraba, 1761 y Bugaba, Alanje », Anuario de EstudiosCentroamericanos, Universidad de Costa Rica, 28, (1-2), 2002, p. 58-72. 183 Stephen WEBRE, « Poder e ideología: la consolidación del sistema colonial (1542-1700) », Historia Generalde Centroamérica, Madrid, Sociedad Estatal Quinto Centenario FLACSO, 1993, p. 166-170. 184 Juan REQUEJO Y SALCEDO, « Relación histórica y geográfica de la provincia de Panamá, (1640) », dansManuel SERRANO Y SANZ, Relaciones histórico-geográficas de América central, Madrid, 1908, t. 8., op. cit. 185 Fernández de OVIEDO, Historia General e Natural de las Indias, Madrid, BAE., éd., Atlas, v. 3., 1959, p. 332.186 Sur ce thème, A. CASTILLERO CALVO fournit des détails très importants : « Substancias y economía en lasociedad colonial ».
92
temperaturas promedio de 28°C durante todo el año, que alcanzan hasta 33°C
al medio día y 23°C las noches más templadas. »187
L’absence d’eau potable, les températures très élevées et les moustiques créaient donc
les conditions d’insécurité sanitaire de la ville. En raison de cette insécurité, dans les lettres
des religieux, le plus souvent, la ville était nommée « ciudad de poca salud », « tierra
dañosíssima para la salud de todos universalmente », ou « sepultura de españoles ». Cette
caractéristique est à l’origine du désir de mutation vers d’autres lieux, exprimé par les
religieux en exercice à Panama, ou du désir de ne pas y résider à long terme pour les religieux
en transit. Dans le premier cas de figure, nous nous sommes référés aux évêques, en
l’occurrence, Francisco de Abrego. En 1571, en se plaignant de son salaire, disait-il
insuffisant pour satisfaire ses besoins primaires, il avait écrit au roi pour demander un départ
pour une autre ville (non précisée dans la lettre) où il ferait bon vivre188. Cette demande
n’avait pas été acceptée, puisqu’il était mort à Panama en 1574189. A l’instar de Francisco de
Abrego, Bartolomé Martínez Menacho Mesa, dans une lettre du 2 juillet 1591, avait demandé
au roi un départ de Panama en ces termes :
« Por ser esta tierra de tan mal temple y enferma, suplico a Vuestra Majestad
sea servido de me hacer sacar de aquí para otra parte en que pueda servir a
Dios nuestro señor […]. »190
La suite de cette demande n’est pas connue. Cela dit, en 1593, par décision royale,
Bartolomé Martínez Menacho Mesa fut promu archevêque de la Nouvelle-Grenade comme
l’atteste la lettre de présentation, datée de 1594, adressée à son successeur, Pedro Duque de
187 Omar Jaén SUÁREZ, La población del Istmo de Panamá: Estudio de Geohistoria, Madrid, Agencia Españolade Cooperación Internacional, 1998, p. 252. 188 AGI., Panama, 11, f. 232-233.189 Guillermo ROJAS Y ARRIETA, Obispos que han ocupado la silla de Panamá, Lima, Escuela TipográficaSalesiana, 1929, p. 21. 190 AGI., Panama, 100.
93
Ribera, doyen de l’église cathédrale de Santo Domingo191. Nous n’avons pas pu trouver un
texte qui expose les raisons avancées par le roi à propos de cette promotion. Toutefois, celle-
ci peut se justifier par une récompense de bons et loyaux services comme il était de coutume.
Pour le deuxième cas de figure, nous citons en exemple les jésuites192, car au moment
de leur installation dans la ville de Panama, la question du climat fut au cœur de tous les
débats comme nous le verrons dans le chapitre suivant.
Finalement, au-delà de la présence de prêtres clandestins, apparemment peu intéressés
par la chose religieuse, les activités apostoliques dans la ville de Panama semblaient au point
mort. En effet, les religieux réguliers légaux n’étaient pas nombreux et se souciaient par
ailleurs de s’adapter au contexte mouvant de la ville et de la région. A cet effet, si pour
beaucoup d’entre eux la tendance était d’accourir au port de Nombre de Dios à l’annonce de
l’arrivée d’un navire pour y effectuer des missions, pour les franciscains, par exemple, l’autre
tendance était d’établir à Panama un domicile qui servirait d’hôtel.
2.2 Le domicile franciscain, un hôtel
Le choix de s’appesantir sur le domicile des franciscains s’explique par le fait que
dans les documents de l’époque, ils apparaissent les seuls motivés à faire de leur domicile un
hôtel non pas seulement pour leurs confrères, mais aussi pour d’autres Ordres qui transitaient
par Panama à destination d’autres territoires américains ou de l’Europe.
La description de Juan Bautista Sosa situe ce domicile – la plupart des documents font
allusion à un couvent (convento) – sur la rue de la Carrera, près de l’hôpital et de la plaza
mayor193. D’autres auteurs soulignent que les franciscains furent les premiers à s’installer à
Panama au cours des années 1520, en provenance de Santa María del Darién où ils s’étaient
établi en 1513, accompagnant le conquistador Balboa194. Selon une cédule du 26 mai 1573, ce
n’est que cette année-là que commencèrent les travaux de réamenagement de leur domicile
191 A.G.I., Panama, 237, L. 12, f. 435-436. La copie de cette nomination adressée à l’Audience royale se trouveaux AGI., Panama, 237, L. 12, f. 447- 448.192 Il convient d’indiquer que pour les autres ordres religieux, nous n’avons pas relevé dans leurs requêtesadressées au roi dans le cadre de la réfection de leurs domiciles, l’argument de leur volonté de partir de Panamaen raison de la rigueur du climat. Peut-être, l’avaient-ils fait dans des lettres adressées à leurs supérieurs ; maisnous n’avons pas approfondi nos recherches à ce sujet. 193 Juan Bautista SOSA, Panamá La vieja, op. cit., p. 57.
94
provisoire. A cet effet, le roi leur offrit trois mille pesos tirés de la caisse des biens des défunts
de la Chambre de contractation de Séville195.
Le temps mis (environ cinquante ans) pour réaménager ce domicile peut étonner et
susciter des questions au sujet de la volonté des franciscains de s’établir de façon permanente
à Panama. L’étude de leurs requêtes au roi révèle que dès les années 1570 jusqu’au début des
années 1600, l’un de leurs buts fut de construire un hôtel pour les religieux de passage.
Globalement, leurs demandes tournaient autour de :
1/ l’huile pour éclairer le Saint Sacrement, des ornements, du vin, et des livres pour
célébrer les offices divins196.
2/ remplacement de la structure de bois de leur domicile par une structure de brique.
3/ la construction d’une annexe qui servirait d’infirmerie pour les religieux.
4/ la construction d’une annexe qui permettrait de loger et d’entretenir les religieux
(franciscains ou d’autres Ordres) de passage197.
Avec cette annexe, les franciscains voulaient donner à leurs hôtes la possibilité de se
ressourcer aussi bien spirituellement, que physiquement. Pour cela, ils avaient demandé au roi
l’établissement dans leur domicile d’une infirmerie dotée d’une pharmacie bien garnie, afin de
mieux prendre soin des religieux qui arrivaient malades ou qui le devenaient sur place. Selon
les lettres que nous avons consultées, face aux difficultés de cette infirmerie, les malades
étaient souvent obligés, bon gré mal gré, de se rendre à l’hôpital ou chez des particuliers, ou
encore chez des parents ou des amis pour recevoir des soins.
En demandant une infirmerie pour prendre en charge les religieux de passage, les
franciscains de Panama se donnaient-là une tâche annexe à la doctrine. Au fond, ils voulaient
« ménager » les dépenses des finances royales qui, conformément au patronage royal, se
194 Au sujet de la présence des franciscains dans l’Isthme de Panama, dans sa note de bas de page 119, María delCarmen MENA GARCÍA offre un apport documentaire très important : Sevilla y las Flotas de Indias : la GranArmada de Castilla del Oro (1513-1514), Universidad de Sevilla, 1998, p. 115. Severino de SANTA TERESA
apporte également des données très utiles sur ce sujet dans son Historia documentada de la Iglesia en Urabá yDarién desde el descubrimiento hasta nuestros días, op. cit.195 AGI., Gobierno, Panamá, 229, L. 1, 2. f. 196 En juillet 1574, le roi avait répondu favorablement à cette demande dans une cédule adressée aux officiers definances royales, en recommandant au trésorier de prendre en charge ces besoins pendant une durée de deux ans :AGI., Panama, 236, 2 f, p. 780-781. 197 AGI., Panamá, 103.
95
chargeaient d’assurer le transit des religieux, en les logeant chez des particuliers pour des
sommes exorbitantes198.
Lobbecke Franz et Eduardo Tejeira donnent les détails des six étapes du projet mis en
œuvre entre les années 1570 et 1601199 :
1/ La construction d’une chambre à coucher – d’une annexe – dans l’extrême sud-ouest de
l’enceinte du couvent.
2/ La construction de l’église.
3/ L’agrandissement et l’amélioration de l’intérieur de l’église.
4/ La construction d’un cloître derrière la chambre à coucher.
5/ L’agrandissement du couvent derrière le cloître.
6/ La construction d’un nouveau mur d’enceinte200.
Ce projet est aussi analysé par Mirta Linero Baroni et Beatriz Eugenia Meza
Suinaga201. Selon María del Carmen Mena García, l’annexe, dont le coût des travaux fut
estimé à vingt-deux mille pesos202, voit le jour en 1601. Celle-ci pouvait accueillir une
soixantaine de personnes203.
Le domicile franciscain de Panama avait-il les moyens humains suffisants pour
198 Sur ce point, María del Carmen Mena García cite un exemple dans lequel la Real Hacienda avait dépensé 392pesos pour loger des religieux qui venaient dans la flotte du Général Diego de Ribera. Sauf que dans cetexemple, elle ne mentionne pas le nombre des religieux, ni le nombre des chambres louées, encore moins ladurée de la location. Voir : La ciudad en cruces de caminos: Panamá y sus orígenes urbanos, op. cit., p. 165. 199 Pour Alfredo CASTILLERO CALVO, en 1608, ces travaux n’étaient pas encore terminés. Voir : Sociedad,economía y cultura material, historia urbana de Panamá Viejo, Panamá, Imprenta Alloni, 2006, p. 1062.200 Franz LOBBECKE et Eduardo TEJEIRA, « El convento de San Francisco en Panamá Viejo. Investigacionesarqueológicas y arquitectónicas », Canto Rodado, n°2, Panamá, 2007, p. 101-124. 201 Voir leur article « Conjunto Conventual San Francisco, Panamá Viejo, Panamá (1573 - 1671) », issu du XIIecongrès Latino-américain de pathologie de construction et du XIV congrès de contrôle et de qualité dans laconstruction CONPAT-Colombia, p. 741-750. 202 Dans une lettre du 1er septembre 1579, le roi demande à l’Audience royale de débloquer 200 ducats pour lestravaux dans ce domicile. AGI., Panamá, 237, .L. 11, 1f. p. 133. 203 María del Carmen MENA GARCÍA, La ciudad en cruces de caminos : Panamá y sus orígenes urbanos, op. cit.,p. 165.
96
assumer à la fois les tâches apostoliques et extra-apostoliques qu’il se donnait au cours du
dernier tiers du XVIe siècle et au long du XVIIe siècle ? Nous n’avons pas étudié le rôle de
chaque franciscain dans ce domicile. Toutefois, nous savons que leur nombre n’avait jamais
atteint, ni dépassé vingt204. Nous savons également qu’en 1568, ils avaient chaleureusement
reçu la première expédition jésuite qui allait établir la Compagnie à Lima, au Pérou.
********************
204 D’après une lettre commune des chapelains adressée au roi en 1577, il y avait plus ou moins douze religieuxqui s’occupaient des tâches extra-apostoliques. Cependant, cette lettre ne mentionne pas le nombre des religieuxconsacrés uniquement aux activités apostoliques. AGI., Panama, 103.
97
Entre 1520 et le cours des années 1570, le pouvoir spirituel dans l’Ithsme et la ville de
Panama reste incertain. Les institutions religieuses y donnent un aspect provisoire en matière
d’infrastructures. A Panama précisément, la cathédrale, l’église mère, est en perpétuelle
construction. L’objectif d’établir cet édifice se heurte à la volonté ou la détermination des
évêques de cette période-là. L’édificile, dont Tomás de Berlanga initie les travaux en 1534,
n’est qu’un petit batiment de bois, mal entretenu et présentant, de ce fait, des conditions
d’accueil exécrables pour les paroissiens. Cela constitue l’un des problèmes majeurs à l’action
apostolique du clergé séculier, que les évêques n’ont pas su resoudre. A cela s’ajoute, la
circulation des prêtres clandestins. Avec leur présence due au contexte portuaire de la ville,
Panama donne l’image d’un dépotoire de clercs à la moralité douteuse. Nos interrogations sur
la gestion de ce problème par le roi et les autorités locales de Panama restent en suspens.
Par leur nombre très réduit et leur esprit itinérant, les prêtres réguliers donnent
l’impression d’être instables. Les évêques s’en plaignent et vont jusqu’à remettre en cause
l’action apostolique de ces religieux, qu’ils pensent plutôt voués au commerce. Cette image se
déteint avec la volonté des franciscains de réaménager leur domicile. Ce projet, dont
l’agrandissement de l’église, la construction d’un « hôtel » et d’une infermérie pour les
relgieux de passage, constitue le point saillant qui autorise à penser que les franciscains sont
déterminés à s’installer à Panama. Ceci dit, la réalisation de leur projet a traversé le temps et
amène à interroger leurs conditions de travail et le résultat obtenu.
Si la construction des établissements religieux et la vocation missionnaire apparaissent
ici comme les facteurs qui expliquent l’établissement à tâtons d’un pouvoir spirituel dans la
ville de Panama entre 1520 et le cours de la seconde moitié du XVIe siècle, il convient de
considérer les conditions naturelles de la ville, notamment le climat. Celui-ci a constitué un
véritable motif de départ aussi bien pour les évêques, que pour le reste du clergé, y compris
les jésuites, dont l’installation à Panama s’est faite avec de vives réticences des préposés
généraux.
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Chapitre 3
La complexe implantation des
jésuites dans la ville
« La fin de cette Compagnie n’est pas seulement des’employer, avec la grâce divine, au salut et à la perfection del’âme de ses membres mais, avec cette même grâce, de chercherintensément à aider au salut et à la perfection de celle duprochain. »205
Les moyens d’atteindre ce but à Panama furent envisagés et débattus au sein de la
Compagnie de Jésus à partir de l’année 1568, lorsque la première expédition jésuite destinée à
Lima y arriva en transit. La situation géographique de cette ville, la bienveillance de ses
autorités, la ferveur de ses habitants et les besoins missionnaires amenèrent Jerónimo Ruiz del
Portillo, le chef de cette expédition et futur premier provincial du Pérou, à établir un dialogue
administratif avec le centre de l’Ordre, en vue d’en faire un lieu, c’est-à-dire une terre de
mission.
205 Ignace de LOYOLA, Écrits, op. cit., p. 396.