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Lucien Nizard

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política pública - França

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  • LLuucciieenn NNiizzaarrdd ((11993311--11999955))

    Parmi les personnalits qui ont marqu lhistoire du CERAT, Lucien Nizardoccupe une place de premier plan. Il fut aux cts de Jean-Louis Quermonneds les dbuts du laboratoire. Il en assura ensuite la direction pendant plu-sieurs annes, tout en tant responsable de lquipe associe CNRS. Ds ledbut des annes quatre-vingt, la maladie vint prmaturment pertuber unecarrire encore riche de promesses et de projets. Il connut une fin de vie diffi-cile et relativement solitaire.

    Toux ceux qui ont approch Lucien Nizard gardent le souvenir dun personnagehors du commun qui ne laissait pas indiffrent. Dune grande culture, duneextraordinaire curiosit desprit, il savait passionner ses tudiants, mme pourla matire la plus aride. Sous son impulsion, les rflexions thoriques sur ltatprirent un lan dcisif, avant dtre reprises par Bruno Jobert, Pierre Muller etdautres encore. Brillant, parfois charmeur, ctait un homme entier, capablede colres autant que dlans de gnrosit, car ctait aussi un homme decur, dune grande sensibilit.

    Pour voquer sa mmoire, nous avons fait appel deux tmoignages.Lhommage crit par son collgue Paul Leroy lors de sa disparition voque lafois la personnalit de Lucien Nizard et son combat face la maladie. Quant autexte de Robert Fraisse, il na rien dun loge funbre de politesse et de cir-constance. Son auteur, qui occupa des fonctions importantes au Plan, connutet apprcia Lucien Nizard bien au-del de simples relations de travail. Il necache pas son admiration pour celui quil appelle, juste titre, un laboureurdes ides reues .

    HHoommmmaaggee LLuucciieenn NNiizzaarrdd

    Paul Leroy

    Le 27 fvrier dernier [1995], Lucien Nizard, professeur mrite de droitpublic et de science politique, en poste successivement la facult de droitet lInstitut dtudes politiques de Grenoble est dcd.

    Lucien Nizard, arriv Grenoble au tout dbut des annes soixante, pr-sentait la particularit davoir t deux fois agrg de droit public, dabord titre tranger afin de pouvoir enseigner en Tunisie, pays qui reste tou-jours son pays, une seconde fois titre franais aprs son retour et sanaturalisation.

    Russir deux fois ce concours navait pas t pour lui dune extrme diffi-cult. Il tait en effet dot de multiples dons. Il donnait une impression depuissance intellectuelle comme de force physique. Il alliait intelligence,

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    elisa.chDROITS
  • savoir juridique et culture. Il fut alors engag mener une brillante car-rire universitaire denseignant loccasion de laquelle, par sa personnalit,il a marqu ses tudiants, et de chercheur en science politique et adminis-trative. Mais la nature qui, initialement, lavait tant gt, se fit ensuitemartre avec lui. Au cours de ses quinze dernires annes de vie, il a connunon la nuit de lesprit mais lassombrissement parfois profond de ltre. Lasouffrance laccompagna alors pendant de longues annes. Mais lavoirpour compagne lui permit de dvelopper sa force de caractre. Cela appa-rut quand, il y a deux ans, il fut atteint par un cancer. Il laffronta alors,lucidement car il navait pas de doute ni nentretenait dillusion sur la gra-vit de son mal, et sereinement en assumant son sort avec tranquillit.Alors il fut dignit humaine.

    Une personnalit originale vient de disparatre, en la personne dun uni-versitaire souvent admir. Lucien Nizard nest plus. Mais, comme lensei-gne Ren Char, pote quil affectionnait avec celui que nous aimons,nous avons cess de parler et ce nest pas le silence .

    Paul Leroy,professeur agrg de droit public, ancien prsident de lUPMF (1974-1979).

    (Texte publi dans Intercours, journal de lUPMF, numro 235 du 28 mars au 3 avril 1995)

    LLuucciieenn NNiizzaarrdd,, uunn aabbsseenntt ttoouujjoouurrss pprrsseenntt

    Robert Fraisse

    Jai connu Lucien Nizard en 1970, dans une priode o la France frmis-sait encore du choc motionnel quelle stait donn deux ans plus tt (etquelle a du mal dpasser, on le voit dans les crits et dans la politique,comme si un principe de refoulement stait install dans la culture natio-nale depuis la Rsistance, puis la guerre dAlgrie). ce moment-l jassu-rais depuis peu la mise en route du CORDES1, comit scientifique cr en1969 auprs du Commissariat gnral au plan, qui offrait, dans un cadreintellectuel peine plus restreint que son appellation, des contrats derecherche en sciences sociales aux centres publics ou privs de recherche,ainsi quaux chercheurs individuels qui trouvaient une institution prte loger leur projet. Le programme de cet organisme visait prendre lamesure des changements qui traversaient la socit franaise. Son comitaffichait une nette prfrence pour les projets qui portaient le regard au-del des proccupations immdiates des pouvoirs publics. Chaque projet

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  • digne de ce nom tait longuement dbattu puis, souvent, perfectionn parson auteur.

    Lucien Nizard venait soumettre une proposition portant sur la planifica-tion franaise dans ltat. Cette premire rencontre mest reste dans lammoire. Son intention tait une premire danalyser le fonctionne-ment de llaboration dun plan national et il venait sonder la plausibilitdobtenir un contrat portant sur ce saint des saints de lanalyse socio-co-nomique moyen terme qutait alors le Plan. la vrit, il en doutait.Pour ma part, jignorais tout du CERAT. La culture qui rgnait dans lesadministrations centrales ne connaissait pour ainsi dire que lconomie etne savait parler que son langage. Je pris connaissance du projet et jcou-tai son auteur avec un grand tonnement. Comment une approche aussitopique pour la comprhension des ressorts et des difficults des plansfranais pouvait-elle rester ignore des responsables de la planification ?

    Jen informai mes autorits. En pratique, le comit scientifique du CORDEStait souverain, ses avis tant toujours suivis par le Commissaire au plan quien tait le prsident de droit (la prsidence de fait du CORDES tait assurepar son vice-prsident, le directeur gnral de lINSEE, lpoque ClaudeGruson). Ce comit scientifique mais non le Plan, pas encore, cela nedevait se produire quau moins dix ans plus tard commenait alors sou-vrir timidement la sociologie, par la prsence en son sein dAlainTouraine, de Crozier, ainsi que par les enqutes dopinion qui se dvelop-paient dans les bureaux et socits dtudes suite aux travaux de StoetzelPour Bourdieu, en revanche, il fallut attendre. Cependant le milieu admi-nistratif central, dont les experts formaient la moiti du comit, ignoraittout de la science politique. Il est vrai que le projet de Nizard relevait de cequil faut plutt appeler une sociologie politique, il nempche : la discus-sion rvla de la part des conomistes et des reprsentants de ladministra-tion des rsistances que seuls les membres sociologues parvinrent lever.Plus surprenant pour moi, lorsque par la suite le CORDES chercha rpan-dre les conclusions de cette recherche, cette rsistance persista chez unenotable partie des planificateurs . Le rapport issu de cette premireconvention de recherche passe en 1971 avec le CERAT sintitulait pourtant Changement social et appareil dtat : du Ve au VIe plan .

    Les raisons de ce quau dbut je pris pour un ostracisme, je les attribuais linspiration marxienne dont partait Nizard et qui terrifiait les dcideurspublics. En ralit (et mme si lil marxien tait bien lorigine de ce quiavait fourni cette recherche la distance ncessaire), je fus vite convaincuque le problme tait ailleurs. Il avait trait au principe mme du travail deNizard : savoir, observer ltat comme un objet pntrable, au lieu de le

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  • considrer avec rvrence et dans sa posture de sujet souverain actionnantla socit, attitude qui prvalait chez les conomistes ainsi que dans toutela tradition des planificateurs, organisations professionnelles comprises, et,du reste, dans lensemble de la haute fonction publique (il faut dire quelpoque gaullienne avait ressourc avec feu lautonomie de fait dont jouis-sait ladministration sous la IVe Rpublique). Indpendamment de laconnotation marxiste charrie par lexpression, le simple fait de parlerd appareil dtat et non dAdministration (avec une majuscule) taitpour ainsi dire un crime de lse-majest. Certes, Crozier avait montr lavoie en mettant au grand jour sans aucune retenue les bizarreries des orga-nisations publiques, toutefois il ne sattaquait pas au Graal, au mcanismede formation de la normativit et du choix publics. Considrer ltatcomme le rsultat dun processus et non plus comme une structure imma-nente dote dun surmoi collectif peut aujourdhui apparatre banal unscientifique (quoiquen France, peut-tre pas encore tout fait ), maisctait lpoque un renversement bouleversant de la perspective.

    Cependant, le talent finit par triompher. Aujourdhui encore, les pages etla qualit de lcriture de Changement social et appareil dtat ditalors par le CERAT nont pas pris une ride. Malgr les diffrences decontexte celui dalors connaissait le rgne des modles macro-conomi-ques de prvision moyen terme ce texte se lit comme un pas dcisifdans la comprhension du microcosme qua constitu ladministrationfranaise de ltat souverain, bien peu saisie depuis, en dfinitive, ceniveau-l de centralit. Beaucoup de ses notations demeurent dactualit,sagissant par exemple de ces questions embarrassantes que sont la mise enscne de la concertation la franaise ou celle de la production desnormes publiques, ainsi que quelques autres, mme si leur thtre a pourune large part quitt le Commissariat du plan.

    Si bien quun peu plus tard, en octobre 1973, entour dune quipe dco-nomistes grenoblois de haut niveau (de lIREP, principalement), LucienNizard assist par lquipe du CERAT put tre linitiateur et le pivot du col-loque qui se tint Uriage, associant parit luniversit et ladministrationpour aborder un thme nettement largi. Planification et socit , tel futle titre des actes de ce colloque2. Si la socit ny fut, pour lessentiel,approche que par la planification sociale (limite significative de lpoqueet de son conomisme, dont on ne peut pas affirmer quelle ait disparu despolitiques publiques actuelles), le langage des dcideurs tait quant lui reprsent par une large palette de comptences publiques et dexpertsproches de ladministration ainsi que des organisations professionnelles etsyndicales3. Mon souvenir de ce colloque est celui dune occasion rare dedbats compltement ouverts, vifs mais aussi chaleureux (lombre porte

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  • de lanne 1968 planait encore). Lintroduction-synthse rdige parLucien Nizard, par del son apparence fonctionnaliste et systmique,recle une critique impitoyable des prsentations de soi, faux-semblants etcontradictions dune planification alors en plein examen de conscience,comme ltait dailleurs le reste de lappareil dtat ; en mme temps, travers ces contradictions, elle fournit une explication de limpact socialeffectif du processus jadis amorc par Jean Monnet. Dune certainemanire, et pour la dcennie 1970, ce colloque donna le la des inter-rogations concernant llaboration des choix publics moyen terme.

    La suite est plus connue des gnrations ultrieures. Lucien Nizard pour-suivit et amplifia la piste quil avait ouverte. Le CORDES continua soute-nir les travaux des chercheurs quil dirigeait en ce sens avec Jean Leca, qui il stait associ (et dont je ne dcouvris pleinement que bien plus tardlincroyable apport). Jeus Grenoble et Paris des rencontres avec euxdeux dont je garde un vif souvenir. mes yeux extrieurs au milieu de larecherche, la constellation de ces noms autour du CERAT, Quermonne,Nizard, Leca qui jai envie dajouter celui du regrett Yves Barel, lafois proche et solitaire reprsentait, par del ce qui les distinguait, unple singulier, discret et puissant, sans quivalent dans la recherche fran-aise en sciences sociales. (Partout ailleurs avait cours le modle du patronde laboratoire entour de jeunes mules, ce qui, en dehors du mrite de lasimplicit, nallait pas sans difficults). Ce ple produisit la fois unchamp multiforme et une descendance de chercheurs minents. Une traceavait t cre, qui fut maintenue par les successeurs de ces figures ayantentour le berceau du CERAT, parmi lesquels je connus surtout BrunoJobert, Pierre Muller et Franois dArcy. Il nest pas difficile de vrifier queles travaux de ces successeurs auront eux aussi marqu de manire dcisivela connaissance dun tat pris dans la socit et pris dautant plus quilse voit au-dessus delle mais aussi dun tat analys, sujet fictif constam-ment la poursuite dun soi-mme qui ne se trouve pas rduit son dptdans la loi.

    Je suis convaincu que la distance physique qui sparait du pouvoir admi-nistratif et politique parisien cette quipe provinciale dfinitivementanti-jacobine au sens du rejet de lillusion que constituent les thologiesde la raison ne fut pas pour rien dans la capacit permanente du CERAT regarder de lextrieur et dun il froid les [dys]fonctionnements deltat en action, ainsi que les avatars de la puissance publique (mal) dissmi-ne dans le rgional et dans lurbain. Lequel des chercheurs parisiens , ycompris parmi les plus notoires, est-il assur de stre aussi constammentdgag des sductions complexes et souvent paradoxales quengendre enFrance la proximit du pouvoir ?

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  • Peut-tre lorigine de cette trace forte est-elle due, pour une part nonngligeable, un trait qui, chez Lucien Nizard, me frappa ds le premierjour. Nizard ne venait pas au CORDES pour chercher des crdits. Il venaitconvaincre de sa passion pour une manire de considrer ltat. La chaleurquil mettait lexposer et la dfendre tout en tenant compte de vos cri-tiques vous enveloppait. Lart du ngociateur se fondait dans la convictionscientifique, vous ne pouviez pas tre contre. Il faut dire ici que son angledattaque alliant la science politique et la sociologie des groupes profes-sionnels frappait si juste, en plein coeur dune lacune si grande que per-sonne dhonnte et de sens ne pouvait lui donner tort.

    Nizard se levait tt, je crois. Il mavait confi quil ne travaillait bien qulaube. tort ou raison, je souponnais alors quil ne devait pas tre tousles jours facile de travailler auprs de quelquun de sa trempe. Ce labou-reur des ides reues qui venait briser la crote dune raison publique auto-justificatrice tait arriv au bon moment. Plus tard, il me semble, il a ter-riblement manqu. Cependant, le vide de son absence a ouvert une vasteroute.

    1Comit dorganisation des recherches sur le dveloppement conomique et social.

    2Presses universitaires de Grenoble, 1974.

    3Si lon y joint les universitaires extrieurs Grenoble on rencontre parmi les intervenants

    Michel Aglietta, Pierre Bauchet, Alain Bienaym, Louis-Pierre Blanc, Jean Boissonnat,Ren Bonety de la CFDT, Jacques Delors, Paul Dubois, Jacques Fournier, Ehrard Friedberg,Andr Gauron, Claude Gruson, Jack Hayward, Etienne Hirsch, Jacques Lautman, Jean-Louis Moynot de la CGT, Gabriel Mignot, Simon Nora, Michel Praderie, Michel Rocard,Christian Sautter, Claude Seibel, Ezra Suleiman...

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