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RSTI - RIA – 19/2005. ARCo’04, pages 45 à 55 FORMES SYMBOLIQUES ET EMERGENCE DE VALEURS — POUR UNE COGNITION CULTURALISÉE Jean LASSÈGUE Laboratoire Lattice – UMR 8094 [email protected] RÉSUMÉ : On essaye de caractériser un niveau général d’intelligibilité du sens – celui de la « forme symbolique » – dans un système d’interaction sociale où l’on ne présuppose pas l’individualité préalable des agents. Ce niveau général d’intelligibilité est caractérisé par cinq traits saillants dont le rôle n’est pas cantonné à une sphère particulière de l’expérience. On récuse l’idée que ces traits soient identifiables à une table des catégories classique, dans la mesure où leur rôle, dans chaque transaction particulière, n’est pas fixé une fois pour toutes. MOTS-CLÉS : formes symboliques, émergence de valeurs, catégorie, transcendantal, Cassirer. 1. Introduction 1 Plaçons-nous d’emblée dans un cadre non mentaliste au sein duquel les interactions entre les individus fondent leurs identités. Essayons, dans ce cadre, de rendre compte de l’émergence de valeurs sémiotiques partagées sans présupposer leur existence préalable. Si l’on renonce à chercher des invariants assimilés à des principes génératifs universels qui seraient immédiatement projetés en tant que fonctions cognitives supérieures chez les individus mais que l’on ne veuille pas non plus se limiter à la pure description des jeux indéfiniment changeants dans lesquels ces valeurs sémiotiques apparaissent au sein des interactions, bref, si l’on veut avoir un point de vue un tant soit peu général sur la construction des valeurs sémiotiques, on doit considérer que ce qui fait valeur provient non pas d’un invariant obtenu par abstraction hors de tout domaine d’interaction mais d’une flexibilité trans-domaniale de ces valeurs perdurant à travers différents contextes d’activité. Cette approche permet de modifier le rapport entre invariant et variabilité. En effet, si l’invariant n’est plus pensé comme le résultat d’une abstraction hors de tout contexte d’interaction mais comme flexibilité, sa stabilité exige de passer à travers de multiples domaines pour conserver son identité. La variabilité n’est donc pas ce qui s’oppose à la stabilité de l’invariant mais au contraire ce qui l’accomplit au cours d’un processus : 1 . Cet article est le résultat d’un travail mené depuis plusieurs années en collaboration avec Yves-Marie Visetti au sein d’un certain nombre de groupes de travail, tout particulièrement dans le cadre du séminaire « Formes Symboliques » que je co-dirige avec lui.

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  • RSTI - RIA 19/2005. ARCo04, pages 45 55

    FORMES SYMBOLIQUES ET EMERGENCE DE VALEURS POUR UNE COGNITION CULTURALISE

    Jean LASSGUE Laboratoire Lattice UMR 8094

    [email protected]

    RSUM : On essaye de caractriser un niveau gnral dintelligibilit du sens celui de la forme symbolique dans un systme dinteraction sociale o lon ne prsuppose pas lindividualit pralable des agents. Ce niveau gnral dintelligibilit est caractris par cinq traits saillants dont le rle nest pas cantonn une sphre particulire de lexprience. On rcuse lide que ces traits soient identifiables une table des catgories classique, dans la mesure o leur rle, dans chaque transaction particulire, nest pas fix une fois pour toutes.

    MOTS-CLS : formes symboliques, mergence de valeurs, catgorie, transcendantal, Cassirer.

    1. Introduction1

    Plaons-nous demble dans un cadre non mentaliste au sein duquel les interactions entre les individus fondent leurs identits. Essayons, dans ce cadre, de rendre compte de lmergence de valeurs smiotiques partages sans prsupposer leur existence pralable.

    Si lon renonce chercher des invariants assimils des principes gnratifs universels qui seraient immdiatement projets en tant que fonctions cognitives suprieures chez les individus mais que lon ne veuille pas non plus se limiter la pure description des jeux indfiniment changeants dans lesquels ces valeurs smiotiques apparaissent au sein des interactions, bref, si lon veut avoir un point de vue un tant soit peu gnral sur la construction des valeurs smiotiques, on doit considrer que ce qui fait valeur provient non pas dun invariant obtenu par abstraction hors de tout domaine dinteraction mais dune flexibilit trans-domaniale de ces valeurs perdurant travers diffrents contextes dactivit.

    Cette approche permet de modifier le rapport entre invariant et variabilit. En effet, si linvariant nest plus pens comme le rsultat dune abstraction hors de tout contexte dinteraction mais comme flexibilit, sa stabilit exige de passer travers de multiples domaines pour conserver son identit. La variabilit nest donc pas ce qui soppose la stabilit de linvariant mais au contraire ce qui laccomplit au cours dun processus :

    1. Cet article est le rsultat dun travail men depuis plusieurs annes en collaboration avec

    Yves-Marie Visetti au sein dun certain nombre de groupes de travail, tout particulirement dans le cadre du sminaire Formes Symboliques que je co-dirige avec lui.

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    linvariant se dfinit alors par sa capacit se prter la diffrenciation. On doit donc sattacher ltude des conditions de stabilisation trans-domaniale de valeurs au sein dactivits dont la diversit est ncessaire la mise au jour de cette stabilit trans-domaniale. On rejette pour ce faire lide de principes gnratifs universels entirement encapsuls dans la cognition individuelle pour ouvrir au contraire la cognition une interaction avec un environnement qui rend possible lindividuation. On sloigne donc de tout ide de pr-programmation (gntique, algorithmique, symbolico-reprsentationnelle) susceptible de calculer davance une trajectoire comportementale ou cognitive limite un individu abstrait de son environnement, mme si lon ne rcuse pas lide de programme, entendu comme simple phase dans un processus complexe ou lide dun programme daction, cognitivement reprsentable par les individus au cours de leurs interactions.

    Cest cette stabilisation trans-domaniale de valeurs travers des activits multiples que lon cherche dcrire par lexpression de forme symbolique .

    2. Formes symboliques

    Un rappel historique tout dabord. Lexpression de forme symbolique est due Ernst Cassirer. On la trouve en particulier dans son ouvrage majeur, La philosophie des formes symboliques (1923-1929) : lusage du pluriel montre quil considrait comme ncessaire la multiplicit de ces formes, renvoyant des activits smiotiques ayant chacune leur rgime de sens intrinsque. Chez lui, trois formes symboliques sont considres comme canoniques : le langage, le mythe et la science (do les titres des trois tomes publis de son livre). Mais ces rgimes de sens, tout en ayant leur identit propre, ne sont pas exclusifs les uns des autres : par exemple, le langage et le mythe ont une proximit telle quil est difficile de les distinguer radicalement (Cassirer a mme montr leur profonde parent dans un autre livre, Langage et mythe, et a fait de leur divorce provisoire selon lui lacte de naissance de la rationalit scientifique et philosophique en Grce classique). Le point de vue de Cassirer a ceci de cognitif (ce nest pas son vocabulaire) quil cherche rendre compte de la construction du transcendantal, conu comme capacit anticipatrice, travers les diffrents rgimes de sens que sont les formes symboliques. On verra plus bas en quoi cette construction implique demble une culturalisation du cognitif.

    Ce point dhistoire clairci, revenons la caractrisation des formes symboliques. Elles sont des passages obligs qui visent stabiliser des valeurs associes des objets de transaction. La tractation sur la valeur sopre sur des objets de transaction : par objet de transaction il faut entendre la faon dont un support matriel est investi par la valeur tous les niveaux o peut se glisser un cart diffrentiel. Cela peut tre un matriau phonique (les phonmes dune langue), un matriau crit (la monnaie frappe, lcriture), mais aussi un matriau humain (lesclave assimil un outil par rapport lhomme libre, la jeune fille nubile par rapport la femme marie ou les enfants initier). Par exemple, une pice de monnaie matrialise dans des marques (que ce soit un certain mtal, une certaine forme, un certain poinon, un certain papier,

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    etc.) la possibilit de concevoir une chelle de valeur. Ces marques matrielles ne sont pas des reprsentations amorphes de la valeur mais son expression car, sans elles, la valeur resterait trop volatile pour faire lobjet dune transaction. Deux caractristiques sont particulirement importantes concernant lexpression de la valeur au moyen dun support matriel. Dune part, ce caractre matriel introduit une diversit intrinsque dans les marques matrialisant la valeur (par exemple, dans le cas de la monnaie : forme, poids, poinon, etc.). Dautre part, cette stabilisation des valeurs sur des objets de transactions est socialement institue : pour reprendre lexemple montaire, on voit bien que la spcificit matrielle dun certain support est le fruit dune institution qui reste toujours implicitement prsente dans chaque transaction et sert de garantie son bon droulement (la pice doit avoir telle ou telle forme, tel ou tel poids, tel ou tel poinon pour tre accepte comme jouant le rle de support de valeur). De mme, lesclave nest esclave que par rapport une institution qui le dcrte et est en mesure de faire respecter son dcret. Mais cette institution de la valeur nest pas ncessairement intentionnelle, comme le montre abondamment le cas du langage o dapparentes rgularits dans la construction du sens ne proviennent pas de linstanciation de rgles abstraites mais sont en fait le fruit dune rlaboration postrieure de type analogique2.

    Ainsi les interactions entre individus se stabilisent-elles autour de passages obligs culturellement institus les formes symboliques qui orientent ces interactions selon des modalits diverses. Lexemple des diffrents rgimes de parent, dfinissant des partenaires sexuels interdits, permis, obligs ou prfrs est particulirement clairant : des rgles, explicites ou tacites, orientent et faonnent le comportement sexuel en en faisant une forme institue, proprement culturelle. Du point de vue individuel, ces passages obligs que sont les formes symboliques apparaissent alors comme des anticipations de la forme de toute interaction possible qui contraignent la faon dont les interactions inter-individuelles peuvent se produire : elles ont statut de normes. Ainsi les formes symboliques permettent-elles de rvler les tendances gnrales des interactions humaines et de dfinir de grands types dactivit culturelle. Aux trois formes canoniques dcrites originellement par Cassirer (langage, mythe, science), il est possible den ajouter dautres (certaines seulement mentionnes par Cassirer) de nature esthtique (coles, styles, tendances), politique (rgles matrimoniales, codes juridiques, formes de lautorit), conomique (types dchange, types de biens, types de travail) ou rituelle (religions, festivits, techniques).

    Cette prsentation trs gnrale de la nature et du rle attribu aux formes symboliques pose un certain nombre de problmes, dont trois me paraissent

    2. Comme le fait remarquer Saussure : En franais, on a dit longtemps : il preuve, nous

    prouvons, ils preuvent. Aujourdhui on dit il prouve, ils prouvent, formes qui ne peuvent sexpliquer phontiquement ; il aime remonte au latin amat ; tandis que nous aimons est analogique pour amons. []. Cest lcole no-grammairienne qui a pour la premire fois assign lanalogie sa vraie place en montrant quelle est, avec les changements phontiques, le grand facteur de lvolution des langues, le procd par lequel elles passent dun tat dorganisation un autre . Cours de linguistique gnrale, Payot, Paris, 1972, p. 222-223.

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    particulirement importants dans la mesure o ils abordent la question de la construction dune forme symbolique ainsi que le rapport entre formes symboliques : peut-on caractriser toutes les formes symboliques partir de traits communs relativement stables ? Peut-on numrer ces formes en en dressant une typologie ? Comment les formes symboliques interagissent entre elles tout en conservant leurs identits ? Je vais essayer desquisser successivement des rponses ces trois questions.

    3. Peut-on caractriser toutes les formes symboliques partir de traits communs relativement stables ?

    Telle quelle est pose, la question pourrait suggrer lexistence dun invariant dcontextualis rendant compte de la dynamique propre aux formes symboliques et qui sinstancierait selon divers paramtrages locaux. Mais cette approche risquerait de compromettre lide mme de la diversit des activits ncessaire la constitution dune forme symbolique ainsi que la diversit des rapports des formes symboliques entre elles. Il faut donc tre attentif aux parcours de construction des formes dans leur diversit avant de rechercher des invariants hors contexte3 : les traits propres aux interactions culturelles en gnral, en tant quelles sont mdiatises par une forme symbolique, se laissent approcher en tant que capacits de diffrenciation et non en tant quinstanciations dun type. Cinq traits sont particulirement saillants. Par souci de clart, jen donne chaque fois une description rapide.

    3.1. Trans-domanialit

    Les formes symboliques ne sont jamais localises au point dtre cantonnes un domaine dactivit particulier.

    Autrement dit, les valeurs associes aux rsultats des interactions sociales ne sont pas limites au champ particulier propre cette interaction. Prenons un cas esthtique : les historiens de lart ont montr que des formes esthtiques perduraient travers la multiplicit des coles et des styles. Par exemple, il est possible de retrouver dans la statuaire de la Renaissance un schme hrit de la statuaire antique sous une autre appellation (la reprsentation dHercule devient celle dun saint). De mme, une forme esthtique quelconque ne se limite pas au champ de lesthtique proprement dit mais le dborde sous la forme de tendances esthtiques, dans lartefact, le vtement ou le thorme. On peut en tirer deux consquences.

    Dune part, la stabilit dune valeur matrialise dans un objet de transaction ne dpend pas seulement dune transaction particulire mais participe dun champ de

    3. Les listes de traits anthropologiques dgags par Hocart aprs une recherche concernant des

    civilisations et des priodes historiques multiples, sont, cet gard, exemplaires (cf. Kingship, Oxford University Press, Oxford, 1927, chap. 7 et Social Origins, Watts & Co, Londres, 1954, chap. 4).

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    transactions plus global. Par exemple, la fixation dun prix dpend certes dune transaction particulire mais aussi dun march o dautres critres entrent en considration (offre/demande ; vente en gros/au dtail, vente autorise/vente interdite, etc.). Cest le diffrentiel entre une transaction particulire et le champ de transaction plus global qui est gnralement inaccessible la conscience des individus mais qui contraint cependant leurs interactions (le cas de la grammaire, gnralement inaccessible aux locuteurs de la langue sauf aux linguistes professionnels ! est un cas typique).

    Dautre part, dun point de vue pistmologique, on doit remarquer que le schma de la causalit classique (lie, lorigine, la physique dite classique) est inoprant pour rendre compte de lmergence et de la stabilisation dune valeur : une forme symbolique ne produit pas causalement des valeurs parce quil lui faudrait tre limite une rgion spcifique de lactivit humaine pour que la relation de cause effet puisse tre correctement isole. Rciproquement, aucune activit ne peut monopoliser intgralement une forme symbolique, qui dborde la rgion particulire dactivit o elle possde le plus de prgnance, cest--dire o son contenu smiotique a t le plus travaill pour lui-mme.

    3.2. Transmissibilit

    Les formes symboliques sont des engagements pratiques ritualiss, hrits travers le temps et possdant un pouvoir anticipateur.

    Une forme symbolique ouvre donc une temporalit spcifique en renvoyant la fois un hritage et un avenir : toute interaction prsente seffectue sous lgide de formes symboliques anticipatrices non-explicitement prsentes, dont on hrite collectivement. Gnralement, lorigine dune forme symbolique particulire est rapporte un pass immmorial (tous les mythes dorigine du langage, des dieux, de lhomme ou de la femme sont de ce type), dont la mdiation peut tre matrialise sous laspect dentits relles ou imaginaires (totem, emblme, marques dappartenance diverses). La validit des transactions sous lgide de cette forme est projete sur la totalit du futur ( la fin des temps , dit lexpression qui nous est familire). Remarquons que pour quil y ait transmission, il faut que des moments de transmission soient explicites : la faon de copier ou de rciter les textes sacrs, de battre monnaie, de prier, etc. doit faire lobjet dune ritualisation explicite des gestes pendant des moments de vigilance collective, marqus comme tels. Ce sont ces moments qui relancent priodiquement la construction dun sens en commun et qui forment lobjet mme des rituels dont laspect trans-gnrationnel (souvent li aux tapes dune initiation) est capital. Cet aspect trans-gnrationnel met indirectement en scne la diffrence des sexes (conue comme facteur biologique, comme institution sociale et comme modle dintelligibilit) puisque cest par elle que transite lide mme de gnration.

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    3.3. Tiers-terme

    Toute transaction se fait sous lgide dun tiers-terme considr comme la source distante ou absente par rapport laquelle linteraction gravite.

    Pour viter une rgression indfinie dans la confiance rciproque que doivent se tmoigner par avance ceux qui inter-agissent, lattention est focalise vers un tiers-terme qui joue le rle de garant des transactions en gnral. Ce tiers-terme est dans la position dun gomtral : il rsume en lui les diffrents points de vue sur la mme interaction en anticipant sur laspect ncessairement situ attribu au rle de chaque protagoniste. Le contrle sur le tiers-terme tel quil est institu dans une socit particulire permet ainsi de rendre compte des notions dautorit et de pouvoir qui sont des anticipations de la forme que doit prendre linteraction venir.

    Le tiers-terme peut prendre des formes diverses : figures totmiques ou divines, anctres, prohibitions, banques et institutions en gnral. Une mention particulire doit tre faite concernant le sens linguistique, qui, lui aussi, relve du tiers-terme au sens employ ici. Linteraction verbale seffectue en effet par rapport un sens linguistique dont on suppose lexistence en soi (pralable la transaction prsente) et dont le contrle est cens rendre possible une anticipation des transactions venir ayant le sens linguistique pour objet.

    3.4. Opacit

    Il y a une opacit originelle propre aux formes symboliques en tant quelles sont institues.

    Cela vient du fait que, dans un modle dinteraction qui ne prsuppose pas une individuation pralable des agents, la construction des valeurs ne sopre pas selon un schma contractualiste ou utilitariste qui serait clairement reprsentable ou qui devrait dabord se reprsenter clairement pralablement linteraction. Lopacit vient de ce que ni le dsir ni les obligations rciproques entre agents ne sont fixes davance mais surtout que les moyens smiotiques dexprimer le dsir ou les obligations en les fixant sur un support ne sont pas demble en possession des agents : ces moyens sont concentrs dans les formes symboliques en tant quelles sont des institutions. Les institutions apparaissent alors comme ce qui permet de runir des agents dont les rles ne sont pas clairement fixs davance, mme sils le deviennent au cours de linteraction. Lexemple le plus frappant dune telle opacit est celui des rituels : ce que requiert un rituel de la part dun agent, cest avant tout de possder une disponibilit qui ultrieurement sera monnaye en efficacit dans une activit, en intelligibilit du monde ou en appartenance un groupe mais qui ne les requiert pas au pralable.

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    3.5. Auto-valuation

    Toute interaction suscite sa propre valuation, explicite ou implicite, sur une chelle de conformit et selon une norme explicitable.

    Lexplicitation de la norme ne se fait pas par rfrence une valeur objective dont on pourrait mesurer extrieurement la pertinence en la projetant sur une chelle davantages (fitness cologique, cognitive, sociale ou autre). Cest plutt la diffrence temporelle entre laspect anticipateur des formes symboliques et la transaction particulire ici et maintenant qui fait surgir la norme en tant que procdure dvaluation. La norme nagit donc pas comme une catgorie abstraite parce quobjective mais seulement comme ce qui induit valuation. Si lon reprend lexemple de lanalogie dcrit par Saussure, on voit bien que la construction de nombreuses rgularits dans la langue relve de ce type de procdure.

    Remarquons galement autre effet anticipateur de la norme que son explicitation contient virtuellement sa capacit de transgression puisquen devenant consciente chez les agents, elle rend possible sa propre modification. Cest ce qui renforce la prise de conscience de la relative interchangeabilit des rles dans linteraction.

    4. Peut-on numrer les formes symboliques en en dressant une typologie ?

    Telle quelle est pose, la question revient se demander sil est possible de dresser une fois pour toutes une liste des formes symboliques qui serait comparable une table des catgories. Puisque cest la mathmatique que revient le rle structurant rendant cohrent le domaine de la dtermination catgorielle en gnral, le problme revient en fait celui de la place que lon entend accorder lobjectivit mathmatique dans la description des phnomnes culturels.

    Si lon se rfre loptique kantienne (qui fut le point de dpart de Cassirer), on voit que laccroissement progressif du champ de lobjectivit des domaines phnomnaux nouveaux passe par une mathmatisation approprie aux domaines en question : en extension, chaque nouveau domaine phnomnal doit correspondre une nouvelle modalit de la forme mathmatique qui en est la condition transcendantale ; en comprhension, cest par leur mathmatique que des domaines rputs htrognes ont une parent structurale assurant une cohrence objective globale la science. Cest par exemple ainsi que J. Petitot interprte la thorie thomienne des catastrophes : il y voit la forme mathmatique adquate permettant de rendre compte de lmergence des phnomnes de type structural dans les sciences humaines et sociales, ce qui permet de rintgrer dans le champ global de la mathesis des pans entiers de quasi-phnomnes qui navaient jusqualors pas reu les conditions transcendantales adquates pour accder une objectivit (ctait par

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    exemple le cas de la notion de phonme4). Les formes symboliques relvent-elles de cette optique sur la mathmatisation ?

    Si ctait le cas, il faudrait renoncer au caractre demble trans-domanial de ces formes qui ne sont pas suffisamment locales pour laisser une gnrativit mathmatique le soin de les relier structuralement la mathesis. Il faudrait en effet quune forme conue comme locale puisse tre tendue globalement au moyen dune gnrativit mathmatique adquate. Or si les formes symboliques rendent possible une objectivit dans le cas o elles sont travailles dans cette direction, leur intelligibilit gnrale nest cependant pas dpendante de ce rgime particulier du sens. Deux aspects doivent donc tre pris simultanment en compte dans le cas des formes symboliques : dune part, elles peuvent se mathmatiser ; dautre part, leur intelligibilit ne dpend pas de leur mathmatisation possible. Aussi la difficult (pour qui se place dans loptique kantienne tout au moins) lie une intgration des formes symboliques au sein de la mathesis vient-elle de ce que ces dernires ne ngocient pas le rapport entre le local et le global dune manire telle quelle puisse sinscrire dans une perspective transcendantale. Si lon se reporte dailleurs la faon dont Cassirer avait originellement pos le problme, on voit que celui-ci avait compar la description gnrale des formes symboliques une grammaire5 et non une logique, indiquant sans doute par l que la strate de gnralisation quil avait en vue (celle que jappelais un peu grossirement en commenant la construction du transcendantal ) ntait pas directement assimilable la perspective kantienne que Kant rapporte une logique. Il ny a donc sans doute pas moyen de dresser une typologie des formes symboliques sous la forme dune table des catgories, sauf considrer un certain tat de la science comme le terminus ad quem de toute volution culturelle et non pas comme une option culturelle, historiquement situable (ce qui permet prcisment de poser le problme de son objectivit6).

    5. Comment les formes symboliques interagissent entre elles tout en conservant leurs identits ?

    Le problme que nous rencontrons est donc celui de la multiplicit des formes symboliques, de leur intrication rciproque et de leur ventuelle indpendance. L

    4. J. Petitot, Les catastrophes de la parole, Maloine, Paris, 1985.

    5. Cassirer, Philosophie des formes symboliques, I, p. 28 : Si lon pouvait parvenir une vue

    systmatique des diffrentes directions de ce mode de lexpression, et dceler ses traits typiques et communs, ainsi que les gradations particulires et les diffrences internes de ceux-ci, on accomplirait alors pour lensemble de la cration spirituelle lidal de la caractristique universelle tel que Leibniz la formul pour la connaissance. Nous serions alors en possession dune espce de grammaire de la fonction symbolique en tant que telle, qui embrasserait et dterminerait dune faon gnrale lensemble des expressions et des idiomes particuliers tels que nous les rencontrons dans le langage et dans lart, dans le mythe et dans la religion. 6. Cf. pour le problme de lobjectivit, J. Lassgue, La gense des concepts mathmatiques,

    entre sciences de la cognition et sciences de la culture , Revue de synthse, 2003.

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    encore, il semble quil ny ait pas de rponse a priori susceptible de devancer la faon dont les rapports entre formes symboliques se tissent et que le recours lhistoire soit indispensable pour faire lexprience de ces rapports. Remarquons cependant que le fait de renoncer une dmarche intgralement a priori dans la dtermination des rapports entre formes symboliques ne condamne pas ncessairement une simple description empirique de cette dtermination, dans la mesure o lhistoire nest pas un bloc tale mais quelle est elle-mme interprtable comme compose de moments spcifiques dont la temporalit est qualitativement diffrente les uns des autres.

    Prenons pour exemple la faon dont Cassirer rflchit lavnement de la rationalit scientifique en Grce classique. Pour lui, lavnement de la rationalit scientifique et philosophique est un moment de crise du sens qui a consist avant tout en un divorce avec le monde du mythe, du rite et du langage7. Cassirer est donc tout la fois capable de montrer le caractre essentiellement intriqu du langage, du mythe et du rite et de montrer comment cette intrication a nanmoins pu se dnouer dans le moment historique particulier que reprsente lavnement dune rationalit la fois scientifique et philosophique. Cest pourquoi il considre galement que le monde du mythe, du rite et du langage nest pas un monde qui serait dfinitivement dpass par lavnement du rationnel puisque ce monde occupe pour toujours le soubassement anthropologique partir duquel une rationalit scientifique et philosophique peut se dvelopper. Il en veut dailleurs pour preuve son projet philosophique personnel, consistant chercher rintgrer dans lorbite du rationnel ce monde archaque qui en avait t exclu de faon principielle par la science et la philosophie en Grce classique, en vue de montrer la cohrence globale de lactivit smiotique en gnral. Cette tentative de rintgration est elle-mme lindice dune nouvelle crise, de nature autant politique quintellectuelle, laquelle Cassirer se trouve personnellement confront dans les annes vingt avec la monte de lidologie nazie dans la Rpublique de Weimar. Deux options lui semblent en effet possibles : soit rintgrer le monde du mythe, du rite et du langage sur un mode rationnel en en faisant des objets de connaissance part entire, soit reproduire ce monde archaque par une manipulation gnralise des consciences au moyen de techniques mdiatiques appropries en gommant tout litinraire historique de la rationalit au sein de lhistoire de la culture. On sait combien

    7. Cassirer, Philosophie des formes symboliques,1929, tome 3, p. 29 : On comprend trs bien

    que la philosophie, vu sa nature propre et les conditions historiques de sa naissance, nait introduit quassez tard dans son champ dinvestigation lensemble des problmes formels impliqus dans le mythe et dans le langage, aprs avoir longtemps vit ou repouss de son seuil ces problmes plutt que denquter sur eux. Car le concept de philosophie natteint toute sa force et toute sa puret que l o un dpassement de principe nous fait abandonner la conception du monde exprime par les concepts de la langue et du mythe [] Cest sur une voie semblable celle de la philosophie pure que la connaissance scientifique de la nature arrive saisir la tche qui lui est propre. Elle doit elle aussi, pour se trouver elle-mme, avoir pralablement accompli la grande scission spirituelle, la krisis de la pense par laquelle elle se spare du mythe et du langage. [] Dans les dbuts de la philosophie grecque, les deux problmes se confondent immdiatement.

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    Cassirer eut payer davoir choisi la premire option, lui qui fut contraint lexil ds larrive de Hitler au pouvoir.

    Il reste toutefois que Cassirer ne thmatise pas en propre la nature des rapports quentretiennent les formes symboliques entre elles (comme a pu le faire, sa manire, un Hegel) et que lon trouve peine esquisse chez lui lanalyse des crises (au sens quil donne ce terme) qui peuvent parcourir les rapports entre la religion et la science ou entre le langage et la politique. Cela vient sans doute de ses intrts personnels et de sa formation dpistmologue no-kantien, qui lont port focaliser son attention sur la faon dont la tradition scientifique (en particulier les sciences exprimentales, physique et chimie) pouvait se dvelopper partir dun terreau archaque. Mais la question des rapports entre formes symboliques se retrouve aujourdhui sous dautres guises dans les sciences humaines et sociales, que ce soit dans le cadre de la linguistique, de lanthropologie, de la psychologie culturelle ou de lhistoire des religions. Ce nest pas le lieu de mesurer comment, dans ce cadre, se trouvent ngocis ces diffrents rapports8.

    6. Conclusion

    partir du moment o lon considre que la cognition relve dune interaction ayant lmergence de valeurs pour objet et quelle nest pas seulement le rsultat dune instanciation de catgories pr-programmes dans des agents pralablement individus, on voit aussi comment intervient la notion de culture dans la cognition. Elle implique un nouveau partage entre la priori et lexprience, que la notion de forme symbolique rend concevable.

    NDLR : Cette tude est parue dans la revue RSTI-RIA, 19, 2005, pp. 45-55.

    7. Bibliographie

    Cassirer E., Philosophie des formes symboliques, tome 3, La phnomnologie de la connaissance, Editions de minuit, Paris, 1972.

    Cassirer E., Langage et mythe ; propos des noms des dieux, Editions de Minuit, Paris, 1973.

    Hocart A. M., Kingship Oxford University Press, Oxford, 1927. Hocart A. M., Social Origins, Watts & Co, Londres, 1954. Lassgue J., La gense des concepts mathmatiques, entre sciences de la cognition

    et sciences de la culture , Revue de synthse, 5e srie, tome 124, 2004, p. 224-236.

    8. Cest prcisment le sens de la recherche collective mene au sein du sminaire formes

    symboliques (http://formes-symboliques.org).

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    Petitot J., Les catastrophes de la parole, Maloine, Paris, 1985. de Saussure F., Cours de linguistique gnrale, Payot, Paris, 1965. http://formes-symboliques.org