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Faculteit Letteren en Wijsbegeerte Master in de Taal- en Letterkunde Afstudeerrichting : Frans – Italiaans Academiejaar 2011-2012 Le dévoilement de l’origine italienne du conte de fées français littéraire, une analyse comparative entre les contes de Giovan Francesco Straparola, Giambattista Basile et Charles Perrault. Michelle Lambert 00601306 Promoter : Prof. Dr. J. Mainil Verhandeling voorgelegd tot het behalen van de graad Master in de Taal- en Letterkunde : Frans-Italiaans

Le dévoilement de l’origine italienne du conte de fées

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Page 1: Le dévoilement de l’origine italienne du conte de fées

Faculteit Letteren en Wijsbegeerte

Master in de Taal- en Letterkunde

Afstudeerrichting : Frans – Italiaans

Academiejaar 2011-2012

 

Le dévoilement de l’origine italienne du conte de fées français

littéraire, une analyse comparative entre les contes de Giovan Francesco Straparola, Giambattista Basile et Charles Perrault.

Michelle Lambert 00601306 Promoter : Prof. Dr. J. Mainil

Verhandeling voorgelegd tot het behalen van de graad Master in de Taal- en Letterkunde : Frans-Italiaans

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On m’a parlé d’une œuvre en dialecte qui serait le recueil de vieilles légendes napolitaines,

c’est tout à fait ce qu’il me faudrait. Et je tombe sur un ouvrage épais et lourd,

contenant les Contes de ma mère l’Oye: mon vieil ami le « Chat botté », « Barbe-bleue »,

presque tout le répertoire !

(Walter Scott, Journal, janvier 1832, après avoir découvert, par hasard, à Naples,

un recueil de contes de Basile)  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Avant-propos  Avant de vous initier au monde féerique du conte de fées, je dois remercier certaines personnes. D’abord je veux remercier mon promoteur, Professeur Jean Mainil. Je lui suis reconnaissante de sa disponibilité et de ses conseils et il était agréable de pouvoir jouir de sa connaissance profonde de l’univers enchanté du conte de fées. J’apprécie également l’aide de Madame Yvette Feryn-Luyten pour relire attentivement chaque partie de ce mémoire.

Finalement, je veux remercier mes parents et grands-parents de leur support moral et financier durant mes études à l’université de Gand. Je témoigne également de la reconnaissance à ma sœur jumelle qui m’a toujours encouragé et je remercie mon ami Olivier qui m’a toujours soutenu et compris pendant les moments difficiles de ma carrière universitaire.

Michelle Lambert

 

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1. L’hypothèse Quand on entend la formule stéréotype « il était une fois… », tout le monde pense au monde

merveilleux et enchanté des contes de fées où les princes, les princesses et les fées occupent le

premier plan. Dans ce mémoire nous voudrions analyser l’évolution du conte de fées en

présentant une analyse comparative formelle et interlinguistique des différentes versions de

deux contes de fées bien connus et répandus, à savoir les contes du Chat botté et de

Cendrillon, deux contes de fées, qui ont donné jusqu’aujourd’hui de l’inspiration pour des

récritures et des adaptions cinématographiques.1 Etant donné que l’origine du conte de fées

littéraire se situe surtout auprès des sources orales et folkloriques, il est toujours difficile de

trouver la version originelle d’un conte de fées et cette difficulté d’analyse occupera le

premier plan dans notre chapitre introductif. Dans ce chapitre nous verrons qu’on peut situer

l’origine du conte de fées littéraire français chez les conteurs italiens des seizième et dix-

septième siècles et c’est la raison pour laquelle nous avons opté pour une analyse comparative

interlinguistique entre les versions italiennes et les versions françaises des contes, c’est-à-dire

entre les versions des conteurs italiens Giovan Francesco Straparola et Giambattista Basile

d’une part et les versions du conteur français Charles Perrault d’autre part. Avant de diriger

notre étude vers cette analyse comparative, nous vous présenterons un chapitre historique et

biographique dans lequel nous donnerons un aperçu des contextes historiques et des faits

autobiographiques des trois conteurs mentionnés ci-dessus. Après ce chapitre historique et

culturel nous passerons à notre analyse comparative qui se trouvera au cœur de notre chapitre

analytique et comparatif dans lequel chaque paragraphe traite l’analyse d’un des deux contes

de fées en question. Dans ce chapitre comparatif nous avons opté pour une méthode d’analyse

qui combine deux disciplines, à savoir l’approche « folkloristique », focalisée sur le plan

thématique, et l’approche comparative et discursive, défendue par Ute Heidmann et Jean-

Michel Adam.2 En mettant l’accent sur cette combinaison de disciplines nous avons divisé

l’analyse de chaque conte de fées en quatre parties, c’est-à-dire une introduction, une analyse

formelle de la trame narrative, une analyse formelle des personae dramatis et une conclusion.

Après ce chapitre analytique nous vous proposerons une synthèse générale en résumant nos

observations principales.

                                                                                                                         1 Par exemple le nouveau film de Walt Disney Puss in boots. 2 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, Textualité et Intertextualité des contes, Paris, Éditions classiques Garnier, 2010.

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2. Chapitre introductif

2.1. Le conte de fées, un genre omniprésent

Les contes de fées appartiennent à une bibliothèque commune de référence, tout le monde les

connait et nous retrouvons le conte de fées dans toutes les cultures et dans tous les contextes.

Un de ces contextes concerne le monde cinématographique de Walt Disney et d’Hollywood

où le genre féerique prend sa place à la base d’un beau nombre de films comme Pretty

Woman, un film basé sur le fameux conte de fée Cendrillon. Il y a deux ans, Ed Catmull, un

représentant important de Walt Disney, prétendait que le conte de fées ne fonctionnerait plus

comme genre cinématographique. Cependant l’année 2012 est vue comme l’année du conte

de fées moderne. Catmull prétendait que chaque genre cinématographique a sa propre durée

de vie et que la durée de vie du conte de fée serait terminée dans le monde du film. Selon

Catmull, le conte de fées classique pourrait retourner comme genre cinématographique à

condition que quelqu’un le présenterait d’une manière innovante. Cette année, Hollywood

présente une nouvelle version du conte de fées au public en prévoyant quinze films basés sur

les contes de fées classiques comme Blanche Neige, Cendrillon et la Belle et la Bête, pour

n’en citer que quelques-uns, ceci deux cents ans après la naissance des contes de fées des

frères Grimm.3 Le conte de fées est donc nettement un genre omniprésent et intemporel mais

nous ne savons pas précisément d’où vient ce genre féerique. Le conte de fées qui appartient à

la mémoire générale et qui se trouve à la base d’un grand nombre de films est le plus souvent

le conte de fées littéraire français. La recherche de l’origine du conte de fées littéraire français

a fait couler beaucoup d’encre mais nous pourrions observer que les conteurs français ne sont

pas les inventeurs du genre du conte de fées, ils ont trouvé leur inspiration chez les contes des

auteurs italiens des seizième et dix-septième siècles et ce sont donc ces conteurs italiens qui

nous offrent l’origine des contes de fées comme nous les connaissons.

2.2. Les origines italiennes du conte de fées, le dévoilement d’un secret

En France le conte de fées littéraire est né dans les salons du dix-septième siècle. En 1635,

Richelieu crée l’Académie française avec le but ambitieux d’unifier la langue française.

L’Académie acceptait seulement des hommes et cette exclusion des femmes a provoqué la

création des salons littéraires. Les femmes n’avaient pas la possibilité de se développer sur le

plan littéraire auprès des hommes à l’Académie et c’est la raison pour laquelle elles ont créé

un endroit de discussion et de divertissement dans la forme du salon littéraire. C’est dans cette

                                                                                                                         3 Het laatste Nieuws, 05/04/2012.

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culture aristocratique mondaine de Paris que nous pouvons situer la naissance du conte de

fées français littéraire, un genre principalement discuté et récrit par les femmes. La base de

cette culture de discussion et de récriture se situe dans deux sources, une source orale et une

source littéraire écrite. La première source concerne le conte de fées oral raconté et répandu

par les nourrices et les paysans illettrés:

« La plupart des chercheurs affirment que les nourrices, tous les paysans illettrés, bien sûr, se trouvent à la base de l'efflorescence extraordinaire des contes de fées dans les années 1690 et le début des années 1700. Dans ces années, ils supposent, les sophistiqués conteurs urbains de la France, les conteuses et les conteurs, les femmes et les hommes qui se sont rencontrés les uns les autres dans les salons et qui ont composé des contes de fées, avaient consulté leurs serviteurs non qualifiés et étaient reparti avec des histoires qu’ils ont inclues dans leurs nombreux recueils de contes qui sont devenus célèbres4 ».

[Most scholars similarly claim that family nursemaids, all illiterate peasants, of course, underlay the extraordinary efflorescence of fairy tales in the 1690s and the first years of the 1700s. In these years, they assume, France’s sophisticated urban storytellers, the conteuses and the conteurs, the women and men who met one another in salons and who composed fairy tales, had consulted their unschooled servants and had come away with stories that they turned into their many volumes of subsequently famous tales.]

Les conteurs et conteuses français qui se rencontraient dans les salons consultaient leurs

servants illettrés et faisaient de leurs contes des recueils fameux contenant les versions

récrites et adaptées de ces contes simples en ajoutant des modifications et des figures de style.

Les conteuses et les conteurs transformaient donc cette tradition orale en une culture

littéraire.5 Cette première théorie désigne donc la tradition orale des paysans et nourrices

comme l’origine du conte de fées français littéraire. Mais en dehors de cette première

possibilité, il existe aussi une autre théorie indiquant une deuxième source qui formerait la

base de la culture de discussion et de récriture des salons, à savoir la culture littéraire. En ce

qui concerne le conte de fées français littéraire, il faut chercher la source principale auprès des

conteurs italiens:

« S’ils jouèrent un rôle déterminant dans la constitution du conte de fées comme genre littéraire en Europe, les écrivains français des années 1690 – Marie-Chatherine d’Aulnoy, Charles Perrault, Catherine Bernard, Marie-Jeanne L’Héritier, Henriette Julie de Lubert, Charlotte-Rose de la Force, Jean de Mailly, Eustache le Noble – ne furent ni les inventeurs du genre ni aussi originaux qu’on le pense. En fait, c’est plutôt du côté des Italiens Giovan Francesco Straparola et Giambattista Basile qu’il convient de rechercher les origines du conte de fées littéraire en Europe, eux dont les contes exercèrent une si profonde influence sur les Français. Tel est l’un

                                                                                                                         4 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales: a new History, New York, Excelsior Editions, 2009, p. 54. 5 Ibid.

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des secrets les mieux gardés de l’histoire du conte de fées – secret qu’il est peut-être intéressant de dévoiler6 ». « Perrault a obtenu la plupart de ses contes de livres italiens, tout comme sa nièce Mlle L’Héritier (1664-1734), et la conteuse Mme d'Aulnoy et ses nombreux successeurs ont pris des motifs, des épisodes et parfois des plots entiers, de ces mêmes sources étrangères7 ». [Perrault got most of his tales from Italian books, just as his niece Mlle L’Héritier (1664-1734), and the conteuse Mme d’Aulnoy and her many successors took motifs, episodes and sometimes entire plots from those same foreign sources]

Le conte de fées français littéraire a donc tiré son origine dans les contes italiens et c’est la

raison pour laquelle nous avons décidé de vous présenter un chapitre historique et

biographique qui vous présentera les événements et personnes principaux des contextes dans

lesquels s’inscrivent les contes de fées italiens et français en question.

3. Chapitre historique et biographique  Avant de diriger notre étude vers l’analyse comparative des contes, nous proposons donc

d’analyser plus en profondeur le contexte historique dans lequel les trois conteurs inscrivent

leurs contes. Nous devons admettre qu’il semble une tâche impossible de vouloir résumer

l’histoire de l’Italie et de la France en quelques pages mais nous voudrions cependant vous en

fournir les dates et les faits principaux.

3.1.L’Italie

3.1.1. Le contexte historique  En traitant ensemble les contextes historiques de nos deux conteurs italiens, nous voulons

commencer par un aperçu de l’histoire de l’Italie entre le quinzième et le dix-septième siècle,

puisque Giovan Francesco Straparola est née entre 1480 et 1490 et Giambattista Basile est

mort en 1632. Selon Pierre Milze, cette période se divise en trois grandes séquences: les

années de paix et stabilité qui suivent les accords de Lodi (1454-1494), les « guerres d’Italie »

(1494-1559) et le temps de la prépondérance espagnole (1559-1620).8 Bien qu’il soit

impossible de vous présenter un résumé complet de cette histoire, il nous semble intéressant

d’en représenter les événements et les personnages les plus considérables. Notre histoire

commence à la fin du quinzième siècle quand l’Italie était une « véritable proie pour ses

                                                                                                                         6 Olivier Piffault, il était une Fois les Contes de Fées, Paris, Seuil, 2001, p. 66. 7 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales: a new History, op.cit., p. 57. 8 Pierre Milza, Histoire de l’Italie, des Origines à nos Jours, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2005, p. 447.

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voisins »9. C’était au sein des guerres d’Italie que les puissants voisins français, espagnols,

suisses, ottomans et impériaux commençaient d’intervenir dans la Péninsule. C’était facile

pour ces étrangers d’envahir l’Italie, « un pays riche et culturellement avancé, mais politiquement

et militairement divisé »10. Le Risorgimento a eu lieu seulement au dix-neuvième siècle de sorte

que nous devons constater que l’Italie de nos conteurs italiens n’était pas déjà un pays unifié.

Une telle division politique rendait possible l’invasion étrangère et la naissance de « la crisi

d’Italia ».11 Le premier conflit au sein des guerres d’Italie était dû aux ambitions du jeune

Charles VIII, le fils de Louis XI. Son objectif était la ville de Naples, de sorte qu’il prenait

possession du royaume de Naples et imposait sa loi aux Milanais et aux Florentins. Charles

VIII meurt en 1498 et son successeur, Louis XII, se déclare roi de Naples et duc de Milan. Il

était le fils de Charles d’Orléans et de Marie de Clèves et donc le cousin de Charles VIII.12

Cette arrivée de Louis XII et ses armées en Lombardie en 1499 perturbe brusquement la paix

à Caravaggio, la ville natale de Straparola. La ville n’était plus l’endroit que Straparola

connaissait de sa naissance et il savait qu’il ne pouvait plus trouver son bonheur dans cette

ville. C’est la raison pour laquelle il a décidé de partir pour la République prospère de

Venise.13 Enfin, Charles VIII et Louis XII n’ont pas pu réaliser leur rêve puisqu’en 1504 les

français perdent le royaume de Naples. L’armistice de Lyon de février 1504 faisait entrer ce

royaume dans la mouvance espagnole et ce pour deux siècles.14

3.1.1.1.Venise Etant donné que nos deux conteurs italiens ont vécu une bonne partie de leur vie à Venise,

nous voulons consacrer le paragraphe suivant au contexte historique de cette ville féerique. A

la fin des années 1400 et au début des années 1500, « le mythe de Venise » était fort et

atteignait son point culminant pendant les décennies qui suivent. L’image de la ville de

Venise était dominée par des spectacles civiques comme les festivités énormes du carnaval.15

Sa réputation de liberté et beauté était acceptée par les étrangers et répétée par ses habitants.

Les étrangers louent continuellement cette ville riche et prospère qui dispose d’un empire

                                                                                                                         9 Pierre Milza, op.cit., p. 407. 10 Ibid., p. 408. 11 Michael Mallett, Politics and Society 1250-1600, in George Holmes, the Oxford illustrated History of Italy, Oxford, Oxford University Press, 1997, p. 57. 12 Pierre Milza, op.cit., p. 408-411. 13 Ruth Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2002, p. 53-54. 14 Pierre Milza, op.cit., p. 414. 15 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 62-63.

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maritime sans limites et de la capacité de construire des navires à l’Arsenal, un endroit où tout

le monde, femme et homme, pouvait trouver du travail. Venise est également le centre italien

de l’imprimerie et produit durant la vie de Straparola plus de livres que le reste de l’Italie. 16

Au début des années 1500, Venise, appelée « La Serenissima », était une ville dont le pouvoir

avait attendu son point culminant. Le gouvernement était formé par un gouvernement

républicain et un Doge qui était élu pour sa vie. Ce gouvernement était très stable et favorisait

le commerce international. La ville était riche par le biais du marché international et d’une

longue histoire d’échange maritime. Au marché de Venise, tout était en vente, des bijoux, des

livres, du verre et des tapis. La stabilité et la richesse de la Sérénissime étaient donc garanties

par la présence de marchands provenant de chaque coin du monde méditerrané. Dans les

années 1500, la stabilité économique de la ville était également garantie par la structure

familiale entraînée par le pouvoir des familles riches qui avaient l’habitude d’arranger un

mariage prestigieux pour une ou plusieurs de leurs filles. Les autres filles étaient placées dans

des couvents comme ceux de Santa Maria delle Vergini et San Zaccaria et ces familles

permettent qu’un de ses fils épouse de sorte qu’il pouvait maintenir le nom de famille. Les

autres fils ne pouvaient pas se marier de sorte que la richesse familiale ne diminuerait pas.

Cette économie commerciale et internationale et le règlement du mariage limité auprès des

familles nobles entraînaient une situation florissante pour le secteur des prostituées. Le

nombre des prostituées à Venise était énorme.17 Au sein du climat d’agitation des « guerres

d’Italie » la république de Venise n’a du seulement se défendre contre le pouvoir français

mais également contre le conquérant ottoman. La position géographique de Venise la place en

contact direct du pouvoir ottoman. Milza souligne que cette position géographique de la

Sérénissime lui a forcé « aussi souvent qu’elle l’a pu, de négocier avec le sultan [mais qu’elle] n’a

pas pour autant capitulé devant lui »18. Bien que Venise et son empire maritime ne soient pas

épargnés par les Turcs, la ville de Venise était un bastion avancé de l’Occident puisque c’était

grâce à ses négociations et contre-offensives qu’elle a pu affaiblir la puissance ottomane.19

Malgré la perte d’une partie de l’empire, Venise est et reste riche et prospère tout au long du

seizième siècle. Mais Milza souligne que « cette brillante façade n’est pas sans masquer quelques

lézards dont les effets se manifesteront surtout au siècle suivant »20. Il ajoute que cette perte de

richesse absolue va de pair avec un changement de nature. « Gêné par l’insécurité des mers, par

                                                                                                                         16 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 55. 17 Ibid., p. 63-65. 18 Pierre Milza, op.cit., p. 435. 19 Ibid. 20 Ibid., p. 438.

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la perte d’une partie de l’Empire, par la crise des épices et du poivre, par la concurrence génoise, le

capitalisme vénitien tend à se reconvertir dans les activités manufacturières, notamment dans

l’industrie lainière »21. Bottigheimer explique plus en profondeur cette crise des épices. Dans les

années 1500, le commerce maritime vénitien connait un concurrent très fort auprès des

Portugais concernant l’échange des épices à l’Extrême Orient. Ainsi, le continent devenait

attrayant pour les nobles, commerçants et marchands vénitiens pour des investissements et la

construction de maisons secondaires. Etant donné que les guerres d’Italie faisaient rage au

continent italien, une expansion vénitienne au continent signifiait lutter contre des pouvoirs

étrangers aux deux côtés des Alpes qui voulaient convaincre la péninsule italienne. Ainsi,

l’expansion vénitienne au continent connait une réponse militaire considérable. En 1508, la

France, l’Espagne, le Saint Empire romain germanique et les états du Pape formaient une

alliance contre Venise, à savoir la « Ligue de Cambrai ». Le 4 mai de l’année 1509, cette

Ligue a vaincu l’armée vénitienne à la lutte de Agnadello. Bien que la composition de la

Ligue change continuellement, des ravages, des incendies et des révoltes continuent pendant

beaucoup d’années au nord de l’Italie.22

Nous avons donc vu que les Vénitiens décident de se tourner vers les investissements fonciers

et immobiliers en Terre ferme. Cette décision indique que la mentalité de la République de

Venise était changée :

 « En devenant rentier du sol, le Vénitien cesse plus ou moins d’être cet aventurier des mers, cet entrepreneur toujours prêt à prendre des risques pour gagner gros, et aussi cet innovateur dans les domaines du commerce, de la banque, de la technique maritime, sur lequel la République de Saint-Marc a construit sa réputation et sa fortune23».

Ce changement va de paire avec la réduction des pouvoirs du doge. Il maintient sa position

symbolique de père et de guide de la patrie mais le Grand Conseil et le Sénat détiennent la

souveraineté réelle de Venise. Etant donné que cette souveraineté était détenue par un régime

politique qui avait les caractéristiques d’une oligarchie, le Grand Conseil et le Sénat étaient

étroitement contrôlés par l’aristocratie.24 Les membres du Grand Conseil disposent ainsi d’un

véritable pouvoir monarchique qui ne se distingue guère du pouvoir des aristocrates

couronnés et donc de l’absolutisme.25

                                                                                                                         21 Pierre Milza, op.cit., p. 438. 22 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 65-66. 23 Pierre Milza, op.cit., p. 438. 24 Ibid., p. 439. 25 Ibid., p. 445.

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11  

En dépit de ces changements de la mentalité et la politique de Venise, la ville reste jusqu’à

l’aube du dix-septième siècle pour ses hôtes « une oasis de liberté dans une Italie en marche vers

l’absolutisme »26. La Sérénissime reste accueillante aux voyageurs étrangers et aux artistes et

constitue pour eux un endroit fécond pour le développement de leur art.27 La ville de Venise,

avec ses possibilités éditoriales et sa culture vivace, était un pôle magnétique. Ainsi la

Sérénissime était attrayante pour les écrivains de nouvelles, surtout grâce à l’industrie de

l’imprimerie et au public vénitien qui était réceptif à la littérature novellistica. En effet, toutes

les publications du recueil de nouvelles de Straparola sont imprimées à Venise et le public

vénitien recevait ce recueil comme un best seller.28

Quant aux habitants de Venise nous pouvons observer que la population vénitienne était

constituée de trois groupes, à savoir les nobles, les cittadini et les popolani. Les nobles

constituent seulement quatre ou cinq pour-cent de la population mais avaient beaucoup de

pouvoir. Leurs cours étaient puissantes et dominées par les apparences et les spectacles. Les

courtisans savent que c’étaient les apparences qui comptent et c’est la raison pour laquelle

Castiglione considère le courtisan parfait comme un homme qui sait appliquer « un jeu des

yeux qui donnera un effet de grâce »29. Les cittadini constituent un groupe de vénitiens qui

comprend également seulement cinq pour-cent de la population. Le statut de cittadino était

réservé pour les natifs de Venise qui n’avaient pas fait du travail manuel pendant trois

générations. Ce groupe de cittadini était donc une sorte d’élite héréditaire d’un niveau plus

bas que la vraie noblesse. Les cittadini pouvaient occuper des postes juridiques, médicales et

civiques. Le troisième groupe des popolani forme la plus grande masse de la population de

Venise, ce sont les artisans, les travailleurs manuels et les marchands qui étaient parfois très

riches. Il est probable que les travailleurs manuels ne pouvaient pas lire mais les marchands et

les artisans pouvaient probablement jouir de la littérature vénitienne et étrangère. Ces

popolani étaient témoins et souffriraient d’une différence croissante entre les différentes

classes sociales.30

                                                                                                                         26 Pierre Milza, op.cit., p. 439. 27 Ibid. 28 Giovan Francesco Straparola, le Piacevoli Notti, Roma, Salerno Editrice, 2000, p. IX-XI (introduction). 29 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 62. 30 Ibid., p. 66.

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3.1.1.2. Naples  Après cet exposé sur la ville de Venise, nous voulons analyser plus en profondeur le contexte

historique du royaume de Naples, la ville natale de Basile et une des plus grandes villes

d’Europe. 31 Pendant la vie de Basile, le royaume de Naples était un des territoires de

l’empire espagnole puisque l’armistice de Lyon de février 1504 faisait entrer ce royaume dans

la mouvance espagnole et ce pour deux siècles.32 Cette domination espagnole continue

jusqu’à 1734. La ville de Naples était dominée par une lutte continue entre les barons féodaux

et le monarque espagnol. La population était constituée d’une noblesse féodale, une

aristocratie de marchands, une nouvelle classe d’entrepreneurs, la classe moyenne d’artisans

et une nouvelle classe d’intellectuels indépendants. Après une floraison économique, l’Italie

connait des traces de déclin depuis le quatorzième siècle à cause des agitations historiques

comme les guerres d’Italie. Cependant, l’Italie ne sent ce déclin qu’au seizième siècle. Le dix-

septième siècle était une époque de crise économique pour la plupart des pays européens.

L’Espagne souffre par exemple de la guerre de Trente ans. L’Italie était riche du onzième

siècle jusqu’au dix-septième siècle par le biais du commerce international. Mais au dix-

septième siècle le centre de gravité de l’économie passe des secteurs secondaires et tertiaires à

l’agriculture, surtout dans l’Italie du sud. Ceci provoque l’abaissement de la classe des

marchands, l’expansion de la classe des paysans illettrés et la montée en puissance de la

classe de la noblesse féodale.33 Le reste de l’Europe et de l’Italie réagit à cette crise en

remplaçant les vieilles structures féodales par les structures nouvelles du capitalisme. Le sud

de l’Italie ne suit pas cette tendance innovante, mais renforce les vieilles structures féodales.

Le dix-septième siècle était ainsi témoin d’une domination renouvelée de la noblesse féodale

qui possédait des parcelles de terre. Il y avait beaucoup de révoltes de la classe moyenne

contre cette domination noble. Il régnait une atmosphère d’agitation et de révolte puisque les

gens devaient s’accommoder des volontés et des caprices des barons féodaux. Le

gouvernement espagnol était souvent forcé d’accepter la volonté des barons nobles puisque le

monarque n’osait pas toucher au pouvoir hérité de la noblesse. Dans les premières décennies

du dix-septième siècle, la situation devient critique. L’Espagne avait besoin de support

financier pour sa participation dans la guerre de Trente ans et faisait du royaume de Naples un

des financiers principaux. Les taxes sont élevées et le monarque espagnol donne encore plus                                                                                                                          31 Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary Fairy Tale, Detroit, Wayne State University Press, 1999, p. 35-36.  32 Pierre Milza, op.cit., p. 414. 33 Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary Fairy Tale, op.cit., p. 35-36.  

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de pouvoir à la noblesse. Le gouvernement devient de plus en plus absolutiste et les libertés se

diminuent. La noblesse ne lutte pas pour le peuple, ni pour la monarchie mais contre la

mobilité entre les classes sociales et contre la montée en puissance de la classe moyenne. La

noblesse élargit ce qui entraîne un appauvrissement de cette classe noble. Beaucoup de

familles nobles devaient vendre des parties de leur propriété à la classe moyenne parce qu’ils

avaient vécu une vie trop exubérante. Mais en dépit de cet appauvrissement, la noblesse

maintient son influence sur le plan sociopolitique. Tandis que les nobles étaient surtout

préoccupés de la maintenance de leur richesse et prestige en faisant prévaloir les spectacles et

les apparences, les basses classes (plebe) connaissent une véritable crise. L’appauvrissement

de l’Italie et de Naples entraînait des famines et des pestes et les taxes étaient

insupportables.34 Les pauvres ne paient pas les taxes espagnoles de sorte que le royaume de

Naples se trouvait dans un état de chaos d’illégalité dans les premières décennies du dix-

septième siècle, particulièrement de 1620 à 1647. La monarchie ne pouvait plus garantir la

justice. La noblesse féodale était encore moins disposée de collaborer avec la monarchie qui

devait donc souvent consentir à un compromis avec cette classe noble concernant le payement

des taxes. La guerre de Trente ans continuait et l’Espagne perdait du pouvoir international. La

monarchie avait besoin d’argent et contraint le royaume de Naples à la supporter. En 1636,

Naples avait tellement beaucoup de dettes qu’il risquait une paralysie politique et

administrative totale. Entre 1636 et 1644, l’Espagne introduisait dix nouvelles taxes de sorte

que beaucoup de propriétaires de terre sont ruinés. Le 17 juillet de l’année 1647, après avoir

imposé encore une nouvelle taxe, les membres des basses classes et de la bourgeoisie

commencent de protester. Cette révolte de Masaniello prend les formes d’une guerre paysanne

contre la noblesse et la monarchie. En 1648, on opprime la révolte et l’Espagne parvient

également à oppresser la domination des barons nobles.35

 

3.1.2. Le contexte culturel  Après cet aperçu concernant les plus importants événements historiques nous proposons de

diriger notre étude vers le côté culturel de ce contexte des conteurs italiens. Comme nous

venons de dire, nous avons décidé de laisser commencer notre histoire entre le quatorzième et

le quinzième siècles. Lorsque Charles VIII traverse avec ses armées les Alpes en 1494, l’Italie

dispose déjà deux siècles d’une culture de transformation et de rénovation que l’on qualifiera                                                                                                                          34 Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary Fairy Tale, op.cit., p. 37-38.  35 Ibid., p. 38-39.

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plus tard de « Renaissance ». A l’heure où la France, l’Angleterre, les pays de l’Europe du

Nord et de l’Est étaient encore dominés par une culture médiévale, l’Italie jouissait déjà d’une

culture beaucoup plus moderne avec des auteurs comme Pétrarque et Dante Alighieri. Bien

que l’Italie soit devenue la cible d’une puissance étrangère, elle reste encore la fournisseuse

du modèle à suivre, notamment dans les domaines des beaux-arts, de la musique, de la pensée

politique et de l’histoire.36 C’est la raison pour laquelle Milze suppose que « c’est vers l’Italie

que tournent leurs regards, tout ce que l’Europe compte de savants, de philosophes, de lettrés et

d’artistes »37. Ce sont la propagation du mouvement intellectuel et culturel impulsé par les

humanistes, la naissance des académies et la création d’un grand nombre d’imprimeries,

surtout à Venise, qui font de l’Italie un endroit attrayant pour les intellectuels et artistes

étrangers.38 Grâce à l’imprimerie l’Italie connaissait un élargissement du marché éditorial

dont les humanistes et les théologiens n’étaient pas les seuls bénéficiaires. La littérature de

divertissement connaissait également une croissance et s’étendait à de nouvelles catégories de

lecteurs. Les cours princières, par exemple, étaient des lieux de production et de propagation

de cette littérature de divertissement qui devait répondre « aux besoins et aux goûts d’une

clientèle riche, cultivée, volontiers épicurienne, éprise de récits héroïques et courtois »39. Les princes

de ces cours étaient des mécènes importants qui favorisaient « l’éclosion de nouveaux talents

[comme Ludovico Ariosto à la cour de Ferrare] et de nouveaux genres littéraires »40. Cette nouvelle

mentalité littéraire fait naître une nouvelle attitude artistique dès le début du treizième siècle.

Dans ce siècle et celui suivant, l’Italie voit surgir « une espèce nouvelle d’intellectuels, de

savants, d’artistes qui évoluent déjà entre deux époques : un pied dans le Moyen Âge, un autre au seuil

des « Temps modernes »41. Ces artistes avaient la tendance d’écrire à la fois des ouvrages en

latin et en italien. Nous pouvons donc déjà observer un début de l’essor de la culture laïque.42

Il existe un beau nombre d’auteurs qui combinent ces deux tendances d’écrire des ouvrages en

latin d’une part et d’écrire des ouvrages en langue vulgaire d’autre part. Un exemple pertinent

est fourni par l’œuvre de Giovanni Boccaccio, le fils d’un banquier florentin. Il est né en 1313

et son père l’a envoyé à Naples pour y étudier le droit canon mais Boccace s’intéresse plus

aux plaisirs et aux exercices de l’esprit qui dominent la cour de Robert d’Anjou. En 1341 il

retourne à Florence et il voyage et fréquente les cours seigneuriales de Ravenne et de Forlí. Il

                                                                                                                         36 Pierre Milza, op.cit., p. 489. 37 Ibid. 38 Ibid., p. 489-490. 39 Ibid., p. 503. 40 Ibid., p. 503. 41 Ibid., p. 390. 42 Ibid., p. 367.

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a écrit ses premiers ouvrages en langue vulgaire en se basant sur la tradition médiévale du

roman courtois. En 1349, il souligne cette tendance de s’adhérer à la culture laïque en

rédigeant un entier ouvrage en toscan, à savoir le Décaméron. Ce recueil d’une centaine de

contes doit son succès à l’admirable parti que Boccace a su tirer de la langue vulgaire. C’est

auprès de ce recueil de nouvelles que le conte de fées littéraire comme forme narrative courte

est né. La novella italienne était un court récit qui racontait des événements surprenants de la

vie quotidienne en empruntant des éléments des contes merveilleux, des contes de fées de la

tradition orale, des fables, des fabliaux, de la poésie épique et des romans chevaleresques.

Comme chaque conte de fées, cette novella avait déjà le but d’instruire et de divertir et la

ressemblance avec le conte de fées est encore plus forte par le fait que la novella était déjà

appelée conto. Ainsi, les nouvelles de Boccace deviennent un exemple pour tous les autres

auteurs qui pratiquent ce genre, pas seulement comme modèle mais aussi comme un

encouragement pour ces autres auteurs de publier leurs propres recueils de conti.43

Après 1350, Boccace semble tourner le dos à sa vie de plaisirs et à la culture laïque en

délaissant le conte, l’allégorie et l’idylle mythologique pour les genres savants comme la

biographie. Dès ce moment, il écrit la plupart de ses ouvrages en latin. Milza attribue cette

décision de Boccace de s’adonner à la collecte et à l’explication des textes anciens, à la

rencontre avec Pétrarque.44 L’œuvre de Boccace nous fournit seulement un des exemples

d’auteurs qui s’adhèrent à cette nouvelle attitude artistique, dès le début du treizième siècle,

d’écrire des ouvrages à la fois en latin et en italien. C’est sous l’influence de l’humanisme que

les auteurs et les artistes de la Renaissance ne se limitent plus à la simple imitation des sujets

et des formes de l’Antiquité. Par contre, ils sont devenus des créateurs érudits et savants qui

s’interrogent sur les principes mêmes de leurs propres ouvrages.45 C’est au sein de cette

nouvelle culture que le mécénat devient encore plus un élément essentiel de la vie culturelle

mais aussi de la vie politique. L’artiste pouvait trouver de la protection et du support financier

auprès de son mécène mais ce mécénat provoquait aussi un avantage pour les détenteurs du

pouvoir. Le mécénat leur permettait « d’acquérir la renommée que confère la présence à leur cour

de personnalités illustres du monde des arts et des lettres »46. Nous pouvons donc parler d’une sorte

de « collaboration entre les dirigeants politiques et les représentants de l’élite culturelle »47. Il faut

                                                                                                                         43 Olivier Piffault, op.cit., p. 66. 44 Pierre Milza, op.cit., p. 377. 45 Ibid., p. 392. 46 Ibid., p. 391. 47 Ibid.

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remarquer qu’il s’est créée une véritable chasse aux artistes célèbres, qui a vraiment eu de

l’influence profonde sur le statut de l’artiste puisque « l’artiste de la Renaissance sort de

l’anonymat dans lequel il a été longtemps tenu, en tant que simple artisan »48.

Un autre événement important concerne le Concile de Trente qui aboutit à la réforme

catholique qui avait lieu de 1545 à 1563. Cet intervalle temporel partage le seizième siècle en

deux périodes culturellement dissemblables, la Renaissance classique et l’âge baroque.49 Cette

réforme catholique a provoqué des prescriptions morales qui ont affecté presque toutes les

domaines de la vie culturelle. La littérature était par exemple placée sous le contrôle du Saint-

Office et de l’Index. Cette période voyait surgir la culture baroque qui est née en Italie comme

un enfant de la Renaissance et « en relation avec la Réforme catholique et avec le triomphe d’une

classe dirigeante sûre d’elle-même, consciente de sa puissance ». L’art a reçu la tâche de montrer la

puissance de l’église et de la classe dirigeante de sorte qu’il devait devenir grandiloquent.

L’art de la Renaissance ne répondait pas à ces nouvelles exigences ce qui rendait possible

l’éclosion de l’art baroque. Ainsi l’art baroque est reconnu « pour étant non pas une déviance

aberrante de la Renaissance, mais un style répondant à des aspirations nouvelles et à une esthétique

propre »50. Le style baroque est un art total qui fait prévaloir les effets dramatiques, la liberté

d’invention et la passion du mouvement.51

3.1.3. Les conteurs italiens  Dans ce qui suit, nous voulons vous présenter nos deux conteurs italiens en reliant leurs vies

aux contextes historiques et culturels traités ci-dessus.

3.1.3.1.Giovan Francesco Straparola, le début d’un nouveau genre Nous avons vu que le recueil de nouvelles de Boccace formait un exemple et un

encouragement pour tous les autres auteurs qui pratiquent ce genre de publier leurs propres

recueils de conti.52 Un exemple pertinent de ces recueils concerne celui de Giovan Francesco

Straparola intitulé le Piacevoli Notti, publié en deux volumes (respectivement en 1550 et en

1553)53, un recueil qui connut un énorme succès54 puisque « entre 1553 et 1613, l’ouvrage fit

l’objet de vingt-cinq rééditions; en 1560, puis en 1580, il fut traduit en français et, en 1791, en                                                                                                                          48 Pierre Milza, op.cit., p. 392. 49 Ibid., p. 505. 50 Ibid., p. 535. 51 Ibid. 52 Olivier Piffault, op.cit., p. 66. 53 Ibid., p. 66-67. 54 Giovan Francesco Straparola, op.cit., p. XI (introduction).

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allemand »55. On ne sait pas beaucoup de la vie de Straparola mais il était sans doute très

important pour l’origine et le développement du conte de fées littéraire en Europe. Il est né à

Caravaggio quelque part entre 1480 et 1490 et cette date de naissance est environ le seul fait

concernant la vie de Straparola dont on dispose et cette date est même une estimation. Presque

tous les faits biographiques dont on dispose sont le résultat de suppositions. Ruth B.

Bottigheimer souligne que le nom « Straparola » n’est pas le vrai nom de famille de Giovan

Francesco Straparola puisqu’il s’appelait Zoan Francesco à la naissance. « Straparola » était

un surnom populaire en Italie entre 1400 et 1500, dérivant du verbe italien « straparlare » qui

signifie « parler trop » ou « dire des bêtises » de sorte que le mot « straparola » reçoit un sens

dérivé de ce verbe, à savoir « bavard ». Straparola était dénommé « le bavard » parce qu’il

avait l’habitude de jaser sur tout et tout le monde et de contredire et d’interrompre

continuellement son père, ses frères et son maître à l’école (Signor Ravizza). De ce surnom,

Bottigheimer tire une conclusion concernant le statut social de Straparola parce que le fait

d’être surnommé indique qu’il était d’origine humble et anonyme puisque toutes les grandes

familles puissantes étaient connues par leur nom de famille, par exemple les Medici à

Florence et les Visconti à Milan. Pour distinguer les uns des autres les enfants d’une famille

humble, on avait l’habitude de leur donner des surnoms descriptifs. Ces surnoms descriptifs,

comme « Zoan le gros », sont efficaces quand les enfants restent dans leur ville de naissance

mais quand un de ces enfants déménage à une autre ville, on a besoin d’un ajout, c’est-à-dire

il faut ajouter le nom de la ville natale de sorte que Zoan Straparola devient Zoan Straparola

da Caravaggio. Bien qu’on ne sache pas beaucoup de la vie de Straparola, Bottigheimer

suppose que sa jeunesse était comparable à la jeunesse d’un garçon ordinaire de ce temps, ce

qui veut dire que ses parents étaient probablement pauvres puisque entre le treizième et le

quatorzième siècles la plupart de la population en Lombardie était pauvre. Il est possible que

le père et la mère de Straparola possédassent une petite parcelle de terre. Si c’était le cas, ils la

louaient d’un propriétaire noble. Entre le treizième et quatorzième siècles la plupart de la terre

autour de Caravaggio était la propriété de la noblesse féodale, dont la famille Secco était le

plus important et donc le plus puissant propriétaire de terre.56 Etant donné qu’à l’époque de la

Renaissance, l’Italie accordait beaucoup d’importance à l’enseignement de garçons nés en

milieu urbain, il est probable que Straparola est également allé à une des quatre écoles à

Caravaggio où on apprenait entre autres l’Italien standard (le florentin).57 Jack Zipes s’adhère

                                                                                                                         55 Olivier Piffault, op.cit., p. 67. 56 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 45-48. 57 Ibid., p. 49.

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à cette position de Bottigheimer puisqu’il déduit du recueil de nouvelles de Straparola (le

Piacevoli Notti) qu’il a reçu une excellente éducation:

« Il connaissait le latin et divers dialectes italiens; ses références à d’autres œuvres et sa maîtrise des procédés littéraires montrent qu’il était très versé dans les humanités58 ».

La mort de sa mère et le changement politique et économique de sa ville natale étaient les

raisons pour lesquelles la jeunesse de Straparola était abruptement terminée. Ce furent

proprement ce chagrin personnel et la perte du caractère paisible et protecteur de Caravaggio

qui repoussaient Straparola de sa ville natale. Nous avons vu que la paix à Caravaggio était

brusquement perturbée par l’arrivée du roi français Louis XII et ses armées en Lombardie en

1499. La ville de Caravaggio n’était plus l’endroit que Straparola connaissait de sa naissance.

Les garçons de Caravaggio savaient qu’ils ne pouvaient plus trouver leur bonheur dans cette

ville et ils partaient pour les grandes villes comme Milan, Florence ou la République prospère

de Venice.59 Giovan Francesco Straparola prenait également la décision de chercher son

bonheur ailleurs et Bottigheimer souligne que son éducation avait probablement stimulée son

amour pour une carrière littéraire qu’il pouvait démarrer et approfondir à Venise:

« Si l’enseignement de Zoan lui avait donné un avant-goût d'une vie pleine de mots et la possibilité de jouer avec ces mots et d’en créer des histoires, alors cet enseignement aurait créé en lui aussi l’envie d’avoir une vie littéraire, de l'esprit, qui lui donnerait la possibilité d'emprunter les histoires d’autres et de les récrire dans ses propres mots. Il n’était pas possible d’avoir une telle vie dans la petite ville de Caravaggio mais il pourrait être possible dans la grande ville de Venise60 ». [If Zoan’s schooling had given him a taste of a life of words, of play with words and creating stories from them, then it would also have created in him a taste for a literary life, of the mind, of borrowing other people’s stories and putting them into his own words. That life could not be lived in the small economy of Caravaggio, but it might be a possibility in the great city of Venice.]

Straparola a probablement vécu à Venise pendant une grande partie de sa vie. De prime abord

ce détail ne semble pas important, mais c’est précisément cette ville qui lui a donné la

possibilité de devenir le premier en Europe à insérer quatorze contes de fées dans son recueil

de soixante-quatorze nouvelles. Nous avons vu qu’au seizième siècle, Venise était une ville

active et prospère et un pôle attrayant pour les artistes. C’était la ville de Venise qui donnait à

Straparola l’occasion de rencontrer multiples étrangers venus de toutes les régions de l’Italie,

                                                                                                                         58 Olivier Piffault, op.cit., p. 67. 59 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 53-54. 60 Ibid., p. 54.

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de l’Europe et de l’Orient. Ce « port des quatre coins du monde61 » lui donnait la possibilité

de faire connaître son œuvre à l’étranger et les rencontres avec les voyageurs et leurs

narrations constituent la base de ses contes de fées qui circulaient à travers tous les milieux

lettrés d’Europe62:

« Basile les connaissait; Madame d’Aulnoy, Madame de Murat, Eustache le Noble et le chevalier de Mailly aussi; à travers eux, celles-ci se répandirent en Allemagne pour, finalement, inspirer les frères Grimm, lesquels écrivirent sur Straparola et Basile63 ».

Il n’existe pas beaucoup de certitudes biographiques en ce qui concerne la vie de Straparola

entre 1515 (publication d’Opera Nova) et 1549 (composition de le Piacevoli Notti) mais la

plupart des critiques littéraires supposent qu’il se trouvait au-dehors du centre du pouvoir

vénitien. Bottigheimer indique qu’il est probable qu’il travaillait auprès d’une famille d’un

riche marchand qui avait des liens commerciaux avec Venise, à Padua ou à Treviso, deux

centres provinciaux de culture qui avaient des liens étroits avec la Sérénissime et qui

disposaient de différentes académies littéraires. On n’est pas sûr si Straparola a vécu à Padua

ou à Treviso mais sa production littéraire plaide pour la ville de Padua puisque le dialecte de

Padua est le seul dialecte, à côté du dialecte de Bergamo, qui apparaît dans le Piacevoli Notti

et un grand nombre des contes se déroulent dans la ville de Padua.64 Probablement, Straparola

travaillait sous la protection d’un mécène, mais on ne sait pas beaucoup de l’identité de ce

protecteur financier. Etant donné que la noblesse féodale avait beaucoup de puissance à

l’époque de Straparola, il est plausible que ce mécène était un des nobles vénitiens qui

possédaient des maisons et des parcelles de terres. La mort de son mécène a changé

abruptement la vie de Straparola en 1548 ou 1549 puisque « la mort d'un mécène signifiait

«l’espoir emporté par un souffle de vent», comme Giorgio Vasari le dit en 1537 quand son mécène est

mort »65. Par la force des choses, Straparola retourne à la ville de ses premiers espoirs, à savoir

Venise où il commence à écrire en 1549 et reçoit le privilège de protéger son œuvre en 1550.

Les années 1550 étaient au début parfaites pour Straparola de commencer à écrire, puisque

durant cette période de la Renaissance Venise connaissait une culture littéraire prospère. Cet

épanouissement de la littérature entraînait un point culminant en ce qui concerne la

publication de la littérature juste avant l’installation de la censure par l’Inquisition. Cette                                                                                                                          61 Olivier Piffault, op.cit., p. 68. 62 Ibid.  63 Ibid., p. 69. 64 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 72-75. 65 Ibid., p. 76-77. [[…] a patron’s death meant “hopes blown away by a puff of wind,” as Giorgio Vasari put it in 1537 when his patron died […]]

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culture littéraire florissante donnait à Straparola l’occasion de développer sa carrière littéraire

et de publier le Piacevoli Notti. Ainsi il se montrait reconnaissant pour les opportunités que la

ville vénitienne lui avait offertes. Il fait l’éloge de la Sérénissime dans le premier conte de la

cinquième nuit de ses Piacevoli Notti en soulignant que cette ville lui avait donné une

résidence et la possibilité de développer sa carrière littéraire:

« La noble ville de Venise, célèbre pour l'intégrité de ses magistrats, la justice de ses lois, et étant la résidence d'hommes provenant de chaque coin du monde ... est nommée la reine des villes, le refuge des malheureux, l'asile de l'opprimé66 ». [The noble city of Venice, famed for the integrity of its magistrates, for the justice of its laws, and as being the resort of men from every nation in the world… is named the queen of cities, the refuge of the unhappy, the asylum of the oppressed.]

En 1550 Straparola a publié le premier tome de le Piacevoli Notti auprès d’un des plus grands

éditeurs à Venise, Comin da Trino. Il a publié le deuxième tome en 1553. Cette publication va

de pair avec la confession de Straparola qu’il n’a pas écrit ces favole avec le but d’acquérir

une réputation mais qu’il a composé ces nouvelles avec le seul but d’amuser les dames

gracieuses et belles auxquelles il a dédié son œuvre. On ne sait pas avec certitude quand

Straparola est mort mais Bottigheimer suppose que Venise n’était pas son lieu de décès

puisque il n’existe à Venise aucune nécrologie qui porte le nom de Straparola entre 1550 et

1560.67

En considérant Giovan Francesco Straparola comme le vrai premier créateur du conte de fées

littéraire, Jack Zipes indique qu’on ne peut pas analyser l’évolution du conte de fées comme

une sorte de réaction en chaîne « qui aurait commencé avec Straparola, serait passée par Basile et se

serait poursuivie avec les écrivains français des années 1690, pour culminer enfin dans l’œuvre des

frères Grimm »68. Nous devons en tenir compte que les conteurs italiens, français et allemands

n’ont pas simplement repris les contes de fées de Straparola. En récrivant les contes de

Straparola, ces conteurs ont ajouté et changé des éléments et c’est ensemble qu’ils ont fixé les

caractéristiques des premiers contes de fées littéraires. Straparola a simplement fait naître un

genre littéraire avec ses propres conventions en ce qui concerne « les personnages du conte de

fées, ses situations, ses topoi, ses motifs et ses métaphores »69. Ces conventions forment le cadre, la

                                                                                                                         66 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 77-78. 67 Ibid., p. 79-81. 68 Olivier Piffault, op.cit., p. 69. 69 Ibid.  

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trame narrative du conte de fées typique à la base de laquelle chaque conteur ou conteuse peut

inventer un conte de fées en appliquant sa propre originalité.70

3.1.3.2.Giambattista Basile, le courtisan errant

3.1.3.2.1. La vie de Giambattista Basile Un de ces conteurs qui applique sa propre invention pour rendre originelle cette trame

narrative du conte de fées est le conteur napolitain Giambattista Basile. Contrairement à ce

qui concerne Straparola, on sait beaucoup de la vie de Basile. Il est né vers 1575 à Posillipo,

un petit village dans les environs de Naples. Contrairement à Straparola qui publie son recueil

à l’époque de la Renaissance, Basile est un enfant de l’âge baroque. Sa famille appartenait à la

moyenne bourgeoisie. Sa mère s’appelait Cornelia Daniele et du père on connait seulement le

nom de famille « Basile ». La famille était élargie durant le seizième siècle. Comme la plupart

de ses sœurs et frères, Giambattista Basile a passé sa vie professionnelle à différentes cours en

Italie et à l’étranger. Cette vie à la cour était entre autres la raison pour laquelle Basile est

devenu un homme de lettres connu.71 En 1603 Giambattista Basile quitte Naples et il part vers

le nord de l’Italie où il s’installe à Venise. Selon Jack Zipes, c’est ici, dans la ville féerique de

Venise qu’il « gagne sa vie comme soldat et commence à écrire de la poésie »72. Nancy L. Canepa

explique la raison de ce déménagement de Basile en soulignant qu’il donne lui-même la

raison dans le Avventurose disavventure (1611), des aventures écrites après son retour à

Naples. Canepa indique l’importance de cette scène où le personnage autobiographique Nifeo

explique à un autre personnage:

«Ma quando io più credea, Ch’avvalorarmi in axquistar gli allori Dovesse la mia patria, io vidi all’hora Chi più amarmi dovea pormi in non cale (Dura condition di nostra estade Che di suoi figli stessi L’alte virtù la propria madre aborre.) Ond’io fuggir disposi L’ingrate rive, e gir cercando altrove

                                                                                                                         70 Olivier Piffault, op.cit., p. 69. 71 Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary fairy tale, op.cit., p. 39. 72 Olivier Piffault, op.cit, p. 70.

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La mia fortuna73». [Mais quand j'en étais presque sûr que ma patrie allait me confirmer à gagner des lauriers, je vis alors ceux qui auraient dû m’aimé le plus, m'ignorent. (Ah, les dures conditions de notre époque, où les vertus les plus nobles de l'enfant sont abhorrés par leurs propres mères.) Et donc j’ai arrangé de fuir les rivages ingrats, et de chercher ma fortune ailleurs.] Dans cette scène, Basile exprime sa déception profonde et amère par rapport à sa ville natale.

Il se sent trahi puisque contre toute attente, les habitants de Naples n’ont pas reconnu et loué

ses efforts littéraires et il a donc décidé de chercher sa fortune ailleurs, dans le nord de l’Italie.

Canepa souligne encore une fois cette théorie en disant qu’« il a vécu une grande partie de sa vie,

en fait, en exil de sa ville [...] tout simplement parce que ses talents intellectuels n'ont pas trouvé un

marché à Naples et il a été contraint de devenir un courtisan errant » 74. Pendant son temps à Venise,

Basile a servi comme soldat à Candia, un point stratégique de défense contre les Turcs. Il y a

rencontré le noble vénitien Andrea Cornaro. Grace à Cornaro, Basile a eu la possibilité de

devenir membre de l’Accademia degli Stravaganti où il a assumé le nom académique « il

Pigro » (le paresseux), un nom qu’il a utilisé plus tard dans sa vie quand il est devenu un

membre de l’Accademia degli Oziosi à Naples (1610).75 Cette académie était une des plus

importantes académies et un des carrefours des cultures italienne et espagnole (aussi Quevedo

était un membre de cette académie pendant son séjour à Naples).76 Grâce à cette atmosphère

académique, Basile a eu la possibilité de nouer des contacts avec plusieurs académiciens et

hommes de lettres. Cette atmosphère lui donnait l’occasion d’entrer dans la société littéraire,

plurilingue et civilisée et de commencer sa carrière de poète et d’écrivain. En effet, cette

atmosphère formait la base de multiples mythes inclus dans lo Cunto de li Cunti.77

Giambattista Basile a écrit des poèmes, des odes, des églogues et des pièces rédigées en

italien mais il doit sa notoriété à lo Cunto de li Cunti (le Conte des Contes), un recueil de

cinquante contes de fées écrits en dialecte napolitain, plus communément connu sous le titre

de Pentamerone (le Pentaméron). Ce recueil de contes de fées a été publié posthume entre

1634 et 1636 grâce aux efforts de la sœur de Basile, Adriana, une fameuse cantatrice

                                                                                                                         73 Giorgio Fulco, «Verifiche per Basile: Materiali autobiografici e Restauro di una Testimonianza autobiografica», Filologia e Critica, (s.l.), 10, 1985; Citation trouvée dans Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary fairy tale, op.cit., p. 40. 74 Nancy L. Canepa, « From Court to Forest. The literary Itineraries of Giambattista Basile», Italica, (s.l.), 3, automne 1994, p. 295. [[…] much of his life was spent, in fact, in exile from his city […] simply because his intellectual goods did not find a market in Naples and he was forced to become a wandering courtier] 75 Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary fairy tale, op.cit., p. 40-41. 76 Ibid., p. 42. 77 Ibid., p. 40-41.

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d’opéra.78 C’était également grâce à cette sœur que Basile avait la possibilité de devenir

célèbre dans sa ville de naissance. En 1608 il est retourné à Naples où, entre-temps, sa sœur

était devenue une célèbre cantatrice d’opéra de sorte qu’elle appartenait maintenant à une

classe plus élevée de la société où elle avait des relations éminentes et influentes. Elle et son

mari, Muzio Barone, étaient devenus des membres de la cour de Luigi Carafa, le prince de

Stigliano. Adriana a fait reconnaître le talent de son frère à Naples. Cependant, Basile a

continué son métier de courtisan ce qui signifie qu’il organisait des spectacles et qu’il était

chargé de tâches administratives.79 En 1610, Adriana et son mari sont partis pour la cour de

Mantua à condition, posée par Adriana, que son frère pourrait aussi venir. Le duc de Mantua,

Vincenzo Gonzaga, acceptait cette condition et en 1612 Giambattista Basile joignait sa

sœur.80 En 1613, Basile retournait à Naples où il occupait la position d’administrateur féodal

pour différents nobles du royaume napolitain:

«En 1615, il était en Montemarano (dans la province d'Avellino); en 1617 à Zuncoli, où il travailla pour le marquis de Trevico, Cecco di Loffredo, en 1618, où il travailla pour le prince d'Avellino, Marino Caracciolo, et en 1619 il fut nommé gouverneur d'Avellino81 ». [In 1615 he was in Montemarano (in the province of Avellino); in 1617 in Zuncoli, under the marquis of Trevico, Cecco di Loffredo; in 1618 under the prince of Avellino, Marino Caracciolo; and in 1619 he was named governor of Avellino.]

Toutes ces positions étaient populaires auprès des hommes de lettres du temps de Basile mais

cette vie sans résidence permanente et sans reconnaissance a dû être sans doute fatigante et

peu satisfaisante. C’est la raison pour laquelle Canepa suppose que la plupart des accusations

et des plaintes contre la cour dans lo Cunto de li Cunti trouvent leur base dans cette partie de

la vie de Basile.82 En 1621, on ouvre une nouvelle académie à Naples, l’Accademia degli

incauti, et Basile est devenu membre. La cour de Galeazzo Pinelli, le duc de Acerenza, était la

dernière cour où Basile a servi. En 1631, Pinelli nommait Basile gouverneur de Gugliano

(dans la province de Naples) mais Basile n’a pas pu jouir longtemps de cette position

puisqu’il est mort le vingt-trois février de l’année 1632, comme une des victimes de

l’épidémie de grippe suivant l’éruption volcanique du mont Vésuve en 1631. Il est enterré à

Gugliano dans l’église Santa Sofia et l’enterrement était très impressionnant. Durant sa vie,

Basile a écrit plusieurs éloges mais Canepa souligne que, après sa mort, la ville de Venise a

                                                                                                                         78 Olivier Piffault, op.cit, p. 71. 79 Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary fairy tale, op.cit., p. 41.  80 Ibid., p. 41-42. 81 Ibid., p. 42. 82 Ibid., p. 43.

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consacré une éloge à Basile dans la collection de biographies Glorie degli Incogniti, publiée

par l’Accademie degli Incogniti vénitienne en 1637: « Après il s'était appliqué, dans la fleur de sa jeunesse, à des poursuites chevaleresques tout autant qu'à l'étude des meilleurs lettres. Il est devenu l'incarnation réelle d'un homme extraordinairement raffiné. A côté de la connaissance des disciplines les plus nobles, il a également appris plusieurs langues .... Les mérites littéraires de Giovan Battista ont été rendues plus dignes de respect par ses manières très courtoises, par l'affection sincère qu'il a montrée envers ses amis, et par sa bonne humeur d’esprit perpétuelle, pour laquelle il a été jugé la durée de sa vie pour ses conversations. Et s’il a conquis non seulement l'affection de gentilshommes et de dames qu’il fréquentait en privé, mais aussi la grâce de la plus exaltée, qui l’a tenu assez cher. Et bien que la fortune n'ait pas manqué de le tester par lui faire connaître à l'hostilité qu'elle déclare souvent aux grands esprits, en le gardant constamment distrait dans les professions laborieuses, il n'a jamais perdu courage. Jusqu'à son dernier souffle il a maintenu un ténor très paisible de la vie, car à l'époque que la mort lui a pris la vie, il nourrissait l'espoir substantielle83 ». [Applicatosi nel fiorire dell’età alla cognizione ugualmente delle più scelte lettere ed alla pratica degli esercizi cavallereschi, venne a rendersi una verace norma di compitissimo cavaliere. Apprese con la notizia delle più nobili discipline, quella di varie lingue….Queste condizioni letterate di Giovan Battista venivano rese più riguardevoli dal suo gentillissimo tratto, dalla sincerissima affezione ch’egli portava agli amici e dalla perpetua allegria delle spirito, per la quale veniva stimato la delizia delle conversazioni. Quindi s’acquistò non solamente l’affetto de’cavalieri e delle dame che domesticamente il praticavano ; ma la grazia ancora de’primi grandi a’quali si rese carissimo. E benchè non mancasse la fortuna di fargli conoscere in prova la nemicizia che professa co’grand’ingegni, tenendolo continuamente distratto in occupazioni travagliose ; non si perdè egli però mai d’animo, ma fino all’ultimo spirito, conservò un traquillissimo tenore di vita, avendolo morte levato in quel tempo da’vivi ch’egli nudriva concetti di rilevante speranza]

3.1.3.2.2. L’œuvre de Giambattista Basile Dans ce qui suit, nous voulons consacrer un peu d’attention à l’œuvre de Basile. Dans toutes

les cours où Basile a servi comme courtisan, il a trouvé l’occasion d’écrire une œuvre

considérable et imposante comprenant entre autres des éloges, des drames, des odes et des

poèmes en italien, en espagnol et en latin. Presque tous ces produits littéraires qui précèdent

lo Cunto de li Cunti, ont eu de l’influence sur ce chef-d’œuvre rédigé en dialecte napolitain.

Un exemple pertinent est l’Aethiopica d’Heliodorus, dont Basile écrit une version entre 1624

et 1627 intitulée Del Teagene, puisque la romance grecque a eu une influence énorme sur

l’évolution du conte de fée.84 Nous pouvons distinguer deux tendances dans l’œuvre de

Basile, la première comprend les produits littéraires rédigés en italien et la deuxième concerne

                                                                                                                         83 Imbriani Vittorio, « Il gran Basile: Studio biografico e bibliografico », Giornale napoletano di Filosofia e Lettere, Scienze morali e politiche, (s.l.), 1, 1875; Citation trouvée dans Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary fairy tale, op.cit., p. 44-45. 84 Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary fairy tale, op.cit., p. 44.

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les textes écrits en dialecte napolitain. Aujourd’hui, Basile doit sa notoriété à son œuvre

rédigée en dialecte et surtout à lo Cunto de li Cunti, tandis que les textes italiens étaient très

populaires durant la vie de Basile. Cependant, ces ouvrages étaient déjà tombés dans l’oubli à

la fin du dix-septième siècle.85 Les œuvres rédigées en italien constituent la production

littéraire typique et exemplaire d’un intellectuel courtois du temps de Basile puisque ces

œuvres ont un seul but: honorer obligatoirement le prince ou le noble de qui on dépend

financièrement. La production littéraire en dialecte de Basile comprend trois œuvres. La

première est une collection de neuf pastorales dont le contenu concerne surtout la vie

populaire de Naples, intitulée Le Muse napolitane et publiée de façon posthume sous la

direction d’Adriana en 1635. La deuxième concerne une série de Lettere et nous connaissons

déjà la troisième, c’est-à-dire le recueil lo Cunto de li Cunti.86 Quant à cette œuvre rédigée en

dialecte napolitain, il est frappant de constater que Basile ne s’intéressait pas à la publication

de ces textes puisque normalement il était très occupé à la publication de son œuvre.

Seulement les Lettere sont publiées durant sa vie, les deux autres textes, le Muse napolitane et

lo Cunto de li Cunti, sont publiés de façon posthume sous la direction d’Adriana tandis qu’il

existe des preuves que Basile a travaillé déjà à ces deux œuvres en 1615 et qu’il les a fait

circuler dans les cours et académies. Canepa donne trois hypothèses en ce qui concerne ce

manque d’intérêt de Basile pour la publication de son œuvre dialectale. D’abord Basile

pourrait avoir peu d’intérêt pour cette publication parce qu’il pensait que ces textes n’étaient

pas tellement importants, une hypothèse que nous considérons comme improbable. La

deuxième hypothèse est déjà plus probable puisque Canepa souligne qu’on n’a pas besoin

d’une publication élaborée des œuvres rédigées en napolitain car le public de cette production

littéraire était composé d’une petite société. L’œuvre dialecale est écrite pour un nombre

restreint de lecteurs, pour un ensemble de destinataires comprenant les membres des petites

cours où Basile servit. Ici la manière préférée de jouir d’une œuvre comme le recueil lo Cunto

de li Cunti était la consommation de façon orale dans le contexte de « conversation

courtoise » pour laquelle on n’a donc pas besoin d’une publication écrite élaborée. A ces deux

hypothèses Canepa ajoute encore une troisième hypothèse qui est selon elle la plus probable.

Dans cette hypothèse c’est Basile même qui occupe le premier plan puisque Canepa souligne

que l’opposition entre l’œuvre italienne et l’œuvre dialectale de Basile met sur scène la

                                                                                                                         85 Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary fairy tale, op.cit.,p. 46.  86 Nancy L. Canepa, « From Court to Forest. The literary Itineraries of Giambattista Basile», op.cit., p. 295. Nancy L. Canepa, from Court to Forest,Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary fairy tale, op.cit., p. 45.

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26  

double identité de ce conteur italien. En rédigeant une partie de son œuvre en dialecte

napolitain, Basile contredit son statut publique comme serviteur courtois et défendeur de la

tradition florentine. Tandis que Basile se met dans le centre de la haute culture avec son

œuvre rédigée en italien, il se trouve en plein milieu de la culture basse et populaire avec son

œuvre rédigée en napolitain. Du point de vue linguistique, thématique et idéologique, l’œuvre

dialectale de Basile forme donc le contrepoint de sa production littéraire officielle et c’est

précisément cette combinaison d’éléments de la haute culture et de la basse tradition qui rend

particulier et très baroque son recueil de contes lo Cunto de li Cunti.87

3.2.La France: la cour au dix-septième siècle  Après cet exposé sur le contexte historique et culturel de l’Italie et les vies des deux conteurs

italiens, nous proposons d’analyser plus en profondeur l’histoire et la culture de la France du

dix-septième siècle, à savoir le contexte historique et culturel dans lequel s’inscrivent les

contes de Charles Perrault.

3.2.1. Le contexte historique Le début du dix-septième siècle est constitué par l’édit de Nantes, un ordre juridique de 1598

qui met fin à la guerre des religions. Dès cette date jusqu’au milieu du dix-septième siècle, la

France est régnée par l’instabilité. Copernic a ruiné le géocentrisme et donc la supposition que

l’homme constitue le centre de l’univers. Dans la même optique, on met en cause la valeur

d’un pouvoir central vu que le dix-septième siècle est témoin d’un grand nombre de conflits

entre les Grands et la monarchie qui veut unifier et centraliser.88 La première moitié du dix-

septième siècle est donc instable et troublée.89 L’histoire commence par l’assassinat d’Henri

IV après quoi Marie de Médicis, la femme d’Henri IV, devient régente de France parce que

son fils, le futur roi Louis XIII, était encore trop jeune d’accéder au trône.90 En 1617 le règne

de Louis XIII commence. Au dix-septième, on était d’opinion générale que le roi de France

était censé disposer du pouvoir absolu et qu’il l’a reçu immédiatement de Dieu. Le roi était

choisi par Dieu et il était son représentant mortel. Louis XIII s’entoure des membres du

Conseil d’en haut, à savoir le principale ministre, le chancelier et les secrétaires d’État. Il élit

comme premier ministre le cardinal Richelieu qui avait beaucoup de pouvoir et qui fonde en

                                                                                                                         87 Nancy L. Canepa, « From Court to Forest. The literary Itineraries of Giambattista Basile», op.cit., p. 291-292.   88 Xavier Darcos, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette Education, 1992, p. 125. 89 Ibid., p. 129. 90 Alain Corbin, 1515 et les grandes Dates de l’Histoire de France, Paris, le Seuil, 2005, p. 241.

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1634 l’Académie française.91 Il avait le but ambitieux d’unifier la langue française et de

publier une Grammaire et un Dictionnaire qui garantiraient le bon usage de la langue

française. La reine Anne d’Autriche, épouse de Louis XIII, et la reine mère Marie de Médicis

étaient hostiles à Richelieu mais Louis XIII ne voulait pas attribuer la disgrâce à son premier

ministre. Marie de Medici décide de partir pour l’étranger d’où elle ne revient jamais.92

Entretemps, les problèmes pour Louis XIII s’accumulent puisque la famine, les rendements

agricoles faibles, l’impôt royal surélevé dû aux exigences de la guerre et la montée des prix

rendent mécontents les bourgeois et les paysans. Ces problèmes constituent la raison pour

laquelle on voit surgir des émeutes qui marquent la fin du pouvoir de Louis XIII.93 Duby

ajoute qu’il est frappant que le peuple ne blâme pas le roi pour ces événements misérables. Le

peuple ne proteste que contre les percepteurs et les fermiers et le roi maintient son pouvoir.94

En 1643, Louis XIII meurt et son fils, l’enfant Louis XIV, devient le nouveau roi. Entretemps

Richelieu est mort et le cardinal Mazarin est son successeur. Anne D’Autriche, qui était la

régente puisque son fils était encore trop jeune, se confie entièrement à Mazarin. Elle réussit à

reprendre l’autorité monarchique95 et elle voulait transformer son fils en un monarque

absolu.96 En 1648 commence la Fronde, une période de guerre civile de la noblesse contre le

pouvoir d’Anne d’Autriche et Louis XIV. Cette période de guerre se termine en 1652.97 Mais

il n’existe pas de cohésion politique parmi les défenseurs des valeurs nobles et la guerre a

entraîné des problèmes comme la peste et la famine de sorte que la Fronde semble terminer en

un fiasco98. A la fin de la Fronde, le parti du roi s’impose et Louis XIV et Mazarin rentrent

triomphalement à Paris. Après cette période de cinq ans de mise en question de la puissance

centrale et monarchique, il semble qu’on ne puisse plus nier le pouvoir de l’absolutisme

royal.99

En 1660, Louis XIV épouse Marie Thérèse d’Autriche.100 Le roi expose nettement qu’il

n’aime pas son épouse en la trompant avec des maîtresses, par exemple mademoiselle De

Maintenon. En 1661, on situe le début du règne de Louis XIV et donc le début d’une

                                                                                                                         91 Alain Corbin, op.cit., p. 248. 92 Georges Duby, Histoire de la France, dynasties et revolutions de 1348 à 1852, Paris, Librairie Larousse, 1971, p. 138. 93 Georges Duby, op.cit., p. 139. 94 Ibid., p. 146.  95 Ibid., p. 147. 96 Ibid., p. 260. 97 Xavier Darcos, op.cit., p. 118. 98 Geogres Duby, op.cit., p. 148. 99 Ibid. 100 Xavier Darcos, op.cit., p. 120.

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monarchie absolue où tout s’organise autour du pouvoir absolu du Roi-Soleil.101 Il prend le

soleil comme symbole de son pouvoir absolu et après la mort de Mazarin il n’élit pas un

nouveau ministre, il décide de gouverner tout seul. En 1682, la cour de Louis XIV s’installe à

Versailles. Le roi a fait construire ce bâtiment avec deux buts. D’abord, il voulait étaler son

pouvoir et sa gloire. Le deuxième but est d’un ordre beaucoup plus politique. Louis XIV

obligeait la noblesse d’habiter à Versailles mais ceci n’était pas gratuit. Le roi crée un palais

magnifique avec le but de centraliser autour de lui toute l’aristocratie. Ça coutait cher de

pouvoir habiter dans ce palais de sorte que la centralisation de l’aristocratie entraînait

l’appauvrissement des aristocrates. Les nobles perdent donc leur argent et ainsi leur pouvoir

de sorte que Louis XIV attendait son but d’éviter une nouvelle Fronde.102 En 1715, Louis XIV

meurt et il laisse un pays agrandi, unifié et centralisé.103

3.2.2. Le contexte culturel  Quant aux tendances culturelles du dix-septième siècle, nous pouvons diviser ce siècle dans

deux grandes périodes, la période de l’art baroque et celle du classicisme. Nous avons vu que

la première moitié du siècle était instable. L’homme doutait de toute autorité et cette mentalité

culmine dans la Fronde où les aristocrates révoltent contre le pouvoir royal d’Anne

d’Autriche et Louis XIV. Ce climat d’agitation et de doute trouve sa réflexion dans la culture.

La période optimiste de la Renaissance est terminée. L’homme ne dispose plus de certitudes

et ne constitue plus le centre de l’univers. La nouvelle culture met en doute toutes les

certitudes de la Renaissance et « l’âge que l’on nomme baroque reflète dans les arts ce monde agité

et morcelé »104. Cette nouvelle mentalité encourage la liberté de création de sorte que la

première moitié du siècle est caractérisée par « l’irrégularité, la fantaisie, l’imagination »105. Le

nom « baroque » indique parfaitement l’atmosphère du début du dix-septième puisque

« barocco » désignait à l’origine une perle de forme irrégulière. L’art baroque s’oppose donc à

l’art classique en échappant aux codifications et en mêlant différents genres. En littérature,

cette tendance baroque est reflétée par « le goût des antithèses et des images, pour traduire

l’impression d’instabilité et de contradiction »106. L’art baroque est donc dominé par des

contrastes et cette esthétique de contradiction se manifeste aussi dans le développement de

deux courants littéraires qui s’opposent, à savoir le courant idéaliste des romans pastorales qui                                                                                                                          101 Xavier Darcos, op.cit., p. 120. 102 Cours de Professeur J. Mainil, Littérature française bijzondere vraagstukken III, 14/02/2012. 103 Xavier Darcos, op.cit., p. 120. 104 Ibid., p. 125. 105 Ibid. 106 Ibid., p. 131.

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louent les codes d’honneur et le courant burlesque des œuvres plus satiriques qui évoluent

autour de la raillerie. Bien qu’il existe différents courants au sein de l’art baroque, la

littérature baroque est et reste entièrement écrite et lue par un milieu d’élite. 107

La seconde moitié du dix-septième siècle voit surgir le Roi-Soleil qui restaure l’ordre et le

pouvoir absolu après la période d’agitation constituée par la Fronde. Ce retour à l’ordre va de

pair avec l’éclosion du classicisme qui réagit contre la liberté artistique de l’âge baroque. On

retourne aux règles, aux codifications et Richelieu crée l’Académie Française de sorte

qu’aussi la langue est contrôlée et soumise aux règles du bon usage. On standardise et

centralise tout. L’artiste ne jouit plus d’une liberté de création mais, tout comme l’artiste

italien, dépend du support financier d’un mécène et appartient à son protecteur. C’est Louis

XIV qui s’impose comme protecteur ou mécène obligatoire en se créant une véritable

clientèle littéraire. En soumettant les artistes à son aide, le roi réussit donc à endiguer le

désordre créé par la tendance baroque de favoriser la liberté de création. Le Roi-Soleil donnait

par exemple une gratification annuelle de 1500 livres à Charles Perrault.108 Mais cette

soumission au roi n’était pas le seul facteur qui diminuait la liberté des écrivains. Ils devaient

aussi tenir compte de la censure, vu que l’église permettait seulement des livres qui n’étaient

pas irréligieux. De plus aucun livre ne pouvait être publié sans un « privilège du roi ».109

Le dix-septième siècle connait donc deux courants culturels très dissemblables. Perrault écrit

ses contes dans la deuxième moitié du siècle et donc sous le règne de Louis XIV.

Normalement ses ouvrages devraient donc suivre la tendance classique mais le genre du conte

de fées n’évolue pas autour des notions classiques comme la raison, l’ordre et la symétrie.

Nous avons vu que le genre du conte de fées français littéraire est né dans les salons mondains

qui sont créés par les femmes dès que Richelieu fonde l’Académie Française. Ces salons

existaient déjà avant la Fronde mais c’est après cette période de guerre qu’on raffine la

littérature qui a été déjà établie dans les salons.110 Les genres qui proviennent de cette culture

féminine sont appelés « mondaines » parce que les visiteurs des salons « affectent d’écrire pour

le seul divertissement »111. Dans cette optique ils ajoutent à leurs ouvrages toujours de l’esprit

critique et de l’humour, « même dans des genres plus élaborés comme la fable ou le conte »112.

                                                                                                                         107 Xavier Darcos, op.cit., p. 131. 108 Ibid., p. 126-127. 109 Ibid., p. 128. 110 Cours de Professeur J. Mainil, Littérature française bijzondere vraagstukken III, 28/2/2012. 111 Xavier Darcos, op.cit., p. 173. 112 Ibid.

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30  

Cette littérature exprime une attitude de nonchalance, un art de vivre et ceci explique

pourquoi on parle de « genres mondains »113. Cette attitude de nonchalance désigne

l’atmosphère générale à la cour de Louis XIV. Le Roi-Soleil faisait dominer à sa cour les

plaisirs mondains comme les fêtes et les ballets mais ce divertissement mondain était maîtrisé

par une étiquette stricte avec laquelle Louis XIV voulait transformer les nobles en courtisans

professionnels.114 Il crée donc une sorte d’univers où il fait dominer ses propres règles.

Nicolas V. Gaudin suppose que cette cour était dominée par la tension entre l’être et le

paraître et que les courtisans nobles étaient des êtres de théâtre. Gaudin cite Jean Duvignaud

pour expliquer cette théâtralité à la cour :

« Le conflit historique et social d’une caste qui se théâtralise complètement pour s’assurer de son existence, qui réduit la multiplicité de l’existence réelle au code qui commande aux gestes et aux sentiments115 ».

Les apparences règnent à la cour de Louis XIV et un bon courtisan sait utiliser son visage et

ses yeux. Il déguise ses passions et ses sentiments de sorte qu’il peut gagner à sa cause les

puissants. C’est Louis XIV qui domine la cour et qui donne du pouvoir à celui qu’il veut.

C’est donc important d’être bien considéré par le Roi-Soleil. Nous pouvons donc constater

que la cour de Louis XIV n’était pas seulement dominée par le classicisme. Bien qu’il veuille

restaurer l’ordre en favorisant l’art classique, il utilise donc des façades et apparences

baroques pour exposer son pouvoir.

3.2.3. Charles Perrault

3.2.3.1.La vie de Charles Perrault Après l’exposé sur la vie des deux conteurs italiens, nous voulons nous consacrer à la vie du

célèbre conteur français Charles Perrault. Il est né dans une famille bourgeoise à Paris le

douze janvier 1628 et son frère jumeau est mort après six mois. Perrault était le septième et le

dernier enfant de Pâquette Leclerc et de Pierre Perrault, qui était un avocat au Parlement de

Paris.116 C’est grâce à son frère aîné, Pierre Perrault, que Charles Perrault avait l’occasion

d’entrer en contact avec le monde littéraire, puisqu’en 1654 Pierre devient le receveur général

des finances et il prend Charles comme son commis. Ce travail ne l’occupe pas de trop, de                                                                                                                          113 Xavier Darcos, op.cit., p. 173. 114 Emmanuelle Lézin, « Notes, questionnaires et dossier Bibliocollège », in Charles Perrault, Contes (1691-1697), Paris, Hachette, 1999, p. 98. 115 Nicolas V. Gaudin, « Etude sociocritique du “Chat botté” de Charles Perrault », The French Review (s.l.), 59, avril 1986, p. 702. 116 Catherine Magnien, « Introduction, Notices et notes », in Charles Perrault, Contes (1691-1697), Paris, Librairie Générale Française, coll. Le Livre de Poche, 2006, p. 309.

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sorte que Charles avait beaucoup de temps pour étudier, lire, écrire et entrer en contact avec

des gens de lettres et des beaux esprits.117 Catherine Magnien souligne qu’en 1660 se situe un

moment fondamental dans la carrière littéraire de Charles Perrault car cette année il écrit des

odes sur le mariage de Louis XIV, sur la paix due au traité des Pyrénées et en 1661 il y ajoute

des odes sur la naissance du dauphin.118 Il va sans dire que grâce à ces odes, Perrault a gagné

à sa cause le roi mais c’était Jean Chapelain, un des hommes qui ont fondé l’Académie

française, qui a découvert Charles Perrault et ses odes et qui l’a recommandé à Jean-Baptiste

Colbert, le ministre des finances en France sous le pouvoir de Louis XIV. Colbert embauche

Charles Perrault comme le secrétaire pour sa « Petite Académie » de sorte que Perrault

devient un des membres de cette institution à côté de Chapelain, les abbés Amable de

Bourzeis et Jacques Cassagne. Etant donné que cette académie s’occupait entre autres de « la

correction des ouvrages à la gloire du roi », cette institution a reçu plus tard le nom

d’Académie royale des inscriptions et belles-lettres.119 Avec sa production littéraire de ses

odes commence donc la carrière de Perrault comme serviteur du roi et assistent de Colbert en

ce qui concerne les affaires culturelles à la cour de Louis XIV. Cette position auprès des plus

puissants du pays, lui fournit la possibilité de devenir un riche bourgeois et d’occuper une

position de pouvoir et d’influence au moment que l’absolutisme avait atteint son heure de

gloire. A côté de ses responsabilités académiciennes concernant la codification et la

promotion des belles lettres, Charles Perrault était le « contrôleur des bâtiments du roi »

pendant une période d’environ vingt ans. De plus il était un auteur officiel produisant un beau

nombre d’œuvres littéraires avec le seul but de « proclamer au monde que le siècle de Louis le

Grand était supérieur à l'antiquité grecque et romaine »120. En 1671 il devient un membre de

l’Académie Française où il instaure quelques innovations.121 Le 27 janvier 1687, on lit à

l’Académie Française un petit poème rédigé par Charles Perrault, intitulé le Siècle de Louis le

Grand. Dans ce poème Perrault parle avec peu de respect des grands auteurs classiques

comme Homère et il place le dix-septième siècle au-dessus de l’époque classique, « il exalte

les progrès du Grand Siècle, sa supériorité sur les siècles précédents, ses valeurs et son goût»122. Les

                                                                                                                         117 Catherine Magnien, op.cit., p. 14. 118 Ibid., p. 310. 119 Ibid., p. 14. 120 Claire-Lise Malarte-Feldman, « Perrault’s Contes, an irregular Pearl of Classical Literature », in Nancy L. Canepa, Out of the Woods, the Origins of the literary Fairy Tale in Italy and France, Detroit, Wayne State University Press, 1997, p. 100. [proclaim to the world that the century of Louis le Grand was superior to Greek and Roman antiquity] 121 Catherine Magnien, op.cit., p. 16. 122 Charles Perrault, Contes, Paris, Gallimard, 1981, (édition présentée et annotée par Nathalie Froloff) (texte établi par Jean-Pierre Collinet), p. 17 (préface).  

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32  

membres de l’Académie Française pouvaient apprécier ce poème puisque le contenu de ce

poème estimait que leur création artistique pouvait rivaliser avec la production littéraire de

l’époque classique, une idée que Perrault développera encore dans ses parallèles des Anciens

et des Modernes (1688-1697).123 Bien que les membres de l’Académie Française reçussent le

poème avec enthousiasme, pas tout le monde était tellement enthousiaste. Etant donné que

Boileau était d’opinion conservative que la production littéraire fut le sommet de la littérature

et la source à imiter, il a vu dans l’opinion de Perrault une injure terrible envers les grands

auteurs classiques. C’est donc avec cette publication d’un petit poème que déclenchait une

reprise de la Querelle des Anciens et des Modernes, une querelle qui s’étend de 1653 à 1714

où les Anciens sont représentés par Boileau et les Modernes par Perrault. Les Anciens

« défendent une esthétique fondée sur le culte et l’imitation de l’Antiquité » tandis que les Modernes

« inventent l’idée de progrès et de modernité et considèrent la littérature antique comme une étape et

non comme un modèle [à imiter] »124. En 1694, Perrault commence à se consacrer au « nouveau

genre » du conte de fées en rédigeant son recueil de Contes. La publication de ce recueil

entraîne une nouvelle reprise de la Querelle puisque « l’écriture des Contes par Perrault s’inscrit

dans cette Querelle comme une sorte de preuve que l’on peut écrire sans imiter l’Antiquité »125. Charles Perrault meurt le seize mai 1703.126

3.2.3.2.L’œuvre de Charles Perrault

Outre le côté professionnel et politique de la vie et la production littéraire de Perrault qui

concerne surtout la glorification de l’époque de Louis XIV, nous voudrions aussi éclaircir le

côté privé de sa vie, au sein duquel il écrit des œuvres sincères et émouvantes. Il s’agit des

Pensées Chrétiennes et ses Mémoires de ma Vie que nous montrent les pensées et les

sentiments de Charles Perrault vivant à l’époque du Roi-Soleil. Mais l’œuvre la plus

importante pour nous sont les Contes de Perrault qui établissent un lien entre Perrault et la

tradition mythologique et folklorique.127

 C’est en 1694, à l’âge de soixante-six ans, que Perrault « se tourne vers l’écriture [du] nouveau

genre à la mode que sont les contes »128. Perrault était le porte-parole des Modernes au sein de la

Querelle des Anciens et des Modernes. Il voulait rompre avec la tradition d’imiter les textes

                                                                                                                         123 Charles Perrault, op.cit., p. 17-18 (préface). 124 Ibid., p. 17 (préface). 125 Ibid., p. 18 (préface). 126 Catherine Magnien, op.cit., p. 18-19. 127 Claire-Lise Malarte-Feldman, op.cit., p. 100. 128 Charles Perrault, op.cit., p. 7 (préface).

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33  

anciens et il publie ses contes pour montrer que la France avait ses propres traditions

originales qui pouvaient être cultivées d’une façon innovante. En effet, dans les années 1690,

le conte de fées était devenu un genre à la mode et Perrault était un des écrivains qui

commencent à promouvoir le genre du conte de fées auprès des écrivains dans les salons

littéraires. Ces écrivains étaient principalement des femmes comme Mme Lubert, Mme

d’Aulnoy, Mlle l’Héritier, Mlle de la Force et Mlle Bertrand.129

   En 1694, il publie trois contes en vers et « puis une série de contes en prose sous le titre Histoires

ou Contes du Temps passé en 1697 »130. Il publie ses contes en prose sous le nom de son dernier

fils, Pierre Darmancour, parce que les notes de ce fils furent la source d’inspiration pour les

contes de Perrault:

 « En vacances chez son oncle l’abbé Guichon, Pierre s’était amusé à transcrire des contes qu’une nourrice lui avait racontés […]. Charles Perrault, venu rejoindre son fils, découvre son cahier et s’étonne alors du ton spontané et de la réussite évidente de ces contes malgré quelques maladresses ou naïvetés. Il décide alors de reprendre les textes, de les récrire pour les améliorer sans leur retirer leur charme premier. Toutefois, il désire en laisser la paternité officielle à son fils afin de lui permettre de se faire un nom dans le monde et peut-être de servir de secrétaire à un prince ou à une princesse131 ».

Cette première justification de l’anonymat de Charles Perrault complique un peu l’attribution

du recueil des contes parce qu’on ne peut pas simplement l’attribuer à lui-même ou à son fils

puisqu’il s’agit plutôt d’une collaboration. A vrai dire, cette principe de collaboration et de

difficulté d’attribuer les contes à l’un ou l’autre conteur n’est pas un défaut de la tradition

littéraire mais désigne parfaitement l’origine du conte de fées littéraire en général. Comme

nous avons déjà vu et comme Nathalie Froloff le met en évidence, cette difficulté

d’attribution est « un des points essentiels qui définit chaque conte: il est en effet presque impossible

de retrouver l’inventeur d’un conte car les contes appartiennent à une tradition du folklore dont

l’origine est bien incertaine et bien lointaine »132. Nous pouvons donc constater que ni Charles

Perrault, ni son fils, n’était l’inventeur des contes rassemblés dans son/ leur recueil mais ils

étaient bien « parmi les premiers à s’intéresser aux contes en tant que genre littéraire, à les

retranscrire et à les adapter au goût de leur temps »133. Charles Perrault voulait donc rester

anonyme pour donner à son fils l’occasion d’acquérir une haute position auprès des puissants

                                                                                                                         129 Jack Zipes, of Cats and Men: Framing the civilizing Discourse of the Fairy Tale, in Nancy L. Canepa, Out of the Woods, the Origins of the literary Fairy Tale in Italy and France, op.cit., p. 185. 130 Charles Perrault, op.cit., p. 7-8 (préface). 131 Ibid., p. 8 (préface). 132 Ibid., p. 9 (préface). 133 Ibid.

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34  

du pays mais Froloff ajoute qu’il caressait cet anonymat pas seulement en vue de l’avenir de

son fils « mais aussi pour ne pas apparaître comme l’auteur d’un livre trop peu sérieux pour un

académicien »134. De plus, en écrivant sous le nom de son fils, Perrault voulait éviter une

reprise de la Querelle des Anciens et des Modernes puisque il s’était réconcilié avec Boileau

en 1694135. Ute Heidmann est d’opinion que cette signature du fils de Perrault est une

stratégie particulière par le biais de laquelle Perrault construit « une scénographie « pseudo-

naïve » »136. Heidmann ajoute encore que Perrault renforce cette scénographie pseudo-naïve

en comparant entre eux ces contes et les contes de ses aïeux qui étaient simplement écrits pour

amuser les enfants. Perrault fait semblant d’avoir écrit des contes avec le même objectif que

les contes de ses aïeux mais Heidmann souligne que « les textes présentés dans le recueil de

l’académicien n’invitent guère à une telle réception naïve et spontanée. Ils exigent tout au

contraire « de ceux qui les lisent » un « degré de pénétration » particulier […] »137. Contrairement au

seul objectif des contes de ses aïeux, Charles Perrault avait un double objectif avec son recueil

de contes. Il voulait divertir et instruire en même temps et c’est avec cet objectif qu’il

introduit sa collection de contes. Dans son préface Perrault souligne l’importance de

l’éducation des enfants et le rôle que les contes de fées peuvent remplir au sein de cette

éducation. Ce sont les histoires féeriques qui donnent aux enfants la possibilité d’apprendre

l’essentiel de la vie d’une manière amusante. A première vue, les contes de fées sont des

simples histoires qui portent sur des princes et des princesses mais derrière cette simple trame

narrative se cachent des significations profondes. Charles Perrault même trouve étonnant

« avec quelle avidité ces âmes innocentes, et dont rien n’a encore corrompu la droiture naturelle,

reçoivent ces instructions cachées »138. Perrault adopte donc les contes de ses prédécesseurs et il

en fait des contes modernes en ajoutant ces instructions cachées, en ajoutant une « « morale

cachée », c’est-à-dire une dimension instructive et utile »139. Les contes des aïeux de Perrault

n’avaient pas la même morale complexe de ceux de Perrault et les lecteurs et les lectrices ne

devaient pas lire « entre les lignes » pour pouvoir identifier le sens caché des contes de fées:

« La morale « loüable et instructive » de ces contes oraux est comprise spontanément par des enfants « dépourvus de raison » : l’identification émotionnelle n’a pas besoin de passer par une lecture pénétrante pour comprendre la logique très simple du méchant puni et du bon récompensé […]140».

                                                                                                                         134 Charles Perrault, op.cit., p. 9 (préface). 135 Ibid.  136 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 58. 137 Ibid., p. 58. 138 Charles Perrault, op.cit., p. 18-19 (préface). 139 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 64. 140 Ibid., p. 59.

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35  

Dans cette optique, Perrault ne se distingue pas seulement de ses aïeux mais aussi de son

prédécesseur italien puisque Straparola prétendait d’avoir écrit ses contes avec le seul but

d’amuser comme nous l’avons vu dans la partie consacrée à la vie de Straparola. Perrault se

distingue donc de ses prédécesseurs en faisant prévaloir son objectif d’instruire ses lecteurs et

ses lectrices et en compliquant ainsi la morale de ces contes de fées de sorte que « la logique

des Histoires ou Contes du temps passé est présentée comme infiniment plus difficile à décoder »141.

Heidmann attribue cette différence importante entre Perrault et ses prédécesseurs au fait que

Perrault était un défenseur important des Modernes ce qui semble expliquer pourquoi Perrault

ajoute une caractéristique tellement moderne au genre du conte de fées:

« Si mon hypothèse est juste, le défenseur des Modernes relève ainsi un défi qu’il avait formulé de façon ironique dans la préface de 1693 : « Mais comme j’ay affaire à bien des gens qui ne se payent pas de raison & qui ne peuvent estre touchez que par l’autorité & par l’exemple des Anciens, je vais les satisfaire là-dessus » (Préface 1695 : [2]). Cette formulation un peu malicieuse pouvait laisser présager que l’académicien n’allait pas « imiter » les Anciens selon les prescriptions du chef de file des Anciens, Nicolas Boileau. […] Perrault oppose alors à son adversaire une autre façon de recourir aux Anciens. Au lieu d’imiter l’intrigue de la fabella antique, comme la doxa l’exigeait, il invente un tout autre procédé. Il puise dans le texte latin des éléments narratifs, stylistiques et génériques pour « fabriquer » de nouvelles histoires dont celles du Petit Chaperon rouge et de La Barbe bleue. Par sa façon de les recomposer à partir des intertextes anciens, il leur attribue la « morale cachée » utile qui manque selon lui au conte ancien142 ».

Timothy C. Murray souligne que les moralités de Perrault reflètent les opinions et pensées

personnels de l’académicien. Avec ses instructions moralisantes, Perrault dirige

l’interprétation de ses contes et il donne aux lecteurs un code pour retrouver les sens cachés

dans les textes féeriques.143

4. Chapitre analytique et comparatif  Après ce chapitre historique et biographique, nous voulons passer à notre comparaison

formelle entre les versions italiennes et françaises des deux contes de fées en question, à

savoir les contes du Chat botté et de Cendrillon.

                                                                                                                         141 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 59. 142 Ibid., p. 64-65. 143 Timothy C. Murray, « a marvelous Guide to an Anamorphosis : Cendrillon ou la petite Pantoufle de Verre », Comparative Literature (s.l.), 6, décembre 1976, p. 1280.

Page 36: Le dévoilement de l’origine italienne du conte de fées

   

36  

4.1.Introduction  Dans ce chapitre analytique et comparatif nous ferons une comparaison systématique entre les

différentes versions de nos deux contes, à savoir les histoires du Chat botté et de Cendrillon.

Etant donné que l’origine du conte de fées littéraire français se situe auprès des conteurs

italiens des seizième et dix-septième siècles, nous prenons en considération les versions de

ces deux contes des conteurs italiens Giovan Francesco Straparola et Giambattista Basile

d’une part et du conteur français Charles Perrault d’autre part. En introduisant notre chapitre

introductif nous voudrions analyser plus en profondeur les recueils dans lesquels les contes en

question sont inclus, à savoir le Piacevoli Notti (les Nuits facétieuses) de Straparola, lo Cunto

de li Cunti ovvero lo Traytenemiento de Peccerille (le Conte des Contes) de Basile et

Histoires ou Contes du temps passé (Contes de ma mère l’Oye) de Perrault.

4.1.1. Le Piacevoli Notti  Straparola a écrit ses contes à la fin de sa vie, quand il avait déjà soixante ou soixante-dix ans.

Il a publié le premier tome en 1550 et le deuxième tome en 1553. Ainsi il publie soixante-trois

contes d’où la plupart sont des contes urbains portant sur la vie des artisans, de la bourgeoisie

et de la noblesse. Mais on considère un nombre de ces contes comme contes de fées, par

exemple le conte de Costantino fortunato, la première version littéraire du conte du Chat

botté.144 Avec ce recueil Straparola exprime sa volonté de donner une forme littéraire à la

fable populaire. En tant qu’un écrivain de la Renaissance, il le fait en transformant la fable

suivant les schémas et les modules traditionnels de « la novella décameroniana »145. Pour

insérer ses favole dans un recueil, il a imité la structure de son prédécesseur, à savoir

Boccace.146 Il en reprend une syntaxe simple et linéaire147, des expressions, des styles

d’écritures et parfois des scènes et séquences entières. Ce procédé de récriture à partir du

Décaméron de Boccace, est une caractéristique importante de la « tradizione novellistica

italiana ».148 Comme nous venons de dire, la « nouvelle » de Boccace, comme forme narrative

courte, se trouve à la base de l’origine du conte de fées. Les nouvelles de Boccace

rassemblées dans le Décaméron deviennent donc un exemple pour les autres auteurs qui

pratiquent ce genre. C’est la raison pour laquelle cet ouvrage de Boccace était un

                                                                                                                         144 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 1-4. 145 Ibid., p. 123. 146 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, New York, Excelsior Editions, 2009, p. 91. 147 Giovan Francesco Straparola, op.cit., p. XLIV (introduction). 148 Ibid., p. XXXVI (introduction).

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37  

encouragement pour Straparola de publier son propre recueil de favole. 149 Tout comme

Boccace, Straparola suit la tradition littérature européenne et italienne d’insérer les contes

dans un récit-cadre concernant un groupe d’hommes qui sont isolés de la société pour un

certain temps.150 Boccaccio nous présente un petit groupe de jeunes qui tentent d’échapper à

la peste en se retirant dans une villa des environs de Florence.151 Chaucer insère ses

Canterburry Tales dans un récit-cadre qui nous fournit un groupe d’hommes qui réalisent un

pèlerinage de Southwark à Canterburry. Contrairement à Boccace et Chaucer, Straparola

choisit un événement historique du passé et pas de son propre époque. Ensuite il choisit des

personnages qui étaient déjà morts de sorte qu’il pouvait éviter le risque d’insulter

quelqu’un.152 Il situe son événement à Milan où Ottaviano Maria Sforza a perdu tout son

pouvoir de sorte qu’il doit partir pour l’île de Murano avec sa fille et un groupe d’amis.153 Ces

hommes et femmes restent treize nuits sur cette île où ils se racontent des histoires. Straparola

a donc repris cette structure d’un récit-cadre de Boccace en remplaçant les dix nuits de

Boccace par treize nuits où chaque nuit contient 5 ou 6 contes à l’exception de la treizième

nuit qui comprend treize contes.154 Le premier tome de le Piacevoli Notti contient 5 nuits.

Après avoir écrit les contes, Straparola ajoute des chansons au début de chaque nuit qui

indiquent le début des festivités nocturnes et des énigmes à la fin de chaque conte.155 Au

début de chaque nuit, un homme doit chanter une chanson et après cette chanson, une femme

raconte une histoire à la fin de laquelle elle ajoute une énigme en vers. L’objectif de ces

énigmes concerne la discussion de sujets érotiques d’une façon raffinée et élégante.156 Le

deuxième tome contient huit nuits. Après avoir écrit son chef-d’œuvre, à savoir le conte de

Costantino Fortunato inséré dans l’onzième nuit, Straparola omet d’achever son œuvre et il

est probable que quelqu’un d’autre a terminé le Piacevoli Notti. Cette personne pourrait été un

ami ou un employé de l’éditeur Comin da Trino. Il a achevé l’œuvre de Straparola en ajoutant

vingt-six contes traduits et adaptés qui proviennent d’une seule source, les Novellae de

Morlini.157 Deux nouvelles de ce recueil sont écrites en dialecte, le bergamasco et le pavano.

Il répond ainsi aux exigences de son temps puisque la littérature dialectale connaissait un

                                                                                                                         149 Olivier Piffault, op.cit., p. 66. 150 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 91. 151 Pierre Milza, op.cit., p. 377 152 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 92. 153 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, op.cit., p. 91. 154 Ibid., p. 92. 155 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 103. 156 Jack Zipes, of Cats and Men: Framing the civilizing Discourse of the Fairy Tale, op.cit., p. 178.  157 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 111-112.

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succès à Venise et c’étaient surtout ces deux dialectes qui étaient en vogue pendant la vie de

Straparola.158

 Comme la plupart de ses prédécesseurs, Straparola reprend un grand nombre de contes de

collections précédentes. Il a emprunté publiquement trente-trois contes des Novellae de

Girolamo Morlini et seize contes des Trecento Novelle de Sacchetti. Il reprend également des

éléments magiques d’ouvrages classiques comme les Métamorphoses d’Ovide.159 De plus il

reprend des motifs d’une œuvre plus récente, à savoir Orlando Furioso d’Ariosto.160 Mais la

plupart des contes et des thèmes sont basés sur le Décaméron. En dépit de cette claire reprise

de motifs thématiques, Straparola prétend qu’il a écrit tous les contes lui-même et il répond

d’une manière agitée aux critiques en soulignant que tous les contes sont « da me scritte ».161

 Straparola insère beaucoup d’éléments autobiographiques dans ses contes, par exemple le

conte de Costantino Fortunato où le destin du héros reflète les sentiments personnels de

Straparola qui était trop tôt abandonné par sa mère et exproprié par ses frères.162

 Selon Bottigheimer, Straparola insère dans son recueil deux types de contes, c’est-à-dire les

contes sans éléments magiques et les contes où la magie occupe le premier plan. Ce dernier

type se subdivise encore en deux types, à savoir les contes qui évoluent autour du thème de la

restauration et les contes qui évoluent autour du thème de l’évolution.163 Dans ce dernier type,

la magie est indispensable pour la résolution narrative. Selon Bottigheimer, ce type de contes

de fées soit inventé par Straparola. Selon elle, Straparola n’a pas repris les thèmes de ces

contes magiques de sources populaires et orales, il les a inventé entre 1540 et 1550. Il

combine les protagonistes modestes des contes urbains et la magie des contes courtois en

développant un nouveau plot qui présente des hommes pauvres, qui réussissent à convertir

leur destin malheureux. Ils ne le font pas en travaillant, pas en séduisant un garçon ou une

fille riche et en obtenant ainsi une plus haute position par mariage, et certainement pas en

épousant un membre de l’inaccessible noblesse. Au contraire, les contes de Straparola

présentent des garçons et filles pauvres qui peuvent atteindre une haute position et de la

richesse par le biais de l’intervention magique. Cette intervention magique leur aide à épouser

                                                                                                                         158 Giovan Francesco Straparola, op.cit., p. XXXV (introduction). 159 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 34. 160 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, op.cit., p. 92. 161 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 10. 162 Ibid., p. 52. 163 Ruth B. Bottigheimer indique ces deux types de contes de fées avec les termes “restauration-fairy tale” et “rise-fairy tale”.

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un prince ou une princesse dans un pays lointain. Les premiers contes de fées européens qui

mettent en scène des pauvres filles et garçons qui atteignent une position royale et de la

richesse par le biais de la magie et du mariage n’ont donc pas une origine allemande ou orale

mais sont inventés par un Lombard qui quitte sa maison à Caravaggio pour chercher de la

fortune dans la ville de Venise. Les origines de ce type de conte de fées sont donc italiennes et

vénitiennes.164 Nous pouvons se poser la question de savoir pourquoi Straparola crée ce

nouveau type de conte de fée. Il semble qu’il réponde avec ce nouveau plot féerique aux

exigences de son public et donc de son contexte historique. D’abord le nouveau plot reflète

quelques faits historiques de l’époque de Straparola. En effet, dès 1520, à Venise de la

Renaissance un mariage entre un noble et un homme/ une femme provenant d’une classe plus

basse était interdit. Ici les princes et les princesses n’existent pas et c’est la raison pour

laquelle Straparola met toujours en scène un mariage entre un homme ou une femme pauvre

et un prince ou une princesse dans un pays lointain. De plus, le net contraste entre les riches

et les pauvres que Straparola souligne dans ces contes, représente la situation historique de

Venise au seizième siècle.165 En outre ce plot magique répond aux exigences du public

vénitien. Le marché des livres s’élargit à Venise du seizième siècle de sorte que le public de

Straparola était constitué par une masse hétérogène d’hommes et femmes, de garçons et filles

et même le prolétariat urbain en faisait partie.166 La Sérénissime présente une petite

population de familles nobles et riches qui vivent au milieu d’une large population d’hommes

pauvres. La plupart de cette population pauvre pouvait lire et c’est la raison pour laquelle ils

étaient des consommateurs potentiels des contes qui mettent en scène un héros pauvre qui

réussit à convertir son destin par le biais de l’intervention magique, qui lui procure un mariage

avec une princesse. Un de ces contes était le plus populaire conte de Straparola, à savoir

Costantino Fortunato, le premier conte de fées de ce type.167 Straparola crée donc ce nouveau

type de contes de fées pour les lecteurs vénitiens du seizième siècle. Ces contes s’adressent

aux aspirations de ces lecteurs provenant de la classe urbaine artisanale qui était réceptive à la

promesse de richesse. Ces contes donnaient de l’espoir au public de Straparola qui avait

besoin de la magie et de la fiction pour échapper aux malheurs de la vie quotidienne.168

                                                                                                                         164 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 1-4. 165 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, op.cit., p. 93. 166 Ibid., p. 85-86. 167 Ibid., p. 93-95. 168 Ibid., p. 93.

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40  

Le recueil de Straparola avait beaucoup de succès. Il publie ses favole avant que la

Contreréforme modifie radicalement le genre de « novellistica », en adaptant plus ou moins

les choix des écrivains et en dirigeant les goûts et les attentes du public.169 En dépit de ce

changement des codifications littéraires dominantes, le Piacevoli Notti de Straparola

continuent d’être achetées et lues. Ce succès ne se limite pas à l’Italie puisque ces favole sont

déjà très tôt traduites en France. 170 En 1560 Jan Louveau traduit le premier tome et environ

dix ans plus tard, Jean de Larivey traduit le deuxième tome.171

 

4.1.2. Lo Cunto de li Cunti  Il est probable que Basile connaissait les contes de Straparola qui sont publiés à Venise quand

Basile habitait encore dans cette ville (le début des années 1660). Il est également probable

que les contes de Straparola étaient répandus à Naples puisque les livres vénitiens étaient

distribués dans l’entière péninsule italienne et le royaume de Naples en était un grand

consommateur.172 Lo Cunto de li Cunti, plus communément désigné sous le titre de

Pentamerone puisqu’on donne ce titre à l’œuvre en 1674 (quatrième édition du recueil)173, est

publié de façon posthume entre 1634 et 1636 et constitue le premier recueil de contes de fées

qui apparaît dans l’ouest de l’Europe. Ce recueil contient quarante-neuf contes et un

cinquantième conte de fées qui constitue le récit-cadre du recueil. Les contes insérés dans ce

recueil sont destinés d’être lus à haute voix dans le contexte des conversations courtoises.174

Dans ce recueil nous trouvons beaucoup de cunti qui sont devenus les contes de fées

classiques, certains dans leur première version littéraire comme Cendrillon, Raiponce et la

Belle au Bois dormant, autres dérivés partiellement de contes précédents comme ceux de

Straparola comme le Chat botté. Outre ces contes classiques, Basile a écrit des contes qui ne

sont pas devenus des contes-types célèbres comme la Biche ensorcelée.175

 Tout comme l’œuvre de Straparola, le recueil de Basile reprend donc la structure d’un récit-

cadre de Boccace mais, contrairement à son prédécesseur, Basile contredit tous les idéals de la

tradition novellistica. Son récit-cadre est dominé par les images de basse comédie où on se

                                                                                                                         169 Giovan Francesco Straparola, op.cit., p. IX (introduction). 170 Ibid., p. XI. 171 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 123. 172 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, op.cit., p. 90-91.  173 Jack Zipes, of Cats and Men: Framing the civilizing Discourse of the Fairy Tale, op.cit., p. 183. 174 Nancy L. Canepa, Out of the Woods, the Origins of the literary Fairy Tale in Italy and France, op.cit., p. 37. 175 Nancy L. Canepa, «From the Baroque to the Postmodern: Notes on a Translation from Giambattista Basile’s the Tale of Tales», Marvels & Tales: Journal of Fairy-Tale Studies (Detroit), 2, 2002, p. 263-264.

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41  

moque de la souffrance humaine. Même la noblesse devient la victime de cette raillerie. Le

récit-cadre met en scène la princesse Zoza qui ne peut ou veut pas rire. Son père fait tout pour

qu’elle rie. Enfin il fait construire une fontaine qui jaillie de l’huile qui produit de la comédie.

Une vieille femme essaie de remplir sa jarre avec cette huile mais un garçon impoli casse la

jarre. La femme entre en fureur contre le garçon. Finalement, la princesse rit mais son

enthousiasme entraîne une malédiction de la vieille femme qui dicte que le seul homme que

Zoza peut épouser est le Prince Tadeo. Avant qu’elle puisse l’épouser, elle doit annuler la

malédiction qui gouverne ce prince en remplissant une jarre avec ses larmes en moins de trois

jours. Aussitôt dit aussitôt fait, mais quand Zoza a presque rempli la jarre avec ses larmes, une

esclave la vole et la remplit entièrement de sorte qu’elle obtient le prince. Trois mois plus

tard, Zoza peut aller au château du prince par le biais de l’intervention magique de trois fées.

Ici tout le monde s’attend à la naissance de l’enfant de la fausse épouse. Zoza incite dans la

femme enceinte un désir des contes de sorte que prince Tadeo rassemble dix vieilles biques

affreuses pour raconter ces contes. A la fin du cinquième jour, princesse Zoza raconte

l’histoire de la fausse épouse. Après avoir entendu ce conte, le prince enterre la fausse épouse

vivante.176 La séquence qui suit nous présente une fin heureuse pour Zoza puisque le prince

Tadeo l’épouse. Avec ce récit-cadre Basile contredit donc nettement les idéals de la tradition

novellistica. Il ne commence pas son récit-cadre dans une église sacrée et glorifiée comme la

Santa Maria Novella de Boccace, mais sur une place bourrée et profane. De plus, il remplace

le discours élevé de Boccace par des jurons et images vulgaires. Tout comme Boccace,

Straparola choisit des personnes nobles et élégantes comme raconteurs, à savoir dix

mademoiselles gracieuses, deux matrones et quatre seigneurs nobles et érudits.177 Cependant,

Basile remplace ce groupe de personnes distinguées par dix vieilles biques mutilées et

vulgaires provenant de la basse classe de Naples qui utilisent une langue grossière.178

 Le récit-cadre et les autres contes insérés dans le recueil de Basile reflètent parfaitement son

contexte historique et culturel. D’abord il faut remarquer la pertinence du choix de Basile

d’écrire ses cunti en dialecte. En choisissant le dialecte au lieu de la langue de l’élite, Basile

fait un conscient choix littéraire et esthétique en rendant plus moderne son œuvre. Cette

décision d’écrire les contes en dialecte napolitain répond à deux tendances culturelles

concernant la situation littéraire de l’époque de Basile. Le début du dix-septième siècle était

témoin d’une floraison pertinente de la littérature dialectale. C’était surtout la ville de Naples                                                                                                                          176 Jack Zipes, of Cats and Men: Framing the civilizing Discourse of the Fairy Tale, op.cit., p. 184.  177 Ibid., p. 178. 178 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, op.cit., p. 79-80.

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qui pouvait remarquer cette tendance d’écrire en dialecte. Dans cette période de crise

culturelle, les hommes avaient perdu leur espoir aveugle dans les capacités de l’homme qui

caractérisait la Renaissance. Ceci explique pourquoi on se dirige vers un nouveau langage

littéraire, local et régional. Les défendeurs de cette nouvelle tendance se dressent contre la

haute langue florentine et plaident donc en faveur des modernes au sein de la Querelle des

Anciens et des Modernes.179 Basile représente ce conflit entre les défenseurs du florentin et

ceux du dialecte en utilisant le dialecte napolitain mais en l’insérant dans les constructions

syntaxiques propres au florentin.180 Basile répond donc à cette longue tradition dialectale,

mais son recueil reflète également une autre tendance culturelle présente dans sa ville natale.

Pendant la vie de Basile, le royaume de Naples était considéré comme un important

laboratoire de l’art baroque. Avec l’emploi du dialecte, Basile répond à cette tendance

baroque. Le dialecte était un moyen parfait pour exprimer l’art baroque puisque l’emploi des

métaphores et registres linguistiques n’était pas possible dans la tradition littéraire du canon.

Le dialecte était une nouvelle langue et beaucoup plus réceptive à des innovations

thématiques et linguistiques que la langue florentine normalisée et codifiée.181 Ainsi Basile

ajoute à son dialecte une redondance comique élevée caractéristique de la tendance

baroque.182 Il ajoute par exemple des métaphores, des adjectifs et des substantifs parés.183 Il

fait par exemple des descriptions merveilleuses de l’aube. Ainsi Basile se base sur les

poétiques baroques qui laissent prévaloir une expérimentation rhétorique où l’auteur crée un

monde de mots. Le genre du conte de fées se prête parfaitement à cette décoration baroque

puisque Basile transforme les ordinaires paysages humains et naturels en une dimension

extraordinaire et merveilleuse du conte de fées. Les métaphores transforment la langue

ordinaire de tous les jours et les transformations magiques rendent particuliers les hommes

ordinaires. La magie domine tout et transforme le monde ordinaire en le monde merveilleux

des contes de fées.184

                                                                                                                         179 Nancy L. Canepa, « From Court to Forest. The literary Itineraries of Giambattista Basile », Italica, (s.l.), 3, automne 1994, p. 292. 180 Nancy L. Canepa, «From the Baroque to the Postmodern: Notes on a Translation from Giambattista Basile’s the Tale of Tales», op.cit., p. 271. 181 Nancy L. Canepa, « From Court to Forest. The literary Itineraries of Giambattista Basile », op.cit., p. 292. 182 Nancy L. Canepa, Out of the Woods, the Origins of the literary Fairy Tale in Italy and France, op.cit., p. 38-39. 183 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, op.cit., p. 81. 184 Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary Fairy Tale, op.cit., p. 61-62.

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43  

En tant qu’un enfant de l’âge baroque, Basile combine donc dans lo Cunto de li Cunti la

tendance dialectale et celle baroque en présentant aux lecteurs un nouveau style d’écrire, à

savoir celui des Modernes. Mais Canepa souligne que Basile ne rejette pas complètement la

tradition canonique de la nouvelle de Boccace et ses successeurs. Elle suppose qu’il

transforme deux traditions en un nouveau style. Il combine l’ancienne tradition canonique de

la nouvelle de la Renaissance et la moderne tradition anti-canonique de la littérature dialectale

de la tendance baroque.185 Sous l’influence de la nouvelle sensibilité baroque, Basile

transforme la tradition novellistica de la Renaissance et rompt avec des schémas démodés. Il

ne veut pas imiter le modèle de Boccace, il veut inventer et il était très confiant à son propre

modèle original du conte de fées littéraire. Canepa indique qu’on peut retrouver quand même

des traces de la nouvelle traditionnelle dans lo Cunto. Ainsi les contes de Basile avaient le

même objectif de la nouvelle de la Renaissance, à savoir de vouloir docere et delectare le

public. De plus, le recueil de Basile constitue une forme d’amusement courtois, tout comme la

nouvelle traditionnelle.186 En effet, les cunti de Basile présentent des oppositions linguistiques

entre le bas style de la tradition dialecte et le haut style du florentin qui entraînent un humour

littéraire du type qui était attrayant pour un public courtois littéraire sophistiqué.187 Selon

Canepa ces oppositions entre les traditions et langues élitaires et populaires et la ridiculisation

des nobles indiquent une tendance postmoderne de Basile de ridiculiser la haute tradition

littéraire du canon.188

 A côté de cette pertinence de la langue de Basile, Lo Cunto représente également la vie

quotidienne de Naples en présentant à son public des contes dans lesquels la magie occupe le

premier plan. A Naples et le reste de l’Italie du sud le merveilleux et la nouvelle science

occupaient le premier plan auprès des penseurs comme Giordano Bruno. Sur le plan littéraire,

Giambattista Marino prétend que les écrivains doivent se baser sur cette prévalence du

merveilleux. Ils doivent insérer des éléments surprenants dans leurs ouvrages pour amuser

leurs lecteurs. Cet effet de surprise n’était pas seulement entraînée par les transformations et

les êtres magiques mais aussi par l’insertion des métaphores merveilleuses. Basile suit donc

cet idéal artistique et la plupart de ses successeurs européens suivent son exemple, mais les

métaphores merveilleuses sont le plus souvent disparues. Cette magie n’était pas innovante à

                                                                                                                         185 Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary Fairy Tale, op.cit., p. 53. 186 Ibid., p. 57. 187 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, op.cit., p. 81. 188 Nancy L. Canepa, «From the Baroque to the Postmodern: Notes on a Translation from Giambattista Basile’s the Tale of Tales», op.cit., p. 276.  

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l’époque de Basile puisque le théâtre baroque et même les églises étaient remplis de la magie

redondante de l’âge baroque. Mais la magie dans les contes de Basile n’est pas religieuse.

Cette magie est séculaire puisque ni Dieu ni aucun savant avait un rôle dans les

transformations et délivrances magiques. Il faut encore ajouter que cette magie constitue une

autre innovation par rapport au modèle de Boccace puisque l’écrivain du Décaméron n’insère

pas des éléments magiques dans ses nouvelles.189

 Le public de Basile est constitué d’un public noble ou ennobli, comme Basile même, avec des

aspirations littéraires. Ce sont des courtisans qui doivent supporter la domination du souverain

espagnol. Cette domination avait aussi des conséquences pour les contes de Basile puisqu’il

valorise les protagonistes nobles et ridiculise les protagonistes étrangers et pauvres.190 De plus

il donne avec ces contes de fées une réponse au sentiment pessimiste de doute qui régnait au

royaume du Naples du dix-septième siècle. La conscience de vivre dans un temps de

domination étrangère et de changement continu, rend aussi populaire le conte de fées

puisqu’il fournit au lecteur un monde dominé par des droits univoques et généraux. Les héros

et héroïnes subissent un sort dominé par les forces magiques et en sortissent triomphant. Ceci

contredit les nouvelles de la Renaissance où les héros et héroïnes prennent eux-mêmes de

l’initiative pour convertir et structurer leur destin. Le conte de fées présente toujours une

réparation heureuse et rassurante du manque initial.191 Ainsi les contes de fées offrent au

public de Basile un moyen d’échapper aux malheurs de la réalité sociale. Ceci peut être

considéré aussi d’une façon autobiographique puisque Basile cherche dans le monde

merveilleux des contes de fées de la consolation et de la compensation pour les injustices dans

le monde réel, c’est-à-dire pour sa frustration par rapport à la vie injuste de la cour. Dans la

période agitée de l’âge baroque, la fin heureuse du conte de fées était très importante pour

l’homme. La sensibilité baroque est parfaitement reflétée dans le conte de fées où on retrouve

des héros qui sont confrontés à l’exploration de nouveaux mondes et à leur désir de retourner

au monde connu. Ces héros reflètent le sentiment de doute de l’homme qui ne peut pas

entièrement comprendre le monde et qui a le désir de trouver un monde où tout est réglé et

fixé.192 Ceci est précisément la structure stéréotype du conte de fées qui évolue autour du

thème de la restauration. Le héros ou l’héroïne perd son monde idéal puisqu’il/elle se fait

signifier un manque. C’est donc l’homme de la Renaissance qui perd ses certitudes dans l’âge

                                                                                                                         189 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, op.cit., p. 80-81. 190 Ibid., p. 83. 191 Nancy L. Canepa, Out of the Woods, the Origins of the literary Fairy Tale in Italy and France, op.cit., p. 38. 192 Ibid., p. 59.

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agitée de la tendance baroque. A la fin du conte de fées le manque du héros ou de l’héroïne

est réparé de sorte qu’il/elle retrouve son monde idéal et connu. C’est précisément le

sentiment de l’homme du baroque, de vouloir retrouver les certitudes de l’âge de la

Renaissance.

 Etant donné que son public était principalement noble et napolitain, il est probable que Basile

et son public préfèrent les contes de fées qui évoluent autour de la restauration en présentant

des héros et héroïnes riches qui perdent leur haute position et qui la regagnent à la fin du

conte. Basile rejette donc la basse classe vulgaire du peuple pauvre. C’est la raison pour

laquelle il n’a pas écrit beaucoup de contes qui évoluent autour du thème de l’évolution où la

conversion du destin des pauvres occupe le premier plan. Il reprend seulement deux contes de

fées de ce type du recueil de Straparola, à savoir les contes de Costantino Fortunato

(Cagliuso) et Pietro Pazzo (Peruonto).193 Le fait qu’il écrit principalement pour un public

noble lui permet de reprendre beaucoup de motifs classiques comme le personnage de Diana

et les motifs thématiques d’Aristote et d’Héraclite. En effet, Basile savait que chaque

Napolitain noble apprenait les figures de l’antiquité à l’école.194

Avec son nouveau style d’écrire, Basile crée un recueil de contes très moderne par rapports

aux recueils de ses prédécesseurs. Les différents domaines du dix-septième siècle étaient

dominés par la recherche de nouvelles méthodes et instruments pour pouvoir comprendre et

interpréter les univers humain et surhumain (par exemple la théorie de Galileo). En faisant du

genre populaire et oral du conte de fée un genre littéraire, Basile répond aux exigences de

cette recherche. La modernisation et la redécouverte d’une forme narrative qui a été jusqu’à

ce moment principalement orale, et d’une langue, le napolitain, de qui le potentiel littéraire

n’était pas déjà découvert, se prête à la mentalité de l’époque de Basile.195 Il sentait qu’il était

temps de donner un statut plus haut à la littérature écrite en dialecte et de lui donner une place

parmi les œuvres insérées dans la tradition littéraire du canon. Ainsi il transforme un genre

oral qui n’avait pas déjà des référents canoniques, de sorte qu’il peut devenir un genre

littéraire parmi les autres genres du canon traditionnel. Son public était principalement

constitué de membres de la noblesse et des aristocrates aspirants. Cependant, Basile ridiculise

le statut social des rois et des princesses en les faisant utiliser la langue des paysans. Ainsi il

                                                                                                                         193 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, op.cit., p. 83-84. 194 Ibid., p. 87. 195 Nancy L. Canepa, Out of the Woods, the Origins of the literary Fairy Tale in Italy and France, op.cit, p. 38.

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ridiculise les puissants en les présentant comme l’homme ordinaire.196 Ceci explique

également l’emploi du dialecte puisqu’il était moins dangereux de traiter certains sujets et de

se moquer des puissants en utilisant une langue qu’était seulement compréhensible pour un

petit public que la langue de la littérature officielle.197 Le recueil de Basile signifie donc

l’entrée du conte de fées dans le canon autorisé de la littérature occidentale.198 La plupart des

contes sont repris par ses successeurs européens mais les générations suivantes rejettent la

poétique baroque et bombastique de Basile comme démodée. Ils reprennent donc les plots de

Basile mais les adaptent à leur époque. Ainsi Perrault adapte les contes à son contexte

historique de la France du dix-septième siècle. Il utilise les plots de Basile pour produire des

contes courtois et élégants qui pouvaient amuser les femmes des salons du dix-septième

siècle.199

4.1.3. Les Histoires ou Contes du Temps passé Au milieu du dix-septième siècle les contes de fées étaient très à la mode en France dans les

salons et même Louis XIV les trouvait amusants. C’est la raison pour laquelle, ce siècle

connait une reprise du genre et les contes de fées ne sont pas seulement racontés mais aussi

écrits.200 Perrault essaie donc de récrire et d’adapter la favola de Straparola et le cunto

napolitain au contexte français de la fin du siècle.201

 Au dix-septième siècle, Perrault publie trois recueils de contes. En 1694, il publie son premier

recueil contenant trois textes en vers.202 Il réunit ces trois textes sous le titre Griselidis.

Nouvelle avec le conte de Peau d’Asne et celuy des Souhaits ridicules. Dans sa préface il

esquisse déjà le projet des contes en prose qui seront réalisés dans les deux recueils suivants.

Perrault présente l’histoire de Griselidis comme « nouvelle » qui récrit la centième novella

du Décaméron de Boccace. Mais la nouvelle de Perrault reprend en même temps la récriture

du texte de Boccace par Pétrarque, en latin et sous forme épistolaire. Peau d’Asne reprend les

motifs thématiques de la fabella de Psyché d’Apulée et d’autres textes de narrateurs

italiens.203 En 1695, Perrault publie sa deuxième série de contes dans un manuscrit d’apparat

                                                                                                                         196 Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary Fairy Tale, op.cit., p. 59. 197 Nancy L. Canepa, Out of the Woods, the Origins of the literary Fairy Tale in Italy and France, op.cit. p. 41. 198 Ibid., p. 42. 199 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, op.cit., p. 90. 200 Charles Perrault, op.cit., p. 15. 201 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 48. 202 Charles Perrault, op.cit., p. 7-8 (préface). 203 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 40-42.

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qu’il dédie à Mademoiselle, fille du duc d’Orléans et de la princesse Palatine, nièce de Louis

XIV. Ce manuscrit contient les premiers états textuels de La Belle au bois dormant, Le Petit

Chaperon rouge, La Barbe bleue, le Chat botté et Les Fées. Après, il les insère dans un

recueil sous le titre Contes de ma Mère L’Oye.204 Avec ce titre, Perrault crée donc l’illusion

d’une mère qui raconte des histoires aux enfants. Peut-être voulait-il mettre en avant le rôle

essentiel de la transmission orale de ces contes. On n’a jamais pu identifier cette « mère

l’Oye » parce qu’elle représente simplement tous les hommes et toutes les femmes de tous

temps qui ont raconté des histoires à leurs enfants pour les divertir et les instruire.205 En 1697,

Perrault apporte des modifications significatives à ces cinq contes et il ajoute trois autres

contes, à savoir Cendrillon ou la petite pantoufle de verre, Riquet à la Houppe et Le Petit

Poucet. Il rassemble ces huit contes en les réunissant dans un seul recueil intitulé Histoires ou

Contes du Temps passé avec des Moralitez.206

 Ce dernier recueil de Perrault reflète parfaitement l’atmosphère littéraire de son époque.

Comme nous avons vu, il reprend les cinq contes en les reconsidérant et récrivant. Ce procédé

reflète nettement la culture de discussion et d’échanges des salons mondains du dix-septième

siècle qui favorise un échange sur les textes avant et après leur publication. Les textes sont

soumis a une interaction intense et Perrault récrit ses cinq contes en répondant à deux

ouvrages parus en 1696: Les Œuvres meslées de Marie-Jeanne Lhéritier et Inès de Cordoue,

nouvelle espagnole de Catherine Bernard. La troisième nouvelle de l’Héritier, Les

Enchantements de l’éloquence, ou les effets de la douceur, répond à la première version de

Les Fées tandis que Les Fées de 1697 reprend des motifs du conte de l’Héritier. Ce procédé

reflète parfaitement la culture d’échange littéraire du dix-septième siècle de Perrault.207

 Perrault favorise la modernité et le progrès, il est l’honnête homme de la préciosité, un

homme pour qui le bon goût et la morale étaient les vertus de son idéal classique. Ces vertus

sont continuellement honorées dans tous ses ouvrages majeurs qui louent la gloire du

monarque absolu. Ses éléments nous forcent à considérer le recueil de contes de Perrault

comme un ouvrage classique par excellence, mais à seconde vue et sans que Perrault le sache,

ces contes contiennent aussi des éléments baroques. Là où le classicisme recherche l’unité, le

centre, le bon goût, l’honnêteté et le bon sens, le baroque recherche l’énorme, l’excès, le

                                                                                                                         204 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 43. 205 Charles Perrault, op.cit., p. 10 (préface). 206 Ibid., p. 8 (préface). 207 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 45-48.

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sublime et le grotesque. Pour l’art baroque, les directions ne sont pas importantes, morales ou

immorales, raffinées ou vulgaires, peu importe. Mais ces deux courants n’ont jamais été en

forte opposition, les deux tendances se combinent parfois au dix-septième siècle. Bien que le

dix-septième siècle connaisse des auteurs radicalement classiques, comme Boileau ou La

Fontaine, et radicalement baroques, comme De Viau, Perrault cependant combine les deux

genres dans ses contes. Il se base sur des sources littéraires provenant de la Renaissance et du

Baroque italiens en adaptant les contes de Straparola et Basile au goût de son public

courtois.208 Dans le théâtre baroque c’est le décor et l’apparence qui comptent et la structure

derrière cette façade était moins importante. On remarque une même mentalité à la cour de

Louis XIV. Le palais de Versailles était dominé par les apparences bombastiques et par les

effets théâtraux de sorte que ce palais était le décor pour une pièce de théâtre qui focalise sur

les apparences. Cette tendance s’étend aussi aux salons littéraires où les contes de fées étaient

récrits. Le conte même était moins important que l’art de la représentation, c’est la façade qui

compte. Ceci explique pourquoi ce qu’on se souvient aujourd’hui des contes de Cendrillon et

du Chat botté sont la pantoufle de verre et les bottes, le Marquis de Carabas et la fée

Carabosse et pas les moralités et leur bon sens. Avec ses contes, Perrault nous fournit

inconsciemment une masse d’images baroques. Ainsi le baroque et la préciosité peuvent

parfois se mélanger et avoir les mêmes intérêts.209 Dans cette optique, Perrault reprend

également de l’art baroque l’image explicite de la mort. Rousset analyse cette prévalence

baroque de l’image de la mort comme « le théâtre de la cruauté ». Le conte de Barbe bleue

constitue un exemple de cette cruauté. Ici la femme de Barbe bleue entre dans la chambre

sécrète et « commença à voir que le plancher était tout couvert de sang caillé, et que dans ce sang se

miraient les corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs ».210  Nous avons déjà vu que Perrault ajoute des moralités complexes à ses histoires mais ses

contes représentent aussi une autre innovation importante par rapport aux contes de ces

prédécesseurs italiens. En dépit du fait que le premier conte en vers de Perrault reprend une

nouvelle de Boccace, il faut remarquer que l’académicien renonce à une des caractéristiques

principales du style d’écriture de Boccace et des successeurs italiens de l’auteur du

Décaméron. Perrault crée de nouvelles histoires à partir des ouvrages latins, italiens et

français qui le précèdent211 mais il renonce au procédé de ces prédécesseurs d’assurer une

                                                                                                                         208 Claire-Lise Malarte-Feldman, op.cit., p. 101-103. 209 Ibid., p. 104-105. 210 Ibid., p. 115-116. 211 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 37.

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cohérence textuelle par le biais du récit-cadre. Avant Perrault, Miguel de Cervantes Saavedra

avait déjà renoncé à ce procédé en invitant ses lecteurs « à lire ses Novela ejemplares de 1613

« chacune en particulier », mais aussi à tirer le « fruit savoureux et honnête »de « toutes ensemble »

(1982, vol. I : 63-64) »212.

4.2.Les contes  Après cet exposé sur les recueils des conteurs italiens et français en question, nous voulons

passer à l’analyse des contes. En considérant l’évolution de nos deux contes nous devons tenir

compte du fait que la succession de différentes versions de ces histoires a évidemment causé

des changements et des variations par rapport au conte originel. Dans l’introduction de son

analyse de l’évolution des contes de fées à partir des versions de Giovan Francesco Straparola

jusqu’aux versions de Jacob et Wilhelm Grimm des mêmes contes-types, Jack Zipes

paraphrase cette évolution comme une évolution d’une espèce touchée par le phénomène

de survival of the fittest (la survie du plus apte). Zipes adopte donc l’idée de la sélection

naturelle de Charles Darwin pour expliquer le processus de l’évolution du conte de fées en

soulignant que seulement les éléments féeriques les plus adaptés au contexte social et

historique survivent dans le processus de l’évolution du conte de fées. Selon Zipes la version

la plus adaptée est constituée par le recueil de contes de fées des frères Grimm. Il ajoute que

la source des contes des frères Grimm se trouve auprès des conteurs et conteuses italiens et

français comme Straparola, Basile, Mme. d’Aulnoy et Charles Perrault.213 Nous ne suivrons

pas l’évolution de nos contes jusqu’à la soi-disant version la plus adaptée de ces contes-types,

mais nous nous concentrons sur l’évolution des contes à partir de la version des conteurs

italiens, à savoir celle de Straparola ou celle de Basile jusqu’à la version de Perrault et nous

sommes désireuse de savoir quels éléments ont survécu à la sélection naturelle de la survie du

plus apte et par contre quels éléments sont disparus quelque part en cours de route vers la

version de Perrault.

4.2.1. La méthode d’analyse  Avant de procéder à notre analyse comparative des contes nous voudrions expliquer plus en

profondeur notre méthode d’analyse. Comme nous avons déjà indiqué dans notre hypothèse,  

nous avons opté pour une méthode d’analyse qui combine deux disciplines, à savoir

l’approche folkloristique focalisée sur le plan thématique et l’approche comparative et                                                                                                                          212 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 44. 213 Jack Zipes, the Great fairy Tale Tradition from Straparola and Basile to the Brothers Grimm, éd Jack Zipes, New York, W. W. Norton & Company, 2001, p. XI-XIV (introduction).

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discursive défendue par Ute Heidmann et Jean-Michel Adam.214 Heidmann et Adam nous

fournissent un aperçu des différentes méthodes d’analyse appliquées pour analyser les

différentes versions des contes de fées. Ils commencent par la description des analyses

développées au sein de l’approche folkloristique que l’on peut dire, selon eux,

« universalisantes » puisque ces analyses présentent le conte de fées comme « un genre

universel dont toutes les réalisations émanant de langues, d’époques et de cultures différentes ne

seraient que des « variantes » ou des « versions »»215. Cette approche folkloristique part de la liste

de « contes-types » intitulée The Types of the Folktale et établie par le folkloriste Stith

Thompson en 1928 (et révisé en 1964) à partir du Verzeichnis der Märchentypen (Index des

contes-types) du Finnois Antti Aarne. Ce Aarne-Thompson Index nous fournit une liste de

contes-types et établit pour chaque conte-type une liste des motifs qui sont propres à l’intrigue

du conte-type. Cette méthode d’analyse consiste donc à comparer chaque conte de fées à cette

liste de contes-types et d’analyser par quels motifs un conte particulier ressemble à un conte-

type. Ainsi chaque conte de fées particulier devient une simple variante ou version d’un

conte-type général.216 Heidmann et Adam critiquent cette méthode d’analyse puisque « ce

procédé ne prend en compte que les occurrences de certains motifs considérés comme propres à tel ou

tel conte-type »217. Cette méthode est focalisée sur le plan thématique et omet de considérer

l’entourage co-textuel d’un recueil et le contexte socio-historique, discursif et intertextuel

dans lequel le conte de fées particulier s’inscrit.218 Mais il existe aussi des critiques qui

travaillent au sein de la discipline folkloristique qui mettent en doute l’efficacité de cette

méthode d’analyse. Par exemple « le formaliste russe Vladimir Propp [qui] critique l’importance

exclusive accordée aux motifs par Aarne-Thompson et établit une liste de trente-et-un « fonctions » et

de sept « sphères d’actions » jugées constitutives de la « grammaire narrative » du « conte

merveilleux »219 dans la Morphologie du conte de 1929. Mais Heidmann et Adam soulignent

que cette analyse de Propp reste universalisante puisque Propp utilise les fonctions et les

sphères d’action comme des motifs récurrents qui se trouvent à la base de l’intrigue de chaque

conte de fées. Propp a établi une liste d’éléments récursifs qu’on retrouve dans tous les contes

de fées et que Propp appelle « fonctions ». Il a ajouté une liste de sept personnages, à savoir

les dramatis personae qu’il distingue selon leur fonction dans le conte : le héros/ l’héroïne, le

                                                                                                                         214 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit. 215 Ibid., p. 21. 216 Ibid. 217 Ibid. 218 Ibid., p. 21-22. 219 Ibid. p. 22.

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faux héros, l’auxiliaire, le donateur, l’agresseur, le mandateur, la princesse et son père.220

Cette analyse de Propp consiste donc à trouver les mêmes fonctions et personnages dans

chaque conte de fées de sorte que le conte de fées est de nouveau présenté comme un genre

universel dont toutes les réalisations sont des simples variantes ou versions. Tout comme

l’analyse du conte de fées par le biais des « contes-types », ce procédé omet l’analyse du

contexte socio-historique dans lequel le conte de fées particulier s’inscrit.221 Après ces deux

méthodes d’analyse d’Aarne-Thompson et Vladimir Propp c’est l’analyse du conte de fées du

folkloriste Paul Delarue qui est devenu le modèle universel de référence. Le conte populaire

français. Catalogue raisonné des versions de France, l’ouvrage de Paul Delarue, achevé par

Marie-Louise Ténèze, reprend la liste de motifs du Aarne-Thompson Index, « mais […]

remplace la squelette de l’intrigue par un texte qu’il désigne comme le conte populaire prototypique

[qui reçoit] le statut de représentation de « la » version orale d’origine »222. Delarue reprend donc la

liste des motifs du Aarne-Thompson Index mais il la désigne comme « Eléments du conte » et

ajoute une « Liste des versions »223. Ces trois méthodes d’analyse « universalisantes »

proposent selon Heidmann et Adam des constructions hypothétiques, appelées « conte-type »,

« conte merveilleux » et « conte populaire », comme des modèles universels de référence.

Selon Heidmann et Adam, l’approche folkloristique présente un problème méthodologique en

comparant entre eux « des productions historiquement attestées à des constructions hypothétiques,

prétendument universelles »224. Ils ajoutent que ces constructions hypothétiques réduisent la

complexité des contes et qu’elles empêchent de « saisir l’étonnante complexité des textes de

Perrault, de Lhéritier, d’Aulnoy et des autres contes des XVIIe et XVIIIe siècles »225. Cette

réduction de la complexité des contes concerne le fait que ces procédés folkloristiques

omettent de considérer le contexte socio-historique, intertextuel et interculturel dans lequel les

contes s’inscrivent. Un grand nombre d’analyses littéraires utilisent encore aujourd’hui ces

modèles universels de référence mais Heidmann et Adam donnent la préférence à une toute

autre méthode d’analyse, à savoir l’approche comparative et discursive. En faisant prévaloir le

concept de (re)configuration générique, Heidmann et Adam proposent une méthode d’analyse

comparative, différentielle et « non universalisante »226 selon laquelle « les contes et nouvelles

du XVIIe siècle s’inscrivent […] dans un dialogue très complexe avec les textes et les genres des                                                                                                                          220 Vladimir Propp, de Morfologie van het Toversprookje, Vormleer van een Genre, Utrecht, Uitgeverij Het Spectrum B.V., 1997, p. 14-15. 221 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 22. 222 Ibid., p. 23. 223 Ibid. 224 Ibid., p. 25. 225 Ibid., p. 26. 226 Ibid., p. 33.

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cultures anciennes et modernes »227. Selon cette hypothèse, les contes de fées ne constituent pas

un genre avec des caractéristiques universelles (définissables comme les « contes-types » et

les « fonctions ») mais des résultats « de pratiques discursives qui se différencient de façon

significative selon les langues, les cultures et les époques »228. Au lieu de considérer chaque conte

de fées comme une simple variante ou version des contes de fées précédents, Heidmann et

Adam considèrent chaque transformation d’un conte de fées comme un texte autonome qui

reprend les motifs des contes de fées précédents mais qui les adapte à son propre contexte

socioculturel:

« Ce concept [de reconfiguration] permet de comprendre l’inscription d’énoncés dans des systèmes de genres existants comme une tentative d’infléchir les conventions génériques en vigueur et de créer de nouvelles conventions génériques, mieux adaptées aux contextes socioculturels et discursifs qui changent d’une époque et d’une sphère culturelle et linguistique à l’autre229 ».

Selon Heidmann et Adam « les contes et nouvelles du XVIIe siècle français s’inscrivent dans un

dialogue intense avec d’autres genres et textes écrits en latin, italien, espagnol et français »230 et ils

mettent donc en évidence « le caractère fondamentalement interlinguistique, intertextuel et

interculturel des contes […] »231. Heidmann et Adam suivent donc l’hypothèse de Zipes selon

qui chaque version d’un conte de fées est plus ou moins adaptée à son contexte socio-

historique.232 Ils rejettent donc l’approche folkloristique et soulignent l’importance d’une

approche comparative et discursive. Dans cette optique, les contes de fées de Basile, Perrault,

Lhéritier et d’Aulnoy ne sont plus considérés comme des simples variantes des contes de fées

précédents mais comme des textes autonomes qui modifient les contes de fées précédents en

les intégrant « dans leurs propres sociolectes et pratiques discursives »233:

« Le fait de considérer Basile, Perrault, Marie-Jeanne Lhéritier ou Marie-Catherine d’Aulnoy comme les transcripteurs de contes populaires a empêché les découvertes que l’on peut faire quand on replonge leurs recueils dans le cadre socio-discursif de leur émergence historique et quand on prend au sérieux leur nature de textes 234».

Au lieu d’adapter une de ces deux approches pour notre analyse, nous avons opté pour une

combinaison de la discipline folkloristique et la discipline comparative et discursive. Nous

                                                                                                                         227 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 33. 228 Ibid., p. 34. 229 Ibid., p. 35. 230 Ibid., p. 20. 231 Ibid. 232 Jack Zipes, the Great fairy Tale Tradition from Straparola and Basile to the Brothers Grimm, op.cit., p. XI- XIV (introduction). 233 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 24. 234 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 20.

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présenterons une analyse de la trame narrative et des personae dramatis des contes de fées en

question en focalisant sur les modèles de référence de Thompson et Aarne, Vladimir Propp,

Paul Delarue et Marie-Louise Ténèze. Nous proposerons donc une analyse thématique des

contes en analysant les motifs et les fonctions des différentes versions des contes-types. Etant

donné que nous avons accordé beaucoup d’importance aux différents contextes historiques et

culturels de nos trois conteurs, nous voudrions ajouter une analyse comparative et discursive à

cette analyse folkloristique. Nous voulons donc comparer les contes italiens des seizième et

dix-septième siècles aux contes français du dix-septième siècle en cherchant la raison de la

variation auprès des différents contextes socio-historiques dans lesquels s’inscrivent ces

contes français et italiens.

 

4.2.2. Le Chat botté, le héros ou l’auxiliaire?

4.2.2.1. Introduction

En comparant les différentes versions des contes de fées nous voudrions commencer par

l’analyse du conte du Chat botté parce que cette histoire est reprise par tous les trois conteurs

qui occupent le premier plan dans ce mémoire. Nous proposons donc de comparer entre eux

trois versions du conte, à savoir Costantino Fortunato de Straparola, Cagliuso de Basile et le

Maître Chat ou le Chat botté de Perrault. L’histoire de Costantino Fortunato constitue donc

pour nous le point de départ puisque c’est la première version littéraire du conte et le premier

conte du type qui évolue autour du thème de l’évolution. Il est probable que Straparola

connaissait une version orale du conte et qu’il a décidé d’en faire une variante littéraire en

l’adaptant aux normes et mœurs de son époque.235 Nous partons donc de cette favola italienne

et nous voulons rechercher quels éléments ont survécu à cette évolution et par contre quels

éléments sont disparus quelque part en cours de route vers le Chat botté de Perrault. En

défendant leur hypothèse d’intertextualité, Heidmann et Adam soulignent que la version de

Perrault entre en dialogue avec la première favola de l’onzième nuit du recueil de Straparola,

racontée par mademoiselle Fiordiana236, ainsi qu’avec le quatrième cunto de la deuxième

journée du recueil de Basile (lo Cunto de li Cunti).237 Avec cette hypothèse, ils reprennent

l’idée de Paul Delarue, qui traite ces trois histoires comme des simples variantes du conte-

                                                                                                                         235 Jack Zipes, of Cats and Men: Framing the civilizing Discourse of the Fairy Tale, op.cit., p. 180. 236 Ibid., p. 179. 237 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 45.

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type 545,238 mais ils focalisent sur l’importance de l’intertextualité et de l’interculturalité. Au

lieu d’analyser simplement les motifs thématiques des trois histoires, ils soulignent la

pertinence de différents contextes et cultures socio-historiques dans lesquels ces trois contes

s’inscrivent. Comme nous venons de dire nous voudrions combiner ces deux disciplines en

comparant entre eux les motifs thématiques des trois contes et en cherchant la raison de la

variation auprès du contexte socio-historique des trois auteurs.

Il existe un beau nombre de transcriptions du conte de fées du Chat botté et presque toutes ces

versions reprennent l’intrigue générale du jeune homme qui réussit à obtenir une position

sociale plus haute dans la société grâce à son chat. La succession de différentes versions de

cette histoire a évidemment causé des changements et des variations par rapport au conte

originel. La première source de variation est constituée par le protagoniste animal puisque

toutes les récritures de ce conte mettent en scène un animal rusé doté de la capacité de parler

mais cet animal « n’est qu’un chat que dans une partie des versions d’Italie et de France, et dans

quelques versions nordiques […] »239. En outre il existe un grand nombre de versions ou l’animal

n’est pas un chat mais un renard, un chacal ou un singe.240 Nos trois versions du conte

omettent de présenter une telle variation puisqu’elles présentent toutes les trois un chat

comme le protagoniste animal de l’histoire. Mais comme nous le verrons, Basile et Perrault

ont introduit beaucoup d’autres modifications dans leurs contes par rapport à l’histoire de

Straparola, la première version littéraire connue du conte du Chat botté.241

4.2.2.2. Analyse formelle de la trame narrative

4.2.2.2.1. L’intrigue La première phase de notre analyse formelle concerne la succession des différentes scènes de

la trame narrative. En partant de la situation initiale du conte, nous pouvons déjà souligner

une première concordance entre les trois versions du conte. En suivant la théorie de Terence

Patrick Murphy nous voulons accentuer que cette première concordance concerne le type du

conte. Murphy fait une analyse critique du modèle folkloristique et fonctionnel de Vladimir

Propp. Il met l’accent sur la huitième fonction où Propp fait une subdivision entre deux

possibilités. Cette fonction est occupée soit par un manque, soit par un méfait. En accentuant                                                                                                                          238 Paul Delarue et Marie-Louise Tenèze, le Conte populaire français, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, p. 339. 239 Ibid., p. 345. 240 Ibid. 241 Jack Zipes, the Great fairy Tale Tradition from Straparola and Basile to the Brothers Grimm, op.cit., p. 390.

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ces deux possibilités, Murphy contredit la théorie de Propp qui prétend qu’il existe un seul

type universel du genre du conte de fées auquel chaque variante recourt. Par contre, Murphy

constate qu’il existe deux types d’intrigues féeriques: le conte de fées qui évolue autour d’un

manque, comme Cendrillon et le conte de fées qui évolue autour d’un méfait, comme Barbe

Bleue.242 Les trois versions de notre conte présentent toutes les trois un conte de fées dans

lequel un manque occupe le premier plan dès la situation initiale. En général, ce manque

concerne quelque chose qui manque à l’un des membres de la famille. Dans notre conte ce

membre de la famille est le plus jeune fils, le benjamin qui hérite de sa mère/ son père

seulement un chat tandis que ses frères obtiennent un héritage plus significatif. En ce qui

concerne l’intrigue générale du conte, les analyses universalisantes de Vladimir Propp, Paul

Delarue et Patrick Terence Murphy montrent donc que Basile et Perrault ont repris les motifs

thématiques de Straparola. En dirigeant notre analyse vers l’approche moins universalisante

de Heidmann et Adam nous voudrions chercher la raison de cette reprise auprès du contexte

socio-historique des conteurs. Au dix-septième siècle de Charles Perrault, c’était le droit de

l’aîné qui dominait les lois d’héritage et c’était donc toujours l’aîné qui recevait la partie la

plus significative de l’héritage. Dans son étude sociocritique du conte du Chat botté de

Perrault, Nicolas V. Gaudin indique que l’académicien reflète avec ce partage de l’héritage la

manière dont une famille noble partageait l’héritage parmi ses fils au dix-septième siècle.

Selon l’ordre aristocratique, c’était toujours le père de la famille qui divisait les parties de

l’héritage et c’était toujours le benjamin qui recevait la partie la moins significative. De plus,

les trois fils du meunier reflètent les trois classes de la société de Perrault parmi lesquelles les

moyens de production et les revenus étaient partagés. Ce partage a été fait entre l’aristocratie

d’une part et le clergé d’autre part. On donnait le reste, et donc la partie insignifiante, au

Tiers-Etat, qui est donc représenté par le troisième fils du meunier. Cette injustice du dix-

septième siècle et le droit de l’aîné semblent expliquer la raison pour laquelle Perrault reprend

ce motif de ces prédécesseurs italiens puisqu’il répond ainsi aux exigences de son époque de

l’Ancien Régime.243

En revenant à notre analyse thématique nous pouvons constater que le manque occupe le

premier plan dès la situation initiale et qu’il forme l’objet de la deuxième fonction de la liste

établie par Vladimir Propp. Cette fonction concerne l’interdiction que le héros se fait signifier

                                                                                                                         242 Terence Patrick Murphy, « The pivotal eighth function and the pivotal fourth character: resolving two discrepancies in Vladimir Propp’s Morphology of the Folktale », Language and Literature (Los Angeles), 17, le 7 février 2008, p. 59-62.  243 Nicolas V. Gaudin, op.cit., p. 702.

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au début de l’intrigue, c’est-à-dire la possibilité d’assurer sa propre subsistance, lui enlevée

par son père/ sa mère au début du conte. Les trois variantes de l’histoire du Chat botté ouvrent

donc toutes les trois sur l’indication du manque de richesse mais il existe aussi des points au

sein de cette situation initiale où les motifs thématiques de Perrault diffèrent de ceux de

Straparola et Basile. La première différence concerne les actants de la situation initiale du

conte. Où Straparola met en scène une vieille femme avec ses trois fils, Basile remplace le

personnage féminin par un vieillard napolitain qui est le père de deux fils et Perrault maintient

ce personnage masculin mais en fait un meunier et reprend les trois fils de Straparola.

Bottigheimer explique cette différence en soulignant qu’on peut remarquer, depuis l’époque

de Basile, un affaiblissement des rôles féminins dans les collections de contes en Europe. Ceci

semble expliquer le changement du sexe du parent du héros du conte du Chat botté depuis la

version de Basile.244

Dans toutes les trois versions c’est l’héritage qui réunit ce groupe d’actants et les trois contes

mettent donc tous les trois en scène un benjamin qui reçoit la partie la moins significative de

l’héritage, à savoir le chat de son père/ sa mère. Dans les contes qui évoluent autour d’un

manque c’est toujours une telle injustice qui provoque la mise en scène d’un élément magique

considéré comme allié du héros. Généralement cet allié est la fée mais dans notre conte cette

fonction est remplie par le chat farceur et malicieux. C’est précisément ce chat qui éclaircit la

deuxième différence concernant les actants de la situation initiale. Les deux conteurs italiens

présentent une chatte féminine mais Perrault a changé le sexe du chat en nous offrant un

animal masculin comme protagoniste du conte. Les analyses universalisantes focalisent

simplement sur cette différence thématique entre les contes italiens et le conte français. Nous

voudrions approfondir cette analyse thématique et c’est la raison pour laquelle nous suivons

l’hypothèse de Heidmann et Adam en cherchant la raison de ce changement du sexe auprès du

contexte socio-historique des conteurs. Straparola et Basile semblent mettre l’accent sur le fait

que le héros a besoin de l’intelligence et l’assistance féminines pour pouvoir atteindre une

position sociale plus haute dans la société.245 Cette décision de Basile de présenter un homme

dépendant, nous pouvons l’attribuer au style postmoderne du conteur italien. Comme nous

venons de dire dans la partie consacrée au recueil Lo Cunto de li Cunto, Canepa suppose que

Basile avait la tendance postmoderne de se moquer de la littérature traditionnelle du canon.246

                                                                                                                         244 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 125. 245 Jack Zipes, the Great fairy Tale Tradition from Straparola and Basile to the Brothers Grimm, op. cit., p. 390.  246 Nancy L. Canepa, «From the Baroque to the Postmodern: Notes on a Translation from Giambattista Basile’s

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Dans ce conte, Basile ridiculise donc l’opposition classique, traditionnelle et canonique entre

l’homme fort et intelligent et la femme faible. En changeant le sexe du chat, Perrault semble

négliger l’intelligence féminine et attacher de l’importance à l’intelligence masculine. Cette

confiance aveugle et totale en le talent des hommes semble logique dans la société masculine

de l’Académie française de la France du dix-septième siècle. Comme nous venons de dire, les

femmes n’étaient pas acceptées à l’Académie française ce qui semble confirmer qu’on

n’accordait pas beaucoup d’importance à l’enseignement des femmes. En étant un

académicien, Charles Perrault répond donc de nouveau aux exigences de son époque en

faisant prévaloir l’intelligence masculine. De plus l’affaiblissement des rôles féminins dans

les collections de contes en Europe qu’on remarque depuis l’époque de Basile, persiste durant

le dix-septième siècle de Perrault. Ceci explique pourquoi Perrault ne remplace pas seulement

le parent féminin de Straparola par un meunier, mais aussi l’animal féminin des deux conteurs

italiens par un chat.247

Malgré l’importante différence entre les trois contes concernant le sexe du protagoniste

animal, la situation initiale évolue dans toutes les trois versions autour de la même intrigue,

puisque le benjamin est confronté à son destin malheureux dans les trois contes. Le début du

conte focalise donc sur le personnage du benjamin mais dans la deuxième scène, tous les trois

contes changent de point de vue. Le benjamin n’occupent plus le premier plan mais c’est

l’animal qui reçoit le rôle de l’actant principal. L’épisode présenté au début de cette deuxième

scène confirme notre proposition puisque c’est la chatte/ le chat qui prend la parole. C’est ce

personnage animal qui prétend de pouvoir changer le destin malheureux du benjamin:

« […] le pauvre Costantino caressait sa chatte. La chatte qui était une fée et qui ressentait de la pitié pour Costantino et de la colère contre les deux frères qui le traitaient si cruellement, disait: – Costantino, ne soit pas triste, parce que j’assurera mon et ton subsistance –. E elle sortait et partait pour la campagne248 ».

« Cagliuso, lui, prit la chatte de mauvais gré en ronchonnant: « Voyez donc quel vilain héritage mon père m’a laissé! Je n’ai pas de quoi manger et je dois dépenser pour deux! A-t-on jamais vu un héritage aussi misérable? Il eut mieux valu que je n’en eusse point! ». La chatte, en entendant ces jérémiades, lui dit: « Tu te lamentes beaucoup trop, et tu as plus de chance que d’esprit; mais cette chance, tu ne la connais pas, car moi je suis capable de te rendre riche si je veux.» En entendant ce discours, Cagliuso remercia Sa Chatterie, et se recommanda promptement à elle en

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                           the Tale of Tales», op.cit., p. 269.  247 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 126. 248 Giovan Francesco Straparola, op.cit., p. 669. […] il povero Costantino colla sua gatta assai pativa. La gatta, che era fatata, mossa a compassione di Costantino e adirata contra i duo fratelli che sì crudelmente lo trattavano, disse: – Costantino, non ti contristare, percioché io provederò e al tuo e al vivir moi – . E uscita di casa, se n’andò alla campagna […].

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lui faisant trois ou quatre caresses sur l’échine. Si bien que la chatte, prenant en pitié l’infortune Cagliuso, entreprit d’aller chaque matin […] sur la Chiaia ou aux Marchés aux poissons249 ». « Mes frères, disait-il, pourront gagner leur vie honnêtement en se mettant ensemble; pour moi, lorsque j’aurai mangé mon chat, et que je me serai fait un manchon de sa peau, il faudra que je meure de faim. » Le Chat qui entendait ce discours, mais qui n’en fit pas semblant, lui dit d’un air posé et sérieux: « Ne vous affligez point, mon maître, vous n’avez qu’à me donner un Sac, et me faire faire une paire de Bottes pour aller dans les broussailles, et vous verrez que vous n’êtes pas si mal partagé que vous croyez250 ».

En ce qui concerne cette deuxième séquence, Paul Delarue et Marie-Louise Ténèze présentent

dans leur analyse universalisante du conte-type trois éléments qui se suivent: l’animal voyant

son maître déçu de son héritage [1] et voulant remercier le héros de s’être montré charitable à

son égard [2] capture différentes bêtes [3].251 Toutes les trois versions présentent ces trois

motifs thématiques mais Basile et Perrault ont modifié l’ordre de la mise en scène de ces

motifs par rapport au conte de leur prédécesseur. En combinant un peu la notion de pitié et de

gratitude, la favola de Straparola représente quasi le même ordre que celui présenté par

Delarue et Ténèze. Basile semble avoir renversé cet ordre de son prédécesseur. Le héros de

Basile ne se montre pas vraiment déçu mais plutôt fâché et ingrat contre son père et la chatte.

Son discours montre déjà que la langue de Basile est beaucoup plus grossière que la langue de

Straparola et Perrault. C’est seulement après le discours de la chatte dans lequel elle dit

qu’elle peut l’enrichir que le héros se montre charitable à l’égard de la chatte. Par

conséquence la chatte prend en pitié le benjamin. La version de Perrault reprend l’ordre de

Basile, mais laisse tomber la charité et l’ingratitude envers le chat. En outre Perrault ajoute un

quatrième élément par rapport aux deux autres contes. Perrault focalise sur une condition

posée par le chat que nous pouvons peut-être comparer à l’énoncé « si je veux » dans la

version de Basile avec lequel la chatte semble arracher un peu de charité et de respect. Mais la

condition posée par le chat de Perrault est beaucoup plus spécifique, il ne demande pas de la

charité mais un sac et des bottes qui sont complètement absents dans les deux versions

italiennes. Selon Claire-Lise Malarte Perrault met en scène, avec ces bottes et ce sac, le

deuxième manque du conte. Selon Malarte, c’est cette condition posée par le chat qui forme

l’obstacle avec lequel s’ouvre la deuxième scène, c’est-à-dire un deuxième manque qui doit

être comblé avant que la trame narrative peut procéder.252 En tenant compte de l’approche

folkloristique, nous proposons de considérer cette réception de ces deux objets comme la

                                                                                                                         249 Giambattista Basile, le Conte des Contes, Belval , Editions Circé, 2002, p. 163. 250 Charles Perrault, op.cit., p. 82. 251 Paul Delarue et Marie-Louise Ténèze, op.cit., p. 342. 252 Claire-Lise Malarte, « Structure and Structural Components in “le Chat botté” », Folklore (s.l.), 1, 1985, p. 105.

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quatorzième fonction de Vladimir Propp. Cette fonction concerne la réception de l’objet

magique et les bottes et le sac peuvent donc être considérés comme deux auxiliaires magiques

qui sont mis à la disposition du chat. De plus, cette réception des deux objets magiques va de

pair avec la dix-neuvième fonction de Propp, à savoir la réparation du manque. Cette

réception des objets magiques et cette réparation du deuxième manque sont deux fonctions

qui sont totalement absentes dans les contes des conteurs italiens. Nous pouvons donc

constater que Perrault a ajouté une nouveauté par rapport aux cunti de ses prédécesseurs. En

nuançant notre point de vue nous devons admettre que la quatorzième fonction, à savoir la

réception de l’objet magique, n’est pas complètement absente dans les deux versions

italiennes. Tout comme le chat de Perrault, la chatte des deux conteurs italiens peut être

considérée comme l’objet/ l’auxiliaire magique du benjamin/ du héros. Cette observation nous

force à constater que Perrault n’a pas inséré une nouveauté mais qu’il a simplement dédoublé

la quatorzième fonction en présentant le chat comme l’auxiliaire magique du benjamin et le

sac et les bottes comme les auxiliaires magiques du chat. Ce sac et ces bottes jouent un rôle

important en ce qui concerne les différences entre les trois versions du conte par rapport au

troisième motif signalé par Paul Delarue et Marie-Louise Ténèze, à savoir la capture des

bêtes. La chatte de Straparola attrape les bêtes comme un véritable chat qui attrape une proie.

Basile reprend le thème de la capture des bêtes mais sa chatte n’attrape pas une proie, elle

rapine les bêtes. Aussi Perrault reprend le motif de Straparola et Basile mais son chat attrape

les bêtes grâce à son objet magique, grâce à son sac où il a mis de la nourriture comme appât.

Malarte explique le comportement du chat dans le conte de Perrault par les deux notions de

animal coding et human coding. Nous déduisons de cette explication que la chatte chez

Straparola se comporte comme un vrai animal tandis que la chatte de Basile se comporte

plutôt comme un homme. Perrault semble combiner ces deux comportements en présentant un

chat qui combine des propriétés animales et humaines en attrapant les bêtes comme un

homme rusé.253

Après cette prise de parole de la chatte/ du chat tous les trois contes présentent le début de la

réalisation du plan de la chatte/ du chat visé à la conversion du destin malheureux du

benjamin. La chatte/ le chat commence donc à faire un don au héros. En ce qui concerne ce

don nous pouvons nous demander où se trouve l’épreuve qui précède ce don dans un conte de

fées prototypique? La liste des motifs thématiques et des fonctions proposée par les analyses

folkloristiques indique qu’un don est toujours précédé par une épreuve mais cette douzième                                                                                                                          253 Claire-Lise Malarte, op.cit., p. 110.

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60  

fonction semble être omise dans nos trois contes. Perrault semble nous offrir une sorte

d’épreuve en établissant un contrat entre le chat et le héros. Ce contrat se crée dès le moment

que le héros remplit la condition posée par le chat: en échange du sac et des bottes le chat fera

le maximum pour renverser le destin malheureux du jeune homme. Avec ce contrat le plan du

chat peut démarrer et Malarte constate que cette convention marque donc le départ du

conte.254 Perrault n’a pas repris ce motif thématique de l’épreuve des deux conteurs italiens

puisque les contes de Straparola et Basile ne présentent pas une épreuve tellement explicite.

En nuançant un peu notre observation nous pourrions constater que le héros de Basile subit

une sorte d’épreuve puisqu’il doit se montrer charitable envers sa chatte avant qu’elle ne

veuille commencer son plan. Bien qu’il n’existe pas d’épreuve explicite dans toutes les trois

versions du conte, le plan de la chatte/ du chat d’éliminer tous les obstacles qui interdisent

l’enrichissement du benjamin commence de la même manière dans les trois contes. La chatte/

le chat commence son plan par la capture/ le vol de quelques bêtes. Elle/ il remet ces bêtes au

roi comme présents de son maître dont elle/ il donne le nom, à savoir des titres nobles comme

« Costantino suo patrone »255, « le seigneur Cagliuso »256 et « Monsieur le Marquis de

Carabas »257. Par le biais de ces présents la chatte/ le chat cherche à éliminer son premier

obstacle, à savoir le roi, en utilisant la séduction et la flatterie comme arme.258 Bottigheimer

souligne que les présents de Perrault reflètent son contexte historique et les exigences de son

public. L’académicien met en scène un « lapin de Garenne » et « deux perdrix », c’est-à-dire

deux ingrédients provenant de la cuisine raffinée du public noble de Perrault.259

En ce qui concerne cet épisode, Basile et Perrault suivent donc les motifs thématiques de

Straparola mais la réaction du roi par rapport aux présents provoque une différence entre les

trois contes. Dans toutes les trois versions le roi montre sa gratitude mais c’est seulement dans

les versions de Straparola et Perrault que la chatte/ le chat est récompensé(e) puisque le roi lui

donne à manger et à boire tandis que dans la version de Basile l’animal ne reçoit rien du roi

comme récompense. Ici, Perrault n’a donc pas repris les motifs de Basile mais il a sauté ce

conteur italien en reprenant la version plus originelle de Straparola. Avant de procéder à

l’analyse de la deuxième phase du plan du chat, il faut remarquer qu’il existe encore une autre

                                                                                                                         254 Claire-Lise Malarte, op.cit., p. 110. 255 Giovan Francesco Straparola, op. cit., p. 669. 256 Giambattista Basile, op. cit., p. 164. [ – Signor, se tu vuoi far quanto ti ordinerò, in breve tempo farotti ricco – ]  257 Charles Perrault, op. cit., p. 83. 258 Claire-Lise Malarte, op. cit., p. 105. 259  Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 127.  

Page 61: Le dévoilement de l’origine italienne du conte de fées

   

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différence importante au sein de cette première phase du plan. Bottigheimer souligne que

cette différence entre les trois versions du conte reflète nettement la différence entre les

exigences des publics des trois conteurs. La chatte de Straparola donne les présents au roi et

prend de la nourriture de la table du roi pour remplir un sac qu’elle porte à son maître. Cette

scène s’adhère à la situation du public vénitien de Straparola, à savoir les artisans aspirants et

pauvres qui pouvaient s’identifier avec la faim du héros. Par contre, les lecteurs napolitains

raffinés de Basile ne pourraient pas s’identifier avec cette faim du héros et c’est la raison pour

laquelle il annule cette scène de son prédécesseur.260 Perrault annule également cette scène et,

tout comme Basile, il élimine donc les signes de la pauvreté urbaine de Venise et Paris des

seizième et dix-septième siècles en adaptant le conte aux exigences et mœurs de son public

noble.261

 Après cette première phase du plan de l’animal, les trois contes mettent en scène une

deuxième phase de ce plan. C’est au sein de cette phase que les trois versions du conte

diffèrent les unes des autres et cette différence concerne le rôle de la chatte/ du chat. De

nouveau, il existe une concordance entre la version de Straparola et celle de Perrault puisque

dans les deux versions la chatte/ le chat donne un conseil au héros et lui dit donc qu’elle/il

peut facilement l’enrichir quand il suit son conseil:

« – Monsieur, si tu fais ce que je t’ordonne, je te rendrai riche dans peu de temps – 262 ». « Si vous voulez suivre mon conseil, votre fortune est faite263 ».

Chez Straparola et Perrault, l’animal discute donc plus ou moins avec son maître de son plan.

Cette discussion est complètement absente dans la version de Basile qui met en scène une

chatte beaucoup plus dominante que la chatte de Straparola et le chat de Perrault. La chatte

fait tout elle-même et le héros n’est même pas au courant du plan de son animal. En ce qui

concerne le contenu de cette deuxième phase du plan de l’animal il existe de nouveau une

concordance entre la version de Straparola et celle de Perrault puisque ces conteurs présentent

tous les deux l’illusion d’une noyade et d’un vol des vêtements du héros de sorte que le roi lui

envoie des vêtements de grande valeur. Basile simplifie cette phase du plan de la chatte en

omettant la noyade et en mettant en scène seulement l’illusion du vol. Où chez Straparola et

Perrault, la chatte/ le chat et le héros sont tous les deux présents comme des actants du plan de

                                                                                                                         260 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 126. 261 Ibid., p. 127-128. 262 Giovan Francesco Straparola, op.cit., p. 670. 263 Charles Perrault, op.cit., p. 84.

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la chatte/ du chat, chez Basile le héros n’est pas complice du crime. Chez Basile le seul actant

est la chatte qui raconte au roi ce qui s’est passé de sorte que ce roi envoie des vêtements au

héros et ensuite la chatte et le héros vont manger chez le roi. Au sein de cette deuxième phase

du plan la seule différence entre les trois versions du conte concerne donc les actants du plan

puisque chez Basile la chatte est plus dominante et le héros plus passif que dans les deux

autres versions. Cette phase du plan aboutit dans les trois versions au même résultat puisque

dans tous les trois contes le héros reçoit des vêtements précieux du roi. Ce motif thématique

de la réception des vêtements constitue dans toutes les trois versions le début de la troisième

fonction et de la vingt-neuvième fonction décrites par Propp. Ces deux fonctions concernent

respectivement la transgression et la transfiguration qui impliquent aussi le début de la dix-

neuvième fonction, à savoir la réparation où le manque initial est comblé. Le thème de

« l’habit fait le moine » est donc très important dans ce conte264 puisque c’est par le biais de

ces vêtements somptueux que commence la conversion du destin du héros et son obtention

d’une position plus haute dans la société. Cette transfiguration du héros est paraphrasée par

Delarue et Ténèze selon qui « le roi fait secourir et habiller somptueusement le héros et lui accorde

sa fille en mariage »265. Mais dans ce point du conte cette transfiguration décrite par Delarue et

Tenèze n’est pas déjà complète dans toutes les versions. Dans les trois contes le motif de la

réception des vêtements somptueux ne va pas toujours de pair avec le motif du mariage du

héros. La place occupée par la trente-et-unième fonction de Vladimir Propp, à savoir le

mariage du héros, constitue donc une grande différence entre les trois contes. La version de

Straparola suit la transfiguration décrite par Delarue et Ténèze en combinant les deux thèmes

de la réception des vêtements et du mariage. Chez Straparola le mariage et le couronnement

ont déjà lieu immédiatement après que le héros est secouru et vêtu par le roi. Basile et Perrault

ne suivent pas leur prédécesseur puisque dans leurs contes le mariage est reporté à un moment

plus tardif du conte. Mais il faut constater que, de nouveau, Perrault semble rester plus fidèle

par rapport au texte de Straparola que Basile. Bien que le mariage n’ait pas déjà lieu chez

Perrault après la deuxième phase du plan du chat, la princesse se montre déjà « amoureuse à la

folie [du Marquis de Carabas] »266. Tout comme le mariage chez Straparola, cet amour de la

princesse est une preuve de la réussite du plan du chat puisque l’apparence et la richesse du

Marquis de Carabas attirent le roi et sa fille. Bottigheimer souligne que Perrault répond aux

                                                                                                                         264 Jack Zipes, the Great fairy Tale Tradition from Straparola and Basile to the Brothers Grimm, op. cit., p. 390. 265 Paul Delarue et Marie-Louise Ténèze, op. cit., p. 343. 266 Charles Perrault, op.cit., p. 85.

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exigences des sensibilités raffinées de la cour, en ajoutant cette émotion élevée au mariage.267

La version de Basile diffère donc le plus par rapport à la version de Straparola puisque nous

pouvons constater qu’aussi bien le conte de Straparola que celui de Perrault nous offrent une

preuve de la réussite du plan située immédiatement après le début de la transfiguration du

héros bien que cette preuve soit plus explicite chez Straparola que chez Perrault.

Après cette deuxième phase du plan de la chatte/ du chat les trois contes mettent en scène le

motif de la troisième et l’ultime phase du plan. Cette dernière phase concerne le

perfectionnement de l’illusion de richesse créée par la chatte/ le chat qui cherche maintenant à

fournir des preuves de cette soi-disant richesse du benjamin. Dans les trois versions, ce sont

trois actants différents qui incitent la chatte/ le chat à trouver une preuve de la richesse du

benjamin et cette différence souligne de nouveau le caractère dominant de la chatte de Basile.

Chez Straparola c’est Costantino qui conseille sa chatte puisqu’il à déjà épousé la princesse et

ne sait pas où il doit aller avec elle vu qu’il n’a pas de maison somptueuse. La chatte passe

devant Costantino et sa princesse et persuade tous les chevaliers qu’elle rencontre de se

sauver des soldats qui approchent et de dire qu’ils sont des chevaliers de Costantino. De plus

elle persuade les occupants d’un beau château de dire que ce château appartient à Costantino.

Dans la version de Basile c’est de nouveau la chatte elle-même qui prend le rôle actif et

dominant en conseillant au roi d’envoyer ses plus fidèles conseillers pour aller observer les

richesses de Cagliuso. Comme la chatte du conte de Straparola, elle passe devant les

conseillers et persuade tous les gardiens, bergers et fermiers qu’elle rencontre, de se sauver

des bandits qui approchent et de dire que leurs biens sont les biens du seigneur Cagliuso.

Cette preuve de la richesse de Cagliuso mène chez Basile au perfectionnement de la

transfiguration/ réparation au sein duquel la chatte joue de nouveau le rôle dominant puisque

le roi lui demande d’arranger le mariage entre sa fille et Costantino:

« Ravi, le roi promit une belle récompense à la chatte, si elle réussissait à arranger un mariage. Alors la chatte fit la navette de l’un à l’autre, et à la fin l’affaire fut conclue. Outre la fille, Cagliuso reçut du roi une grosse dot […]268 ».

Dans la version de Perrault ce n’est pas le héros ou la chatte qui prend l’initiative mais ce sont

le roi et la princesse qui veulent visiter les propriétés du héros. De nouveau le chat passe

devant et persuade tous les paysans, faucheux et moissonneurs qu’il rencontre de se sauver du

roi qui approche et de dire que leurs biens sont les biens du Marquis de Carabas. Perrault                                                                                                                          267 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 127. 268 Giambattista Basile, op.cit., p. 165.

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64  

reprend ici donc la version de Straparola et de Basile. Cependant, là où Basile élimine le

passage concernant le château, Perrault restaure ce passage de Straparola mais ajoute aussi

une nouveauté insérant un toute autre épisode dans le conte. Où chez Straparola la chatte peut

facilement s’approprier le château en persuadant les occupants du château, le chat de Perrault

doit vaincre son dernier obstacle. Ce dernier obstacle est l’ogre, le propriétaire du château qui

possède le pouvoir magique de se transformer en chaque animal. De nouveau le chat utilise

comme arme la flatterie et des ruses en persuadant l’ogre de prouver son pouvoir de

transformation. A la demande du chat, l’ogre se transforme en une souris et le chat le mange

en combinant donc de nouveau des propriétés humaines et animales pour atteindre son but.269

 Nous pouvons se demander la question de savoir pourquoi Perrault ajoute cette scène de

l’ogre aux contes de ses prédécesseurs. Selon Gaudin, cet ogre représente Louis XIV. Dans

cette optique, le chat pourrait représenter la situation de Perrault qui doit utiliser l’arme de la

flatterie pour gagner à sa cause le Roi-Soleil. Ceci semble logique dans le contexte historique

de Perrault où c’était Louis XIV qui dominait tous les domaines de la vie culturelle et donc

aussi la carrière littéraire de l’académicien.270

 Le chat de Perrault réussit donc à éliminer l’ogre et cette élimination du dernier obstacle mène

chez Perrault à la transgression de l’interdiction et à la réparation du manque établi au début

du conte. La transfiguration du héros est maintenant complète puisqu’il devient propriétaire

du château et obtient la fille du roi en mariage. En reportant le mariage et donc le

perfectionnement de la réparation et la transfiguration à la fin du conte, Perrault ne suit pas

ses prédécesseurs italiens. Chez Straparola et Basile, ce perfectionnement de réparation et la

transfiguration ne vont pas de pair avec la fonction du mariage puisque dans les versions

italiennes le mariage n’a pas lieu à la fin du conte. Le héros de Straparola et celui de Basile

obtiennent déjà plus tôt dans le conte la princesse en mariage. C’est avec la réception du

château et l’accès au trône que la transfiguration du héros se perfectionne chez Straparola. Ici,

Basile semble reprendre ce motif de Straparola en représentant une transfiguration

comparable à celle de Straparola. Sous les conseils de la chatte, le héros de Basile achète « une

poignée de villages et de terres dont il devint le baron »271. C’est donc avec l’obtention de biens

somptueux que la transfiguration du héros se rend complète aussi bien chez Straparola que

chez Basile tandis que chez Perrault, l’obtention de la princesse forme la dernière étape de la

                                                                                                                         269 Claire-Lise Malarte, op.cit., p. 110. 270 Nicolas V. Gaudin, op.cit., p. 705. 271 Giambattista Basile, op. cit., p. 165.  

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transfiguration et de la réparation. Bottigheimer applique cette différence au contexte

historique de Perrault. A l’époque de l’Ancien Régime, les familles nobles avaient l’habitude

de contrôler la richesse des époux futurs de leurs filles avant qu’elles puissent épouser. Ainsi

l’illusion de la richesse du Marquis de Carabas doit précéder le mariage dans le conte de

Perrault de sorte que le roi peut vérifier si le mariage sera endogamique.272

A la fin du conte nous pouvons observer une dernière différence entre les trois contes

concernant l’intrigue générale. Où chez Straparola et Perrault la dernière étape de la

transfiguration du héros va de pair avec la situation finale du conte, Basile ajoute encore un

épisode concernant la situation après la transfiguration du héros. Après que la chatte a

converti le destin malheureux du héros, elle se fait promettre une belle sépulture après sa

mort. En mettant à l’épreuve la gratitude de son maître elle fait semblant d’être morte. Le

héros dit à son épouse de jeter la chatte dehors et en entendant le discours de son maître, la

chatte lui reproche amèrement son ingratitude et elle part. La version de Basile nous apprend

donc quelque chose sur le destin de la chatte. Elle n’a pas pu trouver la sécurité désirée auprès

de son maître. Dans cette optique, la chatte de Basile reflète la frustration personnelle du

conteur napolitain par rapport à l’injustice qui règne aux cours où il servait. Tout comme sa

chatte, il n’a pas pu atteindre une haute position à cette cour.273 Contrairement à Basile,

Straparola ne donne absolument aucun indice sur le destin de la chatte. Contrairement à la

plupart des motifs thématiques, ici Perrault semble sauter la version de Straparola puisqu’il

suit plus ou moins le cunto de Basile en nous fournissant de l’information sur le destin du

chat. Chez Perrault le lecteur peut constater que ce n’est pas seulement le héros qui subit une

transfiguration puisque le chat devient aussi un grand seigneur à la fin du conte.

Contrairement à la chatte de Basile, le chat de Perrault peut donc bien jouir d’une sécurité à la

fin du conte. Ceci peut s’expliquer par le fait que Perrault même avait atteint la position d’un

bourgeois riche et que la haute bourgeoisie était déjà plus respectée à la cour de Louis XIV.

274

Tout comme Basile, Perrault apprend donc son lecteur quelque chose sur le destin du chat

mais contrairement à Basile, le chat de Perrault peut jouir d’un destin heureux auprès de son

maître. Cette différence entre la version de Basile et celle de Perrault nous force à constater

qu’il existe cependant une concordance entre le conte de Perrault et la favola de Straparola.

Où Straparola et Perrault mettent en scène la fin heureuse mais très stéréotype du conte de                                                                                                                          272 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 128. 273 Jack Zipes, of Cats and Men: Framing the civilizing Discourse of the Fairy Tale, op.cit., p. 185. 274 Ibid.

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66  

fées général, Basile la remplace par une fin moins heureuse puisque il confronte sa chatte à

son destin malheureux. De nouveau nous pouvons attribuer cette décision de Basile à son

style postmoderne. Basile avait la tendance de se moquer de la haute littérature et c’est dans

cette optique qu’il ridiculise l’amour courtois et la fin romantique et heureuse du conte de

fées.275

4.2.2.2.2. La moralité Comme nous venons de dire dans la partie consacrée à l’œuvre de Perrault, l’académicien a

ajouté une importante innovation dans ces contes par rapport aux cunti de ses prédécesseurs, à

savoir les moralités. Cette innovation nous force à analyser plus en profondeur les messages

moraux de nos contes. Comme nous venons de dire, Perrault avait un double objectif en

écrivant ses contes. Il voulait amuser ses lecteurs mais contrairement à ses aïeux il les voulait

aussi instruire. Selon Perrault, ce sont les histoires féeriques qui offrent la possibilité

d’apprendre l’essentiel de la vie d’une manière amusante de sorte que nous pouvons

considérer le conte de fée comme le genre parfait pour combiner les deux objectifs de

Perrault.276 En cherchant la source de cette innovation nous l’avons attribué à la modernité de

laquelle Perrault était un défendeur important. Mais en appliquant l’approche intertextuelle et

discursive de Heidmann et Adam nous voulons chercher la source des moralités de Perrault

chez ses prédécesseurs. D’abord nous devons admettre que Straparola n’a pas donné de

l’inspiration pour ces notions morales puisqu’il écrivait ses contes avec le seul but d’amuser

ses lectrices.277 En revanche, chez Basile nous pouvons remarquer qu’il semble avoir ajouté

déjà une sorte de moralité à la fin de son cunto. Quand la chatte part déçu et fâchée, Basile lui

donne encore une dernière fois la parole:

« […] elle, trottant toujours, sans se retourner, décréta : Dieu te garde des riches appauvris comme des pauvres enrichis 278».

 Canepa suppose que Basile avait déjà la tendance à ajouter des « messages » ouverts et

ambivalents à ses contes. 279 Elle ajoute encore que cette préférence pour des moralités

                                                                                                                         275 Nancy L. Canepa, «From the Baroque to the Postmodern: Notes on a Translation from Giambattista Basile’s the Tale of Tales», op.cit., p. 271. 276 Charles Perrault, op.cit., p. 18-19 (preface). 277 Ruth Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 79. 278 Giambattista Basile, op.cit., p. 166. 279 Nancy L. Canepa, «From the Baroque to the Postmodern: Notes on a Translation from Giambattista Basile’s the Tale of Tales», op.cit., p. 264.

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ambivalentes montre l’affinité des contes de Basile avec l’esthétique postmoderne.280 Ce

style postmoderne du conteur italien semble expliquer pourquoi l’œuvre de Basile est plus

populaire aujourd’hui qu’autrefois.281 En décodant le sens de cette moralité de Basile, nous

avons appliqué ce message moral à la tendance du conteur napolitain d’écrire des contes de

fées qui évoluent autour du thème de la restauration et d’éliminer les contes de fées qui

évoluent autour du thème de l’évolution. Nous avons vu que cette décision de Basile s’adhère

aux exigences de son public riche et noble qui ne pouvait pas s’identifier avec les héros des

contes de fées qui évoluent autour de la conversion du destin malheureux d’un héros pauvre.

Bien que Cagliuso soit un conte de fées qui évolue autour d’une telle conversion, Basile

justifie donc ce conte en ajoutant une moralité dans laquelle il désapprouve les pauvres qui

sont devenus riches.  

 Peut-être ces moralités de Basile ne sont pas déjà tellement complexes et approfondies que

celles de Perrault mais nous pouvons observer que l’académicien n’est pas entièrement

innovant par rapport au style d’écrire de Basile. En ajoutant ses moralités, Perrault semble

donc suivre l’innovation du conte de fées de Basile. Mais Perrault donne une dimension de

plus à cette partie moralisante de ses contes puisqu’il les rend encore plus élaborées et cachées

que celles de Basile. Où Basile présente une moralité assez simple et transparente, Perrault la

remplace par une moralité cachée et complexe « qui manque selon lui au conte ancien »282. Nous

pouvons donc conclure qu’aussi bien la tradition intertextuelle que le contexte socio-

historique de Perrault semblent expliquer la raison pour laquelle l’académicien donne

beaucoup d’importance à ses instructions morales. Perrault a trouvé de l’inspiration auprès

des contes de Basile mais, en compliquant ses moralités, il s’adhère aux modernes au sein de

la Querelle des Anciens et des Modernes.  

 

Dans ce qui suit nous analyserons les moralités de Perrault d’une façon détaillée en les

appliquant au contexte historique selon l’approche discursive de Heidmann et Adam. Nous

voulons partir du texte de Perrault en vous offrant la première des deux moralités qui suivent

le conte du Chat botté :  

 

                                                                                                                         280 Nancy L. Canepa, «From the Baroque to the Postmodern: Notes on a Translation from Giambattista Basile’s the Tale of Tales», op.cit., p. 281. 281 Ibid., p. 276. 282 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 65.

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« Quelque grand que soit l’avantage de jouir d’un riche héritage venant à nous de père en fils, aux jeunes gens pour l’ordinaire, l’industrie et le savoir-faire valent mieux que des biens acquis283 ».

En analysant les moralités de Perrault, il faut toujours lire entre les lignes pour trouver leur

sens caché car les instructions morales de l’académicien sont souvent ironiques et

paradoxales. En lisant cette première moralité nous pouvons constater que Perrault a appliqué

ce procédé ironique au conte du Chat botté puisque le message moral semble contradictoire

par rapport au contenu du conte. Dans son analyse sociocritique du Chat botté de Charles

Perrault, Gaudin souligne que la moralité fait l’éloge des valeurs bourgeoises.284 Ici Perrault

critique les valeurs sacrées par la noblesse, à savoir « l’héritage du nom, de la propriété –

terrienne, par excellence – et des qualités sociales mythiques (la beauté, l’honneur) »285. En revanche

Perrault plaide pour les choses valorisées par la bourgeoisie, c’est-à-dire « le savoir-faire et

l’industrie »286. A première vue, Perrault semble donc critiquer la société de l’Ancien Régime

puisque c’est dans cette société que les valeurs nobles prédominaient. Mais chaque lecteur qui

applique une lecture pénétrante du conte, observe que ce message moral de Perrault est

ironique puisque le conte du Chat botté contredit sa propre moralité. D’abord c’est le chat et

pas le fils du meunier qui adopte le savoir-faire et des ruses pour convertir le destin de son

maître. De plus ce savoir-faire du chat n’aboutit à rien qu’à la création d’un nom, d’un titre

noble et donc à la simple illusion d’être noble et riche.287 Le chat crée seulement une

apparence et le conte semble donc affirmer qu’« il suffit de nommer une chose ou une personne

pour la faire exister de sorte que le Paraître […] accuse une victoire incontestable sur l’Etre »288.

Quand on interprète le conte d’une telle façon, nous pourrions contredire notre première

observation en soulignant que Perrault ne plaide pas pour les valeurs bourgeoises mais, en

revanche, pour les valeurs de la noblesse comme l’héritage du nom. Mais, chez Perrault, il ne

faut pas oublier de lire entre les lignes. Bien que le fils du meunier devienne le marquis de

Carabas, il fait seulement semblant d’être un marquis, il n’est pas vraiment un marquis de

naissance comme les vrais nobles. Il semble donc que le titre de marquis ne soit plus limité à

la noblesse et tout le monde, même le fils d’un meunier, peut l’adopter et « faire semblant d’être

marquis, c’est faire semblant d’avoir acquis ce titre par héritage »289. Ainsi Perrault se moque des

titres de la noblesse en présentant une histoire dans laquelle « la qualité de marquis (nobilité)

                                                                                                                         283 Charles Perrault, op.cit., p. 86. 284 Nicolas V. Gaudin, op.cit., p. 707. 285 Ibid. 286 Ibid. 287 Ibid. 288 Ibid., p. 708. 289 Ibid.

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69  

n’est plus un référent stable »290. Nous devons donc revenir à notre première observation en

confirmant que Perrault semble critiquer la société de l’ancien régime où les valeurs de la

noblesse prédominent. Mais il faut remarquer que l’ancien régime connaissait une promotion

des valeurs bourgeoises de sorte qu’on voyait surgir la tendance de se moquer des valeurs

nobles. Ces valeurs nobles, comme la porte de l’épée et les titres nobles, n’étaient plus des

référents stables et tout le monde pouvait les adopter. Dans cette optique, la moralité de

Perrault reflète parfaitement son contexte historique puisqu’il met en scène un jeune homme

provenant d’une basse classe sociale qui peut sans problèmes adopter le titre noble de

Marquis.291 L’académicien semble donc plaider pour cette promotion bourgeoise en

prétendant que les valeurs sacrées par la noblesse sont basées sur l’apparence ce qui crée

l’opposition entre le paraître et l’être. Cette représentation des apparences de la noblesse

reflète nettement le contexte socio-historique de Perrault puisqu’à la cour de Louis XIV toute

la noblesse faisait semblant et les apparences étaient plus importantes que la réalité292. En

mettant en scène une telle moralité, Perrault semble donc désapprouver son contexte

historique, à savoir ce monde noble au sein duquel le paraître occupait le premier plan.

 Perrault ajoute encore une deuxième moralité qui semble approfondir cette désapprobation

des apparences : « Si le fils d’un Meunier, avec tant de vitesse, gagne le cœur d’une Princesse, et s’en fait regarder avec des yeux mourants c’est que l’habit, la mine et la jeunesse, pour inspirer de la tendresse, n’en sont pas des moyens toujours indifférents293 ».

De prime abord, Perrault semble présenter la facilité avec laquelle on peut arranger un

mariage entre deux personnages provenant de classes sociales différentes. Mais ce sont les

apparences qui facilitent ce mariage puisque ce sont « l’habit, la mine et la jeunesse » qui font

que la princesse « peut répondre aux minauderies du meunier déguisé »294. Cette moralité suppose

que l’origine sociale n’a aucune influence sur l’amour de la princesse, ce sont les apparences

qui comptent, tout comme à la cour de Louis XIV. Gaudin souligne que Perrault semble

renforcer sa critique en appliquant la figure de style de la litote. Perrault écrit « n’en sont pas

des moyens toujours indifférents » mais, en revanche, l’académicien veut dire que ces moyens

sont toujours très importants pour inspirer de la tendresse. Ceci affirme encore une fois que le

thème de « l’habit fait le moine » est très important dans ce conte puisque ce sont les                                                                                                                          290 Nicolas V. Gaudin, op.cit., p. 708. 291 Ibid. 292 Ibid., p. 704-705. 293 Charles Perrault, op.cit., p. 86-87. 294 Nicolas V. Gaudin, op.cit., p. 706.

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70  

apparences qui occupent le premier plan dans l’histoire du Chat botté et donc à l’époque de

Perrault. Ce sont ces apparences, et donc le contexte historique de la cour de Louis XIV, qui

sont critiquées par le biais des deux moralités.295 En ajoutant ces deux instructions morales,

Perrault donne donc une réflexion des valeurs de son époque et chaque lecteur qui lit entre les

lignes peut nettement constater que l’académicien critique les apparences qui prédominent la

cour de Louis XIV.

4.2.2.3. Analyse formelle des personae dramatis

Après avoir analysé les concordances et les différences entre nos trois versions du conte du

Chat botté en ce qui concerne l’intrigue générale et la moralité, nous voudrions nous

concentrer sur les actants du conte. En adaptant l’approche folkloristique nous proposons

d’analyser les rôles et les fonctions des personnages et nous sommes désireuse de savoir

quelle explication discursive nous pourrions appliquer à ce modèle d’analyse universalisante.

En appliquant le modèle des 7 personnages-type du conte de fées de Propp aux actants de nos

contes nous pouvons chercher à trouver une réponse à la question de savoir quel personnage

remplit quelle fonction dans le conte.

4.2.2.3.1. L’agresseur D’abord nous allons analyser la fonction de l’agresseur. Peut-être cette fonction est-elle

remplie par les obstacles ou bien les adversaires rencontrés par la chatte/ le chat pendant sa

tentative de faire réussir son plan et de convertir le destin du héros. Ces adversaires sont donc

le roi et la princesse, les chevaliers, les paysans, les occupants du château et l’ogre (dans la

version de Perrault). Mais ces adversaires ne sont pas des vrais agresseurs et comme Malarte

le souligne, ces adversaires n’ont pas conscience d’être des obstacles, ce sont plutôt des

victimes inconscientes des ruses de la chatte/ du chat qui abuse de la naïveté de ces

adversaires.296 Selon nous, ces adversaires n’occupent donc pas la fonction de l’agresseur du

conte, mais qui l’est alors? Etant donné que dans ce conte le manque et la réparation de ce

manque occupent le premier plan, nous pouvons comparer la structure du conte du Chat botté

à la structure prototypique d’un conte qui évolue autour d’un manque, à savoir Cendrillon. Ici

l’agresseur est le personnage qui cause le manque, qui interdit quelque chose à l’héroïne,

c’est-à-dire la belle-mère. Dans notre conte la chose qui manque au héros est la richesse et la

nourriture ou plutôt la possibilité d’assurer sa propre subsistance. Dans nos contes, cette

                                                                                                                         295 Nicolas V. Gaudin, op.cit., p. 706-707. 296 Claire-Lise Malarte, op.cit., p. 109.  

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possibilité lui est enlevée par sa mère/ son père. Dans les trois versions du conte le manque du

héros se crée lorsque la mère ou le père meurt et partage l’héritage entre ses fils en donnant la

partie la plus insignifiante au benjamin. A seconde vue cette partie de l’héritage se montre la

partie la plus significative puisque la chatte/ le chat convertit le destin du héros mais nous

supposons que la mère/ le père n’était pas au courant de cette valeur de la chatte/ du chat.

C’est la raison pour laquelle nous suivons l’équivalence entre la structure de Cendrillon et

celle du Chat botté en attribuant donc la fonction de l’agresseur à la mère/ au père du héros.

4.2.2.3.2. La chatte/ le chat et le benjamin Ensuite nous voudrions analyser plus en profondeur le rôle des deux actants principaux du

conte, la chatte/ le chat et le benjamin. A première vue, le benjamin subit le rôle du héros

puisque c’est lui qui fait l’objet de l’interdiction au début du conte et de la transfiguration/ la

réparation à la fin du conte. Suivant cette analyse, la chatte/ le chat subit le rôle du donateur

puisque c’est elle/ lui qui convertit le destin malheureux du héros et son rôle est donc

comparable à celui de la fée dans le conte prototypique. Comme nous avons déjà constaté, se

basant sur l’analyse de Malarte, la chatte/ le chat ne remplit pas seulement le rôle de donateur

mais aussi celui de l’auxiliaire puisque dans toutes les trois versions la chatte/ le chat forme

l’auxiliaire magique qui est mis à la disposition du héros. C’est seulement dans la version de

Perrault que cette fonction est dédoublée puisque Perrault met en scène deux auxiliaires

magiques, à savoir le chat qui constitue l’auxiliaire du héros et le sac et les bottes qui forment

l’auxiliaire du chat.297 Cette obtention de deux auxiliaires magiques nous incite à mettre en

doute cette distribution des rôles puisque cette obtention fait du chat l’objet d’une

transgression et d’une réparation. Son manque est annulé dès le moment qu’il reçoit le sac et

les bottes et il n’est plus un actant passif du conte, il devient un actant actif, un sujet qui

élabore son plan visé à l’enrichissement de son maître. Bien que ses deux auxiliaires soient

absolument absents des contes de Straparola et Basile, il reste sans doute que la chatte prend

un rôle actif dès qu’elle commence à réaliser son plan, qui vise à la conversion du destin de

son maître. Mais le héros, est-il encore le maître de la chatte/ du chat à partir du moment où

l’animal prend son rôle actif ou devient-il plutôt un actant passif dominé par la chatte/ le chat

qui en enlève son rôle de héros? Malarte soutient que le texte même de Perrault confirme ce

constat puisque c’est après l’obtention du sac et des bottes que le chat n’est plus le chat mais

qu’il devient le Chat avec une lettre majuscule et plus tard dans le conte il devient même le

                                                                                                                         297 Claire-Lise Malarte, op.cit., p. 105.

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Maître Chat.298 A la fin du conte il se montre l’objet de la même transfiguration que son

maître en devenant un grand Seigneur avec une lettre majuscule. En cherchant la source de

cette indication orthographique du rôle actif du chat de Perrault, nous avons consulté les

versions de ses prédécesseurs italiens. Dans la version de Basile nous ne retrouvons pas le

même procédé puisque la chatte reste la chatte avec une lettre minuscule. Mais nous avons

déjà constaté que la chatte de Basile subit un rôle très dominant dès le moment qu’elle

commence à réaliser son plan. En cherchant des preuves pour cette dominance de la chatte

nous pouvons encore attirer l’attention sur une scène éloquente du conte. Après que Cagliuso

a reçu les vêtements du roi, lui et la chatte vont manger chez le roi. C’est pendant ce banquet

que la dominance de la chatte est clairement reconnaissable:

« Tandis que l’on mangeait, Cagliuso se tournait de temps à autre vers la chatte et lui disait : « Ma petite chatte, je te recommande ces quatre bouts de chiffons, qu’ils ne soient pas perdus ». Et la chatte répondait: « Tais-toi, ferme ta bouche, ne parle pas de ces misères. Comme le roi s’enquérait de ce qu’il désirait, la chatte répondit qu’il lui était venu une envie de petits citrons, et le roi dépêcha aussitôt quelqu’un dans le jardin pour en cueillir un plein panier. Comme Cagliuso lançait à nouveau son refrain de chiffons et bouts de tissus, la chatte lui suggéra derechef de clore son bec ; alors le roi demanda à nouveau ce dont il avait besoin, et la chatte trouva une autre excuse pour remédier aux idioties de Cagliuso299 ».

Ce passage indique clairement le contraste entre la chatte futée et le stupide et naïf Cagliuso

qui est dominé par sa chatte d’une façon grossière. Au lieu d’utiliser une lettre majuscule pour

indiquer la dominance et le rôle actif de la chatte, Basile utilise donc une langue grossière et

dominante et un registre scatologique. Perrault semble donc avoir repris le motif de Basile en

indiquant la dominance de son protagoniste animal mais il a remplacé la langue grossière de

Basile par une indication orthographique plus polie et cultivée. En suivant l’analyse

discursive de Heidmann et Adam nous voudrions chercher la raison de cette modification

auprès du contexte socio-historique de Perrault. En analysant la France du dix-septième siècle

nous pouvons clairement constater qu’une langue tellement grossière comme celle de Basile

est totalement inimaginable à la cour de Louis XIV et donc dans le conte de Perrault.

Contrairement à Perrault et Basile, Straparola ne semble pas utiliser un moyen particulier pour

indiquer le rôle actif de la chatte de sorte que nous pouvons constater que toutes les trois

versions attribuent à la chatte/ au chat un rôle actif et dominant faisant contraste avec

l’attitude passif du héros, mais où Basile et Perrault utilisent des moyens spécifiques pour

marquer cette attitude de la chatte/ du chat, Straparola ne l’utilise pas. Tout bien considéré

nous pouvons nous demander qui est le vrai héros de ce conte, le benjamin ou la chatte/ le                                                                                                                          298 Claire-Lise Malarte, op.cit., p. 108. 299 Giambattista Basile, op. cit., p. 164-165.  

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chat et si la chatte/ le chat est un simple auxiliaire ou plutôt le héros du conte qui subit une

transfiguration? Notre préférence va à une analyse moins stricte des personnages du conte de

sorte qu’un seul personnage peut subir différentes caractéristiques de différents rôles. Ainsi la

chatte/ le chat a des caractéristique du donateur, de l’auxiliaire et du héros mais le vrai héros

du conte reste le benjamin puisqu’il subit la vraie transfiguration à la fin du conte.

4.2.2.4.Conclusion Tout bien considéré nous pouvons constater que les trois versions du conte du Chat botté sont

approximativement similaires. La favola de Straparola constituait pour nous notre point de

départ puisque cette version de l’histoire du Chat botté est la première version littéraire

connue du conte. De plus cette histoire constitue le premier conte de fées qui évolue autour du

thème de l’évolution. Ainsi ce premier plot qui met en scène la conversion du destin

malheureux d’un héros pauvre, est repris par les autres versions du conte du Chat botté mais

constitue aussi un modèle pour tous les autres contes qui évoluent autour de ce thème.300

 En comparant entre eux les versions de Basile et Perrault et ce « modèle de référence » de

Straparola, nous avons observé qu’il existe quelques grandes différences au sein de la trame

narrative du conte. Les plus grandes différences concernent la position de la fonction du

mariage et l’ajout de certaines scènes. Basile ajoute par exemple une nouvelle scène finale qui

est complètement absente chez Straparola et Perrault. De plus Perrault a ajouté la scène de

l’ogre ce qui nous fournit donc une innovation par rapport aux deux conteurs italiens. Outre

des différences, il existe aussi des convergences entre nos trois contes. La plus grande

convergence concerne les actants du conte et leurs fonctions. Aussi bien les conteurs italiens

que le conteur français mettent en scène une inversion des fonctions des deux actants

principaux dès que la chatte/ le chat commence à réaliser son plan. La chatte/ le chat devient

l’actant actif, le sujet du conte et le benjamin devient l’actant passif, l’objet du conte. Toutes

les trois versions présentent donc un animal qui domine l’homme et qui menace des paysans

de sorte qu’ils disent que leurs biens appartiennent au benjamin. Aussi bien Straparola que

Basile mettent en scène une chatte comme protagoniste animal. Ceci indique que ces deux

conteurs italiens donnent beaucoup d’importance à la femme indépendante. Nous venons de

voir que la chatte chez Basile se montre encore plus dominante et indépendante que la chatte

de Straparola. Nous avons cherché la raison de cette variation auprès du style d’écriture de

Basile en attribuant cette dominance de la chatte à sa tendance postmoderne de se moquer de

                                                                                                                         300 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 14-15.

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74  

la haute tradition littéraire. La version de Perrault nous fournit une variation encore plus

remarquable par rapport à la version de Straparola puisqu’il change le sexe du protagoniste

animal. Il accorde donc plus d’importance à l’intelligence masculine ce qui semble logique

dans son monde masculin de l’Académie française. De plus cette décision de Perrault de

changer le sexe de l’animal, reflète la tendance générale de son époque de réduire les rôles

féminins dans les collections de contes en Europe. Dans l’optique de la méthode d’analyse

discursive de Heidmann et Adam, la variation thématique du sexe du chat reflète donc

parfaitement le style d’écriture de Basile et l’air du temps de Perrault.

La plus grande différence par rapport au conte originel de Straparola est constituée par les

moralités de Perrault. Bien que nous ayons indiqué que Basile ajoute déjà une sorte de

message moral à ses contes, les moralités de Perrault sont plus compliquées et cachées et donc

plus modernes. Ainsi l’ajout de ces moralités reflète parfaitement la tendance de Perrault de

défendre la modernité au sein de la Querelle des Anciens et des Modernes. De plus le contenu

de ces instructions morales reflète nettement l’époque de Perrault puisque le motif principal

du conte évolue autour du thème d’« être ou ne pas être ce que l’on prétend être »301. La

conversion du destin du héros et son obtention d’une position plus haute dans la société sont

basées sur le paraître, sur des titres nobles et des vêtements somptueux puisque le roi et la

princesse sont séduits par la soi-disant richesse du héros et pas par sa vraie nature. Gaudin se

pose la question de savoir comment c’est possible que le roi et la princesse soient tellement

naïfs pour se baser sur les apparences de la chatte et son maître. Mais c’est précisément cette

naïveté qui reflète l’air du temps du dix-septième siècle de Perrault puisque, à la cour de

Louis XIV, toute la noblesse faisait semblant et seulement les apparences étaient

importantes302. Le roi et sa fille sont donc des représentants de la noblesse du temps de

Perrault de qui l’académicien critique la valorisation des apparences.

Toutes ces observations nous montrent donc l’efficacité d’une combinaison des deux

méthodes d’analyse, à savoir la méthode folkloristique et celle discursive. La méthode des

folkloristes nous a aidé à trouver les différences entre les contes en ce qui concerne les motifs

thématiques et la méthode discursive nous a forcé à chercher la raison de cette variation

auprès du contexte socio-historique. Ainsi la favola de Straparola reflète parfaitement le

contexte historique italien et vénitien du seizième siècle et les exigences d’un public

provenant de la basse classe sociale. Le public de Straparola n’était pas seulement composé de                                                                                                                          301 Nicolas V. Gaudin, op.cit., p. 701. 302 Ibid., p. 704-705.

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nobles, comme un beau nombre de critiques prétendent, mais aussi d’artisans pauvres et c’est

pour cette classe que ce conte de fées était attrayant. Dans la plupart des villes italiennes, il

était difficile mais bien possible pour le prolétariat pauvre d’évoluer vers une haute position

dans la société. Tout dépendait de bonnes relations, de la chance, d’un mariage prestigieux, de

l’application des ruses et de la capacité d’utiliser le pouvoir d’une façon efficace. De plus, la

mobilité sociale était plus accessible pour les hommes que pour les femmes. Dans cette

société masculine, les femmes devaient amuser et servir les hommes en les fournissant les

moyens efficaces d’atteindre une position prestigieuse dans la société et dans la famille. Le

comportement de la chatte dans le conte de Straparola répond précisément à cette exigence de

la société vénitienne. Elle apprend à son maître comment il peut convertir son destin

malheureux en trompant les hommes, en portant les vêtements justes, en faisant semblant et

en prenant le pouvoir par force.303 Avec ce conte Straparola fournit à ses lecteurs vénitiens

une manière d’échapper aux malheurs de la vie quotidienne. Straparola crée une image d’un

mariage magique en répondant aux espoirs de ses lecteurs provenant de la classe urbaine des

artisans du seizième siècle. Ce mariage leur fournit un moyen d’échapper aux misères de la

pauvreté. Nous avons vu qu’à Venise, et dans les autres villes avec des cours nobles, un tel

mariage était improbable et illégal depuis 1526. C’est la raison pour laquelle, ce mariage avait

lieu à Bohemia, très loin de Venise où le Sénat vénitien n’avait pas du pouvoir.304

La version de Basile est totalement différente. Ceci semble logique puisqu’il adapte le conte

au contexte historique du royaume de Naples du dix-septième siècle. Mais la différence la

plus pertinente entre les deux contes est provoquée par le public. Là où Straparola écrit son

conte principalement pour des artisans pauvres, Basile écrit pour un public noble et pour les

membres de sa société littéraire de Naples, les Oziosi. Ses auditeurs étaient très littéraires et

courtois et connaissent très bien la rhétorique baroque. Ils encouragent Basile à annuler les

signes de la pauvreté urbaine qui caractérisent le héros de Straparola. En effet, Basile annule

ces signes et les déplace en les appliquant aux femmes de son récit-cadre. De plus, nous avons

vu qu’il élimine la scène de Straparola qui montre la faim du héros parce que son public

raffiné ne pouvait pas s’identifier avec cette faim.305 Cependant, nous avons vu que le style de

Basile est beaucoup plus vulgaire et qu’il a décidé d’écrire sa collection de contes en dialecte

napolitain. Ainsi il s’adresse à un nouveau public qui naît au début du seizième siècle. Ce

                                                                                                                         303  Jack Zipes, of Cats and Men: Framing the civilizing Discourse of the Fairy Tale, op.cit., p. 180-181. 304 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 17. 305 Ibid., p. 124-126.  

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nouveau public était réceptif à la littérature dialectale et aux matériaux provenant de la culture

orale. Selon Barbara Broggini, Basile a changé la perspective du conte populaire de sorte qu’il

pouvait critiquer les classes aristocratiques et paysannes. Basile favorise les idéals de la classe

moyenne croissante. Dans ses contes il plaide pour les valeurs bourgeoises en ridiculisant les

paysans pauvres et en condamnant la corruption de la société courtoise. Ainsi, Basile focalise

sur la chatte féminine comme l’héroïne tragicomique, qui serve un paysan stupide et ingrat et

un roi égoïste et naïf. La chatte peut être considérée comme un protagoniste provenant de la

classe moyenne qui plaide en faveur d’une moralité de cette classe. Ceci confirme

l’observation que la situation de la chatte est comparable à celle de Basile. Tout comme la

chatte, Basile est et reste fidèle à son maître courtois de sorte qu’il attend de la justice et une

promotion sociale. Mais il ne trouve pas cette sécurité auprès de ses maîtres courtois. Cette

frustration personnelle constitue une des raisons pour lesquelles Basile a décidé d’utiliser les

contes populaires et d’écrire en dialecte. Ainsi il pouvait échapper à la censure aristocratique

et émettre sa critique par rapport au système féodal de son époque.306 Tout comme la chatte de

Straparola, l’animal de Basile sait que la cour n’est intéressée qu’à l’apparence, le spectacle et

la richesse. Elle sait qu’il faut appliquer la langue et les manières justes pour avoir du succès

dans la société noble.307

 Contrairement à la chatte de Basile, le chat de Perrault réussit bien à atteindre une position

prestigieuse à la fin du conte. Nous avons vu qu’on peut trouver une explication de cette

différence auprès de la différence entre les vies de Basile et Perrault. Là où Basile ne peut pas

jouir d’une promotion sociale, Perrault atteint la position prestigieuse d’un bourgeois riche et

son chat reflète cette situation personnelle de l’académicien. Nous avons vu que Perrault

adapte les contes de ses prédécesseurs aux exigences de son public noble du dix-septième

siècle. Il combine des éléments des contes de Straparola et Basile de sorte que son conte

réfléchit ses propres pensées et opinions. Ce sont surtout les moralités ironiques qui reflètent

les thèmes principaux du conte de Perrault. Tout comme Straparola et Basile, il souligne que

le savoir-faire, l’intelligence et les ruses sont les moyens principaux d’obtenir une position

prestigieuse dans la société. Ensuite il souligne que le spectacle, la richesse et les apparences

sont également des moyens indispensables d’atteindre une haute position sociale. Ainsi

Perrault montre ce qui un administrateur provenant de la classe moyenne doit faire pour qu’il

puisse obtenir une position plus haute dans la société française de son époque. Contrairement

                                                                                                                         306 Jack Zipes, of Cats and Men: Framing the civilizing Discourse of the Fairy Tale, op.cit., p. 184-185. 307 Ibid., p. 184.

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à Basile, il présente un héros qui reste toujours vertueux et il accorde beaucoup d’importance

à la langue gracieuse. Ceci semble logique, puisque la langue vulgaire de Basile ne serait pas

acceptée à la cour raffinée de Louis XIV.308

 Dès le conte de Perrault, le Maître Chat ou le Chat botté constitue la version littéraire du

conte et les versions de Straparola et Basile sont oubliées en Europe occidentale. On n’avait

plus besoin de ces deux versions italiennes, le texte de Perrault devient le standard du

comportement masculin dans une époque où la culture française était dominante en Europe.309

   En conclusion nous voulons revenir à la question centrale de savoir si la chatte/ le chat est

l’auxiliaire ou le héros du conte. Comme nous venons de dire, nous avons opté pour une

analyse moins stricte des personnages du conte de sorte que la chatte/ le chat peut subir des

caractéristiques du donateur, de l’auxiliaire et du héros mais le vrai héros du conte reste le

benjamin puisqu’il subit la vraie transfiguration à la fin du conte.

4.2.3. Cendrillon, Victime ou Manipulatrice?

4.2.3.1. Introduction  Après l’exposé sur le conte du Chat botté, nous voulons approfondir notre analyse avec

l’étude d’un deuxième conte de fées, à savoir Cendrillon. Contrairement à ce qui concerne le

Chat botté, Straparola n’a pas écrit une version du conte de Cendrillon de sorte que nous

sommes forcée à constater que la transcription de Basile constitue la première complète

version littéraire du conte.310 Nous voulons donc comparer deux transcriptions du conte, à

savoir la Gatta Cenerentola de Basile et Cendrillon ou la petite pantoufle de verre de

Perrault. Nous reprenons donc l’hypothèse d’intertextualité de Heidmann et Adam selon

laquelle le conte de Perrault entre en dialogue avec le sixième cunto de la première journée du

recueil de Basile. L’histoire de la Gatta Cenerentola constitue donc pour nous le point de

départ et nous sommes désireuse de savoir comment Perrault a récrit et adapté le cunto

napolitain au contexte français de la fin du dix-septième siècle.311 Etant donné que notre

méthode de combiner les approches folkloristique et discursive pour analyser le conte du Chat

botté était très efficace, nous voulons de nouveau appliquer ce procédé. Nous cherchons donc                                                                                                                          308 Jack Zipes, of Cats and Men: Framing the civilizing Discourse of the Fairy Tale, op.cit., p. 188. 309 Ibid. 310 Nancy L. Canepa, «From the Baroque to the Postmodern: Notes on a Translation from Giambattista Basile’s the Tale of Tales», op.cit., p. 264.  311 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 48.

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à approfondir l’analyse folkloristique de Paul Delarue avec l’approche discursive de

Heidmann et Adam. Tout comme Delarue, nous voulons focaliser sur les motifs thématiques

des deux histoires en traitant les deux contes comme de simples variantes du conte type

510A.312 Mais, de nouveau, nous voulons diriger cette analyse vers la méthode moins

universalisante de Heidmann et Adam en soulignant la pertinence des différents cultures et

contextes socio-historiques dans lesquels ces deux contes s’inscrivent. Hansjorg Hohr indique

également l’importance de cette approche discursive. Il souligne qu’il se situe seulement

soixante ans entre la publication du conte de Basile et l’apparition de l’histoire de Perrault. Il

ajoute qu’il faut tenir compte de ce petit intervalle temporel puisque les deux conteurs ont

rédigé leurs contes dans deux contextes historiques totalement différents.313

Bien que notre point de départ soit le cunto de Basile, l’histoire de Cendrillon connait une très

longue histoire et la première version littéraire connue, qui s’inspire du thème de Cendrillon,

est écrite en Chine et date du neuvième siècle. Bruno Bettelheim suppose que cette origine

orientale du conte est logique. En effet, ce sont les mœurs de l’Extrême Orient qui considèrent

les petits pieds comme une caractéristique de beauté et de distinction. Bettelheim ajoute qu’on

fait déjà mention de la mule précieuse depuis le neuvième siècle en Chine et depuis le

troisième siècle en Egypte.314 Depuis cette version chinoise de l’histoire de Cendrillon, nous

avons vu se créer un grand nombre de versions du conte et cette succession de différentes

variantes a évidemment causé des changements et des variations par rapport au conte originel.

En dépit de ces modifications, presque toutes les transcriptions du conte développent autour

de la notion de jalousie. Toutes les variantes du conte reprennent l’intrigue générale d’une

jeune fille qui est opprimée par la jalousie de sa belle-mère et ses demi-sœurs. Les deux

versions en question nous présentent un titre qui indique déjà cette position inférieure de

l’héroïne puisque dans les deux contes le titre est formé autour du mot « cendre ». Aussi bien

le conteur italien que le conteur français mettent en scène une héroïne qui est condamnée à

une vie au milieu de la cendre. Bettelheim souligne qu’une telle vie constitue un symbole

d’humiliation par rapport aux autres membres de la famille dans un grand nombre de pays et

de cultures.315 Il faut encore ajouter que les contes qui évoluent autour d’une telle intrigue

terminent presque toujours par une fin heureuse mais stéréotype. A la fin du conte, l’héroïne

réussit à convertir son destin malheureux en vainquant ses ennemis et en épousant un prince.                                                                                                                          312 Paul Delarue et Marie-Louise Tenèze, op.cit., p. 245. 313 Hansjorg Hohr, « Dynamic aspects of Fairy Tales: social and emotional Competence through fairy tales », Scandinivian Journal of educational Research (s.l.), 44, 2000, p. 91.  314 Bruno Bettelheim, het Nut van Sprookjes, Cothen, Servire Uitgevers bv, 1993, p. 295. 315 Ibid., p. 296.  

Page 79: Le dévoilement de l’origine italienne du conte de fées

   

79  

En introduisant notre analyse du conte de Cendrillon nous voulons partir de la théorie de

Parsons. Elle suppose que les contes de fées sont des documents historiques qui reflètent les

normes, les mœurs et la culture d’une certaine époque donnée.316 Lori Baker-Sperry adopte

également cette théorie mais dirigée vers une interprétation plus sociale. Selon elle, la

littérature enfantine reflète souvent des constructions et normes sociales concernant la

féminité et la masculinité. La structure rigide des contes de fées permet d’exprimer des

messages qui reflètent les attentes qu’on a du sexe féminin et du sexe masculin. Ces attentes

sont souvent basées sur les normes traditionnellement acceptées. Les enfants lisent ces contes

et interprètent ces messages souvent comme des vérités absolues.317 Sperry applique cette

théorie au conte de Cendrillon et souligne que ce texte confirme les normes traditionnelles

concernant les attentes qu’on a par rapport aux comportements féminin et masculin. Elle

ajoute que Cendrillon est généralement un texte féminin qui met en scène des protagonistes

féminins et qui se limite au monde de la femme. Le conte est un texte romantique dans lequel

l’amour ou bien le mariage constitue le fil rouge. En effet, la recherche d’une épouse est la

raison pour laquelle le prince organise un bal. Sperry souligne que le conte présente des rôles

féminins et masculins stéréotypes. Les femmes s’occupent seulement de leur apparence, c’est

la beauté qui compte pour eux puisque c’est grâce à cette beauté que Cendrillon peut épouser

un prince. C’est la raison pour laquelle la transformation mise en scène dans le conte de

Cendrillon est très attrayante pour les lectrices du conte. Le conte établit un lien causal entre

la beauté de Cendrillon et le mariage avec le prince de sorte que les filles adoptent ce message

du conte en associant la beauté à un mariage prestigieux. De plus le conte indique une

différence importante entre les femmes et les hommes. Les femmes doivent lutter pour le

pouvoir tandis que les hommes disposent déjà de ce pouvoir social. Ils remplissent de hautes

positions traditionnellement masculines comme les positions du roi, du prince et du

gentilhomme. Mais bien que les personnages masculins remplissent des hautes fonctions, ils

n’ont pas des rôles principaux dans ce conte. C’est un conte sur les filles et les femmes et le

jeune prince est simplement le sauveur stéréotype de la princesse en détresse. Le protagoniste

du conte est féminin et elle est entourée de personnages féminins comme la fée, la belle-mère

et les demi-sœurs. Toutes ces observations dirigent Sperry vers la conclusion que le conte de

Cendrillon peut être considéré comme un texte qui confirme les normes traditionnelles                                                                                                                          316 Linda T. Parsons, « Ella evolving: Cinderella Stories and the Construction of Gender-Appropriate Behavior », Children’s Literature in Education (s.l.), 35, juin 2004, p. 137. 317 Lori Baker-Sperry, « the Production of Meaning through Peer Interaction : Children and Walt Disney’s Cinderella », Sex Roles (s.l.), 56, 2007, p. 718.  

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80  

concernant les attentes qu’on a du sexe féminin et du sexe masculin.318 Bien que ces normes

traditionnelles ne reflètent pas les normes et mœurs modernes de nos jours, les filles ont

généralement la tendance d’accepter le rôle stéréotype et traditionnel de Cendrillon. Elles ne

veulent pas modifier le contenu du conte mais y sont parfois forcé puisque le monde de ce

conte de fées diffère parfois trop de notre monde moderne. Dans cette optique, Jacqueline

Ann Stark suppose qu’on a la tendance de rendre plus moderne le conte de Cendrillon en

ajoutant par exemple des tâches ménagères de nos jours. Ainsi nous avons la tendance de

présenter un Cendrillon qui repasse et qui passe l’aspirateur.319 Sperry constate que les filles

acceptent généralement le conte de Cendrillon parce qu’elles s’identifient avec la fille

supprimée qui réussit à convertir son destin malheureux et à obtenir le prince.320 Parsons

nuance cette théorie en soulignant que les filles ont plus vite la tendance de changer le

contenu du conte de Cendrillon que les garçons. En changeant le conte, les filles peuvent

échapper à leur rôle stéréotype de la femme faible et dépendante tandis que les garçons

peuvent seulement perdre leur haute position sociale et leur pouvoir. Parsons souligne donc

qu’il semble logique que les filles soient tentées de changer le contenu du conte tandis que les

garçons veulent éviter des princesses indépendantes, qui peuvent mettre en danger leur

pouvoir.321

 Après cette transgression concernant la confirmation des stéréotypes dans le conte de

Cendrillon, nous proposons de passer maintenant à notre analyse détaillée des deux versions

de notre conte. Nous verrons que Perrault a repris un grand nombre de motifs du cunto de

Basile mais qu’il a également introduit des modifications par rapport à ce conte de son

prédécesseur italien. Bettelheim souligne que l’académicien a adapté le conte de Basile au

goût de son public courtois. Dans cette optique il a éliminé tous les éléments vulgaires et il a

inséré un grand nombre de motifs thématiques qui étaient totalement absents dans le conte de

son prédécesseur. Il introduit par exemple le motif de la citrouille qui est transformée en un

carrosse et le motif des pantoufles de verre. Le carrosse avec six chevaux reflète parfaitement

le contexte historique de Perrault. Tandis que les contes précédents mettent souvent en scène

des héroïnes qui vont à pied ou, comme l’héroïne de Basile, à cheval au bal, Perrault introduit

une carrosse totalement parée puisque tous les aristocrates allaient en carrosse aux bals

                                                                                                                         318 Lori Baker-Sperry, op.cit., p. 718-719. 319 Jacqueline Ann Stark, « Content Analysis of the Fairy Tale Cinderella – A longitudinal single-case Study of narrative Production: “From rags to riches” », Aphasiology (Vienna), 24, 2010, p. 721. 320 Lori Baker-Sperry, op.cit., p. 721. 321 Linda T. Parsons, op.cit., p. 142.

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81  

organisés à Versailles.322 En outre, c’est Perrault qui a inventé que la mule doit être une mule

de verre et c’est la raison pour laquelle nous retrouvons ce motif seulement dans les versions

du conte de Cendrillon qui sont basées sur le conte de Perrault. Généralement on est

d’opinion que Perrault a consciemment transformé la mule de fourrure en une mule de verre

de sorte qu’il pouvait omettre un motif thématique présent dans beaucoup de versions

précédentes du conte. Dans ces versions les demi-sœurs mutilent leurs propres pieds pour

pouvoir mettre la mule. Le prince ne remarque pas la mutilation et la tromperie jusqu’au

moment que les oiseaux chantent qu’il y a du sang à la mule. Perrault évite cette scène

horrible en introduisant une pantoufle de verre puisqu’on remarquerait le sang immédiatement

grâce au verre transparent. Nous pouvons chercher la raison de ce changement auprès de la

volonté de Perrault de rendre plus élégant le conte de Cendrillon. Perrault a dû changer le

conte puisqu’il voulait le raconter à la cour de Louis XIV où une telle mutilation des pieds ne

serait pas appropriée.323 Nous pouvons donc constater que Perrault adapte le conte de Basile

aux normes et mœurs de son époque, tout comme nous sommes tentée de l’adapter aux

normes de nos jours en introduisant des tâches ménagères plus modernes.

En plus de ces deux différences concernant l’introduction de la citrouille et de la pantoufle de

verre, il existe encore plus de différences entre le conte de Perrault et le cunto de Basile. Dans

ce qui suit nous voulons analyser ces différences d’une façon détaillée.

4.2.3.2.Analyse formelle de la trame narrative

4.2.3.2.1. L’intrigue  Tout comme l’analyse du conte du Chat botté, notre analyse du conte de Cendrillon part de

l’analyse formelle de la succession des différentes scènes de la trame narrative. De nouveau,

nous proposons d’analyser cette succession à l’aide des trente-et-un fonctions désignées par

Vladimir Propp. Nous voulons partir de la situation initiale des deux contes:

« […] il était une fois un prince qui était veuf et avait une fille qu’il chérissait tant qu’il ne voyait que par ses yeux; il avait engagé pour elle une gouvernante de premier choix qui lui enseignait le point de chaînette, le point de Venise, les franges et les jours, et lui témoignait une affection qu’on ne peut décrire avec des mots. Le père s’étant remarié depuis peu avec une méchante diablesse enragée, cette maudite femelle commença à prendre sa belle-fille en grippe, à lui opposer une mine hargneuse, un visage revêche, des regards à vous glacer d’épouvante, si bien que la pauvre petite se plaignit à sa gouvernante des mauvais traitements que sa marâtre lui

                                                                                                                         322 Bruno Bettelheim, op.cit., p. 328. 323 Ibid., p. 314-315.

Page 82: Le dévoilement de l’origine italienne du conte de fées

   

82  

infligeait et lui dit: « Mon Dieu, pourquoi n’es-tu pas ma petite maman, toi qui me fais tant de caresses et de cajoleries ? »324 ». « Il était une fois un Gentilhomme qui épousa en secondes noces une femme, la plus hautaine et la plus fière qu’on eût jamais vue. Elle avait deux filles de son humeur, et qui lui ressemblaient en toutes choses. Le Mari avait de son côté une jeune fille, mais d’une douceur et d’une bonté sans exemple ; elle tenait cela de sa Mère, qui était la meilleure personne du monde. Les noces ne furent pas plus tôt faites, que la Belle-mère fit éclater sa mauvaise humeur ; elle ne put souffrir les bonnes qualités de cette jeune enfant, qui rendaient ses filles encore plus haïssables. Elle la chargea des plus viles occupations de la Maison […]325 ».

Le motif thématique qui occupe le premier plan dans ces deux situations initiales est très

similaire. Les deux conteurs focalisent sur le fait que l’héroïne a perdu sa mère et qu’elle est

détestée par sa belle-mère. Hohr souligne que cette représentation d’une haine explicite

témoigne d’un réalisme social très cruel qui est caractéristique du monde du conte de fées.326

Comme les versions du Chat botté, les deux versions du conte de Cendrillon représentent le

même type de conte de fées. Comme nous venons de dire dans l’exposé sur le conte du Chat

botté, Murphy met l’accent sur la subdivision de la huitième fonction de Propp. Il existe donc

deux types de contes de fées, à savoir le conte de fées où la huitième fonction est occupée par

un manque et le conte de fée où cette fonction est occupée par un méfait. Murphy suppose que

le conte de Cendrillon constitue le conte stéréotype du premier type, à savoir le conte qui

évolue autour d’un manque. En effet dès la situation initiale, les deux versions de Cendrillon

de Basile et Perrault évoluent autour d’un manque que l’héroïne se fait signifier par sa belle-

mère.327 Les deux contes présentent dans la situation initiale une jeune fille qui est maltraitée

par sa belle-mère. Les deux versions commencent donc toutes les deux par l’indication du

manque de respect et égalité que nous considérons comme le manque principal du conte.

Outre cette importante convergence, il existe aussi des points au sein de cette situation initiale

où les deux versions du conte diffèrent les unes des autres. D’abord nous sommes forcée à

constater qu’il existe quelques importantes différences entre les deux contes en ce qui

concerne la deuxième fonction de Propp, à savoir l’interdiction. D’abord la raison de

l’interdiction n’est pas indiquée très clairement dans toutes les deux versions. Etant donné que

Perrault fait littéralement mention de la jalousie de la belle-mère, nous pouvons constater que

le conteur français désigne plus explicitement que son prédécesseur italien la raison de

l’interdiction. En plus de cette première différence, il existe encore une deuxième différence

entre les contes en ce qui concerne la fonction de l’interdiction. En analysant le Chat botté,

                                                                                                                         324 Giambattista Basile, op.cit., p. 77. 325  Charles Perrault, op.cit., p. 93.  326 Hansjorg Hohr, op.cit., p. 92.  327 Terence Patrick Murphy, op.cit., p. 59-62.  

Page 83: Le dévoilement de l’origine italienne du conte de fées

   

83  

nous avons observé que le manque est le plus souvent l’objet de l’interdiction que l’héroïne se

fait signifier. Où le conte du Chat botté met en scène une interdiction qui consiste à enlever au

héros la possibilité d’assurer sa propre subsistance, l’interdiction stéréotype du conte de

Cendrillon consiste à enlever à l’héroïne la possibilité d’avoir une vie somptueuse. Chez

Perrault nous pouvons nettement observer une telle interdiction dès la situation initiale

puisqu’il souligne, dès le début de l’histoire, que l’héroïne est chargée des plus viles

occupations de la maison. Basile, en revanche, ne présente pas dès le début de son cunto une

telle interdiction complète. Il met en scène une belle-mère qui déteste sa belle-fille mais

l’héroïne n’est pas encore condamnée à faire le ménage, en revanche, elle peut encore jouir

d’une vie somptueuse puisqu’elle dispose même d’une gouvernante de premier choix. Perrault

reprend donc de Basile le motif thématique de la haine profonde de la belle-mère contre

l’héroïne mais il présente déjà dès la situation initiale un manque total et donc une interdiction

complète. Basile reporte ce perfectionnement du manque et de l’interdiction à un moment

plus tardif du conte. Cette différence entre le conte italien et la version française va de paire

avec une différence concernant les actants présentés dans la situation initiale. Où Basile met

en scène un père, une belle-mère, une fille et une gouvernante, Perrault reprend ces

personnages avec la différence qu’il élimine la gouvernante et qu’il ajoute deux demi-sœurs.

En faisant intervenir le personnage de la gouvernante, Basile introduit une scène qui reste

absolument absente chez son successeur français. Perrault élimine cette scène de sorte que le

lecteur se trouve immédiatement confronté au thème principal de l’histoire, à savoir la

mauvaise relation entre la fille et sa belle-mère. Chez Basile, la scène de la gouvernante

précède le thème principal de son conte. Il présente une héroïne qui se confie à sa gouvernante

en se plaignant de sa belle-mère, qui la déteste. Ensuite la gouvernante la conseille

d’assassiner sa belle-mère et de convaincre son père d’épouser la gouvernante de sorte qu’elle

deviendra la belle-mère de l’héroïne. Aussitôt dit, aussitôt fait mais la gouvernante, qui avait

promis de traiter l’héroïne comme une princesse, rompt rapidement après le mariage sa

promesse et elle se montre une diablesse avec six filles qu’elle avait tenues cachées jusque-là.

Après cette scène, l’héroïne de Basile subit le même sort que Cendrillon chez Perrault en étant

envoyée à la cuisine. En nuançant notre première observation que Basile n’indique pas la

raison de l’interdiction que l’héroïne se fait signifier, nous sommes forcée à constater que

l’héroïne du conteur italien semble être punie de son crime. Basile met en scène une héroïne

qui commet un meurtre de sorte qu’il est obligé de présenter une punition moralement

Page 84: Le dévoilement de l’origine italienne du conte de fées

   

84  

appropriée. Bettelheim souligne que cette perte de la vie somptueuse n’est pas une peine

moralement acceptable.328 Hohr suit cette opinion de Bettelheim mais il ajoute que Basile

veut attribuer avec cette scène un message moral à son conte. Le conteur italien nous fournit

une héroïne qui cherche à trouver une solution pour son problème en essayant de remplacer sa

mère biologique. En nous présentant l’échec de ce plan, Basile nous fournit le message moral

qu’il ne faut pas chercher la solution auprès du remplacement de la mère.329 Où Basile nous

présente donc une complexe scène avec un meurtre et une punition pour justifier

l’interdiction, Perrault simplifie cette histoire en nous fournissant une simple raison de la

haine de la belle-mère, à savoir la jalousie. Il existe donc une différence entre la version

italienne et la version française puisque Perrault met immédiatement en scène le destin

malheureux de l’héroïne tandis que Basile laisse intervenir d’abord une scène qui introduit le

thème principal du conte. Cette différence est reflétée par les noms des héroïnes dans les deux

versions du conte. Chez Basile l’héroïne de la situation initiale s’appelle Zezolla, elle est

détestée par sa belle-mère mais elle a encore une vie somptueuse. C’est seulement après le

mariage de son père et la gouvernante que Zezolla reçoit une position inférieure dans la

maison. Ce changement de position va de pair avec un changement de nom puisque dès ce

moment l’héroïne ne s’appelle plus Zezolla mais la Chatte des Cendres. En perdant son nom,

l’héroïne semble perdre un peu son identité. Il n’existe pas d’évolution équivalente chez

Perrault où l’héroïne est appelée Cendrillon dès le début du conte, un nom qu’elle reçoit de

ses demi-sœurs qui veulent indiquer que leur demi-sœur est une fille sans identité et sans

sens.330 L’héroïne de Perrault s’appelle donc Cendrillon dès la situation initiale ce qui semble

logique puisque l’héroïne occupe une position inférieure par rapport à sa famille dès le début

de l’histoire.

 La situation initiale de Basile est donc plus complexe que celle de Perrault. Basile semble

avoir dédoublé le personnage de la belle-mère en présentant deux mariages et donc deux

marâtres. Il présente une scène de plus et ainsi il reporte le perfectionnement du manque et de

l’interdiction à un moment plus tardif dans le conte. Perrault simplifie le conte de Basile en

éliminant cette scène et il accentue dès le début de l’histoire le thème principal du conte, à

savoir le manque comme objet de l’interdiction que Cendrillon se fait signifier. En appliquant

l’analyse discursive de Heidmann et Adam à ce constat thématique, il faut remarquer que

Perrault semble adapter son conte au règle classique de la simplification qui dominait la                                                                                                                          328 Bruno Bettelheim, op.cit., p. 306. 329 Hansjorg Hohr, op.cit., p. 92-93.  330 Timothy C. Murray, op.cit., p. 1286-1287.

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85  

culture du classicisme du dix-septième siècle. De plus nous pouvons expliquer cette

différence importante entre le cunto de Basile et le conte de Perrault par la décision du

conteur napolitain de faire prévaloir les contes qui évoluent autour du thème de la restauration

et d’éliminer les contes qui évoluent autour le thème de l’évolution. Nous avons vu que Basile

répond aux exigences de son public noble en écrivant principalement des contes qui

présentent des héros et héroïnes riches qui perdent leur statut prestigieux et qui regagnent leur

haute position à la fin du conte. Ainsi Basile écrit une version du conte de Cendrillon où la

héroïne sait restaurer sa position prestigieuse tandis que les versions plus modernes du conte,

comme celle de Perrault, sont des contes de fées qui évoluent autour du thème de l’évolution

en présentant une héroïne malheureuse dès le début du conte qui réussit à convertir son destin

malheureux à la fin du conte.

 Nous passons maintenant à la deuxième scène du conte. Cette scène suit la situation initiale et

comprend les mêmes éléments dans les deux versions du conte. La seule différence concerne

l’ordre de mise en scène de ces éléments puisque Perrault les représente de nouveau dans un

ordre simplifié par rapport à la version de son prédécesseur italien. Dans toutes les deux

versions du conte la deuxième scène concerne la rencontre avec la fée et la représentation du

deuxième manque, c’est-à-dire celui de vêtements somptueux. Perrault reprend ces deux

motifs thématiques de Basile mais il utilise un autre ordre pour présenter ces éléments. Chez

Basile, Zezolla rencontre déjà très tôt dans le conte une représentante de la fée. Elle rencontre

la colombe des fées déjà immédiatement après le mariage de son père et la gouvernante et

donc avant que la marâtre commence à maltraiter Zezolla. Cette colombe lui donne le conseil

suivant:

 « Quand tu auras envie de quelque chose, demande la à la colombe des fées, dans l’Île de Sardaigne, et tu seras aussitôt exaucée331».

Aussitôt dit, aussitôt fait et quand la belle-mère commence à maltraiter Zezolla elle se

souvient du conseil de la colombe. Le père de Zezolla part pour la Sardaigne et demande à

chacune de ses belles-filles et à Zezolla ce qu’elles désiraient qu’il leur rapporte à son retour.

Les demi-sœurs de Zezolla demandent des choses précieuses comme des vêtements

somptueux et des garnitures pour les cheveux tandis que Zezolla ne demande aucun objet

somptueux. Elle demande simplement si son père peut demander à la colombe des fées si les

fées peuvent l’envoyer quelque chose. En Sardaigne, le père de Zezolla rencontre les fées et

                                                                                                                         331 Giambattista Basile, op.cit., p. 78.

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reçoit d’une belle jeune fée une datte, une binette, un petit seau d’or et un linge de soie et le

conseil que le premier don doit être planté et que les autres servirent à soigner la plante. Le

père remet ces dons à Zezolla et ainsi le premier don est mis à la disposition de l’héroïne.

Nous pouvons donc considérer ce moment comme la réalisation de la treizième fonction, à

savoir la réception de l’objet magique où l’auxiliaire magique. Ensuite Zezolla s’occupe de la

datte et « [Cette] datte [produit] un datier de la taille d’une femme et il en [sort] une fée qui lui dit: « Que désires-tu ? ». Zezolla lui [répond] que, parfois, elle [désire] sortir de la maison, mais elle voulait que ses sœurs ne l’apprissent point. La fée réplique : « Chaque fois que tu le désirais, approche-toi du pot et dis : O mon datier doré/ Avec la binette d’or je t’ai biné/ Avec le petit seau d’or t’ai arrosé/ Avec le linge de soie t’ai essuyé/ Dépouille-toi, et habille-moi ! Quand tu voudras te dévêtir, change le dernier vers et dis : « dépouille-moi et habille-toi !332 ».

La vraie rencontre avec la fée se situe donc après la réception de l’auxiliaire magique. C’est

seulement après cette rencontre que l’héroïne fait mention de son deuxième manque, c’est-à-

dire la possibilité de s’habiller somptueusement et de sortir de la maison sans que ses demi-

sœurs le sachent. La jeune fée lui donne une possibilité de réparer son manque et quand le

jour de la fête arrive, Zezolla fait ce que la fée lui a dit et elle se voit immédiatement habillée

comme une reine. Cette réception des vêtements de grande valeur constitue donc la réception

du deuxième don et donc la réparation du manque secondaire.

Bien que la vraie rencontre avec la fée se situe après la réception de la datte, nous devons

constater que Basile présente la fée déjà très tôt dans l’histoire par l’intervention de la

colombe et le père. En outre Basile a dédoublé la treizième fonction en présentant deux dons,

à savoir la datte et les vêtements.

Si nous comparons entre eux cette version italienne du conte et la version de Perrault nous

devons de nouveau constater que Perrault a simplifié un peu les choses en éliminant le

dédoublement de la treizième fonction. Le conteur français simplifie le cunto de son

prédécesseur en mettant en scène une seule rencontre avec la fée et un seul don, à savoir les

vêtements somptueux. Comme chez Basile, l’héroïne de Perrault fait seulement mention de

son deuxième manque après la rencontre avec la fée qui concerne de nouveau la possibilité de

s’habiller de façon somptueuse et d’aller au bal. Nous pouvons donc constater qu’aussi bien

l’héroïne de Basile que celle de Perrault voient réparées leur manque au jour de la fête.

Cependant l’héroïne de Basile rencontre sa fée déjà avant ce jour tandis que l’héroïne de

                                                                                                                         332 Giambattista Basile, op.cit., p. 79.

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Perrault ne rencontre sa fée qu’au jour de la fête. Timothy C. Murray met l’accent sur le fait

que Marc Sorriano et Michel Serres ont souligné que l’héroïne de Perrault reçoit son don

selon un procédé très logique. Ils ont analysé la scène où la marraine prépare Cendrillon pour

aller au bal et ils ont indiqué qu’il existe toujours une correspondance claire et logique entre

les objets utilisés et les résultats de la métamorphose. La marraine utilise par exemple six

souris gris pour les transformés en « six chevaux, d’un beau gris de souris pommelé »333 et elle

transforme un rat avec une « maîtresse barbe »334, en un charretier « qui avait une des plus belles

moustaches qu’on ait jamais vues »335. Sorriano et Serres soulignent l’avantage de ce procédé

logique puisqu’en utilisant cette méthode métaphorique, Perrault rend plus crédible les

formules magiques de la fée.336

Dans toutes les deux versions, l’héroïne reçoit donc un don ou deux dons de sa fée. Mais tout

comme le conte du Chat botté, ce conte de Cendrillon semble omettre la douzième fonction, à

savoir le moment où l’héroïne subit une épreuve qui la prépare à recevoir un don. Dans le

conte de fées stéréotype cette épreuve précède toujours la réception du don mais à première

vue cette fonction semble être absolument absente dans les deux versions du conte. Nous

pourrions admettre qu’aussi bien l’héroïne de Basile que celle de Perrault doivent faire des

efforts avant qu’elles reçoivent leurs dons. Zezolla doit prouver qu’elle dispose d’une bonne

nature en prenant soin de la datte. Cendrillon doit aider sa marraine à réaliser le don puisque

« [la marraine] lui dit: « Va dans le jardin et apporte-moi une citrouille. » […] [et] elle dit à Cendrillon

de lever un peu la trappe de la souricière […]. Ensuite elle lui dit: « Va dans le jardin, tu y trouveras

six lézards derrière l’arrosoir, apporte les-moi »337. De plus, la marraine de Perrault ajoute la

condition que Cendrillon doit être une bonne fille.338 Mais en prenant en considération ces

efforts et cette condition nous ne pouvons pas les analyser comme de vraies épreuves. Chez

Basile l’héroïne commet même un meurtre mais au lieu d’être vraiment punie, elle rencontre

la colombe. Cette représentante des fées l’informe de la possibilité de demander aux fées tout

ce qu’elle veut. En outre elle reçoit la datte des fées sans qu’elle fasse le moindre effort, elle

doit le demander simplement. Chez Perrault nous retrouvons le même motif thématique

puisque l’héroïne doit simplement pleurer un peu et prononcer les mots « je voudrais bien…je

                                                                                                                         333 Charles Perrault, op.cit., p. 96. 334 Ibid. 335 Ibid.  336 Timothy C. Murray, op.cit., p. 1287. 337 Charles Perrault, op.cit., p. 96. 338 Ibid.

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voudrais bien… »339 et elle reçoit tout un équipage de sa marraine pour aller au bal. A première

vue, les deux conteurs ont donc tous les deux omis la fonction de l’épreuve qui précède

normalement la réception du don.

Dans les deux versions la deuxième scène concerne donc la rencontre avec la fée,

l’introduction du deuxième manque et la réparation de ce manque concernant le changement

de l’apparence de l’héroïne. Ainsi nous pouvons considérer cette réparation du manque

comme le début de la vingt-neuvième fonction, à savoir la transfiguration où l’héroïne reçoit

une nouvelle apparence.

La scène suivante concerne dans tous les deux contes la fête ou bien le bal et donc la

rencontre avec le prince. Chez Basile c’est le roi et chez Perrault le fils du roi qui donnent un

bal en invitant toutes les personnes importantes. Les demi-sœurs de l’héroïne vont toutes

parées au bal ce qui accentue encore une fois la position inférieure de l’héroïne puisqu’elle ne

peut pas aller. A ce moment, la fée intervient et transforme l’héroïne de sorte qu’elle peut

également aller au bal mais où Basile met en scène trois bals, Perrault simplifie de nouveau

les choses en réduisant le nombre des bals à deux. Murray attribue cette simplification

appliquée par l’académicien à un procédé très spécifique de Perrault d’utiliser l’effet du

miroir pour rendre plus court et plus simplifié son récit. Il met en scène deux bals mais

seulement le premier est raconté d’une façon détaillée et pas seulement par Cendrillon mais

aussi par les deux demi-sœurs. Au deuxième bal Perrault ne décrit pas de nouveau

l’atmosphère de la fête mais il focalise sur la scène concernant la perte de la pantoufle de

verre. Il semble donc que le conteur français donne la préférence à un récit simplifié sans trop

de répétitions.340 Cette observation de Murray confirme notre constat que Perrault adapte le

conte de Basile au règle classique de la simplification.

En analysant de façon détaillée la relation entre la fée et l’héroïne, nous avons observé qu’il

existe également une différence importante entre le cunto de Basile et le conte de Perrault.

Cette relation est beaucoup plus indirecte chez Basile que chez Perrault. En suivant le conseil

de la fée, Zezolla chante chaque fois la chanson magique de sorte qu’elle subit un changement

d’apparence, il n’existe donc plus de contact directe entre elle et la fée. Ici Perrault ne suit pas

son prédécesseur et fait intervenir chaque fois la fée de sorte qu’il existe une relation plus

directe entre elle et l’héroïne. En outre Perrault ajoute une condition posée par la fée qui est

                                                                                                                         339 Charles Perrault, op.cit., p. 95. 340 Timothy C. Murray, op.cit., p. 1279.

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89  

absolument absente chez Basile, à savoir la condition que Cendrillon doit être rentrée avant

qu’il sonne minuit. Après minuit les vêtements et le carrosse prendront leur première forme.

Bettelheim suppose que nous pouvons comparer cette condition à l’exigence d’un père qui

demande à sa fille de ne retourner pas trop tard parce qu’autrement il a peur pour les

conséquences.341 Par rapport au conte de son prédécesseur, Perrault met donc en scène une fée

beaucoup plus active et dominante qui contrôle les actes de Cendrillon. Cette différence entre

les contes du conteur italien et de l’académicien nous force à constater qu’il existe une

différence similaire concernant la relation entre l’héroïne et le roi/ le prince. Entre le roi et

Zezolla existe également une relation plus indirecte qu’entre le prince et Cendrillon. Chez

Basile le roi rencontre Zezolla au bal et il est attiré par sa beauté. Il ordonne à son serviteur de

la suivre, de sorte qu’il peut savoir où elle habite. Chaque fois Zezolla sait distraire le

serviteur en lui jetant des monnaies d’or, des perles et des bijoux. Chaque fois le roi se fâche

contre le serviteur puisqu’il ne s’intéresse pas à ces richesses, il veut simplement trouver la

fille. La troisième fois que le serviteur suit Zezolla, elle perd une de ses mules et le serviteur

la porte au roi qui décide d’organiser une fête publique et un banquet de sorte qu’il peut

trouver la propriétaire de la mule. Chez Perrault Cendrillon rencontre également le prince au

bal et il est également attiré par sa beauté mais c’est par la condition de la fée que Cendrillon

perd sa pantoufle de verre puisqu’elle oublie ce que sa marraine lui avait recommandé. Elle

entend déjà le premier coup de minuit de sorte qu’elle doit se dépêcher d’aller à sa maison et

ainsi elle perd sa pantoufle. Cette fois c’est le prince-même et pas un serviteur qui suit

Cendrillon, qui trouve la pantoufle et qui annonce publiquement qu’il épouserait la

propriétaire de la pantoufle. Cette différence entre le cunto de Basile et le conte de Perrault est

indiquée par Paul Delarue dans sa liste folkloristique d’éléments du conte. Il fait une

subdivision entre deux possibilités, la pantoufle est soit ramassée par le prince, soit portée au

prince.342 Perrault et Basile présentent donc respectivement le premier et le deuxième motif

thématique.

La liste de motifs thématiques de Delarue indique que la dernière scène du conte de

Cendrillon constitue la preuve et le mariage. Le prince, ou le roi dans le conte de Basile, fait

essayer la pantoufle à toutes les jeunes filles du royaume et annonce d’épouser la fille qui

réussit à la mettre.343 Le roi de Basile organise ainsi un quatrième bal en invitant toutes les

                                                                                                                         341 Bruno Bettelheim, op.cit., p. 331. 342 Paul Delaure et Marie-Louise Ténèze, op.cit., p. 249. 343 Ibid., p. 249.

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90  

femmes du pays mais il ne trouve « aucun pied qui pût s’enfiler dans ce joli fourreau »344. Le roi se

trouve donc forcé à organiser un cinquième bal en incitant les invités à amener chaque fille.

Le père de Zezolla dit qu’il a encore une fille mais qu’elle est « une pauvre gueuse de rien du

tout, qui ne mérite pas de s’asseoir à [la] table [du roi] »345. Le roi répond qu’il doit l’amener et au

jour du cinquième bal, il voit immédiatement que Zezolla est l’objet de tous ses désirs, bien

qu’elle porte encore des haillons. Le roi fait commencer l’épreuve de la mule. Cette mule

s’adapte parfaitement au pied de Zezolla de sorte que le roi « la fit asseoir sous le baldaquin

royal, la couronna et ordonna qu’on la salue et qu’on l’honore comme une reine »346. Basile ne fait

pas explicitement mention d’un mariage mais nous pouvons déduire du couronnement que

Zezolla est devenue la femme du roi. L’épreuve de la mule peut être considérée comme

l’épreuve du conte de sorte que nous devons nuancer notre observation qu’il n’existerait pas

une vraie épreuve dans le conte de Basile. L’épreuve de la mule constitue le test que l’héroïne

doit subir avant qu’elle puisse recevoir son don, à savoir le mariage avec le roi et l’obtention

de la position sociale de reine. Ce don, à savoir le fait que le roi ordonne d’honorer Zezolla

comme une reine, constitue la réparation du manque principal du conte, à savoir le manque de

respect et de richesse. Nous pouvons donc constater que la fin du conte de Basile nous fournit

une structure stéréotype comparable au conte de fées stéréotype avec un manque, une épreuve

et un don qui répare le manque. Perrault reprend cette structure stéréotype de son

prédécesseur italien en ajoutant quelques petites modifications. Le prince de Perrault

n’organise pas un troisième bal mais il fait essayer la pantoufle dans les maisons des femmes.

Ces femmes nous fournissent une première différence entre les contes des deux conteurs

puisque le roi de Basile fait essayer la mule à toutes les femmes, « nobles et roturières, riches et

misérables, jeunes et vieilles, belles et laides »347. Perrault ne reprend pas ce motif thématique de

son prédécesseur, au contraire, il met en scène un prince qui « [commence] à [essayer la

pantoufle] aux Princesses, ensuite aux Duchesses, et à toute la Cour »348. Perrault montre donc que

l’aristocratie et la noblesse sont plus importantes que le peuple ce qui semble logique dans

l’époque de Louis XIV. Ensuite les sœurs de Cendrillon peuvent essayer la pantoufle mais

elles ne réussissent pas à la mettre. Cendrillon reconnait sa pantoufle et elle demande si elle

peut l’essayer. Ses demi-sœurs commencent à se moquer d’elle mais le gentilhomme qui

faisait l’essai de la pantoufle trouve que Cendrillon est belle et dit « qu’il avait ordre de […]

                                                                                                                         344 Giambattista Basile, op.cit., p. 81-82. 345 Ibid., p. 82. 346 Ibid. 347 Ibid., p. 81. 348 Charles Perrault, op.cit., p. 99.

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91  

essayer [la pantoufle] à toutes les filles »349. Cendrillon réussit à mettre la pantoufle sans peine et

elle est reconnue dès le moment qu’elle montre l’autre pantoufle et que sa marraine arrive et

transforme de nouveau ses haillons en des vêtements magnifiques. Ensuite « on […] mena

[Cendrillon] chez le jeune Prince, parée comme elle était : il la trouva encore plus belle que jamais, et

peu de jours après, il l’épousa »350. Nous pouvons donc constater que Perrault reprend de Basile

la structure du conte de fées stéréotype en nous présentant un manque, une épreuve et un don

qui répare le manque. Murray suppose que Perrault reflète cette structure déjà dans son titre

Cendrillon ou la petite Pantoufle de Verre. Selon Murray, cette juxtaposition reflète la

combinaison de deux narratives, à savoir le plot qui évolue autour de l’humiliation de

Cendrillon et le plot qui évolue autour du mariage avec le prince et l’obtention d’une haute

position à la cour. Le titre reflète donc l’opposition entre les deux mondes de Cendrillon, celui

au milieu des cendres et celui à la cour. Dans son titre, Perrault présente donc déjà la

conversion du destin malheureux de Cendrillon ou bien la réparation de son manque.351

Murray ajoute que la scène de la perte de la pantoufle de verre reflète parfaitement le titre du

conte. Cendrillon doit retourner du bal et ses vêtements somptueux sont transformés en

haillons. La seule chose qui reste est la pantoufle de verre qu’elle n’a pas perdue. Elle se

trouve donc de nouveau au milieu des cendres avec une seule pantoufle de verre que nous

pouvons considérer comme une référence à la vie de la cour. Ce résidu des vêtements

somptueux indique parfaitement que Cendrillon mérite une vie à la cour. Cette situation

représente donc la réparation du manque de respect en nous fournissant le passage de la vie

dans la cuisine à la vie de la cour, ou bien le passage d’une situation d’humiliation à

l’obtention de respect et richesse.352

 Contrairement au cunto de Basile, Perrault ajoute encore une scène à la fin du conte.

L’académicien présente les deux demi-sœurs de Cendrillon qui se jettent aux pieds de

Cendrillon pour lui demander « pardon de tous les mauvais traitements qu’elles lui avaient fait

souffrir »353. Cendrillon pardonne les deux sœurs de sorte que Perrault souligne qu’elle est

« aussi bonne que belle [puisqu’elle fait] loger ses deux sœurs au Palais, et les [marie] dès le jour

même à deux grands Seigneurs de la Cour »354. En analysant la fin du conte de Basile, nous

sommes forcée à constater que Perrault n’a pas repris le thème de Basile concernant le destin

                                                                                                                         349 Charles Perrault, op.cit., p. 100. 350 Ibid. 351 Timothy C. Murray, op.cit., p. 1286. 352 Ibid., p. 1289. 353 Charles Perrault, op.cit., p. 100. 354 Ibid.

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92  

des deux sœurs. Là où Perrault met en scène le destin heureux des deux demi-sœurs de

Cendrillon, Basile ne nous fournit aucun indice sur leur destin. Le conteur italien ne présente

pas deux sœurs qui demandent pardon, elles regardent simplement le couronnement de

Zezolla « qui leur crevait le cœur et leur révulsait l’estomac [et elles retournent] sans piper mot vers

la maison de leur mère »355. Où chez Basile la jalousie et la haine continuent à occuper le cœur

des deux sœurs, Perrault met en scène deux sœurs qui se repentissent de leur comportement

après qu’elles ont compris que Cendrillon est « la belle personne qu’elles avaient vue au bal »356.

Murray souligne que les deux sœurs saisissent maintenant qu’elles dépendent de Cendrillon et

qu’elles sont inférieures par rapport à leur demi-sœur. Il focalise sur les désirs des deux sœurs

qui occupent le premier plan dès le début du conte, à savoir leur volonté d’obtenir une

position sociale plus haute à la cour. La première fois que le lecteur se trouve confronté à ces

désirs des sœurs est constituée par le moment où elles donnent des noms à l’héroïne. L’une

l’appelle « Cucendron » et l’autre choisit un nom un peu moins méchant, à savoir

« Cendrillon ». Murray cite Claude Lévi-Strauss pour indiquer la signification de ces noms.

Strauss a analysé la signification du procédé de l’attribution de noms en soulignant qu’un nom

peut indiquer soit la provenance sociale du propriétaire du nom soit l’opinion subjective de

celui qui donne le nom.357 Dans cette optique, Murray analyse les deux noms du conte de

Perrault. Il suppose que le premier nom, à savoir Cucendron, indique la classe sociale de

l’héroïne. Avec ce nom, les sœurs identifient la classe à laquelle l’héroïne appartient en

soulignant qu’elle n’appartient pas à la famille. De plus ce nom malhonnête indique la haine

des sœurs par rapport à leur demi-sœur, par rapport aux bonnes qualités de l’héroïne. Avec ce

nom elles présentent également leur haine par rapport à la basse classe à laquelle leur demi-

sœur appartient selon eux. Le deuxième nom, à savoir Cendrillon, est moins méchant et

reflète le désir des deux sœurs d’appartenir à une classe sociale plus haute. Pour eux,

Cendrillon est le symbole d’une vie à la cour et c’est la raison pour laquelle le titre de Perrault

présente une juxtaposition entre Cendrillon et la petite pantoufle de verre. En assimilant

Cendrillon à la pantoufle, Cendrillon est devenu une représentante de la vie à la cour puisque

la pantoufle est une représentante de cette vie courtoise.358 Murray suppose qu’on peut

comprendre le nom Cendrillon comme « cendres-y-ont ».359 Selon lui, les sœurs savent

inconsciemment qu’elles appartiennent à la classe qu’elles attribuent à Cendrillon, que ce sont

                                                                                                                         355 Giambattista Basile, op.cit., p. 82. 356 Charles Perrault, op.cit., p. 100. 357 Timothy C. Murray, op.cit., p. 1291-1292. 358 Ibid., p. 1294. 359 Ibid., p. 1292.

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93  

elles-mêmes qui vivent au milieu des cendres et que Cendrillon est supérieure à eux. Elles

savent qu’elles dépendent de Cendrillon pour pouvoir atteindre une position sociale plus

haute. Dans le conte, cette conscience des sœurs entre parfois en scène. Les sœurs montrent

parfois leur dépendance mais elles la repoussent toujours en faisant prévaloir la haine contre

cette dépendance. Ainsi alternent donc les deux noms « Cendrillon » et « Cucendron ».

Murray donne un exemple pertinent de cette alternation. Il analyse la scène où les sœurs se

préparent pour aller au bal et où « elles appelèrent Cendrillon pour lui demander son avis »360. En

utilisant le nom « Cendrillon », les sœurs montrent donc qu’elles dépendent de leur demi-

sœur mais elles rejettent immédiatement cette dépendance en faisant prévaloir leur haine par

rapport à l’héroïne. Après avoir appelé Cendrillon, elles prennent conscience de leur

dépendance et elles remplacent cette dépendance par leur haine, elles remplacent donc le nom

de Cendrillon par le nom de Cucendron en se moquant de leur demi-sœur:361

« En les coiffant, elles lui disaient : « Cendrillon, serais-tu bien aise d’aller au Bal ? – Hélas, Mesdemoiselles, vous vous moquez de moi, ce n’est pas là ce qu’il me faut. – Tu as raison, on rirait bien si on voyait un Cucendron aller au Bal362 ».

Murray ajoute encore un deuxième exemple de cette alternance. Quand les sœurs retournent

du premier bal, Cendrillon demande à mademoiselle Javotte si elle peut prêter son habit jaune

pour aller au bal. Murray suppose qu’un tel échange de vêtements signifierait un sentiment de

compassion réciproque et de parenté entre les trois sœurs. Les deux demi-sœurs de Cendrillon

semblent remarquer le risque d’un tel échange qui pourrait révéler leur vraie nature, à savoir

leur parenté à Cendrillon.363 Le prince pourrait saisir qu’elles n’appartiennent pas à une haute

classe sociale mais qu’elles vivent au milieu des cendres, tout comme Cendrillon. C’est la

raison pour laquelle elles rejettent nettement ce signe de parenté en reprenant le nom de

Cucendron:

« Prêtez votre habit à un vilain Cucendron comme cela : il faudrait que je fusse bien folle364 ».

Le conte nous fournit donc quelques moments où les deux sœurs prennent conscience de leur

dépendance de Cendrillon mais elles la rejettent chaque fois puisqu’elles ne veulent pas

admettre qu’elles appartiennent aux cendres. C’est seulement à la fin de l’histoire qu’elles ne

peuvent plus nier leur vraie nature en voyant Cendrillon qui réussit à mettre la pantoufle de

                                                                                                                         360 Charles Perrault, op.cit., p. 95. 361 Timothy C. Murray, op.cit., p. 1292. 362 Charles Perrault, op.cit., p. 95. 363 Timothy C. Murray, op.cit., p. 1293. 364 Charles Perrault, op.cit., p. 98.

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verre. Maintenant Perrault met en scène la culmination de la position supérieure de Cendrillon

en nous présentant deux sœurs qui admettent leur dépendance en se jetant aux pieds de

Cendrillon. Murray suppose que les sœurs reconnaissent maintenant la signification du nom

de Cendrillon, qu’elles ont donné à leur demi-sœur. Dès ce moment elles savent que ce nom

reflète leurs désirs d’obtenir une position plus haute dans la société. Elles comprennent

maintenant qu’elles ne peuvent pas échapper à leur héritage de mauvaise humeur et qu’elles

dépendent de Cendrillon pour pouvoir obtenir une vie à la cour.365

 En ce qui concerne l’intrigue générale du conte, nous pouvons donc conclure que Perrault

nous fournit une version beaucoup plus simplifiée que le cunto de Basile. Mais la théorie de

Murray nous force à nuancer cette observation puisque Perrault rend très complexe sont conte

en ajoutant deux noms qui rendent très compliquée la relation entre l’héroïne et ses deux

demi-sœurs.

4.2.3.2.2. La moralité  Tout comme le conte du Chat botté, le conte de Cendrillon de Perrault nous fournit deux

messages morals qui constituent une importante innovation par rapport aux cunti de ses

prédécesseurs. Comme nous venons d’expliquer, cette tendance de Perrault d’ajouter des

instructions moralisantes à ses contes de fées n’est pas totalement innovante. Canepa suppose

que Basile avait déjà la tendance postmoderne à ajouter des « messages » ouverts et

ambivalents à ses contes.366 Comme le conte de Cagliuso, l’histoire de la Gatta Cenerentola

nous fournit une sorte de moralité:  

 « A ce spectacle qui leur crevait le cœur et leur révulsait l’estomac, les sœurs, étouffant de rage, s’en retournèrent sans piper mot vers la maison de leur mère et durent admettre bon gré mal gré que fol qui veut jouter avecque les étoiles 367».

Basile semble ajouter à son conte le message qu’il ne faut pas disputer avec le destin. La

gouvernante et ses filles doivent accepter qu’elles ne puissent pas atteindre une position

sociale plus haute et qu’il soit juste que Zezolla occupe bien cette haute position à la cour. De

nouveau nous pouvons observer que cette moralité de Basile n’est pas autant complexe et

approfondie que les moralités de Perrault. Ce conte de Cendrillon confirme donc notre constat

que l’académicien trouve de l’inspiration auprès des instructions moralisantes de son                                                                                                                          365 Timothy C. Murray, op.cit., p. 1293. 366 Nancy L. Canepa, «From the Baroque to the Postmodern: Notes on a Translation from Giambattista Basile’s the Tale of Tales», op.cit., p. 264. 367 Giambattista Basile, op.cit., p. 82.

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prédécesseur mais qu’il suit son style moderne en rendant ses moralités plus complexes et

cachées. Murray souligne que Perrault est le parrain du lecteur en lui fournissant des

instructions et des indices pour trouver le sens caché du conte. Comme nous avons déjà vu, le

titre constitue un tel indice et nous verrons que ces deux moralités aident également le lecteur

à lire entre les lignes et à trouver le sens caché du conte de Cendrillon.368

 Tout comme les moralités du conte du Chat botté, les instructions morales de Cendrillon

seront analysées d’une façon détaillée en les appliquant au contexte historique selon

l’approche discursive de Heidmann et Adam. Nous voulons partir de la première des deux

moralités que Perrault a ajoutées à son conte de Cendrillon:  

 « La beauté pour le sexe est un rare trésor, de l’admirer jamais on ne se lasse ; mais ce qu’on nomme bonne grâce est sans prix, et vaut mieux encore. C’est ce qu’à Cendrillon fit avoir sa Marraine, en la dressant, en l’instruisant, tant et si bien qu’elle en fit une Reine ; (Car ainsi sur ce conte on va moralisant.) Belles, ce don vaut mieux que d’être bien coiffées, pour engager un cœur, pour en venir à bout, la bonne grâce est le vrai don des Fées; sans elle on ne peut rien, avec elle, on peut tout 369».

De nouveau il faut lire très attentivement cette instruction de Perrault pour trouver le sens

caché puisque cette moralité est autant ironique que les messages morals du Chat botté. Selon

cette moralité, on peut atteindre une position plus haute dans la société en utilisant la bonne

grâce. La beauté est importante mais la bonne grâce l’est encore plus. Cette moralité est très

ironique puisque le contenu du conte la contredit. A la fin du conte Cendrillon obtient son

don, à savoir le prince, seulement parce qu’elle est belle. De plus le prince n’a jamais vu

Cendrillon dans ses haillons, c’est seulement après sa transfiguration qu’elle est menée au

prince. Dans cette optique, Parsons suppose que Perrault donne un message patriarcal à son

conte. Il confirme l’opposition traditionnelle entre l’homme intelligent et fort d’une part et la

femme belle et dépendante d’autre part. Perrault répond ainsi aux exigences de la littérature

traditionnelle du canon en mettant en scène une héroïne belle et passive qui peut épouser un

prince grâce à sa beauté.370 En outre, cette moralité reflète de nouveau l’importance des

apparences à la cour de Louis XIV. Le prince ne voit jamais les haillons de Cendrillon

puisque la marraine transforme Cendrillon avant qu’elle soit menée au prince. Cette scène du

conte nous force à constater que le prince n’accepterait pas une jeune fille mal vêtue. Ceci

confirme l’importance des apparences à la cour de Louis XIV puisque le Roi-Soleil n’aurait

jamais accepté une fille ordinaire à sa cour. Tout comme les moralités ajoutées au conte du                                                                                                                          368 Timothy C. Murray, op.cit., p. 1295. 369 Charles Perrault, op.cit., p. 101. 370 Linda T. Parsons, op.cit., p. 144.

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96  

Chat botté, cette moralité critique donc de nouveau le comportement de la noblesse à la cour

de Louis XIV.

La deuxième moralité reflète encore mieux le contexte socio-historique de Perrault:

« C’est sans doute un grand avantage, d’avoir de l’esprit, du courage, de la naissance, du bon sens, et d’autres semblables talents, qu’on reçoit du Ciel en partage ; mais vous aurez beau les avoir, pour votre avancement ce seront choses vaines, si vous n’avez, pour les faire valoir, ou des parrains ou des marraines371».

Cette moralité constitue une dénonciation politique. Perrault explique qu’il ne faut pas avoir

de l’esprit, de la beauté, de la bonne grâce, etcetera, il faut avoir le support de Louis XIV pour

obtenir du pouvoir. Les parrains et les marraines sont des représentants de Louis XIV qui

donne le pouvoir à celui qu’il veut. Tout comme les moralités ajoutées au conte du Chat botté,

les instructions morales du conte de Cendrillon critiquent donc le contexte historique de la

cour de Louis XIV. De nouveau, Perrault critique la cour de Louis XIV mais c’est dangereux

et impossible de critiquer Louis XIV publiquement. C’est la raison pour laquelle Perrault

cache cette critique toujours entre les lignes des contes et des moralités.

4.2.3.3. Analyse formelle des personae dramatis Après cet exposé sur les moralités du conte de Cendrillon, nous proposons de diriger notre

analyse vers l’analyse des actants de l’histoire. Tout comme l’analyse des personnages du

conte du Chat botté nous essayons d’analyser les actants de Cendrillon par le biais de

l’approche folkloristique. Nous voulons donc analyser les rôles et les fonctions des

personnages et nous sommes désireuse de savoir quelle explication discursive nous pourrions

appliquer à ce modèle d’analyse « universalisant ». En appliquant le modèle des sept

personnages-type du conte de fées de Vladimir Propp aux actants de nos contes nous pouvons

chercher à trouver une réponse à la question principale de notre exposé. Nous voudrions donc

analyser plus en profondeur le rôle de notre héroïne et nous chercherons à trouver une réponse

à la question de savoir si elle remplit la fonction de victime ou celle de manipulatrice.

4.2.3.3.1. Le père de l’héroïne

Avant que nous passions à l’analyse de la fonction de l’héroïne du conte, nous voulons

analyser les autres personnages. Nous commençons par le rôle du père de Cendrillon. Basile                                                                                                                          371 Charles Perrault, op.cit., p. 101.

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met en scène « un prince qui était veuf et qui avait une fille qu’il chérissait tant qu’il ne voyait que

par ses yeux »372. Ce prince s’est remarié avec une méchante femme qui déteste la fille de son

mari. Après la mort de cette femme, le père se remarie avec la gouvernante de Zezolla qui

« travailla tant son mari qu’il se prit d’affection pour ses belles-filles »373. Hohr souligne la faiblesse

du père de Zezolla puisqu’il se fait si facilement manipuler par sa femme.374 Perrault reprend

ce motif thématique de Basile mais il n’exprime pas tellement explicite l’affection du père

pour sa fille. En analysant le conte de Perrault, Murray suppose que le père entre, avec ce

mariage, dans une famille matriarcale et qu’il perd ainsi tous ses droits d’autorité puisque « sa

femme le gouvernait entièrement »375. Les deux filles de la femme reprennent ce comportement

dominant de sorte que la famille est régie par la dominance féminine. Murray cite de nouveau

Lévi-Strauss qui explique une telle structure matriarcale :

« [une telle structure matriarcale] ne reconnaît aucun lien social de parenté entre un enfant et son père ; et dans le clan de sa femme – dont ses enfants font partie – il est lui-même un ‘visiteur’, un ‘homme-du-dehors’ ou un ‘étranger’376 ».

Murray applique cette description de Lévi-Strauss au conte de Perrault où le père de

Cendrillon se montre très faible par rapport à sa femme. Perrault a repris ce thème de Basile

qui met également en scène un père qui est témoin de l’humiliation de sa fille. Les deux

conteurs présentent donc deux pères qui ce comportent d’une façon similaire mais Perrault

rend encore plus explicite la faiblesse du père en soulignant qu’il est entièrement gouverné

par sa femme. En cherchant d’autres différences entre les deux pères de Basile et de Perrault,

nous sommes forcée à constater que le conteur italien met en scène un père beaucoup plus

actif que le père de l’académicien. Où Perrault fait disparaître le père immédiatement après le

début du conte, Basile lui accorde un rôle plus important. Le père de Basile fonctionne

comme l’intermédiaire entre la fée et Zezolla en emportant le dattier de la fée de la Sardaigne.

De plus il prend un rôle actif à la fin du conte où il ridiculise sa fille quand le roi lui demande

de faire essayer la mule à toutes les femmes et donc aussi à Zezolla. Perrault reprend cette

scène mais il remplace le père par les deux sœurs qui se moquent de Cendrillon quand elle

propose d’essayer la pantoufle. Nous pouvons donc constater qu’aussi bien Basile que

Perrault mettent en scène un père faible et dominé par sa femme mais que Basile nous fournit

un père beaucoup plus actif et méchant que Perrault. En appliquant ce constat à l’approche                                                                                                                          372 Giambattista Basile, op.cit., p. 77. 373 Ibid., p. 78. 374 Hansjorg Hohr, op.cit., p. 92. 375 Charles Perrault, op.cit., p. 94. 376 Claude Lévi-Strauss, Les Structures Élémentaires de la Parenté, p. 120; citation trouvée dans Timothy C. Murray, op.cit., p. 1280.

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98  

discursive de Heidmann et Adam, nous pouvons expliquer cette présentation de l’homme

faible au style postmoderne de Basile et donc à sa tendance de se moquer de la haute tradition

littéraire. Tout comme l’héros du conte du Chat botté, le père de Zezolla nous fournit l’image

d’un homme dominé par le pouvoir féminin. Ainsi Basile ridiculise la haute culture et

l’opposition littéraire traditionnelle entre l’homme fort et la femme faible.

4.2.3.3.2. La fée Nous proposons de passer maintenant à l’analyse du deuxième personnage, à savoir la

marraine ou bien la fée. D’abord nous sommes forcée à constater que cet être magique remplit

dans les deux contes la fonction du donateur. Murray souligne que la marraine de Perrault

constitue le remplacement de la mère biologique de Cendrillon puisque la marraine du dix-

septième siècle avait la tâche de s’occuper de son filleul et de le protéger. Il ajoute une preuve

textuelle de son constat puisque la belle-mère disparaît dans le conte dès le moment que la

marraine entre en scène.377 En cherchant la source de ce motif thématique dans le conte de

Basile nous avons observé que la marâtre du conteur italien disparaît également dès le

moment que le père remet le dattier à Zezolla. Il semble donc que l’académicien ait repris ce

thème de son prédécesseur italien. En plus de cette convergence nous avons observé une

différence concernant le comportement des deux êtres magiques. Comme nous venons de

dire, la marraine de Perrault remplit une fonction beaucoup plus active que la fée de Basile, ce

qui explique pourquoi la relation entre la fée et Zezolla est beaucoup moins directe que la

relation entre la marraine et Cendrillon. La deuxième moralité de Perrault semble expliquer sa

décision d’accorder plus de dominance à la fée que son prédécesseur. Nous avons vu que cette

moralité reflète parfaitement le contexte socio-historique de la cour de Louis XIV où ce sont

les hommes puissants qui dominent la vie des hommes ordinaires. La marraine de Cendrillon

fait partie des parrains et des marraines dont on a besoin pour l’avancement. Elle est donc la

représentante de Louis XIV et c’est la raison pour laquelle elle contrôle la vie de Cendrillon

puisque c’est le Roi-Soleil qui domine les vies des gens et qui donne du pouvoir à celui qu’il

veut. Dans cette optique, Murray ajoute encore une observation intéressante concernant

l’héroïne du conte de Perrault. Selon lui, Cendrillon remplit également la fonction de

marraine. Murray indique que le texte de Perrault fournit des preuves explicites pour son

constat et il explique sa théorie à partir de la scène suivante:378

                                                                                                                         377 Timothy C. Murray, op.cit., p. 1282. 378 Ibid., p. 1288.

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99  

« Je vais voir, dit Cendrillon, s’il n’y a point quelque rat dans la ratière, nous en ferons un Cocher. – Tu as raison, dit sa Marraine, va voir. » Cendrillon lui apporta la ratière, où il y avait trois gros rats. La Fée en prit un d’entre les trois […]379 ».

Nous pouvons remarquer que la marraine est en train de transformer Cendrillon en une

princesse quand Cendrillon lui donne un conseil. Murray accentue le fait que Perrault réfère à

la marraine avec un pronom possessif avant le conseil de Cendrillon et qu’il remplace le

pronom possessif par un article défini après ce conseil. En remplaçant sa marraine par la fée,

Perrault confirme selon Murray que Cendrillon subit l’identité de marraine. Il ajoute que la

marraine confirme également cette identité en disant « tu as raison ».380 Cette observation de

Murray semble expliquer pourquoi les deux sœurs dépendent de leur demi-sœur. C’est grâce à

l’aide de Cendrillon que les deux sœurs sont données en mariage à deux grands seigneurs et

qu’elles obtiennent une position à la cour. Ceci nous fait revenir à la deuxième moralité de

Perrault. Ce sont seulement les représentants de Louis XIV qui peuvent accorder une telle

position à la cour, à savoir les parrains et les marraines. C’est la raison pour laquelle

Cendrillon subit la fonction de marraine puisque cette identité justifie son comportement par

rapport à ses demi-sœurs et sa capacité de pouvoir les donner une position à la cour.

4.2.3.3.3. La belle-mère et les demi-sœurs Nous passons maintenant à l’analyse de la belle-mère et des demi-sœurs de l’héroïne. Nous

avons opté pour une combinaison de ces personnages puisqu’ils remplissent tous la fonction

de l’agresseur. Comme nous l’avons déjà vu dans l’exposé sur le Chat botté, l’agresseur est

toujours le personnage qui cause le manque, qui interdit quelque chose à l’héroïne. Dans le

conte de Cendrillon, la chose qui manque à l’héroïne est le respect et la possibilité d’avoir une

vie somptueuse. Cette possibilité lui est enlevée par la belle-mère et les demi-sœurs. Comme

nous avons déjà vu, la belle-mère disparaît après la situation initiale mais Murray souligne

que les demi-sœurs restent et qu’elles peuvent être considérées comme les doubles de la belle-

mère.381 La première différence concerne le nombre des actants. Basile met en scène deux

belles-mères et six demi-sœurs. Perrault simplifie le conte de son prédécesseur en nous

fournissant une seule belle-mère et deux demi-sœurs. Nous avons déjà vu que nous pouvons

attribuer cette différence à la règle classique de la simplification qui domine la culture du dix-

septième siècle de Perrault.

                                                                                                                         379 Charles Perrault, op.cit., p. 96. 380 Timothy C. Murray, op.cit., p. 1288-1289. 381 Ibid., p. 1283.

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100  

En ce qui concerne l’identité des demi-sœurs, nous devons remarquer que les deux conteurs

ne mettent pas en scène des vraies sœurs mais des demi-sœurs. Bettelheim suppose qu’un

grand nombre de contes de fées présentent des demi-sœurs au lieu de vraies sœurs. En ce qui

concerne le conte de fées de Cendrillon, Bettelheim ajoute qu’il semble logique d’utiliser des

demi-sœurs parce qu’il est plus croyable qu’il se nait de la haine entre des demi-sœurs

qu’entre des vraies sœurs.382 Nous avons déjà vu que les demi-sœurs de Basile occupent un

rôle beaucoup moins actifs que les demi-sœurs de Perrault. Là où les demi-sœurs de Basile ne

prennent jamais la parole, Perrault met en scène des demi-sœurs qui ridiculise toujours

Cendrillon et qui lui interdisent d’aller au bal. Bettelheim a analysé le comportement des

demi-sœurs dans le conte de Basile et il souligne qu’aussi bien le conte de Basile que la

version chinoise du conte ne mettent pas explicitement en scène l’humiliation de Cendrillon.

Le seul indice d’humiliation se situe au début du conte où l’héroïne est envoyée à la cuisine et

obligée de porter des haillons. Après cette situation initiale du conte, la belle-mère et les

demi-sœurs adoptent un rôle passif et on ne retrouve plus des indices d’humiliation.

Bettelheim indique même que la belle-mère et les demi-sœurs de ces contes italien et chinois

n’interdissent pas explicitement à l’héroïne d’aller au bal. La jalousie entre les demi-sœurs et

l’héroïne n’occupe donc pas le même rôle principal dans ces versions du conte que dans les

contes plus récents de Perrault et des frères Grimm. Ces contes plus récents mettent en scène

une forte haine et jalousie entre les demi-sœurs et l’héroïne et les demi-sœurs ridiculisent

toujours l’héroïne. Ceci explique pourquoi ces contes présentent souvent une punition sévère

à la fin du conte. Bettelheim ajoute qu’il est frappant de remarquer que cette punition

concerne presque toujours seulement les demi-sœurs et pas la belle-mère de sorte que

l’humiliation réalisée par la belle-mère par rapport à l’héroïne semble être justifiée. Les

contes récents ne donnent pas la raison de cette justification mais Bettelheim souligne que

nous pouvons trouver cette justification dans le conte de Basile où l’héroïne commet un

meurtre de sorte qu’elle mérite une punition.383

4.2.3.3.4. L’héroïne  Après cet exposé sur les personnages moins principaux, nous proposons de passer à l’analyse

du personnage protagoniste de notre conte, à savoir l’héroïne. Perrault a repris le motif

thématique de son prédécesseur en présentant une jeune fille qui se fait signifier une

                                                                                                                         382 Bruno Bettelheim, op.cit., p. 296. 383 Ibid., p. 309.

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101  

interdiction, qui se fait enlever la possibilité d’avoir une vie somptueuse. En général, les deux

conteurs mettent donc en scène une intrigue similaire mais il existe beaucoup de différences

entre les deux héroïnes des deux contes.

 D’abord Bettelheim souligne que le motif de l’enfant qui assassine sa mère ou sa belle-mère

est très rare. La plupart des transcriptions du conte de Cendrillon ne reprennent pas ce motif

du meurtre. Comme la version de Perrault, presque toutes les variantes de ce conte mettent en

scène une héroïne vertueuse et innocente. Basile nous fournit une héroïne moins innocente

puisque Zezolla commet un meurtre. Bettelheim ajoute qu’il connait un autre conte, à savoir

La mala matrè, qui met en scène deux enfants qui assassinent leur mère méchante sous le

conseil de leur gouvernante. Ces enfants demandent à leur père d’épouser la gouvernante, tout

comme Zezolla dans le cunto de Basile. Comme le conte de Basile, cette histoire sur la mère

méchante trouve son origine dans le sud d’Italie et Bettelheim souligne qu’il est probable que

ce conte était le modèle pour celui de Basile.384 Il ajoute que Basile a écrit une variante du

conte de Cendrillon où l’héroïne est responsable pour son propre destin malheureux. Ce

destin est la suite de son crime tandis que les autres versions du conte mettent en scène une

héroïne qui est totalement innocente et qui ne fait rien pour mériter l’humiliation.385

 Nous avons déjà analysé la première différence concernant le moment où l’héroïne subit son

manque. Où Basile met en scène une héroïne qui perd sa vie somptueuse seulement après la

première scène du conte, Perrault reporte ce moment au début du conte. Comme nous venons

de dire, cette différence est reflétée par les noms des héroïnes. L’héroïne de Basile s’appelle

Zezolla au début de l’histoire et elle perd son nom, et donc son identité, seulement après la

situation initiale du conte. L’héroïne de Perrault n’a jamais un nom et une identité puisqu’elle

s’appelle Cendrillon dès le début de l’histoire. Cette différence entre le cunto italien et le

conte français nous dirige vers une deuxième observation puisque nous avons constaté que

Zezolla est beaucoup plus active et dominante que Cendrillon. Basile met en scène une

héroïne qui prend l’initiative de changer son propre destin. En effet c’est Zezolla qui commet

un meurtre, qui demande à son père d’aller chercher la fée et qui chante la chanson magique.

Elle n’accepte pas aveuglement son destin malheureux puisqu’elle « se plaignit à sa gouvernante

des mauvais traitements que sa marâtre lui infligeait »386. Le conteur italien présente une héroïne

qui se montre indépendante et qui prend souvent la parole, par exemple quand elle dit à sa

                                                                                                                         384 Bruno Bettelheim, op.cit., p. 306. 385 Ibid., p. 307. 386 Giambattista Basile, op.cit., p. 77.

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gouvernante « pardonne-moi si je te coupe la parole. Je sais que tu m’aimes, donc, chut, n’en dis pas

plus : enseigne-moi ce que je dois faire, je n’ais pas ta science ; écris, moi je signerai »387.  Perrault ne reprend pas cette héroïne active. Parsons souligne que l’académicien nous fournit

une fille passive qui semble incapable d’agir et de changer son destin malheureux. Elle

indique que Cendrillon accepte l’humiliation et qu’elle se sacrifie continuellement sans se

plaindre. Quand son travail est fini, Cendrillon retourne volontairement aux cendres, elle

donne des conseils à ses demi-sœurs et elle offre même de coiffer leurs cheveux. Ce sacrifice

atteint son point culminant à la fin du conte quand Cendrillon décide de pardonner les deux

sœurs et de les donner en mariage à deux grands seigneurs de la cour.388 Parsons ajoute que

l’héroïne de Perrault n’est pas seulement incapable d’agir mais aussi de parler. Quand la

marraine arrive, Cendrillon n’arrive pas à exprimer ses désirs:389

« Sa Marraine, qui la vit toute en pleurs, lui demanda ce qu’elle avait. « Je voudrais bien… je voudrais bien… » Elle pleurait si fort qu’elle ne put achever. Sa Marraine, qui était Fée, lui dit : Tu voudrais bien aller au Bal, n’est-ce pas390 ? »

La marraine contrôle la vie et donc le destin de Cendrillon. Elle ordonne Cendrillon de lui

donner des souris, un rat et une citrouille. De plus elle habille Cendrillon, elle décide quand

Cendrillon doit retourner du bal et c’est cette condition qui cause la perte de la pantoufle.

C’est donc la marraine qui domine la vie de Cendrillon de sorte que nous pouvons observer

que l’héroïne de Perrault constitue un objet passif sans propre volonté et voix.391 Perrault ne

reprend donc pas le thème italien de la fille active qui cherche à changer son propre destin et

qui utilise sa voix pour atteindre son but. Bien que les deux contes soient similaires

concernant l’intrigue générale, les deux conteurs nous offrent donc deux images de

comportement féminin totalement différentes. Basile met en scène une fille active et agissante

tandis que Perrault présente une fille passive qui accepte son destin malheureux. Parsons

applique l’approche discursive de Heidmann et Adam pour expliquer la différence thématique

entre le conte de Perrault et celui des frères Grimm. Nous proposons d’adapter ce procédé

puisque le conte des frères Grimm semble présenter une héroïne similaire à celle de Basile.

D’abord Parsons indique l’importance du contexte historique. Elle souligne qu’il faut toujours

étudier le contexte dans lequel s’inscrit un texte pour pouvoir le comprendre puisqu’un auteur

                                                                                                                         387 Giambattista Basile, op.cit., p. 77. 388 Linda T. Parsons, op.cit., p. 144-145. 389 Ibid., p. 144. 390 Charles Perrault, op.cit., p. 95. 391 Linda T. Parsons, op.cit., p. 144.

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doit toujours travailler au sein de son propre contexte historique pour rendre croyable son

œuvre.392 Nous avons déjà vu qu’elle suppose que les contes de fées sont des documents

historiques qui reflètent les normes et la culture d’une certaine époque donnée.393 Elle utilise

donc la même méthode d’analyse que Heidmann et Adam et c’est la raison pour laquelle nous

voulons adopter son procédé pour expliquer l’importante différence thématique entre Zezolla

de Basile et Cendrillon de Perrault. Les contes de fées nous offrent une idéologie, une façon

de regarder au monde en nous imposant leurs messages.394 Les contes de fées que nous

connaissons aujourd’hui proviennent de la tradition patriarcale et ne reflètent pas notre culture

moderne. Les contes qui s’inscrivent dans le contexte du canon littéraire traditionnel nous

fournissent une opposition démodée entre l’homme et la femme. Le canon traditionnel

présente la femme comme un être faible, passif et dépendant qui se sacrifie volontairement.

Les hommes, en revanche, sont considérés comme actifs, puissants, intelligents et dominants.

Pour la femme, c’est la beauté qui compte. Dans les contes de fées avec une protagoniste

féminine, le donateur aide l’héroïne la plupart du temps en lui donnant de la beauté. Les

contes de fées qui mettent en scène un protagoniste masculin présentent toujours un donateur

qui lui fournit de la force, du courage et de la connaissance. Parsons souligne que les contes

qui s’inscrivent dans ce contexte canonique ne trouvent pas leur origine auprès des contes

originels puisque ces contes n’étaient pas tellement patriarcaux, au contraire, ils essayaient de

rompre cette opposition traditionnelle.395 En considérant nos deux versions du conte de fée de

Cendrillon, nous pouvons observer que Perrault se réunit autour des contes provenant du

contexte du canon traditionnel. En revanche, le cunto de Basile semble plutôt appartenir aux

contes originels qui cherchent à contredire ce canon. En effet, la moralité de Perrault nous a

déjà montré que son conte nous offre un message idéologique conformément au canon

patriarcal en présentant une héroïne passive qui réussit à convertir son destin malheureux

grâce à la beauté. La marraine de Cendrillon l’aide en lui donnant de la beauté et c’est

seulement grâce à cette beauté que Cendrillon est choisie par le prince. A la fin du conte, le

gentilhomme qui fait l’épreuve de la pantoufle, voit que Cendrillon réussit à mettre la

pantoufle de verre mais avant que Cendrillon soit menée chez le prince, la marraine

transforme ses haillons en vêtements somptueux. Parsons suppose que Cendrillon ne serait

pas bien accueillie en portant ses haillons, elle doit être belle avant qu’elle puisse épouser un

                                                                                                                         392 Linda T. Parsons, op.cit., p. 141. 393 Ibid., p. 137. 394 Ibid., p. 135. 395 Ibid., p. 137.

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prince.396 Perrault donne à son lecteur donc le message canonique que la femme passive et

belle sera toujours récompensée.397 Chez Basile, nous observons aussi un donateur qui donne

de la beauté à l’héroïne mais l’héroïne est beaucoup moins passive que la femme de la

tradition canonique. De plus le roi sait que Zezolla est l’objet de ses désirs quand elle porte

encore ses haillons de sorte que nous pouvons constater que ce n’est pas seulement la beauté

qui compte pour Basile. Mais il faut remarquer que Perrault met également en scène des

femmes puissantes et actives, comme la belle-mère, les deux demi-sœurs et la fée. Ces

personnages féminins semblent donc contraster avec le message canonique du conte de

Perrault. Mais Parsons explique l’apparition de ces femmes puissantes dans le conte de

Perrault en soulignant que les contes canoniques mettent en scène des femmes puissantes sous

la condition qu’elles sont laides ou surnaturelles.398 Ceci explique donc la raison pour laquelle

Perrault applique l’agir féminin à une belle-mère et des demi-sœurs laides et à une fée

surnaturelle. Nous pouvons donc constater que Basile donne un message moins canonique

que Perrault. Là où Basile répond à son style postmoderne en contredisant la littérature

traditionnelle et en présentant une vision plus matriarcale du monde, Perrault adapte le conte

italien aux exigences du canon traditionnel pour pouvoir amuser son public aristocratique de

la cour.

Outre cette différence importante entre les deux héroïnes de Basile et Perrault, il existe aussi

une convergence entre ces deux protagonistes. Hohr suppose que l’héroïne de Basile subit une

double fonction, celle de victime et celle de manipulatrice. Zezolla est la victime de la haine

de sa belle-mère, de la faiblesse de son père et des ambitions sociales de sa gouvernante. Mais

elle n’est pas seulement une victime innocente, elle est aussi une manipulatrice qui persuade

sa gouvernante et qui manipule son père de sorte qu’il épouse une femme au-dessous de ses

moyens.399 Le texte même de Basile reflète cet acte de manipulation puisque Zezolla « exécuta

point par point le conseil de sa gouvernante, puis commença à pincer les cordes du cœur paternel pour

qu’il l’épouse […] [elle] tira tant du plat de l’épée qu’elle finit par toucher de la pointe, et, vaincu, [le

père] céda aux discours de Zezolla et prit pour femme Carmosina »400. Hohr ajoute que cette

manipulation de Zezolla éclaircit encore une fois la faiblesse de son père.401 De plus Zezolla

menace son père quand elle lui demande d’aller chercher la colombe des fées à l’île de la

                                                                                                                         396 Linda T. Parsons, op.cit., p. 144. 397 Ibid., p. 137. 398 Ibid., p. 137-138. 399 Hansjorg Hohr, op.cit., p. 92. 400 Giambattista Basile, op.cit., p. 78. 401 Hansjorg Hohr, op.cit., p. 92.

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105  

Sardaigne pour que cette colombe leur demande de lui envoyer quelque chose. Elle ajoute

qu’il ne peut pas l’oublier :

« […] si tu oublies, puisses-tu ne plus pouvoir faire un pas, ni en avant, ni en arrière. Rappelle-toi ce que je t’ai dit, ton sort est entre tes mains402 ».

Le message du conte de Basile semble justifier le comportement manipulateur de Zezolla

puisque le conteur italien met en scène une héroïne qui contredit l’image canonique de la

femme faible et passive. La fille de Basile prend l’initiative de convertir son destin

malheureux et il semble logique qu’elle utilise aussi de la manipulation pour atteindre son but.

Selon cette observation, le conte de Perrault ne devrait pas présenter une héroïne tellement

manipulatrice puisque l’académicien a donné un message canonique à son conte en présentant

une héroïne passive. Mais le conte de Perrault contredit cette supposition puisque le conteur

français met en scène une héroïne qui manipule sa marraine. Cendrillon pleure, de sorte que

sa marraine a pitié d’elle et qu’elle reçoit de la fée des vêtements somptueux pour aller au bal.

Un moment plus tardif du conte nous offre une scène très significative :

« […] les deux sœurs heurtèrent à la porte ; Cendrillon leur alla ouvrir . « Que vous êtes longtemps à revenir ! » leur dit-elle en bâillant, en se frottant les yeux, et en s’étendant comme si elle n’eût fait que de se réveiller […] « Si tue étais venue au Bal, lui dit une de ses sœurs, tu ne t’y serais pas ennuyée : il y est venu la plus belle Princesse […]. Cendrillon sourit et leur dit : « Elle était donc bien belle ? Mon Dieu, que vous êtes heureuses, ne pourrais-je point la voir ? Hélas ! Mademoiselle Javotte, prêtez-moi votre habit jeune que vous mettez tous les jours. – Vraiment, dit Mademoiselle Javotte, je suis de cet avis ! Prêter votre habit à un vilain Cucendron comme cela : il faudrait que je fusse bien folle. » Cendrillon s’attendait bien à ce refus, et elle en fut bien aise, car elle aurait été grandement embarrassée si sa sœur eût bien voulu lui prêter son habit403 ».

A première vue, Cendrillon est donc une victime naïve de sa belle-mère et de ses demi-sœurs

mais cette scène montre qu’elle est une bonne actrice et une manipulatrice. Elle manipule ses

deux demi-sœurs en faisant semblant qu’elle dormait tandis que le lecteur sait qu’elle est allée

au bal. De plus elle prétend de vouloir prêter la robe de sa demi-sœur mais seulement parce

qu’elle sait que Javotte refusera de prêter son habit. Autrement Cendrillon aurait été

grandement embarrassée d’aller au bal ce qui montre qu’elle est devenue très hautaine et

qu’elle méprise les habits de ses demi-sœurs. Elle préfère les vêtements somptueux de sa

marraine. Hohr suppose qu’il faut donc nuancer l’opposition de l’académicien entre la

méchanceté des demi-sœurs et la douceur de Cendrillon. Dès le début, Perrault met en scène

un clair contraste entre la belle-mère, « une femme, la plus hautaine et la plus fière qu’on eût                                                                                                                          402 Giambattista Basile, op.cit., p. 78. 403 Charles Perrault, op.cit., p. 98.

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jamais vue »404 et ses « deux filles de son humeur […] qui lui ressemblaient en toutes choses »405

d’une part et « une jeune fille, […] d’une douceur et d’une bonté sans exemple »406 d’autre part.

Hohr souligne qu’il se cache derrière cette façade de vertu bourgeoise une fille ordinaire qui

utilise de la manipulation pour obtenir son but. Mais il ajoute que ce comportement de

l’héroïne ne contredit pas la structure principalement patriarcale du récit de Perrault.407 Bien

que les deux héroïnes de Basile et Perrault appliquent toutes les deux de la manipulation pour

convertir leur destin malheureux, Zezolla le fait d’une façon beaucoup plus explicite que

Cendrillon. Cette observation permet de considérer comme possible la supposition de Hohr

que le comportement de Cendrillon ne mette pas en danger le message patriarcal de Perrault.

En suivant cette théorie de Hohr, nous pouvons donc conclure que l’héroïne de Basile montre

plus explicitement les caractéristiques d’une manipulatrice que l’héroïne de Perrault. En

cherchant une réponse à notre question de savoir si l’héroïne du conte de Cendrillon remplit

la fonction d’une victime ou celle d’une manipulatrice nous ne pouvons donc pas donner une

réponse univoque qui serait valable pour toutes les deux versions du conte. Le conte de Basile

nous présente une héroïne active et manipulatrice qui n’est pas tellement innocente que

l’héroïne de Perrault. Zezolla commet un meurtre et ce crime semble justifier son humiliation.

Perrault ne reprend pas ces motifs de son prédécesseur. Bien que sa héroïne manipule aussi sa

marraine et ses demi-sœurs, elle le fait d’une façon beaucoup plus implicite que Zezolla et

elle n’a rien fait pour mériter son destin malheureux. Perrault remplace l’héroïne active de

Basile par une héroïne passive et innocente, de sorte que nous pouvons constater que Zezolla

subit plutôt le rôle de manipulatrice que celui de victime, tandis que Cendrillon est plutôt une

victime qu’une manipulatrice. Comme nous venons de dire, cette différence entre les deux

versions du conte reflète la volonté des deux conteurs de donner deux messages différents à

leurs contes. Basile suit sa tendance postmoderne en ridiculisant la littérature traditionnelle du

canon tandis que Perrault adapte l’opposition traditionnelle et patriarcale entre l’homme et la

femme pour répondre aux exigences de l’aristocratie à la cour de Louis XIV.

4.2.3.4.Conclusion

Tout bien considéré, nous pouvons constater que les deux versions du conte de Cendrillon

présentent une intrigue approximativement similaire. Le cunto de Basile constitue pour nous

                                                                                                                         404 Charles Perrault, op.cit., p. 93. 405 Ibid. 406 Ibid.  407 Hansjorg Hohr, op.cit., p. 94.

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notre point de départ puisque cette version de l’histoire de Cendrillon est la première version

littéraire complète du conte. En comparant entre eux la version de Perrault et ce « modèle de

référence » de Basile, nous avons observé qu’il existe quelques grandes différences au sein de

la trame narrative du conte. Nous avons vu que le conte de Basile est un conte de fées qui

évolue autour du thème de la restauration en présentant une héroïne riche qui perd sa haute

position et qui réussit à convertir ce destin et à regagner sa position prestigieuse à la fin du

conte. Ainsi, Basile répond aux exigences de son public noble et littéraire qui ne pourrait pas

s’identifier avec une héroïne provenant d’une classe basse. Perrault transforme ce plot

féerique de Basile en le plot du conte de fées qui évolue autour du thème de l’évolution en

mettant en scène une héroïne malheureuse dès le début de l’histoire qui réussit à obtenir une

haute position à la fin du conte. Toutes les versions du conte de Cendrillon qui se basent sur

le conte de Perrault reprennent cette intrigue de l’académicien.

Les autres différences entre le conte de Basile et l’histoire de Perrault concernent la relation

entre la fée et l’héroïne, la relation entre l’héroïne et ses demi-sœurs, la complexité de la

situation initiale et la position de la fonction de l’interdiction. Perrault ajoute par exemple une

nouvelle scène finale qui est complètement absente chez Basile où Cendrillon pardonne ses

deux demi-sœurs. Outre ces différences concernant l’intrigue du conte, il existe aussi des

différences importantes en ce qui concerne les actants et leurs fonctions. Bien que les

fonctions du père, de la belle-mère et des demi-sœurs soient approximativement similaires

dans tous les deux contes, les deux conteurs diffèrent l’un de l’autre en ce qui concerne la

fonction attribuée à l’héroïne. Nous avons vu que cette différence nous fournit une réponse à

notre question centrale de savoir si l’héroïne du conte de Cendrillon remplit la fonction d’une

manipulatrice ou celle d’une victime. Là où Basile met en scène une manipulatrice active,

Perrault semble remplacer cette héroïne du conteur napolitain par une victime plus innocente

et passive.

 En ce qui concerne les moralités, le conte de Cendrillon présente une innovation moins

remarquable que le conte du Chat botté. Là où le conte du Chat botté met en évidence le

contraste entre le conte de Straparola et ceux de Basile et Perrault, le conte de Cendrillon

omet de présenter un tel contraste puisqu’aussi bien Basile que Perrault ont ajouté une

instruction moralisante à leur conte. Il faut bien nuancer cette observation puisque les

moralités de Perrault sont de nouveau plus cachées, plus complexes et donc plus modernes

que celles de Basile. Perrault prend donc de nouveau position comme le porte-parole des

Page 108: Le dévoilement de l’origine italienne du conte de fées

   

108  

Modernes au sein de la Querelle des Anciens et des Modernes. De plus le contenu de ces

instructions morales reflète de nouveau nettement l’époque de Perrault. Tout comme les

moralités ajoutées au conte du Chat botté, les messages moralisants de Cendrillon critiquent

les valeurs de la noblesse qui étaient sacrées à la cour de Louis XIV.

Toutes ces observations nous montrent donc de nouveau l’efficacité d’une combinaison des

deux méthodes d’analyse, à savoir la méthode folkloristique et celle discursive. La méthode

des folkloristes nous a aidé à trouver les différences entre les contes en ce qui concerne les

motifs thématiques et la méthode discursive nous a forcé à chercher la raison de cette

variation auprès du contexte socio-historique des deux conteurs.

Page 109: Le dévoilement de l’origine italienne du conte de fées

   

109  

5. Conclusion  Dans ce mémoire nous avons essayé de dévoiler le secret concernant l’origine du conte

littéraire français de Charles Perrault. Nous avons vu que cette origine concerne un des secrets

les mieux gardés de l’histoire du genre du conte de fées. Nous avons vu qu’il faut chercher la

clé de ce mystère auprès des conteurs italiens du seizième et dix-septième siècles puisque

« c’est plutôt du côté des Italiens Giovan Francesco Straparola et Giambattista Basile qu’il convient de

rechercher les origines du conte de fées littéraire en Europe » 408. Cette origine italienne des contes

de Perrault explique pourquoi nous avons décidé de faire une analyse comparative entre les

contes de Giovan Francesco Straparola, Giambattista Basile et Charles Perrault. Nous avons

analysé systématiquement deux contes de ces conteurs et nous avons vu quels éléments ont

survécu à l’évolution du conte de fées et par contre quels éléments sont disparus quelque part

en cours de route vers la version de Perrault. Avant de procéder à notre chapitre comparatif,

nous avons considéré les contextes historiques et culturels dans lesquels les trois conteurs

inscrivent leurs contes. Ainsi nous avons adapté l’approche discursive et comparative d’Ute

Heidmann et Jean-Michel Adam selon laquelle « les contes et nouvelles du XVIIe siècle

s’inscrivent […] dans un dialogue très complexe avec les textes et les genres des cultures anciennes et

modernes »409. Nous avons vu qu’ils rejettent l’approche folkloristique et universalisante de

Stith Thompson, Antti Aarne, Vladimir Propp, Paul Delarue et Marie-Louise Ténèze parce

que cette approche thématique empêche « les découvertes que l’on peut faire quand on replonge

[les] recueils dans le cadre socio-discursif de leur émergence historique et quand on prend au sérieux

leur nature de textes 410». Heidmann et Adam font prévaloir le concept de (re)configuration

générique et proposent ainsi une méthode d’analyse comparative, différentielle et « non

universalisante » 411 selon laquelle « les contes et nouvelles du XVIIe siècle français s’inscrivent

dans un dialogue intense avec d’autres genres et textes écrits en latin, italien, espagnol et français »412.

Ils mettent donc en évidence « le caractère fondamentalement interlinguistique, intertextuel et

interculturel des contes […] »413 et les contes de fées de Basile, Perrault, Lhéritier et d’Aulnoy

ne sont plus considérés comme de simples variantes des contes de fées précédents mais

comme des textes autonomes qui modifient les contes de fées précédents en les intégrant

« dans leurs propres sociolectes et pratiques discursives »414. Au lieu d’adapter une de ces deux

                                                                                                                         408 Olivier Piffault, op.cit., p. 66. 409 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 33. 410 Ibid., p. 20. 411 Ibid., p. 33. 412 Ibid., p. 20. 413 Ibid. 414 Ibid., p. 24.

Page 110: Le dévoilement de l’origine italienne du conte de fées

   

110  

approches pour notre analyse, nous avons opté pour une combinaison de la discipline

folkloristique et la discipline comparative et discursive. Nous avons donc comparé

thématiquement les contes italiens des seizième et dix-septième siècles aux contes français du

dix-septième siècle en cherchant la raison de la variation thématique auprès des contextes

socio-historiques des conteurs. Cette méthode nous a offert la possibilité de découvrir les

différentes versions de deux contes de fées répandus, à savoir les contes du Chat botté et de

Cendrillon. Nous avons vu que nous pouvons attribuer les différences thématiques entre les

versions italiennes de Straparola et Basile d’une part et la version française de Perrault d’autre

part à leurs contextes historiques et culturels différents. Les exigences de trois contextes et

publics différents entraînent des éléments de variation thématique par rapport au conte de fées

originel. Quant au conte du Chat botté, nous avons vu que Basile élimine surtout les signes de

la pauvreté urbaine qui caractérisent le héros de Straparola. Là où les lecteurs pauvres de

Straparola pouvaient s’identifier avec la pauvreté et la faim du héros, Basile doit adapter ce

conte de son prédécesseur aux exigences de son public noble et raffiné. Perrault reprend cette

élimination de la pauvreté urbaine en adaptant le conte des conteurs italiens au goût de son

public courtois de l’époque de Louis XIV. Mais en dépit de ces modifications, le conte du

Chat botté est et reste dans toutes les trois versions un texte masculin qui offre aux hommes

les moyens efficaces d’atteindre une position prestigieuse parmi les puissants. Cette

concordance s’étend au conte de Cendrillon puisqu’aussi bien Basile que Perrault mettent en

scène un texte féminin avec une héroïne qui montre aux lecteurs comment la femme doit se

comporter. Mais en dépit de cette concordance, les deux conteurs présentent deux messages

de comportement féminin totalement différent. Là où Basile nous fournit une héroïne active et

indépendante, Perrault remplace cette manipulatrice par une héroïne passive, dépendante et

innocente. Nous avons attribué cette différence aux styles différents des deux conteurs. En

mettant en scène une héroïne indépendante et manipulatrice, Basile suit sa tendance

postmoderne en ridiculisant l’opposition traditionnelle du canon littéraire patriarcal entre

l’homme fort et intelligent et la femme faible et dépendante. Perrault, par contre, met en scène

une héroïne qui répond aux exigences de cette tradition littéraire patriarcale de sorte qu’il peut

adapter le conte du conteur napolitain au goût de l’aristocratie à la cour de Louis XIV.

Ce mémoire révèle donc l’origine italienne du conte de fées littéraire français. Straparola peut

être considéré comme le père du conte de fées moderne en Europe occidental puisqu’il était le

premier d’écrire des contes de fées d’une façon cultivée en rendant ainsi ce genre acceptable

Page 111: Le dévoilement de l’origine italienne du conte de fées

   

111  

pour le public raffiné en Italie et plus tard aussi en France, en Allemagne et en Angleterre.415

Mais il faut nuancer cette observation puisque c’est Basile qui transforme le genre oral qui

n’avait pas déjà des référents canoniques, de sorte qu’il peut devenir un genre littéraire parmi

les autres genres du canon traditionnel. Le recueil de Basile signifie donc l’entrée du conte de

fées dans le canon autorisé de la littérature occidentale.416 Les successeurs de ces conteurs

italiens reprennent la plupart des plots féeriques italiens mais ils les adaptent aux exigences de

leur époque. Ainsi Perrault rend les contes italiens plus courtois et élégants de sorte que ces

récits pouvaient amuser les femmes des salons du dix-septième siècle.417 De plus il répond

aux exigences des Modernes au sein de la Querelle des Anciens et des Modernes en ajoutant

des moralités très complexes et ironiques aux contes des conteurs italiens.

 En conclusion nous devons apporter certaines nuances. D’abord il faut remarquer que nous

nous sommes limitée à l’analyse de deux contes de fées mais nous espérons cependant que

cette analyse est représentative afin d’avoir présenté les styles différents des trois conteurs en

question. En outre il faut souligner que l’évolution du genre du conte de fée ne se termine

jamais. Le conte de fées est et reste un genre réceptif à la récriture. Ainsi les contes de

Perrault constituent la source d’un grand nombre de reprises et récritures comme par exemple

la collection de contes des frères Grimm. De plus le genre du conte de fées trouve encore des

représentants au pays de provenance du genre, à savoir auprès de la collection de contes

d’Italo Calvino. Le conte de fées est et reste donc toujours un genre à la mode et les enfants

lisent les récritures des contes originels et « veulent avoir peur au même endroit, jubilent et

craignent à la fois quand le loup va dévorer la grand-mère, pleurent et compatissent quand le Petit

Poucet sème des cailloux, et désirent être Cendrillon parce que, comme tous les enfants, elle est

malheureuse, et que miraculeusement un prince charmant va venir pour mettre fin à ses tourments »418.  

 

 

 

 

                                                                                                                         415 Jack Zipes, of Cats and Men: Framing the civilizing Discourse of the Fairy Tale, op.cit., p. 177. 416 Nancy L. Canepa, Out of the Woods, the Origins of the literary Fairy Tale in Italy and France, op.cit., p. 42. 417 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, op.cit., p. 90. 418 Françoise Peille, « « Raconte-moi une Histoire » ou les Débuts de « mon » Langage », Journal de Pédiatrie et de Puériculture (Paris), 5, juin 1994, p. 265.

Page 112: Le dévoilement de l’origine italienne du conte de fées

   

112  

6. Bibliographie

6.1.Sources primaires  Charles Perrault, Contes, Paris, Gallimard, 1981, (édition présentée et annotée par Nathalie Froloff) (texte établi par Jean-Pierre Collinet). Charles Perrault, Contes (1691-1697), Paris, Librairie Générale Française, coll. Le Livre de Poche, 2006.   Giambattista Basile, Le Conte des Contes, Belval, Editions Circé, 2002 (traduction du napolitain de Françoise Decroisette). Giovan Francesco Straparola, le Piacevoli Notti, Roma, Salerno Editrice, 2000.

6.2.Sources secondaires

6.2.1. Ouvrages  Alain Corbin, 1515 et les grandes Dates de l’Histoire de France, Paris, le Seuil, 2005, p. 241.  Bruno Bettelheim, het Nut van Sprookjes, Cothen, Servire Uitgevers bv, 1993.

Catherine Magnien, « Introduction, Notices et notes », in Charles Perrault, Contes (1691-1697), Paris, Librairie Générale Française, coll. Le Livre de Poche, 2006.

Claude Lévi-Strauss, Les Structures Élémentaires de la Parenté, in Timothy C. Murray, « a marvelous Guide to an Anamorphosis : Cendrillon ou la petite Pantoufle de Verre », Comparative Literature (s.l.), 6, décembre 1976, p. 1276-1295. Emmanuelle Lézin, « Notes, questionnaires et dossier Bibliocollège », in Charles Perrault, Contes (1691-1697), Paris, Hachette, 1999, p. 98. Georges Duby, Histoire de la France, dynasties et revolutions de 1348 à 1852, Paris, Librairie Larousse, 1971. Jack Zipes, The Great fairy Tale Tradition from Straparola and Basile to the brothers Grimm, éd Jack Zipes, New York, W. W. Norton & Company, 2001. Louis Marin, Études Sémiologiques, Paris, Editions Klincksieck, 1971.

Michael Mallett, Politics and Society 1250-1600, in George Holmes, the Oxford illustrated History of Italy, Oxford, Oxford University Press, 1997, p. 57.

Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary Fairy Tale, Detroit, Wayne State University Press, 1999.

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113  

Nancy L. Canepa, Out of the Woods, the Origins of the literary Fairy Tale in Italy and France, Detroit, Wayne State University Press, 1997. Paul Delarue et Marie-Louise Tenèze, le Conte populaire français, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002.  Pierre Milza, Histoire de l’Italie, des Origines à nos Jours, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2005. Ruth Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2002.   Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales: a new History, New York, Excelsior Editions, 2009.   Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, Textualité et intertextualité des contes, Paris, Éditions classiques Garnier, 2010. Vladimir Propp, de Morfologie van het Toversprookje, Vormleer van een Genre, Utrecht, Uitgeverij Het Spectrum B.V., 1997. Xavier Darcos, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette Education, 1992.

6.2.2. Articles Claire-Lise Malarte, « Structure and Structural Components in “le Chat botté” », Folklore (s.l.), 1, 1985, p. 104-111. Claire-Lise Malarte-Feldman, « Perrault’s Contes, an irregular Pearl of Classical Literature », in Nancy L. Canepa, Out of the Woods, the Origins of the literary Fairy Tale in Italy and France, Detroit, Wayne State University Press, 1997 Françoise Peille, « « Raconte-moi une Histoire » ou les Débuts de « mon » Langage », Journal de Pédiatrie et de Puériculture (Paris), 5, juin 1994, p. 265-269. Hansjorg Hohr, « Dynamic aspects of Fairy Tales: social and emotional Competence through fairy tales », Scandinivian Journal of educational Research (s.l.), 44, 2000, p. 89-103. Jack Zipes, « of Cats and Men: Framing the civilizing Discourse of the Fairy Tale », in Nancy L. Canepa, Out of the Woods, the Origins of the literary Fairy Tale in Italy and France, Detroit, Wayne State University Press, 1997.  Jacqueline Ann Stark, « Content Analysis of the Fairy Tale Cinderella – A longitudinal single-case Study of narrative Production: “From rags to riches” », Aphasiology (Vienna), 24, 2010, p. 709-724. Linda T. Parsons, « Ella evolving: Cinderella Stories and the Construction of Gender-Appropriate Behavior », Children’s Literature in Education (s.l.), 35, juin 2004, p. 135-154.

Page 114: Le dévoilement de l’origine italienne du conte de fées

   

114  

Lori Baker-Sperry, « the Production of Meaning through Peer Interaction : Children and Walt Disney’s Cinderella », Sex Roles (s.l.), 56, 2007, p. 717-727. Nancy L. Canepa, « From Court to Forest. The literary Itineraries of Giambattista Basile», Italica, (s.l.), 3, automne 1994, p. 291-310. Nancy L. Canepa, «From the Baroque to the Postmodern: Notes on a Translation from Giambattista Basile’s the Tale of Tales», Marvels & Tales: Journal of Fairy-Tale Studies (Detroit), 2, 2002, p. 263-282. Nicolas V. Gaudin, « Etude sociocritique du “Chat botté” de Charles Perrault », The French Review (s.l.), 59, avril 1986, p. 701-708. Terence Patrick Murphy, « The pivotal eighth function and the pivotal fourth character: resolving two discrepancies in Vladimir Propp’s Morphology of the Folktale », Language and Literature (Los Angeles), 17, le 7 février 2008, p. 59-75. Timothy C. Murray, « a marvelous Guide to an Anamorphosis : Cendrillon ou la petite Pantoufle de Verre », Comparative Literature (s.l.), 6, décembre 1976, p. 1276-1295.

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Table des matières

Avant-propos.............................................................................................................................. 3

1. L’hypothèse ........................................................................................................................ 4

2. Chapitre introductif............................................................................................................ 5

2.1. Le conte de fées, un genre omniprésent..................................................................... 5

2.2. Les origines italiennes du conte de fées, le dévoilement d’un secret........................ 5

3. Chapitre historique et biographique.................................................................................. 7

3.1. L’Italie......................................................................................................................... 7

3.1.1. Le contexte historique ......................................................................................... 7

3.1.1.1. Venise ........................................................................................................... 8

3.1.1.2. Naples ......................................................................................................... 12

3.1.2. Le contexte culturel ........................................................................................... 13

3.1.3. Les conteurs italiens.......................................................................................... 16

3.1.3.1. Giovan Francesco Straparola, le début d’un nouveau genre .................. 16

3.1.3.2. Giambattista Basile, le courtisan errant.................................................... 21

3.1.3.2.1. La vie de Giambattista Basile ................................................................. 21

3.1.3.2.2. L’œuvre de Giambattista Basile.............................................................. 24

3.2. La France: la cour au dix-septième siècle............................................................... 26

3.2.1. Le contexte historique ....................................................................................... 26

3.2.2. Le contexte culturel ........................................................................................... 28

3.2.3. Charles Perrault ................................................................................................ 30

3.2.3.1. La vie de Charles Perrault ......................................................................... 30

3.2.3.2. L’œuvre de Charles Perrault ..................................................................... 32

4. Chapitre analytique et comparatif ................................................................................... 35

4.1. Introduction .............................................................................................................. 36

4.1.1. Le Piacevoli Notti .............................................................................................. 36

4.1.2. Lo Cunto de li Cunti.......................................................................................... 40

4.1.3. Les Histoires ou Contes du Temps passé.......................................................... 46

4.2. Les contes .................................................................................................................. 49

4.2.1. La méthode d’analyse........................................................................................ 49

4.2.2. Le Chat botté, le héros ou l’auxiliaire? ............................................................ 53

4.2.2.1. Introduction................................................................................................ 53

4.2.2.2. Analyse formelle de la trame narrative ..................................................... 54

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116  

4.2.2.2.1. L’intrigue................................................................................................. 54

4.2.2.2.2. La moralité .............................................................................................. 66

4.2.2.3. Analyse formelle des personae dramatis ................................................... 70

4.2.2.3.1. L’agresseur.............................................................................................. 70

4.2.2.3.2. La chatte/ le chat et le benjamin............................................................. 71

4.2.2.4. Conclusion.................................................................................................. 73

4.2.3. Cendrillon, Victime ou Manipulatrice?............................................................ 77

4.2.3.1. Introduction................................................................................................ 77

4.2.3.2. Analyse formelle de la trame narrative ..................................................... 81

4.2.3.2.1. L’intrigue................................................................................................. 81

4.2.3.2.2. La moralité .............................................................................................. 94

4.2.3.3. Analyse formelle des personae dramatis ................................................... 96

4.2.3.3.1. Le père de l’héroïne .................................................................................. 96

4.2.3.3.2. La fée......................................................................................................... 98

4.2.3.3.3. La belle-mère et les demi-sœurs ............................................................... 99

4.2.3.3.4. L’héroïne................................................................................................. 100

4.2.3.4. Conclusion................................................................................................ 106

5. Conclusion...................................................................................................................... 109

6. Bibliographie.................................................................................................................. 112

6.1. Sources primaires ................................................................................................... 112

6.2. Sources secondaires................................................................................................ 112

6.2.1. Ouvrages .......................................................................................................... 112

6.2.2. Articles ............................................................................................................. 113