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Vendredi 17 juillet 2015 – 10 h 56 [GMT + 2] NUMERO 528 Je n’aurais manqué un Séminaire pour rien au monde— PHILIPPE SOLLERS Nous gagnerons parce que nous n’avons pas d’autre choix — AGNÈS AFLALO www.lacanquotidien.fr ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––– –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––– Chers lecteurs, Lacan Quotidien vous souhaite un très bon été et vous retrouvera à la rentrée. L’époque invite à mieux formuler ce que l’état de notre monde suscite en chacun de nous afn d’avancer dans l’approche d’un réel qui nous interroge sur l’humanité. Vous aurez sans doute matière, par vos rencontres, voyages, lectures, à partager vos réfexions sur la gravité du temps, mais aussi sur sa créativité, sa possible légèreté. De même les thèmes de la rentrée du Champ freudien – « Faire couple dans l’inconscient », « Le corps parlant, sur l’inconscient au XXI e siècle » - pourront également vous inciter à nous adresser, durant ce temps qui n’est qu’un suspens, des textes vifs, courts, dont la pointe analytique acérée fait la marque de LQ. PIPOL 7 / « Victime ! » Jouissance et radicalisation* par Éric Laurent Nous pouvons être en accord avec Fehti Benslama lorsqu’il situe la place du discours de la psychanalyse face aux phénomènes réels de radicalisation (1). Il souligne d’emblée l’échec des discours de la psychologie et de la sociologie pour arriver à qualifer ces phénomènes. Du point de vue de la psychologie, les auteurs ne peuvent que constater la très grande hétérogénéité des sujets qui en sont frappés, que ce soit en terme de pathologies, lorsqu’elle peuvent être isolées, en terme de caractères ou en terme de « profls », comme s’expriment ces auteurs. Du point de vue de la sociologie, on rencontre les mêmes diffcultés. Ces sujets peuvent provenir de classes aisées ou pauvres, être diplômés et quelquefois très diplômés, ou pas du tout. Ils peuvent avoir des carrières préalables de petits, moyens ou grands délinquants ou être « inconnus des services de police ». La psychanalyse est bien ce qui aborde un réel, au-delà du point où les discours établis n’arrivent pas à situer le lieu des phénomènes. Nous l’abordons comme un point où se noue la problématique de la religion comme machine à faire sens, mais en sachant qu’elle a

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  • Vendredi 17 juillet 2015 10 h 56 [GMT + 2]

    NUMERO 528Je naurais manqu un Sminaire pour rien au monde PHILIPPE SOLLERS

    Nous gagnerons parce que nous navons pas dautre choix AGNS AFLALO

    www.lacanquotidien.fr

    Chers lecteurs, Lacan Quotidien vous souhaite un trs bon t et vous retrouvera la rentre. Lpoque invite mieux formuler ce que ltat de notre monde suscite en chacun de nous afn davancer dans lapproche dun rel qui nous interroge sur lhumanit. Vous aurez sans doute matire, par vos rencontres, voyages, lectures, partager vos rfexions sur la gravit du temps, mais aussi sur sa crativit, sa possible lgret. De mme les thmes de la rentre du Champ freudien Faire couple dans linconscient , Le corps parlant, sur linconscient au XXIe sicle - pourront galement vous inciter nous adresser, durant ce temps qui nest quun suspens, des textes vifs, courts, dont la pointe analytique acre fait la marque de LQ.

    PIPOL 7 / Victime !

    Jouissance et radicalisation*

    par ric Laurent

    Nous pouvons tre en accord avec Fehti Benslama lorsquil situe la place du discours de la psychanalyse face aux phnomnes rels de radicalisation (1). Il souligne demble lchec des discours de la psychologie et de la sociologie pour arriver qualifer ces phnomnes. Du point de vue de la psychologie, les auteurs ne peuvent que constater la trs grande htrognit des sujets qui en sont frapps, que ce soit en terme de pathologies, lorsquelle peuvent tre isoles, en terme de caractres ou en terme de profls , comme sexpriment ces auteurs. Du point de vue de la sociologie, on rencontre les mmes diffcults. Ces sujets peuvent provenir de classes aises ou pauvres, tre diplms et quelquefois trs diplms, ou pas du tout. Ils peuvent avoir des carrires pralables de petits, moyens ou grands dlinquants ou tre inconnus des services de police . La psychanalyse est bien ce qui aborde un rel, au-del du point o les discours tablis narrivent pas situer le lieu des phnomnes. Nous labordons comme un point o se noue la problmatique de la religion comme machine faire sens, mais en sachant quelle a

  • dans son cur un point de non-sens, de hors-sens. Devant ces phnomnes dautosacrifce, nous saisissons le paradoxe port son incandescence. Les discours tablis faiblissent, plissent, narrivent rien saisir quels que soient leurs efforts dvaluation qui peuvent aller jusquau ridicule dans les profls bizarres et contradictoires qui sont proposs.

    Le second point sur lequel nous pourrions changer est de savoir ce que veut dire cette belle et terrible expression utilise par ces jeunes : venger ma vie . Cette expression prsente, en une premire intention, une quivalence entre venger sa vie et donner du sens sa vie . Fethi Benslama dit justement que ces jeunes narrivent pas qualifer par les discours tablis ce qui se passe exactement dans leur vie, mais lorsquon a loccasion de parler avec des garons ou des flles sur cette voie, cest le sentiment dune impasse, dun vide que nous trouvons. En effet, venger sa vie, cest aussi redonner du sens. Ce donner du sens est au cur du dispositif religieux, Le rel, pour peu que la science y mette du sien, va stendre, et la religion aura l beaucoup plus de raisons encore dapaiser les curs. La science, cest du nouveau, et elle introduira des tas de choses bouleversantes dans la vie de chacun. Or, la religion, surtout la vraie, a des ressources que lon ne peut mme pas souponner. Il ny a qu voir pour linstant comme elle grouille. Cest absolument fabuleux. Ils y ont mis le temps mais ils ont tout dun coup compris quelle tait leur chance avec la science. Il va falloir qu tous ces bouleversements que la science va introduire, ils donnent un sens. Et a, pour le sens, ils en connaissent un bout. Ils sont capables de donner un sens vraiment nimporte quoi (2). Cest ce que montrait trs bien Miquel Bassols en ouverture de la matine des plnires du congrs Pipol 7 (3).

    Fehti Benslama reprend lironie de Canguilhem sur les usages que lon peut faire de la discipline psychologique. En sortant de la facult de Droit, o senseignait lpoque la psychologie, on peut monter la Montagne Sainte-Genevive et arriver au Panthon, ce qui fait rfchir aux destins dexception, dont la discipline devrait plutt rendre compte, ou bien on descend vers la Prfecture de police et son souci de classifer, dhomogniser, de profler les populations . Il note que ces jeunes gens dfent les profls pour venger un Idal bless ; ils retournent vers un idal en voulant devenir un martyr. Sagit-il dun retour lidal, dune voie vers lidal, vers le Panthon, ou bien est-ce une voie vers une jouissance nouvelle, qui dfe les qualifcations par la Prfecture de police ? La jouissance de celui qui sautodtruit et F. Benslama cite des textes trs parlants de jeunes qui se sacrifent : Mes frres, je me suis jur de ne me prsenter devant Dieu et mon matre limam Hussein quen morceaux, dcoup, sans tte et sans mains, pour possder un mrite rel devant le roi des puissants et devant limam Hussein et ses compagnons qui ont sacrif leur vie pour lui (4). Il y a l une jouissance

  • spciale qui permet au sujet de rejoindre alors le nouveau monde dans lequel nous nous trouvons, un monde dans lequel lidal du moi plit, comme dit Lacan, devant la monte au znith de lobjet a, de la jouissance. Le dispositif dans lequel les sujets radicaliss se dplacent est au fond un monde o ce nest pas tellement lidal qui est l, mais dans lequel il sagit de trouver un chemin dans un conglomrat national-tho-scientiste, o les dclarations thologiques passent par youtube, o des mises en scne dune horreur hollywoodienne fondent la loi infexible, sous le vieux nom de Califat, dun tat venir. Nous avons plutt affaire une altration particulire des idaux qui ne tiendrait que par un pousse-au-jouir, un pousse au jouir dune faon nouvelle, qui donne un rfrent nouveau au vieux nom de martyr. Le sens dont il est question ce moment-l passe par la production dun objet irrsorbable dans le dispositif de la civilisation que nous connaissons, par cette jouissance nouvelle.

    Jai trouv trs importante la notation de Rachid Benzine, dans son abord de la lacit facile selon laquelle nous ne savons plus maintenant ce que cest que leffort dtre athe. La position laque se prsente dans le discours europen comme une position par dfaut , comme le disent les conomistes comportementalistes, comme un dfcit. Les dbats sur la lacit sont en un sens un masque pos sur labsence de dbats sur la possibilit de lathisme. Cela pourrait nous suggrer daller lencontre des efforts de notre ami Rgis Debray qui, depuis des annes plus de vingt ans veut introduire lenseignement du fait religieux lcole. Il faudrait plutt y rintroduire lenseignement de ce que cest dtre athe. Il faudrait procder par les exemples des grandes fgures de lathisme, pour nous approcher de ce que a a t un moment donn. Nous nen avons plus la moindre ide. Rintroduire cet enseignement ou lintroduire rendra service aux lves des coles, de la mme faon que, dans la littrature, on enseigne, grce Dieu, Verlaine et Rimbaud, cest--dire des paroles de fous, de dlirants, dhomosexuels, de drogus tirant des coups de feu passionnels, dont les textes magnifques ont donn des points daccrochage la jeunesse perdue, leur donnant des mots pour nommer les expriences innommables quils pouvaient traverser.

    Jai aussi trouv trs important laccent mis par Rachid Benzine sur la faon dont le sujet religieux ne vit pas seulement le texte, il vit dans un temps particulier. Loprateur qui donne sens nest pas seulement la vrit, cest aussi le temps. Si nous reprenons la distinction de Sein und Zeit, nous vivons non seulement dans la dimension de ltre, mais dans celle du temps, et ce dernier est dterminant dans notre rapport au rel. Il nous faut en effet penser : quest-ce qui fait que la temporalit dans le discours de lIslam ramne lorigine et que les mouvements de radicalisation ont toujours inclus dans leurs diffrentes variantes la

  • temporalit du retour lorigine ? Cest un point que Fehti Benslama souligne plusieurs fois dans son livre et quun auteur comme Bernard Lewis na pas manqu non plus de mettre en valeur : Confronts une crise majeure dans leur histoire, les Ottomans formulrent la question autrement : En quoi nous sommes-nous tromps ? Commenc au lendemain mme de la signature du trait de Karlowitz, le dbat revtit un nouveau caractre durgence aprs Kk Kaynarca et, en un sens, se poursuit encore aujourdhui. [] Pour la plupart dentre eux, la source de tous ces maux tenait au fait quon stait cart des bonnes vieilles traditions, musulmanes et ottomanes, auxquelles il sagissait maintenant de revenir. Ce type de diagnostic et de remde est encore largement rpandu au Moyen-Orient. (5). Cest pourquoi je trouve particulirement prcieux le judo avec ce mouvement du retour quopre Rachid Benzine lorsquil se livre une exgse anthropo-existentielle qui veut faire rsonner chaque terme de la langue du Livre dans toutes les harmoniques dont disposaient ceux qui en taient les destinataires. Il djoue ainsi toutes les interprtations simplistes et les nombreuses confrontations amis/ennemis du Coran sont chaque fois renvoyes aux subtilits de la politique des socits bdouines-tribales et aux mtaphores de leur posie que savait faire rsonner la langue du Prophte.

    En ce sens, le temps juif, qui est centr sur le messianisme, le temps chrtien, qui est centr sur lattente de la fn des temps, mais diffre, et le temps musulman, ont des faons trs diffrentes dtre plongs dans ltre. Nous ne pouvons nous contenter dvoquer un rapport au texte, au livre, lcrit qui serait commun. Cette dimension du commun doit tre spcife par un rapport distinct au temps.

    Cette dimension spcifque du temps, du retour lorigine, est sans doute mettre en rapport et distinguer des effet spcifques de la radicalit du Un de lIslam. Cest ce que Claude Lvi-Strauss, la suite de lexprience de la partition entre lInde et le Pakistan, et le choix dun tat fond sur une appartenance religieuse, dcrivait comme langoisse du Un engendre par lIslam des radicaux. Le Prophte les a placs dans une situation de crise permanente, qui rsulte de la contradiction entre la porte universelle de la rvlation et ladmission de la pluralit des fois religieuses. Il y a l une situation paradoxale au sens pavlovien, gnratrice danxit, dune part, et de complaisance en soi-mme, de lautre, puisquon se croit capable, grce lIslam, de surmonter un pareil confit. (6) Il notait le rapport entre cette angoisse propre aux contradictions de lunit de lOumma et laction toujours au prsent, urgente, quelle implique, puisque radicale. Ces anxieux sont aussi des hommes daction ; pris entre des sentiments incompatibles, ils compensent linfriorit quils ressentent par des formes traditionnelles de sublimation quon associe depuis toujours lme arabe : jalousie, fert, hrosme. Mais cette volont dtre entre soi, cet esprit de clocher alli

  • un dracinement chronique (lUrdu est une langue bien nomme du campement), qui sont lorigine de la formation du Pakistan, sexpliquent trs imparfaitement par une communaut de foi religieuse et par une tradition historique. Cest un fait social actuel, et qui doit tre interprt comme tel. (7)

    Le fait social actuel dont il tait question en 1955 est bien diffrent de ce dont il sagit aujourdhui dans la radicalit, mais dans le rapport entre radicalit et jouissance, on retrouve ce double bind si diffcile dnouer quapercevait Lvi-Strauss du point de vue des radicaux pakistanais, une mthode pour dvelopper dans lesprit des croyants des confits insurmontables, quitte les sauver par la suite en leur proposant des solutions dune trs grande (mais trop grande) simplicit (8). Jouissance radicale et paradoxale du Un.

    * Ce texte prolonge larticle "L'inconscient, c'est la politique", aujourd'hui (Lacan Quotidien n 518, 23 juin 2015) et poursuit les dveloppements quric Laurent y apportait partir de "lvnement de corps" dans lOumma, tel que Jacques-Alain Miller la introduit dans La Common Decency de lOumma ( Lacan Quotidien n 474, 7 fvrier 2015).

    1 : Fethi Benslama et Rachid Benzine taient les invits de la table anime par Marie-Hlne Brousse, Antonio Di Ciaccia et ric Laurent, sur le thme Radicalisation , organise en plnire lors du congrs de lEuroFdration PIPOL 7, Bruxelles, le 5 juillet 2015.2 : J. Lacan, Le Triomphe de la religion, Paris, Seuil, coll. Paradoxes de Lacan, 2005, p. 79-80.3 : Cf. extraits de lintervention de Miquel Bassols, La technique, la religion et leurs victimes , Lacan Quotidien n 525 , 8 juillet 2015 ; texte intgral paratre dans Mental.4 : Benslama F., La Guerre des subjectivits en Islam, Paris, Lignes, 2014, p. 75.5 : Lewis B., Que sest-il pass ? L'Islam, l'Occident et la modernit, trad. Jacqueline Carnaud, Paris, Gallimard, coll. Le dbat, 2002, p. 36-37.6 : Lvi-Strauss Cl., Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 481.7 : Ibid., p. 484.8 : Ibid, p. 482.

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    Victimes sacrificielles

    par Rginald Blanchet

    Il ny a que les martyrs pour tre sans piti ni crainte. Croyez-moi, le jour du triomphe des martyrs,

    cest lincendie universel. Jacques Lacan, Lthique de la psychanalyse.

    Phnomne ultra-minoritaire en Occident et dans les socits islamiques elles-mmes, ainsi que le relve Farhad Khosrokhavar, le djihadisme nen exerce pas moins une force dattraction tonnante. De presque partout Europe, Moyen-Orient, Afrique du Nord, tats-Unis, Pakistan des jeunes viennent lutter contre le rgime impie des alaouites en Syrie (on estime leur nombre environ 10 000, dont quelques centaines de chaque pays europen et un millier de Tunisiens...). Ils ont accept daller lutter contre le taqut (lidoltrie mondiale incarne par des rgimes complices de lOccident) et de mourir pour la cause sacre de lislam. (1) En son

  • centre, la violence extrme mise au service de la guerre sainte . Tel est le mot dordre de ce totalitarisme religieux dont le projet est dtablir une socit soumise totalement Dieu : Tout rgime politique, toute doctrine qui fonde la lgitimit dans le peuple relve de lidoltrie et du blasphme ; Le nom de cette idoltrie, cest la dmocratie, et son lieu, lOccident ; Lune et lautre sont combattre et anantir. Linstitution du califat et son extension territoriale, cest la stratgie mise en uvre par ltat islamique (Daech) afn dtablir la socit islamiste. La violence ultra, la guerre et la tuerie, mais dsormais aussi ladministration des populations places sous le contrle de lorganisation djihadiste, en constituent les moyens tactiques.

    Lislam djihadiste est aujourdhui la seule religiosit majeure qui prne la violence sacre et la victimisation volontaire (2). Cest, en effet, comme martyrs que les jeunes djihadistes se dvouent la cause sacre et quils infigent la mort. Cest comme victime lue entre tous de la socit occidentale que le jeune djihadiste sannonce. Le rapport est avr, note le sociologue, entre le djihadisme et le sentiment de lexclusion sociale (3). Cest comme dfenseurs de la communaut opprime et agresse de lOumma quils se dressent. Ils optent pour le sacrifce suprme.

    La tuerie djihadiste se veut meurtre sacr, acte sacrifciel. Cest l ce que prne le discours thologique de lislam djihadiste, ce que confrme aussi le choix de ses cibles, ce que met en scne encore sa propagande. Il nest que de rappeler la vido, qui a fait le tour du monde en 2014 en forme dexaltation, de lgorgement des 21 coptes gyptiens sur le bord de mer libyen (4). Lvocation rituelle est au premier plan. La scnographie flme de lgorgement na pas dautre signifcation. Lallusion est claire au sacrifce abrahamique, paradigme de la soumission totale au Dieu unique et aussi de la religion de lpe dont la lame est pour toujours sur la gorge des mcrants (5).

    Dans les attentats-suicides, qui constituent lautre forme majeure de la tuerie djihadiste, cest le hros-martyr qui soffre directement comme objet du sacrifce la Cause sacre. Mais cest toujours comme pur instrument du commandement sacr de tuer que le hros-martyr se commet tuer. Cest mme comme dj mort lui-mme quil se voue tuer. Par cette mort glorieuse qui a valeur de conscration, soit dextraction de sa condition profane, voire de profan, il rachte son existence infmante dlment de la population surnumraire de la socit (Hannah Arendt) (6). Dans linstitution discursive que constitue le rituel sacrifciel, un objet est prlev de la sphre des changes humains pour tre offert au dieu, cest--dire affect

  • son service, entendons sa jouissance. Cest ce que ralise sa destruction (7). Marcel Mauss y voit lacte essentiel du sacrifce (8). Dans la mort, le combattant djihadiste se constitue en objet sublime rendu propre la jouissance divine.

    Mais, dans le massacre auquel il se livre, cest encore un autre objet quil offre la jouissance de la divinit. Cest lobjet odieux : lobjet impur. Il a nom lapostat et lhrtique musulman, lidoltre et limpie occidental. Dieu jouit aussi de ces victimes immondes. vrai dire cest leur jouissance immonde dimpie qui lui est comme telle donne en offrande. Cest ici que la jouissance de Dieu savre totalitaire : elle se nourrit de tous les objets, nobles et ignobles. Cest sans doute l, peut-on prsumer, que rsiderait le ressort de la fascination quexerce la Cause sacre sur les candidats au djihad : soit de rencontrer labsolu dune jouissance qui absorberait ltre de lunivers. Le vertige de lannihilation dans lAutre divin prouv par le djihadiste au titre de raliser lui-mme lobjet de sa jouissance senregistrerait chez le sujet comme phnomne de corps. Autant dire que, dans sa posture de sacrifcateur et de martyr, ce dont jouit le djihadiste, cest de la jouissance divine elle-mme, cest de Dieu lui-mme. De l, la rcurrence systmatique de la thmatique du Paradis comme fnalit de son action dans le rcit pique que le radicalis veut bien en donner.

    Le djihadiste se voue tre linstrument du commandement divin, commandement absolu et totalitaire. Le lien social auquel il se ddie est le lien religieux, soumis strictement aux prescriptions littrales de la charia. Cette soumission la Loi, sa lettre seule puisque la loi au sens du fondamentalisme djihadiste nadmet de lecture que littrale lexclusion de toute interprtation, implique son horizon immdiat Lacan lenseigne , le sacrifce [...] de tout ce qui est lobjet de lamour dans sa tendresse humaine , cest--dire proprement parler son meurtre (9). Les tueries djihadistes, mais aussi les dprdations auxquelles ils se livrent sur les uvres dart de la civilisation, sautorisent de la soumission totale la volont de Dieu, sa loi telle que le Coran et les textes secondaires de la Tradition (les hadiths) ldictent.

    Cette volont de sacrifcation doit tre dite volont de jouissance. Ce qui est joui dans ce littralisme de la loi qui abolit le sujet, cest un objet pulsionnel : la voix de Dieu. Cest elle qui vocifre dans le cri emblmatique du tueur djihadiste Allah akbar ! lanc dans le parachvement de son acte. Ici, il nest pas question de la foi du croyant. Il est question du commandement qui doit tre obi du fait seul dtre commandement, cest--dire du fait dtre crit, de se rduire la lettre. La lettre, prcisment dans sa mutit scripturaire, indexe donc

  • linstance de la voix : de la voix qui enjoint, qui tonne, qui menace, qui terrorise et qui anantit. Cest la voix du Dieu de lislam djihadiste et de sa jouissance sacre : celle qui demande la soumission totale et ordonne le sacrifce universel, celle qui se jouit dans la tuerie. Cest celle prcisment de lultra-violence comme plus-de-jouir rcupr dans la cruaut.

    Ce texte est une version rduite de lintervention de Rginald Blanchet au Congrs de lEuroFdration de psychanalyse qui sest tenu les 4 et 5 juillet 2015 Bruxelles.

    1 : Khosrokhavar F., Radicalisation, d. de la Maison des sciences de lhomme, Paris, novembre 2014, p. 47.2 : Ibid., p. 149.3 : Ibid., p. 25. Il y va l de la culture dun sentiment intense de victimisation au fondement des mobiles de lengagement djihadiste. 4 : Ibish H., The ISIS Theater of cruelty , The New York Times, 18 fvrier 2015.5 : Dclarations de Abou Moussab al Zarqaoui alors dirigeant de Al Qada, au moment de commenter lgorgement du journaliste amricain Daniel Pearl en 2002 au Pakistan (le premier tre flm et diffus sur internet), cites dans gorger pour nier lhumanit et semer la terreur , LOrient Le Jour, 17 novembre 2014.6 : Ogilvie B., Lhomme jetable , d. Amsterdam, Paris, 2012, p. 133.7 : Hubert H. & Mauss M., Essai sur la nature et la fonction du sacrifce (1899), in Marcel Mauss, Les fonctions sociales du sacr. uvres I, Paris, d. de Minuit, p. 237.8 : Ibid., p. 203-204 : Consacrer un objet la divinit, cest le sacrifer, cest--dire le dtruire. Lobjet ainsi dtruit est la victime , et le sacrifce, lacte de sa destruction. 9 : Lacan J., Le Sminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, p. 247.

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    Le S1 lenvers de la carte bancaire

    par Marina Frangiadaki

    La semaine dernire, au parlement europen, Tsipras, le premier ministre grec, a cltur son discours en citant Antigone de Sophocle, qui nous a appris qu'il y a des heures o la loi suprme qui l'emporte sur celle des hommes est celle du droit, de la justice des hommes (1). Il sagit srement dun exemple supplmentaire de sa malice , selon lexpression si juste de Jacques-Alain Miller, utiliser dans ce cas-l les semblants. Mais cela ne rvle-t-il pas galement la confrontation de deux discours au parlement europen, qui devient de plus en plus le lieu dexpression dun seul discours, celui dun capitalisme sauvage ?

  • Le mme jour, Manolis Glezos, doyen des eurodputs grecs, sest adress au prsident du parlement europen, Martin Schulz, en citant Les suppliantes dEuripide : , , . , , tranger, tu as dbut par une erreur, en cherchant un tyran dans ces lieux. Cette ville ne dpend pas dun seul homme, elle est libre ; le peuple y commande son tour, et les magistrats sy renouvellent tous les ans ; la prpondrance ny appartient pas la richesse, et le pauvre y possde des droits gaux (2).

    Et il a continu avec une citation de Saint Thomas d'Aquin : Timeo hominem unius libri , Je crains lhomme dun seul livre . Manolis Glezos nest pas nimporte quel politicien. Cest un rsistant de longue date. Il tait lun des deux jeunes qui a pu, pendant l'occupation allemande en Grce, monter par un tunnel secret sur l'Acropole pour faire descendre le drapeau nazi et le remplacer pas le drapeau grec. Trs jeune alors, il a dj t une Antigone moderne prte mourir pour la justice des hommes . Actuellement, du haut de ses 93 ans, dans un style qui peut sembler naf, il dnonce la rupture de lEurope des technocrates avec ledit esprit europen bas sur lEsprit des Lumires, de la dmocratie et de la Rpublique. L un seul livre de lEurope nest-il pas actuellement celui des fnances ? Les Franais le savent trop bien, le grec ancien et le latin nont plus de place dans lenseignement moderne.

    Dans un style bien diffrent, un autre politicien grec, Theodorakis (il ne sagit pas de Mikis Theodorakis le clbre compositeur engag, mais de Stavros Theodorakis, jeune journaliste propuls sur la scne politique, qui a cr un parti politique accus dtre fnanc par des oligarques) a dclar dans une interview donne la semaine dernire au Corriere de la Sera : avec les banques fermes, on a priv les grecs de leur identit. Ta carte bancaire, cest ton identit (3).

    Nous nous trouvons lenvers du S1 en tant que carte de visite (4) avec laquelle le sujet circule dans le monde dont Lacan parle dans son Sminaire XVII. Jacques Lacan nous enseigne que le discours analytique donne toute sa dignit au S1.

    ce titre, un article dans un journal grec sur lquipe de foot des SDF grecs a attir mon attention. Lexistence des SDF ( sans domicile fxe ) en Grce est un phnomne relativement nouveau, produit de la crise et du dclin des rseaux familiaux. M., la seule femme de cette quipe de foot dclarait : cette quipe est une occasion pour moi. 11 ans, linstit ma interdit de jouer au foot. Pendant des annes jai essay de devenir comme les autres flles, de mintresser aux belles coiffures et au vernis ongles, de mhabiller dune faon fminine. Ici tout le monde maccepte comme je suis. Je suis M., jaime le foot et je joue comme center-back [arrire central] . Ce sujet na srement pas de carte bancaire, mais elle utilise ses S1 afn de soutenir sa propre solution symptomatique.

    Actuellement, et plus que jamais en Grce, a vaut la peine de parier sur les S1 et pas sur sa carte bancaire.

    1 : http://blogs.mediapart.fr/blog/brudes/140715/tsipras-en-antigone & http://www.breitbart.com/national-security/2015/07/09/world-view-greeces-alexis-tsipras-compares-himself-to-the-tragic-antigone/2 : http://syriza-fr.org/2015/07/07/le-logos-de-manolis-glezos-au-parlement-europeen-face-aux-outrages-de-martin-schulz/ 3 : Ora, con le banche chiuse, come se avessimo privato i greci delle loro carte didentit. La tua carta di credito il tuo documento. Senza carta di credito non scarichi neanche una App gratis. una sorta di privazione di diritti umani moderni http://archiviostorico.corriere.it/2015/luglio/08/usciamo_dall_Europa_addio_democrazia_co_0_20150708_c7faf148-2533-11e5-8aa7-45894c0c4ec4.shtml4 : Cf. Lacan J., Le Sminaire, livre XVII, LEnvers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 209.

  • COURRIERFouzia Liget crit Lacan Quotidien :"Je souhaite attirer votre attention sur l'article d'Antonio Di Ciaccia, "Sur la radicalisation", paru dans Lacan Quotidien n 527 .J'ai t choque de lire le passage suivant : "Et dautre part, les musulmans vivant en Occident se tournent toujours plus vers ces idaux (...)". Il me semble, ici, qu'Antonio Di Ciaccia fait un amalgame dangereux entre les musulmans (cette gnralit me choque. On sait combien les gnralits sont dangereuses et fausses) et les jeunes occidentaux qui se tournent vers le phnomne du djihadisme. Il a t rappel lors de la table ronde laquelle Di Ciaccia fait rfrence que la majorit des jeunes qui se tournent vers ces idaux sont des jeunes entre 16 et 21 ans, ns en France, majoritairement convertis et sans aucune connaissance religieuse. De purs produits de l'Occident donc. C'est pourquoi cette formule, "Les musulmans vivant en Occident..." ne convient pas. J'ai envoy un mail Antonio Di Ciaccia pour lui faire part de mon tonnement. suivre.

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