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LES PETITES ACTIVITES
GENERATRICES DE REVENU
DANS LES QUARTIERS PRECARISES Arnaud Berger, Sonia Sehil Mai 2001
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Préambule
Les données de cette étude reposent essentiellement sur la capitalisation d’une
expérience de micro-crédit de proximité mise en œuvre par l’ADIE dans le Grand Ensemble
de Clichy sous Bois - Montfermeil, en Seine Saint Denis. Il s’agit en effet d’une zone que
nous connaissons bien, dont la taille nous permet de faire des observations précises. Nous
avons néanmoins conscience que ce choix ne peut justifier à lui seul l’existence d’une
pratique sur tout le territoire. Toutefois, l’extension de notre action à l’ensemble du réseau
de l’ADIE depuis le début de l’année, montre qu’en région parisienne comme en province, il
ne s’agit pas d’un phénomène isolé, et que les situations rencontrées présentent de grandes
similitudes.
Pour réaliser cette étude, les appuis de Grégory Doucet et Stéphane Masse, membres
de la Délégation Groupes Spécifiques – Publics Spécifiques animée par Arnaud Berger, ont
été très précieux.
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PLAN DE L’ETUDE Préambule INTRODUCTION
- Définition - Le champ de l’étude - Les objectifs de l’étude
I – METHODOLOGIE
I- 1 La capitalisation d’une expérience I- 2 Enquêtes de terrain - Monographie du marché des Bosquets de Clichy sous Bois - Entretiens avec des entrepreneurs issus du quartier – Portraits
II – EVALUATION DU PHENOMENE
II- 1 Estimations générales II- 2 Identification de points de repère.
II-3 Estimation par les témoignages III- CAUSES DU PHENOMENE III- 1 La nature même des activités - Une logique de survie - Une petite économie à potentiel limité - La « trappe au travail informel » III- 2 Des enjeux pas seulement économiques - Une conviction partagée de la valeur du travail - Un besoin de reconnaissance déterminant - Une perception relative de l’illégalité III- 3 L’accès à l’information - Rappel des démarches à effectuer - Une information qui ne pénètre pas tous les réseaux - « L’angoisse du Registre »
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IV – PROPOSITIONS
IV- 1 Faciliter l’accès à la création d’entreprise - Améliorer les modalités d’accès à l’ACCRE - Développer un réseau « d’accompagnateurs au Registre » - Généraliser le service d’accès au micro-crédit
IV- 2 Faire appliquer et étendre les possibilités de cumul partiel des minima sociaux et des revenus d’activité indépendante - Textes de référence
- Faire appliquer les textes - Aller plus loin
IV- 3 Accorder une place aux plus petites activités génératrices de revenu
- Une piste de statut à explorer - Les modalités de mise en œuvre - Les critères réglementant l’éligibilité - Exemples de calculs de revenus annuels
IV – 4 Lever les obstacles législatifs et réglementaires à la création d’entreprise Conclusion
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INTRODUCTION Définition
Les manifestations diverses du travail au noir introduisent parfois de la confusion
tant dans la détermination des causes que dans l’interprétation des enjeux. Il nous est paru
pour cela utile de proposer préalablement une définition, autour de laquelle s’est construite
la présente étude.
Travail au noir signifie toute activité professionnelle unique ou secondaire, exercée à
titre lucratif, en dehors de dispositions législatives réglementaires, qu’elles soient fiscales ou
sociales. Cette définition renferme toutefois des situations diverses que nous avons
regroupées en trois grandes catégories :
- L’emploi par une entreprise de personnel non déclaré. Cette pratique, marquée
par une forte représentation d’individus en situation irrégulière, s’observe assez
nettement dans les secteurs du bâtiment et de la restauration.
- La dissimulation d’une partie de ses revenus par un individu dont l’activité est
lucrative. Ce cas de figure s’illustre notamment dans les secteurs du petit
commerce et de l’artisanat.
- L’exercice d’une petite activité non déclarée par une personne très précarisée.
Pour chacune, les répercussions en termes d’entorse à réglementation, mais aussi en
termes de pertes pour l’administration fiscale, ne se jouent pas dans les mêmes dimensions.
Alors qu’on associe le premier cas à l’exploitation d’une main d’œuvre docile et captive, il
s’agit plutôt dans le dernier d’une recherche de revenus de complément ou de survie. En
outre, si les pertes fiscales peuvent atteindre parfois plusieurs centaines de milliers de francs
dans le second cas, il ne s’agit de quelques milliers de francs dans le troisième.
Notre travail s’intéresse exclusivement à cette troisième forme, c’est à dire l’exercice
de manière informelle de petites activités génératrices de revenus. Il semblait donc d’autant
plus essentiel d’effectuer ces distinctions, afin d’éviter l’amalgame.
Le champ de l’étude Jusqu’à la fin des années 80, de nombreux travaux se sont appliqués à décrire le
phénomène en France et en mesurer les enjeux politiques, économiques et sociaux. L’intérêt
pour cette question s’est ensuite écarté du discours public, de telle sorte qu’à ce jour, peu de
travaux récents, à part quelques monographies, sont en mesure de décrire et comprendre les
manifestations du travail au noir aujourd’hui. La création du RMI en 1988 et la crise de
l’emploi ont dans le même temps capté l’attention des chercheurs et des pouvoirs publics,
déplaçant leur problématique autour des nouvelles formes visibles de précarité et
d’exclusion.
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En revanche, les travaux sur le secteur informel dans les pays en développement se
multiplient. Les programmes de micro-crédit destinés à soutenir les initiatives économiques
des plus démunis ont placé tous leurs efforts au cœur de cette économie, et à bien des
égards, les phénomènes décrits présentent de nombreuses similitudes dans leur nature et leur
fonctionnement avec les petites activités de survie que nous avons isolées pour notre étude.
En développant une nouvelle méthode de crédit dans des zones défavorisées, l’ADIE
a ainsi été amenée à côtoyer des individus encore plus à la marge, vivant de très petites
activités non déclarées, exercées dans une logique de survie. Trois ans ont été nécessaires
pour comprendre l’étendue du phénomène et en saisir les caractéristiques. L’ADIE s’est
appuyée sur ce savoir pour développer une intervention spécifiquement dirigée vers ces
petites activités. Les premiers résultats montrent qu’au moyen d’une information de
proximité et d’un accompagnement complété au besoin par un petit prêt, ces activités ont
une chance de sortir de l’informalité.
Les objectifs de l’étude Il n’existe a priori pas de complaisance dans cette forme d’activité, et le premier
objectif de cette étude est de mettre en évidence les raisons rattachées au maintien dans
l’informel. Il s’agit en particulier de creuser le constat fait très souvent sur des cas
individuels qu’il s’agit moins d’échapper à la loi que de faire des choix sous contrainte,
répondant à des logiques de survie.
Le second objectif de cette étude est de montrer que ces petites activités peuvent
prendre une tournure officielle, si un certain nombre de freins sont levés. Notons que
quelques avancées législatives ont déjà permis à bon nombre d’entre elles de faire le pas.
Rappelons notamment que la création de la CMU, et le maintien des minima sociaux avec
possibilité de cumul du RMI et des revenus d’activité, ont permis de réduire les trappes à
pauvreté. La mise en place du régime « micro-entreprise » et son extension ont constitué en
outre une avancée très significative en terme de simplification administrative, donnant les
moyens a des personnes peu scolarisées de déclarer leur activité.
Mais il semble que d’autres facteurs limitent les activités génératrices de revenu. C’est en les
identifiant, et en essayant d’en comprendre les raisons, que l’on pourra mettre à plat de
nouvelles pistes en matière d’accès à l’officialisation. Ces pistes visent non pas à
révolutionner l’existant, mais plutôt à l’étoffer, et mettre en cohérence l’ensemble des
dispositifs légaux et des mesures de soutien, en mettant l’accent sur la qualité de
l’information et ses réseaux de diffusion.
Enfin, la connaissance même du phénomène et sa mesure, constituent le troisième
objectif de l’étude. Il s’agit en particulier pour l’ADIE de chiffrer le potentiel de petites
activités chez des personnes très précarisées, et de montrer qu’il peut s’agir pour un grand
nombre d’un moyen de mobilisation, de création de ressources, et d’insertion.
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I METHODOLOGIE
I – 1 La capitalisation d’une expérience
Nous avons choisi de limiter notre étude au territoire de Clichy sous Bois -
Montfermeil sur lequel l’ADIE a mené pendant trois ans une recherche action pour identifier
les besoins des habitants en terme de petites activités indépendantes, et construire des outils
de financement et d’accompagnement adaptés.
Nous sommes partis de l’hypothèse que nous allions travailler avec des personnes
éloignées de la création d’entreprise, et que notre action consisterait surtout à sensibiliser les
habitants à l’activité indépendante, et à les accompagner de manière poussée dans
l’élaboration de leur projet. Or, en travaillant en proximité des habitants, nous avons
découvert qu’il n’était pas nécessaire d’inciter à la création d’activité, de nombreuses
personnes exerçant déjà des petites activités génératrices de revenu.
Au cours de ces trois années, grâce à une approche adaptée en terme
d’accompagnement et de financement, nous avons ainsi pu aider une cinquantaine de
personnes à développer leur activité et à la régulariser. Vous trouverez en annexe un plan du
territoire localisant notre lieu d’implantation, nos relais et les personnes que nous avons
aidées.
I – 2 Enquêtes de terrain
Spécifiquement pour les besoins de l’étude, nous avons complété ce travail par deux
enquêtes de terrain menée dans le quartier, l’une visant à mieux comprendre le phénomène
dans ses manifestations publiques, l’autre ayant pour objectif d’illustrer les enjeux et les
aspirations personnelles qui peuvent caractériser les petits entrepreneurs informels. Si ces
enquêtes n’ont pas l’ambition de représenter de manière exhaustive le phénomène, elles
permettent néanmoins de compenser par une approche qualitative le caractère relatif et
limité de nos estimations chiffrées. Nous nous référerons à ces deux sources tout au long de
l’étude pour illustrer nos parties.
� Monographie d’un marché en Seine Saint Denis Le marché se tient deux jours par semaine. Environ 150 exposants – maghrébins,
pakistanais ou personnes du voyage pour la plupart - y vendent principalement des produits
alimentaires ou du textile. La clientèle est essentiellement issue des quartiers alentour. De
minuscules étalages présentant une marchandise hétéroclite cohabitent avec de grands
espaces animés parfois par plusieurs vendeurs. Insérés au milieu de tous, les travailleurs
informels parviennent à se rendre invisibles du grand public. Plusieurs exposants sont déjà
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entrés en contact avec l’ADIE, dont Nasser, que nous connaissons depuis 3 ans, et qui a
accepté de nous guider lors d’une visite rendue sur le marché. Par ces informations, nous
sommes parvenus à établir une première grille d’évaluation du potentiel d’activité informelle
sur ce marché.
� Entretiens avec des entrepreneurs issus du quartier – Portraits. Cinq entretiens individuels d’environ 1h30 ont été réalisés au domicile des
personnes, et enregistrés. Il s’agit de quatre hommes et une femme. Jamilah, Rachid, Daniel,
Nasser et Aymé exercent tous à échelle variable une activité. Trois d’entre eux se sont
immatriculés. Les deux autres ont entamé actuellement les démarches dans ce sens. Choisis
pour la diversité des situations que leur parcours pouvait offrir, ils se sont prêtés dans un
premier temps au récit de vie, en insistant sur les événements marquants, puis se sont
exprimés autour des quatre notions suivantes : travail, chômage, travail au noir, travail
illégal. Le guide d’entretien ainsi que deux retranscriptions intégrales figurent en annexe.
Les portraits qui résultent de ces entretiens placent chacun d’eux dans une
problématique précise par rapport à l’informalité. Nous avons choisi de les présenter dans
cette partie car nous ferons appel à leurs témoignages pour illustrer l’étude, principalement
lorsqu’il s’agira de déterminer les causes du phénomène. Ces portraits sont complétés en
annexe par une description plus détaillée des conditions d’émergence et d’exercice de leur
activité.
Jamilah, 45 ans, créatrice de lingerie féminine artisanale, Clichy sous Bois. « Je tiens beaucoup à l’indépendance, j’aime faire les choses seule. Mais de là à
penser pouvoir créer mon entreprise… ».
Jamilah vit seule avec deux de ses trois enfants. Certains événements de sa vie la conduisent
à affirmer avec le temps son caractère indépendant. Le salariat est derrière elle, mais la précarité est
pourtant bien là. Elle a longtemps considéré sa micro-production artisanale de lingerie féminine
comme un simple complément de RMI. Habituée à s’organiser à court terme pour survivre, Jamilah
demeure encore perplexe de jouir depuis mars 2001 d’un statut officiel d’artisan.
Guidée par logique de survie pendant plusieurs années, Jamilah ne s’est pas réellement
préoccupée du sens de sa petite production en termes légaux. Il lui a surtout manqué les moyens et
les repères pour tendre vers la légalité. Jamilah s’est marginalisée en se retirant progressivement du
milieu économique officiel. À mesure qu’elle s’en détachait, les codes d’accès à un réseau
d’information se sont évanouis, et avec eux l’aspiration légitime à une identité sociale et
économique.
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Rachid, 21 ans, commerçant ambulant, Clichy sous Bois. « Quand je me fais contrôler par un agent de police dans la rue, je suis un délinquant qui bosse pas. Pourtant, je me lève tous les matins à 6h pour aller travailler ».
L’affaire de Rachid, détenue officiellement par son frère, est un commerce de vente sur les
marchés de lots de textiles. De son adolescence, il retient moins l’école que l’univers des marchés,
culture qui lui transmet un précieux savoir-faire qu’il exploite aujourd’hui. À la marge des parcours
d’insertion proposés aux jeunes, Rachid ne perçoit dans le rôle de l’administration et de l’Etat qu’un
objectif répressif, et cherche encore des arguments favorables à l’exercice de la citoyenneté. Il
finalise pourtant actuellement ses démarches pour se mettre à son compte.
Responsabilisé très jeune, peu scolarisé et tout juste sorti d’une mise à l’épreuve par la
Justice, Rachid a établi sa confiance sur un minuscule réseau de proximité, organisé autour d’une
culture orale fondée sur des valeurs communes. En cultivant une perception négative de l’objet de
l’Etat, Rachid s’est en réalité protégé pour supporter le poids de sa marginalité sociale. Une barrière
s’est imposée à l’entrée d’un univers à ciel ouvert, dont il lui manque les outils et les codes pour
pouvoir la lever.
Daniel, 27 ans, couvreur, Montfermeil. « C’est quand même incroyable de vouloir travailler honnêtement mais de ne pas
réussir à être en règle ».
Daniel vient d’une famille de personnes du voyage sédentarisés. Marié et père de deux
petites filles, il vit dans la maison familiale en compagnie de ses parents. Artisan couvreur déclaré
depuis janvier 2001, Daniel se définit pourtant comme travailleur indépendant depuis presque 10 ans.
Il n’a jamais fait l’objet d’une déclaration d’employeur à l’URSSAF, n’a bénéficié d’aucune aide ni
couverture sociale, et s’est fait connaître de l’ANPE peu avant sa création d’entreprise pour faciliter
ses démarches. Jusqu’à cette date, l’existence administrative de Daniel n’était attestée que par son
état civil.
Daniel est devenu entrepreneur après deux tentatives échouées. Sa carte d’artisan n’en fait
pourtant pas un professionnel en règle au regard de la législation relative aux métiers du bâtiment,
qui lui impose des critères de qualification ou d’expérience dont il n’a pu justifier. Avant de remplir
par sa propre expérience d’entrepreneur les critères de cette réglementation, Daniel doit attendre trois
ans pour sortir totalement de la précarité. Muni d’un document de l’ANPE validant ses capacités lors
d’une Evaluation en Milieu de Travail (EMT), et qui témoigne de sa détermination à exercer sa
citoyenneté, rien ne le protège réellement d’une sanction au regard de la stricte application de la loi.
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Nasser, 21 ans, commerçant ambulant, Clichy sous Bois. « Je suis déclaré, parce que j’écoute tout le temps la maman ».
Nasser vit avec sa mère et ses sœurs aînées dans un pavillon de Clichy sous Bois. La famille
est soudée, et couve le projet du benjamin. Nasser, qui connaît les marchés depuis l’enfance, est
intarissable sur les avantages du commerce au noir. Porte parole d’une population invisible dont il ne
fait pourtant pas partie, il doit son choix à l’autorité de sa mère, qui remplit en quelque sorte les
fonctions de bras droit, et veille à l’honneur de son nom.
Par principe d’adhésion à une identité culturelle, Nasser aurait parfois plus volontiers
tendance à mettre en avant ce qui peut relever d’une soustraction à la loi dans la gestion de son
affaire. Le poids des valeurs familiales et le soutien dont il a bénéficié ont constitué pourtant les
premiers remparts contre une marginalisation précoce, le temps pour Nasser de formuler par lui-
même avec le recul les arguments favorables à l’officialisation. À mesure que son commerce change
d’échelle, c’est un ensemble d’interlocuteurs institutionnels qui, après leur avoir longuement tourné
le dos, prennent la forme de partenaires potentiels. Il s’agit notamment du secteur bancaire et des
professions comptables, qui authentifieront les faits lors de ses négociations commerciales.
Aymé, 26 ans, dessinateur-graphiste, Clichy sous Bois. « Le travail au noir, c’est aussi faire des petits boulots en attendant de faire
aboutir son projet. Si on s’investit dans un vrai travail, on n’a plus de temps à consacrer à son projet. C’est l’impasse dans laquelle j’étais ».
Aymé est arrivé du Tchad à 2 ans. Il vit dans la cité de la Forestière avec sa mère qui est au
chômage, et ses deux frères cadets. Son statut prolongé d’étudiant en arts graphiques le couvre à
moitié pour ses relations professionnelles avec des agences de publicité, à qui il vend régulièrement
ses dessins. Plutôt artiste, il ne s’est jamais tourné vers la recherche d’emploi salarié, revendiquant
des choix de propriété intellectuelle et de liberté de créativité. Conscient de cette situation
confortable mais sans perspectives de développement, Aymé a cherché à donner du potentiel
commercial à ses réalisations pour s’officialiser. Actuellement engagé dans ses démarches de
création d’entreprise et de demande de RMI, il s’apprête à lancer sa ligne de vêtements basiques de
« street wear » sur lesquels seront reproduits ses dessins.
Le cas d’Aymé révèle les limites de l’activité informelle lorsqu’elle est portée par une
production nécessitant des investissements et des partenariats. Son projet ne peut avancer qu’au
moyen d’une insertion totale dans le marché officiel du prêt à porter et de l’événementiel. Grâce à
une identité commerciale, il garantit pour lui-même la propriété de ses créations, et renforce ses
partenariats. Pourtant, des années de travail ont été nécessaires pour se constituer un réseau fiable, et
donner une touche décisive à son projet. Ses revenus d’artiste ont alimenté le circuit financier destiné
à l’organisation d’une année de promotions. Une année durant laquelle la clandestinité lui a été
profitable, car l’impératif de rentabilité immédiate exigé par la création d’une entreprise aurait
fortement fragilisé son activité.
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II - EVALUTATION DU PHÉNOMENE
Les angles que nous avons retenus pour évaluer l’étendue du travail au noir à Clichy
Montfermeil reposent sur des données partielles, liées aux ouvertures dont nous disposons
sur le quartier en matière d’information de la part des habitants, et à l’intégration progressive
de l’ADIE dans le décor. Les contraintes liées à la mise en œuvre de cette étude nous ont
permis de réunir des indicateurs valables certes, mais sans doute insuffisants pour restituer
une situation complète et exhaustive.
Les sources proviennent à la fois de l’expérience de l’ADIE sur le quartier, d’un
travail d’observation de l’espace public, et des témoignages des habitants. Malgré leur
caractère parfois subjectif, elles offrent déjà une image assez nette de la présence de la petite
économie informelle, et de son ancrage dans les pratiques sociales du quartier.
II -1 Estimations générales
Lors de l’accueil de chômeurs ou de Rmistes porteurs de projets, il n’est pas rare que
l’ADIE soit sollicitée par des personnes ayant déjà exercé leur activité de manière informelle
pendant plusieurs années. La proportion augmente cependant de manière très forte lorsque
l’ADIE intervient sur des zones très précarisées. Sur le grand ensemble à Clichy, l’ADIE a
rencontré en trois ans plus d’une centaine de personnes travaillant ou ayant travaillé de
manière informelle. Les chiffres sont du même ordre sur les implantations ADIE de la zone
franche à Sarcelles, des quartiers Nord à Marseille ou de la Reynerie à Toulouse. À
l’évidence, là où la précarité se concentre, le travail indépendant est un mode de subsistance
pour un nombre important de personnes.
D’un quartier à l’autre, il semble que la proportion varie en fonction des groupes
ethniques qui le composent (ce mode d’activité concerne ainsi une majorité de gens du
Voyage ou de femmes africaines), de son histoire (il semble y avoir une reproduction des
modes d’activité sur un quartier, la réussite de quelques uns entraînant les autres à faire
pareil) et de son degré de précarité (l’ADIE rencontre ainsi plus de petites activités
informelles sur Clichy, où le niveau de vie moyen est très bas que sur Sarcelles).
Cependant, nos estimations dépendent également de la manière dont l’ADIE est
implantée. En effet, une personne accompagnée et financée va très souvent en amener
d’autres. Une grande part des contacts et des résultats sur le grand ensemble s’explique ainsi
par la rencontre d’un emprunteur qui sert de relais sur le marché de Clichy, et d’une femme
africaine qui en a amené neuf autres. Or, les personnes exerçant des petites activités
informelles ont peu de raisons de nous solliciter. Elles sont parvenues à financer leur
démarrage par d’autres biais, et elles fréquentent peu les réseaux sur lesquels l’ADIE
s’appuie (travailleurs sociaux, associations dans le domaine de l’emploi,...). Une part non
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négligeable exerce même un travail salarié à temps partiel qui certes ne suffit pas pour
franchir le seuil de pauvreté, mais de fait ne pousse pas à aller solliciter l’ADIE. Dès lors,
tout laisse à penser que l’ADIE ne touche qu’une très petite partie des personnes ayant une
petite activité informelle, celles qui ont fait la démarche d’aller solliciter un de nos
prescripteurs (le plus souvent pour autre chose que l’activité indépendante) ou celles qui en
ont entendu parler par leur entourage. Le nombre de petites activités indépendantes serait
donc beaucoup plus grand.
II – 2 Identification de points de repère
La petite activité indépendante est pour une part visible. Un grand nombre de
véhicules utilitaires (parfois plus d’un sur dix), souvent en mauvais état, sont ainsi garés sur
les parkings, signe de la présence de nombreuses petites activités indépendantes, dont une
part très probablement exercée de manière informelle. Ces seules indications ne permettent
pas de conclure sur un volume, car en réalité une majorité de ces activités peuvent s’exercer
sans véhicule. C’est en particulier le cas des activités de porte à porte, de la couture et de
nombreuses productions artisanales. Pour exemple, Jamilah réalise sa production et ses
transactions en lieu clos, et n’a nullement besoin de l’espace public pour faire vivre son
activité. Un travail avec la communauté africaine a également montré que de nombreuses
femmes pratiquent une activité indépendante sans pour autant être « visibles ». Cela peut
prendre des formes très variées tant en terme d’activité (vente de tissu ou d’alimentaire,
couture, organisation de fêtes ou de repas, coiffure, soins de beauté,…), que de manière de
vendre (en porte à porte, lors de regroupements communautaires, sous la forme de réunion
« tupperware », dans la boutique d’une amie,…), que de mode d’approvisionnement (voyage
au pays, grossistes de Château Rouge, ….) et d’organisation (cela va d’activités à plein
temps générant la majorité des revenus à des activités très occasionnelles relevant
d’avantage de l’occupation sociale que d’une source de revenus). L’extrême diversité de ces
activités (cf. la liste non exhaustive en annexe) et l’inventivité dont les habitants font parfois
preuve, donnent l’impression qu’il ne s’agit pas d’un phénomène limité, mais bien d’un
mode de vie partagé par une population qui « bricole » pour s’en sortir.
L’analyse plus approfondie d’un secteur d’activité, la vente sur les marchés, donne
également à penser que le phénomène est généralisé. Comme nous le montrons dans la
description du marché hebdomadaire qui figure en annexe, un tiers à la moitié des exposants
exercent sans Registre du Commerce. Cependant, les précisions de Nasser, notre guide,
montrent qu’il ne s’agit pas uniquement d’activités génératrices de revenu. Une part non
négligeable des exposants, ayant probablement commencé tout petit, relève ainsi plutôt de la
deuxième catégorie de la définition du travail au noir donnée en introduction (un
entrepreneur seul mais générant des revenus conséquents), voire de la première (un
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entrepreneur en faisant travailler d’autres). Les activités génératrices de revenu se limitent
en fait à une trentaine ou une quarantaine de personnes travaillant au noir sur des petits
bancs ou en bout de banc sur le banc d’un ami (le volume total des exposants doit se situer
en moyenne autour de 200). Le problème d’accès aux places évoqué dans la description du
marché en annexe limite cependant probablement le phénomène. Ainsi, à l’occasion de
visites multiples sur le marché, il est apparu que ces activités ont tendance à tourner et que
ce ne sont pas toujours les mêmes personnes qui déballent à la marge.
II - 3 Estimation par les témoignages
La perception du volume du travail au noir dans le quartier par nos cinq
interlocuteurs tend à nous confirmer l’étendue du phénomène. Leur témoignage spontané et
sans hésitation nous révèle que malgré le caractère subjectif de l’estimation, la pratique est
répandue et nourrit sans doute des discussions entre les habitants. En outre, le naturel avec
lequel ils ont confié leurs expériences personnelles donne à penser qu’ici, l’informel
s’exerce à ciel ouvert, en dépit de l’entrave à la loi qu’il constitue, de telle sorte qu’il devient
partie intégrante des règles de vie du quartier. Ce qu’ils nomment tous « économie de la
débrouille », c’est l’usage au quotidien des moyens du bord et de ses propres compétences
pour équilibrer un budget familial. Pendant que certains s’appuient sur les besoins de
l’entourage pour offrir des produits ou services de nécessité courante (articles sur les
marchés, alimentation spécialisée en porte à porte, mécanique automobile…), d’autres
proposent une production associée à du confort ou du bien-être susceptibles de répondre à
une demande ciblée. La lingerie de Jamilah, ou les projets de mode d’Aymé s’intègrent
totalement dans ce paysage où le superflu bon marché est très recherché. Les débouchés
commerciaux étant essentiellement circonscrits au quartier, la demande passe
nécessairement par la stimulation de ce réseau de voisinage.
Aymé a estimé le travail au noir dans sa cité à environ 60%, également réparti entre
les activités uniques et les activités complémentaires à un travail salarié précaire. Ces
dernières sont souvent exercées dans le bâtiment (petite maçonnerie, second œuvre…). Pour
Daniel qui réside avec ses parents dans une zone pavillonnaire habitée en grande partie par
des personnes âgées, ses repères sont ses anciens camarades de classe. Plusieurs d’entre eux
qui comme lui n’ont pas de qualification, se sont intégrés dans un réseau de travail au noir
ponctuel dans des secteurs divers (bâtiment, restauration…). Pour Nasser et Rachid,
anciennes petites mains sur les marchés, la pratique des marchés et la légitimité d’y exposer
s’acquièrent avec le temps. La quasi-totalité des commerçants ambulants officiels a connu le
milieu et ses rouages au travers d’une expérience informelle, qu’elle soit solitaire ou
collective.
16
Nous venons de voir que la frange de l’économie informelle qui nous intéresse offre
une multitude de critères pour évaluer sa présence et sa diversité. Ces différentes estimations
sont floues et ont toutes un caractère subjectif, et il nous est impossible d’en mesurer
précisément l’ampleur. Il n’en reste pas moins que son ancrage est incontestable, pouvant
concerner 10% à un tiers de la population active. Si ce pourcentage variera, comme nous
l’avons vu, d’un quartier à l’autre, en fonction de son degré de précarité, de sa composition
et de son histoire, l’expérience de l’ADIE dans d’autres quartiers et le bon sens laissent donc
à penser que le phénomène n’est pas limité à Clichy - Montfermeil. L’apparente torpeur qui
peut envelopper un quartier précarisé ne doit pas occulter la réelle dynamique économique
dans laquelle s’insèrent ces femmes et ces hommes. Ces logiques de court terme pour
assurer le quotidien semblent opérer à la marge de toute motivation individuelle d’aspirer à
un statut officiel. L’expérience de l’ADIE et les témoignages de nos cinq interlocuteurs
montrent que ces logiques ne sont pas aussi figées. Un ensemble de freins de natures
diverses contribuent à écarter ces activités du champ public, et l’argument économique ne
peut expliquer à lui seul ce phénomène.
17
III – CAUSES DU PHENOMENE III –1 La nature même des activités
Les activités génératrices de revenus fonctionnent toutes sur des critères assez
semblables : réseau de proximité, utilisation des ressources locales, argent immédiat,
interconnaissance, faible rentabilité, propriété familiale, et qualifications acquises souvent
hors du système officiel de formation.
Une logique de survie
La finalité même de ces activités, explique qu’elles soient lancées de manière
informelle. Comme nous l’avons vu, l’objectif est de constituer des ressources de
complément pour des personnes en situation précaire. Dès lors, il s’agit moins d’un projet de
création d’entreprise que de saisir une opportunité pour mieux s’en sortir. Les événements
moteurs sont variables. L’occasion peut provenir d’un ami qui va proposer de se lancer dans
le même secteur. L’ouverture se fera par exemple sous la forme d’une sous-traitance d’une
partie d’un chantier, ou encore d’une mise à disposition d’une partie de son étalage de
marché. Il peut s’agir aussi d’un service qui, exercé au départ gratuitement, va prendre
lentement la forme d’un service monnayé, ou encore d’un savoir faire dont on prend
conscience qu’il peut rapporter un peu (faire des petits travaux de peinture, organiser des
repas pour sa communauté ou confectionner des vêtements par exemple).
Une petite économie à potentiel limité Démarrées de manière informelle, nombreuses sont les activités qui vont peu se
développer. En effet, la clientèle, drainée dans les environs, voire pour certaines activités
communautaires dans l’entourage (la vente de tissus africains par exemple), est elle-même
souvent en situation difficile et les débouchés sont limités. En outre, le potentiel commercial
étant circonscrit au quartier, le marché est limité.
Parce qu’elles peuvent démarrer très simplement, sans mobiliser beaucoup de
financement et sans nécessairement un savoir faire très technique, la plupart de ces activités
connaissent une concurrence très forte, ce qui réduit donc leur rentabilité. Enfin, les profits
sont plus destinés à être consommés au fur et à mesure pour améliorer le quotidien, qu’à être
réinvestis, ce qui freine le développement du marché. De nombreuses activités demeurent
donc trop petites pour pouvoir se formaliser et assumer le paiement des charges sociales et
fiscales. C’est en particulier le cas de petites activités de ventes ou de services à domicile,
d’activités de récupération, de tout petits stands sur les marchés, qui génèrent entre 500 F et
1500 F de bénéfices par mois, apportant un complément non négligeable aux revenus,
indispensable au budget familial pour boucler le mois.
18
La « trappe au travail informel » Même lorsqu’elles commencent à se développer, il apparaît que ces activités ont peu
intérêt à se déclarer. Tout d’abord, la déclaration implique à la fois de payer des charges
sociales sur les revenus de l’activité, et de perdre brutalement tout ou une partie des
prestations sociales. Cela signifie donc que le complément apporté par l’activité
indépendante chute d’un coup, sans être de suite compensé par un développement lié à la
déclaration. Ce phénomène de “trappe au travail informel” est actuellement en train d’être
étudié par la Direction de la prévision du ministère de l’Economie, des Finances et de
l’Industrie, afin de mesurer précisément les effets de seuil. Il s’illustre en particulier par
certaines micro-activités ambulantes ou artisanales qui avec le temps se sont bien
développées, mais demeurent informelles parce que la déclaration de l’activité impliquerait
ou d’augmenter les prix, ou de vendre beaucoup plus pour maintenir le même complément
de revenu.
Nasser l’a très bien décrit :« Le gars qui est au chômage, il touche les Assedic, mais
il ressent le besoin de faire quelque chose. Par exemple pour parler d’une activité que je
connais bien, les marchés. En admettant qu’il se mette sur les marchés, le mieux c’est quoi,
qu’il soit au black ou qu’il ait des papiers ? Faut pas se voiler la face, c’est de se mettre au
black, parce que là il n’aura pas de charges, déjà d’une, et secondo il gardera ses droits. Si
on va plus loin, si il se déclare, il n’a plus de chômage et il paie des charges…Un choix, il
va pas chercher midi à quatorze heures, le choix il est déjà fait. Là franchement je cherche
pas l’honnêteté. À la limite c’est même pas une question d’honnêteté, c’est une question de
vivre, de bon sens ».
Ce phénomène est de plus renforcé par le caractère ponctuel ou saisonnier de
nombreuses activités, qui viennent en alternance ou complément d’autres revenus (travail en
intérim ou à temps partiel, pluri-activité, prestations sociales....). Dans ces cas précis, la
régularisation sur la durée aurait tendance à fragiliser d’autant plus le budget, car la
rentabilité très ponctuelle de ces activités ne pourrait assurer le quotidien des périodes sans
recettes.
III– 2 Des enjeux pas seulement économiques
La petite activité informelle est une question qui intéresse certes l’économie, mais
c’est également un enjeu politique et social, dans le sens où l’illégalité qui la fonde rejette
ces hommes et ces femmes dans une sphère où le maintien dans la précarité est inéluctable.
De ce fait, le phénomène de « trappe à activité informelle » que nous avons évoqué
ne peut se comprendre à la seule lueur d’un simple raisonnement basé sur le gain, et qui
placerait les individus concernés dans une logique de choix, de préférence. Il en ressort que
bien au-delà d’une logique de survie menée en soustraction aux autorités légales, ce sont
bien d’autres préoccupations et de contradictions qu’il faut mettre en lumière pour mieux
19
comprendre les ficelles qui maintiennent ces individus dans le travail au noir, et les facteurs
qui les poussent à en sortir.
Pour illustrer la présence de ces enjeux personnels, Jamilah, Aymé, Daniel, Rachid et
Nasser se sont chacun à leur manière exprimés sur leurs ambitions, les principes qui guident
leur conduite, les valeurs auxquelles ils se rattachent, en puisant tantôt dans leur passé, tantôt
dans leur situation actuelle. En reprenant les aspects les plus forts de leurs témoignages, et
malgré la diversité de leur parcours, il nous est apparu qu’ils partagent sur de nombreux
points des convictions communes.
Une conviction partagée de la valeur du travail Choisir d’être informel est une logique dont les fondements ne résistent pas devant
des aspirations individuelles mêlant un besoin de reconnaissance sociale et une puissante
conviction dans la valeur du travail. Mise à part Jamilah, l’expérience salariée est rare voire
inexistante, et aucun n’a fait référence à cette forme de travail pour formuler sa définition.
Les perceptions qui nous ont été offertes sur la notion de travail reviennent toutes à une
conviction profonde, celle d’une évidence qui ne les a jamais quittés, et qui fonde les bases
de leur vie.
Daniel vient de se déclarer pour la première fois, après plusieurs années de travail au noir :
« J’ai toujours été élevé dans la conception où il faut travailler. Aujourd’hui, ma conception
du travail, c’est la vie, tout simplement. Travailler c’est avoir une situation, c’est être
quelqu’un… ».
Comme Nasser qui s’est lancé très jeune dans le commerce en choisissant très vite de
s’officialiser, et pour qui « le travail, c’est l’épanouissement, c’est la vie quoi, tout
simplement, je crois que ça se résume à ça. ».
Pour Jamilah, qui vient de traverser plusieurs années difficiles sur le plan personnel et
financier, « le travail, c’est la motivation. Gagner de l’argent, ne pas rester inactive ».
Sa définition n’est pourtant pas si éloignée de Aymé, qui mûrit son projet depuis
l’adolescence : « Le travail, c’est la motivation personnelle avant tout. Ça sert à faire
avancer la société. »
Quant à Rachid, dont les projets d’avenir sont encore incertains: « C’est quelqu’un qui se
lève pour aller gagner de l’argent. C’est important de travailler. Faut donner un sens à sa
vie, aller faire quelque chose tous les jours. Je comprends pas qu’on dise travail au noir. Le
mec, il travaille, c’est tout.».
Que la société les reconnaisse aujourd’hui comme chômeurs, Rmistes, ou
entrepreneurs, tous ont fait état d’une conception très forte du travail, la portant comme
fondamentale dans leur vie. Ce qui les caractérise tous en outre, c’est leur attachement à
l’indépendance, leur fierté de mener leur vie dans le respect de leurs convictions.
Jamilah : « dans ma tête, je ne suis plus au chômage, même si je le suis encore. Et puis c’est
important de dépendre de personne. Pour moi, c’est important d’être à mon compte. ».
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L’écart qu’ils peuvent percevoir entre ce que la société leur accorde comme place, un
statut officiel de demandeur d’emploi, et ce à quoi ils aspirent, une reconnaissance de leur
quotidien, les conduit à miser avec encore plus de force sur leur activité pour fonder leur
dignité, leur morale à l’égard de la société.
Un besoin de reconnaissance déterminant
Pour Jamilah, Rachid et Aymé qui sont tous trois sur le chemin de l’officialisation, la
démarche est bien plus associée à un besoin de reconnaissance officielle, d’une identité
légitime, qu’à une stratégie pour développer leur potentiel commercial. Il a fallu quelques
années à Jamilah pour réaliser que sa petite production avait une valeur artisanale qui
méritait une identité légale. Rachid, à peine sorti de cinq années de mise à l’épreuve, se sait
fragile et connaît les risques de la petite délinquance. En prenant sa carte de commerçant, il
se fixe lui-même sa contrainte par rapport à la loi, malgré la méfiance qu’il conserve vis à
vis des autorités. Pour Aymé, dont la marque de vêtements commence à être connue, c’est la
crainte de perdre la propriété de ses créations, et les blocages commerciaux du noir qui vont
le décider :
« Passer du noir au déclaré c’est comme chez les fonctionnaires : ça te permet d’accumuler
des points pour changer d’échelon ».
Les raisons qui ont mené Daniel et Nasser à s’immatriculer s’inscrivent elles aussi
dans cette même logique de reconnaissance. Daniel considère plus son officialisation
comme une victoire par rapport aux obstacles qu’il a dû franchir : « y a une fierté de dire je
crée mon entreprise, je suis chef d’entreprise, et voilà, c’est officiel ». Il s’y est repris à trois
fois pour enfin disposer d’une carte d’artisan, qui légitime d’un coup ses 10 années de
travail au noir. L’enjeu pour Nasser était beaucoup plus lié au respect des valeurs de sa
famille. Depuis la mort de son père, sa mère sait faire jouer une autorité qu’elle a
développée pour protéger ses enfants : « dans la famille, on a cette chance, on connaît tous
le bonheur de ne pas être au chômage. C’est peut-être qu’on est soudé, qu’on est des
battants, qu’on s’écoute. ». Aussi, sa mère veille en permanence à la bonne marche de
l’entreprise de son fils cadet, et Nasser reconnaît en elle un précieux garde-fou qui l’a sans
doute aidé à passer du petit détaillant au semi-grossiste : « Deux cerveaux qui réfléchissent
valent mieux qu’un. Et en général on arrive toujours à faire une demi-mesure, à s’arranger,
quoi. Mais je me rends compte, c’est vrai, je suis conscient du fait qu’être en règle, c’est
tout à mon honneur. ».
Pour des raisons propres, chacun a senti à un moment donné de l’inconfort dans le
travail informel, à mesure que l’activité prenait un caractère prioritaire dans leur vie. Cette
identité négociée à la baisse devient à terme gênante au regard de l’ensemble des garanties
sociales dont ils se coupent et des risques qu’ils encourent, et les avantages économiques
qu’ils ont pu avancer deviennent d’un coup mineurs.
21
Une perception relative de l’illégalité Quelle que soit la forme choisie dans le travail, ce qui prime pour chacun c’est la
détermination et l’honnêteté intellectuelle qu’ils conservent dans la mise en œuvre de leur
activité. Ecartant toute intention illicite dans leur démarche, aucun de nos interlocuteurs, ne
s’est senti directement concerné par le caractère illégal de leur situation. Ils mesurent
cependant très bien ce qu’implique la soustraction de leurs revenus au fisc ou aux caisses de
cotisations sociales, mais s’accommodent de cette petite infraction en avançant des
arguments liés à leur ardeur et la nécessité de se débrouiller pour vivre. A part Nasser, leur
définition du travail illégal s’est donc avant tout centrée autour du trafic de drogue ou de la
vente de marchandise volée, activités qu’ils jugent tous avec beaucoup de dureté. Jamilah
s’est sentie profondément contrariée à ce moment de la discussion, à mesure qu’elle réalisait
que son activité pouvait être assimilée à une forme de travail illégal :
« Des fois, on travaille au noir parce qu’on est obligé. Quoi qu’il en soit, je déclarais tout à
Stéphane (permanent de l’ADIE sur le quartier de Clichy), il est au courant de tout, et c’est
lui qui m’a décidée à prendre le Registre du Commerce. Pour moi le travail illégal, c’est le
vol. C’est pas illégal ce que je fais, là, si ? ».
L’activité de Jamilah a avant tout constitué pour elle un appui pour garder la tête hors de
l’eau, moralement et financièrement. Lui démontrer qu’elle courrait aussi des risques vis à
vis de l’Etat en terme pénal l’a vivement choquée : « faut pas déconner. On se trompe de
problème quand même. Je suis quelqu’un d’honnête, moi ».
Daniel a refusé tout net l’expression travail illégal, sans doute encore marqué par son
passé récent:
« Ben déjà ça va pas ensemble. Si c’est illégal, c’est pas du travail. Ça va pas. Déjà pour
moi le travail, c’est quelque chose de légal, c’est officiel, c’est à dire qu’on va faire quelque
chose pour gagner de l’argent. Y a rien d’illégal là-dedans, même si c’est pas vraiment
officiel. Quelqu’un qui travaille au noir, j’ai pas envie de dire que c’est illégal, parce qu’il
vole rien à personne, au contraire c’est à la limite lui qui se fait un peu voler. Donc travail
illégal, j’aime pas cette formule. Quelqu’un qui travaille, c’est quelqu’un de courageux, et
qui doit être récompensé, alors ça peut pas être suivi du mot illégal. ».
Sa conception « missionnaire » du travail prédomine sur toute considération réglementaire,
quitte à assumer quelques contradictions dans son discours.
Pour Aymé, « c’est quand on y pense plutôt trouver de l’argent de manière illicite pour faire
un projet. Tu sais, pour trouver de l’argent dans la cité c’est pas difficile. Alors avant de
dire que quelqu’un qui travaille au noir c’est illégal, faudrait déjà se pencher sur ceux qui
ont des activités illicites ».
Si chacun a su à sa manière montrer du doigt chez l’autre ce qui relevait de la
transgression pour légitimer sa situation, il est tout de même apparu que leur aspiration à une
identité légale ne recelait pas qu’un simple défi personnel. Inscrire son activité dans
l’informalité produit de lourdes conséquences sur le plan de la citoyenneté, car cela revient à
renoncer à la jouissance de la protection sociale, et d’un statut social reconnu et légitime.
22
Dans l’informalité, c’est peut-être finalement un peu de leur liberté qui se perd. En prenant
la décision de sortir de l’ombre, ils se sont donné les moyens d’accéder à nouveau à cet
ensemble de droits et de devoirs qui codifient la place de chaque individu dans la société,
quitte à en payer le prix, et en dépit d’une évidente appréhension.
Au travers de ces témoignages s’est dessiné un profil commun d’individus stimulés
par un travail qu’ils ont développé seuls, exprimant à leur vitesse un besoin de
reconnaissance officielle, et aspirant à retrouver pleinement l’exercice de leur citoyenneté.
Pour ce faire, bon nombre de préjugés et d’inquiétudes formulés sur la création d’entreprise
doivent disparaître. Leur parcours et leurs préoccupations, aussi particuliers qu’ils soient,
sont sans doute partagés par une grande partie des petits entrepreneurs informels, tiraillés
entre la peur de s’immatriculer par manque d’information et la crainte de ne jamais obtenir
la reconnaissance qu’ils recherchent. Tous ont été amenés à reconsidérer leur position dès
lors qu’ils ont été en contact avec un permanent de l’ADIE, apprivoisant lentement le
parcours de la création d’entreprise et ses répercussions en matière juridique, administrative,
sociale et fiscale. De telle sorte qu’en réalité, ce qui semble constituer le principal barrage à
l’entrée, c’est la manière dont est organisée et diffusée l’information sur l’environnement de
la création d’entreprise.
III – 3 L’accès à l’information
Rappel des démarches à effectuer Déclarer son activité implique des démarches compliquées :
- Il faut remplir un dossier d’inscription assez technique, impliquant en particulier de choisir
son régime fiscal et sa couverture sociale. L’assistance fournie par le Centre de Formalité
des Entreprises est la plupart du temps limitée.
- Les démarches parallèles pour obtenir des aides à la création d’entreprise sont lourdes et
requièrent une maîtrise de certains termes et raisonnement techniques pointus.
- Il existe des obstacles juridiques à l’immatriculation, signalons-en les plus fréquentes :
o Nécessité de détenir un diplôme ou trois ans d’expérience pour exercer en
indépendant notamment pour certaines activités artisanales (bâtiment,
coiffure, garages…)
o Interdiction pour la plupart des personnes condamnées à plus de trois
mois ferme de s’inscrire au Registre du Commerce du commerce.
o Très grande complexité pour les titulaires d’une carte de séjour de
s’inscrire au Registre du Commerce du commerce.
- Les courriers et formulaires adressés après l’inscription deviennent vite
incompréhensibles sans un bagage scolaire et technique minimum.
23
Une information qui ne pénètre pas tous les réseaux sociaux Ce n’est cependant pas en ces termes que le problème de la déclaration de l’activité
se pose. Car en réalité, la plupart des personnes n’ont aucune idée de la manière de s’y
prendre pour déclarer leur activité, voire dans certains cas n’ont même pas conscience
d’exercer comme des entrepreneurs informels. C’est en particulier le cas de Jamilah, qu’il a
d’abord fallu convaincre que sa petite production de lingerie féminine méritait l’appellation
de micro-entreprise, tant l’univers de la création d’entreprise lui semblait inaccessible. Se
mettre à son compte officiellement ne constitue pas une évidence pour des personnes que les
circonstances de la vie a placées à la marge des circuits d’information classiques.
Dès lors, lorsqu’elles engagent des démarches auprès des différentes administrations,
elles ont vite l’impression qu’elles ne parviendront jamais au bout, se faisant balader de
services en services sans comprendre comment en sortir. Le témoignage de Daniel illustre
assez bien cette confusion qui n’a d’autre résultat que faire marche arrière. Sa première
expérience à la Chambre des Métiers l’a découragé, convaincu qu’il n’avait pas sa place
dans l’artisanat. Il a attendu quelques années avant de renouveler ses démarches en faisant
appel cette fois à un service privé spécialisé, très sollicité par les personnes du voyage, pour
ses prestations d’immatriculation « clé en main ». Les démarches n’ont pas plus abouti. Ses
premiers contacts avec l’ADIE lui ont permis d’envisager à nouveau ces démarches, avec
l’appui qui lui manquait. Ignorant qu’un décret réglementant sa profession de couvreur le
rendait inéligible, Daniel aurait risqué sans le savoir de rencontrer de sérieux problèmes en
cas de contrôle, et l’attestation professionnelle délivrée par l’ANPE pour compenser ce
handicap ne lui assure que sa bonne foi. S’il avait connu cette réglementation avant
d’entamer ses démarches avec l’accompagnement de l’ADIE, il serait sans doute encore au
noir aujourd’hui.
Il existe enfin un grand nombre de personnes qui ne sollicitent pas les aides (comme
l’ACCRE au démarrage), soit parce qu’elles n’en ont pas connaissance, soit parce qu’elles
estiment les enjeux mineurs au regard de la production administrative qui leur est demandée
pour y prétendre. D’autres oublient tout simplement de remplir certaines obligations de
déclaration (auprès du fisc notamment), et les unes comme les autres se retrouvent vite en
difficulté. Avant d’entrer en contact avec l’ADIE, Nasser venait juste de s’immatriculer,
sans avoir eu connaissance au préalable des aides qu’il pouvait solliciter. Pour lui permettre
de bénéficier de l’ACCRE, il a fallu enregistrer un report de début d’activité à la Chambre
de Commerce, pour le début du trimestre suivant, le temps d’obtenir la réponse. Entre
temps, Nasser qui s’était pourtant défendu de cette pratique, a exercé au noir.
« L’angoisse du Registre » Tout se passe comme si un phénomène de peur généralisée prédominait, l’expérience
des uns renforçant les autres dans l’idée qu’ils n’y arriveront pas. Très vite des bruits
circulent: « Untel a dû payer plusieurs centaines de milliers de francs d’impôt » (il s’agit
24
probablement d’une taxation d’office parce que la personne n’a pas renvoyé sa déclaration
de revenus), « le Registre du Commerce ça coûte vingt mille francs par an » (il s’agit en fait
du forfait de charges sociales de première année),... Dès lors, la complexité des démarches et
des courriers va empêcher, de fait, les individus de bas niveau scolaire de s’occuper seuls de
leurs papiers, les contraignant pour la plupart à se radier du Registre du Commerce avec
parfois de gros retards de cotisations. Nombreux sont ceux qui refuseront tout bonnement de
l’envisager, convaincus que ce n’est pas pour eux.
Les formulaires auraient beau être beaucoup plus simples, le réseau des
interlocuteurs de la création d’entreprise aurait beau être plus cohérent, cela n’engendrerait
pas plus d’inscriptions si un travail d’information de proximité en profondeur et un
engagement d’accompagnement sur la durée pour rassurer les intéressés n’est pas mis en
place. Jamilah, Aymé, Nasser, Daniel et Rachid sont unanimes sur ce point, qualifiant
d’inespérée leur rencontre avec un permanent de l’ADIE, qui a pu leur présenter une
formule sympathique, claire et pragmatique pour parvenir à franchir le pas avec plus de
sérénité. L’impact de la présence de l’ADIE dans leur quartier se mesure surtout dans ces
termes :
Daniel : « Moi j’ai eu la chance de vous rencontrer, mais y a des millions de
personnes qui vous connaissent pas du tout, même si y a pas très longtemps on a vu
quelques reportages à la télé, l’ADIE vous êtes pas connus du tout ! ».
Nasser : « Sincèrement, il manque l’information. C’est clair depuis que Stéphane est
là, faut pas croire, mais j’ai senti le changement. Avec l’info, on peut faire du concret. Tu
peux pas avancer si t’as pas un but. C’est comme ça que je conçois les choses. Si on
informait plus, on pourrait dédramatiser, et certains créateurs pourraient effacer tous les
freins, les deux plaques la première année, l’ACCRE. Même moi qui avais travaillé sur mon
projet la première année, je connaissais pas l’ACCRE ».
Aymé : « Je pense qu’il faut plus se pencher sur les projets des jeunes. Si j’avais pas
connu l’ADIE, je ne sais pas où j’en serais. Cet appui, ça m’a mis dans le concret après 10
ans de brouillard. Et j’en parle beaucoup autour de moi. Mais on ne peut pas prendre les
gens par la main ».
25
IV – PROPOSITIONS
Daniel : « Le petit déballeur de ballons sur les marchés, il est foutu avec les charges
qu’on lui demande aujourd’hui. Les gens demandent que ça, d’être officiel, y en a pas un
qu’est heureux de bosser au noir. Alors si on pouvait donner accès à une carte, une patente,
même si c’est micro micro. »
Nasser « Personnellement je suis pas concerné, mais pour ceux qui sont concernés,
c’est bien beau de leur envoyer la fanfare, faudrait peut-être leur donner les moyens de
s’officialiser et de réussir, quoi. C’est pas en mettant des coups de marteau sur la tête qu’on
va réussir à résoudre tous les problèmes. Faut se dire qu’à tous les problèmes, y a des
solutions. Faut que ce soit dans les deux sens, quoi. Si nous on donne le meilleur de nous-
même, il faut que de l’autre côté ce soit récompensé, quoi. Il faut qu’il y ait une certaine
part d’équilibre. C’est pas en se faisant massacrer. On se retrouve tout en bas, et les autres
rigolent. »
« Bon y a aussi des gens qui trouvent que les papiers, c’est tellement sorcier, qu’ils
peuvent pas. Et pourtant c’est simple : URSSAF, Maladie, Organic et voilà. Mais les gens y
voient pas clair. »
« Mais l’idée qu’on a dans les cités… ».
L’ensemble des propositions qui suivent s’appuient pour la plupart sur des
dispositions légales existantes. Notre objectif est de montrer qu’il n’est pas nécessaire
d’inventer de nouvelles mesures qui viendraient s’ajouter aux dispositifs existants, et
auraient pour conséquence d’introduire encore plus de confusion dans l’environnement de la
création d’entreprise.
Il nous semble au contraire que des solutions faciles à mettre en œuvre et peu
coûteuses peuvent parfaitement s’intégrer à cet environnement, moyennant quelques
aménagements.
IV – 1 Faciliter l’accès à la création d’entreprise
Améliorer les modalités d’accès à l’ACCRE Le régime micro a permis une avancée considérable pour la déclaration des activités
génératrices de revenu, permettant aux personnes qui les exercent de faire face à leurs
obligations fiscales (obligations comptables simplifiées).
Cependant, certaines démarches demeurent très lourdes à effectuer, sans réelle
justification. C’est en particulier le cas du dossier ACCRE, qui exonère des charges sociales
la première année. Il constitue un obstacle essentiellement administratif pour des personnes
26
exerçant des activités génératrices de revenu, car il nécessite un gros travail de rédaction,
des connaissances techniques pointues, et de nombreuses démarches pour réunir les pièces.
En outre, l’expertise des dossiers en commission ACCRE à tendance à sanctionner ce type
d’activité, du fait des faibles revenus que celles-ci envisagent de dégager. Or, cette aide leur
est indispensable, car la plupart ne peuvent faire face au forfait de charges.
Il faudrait donc réfléchir à un élargissement des possibilités d’accès à cette aide, qui
par ailleurs déclenche d’autres dispositifs de soutien (notamment le mécanisme
d’intéressement du RMI que nous évoquons plus loin). Deux de figure méritent un examen
approfondi, dont en voici les grandes lignes : - Déléguer l’examen des dossiers et la décision d’attribution de l’ACCRE aux
organismes d’aide à la création d’entreprise notamment lorsqu’ils apportent un
financement au projet.
- Donner une instruction aux DDTEFP visant à accorder une attention particulière
aux dossiers présentés par des personnes issues des quartiers en difficulté, qui
devraient être considérés comme prioritaires dans l’attribution de l’ACCRE.
Développer un réseau « d’accompagnateurs au Registre» Nous l’avons vu, c’est le manque d’accès à l’information et la peur qui constituent le
principal obstacle à l’immatriculation. Une déclaration systématique des activités
génératrices de revenu n’est envisageable qu’accompagnée d’un service d’information
précis sur les dispositifs évoqués ci-dessus (ACCRE, régime micro et RMI) et d’aide dans
les démarches administratives. En proposant ce service de manière systématique sur des
zones délimitées, l’ADIE est parvenue ainsi à accompagner vers l’immatriculation plus de
200 personnes exerçant des activités génératrices de revenu. Dans le cadre du dispositif RMI
en Aquitaine, la création de postes de même type semble également donner de bons
résultats.
La création d’un nouveau métier d’ « accompagnateur au Registre» dans le cadre des
dispositifs Emploi-Jeunes et Adulte-Relais permettrait donc de faire émerger de nombreuses
petites activités, et d’éviter les difficultés administratives que celles-ci peuvent rencontrer.
Généraliser le service d’accès au micro-crédit L’expérience de l’ADIE dans la zone sur laquelle nous nous sommes appuyés pour cette
étude, a révélé que l’accès au micro-crédit produisait un effet levier conséquent, non
seulement en terme de développement du potentiel commercial, mais aussi en tant que
soutien vers l’immatriculation. Il reste cependant beaucoup à faire en matière d’information
pour diffuser plus largement cet outil, et couvrir progressivement tous les sites au sein
desquels le besoin est manifeste, les perspectives d’accès au crédit bancaire classique pour
ces personnes étant très limitées.
27
IV – 2 Faire appliquer et étendre les possibilités de cumul des minima sociaux et des revenus d’activité indépendante. Textes de référence : - Loi n°98-657 du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions,
- Décret n°98-1070 du 27 novembre 1998 relatif aux modalités de cumul de certains minima
sociaux avec des revenus d’activités (figure en annexe).
Ces textes ont instauré un mécanisme d’intéressement à la reprise d’activité, lequel
permettant de cumuler pendant une durée transitoire, tout ou partie d’un minimum social
(Allocation de Solidarité Spécifique, Allocation d’Insertion, RMI, et Allocation Parent
Isolé).
Pour le cas des créateurs d’entreprise qui bénéficient de l’ACCRE, le principe du
cumul fait l’objet d’articles précis dans le décret du 27 novembre 1998.
S’agissant plus spécifiquement du maintien du RMI, il semble bon de rappeler le mécanisme
décrit dans l’article 6 :
« il n’est plus tenu compte des revenus d’activité professionnelle procurés par la création ou
la reprise d’une entreprise lors des deux révisions trimestrielles suivant la date de création
ou de la reprise de l’entreprise »
« Lors des troisième et quatrième révisions trimestrielles, les revenus procurés par la
nouvelle activité font l’objet d’un abattement de 50% » dans le calcul du RMI.
En d’autres termes, un créateur d’entreprise au RMI qui bénéficie de l’ACCRE peut cumuler
intégralement le montant de son revenu avec son RMI sur un minimum de 6 mois et au
maximum 9 mois. Durant les 6 mois suivants, et quelques soient les revenus qu’il déclare, il
cumule 50% de son revenu avec son RMI.
Le RMI différentiel devient nul lorsque le revenu déclaré atteint le double du RMI.
Les activités génératrices de revenu naissent et se développent la plupart du temps
dans une logique de complément pour boucler un budget familial que seules, les ressources
des minima sociaux ou d’une activité à temps partiel faiblement rémunérée, ne permettent
pas d’équilibrer. Ce mécanisme d’intéressement à la création d’activité est donc primordial,
car il contribue à limiter les effets de la « trappe à activité informelle », dans la mesure où
les gains générés par l’officialisation apportent une réelle valeur au budget familial, et ne se
substituent pas immédiatement aux minima sociaux.
Faire appliquer les textes Ce décret fait l’objet d’une application très inégale aujourd’hui, ce qui produit des disparités énormes. Les Caisses d’Allocation Familiales réaménagent les principes de ce texte pourtant clair, pour celles qui déclarent le connaître.
28
Les suspensions de RMI au moment de l’inscription au Registre du Commerce, où les
procédures de recouvrement pour trop-perçu sont fréquentes. Les intéressés étant eux-
mêmes peu informés de cette mesure, il leur est très difficile de faire valoir leurs droits.
Un texte édité par la CAF destiné aux intéressés existe pourtant (voir en annexe).
Il faut donc non seulement faire appliquer de manière égale le texte sur tout le territoire,
mais aussi diffuser plus largement l’information auprès des intéressés.
Aller plus loin Si l’on veut permettre aux très nombreux RMIstes qui exercent une petite activité de
complément de s’officialiser, il faut donc non seulement veiller à faire appliquer de manière
systématique ce dispositif d’intéressement, mais peut-être aussi lui donner plus de souplesse,
de manière à limiter un effet de seuil décourageant au-delà du 15ème mois d’activité :
- Au delà de la quatrième révision trimestrielle du montant du RMI, examiner au
besoin les demandes de maintien temporaire dans le dispositif d’intéressement
par les instances décisionnaires locales. De cette manière, dans la limite de 2 fois
le montant du RMI, les bénéfices générés par l’activité indépendante peuvent
encore être valorisés. La suspension du RMI prendrait effet seulement après un
contrôle qui aurait montré que les revenus d’activité sont supérieurs à ceux
déclarés et justifient une sortie du dispositif.
- Le Dispositif de Prime pour l’emploi mis en place cette année s’inscrit dans la
même logique que le mécanisme d’intéressement du RMI. Cette prime, versée
directement à l’intéressé lorsqu’il n’est pas imposable (la mesure s’applique aux
individus déclarant des revenus inférieurs à 1,4 fois le SMIC) ne fera que
confirmer l’encouragement vers l’immatriculation, et contribuera à réduire elle
aussi l’effet de seuil, surtout au moment de la sortie du dispositif RMI. Les
modalités de calcul de la prime intégrant des indicateurs sociaux et économiques
multiples (composition du ménage, enfants à charge, temps de travail, niveau de
rémunération…), il semble important de consacrer une attention particulière au
cas des travailleurs indépendants concernés par cette mesure.
Cela ne représenterait pas un surcoût pour la collectivité mais au contraire une économie,
puisqu’à l’heure actuelle, les revenus des activités en question ne sont pas déclarés : par
conséquent, ils ne sont pas déduits du RMI, et échappent à l’impôt et aux versements des
cotisations sociales.
29
IV – 3 Accorder une place aux plus petites activités génératrices de revenu
Nous avons pu voir que certaines activités sont trop petites pour justifier une
inscription au Registre du Commerce. C’est en particulier le cas de petites activités de
récupération ou de vente. En dépit des avancées proposées ci-dessus, elles risquent donc de
rester informelles. Or, les enjeux sont les mêmes que les autres activités en termes de
citoyenneté et d’identité.
Une piste de statut à explorer En dessous d’un certain niveau revenu annuel qui permet à peu près de compléter les
minima sociaux ou les revenus d’un travail à temps partiel pour atteindre le seuil de
pauvreté, on pourrait envisager un statut en s’inspirant du « cotisant solidaire » rencontré
dans les activités agricoles : Certains agriculteurs dégageant des rendements d’exploitation
très marginaux, et ne répondant pas aux critères minimum pour prétendre au statut
d’agriculteur principal, bénéficient d’une reconnaissance légale qui leur assure les
débouchés commerciaux de leur production, et d’un numéro d’affiliation à la Mutualité
Sociale Agricole. Cette affiliation ne donnant aucun droit aux prestations sociales, il est
obligatoire de bénéficier parallèlement d’une couverture sociale (régime général de la
sécurité sociale pour les ayant droit, ou CMU). Le cotisant solidaire n’est en outre pas
soumis au paiement des charges sociales d’un exploitant à titre principal, mais il reverse un
pourcentage de ses revenus annuels déclarés à la MSA (actuellement 17%). La fiscalité,
propre au secteur agricole, est dans le cas du cotisant solidaire soumise au forfait.
Les modalités de mise en oeuvre Pour adapter ce modèle aux activités commerciales ou artisanales, nous proposons des
modalités qui s’appuient dès que possible sur les dispositions légales déjà existantes en
matière juridique et fiscale (des aménagements seront toutefois sans doute à prévoir). Ceci
permet de simplifier sa mise en œuvre, et facilitera les passerelles vers un autre Régime
lorsque ce sera nécessaire. Les adaptations portent donc surtout sur le statut social.
Sur le plan juridique - Reconnaissance légale attestée par un numéro d’immatriculation au Registre du Commerce
ou au Répertoire des Métiers en tant qu’Entrepreneur Individuel.
Sur le plan social - L’immatriculation déclenche d’un « numéro d’affilié » auprès des trois caisses de
cotisations sociales obligatoires des travailleurs indépendants.
- Ce numéro d’affilié ne donne pas droit aux prestations, et n’occasionne pas d’appel de
cotisations.
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- Verser une « cotisation de solidarité » qui sera collectée pour les caisses de cotisations
sociales. Cette cotisation sera calculée au pro-rata des revenus déclarés sur un formulaire qui
fera aussi apparaître le Chiffre d’Affaires (des exemples vont illustrer la fixation de ce taux à
15%).
Sur le plan fiscal - Régime Micro-Entreprise.
- Exonération de la taxe professionnelle et de la taxe sur la formation professionnelle.
Les critères réglementant l’éligibilité : - Activités ne dégageant pas plus de 25 000 F de revenus, pour un chiffre d’affaires plafonné
à 100 000 F.
- Etre ayant droit au régime général de la Sécurité Sociale ou bénéficier de la CMU. - Au-delà de ce seuil, l’entrepreneur doit évoluer vers le régime social du travailleur
indépendant.
- Tenue d’une comptabilité simplifiée (cahier de recettes/dépenses) et conservation des
factures d’achat.
- Vérification annuelle de l’éligibilité.
- Intégrer un service de contrôle, afin de limiter les abus (il peut être aléatoire, et associé à la
vérification annuelle).
Exemples de calcul des revenus annuels pour un allocataire du RMI vivant seul, dès l’application du mécanisme d’abattement de 50%. Critères Montant du RMI : 2 295 F par mois soit 27 540 F par an
Montant de la cotisation de solidarité : 15%
Plafond de revenus annuels d’activité : 25 000 F
Mode de calcul (Bénéfice + (RMI – 50% du bénéfice)) – 15% du bénéfice = Revenus annuels
Bénéfice annuel Abattement 50% RMI versé après
abattement
Cotisation15%
calculée sur le
bénéfice
Total revenus
annuel
6 000 F 3 000 F 24 540 F 900 F 29 640 F
12 000 F 6 000 F 21 540 F 1 800 F 31 740 F
25 000 F 12 500 F 15 040 F 3 750 F 36 290 F
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IV – 4 Lever les obstacles législatifs et réglementaires à la création d’entreprise
Les propositions spécifiques que nous venons de présenter visent essentiellement à
lever les freins à l’immatriculation des activités génératrices de revenus et des micro-
entrepreneurs dans les quartiers précarisés.
Néanmoins, des situations de blocage issues de l’application de certains textes
réglementaires, si elles touchent particulièrement le public visé par nos propositions,
concernent plus généralement l’ensemble des porteurs de projets de créations d’entreprises.
Cette partie présente donc les principaux dysfonctionnements et freins réglementaires à la
création d’une entreprise, les plus fréquemment subis par les demandeurs d’emploi et
allocataires du RMI, en mettant en relation la loi ou le décret s’y rattachant le cas
échéant (les textes figurent en annexe) :
- Le maintien de l’ASSEDIC après création se pratique de manière très disparate. Il est à
l’entière discrétion de la commission paritaire locale, ce qui induit une inégalité d’accès
aux aides entre chômeurs créateurs vivant des situations similaires, selon la région où ils
résident.
-> C’est en réalité ici l’absence de loi qui pose problème. Des dispositifs de maintien
des minima sociaux existent, mais ne s’appliquent qu’aux publics visés par la loi contre
l’Exclusion et la loi Nouveaux services- Emplois jeunes.
- Les transporteurs doivent effectuer un dépôt de garantie de 6 000 F par véhicule utilitaire
avant même de pouvoir démarrer leur activité : un tel montant correspond à 3 mois de
RMI.
-> Loi « Gayssot » du 6 février 1998 sur le transport routier de marchandises
(application d’une réglementation européenne). Décret n° 99-752 du 30 août 1999.
- Impossibilité pour les personnes non titulaires de diplômes ou d'expériences
professionnelles reconnues (fiches de paie) d'exercer des métiers du bâtiment, de la
mécanique ou de la restauration. Il n'existe pas de commission, ou de disposition dans la
loi sur les qualifications professionnelles, qui permette aux personnes ayant toujours
exercé sans reconnaissance de ce travail, de se remettre dans le "droit chemin".
-> Décret n° 98-247 du 2 avril 1998 relatif à la qualification artisanale et au répertoire
des métiers.
- Ces dispositions rendent de facto impossible la création d’une entreprise multiservices,
puisque l’entrepreneur est censé détenir des diplômes ou fiches de paie dans tous les
domaines concernés (électricité, plomberie, peinture, etc.).
-> idem
- Elles induisent également une exclusion de toutes les personnes qui ont travaillé
longuement dans le cadre d’une entreprise familiale (apprenti ayant appris le métier avec
son père), et des immigrés qui ont travaillé ou étudié ce métier à l’étranger (les
références étant exclusivement exigées sur le territoire français).
-> idem
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- Les titulaires d'une carte de séjour doivent demander une carte de commerçant étranger
pour s'inscrire à la Chambre de Commerce, procédure extrêmement compliquée et
décourageante.
-> Loi du 26 juillet 1968 et décret n°98-58 du 28 janvier 1998
- Les formalités pour obtenir la carte de commerçant ambulant délivrée par la Préfecture
exigent fréquemment la production de plusieurs justificatifs de domicile. Certains
commerçants hébergés gracieusement, rencontrent donc des difficultés obtenir cette
carte. En outre, les personnes sans domicile fixe (qui vivent par exemple à l’hôtel) ne
peuvent obtenir des préfectures l'autorisation de travailler sur les marchés, à moins de
prendre un livret de circulation comme les personnes du voyage, même s’ils ne voyagent
pas.
-> Loi du 3 janvier 1969, arrêté du 21 août 1970 du Ministère de l’Intérieur modifié
le 26 janvier 2001
- Les sortants de prison (condamnation mentionnée sur le volet B2 du casier judiciaire)
n’ont pas le droit de s’inscrire au registre de commerce, limitant les possibilités de
réinsertion.
-> Loi 47-1635 du 30 août 1947
- Très grande difficulté pour les personnes Interdites Bancaires ou fichées au FICP
(incidents de crédit) de se faire ouvrir un compte professionnel, indispensable au bon
fonctionnement d’une entreprise.
-> Il paraît difficile de faire référence à une loi en particulier ; les banques sont
libres d’ouvrir un compte professionnel à qui elles veulent.
- Dans le cas précis des prêts consentis par l’ADIE : disparité, selon les départements,
dans les procédures de demande d'une dérogation à la Banque de France pour les
ménages en dossier de surendettement.
-> Pas de loi en particulier. En théorie les ménages en surendettement ne devraient
pas pouvoir bénéficier des prêts de l’ADIE. Les demandes de dérogation sont motivées par
le revenu à venir généré par la création d’entreprise.
A la lumière de ces exemples, il semble nécessaire d’évaluer précisément la
pertinence des textes réglementaires qui empêchent l’accès au Registre du Commerce du
commerce ou des Métiers. L’expérience montre en effet que ces obstacles ou
dysfonctionnements freinent la régularisation, l’utilité des textes n’étant pas établie dans la
plupart des cas individuels rencontrés par l’ADIE, de telle sorte que de nombreuses petites
activités génératrices de revenu se maintiennent en informel. A des mesures d’interdiction
systématique, il vaudra mieux préférer du cas par cas, lorsqu’il s’agira par exemple d’une
activité dangereuse pour laquelle le savoir faire doit être prouvé, ou d’une personne pour
laquelle l’exercice d’une activité pourrait entraîner un risque de récidive.
33
Conclusion
Les propositions présentées à l’issue de cette étude tendent à donner une cohérence à
l’ensemble des dispositions relatives à la création d’entreprise.
Priorité à été donnée à une mise en valeur de dispositions légales pré-existantes, de
manière à privilégier les aménagements sur la nouveauté.
L’information est la clé de voûte de ces propositions. La création du « réseau
d’accompagnateurs » contribuera à éliminer cette « angoisse du registre » qui a été si
souvent ressentie par nos interlocuteurs lors de notre enquête, et comblera le déficit de
connaissances sur les droits des entrepreneurs en matière sociale, fiscale et juridique.
L’effet levier de l’ACCRE, qui déclenche le mécanisme d’intéressement RMI, est en
ce sens lui aussi un élément déterminant dans le processus d’officialisation. C’est pour cette
raison que des efforts doivent être faits vers un assouplissement des conditions d’accès à ce
dispositif. Sans lui, la mécanique incitative perd sa vigueur.
L’efficacité de cette mécanique dépend elle-même de la bonne application des textes
réglementant le cumul des minima sociaux avec des revenus d’activité. L’effort visé sur cet
aspect concerne particulièrement le contrôle par les instances compétentes d’une application
stricte et généralisée du décret. Pour réduire les effets de seuils qui pourraient amoindrir
cette logique d’incitation, il est nécessaire de trouver un équilibre qui assure une souplesse
au niveau local en matière de maintien dans le dispositif. En complément, la prime pour
l’Emploi pourra dans ce contexte jouer pleinement son rôle de stimulateur et régulateur des
effets de seuil.
Enfin, et un des objectifs principaux de cette étude visait à le démontrer, il est
primordial d’accorder une reconnaissance légale aux plus petites activités génératrices de
revenus. Si l’idée est assez nouvelle, le statut que nous proposons et ses modalités
d’application s’appuient quasi-exclusivement sur des réglementations pré-existantes, de telle
sorte que les aspects opérationnels en sont facilités. Ces activités, affiliées au régime fiscal
de la micro-entreprise, seront sur le plan juridique des Entreprises Individuelles classiques.
Les aménagements à prévoir ne portent donc que sur le statut social et les critères
d’éligibilité du public. Nous avons pu voir au travers de l’étude que les enjeux liés à
l’exercice d’une activité informelle n’étaient pas seulement économiques, mais touchaient
aussi à des notions d’identité et de reconnaissance sociale, qu’un tel statut permettrait de
valoriser, dans le prolongement des mesures rattachées à la lutte contre les exclusions.