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L'imagination, à bon droit? par le Doyen Gérard Cornu Professeur à l' Université Panthéon-Assas Paris II les Éditions Thémis 1111 Université de Montréal liiiJ Facult' de droit 1998

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L'imagination, à bon droit?

par le Doyen Gérard Cornu Professeur à l'Université Panthéon-Assas

Paris II

les Éditions Thémis

1111 Université de Montréal liiiJ Facult' de droit

1998

Données de catalogage avant publication (Canada)

Cornu, Gérard

L'imagination, à bon droit?

(Conférence Albert-Mayrand; 2e)

2e Conférence Albert-Mayrand présentée le 6 oct. 1998.

ISBN 2-89400-119-3

1. Droit. 2. Imagination. I. Titre. II. Collection.

K235.C67 1999

Composition : Cécile Dubeau Graphisme : Claude Lafrance

340' .11 C99-940747-3

Les Éditions Thémis reconnaissent 1' aide financière du gouvernement du Canada par l'entrenyse du Programme d'Aide au Développement de l'Industrie de l'Edition pour leurs activités d'édition.

On peut se procurer le présent document aux

Éditions Thémis Faculté de droit Université de Montréal C.P. 6128, Succursale Centre-ville Montréal, (Québec) H3C 3J7 Téléphone : (514) 343-6627 Télécopieur : (514) 343-6779

Tous droits réservés © 1999 - Les Éditions Thémis Inc. Dépôt légal : 3e trimestre 1999

Bibliothèque nationale du Canada Bibliothèque nationale du Québec ISBN 2-89400-119-3

L'imagination, à bon droit?*

Gérard CORNU**

On prête d'emblée aux romanciers et aux poètes une imagination dont ils sont riches, en effet, dans la surabondance, mais, sans aller jusqu'à dire que le droit ouvre la porte de l'ennui, on ne crédite pas volontiers les juristes du même pouvoir. C'est pourtant en évoquant le sourire d'Albert Mayrand où règne encore, dans le pur éclat de l'humanisme, toute la malice que la bonté autorise, que m'est venue l'imagination du sujet. C'est à lui, haute figure de la communauté des juristes, que je dédie ces quelques mots d'essai sur un thème qui n'existe pas, dans la ferveur de mon admiration et la crainte vive - quel gâchis ! - de ternir le sujet qu'il m'a inspiré. En lui adressant mon salut, je me tiens en pensée devant lui, comme il était hier devant la treille d'une maison du Poitou où il était venu nous visiter.

L'imagination est partout dans le droit, mais elle n'est jamais nommée. Sans doute est-ce parce qu'elle emprunte tous les visages sans jamais dévoiler le sien, maîtresse habile, occulte et souveraine. C'est en elle que se trame la fraude et par elle, au plus fin, que la fraude se déjoue; c'est elle qui irrigue la plume des juges lorsqu'ils cisèlent les motifs de leurs décisions, elle qui suggère aux avocats leurs moyens, souffle aux auteurs des idées d'ouvrage et aux législateurs des projets de réforme, elle

* «La feinte est un pays plein de terres désertes», Jean de la Fontaine.

** Professeur émérite de l'Université Panthéon- Assas (Paris Il).

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qut Inspire au commerce ses stratagèmes, à la finance sa stratégie, à la chicane ses subterfuges et à Scapin ses fourberies.

Pourquoi donc n'avoir pas célébré cette magicienne aux mille tours, dans le creuset même d'où sort le droit ? Sentit-ce parce que l'Utopie de Thomas Morus, dressant le plan d'une République idéale n'est pas devenue «infailliblement réelle>>, contrairement à ce qu'avait rêvé l'illustre Chancelier martyr de cette «idée ingénieuse» qui devait procurer à tous, «dans toute la douceur imaginable», «une félicité complète»! ? Serait-ce parce que certains - parmi les plus sages - 1' ont stigmatisée ? Pascal - qui était voyant là-dessus - en a fait dans une page célèbre une critique radicale : «cette maîtresse d'erreur et de fausseté est d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours.» Elle est «1 'ennemie de la raison»2.

Pourtant, n'y aurait-il, dans l'imagination, que «la puissance superbe» (entendons orgueilleuse) qui aveugle nos sens3 et déforme la réalité ? Elle enfante des chimères, pas toujours des monstres. Il advient que la fiction surpasse la réalité. Quand elle enflamme notre curiosité, elle attise la recherche.

C'est là-dessus cependant que la critique peut rebondir et 1' imagination encourir le procès de jeter sa force à 1' opposé du droit. «Je veux délirer>> chantait Anacréon entre deux odes et

Sir Thomas MORUS, L'utopie, traduite en français par M. Gueudeville, A. Lei de, Pierre Vander Aa, MDCCXV.

2 Blaise PASCAL, Pensées, par Ernest Havet, Paris, Librairie Delagrave, 1918,

art. III, 3, p. 31. Voir aussi Michel Eyquem de MONTAIGNE, Essais, par

Pierre Villey, réédité sous la direction de V.-L. Saulnier, 3e éd., Paris, P.U.F., 1978.

3 Jusqu'à créer le fait «Fortis imaginatio generat casum», cité par M.E. de MONT AIGNE, op. cit, note 2.

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deux vins4. Serait-ce, raisonnablement, la vocation du droit? Quoi de commun entre la folle du logis et la sagesse qui veille auprès du droit ? L'imagination déborde, légère, exubérante, débridée, fantasque, échevelée. Le droit gravement borde, bride, modère, ordonne, contient. Elle est extravagante, passionnée, frivole, ludique, lui pudique, sérieux, sobre, neutre, mesuré. Tout les oppose en apparence, le droit régleur, elle déréglée. Imagination se fit «phantasie» en allemand. Elle est enfant de Bohème. A-t-elle jamais connu de loi ?

Au demeurant, ce n'est pas la légistique contemporaine qui, à suivre ses inclinations, va racheter l'imagination. Dans la façon moderne de faire des lois, on veut être scientifique. Pour les élaborer, il faut tous les repères objectifs que fournissent la sociologie et l'économie, enquêtes, sondages, statistiques, bilans, chiffres, bref des données réelles et non imaginaires. Subjective, l'imagination aurait tôt fait d'être arbitraire, et l'on n'a sans doute pas tort de se méfier des faiseurs de projets bizarres et saugrenus, ceux que Rabelais - qui s'y connaissait- nomme joliment «coquecigrues». Aujourd'hui, la littérature juridique charrie beaucoup d'élucubrations téméraires dont les auteurs embrassent le risque d'écrire n'importe quoi n'importe comment. Entre imagination et droit la cause serait­elle donc entendue sur un verdict d'antinomie ?

Il ne suffirait sans doute pas de prononcer entre les deux le mot qui les réconcilie, puisqu'aussi bien .«metron» en grec signifie tout à la fois «mesure» (amie du droit) et «vers» (fruit de poésie) et l'on goûte en effet les poètes, maîtres es quintessence, qui savent, dans leur verbe, discipliner leur verve. II y a aussi de la modération louable dans 1' art, comme on peut espérer qu'il entre, dans le droit, un peu de la voyance de 1' art.

4 Anacréon DE TEOS, Odes, traduites en français par M. Redarez-Saint-Remy, Paris, Hachette, 1854, XXII.

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Sans doute n' ~st-il pas davantage convaincant d'invoquer Balzac qui, pour avoir été clerc d'avoué puis de notaire, fut romancier beaucoup plus que juriste en son génie, ni même, plus haut que lui, Montaigne l'enchanteur, débordant d'érudition vagabondes. De Victor Hugo même n'a-t-on pas avancé, en évoquant l'auteur du Code, qu'il était le «Napoléon du théâtre en vers» ? Ces rencontres sont trop étrangères à la vie profonde du droit pour en faire un signe. Pour cette même raison, on n'ira pas se tromper à l'évocation journalistique des troublantes anticipations du droit-fiction. C'est, on le sait, un genre médiatique en grande vogue aujourd'hui, pour ses pourtant médiocres scénarios terrestres ou extraterrestres, autour de la vie et de la mort. On y glane surtout le petit plaisir, parfois morbide, de se faire un peu peur.

Cependant, d'autres signes seraient plus encourageants. Manifestement, l'imagination est, depuis longtemps déjà, présente dans le droit. Revenant à Pascal, on pourrait évoquer ce par quoi, disait-il, la justice estime nécessaire de frapper 1' imagination de ses sujets pour asseoir son prestige et forcer le respect, «les robes rouges» dont elle affuble ses magistrats et «l'hermine dont ils s' emmaillotent»6. De son côté, le trésor coutumier des adages, dans leur verdeur toujours nouvelle, donne, du droit, une vision imagée. Le droit se dit aussi en métaphores dont nous aimons tous la fraîcheur, Albert Mayrand le premier. Mais le faste de la justice n'est qu'un décor, et la saveur langagière des maximes un pittoresque d'appoint.

5 Très sensible «aux secousses de nos imaginations», Montaigne s'en méfiait: «Mon art est de lu y eschapper» (M.E. de MONT AIGNE, «De la force de l'imagination», dans op. cit., note 2). Son esprit fertile en regorge pourtant, d'une autre veine.

6 B. PASCAL, op. cit., note 2, art. III, 3, p. 33.

L'IMAGINATION, À BON DROIT?

Ce qu'il faudrait pouvoir discerner, c'est le ressort profond de l'imagination, les ressorts par lesquels elle agit au coeur du droit. Sous les dehors de la fantaisie - qui n'est jamais que son élégance - l'imagination est une force intellectuelle, l'une au moins, entre beaucoup d'autres, des énergies qui mènent le droit.

Au fond, son savoir propre, on le pressent, est d'être habile, de la coulisse, à prévoir et à combiner. Elle prémédite et elle échafaude. Elle cogite et elle agence. On pourrait essayer d'approfondir là-dessus la réflexion.

De fait, pour l'essentiel, l'imagination renvoie à l'artifice. Elle déploie son talent à créer, dans le droit, ce qui n'existe pas : Utopie du grec «ou topos» (ce qui n'existe nulle part). En quoi elle mérite bien d'être nommée créatrice.

Or, sans doute, n'est-ce pas à cet emploi juridique que le vocabulaire philosophique songe lorsqu'il définit l'imagination créatrice. Il y voit (je cite Lalande, hoc verbo, sens B) une «faculté de combiner des images en tableaux ou en successions qui imitent les faits de la nature, mais ne représentent rien de réel ou d'existant». Ainsi désigne-t-il, à l'évidence, 1 'imagination artistique et littéraire, celle qui forge, dans tous les ordres de la création intellectuelle, des formes nouvelles, plastiques, audiovisuelles et, dans la profusion des genres, tous les fruits de l'invention littéraire, romans, fables, contes, soties, rêveries poétiques, etc. Mais justement, c'est par la médiation des oeuvres littéraires que 1' on passe - la philosophie voudrait sans doute l'admettre- de l'image à l'idée, de la représentation figurée à toute représentation intellectuelle. Sous couvert du sens générique donné au terme «forme», l'imagination créatrice englobe la faculté de combiner des concepts et d'inventer des procédés. Par là, elle s'applique incontestablement au droit. L'imagination créatrice peut être juridique. Entrant dans cette idée, je voudrais m'essayer à montrer, à travers ses actions les

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plus significatives, comment, aux sources du droit, la créativité juridique est à l'oeuvre, depuis les origines, dotant ainsi le droit, pourrait-on dire, du musée de son imaginaire 7.

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L'imagination des praticiens, dans l'invention des combinaisons juridiques, 1' imagination pragmatique est, sans contredit, l'une des plus fertiles.

Aujourd'hui, les établissements bancaires et autres organismes de vocation comparable rivalisent d'astuce pour proposer à l'épargne, sous les noms les plus alléchants, les produits financiers les plus sophistiqués et les plus performants, sous 1' angle du rapport et des avantages fiscaux. Mais, en vérité, de 1' Antiquité à nos jours, c'est l'histoire des modes de sûreté, des titres de crédit, des types de société qui, si l'on pouvait s'y appesantir, fournirait la mine la plus fabuleuse d'invention, du prêt à la grosse aventure au crédit croisé, dans la gerbe de toutes ces «fantasmagories juridiques, promesses de vente et de rachat, lettre de change, escompte, par lesquelles les hommes de la civilisation monétaire jettent des ponts sur 1' avenir» (Carbonnier). Il est clair que ce sont les gens du commerce­mari tirne en particulier - qui, avec plus d'audace que de formation juridique, ont su aventurer les moyens intuitifs d'accompagner et de favoriser le développement des relations économiques, ce que font encore~ âujourd'hui les milieux d'affaires, avec la même habilité, à en juger par la hardiesse des montages financiers, l'articulation de sociétés multiples, la

7 À quel point le droit considère l'imagination jusqu'à la consacrer (c'est un autre problème), ille prouve en célébrant l'originalité des oeuvres de l'esprit. Un dernier fleuron c'est un comble : Les sentiers des randonnées reconnus comme créations de l'esprit: Civ. 1re, 30 juin 1998, D. 1998 i.r. 191.

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pyramide des assurances, les méandres des circuits de capitaux, galeries souventsouterraines.

Cependant, en fait d'ingéniosité, les professionnels du droit ne sont pas en reste. Ils sont passés maîtres dans 1' art d'agencer les clauses d'un contrat, ce que l'on nommait jadis -et ce qui est encore - «la science du parfait notaire». Et si, aujourd'hui, beaucoup de clauses sont devenues de style, nos esprits blasés devraient se souvenir que ce savoir acquis et transmis d'âge en âge a, un jour, jailli d'un esprit imaginatif. Il a fallu beaucoup de liberté pour jongler avec la nature des choses, au point de concevoir une clause d'ameublissement qui fait d'un immeuble un meuble ou la clause symétrique d'immobilisation qui fait l'inverse, ou, jouant sur les fonctions de la propriété, pour fabriquer les tours de passe-passe du crédit, voie parée, pacte commissoire, gage par entiercement, élection d'ami, et toutes les acrobaties qui tournent autour des engagements purs et simples, stipulation si omnes, clause de retour à meilleure fortune, contrat de portage, clause de boutique fermée, tontine ou, dernière née, la «cagnotte» toutes bizarreries que le vocabulaire juridique s'enhardit à définir (his verbis). C'est, dans le musée, une vitrine ouverte et pas seulement à l'archéologie du droit, puisqu'il y a toujours de l'eau dans ce ruisseau.

Imagination à bon droit ou à mauvais escient ? Cette question morale qui s'ouvre ici ne cessera de revenir.

Or, bien entendu, 1' esprit court à la fraude dont 1' imagination fourvoyée est grande pourvoyeuse. À ce «serpent tortueux qui rampe aussi chez nous» (Léviathan), le droit oppose une réponse radicale. La fraude corrompt tout. Sa preuve est libre et 1' opération tombe. Collusion, illusion.

Ce tableau réducteur a cependant besoin de nuances. Si, au regard des tromperies les plus corsées, se dresse, en son

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éclat, la pure bonne foi, la réalité montre que, du noir au blanc, passe beaucoup de gris. On vilipende ce qui est crapuleux, mais que dire de ce qui est seulement cauteleux ? On ne chantera pas ici ses bienfaits, mais comment s'empêcher d'admirer un peu la ruse des enfants du siècle ? Si le terme est, aujourd'hui, franchement péjoratif, son étymologie le sauve en partie, puisqu'à l'origine (latin cavere, cautum, prendre garde) les cautèles sont des précautions, des précautions un peu marginales, des roueries, j'allais dire des roublardises puisqu'il s'agit, on y revient, des clauses de sauvegarde que les plus malins des rédacteurs d'acte y inséraient, à toute fin, cultivant l'équivoque à grand renfort de circonlocutions. Cette finasserie d'officine n'est pas très loin du machiavélisme qui règne, dit-on, parfois, chez les diplomates, dans les négociations internationales. Dans ses «Maximes pour le Dauphin», Louis XIV avance cette pensée matoise: «Dans chaque traité, insérez une clause qui puisse être violée facilement, de façon que 1' accord puisse être rompu au cas où les intérêts de 1 'État le rendraient nécessaire.» Le conseil n'est pas un modèle. Mais, s'il en dit long sur 1' élasticité des consciences, il annonce la flexibilité du droit. Car, pour poser ses marques dans la frange qui va de la mauvaise à la bonne foi, le droit règle sa réponse sur 1 'intensité de la transgression. Il proscrit le mauvais dol mais - nous l'avons tous appris sur les bancs de la même école romaine- il tolère le bon. «Bon dol», c'est donc que les deux mots ne jurent pas toujours d'être ensemble. S'il fustige la fraude, a-t-on mesuré quelle couche -de mensonge le droit supporte en posant qu'à elle seule la simulation (imago juris) n'est pas illicite dans les actes juridiques? Donner le change par contre-lettre ou prête-nom n'est donc pas contraire au droit, puisque 1' acte occulte - s'il n'est pas par ailleurs frauduleux, mais il ne 1' est pas en soi - 1' emporte sur 1' acte ostensible, en tant qu'il est porteur de la volonté réelle des intéressés. Les hommes de paille sont, parmi nous, des acteurs légitimes. Allons de l'avant, au clair du commerce loyal, loin de la

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nébuleuse des actes frauduleux qui ne sont pas tout au firmament du droit. En vérité, le droit ne maudit pas 1' imagination du terrain et il fait plus que la tolérer. Il compte sur elle en lui ouvrant, à titre complémentaire, une carrière quasi-illimitée. La loi et les usages ont certes sélectionné des types de contrat, les contrats nommés, dont le riche éventail est proposé au choix du plus grand nombre. Mais, entre ces espèces homologuées, à partir et au-delà d'elles, l'imagination a libre cours pour les combiner, fabricant ainsi location-vente, crédit­bail, nantissement-séquestre, cession-bail, contrats couplés, ou même pour inventer carrément des contrats sui generis. Quel programme ! Les contrats innommés naissent, en figures originales, de 1 'accord qui les façonne, comme des créations de 1' esprit. En définitive, c'est le principe même de la liberté contractuelle qui le veut. On dirait volontiers que 1' autonomie de la volonté est, en somme, la forme juridique de l'imagination créatrice.

-II-

Cependant, 1' imagination n'est pas le monopole des praticiens du monde des affaires. Elle est aussi le partage de tous les juristes qui, dans l'exercice de fonctions diverses, oeuvrent, chacun à sa manière, au respect de la règle de droit, magistrats, avocats, professeurs et auteurs, façon de regrouper tous ceux qui, j'allais dire en «docteurs du droit», portent, dans l'application et l'interprétation de celui-ci, le flambeau de 1 'imagination spéculative.

On pourrait sans doute les envisager séparément, mais comment démêler, dans une jurisprudence prétorienne, 1 'apport du juge et celui des plaideurs ? Il est captivant, pour chaque création jurisprudentielle, de repérer historiquement 1' arrêt apériteur (ce fut un sujet de thèse). Mais il faudrait fouiller les

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écritures des conseils pour savoir comment le moyen a été plaidé. Qui a, le premier, lancé dans le débat, l'abus du droit?

Que dire des auteurs ? Plus libre, 1 'imagination doctrinale est un peu hors-série. Ne va-t-elle pas, dans une certaine tradition d'enseignement, jusqu'à cultiver des hypothèses d'école qui, par définition, ne correspondent ni à des causes judiciaires ni à des cas spécifiés par la loi ? Le cours magistral du doyen Hubert qui, dans la première moitié de ce siècle, a brillamment illustré cette tradition, à Poitiers, était une collection méticuleuse et raisonnée de litiges supposés et de cas de figure imaginaires. L'enseignement pratique fabrique encore des cas pour les étudiants, mais la tradition doctrinale paraît s'être évanouie. On reviendra, d'un mot, tout à l'heure, sur la façon dont la doctrine est parfois associée à la législation, et l'on ne peut ici que citer le genre littéraire toujours vivant dans lequel fleurit 1' esprit de système, avec les ouvrages de théorie pure. Pour 1' essentiel, le droit positif est, à travers la loi et la jurisprudence qu'elle commente et systématise, le pain quotidien de la doctrine, par où celle-ci rejoint les autres interprètes.

Et c'est, justement, chez les interprètes, quels qu'ils soient, qu'il me paraît nécessaire de saisir le travail de 1' imagination. Que fait donc 1' imagination dans l'interprétation? Que fait-elle de bon ou de moins bon, puisque cette question, toujours, nous accompagne ?

Dans l'interprétation du droit (de la loi surtout), le bilan est énorme et le solde plutôt négatif. L'interprétation, surtout chez les profanes, a mauvaise réputation. À la malédiction biblique: «Vous avez égard à l'apparence des personnes, lorsque vous interprétez la loi» (Mal. 2, 9), répond, en forme de maxime, l'humour du doyen Carbonnier. «L'interprétation, écrit-il, est la forme intellectuelle de la désobéissance.» Comme si la dérive impénitente de l'interprétation était d'être infidèle,

L'IMAGINATION, À BON DROIT? II

partiale, tendancieuse, dévoyée ou, au moins, trop libre parce que trop imaginative. Et l'on s'en prend, en particulier, au raffinement excessif de 1' analyse juridique, à tout ce qui tient, disait Pothier, sola subtilitate jurisS, au fil subtil d'une argutie, au sens même où Rabelais (encore lui, mais il avait aussi, comme on sait, des lueurs de droit) se divertissait que l'on pût gagner un procès avec des «prétintailles», entendons ces arguments futiles qui sonnent comme des grelots. Et 1' adage latin nous avertit toujours : Bona fidei non concruit de apicibus juris disputare (il n'est pas conforme à la bonne foi d'ergoter sur des pointes d'épingle). Voilà l'oeuvre de l'imagination tortueuse, et c'est bien le mot: interpréter c'est tordre.

Le jugement, malgré tout, paraît un peu sévère. Aller au­delà du texte par le texte a permis bien des avancées. La généralisation par laquelle une jurisprudence hardie a fait surgir d'un alinéa d'annonce, la montagne vertigineuse de la responsabilité du fait des choses inanimées appartient à 1 'histoire universelle de 1' interprétation créatrice (et la responsabilité du fait d'autrui est en passe de connaître le même essor). Si, au demeurant, la subtilité juridique - qui n'est jamais que l'esprit de finesse à 1' oeuvre dans le droit - peut se complaire aux choses obscures, il peut aussi en jaillir de grandes lumières. Quand d'Aguesseau imagine de distinguer, dans l'anéantissement d'un acte, le néant d'essence et le néant d'existence, il enrichit la théorie juridique d'une pensée philosophique générale, et même géniale. Et . pour les juges, quelle ressource de pouvoir manier, pour une répression éclairée, la différence libératrice qui permet tout à la fois de sauver les principes et de réserver, in casu, la mansuétude : damnabilis, sed non damnandus, condamnable, mais non pas,

8 Robert Joseph POTRIER, Traité de la vente, t. 3, Paris, Éditions Bugnet, n° 166, p. 71.

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en 1 'espèce, à condamner. La femme adultère l'a échappé belle. De son côté, la casuistique juridique développe, dans la comparaison des espèces, une capacité analytique dont les bienfaits sont à rapprocher du raisonnement analogique qui prend l'élan de son extension sur le tremplin de l'imagination.

Au demeurant, la trituration des textes et la comparaison des cas n'est pas tout dans l'interprétation du droit. Au sens général, qui est aussi le sien, elle n'a jamais cessé de contribuer à la formation même du système juridique. Le droit a besoin d'explication et il y a toujours eu une imagination explicative qui a produit de la théorie juridique de bon aloi. Quand Bartole énonce : «Subrogatum capit naturam subrogati», cet emprunt de nature fonde et illumine la continuité juridique qui, dans la subrogation réelle, neutralise le changement d'objet. Quant à la représentation d'une personne par une autre qui est devenue à nos yeux la plus banale des choses, qu'elle soit conventionnelle, légale ou judiciaire, c'est en vérité la magie qui égale la théorie juridique à la création dramatique puisque, comme au théâtre, elle réincarne dans un rôle, sur la scène juridique, 1' acteur qui rend présent 1' absent (ce que rend bien aussi le terme anglais impersonation). Qui mandat dicatur ipse verefacere.

Cependant, l'imagination agit aussi dans l'interprétation des faits (et pas seulement dans celle du droit). Elle y est même très puissante. Trop ? Faut-il croire, qu'escamotant l'évidence, elle façonne un monde imaginaire9 ? Faudrait-il craindre, comme disait plaisamment Molière, qu'à s'y adonner «on Y suppose tout et l'on n'y prouve rien», ou, raillait-il encore, qu'elle fait valoir, «en grossissant les objets», «une infinité de minuties» ? En vérité, l'imagination est, dans le droit de la preuve, un génie bien utile et même indispensable. C'est 1' âme

9 Generat casum ?

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même de la preuve indiciaire. Abandonnées aux lumières des magistrats, les présomptions dites de l'homme ne peuvent s'édifier que grâce à sa médiation. «Quand les preuves manquent, les conjectures suffisent.» Cette maxime immémoriale se disait en latin, mais 1' adage latin précisait justement «verisimiles conjecturae». On ne s'a venture à présumer qu'en s'appuyant sur des vraisemblances. Par où 1' imagination et la raison se rejoignent - n'en déplaise à Pascal - dans la juste évaluation des indices. Ici l'imagination ne divague pas, elle reconstitue. Quand on dit l'imagination fantasque, elle peut aussi être raisonnée.

Enfin et sans doute mieux encore, 1' imagination intervient à la croisée du fait et du droit et, très spécifiquement, dans 1' exercice le plus acrobatique de la pensée juridique, à savoir la qualification, cette opération intellectuelle virtuose qui, pour appliquer le droit au fait, rattache à la catégorique juridique qui gouverne cette application les données factuelles tirées d'une espèce, lorsqu'elle y repère les critères de la catégorie. Seulement, comme les données de fait fourmillent dans le chaos d'un cas et les catégories de référence s'ouvrent en large éventail dans le droit, les rattachements arbitraires risquent de maltraiter et le fait et le droit.

C'est là-dessus, précisément, que Giraudoux, décernant la palme au droit, y voit «la plus puissante école de l'imagination». La Guerre de Troie n'aura pas lieu. La paix vaut bien une volte-face de qualification : l'enlèvement d'Hélène n'est pas, pour les Grecs, une offense. C'est, bien au contraire, un honneur. Dans cet hommage de Paris à la beauté grecque, il n'y a donc pas de casus belli. Bienheureux Ménélas ! Avec un peu d'invention, on peut faire entrer les paillettes du fait que 1' on choisit dans les facettes du droit que 1' on préfère. Plus près de nous, pour sauver un chef d'État harcelé dans sa vie privée, n'aurait-on pu museler un certain procureur en le taxant

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d'atteinte au crédit de la Nation, pour avoir accrédité, dans l'opinion mondiale, que l'un des plus hauts personnages d'un État puissant entre tous peut consacrer quatre années de sa vie et des sommes folles à fouiller dans la garde-robe d'une jeune femme? Mais enfin, pourrait-on, sans bloquer la marche du droit, se passer de l'opération par la médiation de laquelle il s'applique? C'est l'esprit qui en fait bon ou mauvais usage, dans la clairvoyance ou l'aveuglement, la droiture et la probité ou la fourberie, dans la rigueur ou le laxisme, ou parfois, le juste milieu d'une opportune habileté.

-III-

Reste, en troisième volet, le vaste champ que la législation même ouvre à l'imagination : 1' imagination normative. Car le législateur ne le cède ni au praticien ni à 1' interprète pour y puiser son inspiration. Dans sa souveraineté, il a même les moyens d'en exalter le pouvoir. Ainsi y a-t-il, en bonne place, dans ce que Gény nomme le «construit», par opposition au «donné», des monuments de la technique juridique qui sont des monuments de 1' imagination créatrice. On a reconnu les fictions de la loi, ces mensonges manifestes. Et c'est bien l'apanage du législateur, en effet, de proclamer ouvertement qu'il fait comme si, alors que la réalité patente le dément. Il faut une singulière puissance d'abstraction pour faire comme si, dans la représentation successorale, 1' héritier prédécédé n'était pas mort, ou pour faire comme si, dans l'effet déclaratif du partage, la période peut-être interminable de l'indivision n'avait pas eu lieu. Il est d'ailleurs notable qu'en dépit du danger d'arbitraire que recèle ce procédé exorbitant, ses illustrations les plus fameuses n'aient pas soulevé de critiques. C'est parce que ces grands rouages successoraux- enfants de la sagesse - rétablissent en réalité une vérité supérieure : que 1' équité commande de corriger le désordre qu'avait jeté dans l'ordre successoral le décès prématuré d'un successible et que

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les cohéritiers tiennent leurs droits non pas, entre eux, d'une convention de partage mais en vertu de leur vocation successorale, du défunt lui-même.

Il serait cependant préférable d'éviter la dénaturation inhérente à la fiction, lorsqu'un procédé plus neutre - et tout aussi ingénieux - permet d'obtenir un résultat équivalent. Ainsi, pour répondre aux progrès de la technologie dans 1 'expression des signes, est-il vraiment nécessaire, comme le font ou envisagent de le faire certaines législations, d'énoncer que 1' écrit consiste dans «toute expression lisible portée sur un support papier, optique ou magnétique» ? Au lieu de déformer, dans sa définition, la notion millénaire d'écrit et de faire abstraction de la base tangible originelle qu'est 1' original ne suffisait-il pas, substituant à la fiction le procédé lui aussi consacré et aussi imaginatif qu'est l'assimilation, de poser que ces procédés nouveaux -qui méritent en effet d'être valorisés- sont assimilés à l'écrit quant à leurs effets, dans la mesure où ils présentent, par leur caractère durable et fidèle (puisque ce sont les deux critères de valeur de la preuve écrite) des garanties équivalentes ? Imagination pour imagination ...

On en vient ainsi, plus généralement, au rôle de 1 'imagination, pour le meilleur ou pour le pire, dans le mouvement des lois. Il advient, en certaines périodes, que l'imagination y soit florissante. C'est ainsi qu'en France, à partir de 1964 et en moins de deux décennies, s'est accomplie la «révolution tranquille» qui a refondu et refondé, par pans entiers, le droit civil de la famille. Si je m'expose, en l'évoquant, au reproche de complaisance (encore que je n'y aie, personnellement, aucune part), c'est seulement pour relever, référence faite à l'oeuvre du doyen Carbonnier, auteur de tous les avant-projets, que la machine législative a ici eu recours à l'imagination doctrinale et que s'y manifestent, en grande clarté,

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tous les registres dans lesquels se déploie ce qu'il faut bien appeler l'imagination novatrice.

Or, bien entendu, il s'agit d'abord d'innovations de fond :institutions nouvelles entièrement originales (sauvegarde de justice, divorce sur double aveu), ou reprises du passé et reforgées (divorce par consentement mutuel, légitimation par autorité de justice) ou transposées, moyennant adaptation, de l'étranger (régime matrimonial de la participation aux acquêts), ou encore créées par opposition à un modèle rejeté (prestation compensatoire substituée à pension alimentaire).

Mais les réformes de fond sont venues avec des changements de nom, de manière à ce que le renouveau linguistique reflète la mutation fondamentale et même contribue à la faire rayonner. La transformation des relations entre parents et enfants éclate dans le seul passage de puissance paternelle à autorité parentale, en deux mots. Le fond importe plus que la forme. Mais l'art du mot juste exalte le changement de règle. L'imagination littéraire peut aussi briller dans le droit. Et la néologie qui vient du nominalisme législatif est bien un fruit de son talent, car il n'y a sans doute pas de meilleure recette, dans l'enrichissement de la langue, que le génie d'une trouvaille. C'est ici que j'ai envie de le dire, en inventant une maxime: «Il n'est bon bec que du Québec!?»

Cette corbeille de fruits cueillis à toutes les sources du droit nous invite à quelques réflexions finales. Ce n'est pas, littéralement, à la production d'images que travaille l'imagination juridique. C'est à la créativité. L'imagination est mère d'artifice. En donnant corps à ce qui n'existe pas, elle crée toujours un décalage relativement au droit ou au fait: décalage de la fraude (per jus ad injuriam perveniet), décalage de la simulation, décalage de la fiction, décalage de l'interprétation, décalage de la qualification, décalage de la présomption. Il y a toujours un écart et c'est pourquoi la question qui donne son

L'IMAGINATION, À BON DROIT? 17

titre à cet entretien garde son point d'interrogation: À bon droit ou non? L'écart peut être déviance ou valeur ajoutée, et la sagesse du monde, où vous reconnaîtrez celle de Montaigne, suggère d'admettre plutôt la valeur : «Là où la peau du lion fait défaut, il faut savoir y coudre un lopin de celle du renard.»

Une autre pensée est que l'imagination jette ses feux dans tous les sens. Intuitive ou raisonnée, pratique ou théorique, on la démàsque sous toutes ses faces.

La dernière pensée est que, s'il est avisé de soupçonner l'imagination d'altérer nos témoignages et d'embellir nos souvenirs, il n'est pas exact de la voir toujours tournée vers le passé, alors qu'elle regarde surtout l'avenir. «Nous ne sommes jamais tout à fait contemporains de notre présent»lO. En droit aussi 1' imagination est anticipation. Les projets qu'elle forme naissent d'une vision du futur, d'une préméditation. Or, bien sûr, on peut méditer l'iniquité, ourdir des machinations ou, simplement, rêver de balivernes. Il ne s'agit pas, comme disait Saint-Just, de «faire de l'illusion une patrie». Mais la prudence aussi est imaginative, et c'est à travers cette vertu juridique cardinale que s'affirme impérieusement, pour tous, un devoir d'imagination, un devoir d'imagination pour le citoyen, bon père de famille, dans ce qu'il est raisonnable de prévoir, un devoir d'imagination pour le juge dont 1' office est souvent de régler sa décision sur ce qui est prévisible, un devoir d'imagination pour le législateur peut-être surtout puisqu'on attend de lui- légiférer c'est prévoir- qu'avant d'adopter une loi, il en imagine les effets pervers. La prévoyance vient de 1' imagination du pire. Par où la maîtresse d'erreur peut donner des leçons de calcul. Et ce serait beaucoup que l'imagination réfléchie nous rende au moins songeur. «Et in otio de negotüs

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cogitare», Ciceron nous souffle, en terminant, le conseil : «Que la méditation soit la compagne de tes loisirs.» (traduction libre) Qu'imaginer de mieux ?