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Faculteit Letteren en Wijsbegeerte
Master in de Taal- en Letterkunde
Afstudeerrichting : Frans – Italiaans
Academiejaar 2011-2012
Le dévoilement de l’origine italienne du conte de fées français
littéraire, une analyse comparative entre les contes de Giovan Francesco Straparola, Giambattista Basile et Charles Perrault.
Michelle Lambert 00601306 Promoter : Prof. Dr. J. Mainil
Verhandeling voorgelegd tot het behalen van de graad Master in de Taal- en Letterkunde : Frans-Italiaans
2
On m’a parlé d’une œuvre en dialecte qui serait le recueil de vieilles légendes napolitaines,
c’est tout à fait ce qu’il me faudrait. Et je tombe sur un ouvrage épais et lourd,
contenant les Contes de ma mère l’Oye: mon vieil ami le « Chat botté », « Barbe-bleue »,
presque tout le répertoire !
(Walter Scott, Journal, janvier 1832, après avoir découvert, par hasard, à Naples,
un recueil de contes de Basile)
3
Avant-propos Avant de vous initier au monde féerique du conte de fées, je dois remercier certaines personnes. D’abord je veux remercier mon promoteur, Professeur Jean Mainil. Je lui suis reconnaissante de sa disponibilité et de ses conseils et il était agréable de pouvoir jouir de sa connaissance profonde de l’univers enchanté du conte de fées. J’apprécie également l’aide de Madame Yvette Feryn-Luyten pour relire attentivement chaque partie de ce mémoire.
Finalement, je veux remercier mes parents et grands-parents de leur support moral et financier durant mes études à l’université de Gand. Je témoigne également de la reconnaissance à ma sœur jumelle qui m’a toujours encouragé et je remercie mon ami Olivier qui m’a toujours soutenu et compris pendant les moments difficiles de ma carrière universitaire.
Michelle Lambert
4
1. L’hypothèse Quand on entend la formule stéréotype « il était une fois… », tout le monde pense au monde
merveilleux et enchanté des contes de fées où les princes, les princesses et les fées occupent le
premier plan. Dans ce mémoire nous voudrions analyser l’évolution du conte de fées en
présentant une analyse comparative formelle et interlinguistique des différentes versions de
deux contes de fées bien connus et répandus, à savoir les contes du Chat botté et de
Cendrillon, deux contes de fées, qui ont donné jusqu’aujourd’hui de l’inspiration pour des
récritures et des adaptions cinématographiques.1 Etant donné que l’origine du conte de fées
littéraire se situe surtout auprès des sources orales et folkloriques, il est toujours difficile de
trouver la version originelle d’un conte de fées et cette difficulté d’analyse occupera le
premier plan dans notre chapitre introductif. Dans ce chapitre nous verrons qu’on peut situer
l’origine du conte de fées littéraire français chez les conteurs italiens des seizième et dix-
septième siècles et c’est la raison pour laquelle nous avons opté pour une analyse comparative
interlinguistique entre les versions italiennes et les versions françaises des contes, c’est-à-dire
entre les versions des conteurs italiens Giovan Francesco Straparola et Giambattista Basile
d’une part et les versions du conteur français Charles Perrault d’autre part. Avant de diriger
notre étude vers cette analyse comparative, nous vous présenterons un chapitre historique et
biographique dans lequel nous donnerons un aperçu des contextes historiques et des faits
autobiographiques des trois conteurs mentionnés ci-dessus. Après ce chapitre historique et
culturel nous passerons à notre analyse comparative qui se trouvera au cœur de notre chapitre
analytique et comparatif dans lequel chaque paragraphe traite l’analyse d’un des deux contes
de fées en question. Dans ce chapitre comparatif nous avons opté pour une méthode d’analyse
qui combine deux disciplines, à savoir l’approche « folkloristique », focalisée sur le plan
thématique, et l’approche comparative et discursive, défendue par Ute Heidmann et Jean-
Michel Adam.2 En mettant l’accent sur cette combinaison de disciplines nous avons divisé
l’analyse de chaque conte de fées en quatre parties, c’est-à-dire une introduction, une analyse
formelle de la trame narrative, une analyse formelle des personae dramatis et une conclusion.
Après ce chapitre analytique nous vous proposerons une synthèse générale en résumant nos
observations principales.
1 Par exemple le nouveau film de Walt Disney Puss in boots. 2 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, Textualité et Intertextualité des contes, Paris, Éditions classiques Garnier, 2010.
5
2. Chapitre introductif
2.1. Le conte de fées, un genre omniprésent
Les contes de fées appartiennent à une bibliothèque commune de référence, tout le monde les
connait et nous retrouvons le conte de fées dans toutes les cultures et dans tous les contextes.
Un de ces contextes concerne le monde cinématographique de Walt Disney et d’Hollywood
où le genre féerique prend sa place à la base d’un beau nombre de films comme Pretty
Woman, un film basé sur le fameux conte de fée Cendrillon. Il y a deux ans, Ed Catmull, un
représentant important de Walt Disney, prétendait que le conte de fées ne fonctionnerait plus
comme genre cinématographique. Cependant l’année 2012 est vue comme l’année du conte
de fées moderne. Catmull prétendait que chaque genre cinématographique a sa propre durée
de vie et que la durée de vie du conte de fée serait terminée dans le monde du film. Selon
Catmull, le conte de fées classique pourrait retourner comme genre cinématographique à
condition que quelqu’un le présenterait d’une manière innovante. Cette année, Hollywood
présente une nouvelle version du conte de fées au public en prévoyant quinze films basés sur
les contes de fées classiques comme Blanche Neige, Cendrillon et la Belle et la Bête, pour
n’en citer que quelques-uns, ceci deux cents ans après la naissance des contes de fées des
frères Grimm.3 Le conte de fées est donc nettement un genre omniprésent et intemporel mais
nous ne savons pas précisément d’où vient ce genre féerique. Le conte de fées qui appartient à
la mémoire générale et qui se trouve à la base d’un grand nombre de films est le plus souvent
le conte de fées littéraire français. La recherche de l’origine du conte de fées littéraire français
a fait couler beaucoup d’encre mais nous pourrions observer que les conteurs français ne sont
pas les inventeurs du genre du conte de fées, ils ont trouvé leur inspiration chez les contes des
auteurs italiens des seizième et dix-septième siècles et ce sont donc ces conteurs italiens qui
nous offrent l’origine des contes de fées comme nous les connaissons.
2.2. Les origines italiennes du conte de fées, le dévoilement d’un secret
En France le conte de fées littéraire est né dans les salons du dix-septième siècle. En 1635,
Richelieu crée l’Académie française avec le but ambitieux d’unifier la langue française.
L’Académie acceptait seulement des hommes et cette exclusion des femmes a provoqué la
création des salons littéraires. Les femmes n’avaient pas la possibilité de se développer sur le
plan littéraire auprès des hommes à l’Académie et c’est la raison pour laquelle elles ont créé
un endroit de discussion et de divertissement dans la forme du salon littéraire. C’est dans cette
3 Het laatste Nieuws, 05/04/2012.
6
culture aristocratique mondaine de Paris que nous pouvons situer la naissance du conte de
fées français littéraire, un genre principalement discuté et récrit par les femmes. La base de
cette culture de discussion et de récriture se situe dans deux sources, une source orale et une
source littéraire écrite. La première source concerne le conte de fées oral raconté et répandu
par les nourrices et les paysans illettrés:
« La plupart des chercheurs affirment que les nourrices, tous les paysans illettrés, bien sûr, se trouvent à la base de l'efflorescence extraordinaire des contes de fées dans les années 1690 et le début des années 1700. Dans ces années, ils supposent, les sophistiqués conteurs urbains de la France, les conteuses et les conteurs, les femmes et les hommes qui se sont rencontrés les uns les autres dans les salons et qui ont composé des contes de fées, avaient consulté leurs serviteurs non qualifiés et étaient reparti avec des histoires qu’ils ont inclues dans leurs nombreux recueils de contes qui sont devenus célèbres4 ».
[Most scholars similarly claim that family nursemaids, all illiterate peasants, of course, underlay the extraordinary efflorescence of fairy tales in the 1690s and the first years of the 1700s. In these years, they assume, France’s sophisticated urban storytellers, the conteuses and the conteurs, the women and men who met one another in salons and who composed fairy tales, had consulted their unschooled servants and had come away with stories that they turned into their many volumes of subsequently famous tales.]
Les conteurs et conteuses français qui se rencontraient dans les salons consultaient leurs
servants illettrés et faisaient de leurs contes des recueils fameux contenant les versions
récrites et adaptées de ces contes simples en ajoutant des modifications et des figures de style.
Les conteuses et les conteurs transformaient donc cette tradition orale en une culture
littéraire.5 Cette première théorie désigne donc la tradition orale des paysans et nourrices
comme l’origine du conte de fées français littéraire. Mais en dehors de cette première
possibilité, il existe aussi une autre théorie indiquant une deuxième source qui formerait la
base de la culture de discussion et de récriture des salons, à savoir la culture littéraire. En ce
qui concerne le conte de fées français littéraire, il faut chercher la source principale auprès des
conteurs italiens:
« S’ils jouèrent un rôle déterminant dans la constitution du conte de fées comme genre littéraire en Europe, les écrivains français des années 1690 – Marie-Chatherine d’Aulnoy, Charles Perrault, Catherine Bernard, Marie-Jeanne L’Héritier, Henriette Julie de Lubert, Charlotte-Rose de la Force, Jean de Mailly, Eustache le Noble – ne furent ni les inventeurs du genre ni aussi originaux qu’on le pense. En fait, c’est plutôt du côté des Italiens Giovan Francesco Straparola et Giambattista Basile qu’il convient de rechercher les origines du conte de fées littéraire en Europe, eux dont les contes exercèrent une si profonde influence sur les Français. Tel est l’un
4 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales: a new History, New York, Excelsior Editions, 2009, p. 54. 5 Ibid.
7
des secrets les mieux gardés de l’histoire du conte de fées – secret qu’il est peut-être intéressant de dévoiler6 ». « Perrault a obtenu la plupart de ses contes de livres italiens, tout comme sa nièce Mlle L’Héritier (1664-1734), et la conteuse Mme d'Aulnoy et ses nombreux successeurs ont pris des motifs, des épisodes et parfois des plots entiers, de ces mêmes sources étrangères7 ». [Perrault got most of his tales from Italian books, just as his niece Mlle L’Héritier (1664-1734), and the conteuse Mme d’Aulnoy and her many successors took motifs, episodes and sometimes entire plots from those same foreign sources]
Le conte de fées français littéraire a donc tiré son origine dans les contes italiens et c’est la
raison pour laquelle nous avons décidé de vous présenter un chapitre historique et
biographique qui vous présentera les événements et personnes principaux des contextes dans
lesquels s’inscrivent les contes de fées italiens et français en question.
3. Chapitre historique et biographique Avant de diriger notre étude vers l’analyse comparative des contes, nous proposons donc
d’analyser plus en profondeur le contexte historique dans lequel les trois conteurs inscrivent
leurs contes. Nous devons admettre qu’il semble une tâche impossible de vouloir résumer
l’histoire de l’Italie et de la France en quelques pages mais nous voudrions cependant vous en
fournir les dates et les faits principaux.
3.1.L’Italie
3.1.1. Le contexte historique En traitant ensemble les contextes historiques de nos deux conteurs italiens, nous voulons
commencer par un aperçu de l’histoire de l’Italie entre le quinzième et le dix-septième siècle,
puisque Giovan Francesco Straparola est née entre 1480 et 1490 et Giambattista Basile est
mort en 1632. Selon Pierre Milze, cette période se divise en trois grandes séquences: les
années de paix et stabilité qui suivent les accords de Lodi (1454-1494), les « guerres d’Italie »
(1494-1559) et le temps de la prépondérance espagnole (1559-1620).8 Bien qu’il soit
impossible de vous présenter un résumé complet de cette histoire, il nous semble intéressant
d’en représenter les événements et les personnages les plus considérables. Notre histoire
commence à la fin du quinzième siècle quand l’Italie était une « véritable proie pour ses
6 Olivier Piffault, il était une Fois les Contes de Fées, Paris, Seuil, 2001, p. 66. 7 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales: a new History, op.cit., p. 57. 8 Pierre Milza, Histoire de l’Italie, des Origines à nos Jours, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2005, p. 447.
8
voisins »9. C’était au sein des guerres d’Italie que les puissants voisins français, espagnols,
suisses, ottomans et impériaux commençaient d’intervenir dans la Péninsule. C’était facile
pour ces étrangers d’envahir l’Italie, « un pays riche et culturellement avancé, mais politiquement
et militairement divisé »10. Le Risorgimento a eu lieu seulement au dix-neuvième siècle de sorte
que nous devons constater que l’Italie de nos conteurs italiens n’était pas déjà un pays unifié.
Une telle division politique rendait possible l’invasion étrangère et la naissance de « la crisi
d’Italia ».11 Le premier conflit au sein des guerres d’Italie était dû aux ambitions du jeune
Charles VIII, le fils de Louis XI. Son objectif était la ville de Naples, de sorte qu’il prenait
possession du royaume de Naples et imposait sa loi aux Milanais et aux Florentins. Charles
VIII meurt en 1498 et son successeur, Louis XII, se déclare roi de Naples et duc de Milan. Il
était le fils de Charles d’Orléans et de Marie de Clèves et donc le cousin de Charles VIII.12
Cette arrivée de Louis XII et ses armées en Lombardie en 1499 perturbe brusquement la paix
à Caravaggio, la ville natale de Straparola. La ville n’était plus l’endroit que Straparola
connaissait de sa naissance et il savait qu’il ne pouvait plus trouver son bonheur dans cette
ville. C’est la raison pour laquelle il a décidé de partir pour la République prospère de
Venise.13 Enfin, Charles VIII et Louis XII n’ont pas pu réaliser leur rêve puisqu’en 1504 les
français perdent le royaume de Naples. L’armistice de Lyon de février 1504 faisait entrer ce
royaume dans la mouvance espagnole et ce pour deux siècles.14
3.1.1.1.Venise Etant donné que nos deux conteurs italiens ont vécu une bonne partie de leur vie à Venise,
nous voulons consacrer le paragraphe suivant au contexte historique de cette ville féerique. A
la fin des années 1400 et au début des années 1500, « le mythe de Venise » était fort et
atteignait son point culminant pendant les décennies qui suivent. L’image de la ville de
Venise était dominée par des spectacles civiques comme les festivités énormes du carnaval.15
Sa réputation de liberté et beauté était acceptée par les étrangers et répétée par ses habitants.
Les étrangers louent continuellement cette ville riche et prospère qui dispose d’un empire
9 Pierre Milza, op.cit., p. 407. 10 Ibid., p. 408. 11 Michael Mallett, Politics and Society 1250-1600, in George Holmes, the Oxford illustrated History of Italy, Oxford, Oxford University Press, 1997, p. 57. 12 Pierre Milza, op.cit., p. 408-411. 13 Ruth Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2002, p. 53-54. 14 Pierre Milza, op.cit., p. 414. 15 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 62-63.
9
maritime sans limites et de la capacité de construire des navires à l’Arsenal, un endroit où tout
le monde, femme et homme, pouvait trouver du travail. Venise est également le centre italien
de l’imprimerie et produit durant la vie de Straparola plus de livres que le reste de l’Italie. 16
Au début des années 1500, Venise, appelée « La Serenissima », était une ville dont le pouvoir
avait attendu son point culminant. Le gouvernement était formé par un gouvernement
républicain et un Doge qui était élu pour sa vie. Ce gouvernement était très stable et favorisait
le commerce international. La ville était riche par le biais du marché international et d’une
longue histoire d’échange maritime. Au marché de Venise, tout était en vente, des bijoux, des
livres, du verre et des tapis. La stabilité et la richesse de la Sérénissime étaient donc garanties
par la présence de marchands provenant de chaque coin du monde méditerrané. Dans les
années 1500, la stabilité économique de la ville était également garantie par la structure
familiale entraînée par le pouvoir des familles riches qui avaient l’habitude d’arranger un
mariage prestigieux pour une ou plusieurs de leurs filles. Les autres filles étaient placées dans
des couvents comme ceux de Santa Maria delle Vergini et San Zaccaria et ces familles
permettent qu’un de ses fils épouse de sorte qu’il pouvait maintenir le nom de famille. Les
autres fils ne pouvaient pas se marier de sorte que la richesse familiale ne diminuerait pas.
Cette économie commerciale et internationale et le règlement du mariage limité auprès des
familles nobles entraînaient une situation florissante pour le secteur des prostituées. Le
nombre des prostituées à Venise était énorme.17 Au sein du climat d’agitation des « guerres
d’Italie » la république de Venise n’a du seulement se défendre contre le pouvoir français
mais également contre le conquérant ottoman. La position géographique de Venise la place en
contact direct du pouvoir ottoman. Milza souligne que cette position géographique de la
Sérénissime lui a forcé « aussi souvent qu’elle l’a pu, de négocier avec le sultan [mais qu’elle] n’a
pas pour autant capitulé devant lui »18. Bien que Venise et son empire maritime ne soient pas
épargnés par les Turcs, la ville de Venise était un bastion avancé de l’Occident puisque c’était
grâce à ses négociations et contre-offensives qu’elle a pu affaiblir la puissance ottomane.19
Malgré la perte d’une partie de l’empire, Venise est et reste riche et prospère tout au long du
seizième siècle. Mais Milza souligne que « cette brillante façade n’est pas sans masquer quelques
lézards dont les effets se manifesteront surtout au siècle suivant »20. Il ajoute que cette perte de
richesse absolue va de pair avec un changement de nature. « Gêné par l’insécurité des mers, par
16 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 55. 17 Ibid., p. 63-65. 18 Pierre Milza, op.cit., p. 435. 19 Ibid. 20 Ibid., p. 438.
10
la perte d’une partie de l’Empire, par la crise des épices et du poivre, par la concurrence génoise, le
capitalisme vénitien tend à se reconvertir dans les activités manufacturières, notamment dans
l’industrie lainière »21. Bottigheimer explique plus en profondeur cette crise des épices. Dans les
années 1500, le commerce maritime vénitien connait un concurrent très fort auprès des
Portugais concernant l’échange des épices à l’Extrême Orient. Ainsi, le continent devenait
attrayant pour les nobles, commerçants et marchands vénitiens pour des investissements et la
construction de maisons secondaires. Etant donné que les guerres d’Italie faisaient rage au
continent italien, une expansion vénitienne au continent signifiait lutter contre des pouvoirs
étrangers aux deux côtés des Alpes qui voulaient convaincre la péninsule italienne. Ainsi,
l’expansion vénitienne au continent connait une réponse militaire considérable. En 1508, la
France, l’Espagne, le Saint Empire romain germanique et les états du Pape formaient une
alliance contre Venise, à savoir la « Ligue de Cambrai ». Le 4 mai de l’année 1509, cette
Ligue a vaincu l’armée vénitienne à la lutte de Agnadello. Bien que la composition de la
Ligue change continuellement, des ravages, des incendies et des révoltes continuent pendant
beaucoup d’années au nord de l’Italie.22
Nous avons donc vu que les Vénitiens décident de se tourner vers les investissements fonciers
et immobiliers en Terre ferme. Cette décision indique que la mentalité de la République de
Venise était changée :
« En devenant rentier du sol, le Vénitien cesse plus ou moins d’être cet aventurier des mers, cet entrepreneur toujours prêt à prendre des risques pour gagner gros, et aussi cet innovateur dans les domaines du commerce, de la banque, de la technique maritime, sur lequel la République de Saint-Marc a construit sa réputation et sa fortune23».
Ce changement va de paire avec la réduction des pouvoirs du doge. Il maintient sa position
symbolique de père et de guide de la patrie mais le Grand Conseil et le Sénat détiennent la
souveraineté réelle de Venise. Etant donné que cette souveraineté était détenue par un régime
politique qui avait les caractéristiques d’une oligarchie, le Grand Conseil et le Sénat étaient
étroitement contrôlés par l’aristocratie.24 Les membres du Grand Conseil disposent ainsi d’un
véritable pouvoir monarchique qui ne se distingue guère du pouvoir des aristocrates
couronnés et donc de l’absolutisme.25
21 Pierre Milza, op.cit., p. 438. 22 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 65-66. 23 Pierre Milza, op.cit., p. 438. 24 Ibid., p. 439. 25 Ibid., p. 445.
11
En dépit de ces changements de la mentalité et la politique de Venise, la ville reste jusqu’à
l’aube du dix-septième siècle pour ses hôtes « une oasis de liberté dans une Italie en marche vers
l’absolutisme »26. La Sérénissime reste accueillante aux voyageurs étrangers et aux artistes et
constitue pour eux un endroit fécond pour le développement de leur art.27 La ville de Venise,
avec ses possibilités éditoriales et sa culture vivace, était un pôle magnétique. Ainsi la
Sérénissime était attrayante pour les écrivains de nouvelles, surtout grâce à l’industrie de
l’imprimerie et au public vénitien qui était réceptif à la littérature novellistica. En effet, toutes
les publications du recueil de nouvelles de Straparola sont imprimées à Venise et le public
vénitien recevait ce recueil comme un best seller.28
Quant aux habitants de Venise nous pouvons observer que la population vénitienne était
constituée de trois groupes, à savoir les nobles, les cittadini et les popolani. Les nobles
constituent seulement quatre ou cinq pour-cent de la population mais avaient beaucoup de
pouvoir. Leurs cours étaient puissantes et dominées par les apparences et les spectacles. Les
courtisans savent que c’étaient les apparences qui comptent et c’est la raison pour laquelle
Castiglione considère le courtisan parfait comme un homme qui sait appliquer « un jeu des
yeux qui donnera un effet de grâce »29. Les cittadini constituent un groupe de vénitiens qui
comprend également seulement cinq pour-cent de la population. Le statut de cittadino était
réservé pour les natifs de Venise qui n’avaient pas fait du travail manuel pendant trois
générations. Ce groupe de cittadini était donc une sorte d’élite héréditaire d’un niveau plus
bas que la vraie noblesse. Les cittadini pouvaient occuper des postes juridiques, médicales et
civiques. Le troisième groupe des popolani forme la plus grande masse de la population de
Venise, ce sont les artisans, les travailleurs manuels et les marchands qui étaient parfois très
riches. Il est probable que les travailleurs manuels ne pouvaient pas lire mais les marchands et
les artisans pouvaient probablement jouir de la littérature vénitienne et étrangère. Ces
popolani étaient témoins et souffriraient d’une différence croissante entre les différentes
classes sociales.30
26 Pierre Milza, op.cit., p. 439. 27 Ibid. 28 Giovan Francesco Straparola, le Piacevoli Notti, Roma, Salerno Editrice, 2000, p. IX-XI (introduction). 29 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 62. 30 Ibid., p. 66.
12
3.1.1.2. Naples Après cet exposé sur la ville de Venise, nous voulons analyser plus en profondeur le contexte
historique du royaume de Naples, la ville natale de Basile et une des plus grandes villes
d’Europe. 31 Pendant la vie de Basile, le royaume de Naples était un des territoires de
l’empire espagnole puisque l’armistice de Lyon de février 1504 faisait entrer ce royaume dans
la mouvance espagnole et ce pour deux siècles.32 Cette domination espagnole continue
jusqu’à 1734. La ville de Naples était dominée par une lutte continue entre les barons féodaux
et le monarque espagnol. La population était constituée d’une noblesse féodale, une
aristocratie de marchands, une nouvelle classe d’entrepreneurs, la classe moyenne d’artisans
et une nouvelle classe d’intellectuels indépendants. Après une floraison économique, l’Italie
connait des traces de déclin depuis le quatorzième siècle à cause des agitations historiques
comme les guerres d’Italie. Cependant, l’Italie ne sent ce déclin qu’au seizième siècle. Le dix-
septième siècle était une époque de crise économique pour la plupart des pays européens.
L’Espagne souffre par exemple de la guerre de Trente ans. L’Italie était riche du onzième
siècle jusqu’au dix-septième siècle par le biais du commerce international. Mais au dix-
septième siècle le centre de gravité de l’économie passe des secteurs secondaires et tertiaires à
l’agriculture, surtout dans l’Italie du sud. Ceci provoque l’abaissement de la classe des
marchands, l’expansion de la classe des paysans illettrés et la montée en puissance de la
classe de la noblesse féodale.33 Le reste de l’Europe et de l’Italie réagit à cette crise en
remplaçant les vieilles structures féodales par les structures nouvelles du capitalisme. Le sud
de l’Italie ne suit pas cette tendance innovante, mais renforce les vieilles structures féodales.
Le dix-septième siècle était ainsi témoin d’une domination renouvelée de la noblesse féodale
qui possédait des parcelles de terre. Il y avait beaucoup de révoltes de la classe moyenne
contre cette domination noble. Il régnait une atmosphère d’agitation et de révolte puisque les
gens devaient s’accommoder des volontés et des caprices des barons féodaux. Le
gouvernement espagnol était souvent forcé d’accepter la volonté des barons nobles puisque le
monarque n’osait pas toucher au pouvoir hérité de la noblesse. Dans les premières décennies
du dix-septième siècle, la situation devient critique. L’Espagne avait besoin de support
financier pour sa participation dans la guerre de Trente ans et faisait du royaume de Naples un
des financiers principaux. Les taxes sont élevées et le monarque espagnol donne encore plus 31 Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary Fairy Tale, Detroit, Wayne State University Press, 1999, p. 35-36. 32 Pierre Milza, op.cit., p. 414. 33 Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary Fairy Tale, op.cit., p. 35-36.
13
de pouvoir à la noblesse. Le gouvernement devient de plus en plus absolutiste et les libertés se
diminuent. La noblesse ne lutte pas pour le peuple, ni pour la monarchie mais contre la
mobilité entre les classes sociales et contre la montée en puissance de la classe moyenne. La
noblesse élargit ce qui entraîne un appauvrissement de cette classe noble. Beaucoup de
familles nobles devaient vendre des parties de leur propriété à la classe moyenne parce qu’ils
avaient vécu une vie trop exubérante. Mais en dépit de cet appauvrissement, la noblesse
maintient son influence sur le plan sociopolitique. Tandis que les nobles étaient surtout
préoccupés de la maintenance de leur richesse et prestige en faisant prévaloir les spectacles et
les apparences, les basses classes (plebe) connaissent une véritable crise. L’appauvrissement
de l’Italie et de Naples entraînait des famines et des pestes et les taxes étaient
insupportables.34 Les pauvres ne paient pas les taxes espagnoles de sorte que le royaume de
Naples se trouvait dans un état de chaos d’illégalité dans les premières décennies du dix-
septième siècle, particulièrement de 1620 à 1647. La monarchie ne pouvait plus garantir la
justice. La noblesse féodale était encore moins disposée de collaborer avec la monarchie qui
devait donc souvent consentir à un compromis avec cette classe noble concernant le payement
des taxes. La guerre de Trente ans continuait et l’Espagne perdait du pouvoir international. La
monarchie avait besoin d’argent et contraint le royaume de Naples à la supporter. En 1636,
Naples avait tellement beaucoup de dettes qu’il risquait une paralysie politique et
administrative totale. Entre 1636 et 1644, l’Espagne introduisait dix nouvelles taxes de sorte
que beaucoup de propriétaires de terre sont ruinés. Le 17 juillet de l’année 1647, après avoir
imposé encore une nouvelle taxe, les membres des basses classes et de la bourgeoisie
commencent de protester. Cette révolte de Masaniello prend les formes d’une guerre paysanne
contre la noblesse et la monarchie. En 1648, on opprime la révolte et l’Espagne parvient
également à oppresser la domination des barons nobles.35
3.1.2. Le contexte culturel Après cet aperçu concernant les plus importants événements historiques nous proposons de
diriger notre étude vers le côté culturel de ce contexte des conteurs italiens. Comme nous
venons de dire, nous avons décidé de laisser commencer notre histoire entre le quatorzième et
le quinzième siècles. Lorsque Charles VIII traverse avec ses armées les Alpes en 1494, l’Italie
dispose déjà deux siècles d’une culture de transformation et de rénovation que l’on qualifiera 34 Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary Fairy Tale, op.cit., p. 37-38. 35 Ibid., p. 38-39.
14
plus tard de « Renaissance ». A l’heure où la France, l’Angleterre, les pays de l’Europe du
Nord et de l’Est étaient encore dominés par une culture médiévale, l’Italie jouissait déjà d’une
culture beaucoup plus moderne avec des auteurs comme Pétrarque et Dante Alighieri. Bien
que l’Italie soit devenue la cible d’une puissance étrangère, elle reste encore la fournisseuse
du modèle à suivre, notamment dans les domaines des beaux-arts, de la musique, de la pensée
politique et de l’histoire.36 C’est la raison pour laquelle Milze suppose que « c’est vers l’Italie
que tournent leurs regards, tout ce que l’Europe compte de savants, de philosophes, de lettrés et
d’artistes »37. Ce sont la propagation du mouvement intellectuel et culturel impulsé par les
humanistes, la naissance des académies et la création d’un grand nombre d’imprimeries,
surtout à Venise, qui font de l’Italie un endroit attrayant pour les intellectuels et artistes
étrangers.38 Grâce à l’imprimerie l’Italie connaissait un élargissement du marché éditorial
dont les humanistes et les théologiens n’étaient pas les seuls bénéficiaires. La littérature de
divertissement connaissait également une croissance et s’étendait à de nouvelles catégories de
lecteurs. Les cours princières, par exemple, étaient des lieux de production et de propagation
de cette littérature de divertissement qui devait répondre « aux besoins et aux goûts d’une
clientèle riche, cultivée, volontiers épicurienne, éprise de récits héroïques et courtois »39. Les princes
de ces cours étaient des mécènes importants qui favorisaient « l’éclosion de nouveaux talents
[comme Ludovico Ariosto à la cour de Ferrare] et de nouveaux genres littéraires »40. Cette nouvelle
mentalité littéraire fait naître une nouvelle attitude artistique dès le début du treizième siècle.
Dans ce siècle et celui suivant, l’Italie voit surgir « une espèce nouvelle d’intellectuels, de
savants, d’artistes qui évoluent déjà entre deux époques : un pied dans le Moyen Âge, un autre au seuil
des « Temps modernes »41. Ces artistes avaient la tendance d’écrire à la fois des ouvrages en
latin et en italien. Nous pouvons donc déjà observer un début de l’essor de la culture laïque.42
Il existe un beau nombre d’auteurs qui combinent ces deux tendances d’écrire des ouvrages en
latin d’une part et d’écrire des ouvrages en langue vulgaire d’autre part. Un exemple pertinent
est fourni par l’œuvre de Giovanni Boccaccio, le fils d’un banquier florentin. Il est né en 1313
et son père l’a envoyé à Naples pour y étudier le droit canon mais Boccace s’intéresse plus
aux plaisirs et aux exercices de l’esprit qui dominent la cour de Robert d’Anjou. En 1341 il
retourne à Florence et il voyage et fréquente les cours seigneuriales de Ravenne et de Forlí. Il
36 Pierre Milza, op.cit., p. 489. 37 Ibid. 38 Ibid., p. 489-490. 39 Ibid., p. 503. 40 Ibid., p. 503. 41 Ibid., p. 390. 42 Ibid., p. 367.
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a écrit ses premiers ouvrages en langue vulgaire en se basant sur la tradition médiévale du
roman courtois. En 1349, il souligne cette tendance de s’adhérer à la culture laïque en
rédigeant un entier ouvrage en toscan, à savoir le Décaméron. Ce recueil d’une centaine de
contes doit son succès à l’admirable parti que Boccace a su tirer de la langue vulgaire. C’est
auprès de ce recueil de nouvelles que le conte de fées littéraire comme forme narrative courte
est né. La novella italienne était un court récit qui racontait des événements surprenants de la
vie quotidienne en empruntant des éléments des contes merveilleux, des contes de fées de la
tradition orale, des fables, des fabliaux, de la poésie épique et des romans chevaleresques.
Comme chaque conte de fées, cette novella avait déjà le but d’instruire et de divertir et la
ressemblance avec le conte de fées est encore plus forte par le fait que la novella était déjà
appelée conto. Ainsi, les nouvelles de Boccace deviennent un exemple pour tous les autres
auteurs qui pratiquent ce genre, pas seulement comme modèle mais aussi comme un
encouragement pour ces autres auteurs de publier leurs propres recueils de conti.43
Après 1350, Boccace semble tourner le dos à sa vie de plaisirs et à la culture laïque en
délaissant le conte, l’allégorie et l’idylle mythologique pour les genres savants comme la
biographie. Dès ce moment, il écrit la plupart de ses ouvrages en latin. Milza attribue cette
décision de Boccace de s’adonner à la collecte et à l’explication des textes anciens, à la
rencontre avec Pétrarque.44 L’œuvre de Boccace nous fournit seulement un des exemples
d’auteurs qui s’adhèrent à cette nouvelle attitude artistique, dès le début du treizième siècle,
d’écrire des ouvrages à la fois en latin et en italien. C’est sous l’influence de l’humanisme que
les auteurs et les artistes de la Renaissance ne se limitent plus à la simple imitation des sujets
et des formes de l’Antiquité. Par contre, ils sont devenus des créateurs érudits et savants qui
s’interrogent sur les principes mêmes de leurs propres ouvrages.45 C’est au sein de cette
nouvelle culture que le mécénat devient encore plus un élément essentiel de la vie culturelle
mais aussi de la vie politique. L’artiste pouvait trouver de la protection et du support financier
auprès de son mécène mais ce mécénat provoquait aussi un avantage pour les détenteurs du
pouvoir. Le mécénat leur permettait « d’acquérir la renommée que confère la présence à leur cour
de personnalités illustres du monde des arts et des lettres »46. Nous pouvons donc parler d’une sorte
de « collaboration entre les dirigeants politiques et les représentants de l’élite culturelle »47. Il faut
43 Olivier Piffault, op.cit., p. 66. 44 Pierre Milza, op.cit., p. 377. 45 Ibid., p. 392. 46 Ibid., p. 391. 47 Ibid.
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remarquer qu’il s’est créée une véritable chasse aux artistes célèbres, qui a vraiment eu de
l’influence profonde sur le statut de l’artiste puisque « l’artiste de la Renaissance sort de
l’anonymat dans lequel il a été longtemps tenu, en tant que simple artisan »48.
Un autre événement important concerne le Concile de Trente qui aboutit à la réforme
catholique qui avait lieu de 1545 à 1563. Cet intervalle temporel partage le seizième siècle en
deux périodes culturellement dissemblables, la Renaissance classique et l’âge baroque.49 Cette
réforme catholique a provoqué des prescriptions morales qui ont affecté presque toutes les
domaines de la vie culturelle. La littérature était par exemple placée sous le contrôle du Saint-
Office et de l’Index. Cette période voyait surgir la culture baroque qui est née en Italie comme
un enfant de la Renaissance et « en relation avec la Réforme catholique et avec le triomphe d’une
classe dirigeante sûre d’elle-même, consciente de sa puissance ». L’art a reçu la tâche de montrer la
puissance de l’église et de la classe dirigeante de sorte qu’il devait devenir grandiloquent.
L’art de la Renaissance ne répondait pas à ces nouvelles exigences ce qui rendait possible
l’éclosion de l’art baroque. Ainsi l’art baroque est reconnu « pour étant non pas une déviance
aberrante de la Renaissance, mais un style répondant à des aspirations nouvelles et à une esthétique
propre »50. Le style baroque est un art total qui fait prévaloir les effets dramatiques, la liberté
d’invention et la passion du mouvement.51
3.1.3. Les conteurs italiens Dans ce qui suit, nous voulons vous présenter nos deux conteurs italiens en reliant leurs vies
aux contextes historiques et culturels traités ci-dessus.
3.1.3.1.Giovan Francesco Straparola, le début d’un nouveau genre Nous avons vu que le recueil de nouvelles de Boccace formait un exemple et un
encouragement pour tous les autres auteurs qui pratiquent ce genre de publier leurs propres
recueils de conti.52 Un exemple pertinent de ces recueils concerne celui de Giovan Francesco
Straparola intitulé le Piacevoli Notti, publié en deux volumes (respectivement en 1550 et en
1553)53, un recueil qui connut un énorme succès54 puisque « entre 1553 et 1613, l’ouvrage fit
l’objet de vingt-cinq rééditions; en 1560, puis en 1580, il fut traduit en français et, en 1791, en 48 Pierre Milza, op.cit., p. 392. 49 Ibid., p. 505. 50 Ibid., p. 535. 51 Ibid. 52 Olivier Piffault, op.cit., p. 66. 53 Ibid., p. 66-67. 54 Giovan Francesco Straparola, op.cit., p. XI (introduction).
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allemand »55. On ne sait pas beaucoup de la vie de Straparola mais il était sans doute très
important pour l’origine et le développement du conte de fées littéraire en Europe. Il est né à
Caravaggio quelque part entre 1480 et 1490 et cette date de naissance est environ le seul fait
concernant la vie de Straparola dont on dispose et cette date est même une estimation. Presque
tous les faits biographiques dont on dispose sont le résultat de suppositions. Ruth B.
Bottigheimer souligne que le nom « Straparola » n’est pas le vrai nom de famille de Giovan
Francesco Straparola puisqu’il s’appelait Zoan Francesco à la naissance. « Straparola » était
un surnom populaire en Italie entre 1400 et 1500, dérivant du verbe italien « straparlare » qui
signifie « parler trop » ou « dire des bêtises » de sorte que le mot « straparola » reçoit un sens
dérivé de ce verbe, à savoir « bavard ». Straparola était dénommé « le bavard » parce qu’il
avait l’habitude de jaser sur tout et tout le monde et de contredire et d’interrompre
continuellement son père, ses frères et son maître à l’école (Signor Ravizza). De ce surnom,
Bottigheimer tire une conclusion concernant le statut social de Straparola parce que le fait
d’être surnommé indique qu’il était d’origine humble et anonyme puisque toutes les grandes
familles puissantes étaient connues par leur nom de famille, par exemple les Medici à
Florence et les Visconti à Milan. Pour distinguer les uns des autres les enfants d’une famille
humble, on avait l’habitude de leur donner des surnoms descriptifs. Ces surnoms descriptifs,
comme « Zoan le gros », sont efficaces quand les enfants restent dans leur ville de naissance
mais quand un de ces enfants déménage à une autre ville, on a besoin d’un ajout, c’est-à-dire
il faut ajouter le nom de la ville natale de sorte que Zoan Straparola devient Zoan Straparola
da Caravaggio. Bien qu’on ne sache pas beaucoup de la vie de Straparola, Bottigheimer
suppose que sa jeunesse était comparable à la jeunesse d’un garçon ordinaire de ce temps, ce
qui veut dire que ses parents étaient probablement pauvres puisque entre le treizième et le
quatorzième siècles la plupart de la population en Lombardie était pauvre. Il est possible que
le père et la mère de Straparola possédassent une petite parcelle de terre. Si c’était le cas, ils la
louaient d’un propriétaire noble. Entre le treizième et quatorzième siècles la plupart de la terre
autour de Caravaggio était la propriété de la noblesse féodale, dont la famille Secco était le
plus important et donc le plus puissant propriétaire de terre.56 Etant donné qu’à l’époque de la
Renaissance, l’Italie accordait beaucoup d’importance à l’enseignement de garçons nés en
milieu urbain, il est probable que Straparola est également allé à une des quatre écoles à
Caravaggio où on apprenait entre autres l’Italien standard (le florentin).57 Jack Zipes s’adhère
55 Olivier Piffault, op.cit., p. 67. 56 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 45-48. 57 Ibid., p. 49.
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à cette position de Bottigheimer puisqu’il déduit du recueil de nouvelles de Straparola (le
Piacevoli Notti) qu’il a reçu une excellente éducation:
« Il connaissait le latin et divers dialectes italiens; ses références à d’autres œuvres et sa maîtrise des procédés littéraires montrent qu’il était très versé dans les humanités58 ».
La mort de sa mère et le changement politique et économique de sa ville natale étaient les
raisons pour lesquelles la jeunesse de Straparola était abruptement terminée. Ce furent
proprement ce chagrin personnel et la perte du caractère paisible et protecteur de Caravaggio
qui repoussaient Straparola de sa ville natale. Nous avons vu que la paix à Caravaggio était
brusquement perturbée par l’arrivée du roi français Louis XII et ses armées en Lombardie en
1499. La ville de Caravaggio n’était plus l’endroit que Straparola connaissait de sa naissance.
Les garçons de Caravaggio savaient qu’ils ne pouvaient plus trouver leur bonheur dans cette
ville et ils partaient pour les grandes villes comme Milan, Florence ou la République prospère
de Venice.59 Giovan Francesco Straparola prenait également la décision de chercher son
bonheur ailleurs et Bottigheimer souligne que son éducation avait probablement stimulée son
amour pour une carrière littéraire qu’il pouvait démarrer et approfondir à Venise:
« Si l’enseignement de Zoan lui avait donné un avant-goût d'une vie pleine de mots et la possibilité de jouer avec ces mots et d’en créer des histoires, alors cet enseignement aurait créé en lui aussi l’envie d’avoir une vie littéraire, de l'esprit, qui lui donnerait la possibilité d'emprunter les histoires d’autres et de les récrire dans ses propres mots. Il n’était pas possible d’avoir une telle vie dans la petite ville de Caravaggio mais il pourrait être possible dans la grande ville de Venise60 ». [If Zoan’s schooling had given him a taste of a life of words, of play with words and creating stories from them, then it would also have created in him a taste for a literary life, of the mind, of borrowing other people’s stories and putting them into his own words. That life could not be lived in the small economy of Caravaggio, but it might be a possibility in the great city of Venice.]
Straparola a probablement vécu à Venise pendant une grande partie de sa vie. De prime abord
ce détail ne semble pas important, mais c’est précisément cette ville qui lui a donné la
possibilité de devenir le premier en Europe à insérer quatorze contes de fées dans son recueil
de soixante-quatorze nouvelles. Nous avons vu qu’au seizième siècle, Venise était une ville
active et prospère et un pôle attrayant pour les artistes. C’était la ville de Venise qui donnait à
Straparola l’occasion de rencontrer multiples étrangers venus de toutes les régions de l’Italie,
58 Olivier Piffault, op.cit., p. 67. 59 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 53-54. 60 Ibid., p. 54.
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de l’Europe et de l’Orient. Ce « port des quatre coins du monde61 » lui donnait la possibilité
de faire connaître son œuvre à l’étranger et les rencontres avec les voyageurs et leurs
narrations constituent la base de ses contes de fées qui circulaient à travers tous les milieux
lettrés d’Europe62:
« Basile les connaissait; Madame d’Aulnoy, Madame de Murat, Eustache le Noble et le chevalier de Mailly aussi; à travers eux, celles-ci se répandirent en Allemagne pour, finalement, inspirer les frères Grimm, lesquels écrivirent sur Straparola et Basile63 ».
Il n’existe pas beaucoup de certitudes biographiques en ce qui concerne la vie de Straparola
entre 1515 (publication d’Opera Nova) et 1549 (composition de le Piacevoli Notti) mais la
plupart des critiques littéraires supposent qu’il se trouvait au-dehors du centre du pouvoir
vénitien. Bottigheimer indique qu’il est probable qu’il travaillait auprès d’une famille d’un
riche marchand qui avait des liens commerciaux avec Venise, à Padua ou à Treviso, deux
centres provinciaux de culture qui avaient des liens étroits avec la Sérénissime et qui
disposaient de différentes académies littéraires. On n’est pas sûr si Straparola a vécu à Padua
ou à Treviso mais sa production littéraire plaide pour la ville de Padua puisque le dialecte de
Padua est le seul dialecte, à côté du dialecte de Bergamo, qui apparaît dans le Piacevoli Notti
et un grand nombre des contes se déroulent dans la ville de Padua.64 Probablement, Straparola
travaillait sous la protection d’un mécène, mais on ne sait pas beaucoup de l’identité de ce
protecteur financier. Etant donné que la noblesse féodale avait beaucoup de puissance à
l’époque de Straparola, il est plausible que ce mécène était un des nobles vénitiens qui
possédaient des maisons et des parcelles de terres. La mort de son mécène a changé
abruptement la vie de Straparola en 1548 ou 1549 puisque « la mort d'un mécène signifiait
«l’espoir emporté par un souffle de vent», comme Giorgio Vasari le dit en 1537 quand son mécène est
mort »65. Par la force des choses, Straparola retourne à la ville de ses premiers espoirs, à savoir
Venise où il commence à écrire en 1549 et reçoit le privilège de protéger son œuvre en 1550.
Les années 1550 étaient au début parfaites pour Straparola de commencer à écrire, puisque
durant cette période de la Renaissance Venise connaissait une culture littéraire prospère. Cet
épanouissement de la littérature entraînait un point culminant en ce qui concerne la
publication de la littérature juste avant l’installation de la censure par l’Inquisition. Cette 61 Olivier Piffault, op.cit., p. 68. 62 Ibid. 63 Ibid., p. 69. 64 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 72-75. 65 Ibid., p. 76-77. [[…] a patron’s death meant “hopes blown away by a puff of wind,” as Giorgio Vasari put it in 1537 when his patron died […]]
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culture littéraire florissante donnait à Straparola l’occasion de développer sa carrière littéraire
et de publier le Piacevoli Notti. Ainsi il se montrait reconnaissant pour les opportunités que la
ville vénitienne lui avait offertes. Il fait l’éloge de la Sérénissime dans le premier conte de la
cinquième nuit de ses Piacevoli Notti en soulignant que cette ville lui avait donné une
résidence et la possibilité de développer sa carrière littéraire:
« La noble ville de Venise, célèbre pour l'intégrité de ses magistrats, la justice de ses lois, et étant la résidence d'hommes provenant de chaque coin du monde ... est nommée la reine des villes, le refuge des malheureux, l'asile de l'opprimé66 ». [The noble city of Venice, famed for the integrity of its magistrates, for the justice of its laws, and as being the resort of men from every nation in the world… is named the queen of cities, the refuge of the unhappy, the asylum of the oppressed.]
En 1550 Straparola a publié le premier tome de le Piacevoli Notti auprès d’un des plus grands
éditeurs à Venise, Comin da Trino. Il a publié le deuxième tome en 1553. Cette publication va
de pair avec la confession de Straparola qu’il n’a pas écrit ces favole avec le but d’acquérir
une réputation mais qu’il a composé ces nouvelles avec le seul but d’amuser les dames
gracieuses et belles auxquelles il a dédié son œuvre. On ne sait pas avec certitude quand
Straparola est mort mais Bottigheimer suppose que Venise n’était pas son lieu de décès
puisque il n’existe à Venise aucune nécrologie qui porte le nom de Straparola entre 1550 et
1560.67
En considérant Giovan Francesco Straparola comme le vrai premier créateur du conte de fées
littéraire, Jack Zipes indique qu’on ne peut pas analyser l’évolution du conte de fées comme
une sorte de réaction en chaîne « qui aurait commencé avec Straparola, serait passée par Basile et se
serait poursuivie avec les écrivains français des années 1690, pour culminer enfin dans l’œuvre des
frères Grimm »68. Nous devons en tenir compte que les conteurs italiens, français et allemands
n’ont pas simplement repris les contes de fées de Straparola. En récrivant les contes de
Straparola, ces conteurs ont ajouté et changé des éléments et c’est ensemble qu’ils ont fixé les
caractéristiques des premiers contes de fées littéraires. Straparola a simplement fait naître un
genre littéraire avec ses propres conventions en ce qui concerne « les personnages du conte de
fées, ses situations, ses topoi, ses motifs et ses métaphores »69. Ces conventions forment le cadre, la
66 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 77-78. 67 Ibid., p. 79-81. 68 Olivier Piffault, op.cit., p. 69. 69 Ibid.
21
trame narrative du conte de fées typique à la base de laquelle chaque conteur ou conteuse peut
inventer un conte de fées en appliquant sa propre originalité.70
3.1.3.2.Giambattista Basile, le courtisan errant
3.1.3.2.1. La vie de Giambattista Basile Un de ces conteurs qui applique sa propre invention pour rendre originelle cette trame
narrative du conte de fées est le conteur napolitain Giambattista Basile. Contrairement à ce
qui concerne Straparola, on sait beaucoup de la vie de Basile. Il est né vers 1575 à Posillipo,
un petit village dans les environs de Naples. Contrairement à Straparola qui publie son recueil
à l’époque de la Renaissance, Basile est un enfant de l’âge baroque. Sa famille appartenait à la
moyenne bourgeoisie. Sa mère s’appelait Cornelia Daniele et du père on connait seulement le
nom de famille « Basile ». La famille était élargie durant le seizième siècle. Comme la plupart
de ses sœurs et frères, Giambattista Basile a passé sa vie professionnelle à différentes cours en
Italie et à l’étranger. Cette vie à la cour était entre autres la raison pour laquelle Basile est
devenu un homme de lettres connu.71 En 1603 Giambattista Basile quitte Naples et il part vers
le nord de l’Italie où il s’installe à Venise. Selon Jack Zipes, c’est ici, dans la ville féerique de
Venise qu’il « gagne sa vie comme soldat et commence à écrire de la poésie »72. Nancy L. Canepa
explique la raison de ce déménagement de Basile en soulignant qu’il donne lui-même la
raison dans le Avventurose disavventure (1611), des aventures écrites après son retour à
Naples. Canepa indique l’importance de cette scène où le personnage autobiographique Nifeo
explique à un autre personnage:
«Ma quando io più credea, Ch’avvalorarmi in axquistar gli allori Dovesse la mia patria, io vidi all’hora Chi più amarmi dovea pormi in non cale (Dura condition di nostra estade Che di suoi figli stessi L’alte virtù la propria madre aborre.) Ond’io fuggir disposi L’ingrate rive, e gir cercando altrove
70 Olivier Piffault, op.cit., p. 69. 71 Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary fairy tale, op.cit., p. 39. 72 Olivier Piffault, op.cit, p. 70.
22
La mia fortuna73». [Mais quand j'en étais presque sûr que ma patrie allait me confirmer à gagner des lauriers, je vis alors ceux qui auraient dû m’aimé le plus, m'ignorent. (Ah, les dures conditions de notre époque, où les vertus les plus nobles de l'enfant sont abhorrés par leurs propres mères.) Et donc j’ai arrangé de fuir les rivages ingrats, et de chercher ma fortune ailleurs.] Dans cette scène, Basile exprime sa déception profonde et amère par rapport à sa ville natale.
Il se sent trahi puisque contre toute attente, les habitants de Naples n’ont pas reconnu et loué
ses efforts littéraires et il a donc décidé de chercher sa fortune ailleurs, dans le nord de l’Italie.
Canepa souligne encore une fois cette théorie en disant qu’« il a vécu une grande partie de sa vie,
en fait, en exil de sa ville [...] tout simplement parce que ses talents intellectuels n'ont pas trouvé un
marché à Naples et il a été contraint de devenir un courtisan errant » 74. Pendant son temps à Venise,
Basile a servi comme soldat à Candia, un point stratégique de défense contre les Turcs. Il y a
rencontré le noble vénitien Andrea Cornaro. Grace à Cornaro, Basile a eu la possibilité de
devenir membre de l’Accademia degli Stravaganti où il a assumé le nom académique « il
Pigro » (le paresseux), un nom qu’il a utilisé plus tard dans sa vie quand il est devenu un
membre de l’Accademia degli Oziosi à Naples (1610).75 Cette académie était une des plus
importantes académies et un des carrefours des cultures italienne et espagnole (aussi Quevedo
était un membre de cette académie pendant son séjour à Naples).76 Grâce à cette atmosphère
académique, Basile a eu la possibilité de nouer des contacts avec plusieurs académiciens et
hommes de lettres. Cette atmosphère lui donnait l’occasion d’entrer dans la société littéraire,
plurilingue et civilisée et de commencer sa carrière de poète et d’écrivain. En effet, cette
atmosphère formait la base de multiples mythes inclus dans lo Cunto de li Cunti.77
Giambattista Basile a écrit des poèmes, des odes, des églogues et des pièces rédigées en
italien mais il doit sa notoriété à lo Cunto de li Cunti (le Conte des Contes), un recueil de
cinquante contes de fées écrits en dialecte napolitain, plus communément connu sous le titre
de Pentamerone (le Pentaméron). Ce recueil de contes de fées a été publié posthume entre
1634 et 1636 grâce aux efforts de la sœur de Basile, Adriana, une fameuse cantatrice
73 Giorgio Fulco, «Verifiche per Basile: Materiali autobiografici e Restauro di una Testimonianza autobiografica», Filologia e Critica, (s.l.), 10, 1985; Citation trouvée dans Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary fairy tale, op.cit., p. 40. 74 Nancy L. Canepa, « From Court to Forest. The literary Itineraries of Giambattista Basile», Italica, (s.l.), 3, automne 1994, p. 295. [[…] much of his life was spent, in fact, in exile from his city […] simply because his intellectual goods did not find a market in Naples and he was forced to become a wandering courtier] 75 Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary fairy tale, op.cit., p. 40-41. 76 Ibid., p. 42. 77 Ibid., p. 40-41.
23
d’opéra.78 C’était également grâce à cette sœur que Basile avait la possibilité de devenir
célèbre dans sa ville de naissance. En 1608 il est retourné à Naples où, entre-temps, sa sœur
était devenue une célèbre cantatrice d’opéra de sorte qu’elle appartenait maintenant à une
classe plus élevée de la société où elle avait des relations éminentes et influentes. Elle et son
mari, Muzio Barone, étaient devenus des membres de la cour de Luigi Carafa, le prince de
Stigliano. Adriana a fait reconnaître le talent de son frère à Naples. Cependant, Basile a
continué son métier de courtisan ce qui signifie qu’il organisait des spectacles et qu’il était
chargé de tâches administratives.79 En 1610, Adriana et son mari sont partis pour la cour de
Mantua à condition, posée par Adriana, que son frère pourrait aussi venir. Le duc de Mantua,
Vincenzo Gonzaga, acceptait cette condition et en 1612 Giambattista Basile joignait sa
sœur.80 En 1613, Basile retournait à Naples où il occupait la position d’administrateur féodal
pour différents nobles du royaume napolitain:
«En 1615, il était en Montemarano (dans la province d'Avellino); en 1617 à Zuncoli, où il travailla pour le marquis de Trevico, Cecco di Loffredo, en 1618, où il travailla pour le prince d'Avellino, Marino Caracciolo, et en 1619 il fut nommé gouverneur d'Avellino81 ». [In 1615 he was in Montemarano (in the province of Avellino); in 1617 in Zuncoli, under the marquis of Trevico, Cecco di Loffredo; in 1618 under the prince of Avellino, Marino Caracciolo; and in 1619 he was named governor of Avellino.]
Toutes ces positions étaient populaires auprès des hommes de lettres du temps de Basile mais
cette vie sans résidence permanente et sans reconnaissance a dû être sans doute fatigante et
peu satisfaisante. C’est la raison pour laquelle Canepa suppose que la plupart des accusations
et des plaintes contre la cour dans lo Cunto de li Cunti trouvent leur base dans cette partie de
la vie de Basile.82 En 1621, on ouvre une nouvelle académie à Naples, l’Accademia degli
incauti, et Basile est devenu membre. La cour de Galeazzo Pinelli, le duc de Acerenza, était la
dernière cour où Basile a servi. En 1631, Pinelli nommait Basile gouverneur de Gugliano
(dans la province de Naples) mais Basile n’a pas pu jouir longtemps de cette position
puisqu’il est mort le vingt-trois février de l’année 1632, comme une des victimes de
l’épidémie de grippe suivant l’éruption volcanique du mont Vésuve en 1631. Il est enterré à
Gugliano dans l’église Santa Sofia et l’enterrement était très impressionnant. Durant sa vie,
Basile a écrit plusieurs éloges mais Canepa souligne que, après sa mort, la ville de Venise a
78 Olivier Piffault, op.cit, p. 71. 79 Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary fairy tale, op.cit., p. 41. 80 Ibid., p. 41-42. 81 Ibid., p. 42. 82 Ibid., p. 43.
24
consacré une éloge à Basile dans la collection de biographies Glorie degli Incogniti, publiée
par l’Accademie degli Incogniti vénitienne en 1637: « Après il s'était appliqué, dans la fleur de sa jeunesse, à des poursuites chevaleresques tout autant qu'à l'étude des meilleurs lettres. Il est devenu l'incarnation réelle d'un homme extraordinairement raffiné. A côté de la connaissance des disciplines les plus nobles, il a également appris plusieurs langues .... Les mérites littéraires de Giovan Battista ont été rendues plus dignes de respect par ses manières très courtoises, par l'affection sincère qu'il a montrée envers ses amis, et par sa bonne humeur d’esprit perpétuelle, pour laquelle il a été jugé la durée de sa vie pour ses conversations. Et s’il a conquis non seulement l'affection de gentilshommes et de dames qu’il fréquentait en privé, mais aussi la grâce de la plus exaltée, qui l’a tenu assez cher. Et bien que la fortune n'ait pas manqué de le tester par lui faire connaître à l'hostilité qu'elle déclare souvent aux grands esprits, en le gardant constamment distrait dans les professions laborieuses, il n'a jamais perdu courage. Jusqu'à son dernier souffle il a maintenu un ténor très paisible de la vie, car à l'époque que la mort lui a pris la vie, il nourrissait l'espoir substantielle83 ». [Applicatosi nel fiorire dell’età alla cognizione ugualmente delle più scelte lettere ed alla pratica degli esercizi cavallereschi, venne a rendersi una verace norma di compitissimo cavaliere. Apprese con la notizia delle più nobili discipline, quella di varie lingue….Queste condizioni letterate di Giovan Battista venivano rese più riguardevoli dal suo gentillissimo tratto, dalla sincerissima affezione ch’egli portava agli amici e dalla perpetua allegria delle spirito, per la quale veniva stimato la delizia delle conversazioni. Quindi s’acquistò non solamente l’affetto de’cavalieri e delle dame che domesticamente il praticavano ; ma la grazia ancora de’primi grandi a’quali si rese carissimo. E benchè non mancasse la fortuna di fargli conoscere in prova la nemicizia che professa co’grand’ingegni, tenendolo continuamente distratto in occupazioni travagliose ; non si perdè egli però mai d’animo, ma fino all’ultimo spirito, conservò un traquillissimo tenore di vita, avendolo morte levato in quel tempo da’vivi ch’egli nudriva concetti di rilevante speranza]
3.1.3.2.2. L’œuvre de Giambattista Basile Dans ce qui suit, nous voulons consacrer un peu d’attention à l’œuvre de Basile. Dans toutes
les cours où Basile a servi comme courtisan, il a trouvé l’occasion d’écrire une œuvre
considérable et imposante comprenant entre autres des éloges, des drames, des odes et des
poèmes en italien, en espagnol et en latin. Presque tous ces produits littéraires qui précèdent
lo Cunto de li Cunti, ont eu de l’influence sur ce chef-d’œuvre rédigé en dialecte napolitain.
Un exemple pertinent est l’Aethiopica d’Heliodorus, dont Basile écrit une version entre 1624
et 1627 intitulée Del Teagene, puisque la romance grecque a eu une influence énorme sur
l’évolution du conte de fée.84 Nous pouvons distinguer deux tendances dans l’œuvre de
Basile, la première comprend les produits littéraires rédigés en italien et la deuxième concerne
83 Imbriani Vittorio, « Il gran Basile: Studio biografico e bibliografico », Giornale napoletano di Filosofia e Lettere, Scienze morali e politiche, (s.l.), 1, 1875; Citation trouvée dans Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary fairy tale, op.cit., p. 44-45. 84 Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary fairy tale, op.cit., p. 44.
25
les textes écrits en dialecte napolitain. Aujourd’hui, Basile doit sa notoriété à son œuvre
rédigée en dialecte et surtout à lo Cunto de li Cunti, tandis que les textes italiens étaient très
populaires durant la vie de Basile. Cependant, ces ouvrages étaient déjà tombés dans l’oubli à
la fin du dix-septième siècle.85 Les œuvres rédigées en italien constituent la production
littéraire typique et exemplaire d’un intellectuel courtois du temps de Basile puisque ces
œuvres ont un seul but: honorer obligatoirement le prince ou le noble de qui on dépend
financièrement. La production littéraire en dialecte de Basile comprend trois œuvres. La
première est une collection de neuf pastorales dont le contenu concerne surtout la vie
populaire de Naples, intitulée Le Muse napolitane et publiée de façon posthume sous la
direction d’Adriana en 1635. La deuxième concerne une série de Lettere et nous connaissons
déjà la troisième, c’est-à-dire le recueil lo Cunto de li Cunti.86 Quant à cette œuvre rédigée en
dialecte napolitain, il est frappant de constater que Basile ne s’intéressait pas à la publication
de ces textes puisque normalement il était très occupé à la publication de son œuvre.
Seulement les Lettere sont publiées durant sa vie, les deux autres textes, le Muse napolitane et
lo Cunto de li Cunti, sont publiés de façon posthume sous la direction d’Adriana tandis qu’il
existe des preuves que Basile a travaillé déjà à ces deux œuvres en 1615 et qu’il les a fait
circuler dans les cours et académies. Canepa donne trois hypothèses en ce qui concerne ce
manque d’intérêt de Basile pour la publication de son œuvre dialectale. D’abord Basile
pourrait avoir peu d’intérêt pour cette publication parce qu’il pensait que ces textes n’étaient
pas tellement importants, une hypothèse que nous considérons comme improbable. La
deuxième hypothèse est déjà plus probable puisque Canepa souligne qu’on n’a pas besoin
d’une publication élaborée des œuvres rédigées en napolitain car le public de cette production
littéraire était composé d’une petite société. L’œuvre dialecale est écrite pour un nombre
restreint de lecteurs, pour un ensemble de destinataires comprenant les membres des petites
cours où Basile servit. Ici la manière préférée de jouir d’une œuvre comme le recueil lo Cunto
de li Cunti était la consommation de façon orale dans le contexte de « conversation
courtoise » pour laquelle on n’a donc pas besoin d’une publication écrite élaborée. A ces deux
hypothèses Canepa ajoute encore une troisième hypothèse qui est selon elle la plus probable.
Dans cette hypothèse c’est Basile même qui occupe le premier plan puisque Canepa souligne
que l’opposition entre l’œuvre italienne et l’œuvre dialectale de Basile met sur scène la
85 Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary fairy tale, op.cit.,p. 46. 86 Nancy L. Canepa, « From Court to Forest. The literary Itineraries of Giambattista Basile», op.cit., p. 295. Nancy L. Canepa, from Court to Forest,Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary fairy tale, op.cit., p. 45.
26
double identité de ce conteur italien. En rédigeant une partie de son œuvre en dialecte
napolitain, Basile contredit son statut publique comme serviteur courtois et défendeur de la
tradition florentine. Tandis que Basile se met dans le centre de la haute culture avec son
œuvre rédigée en italien, il se trouve en plein milieu de la culture basse et populaire avec son
œuvre rédigée en napolitain. Du point de vue linguistique, thématique et idéologique, l’œuvre
dialectale de Basile forme donc le contrepoint de sa production littéraire officielle et c’est
précisément cette combinaison d’éléments de la haute culture et de la basse tradition qui rend
particulier et très baroque son recueil de contes lo Cunto de li Cunti.87
3.2.La France: la cour au dix-septième siècle Après cet exposé sur le contexte historique et culturel de l’Italie et les vies des deux conteurs
italiens, nous proposons d’analyser plus en profondeur l’histoire et la culture de la France du
dix-septième siècle, à savoir le contexte historique et culturel dans lequel s’inscrivent les
contes de Charles Perrault.
3.2.1. Le contexte historique Le début du dix-septième siècle est constitué par l’édit de Nantes, un ordre juridique de 1598
qui met fin à la guerre des religions. Dès cette date jusqu’au milieu du dix-septième siècle, la
France est régnée par l’instabilité. Copernic a ruiné le géocentrisme et donc la supposition que
l’homme constitue le centre de l’univers. Dans la même optique, on met en cause la valeur
d’un pouvoir central vu que le dix-septième siècle est témoin d’un grand nombre de conflits
entre les Grands et la monarchie qui veut unifier et centraliser.88 La première moitié du dix-
septième siècle est donc instable et troublée.89 L’histoire commence par l’assassinat d’Henri
IV après quoi Marie de Médicis, la femme d’Henri IV, devient régente de France parce que
son fils, le futur roi Louis XIII, était encore trop jeune d’accéder au trône.90 En 1617 le règne
de Louis XIII commence. Au dix-septième, on était d’opinion générale que le roi de France
était censé disposer du pouvoir absolu et qu’il l’a reçu immédiatement de Dieu. Le roi était
choisi par Dieu et il était son représentant mortel. Louis XIII s’entoure des membres du
Conseil d’en haut, à savoir le principale ministre, le chancelier et les secrétaires d’État. Il élit
comme premier ministre le cardinal Richelieu qui avait beaucoup de pouvoir et qui fonde en
87 Nancy L. Canepa, « From Court to Forest. The literary Itineraries of Giambattista Basile», op.cit., p. 291-292. 88 Xavier Darcos, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette Education, 1992, p. 125. 89 Ibid., p. 129. 90 Alain Corbin, 1515 et les grandes Dates de l’Histoire de France, Paris, le Seuil, 2005, p. 241.
27
1634 l’Académie française.91 Il avait le but ambitieux d’unifier la langue française et de
publier une Grammaire et un Dictionnaire qui garantiraient le bon usage de la langue
française. La reine Anne d’Autriche, épouse de Louis XIII, et la reine mère Marie de Médicis
étaient hostiles à Richelieu mais Louis XIII ne voulait pas attribuer la disgrâce à son premier
ministre. Marie de Medici décide de partir pour l’étranger d’où elle ne revient jamais.92
Entretemps, les problèmes pour Louis XIII s’accumulent puisque la famine, les rendements
agricoles faibles, l’impôt royal surélevé dû aux exigences de la guerre et la montée des prix
rendent mécontents les bourgeois et les paysans. Ces problèmes constituent la raison pour
laquelle on voit surgir des émeutes qui marquent la fin du pouvoir de Louis XIII.93 Duby
ajoute qu’il est frappant que le peuple ne blâme pas le roi pour ces événements misérables. Le
peuple ne proteste que contre les percepteurs et les fermiers et le roi maintient son pouvoir.94
En 1643, Louis XIII meurt et son fils, l’enfant Louis XIV, devient le nouveau roi. Entretemps
Richelieu est mort et le cardinal Mazarin est son successeur. Anne D’Autriche, qui était la
régente puisque son fils était encore trop jeune, se confie entièrement à Mazarin. Elle réussit à
reprendre l’autorité monarchique95 et elle voulait transformer son fils en un monarque
absolu.96 En 1648 commence la Fronde, une période de guerre civile de la noblesse contre le
pouvoir d’Anne d’Autriche et Louis XIV. Cette période de guerre se termine en 1652.97 Mais
il n’existe pas de cohésion politique parmi les défenseurs des valeurs nobles et la guerre a
entraîné des problèmes comme la peste et la famine de sorte que la Fronde semble terminer en
un fiasco98. A la fin de la Fronde, le parti du roi s’impose et Louis XIV et Mazarin rentrent
triomphalement à Paris. Après cette période de cinq ans de mise en question de la puissance
centrale et monarchique, il semble qu’on ne puisse plus nier le pouvoir de l’absolutisme
royal.99
En 1660, Louis XIV épouse Marie Thérèse d’Autriche.100 Le roi expose nettement qu’il
n’aime pas son épouse en la trompant avec des maîtresses, par exemple mademoiselle De
Maintenon. En 1661, on situe le début du règne de Louis XIV et donc le début d’une
91 Alain Corbin, op.cit., p. 248. 92 Georges Duby, Histoire de la France, dynasties et revolutions de 1348 à 1852, Paris, Librairie Larousse, 1971, p. 138. 93 Georges Duby, op.cit., p. 139. 94 Ibid., p. 146. 95 Ibid., p. 147. 96 Ibid., p. 260. 97 Xavier Darcos, op.cit., p. 118. 98 Geogres Duby, op.cit., p. 148. 99 Ibid. 100 Xavier Darcos, op.cit., p. 120.
28
monarchie absolue où tout s’organise autour du pouvoir absolu du Roi-Soleil.101 Il prend le
soleil comme symbole de son pouvoir absolu et après la mort de Mazarin il n’élit pas un
nouveau ministre, il décide de gouverner tout seul. En 1682, la cour de Louis XIV s’installe à
Versailles. Le roi a fait construire ce bâtiment avec deux buts. D’abord, il voulait étaler son
pouvoir et sa gloire. Le deuxième but est d’un ordre beaucoup plus politique. Louis XIV
obligeait la noblesse d’habiter à Versailles mais ceci n’était pas gratuit. Le roi crée un palais
magnifique avec le but de centraliser autour de lui toute l’aristocratie. Ça coutait cher de
pouvoir habiter dans ce palais de sorte que la centralisation de l’aristocratie entraînait
l’appauvrissement des aristocrates. Les nobles perdent donc leur argent et ainsi leur pouvoir
de sorte que Louis XIV attendait son but d’éviter une nouvelle Fronde.102 En 1715, Louis XIV
meurt et il laisse un pays agrandi, unifié et centralisé.103
3.2.2. Le contexte culturel Quant aux tendances culturelles du dix-septième siècle, nous pouvons diviser ce siècle dans
deux grandes périodes, la période de l’art baroque et celle du classicisme. Nous avons vu que
la première moitié du siècle était instable. L’homme doutait de toute autorité et cette mentalité
culmine dans la Fronde où les aristocrates révoltent contre le pouvoir royal d’Anne
d’Autriche et Louis XIV. Ce climat d’agitation et de doute trouve sa réflexion dans la culture.
La période optimiste de la Renaissance est terminée. L’homme ne dispose plus de certitudes
et ne constitue plus le centre de l’univers. La nouvelle culture met en doute toutes les
certitudes de la Renaissance et « l’âge que l’on nomme baroque reflète dans les arts ce monde agité
et morcelé »104. Cette nouvelle mentalité encourage la liberté de création de sorte que la
première moitié du siècle est caractérisée par « l’irrégularité, la fantaisie, l’imagination »105. Le
nom « baroque » indique parfaitement l’atmosphère du début du dix-septième puisque
« barocco » désignait à l’origine une perle de forme irrégulière. L’art baroque s’oppose donc à
l’art classique en échappant aux codifications et en mêlant différents genres. En littérature,
cette tendance baroque est reflétée par « le goût des antithèses et des images, pour traduire
l’impression d’instabilité et de contradiction »106. L’art baroque est donc dominé par des
contrastes et cette esthétique de contradiction se manifeste aussi dans le développement de
deux courants littéraires qui s’opposent, à savoir le courant idéaliste des romans pastorales qui 101 Xavier Darcos, op.cit., p. 120. 102 Cours de Professeur J. Mainil, Littérature française bijzondere vraagstukken III, 14/02/2012. 103 Xavier Darcos, op.cit., p. 120. 104 Ibid., p. 125. 105 Ibid. 106 Ibid., p. 131.
29
louent les codes d’honneur et le courant burlesque des œuvres plus satiriques qui évoluent
autour de la raillerie. Bien qu’il existe différents courants au sein de l’art baroque, la
littérature baroque est et reste entièrement écrite et lue par un milieu d’élite. 107
La seconde moitié du dix-septième siècle voit surgir le Roi-Soleil qui restaure l’ordre et le
pouvoir absolu après la période d’agitation constituée par la Fronde. Ce retour à l’ordre va de
pair avec l’éclosion du classicisme qui réagit contre la liberté artistique de l’âge baroque. On
retourne aux règles, aux codifications et Richelieu crée l’Académie Française de sorte
qu’aussi la langue est contrôlée et soumise aux règles du bon usage. On standardise et
centralise tout. L’artiste ne jouit plus d’une liberté de création mais, tout comme l’artiste
italien, dépend du support financier d’un mécène et appartient à son protecteur. C’est Louis
XIV qui s’impose comme protecteur ou mécène obligatoire en se créant une véritable
clientèle littéraire. En soumettant les artistes à son aide, le roi réussit donc à endiguer le
désordre créé par la tendance baroque de favoriser la liberté de création. Le Roi-Soleil donnait
par exemple une gratification annuelle de 1500 livres à Charles Perrault.108 Mais cette
soumission au roi n’était pas le seul facteur qui diminuait la liberté des écrivains. Ils devaient
aussi tenir compte de la censure, vu que l’église permettait seulement des livres qui n’étaient
pas irréligieux. De plus aucun livre ne pouvait être publié sans un « privilège du roi ».109
Le dix-septième siècle connait donc deux courants culturels très dissemblables. Perrault écrit
ses contes dans la deuxième moitié du siècle et donc sous le règne de Louis XIV.
Normalement ses ouvrages devraient donc suivre la tendance classique mais le genre du conte
de fées n’évolue pas autour des notions classiques comme la raison, l’ordre et la symétrie.
Nous avons vu que le genre du conte de fées français littéraire est né dans les salons mondains
qui sont créés par les femmes dès que Richelieu fonde l’Académie Française. Ces salons
existaient déjà avant la Fronde mais c’est après cette période de guerre qu’on raffine la
littérature qui a été déjà établie dans les salons.110 Les genres qui proviennent de cette culture
féminine sont appelés « mondaines » parce que les visiteurs des salons « affectent d’écrire pour
le seul divertissement »111. Dans cette optique ils ajoutent à leurs ouvrages toujours de l’esprit
critique et de l’humour, « même dans des genres plus élaborés comme la fable ou le conte »112.
107 Xavier Darcos, op.cit., p. 131. 108 Ibid., p. 126-127. 109 Ibid., p. 128. 110 Cours de Professeur J. Mainil, Littérature française bijzondere vraagstukken III, 28/2/2012. 111 Xavier Darcos, op.cit., p. 173. 112 Ibid.
30
Cette littérature exprime une attitude de nonchalance, un art de vivre et ceci explique
pourquoi on parle de « genres mondains »113. Cette attitude de nonchalance désigne
l’atmosphère générale à la cour de Louis XIV. Le Roi-Soleil faisait dominer à sa cour les
plaisirs mondains comme les fêtes et les ballets mais ce divertissement mondain était maîtrisé
par une étiquette stricte avec laquelle Louis XIV voulait transformer les nobles en courtisans
professionnels.114 Il crée donc une sorte d’univers où il fait dominer ses propres règles.
Nicolas V. Gaudin suppose que cette cour était dominée par la tension entre l’être et le
paraître et que les courtisans nobles étaient des êtres de théâtre. Gaudin cite Jean Duvignaud
pour expliquer cette théâtralité à la cour :
« Le conflit historique et social d’une caste qui se théâtralise complètement pour s’assurer de son existence, qui réduit la multiplicité de l’existence réelle au code qui commande aux gestes et aux sentiments115 ».
Les apparences règnent à la cour de Louis XIV et un bon courtisan sait utiliser son visage et
ses yeux. Il déguise ses passions et ses sentiments de sorte qu’il peut gagner à sa cause les
puissants. C’est Louis XIV qui domine la cour et qui donne du pouvoir à celui qu’il veut.
C’est donc important d’être bien considéré par le Roi-Soleil. Nous pouvons donc constater
que la cour de Louis XIV n’était pas seulement dominée par le classicisme. Bien qu’il veuille
restaurer l’ordre en favorisant l’art classique, il utilise donc des façades et apparences
baroques pour exposer son pouvoir.
3.2.3. Charles Perrault
3.2.3.1.La vie de Charles Perrault Après l’exposé sur la vie des deux conteurs italiens, nous voulons nous consacrer à la vie du
célèbre conteur français Charles Perrault. Il est né dans une famille bourgeoise à Paris le
douze janvier 1628 et son frère jumeau est mort après six mois. Perrault était le septième et le
dernier enfant de Pâquette Leclerc et de Pierre Perrault, qui était un avocat au Parlement de
Paris.116 C’est grâce à son frère aîné, Pierre Perrault, que Charles Perrault avait l’occasion
d’entrer en contact avec le monde littéraire, puisqu’en 1654 Pierre devient le receveur général
des finances et il prend Charles comme son commis. Ce travail ne l’occupe pas de trop, de 113 Xavier Darcos, op.cit., p. 173. 114 Emmanuelle Lézin, « Notes, questionnaires et dossier Bibliocollège », in Charles Perrault, Contes (1691-1697), Paris, Hachette, 1999, p. 98. 115 Nicolas V. Gaudin, « Etude sociocritique du “Chat botté” de Charles Perrault », The French Review (s.l.), 59, avril 1986, p. 702. 116 Catherine Magnien, « Introduction, Notices et notes », in Charles Perrault, Contes (1691-1697), Paris, Librairie Générale Française, coll. Le Livre de Poche, 2006, p. 309.
31
sorte que Charles avait beaucoup de temps pour étudier, lire, écrire et entrer en contact avec
des gens de lettres et des beaux esprits.117 Catherine Magnien souligne qu’en 1660 se situe un
moment fondamental dans la carrière littéraire de Charles Perrault car cette année il écrit des
odes sur le mariage de Louis XIV, sur la paix due au traité des Pyrénées et en 1661 il y ajoute
des odes sur la naissance du dauphin.118 Il va sans dire que grâce à ces odes, Perrault a gagné
à sa cause le roi mais c’était Jean Chapelain, un des hommes qui ont fondé l’Académie
française, qui a découvert Charles Perrault et ses odes et qui l’a recommandé à Jean-Baptiste
Colbert, le ministre des finances en France sous le pouvoir de Louis XIV. Colbert embauche
Charles Perrault comme le secrétaire pour sa « Petite Académie » de sorte que Perrault
devient un des membres de cette institution à côté de Chapelain, les abbés Amable de
Bourzeis et Jacques Cassagne. Etant donné que cette académie s’occupait entre autres de « la
correction des ouvrages à la gloire du roi », cette institution a reçu plus tard le nom
d’Académie royale des inscriptions et belles-lettres.119 Avec sa production littéraire de ses
odes commence donc la carrière de Perrault comme serviteur du roi et assistent de Colbert en
ce qui concerne les affaires culturelles à la cour de Louis XIV. Cette position auprès des plus
puissants du pays, lui fournit la possibilité de devenir un riche bourgeois et d’occuper une
position de pouvoir et d’influence au moment que l’absolutisme avait atteint son heure de
gloire. A côté de ses responsabilités académiciennes concernant la codification et la
promotion des belles lettres, Charles Perrault était le « contrôleur des bâtiments du roi »
pendant une période d’environ vingt ans. De plus il était un auteur officiel produisant un beau
nombre d’œuvres littéraires avec le seul but de « proclamer au monde que le siècle de Louis le
Grand était supérieur à l'antiquité grecque et romaine »120. En 1671 il devient un membre de
l’Académie Française où il instaure quelques innovations.121 Le 27 janvier 1687, on lit à
l’Académie Française un petit poème rédigé par Charles Perrault, intitulé le Siècle de Louis le
Grand. Dans ce poème Perrault parle avec peu de respect des grands auteurs classiques
comme Homère et il place le dix-septième siècle au-dessus de l’époque classique, « il exalte
les progrès du Grand Siècle, sa supériorité sur les siècles précédents, ses valeurs et son goût»122. Les
117 Catherine Magnien, op.cit., p. 14. 118 Ibid., p. 310. 119 Ibid., p. 14. 120 Claire-Lise Malarte-Feldman, « Perrault’s Contes, an irregular Pearl of Classical Literature », in Nancy L. Canepa, Out of the Woods, the Origins of the literary Fairy Tale in Italy and France, Detroit, Wayne State University Press, 1997, p. 100. [proclaim to the world that the century of Louis le Grand was superior to Greek and Roman antiquity] 121 Catherine Magnien, op.cit., p. 16. 122 Charles Perrault, Contes, Paris, Gallimard, 1981, (édition présentée et annotée par Nathalie Froloff) (texte établi par Jean-Pierre Collinet), p. 17 (préface).
32
membres de l’Académie Française pouvaient apprécier ce poème puisque le contenu de ce
poème estimait que leur création artistique pouvait rivaliser avec la production littéraire de
l’époque classique, une idée que Perrault développera encore dans ses parallèles des Anciens
et des Modernes (1688-1697).123 Bien que les membres de l’Académie Française reçussent le
poème avec enthousiasme, pas tout le monde était tellement enthousiaste. Etant donné que
Boileau était d’opinion conservative que la production littéraire fut le sommet de la littérature
et la source à imiter, il a vu dans l’opinion de Perrault une injure terrible envers les grands
auteurs classiques. C’est donc avec cette publication d’un petit poème que déclenchait une
reprise de la Querelle des Anciens et des Modernes, une querelle qui s’étend de 1653 à 1714
où les Anciens sont représentés par Boileau et les Modernes par Perrault. Les Anciens
« défendent une esthétique fondée sur le culte et l’imitation de l’Antiquité » tandis que les Modernes
« inventent l’idée de progrès et de modernité et considèrent la littérature antique comme une étape et
non comme un modèle [à imiter] »124. En 1694, Perrault commence à se consacrer au « nouveau
genre » du conte de fées en rédigeant son recueil de Contes. La publication de ce recueil
entraîne une nouvelle reprise de la Querelle puisque « l’écriture des Contes par Perrault s’inscrit
dans cette Querelle comme une sorte de preuve que l’on peut écrire sans imiter l’Antiquité »125. Charles Perrault meurt le seize mai 1703.126
3.2.3.2.L’œuvre de Charles Perrault
Outre le côté professionnel et politique de la vie et la production littéraire de Perrault qui
concerne surtout la glorification de l’époque de Louis XIV, nous voudrions aussi éclaircir le
côté privé de sa vie, au sein duquel il écrit des œuvres sincères et émouvantes. Il s’agit des
Pensées Chrétiennes et ses Mémoires de ma Vie que nous montrent les pensées et les
sentiments de Charles Perrault vivant à l’époque du Roi-Soleil. Mais l’œuvre la plus
importante pour nous sont les Contes de Perrault qui établissent un lien entre Perrault et la
tradition mythologique et folklorique.127
C’est en 1694, à l’âge de soixante-six ans, que Perrault « se tourne vers l’écriture [du] nouveau
genre à la mode que sont les contes »128. Perrault était le porte-parole des Modernes au sein de la
Querelle des Anciens et des Modernes. Il voulait rompre avec la tradition d’imiter les textes
123 Charles Perrault, op.cit., p. 17-18 (préface). 124 Ibid., p. 17 (préface). 125 Ibid., p. 18 (préface). 126 Catherine Magnien, op.cit., p. 18-19. 127 Claire-Lise Malarte-Feldman, op.cit., p. 100. 128 Charles Perrault, op.cit., p. 7 (préface).
33
anciens et il publie ses contes pour montrer que la France avait ses propres traditions
originales qui pouvaient être cultivées d’une façon innovante. En effet, dans les années 1690,
le conte de fées était devenu un genre à la mode et Perrault était un des écrivains qui
commencent à promouvoir le genre du conte de fées auprès des écrivains dans les salons
littéraires. Ces écrivains étaient principalement des femmes comme Mme Lubert, Mme
d’Aulnoy, Mlle l’Héritier, Mlle de la Force et Mlle Bertrand.129
En 1694, il publie trois contes en vers et « puis une série de contes en prose sous le titre Histoires
ou Contes du Temps passé en 1697 »130. Il publie ses contes en prose sous le nom de son dernier
fils, Pierre Darmancour, parce que les notes de ce fils furent la source d’inspiration pour les
contes de Perrault:
« En vacances chez son oncle l’abbé Guichon, Pierre s’était amusé à transcrire des contes qu’une nourrice lui avait racontés […]. Charles Perrault, venu rejoindre son fils, découvre son cahier et s’étonne alors du ton spontané et de la réussite évidente de ces contes malgré quelques maladresses ou naïvetés. Il décide alors de reprendre les textes, de les récrire pour les améliorer sans leur retirer leur charme premier. Toutefois, il désire en laisser la paternité officielle à son fils afin de lui permettre de se faire un nom dans le monde et peut-être de servir de secrétaire à un prince ou à une princesse131 ».
Cette première justification de l’anonymat de Charles Perrault complique un peu l’attribution
du recueil des contes parce qu’on ne peut pas simplement l’attribuer à lui-même ou à son fils
puisqu’il s’agit plutôt d’une collaboration. A vrai dire, cette principe de collaboration et de
difficulté d’attribuer les contes à l’un ou l’autre conteur n’est pas un défaut de la tradition
littéraire mais désigne parfaitement l’origine du conte de fées littéraire en général. Comme
nous avons déjà vu et comme Nathalie Froloff le met en évidence, cette difficulté
d’attribution est « un des points essentiels qui définit chaque conte: il est en effet presque impossible
de retrouver l’inventeur d’un conte car les contes appartiennent à une tradition du folklore dont
l’origine est bien incertaine et bien lointaine »132. Nous pouvons donc constater que ni Charles
Perrault, ni son fils, n’était l’inventeur des contes rassemblés dans son/ leur recueil mais ils
étaient bien « parmi les premiers à s’intéresser aux contes en tant que genre littéraire, à les
retranscrire et à les adapter au goût de leur temps »133. Charles Perrault voulait donc rester
anonyme pour donner à son fils l’occasion d’acquérir une haute position auprès des puissants
129 Jack Zipes, of Cats and Men: Framing the civilizing Discourse of the Fairy Tale, in Nancy L. Canepa, Out of the Woods, the Origins of the literary Fairy Tale in Italy and France, op.cit., p. 185. 130 Charles Perrault, op.cit., p. 7-8 (préface). 131 Ibid., p. 8 (préface). 132 Ibid., p. 9 (préface). 133 Ibid.
34
du pays mais Froloff ajoute qu’il caressait cet anonymat pas seulement en vue de l’avenir de
son fils « mais aussi pour ne pas apparaître comme l’auteur d’un livre trop peu sérieux pour un
académicien »134. De plus, en écrivant sous le nom de son fils, Perrault voulait éviter une
reprise de la Querelle des Anciens et des Modernes puisque il s’était réconcilié avec Boileau
en 1694135. Ute Heidmann est d’opinion que cette signature du fils de Perrault est une
stratégie particulière par le biais de laquelle Perrault construit « une scénographie « pseudo-
naïve » »136. Heidmann ajoute encore que Perrault renforce cette scénographie pseudo-naïve
en comparant entre eux ces contes et les contes de ses aïeux qui étaient simplement écrits pour
amuser les enfants. Perrault fait semblant d’avoir écrit des contes avec le même objectif que
les contes de ses aïeux mais Heidmann souligne que « les textes présentés dans le recueil de
l’académicien n’invitent guère à une telle réception naïve et spontanée. Ils exigent tout au
contraire « de ceux qui les lisent » un « degré de pénétration » particulier […] »137. Contrairement au
seul objectif des contes de ses aïeux, Charles Perrault avait un double objectif avec son recueil
de contes. Il voulait divertir et instruire en même temps et c’est avec cet objectif qu’il
introduit sa collection de contes. Dans son préface Perrault souligne l’importance de
l’éducation des enfants et le rôle que les contes de fées peuvent remplir au sein de cette
éducation. Ce sont les histoires féeriques qui donnent aux enfants la possibilité d’apprendre
l’essentiel de la vie d’une manière amusante. A première vue, les contes de fées sont des
simples histoires qui portent sur des princes et des princesses mais derrière cette simple trame
narrative se cachent des significations profondes. Charles Perrault même trouve étonnant
« avec quelle avidité ces âmes innocentes, et dont rien n’a encore corrompu la droiture naturelle,
reçoivent ces instructions cachées »138. Perrault adopte donc les contes de ses prédécesseurs et il
en fait des contes modernes en ajoutant ces instructions cachées, en ajoutant une « « morale
cachée », c’est-à-dire une dimension instructive et utile »139. Les contes des aïeux de Perrault
n’avaient pas la même morale complexe de ceux de Perrault et les lecteurs et les lectrices ne
devaient pas lire « entre les lignes » pour pouvoir identifier le sens caché des contes de fées:
« La morale « loüable et instructive » de ces contes oraux est comprise spontanément par des enfants « dépourvus de raison » : l’identification émotionnelle n’a pas besoin de passer par une lecture pénétrante pour comprendre la logique très simple du méchant puni et du bon récompensé […]140».
134 Charles Perrault, op.cit., p. 9 (préface). 135 Ibid. 136 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 58. 137 Ibid., p. 58. 138 Charles Perrault, op.cit., p. 18-19 (préface). 139 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 64. 140 Ibid., p. 59.
35
Dans cette optique, Perrault ne se distingue pas seulement de ses aïeux mais aussi de son
prédécesseur italien puisque Straparola prétendait d’avoir écrit ses contes avec le seul but
d’amuser comme nous l’avons vu dans la partie consacrée à la vie de Straparola. Perrault se
distingue donc de ses prédécesseurs en faisant prévaloir son objectif d’instruire ses lecteurs et
ses lectrices et en compliquant ainsi la morale de ces contes de fées de sorte que « la logique
des Histoires ou Contes du temps passé est présentée comme infiniment plus difficile à décoder »141.
Heidmann attribue cette différence importante entre Perrault et ses prédécesseurs au fait que
Perrault était un défenseur important des Modernes ce qui semble expliquer pourquoi Perrault
ajoute une caractéristique tellement moderne au genre du conte de fées:
« Si mon hypothèse est juste, le défenseur des Modernes relève ainsi un défi qu’il avait formulé de façon ironique dans la préface de 1693 : « Mais comme j’ay affaire à bien des gens qui ne se payent pas de raison & qui ne peuvent estre touchez que par l’autorité & par l’exemple des Anciens, je vais les satisfaire là-dessus » (Préface 1695 : [2]). Cette formulation un peu malicieuse pouvait laisser présager que l’académicien n’allait pas « imiter » les Anciens selon les prescriptions du chef de file des Anciens, Nicolas Boileau. […] Perrault oppose alors à son adversaire une autre façon de recourir aux Anciens. Au lieu d’imiter l’intrigue de la fabella antique, comme la doxa l’exigeait, il invente un tout autre procédé. Il puise dans le texte latin des éléments narratifs, stylistiques et génériques pour « fabriquer » de nouvelles histoires dont celles du Petit Chaperon rouge et de La Barbe bleue. Par sa façon de les recomposer à partir des intertextes anciens, il leur attribue la « morale cachée » utile qui manque selon lui au conte ancien142 ».
Timothy C. Murray souligne que les moralités de Perrault reflètent les opinions et pensées
personnels de l’académicien. Avec ses instructions moralisantes, Perrault dirige
l’interprétation de ses contes et il donne aux lecteurs un code pour retrouver les sens cachés
dans les textes féeriques.143
4. Chapitre analytique et comparatif Après ce chapitre historique et biographique, nous voulons passer à notre comparaison
formelle entre les versions italiennes et françaises des deux contes de fées en question, à
savoir les contes du Chat botté et de Cendrillon.
141 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 59. 142 Ibid., p. 64-65. 143 Timothy C. Murray, « a marvelous Guide to an Anamorphosis : Cendrillon ou la petite Pantoufle de Verre », Comparative Literature (s.l.), 6, décembre 1976, p. 1280.
36
4.1.Introduction Dans ce chapitre analytique et comparatif nous ferons une comparaison systématique entre les
différentes versions de nos deux contes, à savoir les histoires du Chat botté et de Cendrillon.
Etant donné que l’origine du conte de fées littéraire français se situe auprès des conteurs
italiens des seizième et dix-septième siècles, nous prenons en considération les versions de
ces deux contes des conteurs italiens Giovan Francesco Straparola et Giambattista Basile
d’une part et du conteur français Charles Perrault d’autre part. En introduisant notre chapitre
introductif nous voudrions analyser plus en profondeur les recueils dans lesquels les contes en
question sont inclus, à savoir le Piacevoli Notti (les Nuits facétieuses) de Straparola, lo Cunto
de li Cunti ovvero lo Traytenemiento de Peccerille (le Conte des Contes) de Basile et
Histoires ou Contes du temps passé (Contes de ma mère l’Oye) de Perrault.
4.1.1. Le Piacevoli Notti Straparola a écrit ses contes à la fin de sa vie, quand il avait déjà soixante ou soixante-dix ans.
Il a publié le premier tome en 1550 et le deuxième tome en 1553. Ainsi il publie soixante-trois
contes d’où la plupart sont des contes urbains portant sur la vie des artisans, de la bourgeoisie
et de la noblesse. Mais on considère un nombre de ces contes comme contes de fées, par
exemple le conte de Costantino fortunato, la première version littéraire du conte du Chat
botté.144 Avec ce recueil Straparola exprime sa volonté de donner une forme littéraire à la
fable populaire. En tant qu’un écrivain de la Renaissance, il le fait en transformant la fable
suivant les schémas et les modules traditionnels de « la novella décameroniana »145. Pour
insérer ses favole dans un recueil, il a imité la structure de son prédécesseur, à savoir
Boccace.146 Il en reprend une syntaxe simple et linéaire147, des expressions, des styles
d’écritures et parfois des scènes et séquences entières. Ce procédé de récriture à partir du
Décaméron de Boccace, est une caractéristique importante de la « tradizione novellistica
italiana ».148 Comme nous venons de dire, la « nouvelle » de Boccace, comme forme narrative
courte, se trouve à la base de l’origine du conte de fées. Les nouvelles de Boccace
rassemblées dans le Décaméron deviennent donc un exemple pour les autres auteurs qui
pratiquent ce genre. C’est la raison pour laquelle cet ouvrage de Boccace était un
144 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 1-4. 145 Ibid., p. 123. 146 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, New York, Excelsior Editions, 2009, p. 91. 147 Giovan Francesco Straparola, op.cit., p. XLIV (introduction). 148 Ibid., p. XXXVI (introduction).
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encouragement pour Straparola de publier son propre recueil de favole. 149 Tout comme
Boccace, Straparola suit la tradition littérature européenne et italienne d’insérer les contes
dans un récit-cadre concernant un groupe d’hommes qui sont isolés de la société pour un
certain temps.150 Boccaccio nous présente un petit groupe de jeunes qui tentent d’échapper à
la peste en se retirant dans une villa des environs de Florence.151 Chaucer insère ses
Canterburry Tales dans un récit-cadre qui nous fournit un groupe d’hommes qui réalisent un
pèlerinage de Southwark à Canterburry. Contrairement à Boccace et Chaucer, Straparola
choisit un événement historique du passé et pas de son propre époque. Ensuite il choisit des
personnages qui étaient déjà morts de sorte qu’il pouvait éviter le risque d’insulter
quelqu’un.152 Il situe son événement à Milan où Ottaviano Maria Sforza a perdu tout son
pouvoir de sorte qu’il doit partir pour l’île de Murano avec sa fille et un groupe d’amis.153 Ces
hommes et femmes restent treize nuits sur cette île où ils se racontent des histoires. Straparola
a donc repris cette structure d’un récit-cadre de Boccace en remplaçant les dix nuits de
Boccace par treize nuits où chaque nuit contient 5 ou 6 contes à l’exception de la treizième
nuit qui comprend treize contes.154 Le premier tome de le Piacevoli Notti contient 5 nuits.
Après avoir écrit les contes, Straparola ajoute des chansons au début de chaque nuit qui
indiquent le début des festivités nocturnes et des énigmes à la fin de chaque conte.155 Au
début de chaque nuit, un homme doit chanter une chanson et après cette chanson, une femme
raconte une histoire à la fin de laquelle elle ajoute une énigme en vers. L’objectif de ces
énigmes concerne la discussion de sujets érotiques d’une façon raffinée et élégante.156 Le
deuxième tome contient huit nuits. Après avoir écrit son chef-d’œuvre, à savoir le conte de
Costantino Fortunato inséré dans l’onzième nuit, Straparola omet d’achever son œuvre et il
est probable que quelqu’un d’autre a terminé le Piacevoli Notti. Cette personne pourrait été un
ami ou un employé de l’éditeur Comin da Trino. Il a achevé l’œuvre de Straparola en ajoutant
vingt-six contes traduits et adaptés qui proviennent d’une seule source, les Novellae de
Morlini.157 Deux nouvelles de ce recueil sont écrites en dialecte, le bergamasco et le pavano.
Il répond ainsi aux exigences de son temps puisque la littérature dialectale connaissait un
149 Olivier Piffault, op.cit., p. 66. 150 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 91. 151 Pierre Milza, op.cit., p. 377 152 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 92. 153 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, op.cit., p. 91. 154 Ibid., p. 92. 155 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 103. 156 Jack Zipes, of Cats and Men: Framing the civilizing Discourse of the Fairy Tale, op.cit., p. 178. 157 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 111-112.
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succès à Venise et c’étaient surtout ces deux dialectes qui étaient en vogue pendant la vie de
Straparola.158
Comme la plupart de ses prédécesseurs, Straparola reprend un grand nombre de contes de
collections précédentes. Il a emprunté publiquement trente-trois contes des Novellae de
Girolamo Morlini et seize contes des Trecento Novelle de Sacchetti. Il reprend également des
éléments magiques d’ouvrages classiques comme les Métamorphoses d’Ovide.159 De plus il
reprend des motifs d’une œuvre plus récente, à savoir Orlando Furioso d’Ariosto.160 Mais la
plupart des contes et des thèmes sont basés sur le Décaméron. En dépit de cette claire reprise
de motifs thématiques, Straparola prétend qu’il a écrit tous les contes lui-même et il répond
d’une manière agitée aux critiques en soulignant que tous les contes sont « da me scritte ».161
Straparola insère beaucoup d’éléments autobiographiques dans ses contes, par exemple le
conte de Costantino Fortunato où le destin du héros reflète les sentiments personnels de
Straparola qui était trop tôt abandonné par sa mère et exproprié par ses frères.162
Selon Bottigheimer, Straparola insère dans son recueil deux types de contes, c’est-à-dire les
contes sans éléments magiques et les contes où la magie occupe le premier plan. Ce dernier
type se subdivise encore en deux types, à savoir les contes qui évoluent autour du thème de la
restauration et les contes qui évoluent autour du thème de l’évolution.163 Dans ce dernier type,
la magie est indispensable pour la résolution narrative. Selon Bottigheimer, ce type de contes
de fées soit inventé par Straparola. Selon elle, Straparola n’a pas repris les thèmes de ces
contes magiques de sources populaires et orales, il les a inventé entre 1540 et 1550. Il
combine les protagonistes modestes des contes urbains et la magie des contes courtois en
développant un nouveau plot qui présente des hommes pauvres, qui réussissent à convertir
leur destin malheureux. Ils ne le font pas en travaillant, pas en séduisant un garçon ou une
fille riche et en obtenant ainsi une plus haute position par mariage, et certainement pas en
épousant un membre de l’inaccessible noblesse. Au contraire, les contes de Straparola
présentent des garçons et filles pauvres qui peuvent atteindre une haute position et de la
richesse par le biais de l’intervention magique. Cette intervention magique leur aide à épouser
158 Giovan Francesco Straparola, op.cit., p. XXXV (introduction). 159 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 34. 160 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, op.cit., p. 92. 161 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 10. 162 Ibid., p. 52. 163 Ruth B. Bottigheimer indique ces deux types de contes de fées avec les termes “restauration-fairy tale” et “rise-fairy tale”.
39
un prince ou une princesse dans un pays lointain. Les premiers contes de fées européens qui
mettent en scène des pauvres filles et garçons qui atteignent une position royale et de la
richesse par le biais de la magie et du mariage n’ont donc pas une origine allemande ou orale
mais sont inventés par un Lombard qui quitte sa maison à Caravaggio pour chercher de la
fortune dans la ville de Venise. Les origines de ce type de conte de fées sont donc italiennes et
vénitiennes.164 Nous pouvons se poser la question de savoir pourquoi Straparola crée ce
nouveau type de conte de fée. Il semble qu’il réponde avec ce nouveau plot féerique aux
exigences de son public et donc de son contexte historique. D’abord le nouveau plot reflète
quelques faits historiques de l’époque de Straparola. En effet, dès 1520, à Venise de la
Renaissance un mariage entre un noble et un homme/ une femme provenant d’une classe plus
basse était interdit. Ici les princes et les princesses n’existent pas et c’est la raison pour
laquelle Straparola met toujours en scène un mariage entre un homme ou une femme pauvre
et un prince ou une princesse dans un pays lointain. De plus, le net contraste entre les riches
et les pauvres que Straparola souligne dans ces contes, représente la situation historique de
Venise au seizième siècle.165 En outre ce plot magique répond aux exigences du public
vénitien. Le marché des livres s’élargit à Venise du seizième siècle de sorte que le public de
Straparola était constitué par une masse hétérogène d’hommes et femmes, de garçons et filles
et même le prolétariat urbain en faisait partie.166 La Sérénissime présente une petite
population de familles nobles et riches qui vivent au milieu d’une large population d’hommes
pauvres. La plupart de cette population pauvre pouvait lire et c’est la raison pour laquelle ils
étaient des consommateurs potentiels des contes qui mettent en scène un héros pauvre qui
réussit à convertir son destin par le biais de l’intervention magique, qui lui procure un mariage
avec une princesse. Un de ces contes était le plus populaire conte de Straparola, à savoir
Costantino Fortunato, le premier conte de fées de ce type.167 Straparola crée donc ce nouveau
type de contes de fées pour les lecteurs vénitiens du seizième siècle. Ces contes s’adressent
aux aspirations de ces lecteurs provenant de la classe urbaine artisanale qui était réceptive à la
promesse de richesse. Ces contes donnaient de l’espoir au public de Straparola qui avait
besoin de la magie et de la fiction pour échapper aux malheurs de la vie quotidienne.168
164 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 1-4. 165 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, op.cit., p. 93. 166 Ibid., p. 85-86. 167 Ibid., p. 93-95. 168 Ibid., p. 93.
40
Le recueil de Straparola avait beaucoup de succès. Il publie ses favole avant que la
Contreréforme modifie radicalement le genre de « novellistica », en adaptant plus ou moins
les choix des écrivains et en dirigeant les goûts et les attentes du public.169 En dépit de ce
changement des codifications littéraires dominantes, le Piacevoli Notti de Straparola
continuent d’être achetées et lues. Ce succès ne se limite pas à l’Italie puisque ces favole sont
déjà très tôt traduites en France. 170 En 1560 Jan Louveau traduit le premier tome et environ
dix ans plus tard, Jean de Larivey traduit le deuxième tome.171
4.1.2. Lo Cunto de li Cunti Il est probable que Basile connaissait les contes de Straparola qui sont publiés à Venise quand
Basile habitait encore dans cette ville (le début des années 1660). Il est également probable
que les contes de Straparola étaient répandus à Naples puisque les livres vénitiens étaient
distribués dans l’entière péninsule italienne et le royaume de Naples en était un grand
consommateur.172 Lo Cunto de li Cunti, plus communément désigné sous le titre de
Pentamerone puisqu’on donne ce titre à l’œuvre en 1674 (quatrième édition du recueil)173, est
publié de façon posthume entre 1634 et 1636 et constitue le premier recueil de contes de fées
qui apparaît dans l’ouest de l’Europe. Ce recueil contient quarante-neuf contes et un
cinquantième conte de fées qui constitue le récit-cadre du recueil. Les contes insérés dans ce
recueil sont destinés d’être lus à haute voix dans le contexte des conversations courtoises.174
Dans ce recueil nous trouvons beaucoup de cunti qui sont devenus les contes de fées
classiques, certains dans leur première version littéraire comme Cendrillon, Raiponce et la
Belle au Bois dormant, autres dérivés partiellement de contes précédents comme ceux de
Straparola comme le Chat botté. Outre ces contes classiques, Basile a écrit des contes qui ne
sont pas devenus des contes-types célèbres comme la Biche ensorcelée.175
Tout comme l’œuvre de Straparola, le recueil de Basile reprend donc la structure d’un récit-
cadre de Boccace mais, contrairement à son prédécesseur, Basile contredit tous les idéals de la
tradition novellistica. Son récit-cadre est dominé par les images de basse comédie où on se
169 Giovan Francesco Straparola, op.cit., p. IX (introduction). 170 Ibid., p. XI. 171 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 123. 172 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, op.cit., p. 90-91. 173 Jack Zipes, of Cats and Men: Framing the civilizing Discourse of the Fairy Tale, op.cit., p. 183. 174 Nancy L. Canepa, Out of the Woods, the Origins of the literary Fairy Tale in Italy and France, op.cit., p. 37. 175 Nancy L. Canepa, «From the Baroque to the Postmodern: Notes on a Translation from Giambattista Basile’s the Tale of Tales», Marvels & Tales: Journal of Fairy-Tale Studies (Detroit), 2, 2002, p. 263-264.
41
moque de la souffrance humaine. Même la noblesse devient la victime de cette raillerie. Le
récit-cadre met en scène la princesse Zoza qui ne peut ou veut pas rire. Son père fait tout pour
qu’elle rie. Enfin il fait construire une fontaine qui jaillie de l’huile qui produit de la comédie.
Une vieille femme essaie de remplir sa jarre avec cette huile mais un garçon impoli casse la
jarre. La femme entre en fureur contre le garçon. Finalement, la princesse rit mais son
enthousiasme entraîne une malédiction de la vieille femme qui dicte que le seul homme que
Zoza peut épouser est le Prince Tadeo. Avant qu’elle puisse l’épouser, elle doit annuler la
malédiction qui gouverne ce prince en remplissant une jarre avec ses larmes en moins de trois
jours. Aussitôt dit aussitôt fait, mais quand Zoza a presque rempli la jarre avec ses larmes, une
esclave la vole et la remplit entièrement de sorte qu’elle obtient le prince. Trois mois plus
tard, Zoza peut aller au château du prince par le biais de l’intervention magique de trois fées.
Ici tout le monde s’attend à la naissance de l’enfant de la fausse épouse. Zoza incite dans la
femme enceinte un désir des contes de sorte que prince Tadeo rassemble dix vieilles biques
affreuses pour raconter ces contes. A la fin du cinquième jour, princesse Zoza raconte
l’histoire de la fausse épouse. Après avoir entendu ce conte, le prince enterre la fausse épouse
vivante.176 La séquence qui suit nous présente une fin heureuse pour Zoza puisque le prince
Tadeo l’épouse. Avec ce récit-cadre Basile contredit donc nettement les idéals de la tradition
novellistica. Il ne commence pas son récit-cadre dans une église sacrée et glorifiée comme la
Santa Maria Novella de Boccace, mais sur une place bourrée et profane. De plus, il remplace
le discours élevé de Boccace par des jurons et images vulgaires. Tout comme Boccace,
Straparola choisit des personnes nobles et élégantes comme raconteurs, à savoir dix
mademoiselles gracieuses, deux matrones et quatre seigneurs nobles et érudits.177 Cependant,
Basile remplace ce groupe de personnes distinguées par dix vieilles biques mutilées et
vulgaires provenant de la basse classe de Naples qui utilisent une langue grossière.178
Le récit-cadre et les autres contes insérés dans le recueil de Basile reflètent parfaitement son
contexte historique et culturel. D’abord il faut remarquer la pertinence du choix de Basile
d’écrire ses cunti en dialecte. En choisissant le dialecte au lieu de la langue de l’élite, Basile
fait un conscient choix littéraire et esthétique en rendant plus moderne son œuvre. Cette
décision d’écrire les contes en dialecte napolitain répond à deux tendances culturelles
concernant la situation littéraire de l’époque de Basile. Le début du dix-septième siècle était
témoin d’une floraison pertinente de la littérature dialectale. C’était surtout la ville de Naples 176 Jack Zipes, of Cats and Men: Framing the civilizing Discourse of the Fairy Tale, op.cit., p. 184. 177 Ibid., p. 178. 178 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, op.cit., p. 79-80.
42
qui pouvait remarquer cette tendance d’écrire en dialecte. Dans cette période de crise
culturelle, les hommes avaient perdu leur espoir aveugle dans les capacités de l’homme qui
caractérisait la Renaissance. Ceci explique pourquoi on se dirige vers un nouveau langage
littéraire, local et régional. Les défendeurs de cette nouvelle tendance se dressent contre la
haute langue florentine et plaident donc en faveur des modernes au sein de la Querelle des
Anciens et des Modernes.179 Basile représente ce conflit entre les défenseurs du florentin et
ceux du dialecte en utilisant le dialecte napolitain mais en l’insérant dans les constructions
syntaxiques propres au florentin.180 Basile répond donc à cette longue tradition dialectale,
mais son recueil reflète également une autre tendance culturelle présente dans sa ville natale.
Pendant la vie de Basile, le royaume de Naples était considéré comme un important
laboratoire de l’art baroque. Avec l’emploi du dialecte, Basile répond à cette tendance
baroque. Le dialecte était un moyen parfait pour exprimer l’art baroque puisque l’emploi des
métaphores et registres linguistiques n’était pas possible dans la tradition littéraire du canon.
Le dialecte était une nouvelle langue et beaucoup plus réceptive à des innovations
thématiques et linguistiques que la langue florentine normalisée et codifiée.181 Ainsi Basile
ajoute à son dialecte une redondance comique élevée caractéristique de la tendance
baroque.182 Il ajoute par exemple des métaphores, des adjectifs et des substantifs parés.183 Il
fait par exemple des descriptions merveilleuses de l’aube. Ainsi Basile se base sur les
poétiques baroques qui laissent prévaloir une expérimentation rhétorique où l’auteur crée un
monde de mots. Le genre du conte de fées se prête parfaitement à cette décoration baroque
puisque Basile transforme les ordinaires paysages humains et naturels en une dimension
extraordinaire et merveilleuse du conte de fées. Les métaphores transforment la langue
ordinaire de tous les jours et les transformations magiques rendent particuliers les hommes
ordinaires. La magie domine tout et transforme le monde ordinaire en le monde merveilleux
des contes de fées.184
179 Nancy L. Canepa, « From Court to Forest. The literary Itineraries of Giambattista Basile », Italica, (s.l.), 3, automne 1994, p. 292. 180 Nancy L. Canepa, «From the Baroque to the Postmodern: Notes on a Translation from Giambattista Basile’s the Tale of Tales», op.cit., p. 271. 181 Nancy L. Canepa, « From Court to Forest. The literary Itineraries of Giambattista Basile », op.cit., p. 292. 182 Nancy L. Canepa, Out of the Woods, the Origins of the literary Fairy Tale in Italy and France, op.cit., p. 38-39. 183 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, op.cit., p. 81. 184 Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary Fairy Tale, op.cit., p. 61-62.
43
En tant qu’un enfant de l’âge baroque, Basile combine donc dans lo Cunto de li Cunti la
tendance dialectale et celle baroque en présentant aux lecteurs un nouveau style d’écrire, à
savoir celui des Modernes. Mais Canepa souligne que Basile ne rejette pas complètement la
tradition canonique de la nouvelle de Boccace et ses successeurs. Elle suppose qu’il
transforme deux traditions en un nouveau style. Il combine l’ancienne tradition canonique de
la nouvelle de la Renaissance et la moderne tradition anti-canonique de la littérature dialectale
de la tendance baroque.185 Sous l’influence de la nouvelle sensibilité baroque, Basile
transforme la tradition novellistica de la Renaissance et rompt avec des schémas démodés. Il
ne veut pas imiter le modèle de Boccace, il veut inventer et il était très confiant à son propre
modèle original du conte de fées littéraire. Canepa indique qu’on peut retrouver quand même
des traces de la nouvelle traditionnelle dans lo Cunto. Ainsi les contes de Basile avaient le
même objectif de la nouvelle de la Renaissance, à savoir de vouloir docere et delectare le
public. De plus, le recueil de Basile constitue une forme d’amusement courtois, tout comme la
nouvelle traditionnelle.186 En effet, les cunti de Basile présentent des oppositions linguistiques
entre le bas style de la tradition dialecte et le haut style du florentin qui entraînent un humour
littéraire du type qui était attrayant pour un public courtois littéraire sophistiqué.187 Selon
Canepa ces oppositions entre les traditions et langues élitaires et populaires et la ridiculisation
des nobles indiquent une tendance postmoderne de Basile de ridiculiser la haute tradition
littéraire du canon.188
A côté de cette pertinence de la langue de Basile, Lo Cunto représente également la vie
quotidienne de Naples en présentant à son public des contes dans lesquels la magie occupe le
premier plan. A Naples et le reste de l’Italie du sud le merveilleux et la nouvelle science
occupaient le premier plan auprès des penseurs comme Giordano Bruno. Sur le plan littéraire,
Giambattista Marino prétend que les écrivains doivent se baser sur cette prévalence du
merveilleux. Ils doivent insérer des éléments surprenants dans leurs ouvrages pour amuser
leurs lecteurs. Cet effet de surprise n’était pas seulement entraînée par les transformations et
les êtres magiques mais aussi par l’insertion des métaphores merveilleuses. Basile suit donc
cet idéal artistique et la plupart de ses successeurs européens suivent son exemple, mais les
métaphores merveilleuses sont le plus souvent disparues. Cette magie n’était pas innovante à
185 Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary Fairy Tale, op.cit., p. 53. 186 Ibid., p. 57. 187 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, op.cit., p. 81. 188 Nancy L. Canepa, «From the Baroque to the Postmodern: Notes on a Translation from Giambattista Basile’s the Tale of Tales», op.cit., p. 276.
44
l’époque de Basile puisque le théâtre baroque et même les églises étaient remplis de la magie
redondante de l’âge baroque. Mais la magie dans les contes de Basile n’est pas religieuse.
Cette magie est séculaire puisque ni Dieu ni aucun savant avait un rôle dans les
transformations et délivrances magiques. Il faut encore ajouter que cette magie constitue une
autre innovation par rapport au modèle de Boccace puisque l’écrivain du Décaméron n’insère
pas des éléments magiques dans ses nouvelles.189
Le public de Basile est constitué d’un public noble ou ennobli, comme Basile même, avec des
aspirations littéraires. Ce sont des courtisans qui doivent supporter la domination du souverain
espagnol. Cette domination avait aussi des conséquences pour les contes de Basile puisqu’il
valorise les protagonistes nobles et ridiculise les protagonistes étrangers et pauvres.190 De plus
il donne avec ces contes de fées une réponse au sentiment pessimiste de doute qui régnait au
royaume du Naples du dix-septième siècle. La conscience de vivre dans un temps de
domination étrangère et de changement continu, rend aussi populaire le conte de fées
puisqu’il fournit au lecteur un monde dominé par des droits univoques et généraux. Les héros
et héroïnes subissent un sort dominé par les forces magiques et en sortissent triomphant. Ceci
contredit les nouvelles de la Renaissance où les héros et héroïnes prennent eux-mêmes de
l’initiative pour convertir et structurer leur destin. Le conte de fées présente toujours une
réparation heureuse et rassurante du manque initial.191 Ainsi les contes de fées offrent au
public de Basile un moyen d’échapper aux malheurs de la réalité sociale. Ceci peut être
considéré aussi d’une façon autobiographique puisque Basile cherche dans le monde
merveilleux des contes de fées de la consolation et de la compensation pour les injustices dans
le monde réel, c’est-à-dire pour sa frustration par rapport à la vie injuste de la cour. Dans la
période agitée de l’âge baroque, la fin heureuse du conte de fées était très importante pour
l’homme. La sensibilité baroque est parfaitement reflétée dans le conte de fées où on retrouve
des héros qui sont confrontés à l’exploration de nouveaux mondes et à leur désir de retourner
au monde connu. Ces héros reflètent le sentiment de doute de l’homme qui ne peut pas
entièrement comprendre le monde et qui a le désir de trouver un monde où tout est réglé et
fixé.192 Ceci est précisément la structure stéréotype du conte de fées qui évolue autour du
thème de la restauration. Le héros ou l’héroïne perd son monde idéal puisqu’il/elle se fait
signifier un manque. C’est donc l’homme de la Renaissance qui perd ses certitudes dans l’âge
189 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, op.cit., p. 80-81. 190 Ibid., p. 83. 191 Nancy L. Canepa, Out of the Woods, the Origins of the literary Fairy Tale in Italy and France, op.cit., p. 38. 192 Ibid., p. 59.
45
agitée de la tendance baroque. A la fin du conte de fées le manque du héros ou de l’héroïne
est réparé de sorte qu’il/elle retrouve son monde idéal et connu. C’est précisément le
sentiment de l’homme du baroque, de vouloir retrouver les certitudes de l’âge de la
Renaissance.
Etant donné que son public était principalement noble et napolitain, il est probable que Basile
et son public préfèrent les contes de fées qui évoluent autour de la restauration en présentant
des héros et héroïnes riches qui perdent leur haute position et qui la regagnent à la fin du
conte. Basile rejette donc la basse classe vulgaire du peuple pauvre. C’est la raison pour
laquelle il n’a pas écrit beaucoup de contes qui évoluent autour du thème de l’évolution où la
conversion du destin des pauvres occupe le premier plan. Il reprend seulement deux contes de
fées de ce type du recueil de Straparola, à savoir les contes de Costantino Fortunato
(Cagliuso) et Pietro Pazzo (Peruonto).193 Le fait qu’il écrit principalement pour un public
noble lui permet de reprendre beaucoup de motifs classiques comme le personnage de Diana
et les motifs thématiques d’Aristote et d’Héraclite. En effet, Basile savait que chaque
Napolitain noble apprenait les figures de l’antiquité à l’école.194
Avec son nouveau style d’écrire, Basile crée un recueil de contes très moderne par rapports
aux recueils de ses prédécesseurs. Les différents domaines du dix-septième siècle étaient
dominés par la recherche de nouvelles méthodes et instruments pour pouvoir comprendre et
interpréter les univers humain et surhumain (par exemple la théorie de Galileo). En faisant du
genre populaire et oral du conte de fée un genre littéraire, Basile répond aux exigences de
cette recherche. La modernisation et la redécouverte d’une forme narrative qui a été jusqu’à
ce moment principalement orale, et d’une langue, le napolitain, de qui le potentiel littéraire
n’était pas déjà découvert, se prête à la mentalité de l’époque de Basile.195 Il sentait qu’il était
temps de donner un statut plus haut à la littérature écrite en dialecte et de lui donner une place
parmi les œuvres insérées dans la tradition littéraire du canon. Ainsi il transforme un genre
oral qui n’avait pas déjà des référents canoniques, de sorte qu’il peut devenir un genre
littéraire parmi les autres genres du canon traditionnel. Son public était principalement
constitué de membres de la noblesse et des aristocrates aspirants. Cependant, Basile ridiculise
le statut social des rois et des princesses en les faisant utiliser la langue des paysans. Ainsi il
193 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, op.cit., p. 83-84. 194 Ibid., p. 87. 195 Nancy L. Canepa, Out of the Woods, the Origins of the literary Fairy Tale in Italy and France, op.cit, p. 38.
46
ridiculise les puissants en les présentant comme l’homme ordinaire.196 Ceci explique
également l’emploi du dialecte puisqu’il était moins dangereux de traiter certains sujets et de
se moquer des puissants en utilisant une langue qu’était seulement compréhensible pour un
petit public que la langue de la littérature officielle.197 Le recueil de Basile signifie donc
l’entrée du conte de fées dans le canon autorisé de la littérature occidentale.198 La plupart des
contes sont repris par ses successeurs européens mais les générations suivantes rejettent la
poétique baroque et bombastique de Basile comme démodée. Ils reprennent donc les plots de
Basile mais les adaptent à leur époque. Ainsi Perrault adapte les contes à son contexte
historique de la France du dix-septième siècle. Il utilise les plots de Basile pour produire des
contes courtois et élégants qui pouvaient amuser les femmes des salons du dix-septième
siècle.199
4.1.3. Les Histoires ou Contes du Temps passé Au milieu du dix-septième siècle les contes de fées étaient très à la mode en France dans les
salons et même Louis XIV les trouvait amusants. C’est la raison pour laquelle, ce siècle
connait une reprise du genre et les contes de fées ne sont pas seulement racontés mais aussi
écrits.200 Perrault essaie donc de récrire et d’adapter la favola de Straparola et le cunto
napolitain au contexte français de la fin du siècle.201
Au dix-septième siècle, Perrault publie trois recueils de contes. En 1694, il publie son premier
recueil contenant trois textes en vers.202 Il réunit ces trois textes sous le titre Griselidis.
Nouvelle avec le conte de Peau d’Asne et celuy des Souhaits ridicules. Dans sa préface il
esquisse déjà le projet des contes en prose qui seront réalisés dans les deux recueils suivants.
Perrault présente l’histoire de Griselidis comme « nouvelle » qui récrit la centième novella
du Décaméron de Boccace. Mais la nouvelle de Perrault reprend en même temps la récriture
du texte de Boccace par Pétrarque, en latin et sous forme épistolaire. Peau d’Asne reprend les
motifs thématiques de la fabella de Psyché d’Apulée et d’autres textes de narrateurs
italiens.203 En 1695, Perrault publie sa deuxième série de contes dans un manuscrit d’apparat
196 Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary Fairy Tale, op.cit., p. 59. 197 Nancy L. Canepa, Out of the Woods, the Origins of the literary Fairy Tale in Italy and France, op.cit. p. 41. 198 Ibid., p. 42. 199 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, op.cit., p. 90. 200 Charles Perrault, op.cit., p. 15. 201 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 48. 202 Charles Perrault, op.cit., p. 7-8 (préface). 203 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 40-42.
47
qu’il dédie à Mademoiselle, fille du duc d’Orléans et de la princesse Palatine, nièce de Louis
XIV. Ce manuscrit contient les premiers états textuels de La Belle au bois dormant, Le Petit
Chaperon rouge, La Barbe bleue, le Chat botté et Les Fées. Après, il les insère dans un
recueil sous le titre Contes de ma Mère L’Oye.204 Avec ce titre, Perrault crée donc l’illusion
d’une mère qui raconte des histoires aux enfants. Peut-être voulait-il mettre en avant le rôle
essentiel de la transmission orale de ces contes. On n’a jamais pu identifier cette « mère
l’Oye » parce qu’elle représente simplement tous les hommes et toutes les femmes de tous
temps qui ont raconté des histoires à leurs enfants pour les divertir et les instruire.205 En 1697,
Perrault apporte des modifications significatives à ces cinq contes et il ajoute trois autres
contes, à savoir Cendrillon ou la petite pantoufle de verre, Riquet à la Houppe et Le Petit
Poucet. Il rassemble ces huit contes en les réunissant dans un seul recueil intitulé Histoires ou
Contes du Temps passé avec des Moralitez.206
Ce dernier recueil de Perrault reflète parfaitement l’atmosphère littéraire de son époque.
Comme nous avons vu, il reprend les cinq contes en les reconsidérant et récrivant. Ce procédé
reflète nettement la culture de discussion et d’échanges des salons mondains du dix-septième
siècle qui favorise un échange sur les textes avant et après leur publication. Les textes sont
soumis a une interaction intense et Perrault récrit ses cinq contes en répondant à deux
ouvrages parus en 1696: Les Œuvres meslées de Marie-Jeanne Lhéritier et Inès de Cordoue,
nouvelle espagnole de Catherine Bernard. La troisième nouvelle de l’Héritier, Les
Enchantements de l’éloquence, ou les effets de la douceur, répond à la première version de
Les Fées tandis que Les Fées de 1697 reprend des motifs du conte de l’Héritier. Ce procédé
reflète parfaitement la culture d’échange littéraire du dix-septième siècle de Perrault.207
Perrault favorise la modernité et le progrès, il est l’honnête homme de la préciosité, un
homme pour qui le bon goût et la morale étaient les vertus de son idéal classique. Ces vertus
sont continuellement honorées dans tous ses ouvrages majeurs qui louent la gloire du
monarque absolu. Ses éléments nous forcent à considérer le recueil de contes de Perrault
comme un ouvrage classique par excellence, mais à seconde vue et sans que Perrault le sache,
ces contes contiennent aussi des éléments baroques. Là où le classicisme recherche l’unité, le
centre, le bon goût, l’honnêteté et le bon sens, le baroque recherche l’énorme, l’excès, le
204 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 43. 205 Charles Perrault, op.cit., p. 10 (préface). 206 Ibid., p. 8 (préface). 207 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 45-48.
48
sublime et le grotesque. Pour l’art baroque, les directions ne sont pas importantes, morales ou
immorales, raffinées ou vulgaires, peu importe. Mais ces deux courants n’ont jamais été en
forte opposition, les deux tendances se combinent parfois au dix-septième siècle. Bien que le
dix-septième siècle connaisse des auteurs radicalement classiques, comme Boileau ou La
Fontaine, et radicalement baroques, comme De Viau, Perrault cependant combine les deux
genres dans ses contes. Il se base sur des sources littéraires provenant de la Renaissance et du
Baroque italiens en adaptant les contes de Straparola et Basile au goût de son public
courtois.208 Dans le théâtre baroque c’est le décor et l’apparence qui comptent et la structure
derrière cette façade était moins importante. On remarque une même mentalité à la cour de
Louis XIV. Le palais de Versailles était dominé par les apparences bombastiques et par les
effets théâtraux de sorte que ce palais était le décor pour une pièce de théâtre qui focalise sur
les apparences. Cette tendance s’étend aussi aux salons littéraires où les contes de fées étaient
récrits. Le conte même était moins important que l’art de la représentation, c’est la façade qui
compte. Ceci explique pourquoi ce qu’on se souvient aujourd’hui des contes de Cendrillon et
du Chat botté sont la pantoufle de verre et les bottes, le Marquis de Carabas et la fée
Carabosse et pas les moralités et leur bon sens. Avec ses contes, Perrault nous fournit
inconsciemment une masse d’images baroques. Ainsi le baroque et la préciosité peuvent
parfois se mélanger et avoir les mêmes intérêts.209 Dans cette optique, Perrault reprend
également de l’art baroque l’image explicite de la mort. Rousset analyse cette prévalence
baroque de l’image de la mort comme « le théâtre de la cruauté ». Le conte de Barbe bleue
constitue un exemple de cette cruauté. Ici la femme de Barbe bleue entre dans la chambre
sécrète et « commença à voir que le plancher était tout couvert de sang caillé, et que dans ce sang se
miraient les corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs ».210 Nous avons déjà vu que Perrault ajoute des moralités complexes à ses histoires mais ses
contes représentent aussi une autre innovation importante par rapport aux contes de ces
prédécesseurs italiens. En dépit du fait que le premier conte en vers de Perrault reprend une
nouvelle de Boccace, il faut remarquer que l’académicien renonce à une des caractéristiques
principales du style d’écriture de Boccace et des successeurs italiens de l’auteur du
Décaméron. Perrault crée de nouvelles histoires à partir des ouvrages latins, italiens et
français qui le précèdent211 mais il renonce au procédé de ces prédécesseurs d’assurer une
208 Claire-Lise Malarte-Feldman, op.cit., p. 101-103. 209 Ibid., p. 104-105. 210 Ibid., p. 115-116. 211 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 37.
49
cohérence textuelle par le biais du récit-cadre. Avant Perrault, Miguel de Cervantes Saavedra
avait déjà renoncé à ce procédé en invitant ses lecteurs « à lire ses Novela ejemplares de 1613
« chacune en particulier », mais aussi à tirer le « fruit savoureux et honnête »de « toutes ensemble »
(1982, vol. I : 63-64) »212.
4.2.Les contes Après cet exposé sur les recueils des conteurs italiens et français en question, nous voulons
passer à l’analyse des contes. En considérant l’évolution de nos deux contes nous devons tenir
compte du fait que la succession de différentes versions de ces histoires a évidemment causé
des changements et des variations par rapport au conte originel. Dans l’introduction de son
analyse de l’évolution des contes de fées à partir des versions de Giovan Francesco Straparola
jusqu’aux versions de Jacob et Wilhelm Grimm des mêmes contes-types, Jack Zipes
paraphrase cette évolution comme une évolution d’une espèce touchée par le phénomène
de survival of the fittest (la survie du plus apte). Zipes adopte donc l’idée de la sélection
naturelle de Charles Darwin pour expliquer le processus de l’évolution du conte de fées en
soulignant que seulement les éléments féeriques les plus adaptés au contexte social et
historique survivent dans le processus de l’évolution du conte de fées. Selon Zipes la version
la plus adaptée est constituée par le recueil de contes de fées des frères Grimm. Il ajoute que
la source des contes des frères Grimm se trouve auprès des conteurs et conteuses italiens et
français comme Straparola, Basile, Mme. d’Aulnoy et Charles Perrault.213 Nous ne suivrons
pas l’évolution de nos contes jusqu’à la soi-disant version la plus adaptée de ces contes-types,
mais nous nous concentrons sur l’évolution des contes à partir de la version des conteurs
italiens, à savoir celle de Straparola ou celle de Basile jusqu’à la version de Perrault et nous
sommes désireuse de savoir quels éléments ont survécu à la sélection naturelle de la survie du
plus apte et par contre quels éléments sont disparus quelque part en cours de route vers la
version de Perrault.
4.2.1. La méthode d’analyse Avant de procéder à notre analyse comparative des contes nous voudrions expliquer plus en
profondeur notre méthode d’analyse. Comme nous avons déjà indiqué dans notre hypothèse,
nous avons opté pour une méthode d’analyse qui combine deux disciplines, à savoir
l’approche folkloristique focalisée sur le plan thématique et l’approche comparative et 212 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 44. 213 Jack Zipes, the Great fairy Tale Tradition from Straparola and Basile to the Brothers Grimm, éd Jack Zipes, New York, W. W. Norton & Company, 2001, p. XI-XIV (introduction).
50
discursive défendue par Ute Heidmann et Jean-Michel Adam.214 Heidmann et Adam nous
fournissent un aperçu des différentes méthodes d’analyse appliquées pour analyser les
différentes versions des contes de fées. Ils commencent par la description des analyses
développées au sein de l’approche folkloristique que l’on peut dire, selon eux,
« universalisantes » puisque ces analyses présentent le conte de fées comme « un genre
universel dont toutes les réalisations émanant de langues, d’époques et de cultures différentes ne
seraient que des « variantes » ou des « versions »»215. Cette approche folkloristique part de la liste
de « contes-types » intitulée The Types of the Folktale et établie par le folkloriste Stith
Thompson en 1928 (et révisé en 1964) à partir du Verzeichnis der Märchentypen (Index des
contes-types) du Finnois Antti Aarne. Ce Aarne-Thompson Index nous fournit une liste de
contes-types et établit pour chaque conte-type une liste des motifs qui sont propres à l’intrigue
du conte-type. Cette méthode d’analyse consiste donc à comparer chaque conte de fées à cette
liste de contes-types et d’analyser par quels motifs un conte particulier ressemble à un conte-
type. Ainsi chaque conte de fées particulier devient une simple variante ou version d’un
conte-type général.216 Heidmann et Adam critiquent cette méthode d’analyse puisque « ce
procédé ne prend en compte que les occurrences de certains motifs considérés comme propres à tel ou
tel conte-type »217. Cette méthode est focalisée sur le plan thématique et omet de considérer
l’entourage co-textuel d’un recueil et le contexte socio-historique, discursif et intertextuel
dans lequel le conte de fées particulier s’inscrit.218 Mais il existe aussi des critiques qui
travaillent au sein de la discipline folkloristique qui mettent en doute l’efficacité de cette
méthode d’analyse. Par exemple « le formaliste russe Vladimir Propp [qui] critique l’importance
exclusive accordée aux motifs par Aarne-Thompson et établit une liste de trente-et-un « fonctions » et
de sept « sphères d’actions » jugées constitutives de la « grammaire narrative » du « conte
merveilleux »219 dans la Morphologie du conte de 1929. Mais Heidmann et Adam soulignent
que cette analyse de Propp reste universalisante puisque Propp utilise les fonctions et les
sphères d’action comme des motifs récurrents qui se trouvent à la base de l’intrigue de chaque
conte de fées. Propp a établi une liste d’éléments récursifs qu’on retrouve dans tous les contes
de fées et que Propp appelle « fonctions ». Il a ajouté une liste de sept personnages, à savoir
les dramatis personae qu’il distingue selon leur fonction dans le conte : le héros/ l’héroïne, le
214 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit. 215 Ibid., p. 21. 216 Ibid. 217 Ibid. 218 Ibid., p. 21-22. 219 Ibid. p. 22.
51
faux héros, l’auxiliaire, le donateur, l’agresseur, le mandateur, la princesse et son père.220
Cette analyse de Propp consiste donc à trouver les mêmes fonctions et personnages dans
chaque conte de fées de sorte que le conte de fées est de nouveau présenté comme un genre
universel dont toutes les réalisations sont des simples variantes ou versions. Tout comme
l’analyse du conte de fées par le biais des « contes-types », ce procédé omet l’analyse du
contexte socio-historique dans lequel le conte de fées particulier s’inscrit.221 Après ces deux
méthodes d’analyse d’Aarne-Thompson et Vladimir Propp c’est l’analyse du conte de fées du
folkloriste Paul Delarue qui est devenu le modèle universel de référence. Le conte populaire
français. Catalogue raisonné des versions de France, l’ouvrage de Paul Delarue, achevé par
Marie-Louise Ténèze, reprend la liste de motifs du Aarne-Thompson Index, « mais […]
remplace la squelette de l’intrigue par un texte qu’il désigne comme le conte populaire prototypique
[qui reçoit] le statut de représentation de « la » version orale d’origine »222. Delarue reprend donc la
liste des motifs du Aarne-Thompson Index mais il la désigne comme « Eléments du conte » et
ajoute une « Liste des versions »223. Ces trois méthodes d’analyse « universalisantes »
proposent selon Heidmann et Adam des constructions hypothétiques, appelées « conte-type »,
« conte merveilleux » et « conte populaire », comme des modèles universels de référence.
Selon Heidmann et Adam, l’approche folkloristique présente un problème méthodologique en
comparant entre eux « des productions historiquement attestées à des constructions hypothétiques,
prétendument universelles »224. Ils ajoutent que ces constructions hypothétiques réduisent la
complexité des contes et qu’elles empêchent de « saisir l’étonnante complexité des textes de
Perrault, de Lhéritier, d’Aulnoy et des autres contes des XVIIe et XVIIIe siècles »225. Cette
réduction de la complexité des contes concerne le fait que ces procédés folkloristiques
omettent de considérer le contexte socio-historique, intertextuel et interculturel dans lequel les
contes s’inscrivent. Un grand nombre d’analyses littéraires utilisent encore aujourd’hui ces
modèles universels de référence mais Heidmann et Adam donnent la préférence à une toute
autre méthode d’analyse, à savoir l’approche comparative et discursive. En faisant prévaloir le
concept de (re)configuration générique, Heidmann et Adam proposent une méthode d’analyse
comparative, différentielle et « non universalisante »226 selon laquelle « les contes et nouvelles
du XVIIe siècle s’inscrivent […] dans un dialogue très complexe avec les textes et les genres des 220 Vladimir Propp, de Morfologie van het Toversprookje, Vormleer van een Genre, Utrecht, Uitgeverij Het Spectrum B.V., 1997, p. 14-15. 221 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 22. 222 Ibid., p. 23. 223 Ibid. 224 Ibid., p. 25. 225 Ibid., p. 26. 226 Ibid., p. 33.
52
cultures anciennes et modernes »227. Selon cette hypothèse, les contes de fées ne constituent pas
un genre avec des caractéristiques universelles (définissables comme les « contes-types » et
les « fonctions ») mais des résultats « de pratiques discursives qui se différencient de façon
significative selon les langues, les cultures et les époques »228. Au lieu de considérer chaque conte
de fées comme une simple variante ou version des contes de fées précédents, Heidmann et
Adam considèrent chaque transformation d’un conte de fées comme un texte autonome qui
reprend les motifs des contes de fées précédents mais qui les adapte à son propre contexte
socioculturel:
« Ce concept [de reconfiguration] permet de comprendre l’inscription d’énoncés dans des systèmes de genres existants comme une tentative d’infléchir les conventions génériques en vigueur et de créer de nouvelles conventions génériques, mieux adaptées aux contextes socioculturels et discursifs qui changent d’une époque et d’une sphère culturelle et linguistique à l’autre229 ».
Selon Heidmann et Adam « les contes et nouvelles du XVIIe siècle français s’inscrivent dans un
dialogue intense avec d’autres genres et textes écrits en latin, italien, espagnol et français »230 et ils
mettent donc en évidence « le caractère fondamentalement interlinguistique, intertextuel et
interculturel des contes […] »231. Heidmann et Adam suivent donc l’hypothèse de Zipes selon
qui chaque version d’un conte de fées est plus ou moins adaptée à son contexte socio-
historique.232 Ils rejettent donc l’approche folkloristique et soulignent l’importance d’une
approche comparative et discursive. Dans cette optique, les contes de fées de Basile, Perrault,
Lhéritier et d’Aulnoy ne sont plus considérés comme des simples variantes des contes de fées
précédents mais comme des textes autonomes qui modifient les contes de fées précédents en
les intégrant « dans leurs propres sociolectes et pratiques discursives »233:
« Le fait de considérer Basile, Perrault, Marie-Jeanne Lhéritier ou Marie-Catherine d’Aulnoy comme les transcripteurs de contes populaires a empêché les découvertes que l’on peut faire quand on replonge leurs recueils dans le cadre socio-discursif de leur émergence historique et quand on prend au sérieux leur nature de textes 234».
Au lieu d’adapter une de ces deux approches pour notre analyse, nous avons opté pour une
combinaison de la discipline folkloristique et la discipline comparative et discursive. Nous
227 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 33. 228 Ibid., p. 34. 229 Ibid., p. 35. 230 Ibid., p. 20. 231 Ibid. 232 Jack Zipes, the Great fairy Tale Tradition from Straparola and Basile to the Brothers Grimm, op.cit., p. XI- XIV (introduction). 233 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 24. 234 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 20.
53
présenterons une analyse de la trame narrative et des personae dramatis des contes de fées en
question en focalisant sur les modèles de référence de Thompson et Aarne, Vladimir Propp,
Paul Delarue et Marie-Louise Ténèze. Nous proposerons donc une analyse thématique des
contes en analysant les motifs et les fonctions des différentes versions des contes-types. Etant
donné que nous avons accordé beaucoup d’importance aux différents contextes historiques et
culturels de nos trois conteurs, nous voudrions ajouter une analyse comparative et discursive à
cette analyse folkloristique. Nous voulons donc comparer les contes italiens des seizième et
dix-septième siècles aux contes français du dix-septième siècle en cherchant la raison de la
variation auprès des différents contextes socio-historiques dans lesquels s’inscrivent ces
contes français et italiens.
4.2.2. Le Chat botté, le héros ou l’auxiliaire?
4.2.2.1. Introduction
En comparant les différentes versions des contes de fées nous voudrions commencer par
l’analyse du conte du Chat botté parce que cette histoire est reprise par tous les trois conteurs
qui occupent le premier plan dans ce mémoire. Nous proposons donc de comparer entre eux
trois versions du conte, à savoir Costantino Fortunato de Straparola, Cagliuso de Basile et le
Maître Chat ou le Chat botté de Perrault. L’histoire de Costantino Fortunato constitue donc
pour nous le point de départ puisque c’est la première version littéraire du conte et le premier
conte du type qui évolue autour du thème de l’évolution. Il est probable que Straparola
connaissait une version orale du conte et qu’il a décidé d’en faire une variante littéraire en
l’adaptant aux normes et mœurs de son époque.235 Nous partons donc de cette favola italienne
et nous voulons rechercher quels éléments ont survécu à cette évolution et par contre quels
éléments sont disparus quelque part en cours de route vers le Chat botté de Perrault. En
défendant leur hypothèse d’intertextualité, Heidmann et Adam soulignent que la version de
Perrault entre en dialogue avec la première favola de l’onzième nuit du recueil de Straparola,
racontée par mademoiselle Fiordiana236, ainsi qu’avec le quatrième cunto de la deuxième
journée du recueil de Basile (lo Cunto de li Cunti).237 Avec cette hypothèse, ils reprennent
l’idée de Paul Delarue, qui traite ces trois histoires comme des simples variantes du conte-
235 Jack Zipes, of Cats and Men: Framing the civilizing Discourse of the Fairy Tale, op.cit., p. 180. 236 Ibid., p. 179. 237 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 45.
54
type 545,238 mais ils focalisent sur l’importance de l’intertextualité et de l’interculturalité. Au
lieu d’analyser simplement les motifs thématiques des trois histoires, ils soulignent la
pertinence de différents contextes et cultures socio-historiques dans lesquels ces trois contes
s’inscrivent. Comme nous venons de dire nous voudrions combiner ces deux disciplines en
comparant entre eux les motifs thématiques des trois contes et en cherchant la raison de la
variation auprès du contexte socio-historique des trois auteurs.
Il existe un beau nombre de transcriptions du conte de fées du Chat botté et presque toutes ces
versions reprennent l’intrigue générale du jeune homme qui réussit à obtenir une position
sociale plus haute dans la société grâce à son chat. La succession de différentes versions de
cette histoire a évidemment causé des changements et des variations par rapport au conte
originel. La première source de variation est constituée par le protagoniste animal puisque
toutes les récritures de ce conte mettent en scène un animal rusé doté de la capacité de parler
mais cet animal « n’est qu’un chat que dans une partie des versions d’Italie et de France, et dans
quelques versions nordiques […] »239. En outre il existe un grand nombre de versions ou l’animal
n’est pas un chat mais un renard, un chacal ou un singe.240 Nos trois versions du conte
omettent de présenter une telle variation puisqu’elles présentent toutes les trois un chat
comme le protagoniste animal de l’histoire. Mais comme nous le verrons, Basile et Perrault
ont introduit beaucoup d’autres modifications dans leurs contes par rapport à l’histoire de
Straparola, la première version littéraire connue du conte du Chat botté.241
4.2.2.2. Analyse formelle de la trame narrative
4.2.2.2.1. L’intrigue La première phase de notre analyse formelle concerne la succession des différentes scènes de
la trame narrative. En partant de la situation initiale du conte, nous pouvons déjà souligner
une première concordance entre les trois versions du conte. En suivant la théorie de Terence
Patrick Murphy nous voulons accentuer que cette première concordance concerne le type du
conte. Murphy fait une analyse critique du modèle folkloristique et fonctionnel de Vladimir
Propp. Il met l’accent sur la huitième fonction où Propp fait une subdivision entre deux
possibilités. Cette fonction est occupée soit par un manque, soit par un méfait. En accentuant 238 Paul Delarue et Marie-Louise Tenèze, le Conte populaire français, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, p. 339. 239 Ibid., p. 345. 240 Ibid. 241 Jack Zipes, the Great fairy Tale Tradition from Straparola and Basile to the Brothers Grimm, op.cit., p. 390.
55
ces deux possibilités, Murphy contredit la théorie de Propp qui prétend qu’il existe un seul
type universel du genre du conte de fées auquel chaque variante recourt. Par contre, Murphy
constate qu’il existe deux types d’intrigues féeriques: le conte de fées qui évolue autour d’un
manque, comme Cendrillon et le conte de fées qui évolue autour d’un méfait, comme Barbe
Bleue.242 Les trois versions de notre conte présentent toutes les trois un conte de fées dans
lequel un manque occupe le premier plan dès la situation initiale. En général, ce manque
concerne quelque chose qui manque à l’un des membres de la famille. Dans notre conte ce
membre de la famille est le plus jeune fils, le benjamin qui hérite de sa mère/ son père
seulement un chat tandis que ses frères obtiennent un héritage plus significatif. En ce qui
concerne l’intrigue générale du conte, les analyses universalisantes de Vladimir Propp, Paul
Delarue et Patrick Terence Murphy montrent donc que Basile et Perrault ont repris les motifs
thématiques de Straparola. En dirigeant notre analyse vers l’approche moins universalisante
de Heidmann et Adam nous voudrions chercher la raison de cette reprise auprès du contexte
socio-historique des conteurs. Au dix-septième siècle de Charles Perrault, c’était le droit de
l’aîné qui dominait les lois d’héritage et c’était donc toujours l’aîné qui recevait la partie la
plus significative de l’héritage. Dans son étude sociocritique du conte du Chat botté de
Perrault, Nicolas V. Gaudin indique que l’académicien reflète avec ce partage de l’héritage la
manière dont une famille noble partageait l’héritage parmi ses fils au dix-septième siècle.
Selon l’ordre aristocratique, c’était toujours le père de la famille qui divisait les parties de
l’héritage et c’était toujours le benjamin qui recevait la partie la moins significative. De plus,
les trois fils du meunier reflètent les trois classes de la société de Perrault parmi lesquelles les
moyens de production et les revenus étaient partagés. Ce partage a été fait entre l’aristocratie
d’une part et le clergé d’autre part. On donnait le reste, et donc la partie insignifiante, au
Tiers-Etat, qui est donc représenté par le troisième fils du meunier. Cette injustice du dix-
septième siècle et le droit de l’aîné semblent expliquer la raison pour laquelle Perrault reprend
ce motif de ces prédécesseurs italiens puisqu’il répond ainsi aux exigences de son époque de
l’Ancien Régime.243
En revenant à notre analyse thématique nous pouvons constater que le manque occupe le
premier plan dès la situation initiale et qu’il forme l’objet de la deuxième fonction de la liste
établie par Vladimir Propp. Cette fonction concerne l’interdiction que le héros se fait signifier
242 Terence Patrick Murphy, « The pivotal eighth function and the pivotal fourth character: resolving two discrepancies in Vladimir Propp’s Morphology of the Folktale », Language and Literature (Los Angeles), 17, le 7 février 2008, p. 59-62. 243 Nicolas V. Gaudin, op.cit., p. 702.
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au début de l’intrigue, c’est-à-dire la possibilité d’assurer sa propre subsistance, lui enlevée
par son père/ sa mère au début du conte. Les trois variantes de l’histoire du Chat botté ouvrent
donc toutes les trois sur l’indication du manque de richesse mais il existe aussi des points au
sein de cette situation initiale où les motifs thématiques de Perrault diffèrent de ceux de
Straparola et Basile. La première différence concerne les actants de la situation initiale du
conte. Où Straparola met en scène une vieille femme avec ses trois fils, Basile remplace le
personnage féminin par un vieillard napolitain qui est le père de deux fils et Perrault maintient
ce personnage masculin mais en fait un meunier et reprend les trois fils de Straparola.
Bottigheimer explique cette différence en soulignant qu’on peut remarquer, depuis l’époque
de Basile, un affaiblissement des rôles féminins dans les collections de contes en Europe. Ceci
semble expliquer le changement du sexe du parent du héros du conte du Chat botté depuis la
version de Basile.244
Dans toutes les trois versions c’est l’héritage qui réunit ce groupe d’actants et les trois contes
mettent donc tous les trois en scène un benjamin qui reçoit la partie la moins significative de
l’héritage, à savoir le chat de son père/ sa mère. Dans les contes qui évoluent autour d’un
manque c’est toujours une telle injustice qui provoque la mise en scène d’un élément magique
considéré comme allié du héros. Généralement cet allié est la fée mais dans notre conte cette
fonction est remplie par le chat farceur et malicieux. C’est précisément ce chat qui éclaircit la
deuxième différence concernant les actants de la situation initiale. Les deux conteurs italiens
présentent une chatte féminine mais Perrault a changé le sexe du chat en nous offrant un
animal masculin comme protagoniste du conte. Les analyses universalisantes focalisent
simplement sur cette différence thématique entre les contes italiens et le conte français. Nous
voudrions approfondir cette analyse thématique et c’est la raison pour laquelle nous suivons
l’hypothèse de Heidmann et Adam en cherchant la raison de ce changement du sexe auprès du
contexte socio-historique des conteurs. Straparola et Basile semblent mettre l’accent sur le fait
que le héros a besoin de l’intelligence et l’assistance féminines pour pouvoir atteindre une
position sociale plus haute dans la société.245 Cette décision de Basile de présenter un homme
dépendant, nous pouvons l’attribuer au style postmoderne du conteur italien. Comme nous
venons de dire dans la partie consacrée au recueil Lo Cunto de li Cunto, Canepa suppose que
Basile avait la tendance postmoderne de se moquer de la littérature traditionnelle du canon.246
244 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 125. 245 Jack Zipes, the Great fairy Tale Tradition from Straparola and Basile to the Brothers Grimm, op. cit., p. 390. 246 Nancy L. Canepa, «From the Baroque to the Postmodern: Notes on a Translation from Giambattista Basile’s
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Dans ce conte, Basile ridiculise donc l’opposition classique, traditionnelle et canonique entre
l’homme fort et intelligent et la femme faible. En changeant le sexe du chat, Perrault semble
négliger l’intelligence féminine et attacher de l’importance à l’intelligence masculine. Cette
confiance aveugle et totale en le talent des hommes semble logique dans la société masculine
de l’Académie française de la France du dix-septième siècle. Comme nous venons de dire, les
femmes n’étaient pas acceptées à l’Académie française ce qui semble confirmer qu’on
n’accordait pas beaucoup d’importance à l’enseignement des femmes. En étant un
académicien, Charles Perrault répond donc de nouveau aux exigences de son époque en
faisant prévaloir l’intelligence masculine. De plus l’affaiblissement des rôles féminins dans
les collections de contes en Europe qu’on remarque depuis l’époque de Basile, persiste durant
le dix-septième siècle de Perrault. Ceci explique pourquoi Perrault ne remplace pas seulement
le parent féminin de Straparola par un meunier, mais aussi l’animal féminin des deux conteurs
italiens par un chat.247
Malgré l’importante différence entre les trois contes concernant le sexe du protagoniste
animal, la situation initiale évolue dans toutes les trois versions autour de la même intrigue,
puisque le benjamin est confronté à son destin malheureux dans les trois contes. Le début du
conte focalise donc sur le personnage du benjamin mais dans la deuxième scène, tous les trois
contes changent de point de vue. Le benjamin n’occupent plus le premier plan mais c’est
l’animal qui reçoit le rôle de l’actant principal. L’épisode présenté au début de cette deuxième
scène confirme notre proposition puisque c’est la chatte/ le chat qui prend la parole. C’est ce
personnage animal qui prétend de pouvoir changer le destin malheureux du benjamin:
« […] le pauvre Costantino caressait sa chatte. La chatte qui était une fée et qui ressentait de la pitié pour Costantino et de la colère contre les deux frères qui le traitaient si cruellement, disait: – Costantino, ne soit pas triste, parce que j’assurera mon et ton subsistance –. E elle sortait et partait pour la campagne248 ».
« Cagliuso, lui, prit la chatte de mauvais gré en ronchonnant: « Voyez donc quel vilain héritage mon père m’a laissé! Je n’ai pas de quoi manger et je dois dépenser pour deux! A-t-on jamais vu un héritage aussi misérable? Il eut mieux valu que je n’en eusse point! ». La chatte, en entendant ces jérémiades, lui dit: « Tu te lamentes beaucoup trop, et tu as plus de chance que d’esprit; mais cette chance, tu ne la connais pas, car moi je suis capable de te rendre riche si je veux.» En entendant ce discours, Cagliuso remercia Sa Chatterie, et se recommanda promptement à elle en
the Tale of Tales», op.cit., p. 269. 247 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 126. 248 Giovan Francesco Straparola, op.cit., p. 669. […] il povero Costantino colla sua gatta assai pativa. La gatta, che era fatata, mossa a compassione di Costantino e adirata contra i duo fratelli che sì crudelmente lo trattavano, disse: – Costantino, non ti contristare, percioché io provederò e al tuo e al vivir moi – . E uscita di casa, se n’andò alla campagna […].
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lui faisant trois ou quatre caresses sur l’échine. Si bien que la chatte, prenant en pitié l’infortune Cagliuso, entreprit d’aller chaque matin […] sur la Chiaia ou aux Marchés aux poissons249 ». « Mes frères, disait-il, pourront gagner leur vie honnêtement en se mettant ensemble; pour moi, lorsque j’aurai mangé mon chat, et que je me serai fait un manchon de sa peau, il faudra que je meure de faim. » Le Chat qui entendait ce discours, mais qui n’en fit pas semblant, lui dit d’un air posé et sérieux: « Ne vous affligez point, mon maître, vous n’avez qu’à me donner un Sac, et me faire faire une paire de Bottes pour aller dans les broussailles, et vous verrez que vous n’êtes pas si mal partagé que vous croyez250 ».
En ce qui concerne cette deuxième séquence, Paul Delarue et Marie-Louise Ténèze présentent
dans leur analyse universalisante du conte-type trois éléments qui se suivent: l’animal voyant
son maître déçu de son héritage [1] et voulant remercier le héros de s’être montré charitable à
son égard [2] capture différentes bêtes [3].251 Toutes les trois versions présentent ces trois
motifs thématiques mais Basile et Perrault ont modifié l’ordre de la mise en scène de ces
motifs par rapport au conte de leur prédécesseur. En combinant un peu la notion de pitié et de
gratitude, la favola de Straparola représente quasi le même ordre que celui présenté par
Delarue et Ténèze. Basile semble avoir renversé cet ordre de son prédécesseur. Le héros de
Basile ne se montre pas vraiment déçu mais plutôt fâché et ingrat contre son père et la chatte.
Son discours montre déjà que la langue de Basile est beaucoup plus grossière que la langue de
Straparola et Perrault. C’est seulement après le discours de la chatte dans lequel elle dit
qu’elle peut l’enrichir que le héros se montre charitable à l’égard de la chatte. Par
conséquence la chatte prend en pitié le benjamin. La version de Perrault reprend l’ordre de
Basile, mais laisse tomber la charité et l’ingratitude envers le chat. En outre Perrault ajoute un
quatrième élément par rapport aux deux autres contes. Perrault focalise sur une condition
posée par le chat que nous pouvons peut-être comparer à l’énoncé « si je veux » dans la
version de Basile avec lequel la chatte semble arracher un peu de charité et de respect. Mais la
condition posée par le chat de Perrault est beaucoup plus spécifique, il ne demande pas de la
charité mais un sac et des bottes qui sont complètement absents dans les deux versions
italiennes. Selon Claire-Lise Malarte Perrault met en scène, avec ces bottes et ce sac, le
deuxième manque du conte. Selon Malarte, c’est cette condition posée par le chat qui forme
l’obstacle avec lequel s’ouvre la deuxième scène, c’est-à-dire un deuxième manque qui doit
être comblé avant que la trame narrative peut procéder.252 En tenant compte de l’approche
folkloristique, nous proposons de considérer cette réception de ces deux objets comme la
249 Giambattista Basile, le Conte des Contes, Belval , Editions Circé, 2002, p. 163. 250 Charles Perrault, op.cit., p. 82. 251 Paul Delarue et Marie-Louise Ténèze, op.cit., p. 342. 252 Claire-Lise Malarte, « Structure and Structural Components in “le Chat botté” », Folklore (s.l.), 1, 1985, p. 105.
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quatorzième fonction de Vladimir Propp. Cette fonction concerne la réception de l’objet
magique et les bottes et le sac peuvent donc être considérés comme deux auxiliaires magiques
qui sont mis à la disposition du chat. De plus, cette réception des deux objets magiques va de
pair avec la dix-neuvième fonction de Propp, à savoir la réparation du manque. Cette
réception des objets magiques et cette réparation du deuxième manque sont deux fonctions
qui sont totalement absentes dans les contes des conteurs italiens. Nous pouvons donc
constater que Perrault a ajouté une nouveauté par rapport aux cunti de ses prédécesseurs. En
nuançant notre point de vue nous devons admettre que la quatorzième fonction, à savoir la
réception de l’objet magique, n’est pas complètement absente dans les deux versions
italiennes. Tout comme le chat de Perrault, la chatte des deux conteurs italiens peut être
considérée comme l’objet/ l’auxiliaire magique du benjamin/ du héros. Cette observation nous
force à constater que Perrault n’a pas inséré une nouveauté mais qu’il a simplement dédoublé
la quatorzième fonction en présentant le chat comme l’auxiliaire magique du benjamin et le
sac et les bottes comme les auxiliaires magiques du chat. Ce sac et ces bottes jouent un rôle
important en ce qui concerne les différences entre les trois versions du conte par rapport au
troisième motif signalé par Paul Delarue et Marie-Louise Ténèze, à savoir la capture des
bêtes. La chatte de Straparola attrape les bêtes comme un véritable chat qui attrape une proie.
Basile reprend le thème de la capture des bêtes mais sa chatte n’attrape pas une proie, elle
rapine les bêtes. Aussi Perrault reprend le motif de Straparola et Basile mais son chat attrape
les bêtes grâce à son objet magique, grâce à son sac où il a mis de la nourriture comme appât.
Malarte explique le comportement du chat dans le conte de Perrault par les deux notions de
animal coding et human coding. Nous déduisons de cette explication que la chatte chez
Straparola se comporte comme un vrai animal tandis que la chatte de Basile se comporte
plutôt comme un homme. Perrault semble combiner ces deux comportements en présentant un
chat qui combine des propriétés animales et humaines en attrapant les bêtes comme un
homme rusé.253
Après cette prise de parole de la chatte/ du chat tous les trois contes présentent le début de la
réalisation du plan de la chatte/ du chat visé à la conversion du destin malheureux du
benjamin. La chatte/ le chat commence donc à faire un don au héros. En ce qui concerne ce
don nous pouvons nous demander où se trouve l’épreuve qui précède ce don dans un conte de
fées prototypique? La liste des motifs thématiques et des fonctions proposée par les analyses
folkloristiques indique qu’un don est toujours précédé par une épreuve mais cette douzième 253 Claire-Lise Malarte, op.cit., p. 110.
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fonction semble être omise dans nos trois contes. Perrault semble nous offrir une sorte
d’épreuve en établissant un contrat entre le chat et le héros. Ce contrat se crée dès le moment
que le héros remplit la condition posée par le chat: en échange du sac et des bottes le chat fera
le maximum pour renverser le destin malheureux du jeune homme. Avec ce contrat le plan du
chat peut démarrer et Malarte constate que cette convention marque donc le départ du
conte.254 Perrault n’a pas repris ce motif thématique de l’épreuve des deux conteurs italiens
puisque les contes de Straparola et Basile ne présentent pas une épreuve tellement explicite.
En nuançant un peu notre observation nous pourrions constater que le héros de Basile subit
une sorte d’épreuve puisqu’il doit se montrer charitable envers sa chatte avant qu’elle ne
veuille commencer son plan. Bien qu’il n’existe pas d’épreuve explicite dans toutes les trois
versions du conte, le plan de la chatte/ du chat d’éliminer tous les obstacles qui interdisent
l’enrichissement du benjamin commence de la même manière dans les trois contes. La chatte/
le chat commence son plan par la capture/ le vol de quelques bêtes. Elle/ il remet ces bêtes au
roi comme présents de son maître dont elle/ il donne le nom, à savoir des titres nobles comme
« Costantino suo patrone »255, « le seigneur Cagliuso »256 et « Monsieur le Marquis de
Carabas »257. Par le biais de ces présents la chatte/ le chat cherche à éliminer son premier
obstacle, à savoir le roi, en utilisant la séduction et la flatterie comme arme.258 Bottigheimer
souligne que les présents de Perrault reflètent son contexte historique et les exigences de son
public. L’académicien met en scène un « lapin de Garenne » et « deux perdrix », c’est-à-dire
deux ingrédients provenant de la cuisine raffinée du public noble de Perrault.259
En ce qui concerne cet épisode, Basile et Perrault suivent donc les motifs thématiques de
Straparola mais la réaction du roi par rapport aux présents provoque une différence entre les
trois contes. Dans toutes les trois versions le roi montre sa gratitude mais c’est seulement dans
les versions de Straparola et Perrault que la chatte/ le chat est récompensé(e) puisque le roi lui
donne à manger et à boire tandis que dans la version de Basile l’animal ne reçoit rien du roi
comme récompense. Ici, Perrault n’a donc pas repris les motifs de Basile mais il a sauté ce
conteur italien en reprenant la version plus originelle de Straparola. Avant de procéder à
l’analyse de la deuxième phase du plan du chat, il faut remarquer qu’il existe encore une autre
254 Claire-Lise Malarte, op.cit., p. 110. 255 Giovan Francesco Straparola, op. cit., p. 669. 256 Giambattista Basile, op. cit., p. 164. [ – Signor, se tu vuoi far quanto ti ordinerò, in breve tempo farotti ricco – ] 257 Charles Perrault, op. cit., p. 83. 258 Claire-Lise Malarte, op. cit., p. 105. 259 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 127.
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différence importante au sein de cette première phase du plan. Bottigheimer souligne que
cette différence entre les trois versions du conte reflète nettement la différence entre les
exigences des publics des trois conteurs. La chatte de Straparola donne les présents au roi et
prend de la nourriture de la table du roi pour remplir un sac qu’elle porte à son maître. Cette
scène s’adhère à la situation du public vénitien de Straparola, à savoir les artisans aspirants et
pauvres qui pouvaient s’identifier avec la faim du héros. Par contre, les lecteurs napolitains
raffinés de Basile ne pourraient pas s’identifier avec cette faim du héros et c’est la raison pour
laquelle il annule cette scène de son prédécesseur.260 Perrault annule également cette scène et,
tout comme Basile, il élimine donc les signes de la pauvreté urbaine de Venise et Paris des
seizième et dix-septième siècles en adaptant le conte aux exigences et mœurs de son public
noble.261
Après cette première phase du plan de l’animal, les trois contes mettent en scène une
deuxième phase de ce plan. C’est au sein de cette phase que les trois versions du conte
diffèrent les unes des autres et cette différence concerne le rôle de la chatte/ du chat. De
nouveau, il existe une concordance entre la version de Straparola et celle de Perrault puisque
dans les deux versions la chatte/ le chat donne un conseil au héros et lui dit donc qu’elle/il
peut facilement l’enrichir quand il suit son conseil:
« – Monsieur, si tu fais ce que je t’ordonne, je te rendrai riche dans peu de temps – 262 ». « Si vous voulez suivre mon conseil, votre fortune est faite263 ».
Chez Straparola et Perrault, l’animal discute donc plus ou moins avec son maître de son plan.
Cette discussion est complètement absente dans la version de Basile qui met en scène une
chatte beaucoup plus dominante que la chatte de Straparola et le chat de Perrault. La chatte
fait tout elle-même et le héros n’est même pas au courant du plan de son animal. En ce qui
concerne le contenu de cette deuxième phase du plan de l’animal il existe de nouveau une
concordance entre la version de Straparola et celle de Perrault puisque ces conteurs présentent
tous les deux l’illusion d’une noyade et d’un vol des vêtements du héros de sorte que le roi lui
envoie des vêtements de grande valeur. Basile simplifie cette phase du plan de la chatte en
omettant la noyade et en mettant en scène seulement l’illusion du vol. Où chez Straparola et
Perrault, la chatte/ le chat et le héros sont tous les deux présents comme des actants du plan de
260 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 126. 261 Ibid., p. 127-128. 262 Giovan Francesco Straparola, op.cit., p. 670. 263 Charles Perrault, op.cit., p. 84.
62
la chatte/ du chat, chez Basile le héros n’est pas complice du crime. Chez Basile le seul actant
est la chatte qui raconte au roi ce qui s’est passé de sorte que ce roi envoie des vêtements au
héros et ensuite la chatte et le héros vont manger chez le roi. Au sein de cette deuxième phase
du plan la seule différence entre les trois versions du conte concerne donc les actants du plan
puisque chez Basile la chatte est plus dominante et le héros plus passif que dans les deux
autres versions. Cette phase du plan aboutit dans les trois versions au même résultat puisque
dans tous les trois contes le héros reçoit des vêtements précieux du roi. Ce motif thématique
de la réception des vêtements constitue dans toutes les trois versions le début de la troisième
fonction et de la vingt-neuvième fonction décrites par Propp. Ces deux fonctions concernent
respectivement la transgression et la transfiguration qui impliquent aussi le début de la dix-
neuvième fonction, à savoir la réparation où le manque initial est comblé. Le thème de
« l’habit fait le moine » est donc très important dans ce conte264 puisque c’est par le biais de
ces vêtements somptueux que commence la conversion du destin du héros et son obtention
d’une position plus haute dans la société. Cette transfiguration du héros est paraphrasée par
Delarue et Ténèze selon qui « le roi fait secourir et habiller somptueusement le héros et lui accorde
sa fille en mariage »265. Mais dans ce point du conte cette transfiguration décrite par Delarue et
Tenèze n’est pas déjà complète dans toutes les versions. Dans les trois contes le motif de la
réception des vêtements somptueux ne va pas toujours de pair avec le motif du mariage du
héros. La place occupée par la trente-et-unième fonction de Vladimir Propp, à savoir le
mariage du héros, constitue donc une grande différence entre les trois contes. La version de
Straparola suit la transfiguration décrite par Delarue et Ténèze en combinant les deux thèmes
de la réception des vêtements et du mariage. Chez Straparola le mariage et le couronnement
ont déjà lieu immédiatement après que le héros est secouru et vêtu par le roi. Basile et Perrault
ne suivent pas leur prédécesseur puisque dans leurs contes le mariage est reporté à un moment
plus tardif du conte. Mais il faut constater que, de nouveau, Perrault semble rester plus fidèle
par rapport au texte de Straparola que Basile. Bien que le mariage n’ait pas déjà lieu chez
Perrault après la deuxième phase du plan du chat, la princesse se montre déjà « amoureuse à la
folie [du Marquis de Carabas] »266. Tout comme le mariage chez Straparola, cet amour de la
princesse est une preuve de la réussite du plan du chat puisque l’apparence et la richesse du
Marquis de Carabas attirent le roi et sa fille. Bottigheimer souligne que Perrault répond aux
264 Jack Zipes, the Great fairy Tale Tradition from Straparola and Basile to the Brothers Grimm, op. cit., p. 390. 265 Paul Delarue et Marie-Louise Ténèze, op. cit., p. 343. 266 Charles Perrault, op.cit., p. 85.
63
exigences des sensibilités raffinées de la cour, en ajoutant cette émotion élevée au mariage.267
La version de Basile diffère donc le plus par rapport à la version de Straparola puisque nous
pouvons constater qu’aussi bien le conte de Straparola que celui de Perrault nous offrent une
preuve de la réussite du plan située immédiatement après le début de la transfiguration du
héros bien que cette preuve soit plus explicite chez Straparola que chez Perrault.
Après cette deuxième phase du plan de la chatte/ du chat les trois contes mettent en scène le
motif de la troisième et l’ultime phase du plan. Cette dernière phase concerne le
perfectionnement de l’illusion de richesse créée par la chatte/ le chat qui cherche maintenant à
fournir des preuves de cette soi-disant richesse du benjamin. Dans les trois versions, ce sont
trois actants différents qui incitent la chatte/ le chat à trouver une preuve de la richesse du
benjamin et cette différence souligne de nouveau le caractère dominant de la chatte de Basile.
Chez Straparola c’est Costantino qui conseille sa chatte puisqu’il à déjà épousé la princesse et
ne sait pas où il doit aller avec elle vu qu’il n’a pas de maison somptueuse. La chatte passe
devant Costantino et sa princesse et persuade tous les chevaliers qu’elle rencontre de se
sauver des soldats qui approchent et de dire qu’ils sont des chevaliers de Costantino. De plus
elle persuade les occupants d’un beau château de dire que ce château appartient à Costantino.
Dans la version de Basile c’est de nouveau la chatte elle-même qui prend le rôle actif et
dominant en conseillant au roi d’envoyer ses plus fidèles conseillers pour aller observer les
richesses de Cagliuso. Comme la chatte du conte de Straparola, elle passe devant les
conseillers et persuade tous les gardiens, bergers et fermiers qu’elle rencontre, de se sauver
des bandits qui approchent et de dire que leurs biens sont les biens du seigneur Cagliuso.
Cette preuve de la richesse de Cagliuso mène chez Basile au perfectionnement de la
transfiguration/ réparation au sein duquel la chatte joue de nouveau le rôle dominant puisque
le roi lui demande d’arranger le mariage entre sa fille et Costantino:
« Ravi, le roi promit une belle récompense à la chatte, si elle réussissait à arranger un mariage. Alors la chatte fit la navette de l’un à l’autre, et à la fin l’affaire fut conclue. Outre la fille, Cagliuso reçut du roi une grosse dot […]268 ».
Dans la version de Perrault ce n’est pas le héros ou la chatte qui prend l’initiative mais ce sont
le roi et la princesse qui veulent visiter les propriétés du héros. De nouveau le chat passe
devant et persuade tous les paysans, faucheux et moissonneurs qu’il rencontre de se sauver du
roi qui approche et de dire que leurs biens sont les biens du Marquis de Carabas. Perrault 267 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 127. 268 Giambattista Basile, op.cit., p. 165.
64
reprend ici donc la version de Straparola et de Basile. Cependant, là où Basile élimine le
passage concernant le château, Perrault restaure ce passage de Straparola mais ajoute aussi
une nouveauté insérant un toute autre épisode dans le conte. Où chez Straparola la chatte peut
facilement s’approprier le château en persuadant les occupants du château, le chat de Perrault
doit vaincre son dernier obstacle. Ce dernier obstacle est l’ogre, le propriétaire du château qui
possède le pouvoir magique de se transformer en chaque animal. De nouveau le chat utilise
comme arme la flatterie et des ruses en persuadant l’ogre de prouver son pouvoir de
transformation. A la demande du chat, l’ogre se transforme en une souris et le chat le mange
en combinant donc de nouveau des propriétés humaines et animales pour atteindre son but.269
Nous pouvons se demander la question de savoir pourquoi Perrault ajoute cette scène de
l’ogre aux contes de ses prédécesseurs. Selon Gaudin, cet ogre représente Louis XIV. Dans
cette optique, le chat pourrait représenter la situation de Perrault qui doit utiliser l’arme de la
flatterie pour gagner à sa cause le Roi-Soleil. Ceci semble logique dans le contexte historique
de Perrault où c’était Louis XIV qui dominait tous les domaines de la vie culturelle et donc
aussi la carrière littéraire de l’académicien.270
Le chat de Perrault réussit donc à éliminer l’ogre et cette élimination du dernier obstacle mène
chez Perrault à la transgression de l’interdiction et à la réparation du manque établi au début
du conte. La transfiguration du héros est maintenant complète puisqu’il devient propriétaire
du château et obtient la fille du roi en mariage. En reportant le mariage et donc le
perfectionnement de la réparation et la transfiguration à la fin du conte, Perrault ne suit pas
ses prédécesseurs italiens. Chez Straparola et Basile, ce perfectionnement de réparation et la
transfiguration ne vont pas de pair avec la fonction du mariage puisque dans les versions
italiennes le mariage n’a pas lieu à la fin du conte. Le héros de Straparola et celui de Basile
obtiennent déjà plus tôt dans le conte la princesse en mariage. C’est avec la réception du
château et l’accès au trône que la transfiguration du héros se perfectionne chez Straparola. Ici,
Basile semble reprendre ce motif de Straparola en représentant une transfiguration
comparable à celle de Straparola. Sous les conseils de la chatte, le héros de Basile achète « une
poignée de villages et de terres dont il devint le baron »271. C’est donc avec l’obtention de biens
somptueux que la transfiguration du héros se rend complète aussi bien chez Straparola que
chez Basile tandis que chez Perrault, l’obtention de la princesse forme la dernière étape de la
269 Claire-Lise Malarte, op.cit., p. 110. 270 Nicolas V. Gaudin, op.cit., p. 705. 271 Giambattista Basile, op. cit., p. 165.
65
transfiguration et de la réparation. Bottigheimer applique cette différence au contexte
historique de Perrault. A l’époque de l’Ancien Régime, les familles nobles avaient l’habitude
de contrôler la richesse des époux futurs de leurs filles avant qu’elles puissent épouser. Ainsi
l’illusion de la richesse du Marquis de Carabas doit précéder le mariage dans le conte de
Perrault de sorte que le roi peut vérifier si le mariage sera endogamique.272
A la fin du conte nous pouvons observer une dernière différence entre les trois contes
concernant l’intrigue générale. Où chez Straparola et Perrault la dernière étape de la
transfiguration du héros va de pair avec la situation finale du conte, Basile ajoute encore un
épisode concernant la situation après la transfiguration du héros. Après que la chatte a
converti le destin malheureux du héros, elle se fait promettre une belle sépulture après sa
mort. En mettant à l’épreuve la gratitude de son maître elle fait semblant d’être morte. Le
héros dit à son épouse de jeter la chatte dehors et en entendant le discours de son maître, la
chatte lui reproche amèrement son ingratitude et elle part. La version de Basile nous apprend
donc quelque chose sur le destin de la chatte. Elle n’a pas pu trouver la sécurité désirée auprès
de son maître. Dans cette optique, la chatte de Basile reflète la frustration personnelle du
conteur napolitain par rapport à l’injustice qui règne aux cours où il servait. Tout comme sa
chatte, il n’a pas pu atteindre une haute position à cette cour.273 Contrairement à Basile,
Straparola ne donne absolument aucun indice sur le destin de la chatte. Contrairement à la
plupart des motifs thématiques, ici Perrault semble sauter la version de Straparola puisqu’il
suit plus ou moins le cunto de Basile en nous fournissant de l’information sur le destin du
chat. Chez Perrault le lecteur peut constater que ce n’est pas seulement le héros qui subit une
transfiguration puisque le chat devient aussi un grand seigneur à la fin du conte.
Contrairement à la chatte de Basile, le chat de Perrault peut donc bien jouir d’une sécurité à la
fin du conte. Ceci peut s’expliquer par le fait que Perrault même avait atteint la position d’un
bourgeois riche et que la haute bourgeoisie était déjà plus respectée à la cour de Louis XIV.
274
Tout comme Basile, Perrault apprend donc son lecteur quelque chose sur le destin du chat
mais contrairement à Basile, le chat de Perrault peut jouir d’un destin heureux auprès de son
maître. Cette différence entre la version de Basile et celle de Perrault nous force à constater
qu’il existe cependant une concordance entre le conte de Perrault et la favola de Straparola.
Où Straparola et Perrault mettent en scène la fin heureuse mais très stéréotype du conte de 272 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 128. 273 Jack Zipes, of Cats and Men: Framing the civilizing Discourse of the Fairy Tale, op.cit., p. 185. 274 Ibid.
66
fées général, Basile la remplace par une fin moins heureuse puisque il confronte sa chatte à
son destin malheureux. De nouveau nous pouvons attribuer cette décision de Basile à son
style postmoderne. Basile avait la tendance de se moquer de la haute littérature et c’est dans
cette optique qu’il ridiculise l’amour courtois et la fin romantique et heureuse du conte de
fées.275
4.2.2.2.2. La moralité Comme nous venons de dire dans la partie consacrée à l’œuvre de Perrault, l’académicien a
ajouté une importante innovation dans ces contes par rapport aux cunti de ses prédécesseurs, à
savoir les moralités. Cette innovation nous force à analyser plus en profondeur les messages
moraux de nos contes. Comme nous venons de dire, Perrault avait un double objectif en
écrivant ses contes. Il voulait amuser ses lecteurs mais contrairement à ses aïeux il les voulait
aussi instruire. Selon Perrault, ce sont les histoires féeriques qui offrent la possibilité
d’apprendre l’essentiel de la vie d’une manière amusante de sorte que nous pouvons
considérer le conte de fée comme le genre parfait pour combiner les deux objectifs de
Perrault.276 En cherchant la source de cette innovation nous l’avons attribué à la modernité de
laquelle Perrault était un défendeur important. Mais en appliquant l’approche intertextuelle et
discursive de Heidmann et Adam nous voulons chercher la source des moralités de Perrault
chez ses prédécesseurs. D’abord nous devons admettre que Straparola n’a pas donné de
l’inspiration pour ces notions morales puisqu’il écrivait ses contes avec le seul but d’amuser
ses lectrices.277 En revanche, chez Basile nous pouvons remarquer qu’il semble avoir ajouté
déjà une sorte de moralité à la fin de son cunto. Quand la chatte part déçu et fâchée, Basile lui
donne encore une dernière fois la parole:
« […] elle, trottant toujours, sans se retourner, décréta : Dieu te garde des riches appauvris comme des pauvres enrichis 278».
Canepa suppose que Basile avait déjà la tendance à ajouter des « messages » ouverts et
ambivalents à ses contes. 279 Elle ajoute encore que cette préférence pour des moralités
275 Nancy L. Canepa, «From the Baroque to the Postmodern: Notes on a Translation from Giambattista Basile’s the Tale of Tales», op.cit., p. 271. 276 Charles Perrault, op.cit., p. 18-19 (preface). 277 Ruth Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 79. 278 Giambattista Basile, op.cit., p. 166. 279 Nancy L. Canepa, «From the Baroque to the Postmodern: Notes on a Translation from Giambattista Basile’s the Tale of Tales», op.cit., p. 264.
67
ambivalentes montre l’affinité des contes de Basile avec l’esthétique postmoderne.280 Ce
style postmoderne du conteur italien semble expliquer pourquoi l’œuvre de Basile est plus
populaire aujourd’hui qu’autrefois.281 En décodant le sens de cette moralité de Basile, nous
avons appliqué ce message moral à la tendance du conteur napolitain d’écrire des contes de
fées qui évoluent autour du thème de la restauration et d’éliminer les contes de fées qui
évoluent autour du thème de l’évolution. Nous avons vu que cette décision de Basile s’adhère
aux exigences de son public riche et noble qui ne pouvait pas s’identifier avec les héros des
contes de fées qui évoluent autour de la conversion du destin malheureux d’un héros pauvre.
Bien que Cagliuso soit un conte de fées qui évolue autour d’une telle conversion, Basile
justifie donc ce conte en ajoutant une moralité dans laquelle il désapprouve les pauvres qui
sont devenus riches.
Peut-être ces moralités de Basile ne sont pas déjà tellement complexes et approfondies que
celles de Perrault mais nous pouvons observer que l’académicien n’est pas entièrement
innovant par rapport au style d’écrire de Basile. En ajoutant ses moralités, Perrault semble
donc suivre l’innovation du conte de fées de Basile. Mais Perrault donne une dimension de
plus à cette partie moralisante de ses contes puisqu’il les rend encore plus élaborées et cachées
que celles de Basile. Où Basile présente une moralité assez simple et transparente, Perrault la
remplace par une moralité cachée et complexe « qui manque selon lui au conte ancien »282. Nous
pouvons donc conclure qu’aussi bien la tradition intertextuelle que le contexte socio-
historique de Perrault semblent expliquer la raison pour laquelle l’académicien donne
beaucoup d’importance à ses instructions morales. Perrault a trouvé de l’inspiration auprès
des contes de Basile mais, en compliquant ses moralités, il s’adhère aux modernes au sein de
la Querelle des Anciens et des Modernes.
Dans ce qui suit nous analyserons les moralités de Perrault d’une façon détaillée en les
appliquant au contexte historique selon l’approche discursive de Heidmann et Adam. Nous
voulons partir du texte de Perrault en vous offrant la première des deux moralités qui suivent
le conte du Chat botté :
280 Nancy L. Canepa, «From the Baroque to the Postmodern: Notes on a Translation from Giambattista Basile’s the Tale of Tales», op.cit., p. 281. 281 Ibid., p. 276. 282 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 65.
68
« Quelque grand que soit l’avantage de jouir d’un riche héritage venant à nous de père en fils, aux jeunes gens pour l’ordinaire, l’industrie et le savoir-faire valent mieux que des biens acquis283 ».
En analysant les moralités de Perrault, il faut toujours lire entre les lignes pour trouver leur
sens caché car les instructions morales de l’académicien sont souvent ironiques et
paradoxales. En lisant cette première moralité nous pouvons constater que Perrault a appliqué
ce procédé ironique au conte du Chat botté puisque le message moral semble contradictoire
par rapport au contenu du conte. Dans son analyse sociocritique du Chat botté de Charles
Perrault, Gaudin souligne que la moralité fait l’éloge des valeurs bourgeoises.284 Ici Perrault
critique les valeurs sacrées par la noblesse, à savoir « l’héritage du nom, de la propriété –
terrienne, par excellence – et des qualités sociales mythiques (la beauté, l’honneur) »285. En revanche
Perrault plaide pour les choses valorisées par la bourgeoisie, c’est-à-dire « le savoir-faire et
l’industrie »286. A première vue, Perrault semble donc critiquer la société de l’Ancien Régime
puisque c’est dans cette société que les valeurs nobles prédominaient. Mais chaque lecteur qui
applique une lecture pénétrante du conte, observe que ce message moral de Perrault est
ironique puisque le conte du Chat botté contredit sa propre moralité. D’abord c’est le chat et
pas le fils du meunier qui adopte le savoir-faire et des ruses pour convertir le destin de son
maître. De plus ce savoir-faire du chat n’aboutit à rien qu’à la création d’un nom, d’un titre
noble et donc à la simple illusion d’être noble et riche.287 Le chat crée seulement une
apparence et le conte semble donc affirmer qu’« il suffit de nommer une chose ou une personne
pour la faire exister de sorte que le Paraître […] accuse une victoire incontestable sur l’Etre »288.
Quand on interprète le conte d’une telle façon, nous pourrions contredire notre première
observation en soulignant que Perrault ne plaide pas pour les valeurs bourgeoises mais, en
revanche, pour les valeurs de la noblesse comme l’héritage du nom. Mais, chez Perrault, il ne
faut pas oublier de lire entre les lignes. Bien que le fils du meunier devienne le marquis de
Carabas, il fait seulement semblant d’être un marquis, il n’est pas vraiment un marquis de
naissance comme les vrais nobles. Il semble donc que le titre de marquis ne soit plus limité à
la noblesse et tout le monde, même le fils d’un meunier, peut l’adopter et « faire semblant d’être
marquis, c’est faire semblant d’avoir acquis ce titre par héritage »289. Ainsi Perrault se moque des
titres de la noblesse en présentant une histoire dans laquelle « la qualité de marquis (nobilité)
283 Charles Perrault, op.cit., p. 86. 284 Nicolas V. Gaudin, op.cit., p. 707. 285 Ibid. 286 Ibid. 287 Ibid. 288 Ibid., p. 708. 289 Ibid.
69
n’est plus un référent stable »290. Nous devons donc revenir à notre première observation en
confirmant que Perrault semble critiquer la société de l’ancien régime où les valeurs de la
noblesse prédominent. Mais il faut remarquer que l’ancien régime connaissait une promotion
des valeurs bourgeoises de sorte qu’on voyait surgir la tendance de se moquer des valeurs
nobles. Ces valeurs nobles, comme la porte de l’épée et les titres nobles, n’étaient plus des
référents stables et tout le monde pouvait les adopter. Dans cette optique, la moralité de
Perrault reflète parfaitement son contexte historique puisqu’il met en scène un jeune homme
provenant d’une basse classe sociale qui peut sans problèmes adopter le titre noble de
Marquis.291 L’académicien semble donc plaider pour cette promotion bourgeoise en
prétendant que les valeurs sacrées par la noblesse sont basées sur l’apparence ce qui crée
l’opposition entre le paraître et l’être. Cette représentation des apparences de la noblesse
reflète nettement le contexte socio-historique de Perrault puisqu’à la cour de Louis XIV toute
la noblesse faisait semblant et les apparences étaient plus importantes que la réalité292. En
mettant en scène une telle moralité, Perrault semble donc désapprouver son contexte
historique, à savoir ce monde noble au sein duquel le paraître occupait le premier plan.
Perrault ajoute encore une deuxième moralité qui semble approfondir cette désapprobation
des apparences : « Si le fils d’un Meunier, avec tant de vitesse, gagne le cœur d’une Princesse, et s’en fait regarder avec des yeux mourants c’est que l’habit, la mine et la jeunesse, pour inspirer de la tendresse, n’en sont pas des moyens toujours indifférents293 ».
De prime abord, Perrault semble présenter la facilité avec laquelle on peut arranger un
mariage entre deux personnages provenant de classes sociales différentes. Mais ce sont les
apparences qui facilitent ce mariage puisque ce sont « l’habit, la mine et la jeunesse » qui font
que la princesse « peut répondre aux minauderies du meunier déguisé »294. Cette moralité suppose
que l’origine sociale n’a aucune influence sur l’amour de la princesse, ce sont les apparences
qui comptent, tout comme à la cour de Louis XIV. Gaudin souligne que Perrault semble
renforcer sa critique en appliquant la figure de style de la litote. Perrault écrit « n’en sont pas
des moyens toujours indifférents » mais, en revanche, l’académicien veut dire que ces moyens
sont toujours très importants pour inspirer de la tendresse. Ceci affirme encore une fois que le
thème de « l’habit fait le moine » est très important dans ce conte puisque ce sont les 290 Nicolas V. Gaudin, op.cit., p. 708. 291 Ibid. 292 Ibid., p. 704-705. 293 Charles Perrault, op.cit., p. 86-87. 294 Nicolas V. Gaudin, op.cit., p. 706.
70
apparences qui occupent le premier plan dans l’histoire du Chat botté et donc à l’époque de
Perrault. Ce sont ces apparences, et donc le contexte historique de la cour de Louis XIV, qui
sont critiquées par le biais des deux moralités.295 En ajoutant ces deux instructions morales,
Perrault donne donc une réflexion des valeurs de son époque et chaque lecteur qui lit entre les
lignes peut nettement constater que l’académicien critique les apparences qui prédominent la
cour de Louis XIV.
4.2.2.3. Analyse formelle des personae dramatis
Après avoir analysé les concordances et les différences entre nos trois versions du conte du
Chat botté en ce qui concerne l’intrigue générale et la moralité, nous voudrions nous
concentrer sur les actants du conte. En adaptant l’approche folkloristique nous proposons
d’analyser les rôles et les fonctions des personnages et nous sommes désireuse de savoir
quelle explication discursive nous pourrions appliquer à ce modèle d’analyse universalisante.
En appliquant le modèle des 7 personnages-type du conte de fées de Propp aux actants de nos
contes nous pouvons chercher à trouver une réponse à la question de savoir quel personnage
remplit quelle fonction dans le conte.
4.2.2.3.1. L’agresseur D’abord nous allons analyser la fonction de l’agresseur. Peut-être cette fonction est-elle
remplie par les obstacles ou bien les adversaires rencontrés par la chatte/ le chat pendant sa
tentative de faire réussir son plan et de convertir le destin du héros. Ces adversaires sont donc
le roi et la princesse, les chevaliers, les paysans, les occupants du château et l’ogre (dans la
version de Perrault). Mais ces adversaires ne sont pas des vrais agresseurs et comme Malarte
le souligne, ces adversaires n’ont pas conscience d’être des obstacles, ce sont plutôt des
victimes inconscientes des ruses de la chatte/ du chat qui abuse de la naïveté de ces
adversaires.296 Selon nous, ces adversaires n’occupent donc pas la fonction de l’agresseur du
conte, mais qui l’est alors? Etant donné que dans ce conte le manque et la réparation de ce
manque occupent le premier plan, nous pouvons comparer la structure du conte du Chat botté
à la structure prototypique d’un conte qui évolue autour d’un manque, à savoir Cendrillon. Ici
l’agresseur est le personnage qui cause le manque, qui interdit quelque chose à l’héroïne,
c’est-à-dire la belle-mère. Dans notre conte la chose qui manque au héros est la richesse et la
nourriture ou plutôt la possibilité d’assurer sa propre subsistance. Dans nos contes, cette
295 Nicolas V. Gaudin, op.cit., p. 706-707. 296 Claire-Lise Malarte, op.cit., p. 109.
71
possibilité lui est enlevée par sa mère/ son père. Dans les trois versions du conte le manque du
héros se crée lorsque la mère ou le père meurt et partage l’héritage entre ses fils en donnant la
partie la plus insignifiante au benjamin. A seconde vue cette partie de l’héritage se montre la
partie la plus significative puisque la chatte/ le chat convertit le destin du héros mais nous
supposons que la mère/ le père n’était pas au courant de cette valeur de la chatte/ du chat.
C’est la raison pour laquelle nous suivons l’équivalence entre la structure de Cendrillon et
celle du Chat botté en attribuant donc la fonction de l’agresseur à la mère/ au père du héros.
4.2.2.3.2. La chatte/ le chat et le benjamin Ensuite nous voudrions analyser plus en profondeur le rôle des deux actants principaux du
conte, la chatte/ le chat et le benjamin. A première vue, le benjamin subit le rôle du héros
puisque c’est lui qui fait l’objet de l’interdiction au début du conte et de la transfiguration/ la
réparation à la fin du conte. Suivant cette analyse, la chatte/ le chat subit le rôle du donateur
puisque c’est elle/ lui qui convertit le destin malheureux du héros et son rôle est donc
comparable à celui de la fée dans le conte prototypique. Comme nous avons déjà constaté, se
basant sur l’analyse de Malarte, la chatte/ le chat ne remplit pas seulement le rôle de donateur
mais aussi celui de l’auxiliaire puisque dans toutes les trois versions la chatte/ le chat forme
l’auxiliaire magique qui est mis à la disposition du héros. C’est seulement dans la version de
Perrault que cette fonction est dédoublée puisque Perrault met en scène deux auxiliaires
magiques, à savoir le chat qui constitue l’auxiliaire du héros et le sac et les bottes qui forment
l’auxiliaire du chat.297 Cette obtention de deux auxiliaires magiques nous incite à mettre en
doute cette distribution des rôles puisque cette obtention fait du chat l’objet d’une
transgression et d’une réparation. Son manque est annulé dès le moment qu’il reçoit le sac et
les bottes et il n’est plus un actant passif du conte, il devient un actant actif, un sujet qui
élabore son plan visé à l’enrichissement de son maître. Bien que ses deux auxiliaires soient
absolument absents des contes de Straparola et Basile, il reste sans doute que la chatte prend
un rôle actif dès qu’elle commence à réaliser son plan, qui vise à la conversion du destin de
son maître. Mais le héros, est-il encore le maître de la chatte/ du chat à partir du moment où
l’animal prend son rôle actif ou devient-il plutôt un actant passif dominé par la chatte/ le chat
qui en enlève son rôle de héros? Malarte soutient que le texte même de Perrault confirme ce
constat puisque c’est après l’obtention du sac et des bottes que le chat n’est plus le chat mais
qu’il devient le Chat avec une lettre majuscule et plus tard dans le conte il devient même le
297 Claire-Lise Malarte, op.cit., p. 105.
72
Maître Chat.298 A la fin du conte il se montre l’objet de la même transfiguration que son
maître en devenant un grand Seigneur avec une lettre majuscule. En cherchant la source de
cette indication orthographique du rôle actif du chat de Perrault, nous avons consulté les
versions de ses prédécesseurs italiens. Dans la version de Basile nous ne retrouvons pas le
même procédé puisque la chatte reste la chatte avec une lettre minuscule. Mais nous avons
déjà constaté que la chatte de Basile subit un rôle très dominant dès le moment qu’elle
commence à réaliser son plan. En cherchant des preuves pour cette dominance de la chatte
nous pouvons encore attirer l’attention sur une scène éloquente du conte. Après que Cagliuso
a reçu les vêtements du roi, lui et la chatte vont manger chez le roi. C’est pendant ce banquet
que la dominance de la chatte est clairement reconnaissable:
« Tandis que l’on mangeait, Cagliuso se tournait de temps à autre vers la chatte et lui disait : « Ma petite chatte, je te recommande ces quatre bouts de chiffons, qu’ils ne soient pas perdus ». Et la chatte répondait: « Tais-toi, ferme ta bouche, ne parle pas de ces misères. Comme le roi s’enquérait de ce qu’il désirait, la chatte répondit qu’il lui était venu une envie de petits citrons, et le roi dépêcha aussitôt quelqu’un dans le jardin pour en cueillir un plein panier. Comme Cagliuso lançait à nouveau son refrain de chiffons et bouts de tissus, la chatte lui suggéra derechef de clore son bec ; alors le roi demanda à nouveau ce dont il avait besoin, et la chatte trouva une autre excuse pour remédier aux idioties de Cagliuso299 ».
Ce passage indique clairement le contraste entre la chatte futée et le stupide et naïf Cagliuso
qui est dominé par sa chatte d’une façon grossière. Au lieu d’utiliser une lettre majuscule pour
indiquer la dominance et le rôle actif de la chatte, Basile utilise donc une langue grossière et
dominante et un registre scatologique. Perrault semble donc avoir repris le motif de Basile en
indiquant la dominance de son protagoniste animal mais il a remplacé la langue grossière de
Basile par une indication orthographique plus polie et cultivée. En suivant l’analyse
discursive de Heidmann et Adam nous voudrions chercher la raison de cette modification
auprès du contexte socio-historique de Perrault. En analysant la France du dix-septième siècle
nous pouvons clairement constater qu’une langue tellement grossière comme celle de Basile
est totalement inimaginable à la cour de Louis XIV et donc dans le conte de Perrault.
Contrairement à Perrault et Basile, Straparola ne semble pas utiliser un moyen particulier pour
indiquer le rôle actif de la chatte de sorte que nous pouvons constater que toutes les trois
versions attribuent à la chatte/ au chat un rôle actif et dominant faisant contraste avec
l’attitude passif du héros, mais où Basile et Perrault utilisent des moyens spécifiques pour
marquer cette attitude de la chatte/ du chat, Straparola ne l’utilise pas. Tout bien considéré
nous pouvons nous demander qui est le vrai héros de ce conte, le benjamin ou la chatte/ le 298 Claire-Lise Malarte, op.cit., p. 108. 299 Giambattista Basile, op. cit., p. 164-165.
73
chat et si la chatte/ le chat est un simple auxiliaire ou plutôt le héros du conte qui subit une
transfiguration? Notre préférence va à une analyse moins stricte des personnages du conte de
sorte qu’un seul personnage peut subir différentes caractéristiques de différents rôles. Ainsi la
chatte/ le chat a des caractéristique du donateur, de l’auxiliaire et du héros mais le vrai héros
du conte reste le benjamin puisqu’il subit la vraie transfiguration à la fin du conte.
4.2.2.4.Conclusion Tout bien considéré nous pouvons constater que les trois versions du conte du Chat botté sont
approximativement similaires. La favola de Straparola constituait pour nous notre point de
départ puisque cette version de l’histoire du Chat botté est la première version littéraire
connue du conte. De plus cette histoire constitue le premier conte de fées qui évolue autour du
thème de l’évolution. Ainsi ce premier plot qui met en scène la conversion du destin
malheureux d’un héros pauvre, est repris par les autres versions du conte du Chat botté mais
constitue aussi un modèle pour tous les autres contes qui évoluent autour de ce thème.300
En comparant entre eux les versions de Basile et Perrault et ce « modèle de référence » de
Straparola, nous avons observé qu’il existe quelques grandes différences au sein de la trame
narrative du conte. Les plus grandes différences concernent la position de la fonction du
mariage et l’ajout de certaines scènes. Basile ajoute par exemple une nouvelle scène finale qui
est complètement absente chez Straparola et Perrault. De plus Perrault a ajouté la scène de
l’ogre ce qui nous fournit donc une innovation par rapport aux deux conteurs italiens. Outre
des différences, il existe aussi des convergences entre nos trois contes. La plus grande
convergence concerne les actants du conte et leurs fonctions. Aussi bien les conteurs italiens
que le conteur français mettent en scène une inversion des fonctions des deux actants
principaux dès que la chatte/ le chat commence à réaliser son plan. La chatte/ le chat devient
l’actant actif, le sujet du conte et le benjamin devient l’actant passif, l’objet du conte. Toutes
les trois versions présentent donc un animal qui domine l’homme et qui menace des paysans
de sorte qu’ils disent que leurs biens appartiennent au benjamin. Aussi bien Straparola que
Basile mettent en scène une chatte comme protagoniste animal. Ceci indique que ces deux
conteurs italiens donnent beaucoup d’importance à la femme indépendante. Nous venons de
voir que la chatte chez Basile se montre encore plus dominante et indépendante que la chatte
de Straparola. Nous avons cherché la raison de cette variation auprès du style d’écriture de
Basile en attribuant cette dominance de la chatte à sa tendance postmoderne de se moquer de
300 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 14-15.
74
la haute tradition littéraire. La version de Perrault nous fournit une variation encore plus
remarquable par rapport à la version de Straparola puisqu’il change le sexe du protagoniste
animal. Il accorde donc plus d’importance à l’intelligence masculine ce qui semble logique
dans son monde masculin de l’Académie française. De plus cette décision de Perrault de
changer le sexe de l’animal, reflète la tendance générale de son époque de réduire les rôles
féminins dans les collections de contes en Europe. Dans l’optique de la méthode d’analyse
discursive de Heidmann et Adam, la variation thématique du sexe du chat reflète donc
parfaitement le style d’écriture de Basile et l’air du temps de Perrault.
La plus grande différence par rapport au conte originel de Straparola est constituée par les
moralités de Perrault. Bien que nous ayons indiqué que Basile ajoute déjà une sorte de
message moral à ses contes, les moralités de Perrault sont plus compliquées et cachées et donc
plus modernes. Ainsi l’ajout de ces moralités reflète parfaitement la tendance de Perrault de
défendre la modernité au sein de la Querelle des Anciens et des Modernes. De plus le contenu
de ces instructions morales reflète nettement l’époque de Perrault puisque le motif principal
du conte évolue autour du thème d’« être ou ne pas être ce que l’on prétend être »301. La
conversion du destin du héros et son obtention d’une position plus haute dans la société sont
basées sur le paraître, sur des titres nobles et des vêtements somptueux puisque le roi et la
princesse sont séduits par la soi-disant richesse du héros et pas par sa vraie nature. Gaudin se
pose la question de savoir comment c’est possible que le roi et la princesse soient tellement
naïfs pour se baser sur les apparences de la chatte et son maître. Mais c’est précisément cette
naïveté qui reflète l’air du temps du dix-septième siècle de Perrault puisque, à la cour de
Louis XIV, toute la noblesse faisait semblant et seulement les apparences étaient
importantes302. Le roi et sa fille sont donc des représentants de la noblesse du temps de
Perrault de qui l’académicien critique la valorisation des apparences.
Toutes ces observations nous montrent donc l’efficacité d’une combinaison des deux
méthodes d’analyse, à savoir la méthode folkloristique et celle discursive. La méthode des
folkloristes nous a aidé à trouver les différences entre les contes en ce qui concerne les motifs
thématiques et la méthode discursive nous a forcé à chercher la raison de cette variation
auprès du contexte socio-historique. Ainsi la favola de Straparola reflète parfaitement le
contexte historique italien et vénitien du seizième siècle et les exigences d’un public
provenant de la basse classe sociale. Le public de Straparola n’était pas seulement composé de 301 Nicolas V. Gaudin, op.cit., p. 701. 302 Ibid., p. 704-705.
75
nobles, comme un beau nombre de critiques prétendent, mais aussi d’artisans pauvres et c’est
pour cette classe que ce conte de fées était attrayant. Dans la plupart des villes italiennes, il
était difficile mais bien possible pour le prolétariat pauvre d’évoluer vers une haute position
dans la société. Tout dépendait de bonnes relations, de la chance, d’un mariage prestigieux, de
l’application des ruses et de la capacité d’utiliser le pouvoir d’une façon efficace. De plus, la
mobilité sociale était plus accessible pour les hommes que pour les femmes. Dans cette
société masculine, les femmes devaient amuser et servir les hommes en les fournissant les
moyens efficaces d’atteindre une position prestigieuse dans la société et dans la famille. Le
comportement de la chatte dans le conte de Straparola répond précisément à cette exigence de
la société vénitienne. Elle apprend à son maître comment il peut convertir son destin
malheureux en trompant les hommes, en portant les vêtements justes, en faisant semblant et
en prenant le pouvoir par force.303 Avec ce conte Straparola fournit à ses lecteurs vénitiens
une manière d’échapper aux malheurs de la vie quotidienne. Straparola crée une image d’un
mariage magique en répondant aux espoirs de ses lecteurs provenant de la classe urbaine des
artisans du seizième siècle. Ce mariage leur fournit un moyen d’échapper aux misères de la
pauvreté. Nous avons vu qu’à Venise, et dans les autres villes avec des cours nobles, un tel
mariage était improbable et illégal depuis 1526. C’est la raison pour laquelle, ce mariage avait
lieu à Bohemia, très loin de Venise où le Sénat vénitien n’avait pas du pouvoir.304
La version de Basile est totalement différente. Ceci semble logique puisqu’il adapte le conte
au contexte historique du royaume de Naples du dix-septième siècle. Mais la différence la
plus pertinente entre les deux contes est provoquée par le public. Là où Straparola écrit son
conte principalement pour des artisans pauvres, Basile écrit pour un public noble et pour les
membres de sa société littéraire de Naples, les Oziosi. Ses auditeurs étaient très littéraires et
courtois et connaissent très bien la rhétorique baroque. Ils encouragent Basile à annuler les
signes de la pauvreté urbaine qui caractérisent le héros de Straparola. En effet, Basile annule
ces signes et les déplace en les appliquant aux femmes de son récit-cadre. De plus, nous avons
vu qu’il élimine la scène de Straparola qui montre la faim du héros parce que son public
raffiné ne pouvait pas s’identifier avec cette faim.305 Cependant, nous avons vu que le style de
Basile est beaucoup plus vulgaire et qu’il a décidé d’écrire sa collection de contes en dialecte
napolitain. Ainsi il s’adresse à un nouveau public qui naît au début du seizième siècle. Ce
303 Jack Zipes, of Cats and Men: Framing the civilizing Discourse of the Fairy Tale, op.cit., p. 180-181. 304 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, op.cit., p. 17. 305 Ibid., p. 124-126.
76
nouveau public était réceptif à la littérature dialectale et aux matériaux provenant de la culture
orale. Selon Barbara Broggini, Basile a changé la perspective du conte populaire de sorte qu’il
pouvait critiquer les classes aristocratiques et paysannes. Basile favorise les idéals de la classe
moyenne croissante. Dans ses contes il plaide pour les valeurs bourgeoises en ridiculisant les
paysans pauvres et en condamnant la corruption de la société courtoise. Ainsi, Basile focalise
sur la chatte féminine comme l’héroïne tragicomique, qui serve un paysan stupide et ingrat et
un roi égoïste et naïf. La chatte peut être considérée comme un protagoniste provenant de la
classe moyenne qui plaide en faveur d’une moralité de cette classe. Ceci confirme
l’observation que la situation de la chatte est comparable à celle de Basile. Tout comme la
chatte, Basile est et reste fidèle à son maître courtois de sorte qu’il attend de la justice et une
promotion sociale. Mais il ne trouve pas cette sécurité auprès de ses maîtres courtois. Cette
frustration personnelle constitue une des raisons pour lesquelles Basile a décidé d’utiliser les
contes populaires et d’écrire en dialecte. Ainsi il pouvait échapper à la censure aristocratique
et émettre sa critique par rapport au système féodal de son époque.306 Tout comme la chatte de
Straparola, l’animal de Basile sait que la cour n’est intéressée qu’à l’apparence, le spectacle et
la richesse. Elle sait qu’il faut appliquer la langue et les manières justes pour avoir du succès
dans la société noble.307
Contrairement à la chatte de Basile, le chat de Perrault réussit bien à atteindre une position
prestigieuse à la fin du conte. Nous avons vu qu’on peut trouver une explication de cette
différence auprès de la différence entre les vies de Basile et Perrault. Là où Basile ne peut pas
jouir d’une promotion sociale, Perrault atteint la position prestigieuse d’un bourgeois riche et
son chat reflète cette situation personnelle de l’académicien. Nous avons vu que Perrault
adapte les contes de ses prédécesseurs aux exigences de son public noble du dix-septième
siècle. Il combine des éléments des contes de Straparola et Basile de sorte que son conte
réfléchit ses propres pensées et opinions. Ce sont surtout les moralités ironiques qui reflètent
les thèmes principaux du conte de Perrault. Tout comme Straparola et Basile, il souligne que
le savoir-faire, l’intelligence et les ruses sont les moyens principaux d’obtenir une position
prestigieuse dans la société. Ensuite il souligne que le spectacle, la richesse et les apparences
sont également des moyens indispensables d’atteindre une haute position sociale. Ainsi
Perrault montre ce qui un administrateur provenant de la classe moyenne doit faire pour qu’il
puisse obtenir une position plus haute dans la société française de son époque. Contrairement
306 Jack Zipes, of Cats and Men: Framing the civilizing Discourse of the Fairy Tale, op.cit., p. 184-185. 307 Ibid., p. 184.
77
à Basile, il présente un héros qui reste toujours vertueux et il accorde beaucoup d’importance
à la langue gracieuse. Ceci semble logique, puisque la langue vulgaire de Basile ne serait pas
acceptée à la cour raffinée de Louis XIV.308
Dès le conte de Perrault, le Maître Chat ou le Chat botté constitue la version littéraire du
conte et les versions de Straparola et Basile sont oubliées en Europe occidentale. On n’avait
plus besoin de ces deux versions italiennes, le texte de Perrault devient le standard du
comportement masculin dans une époque où la culture française était dominante en Europe.309
En conclusion nous voulons revenir à la question centrale de savoir si la chatte/ le chat est
l’auxiliaire ou le héros du conte. Comme nous venons de dire, nous avons opté pour une
analyse moins stricte des personnages du conte de sorte que la chatte/ le chat peut subir des
caractéristiques du donateur, de l’auxiliaire et du héros mais le vrai héros du conte reste le
benjamin puisqu’il subit la vraie transfiguration à la fin du conte.
4.2.3. Cendrillon, Victime ou Manipulatrice?
4.2.3.1. Introduction Après l’exposé sur le conte du Chat botté, nous voulons approfondir notre analyse avec
l’étude d’un deuxième conte de fées, à savoir Cendrillon. Contrairement à ce qui concerne le
Chat botté, Straparola n’a pas écrit une version du conte de Cendrillon de sorte que nous
sommes forcée à constater que la transcription de Basile constitue la première complète
version littéraire du conte.310 Nous voulons donc comparer deux transcriptions du conte, à
savoir la Gatta Cenerentola de Basile et Cendrillon ou la petite pantoufle de verre de
Perrault. Nous reprenons donc l’hypothèse d’intertextualité de Heidmann et Adam selon
laquelle le conte de Perrault entre en dialogue avec le sixième cunto de la première journée du
recueil de Basile. L’histoire de la Gatta Cenerentola constitue donc pour nous le point de
départ et nous sommes désireuse de savoir comment Perrault a récrit et adapté le cunto
napolitain au contexte français de la fin du dix-septième siècle.311 Etant donné que notre
méthode de combiner les approches folkloristique et discursive pour analyser le conte du Chat
botté était très efficace, nous voulons de nouveau appliquer ce procédé. Nous cherchons donc 308 Jack Zipes, of Cats and Men: Framing the civilizing Discourse of the Fairy Tale, op.cit., p. 188. 309 Ibid. 310 Nancy L. Canepa, «From the Baroque to the Postmodern: Notes on a Translation from Giambattista Basile’s the Tale of Tales», op.cit., p. 264. 311 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 48.
78
à approfondir l’analyse folkloristique de Paul Delarue avec l’approche discursive de
Heidmann et Adam. Tout comme Delarue, nous voulons focaliser sur les motifs thématiques
des deux histoires en traitant les deux contes comme de simples variantes du conte type
510A.312 Mais, de nouveau, nous voulons diriger cette analyse vers la méthode moins
universalisante de Heidmann et Adam en soulignant la pertinence des différents cultures et
contextes socio-historiques dans lesquels ces deux contes s’inscrivent. Hansjorg Hohr indique
également l’importance de cette approche discursive. Il souligne qu’il se situe seulement
soixante ans entre la publication du conte de Basile et l’apparition de l’histoire de Perrault. Il
ajoute qu’il faut tenir compte de ce petit intervalle temporel puisque les deux conteurs ont
rédigé leurs contes dans deux contextes historiques totalement différents.313
Bien que notre point de départ soit le cunto de Basile, l’histoire de Cendrillon connait une très
longue histoire et la première version littéraire connue, qui s’inspire du thème de Cendrillon,
est écrite en Chine et date du neuvième siècle. Bruno Bettelheim suppose que cette origine
orientale du conte est logique. En effet, ce sont les mœurs de l’Extrême Orient qui considèrent
les petits pieds comme une caractéristique de beauté et de distinction. Bettelheim ajoute qu’on
fait déjà mention de la mule précieuse depuis le neuvième siècle en Chine et depuis le
troisième siècle en Egypte.314 Depuis cette version chinoise de l’histoire de Cendrillon, nous
avons vu se créer un grand nombre de versions du conte et cette succession de différentes
variantes a évidemment causé des changements et des variations par rapport au conte originel.
En dépit de ces modifications, presque toutes les transcriptions du conte développent autour
de la notion de jalousie. Toutes les variantes du conte reprennent l’intrigue générale d’une
jeune fille qui est opprimée par la jalousie de sa belle-mère et ses demi-sœurs. Les deux
versions en question nous présentent un titre qui indique déjà cette position inférieure de
l’héroïne puisque dans les deux contes le titre est formé autour du mot « cendre ». Aussi bien
le conteur italien que le conteur français mettent en scène une héroïne qui est condamnée à
une vie au milieu de la cendre. Bettelheim souligne qu’une telle vie constitue un symbole
d’humiliation par rapport aux autres membres de la famille dans un grand nombre de pays et
de cultures.315 Il faut encore ajouter que les contes qui évoluent autour d’une telle intrigue
terminent presque toujours par une fin heureuse mais stéréotype. A la fin du conte, l’héroïne
réussit à convertir son destin malheureux en vainquant ses ennemis et en épousant un prince. 312 Paul Delarue et Marie-Louise Tenèze, op.cit., p. 245. 313 Hansjorg Hohr, « Dynamic aspects of Fairy Tales: social and emotional Competence through fairy tales », Scandinivian Journal of educational Research (s.l.), 44, 2000, p. 91. 314 Bruno Bettelheim, het Nut van Sprookjes, Cothen, Servire Uitgevers bv, 1993, p. 295. 315 Ibid., p. 296.
79
En introduisant notre analyse du conte de Cendrillon nous voulons partir de la théorie de
Parsons. Elle suppose que les contes de fées sont des documents historiques qui reflètent les
normes, les mœurs et la culture d’une certaine époque donnée.316 Lori Baker-Sperry adopte
également cette théorie mais dirigée vers une interprétation plus sociale. Selon elle, la
littérature enfantine reflète souvent des constructions et normes sociales concernant la
féminité et la masculinité. La structure rigide des contes de fées permet d’exprimer des
messages qui reflètent les attentes qu’on a du sexe féminin et du sexe masculin. Ces attentes
sont souvent basées sur les normes traditionnellement acceptées. Les enfants lisent ces contes
et interprètent ces messages souvent comme des vérités absolues.317 Sperry applique cette
théorie au conte de Cendrillon et souligne que ce texte confirme les normes traditionnelles
concernant les attentes qu’on a par rapport aux comportements féminin et masculin. Elle
ajoute que Cendrillon est généralement un texte féminin qui met en scène des protagonistes
féminins et qui se limite au monde de la femme. Le conte est un texte romantique dans lequel
l’amour ou bien le mariage constitue le fil rouge. En effet, la recherche d’une épouse est la
raison pour laquelle le prince organise un bal. Sperry souligne que le conte présente des rôles
féminins et masculins stéréotypes. Les femmes s’occupent seulement de leur apparence, c’est
la beauté qui compte pour eux puisque c’est grâce à cette beauté que Cendrillon peut épouser
un prince. C’est la raison pour laquelle la transformation mise en scène dans le conte de
Cendrillon est très attrayante pour les lectrices du conte. Le conte établit un lien causal entre
la beauté de Cendrillon et le mariage avec le prince de sorte que les filles adoptent ce message
du conte en associant la beauté à un mariage prestigieux. De plus le conte indique une
différence importante entre les femmes et les hommes. Les femmes doivent lutter pour le
pouvoir tandis que les hommes disposent déjà de ce pouvoir social. Ils remplissent de hautes
positions traditionnellement masculines comme les positions du roi, du prince et du
gentilhomme. Mais bien que les personnages masculins remplissent des hautes fonctions, ils
n’ont pas des rôles principaux dans ce conte. C’est un conte sur les filles et les femmes et le
jeune prince est simplement le sauveur stéréotype de la princesse en détresse. Le protagoniste
du conte est féminin et elle est entourée de personnages féminins comme la fée, la belle-mère
et les demi-sœurs. Toutes ces observations dirigent Sperry vers la conclusion que le conte de
Cendrillon peut être considéré comme un texte qui confirme les normes traditionnelles 316 Linda T. Parsons, « Ella evolving: Cinderella Stories and the Construction of Gender-Appropriate Behavior », Children’s Literature in Education (s.l.), 35, juin 2004, p. 137. 317 Lori Baker-Sperry, « the Production of Meaning through Peer Interaction : Children and Walt Disney’s Cinderella », Sex Roles (s.l.), 56, 2007, p. 718.
80
concernant les attentes qu’on a du sexe féminin et du sexe masculin.318 Bien que ces normes
traditionnelles ne reflètent pas les normes et mœurs modernes de nos jours, les filles ont
généralement la tendance d’accepter le rôle stéréotype et traditionnel de Cendrillon. Elles ne
veulent pas modifier le contenu du conte mais y sont parfois forcé puisque le monde de ce
conte de fées diffère parfois trop de notre monde moderne. Dans cette optique, Jacqueline
Ann Stark suppose qu’on a la tendance de rendre plus moderne le conte de Cendrillon en
ajoutant par exemple des tâches ménagères de nos jours. Ainsi nous avons la tendance de
présenter un Cendrillon qui repasse et qui passe l’aspirateur.319 Sperry constate que les filles
acceptent généralement le conte de Cendrillon parce qu’elles s’identifient avec la fille
supprimée qui réussit à convertir son destin malheureux et à obtenir le prince.320 Parsons
nuance cette théorie en soulignant que les filles ont plus vite la tendance de changer le
contenu du conte de Cendrillon que les garçons. En changeant le conte, les filles peuvent
échapper à leur rôle stéréotype de la femme faible et dépendante tandis que les garçons
peuvent seulement perdre leur haute position sociale et leur pouvoir. Parsons souligne donc
qu’il semble logique que les filles soient tentées de changer le contenu du conte tandis que les
garçons veulent éviter des princesses indépendantes, qui peuvent mettre en danger leur
pouvoir.321
Après cette transgression concernant la confirmation des stéréotypes dans le conte de
Cendrillon, nous proposons de passer maintenant à notre analyse détaillée des deux versions
de notre conte. Nous verrons que Perrault a repris un grand nombre de motifs du cunto de
Basile mais qu’il a également introduit des modifications par rapport à ce conte de son
prédécesseur italien. Bettelheim souligne que l’académicien a adapté le conte de Basile au
goût de son public courtois. Dans cette optique il a éliminé tous les éléments vulgaires et il a
inséré un grand nombre de motifs thématiques qui étaient totalement absents dans le conte de
son prédécesseur. Il introduit par exemple le motif de la citrouille qui est transformée en un
carrosse et le motif des pantoufles de verre. Le carrosse avec six chevaux reflète parfaitement
le contexte historique de Perrault. Tandis que les contes précédents mettent souvent en scène
des héroïnes qui vont à pied ou, comme l’héroïne de Basile, à cheval au bal, Perrault introduit
une carrosse totalement parée puisque tous les aristocrates allaient en carrosse aux bals
318 Lori Baker-Sperry, op.cit., p. 718-719. 319 Jacqueline Ann Stark, « Content Analysis of the Fairy Tale Cinderella – A longitudinal single-case Study of narrative Production: “From rags to riches” », Aphasiology (Vienna), 24, 2010, p. 721. 320 Lori Baker-Sperry, op.cit., p. 721. 321 Linda T. Parsons, op.cit., p. 142.
81
organisés à Versailles.322 En outre, c’est Perrault qui a inventé que la mule doit être une mule
de verre et c’est la raison pour laquelle nous retrouvons ce motif seulement dans les versions
du conte de Cendrillon qui sont basées sur le conte de Perrault. Généralement on est
d’opinion que Perrault a consciemment transformé la mule de fourrure en une mule de verre
de sorte qu’il pouvait omettre un motif thématique présent dans beaucoup de versions
précédentes du conte. Dans ces versions les demi-sœurs mutilent leurs propres pieds pour
pouvoir mettre la mule. Le prince ne remarque pas la mutilation et la tromperie jusqu’au
moment que les oiseaux chantent qu’il y a du sang à la mule. Perrault évite cette scène
horrible en introduisant une pantoufle de verre puisqu’on remarquerait le sang immédiatement
grâce au verre transparent. Nous pouvons chercher la raison de ce changement auprès de la
volonté de Perrault de rendre plus élégant le conte de Cendrillon. Perrault a dû changer le
conte puisqu’il voulait le raconter à la cour de Louis XIV où une telle mutilation des pieds ne
serait pas appropriée.323 Nous pouvons donc constater que Perrault adapte le conte de Basile
aux normes et mœurs de son époque, tout comme nous sommes tentée de l’adapter aux
normes de nos jours en introduisant des tâches ménagères plus modernes.
En plus de ces deux différences concernant l’introduction de la citrouille et de la pantoufle de
verre, il existe encore plus de différences entre le conte de Perrault et le cunto de Basile. Dans
ce qui suit nous voulons analyser ces différences d’une façon détaillée.
4.2.3.2.Analyse formelle de la trame narrative
4.2.3.2.1. L’intrigue Tout comme l’analyse du conte du Chat botté, notre analyse du conte de Cendrillon part de
l’analyse formelle de la succession des différentes scènes de la trame narrative. De nouveau,
nous proposons d’analyser cette succession à l’aide des trente-et-un fonctions désignées par
Vladimir Propp. Nous voulons partir de la situation initiale des deux contes:
« […] il était une fois un prince qui était veuf et avait une fille qu’il chérissait tant qu’il ne voyait que par ses yeux; il avait engagé pour elle une gouvernante de premier choix qui lui enseignait le point de chaînette, le point de Venise, les franges et les jours, et lui témoignait une affection qu’on ne peut décrire avec des mots. Le père s’étant remarié depuis peu avec une méchante diablesse enragée, cette maudite femelle commença à prendre sa belle-fille en grippe, à lui opposer une mine hargneuse, un visage revêche, des regards à vous glacer d’épouvante, si bien que la pauvre petite se plaignit à sa gouvernante des mauvais traitements que sa marâtre lui
322 Bruno Bettelheim, op.cit., p. 328. 323 Ibid., p. 314-315.
82
infligeait et lui dit: « Mon Dieu, pourquoi n’es-tu pas ma petite maman, toi qui me fais tant de caresses et de cajoleries ? »324 ». « Il était une fois un Gentilhomme qui épousa en secondes noces une femme, la plus hautaine et la plus fière qu’on eût jamais vue. Elle avait deux filles de son humeur, et qui lui ressemblaient en toutes choses. Le Mari avait de son côté une jeune fille, mais d’une douceur et d’une bonté sans exemple ; elle tenait cela de sa Mère, qui était la meilleure personne du monde. Les noces ne furent pas plus tôt faites, que la Belle-mère fit éclater sa mauvaise humeur ; elle ne put souffrir les bonnes qualités de cette jeune enfant, qui rendaient ses filles encore plus haïssables. Elle la chargea des plus viles occupations de la Maison […]325 ».
Le motif thématique qui occupe le premier plan dans ces deux situations initiales est très
similaire. Les deux conteurs focalisent sur le fait que l’héroïne a perdu sa mère et qu’elle est
détestée par sa belle-mère. Hohr souligne que cette représentation d’une haine explicite
témoigne d’un réalisme social très cruel qui est caractéristique du monde du conte de fées.326
Comme les versions du Chat botté, les deux versions du conte de Cendrillon représentent le
même type de conte de fées. Comme nous venons de dire dans l’exposé sur le conte du Chat
botté, Murphy met l’accent sur la subdivision de la huitième fonction de Propp. Il existe donc
deux types de contes de fées, à savoir le conte de fées où la huitième fonction est occupée par
un manque et le conte de fée où cette fonction est occupée par un méfait. Murphy suppose que
le conte de Cendrillon constitue le conte stéréotype du premier type, à savoir le conte qui
évolue autour d’un manque. En effet dès la situation initiale, les deux versions de Cendrillon
de Basile et Perrault évoluent autour d’un manque que l’héroïne se fait signifier par sa belle-
mère.327 Les deux contes présentent dans la situation initiale une jeune fille qui est maltraitée
par sa belle-mère. Les deux versions commencent donc toutes les deux par l’indication du
manque de respect et égalité que nous considérons comme le manque principal du conte.
Outre cette importante convergence, il existe aussi des points au sein de cette situation initiale
où les deux versions du conte diffèrent les unes des autres. D’abord nous sommes forcée à
constater qu’il existe quelques importantes différences entre les deux contes en ce qui
concerne la deuxième fonction de Propp, à savoir l’interdiction. D’abord la raison de
l’interdiction n’est pas indiquée très clairement dans toutes les deux versions. Etant donné que
Perrault fait littéralement mention de la jalousie de la belle-mère, nous pouvons constater que
le conteur français désigne plus explicitement que son prédécesseur italien la raison de
l’interdiction. En plus de cette première différence, il existe encore une deuxième différence
entre les contes en ce qui concerne la fonction de l’interdiction. En analysant le Chat botté,
324 Giambattista Basile, op.cit., p. 77. 325 Charles Perrault, op.cit., p. 93. 326 Hansjorg Hohr, op.cit., p. 92. 327 Terence Patrick Murphy, op.cit., p. 59-62.
83
nous avons observé que le manque est le plus souvent l’objet de l’interdiction que l’héroïne se
fait signifier. Où le conte du Chat botté met en scène une interdiction qui consiste à enlever au
héros la possibilité d’assurer sa propre subsistance, l’interdiction stéréotype du conte de
Cendrillon consiste à enlever à l’héroïne la possibilité d’avoir une vie somptueuse. Chez
Perrault nous pouvons nettement observer une telle interdiction dès la situation initiale
puisqu’il souligne, dès le début de l’histoire, que l’héroïne est chargée des plus viles
occupations de la maison. Basile, en revanche, ne présente pas dès le début de son cunto une
telle interdiction complète. Il met en scène une belle-mère qui déteste sa belle-fille mais
l’héroïne n’est pas encore condamnée à faire le ménage, en revanche, elle peut encore jouir
d’une vie somptueuse puisqu’elle dispose même d’une gouvernante de premier choix. Perrault
reprend donc de Basile le motif thématique de la haine profonde de la belle-mère contre
l’héroïne mais il présente déjà dès la situation initiale un manque total et donc une interdiction
complète. Basile reporte ce perfectionnement du manque et de l’interdiction à un moment
plus tardif du conte. Cette différence entre le conte italien et la version française va de paire
avec une différence concernant les actants présentés dans la situation initiale. Où Basile met
en scène un père, une belle-mère, une fille et une gouvernante, Perrault reprend ces
personnages avec la différence qu’il élimine la gouvernante et qu’il ajoute deux demi-sœurs.
En faisant intervenir le personnage de la gouvernante, Basile introduit une scène qui reste
absolument absente chez son successeur français. Perrault élimine cette scène de sorte que le
lecteur se trouve immédiatement confronté au thème principal de l’histoire, à savoir la
mauvaise relation entre la fille et sa belle-mère. Chez Basile, la scène de la gouvernante
précède le thème principal de son conte. Il présente une héroïne qui se confie à sa gouvernante
en se plaignant de sa belle-mère, qui la déteste. Ensuite la gouvernante la conseille
d’assassiner sa belle-mère et de convaincre son père d’épouser la gouvernante de sorte qu’elle
deviendra la belle-mère de l’héroïne. Aussitôt dit, aussitôt fait mais la gouvernante, qui avait
promis de traiter l’héroïne comme une princesse, rompt rapidement après le mariage sa
promesse et elle se montre une diablesse avec six filles qu’elle avait tenues cachées jusque-là.
Après cette scène, l’héroïne de Basile subit le même sort que Cendrillon chez Perrault en étant
envoyée à la cuisine. En nuançant notre première observation que Basile n’indique pas la
raison de l’interdiction que l’héroïne se fait signifier, nous sommes forcée à constater que
l’héroïne du conteur italien semble être punie de son crime. Basile met en scène une héroïne
qui commet un meurtre de sorte qu’il est obligé de présenter une punition moralement
84
appropriée. Bettelheim souligne que cette perte de la vie somptueuse n’est pas une peine
moralement acceptable.328 Hohr suit cette opinion de Bettelheim mais il ajoute que Basile
veut attribuer avec cette scène un message moral à son conte. Le conteur italien nous fournit
une héroïne qui cherche à trouver une solution pour son problème en essayant de remplacer sa
mère biologique. En nous présentant l’échec de ce plan, Basile nous fournit le message moral
qu’il ne faut pas chercher la solution auprès du remplacement de la mère.329 Où Basile nous
présente donc une complexe scène avec un meurtre et une punition pour justifier
l’interdiction, Perrault simplifie cette histoire en nous fournissant une simple raison de la
haine de la belle-mère, à savoir la jalousie. Il existe donc une différence entre la version
italienne et la version française puisque Perrault met immédiatement en scène le destin
malheureux de l’héroïne tandis que Basile laisse intervenir d’abord une scène qui introduit le
thème principal du conte. Cette différence est reflétée par les noms des héroïnes dans les deux
versions du conte. Chez Basile l’héroïne de la situation initiale s’appelle Zezolla, elle est
détestée par sa belle-mère mais elle a encore une vie somptueuse. C’est seulement après le
mariage de son père et la gouvernante que Zezolla reçoit une position inférieure dans la
maison. Ce changement de position va de pair avec un changement de nom puisque dès ce
moment l’héroïne ne s’appelle plus Zezolla mais la Chatte des Cendres. En perdant son nom,
l’héroïne semble perdre un peu son identité. Il n’existe pas d’évolution équivalente chez
Perrault où l’héroïne est appelée Cendrillon dès le début du conte, un nom qu’elle reçoit de
ses demi-sœurs qui veulent indiquer que leur demi-sœur est une fille sans identité et sans
sens.330 L’héroïne de Perrault s’appelle donc Cendrillon dès la situation initiale ce qui semble
logique puisque l’héroïne occupe une position inférieure par rapport à sa famille dès le début
de l’histoire.
La situation initiale de Basile est donc plus complexe que celle de Perrault. Basile semble
avoir dédoublé le personnage de la belle-mère en présentant deux mariages et donc deux
marâtres. Il présente une scène de plus et ainsi il reporte le perfectionnement du manque et de
l’interdiction à un moment plus tardif dans le conte. Perrault simplifie le conte de Basile en
éliminant cette scène et il accentue dès le début de l’histoire le thème principal du conte, à
savoir le manque comme objet de l’interdiction que Cendrillon se fait signifier. En appliquant
l’analyse discursive de Heidmann et Adam à ce constat thématique, il faut remarquer que
Perrault semble adapter son conte au règle classique de la simplification qui dominait la 328 Bruno Bettelheim, op.cit., p. 306. 329 Hansjorg Hohr, op.cit., p. 92-93. 330 Timothy C. Murray, op.cit., p. 1286-1287.
85
culture du classicisme du dix-septième siècle. De plus nous pouvons expliquer cette
différence importante entre le cunto de Basile et le conte de Perrault par la décision du
conteur napolitain de faire prévaloir les contes qui évoluent autour du thème de la restauration
et d’éliminer les contes qui évoluent autour le thème de l’évolution. Nous avons vu que Basile
répond aux exigences de son public noble en écrivant principalement des contes qui
présentent des héros et héroïnes riches qui perdent leur statut prestigieux et qui regagnent leur
haute position à la fin du conte. Ainsi Basile écrit une version du conte de Cendrillon où la
héroïne sait restaurer sa position prestigieuse tandis que les versions plus modernes du conte,
comme celle de Perrault, sont des contes de fées qui évoluent autour du thème de l’évolution
en présentant une héroïne malheureuse dès le début du conte qui réussit à convertir son destin
malheureux à la fin du conte.
Nous passons maintenant à la deuxième scène du conte. Cette scène suit la situation initiale et
comprend les mêmes éléments dans les deux versions du conte. La seule différence concerne
l’ordre de mise en scène de ces éléments puisque Perrault les représente de nouveau dans un
ordre simplifié par rapport à la version de son prédécesseur italien. Dans toutes les deux
versions du conte la deuxième scène concerne la rencontre avec la fée et la représentation du
deuxième manque, c’est-à-dire celui de vêtements somptueux. Perrault reprend ces deux
motifs thématiques de Basile mais il utilise un autre ordre pour présenter ces éléments. Chez
Basile, Zezolla rencontre déjà très tôt dans le conte une représentante de la fée. Elle rencontre
la colombe des fées déjà immédiatement après le mariage de son père et la gouvernante et
donc avant que la marâtre commence à maltraiter Zezolla. Cette colombe lui donne le conseil
suivant:
« Quand tu auras envie de quelque chose, demande la à la colombe des fées, dans l’Île de Sardaigne, et tu seras aussitôt exaucée331».
Aussitôt dit, aussitôt fait et quand la belle-mère commence à maltraiter Zezolla elle se
souvient du conseil de la colombe. Le père de Zezolla part pour la Sardaigne et demande à
chacune de ses belles-filles et à Zezolla ce qu’elles désiraient qu’il leur rapporte à son retour.
Les demi-sœurs de Zezolla demandent des choses précieuses comme des vêtements
somptueux et des garnitures pour les cheveux tandis que Zezolla ne demande aucun objet
somptueux. Elle demande simplement si son père peut demander à la colombe des fées si les
fées peuvent l’envoyer quelque chose. En Sardaigne, le père de Zezolla rencontre les fées et
331 Giambattista Basile, op.cit., p. 78.
86
reçoit d’une belle jeune fée une datte, une binette, un petit seau d’or et un linge de soie et le
conseil que le premier don doit être planté et que les autres servirent à soigner la plante. Le
père remet ces dons à Zezolla et ainsi le premier don est mis à la disposition de l’héroïne.
Nous pouvons donc considérer ce moment comme la réalisation de la treizième fonction, à
savoir la réception de l’objet magique où l’auxiliaire magique. Ensuite Zezolla s’occupe de la
datte et « [Cette] datte [produit] un datier de la taille d’une femme et il en [sort] une fée qui lui dit: « Que désires-tu ? ». Zezolla lui [répond] que, parfois, elle [désire] sortir de la maison, mais elle voulait que ses sœurs ne l’apprissent point. La fée réplique : « Chaque fois que tu le désirais, approche-toi du pot et dis : O mon datier doré/ Avec la binette d’or je t’ai biné/ Avec le petit seau d’or t’ai arrosé/ Avec le linge de soie t’ai essuyé/ Dépouille-toi, et habille-moi ! Quand tu voudras te dévêtir, change le dernier vers et dis : « dépouille-moi et habille-toi !332 ».
La vraie rencontre avec la fée se situe donc après la réception de l’auxiliaire magique. C’est
seulement après cette rencontre que l’héroïne fait mention de son deuxième manque, c’est-à-
dire la possibilité de s’habiller somptueusement et de sortir de la maison sans que ses demi-
sœurs le sachent. La jeune fée lui donne une possibilité de réparer son manque et quand le
jour de la fête arrive, Zezolla fait ce que la fée lui a dit et elle se voit immédiatement habillée
comme une reine. Cette réception des vêtements de grande valeur constitue donc la réception
du deuxième don et donc la réparation du manque secondaire.
Bien que la vraie rencontre avec la fée se situe après la réception de la datte, nous devons
constater que Basile présente la fée déjà très tôt dans l’histoire par l’intervention de la
colombe et le père. En outre Basile a dédoublé la treizième fonction en présentant deux dons,
à savoir la datte et les vêtements.
Si nous comparons entre eux cette version italienne du conte et la version de Perrault nous
devons de nouveau constater que Perrault a simplifié un peu les choses en éliminant le
dédoublement de la treizième fonction. Le conteur français simplifie le cunto de son
prédécesseur en mettant en scène une seule rencontre avec la fée et un seul don, à savoir les
vêtements somptueux. Comme chez Basile, l’héroïne de Perrault fait seulement mention de
son deuxième manque après la rencontre avec la fée qui concerne de nouveau la possibilité de
s’habiller de façon somptueuse et d’aller au bal. Nous pouvons donc constater qu’aussi bien
l’héroïne de Basile que celle de Perrault voient réparées leur manque au jour de la fête.
Cependant l’héroïne de Basile rencontre sa fée déjà avant ce jour tandis que l’héroïne de
332 Giambattista Basile, op.cit., p. 79.
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Perrault ne rencontre sa fée qu’au jour de la fête. Timothy C. Murray met l’accent sur le fait
que Marc Sorriano et Michel Serres ont souligné que l’héroïne de Perrault reçoit son don
selon un procédé très logique. Ils ont analysé la scène où la marraine prépare Cendrillon pour
aller au bal et ils ont indiqué qu’il existe toujours une correspondance claire et logique entre
les objets utilisés et les résultats de la métamorphose. La marraine utilise par exemple six
souris gris pour les transformés en « six chevaux, d’un beau gris de souris pommelé »333 et elle
transforme un rat avec une « maîtresse barbe »334, en un charretier « qui avait une des plus belles
moustaches qu’on ait jamais vues »335. Sorriano et Serres soulignent l’avantage de ce procédé
logique puisqu’en utilisant cette méthode métaphorique, Perrault rend plus crédible les
formules magiques de la fée.336
Dans toutes les deux versions, l’héroïne reçoit donc un don ou deux dons de sa fée. Mais tout
comme le conte du Chat botté, ce conte de Cendrillon semble omettre la douzième fonction, à
savoir le moment où l’héroïne subit une épreuve qui la prépare à recevoir un don. Dans le
conte de fées stéréotype cette épreuve précède toujours la réception du don mais à première
vue cette fonction semble être absolument absente dans les deux versions du conte. Nous
pourrions admettre qu’aussi bien l’héroïne de Basile que celle de Perrault doivent faire des
efforts avant qu’elles reçoivent leurs dons. Zezolla doit prouver qu’elle dispose d’une bonne
nature en prenant soin de la datte. Cendrillon doit aider sa marraine à réaliser le don puisque
« [la marraine] lui dit: « Va dans le jardin et apporte-moi une citrouille. » […] [et] elle dit à Cendrillon
de lever un peu la trappe de la souricière […]. Ensuite elle lui dit: « Va dans le jardin, tu y trouveras
six lézards derrière l’arrosoir, apporte les-moi »337. De plus, la marraine de Perrault ajoute la
condition que Cendrillon doit être une bonne fille.338 Mais en prenant en considération ces
efforts et cette condition nous ne pouvons pas les analyser comme de vraies épreuves. Chez
Basile l’héroïne commet même un meurtre mais au lieu d’être vraiment punie, elle rencontre
la colombe. Cette représentante des fées l’informe de la possibilité de demander aux fées tout
ce qu’elle veut. En outre elle reçoit la datte des fées sans qu’elle fasse le moindre effort, elle
doit le demander simplement. Chez Perrault nous retrouvons le même motif thématique
puisque l’héroïne doit simplement pleurer un peu et prononcer les mots « je voudrais bien…je
333 Charles Perrault, op.cit., p. 96. 334 Ibid. 335 Ibid. 336 Timothy C. Murray, op.cit., p. 1287. 337 Charles Perrault, op.cit., p. 96. 338 Ibid.
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voudrais bien… »339 et elle reçoit tout un équipage de sa marraine pour aller au bal. A première
vue, les deux conteurs ont donc tous les deux omis la fonction de l’épreuve qui précède
normalement la réception du don.
Dans les deux versions la deuxième scène concerne donc la rencontre avec la fée,
l’introduction du deuxième manque et la réparation de ce manque concernant le changement
de l’apparence de l’héroïne. Ainsi nous pouvons considérer cette réparation du manque
comme le début de la vingt-neuvième fonction, à savoir la transfiguration où l’héroïne reçoit
une nouvelle apparence.
La scène suivante concerne dans tous les deux contes la fête ou bien le bal et donc la
rencontre avec le prince. Chez Basile c’est le roi et chez Perrault le fils du roi qui donnent un
bal en invitant toutes les personnes importantes. Les demi-sœurs de l’héroïne vont toutes
parées au bal ce qui accentue encore une fois la position inférieure de l’héroïne puisqu’elle ne
peut pas aller. A ce moment, la fée intervient et transforme l’héroïne de sorte qu’elle peut
également aller au bal mais où Basile met en scène trois bals, Perrault simplifie de nouveau
les choses en réduisant le nombre des bals à deux. Murray attribue cette simplification
appliquée par l’académicien à un procédé très spécifique de Perrault d’utiliser l’effet du
miroir pour rendre plus court et plus simplifié son récit. Il met en scène deux bals mais
seulement le premier est raconté d’une façon détaillée et pas seulement par Cendrillon mais
aussi par les deux demi-sœurs. Au deuxième bal Perrault ne décrit pas de nouveau
l’atmosphère de la fête mais il focalise sur la scène concernant la perte de la pantoufle de
verre. Il semble donc que le conteur français donne la préférence à un récit simplifié sans trop
de répétitions.340 Cette observation de Murray confirme notre constat que Perrault adapte le
conte de Basile au règle classique de la simplification.
En analysant de façon détaillée la relation entre la fée et l’héroïne, nous avons observé qu’il
existe également une différence importante entre le cunto de Basile et le conte de Perrault.
Cette relation est beaucoup plus indirecte chez Basile que chez Perrault. En suivant le conseil
de la fée, Zezolla chante chaque fois la chanson magique de sorte qu’elle subit un changement
d’apparence, il n’existe donc plus de contact directe entre elle et la fée. Ici Perrault ne suit pas
son prédécesseur et fait intervenir chaque fois la fée de sorte qu’il existe une relation plus
directe entre elle et l’héroïne. En outre Perrault ajoute une condition posée par la fée qui est
339 Charles Perrault, op.cit., p. 95. 340 Timothy C. Murray, op.cit., p. 1279.
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absolument absente chez Basile, à savoir la condition que Cendrillon doit être rentrée avant
qu’il sonne minuit. Après minuit les vêtements et le carrosse prendront leur première forme.
Bettelheim suppose que nous pouvons comparer cette condition à l’exigence d’un père qui
demande à sa fille de ne retourner pas trop tard parce qu’autrement il a peur pour les
conséquences.341 Par rapport au conte de son prédécesseur, Perrault met donc en scène une fée
beaucoup plus active et dominante qui contrôle les actes de Cendrillon. Cette différence entre
les contes du conteur italien et de l’académicien nous force à constater qu’il existe une
différence similaire concernant la relation entre l’héroïne et le roi/ le prince. Entre le roi et
Zezolla existe également une relation plus indirecte qu’entre le prince et Cendrillon. Chez
Basile le roi rencontre Zezolla au bal et il est attiré par sa beauté. Il ordonne à son serviteur de
la suivre, de sorte qu’il peut savoir où elle habite. Chaque fois Zezolla sait distraire le
serviteur en lui jetant des monnaies d’or, des perles et des bijoux. Chaque fois le roi se fâche
contre le serviteur puisqu’il ne s’intéresse pas à ces richesses, il veut simplement trouver la
fille. La troisième fois que le serviteur suit Zezolla, elle perd une de ses mules et le serviteur
la porte au roi qui décide d’organiser une fête publique et un banquet de sorte qu’il peut
trouver la propriétaire de la mule. Chez Perrault Cendrillon rencontre également le prince au
bal et il est également attiré par sa beauté mais c’est par la condition de la fée que Cendrillon
perd sa pantoufle de verre puisqu’elle oublie ce que sa marraine lui avait recommandé. Elle
entend déjà le premier coup de minuit de sorte qu’elle doit se dépêcher d’aller à sa maison et
ainsi elle perd sa pantoufle. Cette fois c’est le prince-même et pas un serviteur qui suit
Cendrillon, qui trouve la pantoufle et qui annonce publiquement qu’il épouserait la
propriétaire de la pantoufle. Cette différence entre le cunto de Basile et le conte de Perrault est
indiquée par Paul Delarue dans sa liste folkloristique d’éléments du conte. Il fait une
subdivision entre deux possibilités, la pantoufle est soit ramassée par le prince, soit portée au
prince.342 Perrault et Basile présentent donc respectivement le premier et le deuxième motif
thématique.
La liste de motifs thématiques de Delarue indique que la dernière scène du conte de
Cendrillon constitue la preuve et le mariage. Le prince, ou le roi dans le conte de Basile, fait
essayer la pantoufle à toutes les jeunes filles du royaume et annonce d’épouser la fille qui
réussit à la mettre.343 Le roi de Basile organise ainsi un quatrième bal en invitant toutes les
341 Bruno Bettelheim, op.cit., p. 331. 342 Paul Delaure et Marie-Louise Ténèze, op.cit., p. 249. 343 Ibid., p. 249.
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femmes du pays mais il ne trouve « aucun pied qui pût s’enfiler dans ce joli fourreau »344. Le roi se
trouve donc forcé à organiser un cinquième bal en incitant les invités à amener chaque fille.
Le père de Zezolla dit qu’il a encore une fille mais qu’elle est « une pauvre gueuse de rien du
tout, qui ne mérite pas de s’asseoir à [la] table [du roi] »345. Le roi répond qu’il doit l’amener et au
jour du cinquième bal, il voit immédiatement que Zezolla est l’objet de tous ses désirs, bien
qu’elle porte encore des haillons. Le roi fait commencer l’épreuve de la mule. Cette mule
s’adapte parfaitement au pied de Zezolla de sorte que le roi « la fit asseoir sous le baldaquin
royal, la couronna et ordonna qu’on la salue et qu’on l’honore comme une reine »346. Basile ne fait
pas explicitement mention d’un mariage mais nous pouvons déduire du couronnement que
Zezolla est devenue la femme du roi. L’épreuve de la mule peut être considérée comme
l’épreuve du conte de sorte que nous devons nuancer notre observation qu’il n’existerait pas
une vraie épreuve dans le conte de Basile. L’épreuve de la mule constitue le test que l’héroïne
doit subir avant qu’elle puisse recevoir son don, à savoir le mariage avec le roi et l’obtention
de la position sociale de reine. Ce don, à savoir le fait que le roi ordonne d’honorer Zezolla
comme une reine, constitue la réparation du manque principal du conte, à savoir le manque de
respect et de richesse. Nous pouvons donc constater que la fin du conte de Basile nous fournit
une structure stéréotype comparable au conte de fées stéréotype avec un manque, une épreuve
et un don qui répare le manque. Perrault reprend cette structure stéréotype de son
prédécesseur italien en ajoutant quelques petites modifications. Le prince de Perrault
n’organise pas un troisième bal mais il fait essayer la pantoufle dans les maisons des femmes.
Ces femmes nous fournissent une première différence entre les contes des deux conteurs
puisque le roi de Basile fait essayer la mule à toutes les femmes, « nobles et roturières, riches et
misérables, jeunes et vieilles, belles et laides »347. Perrault ne reprend pas ce motif thématique de
son prédécesseur, au contraire, il met en scène un prince qui « [commence] à [essayer la
pantoufle] aux Princesses, ensuite aux Duchesses, et à toute la Cour »348. Perrault montre donc que
l’aristocratie et la noblesse sont plus importantes que le peuple ce qui semble logique dans
l’époque de Louis XIV. Ensuite les sœurs de Cendrillon peuvent essayer la pantoufle mais
elles ne réussissent pas à la mettre. Cendrillon reconnait sa pantoufle et elle demande si elle
peut l’essayer. Ses demi-sœurs commencent à se moquer d’elle mais le gentilhomme qui
faisait l’essai de la pantoufle trouve que Cendrillon est belle et dit « qu’il avait ordre de […]
344 Giambattista Basile, op.cit., p. 81-82. 345 Ibid., p. 82. 346 Ibid. 347 Ibid., p. 81. 348 Charles Perrault, op.cit., p. 99.
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essayer [la pantoufle] à toutes les filles »349. Cendrillon réussit à mettre la pantoufle sans peine et
elle est reconnue dès le moment qu’elle montre l’autre pantoufle et que sa marraine arrive et
transforme de nouveau ses haillons en des vêtements magnifiques. Ensuite « on […] mena
[Cendrillon] chez le jeune Prince, parée comme elle était : il la trouva encore plus belle que jamais, et
peu de jours après, il l’épousa »350. Nous pouvons donc constater que Perrault reprend de Basile
la structure du conte de fées stéréotype en nous présentant un manque, une épreuve et un don
qui répare le manque. Murray suppose que Perrault reflète cette structure déjà dans son titre
Cendrillon ou la petite Pantoufle de Verre. Selon Murray, cette juxtaposition reflète la
combinaison de deux narratives, à savoir le plot qui évolue autour de l’humiliation de
Cendrillon et le plot qui évolue autour du mariage avec le prince et l’obtention d’une haute
position à la cour. Le titre reflète donc l’opposition entre les deux mondes de Cendrillon, celui
au milieu des cendres et celui à la cour. Dans son titre, Perrault présente donc déjà la
conversion du destin malheureux de Cendrillon ou bien la réparation de son manque.351
Murray ajoute que la scène de la perte de la pantoufle de verre reflète parfaitement le titre du
conte. Cendrillon doit retourner du bal et ses vêtements somptueux sont transformés en
haillons. La seule chose qui reste est la pantoufle de verre qu’elle n’a pas perdue. Elle se
trouve donc de nouveau au milieu des cendres avec une seule pantoufle de verre que nous
pouvons considérer comme une référence à la vie de la cour. Ce résidu des vêtements
somptueux indique parfaitement que Cendrillon mérite une vie à la cour. Cette situation
représente donc la réparation du manque de respect en nous fournissant le passage de la vie
dans la cuisine à la vie de la cour, ou bien le passage d’une situation d’humiliation à
l’obtention de respect et richesse.352
Contrairement au cunto de Basile, Perrault ajoute encore une scène à la fin du conte.
L’académicien présente les deux demi-sœurs de Cendrillon qui se jettent aux pieds de
Cendrillon pour lui demander « pardon de tous les mauvais traitements qu’elles lui avaient fait
souffrir »353. Cendrillon pardonne les deux sœurs de sorte que Perrault souligne qu’elle est
« aussi bonne que belle [puisqu’elle fait] loger ses deux sœurs au Palais, et les [marie] dès le jour
même à deux grands Seigneurs de la Cour »354. En analysant la fin du conte de Basile, nous
sommes forcée à constater que Perrault n’a pas repris le thème de Basile concernant le destin
349 Charles Perrault, op.cit., p. 100. 350 Ibid. 351 Timothy C. Murray, op.cit., p. 1286. 352 Ibid., p. 1289. 353 Charles Perrault, op.cit., p. 100. 354 Ibid.
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des deux sœurs. Là où Perrault met en scène le destin heureux des deux demi-sœurs de
Cendrillon, Basile ne nous fournit aucun indice sur leur destin. Le conteur italien ne présente
pas deux sœurs qui demandent pardon, elles regardent simplement le couronnement de
Zezolla « qui leur crevait le cœur et leur révulsait l’estomac [et elles retournent] sans piper mot vers
la maison de leur mère »355. Où chez Basile la jalousie et la haine continuent à occuper le cœur
des deux sœurs, Perrault met en scène deux sœurs qui se repentissent de leur comportement
après qu’elles ont compris que Cendrillon est « la belle personne qu’elles avaient vue au bal »356.
Murray souligne que les deux sœurs saisissent maintenant qu’elles dépendent de Cendrillon et
qu’elles sont inférieures par rapport à leur demi-sœur. Il focalise sur les désirs des deux sœurs
qui occupent le premier plan dès le début du conte, à savoir leur volonté d’obtenir une
position sociale plus haute à la cour. La première fois que le lecteur se trouve confronté à ces
désirs des sœurs est constituée par le moment où elles donnent des noms à l’héroïne. L’une
l’appelle « Cucendron » et l’autre choisit un nom un peu moins méchant, à savoir
« Cendrillon ». Murray cite Claude Lévi-Strauss pour indiquer la signification de ces noms.
Strauss a analysé la signification du procédé de l’attribution de noms en soulignant qu’un nom
peut indiquer soit la provenance sociale du propriétaire du nom soit l’opinion subjective de
celui qui donne le nom.357 Dans cette optique, Murray analyse les deux noms du conte de
Perrault. Il suppose que le premier nom, à savoir Cucendron, indique la classe sociale de
l’héroïne. Avec ce nom, les sœurs identifient la classe à laquelle l’héroïne appartient en
soulignant qu’elle n’appartient pas à la famille. De plus ce nom malhonnête indique la haine
des sœurs par rapport à leur demi-sœur, par rapport aux bonnes qualités de l’héroïne. Avec ce
nom elles présentent également leur haine par rapport à la basse classe à laquelle leur demi-
sœur appartient selon eux. Le deuxième nom, à savoir Cendrillon, est moins méchant et
reflète le désir des deux sœurs d’appartenir à une classe sociale plus haute. Pour eux,
Cendrillon est le symbole d’une vie à la cour et c’est la raison pour laquelle le titre de Perrault
présente une juxtaposition entre Cendrillon et la petite pantoufle de verre. En assimilant
Cendrillon à la pantoufle, Cendrillon est devenu une représentante de la vie à la cour puisque
la pantoufle est une représentante de cette vie courtoise.358 Murray suppose qu’on peut
comprendre le nom Cendrillon comme « cendres-y-ont ».359 Selon lui, les sœurs savent
inconsciemment qu’elles appartiennent à la classe qu’elles attribuent à Cendrillon, que ce sont
355 Giambattista Basile, op.cit., p. 82. 356 Charles Perrault, op.cit., p. 100. 357 Timothy C. Murray, op.cit., p. 1291-1292. 358 Ibid., p. 1294. 359 Ibid., p. 1292.
93
elles-mêmes qui vivent au milieu des cendres et que Cendrillon est supérieure à eux. Elles
savent qu’elles dépendent de Cendrillon pour pouvoir atteindre une position sociale plus
haute. Dans le conte, cette conscience des sœurs entre parfois en scène. Les sœurs montrent
parfois leur dépendance mais elles la repoussent toujours en faisant prévaloir la haine contre
cette dépendance. Ainsi alternent donc les deux noms « Cendrillon » et « Cucendron ».
Murray donne un exemple pertinent de cette alternation. Il analyse la scène où les sœurs se
préparent pour aller au bal et où « elles appelèrent Cendrillon pour lui demander son avis »360. En
utilisant le nom « Cendrillon », les sœurs montrent donc qu’elles dépendent de leur demi-
sœur mais elles rejettent immédiatement cette dépendance en faisant prévaloir leur haine par
rapport à l’héroïne. Après avoir appelé Cendrillon, elles prennent conscience de leur
dépendance et elles remplacent cette dépendance par leur haine, elles remplacent donc le nom
de Cendrillon par le nom de Cucendron en se moquant de leur demi-sœur:361
« En les coiffant, elles lui disaient : « Cendrillon, serais-tu bien aise d’aller au Bal ? – Hélas, Mesdemoiselles, vous vous moquez de moi, ce n’est pas là ce qu’il me faut. – Tu as raison, on rirait bien si on voyait un Cucendron aller au Bal362 ».
Murray ajoute encore un deuxième exemple de cette alternance. Quand les sœurs retournent
du premier bal, Cendrillon demande à mademoiselle Javotte si elle peut prêter son habit jaune
pour aller au bal. Murray suppose qu’un tel échange de vêtements signifierait un sentiment de
compassion réciproque et de parenté entre les trois sœurs. Les deux demi-sœurs de Cendrillon
semblent remarquer le risque d’un tel échange qui pourrait révéler leur vraie nature, à savoir
leur parenté à Cendrillon.363 Le prince pourrait saisir qu’elles n’appartiennent pas à une haute
classe sociale mais qu’elles vivent au milieu des cendres, tout comme Cendrillon. C’est la
raison pour laquelle elles rejettent nettement ce signe de parenté en reprenant le nom de
Cucendron:
« Prêtez votre habit à un vilain Cucendron comme cela : il faudrait que je fusse bien folle364 ».
Le conte nous fournit donc quelques moments où les deux sœurs prennent conscience de leur
dépendance de Cendrillon mais elles la rejettent chaque fois puisqu’elles ne veulent pas
admettre qu’elles appartiennent aux cendres. C’est seulement à la fin de l’histoire qu’elles ne
peuvent plus nier leur vraie nature en voyant Cendrillon qui réussit à mettre la pantoufle de
360 Charles Perrault, op.cit., p. 95. 361 Timothy C. Murray, op.cit., p. 1292. 362 Charles Perrault, op.cit., p. 95. 363 Timothy C. Murray, op.cit., p. 1293. 364 Charles Perrault, op.cit., p. 98.
94
verre. Maintenant Perrault met en scène la culmination de la position supérieure de Cendrillon
en nous présentant deux sœurs qui admettent leur dépendance en se jetant aux pieds de
Cendrillon. Murray suppose que les sœurs reconnaissent maintenant la signification du nom
de Cendrillon, qu’elles ont donné à leur demi-sœur. Dès ce moment elles savent que ce nom
reflète leurs désirs d’obtenir une position plus haute dans la société. Elles comprennent
maintenant qu’elles ne peuvent pas échapper à leur héritage de mauvaise humeur et qu’elles
dépendent de Cendrillon pour pouvoir obtenir une vie à la cour.365
En ce qui concerne l’intrigue générale du conte, nous pouvons donc conclure que Perrault
nous fournit une version beaucoup plus simplifiée que le cunto de Basile. Mais la théorie de
Murray nous force à nuancer cette observation puisque Perrault rend très complexe sont conte
en ajoutant deux noms qui rendent très compliquée la relation entre l’héroïne et ses deux
demi-sœurs.
4.2.3.2.2. La moralité Tout comme le conte du Chat botté, le conte de Cendrillon de Perrault nous fournit deux
messages morals qui constituent une importante innovation par rapport aux cunti de ses
prédécesseurs. Comme nous venons d’expliquer, cette tendance de Perrault d’ajouter des
instructions moralisantes à ses contes de fées n’est pas totalement innovante. Canepa suppose
que Basile avait déjà la tendance postmoderne à ajouter des « messages » ouverts et
ambivalents à ses contes.366 Comme le conte de Cagliuso, l’histoire de la Gatta Cenerentola
nous fournit une sorte de moralité:
« A ce spectacle qui leur crevait le cœur et leur révulsait l’estomac, les sœurs, étouffant de rage, s’en retournèrent sans piper mot vers la maison de leur mère et durent admettre bon gré mal gré que fol qui veut jouter avecque les étoiles 367».
Basile semble ajouter à son conte le message qu’il ne faut pas disputer avec le destin. La
gouvernante et ses filles doivent accepter qu’elles ne puissent pas atteindre une position
sociale plus haute et qu’il soit juste que Zezolla occupe bien cette haute position à la cour. De
nouveau nous pouvons observer que cette moralité de Basile n’est pas autant complexe et
approfondie que les moralités de Perrault. Ce conte de Cendrillon confirme donc notre constat
que l’académicien trouve de l’inspiration auprès des instructions moralisantes de son 365 Timothy C. Murray, op.cit., p. 1293. 366 Nancy L. Canepa, «From the Baroque to the Postmodern: Notes on a Translation from Giambattista Basile’s the Tale of Tales», op.cit., p. 264. 367 Giambattista Basile, op.cit., p. 82.
95
prédécesseur mais qu’il suit son style moderne en rendant ses moralités plus complexes et
cachées. Murray souligne que Perrault est le parrain du lecteur en lui fournissant des
instructions et des indices pour trouver le sens caché du conte. Comme nous avons déjà vu, le
titre constitue un tel indice et nous verrons que ces deux moralités aident également le lecteur
à lire entre les lignes et à trouver le sens caché du conte de Cendrillon.368
Tout comme les moralités du conte du Chat botté, les instructions morales de Cendrillon
seront analysées d’une façon détaillée en les appliquant au contexte historique selon
l’approche discursive de Heidmann et Adam. Nous voulons partir de la première des deux
moralités que Perrault a ajoutées à son conte de Cendrillon:
« La beauté pour le sexe est un rare trésor, de l’admirer jamais on ne se lasse ; mais ce qu’on nomme bonne grâce est sans prix, et vaut mieux encore. C’est ce qu’à Cendrillon fit avoir sa Marraine, en la dressant, en l’instruisant, tant et si bien qu’elle en fit une Reine ; (Car ainsi sur ce conte on va moralisant.) Belles, ce don vaut mieux que d’être bien coiffées, pour engager un cœur, pour en venir à bout, la bonne grâce est le vrai don des Fées; sans elle on ne peut rien, avec elle, on peut tout 369».
De nouveau il faut lire très attentivement cette instruction de Perrault pour trouver le sens
caché puisque cette moralité est autant ironique que les messages morals du Chat botté. Selon
cette moralité, on peut atteindre une position plus haute dans la société en utilisant la bonne
grâce. La beauté est importante mais la bonne grâce l’est encore plus. Cette moralité est très
ironique puisque le contenu du conte la contredit. A la fin du conte Cendrillon obtient son
don, à savoir le prince, seulement parce qu’elle est belle. De plus le prince n’a jamais vu
Cendrillon dans ses haillons, c’est seulement après sa transfiguration qu’elle est menée au
prince. Dans cette optique, Parsons suppose que Perrault donne un message patriarcal à son
conte. Il confirme l’opposition traditionnelle entre l’homme intelligent et fort d’une part et la
femme belle et dépendante d’autre part. Perrault répond ainsi aux exigences de la littérature
traditionnelle du canon en mettant en scène une héroïne belle et passive qui peut épouser un
prince grâce à sa beauté.370 En outre, cette moralité reflète de nouveau l’importance des
apparences à la cour de Louis XIV. Le prince ne voit jamais les haillons de Cendrillon
puisque la marraine transforme Cendrillon avant qu’elle soit menée au prince. Cette scène du
conte nous force à constater que le prince n’accepterait pas une jeune fille mal vêtue. Ceci
confirme l’importance des apparences à la cour de Louis XIV puisque le Roi-Soleil n’aurait
jamais accepté une fille ordinaire à sa cour. Tout comme les moralités ajoutées au conte du 368 Timothy C. Murray, op.cit., p. 1295. 369 Charles Perrault, op.cit., p. 101. 370 Linda T. Parsons, op.cit., p. 144.
96
Chat botté, cette moralité critique donc de nouveau le comportement de la noblesse à la cour
de Louis XIV.
La deuxième moralité reflète encore mieux le contexte socio-historique de Perrault:
« C’est sans doute un grand avantage, d’avoir de l’esprit, du courage, de la naissance, du bon sens, et d’autres semblables talents, qu’on reçoit du Ciel en partage ; mais vous aurez beau les avoir, pour votre avancement ce seront choses vaines, si vous n’avez, pour les faire valoir, ou des parrains ou des marraines371».
Cette moralité constitue une dénonciation politique. Perrault explique qu’il ne faut pas avoir
de l’esprit, de la beauté, de la bonne grâce, etcetera, il faut avoir le support de Louis XIV pour
obtenir du pouvoir. Les parrains et les marraines sont des représentants de Louis XIV qui
donne le pouvoir à celui qu’il veut. Tout comme les moralités ajoutées au conte du Chat botté,
les instructions morales du conte de Cendrillon critiquent donc le contexte historique de la
cour de Louis XIV. De nouveau, Perrault critique la cour de Louis XIV mais c’est dangereux
et impossible de critiquer Louis XIV publiquement. C’est la raison pour laquelle Perrault
cache cette critique toujours entre les lignes des contes et des moralités.
4.2.3.3. Analyse formelle des personae dramatis Après cet exposé sur les moralités du conte de Cendrillon, nous proposons de diriger notre
analyse vers l’analyse des actants de l’histoire. Tout comme l’analyse des personnages du
conte du Chat botté nous essayons d’analyser les actants de Cendrillon par le biais de
l’approche folkloristique. Nous voulons donc analyser les rôles et les fonctions des
personnages et nous sommes désireuse de savoir quelle explication discursive nous pourrions
appliquer à ce modèle d’analyse « universalisant ». En appliquant le modèle des sept
personnages-type du conte de fées de Vladimir Propp aux actants de nos contes nous pouvons
chercher à trouver une réponse à la question principale de notre exposé. Nous voudrions donc
analyser plus en profondeur le rôle de notre héroïne et nous chercherons à trouver une réponse
à la question de savoir si elle remplit la fonction de victime ou celle de manipulatrice.
4.2.3.3.1. Le père de l’héroïne
Avant que nous passions à l’analyse de la fonction de l’héroïne du conte, nous voulons
analyser les autres personnages. Nous commençons par le rôle du père de Cendrillon. Basile 371 Charles Perrault, op.cit., p. 101.
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met en scène « un prince qui était veuf et qui avait une fille qu’il chérissait tant qu’il ne voyait que
par ses yeux »372. Ce prince s’est remarié avec une méchante femme qui déteste la fille de son
mari. Après la mort de cette femme, le père se remarie avec la gouvernante de Zezolla qui
« travailla tant son mari qu’il se prit d’affection pour ses belles-filles »373. Hohr souligne la faiblesse
du père de Zezolla puisqu’il se fait si facilement manipuler par sa femme.374 Perrault reprend
ce motif thématique de Basile mais il n’exprime pas tellement explicite l’affection du père
pour sa fille. En analysant le conte de Perrault, Murray suppose que le père entre, avec ce
mariage, dans une famille matriarcale et qu’il perd ainsi tous ses droits d’autorité puisque « sa
femme le gouvernait entièrement »375. Les deux filles de la femme reprennent ce comportement
dominant de sorte que la famille est régie par la dominance féminine. Murray cite de nouveau
Lévi-Strauss qui explique une telle structure matriarcale :
« [une telle structure matriarcale] ne reconnaît aucun lien social de parenté entre un enfant et son père ; et dans le clan de sa femme – dont ses enfants font partie – il est lui-même un ‘visiteur’, un ‘homme-du-dehors’ ou un ‘étranger’376 ».
Murray applique cette description de Lévi-Strauss au conte de Perrault où le père de
Cendrillon se montre très faible par rapport à sa femme. Perrault a repris ce thème de Basile
qui met également en scène un père qui est témoin de l’humiliation de sa fille. Les deux
conteurs présentent donc deux pères qui ce comportent d’une façon similaire mais Perrault
rend encore plus explicite la faiblesse du père en soulignant qu’il est entièrement gouverné
par sa femme. En cherchant d’autres différences entre les deux pères de Basile et de Perrault,
nous sommes forcée à constater que le conteur italien met en scène un père beaucoup plus
actif que le père de l’académicien. Où Perrault fait disparaître le père immédiatement après le
début du conte, Basile lui accorde un rôle plus important. Le père de Basile fonctionne
comme l’intermédiaire entre la fée et Zezolla en emportant le dattier de la fée de la Sardaigne.
De plus il prend un rôle actif à la fin du conte où il ridiculise sa fille quand le roi lui demande
de faire essayer la mule à toutes les femmes et donc aussi à Zezolla. Perrault reprend cette
scène mais il remplace le père par les deux sœurs qui se moquent de Cendrillon quand elle
propose d’essayer la pantoufle. Nous pouvons donc constater qu’aussi bien Basile que
Perrault mettent en scène un père faible et dominé par sa femme mais que Basile nous fournit
un père beaucoup plus actif et méchant que Perrault. En appliquant ce constat à l’approche 372 Giambattista Basile, op.cit., p. 77. 373 Ibid., p. 78. 374 Hansjorg Hohr, op.cit., p. 92. 375 Charles Perrault, op.cit., p. 94. 376 Claude Lévi-Strauss, Les Structures Élémentaires de la Parenté, p. 120; citation trouvée dans Timothy C. Murray, op.cit., p. 1280.
98
discursive de Heidmann et Adam, nous pouvons expliquer cette présentation de l’homme
faible au style postmoderne de Basile et donc à sa tendance de se moquer de la haute tradition
littéraire. Tout comme l’héros du conte du Chat botté, le père de Zezolla nous fournit l’image
d’un homme dominé par le pouvoir féminin. Ainsi Basile ridiculise la haute culture et
l’opposition littéraire traditionnelle entre l’homme fort et la femme faible.
4.2.3.3.2. La fée Nous proposons de passer maintenant à l’analyse du deuxième personnage, à savoir la
marraine ou bien la fée. D’abord nous sommes forcée à constater que cet être magique remplit
dans les deux contes la fonction du donateur. Murray souligne que la marraine de Perrault
constitue le remplacement de la mère biologique de Cendrillon puisque la marraine du dix-
septième siècle avait la tâche de s’occuper de son filleul et de le protéger. Il ajoute une preuve
textuelle de son constat puisque la belle-mère disparaît dans le conte dès le moment que la
marraine entre en scène.377 En cherchant la source de ce motif thématique dans le conte de
Basile nous avons observé que la marâtre du conteur italien disparaît également dès le
moment que le père remet le dattier à Zezolla. Il semble donc que l’académicien ait repris ce
thème de son prédécesseur italien. En plus de cette convergence nous avons observé une
différence concernant le comportement des deux êtres magiques. Comme nous venons de
dire, la marraine de Perrault remplit une fonction beaucoup plus active que la fée de Basile, ce
qui explique pourquoi la relation entre la fée et Zezolla est beaucoup moins directe que la
relation entre la marraine et Cendrillon. La deuxième moralité de Perrault semble expliquer sa
décision d’accorder plus de dominance à la fée que son prédécesseur. Nous avons vu que cette
moralité reflète parfaitement le contexte socio-historique de la cour de Louis XIV où ce sont
les hommes puissants qui dominent la vie des hommes ordinaires. La marraine de Cendrillon
fait partie des parrains et des marraines dont on a besoin pour l’avancement. Elle est donc la
représentante de Louis XIV et c’est la raison pour laquelle elle contrôle la vie de Cendrillon
puisque c’est le Roi-Soleil qui domine les vies des gens et qui donne du pouvoir à celui qu’il
veut. Dans cette optique, Murray ajoute encore une observation intéressante concernant
l’héroïne du conte de Perrault. Selon lui, Cendrillon remplit également la fonction de
marraine. Murray indique que le texte de Perrault fournit des preuves explicites pour son
constat et il explique sa théorie à partir de la scène suivante:378
377 Timothy C. Murray, op.cit., p. 1282. 378 Ibid., p. 1288.
99
« Je vais voir, dit Cendrillon, s’il n’y a point quelque rat dans la ratière, nous en ferons un Cocher. – Tu as raison, dit sa Marraine, va voir. » Cendrillon lui apporta la ratière, où il y avait trois gros rats. La Fée en prit un d’entre les trois […]379 ».
Nous pouvons remarquer que la marraine est en train de transformer Cendrillon en une
princesse quand Cendrillon lui donne un conseil. Murray accentue le fait que Perrault réfère à
la marraine avec un pronom possessif avant le conseil de Cendrillon et qu’il remplace le
pronom possessif par un article défini après ce conseil. En remplaçant sa marraine par la fée,
Perrault confirme selon Murray que Cendrillon subit l’identité de marraine. Il ajoute que la
marraine confirme également cette identité en disant « tu as raison ».380 Cette observation de
Murray semble expliquer pourquoi les deux sœurs dépendent de leur demi-sœur. C’est grâce à
l’aide de Cendrillon que les deux sœurs sont données en mariage à deux grands seigneurs et
qu’elles obtiennent une position à la cour. Ceci nous fait revenir à la deuxième moralité de
Perrault. Ce sont seulement les représentants de Louis XIV qui peuvent accorder une telle
position à la cour, à savoir les parrains et les marraines. C’est la raison pour laquelle
Cendrillon subit la fonction de marraine puisque cette identité justifie son comportement par
rapport à ses demi-sœurs et sa capacité de pouvoir les donner une position à la cour.
4.2.3.3.3. La belle-mère et les demi-sœurs Nous passons maintenant à l’analyse de la belle-mère et des demi-sœurs de l’héroïne. Nous
avons opté pour une combinaison de ces personnages puisqu’ils remplissent tous la fonction
de l’agresseur. Comme nous l’avons déjà vu dans l’exposé sur le Chat botté, l’agresseur est
toujours le personnage qui cause le manque, qui interdit quelque chose à l’héroïne. Dans le
conte de Cendrillon, la chose qui manque à l’héroïne est le respect et la possibilité d’avoir une
vie somptueuse. Cette possibilité lui est enlevée par la belle-mère et les demi-sœurs. Comme
nous avons déjà vu, la belle-mère disparaît après la situation initiale mais Murray souligne
que les demi-sœurs restent et qu’elles peuvent être considérées comme les doubles de la belle-
mère.381 La première différence concerne le nombre des actants. Basile met en scène deux
belles-mères et six demi-sœurs. Perrault simplifie le conte de son prédécesseur en nous
fournissant une seule belle-mère et deux demi-sœurs. Nous avons déjà vu que nous pouvons
attribuer cette différence à la règle classique de la simplification qui domine la culture du dix-
septième siècle de Perrault.
379 Charles Perrault, op.cit., p. 96. 380 Timothy C. Murray, op.cit., p. 1288-1289. 381 Ibid., p. 1283.
100
En ce qui concerne l’identité des demi-sœurs, nous devons remarquer que les deux conteurs
ne mettent pas en scène des vraies sœurs mais des demi-sœurs. Bettelheim suppose qu’un
grand nombre de contes de fées présentent des demi-sœurs au lieu de vraies sœurs. En ce qui
concerne le conte de fées de Cendrillon, Bettelheim ajoute qu’il semble logique d’utiliser des
demi-sœurs parce qu’il est plus croyable qu’il se nait de la haine entre des demi-sœurs
qu’entre des vraies sœurs.382 Nous avons déjà vu que les demi-sœurs de Basile occupent un
rôle beaucoup moins actifs que les demi-sœurs de Perrault. Là où les demi-sœurs de Basile ne
prennent jamais la parole, Perrault met en scène des demi-sœurs qui ridiculise toujours
Cendrillon et qui lui interdisent d’aller au bal. Bettelheim a analysé le comportement des
demi-sœurs dans le conte de Basile et il souligne qu’aussi bien le conte de Basile que la
version chinoise du conte ne mettent pas explicitement en scène l’humiliation de Cendrillon.
Le seul indice d’humiliation se situe au début du conte où l’héroïne est envoyée à la cuisine et
obligée de porter des haillons. Après cette situation initiale du conte, la belle-mère et les
demi-sœurs adoptent un rôle passif et on ne retrouve plus des indices d’humiliation.
Bettelheim indique même que la belle-mère et les demi-sœurs de ces contes italien et chinois
n’interdissent pas explicitement à l’héroïne d’aller au bal. La jalousie entre les demi-sœurs et
l’héroïne n’occupe donc pas le même rôle principal dans ces versions du conte que dans les
contes plus récents de Perrault et des frères Grimm. Ces contes plus récents mettent en scène
une forte haine et jalousie entre les demi-sœurs et l’héroïne et les demi-sœurs ridiculisent
toujours l’héroïne. Ceci explique pourquoi ces contes présentent souvent une punition sévère
à la fin du conte. Bettelheim ajoute qu’il est frappant de remarquer que cette punition
concerne presque toujours seulement les demi-sœurs et pas la belle-mère de sorte que
l’humiliation réalisée par la belle-mère par rapport à l’héroïne semble être justifiée. Les
contes récents ne donnent pas la raison de cette justification mais Bettelheim souligne que
nous pouvons trouver cette justification dans le conte de Basile où l’héroïne commet un
meurtre de sorte qu’elle mérite une punition.383
4.2.3.3.4. L’héroïne Après cet exposé sur les personnages moins principaux, nous proposons de passer à l’analyse
du personnage protagoniste de notre conte, à savoir l’héroïne. Perrault a repris le motif
thématique de son prédécesseur en présentant une jeune fille qui se fait signifier une
382 Bruno Bettelheim, op.cit., p. 296. 383 Ibid., p. 309.
101
interdiction, qui se fait enlever la possibilité d’avoir une vie somptueuse. En général, les deux
conteurs mettent donc en scène une intrigue similaire mais il existe beaucoup de différences
entre les deux héroïnes des deux contes.
D’abord Bettelheim souligne que le motif de l’enfant qui assassine sa mère ou sa belle-mère
est très rare. La plupart des transcriptions du conte de Cendrillon ne reprennent pas ce motif
du meurtre. Comme la version de Perrault, presque toutes les variantes de ce conte mettent en
scène une héroïne vertueuse et innocente. Basile nous fournit une héroïne moins innocente
puisque Zezolla commet un meurtre. Bettelheim ajoute qu’il connait un autre conte, à savoir
La mala matrè, qui met en scène deux enfants qui assassinent leur mère méchante sous le
conseil de leur gouvernante. Ces enfants demandent à leur père d’épouser la gouvernante, tout
comme Zezolla dans le cunto de Basile. Comme le conte de Basile, cette histoire sur la mère
méchante trouve son origine dans le sud d’Italie et Bettelheim souligne qu’il est probable que
ce conte était le modèle pour celui de Basile.384 Il ajoute que Basile a écrit une variante du
conte de Cendrillon où l’héroïne est responsable pour son propre destin malheureux. Ce
destin est la suite de son crime tandis que les autres versions du conte mettent en scène une
héroïne qui est totalement innocente et qui ne fait rien pour mériter l’humiliation.385
Nous avons déjà analysé la première différence concernant le moment où l’héroïne subit son
manque. Où Basile met en scène une héroïne qui perd sa vie somptueuse seulement après la
première scène du conte, Perrault reporte ce moment au début du conte. Comme nous venons
de dire, cette différence est reflétée par les noms des héroïnes. L’héroïne de Basile s’appelle
Zezolla au début de l’histoire et elle perd son nom, et donc son identité, seulement après la
situation initiale du conte. L’héroïne de Perrault n’a jamais un nom et une identité puisqu’elle
s’appelle Cendrillon dès le début de l’histoire. Cette différence entre le cunto italien et le
conte français nous dirige vers une deuxième observation puisque nous avons constaté que
Zezolla est beaucoup plus active et dominante que Cendrillon. Basile met en scène une
héroïne qui prend l’initiative de changer son propre destin. En effet c’est Zezolla qui commet
un meurtre, qui demande à son père d’aller chercher la fée et qui chante la chanson magique.
Elle n’accepte pas aveuglement son destin malheureux puisqu’elle « se plaignit à sa gouvernante
des mauvais traitements que sa marâtre lui infligeait »386. Le conteur italien présente une héroïne
qui se montre indépendante et qui prend souvent la parole, par exemple quand elle dit à sa
384 Bruno Bettelheim, op.cit., p. 306. 385 Ibid., p. 307. 386 Giambattista Basile, op.cit., p. 77.
102
gouvernante « pardonne-moi si je te coupe la parole. Je sais que tu m’aimes, donc, chut, n’en dis pas
plus : enseigne-moi ce que je dois faire, je n’ais pas ta science ; écris, moi je signerai »387. Perrault ne reprend pas cette héroïne active. Parsons souligne que l’académicien nous fournit
une fille passive qui semble incapable d’agir et de changer son destin malheureux. Elle
indique que Cendrillon accepte l’humiliation et qu’elle se sacrifie continuellement sans se
plaindre. Quand son travail est fini, Cendrillon retourne volontairement aux cendres, elle
donne des conseils à ses demi-sœurs et elle offre même de coiffer leurs cheveux. Ce sacrifice
atteint son point culminant à la fin du conte quand Cendrillon décide de pardonner les deux
sœurs et de les donner en mariage à deux grands seigneurs de la cour.388 Parsons ajoute que
l’héroïne de Perrault n’est pas seulement incapable d’agir mais aussi de parler. Quand la
marraine arrive, Cendrillon n’arrive pas à exprimer ses désirs:389
« Sa Marraine, qui la vit toute en pleurs, lui demanda ce qu’elle avait. « Je voudrais bien… je voudrais bien… » Elle pleurait si fort qu’elle ne put achever. Sa Marraine, qui était Fée, lui dit : Tu voudrais bien aller au Bal, n’est-ce pas390 ? »
La marraine contrôle la vie et donc le destin de Cendrillon. Elle ordonne Cendrillon de lui
donner des souris, un rat et une citrouille. De plus elle habille Cendrillon, elle décide quand
Cendrillon doit retourner du bal et c’est cette condition qui cause la perte de la pantoufle.
C’est donc la marraine qui domine la vie de Cendrillon de sorte que nous pouvons observer
que l’héroïne de Perrault constitue un objet passif sans propre volonté et voix.391 Perrault ne
reprend donc pas le thème italien de la fille active qui cherche à changer son propre destin et
qui utilise sa voix pour atteindre son but. Bien que les deux contes soient similaires
concernant l’intrigue générale, les deux conteurs nous offrent donc deux images de
comportement féminin totalement différentes. Basile met en scène une fille active et agissante
tandis que Perrault présente une fille passive qui accepte son destin malheureux. Parsons
applique l’approche discursive de Heidmann et Adam pour expliquer la différence thématique
entre le conte de Perrault et celui des frères Grimm. Nous proposons d’adapter ce procédé
puisque le conte des frères Grimm semble présenter une héroïne similaire à celle de Basile.
D’abord Parsons indique l’importance du contexte historique. Elle souligne qu’il faut toujours
étudier le contexte dans lequel s’inscrit un texte pour pouvoir le comprendre puisqu’un auteur
387 Giambattista Basile, op.cit., p. 77. 388 Linda T. Parsons, op.cit., p. 144-145. 389 Ibid., p. 144. 390 Charles Perrault, op.cit., p. 95. 391 Linda T. Parsons, op.cit., p. 144.
103
doit toujours travailler au sein de son propre contexte historique pour rendre croyable son
œuvre.392 Nous avons déjà vu qu’elle suppose que les contes de fées sont des documents
historiques qui reflètent les normes et la culture d’une certaine époque donnée.393 Elle utilise
donc la même méthode d’analyse que Heidmann et Adam et c’est la raison pour laquelle nous
voulons adopter son procédé pour expliquer l’importante différence thématique entre Zezolla
de Basile et Cendrillon de Perrault. Les contes de fées nous offrent une idéologie, une façon
de regarder au monde en nous imposant leurs messages.394 Les contes de fées que nous
connaissons aujourd’hui proviennent de la tradition patriarcale et ne reflètent pas notre culture
moderne. Les contes qui s’inscrivent dans le contexte du canon littéraire traditionnel nous
fournissent une opposition démodée entre l’homme et la femme. Le canon traditionnel
présente la femme comme un être faible, passif et dépendant qui se sacrifie volontairement.
Les hommes, en revanche, sont considérés comme actifs, puissants, intelligents et dominants.
Pour la femme, c’est la beauté qui compte. Dans les contes de fées avec une protagoniste
féminine, le donateur aide l’héroïne la plupart du temps en lui donnant de la beauté. Les
contes de fées qui mettent en scène un protagoniste masculin présentent toujours un donateur
qui lui fournit de la force, du courage et de la connaissance. Parsons souligne que les contes
qui s’inscrivent dans ce contexte canonique ne trouvent pas leur origine auprès des contes
originels puisque ces contes n’étaient pas tellement patriarcaux, au contraire, ils essayaient de
rompre cette opposition traditionnelle.395 En considérant nos deux versions du conte de fée de
Cendrillon, nous pouvons observer que Perrault se réunit autour des contes provenant du
contexte du canon traditionnel. En revanche, le cunto de Basile semble plutôt appartenir aux
contes originels qui cherchent à contredire ce canon. En effet, la moralité de Perrault nous a
déjà montré que son conte nous offre un message idéologique conformément au canon
patriarcal en présentant une héroïne passive qui réussit à convertir son destin malheureux
grâce à la beauté. La marraine de Cendrillon l’aide en lui donnant de la beauté et c’est
seulement grâce à cette beauté que Cendrillon est choisie par le prince. A la fin du conte, le
gentilhomme qui fait l’épreuve de la pantoufle, voit que Cendrillon réussit à mettre la
pantoufle de verre mais avant que Cendrillon soit menée chez le prince, la marraine
transforme ses haillons en vêtements somptueux. Parsons suppose que Cendrillon ne serait
pas bien accueillie en portant ses haillons, elle doit être belle avant qu’elle puisse épouser un
392 Linda T. Parsons, op.cit., p. 141. 393 Ibid., p. 137. 394 Ibid., p. 135. 395 Ibid., p. 137.
104
prince.396 Perrault donne à son lecteur donc le message canonique que la femme passive et
belle sera toujours récompensée.397 Chez Basile, nous observons aussi un donateur qui donne
de la beauté à l’héroïne mais l’héroïne est beaucoup moins passive que la femme de la
tradition canonique. De plus le roi sait que Zezolla est l’objet de ses désirs quand elle porte
encore ses haillons de sorte que nous pouvons constater que ce n’est pas seulement la beauté
qui compte pour Basile. Mais il faut remarquer que Perrault met également en scène des
femmes puissantes et actives, comme la belle-mère, les deux demi-sœurs et la fée. Ces
personnages féminins semblent donc contraster avec le message canonique du conte de
Perrault. Mais Parsons explique l’apparition de ces femmes puissantes dans le conte de
Perrault en soulignant que les contes canoniques mettent en scène des femmes puissantes sous
la condition qu’elles sont laides ou surnaturelles.398 Ceci explique donc la raison pour laquelle
Perrault applique l’agir féminin à une belle-mère et des demi-sœurs laides et à une fée
surnaturelle. Nous pouvons donc constater que Basile donne un message moins canonique
que Perrault. Là où Basile répond à son style postmoderne en contredisant la littérature
traditionnelle et en présentant une vision plus matriarcale du monde, Perrault adapte le conte
italien aux exigences du canon traditionnel pour pouvoir amuser son public aristocratique de
la cour.
Outre cette différence importante entre les deux héroïnes de Basile et Perrault, il existe aussi
une convergence entre ces deux protagonistes. Hohr suppose que l’héroïne de Basile subit une
double fonction, celle de victime et celle de manipulatrice. Zezolla est la victime de la haine
de sa belle-mère, de la faiblesse de son père et des ambitions sociales de sa gouvernante. Mais
elle n’est pas seulement une victime innocente, elle est aussi une manipulatrice qui persuade
sa gouvernante et qui manipule son père de sorte qu’il épouse une femme au-dessous de ses
moyens.399 Le texte même de Basile reflète cet acte de manipulation puisque Zezolla « exécuta
point par point le conseil de sa gouvernante, puis commença à pincer les cordes du cœur paternel pour
qu’il l’épouse […] [elle] tira tant du plat de l’épée qu’elle finit par toucher de la pointe, et, vaincu, [le
père] céda aux discours de Zezolla et prit pour femme Carmosina »400. Hohr ajoute que cette
manipulation de Zezolla éclaircit encore une fois la faiblesse de son père.401 De plus Zezolla
menace son père quand elle lui demande d’aller chercher la colombe des fées à l’île de la
396 Linda T. Parsons, op.cit., p. 144. 397 Ibid., p. 137. 398 Ibid., p. 137-138. 399 Hansjorg Hohr, op.cit., p. 92. 400 Giambattista Basile, op.cit., p. 78. 401 Hansjorg Hohr, op.cit., p. 92.
105
Sardaigne pour que cette colombe leur demande de lui envoyer quelque chose. Elle ajoute
qu’il ne peut pas l’oublier :
« […] si tu oublies, puisses-tu ne plus pouvoir faire un pas, ni en avant, ni en arrière. Rappelle-toi ce que je t’ai dit, ton sort est entre tes mains402 ».
Le message du conte de Basile semble justifier le comportement manipulateur de Zezolla
puisque le conteur italien met en scène une héroïne qui contredit l’image canonique de la
femme faible et passive. La fille de Basile prend l’initiative de convertir son destin
malheureux et il semble logique qu’elle utilise aussi de la manipulation pour atteindre son but.
Selon cette observation, le conte de Perrault ne devrait pas présenter une héroïne tellement
manipulatrice puisque l’académicien a donné un message canonique à son conte en présentant
une héroïne passive. Mais le conte de Perrault contredit cette supposition puisque le conteur
français met en scène une héroïne qui manipule sa marraine. Cendrillon pleure, de sorte que
sa marraine a pitié d’elle et qu’elle reçoit de la fée des vêtements somptueux pour aller au bal.
Un moment plus tardif du conte nous offre une scène très significative :
« […] les deux sœurs heurtèrent à la porte ; Cendrillon leur alla ouvrir . « Que vous êtes longtemps à revenir ! » leur dit-elle en bâillant, en se frottant les yeux, et en s’étendant comme si elle n’eût fait que de se réveiller […] « Si tue étais venue au Bal, lui dit une de ses sœurs, tu ne t’y serais pas ennuyée : il y est venu la plus belle Princesse […]. Cendrillon sourit et leur dit : « Elle était donc bien belle ? Mon Dieu, que vous êtes heureuses, ne pourrais-je point la voir ? Hélas ! Mademoiselle Javotte, prêtez-moi votre habit jeune que vous mettez tous les jours. – Vraiment, dit Mademoiselle Javotte, je suis de cet avis ! Prêter votre habit à un vilain Cucendron comme cela : il faudrait que je fusse bien folle. » Cendrillon s’attendait bien à ce refus, et elle en fut bien aise, car elle aurait été grandement embarrassée si sa sœur eût bien voulu lui prêter son habit403 ».
A première vue, Cendrillon est donc une victime naïve de sa belle-mère et de ses demi-sœurs
mais cette scène montre qu’elle est une bonne actrice et une manipulatrice. Elle manipule ses
deux demi-sœurs en faisant semblant qu’elle dormait tandis que le lecteur sait qu’elle est allée
au bal. De plus elle prétend de vouloir prêter la robe de sa demi-sœur mais seulement parce
qu’elle sait que Javotte refusera de prêter son habit. Autrement Cendrillon aurait été
grandement embarrassée d’aller au bal ce qui montre qu’elle est devenue très hautaine et
qu’elle méprise les habits de ses demi-sœurs. Elle préfère les vêtements somptueux de sa
marraine. Hohr suppose qu’il faut donc nuancer l’opposition de l’académicien entre la
méchanceté des demi-sœurs et la douceur de Cendrillon. Dès le début, Perrault met en scène
un clair contraste entre la belle-mère, « une femme, la plus hautaine et la plus fière qu’on eût 402 Giambattista Basile, op.cit., p. 78. 403 Charles Perrault, op.cit., p. 98.
106
jamais vue »404 et ses « deux filles de son humeur […] qui lui ressemblaient en toutes choses »405
d’une part et « une jeune fille, […] d’une douceur et d’une bonté sans exemple »406 d’autre part.
Hohr souligne qu’il se cache derrière cette façade de vertu bourgeoise une fille ordinaire qui
utilise de la manipulation pour obtenir son but. Mais il ajoute que ce comportement de
l’héroïne ne contredit pas la structure principalement patriarcale du récit de Perrault.407 Bien
que les deux héroïnes de Basile et Perrault appliquent toutes les deux de la manipulation pour
convertir leur destin malheureux, Zezolla le fait d’une façon beaucoup plus explicite que
Cendrillon. Cette observation permet de considérer comme possible la supposition de Hohr
que le comportement de Cendrillon ne mette pas en danger le message patriarcal de Perrault.
En suivant cette théorie de Hohr, nous pouvons donc conclure que l’héroïne de Basile montre
plus explicitement les caractéristiques d’une manipulatrice que l’héroïne de Perrault. En
cherchant une réponse à notre question de savoir si l’héroïne du conte de Cendrillon remplit
la fonction d’une victime ou celle d’une manipulatrice nous ne pouvons donc pas donner une
réponse univoque qui serait valable pour toutes les deux versions du conte. Le conte de Basile
nous présente une héroïne active et manipulatrice qui n’est pas tellement innocente que
l’héroïne de Perrault. Zezolla commet un meurtre et ce crime semble justifier son humiliation.
Perrault ne reprend pas ces motifs de son prédécesseur. Bien que sa héroïne manipule aussi sa
marraine et ses demi-sœurs, elle le fait d’une façon beaucoup plus implicite que Zezolla et
elle n’a rien fait pour mériter son destin malheureux. Perrault remplace l’héroïne active de
Basile par une héroïne passive et innocente, de sorte que nous pouvons constater que Zezolla
subit plutôt le rôle de manipulatrice que celui de victime, tandis que Cendrillon est plutôt une
victime qu’une manipulatrice. Comme nous venons de dire, cette différence entre les deux
versions du conte reflète la volonté des deux conteurs de donner deux messages différents à
leurs contes. Basile suit sa tendance postmoderne en ridiculisant la littérature traditionnelle du
canon tandis que Perrault adapte l’opposition traditionnelle et patriarcale entre l’homme et la
femme pour répondre aux exigences de l’aristocratie à la cour de Louis XIV.
4.2.3.4.Conclusion
Tout bien considéré, nous pouvons constater que les deux versions du conte de Cendrillon
présentent une intrigue approximativement similaire. Le cunto de Basile constitue pour nous
404 Charles Perrault, op.cit., p. 93. 405 Ibid. 406 Ibid. 407 Hansjorg Hohr, op.cit., p. 94.
107
notre point de départ puisque cette version de l’histoire de Cendrillon est la première version
littéraire complète du conte. En comparant entre eux la version de Perrault et ce « modèle de
référence » de Basile, nous avons observé qu’il existe quelques grandes différences au sein de
la trame narrative du conte. Nous avons vu que le conte de Basile est un conte de fées qui
évolue autour du thème de la restauration en présentant une héroïne riche qui perd sa haute
position et qui réussit à convertir ce destin et à regagner sa position prestigieuse à la fin du
conte. Ainsi, Basile répond aux exigences de son public noble et littéraire qui ne pourrait pas
s’identifier avec une héroïne provenant d’une classe basse. Perrault transforme ce plot
féerique de Basile en le plot du conte de fées qui évolue autour du thème de l’évolution en
mettant en scène une héroïne malheureuse dès le début de l’histoire qui réussit à obtenir une
haute position à la fin du conte. Toutes les versions du conte de Cendrillon qui se basent sur
le conte de Perrault reprennent cette intrigue de l’académicien.
Les autres différences entre le conte de Basile et l’histoire de Perrault concernent la relation
entre la fée et l’héroïne, la relation entre l’héroïne et ses demi-sœurs, la complexité de la
situation initiale et la position de la fonction de l’interdiction. Perrault ajoute par exemple une
nouvelle scène finale qui est complètement absente chez Basile où Cendrillon pardonne ses
deux demi-sœurs. Outre ces différences concernant l’intrigue du conte, il existe aussi des
différences importantes en ce qui concerne les actants et leurs fonctions. Bien que les
fonctions du père, de la belle-mère et des demi-sœurs soient approximativement similaires
dans tous les deux contes, les deux conteurs diffèrent l’un de l’autre en ce qui concerne la
fonction attribuée à l’héroïne. Nous avons vu que cette différence nous fournit une réponse à
notre question centrale de savoir si l’héroïne du conte de Cendrillon remplit la fonction d’une
manipulatrice ou celle d’une victime. Là où Basile met en scène une manipulatrice active,
Perrault semble remplacer cette héroïne du conteur napolitain par une victime plus innocente
et passive.
En ce qui concerne les moralités, le conte de Cendrillon présente une innovation moins
remarquable que le conte du Chat botté. Là où le conte du Chat botté met en évidence le
contraste entre le conte de Straparola et ceux de Basile et Perrault, le conte de Cendrillon
omet de présenter un tel contraste puisqu’aussi bien Basile que Perrault ont ajouté une
instruction moralisante à leur conte. Il faut bien nuancer cette observation puisque les
moralités de Perrault sont de nouveau plus cachées, plus complexes et donc plus modernes
que celles de Basile. Perrault prend donc de nouveau position comme le porte-parole des
108
Modernes au sein de la Querelle des Anciens et des Modernes. De plus le contenu de ces
instructions morales reflète de nouveau nettement l’époque de Perrault. Tout comme les
moralités ajoutées au conte du Chat botté, les messages moralisants de Cendrillon critiquent
les valeurs de la noblesse qui étaient sacrées à la cour de Louis XIV.
Toutes ces observations nous montrent donc de nouveau l’efficacité d’une combinaison des
deux méthodes d’analyse, à savoir la méthode folkloristique et celle discursive. La méthode
des folkloristes nous a aidé à trouver les différences entre les contes en ce qui concerne les
motifs thématiques et la méthode discursive nous a forcé à chercher la raison de cette
variation auprès du contexte socio-historique des deux conteurs.
109
5. Conclusion Dans ce mémoire nous avons essayé de dévoiler le secret concernant l’origine du conte
littéraire français de Charles Perrault. Nous avons vu que cette origine concerne un des secrets
les mieux gardés de l’histoire du genre du conte de fées. Nous avons vu qu’il faut chercher la
clé de ce mystère auprès des conteurs italiens du seizième et dix-septième siècles puisque
« c’est plutôt du côté des Italiens Giovan Francesco Straparola et Giambattista Basile qu’il convient de
rechercher les origines du conte de fées littéraire en Europe » 408. Cette origine italienne des contes
de Perrault explique pourquoi nous avons décidé de faire une analyse comparative entre les
contes de Giovan Francesco Straparola, Giambattista Basile et Charles Perrault. Nous avons
analysé systématiquement deux contes de ces conteurs et nous avons vu quels éléments ont
survécu à l’évolution du conte de fées et par contre quels éléments sont disparus quelque part
en cours de route vers la version de Perrault. Avant de procéder à notre chapitre comparatif,
nous avons considéré les contextes historiques et culturels dans lesquels les trois conteurs
inscrivent leurs contes. Ainsi nous avons adapté l’approche discursive et comparative d’Ute
Heidmann et Jean-Michel Adam selon laquelle « les contes et nouvelles du XVIIe siècle
s’inscrivent […] dans un dialogue très complexe avec les textes et les genres des cultures anciennes et
modernes »409. Nous avons vu qu’ils rejettent l’approche folkloristique et universalisante de
Stith Thompson, Antti Aarne, Vladimir Propp, Paul Delarue et Marie-Louise Ténèze parce
que cette approche thématique empêche « les découvertes que l’on peut faire quand on replonge
[les] recueils dans le cadre socio-discursif de leur émergence historique et quand on prend au sérieux
leur nature de textes 410». Heidmann et Adam font prévaloir le concept de (re)configuration
générique et proposent ainsi une méthode d’analyse comparative, différentielle et « non
universalisante » 411 selon laquelle « les contes et nouvelles du XVIIe siècle français s’inscrivent
dans un dialogue intense avec d’autres genres et textes écrits en latin, italien, espagnol et français »412.
Ils mettent donc en évidence « le caractère fondamentalement interlinguistique, intertextuel et
interculturel des contes […] »413 et les contes de fées de Basile, Perrault, Lhéritier et d’Aulnoy
ne sont plus considérés comme de simples variantes des contes de fées précédents mais
comme des textes autonomes qui modifient les contes de fées précédents en les intégrant
« dans leurs propres sociolectes et pratiques discursives »414. Au lieu d’adapter une de ces deux
408 Olivier Piffault, op.cit., p. 66. 409 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, op.cit., p. 33. 410 Ibid., p. 20. 411 Ibid., p. 33. 412 Ibid., p. 20. 413 Ibid. 414 Ibid., p. 24.
110
approches pour notre analyse, nous avons opté pour une combinaison de la discipline
folkloristique et la discipline comparative et discursive. Nous avons donc comparé
thématiquement les contes italiens des seizième et dix-septième siècles aux contes français du
dix-septième siècle en cherchant la raison de la variation thématique auprès des contextes
socio-historiques des conteurs. Cette méthode nous a offert la possibilité de découvrir les
différentes versions de deux contes de fées répandus, à savoir les contes du Chat botté et de
Cendrillon. Nous avons vu que nous pouvons attribuer les différences thématiques entre les
versions italiennes de Straparola et Basile d’une part et la version française de Perrault d’autre
part à leurs contextes historiques et culturels différents. Les exigences de trois contextes et
publics différents entraînent des éléments de variation thématique par rapport au conte de fées
originel. Quant au conte du Chat botté, nous avons vu que Basile élimine surtout les signes de
la pauvreté urbaine qui caractérisent le héros de Straparola. Là où les lecteurs pauvres de
Straparola pouvaient s’identifier avec la pauvreté et la faim du héros, Basile doit adapter ce
conte de son prédécesseur aux exigences de son public noble et raffiné. Perrault reprend cette
élimination de la pauvreté urbaine en adaptant le conte des conteurs italiens au goût de son
public courtois de l’époque de Louis XIV. Mais en dépit de ces modifications, le conte du
Chat botté est et reste dans toutes les trois versions un texte masculin qui offre aux hommes
les moyens efficaces d’atteindre une position prestigieuse parmi les puissants. Cette
concordance s’étend au conte de Cendrillon puisqu’aussi bien Basile que Perrault mettent en
scène un texte féminin avec une héroïne qui montre aux lecteurs comment la femme doit se
comporter. Mais en dépit de cette concordance, les deux conteurs présentent deux messages
de comportement féminin totalement différent. Là où Basile nous fournit une héroïne active et
indépendante, Perrault remplace cette manipulatrice par une héroïne passive, dépendante et
innocente. Nous avons attribué cette différence aux styles différents des deux conteurs. En
mettant en scène une héroïne indépendante et manipulatrice, Basile suit sa tendance
postmoderne en ridiculisant l’opposition traditionnelle du canon littéraire patriarcal entre
l’homme fort et intelligent et la femme faible et dépendante. Perrault, par contre, met en scène
une héroïne qui répond aux exigences de cette tradition littéraire patriarcale de sorte qu’il peut
adapter le conte du conteur napolitain au goût de l’aristocratie à la cour de Louis XIV.
Ce mémoire révèle donc l’origine italienne du conte de fées littéraire français. Straparola peut
être considéré comme le père du conte de fées moderne en Europe occidental puisqu’il était le
premier d’écrire des contes de fées d’une façon cultivée en rendant ainsi ce genre acceptable
111
pour le public raffiné en Italie et plus tard aussi en France, en Allemagne et en Angleterre.415
Mais il faut nuancer cette observation puisque c’est Basile qui transforme le genre oral qui
n’avait pas déjà des référents canoniques, de sorte qu’il peut devenir un genre littéraire parmi
les autres genres du canon traditionnel. Le recueil de Basile signifie donc l’entrée du conte de
fées dans le canon autorisé de la littérature occidentale.416 Les successeurs de ces conteurs
italiens reprennent la plupart des plots féeriques italiens mais ils les adaptent aux exigences de
leur époque. Ainsi Perrault rend les contes italiens plus courtois et élégants de sorte que ces
récits pouvaient amuser les femmes des salons du dix-septième siècle.417 De plus il répond
aux exigences des Modernes au sein de la Querelle des Anciens et des Modernes en ajoutant
des moralités très complexes et ironiques aux contes des conteurs italiens.
En conclusion nous devons apporter certaines nuances. D’abord il faut remarquer que nous
nous sommes limitée à l’analyse de deux contes de fées mais nous espérons cependant que
cette analyse est représentative afin d’avoir présenté les styles différents des trois conteurs en
question. En outre il faut souligner que l’évolution du genre du conte de fée ne se termine
jamais. Le conte de fées est et reste un genre réceptif à la récriture. Ainsi les contes de
Perrault constituent la source d’un grand nombre de reprises et récritures comme par exemple
la collection de contes des frères Grimm. De plus le genre du conte de fées trouve encore des
représentants au pays de provenance du genre, à savoir auprès de la collection de contes
d’Italo Calvino. Le conte de fées est et reste donc toujours un genre à la mode et les enfants
lisent les récritures des contes originels et « veulent avoir peur au même endroit, jubilent et
craignent à la fois quand le loup va dévorer la grand-mère, pleurent et compatissent quand le Petit
Poucet sème des cailloux, et désirent être Cendrillon parce que, comme tous les enfants, elle est
malheureuse, et que miraculeusement un prince charmant va venir pour mettre fin à ses tourments »418.
415 Jack Zipes, of Cats and Men: Framing the civilizing Discourse of the Fairy Tale, op.cit., p. 177. 416 Nancy L. Canepa, Out of the Woods, the Origins of the literary Fairy Tale in Italy and France, op.cit., p. 42. 417 Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales, a new History, op.cit., p. 90. 418 Françoise Peille, « « Raconte-moi une Histoire » ou les Débuts de « mon » Langage », Journal de Pédiatrie et de Puériculture (Paris), 5, juin 1994, p. 265.
112
6. Bibliographie
6.1.Sources primaires Charles Perrault, Contes, Paris, Gallimard, 1981, (édition présentée et annotée par Nathalie Froloff) (texte établi par Jean-Pierre Collinet). Charles Perrault, Contes (1691-1697), Paris, Librairie Générale Française, coll. Le Livre de Poche, 2006. Giambattista Basile, Le Conte des Contes, Belval, Editions Circé, 2002 (traduction du napolitain de Françoise Decroisette). Giovan Francesco Straparola, le Piacevoli Notti, Roma, Salerno Editrice, 2000.
6.2.Sources secondaires
6.2.1. Ouvrages Alain Corbin, 1515 et les grandes Dates de l’Histoire de France, Paris, le Seuil, 2005, p. 241. Bruno Bettelheim, het Nut van Sprookjes, Cothen, Servire Uitgevers bv, 1993.
Catherine Magnien, « Introduction, Notices et notes », in Charles Perrault, Contes (1691-1697), Paris, Librairie Générale Française, coll. Le Livre de Poche, 2006.
Claude Lévi-Strauss, Les Structures Élémentaires de la Parenté, in Timothy C. Murray, « a marvelous Guide to an Anamorphosis : Cendrillon ou la petite Pantoufle de Verre », Comparative Literature (s.l.), 6, décembre 1976, p. 1276-1295. Emmanuelle Lézin, « Notes, questionnaires et dossier Bibliocollège », in Charles Perrault, Contes (1691-1697), Paris, Hachette, 1999, p. 98. Georges Duby, Histoire de la France, dynasties et revolutions de 1348 à 1852, Paris, Librairie Larousse, 1971. Jack Zipes, The Great fairy Tale Tradition from Straparola and Basile to the brothers Grimm, éd Jack Zipes, New York, W. W. Norton & Company, 2001. Louis Marin, Études Sémiologiques, Paris, Editions Klincksieck, 1971.
Michael Mallett, Politics and Society 1250-1600, in George Holmes, the Oxford illustrated History of Italy, Oxford, Oxford University Press, 1997, p. 57.
Nancy L. Canepa, from Court to Forest, Giambattista Basile’s lo Cunto de li Cunti and the Birth of the literary Fairy Tale, Detroit, Wayne State University Press, 1999.
113
Nancy L. Canepa, Out of the Woods, the Origins of the literary Fairy Tale in Italy and France, Detroit, Wayne State University Press, 1997. Paul Delarue et Marie-Louise Tenèze, le Conte populaire français, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002. Pierre Milza, Histoire de l’Italie, des Origines à nos Jours, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2005. Ruth Bottigheimer, Fairy Godfather, Straparola, Venice and the Fairy Tale Tradition, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2002. Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales: a new History, New York, Excelsior Editions, 2009. Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, Textualité et intertextualité des contes, Paris, Éditions classiques Garnier, 2010. Vladimir Propp, de Morfologie van het Toversprookje, Vormleer van een Genre, Utrecht, Uitgeverij Het Spectrum B.V., 1997. Xavier Darcos, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette Education, 1992.
6.2.2. Articles Claire-Lise Malarte, « Structure and Structural Components in “le Chat botté” », Folklore (s.l.), 1, 1985, p. 104-111. Claire-Lise Malarte-Feldman, « Perrault’s Contes, an irregular Pearl of Classical Literature », in Nancy L. Canepa, Out of the Woods, the Origins of the literary Fairy Tale in Italy and France, Detroit, Wayne State University Press, 1997 Françoise Peille, « « Raconte-moi une Histoire » ou les Débuts de « mon » Langage », Journal de Pédiatrie et de Puériculture (Paris), 5, juin 1994, p. 265-269. Hansjorg Hohr, « Dynamic aspects of Fairy Tales: social and emotional Competence through fairy tales », Scandinivian Journal of educational Research (s.l.), 44, 2000, p. 89-103. Jack Zipes, « of Cats and Men: Framing the civilizing Discourse of the Fairy Tale », in Nancy L. Canepa, Out of the Woods, the Origins of the literary Fairy Tale in Italy and France, Detroit, Wayne State University Press, 1997. Jacqueline Ann Stark, « Content Analysis of the Fairy Tale Cinderella – A longitudinal single-case Study of narrative Production: “From rags to riches” », Aphasiology (Vienna), 24, 2010, p. 709-724. Linda T. Parsons, « Ella evolving: Cinderella Stories and the Construction of Gender-Appropriate Behavior », Children’s Literature in Education (s.l.), 35, juin 2004, p. 135-154.
114
Lori Baker-Sperry, « the Production of Meaning through Peer Interaction : Children and Walt Disney’s Cinderella », Sex Roles (s.l.), 56, 2007, p. 717-727. Nancy L. Canepa, « From Court to Forest. The literary Itineraries of Giambattista Basile», Italica, (s.l.), 3, automne 1994, p. 291-310. Nancy L. Canepa, «From the Baroque to the Postmodern: Notes on a Translation from Giambattista Basile’s the Tale of Tales», Marvels & Tales: Journal of Fairy-Tale Studies (Detroit), 2, 2002, p. 263-282. Nicolas V. Gaudin, « Etude sociocritique du “Chat botté” de Charles Perrault », The French Review (s.l.), 59, avril 1986, p. 701-708. Terence Patrick Murphy, « The pivotal eighth function and the pivotal fourth character: resolving two discrepancies in Vladimir Propp’s Morphology of the Folktale », Language and Literature (Los Angeles), 17, le 7 février 2008, p. 59-75. Timothy C. Murray, « a marvelous Guide to an Anamorphosis : Cendrillon ou la petite Pantoufle de Verre », Comparative Literature (s.l.), 6, décembre 1976, p. 1276-1295.
115
Table des matières
Avant-propos.............................................................................................................................. 3
1. L’hypothèse ........................................................................................................................ 4
2. Chapitre introductif............................................................................................................ 5
2.1. Le conte de fées, un genre omniprésent..................................................................... 5
2.2. Les origines italiennes du conte de fées, le dévoilement d’un secret........................ 5
3. Chapitre historique et biographique.................................................................................. 7
3.1. L’Italie......................................................................................................................... 7
3.1.1. Le contexte historique ......................................................................................... 7
3.1.1.1. Venise ........................................................................................................... 8
3.1.1.2. Naples ......................................................................................................... 12
3.1.2. Le contexte culturel ........................................................................................... 13
3.1.3. Les conteurs italiens.......................................................................................... 16
3.1.3.1. Giovan Francesco Straparola, le début d’un nouveau genre .................. 16
3.1.3.2. Giambattista Basile, le courtisan errant.................................................... 21
3.1.3.2.1. La vie de Giambattista Basile ................................................................. 21
3.1.3.2.2. L’œuvre de Giambattista Basile.............................................................. 24
3.2. La France: la cour au dix-septième siècle............................................................... 26
3.2.1. Le contexte historique ....................................................................................... 26
3.2.2. Le contexte culturel ........................................................................................... 28
3.2.3. Charles Perrault ................................................................................................ 30
3.2.3.1. La vie de Charles Perrault ......................................................................... 30
3.2.3.2. L’œuvre de Charles Perrault ..................................................................... 32
4. Chapitre analytique et comparatif ................................................................................... 35
4.1. Introduction .............................................................................................................. 36
4.1.1. Le Piacevoli Notti .............................................................................................. 36
4.1.2. Lo Cunto de li Cunti.......................................................................................... 40
4.1.3. Les Histoires ou Contes du Temps passé.......................................................... 46
4.2. Les contes .................................................................................................................. 49
4.2.1. La méthode d’analyse........................................................................................ 49
4.2.2. Le Chat botté, le héros ou l’auxiliaire? ............................................................ 53
4.2.2.1. Introduction................................................................................................ 53
4.2.2.2. Analyse formelle de la trame narrative ..................................................... 54
116
4.2.2.2.1. L’intrigue................................................................................................. 54
4.2.2.2.2. La moralité .............................................................................................. 66
4.2.2.3. Analyse formelle des personae dramatis ................................................... 70
4.2.2.3.1. L’agresseur.............................................................................................. 70
4.2.2.3.2. La chatte/ le chat et le benjamin............................................................. 71
4.2.2.4. Conclusion.................................................................................................. 73
4.2.3. Cendrillon, Victime ou Manipulatrice?............................................................ 77
4.2.3.1. Introduction................................................................................................ 77
4.2.3.2. Analyse formelle de la trame narrative ..................................................... 81
4.2.3.2.1. L’intrigue................................................................................................. 81
4.2.3.2.2. La moralité .............................................................................................. 94
4.2.3.3. Analyse formelle des personae dramatis ................................................... 96
4.2.3.3.1. Le père de l’héroïne .................................................................................. 96
4.2.3.3.2. La fée......................................................................................................... 98
4.2.3.3.3. La belle-mère et les demi-sœurs ............................................................... 99
4.2.3.3.4. L’héroïne................................................................................................. 100
4.2.3.4. Conclusion................................................................................................ 106
5. Conclusion...................................................................................................................... 109
6. Bibliographie.................................................................................................................. 112
6.1. Sources primaires ................................................................................................... 112
6.2. Sources secondaires................................................................................................ 112
6.2.1. Ouvrages .......................................................................................................... 112
6.2.2. Articles ............................................................................................................. 113