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Je ne vis pas cette scène atroce, enveloppée dans les ombres de la nuit, mais j'en entendis les clameurs furieuses et les râles formidables ; puis un silence de mort s'étendit sur la cité endormie de fatigue après les émotions de la crainte.

scène - Furet

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Page 1: scène - Furet

Je ne vis pas cette scène atroce,enveloppée dans les ombres de la

nuit, mais j'en entendis les clameurs

furieuses et les râles formidables ;

puis un silence de mort s'étendit

sur la cité endormie de fatigue

après les émotions de la crainte.

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Des bruits plus éloignés et plus

vagues attestaient pourtant une re-,

sistance sur un point inconnu. Le

matin, on put circuler et allerchercher des aliments pour la jour-née, qui menaçait les habitants d'unblocus à domicile. A voir l'appareildes forces développées par le gou-vernement, on ne se doutait guèrequ'il s'agissait de réduire une poi-gnée d'hommes décidés à mourir.

Il est vrai qu'une nouvelle révo-lution pouvait sortir de cet acted 'héroïsme désespéré

: l'empire pourle duc de Reichstadt et la Ulonar-chie pour le duc de Bordeaux, aussibien que la république pour lepeuple. Tous les partis avaient,

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comme de coutume, préparé l'évé-

nement, et ils en convoitaient le

profit; mais quand il fut démontré

que ce profit, c'était la mort surles barricades, les partis s'éclipsè-

rent,

et le martyre de l'héroïsme

s'accomplit à la face de Paris con-sterné d'une telle victoire.

La journée du 6 juin fut d'une

solennité effrayante, vue du lieu

élevé où j'étais. La circulation était

interdite, la troupe gardait tous les

ponts et l'entrée de toutes les ruesadjacentes. A partir de dix heures

du matin jusqu'à la fin de l exécu-

tion, la longue perspective des quais

déserts prit au grand soleil l'aspect

d'une ville morte, comme si le cho-

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léra eût emporté le dernier habi-

tant. Les soldats qui gardaient les

issues semblaient des fantômes frap-

pés de stupeur. Immobiles et commepétrifiés le long des parapets, ils nerompaient, ni par un mot ni parun mouvement, la morne physio-

nomie de la solitude. Il n'y eutd'êtres vivants, en de certains mo-ments du jour, que les hirondelles

qui rasaient l'eau avec une rapidité

inquiète, comme si ce calme inusitéles eût effrayées. Il y eut des heu-

res d'un silence farouche, que trou-blaient seuls les cris aigres des

martinets autour des combles de

Notre-Dame. Puis tout à coup les

oiseaux éperdus rentrèrent au seindes vieilles tours, les soldats re-

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prirent leurs fusils qui brillaient enfaisceaux sur les ponts. Ils reçurentdes ordres à voix basse. Ils sou*vrirent pour laisser passer des ban-

des de cavaliers qui se croisèrent,

les uns pâles de colère, les autresbrisés et ensanglantés. La population

captive reparut aux fenêtres et surles toits, avide de plonger du re-gard dans les scènes d'horreur qui

allaient se dérouler au delà de la

Cité. Le bruit sinistre avait com-mencé. Des feux de peloton son-naient le glas des funérailles à in'tervalles devenus réguliers. Assise à

l'entrée du balcon, et occupant So-

lange dans la chambre pour l'em-

pêcher de regarder dehors, je pou-vais compter chaque assaut et chaque

i-

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réplique. Puis le canon tonna. A

voir le pont encombré de bran-cards qui revenaient par la Cité enlaissant une traînée sanglante, jepensai que l'insurrection, pour êtresi meurtrière, était encore impor-

tante; mais ses coups s'affaiblirent;

on aurait presque pu compter le

nombre de ceux que chaque dé-

charge des assaillants avait empor-tés. Puis le silence se fit encore unefois, la population descendit des

toits dans la rue; les portiers des

maisons, caricatures expressives desalarmes de la propriété, se crièrentles uns aux autres d'un air detriomphe

:C'est fini ! et les vain-

queurs qui n'avaient fait que re-garder repassèrent en tumulte. Le

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roi se promena sur les quais. La

bourgeoisie et la banlieue fraterni-

sèrent à tous les coins de rue. La

troupe fut digne et sérieuse. Elle

avait cru un instant à une seconde

révolution de juillet.

Pendant quelques jours, les abords

de la place et du quai Saint-Michel

conservèrent de larges taches de

sang, et la Morgue, encombrée de

cadavres dont les têtes superposées

faisaient devant les fenêtres comme

un massif de hideuse maçonnerie,j

suinta un ruisseau rouge qui s'en

allait lentement sous les arches sans

se mêler aux eaux du fleuve. L'o-deur était si fétide, et j'avais étési navrée, autant, je l'avoue, devant

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les pauvres soldats expirants quedevant les fiers prisonniers, que je

ne pus rien manger pendant quinzejours. Longtemps après, je ne pou-vais seulement voir de la viande; il

me semblait toujours sentir cetteodeur de boucherie qui avait montéacre et chaude à mon réveil les 6

et 7 juin, au milieu des boufféestardives du printemps.

Je passai l'automne à Nohant.C est là que j écrivis Valentine, le

nez dans la petite armoire qui meservait de bureau et où j'avais déjàécrit Indiana.

L hiver fut si froid dans mamansarde que je reconnus l'imposa

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sibilité d'y écrire sans brûler plus

de bois que mes finances ne me le

permettaient. Delatouche quittait la

sienne, qui était également sur les

quais, mais au troisième seule-

ment, et la face tournée au midi,

sur des jardins. Elle était aussi plus

spacieuse, confortablement arrangée,

et depuis longtemps je nourrissaisle doux rêve d'une cheminée à la

prussienne. Il me céda son bail, etje m'installai au quai Malaquais, où

je vis bientôt arriver Maurice, que

son père venait de mettre au col-lége.

Me voici déjà à l'époque de mespremiers pas dans le monde des

lettres, et, pressée d'établir le ca-

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dre de ma vie extérieure, je n'ai

encore rien dit des petites tenta-tives que j'avais faites pour arriverà ce but. C'est donc le moment deparler des relations que j'avaisnouées et des espérances qui m'a-vaient soutenue.

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CHAPITRE VINGT-HUITIÈME.

Quatre Berrichons dans les lettres. — MM. Delatouche

et Duris-Dufresne. — Ma visite à M. de Kératry. —Rêve de quinze cents francs de rente. — Le Figaro.-Une promenade dans le quartier Latin. — Balzac. —Emmanuel Arago. — Premier luxe de Balzac. — Ses

contrastes. — Aversion que lui portait Delatouche.—Dîner et soirée fantastiques chez Balzac.-Jules Janin.

— Delatouche m'encourage et me paralyse. — In-diana. — C'est à tort qu'on a dit que c'était ma per-

sonne et mon histoire. — La théorie du beau. — La

théorie du vrai. — Ce qu'en pensait Balzac. — Ce

qu'en pensent la critique et le public. — CoramfJé.

— Les fantômes s'envolent. — Le travail m'attriste.

— Prétendues manies des artistes.

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Nous étions alors trois Berrichons

à Paris, Félix Pyat, Jules Sandeau

et moi, apprentis littéraires sousla direction d'un quatrième Berri-chon, M. Delatouche. Ce maîtreeût dû, et il eût voulu, sansdoute, être un lien entre nous, et

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nous comptions ne faire qu'une fa-

mille en Apollon, dont il eût étéle père. Mais son caractère aigri,susceptible et malheureux, trahit les

intentions et les besoins de son

cœur. qui était bon, généreux ettendre. Il se brouilla tour à touravec nous trois, après nous avoir

un peu brouillés ensemble.

J'ai dit, dans un article nécrolo-gique assez détaillé sur M. Delatou-che, tout le bien et tout le malqui étaient en lui, et j'ai pu direle mal sans manquer en rien à lareconnaissance que je lui devais età la vive amitié que je lui avaisrendue plusieurs années avant sa

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mort. Pour montrer combien cemal, c'est-à-dire cette douleur in-quiète, cette susceptibilité maladive,

cette misanthropie, en un mot,était fatale et involontaire, je 'n'ai

eu qu'à citer des fragments de seslettres, où lui-même, en quelques

mots pleins de grâce et de force,

se peignait dans sa grandeur etdans sa souffrance. J'avais déjà écrit

sur lui, pendant sa vie, avec lemême sentiment de respect et d'af-fection. Je n'ai jamais eu rien à

me reprocher envers lui, pas mêmel ombre d'un tort, et je n'auraisjamais su comment et pourquoij'avais pu lui déplaire, si je n'avais

vu par moi-même, au déclin ra-pide de sa vie, combien il était

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profondément atteint d'une hypo-condrie sans ressources.

Il m'a rendu justice en voyant

que j'étais juste envers lui, c'est-à-

dire prompte à courir à lui dès

qu'il m'ouvrit des bras paternels,

sans me souvenir de ses colères etde ses injustices mille fois répa-rées, selon moi, par un élan, parun repentir, par une larme de

son cœur.

Je ne pourrais résumer ici l'en-semble de son caractère et de ses

rapports avec moi personnellement,

comme je l'ai fait dans un opus-cule spécial, sans sortir de l'ordrede mon récit, faute que j'ai déjà

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trop commise et qui m'a parusouvent inévitable, les personnes etles choses ayant besoin de se com-pléter dans le souvenir de celui qui

en parle pour être bien appréciées,

et jugées, en dernier ressort, équi-

tablement \

Mais pour ne point m'arrêter à

chaque pas dans ma narration, jedirai simplement ici quels rapportss'étaient établis entre nous lorsque

je publiai Indiana et Valentine.

Mon bon vieux ami Duris-Du-

fresne, à qui, des premiers, j'avais

1 Encore une raison pour ne parler des vivants

qu'avec réserve.

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confié mon projet d'écrire, avaitvoulu me mettre en relations avecLafayette, assurant qu'il me pren-drait en amitié, que je lui seraistrès-sympathique et qu'il me lan-cerait avec sollicitude dans le mondedes arts, où il avait de nombreusesrelations. Je me refusai à cette en-trevue, bien que j'eusse aussi beau-

coup de sympathie pour Lafayette,

que j'allais quelquefois écouter à latribune, conduite par mon papa(c est ainsi que les huissiers de lachambre appelaient mon vieux dé-puté quand nous nous cherchionsdans les couloirs après la séance);mais je me trouvais si peu dechose, que je ne pus prendre surmoi d aller occuper de ma mince

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personnalité le patriarche du libé-

ralisme.

Et puis, si j'avais besoin d'un pa-tron littéraire, c'était bien plus commeconseil que comme appui. Je dési-

rais savoir, avant tout, si j'avais

quelque talent, et je craignais de

prendre un goût pour une faculté.

M. Duris-Dufresne, à qui j'avais lu,bien en secret, quelques pages, àNohant, sur l'émigration des nobles

en 89, me tenait naïvement pourun grand esprit; mais je me défiais

beaucoup de sa partialité et de sagalanterie. D'ailleurs il ne s'intéressaitqu'aux choses politiques, et c'est à

quoi je me sentais le moins portée.

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Je lui observai que les amis

étaient trop volontiers éblouis, etqu'il me faudrait un juge sans pré-ventions.

«Mais n'allons pas le

chercher si haut, lui disais-je ; les

gens trop célèbres n'ont pas le

temps de s'arrêter aux choses tropsecondaires.

»

Il me proposa un de ses collè-

gues à la chambre, M. de Kératry,qui faisait des romans, et qu'il medonna pour un juge fin et sé-vère. J'avais lu le Dernier des Beau-manoir, ouvrage fort mal fait, bâti

sur une donnée révoltante, mais àlaquelle le goût épicé du roman-tisme faisait grâce en faveur del audace. Il y avait cependant dans

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cet ouvrage des pages assez belles

et assez touchantes, un mélange bi-

zarre de dévotion bretonne et d'a-

berration romanesque, de la jeu-

nesse dans l'idée, de la vieillesse

dans les détails.«

Votre illustre

collègue est un fou, dis-je à mon

papa, et quant à son livre, j'en

pourrais quelquefois faire d'aussi

mauvais. Cependant on peut êtrebon juge et méchant praticien. L'ou-

vrage n'est toujours pas d'un imbé-

cile, il s'en faut. Voyons M. de Kéra-

try. Mais je loge sous les toits, vous

me dites qu'il est vieux et marié.Demandez-lui son heure. J'irai chez

lui.»

Dès le lendemain, j'eus rendez-

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vous chez M. de Kératry à huitheures du matin. C'était bien ma-tin. J'avais les yeux gros comme lepoing, j'étais complètement stupide.

M. de KéraÍry me parut plus âgéqu'il ne l'était. Sa figure, encadréede cheveux blancs, était fort respec-table. Il me fit entrer dans unejolie chambre où je vis, couchée

sous un couvre-pieds de soie rosetrès-galant, une charmante petitefemme qui jeta un regard de pitiélanguissante sur ma robe de stoffet sur mes souliers crottés, et quine crut pas devoir m'inviter à m'as-seoir.

Je me passai de la permission et

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demandai à mon nouveau patron,

en me fourrant dans la cheminée,

si mademoiselle sa fille était ma-lade. Je débutais par une insigne

bêtise. Le vieillard me répondit d'un

air tout gonflé d'orgueil armori-cain que c'était là madame de Ké-

ratry, sa femme.«

Très-bien, lui

dis-je, je vous en fais mon com-pliment; mais elle est malade, etje la dérange. Donc je me chauffe

et je m'en vas. — Un instant, repritle. protecteur; M. Duris-Dufresne

m'a dit que vous vouliez écrire, etj'ai promis de causer avec vous de

ce projet; mais tenez, en deux mots,je serai franc, une femme ne doit

pas écrire. — Si c'est votre opinion,

nous n'avons point à causer, re-

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pris-je. Ce n'était pas la peine de

nous éveiller si matin, madame de

Kératry et moi, pour entendre ceprécepte.

»

Je me levai et sortis sans hu-

meur, car j'avais plus envie de rire

que de me fâcher. M. de Kératry

me suivit dans l'antichambre et mvretint quelques instants pour medévelopper sa théorie sur l'infério-rité des femmes, sur l'impossibilitéoù était la plus intelligente d'entreelles d'écrire un bon ouvrage (leDernier des Beaumanoir apparem-ment); et, comme je m'en allaistoujours sans discuter et sans luirien dire de piquant, il termina saharangue par un trait napoléonien

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qui devait m 'écraser.«

Croyez-moi,

me dit-il gravement comme j'ou-vrais la dernière porte de son sanc-tuaire, ne faites pas de livres, faites

des enfants. — Ma foi, monsieur,

lui répondis-je en pouffant de rire

et en lui fermant sa porte sur le

nez, gardez le précepte pour vous-même, si bon vous semble.

»

Delatouche a arrangé ma réponse

depuis en racontant cette belle en-

trevue. Il m'a fait dire faites-en

vous-même si vous pouvez. Je nefus ni si méchante ni si spirituelle,

d'autant plus que sa petite femme

avait l'air d'un ange de candeur.

Je retournai chez moi fort divertie

de l'originalité de ce Chrysale ro-