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L’HOMME AUGMENTÉ, UNE FUTURE BANALITÉ? JULIE CHANIMBAUD Campus fonderie de l’image - Session 2016 Sous la direction d’anthony Masure

L’HOMME AUGMENTÉ, UNE FUTURE BANALITÉ?design-teaching.studio-irresistible.com/wp-content/uploads/2016/03/... · la scène et analyser chaque mot ou geste de la scène comme si

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L ’ H O M M E A U G M E N T É ,

U N E F U T U R E B A N A L I T É ?

JULIE CHANIMBAUD

Campus fonderie de l’image - Session 2016Sous la direction d’anthony Masure

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Using first tools then machines, Man always tried to compensate for his natural deficiencies. In his rela-tionship with the technique, he switched progressively from a logic of manipulation to a logic of command, and sustains a relationship always more intimate with the technique since the dawn of micro-informatic. Taking into account the intensification of technological breakthrough, and the always more familiar relationship that Man sustains with the machine, the next step in their relationship is likely to be the integrated fusion or the body as an interface. However, this raises many questions both ethical and moral. The question of knowing toward what kind of society we want to aim is asked. In particular, we will ponder the role design can play in the technical mutations of the human body and the new human-machine hybridations.

HuMan EnHEnCEMEnt - QuantifiEd-SElf - Hybri-dation - antHroptECHniE - Cyborg - tranSHuMa-niSM - poStHuManiSM

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Avec l’outil et plus tard la machine, l’homme a sans cesse cherché à pallier ses déficiences naturelles. Dans son rapport à la technique, l’homme est passé progressivement d’une logique de manipulation à une logique de commande et entretient depuis l’avènement de la micro-informatique une relation de plus en plus intime avec la technique grâce à des interfaces plus sensorielles. Compte tenu de l’intensification des avancées technologiques et de la familiarité toujours plus avancée que l’homme entretient avec la machine, la prochaine logique de rapport entre l’homme et la technique sera donc probablement celle de la fusion intégrée ou du corps interface. Cependant cela soulève plusieurs questions à la fois éthiques et morales. Se pose la question de savoir vers quelle société nous voulons tendre. En particulier nous nous interrogerons sur le rôle que le design peut jouer dans les mutations techniques du corps humain et les nouvelles hybridations humain-machine.

HoMME augMEnté - QuantifiCation dE Soi - Hybri-dation - antropotECHniE - Cyborg - tranSHuMa-niSME - poStHuManiSME

INTRODUCTION

I - L’HOMME ET LA TECHNIqUE: CO-ÉvOLUTION

L’HOMME ET L’OUTIL

L’HOMME MÉCANIqUE

II - LEs FORMEs DE L’AUGMENTATION

AMBIGUïTÉ ENTRE RÉpARATION ET AUGMENTATION

AUGMENTATION ET HyBRIDATION

L’ANTHROpOTECHNIE LE TRANsHUMANIsME

III - DE NOUvEAUx ENjEUx pOUR LA sOCIÉTÉ

TROUBLEs IDENTITAIREs

vERs L’ACCEpTATION DE LA sOCIÉTÉ

sOCIÉTÉ DE pERFORMANCE ET AUTOMATIsATION

CONCLUsION

pLAN

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INTRODUCTION

8 INTRODUCTION

Et si l’on pouvait se souvenir à l’infini, ordonner à notre mémoire de nous repasser les détails de nos vies comme on lancerait un film sur son écran de télévision ? Et si nos cerveaux fonctionnaient comme des machines ? L’épisode 3 de la série Black Mirror (2014) nous met face à cette possibilité et dévoile comment la technologie peut être une menace pour notre quotidien malgré le confort qu’elle semble nous apporter. L’épisode se déroule dans un futur proche qui semble similaire au notre à une différence près, les humains sont dotés de puces implantées derrière l’oreille. Elles leurs per-mettent de stocker leurs souvenirs, de les consulter ou de les faire visionner à leur entourage mais aussi de gérer leurs souvenirs selon qu’ils veulent les garder entier ou pas, ou les effacer. On rentre dans l’histoire avec Liam Foxwell, un jeune juriste à la recherche d’un emploi. Sorti d’un entretien on le voit déjà visionner en boucle la scène et analyser chaque mot ou geste de la scène comme si c’était le signe qu’il avait échoué et ne décrocherait pas le travail. Un peu plus tard, Liam rejoint sa femme à un repas entre amis mais très vite, il commence à la soupçonner d’infidélité en voyant les attitudes qu’elle a envers un de ses vieux amis Jonas, un séduc-teur décomplexé qui avoue même préférer sa puce pour visionner ses précédentes relations sexuelles plutôt que de regarder du porno. Liam piège sa femme en lui montrant les images enregistrées par sa puce lors du repas et en la mettant face à son comportement en présence de Jonas et la force à avouer qu’elle a effectivement déjà eu un flirt avec lui plus jeune. Mais le mari jaloux et complètement ivre ne peut s’en tenir là et continue à fouiller dans sa mémoire image après image pour trouver chaque moment, chaque indice qui pourrait vérifier l’hypothèse que sa femme l’a bien trompé avec Jonas. Finalement, il finit par avoir la preuve que sa femme et Jonas ont bien couché ensemble chez lui il y a plusieurs mois. Il force alors sa femme à lui faire visionner la scène pour vérifier qu’ils aient bien utilisé un préservatif car il veut vérifier qu’il est bien le père de leur fille agée de quelques mois à peine. Sa femme tente

9 INTRODUCTION

alors d’effacer le souvenir de sa mémoire avant que son mari ne le voit mais Liam l’en empêche et visionne la scène entière. L’épisode finit sur l’image de Liam errant seul dans sa maison, ressassant les souvenirs heureux qu’il a eu avec sa femme et sa fille et qui ne peuvent appartenir désormais qu’au passé. La scène finale montre Liam otant lui même la puce de son oreille à l’aide d’un rasoir.

Cet épisode de Black Mirror est un exemple de ce que pourrait de-venir un quotidien où la technologie serait trop invasive, une tech-nologie qui ne nous quitterait plus et changerait notre perception du monde. Black Mirror invite à prendre du recul sur des travers de notre société. Sans dire si ce progrès est bien ou mal, il en teste une ou plusieurs limites et nous oblige à nous positionner: est-ce ce monde que nous voulons pour demain ?

Même une augmentation qui peut paraître presque anodine, qui paraît être une amélioration qu’il serait idiot de refuser (elle pour-rait par exemple être utile pour soigner l’alzheimer) peut en réalité changer beaucoup plus de choses que ce que l’on pense contrôler. Présenté dans un futur très proche du notre, l’épisode met aussi la lumière sur le fait que l’augmentation de l’homme et l’homme cyborg sont des «progrès» à notre portée et ne sont plus seulement de l’ordre de la science fiction.

Intéressée depuis toujours par ce qui touche au médical et étant sensible d’autre part aux nouvelles technologies (et à la façon dont elles peuvent s’exprimer) par mon cursus dans le design graphique, je trouve que le rapport de l’homme à la technique est source de nombreux questionnements à la fois sur les plans techniques, mé-dicaux, éthiques, etc. C’est pourquoi par ce mémoire je cherche à interroger sur la question de l’homme augmenté et de la future identité humaine que nous sommes peu à peu en train de créer.

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L’histoire de l’être humain s’est façonnée dès son origine à l’aide de la technique. L’homme est passé d’une logique de manipula-tion à une logique de commande et entretient depuis l’avènement de la micro-informatique une relation de plus en plus intime avec la technique grâce à des interfaces plus sensorielles. Compte tenu de l’intensification des avancées technologiques et de la familiarité toujours plus avancée que l’homme entretient avec la machine, la prochaine logique de rapport entre l’homme et la technique sera vraisemblablement celle de la fusion intégrée ou du corps interface. Ainsi nous vivons aujourd’hui une rupture possible avec ce que nous avons toujours connu. Certains attendent depuis toujours cet être plus que seulement humain, corrigé et amélioré par la tech-nique, tandis que d’autres s’indignent d’une telle dénaturation de nos identités biologiques. On entend de plus en plus parler de mouvements transhumanistes ou posthumanistes, termes de plus en plus en vogue ces dernières années. Le coeur de leur projet est de prôner une nouvelle concep-tion de l’être humain, intouchable par les maladies, immortel,... jusqu’à peut-être tendre de plus en plus à ressembler aux machines, de devenir des cyborgs ou de non plus fusionner la machine au corps mais bel et bien le corps à la machine. Ces visions utopistes peuvent sembler tirées de la science fiction et ne pas nous concer-ner du moins pour l’instant. Néanmoins, notre société est en quête perpétuelle de progrès et cherche à repousser toujours plus loin les limites de la vie. Ces questionnements sont de plus en plus pré-sents dans l’actualité des sociétés et des technologies. Les avancées médicales testent des placentas de synthèse pour une gestation technique, on travaille sur des prothèses nous donnant des perfor-mances surhumaines, des biohackers testent les limites du corps humain en se posant eux même en cobayes de leurs expériences, et Google nous promet l’immortalité dans un futur proche.

INTRODUCTION

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Même soumises à de nombreuses polémiques, les technologies vouées à modifier nos êtres finiront certainement par voir le jour et s’imposer en partie dans la société. La chance que nous avons en tant que designers, est que nous faisons partie de ce changement et que nous ne devons pas seulement le vivre en tant que spectateurs, mais en véritables acteurs, défendant nos convictions pour créer la société mais surtout l’homme de demain. L’enjeu des prochaines années se situe dans les choix que nous devrons faire face au pro-grès. Le designer jouera alors probablement un rôle essentiel non pas seulement par son rôle de concepteur, mais également et sur-tout par ses qualités sociales et éthiques. Cependant la forme que prendra ce rôle est incertaine et se pose la question suivante:Quel rôle le design peut-il jouer dans les mutations techniques du corps humain et les nouvelles hybridations humain-machine ?Nous discuterons tout d’abord le rapport intime qu’entretiennent l’homme et la technique, les deux co-évoluant ensembles pour re-pousser les limites de leur nature, imparfaite pour l’un et inerte pour l’autre. Les nouvelles technologies, robotiques, algorithmie, biotechnologie, nanotechnologies, marquent une véritable rupture dans l’histoire de la technique. L’homme devient l’interface de ses propres développements technologiques, qui lui permettent au-jourd’hui non plus seulement de se réparer mais bien d’augmenter ses capacités et d’acquérir des facultés qui dépassent sa nature bio-logique. C’est la définition même de l’être humain dans ce qu’elle a de plus fondamentale qui est remise en cause et nous verrons que ces changements ne sont pas sans conséquences sur les socié-tés et sur la perception que l’homme a de lui-même. Enfin, nous discuterons du rôle que le designer a à jouer dans cette phase de transition.

INTRODUCTION

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L’HOMME ET LA TECHNIqUE :

CO-ÉvOLUTION

pARTIE I

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« l’homme du futur est incompréhensible si l’on n’a pas compris l’homme du passé […] tout ce qu’il y a de possibilités, de virtualité dynamique dans l’espèce humaine demande à être saisi depuis sa base et suivi paisiblement jusqu’à son développement final 1 »

L’homme tel qu’on le connaît aujourd’hui a une place à part dans l’ordre naturel. Sa vie ne dépend pas de la nature, mais de ce qu’il veut en faire. Il apparaît comme une exception du règne animal. Il pense, modifie le monde et se caractérise par son libre arbitre, par opposition avec les animaux, dont les actions sont principalement dictées par l’instinct. Mais bien qu’à part, il reste toutefois un être fragile, questionnant sa place dans l’ordre naturel et cherchant sans cesse à s’améliorer.

Dans le dialogue opposant Socrate à Protagoras, Platon nous rap-pelle le mythe de Prométhée (qui réfléchit avant) et d’Épiméthée (qui réfléchit après). Protagoras nous raconte comment sont nés les êtres vivants. Le jour où Zeus décida qu’il était temps de créer les êtres mortels, il les façonna dans les entrailles de la terre, à l’aide d’un mélange de terre et de feu. Quand le moment de les amener à la lumière approcha, il confia à Prométhée et Épiméthée, frères titans, la tache d’attribuer à chaque espèce ses qualités. Épiméthée demanda alors à son frère de se charger seul du partage. Il attribua aux uns la force, l’agilité, les ailes ou les poils épais contre le froid et aux autres la vitesse, la capacité de grimper, de se camoufler. Il distribua aux êtres vivants griffes, crocs, peaux, fourrures, écailles, vision perçante, queue, becs,... de manière à ce que chaque espèce puisse résister face aux autres et face aux saisons de Zeus. Enfin, il attribua à chacun des aliments variés, limitant la fécondité des car-nivores pour favoriser celle des espèces qui seraient leurs victimes.

1. André Leroi-Gourhan, Le comportement technique chez l’animal et chez l’homme, 1957 dans L’évolution humaine. Spéciation et Relation, 55-79.

I - L’HOMME ET LA TECHNIQUE : CO-ÉVOLUTION

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Cependant au moment d’examiner le résultat de la tâche, Promé-thée s’aperçut qu’Épiméthée avait sans y prendre garde dépensé toutes les facultés en oubliant une espèce: l’espèce humaine. Pro-méthée, voyant les hommes nus de tout arme pour se défendre ou se protéger des saisons, décida alors d’aller voler à Héphaïstos le moyen pour l’homme de se conserver. Il lui déroba la connaissance des arts et le feu pour les offrir aux hommes. C’est ainsi et grâce à la connaissance transmise, que l’homme sut résister au monde qui l’entourait et se mit à croire aux Dieux, contrairement aux autres animaux. Prométhée fût lui punit par Zeus et condamné à se faire dévorer chaque jour le foie, attaché à la montagne Caucase et son foie reprenant forme pendant la nuit, dans un martyre incessant.

L’homme porte ainsi en lui une contradiction. Il est à la fois un être fini et un être oublié par la Nature. Il est doté d’une faculté qui lui est propre mais garde aussi le souvenir de son imperfection, de sa nudité face aux atouts légitimes des autres espèces. L’homme est l’espèce qui pense, qui a conscience de lui et du monde qui l’en-toure et qui peut ainsi s’extirper de sa fatalité. Il appartient à l’es-pèce “qui sait”. Il est intéressant de noter à ce sujet que cette illé-gitimité de l’atout de connaissance se retrouve aussi dans la Genèse de l’Ancien testament, où Adam et Eve sont chassés du paradis après avoir touché au fruit défendu de l’arbre de la connaissance.2

Dans son Discours sur l’origine 3 et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau fait appel à deux notions pour expli-quer cette transcendance de l’homme au delà de son état naturel. La liberté, qui est notre libre arbitre et notre capacité d’émanci-pation, et la perfectibilité, qui est la faculté qui précède toutes les autres. Elle est notre histoire, notre culture, et notre technique, la somme de ce qui nous définit aujourd’hui. Elle est cette capacité propre à l’homme d’évoluer et de se perfectionner.

2. Ancien testament, Livre de la genèse, Gen 3,1-243. Jean-Jacques Rousseau. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Flammarion, 2010

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Dans 2001, Odyssée de l’espace 4, sorti en 1968, Stanley Kubrick met en scène l’ascension de l’homme de son état primitif vers « l’animal rationnel » dans la première partie de son film : « l’aube de l’humanité ». L’histoire suit deux groupes de singes survivant dans un environnement désertique. Les groupes rivaux se battent un unique point d’eau jour après jour. Un matin, une des tribus dé-couvre un mystérieux monolithe noir dressé sur leur territoire. Les singes semblent à la fois effrayés et captivés par l’étrange objet et n’osent pas le toucher en premier lieu. Mais une fois l’appréhension passée, le monolithe devient un véritable objet de fascination qu’ils se mettent chacun à caresser. Stanley Kubrick a toujours laissé le flou planer sur de nombreuses séquences de son film, laissant cha-cun trouver ses propres réponses et raisonnements. Le monolithe,

avec son noir profond, envoûtant et sa forme parfaite de parallélépipède, in-trigue. Certains le considère comme une présence extraterrestre. D’autres voient en lui l’expression de la conscience ou de l’idée. Personnellement, le monolithe reste un mystère entier pour moi mais je ne peux m’empêcher d’y voir l’image

d’une porte par sa forme rectangulaire et son caractère attractif et intrigant. Une porte qui mènerait vers le savoir, ou peut-être le di-vin. Dans le film, cet objet mystérieux marque une rupture. La tri-bu de singes l’ayant découvert semble soudain éveillée. Une scène du film, devenue désormais culte, scénarise ce passage à la connais-sance non seulement par la découverte de l’outil, mais également par la réalisation qu’il va permettre. Le spectateur observe un singe semblant jouer avec un tas d’os. Le singe tape une carcasse avec un os plus gros et répète le mouvement. Il prend peu à peu conscience que cet os peut devenir plus qu’un simple os, qu’il va pouvoir l’ai-der dans sa survie face au monde et l’aider à élever sa condition. Les coups deviennent alors de plus en plus forts et resserrés en ca-

4. Prod. Stanley Kubrick, scénario Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke. 2001 : l’odyssée de l’espace (2001 a space odyssey), 1968

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Fig. 1

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dence (Fig. 1). A mesure que l’os tape et fracasse le reste animal, le singe semble se redresser. C’est en effet de sa condition qu’il est en train de s’extirper. La musique de Richard Strauss, ainsi parlait zarathoustra, accompagne parfaitement cette découverte par son crescendo. Elle image musicalement le cheminement intellectuel et accentue le miracle de la découverte du singe et sa rencontre avec la connaissance et l’intelligence. L’outil est né. Le singe de-vient homme. La caméra filme alors des gros plan sur le bras du singe tenant l’os, mettant l’accent sur la main d’une part, premier outil finalement du singe et l’outil, l’os, qui vient servir, complé-ter, amplifier le singe. En présentant l’outil comme la prolongation de la main, la connaissance semble ainsi prolonger et amplifier la condition du singe. La carcasse brisée porte alors tout un symbole. Il s’agit d’une carcasse d’animal brisée par l’action du singe, scène accentuée par des images de l’animal chutant sous les coups. Cet animal montre à la fois la projection que l’homme fait de son outil, il pourra désormais se défendre et même chasser, mais plus inté-ressant encore, la carcasse brisée semble symboliser l’extirpation de l’homme de sa condition animale grâce à la connaissance. Une mue en quelque sorte. Désormais l’homme est plus malin, plus ré-fléchi et conscient de ce qui l’entoure.Suite à cette découverte, la tribu va alors pouvoir aller disputer le point d’eau à l’autre tribu restée primitive. Servie par l’outil et la nouvelle puissance qu’il lui apporte, un des singes éveillés va tuer un singe adverse lors d’un affrontement, mettant ainsi en fuite le reste de la tribu et attestant définitivement de l’avantage apporté par la connaissance. La scène se finit alors sur une ellipse devenue culte. Le singe victorieux lance son outil en l’air, laissant la caméra suivre ses rotations et soudain l’image change et nous montre une station spatiale reprenant la position de l’os mais continuant dans un mouvement non plus rotatif mais linéaire. Cette ellipse repré-sente alors le progrès humain, de la découverte de l’outil jusqu’à nos plus proches avancées technologiques.

2. Untio. Net mos el in coriatinctas maximus doluptur, conest alibeatiunti ipiendebis vendis eium dolupta-tatur sequia

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La particularité de l’homme, c’est à dire ce qui le distingue des autres espèces, est donc de savoir raisonner, ce qui fait de lui un « animal rationnel ». Cette capacité est l’atout qui lui permet de construire et aménager le monde. Pour autant l’outil n’est pas le propre de l’homme. Il n’est pas le seul être vivant à utiliser l’outil. Certains oiseaux utilisent des brindilles pour déloger les insectes d’endroits resserrés. Certaines guêpes ammophiles utilisent des cailloux pour tasser la terre des entrées des « garde-mangers » dans lesquels elles disposent leurs larves. Le chimpanzé lui, confectionne des boules de végétaux qui fonctionnent telle une éponge, leur per-mettant de récupérer l’eau de flaques peu accessibles. 5 Néanmoins, l’homme semble être le seul à disposer d’une conscience technique. Les animaux ne voient l’outil que comme le moyen de répondre à un besoin vital. Léontiv dira :

« Ce n’est donc qu’en considérant les outils humains comme des instru-ments de l’activité de travail de l’homme que nous découvrons la véritable différence qui les sépare des outils des animaux. Dans son outil, l’ani-mal ne trouve qu’une possibilité naturelle de réaliser son activité instinc-tive, par exemple de rapprocher un fruit de soi. L’homme voit dans l’outil une chose qui porte en elle un moyen d’action déterminé, élaboré socialement. 6 »

La Technique est un savoir-faire, une habilité, la maîtrise d’une tâche. Elle est l’ensemble des procédés pour la réalisation d’une activité particulière, mais aussi tout ce qui concerne la transmis-sion du savoir. Elle est également l’ensemble des applications de la science, de ses réflexions théoriques et de l’utilisation des ressources naturelles pour l’exercice d’activités productrices.7 L’’homme ne se définit pas comme l’animal qui détient la technique. La technique est un moyen pour l’homme d’aboutir à la liberté qui est ce qui le définit. Elle lui permet de transformer la nature.

«l’homme court moins vite que le cheval, ronge moins bien que le rat, grimpe moins bien que le singe, etc., mais il peut faire toutes ces actions, alors que le cheval, le rat et le singe ne peuvent pas sortir de leur spécialisation.8 »

5. Beck, B, Animal Tool Behavior : The Use and Manufacture of Tools by Animals, New York : Garland STPM Press, 19806. A. Léontiev,. Le développement du psychisme, Paris : Éditions Sociales, 19767. CNRTL [En ligne] www .cnrtl.fr

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8. André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole-tome 1: Technique et langage. Albin Michel, 1992.9. Bernard Stiegler. Leroi-Gourhan: l’inorganique organisé. Les Cahiers de médiologie 2, 1998, p187-194.10. Ibid p187-194.

André Leroi-Gourhan est un paléontologue spécialisé dans l’an-thropologie, l’ethnologie, la zoologie, l’orientalisme et la préhis-toire. Il a longuement étudié l’évolution de l’homme et s’est notam-ment intéressé à l’évolution de ses outils. Il défend dans ses écrits l’idée que l’outil prolonge la main, rendue libre par le passage à la bipédie. André Leroi-Gourhan appelle ce phénomène consistant à placer hors de soi une activité spécifique le phénomène d’ex-tériorisation. Pour lui, l’évolution humaine se résumerait en une succession de telles extériorisations dans des organes techniques, qui auraient évité à l’homme la spécialisation anatomique de l’ani-mal. Or, selon les paléontologues, les espèces les moins spécialisées possèdent en général de meilleures capacités d’adaptation, ce qui s’accompagne également de capacités cognitives plus avancées. Comme le dit Bernard Stiegler :

« la technique abstrait l’évolution des êtres vivants que nous sommes hors des conditions strictement biologiques, en sorte que l’avenir de ce vivant n’est plus totalement dépendant de conditions strictement génétiques 9 ».

Ainsi l’évolution de l’homme et celle de la technique apparaissent indissociables. Sans l’outil, sans l’extériorisation, l’homme ne serait pas homme. Si bien que Bernard Stiegler précise que «si l’on dit souvent que l’homme a inventé la technique, il serait peut-être plus exacte ou en tout cas tout aussi légitime de dire que c’est la tech-nique [...] qui a inventé l’homme» et que «l’homme s’invente dans la technique et la technique s’invente dans l’homme10». L’homme et la technique fonctionnent dès lors comme un couple mêlant vi-vant et non vivant.

Par le processus d’extériorisation, l’homme s’émancipe progressi-vement de la nature, de la sélection et projette sa puissance hors de son propre corps. Grâce aux objets techniques, il s’émancipe de la fatalité génétique, l’outil devient alors son «organe de prédation et de défense c’est à dire de survie de l’espèce.11»

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11. René Descartes, Discours de la méthode,Vrin, 1987.12. André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole-tome 2: La mémoire et les rythmes. Albin Michel, 1998.13. Catherine Reinaud, La conservation de l’espèce humaine, Encyclopédie de l’Agora, 201214. Jean-Michel Besnier, Demain les post-humains. Le futur a-t-il encore besoin de nous? Ed. Pluriel, 2012, p74

I - L’HOMME ET LA TECHNIQUE : CO-ÉVOLUTION

2 - L’HOMME MÉCANIqUE

Siècles après siècles l’homme et la technique ont ainsi co-évolué, la condition d’existence de l’homme s’améliorant à mesure que les innovations lui amenaient confort, sécurité, aisance et autonomie. L’histoire humaine a ainsi oeuvré/persévéré dans l’idée que défend Descartes dans son Discours de la Méthode: se rendre « maîtres et possesseurs de la nature11». L’extériorisation s’est alors poursuivie au fil de l’histoire humaine. Si au début de l’humanité ce fut la main qui fut libérée en se prolongeant en outil, l’extériorisation a ensuite rejeté hors de l’homme tout son appareil physique. Jusqu’au 18 ème siècle, les avancées techniques restèrent encore lentes mais à partir du machinisme, le processus s’accéléra et on assista alors à un «mimétisme de l’artificiel sur le vivant.12 » L’extériorisation de l’homme prit alors diverses formes comme « l’extériorisation de la force musculaire dans les moteurs, du système nerveux dans les machines qui transmettent des ordres et s’autocontrôlent, du langage dans le disque et le magnétophone, de la mémoire et des facultés de jugement dans les ordinateurs, (...) des désirs dans la publicité, de la reproduction dans l’insémination artificielle ou de l’imagination dans les moyens audiovisuels13». Jean-Michel Bes-nier, dans son livre Demain les post-humains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ? dira que «l’informatique a accompli l’extériori-sation des capacités de l’homme (...) et elle lui dicte désormais les comportements pour mieux assurer son développement.14» Nous serions donc arrivés à un stade de l’humanité où l’extériorisation semble complète et nous dépasserait même.

Jacques Ellul considère la technique comme le facteur déterminant du 20ème siècle et insiste sur son importance structurante.

« La Technique est en fait le milieu de l’homme. Ces médiations se sont tel-lement généralisées, étendues, multipliées qu’elles ont fini par constituer un nouvel univers, on a vu apparaître le “milieu technicien”. Cela veut dire que

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l’homme a cessé d’être dans le milieu “naturel” (constitué par ce qu’on appelle vulgairement la “nature”, campagne, bois, montagnes, mer, etc.) au premier chef, pour se situer maintenant dans un nouveau milieu artificiel. Il ne vit plus au contact avec les réalités de la terre et de l’eau mais avec celles des instru-ments et objets qui forment la totalité de son environnement .15»

La langue grecque établissait déjà un lien entre la procréation, genèse d’un enfant (Tekhnon) et la fabrication d’un objet, habilité manuelle d’un artisan ou œuvre d’art (Tekhnê). Dans son histoire, l’homme en est progressivement arrivé à assimiler son corps à l’idée de machine. Les premières dissections ont donné lieu à une représentation mécaniste du corps. Descartes dira à ce propos que «Tout corps est une machine et les machines fabriquées par le di-vin artisan sont les mieux agencées sans cesser pour autant d’être

des machines. Il n’y a à considérer aucune différence de principe entre les machines fabriquées par les hommes et les corps vivants engendrés par Dieu. Il n’y a q’une diffé-rence de perfectionnement et de complexité16» Et La Met-trie, réfutant le dualisme âme-corps de Descartes, dira que « l’Homme n’est rien d’autre qu’une machine issue d’une manière auto-organisatrice.17»

Le corps devient machine dans le monde savant et on faci-lite la compréhension de l’anatomie, les «mécanismes» du corps, par l’usage d’illustrations d’usine, de chaînes de pro-duction, d’organes automates. Les travaux du docteur Fritz Kahn montrent, par exemple, la représentation anatomique

assimilée à des rouages, à des machines industrielles au fonctionne-ment mécanique. (Fig. 2) L’imaginaire collectif est ainsi influencé par cette image de l’homme sous forme d’engin, de machine voire d’automate. Ce mythe de l’homme-machine se poursuit encore au-jourd’hui (Fig. 3), amenant l’homme à se percevoir et à se définir en des termes de plus en plus liés à la mécanique. Nous parlons de charpente osseuse et considérons nos coeurs comme des pompes

2 -L’HOMME MÉCANIQUE

15. Jacques Ellul, Le système technicien, Calmann-Lévy Paris, 1977.16. René Descartes, Traité de l’Homme, Ed. Flammarion 1983 p1-10217. Wismann, Heinz, et al. La Science en jeu, Éditions Actes Sud, 2013.18. Guido Calogero, L’Homme, la machine et l’esclave, Le Robot, la bête et l’homme, Ed. de la Baconnière, 1966. p67

Fig. 2

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19. David Aurel, La cybernétique et l’Humain, Gallimard, coll. «Idées» 1965, p 8520. Gunthers Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, L’Encyclopédie des nuisances, 2002 [1958].21. Gunthers Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur la honte prométhéenne, L’Encyclopédie des nuisances, 2002 [1958].22. Jean-Michel Besnier, Demain les post-humains. Le futur a-t-il encore besoin de nous? Ed. Pluriel, 2012, p114-115

I - L’HOMME ET LA TECHNIQUE CO-ÉVOLUTION

cardiaques ou nos cerveaux comme des calculateurs qui, peut-être un jour, pourront être imités par les ordi-nateurs. « Nous n’avons aucune raison rigoureuse pour nier, par avance, que de futurs robots seront capables d’accomplir les tâches les plus hautes de l’intelligence humaine.18» Cette assimilation que nous faisons de nous-mêmes avec les machines démontre aussi un be-

soin que nous avons de nous adapter à un environnement toujours plus technicisé et ne pas être « dépassés par les machines que nous avons crées pour nos besoins.19»

Günther Anders décrit la pathologie dominante de notre époque qu’il baptise la «honte prométhéenne». Son livre intitulé L’ob-solescence de l’homme, sorti en 1956, ne paraîtra en France qu’en 2002. Ce livre réunit quatre textes dont nous retiendrons ici le se-cond intitulé Sur la honte prométhéenne. Elle décrit ce sentiment de honte qui s’empare de l’homme «devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui même fabriquées20». Anders en dit ceci:

«Si j’essaie d’approfondir cette “honte prométhéenne”, il me semble que son objet fondamental, “l’opprobre fondamental” qui donne à l’homme honte de lui-même, c’est son origine. Il a honte d’être devenu plutôt que d’avoir été fabriqué. Il a honte de devoir son existence - à la diff érence des produits qui, eux, sont irréprochables parce qu’ils ont été calculés dans les moindres dé-tails - au processus aveugle, non calculé et ancestral de la procréation et de la naissance.21»

Jean-Michel Besnier, qui reprend ce concept dans son livre De-main les post-humains. Le futur a-t-il encore besoin de nous? dit que «L’homme fi nit par avoir honte de son origine naturelle (..) Il comprend, devant la perfection de ses artefacts, qu’il est lui-même imparfait parce qu’il est devenu, alors qu’il aurait pu avoir été fa-briqué par lui-même. Il aurait voulu “ne se devoir qu’à lui même”, être “un moi s’autoposant” selon l’expression de Fichte.22»

Fig. 3

23

Nous l’avons déjà dit l’homme et la technique fonctionnent comme un couple mêlant vivant et non vivant. Et si l’homme a pris soin de mêler la technique à sa représentation corporelle, c’est peut être qu’il s’est fait habitué à l’idée que la technique était la pièce man-quante qui l’aiderait à corriger ce corps imparfait.

L’homme est un animal fragile. Son corps vieillit inexorablement. Ses organes, sa peaux et ses muscles sont voués à se détériorer et à cesser de fonctionner. Son ouïe baisse, sa vue s’obscurcit, ses os de-viennent faibles et ses membres peuvent être mutilés, sans espoir de repousse. Nous ne sommes pas ce lézard dont la perte d’un membre n’est qu’une gêne temporaire. Une détérioration de notre corps a un caractère absolu, irréparable. Nous n’avons qu’un seul corps et la peur de la mort ou de la maladie et son cortège de souffrances et d’impuissance font extrêmement peur. Mais aujourd’hui pour la première fois de son histoire, l’homme a véritablement la capacité de se réparer. Les progrès réalisés dans les sciences médicales et les techniques d’usinage rendent accessibles à tous prothèses, den-tiers et autres coeurs artificiels. Votre vue baisse? Aucun problème, nous vous créons des verres à votre vue. Votre ouïe devient difficile? Nous vous installons une prothèse auditive. Une hanche qui lâche? Nous pouvons vous en poser une nouvelle, plus solide encore que l’originale. Notre science et notre technique nous permettent au-jourd’hui de nous réparer comme jamais auparavant, et ce n’est qu’un début.

2 -L’HOMME MÉCANIQUE

LEs FORMEs DE L’AUGMENTATION

pARTIE II

26

23. Jean-Michel Besnier, Demain les post-humains. Le futur a-t-il encore besoin de nous? Ed. Pluriel, 2012, p6624. Sandrine Cabut, Première implantation d’un coeur artificiel total, Le Monde Santé, 2013. [En ligne] http://www.lemonde.fr/sante/article/2013/12/20/premiere-implantation-d-un-c-ur-artifi-ciel-total_4338190_1651302.html25. Martin Koppe, Première mondiale : un organe fonctionnel créé à partir de cellules reprogrammées, Gentside Découverte, 2014. [En ligne] http://www.maxisciences.com/organe/premiere-mondiale-un-organe-fonction-nel-cree-a-partir-de-cellules-reprogrammees_art33363.html

II - LEs FORMEs DE L’AUgMENTATION

«Le corps est le signe d’une insupportable finitude, un frein au désir d’absolu et d‘éternité sensé caractériser l’homme.23»

L’homme a toujours oeuvré grâce à la technique à compenser cette finitude dont nous parle Jean-Michel Besnier et à sortir de sa condition par la médecine, les sciences et la culture. Les avancées techniques se sont montrées toujours plus émancipatrices à mesure qu’il cherchait à dépasser ses limites biologiques. Les armes lui ont permis d’être un meilleur chasseur, le marteau d’être plus fort, le vélo ou la voiture d’aller plus vite et de se déplacer toujours plus loin, la loupe de voir l’infiniment petit et la longue vue de découvrir sa place dans l’univers. L’horloge lui a permis de mesurer le temps et l’écriture de partager son savoir et de transmettre son histoire. Les nombreuses interactions entre l’homme et la machine/l’ou-til ont permis de répondre aux insatisfactions et aux attentes de l’homme: S’embellir, se réparer, rester jeune, vaincre ses ennemis, mais aussi améliorer ses capacités physiques ou intellectuelles, amé-liorer ses performances, aller plus haut, plus loin,... L’homme étendu par ses «prothèses» techniques repousse ainsi en quelque sorte les limites de son humiliante condition première.

La médecine est sans doute la discipline qui illustre le mieux ce rapport de compensation et de dépassement de ses limites par la technique car elle a souvent été à l’origine d’innovations techniques en vue de réparer l’homme, compenser son handicap ou lui ap-porter un meilleur confort de vie. En 2013, on testait le premier coeur artificiel totalement mécanique24, (Fig. 4). Nous sommes aujourd’hui capables de faire pousser des organes de synthèse à

1 - AMBIGUïTÉs, ENTRE RÉpARATION ET AUGMENTATION

27 1 - AMbIgUITÉ ENTRE RÉpARATION ET AUgMENTATION

partir de cellules25. Nous pourrons sans doute réparer n’importe quelle partie de notre corps d’ici la fin de ce siècle. Le corps parfait et éternel dont nous rêvons tous est à portée de main. Mais pourquoi s’arrêter là? Pourquoi se contenter d’une prothèse auditive rétablissant notre ouïe

alors qu’on pourrait en fabriquer une qui accroisse sa portée, nous permette d’entendre les ultrasons ou de filtrer ce qu’on ne souhaite pas entendre pour se focaliser sur ce que l’on désire écouter? Les progrès rapides de la robotique et des nanotechnologies ouvrent le champs des possibilités et il sera vraisemblablement possible d’ac-croître nos facultés très bientôt par le biais d’extensions robotisées.

Oscar Pistorius est né le 22 novembre 1986 à Johanesbourg, en Afrique du Sud. A cause d’une malformation génétique, il est né sans péronés, il a du être amputé des deux jambes sous le genou à l’âge précoce de onze mois. Malgré ce handicap, il apprit à mar-cher à 2 ans grâce à deux prothèses greffées sous ses genoux. Ses prothèses lui permirent de pratiquer une activité sportive à l’école, jusqu’en 2003 où il se brisa le genou en jouant au rugby. Sur les conseils de son médecin, il se mit alors à la course «à pied» afin de rééduquer ses membres endommagés. En 2004, il remportait la finale du 200m aux jeux paralympiques d’athènes. Il enchaî-na alors les trophées dans diverses compétitions en tant qu’athlète handicapé. En 2007, il demandait à participer en tant que valide dans les compétitions sportives, demande qui lui fut refusé le 14 janvier 2008 par l’Association internationale des fédérations d’ath-létisme (IAAF), sur base d’un rapport rendu par le professeur Brüg-gemann de l’Université du sport de Cologne. Dans ce rapport, le professeur établit que grâce à ses prothèses en carbone, Oscar Pis-

Fig. 4

28

26. Damien Issanchou et Eric de Léséleuc, Oscar Pistorius ou une catégorie sportive impossible à penser, dans L’humain augmenté dir. Édouard Kleinpeter , Paris, CNRS ÉDITIONS, 2013

torius consommerait un quart d’énergie en moins que des coureurs valides pour une vitesse équivalente. En outre, il n’est pas sujet à la montée d’acide lactique lors de sa course, contrairement aux

autres coureurs. Les prothèses d’Oscar Pistorius rentrent donc dans le cas cou-vert par l’article 144.2 du règlement de l’IAAF, qui exclut «tout dispositif tech-nique incluant des ressorts, des rouages, ou tout autre élément qui confère un avantage à un athlète par rapport à celui qui n’en utilise pas». L’athléte fit alors appel auprès du Tribunal arbitral du

sport (TAS), qui jugea qu’en l’état actuel des connaissances scien-tifiques, il n’était pas possible d’affirmer que ses prothèses confé-raient un avantage à Oscar Pistorius. Le rapport du professeur Brüggemann fut remis en cause au motif que les tests avaient été réalisés en deçà de la vitesse de course du sprinter. En 2012, Os-car Pistorius participait aux Jeux Olympiques de Londres avec les valides, où il parvint jusqu’en demi-finale avant d’être finalement éliminé. (Fig. 5 )

Le cas d’Oscar Pistorius et de son corps technologisé est embléma-tique de l’ambiguité qui peut exister sur la frontière entre répara-tion et augmentation. La question que son cas soulève est de savoir si ses prothèses lui confèrent un avantage ou non. Ne pouvant être classé ni dans la catégorie des valides ni dans celle des invalides, il vient remettre en cause les codes jusque là en vigueur.

«Pour l’instant, les débats médiatiques montrent qu’il n’est pas possible de penser Oscar Pistorius autrement que sous ce mode symbolique, celui-ci devenant donc, au gré des jugements, un athlète “réparé”, “augmenté”, ou “super-valide”, dont les institutions ne savent que faire.26»

La lunette est également un bon exemple de cette ambiguïté. Si

II - LEs FORMEs DE L’AUgMENTATION

Fig. 5

29

les propriétés de certains verres sont connus depuis l’Antiquité, les premières lunettes seraient apparues au XIIIème siècle, probable-ment en Italie. La lunette est une petite révolution pour celui qui est plongé dans le flou visuel. Une fois portée, la personne dispose d’une vue corrigée, une vue «parfaite». Sa vue devient «normale». Mais cela est-il réellement juste? une personne ne souffrant pas de sa vue a-t-elle pour autant une vue parfaite? La lunette permet-elle à l’homme de retrouver un sens perdu ou manquant ou bien lui offre-t-elle de voir plus loin ou plus précis que ce qu’il n’aurait ja-mais vu? La lunette apporte sans aucun doute une réparation plus élaborée que ce qu’une canne apporte comme compensation à un estropié. Réparer, amplifier, améliorer, augmenter, quelle est la li-mite? Peut-on vraiment séparer ces termes en familles distinctes disposant chacune de leur rôle et de leur particularité? Le cas des agénésiques pose également cette question. Pour eux qui sont nés avec un bras ou une jambe en moins, l’adoption d’une prothèse n’est pas perçue comme une réparation dans la mesure où ils n’ont jamais connu la vie avec ce membre en plus mais plutôt comme une amélioration. Dans la pratique, nombre d’entre eux y sont d’ailleurs opposés.

Quand les sciences et la technique le permettent, il nous parait naturel de compenser ce qui nous fait défaut et ainsi de le réparer. La question se pose différemment avec l’amélioration. Il s’agit une notion qui nous vient de l’Humanisme et de la Philosophie des Lumières. L’homme cherche à devenir quelqu’un de meilleur en améliorant ses connaissances, notamment par le savoir et l’édu-cation. Si cette notion d’amélioration parait tout à fait noble et dans notre nature, il apparaît tout de même une ambiguïté. Pour le CNRTL améliorer signifie «rendre meilleur, changer en mieux», c’est «guérir, soulager, améliorer le fonctionnement, l’organisation de quelque chose» mais correspond aussi à «la modification de la composition.» Si l’amélioration nous rend meilleur, elle nous

1 - AMbIgUITÉ ENTRE RÉpARATION ET AUgMENTATION

30

27. Edouard Kleinpeter, L’humain augmenté dans la collection Les Essentiels d’Hermes, Paris, CNRS ÉDITIONS, 201328. Ibid p1-29

change aussi en nous rendant «mieux» que notre prochain. Elle ne se contente pas alors de guérir un mal, un déficit mais modifie notre condition, notre composition, afin de tendre à un perfection-nement que nous n’aurions pas naturellement. On peut alors voir l’amélioration non pas comme une réparation avantageuse mais bel et bien comme une amplification et une augmentation de nos capacités. Or l’augmentation n’a pas, a priori, de limite dans son action et elle peut tendre à l’infini.

Dans son désir de s’améliorer et de s’affranchir de sa finitude, et compte tenu des capacités qui sont les sienne, l’homme est capable d’aller très loin dans le perfectionnement et l’amélioration de son corps et de ses aptitudes. Trop loin peut-être. La question qui se pose alors est de savoir jusqu’où nous désirons aller et quel futur nous sommes prêts à construire pour l’espèce humaine.

Dans L’Humain augmenté 27, Edouard Kleinpeter regroupe les ré-flexions de plusieurs chercheurs et philosophes sur le sujet. L’ou-vrage aborde en particulier les ambiguïtés autour des notions d’homme et d’humain augmentés. Il a à coeur de «donner les clés pour comprendre le rapport d’attraction-répulsion qu’entretient l’être humain avec les technologies qu’il crée» et ainsi aborde le sujet sous plusieurs angles, «plusieurs visions du monde». Ce livre, sur lequel nous appuierons la suite de cette partie, souligne alors le soucis d’éveiller une «réflexion commune»28 sur le futur que nous voulons construire.

II - LEs FORMEs DE L’AUgMENTATION

31 1 - AMbIgUITÉ ENTRE RÉpARATION ET AUgMENTATION

32 II - LEs FORMEs DE L’AUgMENTATION

L’human enhancement est le terme anglosaxon désignant ce qui relève de l’augmentation humaine. L’expression se traduit couramment en français par «amélioration humaine» ou «augmentation hu-maine». Néanmoins ces traductions posent problème par rapport à l’expression anglosaxonne car elles influencent le jugement sur la question d’enhancement. A l’origine de ce terme, on trouve celui de genetic enhancement, apparut dans les années 90 pour désigner les pratiques visant à sélectionner, croiser et modifier génétiquement (transgénèse) des espèces de bactéries, plantes ou animaux. On retrouve ce terme également appliqué à l’homme dans certaines littératures spécialisées traitant de l’amélioration génétique de l’hu-main. Le champ du human enhancement s’est généralisé dans les an-nées 2000 pour s’appliquer également aux modifications du corps visant à l’améliorer. L’influence des défenseurs de la théorie de la convergence NBIC29 (nanotechnologies, biotechnologies, informa-tique et sciences cognitives. Nous reviendrons sur cette notion plus loin dans le mémoire) en particulier a été déterminante dans la popularisation du terme.

Si les traductions françaises de l’human enhancement portent à po-lémique et traduisent de manière incomplète et réductrice l’ex-pression, c’est aussi que cette dernière est elle même ambiguë. En France on préférera plutôt la notion d’augmentation, plus neutre que l’idée d’amélioration, jugée trop valorisante. C’est ce qu’ex-pliquent Simone Bateman et Jean Gayon dans leur article De part et d’autre de l’Atlantique: enhancement, amélioration et augmentation de l’hu-main.

« L’expression Human enhancement est couramment traduite en français, soit par “amélioration humaine” soit par “augmentation de l’humain”. Le premier terme s’inscrit dans une longue tradition (méliorisme, amélioration des plantes, amélioration des animaux, amélioration eugénique des humains),

2 - AUGMENTATION ET HyBRIDATION

33 2 - AUgMENTATION ET HybRIDATION

« L’expression Human enhancement est couramment traduite en français, soit par “amélioration humaine” soit par “augmentation de l’humain”. Le premier terme s’inscrit dans une longue tradition (méliorisme, amélioration des plantes, amélioration des animaux, amélioration eugénique des humains), mais a été critiqué pour son côté ouvertement axiologique. Le second, avec sa connotation quantitative, parait plus neutre du point de vue des valeurs, mais pose tout autant de problèmes: qui souhaiterait en effet voir ses capacités ou performances diminuées? 30»

Dans leur article, ils identifient trois notions couvertes par le terme enhancement : « L’amélioration des capacités humaines », qui regroupe à la fois les améliorations physiques et cognitives, par exemple l’amélioration de la mémoire, de la longévité ou de la force physique. Cette amélioration peut se faire grâce à des moyens techniques, biologiques, chimiques ou génétiques. Elle découle souvent du détournement de moyens ou aides sensés s’appliquer dans le cadre thérapeutique à des fins non thérapeuthiques.

« L’amélioration de la nature humaine », dont les courants transhu-manistes, dont nous parlerons plus loin dans ce mémoire, se font les portes paroles. Cette amélioration comprend tout ce qui vient modifier et amé-liorer l’homme en tant qu’espèce. Elle est vue par certains comme une transgression de la nature ou une source de futures inégalités, notamment en terme d’accessibilité aux techniques d’amélioration. Le risque est alors de créer une humanité à deux vitesses.

Et enfin « l’amélioration de soi », qui comprend toute sorte de technologies comme la psychopharmacologie31, les hormones de croissance, la chirurgie esthétique,... dont le but est l’accomplis-sement et la réalisation de soi et de son projet de vie et qui a donc une valeur plus culturelle que les deux autres.

34 II - LEs FORMEs DE L’AUgMENTATION

Ainsi la notion d’human enhancement ou d’augmention va au delà de la simple modification du corps par la technique. Elle comprend la capacité de nous modifier autant en tant que personne qu’en tant qu’espèce par une application non plus seulement sur nos corps en tant que capacité mais aussi sur notre psychée, nos humeurs, notre mental, notre mémoire et à long terme sur notre identité biolo-gique et culturelle et ce qui fait de nous des humains. Tantôt vue comme menace ou une transgression de notre humanité, tantôt comme une noble recherche vers le dépassement de soi et le moyen de parfaire notre identité, l’enhancement nécessite qu’on s’attarde sur les notions qu’il met en jeu et les frontières qu’il voudrait nous faire franchir.

Jacques Perriault, dans son article Le corps artefacts. Archéologie de l’hybridation et de l’augmentation parle, du désir d’augmentation et ex-plique que le fait «d’augmenter ses capacités apparaît comme un invariant chez l’homme32». Il distingue ainsi plusieurs recherches d’augmentation qu’à connu notre Histoire.

« La tentative de voler d’Icare (Antiquité), la machine à calculer de Pascal (1642), la machine à simuler le raisonnement de Raimond Lulle (1305), l’invention du microscope et du téléscope (della Porta, 1586), le travail d’Ada Lovelace sur la machine de Babbage pour le calcul des équations aux dif-férences finies (vers 1842) montrent que l’esprit humain a toujours tenté d’augmenter ses capacités de perception et de raisonnement par le recours à la technologie.33 »

Il explique que l’augmentation peut prendre des formes diverses (le sport et la méditation sont déjà, par exemple, des manières de s’augmenter) et amène une nouvelle notion que nous n’avons pas encore traité et sur laquelle nous reviendrons souvent: l’hybrida-tion. Jacque Perriault différencie l’augmentation et l’hybridation et explique que «l’augmentation est de l’ordre de la finalité» et « l’hybridation de l’ordre de la modalité»

35 2 - AMbIgUITÉ ENTRE RÉpARATION ET AUgMENTATION

« Deux maîtres mots dominent cette thématique: augmentation et hybrida-tion. Le premier suggère l’agrandissement, l’amplification,. C’est la finalité. Elle peut concerner le corps, son physique, son mental. L’augmentation n’a de réalité que si elle résulte d’une vérification expérimentale par celui ou celle qui la préconise. Le second maître mot est l’hybridation. Elle suggère que des mixages ou des métissages s’opèrent au sein de l’être humain entre des capa-cités physiques et mentales, innées ou acquises, et des fonctions exogènes four-nies par la technologie. Cette intervention peut-être directe - par des implants, par exemple - ou indirecte par des pratiques et des discours. » 34

Il distingue alors deux fonctions qui rentrent en jeu dans le pro-cessus de transformation par augmentation et/ou hybridation: la conscience et la durée. En effet, l’augmentation et l’hybridation peuvent être subies ou contrôlées et avoir une durée variable. C’est ce que l’on peut par exemple observer avec l’informatique, qui à mesure des années passées a engendré une familiarisation et «conduit à des mûrissements progressifs des cultures techniques afférentes35»

Selon Jacques Perriault, l’homme détient trois qualités qui lui sont propres et qui interviennent dans le processus de « murîssement de la maîtrise de la technologie » : la plasticité mentale, la capaci-té à intégrer (les apprentissages, les informations,...) et l’aptitude à s’imprégner de façon consciente ou non, à son environnement et à en imprégner sa culture. Jacques Perriault nous parle alors de l’horloge, qui a augmenté notre perception de/du quoi en faisant apparaitre la notion de régularité, augmentant ainsi notre gestion du temps; de l’enrichissement par la technique du langage humain et de son lexique notamment par la métaphore faisant de la tech-nique « un pivot comparatif» nous permettant d’imager les objets inconnus (par exemple l’expression: «le train des réformes») mais aussi du « surentrainement de fonctions cognitives par des intérac-tions homme-machine. Cette dernière, nous dit-il, a eu plusieurs conséquences en nous dotant de nouvelles facultés comme «la fa-

36 II - LEs FORMEs DE L’AUgMENTATION

culté de traiter en parallèle des informations différentes » qu’on re-trouve dans les jeux d’arcade, la faculté « de construire et de vérifier des hypothèses » qui là aussi se retrouve par exemple exercée dans les jeux vidéos et « l’entrainement musculaire observé dans les neu-rosciences par la sollicitation constante »35.

Ainsi la maîtrise de la technologie implique des augmentations inconscientes, qui peu à peu se nouent et se mélangent à notre identité, notre culture et notre histoire. Face à elles s’associent aussi des augmentation délibérées, conscientes, que l’homme envisage dans sa volonté d’amplifier ses capacités physiques, intellectuelles et perceptives. En d’autres termes, d’étendre son rayon d’action et de sortir de lui-même. Ces augmentations prennent la forme de lunettes, de prothèses, de téléphones portables, de capteurs de tension artérielle ou encore de vêtements connectés.

37 2 - AMbIgUITÉ ENTRE RÉpARATION ET AUgMENTATION

38 II - LEs FORMEs DE L’AUgMENTATION

Jérôme Goffette dans son article De l’humain réparé à l’humain augmenté: naissance d’une anthropotechnie qui s’inscrit dans l’ou-vrage L’Humain augmenté dirigé par Édouard Kleinpeter, défi-nit le terme d’anthropotechnie. Inventé simultanément par trois philosophes, Sloterdjik, Hottois et Goffette lui-même, il permet de mieux expliciter les notions que l’expression human enhancement et amélioration ont tendance à mélanger et explique que «le mot “amélioration” contient un jugement de valeur, puisqu’il signifie “rendre meillleur”, induisant un jugement sur une pratique avant même d’en prendre connaissance.» Il donne ainsi la définition de l’anthropotechnie:

«Par anthropotechnie on désigne l’activité visant à modifier l’être humain en intervenant sur son corps, et ceci sans but médical. D’un sens proche mais non identique, le human enhancement, indique ce qui relève de l’augmentation humaine.»$

Il justifie la nécessité et la pertinence de ce terme par «l’éclosion d’une foule d’usage différents: dopage physique, psychostimulation professionnelle, chirurgie esthétique non réparatrice, modulation non thérapeutique de l’humeur, choix reproductif, contraception, etc.» D’autant de pratiques (Fig. 6) qui pour certaines sont banales et pour d’autres atypiques ou encore pionnières mais qui font res-sortir une incohérence: le fait que la médecine telle qu’elle se dé-finit ne puisse englober la totalité de ces pratiques, certaines ayant des motivations différentes et incompatibles avec le devoir médical et la déontologie, dont le but recherché est un bénéfice sur la santé. L’anthropotechnie, cet «Art ou technique de transformation extra-médicale de l’être humain par intervention sur le corps» répond alors à ce manque de caractérisation qu’engendrent ces nouvelles pratiques de transformation de l’humain.

3 - L’ANTHROpOTECHNIE

39 3 - L’ANTHROpOTECHNIE

Jérome Goffette explique alors que la médecine se base sur le dua-lisme normal/pathologique. Or telle que nous venons de la définir, l’anthropotechnie traduit une autre dualité. Si la médecine va du pathologique au normal, la première hypothèse de Goffette serait que l’anthropotechnie aille du normal à l’amélioré. Cependant, des incohérences se dessinent alors. La première concerne le normal:

La deuxième concerne l’amélioré et soulève trois problèmes. Certaines améliorations sont ambiguës. Jérôme Goffette donne l’exemple du dopage, qui bien qu’il amène une «surcapacité» au sportif, finit par être pathogène, ou encore celui du stérilet, qui n’est

«qu’il n’est pas nécessaire d’être dans un état normal pour faire appel à la pratique anthropotechnique et d’autre part en anthropotechnie, le risque de confusion entre les normalités médicale et sociale est importante alors qu’il s’agit de deux sens distincts (être laid n’est pas “médicalement anormal”, même si cela peut être “socialement anormal”, par exemple, ou encore la contraception qui induit une anomalie physiologique en termes médicaux, tout en étant socialement normale).»

Fig. 6

40 II - LEs FORMEs DE L’AUgMENTATION

pas une amélioration physique («il n’améliore aucune performance ou aucun organe») mais qui apporte quand même un avantage et un confort de vie. Un autre problème vient de l’utilisation du terme d’«amélioration» par la médecine, qui parle d’amélioration de l’état de santé, de symptomes. Le dernier problème vient du mot «amélioration» lui-même qui comme le dit l’auteur «contient un jugement de valeur, puisqu’il signifie “rendre meilleur” induisant un jugement sur une pratique avant même d’en prendre connais-sance.»

Enfin, la dernière incohérence porte sur la contestation contre le fait de dresser un axe unique médecine-anthropotechnie. Les pra-tiques anthropotechniques comportent des risques sans forcément amener un bénéfice de santé. Au sens strict de la médecine elles seraient donc plus vues comme des «atteintes potentielles à la santé plutôt que comme une sur-santé. Les plus apportés ne sont pas des plus de santé mais des plus pour d’autres finalités.»

Jérôme Goffette montre bien alors la nécessité de différencier mé-decine et anthropotechnie et de parler de couple normal/modifié pour distinguer l’anthropotechnie. Le modifié peut rechercher une «amélioration de performance (dopage), une possibilité d’épanouis-sement (contraception), un changement dans le rapport à soi et aux autres (chirurgie esthétique), etc.», induisant par la même que la relation médecin-patient devient une relation practicien-client en anthropotechnie. L’auteur appuie alors sur le fait que l’anthropo-technie «requiert une construction déontologique spécifique, avec un rapport bénéfice-risque prenant en compte plusieurs valeurs: santé, bonheur, accomplissement de soi, capacitation, etc. - groupe de valeurs qui restent à discuter aujourd’hui.»

Nous avons donc vu grâce au texte de Jérôme Goffette que l’hu-man enhancement et l’anthropotechnie se démarquaient l’un de

41 3 - L’ANTHROpOTECHNIE

l’autre. Le premier comprend tout ce qui augmente ou améliore nos vies («qu’il s’agisse des psychostimulants, de choix d’embryon, de téléphone portable, de techniques d’apprentissage , etc») et a tendance à ne pas savoir où se placent ses frontières, tandis que l’autre porte seulement sur ce qui intervient sur le corps et son champ d’expertise devient dès lors plus clairement identifiable («le dopage sportifs, la chirugie esthétique ou la contraception»).

L’anthropotechnie permet également de démarquer le médical du thérapeuthique en ne s’attachant qu’aux transformations autres que sur la santé, comme l’épanouissement, la réussite sociale,.. Il nécessite dès lors d’établir sa propre déontologie sur de nouvelles valeurs. Jérôme Goffette clonclut:

« si nous envisageons les horizons anthropotechniques à moyen et long termes, ce ne sont pas seulement des interrogations éthiques et politiques qui sont au premier rang, mais aus-si et surtout un questionnement métaphysique. Il est utile de prendre comme indices pros-pectifs ce qu’on voit en matière de prototypes techniques (ectogénèse, prothèses de bras supplémentaires à commandes corticales, etc.), de pratiques nouvelles ( consommations de psychostimulants, banalisation de la chirurgie esthétiue, etc.) pour imager des horizons d’avenir. En se projetant ainsi au delà de l’horizon, on ne peut qu’être frappé de la plasti-cité de la substance humaine qu’il s’agisse du physique ou du psychique.» Il s’agit ainsi de «dégager les voies de transformations de “l’humanitude” souhaitables et les mécanismes d’action qui y conduiraient (politique, sociaux, éducatifs). Il s’agit aussi de faire attention aux voies à écarter et aux chemins délétères qui y mènent. Rien ne serait plus terrible que d’entrer progressivement dans un univers de personnes-produits consommées, alors que certains usages de l’anthropotechnie auraient pu, au contraire, contribuer à l’épanouisse-ment de personnes-sujets.»

Ces «chemins délétères» dont parle Jérôme Goffette justifient la nécessité de disciplines telles que la bioéthique ou la futurologie, dont les missions sont l’anticipation des scénarios possibles à partir de données actuelles afin en particulier de pouvoir se prémunir contre d’éventuelles dérives de la société. Cela n’exclut pas cepen-dant l’importance d’une réflexion sociale collective sur le sujet.

42

«The human species can, if it whishes, transcend itself - not just sporadically, an individual here ine one way, an individual there on another way, but in its entirety, as humanity. We need a name for this new belief. Perhaps transhuma-nism will serve: man remaining man, but transcending himself, by realizing new possibilities of and for his human nature.»

II - LEs FORMEs DE L’AUgMENTATION

L’amélioration humaine est source de nombreuses interrogations. De quoi s’agit-il exactement? Est-ce une simple utopie ou est-ce déjà un horizon proche? Cette science qui vise la transformation biologique de l’être humain par la technique est-elle portée par un seul ou plusieurs idéaux? Afin de bien comprendre les enjeux liés à la question de l’amélioration humaine et pour permettre de mieux ancrer le sujet de ce mémoire, un panorama des différents courants et points de vue est nécessaire.

Le terme de transhumanisme a été inventé par Julian Huxley, qui n’est autre que le frère d’Aldous Huxley, auteur célèbre pour son livre Meilleur des mondes. Biologiste britannique et théoricien de l’eugénisme, il a été le premier directeur de l’UNESCO et a fondé le WWF. Il est également connu pour ses livres de vulgarisation sur la science. L’idée de transhumanisme est apparue pour la première fois à l’écrit dans son livre New Bottles for New Wine, en 1957. Dans ce livre, il exprime le concept ainsi:

Dans cette définition, Huxley pose les bases des idéaux transhuma-nistes, qui sont le perfectionnement de l’homme et de sa nature, et une transition vers un nouveau type d’existence, qui transcende la condition humaine.

Il faudra une vingtaine d’années pour que les idées d’Huxley se diffusent et qu’apparaissent, dans les années 70 à l’université de Californie (qui deviendra plus tard le quartier général du mouve-

4 - LE TRANsHUMANIsME

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ment transhumaniste), les premiers transhumains, terme introduit par le futuriste et philosophe F.M Esfandiaru, qui organisa pour la première fois le mouvement. En pleine période d’essor de la cy-berculture, l’idée transhumaniste se structure alors autour du phi-losophe et futuriste Max More, qui créera avec Tom Morrow la première revue transhumaniste, Extropy Magazine. Ils fonderont deux ans plus tard l’Extropy institute et chercheront à rallier à leur cause toujours plus de futuristes en organisant les premières confé-rences sur le sujet.

On retrouve aujourd’hui encore les idées d’Huxley dans les idéaux transhumanistes contemporains, tels qu’ils sont énoncés par Laurent Frippiat: «la volonté de filiation avec l’humanisme tra-ditionnel des Lumières, la prise de parole au nom de l’humanité entière, le maintien de la condition humaine au-delà des modifica-tions structurelles et enfin, le dépassement de la nature de l’homme sans pour autant la nier». Cette définition va plus loin que celle énoncée par Huxley. Le transhumanisme se revendique de l’huma-nisme des lumières et se veut le porte parole de l’humanité entière. Il s’intéresse au maintien de la condition humaine, au-delà des mo-difications structurelles. Son objectif est donc de réfléchir au delà des considérations politiques et culturelles, à l’avenir de l’espèce humaine, tout en lui assurant une qualité de vie et un confort. Le dernier point est plus ambiguë. Dépasser la nature humaine sans pour autant la nier. On retrouve ici la notion d’élever l’humain vers un stade supérieur, potentiellement en rupture avec ce qu’on connaît de l’espèce humaine et ainsi tendre vers ce qu’on appelle le posthumanisme. Cependant, le transhumanisme se veut conscient de la nature humaine et ne souhaite pas tomber dans le nihilisme.

A mesure que le mouvement prend de l’ampleur et s’étend géo-graphiquement, ses fondations idéologiques se dispersent douce-ment, pour faire place à plusieurs variantes. Il existe de ce fait de

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nombreux courants à la posture technophile, partageant le désir d’améliorer l’humain par la technologie afin de tendre vers une posthumanité qui transcende notre nature actuelle. Cependant ils ne s’accordent pas sur la finalité et le moyen d’y parvenir. On citera par exemple l’extropianisme, dont Max More est le père et qui pri-vilégie un cadre ouvert, évolutif, anarcho-capitaliste, à l’hyper-res-ponsabilité individuelle et pour la non-intervention de l’Etat, le technoprogressisme, qui est pour une convergence du développe-ment technologique et du progrès social et dont sont issues Donna Haraway et sa théorie du cyborg ainsi que James Hughes et sa thèse sur la biopolitique, le cosmisme qui revendique une approche spi-ritualiste, l’abolitionisme qui souhaite en finir avec les souffrances et exalter le bonheur et l’humanisme, le courant pour l’immortalité porté par l’Immortaly Institute, fondé en 2002 par bruce J.Klein, ou encore le mouvement de la Singularité dont Ray Kurzweil, pro-fesseur au MIT et directeur de l’ingénierie chez google, est le chef de file, mais aussi le posthumanisme, le social-futurisme, etc.

Ces différentes tendances technophiles et futuristes partagent la même aspiration pour la construction d’un homme nouveau ou plutôt du sur-homme de demain et s’accordent sur la Déclara-tion Transhumaniste, qui reprend leurs principes communs sur la transformation de l’être humain. Ce texte consensuel édicté par la World Transhumanist Association (WTA), fondée en 1998 par Nick Bostrom, théorise leurs principes fondateurs et symbolise par cela l’unité du mouvement transhumaniste. Il spécifie que «les technosciences du futur élargiront le potentiel humain en gagnant la guerre contre le vieillissement, en surpassant les faiblesses co-gnitives, la souffrance involontaire et en installant des conditions de vie humaine augmentées d’une richesse encore inconnue au-jourd’hui».

Mais la Déclaration met aussi en garde contre de possibles abus

II - LEs FORMEs DE L’AUgMENTATION

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des techniques d’amélioration et tend à une construction respon-sable et collective, basée sur le débat public et «devant permettre des décisions pesées sur base d’une réduction des risques et d’une distribution juste des bénéfices».

Le transhumanisme est donc devenu un mouvement culturel, in-tellectuel et politique, aux philosophies et idéologies diversifiées et complexes, mais néanmoins soudé autour d’un même programme. Il promeut l’avènement du posthumain par l’usage des technolo-gies. L’objectif est non seulement d’améliorer mais d’augmenter l’humain dans ses capacités physiques, intellectuelles ou même mo-rales voire même de lui octroyer de nouvelles capacités jusqu’alors inimaginables. Il s’agit ni plus ni moins de prendre en main notre propre évolution ou plus largement l’évolution humaine. Nick Bostrom qualifiera la nature humaine d’«œuvre en chantier». Les transhumanistes ne cherchant pas une rupture du présent mais un processus évolutionnel où les potentialités humaines seraient maximales et où l’individu aurait le contrôle sur sa propre vie. Ces «chasseurs de frontières» guidés par le même idéal d’évolution tendent à briser la réalité biologique, souhaitant rendre l’homme modulable.

«le corps représente l’inessentiel en nous - la part d’hétéronomie qui empêche que nous atteignons l’émancipation à laquelle nous aspirons.»

Jean-Michel Besnier écrit à propos des transhumanistes qu’ils pro-phétisent la «fin de la naissance et l’ectogénèse, la fin de la maladie grâce aux promesses des biotechnologies et de la nanomédecine, la fin de la mort non voulue, grâce aux techniques dites de l’uploa-ding, c’est à dire au téléchargement de la conscience sur des maté-riaux inaltérables dont les puces de silicium ne sont que la préfigu-ration». Les transhumanistes sont donc en rupture totale avec les concepts de Dieux et de religions, d’essence humaine et d’hybris, cette démesure que les grecs voyaient dans le fait de désirer plus

4 - LE TRANsHUMANIsME

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que ce que la juste mesure du destin, ici notre finitude humaine, nous a attribué. Leur «foi» se tourne désormais vers la Technique, vouant un culte au Progrès à qui, on pourrait se le demander, ils prêtent une qualité presque divine. Qualifiés de techno-prophètes, leurs idéaux peuvent paraître utopiques voire mystiques. La remise en question de l’équilibre naturel, la courses aux apprentis-sorciers, le pouvoir provocateur de créer, manipuler et diriger la vie comme bon nous semble, tout cela n’est pas sans rappeler le récit biblique de la tour de babel ou encore le mythe d’Icare qui rappelons le, s’est brûlé les ailes à vouloir voler trop près du soleil. Le feu Pro-méthéen peut-il ainsi être la cause de notre perdition comme il a été le pilier de notre émancipation? Le transhumanisme sera-t-il le gourou de trop?

Les rêves transhumanistes, notamment en ce qui concerne l’im-mortalité, passent immanquablement par les sciences numérique. L’uploading permettra un jour selon certains de brancher et de télécharger le contenu de nos cerveaux sur un ordinateur. L’esprit, alors dématérialisé, serait envoyé dans le cyberespace mais pourra aussi être réimplanté ou copié dans un corps robotique ou différent

du corps d’origine comme dans le film Chappie, un clone par exemple. On se croirait presque plongés dans la fiction de Matrix où les héros se branchent pour télécharger leur esprit dans la ma-trice. La reconstitution du cerveau par des moyens informatiques est en réalité un des gros enjeux scientifique de notre

temps, treize centres de recherches européens se sont réunis dans ce but au travers de l’Human Brain Project et aux États-Unis, l’ins-titut de technologie du Massachussetts (MIT) travaille à la création d’une véritable intelligence artificielle. Ray Kurzweil, (Fig. ) di-recteur d’ingienérie de Google et tête de file du transhumanisme

II - LEs FORMEs DE L’AUgMENTATION

Fig. 7

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outre-atlantique, a déjà annoncé que le premier ordinateur capable d’émuler le cerveau humain arriverait vers 2040: «Dans trente ans, nous aurons les moyens technologiques de créer une intelligence surhumaine. Peu après, l’ère humaine cessera» C’est ce qu’il prédit dans Humanité 2.0 où il va même plus loin, en disant:

«Nous voulons devenir l’origine du futur, changer la vie au sens propre et non plus au sens figuré, créer des espèces nouvelles, adopter des clones humains, sélectionner nos gamètes, sculpter nos corps et nos esprits, apprivoiser nos gènes, dévorer des festins transgéniques, faire don de nos cellules souches, voir les infrarouges, écouter les ultrasons, sentir les phéromones, cultiver nos gènes, remplacer nos neurones, faire l’amour dans l’espace, débattre avec des robots, pratiquer des clonages divers à l’infini, ajouter de nouveaux sens, vivre vingt ans ou deux siècles, habiter la Lune, tutoyer les galaxies.»

Bien qu’on ne puisse douter de la volonté de Google et des autres industriels leaders mondiaux du quatruplet GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazone) de construire l’avenir et de leur implication dans les mouvements transhumanistes, on ne peut s’empêcher, compte tenu de l’énorme potentiel d’un tel marché, de s’interroger également sur leurs motivations économiques… On peut égale-ment s’interroger sur les conséquences qu’auraient un monopole industriel sur de telles technologies et sur les capacités de contrôle qui nous resteraient dans ce cas.

4 - LE TRANsHUMANIsME

DE NOUvEAUx ENjEUx pOUR

LA sOCIÉTÉ

pARTIE III

50 III - DE NOUVEAUx ENjEUx pOUR LA sOCIÉTÉ

On s’aperçoit peu à peu aujourd’hui que le schéma qui se des-sine n’est pas la technique contre l’homme mais plutôt la technique dans l’homme. On parle en particulier d’hybridation humain/ma-chine. Contrairement à l’hybridation naturelle, l’hybridation hu-main/machine ne peut se faire que par un acte chirurgical (poten-tiellement brutal) et implique un mélange, une confrontation, entre le technologique d’une part, et le biologique d’autre part.

«Le vaisseau sur lequel Thésée s’était embarqué avec les autres jeunes gens, et qu’il ramena heureusement à Athènes, était une galère à trente rames, que les Athéniens conservèrent jusqu’au temps de Démétrios de Phalère. Ils en otèrent les vieilles pièces, à mesure qu’elles se gâtaient, et les remplaçaient par des neuves qu’ils joignaient solidement aux anciennes. Aussi les philosophes, en se disputant sur ce genre de sophisme qu’ils appellent croissant, citent ce vaisseau comme un exemple de doute, et soutiennent les uns que c’était toujours le même, les autres que c’était un vaisseau différent.»

Dans l’article L’homme hybridé: mixités corporeles et troubles identitaires qui s’inscrit dans l’ouvrage L’Humain augmenté dirigé par Édouard Kleinpeter, Bernard Andrieu s’intéresse à la notion d’hybridation et étudie les troubles qui peuvent en résulter. Sa thèse défend l’idée que l’hybridation «c’est admettre que le corps ne soit ni entièrement naturel, ni entièrement culturel» et qu’elle crée une existence transcorporelle («intégrant dans une nouvelle unité hu-maine les aspects technologiques et biologiques dans une interac-tion dynamique»). Ce nouveau corps mixte devient alors original, isolé de par sa différence, restauré, amenant ainsi une meilleure accessibilité sociale et dépendant des procédures technologiques. À la fois vulnérable et invulnérable, l’hybridation est une recompo-

1 - TROUBLEs IDENTITAIREs

51 1 - TROUbLEs IDENTITAIREs

sition instable : «Être hybride c’est posséder dans son corps deux aspects qui coexistent, parfois de manière contradictoires». C’est une nouvelle unité humaine à construire.

Bernard Andrieu recense les trois troubles qu’engendre l’hybri-dation: le trouble identitaire, le trouble de l’identité sociale et le trouble d’immersion sensorielle. Grâce à plusieurs études de cas, il décortique et analyse l’aspect troublant de la nouvelle mixité due à l’hybridation. Il explique en avant-propos qu’il existe deux types d’hybridations, la Directe et l’Indirecte, qui dépendent de la ma-nière dont les interactions entre les interfaces de systèmes biolo-giques et technologiques se font. Les lunettes sont par exemple des hybridations indirectes car la connexion ne se fait pas directement sur un muscle, un nerf, .... mais se fait extérieurement sur la vue. Les prothèses auditives ou implants cochléaires sont quand à elles une hybridation directe car elles agissent directement sur les fibres nerveuses.

Bernard Andrieu explique que le trouble identitaire vient du fait que la mémoire conserve le souvenir du premier corps malgré l’hy-bridation qui a eu lieu et il utilise notamment l’exemple du bateau de Thésée pour imager ce premier trouble, qui peut engendrer des confusions importantes dans l’imaginaire et la représentation de soi. L’homme hybridé ne se reconnaît pas dans son nouveau corps, ne se sent pas entièrement lui-même.

Le trouble de l’identité sociale est la difficulté pour la société d’ac-cepter une nouvelle image du corps. Il est du ressort de la bioé-thique car il interroge la définition même des êtres humains et les limites de l’humanité. En augmentant son corps par la technologie le sujet augmente ses capacités, il n’est alors plus vu comme un handicapé mais rejoint le monde des valides. De par sa nouvelle apparence il se rend plus accessible et invisible. Bernard Andrieu

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donne alors pour exemple le cas d’Oscar Pistorius qui a créé beau-coup de débats suite à sa participation à des jeux olympiques clas-siques alors qu’il avait deux prothèses aux jambes. Une personne handicapée qui use d’hybridation transforme donc l’handicap en “handicapabilité” (selon le terme de Bernard Andrieu).

Enfin, le trouble d’immersion sensorielle tient de la confusion entre réel et virtuel. Il y a complémentarité entre les trois corps : Phy-sique, Objets connecté et Avatar. Ce trouble provient de contradic-tions des informations sensorielles reçues par le cerveau, le risque est alors de peu à peu être plongé dans des dispositifs échappant à la volonté. On pense par exemple à des jeux comme second life où le joueur se trouve plongé dans un univers virtuel et intéragit par le biais d’un avatar, c’est à dire une représentation de lui même, avec d’autres avatars représentant d’autres personnes. Le joueur a la possibilité de créer son avatar, une version parfaite de lui même, une vision qu’il a de lui même ou tout simplement la personne qu’il souhaiterait être. Le jeu permet également de faire ou dire des choses qu’on n’aurait jamais fait ou dites dans la réalité. L’absence de conséquences testant les limites éthiques et morales de chacun mais en même temps lui permettant une émancipation. Le risque est alors que la personne s’enferme dans ce personnage virtuel.

Le texte de Bernard Andrieu permet une meilleure compréhension de ce que beaucoup appellent les post-humains mais qui n’est pour lui qu’une question d’hybridation qui s’impose doucement dans nos sociétés de par les avancées technologiques et médicales, ainsi que par le regard de la société. Le terme de post-humain implique une fin de l’humain, un après. Hors, Bernard Andrieu le dit très bien dans son texte, «L’homme hybridé n’est pas post-humains». L’hybridation n’est qu’une nouvelle forme que prend l’évolution humaine, car depuis toujours l’homme a cherché à améliorer son quotidien, relever le défi de la survie et du confort.

III - DE NOUVEAUx ENjEUx pOUR LA sOCIÉTÉ

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Il définit d’ailleurs l’hybridation comme «une recomposition indé-finie et instable entre les matériaux biologiques et technologiques» mais nous dit aussi que cette hybridation s’apparente à une instabili-té produisant un état provisoire et fragile qui nous rend dépendants des technologies et c’est là finalement le coeur du texte de l’auteur, chercher à prévenir les risques, les expliquer pour mieux les antici-per, mieux comprendre cette nouvelle humanité qui se construit, se mélangeant à la présente. Le texte de Bernard Andrieu est un texte humain, qui invite à non pas rejeter l’homme hybride mais à l’appréhender comme une nouvelle diversité humaine. Toutefois il met en garde, «l’hybridation démultiplie les références identitaires et le risque est de s’y perdre!» L’homme hybride doit revendiquer sa mixité et refuser d’être réduit à la monstruosité. Son handicap peut devenir une «handicapabilité». Il conclura avec l’idée que l’hybri-dation peut révéler à chacun de nous combien le corps humain est métissé. A nous de construire une humanité dont la promesse est pleine de richesse et non pas des clans d’humanités rivales.

Neil Harbisson (né en 1982) est un artiste espagnol d’origine bri-tannique. Musicien et interprète, il possède la capacité étonnante

d’entendre les couleurs grâce à un oeil électronique et aborde ainsi sa recherche artistique de manière atypique. Considéré comme le premier «cyborg» (Fig. 8) officiel-lement reconnu il devient peu à peu un porte parole de ce mouvement et de ce mode de vie.

Souffrant d’achromatopsie ou daltonisme total, Neil Harbisson n’a jamais pu voir au-

cune couleur de sa vie. Sa perception du monde se restreint à des nuances de gris. Par éducation il savait que le ciel était bleu, l’herbe verte,... pour autant bien qu’il puisse différencier des nuances de

1 - TROUbLEs IDENTITAIREs

Fig. 8

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gris, deux couleurs de même teinte se traduisaient pour lui par la même couleur grise. À cette époque, l’artiste peignait sans couleur et s’habillait en noir et blanc, ne voyant pas où serait le plaisir pour lui de porter des couleurs dont il n’aurait aucune perception: «Quel était le but de porter quelque chose que je ne pouvais pas apprécier ?»

C’est en 2003 que sa vie prend un nouveau tournant. Il assiste à une conférence sur la cybernétique (et en particulier sur les extensions sensorielles via la cybernétique), donnée par Adam Montandon, un étudiant de l’université de Plymouth et en ressort plein d’en-thousiasme. Les deux étudiants se rencontrent et décident alors de travailler sur le projet de l’eyeborg (pour lequel ils remportent à Vienne le prix Europrix Award in Content Tools and Interface De-sign (2004), ainsi que le prix Innovation Award (Submerge, Bristol 2004).

Neil Harbisson devient alors un «homme à extension» ou cyborg, le dispositif de l’eyeborg (Fig) lui offrant un nouveau sens, inédit pour l’espèce humaine. L’eyeborg fonctionne avec une caméra suspen-due et reliée au crâne de l’artiste, qui capte les couleurs face à lui

comme le ferait l’oeil mais au lieu de les convertir en données visuelles, elle les transforme en temps réel en ondes sonores transmises par conduction osseuse à son oreille interne. Ainsi pour chaque couleur correspond un son différent. (Fig. 9) Les teintes à hautes fréquences (bleu-violet) sonnent aiguës tandis que les teintes de basse fréquence (rouge) sonnent grave. Dorénavant Neil Harbis-

son peut donc voir des paysages mais aussi les entendre. Pour lui les scènes de vie, les visages, les peintures se transforment en mé-lodie plus ou moins harmonieuses qu’il s’amuse à recomposer ou à peindre. Si au début il a du mémoriser les noms que l’on donne

III - DE NOUVEAUx ENjEUx pOUR LA sOCIÉTÉ

Fig. 9

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aux couleurs et donc mémoriser les différentes notes, maintenant ces informations sont devenues des perceptions puis des sensations. Son cerveau a assimilé l’eyeborg comme une partie du corps à part entière et traite l’information de la même manière que lui viendrait une information de n’importe quel autre organe sensoriel.

Neil Harbisson explique que c’est lorsqu’il a commencé à rêver en couleur (en sons) qu’il a senti que le logiciel et son cerveau étaient unis et c’est à ce moment là qu’il s’est senti cyborg. Par la suite, les sensations se sont presque inversées car il a aussi commencé à asso-cier des couleurs aux sons de tous les jours comme la sonnerie du téléphone qui lui faisait percevoir du vert. C’est à partir de là qu’il a commencé à traduire les choses en peinture. A quoi ressemble un mozart? Comment sonne un picasso? quelle est la tonalité du Prince Charles?

L’artiste cyborg a alors décidé d’aller plus loin. Si la vision humaine est limitée (360 couleurs), ce n’est pas le cas de la vision électro-nique et Neil Harbisson a alors décidé d’ajouter l’infrarouge et l’ul-traviolet à sa palette de perception. On peut alors considérer qu’il n’est plus seulement un cyborg mais un homme augmenté. Il ne comble plus seulement un déficit de naissance (compensé par une vison particulière) mais s’ouvre à une perception augmentée par rapport aux capacités naturelles de l’homme. Désormais il peut par exemple voir si la journée est bonne ou mauvaise pour bronzer en fonction du taux d’UV.

Au fur et à mesure de son cheminement vers la découverte de per-ceptions qui lui étaient inconnues jusque là, Neil Harbisson est de-venu un porte parole des «cyborgs». Il a notamment été reconnu officiellement comme tel lorsqu’il a réussi à faire accepter l’eyeborg sur la photo de son passeport et a fondé en 2010 la Fondation Cy-borg, organisation internationale qui a pour but d’aider les être

1 - TROUbLEs IDENTITAIREs

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humains à «devenir des cyborgs». La couleur se place désormais au centre de son travail tout comme l’utilisation de la technologie par extension.

Le cas de Neil Harbisson fait échos avec la synesthésie. «Le terme d’origine grecque «aisthesis» désigne la sensibilité, l’aptitude à avoir des sensations. Le préfixe «syn» signifie «ensemble». La synesthésie est l’association spontanée et involontaire de modalités sensorielles différentes comme par exemple «voir la musique». Le terme synes-thésie fait référence au mélange des sens.

Si Neil Harbisson n’est pas le premier artiste s’inspirant de ce mé-lange de sensations, on nommera par exemple Vassily Kandinsky, devenu célèbre pour ses œuvres « mélodiques » ou certains musi-ciens comme le compositeur Olivier Maessian, il est le premier à vivre la synesthésie grâce à la technologie et en tant que cyborg.

On ne peut plus différencier son tra-vail d’artiste de la personne qu’il est et de son extension. Pour autant peut-on considérer que c’est son extension qui le rend artiste? Les tableaux (Fig. 10) qu’il réalise sont des traductions visuelles de ce qu’il entend, elles se rapprochent de l’art optique, courant artistique fondé sur l’esthétique du

mouvement, à la différence qu’elles ne sont pas réalisées dans le but de créer un mouvement, un trouble visuel mais traduisent un «paysage sonore» qui nous est imperceptible sans eyeborg. Face aux oeuvres de Neil Harbisson il nous manquerait presque un sens pour profiter pleinement du ressenti qu’offre son travail. En effet nous sommes privé de l’aspect musical du tableau.

Bien que l’artiste prône un futur cyborg, en avons-nous réellement

III - DE NOUVEAUx ENjEUx pOUR LA sOCIÉTÉ

Fig. 10

57 1 - TROUbLEs IDENTITAIREs

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Au delà de l’acceptation par soi même de l’hybridation et de la modification de notre nature biologique, un autre aspect important que l’on doit prendre en considération est l’acceptation par la so-ciété de ce qui vient modifier l’image de l’homme.

La modification du corps est vue différemment selon les cultures. En Chine, on avait par exemple l’habitude d’enfermer les pieds des filles pour qu’ils restent petits et répondent ainsi aux dictats esthétiques de la société. Dans certaines tribus d’Afrique, avoir des os qui sortent de la mâchoire ou un cou rallongé par des anneaux fait partie de la tradition, alors que cela serait considéré comme choquant dans nos société occidentales. Le tatouage, qui a long-temps été l’apanage des marginaux, se démocratise, et ce qui était perçu comme stigmatisant devient à la mode. La question de l’ac-ceptation par la société de l’hybridation humain/machine est donc avant tout une affaire de culture, et évolue avec la société.

Aujourd’hui la prothèse est de plus en plus acceptée parce qu’elle redonne à l’invalide sa «forme humaine», répondant ainsi de nou-veau aux impératifs esthétique de nos sociétés. Mais l’augmentation du corps ne doit-elle suivre qu’un seul schéma? Quelles seraient les conséquences d’une «humanité multiple» sur nos codes esthé-tiques. Ira-t-on vers une multiplication des codes où l’originalité et la performance seront les maîtres mots ou vers une augmentation unique pour tous, à l’image de la puce mémorielle de la série black mirror? Quel rôle le designer peut-il endosser dans ce contexte?

Un autre aspect à prendre en compte est la peur de la machine. Il s’agit d’une peur qui a quelque chose de fondamental chez l’homme, sans doute car il craint d’être supplanté par sa propre technologie, et toute modification du corps ne sera pas acceptée de

2 - vERs L’ACCEpTATION DE LA sOCIÉTÉ

III - DE NOUVEAUx ENjEUx pOUR LA sOCIÉTÉ

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la même manière. En particulier, on peut imaginer que l’homme cyborg ne verra véritablement le jour qu’au terme d’un processus d’acceptation résultant de plusieurs générations.

De nombreux mouvements apparaissent pour promouvoir l’homme augmenté de demain, que ce soit sciemment ou non. Les films mettent en scène des super-héros hybridés. On citera pour l’exemple spiderman, dont les capacités surhumaines résultent de l’incorporation dans son ADN d’ADN d’araignée (forme d’hybri-dation biologique), ou iron man, dont les pouvoirs proviennent d’un exosquelette hautement technologique (forme d’hybridation mécanique). Ces films ne sont pas sans conséquences sur l’accepta-tion par la société des idées trans-humanistes. L’homme, immergé dans une société toujours plus technique et plus connectée, semble s’ouvrir aux nouvelles technologies et se montre de moins en moins réticent. La «technomédecine» qui se dessine nous conduira peut-être à devenir des hybrides dans un futur proche, à devenir des homme-étendus. Mais le regard sur la dualité réparation-augmen-tation reste toutefois nuancé. Si dans l’idée, magnifier nos corps et les rendre invincibles nous fait fantasmer, la modification d’autrui et le fait d’exposer, de mettre en avant un handicap, un déficit ou une anormalité, nous perturbe et vient troubler notre perception de l’autre. Ce trouble contradictoire est sans doute dû au fait que la société nous impose une image du «normal» tout en nous im-posant d’aller toujours plus vers l’amélioration, la performance, la perfection, en d’autres termes vers le corps parfait. Alors quand des corps nés «imparfaits» se voient valorisés, sublimés grâce en particulier à la technique c’est sûrement notre propre ego que cela vient chatouiller.

Damien Issanchou et Éric de Léséleuc illustrent ce propos, dans l’article Oscar Pistorius ou une catégorie sportive impossible à penser qui s’inscrit dans l’’ouvrage L’Humain augmenté dirigé par

2 - VERs L’ACCEpTATION DE LA sOCIÉTÉ

60 III - DE NOUVEAUx ENjEUx pOUR LA sOCIÉTÉ

Édouard Kleinpeter, en assimiliant Pistorius à l’image du «monstre, au sens Foucaldien.»Nous l’avons présenté en amont, Oscar Pistorius est un athlète handicapé équipé de prothèses de jambes en carbone qui a créé la controverse du fait que ses performances se rapprochaient de celles des valides.

« Cette unicité et cette attribution catégorielle problématique qui aboutissent à l’impossibilité d’établir une commune mesure entre Pistorius et les autres athlètes (qu’ils soient handicapés ou valides) sont caractéristiques du “monstre” (entendu au sens de Foucault, 1999). Ici la monstruosité de Pistorius ne réside pas dans la dif-formité corporelle. En effet, depuis le XVIII ème siècle, le regard rationalisant porté sur la difformité a fait passer celle-ci du statut de monstre - dont on ne peut établir s’il est humain ou non - à celui d’anormalité humaine. Si le cas d’Oscar Pistorius fait débat, ce n’est pas tant parce qu’il transgresse les catégories du sport, qui classent et organisent, mais parce qu’il les met en échec. Pistorius est un monstre au sens foucaldien car l’impossibilité de le catégori-ser invalide la distinction entre le même et l’autre. »

Les auteurs expliquent que la construction d’un «être monstrueux» quelque soit la cause de sa monstruosité, nécessite deux conditions: «son unicité et sa nouveauté». Or Oscar Pistorius correspond à ces conditions. Il est différent par sa prothèse, qui lui apporte un rap-port de réparation-augmentation créant la nouveauté en le rend aussi rapide que les valides, et il se présente comme le seul invalide concourant parmi les valides bien qu’il ne soit pas le premier, il est le premier à le faire grâce à une prothèse), ce qui constitue l’uni-cité. Issanchou et Léséleuc citent Courtine, qui dit que «l’élément central de l’exhibition demande au monstre de réaliser des activi-tés que son état devrait interdire». C’est le cas pour Pistorius qui fait montre de performances dignes des valides alors même que

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l’absence de jambes devrait lui en ôter la possibilité, donc le lui interdire. Oscar Pistorius répond donc bien à l’image du monstre (au sens de Foucault), image que les média lui confèrent tant qu’il sera difficile de le ranger dans une catégorie spécifique, donc de le faire rentrer dans une norme. Ils en font alors un symbole de controverse mettant en lumière l’échec d’un système.

Le cas de Pistorius nous poserait-il problème car il crée un déséquilibre, non seulement par rapport à l’équité sportive mais de façon plus général par rapport à l’équité biologique que sa technologisa-tion vient mettre à mal? Nous sentons-nous mena-cé par cet être amélioré voire «super-valide»? Les hybridations vont-elles créer une surclasse d’hu-main, une catégorie spécifique face à laquelle nous nous sentirons inférieurs et incompétents? Est-ce cela qui nous pousse à nous méfier à prime abord de «l’anormalité»?

Viktoria Modesta (Fig. 11) est une chanteuse, mo-dèle et performeuse britannique née en ex-URSS.

Elle a pour particularité d’être amputée du genou gauche depuis ses 20 ans. Cette amputation fait suite à de nombreux problèmes médicaux qu’elle traînait depuis l’enfance et a eu pour but d’amé-

liorer sa mobilité et de réduire les risques pour sa santé. Elle a alors choisie de faire de son handicap une force. Si Viktoria Modesta n’est pas la pre-mière à se distinguer par un handicap (on note par exemple la mannequin Aimee Mullins (Fig. 12) égérie de L’Oréal) elle fait quand même exception en choisissant de porter des prothèses au design futuriste et en revendiquant son identité bionique.

2 - VERs L’ACCEpTATION DE LA sOCIÉTÉ

Fig. 11

Fig. 12

62 III - DE NOUVEAUx ENjEUx pOUR LA sOCIÉTÉ

La chanteuse est la nouvelle égérie de la chaîne Channel 4, qui l’a choisie pour porter les valeurs singulières de la chaîne, notamment dans sa campagne de promotion intitulée Born Risky diffusée lors de la finale des X-Fact. Cette campagne se veut être un antidote aux idéaux modernes présents dans le monde de la pop.

Sponsorisé par la chaîne, son dernier clip Prototype fait l’apologie de l’identité bionique et inciterait même les valides à rejoindre le mouvement. Son but est clair, créer l’admiration, la curiosité et l’envie. Le clip est rempli de symboles, parfois presque oppressants, dans le but de promouvoir son hybridation. Sa prothèse y appa-raît tel un fétiche et est littéralement mise en lumière. Dans le clip on la voit arborer différentes prothèses, chacune faisant figure de symbole voire de métaphore. Une en particulier est une prothèse lumineuse.

Le clip s’ouvre sur un phrase: Forget what you know about disa-bility. (Oubliez ce que vous savez sur le handicap) puis présente la chanteuse sur un trône, dans un ciel fait pour rappeler l’univers divin. Elle domine de son regard tandis que des personnes habillées de tuniques rouge sang (rappelant étrangement des tenues écclé-siastiques mais dont la tête est couverte comme par une burqua) semblent exercer sur sa jambe des pratiques médicales. Elle met donc en scène son amputation et y présente l’hybridation avec un caractère sacré, un avantage quasi-divin, une surpuissance.

Le clip enchaîne ensuite sur une petite fille regardant un dessin animé où la chanteuse apparaît en icône pin-up façon Betty Boop, agissant comme une super-héroine, armée de sa jambe d’acier aiguisée. La petite-fille la prend alors comme modèle et nous le montre en arrachant une jambe à l’une de ses poupées. La prothèse suscite donc l’admiration et l’envie de la fillette, la jeune généra-tion.

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Le clip enchaîne ensuite sur le mouvement en marche, des écoliers gravent le sigle de la chanteuse, des adultes se la font tatouer, des gens choisissent d’eux-même de s’amputer afin de ressembler à ce nouveau modèle qu’ils envient. Sur un plan resserré, où l’on suit la marche de sa prothèse de lumière, des papillons de nuit viennent peu à peu s’agglutiner autour de la source lumineuse. Cela semble imager l’attirance que crée la prothèse et la manière dont les gens la suivent aveuglement. Les paroles de la chanteuse sont d’ailleurs explicites, comme le montre ces quelques extraits:

We are playing god and now’s the time. We are limitless, we are not confined. It’s our future. (Nous jouons à Dieu et maintenant il est temps. Nous sommes sans limites, nous ne sommes pas confinés. C’est notre futur), I am progressive, not agressive. Stop limiting yourself with your ambition. (je suis progressiste, pas agressive. Ar-rêtez de vous limiter dans vos ambitions) Assemble me, piece by piece. Strip away the incomplete, the model of the future. Colli-ding minds, it is just a start, feel the sparks, we are building art. It is the vertigo of freedom. ( Assemble moi, morceau par morceau. Dépouille l’inachevé, le modèle de l’avenir. La collision des esprits, c’est juste un début, sentir les étincelles, nous faisons de l’art. C’est le vertige de la liberté.)

Le clip met également en scène la peur de la société et le regard malveillant ou alarmiste de certains. La chanteuse se met en scène face à ce courant d’opposition qui est représenté dans le clip par des soldats nazis (la symbolique est forte) qui disent vouloir proté-ger la société, lui faisant passer un interrogatoire dont le but est de la mettre face à ce qu’elle provoque, face à sa responsabilité dans la montée du courant bionique. Mais là encore sa prothèse, qui cette fois-ci est ornée de pierres précieuses, détourne l’axe d’un rayon laser rouge et le fractionne en plusieurs rayons ciblant chacun un

2 - VERs L’ACCEpTATION DE LA sOCIÉTÉ

64 III - DE NOUVEAUx ENjEUx pOUR LA sOCIÉTÉ

soldat, comme pour montrer la puissance tenace et menaçante de ce corps technologisé et en montrer sa supériorité.

Notons que chaque prothèse a été réalisé par la designeur Sophie de Oliveira Barata,qui travaille aussi sur The Alternative Limb Project. Elle a donné une place aux prothèses en leur offrant un design qui ne cherche pas à camoufler la prothèse mais en fait un objet artistique, une parure. (Fig. 13)

Le clip finit alors sur une scène de danse très graphique (Fig. 14) qui met en scène la troisième prothèse de l’artiste. Un cône en acier, à la pointe acérée avec lequel l’artiste joue pour mêler des sons à sa marche. Des sons réguliers rappelant le mécanisme d’un «tic-tac» se mélangent avec des sons de lames aiguisées. Faisant de sa prothèse une véritable arme, elle brise le sol comme elle brise-rait quiconque se mettrait sur son chemin. Le décor passe alors du blanc pur au rouge menaçant, les mouvements de l’artiste se font de plus en plus mécaniques. On la voit tourner sur elle même, laissant sa prothèse grincer sur le sol. Son tourbillon semble être

la métaphore du temps qui passe, sa pro-thèse faisant office d’aiguille et image un futur qui s’annonce proche. Le modèle de l’avenir qui arrive doucement. Un futur où nous serions «sans limites». Une phrase s’affiche alors: Some of us was born to take risk (Certains d’entre nous sont nés pour prendre des risques) qui s’inscrit dans la campagne Born Risky de Chanel 4.

La marque Open Bionics a une approche différente pour faire ac-cepter ses prothèses. Elle propose aux enfants des prothèses inspi-

Fig. 13

Fig. 14

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rées des super-héros. (Fig. 15-16) Parmi leur panoplie on retrouve le bras d’iron man ou de la reine des neiges. Ces pro-thèses, réalisées en impression 3D, se-ront mieux vécues par les enfants, qui les voient alors plus comme un jouet qu’un dispotif compensant un handicap. Là encore les créateurs jouent sur l’aspect augmentation (super-héros) pour valo-riser ce qui auparavant vu seulement comme une réparation.

2 - VERs L’ACCEpTATION DE LA sOCIÉTÉ

Fig. 15-16

66 III - DE NOUVEAUx ENjEUx pOUR LA sOCIÉTÉ

La firme de design et développement de logiciel Chaotic Moon a récemment dévoilé une innovation à même la peau, le tatouage connecté à dessein médical (Fig. 16). Entre le tatouage éphémère et le patch, le prototype est constitué de composants et peintures conductrices afin de créer des circuits permettant d’analyser notre santé et les données biométriques de nos corps. Le tatouage, comme n’importe quel tracker d’activité, se connecte en Bluetoo-

th à un smartphone pour lui transmettre les informations recueillies. Il est tempo-raire et lavable et se fixe à la peau avec de l’eau, on pourrait presque le considé-rer une fois posé comme une véritable seconde peau.

Grâce à ce tatouage, on peut collecter des informations à même le corps et les transférer plus précisément que ne le ferait un bracelet connecté. Il sera capable de surveiller la température du corps, de détecter un quelconque niveau de stress, une inflammation prêt d’une blessure en cicatrisation ou de mesu-rer la fréquence cardiaque et le taux d’hydratation. Chaotic Moon imagine déjà pour son invention un potentiel illimité d’applications allant jusqu’à détecter d’autre composants dans le corps (diabète, alcool, drogue), délivrer directement des médicaments sous la peau, surveiller en temps réel la forme des enfants ou servir de pass pour les concerts, mais aussi des applications dans le militaire pour suivre la santé des soldats, savoir s’ils sont blessés sur le champ de bataille, vérifier la présence de poisons dans l’air…

Ce nouveau procédé s’inscrit dans le futur des objets connectés portatifs en se présentant comme une alternative plus précise et plus commode que les bracelets connectés et moins intrusive que

3 - sOCIÉTÉ DE pERFORMANCE ET AUTOMATIsATION

Fig. 16

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l’implantation de puces numériques dans le corps.Le projet de Chaotic Moon s’inscrit dans le secteur des wearable technologies qui représentent les objets connectés (lunettes, e-tex-tiles, bracelets,...) que l’on porte directement sur nous. C’est un marché en plein essor, bien qu’elles ne parlent pas encore au plus grand nombre qui trouvent souvent ces innovations futiles et gad-get. On voit pourtant de plus en plus de petits objets connectés en-vahir notre quotidien tel que les podomètres, les montres connec-tées, les google glass ou les Tee-shirt capables de mesurer l’activité physique et le rythme cardiaque. Souvent associés à des données de mesures de performance ou de surveillance de la santé, ces ob-jets s’inscrivent dans le mouvement du quantified-self ou le «soi quantifié», qui renvoie à un «ensemble de pratiques variées qui ont toutes pour point commun, de mesurer et de comparer avec d’autres personnes des variables relatives à son mode de vie : nutri-tion, activités physiques, poids, sommeil…».

Face à cette nouvelle approche de nos modes de vie on peut se demander si le corps va devenir le nouvel objet connecté de nos sociétés. Le tatouage connecté de Chaotic Moon démontre déjà un premier pas dans ce sens, «véritable seconde peau» il nous enve-loppe telle une combinaison cyborg, qui n’augmente certes pas nos capacités mais augmente notre perception de nous, de nos données et de notre santé. Si une meilleure analyse de nos organes, sang ou vulnérabilité face aux bactéries peut permettre de sauver des vies ou d’améliorer nos qualités de vie nous devons aussi nous méfier de la surveillance que de tel objets nous imposent. La course à la donnée est lancée et par ses mesures c’est finalement nos corps que nous vendons et que nous aliénons. Avions nous besoin avant de savoir combien de pas étaient réalisés dans la journée ou si notre dernier dessert avait été de trop pour notre organisme? En cher-chant à nous contrôler au plus précis nous finissons finalement par perdre le contrôle de nous même en vue d’une automatisation de

3 - sOCIÉTÉ DE pERFORMANCE ET AUTOMATIsATION

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nos habitudes et de nos usages, plus de place à la particularité, il faudra rentrer dans le moule. Des moules qui nous seront peut-être bientôt imposés par nos employeurs, nos assurances ou par la sécurité sociale.

La symbolique du tatouage peut aussi nous amener à réfléchir. Les premiers tatouages que l’on peut situer dès la préhistoire (le plus vieil exemple de tatouage retrouvé jusque ici a été découvert en 1991 dans les Alpes Italiennes, il s’agit du «corps momifié d’un chasseur néolithique piégé dans le glacier de SIMILAUN, datant de 5300 av. J.-C. Il a été relevé sur lui la présence de petits signes très stylisés et schématiques.») avaient été pratiqués dans un but médical, ils avaient une fonction thérapeuthique en étant situés au niveau des articulations et pouvant ainsi avoir un effet sur l’ar-throse. On s’aperçoit alors que la création de Chaotic Moon n’est pas aussi innovante que ce qu’elle peut croire. Par la suite et selon les civilisations le tatouages a pu représenter l’importance sociale, la spiritualité, être un signe esthétique ou de différenciation mais a aussi servi comme en chine à marquer les prisonniers de manière à laisser une trace à vie. Si le tatouage de Chaotic Moon est quant à lui temporaire on peut se projeter sur le plus long terme et se demander si la “trace à vie” qu’il laisserait ne serait pas celle de nos données? Existera-t-il encore un secret médical quand de tel dispo-sitif seront banalisés voire obligatoires? Le tatouage est aussi l’une des méthodes utilisée pour permettre l’identification des animaux d’élevage (bien qu’ils soient peu à peu remplacés par des puces électroniques). Aussi on peut s’attendre à ce que de tel objets, mal encadrés ou sous-estimés finissent eux aussi par nous faire devenir des humains d’élevage, répondant à des normes de données elle même calculée grâce aux résultats des données de nos populations.

Bienvenue à Gattaca est un film de science fiction de Andrew Nic-cols (scénariste du Truman Show de Peter Weir) réalisé en 1997 et

III - DE NOUVEAUx ENjEUx pOUR LA sOCIÉTÉ

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porté par un trio de trois acteurs (Fig. 17), le personnage principal, Vincent, joué par Ethan Hawk et les deux personnages secondaires joués par Uma Thurman dans le rôle d’Irène et Jude Law dans le rôle de Jerome Eugène Morrow. L’histoire se déroule dans un futur pas si lointain où la science a vaincu les secrets de la génétique.

À présent le monde est soumis à une impi-toyable séléction génétique où la moindre imperfection va vite être vécue comme un handicap.

Vincent Freeman a été conçu par ses parents de manière biologique et tout à fait banale, ils n’ont pas souhaités choisir le génotype

idéal pour sa conception et ont laissé la place à la nature et au hasard. Mais ils apprennent très vite que l’espérance de vie de leur enfant ne dépassera pas les trente ans suite à des problèmes neuro-logiques et cardiaques. Aussi pour la conception de leur deuxième enfant ils décident de se tourner vers les avancées scientifiques sur le plan génétique et obtiennent ainsi un second fils, plus que pro-metteur et à l’avenir tout tracé. Vincent se retrouve alors à grandir avec des parents qui le couvent trop et l’encouragent peu, il est condamné à trainer perpetuellement son étiquette d’être imparfait et se retrouve toujours second face à son frère.

Malgré tout le jeune homme cultive un rêve, celui de s’évader dans l’espace et de participer à une mission spatiale. Mais les beaux postes tel que celui ci sont réservés aux élites génétiquement triées, issues d’embryons sélectionnés pour présenter un génotype le plus «parfait» possible. Avec son bagage génétique il ne peut espérer pareil avenir, les êtres imparfaits comme lui se voient résigner aux taches ingrates de la société et sont considérés comme des quasi-sous-hommes. Vincent comprend qu’il aura besoin de ruse et de malice pour intégrer Gattaca, la base d’entraînement des futurs

3 - sOCIÉTÉ DE pERFORMANCE ET AUTOMATIsATION

Fig. 17

70 III - DE NOUVEAUx ENjEUx pOUR LA sOCIÉTÉ

astronautes et décide alors de falsifier son identité génétique.Il rencontre alors Jérome (par l’intermédiaire d’un entremetteur qui tient un business illégal en revendant les dons de valides ne pouvant plus accomplir leur tâches au sein de la société à des hu-mains imparfaits). Jérome est un homme appartenant à l’élite gé-nétique mais qui suite à un accident (suicide raté) est devenu para-plégique. À eux deux ils préparent la future supercherie génétique, Jérôme récoltant des échantillons d’urines, de son sang, sa peau, ses cheveux… pour vincent qui en échange lui permettra de conserver un certain train de vie accessible seulement aux classes supérieures. Avec la complicité de Jérome ainsi qu’une hygiène irréprochable pour ne laisser aucune trace, vincent gravit rapidement les éche-lons de Gattaca et a des chances d’être parmi l’expédition de la prochaine mission spatiale sur Titan, un satellite de Saturne.

Malheureusement, une semaine avant le lancement le directeur de mission est assassiné et le cil d’un être «invalide» est retrouvé sur la scène de crime, il appar-tient à Vincent en tant que son ancienne identité, du temps où il travaillait encore comme simple employé technique pour la société. Suite à l’évènement une équipe d’enquêteurs est mandatée pour élucider

l’affaire, parmi lesquels Anton, le frère de Vincent. Il tentera mal-gré les soupçons qui pèsent sur son frère de le couvrir tout au long de l’enquête. (« Toutes les traces de l’humain semblent traquées, tests d’aptitude (Fig. 18), d’identification pour accéder au centre de recherche spatiale, l’enquête policière n’est plus alors qu’une métaphore hyperbolique de cette traque de l’humain, comme si la véritable culpabilité résidait non pas dans l’acte d’assassiner, mais simplement dans le fait d’être humain »)

Fig. 18

71 3 - sOCIÉTÉ DE pERFORMANCE ET AUTOMATIsATION

Sur ses gardes et à l’affût de la moindre trace ou indice qu’il pour-rait laissé derrière lui, Vincent continue à oeuvrer vers son but et travaille dans ce sens, ils déjoue les tests d’aptitudes et autres tests médicaux et sportifs. Il se rapproche au fur et à mesure d’Irène, une concurrente dans la compétition pour la mission spatiale, qui mal-gré sa conception «parfaite» est atteinte de problèmes cardiaques. Les deux personnages entâment une relation bien qu’irène soit ti-mide à cause de son «imperfection» génétique. Elle qui croît que Jérôme est trop parfait et va la rejeter.

Bien que le dénouement de l’enquête mène le n°2 de Gattaca a avouer son crime, les soupçons autour de Vincent sont vérifiés par Irène qui découvre le secret que partage Vincent et Jérome. Malgré ça elle garde confiance en Vincent et de la même manière qu’il l’avait choisi lorsqu’elle était la plus imparfaite des deux, elle décide de négliger le bagage génétique de Vincent et d’écouter ses senti-ments pour lui. Le film fini sur la réalisation du rêve de Vincent qui s’envole pour Titan tandis qu’Eugène décide de se suicider, ne supportant plus sa condition et offrant ainsi son identité à Vincent.

Le générique et la première séquence appuient fortement sur les concepts de gênes et d’eugénisme. Gattaca est formé des lettres des quatre nucléotides de l’ADN : Guanine, Cytosine, Adénine, Thymine. Les noms des personnages portent aussi un sens lié au gène, tout d’abord le deuxième prénom de Jérome qui se trouve être eugène, formé de racines grecques « eu- », signifiant « bien », et « genos », la « race », est là pour renforcer sa position d’être “valide”. Le nom de famille Morrow, contraction de demain en anglais s’oppose à celui de Freeman, l’homme libre, celui qui peut toujours voir et agir plus loin.Un filtre est utilisé pour les scènes dites de « flash-back », afin de

72 III - DE NOUVEAUx ENjEUx pOUR LA sOCIÉTÉ

donner un rendu ancien et proche visuellement de ce que connaît chacun de nous. Le réalisateur a voulu créer un monde de proximi-té avec le réel, de manière à plonger le spectateur dans cette réalité proche mais dérangeante où l’ont se sent invalides au même titre que le personnage principal. Les décors, les costumes et intérieurs, tout est fait pour créer une uniformité, une dépersonnalisation de l’individu laissant une ambiance de monde déshumanisé, froide et mettant le spectateur face à l’abomination qu’engendrerait une quête génétique d’excellence. Le réalisateur prévient la menace que représente le bio-contrôle. Il craint que l’on oublie l’individu au profit d’une société qui va de plus en plus de l’avant, qui est conquérante et où l’’eugénisme est devenu la norme.Ce film devient une oeuvre de mise en garde, cherchant à projeter le spectateur dans un futur à ne jamais construire. Nous connais-sons déjà les diktats que nous imposent les sociétés recherchant tou-jours plus de performance, toujours plus de rentabilité mais nous ne sommes pas encore arrivés au jour où la performance de chacun sera exigé avant même sa naissance. Une telle société, ne laissant aucune place à l’erreur mais aussi à la spontanéité serait non seu-lement inacceptable mais renierait ce qui fait notre humanité, la diversité, l’imperfection mais aussi la possibilité de construire sa personne au fil de sa vie et de ne pas suivre un autodéterminisme. D’une société de tous les possibles nous passerions à une société de contrôle, de discriminations. La technologie offre de nombreuses possibilités pour l’espèce humaine mais cela ne nous oblige pas à toutes nous les imposer sans réfléchir aux conséquences. On dit que la plupart des fruits et légumes d’aujourd’hui contiennent moins d’apports énergétiques que les légumes d’il y a un ou deux siècles et ont aussi moins de saveurs, pourtant on continue à transformer ces produits pour les rendre plus résistants à la météo, aux insectes, les rendre plus attrayants et à l’aspect plus savoureux.

73 3 - sOCIÉTÉ DE pERFORMANCE ET AUTOMATIsATION

pOURCONCLURE

76 III - DE NOUVEAUx ENjEUx pOUR LA sOCIÉTÉ

Ce mémoire se propose de réfléchir à la problématique suivante: Quel rôle le design peut-il jouer dans les mutations techniques du corps humain et les nouvelles hybridations humain-machine ? Après une analyse de l’histoire de l’homme et de la technique, il a été proposé de réfléchir au concept d’augmentation et aux enjeux associés. Enfin plusieurs exemples de design engagé ont été analy-sés. Plusieurs pistes ressortent de cette réflexion. Le design doit ren-forcer le lien social qui est la pierre angulaire sur laquelle l’huma-nité doit construire son avenir pour éviter les écueils et les dérives que ce mémoire discute. Il a la responsabilité de se saisir du sujet pour ne pas laisser aux mouvements transhumanistes l’exclusivité de l’opinion et de la prise de parole. L’art est un médium privilégié d’alerte, d’information et de prise de conscience et, face à l’absence de décisions politiques fortes sur le sujet, il apparaît indispensable qu’il prenne la parole et propose aux gens de réfléchir à ces problé-matiques. Design pour tous, design d’anticipation, les pistes sont nombreuses. Le designer devra composer avec l’acceptation de la société telle qu’elle a été présentée et réfléchir aux moyens de ne pas créer plus d’inégalités et d’automatisation dans la société.

77 3 - sOCIÉTÉ DE pERFORMANCE ET AUTOMATIsATION

INTERvIEw-

ÉDOUARD KLEINpETER

ANNExEs

80 ANNExEs

pourriez-vous vous pré-senter et revenir sur votre parcours? En quoi consiste votre travail à l’Institut des sciences de la communi-cation du CNRs? En par-ticulier, comment est né votre intérêt pour l’homme augmenté et le transhuma-nisme?

E.D

Je m’appelle Edouard Kleinpeter, je suis in-génieur de recherche à l’institut des sciences et de la communication, qui est un institut du CNRS. Il s’agit d’une unité mixte avec le CNRS, l’université Paris-Sorbonne et l’ins-titut Pierre et Marie Curry. Mon parcours est un peu particulier puisque j’ai commen-cé en fait par faire des sciences “dures” puisque je suis ingénieur physicien. Ensuite j’ai fait un an de formation à l’école supé-rieure de journalisme de Lille où j’ai appris le journalisme pour devenir journaliste scientifique. J’ai travaillé deux ans comme journaliste avant de reprendre un master 2 de philosophie à la suite de quoi j’ai pas-sé les concours du CNRS et ai été recruté comme ingénieur de recherche en 2009 à l’ISCC. Donc en quoi consiste mon travail, en fait j’ai deux activités principales, une activité de lien à la recherche, qui consiste en veille, en un conseil des chercheurs sur les informations utiles à leurs projets et éga-lement l’organisation de toute l’animation

scientifique, des séminaires, des colloques, etc. J’ai une autre partie de mon travail qui consiste à faire de la recherche proprement dite au sein d’un pôle de recherche de notre institut qui s’appelle santé connectée et hu-main augmenté, qui est dirigé par le phi-losophe Jean-Michel Besnier, et donc là je conduis des travaux de recherche, je publie, je donne des conférences. Alors comment est né mon intérêt pour l’homme augmenté et le transhumanisme. Ca s’est fait en fait une fois rentré à l’ISCC et c’est un sujet qui a été avancé par le directeur de l’époque qui s’appelait Dominique Volton. Il a dit là il y a quelque chose qui émerge là-des-sus, est-ce que ça intéresserait quelqu’un de se mettre sur ces thématiques, c’était en 2010. C’était un sujet qui je dirais croisait mes intérêts scientifiques et philosophiques donc j’ai commencé avec une collègue, on a monté un séminaire où on a fait venir différentes personnes de disciplines va-riées, à la fois en robotique, en interaction homme-machine, en interface cerveau-ma-chine, en biologie, en philosophie, en socio-logie, etc, pour les écouter un peu sur eux comment ils voyaient le sujet de l’homme augmenté. On a mené différents projets autour de la réparation par la technique. C’est un sujet qui est assez proche en fait de l’homme augmenté. Après, quand j’ai ren-contré Jean Michel Besnier, enfin ses écrits en particulier, là je me suis intéressé de plus prêt au transhumanisme.

Lam expersp erovitas ut quid que naturib usandicti solo blaut aut laborem-pore sit ut fugiam adis sita doluptatiam, sim es rerereh enetur, qui bla dunt experfe rersped quam eum idus sumquist, voluptatur rerum quibus quo-discit ligendiatqui tem volorita et voluptatur, sunt inus, omnim fuga. Itat reperest faccusti con re velis aut fugias sed minctor eruntiorem aligendanim harum iliqui volor si ut alicipitisi ut verum fuga. Ipsapel int quat odipsa pedi

81 ENTRETIEN AVEC ÉDOUARD kLEINpETER

vous parlez de projets de recherche à L’IsCC qui re-groupent plusieurs cher-cheurs dans des disciplines variées. Est-ce que ces pro-jets sont en lien avec le hu-man brain project et/ou la convergence NBIC?

E.D

Alors effectivement, le projet de recherche dont je parle dans mon livre, c’est un projet de recherche qu’on a avec des collègues à l’ISCC en sciences humaines avec un robo-ticien et avec une chercheuse en imagerie cérébrale. Donc on travaille sur des per-sonnes qu’on appelle agénésique, ce sont des personnes qui naissent avec un membre en moins et la question qu’on pose c’est: Quel usage ont ces personnes d’une pro-thèse, dans la mesure où pour eux qui sont nés avec un corps certes incomplet, enfin c’est subjectivement entier, la prothèse peut être vue soit comme une augmentation soit comme une réparation. Donc le projet tourne un peu autour de cette dialectique. On n’a aucun lien avec le Human Brain Project. Je suis bien évidemment ce qu’ils font, c’est une très grosse machinerie euro-péenne et on n’est pas dedans donc on n’a pas vraiment de compétences en fait pour en parler. De ce que l’on voit du HBP, c’est beaucoup plus un projet d’informatique. Il y a une partie effectivement technique et sciences humaines mais qui est totalement réduite.

j.C

Oui leur objectif serait presque de créer l’intelligence artificielle.

Oui c’est ça, ils essayent de reproduire in-formatiquement le fonctionnement d’un

cerveau. Vous êtes peut être au courant mais il y a pas mal de controverse, notam-ment il y a plusieurs biologistes qui ont si-gné une pétition pour dire que l’HBP c’est certainement un très joli projet d’informa-tique mais ça ne va pas nous apprendre grand chose sur le fonctionnement du cer-veau. Si vous voulez, que les phénomènes de haut niveau, la bioscience etc, puissent être réduits à une interaction simple entre un grand nombre d’éléments, en l’occur-rence des neurones ou des microproces-seurs, c’est peut être pas une très bonne idée. Le fonctionnement des neurones et du cerveau biologique est beaucoup plus complexe que ça.

Oui c’est peut être un peu utopiste comme recherche. Et la convergence NBIC? Est-ce que vous travaillez là-dessus?

E.D

C’est un très beau projet d’informatique. La convergence NBIC, on l’étudie en tant qu’objet mais on ne peut pas vraiment dire qu’on se situe dans la lignée des rapports sur le sujet. Nous on ne cherche pas à aug-menter l’humain par la convergence tech-nologique. Mais les discours qui tournent autour nous intéressent en tant qu’objet d’étude.

...

82

Très bien, je vais passer à la question suivante: La science fiction est souvent soit le reflet, soit le précur-seur de l’imaginaire col-lectif. Auparavant, le robot rimait avec Terminator et l’image véhiculée était celle de l’homme contre la ma-chine. On peut penser égale-ment à Robocop, qui pose la question de la part humaine du cyborg. Aujourd’hui, on a plutôt tendance à défendre l’image du surhomme et à le montrer comme un héros faisant rêver la population. je pense par exemple aux super-héros comme Iron man, aux exosquelette pré-sents dans Avatar ou Ely-sium ou à des films comme Limitless où l’on vante les capacités décuplées du cer-veau grâce à des drogues . Cela signifie-t-il selon vous que certains veulent pré-parer la société à accepter les idées d’homme et d’hu-main augmentés? Est-on en train de nous vendre leurs concepts de façon dégui-sée?

E.K

Je ne pense pas que les auteurs de science fiction soient à la botte des multi-natio-nales et chercheraient à préparer les gens. Le lien entre l’homme et la machine est quelque chose qui a toujours fait fantasmer dans l’imaginaire collectif. Je ne crois pas qu’aujourd’hui il y ait spécialement plus de choses qui soient utopiques qu’avant, il y a toujours eu des utopies autour de ça. Si on prend par exemple terminator et robocop,

le dernier robocop qui est sorti il y a deux ans a fait un carton, l’image de la machine qui se rebelle contre l’humain est toujours très présente. Il y a une sociologue qui analyse très bien ça qui s’appelle Brigitte Meunier. Elle identifie dans les différentes époques des mythes dominants. Le mythe dominant dans lequel on est aujourd’hui c’est le mythe du golem. C’est la créature artificielle créée par l’humain. Avec le ro-bot on est dans cette mythologie du golem. Effectivement ce qu’on peut dire ensuite in-téressant pour vous peut être c’est que dans toutes les époques il y a toujours eu une comparaison entre l’humain et la techno-logie dominante. Quand la technologie do-minante état la mécanique on pensait que le cerveau humain pouvait être modélisé par des engrenages, des petits pignons qui tournent etc. Quand c’était la thermodyna-mique on imaginait que le fonctionnement du corps humain pouvait adéquatement être représenté par une machine à vapeur et aujourd’hui la technologie dominante est l’informatique donc on pense qu’on va pouvoir encore une fois modéliser l’humain par l’informatique. Voilà, donc je ne pense pas qu’il y ait d’intention cachée derrière le fait qu’il y ait des gens qui se saisissent de ces objets culturels pour en faire un com-merce, c’est inévitable.

C’est à dire que quand on voit que certains transhumanistes, je pense par exemple à Ray Kurzwell, ont une certaine place ou influence dans les sociétés, on pourrait se poser la question.Il est vrai qu’il y a un rapprochement de plus en plus fort et potentiellement inquié-tant entre les grands décideurs mondiaux, les grosses entreprises et des groupements transhumanistes. On pense effectivement à

ANNExEs

83

Ray Kurzwell, le directeur de l’ingénierie chez google. Je pense que ça vient aussi en partie du fait que les grands entrepreneurs de la Silicone Valley et compagnie, eux leur ambition n’est pas spécialement de créer des technologies qui vont bien se vendre etc, c’est, en tout cas dans leur discours, de changer le monde. Donc ils arrivent assez facilement à glisser d’un discours purement commercial à un discours idéologique, fai-sant fi d’un certain nombre de limitations éthiques.

Donc vous ne voyez pas for-cément l’avenir sombre à l’idée que ce soit des grands groupes qui contrôlent ces idées là?

E.K

Il va y avoir une nécessité de régulation ça c’est sûr. On est en train de préparer un colloque qui pose un peu ces questions là, voire les nouvelles technologies, qu’est-ce que ça veut dire sur le plan de la prise en charge collective de la santé, est-ce que c’est la réparation de la maladie ou est-ce que c’est l’augmentation du handicap, tout ça est complexe. Une chose est sûre c’est qu’il va y en avoir de plus en plus de ces nou-velles pratiques technologiques qui visent à améliorer. L’autre versant de ça c’est que ça crée une manne potentiellement commer-cialisable et que chacun génère maintenant tout un tas de données sur lui même, que ce soit pas son activité en surfant sur le web ou bien via des objets connectés. Ces données là deviennent une ressource qui peut être exploitée. Ça c’est potentiellement problé-matique, d’autant plus que les entrepre-neurs du numérique sont des idéalistes. En-fin ils ont de bonnes intentions je ne pense pas qu’ils veuillent spécialement espionner

les gens mais le problème c’est que d’autres seraient tout à fait capables de le faire.

j.C

Oui il y a toujours un risque de dé-rive.

E.K

Oui, a partir du moment où quelqu’un au-rait un intérêt commercial à faire quelque chose et que ce n’est pas interdit de le faire, il y a fort à parier qu’il le fasse. Quand vous dites on pourrait imaginer un scénario ca-ricatural où le groupe GAFA diffuserait la pub directement dans nos cerveaux, oui on pourrait imaginer ce type de scénario. Je pense à l’ancien directeur des programmes de TF1 qui avait dit qu’en fait le travail de TF1, c’était de rendre le cerveau disponible pour Mac Donald et Coca Cola.

j.C

C’est vrai qu’au final il n’y a pas be-soin d’être transhumaniste ou dans des optiques similaires pour avoir des pensées ultra-capitalistes.

E.K

Non je dirais même que le transhumaniste est un mouvement, qui s’étend certes, mais dont les fondations idéologiques se dis-persent un petit peu, ils ne sont pas tous d’accord. On parle plutôt d’une nébuleuse transhumaniste que d’un courant transhu-maniste. Les fondateurs du mouvement sont des californiens, pour faire court. Ils sont eux sur une version annoncée d’indi-vidualistes du transhumanisme, je m’aug-mente moi en tant qu’individu et il n’y a aucune régulation supérieure qui doive m’empêcher de faire ce que j’ai envie de faire. Il y en a d’autres qui sont beaucoup plus concernés par les questions d’égalité

ENTRETIEN AVEC ÉDOUARD kLEINpETER

84

sociale, de répartition, etc. Notamment en France et en Grande Bretagne où il y a des espèces de sous courants du transhu-manisme. En fait le problème viendrait plutôt, pas forcément des transhumanistes, mais de l’exploitation que pourraient en faire des boîtes qui pourraient faire profit de ce qui ne serait pas interdit. Mais il y a des réflexions, il y a des garde fous qui sont en train d’être mis en place. Maintenant on est assez vigilants sur chaque dérive qui arrive et on alerte. Mais c’est vrai que par exemple une compagnie d’assurance a bien évidemment intérêt de savoir si votre patrimoine génétique vous prédispose à tel problème ou tel type de maladie. Pour eux ça a un intérêt objectif donc si on ne leur interdit pas de le demander à leurs clients ils pourront le demander.

On pense forcément au quantified-self. Tous les objets connectés qui me-surent toutes les données de notre vie de tous les jours risquent d’apporter beau-coup plus de contrôle ? par exemple avec des sociétés comme les assurances, on tend à la surveillance.

E.K

Oui c’est sûr et le problème en fait c’est que quand on écoute les entrepreneurs dans les nouvelles technologies, ils disent faites nous confiance on ne va pas mal utiliser les données, on n’est pas des démons. Oui d’accord c’est peut être vrai pour les 4-5 qui parlent au moment où on les écoute mais ça ne veut pas dire que d’autres ne le feront pas.

vous soulignez dans votre livre «l’urgence d’une ré-flexion commune» sur les problématiques associées aux notions d’homme et d’humain augmentés. Ne risque-t-on pas pourtant d’assister à un effet d’esca-lade entre les nations, de fa-çon similaire à ce qu’on a pu observer dans la course au nucléaire?

E.K

Oui, on a souvent tendance à dire soit bon voilà maintenant les technologies sont là donc on ne peut plus rien y faire, soit que finalement la réflexion c’est un frein et ça empêche d’avancer. Pendant ce temps là la France prend du retard, les États-Unis sont devant nous, l’innovation l’innovation l’in-novation! Le problème vient de ce que aux États-Unis la réflexion éthique est souvent peu favorisée voire dénigrée. Justement sur le HBP, les américains ont un projet un peu similaire, les chinois également. Il faut toutes proportions garder on n’est pas en contexte de guerre froide quand même, mais effectivement il y a une espèce de course comme ça mais bon c’est plutôt tra-ditionnel dans le milieu scientifique. Après c’est vrai que la reproduction d’un cerveau humain par l’informatique est une espèce de nouveau graal que se sont donné un cer-tain nombre de chercheurs.

Face à ces enjeux qu’ont les nations ou les grands groupes scientifiques est-ce que l’individu ou le citoyen a un pouvoir d’action ou de décision? C’est à dire, a-t-il lui le pouvoir de créer le monde de demain?

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E.K

Je pense que dans un avenir relativement proche, ça commence déjà d’ailleurs, vont se développer de plus en plus de mouve-ments de résistance. On voit déjà des as-sociations qui se sont montées, dont cer-taines sont assez actives et ont recours à des méthodes plutôt musclées, pour contrer le transhumanisme et globalement la techno-logisation de la société. Toutes les craintes que vous exprimez dans votre mail, il y a des gens qui disent qu’il ne faut pas qu’on aille vers ça. L’être humain est complexe, on cède aux sirènes technologiques mais d’un autre côté on revient vers le bio, vers la nature, etc. Il y a quand même une cer-taine méfiance vis à vis de la technologie qui à la fois nous attire et nous révulse. Il y a un philosophe japonais dont la théo-rie peut sans doute s’étendre à ces cas là. Il parle de ce qu’il appelle la vallée de l’étrange. Quand on crée des artefacts, on a un degré de familiarité avec eux qui croît à mesure qu’ils nous ressemblent de plus en plus. Je veux dire par là qu’on a un degré de familiarité plus fort avec un nounours qu’avec un stylo, parce que le nounours, il nous ressemble plus. Donc ça augmente, ça augmente jusqu’à ce qu’on arrive à un mo-ment, ce qu’il appelle la vallée de l’étrange, et là ce sont des artefacts qui commencent à trop nous ressembler. Ils nous ressemblent énormément mais quand même y a un pe-tit truc différent. Et là ça nous met mal à l’aise. Il donne l’exemple lui d’un bras ro-botisé qui aurait exactement l’apparence d’un bras humain, qui bougerait et tout, mais il n’y aurait que le bras. Ça ça nous paraît bizarre, ça nous choque. Ce que je veux dire c’est qu’on est d’accord pour avoir des machines performantes, qui nous obéissent, tout ça, mais un ordinateur qui nous bat aux échecs ça commence à nous

dégoûter, donc il y a quand même une li-mite à l’intégration de la machine dans la population humaine.

j.C

Oui et c’est sans doute ce que Jean-Michel Besnier appelle notre partie technophile et notre partie technophobe, concept que vous re-prenez dans votre livre.

E.K

C’est ça oui.

si on en revient à l’hybri-dation homme-machine, est-ce que vous pensez que l’hybridation est un moyen de cultiver sa différence ou au contraire de d’avantage s’enfermer dans la copie de l’autre?

E.K

Je pense que toute technologie est un fac-teur de réplication. A partir du moment où elle se distribue, elle fixe les cadres dans les-quels peut s’exprimer une forme de créati-vité. Mais le cadre est pour tout le monde le même. Ce que disent les transhumanistes, et dans un sens ils ont raison, c’est que ces nouveaux outils ne demandent qu’à être ré-appropriés pour faire exploser l’indivi-dualité. Prenons par exemple la chirurgie esthétique, qui est dans un sens une techno-logie d’augmentation, on peut le dire. Elle est utilisée par quelques artistes originaux effectivement pour modifier leurs corps et créer un discours atypique, mais la plupart des gens qui ont recours à la chirurgie es-thétique ou réparatrice c’est précisément pour rentrer dans des canons de beauté qui

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sont fermement établis par le corps social. Donc c’est vrai que les technologies ont le potentiel d’être utilisées pour créer des nouvelles choses mais dans la pratique elles ne le sont pas. Les gens font la queue pour avoir le dernier iPhone 6 alors qu’il n’y a eu quasiment aucune amélioration par rap-port à l’iPhone 5, c’est parce qu’ils veulent le même que tout le monde, il y a un phé-nomène de mode et ça la technologie n’y échappe pas.

j.C

Oui on aura sans doute à la fois une diversité qui sera amplifiée par la technologie pourquoi pas et d’un autre côté la société qui continuera avec ses dictats.

Ce n’est pas la technologie en tant que tel mais l’usage qu’on en fera surtout.

pour Donna Haraway, le corps humain est une conception culturelle. Dans son Manifeste cyborg, elle voit dans le cyborg l’avè-nement d’un monde sans genre et la possibilité de la réinvention de soi en tant qu’individu. Rejoignez-vous ce point de vue? Cela peut-il contribuer à casser la vision normative de la société et les frontières qui lui sont as-sociées?

E.K

Je pense que non justement, c’est un peu ce que je viens de vous dire. Si l’on en re-vient à l’exemple des agénésiques, un cer-tain nombre d’entre eux, la plupart en fait, ne veulent pas de prothèse parce que la

technologie leur permettrait certes d’être comme tout le monde. Bon il y a tout un tas de contraintes hein sur les prothèses mais même en imaginant qu’il y ait des bras robotisés parfaits qui leur permette de remplacer leur bras manquant, etc. Eux, la plupart d’entre eux disent non non on est différents, on est nés avec un corps différent et on veut pouvoir être considérés comme les autres, c’est à dire que le fait d’avoir un bras au lieu de deux n’est pas un handicap, c’est une espèce de variance au sein de la population humaine et ils voudraient qu’on les considère comme tel. Donc après je suis d’accord avec Haraway quand elle dit que le corps est une conception culturelle. Le problème si vous voulez c’est qu’on concentre la discussion sur l’individu mais il ne faut pas oublier qu’il y a des différences avec la notion de personne. Les individus sont reproductibles, les personnes non.

Comment selon vous pour-rait-on développer l’aspect social et le devoir citoyen face aux problématiques de l’hybridation et de l’amé-lioration de l’homme? A un niveau politique en particu-lier.

E.K

Vous savez que les transhumanistes se constituent maintenant comme parti poli-tique, ils ont un candidat transhumaniste aux élections américaines. C’est vrai que la technologie souvent a été absente du débat politique. Comment on interagit avec les technologies, quelle place on leur donne dans nos sociétés humaines, c’est finale-ment un débat qui a assez peu lieu dans les milieux politiques. C’est aussi ce qui fait certainement que le transhumanisme a un

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écho aussi fort. Parce que lui il s’empare de ces questions là. Mais mis à part les associa-tions dont on parlait et des petits mouve-ments qui émergent, il n’y a pas vraiment de contre proposition, et c’est ce qui per-met au transhumanisme de prospérer.

Donc les enjeux sont peut être d’essayer d’éveiller les consciences de la popula-tion, pour ne pas justement qu’elle soit dans ce seul dis-cours du transhumanisme?

E.K

Oui après je ne pense pas moi que les gens soient complètement apathiques au point de se laisser faire. Ceci dit quand on voit ce qui se passe au temps des données qu’on lache un peu comme ça, soit la plu-part des gens n’en ont pas conscience soit ils se disent que c’est pas grave, on va pas refaire le monde. Mais toutes ces choses là ne peuvent exister que si on continue dans le système consumériste dans lequel on est et qui nous pousse à acheter toujours la dernière technologie et auquel on se sent obligé de céder.

si la société glisse au fil des années doucement vers les dérives dont on a parlé, qu’adviendra-t-il des gens qui feraient le choix de ne pas suivre le mouvement? par exemple, aujourd’hui il y a des gens qui n’arrivent pas à tolérer les ondes et qui sont obligés de vivre un peu comme des ermites. Enfin ils sont obligés de s’isoler et dans une société où l’hy-bridation serait la nouvelle norme et ou les technologies

seraient peut être encore plus invasives, par exemple avec les objets connectés, qu’est-ce qu’on fera de ces gens qui sont nés sans amé-lioration ou qui les refusent?

E.K

Toute technologie à partir du moment où elle est de nature à augmenter d’une part et d’autre part qu’elle se diffuse largement va modifier la norme. Je parlais ce matin avec une collègue plus âgée que nous, elle me parlait du téléphone portable et elle di-sait justement que elle, elle a vu les modi-fications que ça apportait dans la société. Les gens ne communiquent plus du tout de la même façon et ce serait aujourd’hui inenvisageable de revenir en arrière. No-tamment parce qu’il y a d’énormes intérêts derrière tout ça. Mais le fait est que ça crée toujours de nouveaux handicaps et ça c’est vrai de toute technologie. La voiture s’est démocratisée, la mobilité des personnes a complètement changée et partant de là ce-lui qui ne peut pas ou ne veut pas conduire aura des difficultés pour trouver un emploi etc.

j.C

Finalement quand on vous entend, la société s’améliore tout en restant dans le fil de ce qui se passait avant. Il y a des nouvelles avancées qui ar-rivent, ça change la société, mais on ne vit pas forcément une rupture comme ce que nous vend le transhu-manisme.

Oui non ça c’est sûr. L’histoire des sciences et des techniques le montre. On n’est ja-mais dans une révolution, il y a toujours eu

ENTRETIEN AVEC ÉDOUARD kLEINpETER

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des technologies avec des gens qui les sou-tenaient, des gens qui leur résistaient, ça a toujours existé pour toutes les technologies. Aujourd’hui on réfléchit avec nos cerveaux d’aujourd’hui donc on a l’impression que nos technologies d’aujourd’hui sont plus dangereuses que celles d’hier parce que celles d’hier on les a déjà digérées quelque part. Quand les transhumanistes disent qu’on pourra vivre bientôt mille ans, ça par contre c’est évidemment de nature a chan-gé complètement la société. Moi je pense, et je ne suis pas le seul, qu’il y a les techno-logies, il y a les gens qui les conçoivent, il y a les promesses que ces gens font, et après il y a ce que les gens qui les récupèrent en font et ce n’est jamais ce que les deux premiers attendaient. La façon dont une technologie est reçue dans une société est incertaine, il y en a qui vont être rejetées c’est sûr. Je ne veux pas m’avancer je ne suis pas de-vin mais ça m’étonnerait que les gens ac-ceptent par exemple de donner leurs don-nées assurances ou des choses comme ça.

j.C

C’est un peu le mythe de Fran-kenstein, une fois que la création est faite on n’en a pas nécessairement le contrôle.

Dernière question, jean-Mi-chel Besnier pose la ques-tion de savoir ce que nous allons faire de l’homme que nous saurons bientôt produire. L’homme est-il capable de se fixer des li-mites? Est-ce vraiment dans sa nature?

E.K

Il y a une question que j’aime bien poser. Quand on se dit qu’on saura bientôt faire

des machines qui sont l’exacte réplique ou encore mieux que les humains, est-ce que ça veut dire qu’il y aura robots mendiants par exemple? Ou des robots curés? Ou maires de petites villes? Je ne sais pas. Ce que veut dire Jean Michel quand il pose la question de savoir ce que nous allons faire de l’homme que nous saurons bientôt pro-duire, c’est quel statut lui donner. On peut aussi se dire qu’à partir du moment où on a une créature qui est l’exacte réplique d’un être humain en quoi est-ce qu’on ne serait pas fondé à lui donner les même droits qu’un être humain? L’homme est-il capable de se fixer des limites? Oui il en est capable, la morale fait qu’on tient en société. La mo-rale d’une part et on sait se fixer des limites à titre individuel. Je n’ai pas le droit de tuer mon voisin pour prendre sa voiture même si physiquement je pourrais le faire.

j.C

Donc c’est la société qui a le pouvoir de fixer des limites?

E.K

Oui oui mais même dans le règne animal, il y a toujours un équilibre qui se crée. Dans une tribu, chaque individu ne peut pas faire exactement ce qu’il a envie de faire, au risque d’empiéter sur la vie d’un autre animal. Nous en tant qu’êtres humains, on formalise ça dans des lois pour ensuite les suivre. D’ailleurs les limites font partie inté-grante de ce que l’on est.

j.C

Vous voulez dire qu’on a besoin de li-mites pour se construire, d’avoir un cadre dans lequel s’épanouir?

D’une part on en a besoin oui mais elles émergent nécessairement en fait.

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LOREM

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