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L’HUMANITE DES DEBATS
17/01/2009
Lucien Sève dans le texte
Penser avec Marx aujourd’hui. Tome 2 « L’homme » ? (page 510) :
« À première vue, la vie engagée (solidarités proches, témoignage, mouvements sociaux,
action syndicale, militance politique…) ne fait qu’ajouter à l’emploi du temps une activité
spécifique. Prise vraiment au sérieux, celle-ci devient source d’expérience et de culture,
métamorphose le rapport aux autres, élargit le champ des motifs personnels : dans une
aliénation globale persistante, elle est déjà au comptant désaliénation partielle, changeant le
sens du travail social, bousculant les limites de la vie privée. L’insatisfaction même y nourrit
une sorte neuve de satisfaction, exempte en son principe du pharisaïsme de la vie satisfaite.
Dans son meilleur la vie engagée est un début de preuve tangible qu’on peut "faire
l’homme", comme dit Montaigne, tout autrement. La vie engagée aussi a ses contradictions,
voire ses pathologies : fonctionnarisation du militantisme, contamination de ses motifs par
des visées personnelles, aliénation de ses logiques par des intérêts d’appareil… Même
exposée à ces altérations, la vie engagée n’est pas moins l’indice infiniment précieux qu’est
d’ores et déjà présent dans la personnalité ce qui peut l’ouvrir à un autre futur. »
,
Penser avec Marx aujourd’hui. Tome 2. « L’homme » ? (page 300) :
« Si nul "propre de l’homme" ne suffit à expliquer les gigantesques nouveautés du monde
humain, c’est que ces nouveautés n’ont en effet pas été produites par "l’homme", c’est-à-dire
l’individu humain faussement pris pour mesure suffisante de son genre, mais bien par ce
genre lui-même en son ensemble, et voilà qui change positivement tout. Ce qui différencie
d’éclatante manière les hommes des animaux, qu’ils sont pourtant eux-mêmes, ce sont les
propres non pas de « l’homme » mais de l’humanité, c’est-à-dire avant tout du monde
humain où elle réside à titre essentiel. »
(page 560) :
« Le genre humain a surtout avancé jusqu’ici par le colossal sacrifice de vies individuelles -
Marx l’a perçu et dit plus fortement que quiconque. Or le moment point où, à l’inverse, son
avancement va avoir pour premier moteur, en tout domaine, la richesse des existences
personnelles. Davantage : où il va devenir carrément impossible sans leur enrichissement.
Le développement humain durable exige désormais - "exige" n’est pas un terme excessif -
"le libre développement en leur sens" de tous les individus. »
Lucien Sève,
Comment parler de l’homme aujourd’hui ?
Rappel des faits
Rencontre autour du dernier livre de Lucien Sève, où il est question de la nature humaine, de
l’individu, de la société, du capitalisme, et des héritages critiques de Marx, Freud, Nietzsche
et de quelques autres…
Présentant son dernier livre au public (1), le philosophe Lucien Sève rappelait dernièrement
combien « l’anthropologie dominante » joue un rôle clé « dans l’idéologie de défense du
capitalisme ». À l’opposé d’une définition de « l’homme » - conception plus ou moins
explicite de notre humanité qui s’exprime spontanément dans le langage courant comme
dans les théories scientifiques plus savantes -, la « révolution » essentielle de
l’anthropologie, que Lucien Sève attribue à Marx, dépasse de beaucoup la dénonciation de
la fausse liberté de l’individu associée au marché libre capitaliste - celle qu’ont formalisé les
penseurs du libéralisme du XIXe siècle (l’« homo oeconomicus »). Il s’agit avec cette
révolution d’une critique définitive de l’idée même de « nature humaine ». C’est, nous dit
Marx, de la compréhension juste de l’« essence » humaine que dépend une conception enfin
ouverte du mouvement de l’histoire, comme des rapports emmêlés de l’individu et du groupe
social. Quiconque se pose aujourd’hui la question « Qui suis-je ? », ou « Que vais-je faire de
ma vie, et en quoi puis-je la maîtriser ? » est intimement concerné par ce travail à bien des
égards décisif de Lucien Sève qui nous invite à une radicale réévaluation de la dimension
biographique de l’être « homme » ou « femme ». D’un côté, le philosophe déploie son
questionnement dans la lecture de Marx, la filiation matérialiste marxienne, de Politzer à
Althusser en passant par Wallon, Vygostski, Léontiev, sans oublier Bourdieu. D’un autre côté
il confronte son analyse aux grandes pensées qui à des degrés divers ont renouvelé la
conception de l’individu, du « sujet » autonome héritée de la psychologie classique : de
Sartre à Nietzsche, en passant par Freud et Lévi-Strauss, jusqu’aux développements récents
de la primatologie, ou des sciences des « sociétés » dites animales. Comment
l’anthropologie marxienne permet-elle de penser l’individualité dans la société capitaliste
aujourd’hui, ses contradictions, ses tragédies, son dépassement ? Triomphe ou échec de
l’individualisme ? Tel pourrait être le fil conducteur de la rencontre qui réunit ici trois
éminents spécialistes des sciences de l’homme autour du livre de Lucien Sève.
(1) Penser avec Marx aujourd’hui. Tome 2, « l’Homme » ?. Éditions La Dispute (2008), 586
pages, 35 euros.
Voir aussi l’article du philosophe Stéphane Haber, (l’Humanité du 13 novembre dernier).
Comment parler de l’homme aujourd’hui ? Table ronde
Table ronde avec : Bernard Doray, psychiatre, psychanalyste ; Yvon Quiniou, philosophe ; Lucien Sève, philosophe.
Prétexte à notre rencontre aujourd’hui, le livre de Lucien Sève s’intitule « l’Homme » ? Il se
concentre sur la catégorie d’individu, voire de personne. L’ouvrage aurait-il pu être intitulé
« l’Individu » ?
Lucien Sève. Non, car « individu » ne va pas sans « rapports sociaux ». Je pars de ce qu’on
appelle sans malice « l’homme » et j’y mets des guillemets parce que c’est un terme
fantastiquement mystificateur. Disant « l’homme », on voit un individu et on s’imagine que
par là on va comprendre l’humanité : immense erreur. Bien sûr, dans l’individu comme tel il y
a déjà Homo sapiens, donc un fort point de départ d’humanité. Mais sans le monde humain
historiquement développé notre Homo sapiens resterait un enfant sauvage. Là est le décisif
apport de Marx avec sa sixième thèse sur Feuerbach : « L’essence humaine n’est pas une
abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité, c’est l’ensemble des rapports
sociaux. » L’humanité développée de l’individu, exemple : le langage, lui vient du monde
social. On ne voit en Marx qu’un profond penseur du social, mais c’est justement ce qui fait
aussi de lui un profond penseur de l’individualité. « L’homme » est une abstraction
confusionnelle à disqualifier. Althusser l’a bien vu, mais sans voir qu’à partir de là s’ouvre
une perspective anthropologique d’immense fécondité - mon livre est foncièrement
postalthussérien.
Yvon Quiniou. Si Lucien Sève éprouve le besoin de critiquer la catégorie d’homme alors
même que son projet est de nous parler de l’individu, c’est parce que pour pouvoir penser
scientifiquement l’individu, il faut commencer par récuser le concept d’homme en général et
de nature humaine. Dans l’optique d’une nature humaine, l’individu devient une variante
particulière de cette nature, censée nous être donnée originellement, tandis que si on
procède à une critique principielle de la catégorie d’Homme, avec une majuscule, on
débarrasse le terrain pour une compréhension historique, scientifique de l’individu qui passe
par les rapports sociaux. Il me semble néanmoins que Lucien nous propose dans sa critique
un passage à la limite qui mérite discussion. Que devient le corps ? Lucien, en matérialiste,
ne l’ignore pas, mais il ne lui attribue pas de causalité propre et n’en fait qu’un « support » de
la personnalité. Or nous sommes issus d’une évolution naturelle qui nous a dotés de
capacités constituant un fond incompressible de nature biologique.
Bernard Doray. La grande importance de ce livre de Lucien Sève, ce pourquoi je voudrais
lui faire part de ma gratitude, c’est qu’il ouvre des portes devant lesquelles les non-
philosophes restent un peu timides. Il s’en dégage un grand sentiment d’optimisme théorique
pour une anthropologie matérialiste, pour un humanisme pratique matérialiste. Il faut
vraiment mettre au travail la question de l’essence de l’humain. Il a fallu traverser un miroir
pour penser que les hommes ont fait des dieux à leur image et pas le contraire. Un autre
moment de dégrisement pour arriver à la réponse matérialiste moderne avec les Thèses sur
Feuerbach : l’essence de l’individu humain n’est pas une forme à son image, c’est
l’ensemble des rapports sociaux.
Biologie et nature d’un côté, histoire et culture de l’autre, est-ce que vous pouvez préciser
davantage ces relations ?
Bernard Doray. Le matérialiste conséquent se pose légitimement la question de l’essence
de l’essence. D’où vient la rupture avec l’ordre de la nature ? Le livre évoque la question
dans une savoureuse critique de la primatologie continuiste. Je ne crois pas non plus à une
acculturation progressive des grands primates. Notamment à partir de travaux du philosophe
Tran Duc Thao et du statisticien biologiste Philippe Lazar, j’ai cru pouvoir écrire que la
dénaturation en question est née d’un accident banal dans le silence des organes. L’enfant
humain naît prématuré, et il ne déploiera que par la suite sa masse de neurones pour
s’adapter à un conflit mécanique entre le grossissement du cerveau, dont la position érigée
développe de nouvelles capacités, et la torsion du canal obstétrical des mères. La naissance
prématurée n’aurait pas seulement sauvé l’espèce, mais aurait autonomisé la poussée
encéphalique, qui n’est plus calibrée par les os iliaques de la mère, mais par le crâne encore
mou de l’enfant. Cela projette l’enfant dans une matrice sociale, symbolique où il nécessite
des soins. Ce faisant, il ne réalisera pas la totalité de ses programmes génétiques rendus
forclos par l’œuvre de la culture. C’est ce qu’on appelle la néoténie.
Lucien Sève. D’accord avec Yvon Quiniou et Bernard Doray : il y a de la causalité naturelle
dans « l’homme ». Marx est clair sur ce point. Je pense l’être aussi. Quand j’expose une
conception historico-sociale de la vieillesse, je ne minimise pas le rôle du vieillissement
biologique. Mais d’abord la part du donné est chez nous bien plus réduite qu’on ne dit. Le
livre de Mehler et Dupoux, Naître humain (1) plaide pour une nature humaine, mais ce qu’ils
exhibent en ce sens est très élémentaire ; dès qu’on en vient au langage, ils doivent
admettre que presque tout y est acquis. Et les inlassables essais d’identifier des gènes de
l’intelligence ou autres font tous fiasco. De plus, chez nous le biologique est lui-même
largement historique : mon activité cérébrale est avant tout le fruit de ma biographie. C’est ce
qui reste trop incompris : les formes supérieures de l’humain viennent en nous non du
dedans organique mais du dehors culturel. Là est tout l’apport, magnifique et méconnu, de
Vygotski (2). Et il y a plus encore : dans une riche analyse des Grundrisse, Marx montre que
les hommes ont un corps inorganique tout aussi essentiel que leur corps organique : la terre
pour le paysan, ses outils pour l’artisan font partie de lui autant que ses pieds ou ses mains.
C’est le capitalisme qui a dépouillé les hommes de leur corps inorganique en ne leur laissant
que leurs bras pour travailler. Quand on pense être très matérialiste en réduisant l’individu à
son corps biologique, mesure-t-on ce qu’il peut y avoir là d’illusion bourgeoise ? L’idée de
nature humaine est vraiment un piège.
Yvon Quiniou. N’y en aurait-il pas néanmoins deux définitions possibles ? Celle d’abord
d’une nature humaine se développant automatiquement à partir de propriétés biologiques
innées, déterminant nos actes et inégalement réparties chez les individus. Il faut combattre
cette vision, qu’on retrouve dans ce que Sarkozy a dit du caractère « naturel » de la
pédophilie, de la tendance au suicide des enfants ou de la délinquance. Mais il y a une autre
définition possible de la nature humaine, qui est celle de potentialités communes à tous les
individus, lesquelles ne se réalisent qu’à travers l’action du milieu social, donc inégalement
dans une société de classes.
Lucien Sève. Potentialité, c’est très ambigu. Je reprends des exemples d’Aristote. L’homme
qui dort a en lui tout ce qu’il faut pour devenir éveillé : potentialité réelle. Le bloc de marbre
peut devenir statue, mais pas sans le travail du sculpteur : possibilité formelle. Je dis qu’en
nous les possibles sont bien plus formels que réels. C’est la formule de Léontiev : le cerveau
humain ne contient pas d’aptitudes toutes formées, seulement l’aptitude à former des
aptitudes.
Revenons à « l’homme ». En quoi est-il malvenu d’utiliser ce vocable par exemple en
préhistoire ou dans les sciences humaines ?
Lucien Sève. Bien entendu, je ne conteste pas l’usage du concept d’homme pour désigner
notre espèce, ni ce qu’évoque Bernard à propos de la néoténie, j’en parle moi-même. Mais
quand on passe de l’espèce biologique au genre historique, tout change, parce que ce terme
général, « l’homme », escamote des différenciations capitales, notamment de classe, c’est
tout le drame de la pensée heideggerienne du Dasein. Et plus sournoisement encore parce
qu’il efface la distance devenue immense entre individu-homme et monde humain. Là est
l’involontaire mystification de la primatologie actuelle, notamment américaine : on confronte
le chimpanzé et l’homme, en oubliant que derrière « l’homme » individuel il y a l’immensité
du monde humain. Du coup on nous annonce à son de trompe qu’entre animal et homme
« la frontière disparaît ». Et là la mystification devient délibérée : pendant qu’on nous émeut
à juste titre sur le sort des grands singes, on traite les hommes comme des bêtes : c’est la
double face de l’idéologie libérale.
Ce livre recoupe-t-il ou rejoint-il les interrogations du philosophe et pédagogue Yvon Quiniou
ou du médecin et thérapeute Bernard Doray ?
Yvon Quiniou. Comme philosophe et pédagogue, lorsque j’ai à traiter du rapport de la
nature et de la culture, je considère qu’on ne peut éviter de passer par Marx et par la lecture
qu’en propose Lucien Sève : l’homme fait la culture et celle-ci le fait, il se fait donc à travers
elle. Cette idée ouvre la perspective de modifier l’homme et, spécialement, de remédier aux
inégalités de réussite ou de compétence que l’on constate, en agissant sur les circonstances
historiques qui les produisent. Traduit en termes pédagogiques, cela permet de faire
comprendre aux élèves que l’échec scolaire n’est pas fatal puisqu’il n’a pas de fondement
naturel et que ce qu’une histoire antérieure a défait, une nouvelle histoire personnelle peut le
refaire. Il y a là un optimisme intellectuellement justifié.
Bernard Doray. J’ai toujours eu une activité professionnelle assez polymorphe. Par
exemple, nous sommes quelques-uns à inventer des modes d’interventions dites de
resymbolisation qui puisent à une autre éthique que ce que nous voyons dans la psychiatrie
traditionnelle et plus encore dans celle qu’on nous promet, ou encore dans ce que Lacan
appelait l’Humanitairerie. Ce travail se fait ou s’est fait en Bosnie, au Rwanda, au Vietnam
suite à la guerre chimique, en Palestine, avec des sans-papiers en France, en Algérie… Si
l’essence de l’humain est ce que nous disons, alors apparaît bien pertinent notre intérêt pour
ce que nous appelons des généalogies d’actes. Ainsi, lorsque le jour du demi-millénaire de
la conquête de l’Amérique, des Indiens ont déboulonné la statue dconquistador, qui pouvait
imaginer qu’il y avait dans ce geste la détermination du soulèvement zapatiste et par la suite
le premier élan donné au mouvement mondial contre le néolibéralisme, qui a été donné au
Chiapas en 1996, avec la rencontre « intergalactique » ?
Lucien Sève. Je veux dire ici que Bernard Doray m’a mieux que personne incité à lire Freud,
plus et autrement que je ne l’avais fait jadis, quand j’écrivais Marxisme et théorie de la
personnalité. L’apport de Freud, l’intelligence de la subjectivité, c’est de première
importance. Et il faut le défendre contre l’objectivisme fruste qu’on voudrait lui substituer.
Mais je pense voir mieux qu’hier aussi combien cet opérateur précieux est hélas grevé chez
Freud par des vues biologiques et sociologiques caduques dont il faut le libérer.
Précisément, que retenez-vous les uns et les autres de Freud, de ce qu’il nous dit sur
l’individu et, au-delà de Freud, de la psychanalyse, pratique collective et vivante qui n’exclut
pas le retour critique sur Freud ?
Yvon Quiniou. Je ne partage pas toutes les réserves de Lucien Sève au sujet de Freud. Il
faut distinguer deux aspects de son œuvre. Freud est d’abord un psychologue qui entend
mettre en place une science de l’individualité à partir des découvertes que sont l’inconscient,
le complexe d’Oedipe, le rôle de la sexualité et la théorie de l’appareil psychique. D’un autre
côté, on trouve chez lui une anthropologie, c’est-à-dire une série d’extrapolations de la
psychanalyse au champ social, par exemple dans sa théorie de la religion. Dans ce cas, on
peut lui reprocher une lecture psychologisante des phénomènes socio-historiques, qui ignore
leur logique propre. Pourtant il ne faut pas nier ce que l’éclairage spécifiquement
psychanalytique peut apporter à l’intelligibilité de ces mêmes phénomènes : c’est le cas de
sa théorie de la religion comme projection de désirs imaginaires qui, sans constituer le fin
mot de l’histoire, est juste. S’agissant de l’individu, son approche a ceci de commun avec
l’approche marxienne qu’elle nous propose, elle aussi, une genèse, mais opérée à partir du
milieu familial. Dans sa conception de l’appareil psychique, seul le « ça » est naturel, les
deux autres instances, le moi et le surmoi, sont acquises et donc produites par l’éducation.
Ce dispositif conceptuel nous fait comprendre les médiations qui relient les conditions
matérielles de production des individus qu’évoque Marx à l’individu psychologique qui se
socialise d’abord dans son milieu familial et y construit une large part de son identité
subjective. Cela ne contredit pas mais, au contraire, complète et enrichit d’une manière
décisive la conception historique de l’individualité.
Lucien Sève. Je ne suis pas en complet désaccord avec ce que dit Yvon Quiniou. Mon livre
souligne qu’il y a une historicité chez Freud. Mais on ne peut nier que subsiste chez lui l’idée
d’une nature humaine. « Nous avons dans le sang le désir de tuer », écrit-il par exemple à
propos de la guerre, alors qu’en deux générations tout a changé dans l’attitude du peuple
allemand vis-à-vis d’elle. On touche là à une limite majeure de sa pensée : il n’a pas vu que
la « nature de l’homme » c’est essentiellement l’histoire.
Bernard Doray. Il est indéniable que la psychanalyse en gestation a admis beaucoup de
folies. Mais on peut aussi reconnaître dans des spéculations qui prennent parfois leurs aises
avec le simple bon sens l’équivalent de ces « zones prochaines de développement » qui,
pour Vygotski, ont leur raison d’être car elles marquent chez l’enfant le passage des
concepts spontanés aux concepts rationnels. Par exemple, la thématique du traumatisme de
la naissance telle que l’a traitée Otto Rank(3) en 1924 comporte quantité de spéculations qui
peuvent faire apparaître son livre comme une simple série d’intuitions infondées. Pourtant la
question posée nous semble aujourd’hui très importante. C’est notamment celle des
interactions précoces qui ouvrent le très jeune enfant au monde humain. Et puis, il ne faut
pas oublier qu’à la différence de Nietzsche et de Heidegger, la pensée qui a donné le
freudisme était organisée un peu sur le mode du laboratoire scientifique, et c’est cet
ensemble qui est important. Par exemple, Freud reçut suffisamment la provocation
culturaliste naissante et il proposa à Geza Roheim (4) d’étudier le complexe d’Oedipe chez
les Aborigènes d’Australie. Par la suite, des travaux comme ceux de Marie-Cécile Ortigues
au Sénégal (5) au début des années 1960 ont montré qu’à partir de dimensions sociales et
culturelles très différentes on retrouvait une même dynamique propulsive organisée autour
d’un concept plus général que, par exemple, la fonction paternelle. Il s’agit en l’occurrence
de la fonction tierce.
Lucien Sève. À mon sens on défend d’autant mieux la psychanalyse qu’on la désolidarise
d’une anthropologie périmée, d’une culture philosophique très marquée par Nietzsche, avec
qui il y a lieu d’être très sévère.
Pour vous Nietzsche est irrécupérable ?
Yvon Quiniou. Le visage que Lucien retient de Nietzsche c’est son antiféminisme et une
série de thèses anthropologiques qui sont en général occultées par les nietzschéens : ce
qu’il peut y avoir d’apologie implicite, voire explicite, de l’exploitation et de l’oppression dans
la thématique de la Volonté de puissance. Ce n’est pas contestable mais, à la différence de
Lucien, je ne crois pas que cela obère toute la pensée de Nietzsche. Il ne faut pas sous-
estimer ce qu’il y a de matérialiste chez lui dans son approche de l’homme. Il anticipe les
sciences humaines et a voulu mettre en place une science de la morale conçue comme une
production de la vie, hors de toute transcendance, en intégrant le point de vue de l’histoire.
Par ailleurs, il a élaboré une éthique de l’épanouissement vital qu’un communiste peut
s’approprier, à condition de la séparer de son élitisme insupportable qui réserve cet
épanouissement à une élite aristocratique.
Lucien Sève. On nous bassine avec le « surhomme » sans dire qu’il suppose une masse de
sous-hommes. Nietzsche est un penseur esclavagiste, expressément esclavagiste, pourquoi
le dit-on si peu ? Et tout ce dont on peut lui faire mérite, comme sa théorie de la morale, est
vicié en son fond par cette optique. C’est une pensée de droite extrême, moins prénazie
d’ailleurs que néolibérale et antiféministe jusqu’au monstrueux.
Nous parlons déjà de politique. Mais quel est l’enjeu de vos considérations philosophiques
sur l’homme, ou l’individu en la matière ?
Lucien Sève. L’enjeu politique, immense, est de savoir si on peut changer la société, ou s’il
y a une « nature humaine » qui s’y oppose : celle du calculateur égoïste dans un monde
concurrentiel. On nous rabâche qu’ « on ne change pas l’homme ». Mais « l’homme » n’a
cessé de changer dans l’histoire, sinon nous serions encore des animaux. La question c’est :
changer en quel sens ? Or aujourd’hui un capitalisme en folie s’en prend de tous côtés à
l’humanité même des hommes. Il faut lire le bouleversant Ils ne mouraient pas tous mais
tous étaient frappés, de Marie Pezé (6) : le management capitaliste est devenu
« personnicide ». Quand on en arrive au suicide répétitif de salariés sur le lieu de travail,
qu’on donne pour mot d’ordre aux cadres d’entreprise « devenez un tueur », il y a quelque
chose de pourri dans le système. Dire ça n’est pas du pessimisme mais de l’alarmisme. Il
faut sonner le tocsin : le capitalisme est en train de massacrer l’humanitude. Nous autres
communistes avons raté la cause féministe, la cause écologique. Je ne voudrais pas
qu’aujourd’hui nous rations la cause anthropologique. La conclusion de mon livre, c’est que
nous devons absolument engager une vaste bataille pour « sauver la planète homme ».
En quoi cette mise en garde se distingue-t-elle d’une mise en cause morale, éthique ?
Lucien Sève. C’est de l’éthique, et en même temps de la politique au grand sens du mot.
L’humanité comme genre civilisé existera-t-elle encore en 2084 ? La schizophrénie du
capital oblige à se poser la question, non dans le seul abstrait du jugement subjectif mais
dans le concret des résistances et dépassements à engager.
Yvon Quiniou. Je souscris totalement à cette idée développée par Lucien que l’homme a
toujours été produit par l’histoire. À partir du moment où on l’admet, on s’oriente vers cette
autre idée qu’il peut se libérer de ce qui l’aliène, le mutile et que l’homme abîmé peut se
reconstruire, peut s’améliorer, ce qui pose la question du but de l’action politique. On se situe
alors sur le terrain d’un rapport de valeur à la réalité qui n’est pas déductible de l’analyse
purement scientifique du réel. C’est pourquoi, selon moi, il y a une dimension morale à la fois
forte et essentielle dans la critique marxienne du capitalisme et dans son aspiration au
communisme, qui fait de l’homme, avec ou sans majuscule, une valeur primordiale, qui
donne du sens à la politique communiste et nous éclaire sur sa finalité ultime. J’en tire cet
aphorisme : sans la science, la critique morale est impuissante, mais sans la morale, la
science est aveugle.
Lucien Sève. D’accord, sans confondre les plans. Comme dit Marx, la seule fin en soi de
l’histoire, c’est le développement des forces humaines. L’humanité n’est pas une espèce
enfermée dans son destin biologique, c’est un genre qui produit sa propre histoire, pour le
pire ou le meilleur, et cela de façon très peu maîtrisée collectivement jusqu’ici. Nous sommes
à un point critique : enfoncement dans le pire ou décisive ouverture vers un meilleur ? Ne
pas se tromper sur « l’homme » est ici une condition cardinale de lucidité.
(1) Éditions Odile Jacob (2006).
(2) Psychologue et pédagogue russe
(1896-1934). De réputation mondiale, son œuvre est encore mal connue en France en dépit
des traductions éditées notamment par les Éditions Sociales (Pensée et langage, 1985), La
Dispute (Avec Vygotski, collectif, 2002 ; Psychologie de l’art, 2005) ; l’Harmattan (Théorie
des émotions, 2008).
(3) Psychologue et psychanalyste autrichien. Il fut secrétaire de Freud.
(4) Ethnologue et psychanalyste américain d’origine hongroise.
(5) Oedipe africain. Éditions Plon 1966.
(6) Journal de la consultation souffrance au travail 1997-2008. Éditions Pearson, 2008.
Compte rendu de Lucien Degoy