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Cartes, routes et chemins symboliques dans l’ ´ En´ eide Fr´ ed´ eric Dewez To cite this version: Fr´ ed´ eric Dewez. Cartes, routes et chemins symboliques dans l’ ´ En´ eide. Etudes classiques. Universit´ e de Perpignan, 2009. Fran¸cais. <NNT : 2009PERP0901>. <tel-00923469> HAL Id: tel-00923469 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00923469 Submitted on 2 Jan 2014 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destin´ ee au d´ epˆ ot et ` a la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablissements d’enseignement et de recherche fran¸cais ou ´ etrangers, des laboratoires publics ou priv´ es. Copyright

Cartes, routes et chemins symboliques dans l'Énéide

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  • Cartes, routes et chemins symboliques dans lEneide

    Frederic Dewez

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    Frederic Dewez. Cartes, routes et chemins symboliques dans lEneide. Etudes classiques.Universite de Perpignan, 2009. Francais. .

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    Frdric Dewez

    Cartes, routes et chemins symboliques dans l'nide

    "Toute la religion grecque pourrait s'inscrire dans une immense mtaphore: la terre devenant

    semblable au ciel"

    (Michel Butor)

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    Arma uirumque cano ! Quatre mots qui rsonnent dans la littrature latine comme

    lexpression de toute la valeur pique de lnide. D'emble, dans l'Enide, Virgile se

    prsente comme citharde, comme disciple de Muse et d'Orphe. Le rle de Virgile comme

    uates inspir de la Muse est essentiel et le pote en est conscient : maior rerum mihi

    nascitur ordo, maius opus moueo. Il a le rle primordial dapporter, au travers de son uvre,

    la rvlation tout homme qui saura la comprendre avec intelligence : toute entreprise nest

    acheve que si elle sinscrit dans un ordre cosmique global et dans un parfait accord entre tous

    les lments constitutifs du Cosmos. Lhomme est alors au centre de sa cration et devient

    enfin lomphalos non seulement de son ouvrage, mais aussi de sa propre nature. Dans ce

    processus, linfluence des astres est primordiale. Au regard de ses propres convictions,

    lastrologie pouvait offrir Virgile loccasion de diffuser sa vision dun nouvel ordre

    cosmique indispensable la prennit de Rome et dun pouvoir temporel limage de la

    souverainet jupitrienne. La reprsentation de lunivers se pose donc dans une perspective

    symbolique et zodiacale o le monde den bas est licne du monde den haut. Cette nouvelle

    vision des choses permet dlargir notre lecture de lnide, de laborder dans ce quelle a de

    complexe et de symbolique et si riche de rfrences. Avant dentamer notre rflexion, nous

    nous sommes demand si Virgile avait pu fondre dans son pome tant de mtaux aussi

    prcieux quhtroclites et sortir de son chaudron une uvre si magistrale. Des travaux

    rcents ont montr qu'il y avait de multiples approches symboliques donnant sens lespace

    de l'nide : Il est difficile, dans une exgse telle que nous la proposons aujourdhui, de

    finalement limiter une uvre aussi foisonnante une interprtation fondamentalement axe

    sur un symbolisme zodiacal ; mais balayer cette interprtation dun revers de la main, sans

    autre forme de procs, serait, notre avis, trop premptoire. Nous voudrions, dans notre

    travail, insister sur l'approche zodiacale, car nous pensons qu'elle est une des clefs

    intressantes, pas encore trs exploite, qui nous permet d'entrer un peu plus profondment

    dans la richesse multiple et dans la complexit de l'nide.

    Il est vrai, comme la chose a dj t souligne1, que la critique virgilienne a nglig

    lhypothse dun symbolisme astrologique, peut-tre parce quil tait difficilement admissible

    quun crivain tel que Virgile ait pu sadonner des pratiques que nous associons, la plupart

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    du temps, des diseuses de bonne aventure ou des charlatans des thmes astraux.

    Cependant, la communaut scientifique tend lheure actuelle, accorder une place

    primordiale aux spculations astrales dans la vie intellectuelle de lpoque. Cest lavis de

    Nuccio dAnna qui analyse la quatrime Bucolique la lumire des cycles cosmiques et du

    temps sacr. Ainsi aussi, ltude de Jrme Carcopino sur la basilique pythagoricienne de la

    Porte Majeure2, aprs avoir t longtemps dcrie, est maintenant reconnue. Elle montre, au

    travers de liconographie, limportance que les No-Pythagoriciens accordaient la

    symbolique des signes du Zodiaque et des astres. Linfluence du pythagorisme sur la pense

    antique fut indniable. Cest donc tout naturellement quest n le no-pythagorisme dont le

    reprsentant le plus emblmatique fut Nigidius Figulus3. Premier crivain astrologue romain,

    il fut reconnu comme un esprit rudit et une figure illustre de lsotrisme. Cicron dans son

    Timaeus (fragment I), dit de lui quil tait un investigator attentif tout ce que la nature

    cachait (quae a natura inuolutae uidentur). Nigidius admettra les dcans venus dgypte et

    dcoupera le monde en cercles ou parallles. Mme si, comme le souligne J. Carcopino4, il a

    jou un rle politique assez modeste, il nen reste pas moins une figure incontournable de

    lpoque. Observateur des astres, il procdait par les horoscopes, comme pour la naissance

    dOctave o il observait les astres dont les orbites selon lui, entranaient les destines et dont

    les retours leurs positions initiales inauguraient les cycles pythagoriciens5. De manire

    gnrale, il appliquait au monde social et politique ses connaissances dordre spirituel et

    astral. Platon rappelle lui aussi, les conditions de la marche du Tout 6 auquel nous avons

    donn le nom de ciel et de monde . Dans le Time, le philosophe distingue clairement le

    modle cosmique ternel qui reprsente la cause formelle et sa copie sensible . Il dcrit

    aussi dun mme mouvement lorigine du monde, celle de lhomme et de la socit et

    accroche la politique aux toiles. Comme le fait remarquer J.C. Fraisse, la cosmologie du

    Time est la fois le complment et le fondement de la cit idale de la Rpublique7. Pierre

    Saintyves crivait ce propos : Linfluence des astres du ciel, et spcialement celle des

    douze signes qui jalonnent la route de la Lune et du Soleil, pouvait saccrotre et devenir

    toute bienfaisante, si la terre elle-mme tait organise limage du Ciel. Un tat, peuple et

    1THOMAS, J., Structures de l'imaginaire dans lnide, p.347 2 CARCOPINO, J., La basilique pythagoricienne de la Porte majeure, 411 pp. 3 LEGRAND, L., P. Nigidius Figulus, philosophe no-pythagoricien orphique,Paris, luvre, 1930 4 Op.cit., p.197 5 Voir CARCOPINO, J., op.cit., p.201 6 Platon, Politique,269 c-d

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    territoire, divis en douze parts, tait un hommage aux dieux du zodiaque, aux douze grands

    dieux du Ciel, et ne pouvait quattirer leurs bndictions.

    Quil en ft ainsi en Chalde, au moins vers lan deux mille avant Jsus-Christ, on ne peut

    gure en douter. 8

    Les peuples qui faisaient usage du zodiaque chalden ont divis leur pays en douze

    rgions et le gouvernement de ces rgions est confi douze chefs (citons par exemple les

    douze tribus dIsral9). Le monde terrestre a t partag en domaines qui ont t dvolus, les

    uns aux plantes, les autres aux signes, parfois mme aux uns comme aux autres.

    Ce partage portait sur des surfaces, des rgions, des catgories de choses ou dtres vivants et

    mme sur lhomme10. Jean Richer11 fait galement tat dun texte des Lois de Platon (livre V,

    1) qui prconise que la cit idale soit situe au centre du pays, quelle soit divise en douze

    parties gales, que les citoyens soient eux aussi rpartis en douze et que chaque partie porte le

    nom dune divinit. Mme si, comme le montre Jean Richer, il sagit l dune numrologie

    symbolique, il nen reste pas moins que lallusion aux dieux mis en relation avec les signes du

    Zodiaque parat vidente.

    Cette relation au Zodiaque en particulier et une certaine connaissance des phnomnes

    clestes pourraient avoir influenc les hommes du Palolithique dans ltablissement de leur

    lieu de vie. Cest ce que tend dmontrer ltude du docteur Jgues-Wolkiewiez12. Partant

    des prceptes architecturaux de Vitruve selon lesquels lorientation dun sanctuaire devait

    tablir un rapport entre lordre cosmique et lordre terrestre, toute architecture sacre se

    ramne la transformation du cercle solaire, et aprs diverses mesures, elle suppose que la

    grotte de Lascaux a t choisie pour son ensoleillement direct au moment du solstice dt.

    Aprs avoir dfini les axes solaires indispensables aux mouvements clestes Lascaux, le

    docteur Jgues repra les azimuts solsticiaux et axiaux pour les projeter sur les parois de la

    grotte. Elle dfinit ensuite un point dobservation do tous les animaux de la rotonde sont

    7 FRAISSE, J.C., "L'unicit du Monde dans le Time de Platon," Revue philosophique (Avril-Juin 1982), p. 249. 8SAINTYVES,P., Deux mythes vangliques : les douze aptres et les soixante-douze disciples, 1938, pp.158-159 cit par RICHER, J., Gographie sacre du monde grec,1983, pp.48 et sq. 9 cf.HALBRONN, J., Les Juifs et lastrologie, ditions Ramkat 10 cfr BOUCHE-LECLERCQ, A., LAstrologie grecque, Paris, 1899 (rimpression 1963) 11RICHER, J., Gographie sacre du monde grec, 1983, pp.48 et sq. 12 Les travaux du docteur Jgues-Wolkiewiez sinscrivent dans le cadre de recherches en archoastronomie et en ethnoastronomie. travers des tudes et des mesures dorientations gographiques et astronomiques quelle a ralises sur le terrain et quelle a mises ensuite en relation avec les coordonnes clestes spcifiques de chaque poque, le docteur Jgues tend tablir que certains sites palolithiques sont lis aux observations ralises et aux connaissances du ciel dtenues par les groupes humains ayant cr les uvres dcouvertes dans ces sites.

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    plus ou moins observables. Dabord, des points faits au pinceau permettent de dfinir les axes

    du soleil dans sa course ainsi que le corps de la Terre mre. Ensuite, lensemble de la ronde

    animale de la rotonde voque les toiles parcourues par le soleil sur une anne. Enfin, la

    ceinture paritale de la rotonde correspond parfaitement la ceinture zodiacale, en tenant

    compte de ce qu lpoque palolithique, les constellations taient dcales. La conclusion de

    ltude est claire : toutes les conditions pour faire de la grotte de Lascaux un sanctuaire

    rpondant aux lois cosmiques sont remplies, ce qui voudrait dire que les hommes du

    Palolithique avaient dj ralis lharmonie entre le ciel et la terre.

    Dj en 1917, le docteur Marcel Baudouin prouvait quau Nolithique, les cupules sur

    certaines pierres reprsentaient en fait les Pliades. Son tude portait sur plusieurs vases

    appels urnes des Pliades 13. La plupart dentre eux prsentent gnralement une ligne

    ondule sur la panse, deux lignes parallles et sept creux reprsentant les sept toiles des

    Pliades. Les mmes motifs sont figurs sur la plaque de bronze dite de Palmyre, dcrite par

    Clermont-Ganneau14 et datant du 2e millnaire avant Jsus-Christ. Rcemment, une quipe de

    palontologues sous la direction dHenry de Lumey15 sest intresse aux gravures rupestres

    de la montagne sacre du Bgo dans les Alpes-Maritimes. Sur deux roches graves de la

    valle des Merveilles, six grandes plages entoures par quelques cupules reprsentent lamas

    des Pliades. Sur la roche dite de la Danseuse , figure galement une hallebarde grave

    vers louest et qui voque le coucher du soleil. Sur la roche dite des Pliades , les toiles

    sont figures au sud, point de leur culmination. Lquipe de recherche situe ces gravures entre

    3300 et 1800 avant Jsus-Christ. Elles pourraient symboliser deux grands moments de lanne

    agricole : la veille de lt sur la roche dite de la Danseuse , marquant ainsi le dbut des

    Moissons et la veille de lhiver sur la roche dite des Pliades , aprs la fin des Moissons, au

    moment de labourer16. Lamas des Pliades a souvent t reprsent ou signal durant la

    priode antique et nous verrons que les Pliades ont leur place dans lnide.

    Enfin, en juillet 1999, larchologue allemand Harald Meller retrouvait Nebra-sur-

    Unstrut en Saxe-Anhalt, un disque de bronze dune trentaine de centimtres de diamtre. Il

    daterait de 1600 avant Jsus-Christ et serait la reprsentation la plus ancienne de la vote

    13 Dr Marcel BAUDOUIN, Les Pliades au Nolithique, Socit d'Anthropologie de Paris, janvier 1916. 14 CLERMONT-GANNEAU, C.S., "L'Enfer assyrien," Revue archologique 38, planche XXV. 15Henry de LUMEY est palontologue au laboratoire dpartemental de prhistoire du Lazaret. 16 Henry de LUMLEY, Annie ECHASSOUX, Jean-Claude PECKER, Odile ROMAIN... [et al.], "Figurations de l'amas stellaire des Pliades sur deux roches graves de la rgion du Mont Bego Z IX. GII. R 4 et Z IX. GIII R 6," Anthropologie 111 (2007), pp. 755-824.

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    cleste. Larchologue le qualifie de ciel toil automnal. Il sagirait dune reprsentation

    cleste pour un observateur situ en Allemagne au moment du lever des Pliades, il y a 3600

    ans. On y trouve essentiellement des arcs qui symboliseraient le lever et le coucher du soleil

    au moment de lquinoxe de printemps et du solstice dt. On peut y voir aussi le dessin de

    la barque solaire, un croissant de lune, lastre du jour lui-mme et lamas des Pliades. Il

    pourrait sagir dun calendrier agricole, prcurseur en quelque sorte de luvre dHsiode.

    Lauthenticit de ce disque a t mise en doute par Peter Schauer, archologue luniversit

    de Ratisbonne qui affirme que la patine verte qui recouvre le disque nest pas dpoque. Ces

    allgations ont t rejetes par diffrents experts, dont le professeur Josef Riederer qui a

    confirm lauthenticit de la patine. Par ailleurs, des analyses chimiques ont rvl que le

    disque provenait bien du site de Nebra.

    Ces tudes tendent montrer que les hommes ont toujours eu le souci de mettre en

    rapport la vote cleste et leur milieu terrestre. Ainsi, Jean Richer a pu galement montrer au

    travers de la disposition des grands sanctuaires et des motifs zodiacaux de certaines monnaies

    que, dans le bassin mditerranen, les anciens avaient eu lhabitude de diviser leur territoire

    en douze secteurs qui correspondaient aux douze signes du Zodiaque. Chaque reprsentation

    symbolique dune pice ou dun monument sacr permet de rattacher lune ou lautre de ces

    portions de territoires un secteur zodiacal bien dtermin. Jean Richer met en vidence que

    lalignement des grands sanctuaires permet dtablir quils taient au centre dune roue

    zodiacale dont dpendaient dautres lieux privilgis eux-mmes rgls sur les constellations

    clestes. Il nous montre ainsi que la projection de la vote cleste sur la surface terrestre tait

    chose courante dans lAntiquit. Cest donc le concept de reprsentation qui est pos. Car au-

    del dun systme logique et rationnel, cest une image symbolique des mondes qui natra

    progressivement dans la pense grco-romaine.

    Lanthropologie nous permet, dans ses avances rcentes, de mieux comprendre la

    complexit du monde symbolique de lAntiquit. Virgile et son nide nous proposent un

    exemple de cette complexit. Nos analyses se sont efforces dapprhender la grande pope romaine comme rcit donnant voir de faon crypte une srie de cartes, de routes et de

    chemins symboliques, et de dfinir deux rseaux initiatiques, lun terrestre et lautre cleste,

    dans une perspective zodiacale au service dun projet spirituel dne. Comme lcrivait Jol

    Thomas17, les vocations des cartes du ciel jouent un rle pratique pour orienter le hros dans

    17 THOMAS, J., "Images de la carte du monde chez les Latins," Pallas 72 (2006),p. 100

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  • 7

    son voyage et un rle symbolique puisquelles sont la source divine dune organisation

    terrestre qui en est le reflet . Elles sont aussi lorigine de certains prodiges, comme

    lapparition du sidus au livre II, signe du voyage, mais aussi de la destine dne. Astre

    montant, il fait place au desiderium, ds-astre de la dernire nuit de Troie qui lui a fait

    perdre ces protections cosmiques, et lui annonce une aube nouvelle. Lnide rvlera le sens

    des correspondances universelles, infernales, terrestres et clestes ainsi que lharmonie entre

    le devenir astral, terrestre et humain dne, pouss par le regret du sol perdu et le dsir de

    fonder une nouvelle Troie, cleste et prenne.

    Le chemin est un parcours initiatique o linitiation devient orientation. Le voyage,

    ainsi orient manifeste la marche du hros en qute du sens que les destins lui ont rserv. Il

    sinscrit ds lors dans un espace sacr bien dfini o se rvle lessence mme de la qute.

    Mais le chemin est dabord, une traverse des tnbres, jalonne de doutes et dignorances.

    Dans ce sens cest un rappel ncessaire pour ne de mesurer la distance qui spare Troie de

    Rome, de comprendre que le chemin est un en arrire et un en avant et qu ce titre il

    est la fois nostalgie et esprance.

    Paralllement ce chemin terrestre et sensible, il existe une voie intelligible et cleste,

    mais tous deux mneront laccomplissement de ltre cosmique. Pour viter lerrance, les

    guides sont indispensables, en bas comme en haut. Ils sauveront le hros de la dsesprance,

    lui viteront les cueils, laideront franchir les seuils, lui creront un itinraire au travers

    despaces sacrs et profanes, terrestres et clestes.

    Le chemin initiatique se dploiera toujours la limite symbolique des mondes. La

    rvlation finale ne pourra se faire que si le hros en chemin a parcouru le monde infernal et a

    opr sa remonte par la porte cleste. Le voyage dne est une traverse symbolique de tous

    les plans de lexistence et du monde, une harmonisation de tous les univers.

    Notre travail a voulu mettre en vidence cette symbolique du chemin parcouru en

    prsentant dabord le voyage comme une prhension par le hros de lespace imaginaire dans

    des itinraires sensibles et symboliques la fois. Ainsi donc, la dimension zodiacale

    sintgre dans des superstructures plus englobantes comme les processus initiatiques, par

    exemple. Virgile, nous semble-t-il, eut lide dun symbolisme astrologique pour donner une

    autre vision de limperium. Il use des ralits astronomiques dans leur rapport une lecture

    astrologique, induite par un systme de rfrences mythico cosmologiques. Enfin, il recourt

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  • 8

    limaginaire astrologique des Romains pour fournir les symboles astraux dont Auguste a

    besoin pour accder lapothose.

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  • 9

    PREMIERE PARTIE

    Cheminements et dvoiements

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  • 10

    Avant propos

    Le voyage dEne sapparente demble un voyage intrieur18. Comme homo uiator, il cre

    son propre espace symbolique, dans un cheminement initiatique qui lamne dcouvrir

    progressivement lordre des choses, cach derrire un dsordre apparent. ce propos, la

    question de Vnus son fils est claire : quibus uenistis ab oris ? Quoue tenetis iter ? 19 La

    rponse dEne ne tarde pas. Il spcifie quil vient de Troie et quil cherche lItalie20. Ene

    sait prcisment do il vient, mais ne connat pas le lieu exact o il va pouvoir dposer ses

    Pnates. On sort dun contexte de voyage bien dfini o le voyageur connat, logiquement, sa

    destination. Ene, fato profugus, na pu tablir ditinraire. Il se laisse guider, comme il le dit

    lui-mme21, par sa mre et par les data fata.

    Il semble intressant, ici, d'voquer l'article de Marie-Madeleine Castellani propos

    du voyage de saint Brandan. Loin de nous l'ide de vouloir comparer les deux uvres, d'une

    part parce qu'elles sont spares l'une de l'autre de plus de douze sicles et d'autre part parce

    que les perspectives littraires sont fondamentalement diffrentes. Mais ces deux ouvrages,

    l'nide et le voyage de saint Brandan, voquent tous deux un voyage initiatique plus qu'un

    voyage rel et l'auteur de l'article met en vidence quatre points propos du voyage celtique

    que l'on peut retrouver dans l'nide22 : les sources, le hros, le dpart et la circularit du

    temps et de l'espace.

    18 cf. J. Thomas, ibidem 19 nide, I, vv. 369-370 20 nide, I, vv. 375 et sq. 21 nide, I, v.381 22 CASTELLANI, M.M., "Le voyage dans l'autre mondedans Le voyage de Saint-Brandan", Uranie, 4, pp.116-132

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  • 11

    Virgile na pas invent la lgende dEne23, ni mme son dpart de Troie, ni encore

    son difficile voyage en Mditerrane. Avant que le pote augusten ne se lance dans la

    rdaction de lnide, dautres auteurs anciens avaient relat les errances dEne depuis la

    chute de Troie jusqu son arrive en Italie. Ces nide prvirgiliennes, comme les appelle

    Jacques Poucet, ne nous sont parvenues qu ltat de fragments, lexception de quelques-

    unes dont la plus importante est celle de Denys dHalicarnasse. Elle a lavantage de nous

    livrer une image assez fidle de ce qutait ltat de la lgende dEne la fin du premier

    sicle et nous offre donc un point de comparaison prcieux, dautant que Denys est un

    contemporain de Virgile.

    Il sagira donc de dgager dans le propos qui nous occupe, les spcificits des tapes

    du priple dEne. Comme le conclut Jacques Perret24, en suivant les traces dEne, des

    lgendes troyennes furent localises dans un grand nombre dendroits. Cest dailleurs ce que

    dit Denys (I, XLIX) : nombreuses sont les traces, visibles aujourdhui encore, quils (les

    Troyens) laissrent l o ils abordrent et chez les peuples parmi lesquels ils sjournrent.

    Pour mieux comprendre la spcificit de cette rflexion, il est important de

    "reprsenter " Ene. Ene lui-mme, au moment daffronter Achile, rcite son ascendance au

    fils de Thtis25. Le premier anctre est Dardanos, fils de Zeus. Dardanos engendra

    Erichthonios qui eut lui-mme pour fils Tros. Cest avec ce premier roi ponyme que

    commence lhistoire de Troie. Tros eut trois fils : Ilos, Assaracos et Ganymde. DIlos est n

    Laomdon, pre de Priam et grand-pre dHector. DAssaracos est n Kapys, pre dAnchise

    et grand-pre dEne. Toujours dans lIliade, Ene voque donc Hector et cest le seul que

    nomme le fils de Vnus parmi les cinquante fils de Priam. Ainsi, Hector, Ganymde et Ene

    se prsentent comme les derniers termes des trois lignes issues de Tros26. Ganymde est

    enlev et offert Zeus pour tre son chanson. Il appartient la troisime fonction, en tant

    quadjuvant de la fcondit. Hector ( le bras ) est vertueux et pieux27. Cest le guerrier

    garant de lintgrit de la ville de Troie. Mais il est trop prompt dans ses dcisions, dans ses

    23 POUCET, J., "nide et tradition prvirgilienne", Folia Electronica Classica (FEC), 4. 24 PERRET, J., Origines troyennes de la lgende de Rome, p.120 et sqq. 25 Iliade, XX, vv.200-243 26 DUMEZIL, J., Apollon sonore, p. 115 27 Iliade, VI, 266, et XXIV, 69

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  • 12

    actions. Cest ainsi que, dans son dernier combat, il se prcipite la mort28. Il appartient la

    fois la premire fonction, comme chef des guerriers troyens, et la troisime, comme prince

    troyen. Ene se distingue par son entente parfaite avec les dieux. Cest pour cette raison que

    les destins le rservent pour prsider ce qui survivra des Troyens aprs la ruine de la ville. Il

    est dj le pius Aeneas , transcendant le pass, le prsent et le futur.

    Il est intressant de voir quEne lui-mme regroupe les trois cousins dans un mme tableau.

    Et Dumzil de conclure que les trois descendants sont les dpositaires, lun de la beaut,

    lautre de la valeur guerrire et le troisime, en l'occurrence Ene, de la volont des destins.

    Ce dernier est de race noble, mais il est isol de par sa situation familiale : il est le fils unique

    d'une desse et veuf depuis peu. Enfin, il quitte Troie entour de son pre et de son fils,

    personnages hautement symboliques qui se rvleront indispensables l'accomplissement de

    sa mission. Le dpart d'Ene n'est pas volontaire. C'est le hros lui-mme qui en fait Didon

    le rcit. L'ombre d'Hector lui est apparue alors qu'il dormait.

    Un voyage, quil soit ou non initiatique, est un rapport entre ses deux dimensions

    fondamentales : le temps et lespace. Les dimensions de lespace sont parfaitement

    mentionnes dans les premiers vers : ab oris TroiaeItaliam Lauiniaque uenit tandis que la

    rfrence temporelle nest pas clairement indique. Il n'y a pas de dure explicite mme si

    lon peut aisment imaginer quun voyage de Troie jusqu Lavinium prend un temps certain.

    Implicitement, on retrouve, dans les premiers vers, limage augustinienne du temps : Ene

    accomplira une courbe volutive entre un commencement (ab oris Troiae) et une fin (Italiam

    Lauiniaque uenit). Cette progression tombera alors sous la mesure du temps, mais dun temps

    initiatique et prophtique.

    Lespace, quant lui, est avant tout un espace symbolique entre deux points quil faut

    relier et pas ncessairement et uniquement dans une orientation type dun voyage initiatique,

    entre lEst et lOuest. On peut voir qu'une preuve est initiatique d'abord dans sa dure totale.

    A ce propos, Jacques Perret souligne l'incohrence du septima aetas et tente une interprtation

    numrique de cette indication temporelle avec une distribution des vnements dans le cours

    de ces sept ans29. coup sr, Virgile, mme s'il reprend Homre (Odysse, IV, 82), s'est

    arrt au caractre particulirement expressif du chiffre 7 dans la dure, puisqu'il s'agit l de la

    dure de l'accomplissement et de l'achvement d'un cycle, d'une dure essentielle plus

    28 Iliade XXII, 104 29 PERRET, J. Virgile, nide (livres I IV), Paris, pp.167-171

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  • 13

    importante que le temps rellement coul d'une tape l'autre. La structure du temps dans

    l'nide revt une dimension assez complexe30 , un temps banal que tous les hommes

    connaissent et qu'Ene exprimente : les jours se succdent au rythme des lieux atteints mme

    si le hros, au travers de quelques songes et prophties, prouve le temps vritable, non

    linaire, qualifi d'essentiel pour sa progression ; un temps essentiel qui chappe au temps

    ordinaire, rvl essentiellement au livre VI, qui permettra Ene de matriser les structures

    temporelles et de les utiliser pour progresser spirituellement.

    Ainsi, l'nide met bien en vidence cette structure temporelle au travers de deux niveaux

    dans le rcit : le temps du voyage dans la succession des tapes, et le temps des prophties qui

    chappe la dure "ordinaire ".

    Le sens du voyage est galement rvlateur de l'initiation. Il serait trop rducteur de

    dire que le voyage dEne est une trajectoire d'est en ouest, mme sil est clair quil sinscrit

    dans une archtypologie solaire31. Il est continuellement associ la trajectoire solaire,

    rythm par exemple, par les levers de soleil. Un point essentiel, pour notre approche, est la

    remarque apporte par Jol Thomas : la trajectoire dEne ne le conduit pas rgulirement

    d'est en ouest, suivant un mouvement uniforme. Elle le mne Carthage et pour aller de

    Carthage vers la terre promise, Ene revient vers lEst, avec une escale dont nous verrons plus

    tard quelle est une cration virgilienne. Ainsi, la trajectoire du hros se dfinit non seulement

    dans des mouvements complmentaires vers l'Orient et vers l'Occident, mais aussi par un

    mouvement "convergent et spiralode"32.

    La spirale est coup sr, l'un des symboles majeurs du voyage initiatique parce qu'elle

    "dfinit le passage et l'volution". Dans l'nide, la spirale est volutiv : associe la gense

    de Rome et de son peuple, son mouvement convergera vers le Centre, en l'occurrence, Rome.

    Et, l'image du Centre et de la Priphrie nous amne tout naturellement au labyrinthe qui

    associe un mouvement spiral de la priphrie vers le centre une relation constante entre

    30 Pour le dtail, nous renvoyons Jol Thomas, Structures de l'imaginaire dans l'nide dont le chapitre IV traite en dtail de l'espace et du temps comme constantes de l'univers hroque. Nous n'en prsentons ici que l'essentiel. 31 cf. THOMAS, J., Limaginaire du temps et de lespace chez les Latins , Cahiers de luniversit de Perpignan, p.40 32 Ibid., p. 41

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  • 14

    eux33. La marche d'Ene vers le centre s'exprimera par sa qute de la terre promise et de la

    patrie originelle.

    Voyager, c'est en quelque sorte naviguer dans les eaux de la vie, qu'elle soit terrestre

    ou cleste. Il faut avoir lesprit que la gographie antique na aucun rapport avec ce que lon

    pourrait appeler maintenant la gographie gnrale dont les axes principaux sont lexploration

    du globe et la rdaction de cartes du monde connu. Elle permet de joindre ltude de la terre

    celle du ciel et dans lesprit des Anciens, la premire est, en quelque sorte, le miroir du ciel et

    inversement. La gographie babylonienne, par exemple, est une gographie que Mirca Eliade

    qualifie de mystique34. La carte du monde terrestre correspond la carte des cieux :

    lhomologie entre le ciel et la terre est une ralit de la cosmologie babylonienne. Tout ce qui

    existe sur terre existe galement au ciel. Chaque pays, chaque ville, chaque fleuve a sa propre

    existence dans le ciel. Le voyageur initi parcourt certes des espaces terrestres, mais aussi,

    dans cette perspective, les mmes espaces clestes. Sa marche, et au-del, sa progression, se

    ralisent dans des espaces que l'on peut enfin qualifier de sacrs.

    33THOMAS, J. "Labyrinthe Rome antique", Dictionnaire critique de l'sotrisme, p.723 34 ELIADE, M. Cosmologie et alchimie babyloniennes , p. 25 et sq.

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  • 15

    Chapitre 1

    Le voyage,

    comme exploration dune gographie sacre

    1. Le voyage

    La premire invocation la Muse35 nous amne au sujet mme du pome. L'nide

    est, Comme nous venons de le dire, un voyage et le ton nous semble demble donn : Ene

    est un profugus fato; sa fuite est prdestine et elle fait de son voyage, dans un certain sens,

    une recherche, puis une dcouverte dun centre spirituel. Il est important de noter que le

    voyage est voulu par le Fatum et que profugus, ici, ne signifie nullement une fuite de soi, car

    alors, il ne peut aboutir. Lnide, comme le note George Dumzil, est le pome de la

    destine36. Ene se distingue des autres hros de la guerre de Troie par son "entente parfaite

    avec les dieux.37"Il est le fils de Vnus, desse de premier ordre, innocent des fautes

    commises par Laomdon ou encore Pris qui ont valu leurs auteurs lhostilit des

    Immortels. En outre, il a toujours sacrifi aux dieux les victimes qui convenaient. Par

    consquent, les destins le rservent pour diriger ce qui viendra ou natra aprs la chute de la

    cit de Priam. Il est dj, en quelque sorte, le Pius Aeneas, fondateur de nombreuses cits.

    Enfin, cest un tre intelligent dont Philostrate (Hroques, 13) disait quil tait le " cerveau

    des Troyens". Le voyage dEne va au-del du dpaysement, mme si lui-mme nen est pas

    immdiatement conscient38. Son voyage, conu comme une qute, a deux buts : transcender

    la condition humaine aprs tre descendu aux Enfers et en tre ressorti transform, suivant un

    schma initiatique propre , et de l, tablir un ordre nouveau (ordo maior rerum) ouvert

    35 I, 8 et sq. 36 DUMEZIL, G., Mythes et pope, Paris, p. 436 et sq. 37 DUMEZIL, G., Apollon sonore, Paris, p. 118 38 VIENNE, S., "Des romans du Graal aux romans de Jules Verne : surgissements et clipses du mythe de la qute", Loxias 2-3, clipses et surgissements de constellations mythiques. Littratures et contexte culturel champ francophone, p. 143.

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  • 16

    (minor et non maximus) dfinir. Le voyage sera parsem dembches naturelles,

    personnelles et humaines39. Toutes les preuves subies par Ene lui permettront daccder

    la purification, puis la transformation de son tre et enfin de son monde. Le voyage dEne

    est une qute au terme de laquelle il dcouvrira un ailleurs idal qui correspondra enfin ce

    quil a imagin et qui lui a t rvl. Ene est un homo viator40 qui se transforme en

    transformant le monde.

    Par sa pit unie son intelligence, les destins lui donnent le droit non seulement dchapper

    la destruction de Troie, mais encore et surtout de faire revivre ailleurs la cit dtruite. Le

    destin, dans le parcours d'Ene, est une force incontournable. Mais comment Virgile

    l'envisage-t-il et comment le destin agit-il ?

    39 DUPUY, L, Le Tour du monde en 80 jours : itinraire dun voyage initiatique, Dole, 2002 40 THOMAS, J., "Limaginaire grco-romain du temps", Hekateia, II, 2003, p.85

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  • 17

    1.1. Fatum stocum

    1.1.1 Fato Profugus

    Dans cette perspective, Ene nest donc pas un fugitif au sens courant du terme. Ce

    sont les destins qui lont fait profugus.. Comme le souligne M. de Carvalho41, le lieu approch

    est laccusatif comme rgime direct une condition : le lieu dont il est question doit avoir la

    forme dun point dtermin dans lespace, plutt que celle dun espace tendu ou indtermin.

    Hormis ce cas, cest--dire lorsque le terme approch ou terme du mouvement est un lieu

    tendu ou un morceau despace commun, il est ncessaire de faire prcder laccusatif dune

    prposition. Les premiers vers font bien tat dun lieu approch daspect tendu, mais il est

    conu comme objet dappropriation. Ce qui signifie quEne nest pas un expatri ou un exil

    arrivant en Italie pour y demander asile. Il est prdestin sapproprier ces terres que les

    destins lui ont promises au terme de son voyage. ct des figures spatiales archtypales,

    reprsentatives de lespace dans les voyages imaginaires, telles que le labyrinthe, le cercle ou

    encore le miroir, Virgile nous met en prsence dautres figures : celles du chemin, de la route

    tracer, celles du pont lanc entre deux rives extrmement loignes : ab oris

    TroiaeLauinia litora, d' un passage dun hros de guerre troyen avec ses incertitudes (ora)

    llu de la Qute qui a accompli sa mission (litus).

    1.1.2 Fatalisme ou ncessitarisme

    "Toutes choses ont lieu selon le destin". Ce sont l les mots de Chrysippe dans son

    trait Du Destin, ceux de Posidonius dans son deuxime livre Du Destin, de Znon et Bothus

    dans le premier livre Du Destin42. Mais cette "universalisation" conceptuelle pose question.

    En effet, comment concilier un dterminisme universel avec la volont de prserver, chez

    l'homme, le libre arbitre et la spontanit dans l'action? Comment peut-on encore interagir

    dans un monde o tout est inscrit d'avance? La fondation de Rome par Ene est-elle fatale ou

    ncessaire? Et si elle est fatale, pourquoi le destin impose-t-il tant d'preuves Ene ?

    41 DE CARVHALO, M, "Cas et prposition en latin ( propos de Virg. n. 1, 1-3) ", OrpheaVoce, Cahiers du groupe de recherches sur la posie latine de lUniversit Bordeaux 3, 1, 23-106 42 DIOGENE LAERCE, Vies et doctrines des Philosophes illustres, Paris, 1999, p. 64; Von ARNIM, J, Stoicorum Veterum Fragmenta (abrg S.V.F.) I, 175.

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  • 18

    Comme le dit Christophe Paillard43, il faut alors distinguer le fatalisme du ncessitarisme.

    Ce concept apparat clairement dans la distinction que Chrysippe tablit entre les "causes

    procatartiques" et les "causes synectiques"44. Pour le stocien, rien n'arrive sans une cause

    antcdente. La cause procatarctique introduit la situation, mais n'agit pas, alors que la cause

    synectique dterminera la raction45. La cause procatarctique des actions, c'est le principe qui

    nous fait agir et prendre position. Pour Chrysippe, "la cause antcdente n'est pas la cause

    dterminante de l'action ". Elle contraint l'homme ragir, mais elle ne dtermine pas la

    nature de sa raction qui dpend de ses ressorts psychologiques et de la clairvoyance de ses

    jugements. Ainsi, un mme vnement produit des ractions diffrentes chez les individus. Le

    Fatum stoicum n'est pas l'enchanement quasi mcanique de ralits prdtermines, mais

    bien un ensemble d'tres spontans qui expriment, chacun leur manire et selon leurs

    propres capacits et leurs imperfections, le logos.

    43 Recherche doctorale de Christophe Paillard soutenue le 19 dcembre 2000 l'universit Jean Moulin-Lyon 3 44 CICERON, De fato, XVIII,41, et XIX,45 ; Les stociens, Bibliothque de La Pliade, pp.488-490 45cf. J.-J. DUHOT, La conception stocienne de la causalit, pp. 167-190 et 269.

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  • 19

    1.1.3 La Providence

    Une question motive ce point de notre rfelxion : Pourquoi Ene doit-il tant souffrir ? La

    raison nous en est donne au vers 4 : c'est cause de la "colre tenace de la cruelle Junon"

    (saeuae memorem Iunonis ob iram). De manire plus prcise, Virgile, en invoquant la

    Muse46, s'interrogera sur les causes de cette colre qui ont pouss la reine des dieux plonger

    Ene dans tant de souffrances. Pourquoi une si vive hostilit contre un homme "insigne en

    pit" (insignem pietate uirum I, 10). Les motifs sont rapidement connus et se rvlent d'ordre

    priv : Junon n'a pas oubli le jugement de Pris et l'enlvement de Ganymde. Ces rancurs

    prives, comme le dit Aldo Setaioli47, nous ramnent au monde d'Homre : la faute de

    quelques Troyens rejaillit sur le peuple entier et sur leur chef. Il s'agit l d'une conception

    archaque de la justice : la culpabilit ou l'impuret d'un membre retombe sur toute la

    communaut. Pensons l'pisode de Misne (VI, 150) : Ene est tenu par la Sibylle

    d'ensevelir le corps de son compagnon parce que son cadavre souille la flotte entire.

    Mais Virgile ne veut-il pas dpasser ces causae mythologiques ? La question pose au vers 11

    est rvlatrice de l'tat d'esprit du pote : tantaene animis caelestibus irae ? Au-del de cette

    question rflexive, Virgile pose la question d'une divinit juste qui prend en considration les

    mrites des hommes, de la conciliation entre une attitude divine hostile et la pit des hros.

    Pourquoi Ene est-il sauv ? Pourquoi Panthus et Rhipe ne le sont-ils pas ? Rhipe tait

    pourtant "l'homme le plus juste qui ft parmi les Troyens, le plus exact serviteur de l'quit"

    (iustissimus unus qui fuit in Teucris et seruantissimus aequi II, 426) mais les dieux en ont

    dcid autrement (Dis aliter uisum II, 428). Panthus, prtre d'Apollon, tente lui aussi de

    sauver les Pnates et les objets sacrs troyens (uictosque deos paruumque nepotem ipse trahit

    II, 320-321). Mais ni sa grande pit ni son statut de prtre ne le sauveront de la mort (tua

    plurima labentem pietas nec Apollinis infula texit II, 428). Pourquoi est-ce Ene qui est choisi

    et non Panthus qui, pourtant, partageait les mmes vertus ?

    Un premier lment de rponse pourrait tre de voir comment Virgile envisage le Fatum. Il

    existe, chez Homre, un Fatum individuel appel Moira qui dsigne, comme le note Ugo

    46 I, 8 Musa, mihi causas memora 47 SETAIOLI, A., "Le doute chez Virgile", Cuadernos de Filologia Clsica, p. 38-41

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  • 20

    Bianchi48, d'un point de vue linguistique, la "partie" ou la "portion" dtermine

    individuellement et qui pourra, ventuellement, se mler d'autres destines. Le Fatum

    virgilien accepte, lui, une perspective tlologique dans une finalit providentielle. Richard

    Heinze pensait d'ailleurs que le rapport entre le Jupiter de Virgile et le Fatum tait identique

    celui qui existait entre le Zeus stocien et leur . Jupiter, d'ailleurs, qui est le garant

    et peut-tre mme une des sources du Fatum, encadre l'nide de ses prophties, l'une faite

    Vnus au livre I et l'autre faite Junon au livre XII. Pierre Boyanc49 voit dans le fatorum

    ordo (nide,V, 707) une transposition de l'expression , une "srie de causes".

    Cicron (de Natura deorum, II, 165-166) est clair : le Fatum stoicum dtermine de manire

    providentielle la destine des individus et celle des tats. Comme le fait remarquer Aldo

    Setaioli50, "chez Virgile, l'tat par excellence est naturellement celui des Romains, que la

    Providence a pos comme le but de son dessein qui se droule dans l'histoire".

    Il y a donc bien un plan tlologique du Fatum qui, chez Virgile, doit tre accompli

    (contrairement au Fatum homericum qui s'accomplit). Ene, qui a t choisi, se doit de

    collaborer parce qu'il est en mesure de reconnatre le plan du Fatum et de l'accepter. Mais ce

    plan s'accomplira dans la douleur. Il sera confront au sang, la violence, au malheur, au

    doute, mais cette souffrance sera positive dans la mesure o le Fatum le consacrera. Il y a

    manifestement, chez Virgile, l'ide d'un Fatum Prouidens qui engendre la progression du

    hros et, au-del, du genre humain, au travers des difficults. A ce propos, il est intressant de

    lire dans le De Prouidentia au chapitre II, que les malheurs qui touchent les hommes de bien

    sont, en ralit, des moyens que la divinit utilise pour les amener la vertu. "Dieu" a de

    l'affection pour l'homme de bien, mais une affection de pre avec toute la rigueur et la svrit

    qui s'imposent51. L'ide d'une Providence qui soumet l'espce humaine l'preuve pour

    l'amliorer revient trs souvent dans les textes de Snque. Certains fragments de Chrysippe

    prsentent ce mme aspect de la Providence : l'homme doit lutter contre les difficults pour

    48 BIANCHI, U., "Fatum", Enciclopedia Virgiliana II, 1985, 474-479 49 BOYANCE, P., La religion de Virgile, 46 50 SETAIOLI, A., op.cit., p.37 51 Patrium deus habet aduersus bonos uiros animum et illos fortiter amat et 'operibus' inquit 'doloribus damnis exagitentur, ut uerum colligant robur.' Languent per inertiam saginata nec labore tantum sed motu et ipso sui

    onere deficiunt.

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  • 21

    connatre le bonheur aprs l'preuve. Comme le note encore Aldo Setaioli52, on est loin de

    l'picurisme juvnile de Virgile. Mais est-ce pour autant que l'on peut qualifier le pote de

    stocien ? Nous ne le pensons pas. Ene sait qu'il doit accepter sa mission et met tout en

    uvre pour s'allier la Providence mais il n'agit pas comme un "stocien parfait". Il s'indigne

    de la mort de Rhipe et de celle de Panthus. De mme, au moment o il doit quitter Didon et

    renoncer ainsi son bonheur priv pour accomplir sa mission, il ne se cache pas pour nous

    dire que s'il pouvait vivre sa vie comme il l'entend, il n'aurait pas abandonn sa patrie (IV,

    340-344). Il est rsolument tourn vers le pass et met rgulirement en doute la justice

    divine. Ainsi, au dbut du livre III, il ne se cache pas pour engager la responsabilit des dieux

    dans la ruine de Troie et des Troyens innocents (postquam res Asiae Priamique euertere

    gentem immeritam uisum superis III, 1-2). Vnus elle-mme confirme que ce n'est ni Hlne,

    ni Pris qui ont caus la perte de Troie, mais bien "la rigueur des dieux" (diuom inclementia

    II, 602). Il engagera de mme la responsabilit des dieux dans la mort de son pouse Cruse

    (Quem non incusaui hominum deorumque II, 745). Ene est dchir entre une mission qu'il a

    accepte et qui l'oblige se tourner vers le futur et sa vritable nature qui le pousse regarder

    vers le pass. Ene finira par accepter sa mission, mais ses paroles laissent transparatre qu'il a

    gard son libre arbitre (sed mea uirtus et sancta oracula diuumfatis egere uolentem VIII,

    131-133) mme s'il est clair que cette mission lui a cot trs cher (disce, puer, uirtutem ex

    me uerumque laborem, fortunam ex aliis. XII, 435-436).

    1.1.4 Junon, la fausse ennemie

    Virgile nous montre une Junon foncirement antagoniste et vindicative. Ds les

    premiers vers, le pote demande la Muse de lui rappeler les causes de la colre de la desse.

    Comme protectrice des droits institutionnels ancestraux, elle sopposera des valeurs

    nouvelles et tentera dempcher la fondation dun nouveau centre de gravit. Elle joue

    cependant, un rle essentiel dans la progression dne : dans sa volont de faire avorter

    lentreprise du Troyen, elle lui permettra datteindre les diffrents degrs de son initiation et

    52SETAIOLI, A, op.cit., p.40

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  • 22

    de confirmer quil est le pius Aeneas. Hlnus lengage honorer la desse comme il se doit53

    . Le dieu Tibre dailleurs, ne parlera pas autrement54. Il est noter que cette attitude

    ngativiste nest pas immuable. La desse se rconciliera avec son poux (XII, 791-842) et

    avec les Romains. Ce sont dailleurs les propos de Jupiter lui-mme sa fille55. Junon nest

    pas lennemie, pas plus quun anti fatum. Au contraire, elle permet au hros de se crer et de

    crer son espace dindividuation, pour devenir le proficiens, voyageur qui sveille

    progressivement la sagesse par son cheminement

    1.1.5. Du sommeil l'veil

    Comme l'crivait Y.A. Dauge56, le processus d'veil est un thme essentiel de

    l'nide : lutter contre l'oubli, assurer la vigilance tout instant. Rester veill, c'est prendre

    conscience de soi. Le sommeil, mme s'il est indispensable, obscurcit l'esprit, voile la

    connaissance et rend le sacr impntrable. Snque crit (Ad Lucilium, I, 3), que mme si le

    corps est fatigu, l'esprit doit rester en veil et s'efforcer de contrler les yeux qui se ferment.

    ce propos, il est frappant de constater que le mot gyptien qui dsigne le rve est un driv

    du verbe signifiant veiller ou sveiller . La nuit, ayant perdu le sentiment des choses

    terrestres, le dormeur sveille, par le songe, aux perceptions dun univers diffrent. Le

    sommeil est un intermdiaire indispensable pour recevoir le rve. Le rve peut tre reu

    galement pendant la journe (par exemple lors dune sieste postprandiale : rve du prince

    Thoutmosis sous le sphinx). Le rve est le rveil sur les autres mondes. Il entrouvre la porte

    sur le monde des dieux et des dmons, des tres dsincarns et des morts. Cest une leve de

    barrire entre ces diffrentes catgories. Le voyage du rve peut aussi tre un voyage spatial.

    Cest une vision relle et non pas une production fantasmatique issue de limaginaire. Elle

    entrane ladhsion du sujet comme peuvent ltre dans notre culture les hallucinations dans les

    psychoses. Le dieu a cr les rves pour indiquer la route au dormeur dont les yeux sont dans

    lobscurit. Cette permabilit entre ces mondes a des consquences majeures. Pendant le

    rve, le dormeur essaie de trouver de laide, de rsoudre des problmes ou davoir un aperu

    53 unum illud tibi, nate dea, proque omnibus unum praedicam et repetens iterumque iterumque monebo, Iunonis magnae primum prece numen adora, Iunoni cane uota libens dominamque potentem supplicibus supera donis : III,435-439 54 surge age, nate dea, primisque cadentibus astris Iunoni fer rite preces, iramque minasque supplicibus supera uotis. mihi uictor honorem : VIII,59-61 55 Quin aspera Iuno,quae mare nunc terrasque metu caelumque fatigat, consilia in melius referet, mecumque fovebit Romanos rerum dominos gentemque togatam : I,279-282 56 DAUGE,Y.A., Virgile, Matre de Sagesse, Milan, 1984, p.57

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  • 23

    sur le futur. Le voyage d'Ene, voulu par le Fatum, doit tre aussi un voyage de sa propre

    conscience, un trajet entre "le sommeil et l'veil total" : c'est le chemin parcouru entre sa

    dernire nuit Troie et sa premire nuit en terre promise.

    Comme le souligne Sanja Boskovic57, le rve, fruit de l'esprit humain, se ralise dans

    l'imaginaire tout comme le mythe. D'aprs le professeur et thologien russe, Paul Florensky,

    "le rve est la fois le signe du passage d'une sphre l'autre, et un symbole. () Pour le

    monde cleste, le symbole du terrestre et pour le monde terrestre, le symbole du cleste.58 Le

    rve est "un lieu frontire" entre le monde visible et le monde invisible et "est entirement

    thologique ou symbolique"59.

    Conception antique du rve

    L'tude de la fonction onirique dans l'nide, s'inscrit pleinement, nous semble-t-il,

    dans notre analyse du Fatum stocum car nous pensons que le rve peut tre considr, ici,

    comme un moyen, pour le Fatum, de se faire connatre Ene. Le rve, pour l'antiquit,

    permet au vivant de faire l'exprience du sacr, de "ctoyer le mystre de l'au-del et d'entrer

    provisoirement en lui"60. Il est bon de rappeler les conceptions que les Anciens avaient du

    songe61 et les diffrentes catgories de songes que l'on peut rencontrer dans la littrature62.

    On peut dfinir le rve comme lactivit mentale qui survient au cours du sommeil63.

    Montangero64 dfinit le rve comme un ensemble de reprsentations pendant le sommeil qui

    donne lieu un phnomne dhallucination. Il s'agit en quelque sorte, dans une perspective

    rationaliste, d'une sorte de "chimie hallucinogne". L'antiquit n'a pas cette dfinition du rve.

    Le rve y est, par nature, oraculaire ou prophtique et donc li l'avenir. Elle tend d'ailleurs

    57BOSKOVIC, S., "Le temps et l'espace : de la conscience mythique la conscience phnomnologique", Cahiers du Mimmoc, Universit de Poitiers : publication en ligne, 2006, p.4 58 FLORENSKY, P, La perspective inverse suivie de LIconostase, Lausanne, lAge dHomme, 1992, p. 128. 59 op. cit., p. 129 60 THOMAS, J., "L'imaginaire de l'homme romain. Dualit et complexit", Latomus, 2006, p.95 61 Nous parlerons tantt de rve, tantt de songe sans marquer la moindre diffrence entre les deux termes. propos de Virgile, nous parlerons plus volontiers de songe. 62 Pour cette analyse prliminaire, nous avons lu et synthtis les ouvrages suivants :

    BOUQUET, J., "Le songe dans l'pope latine d'Ennius Claudien", Latomus, 260, 2001, 204 pp.

    THOMAS, J., L'imaginaire de l'homme romain. Dualit et complexit, Latomus, 299, 2006, pp. 95-107 63BLOCH, H. et coll. Le grand dictionnaire de la psychologie. Paris ,1991 64 MONTANGERO, J., Rve et cognition (chap. 1; 4; 5)

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  • 24

    confondre songe et rve. La conception du rve la plus ancienne est celle du rve externe,

    d'origine surnaturelle : la divinit ou l'ombre d'un mort, qui existe alors objectivement dans

    l'espace rend visite l'homme65. Dans ce cas de figure, le songe n'est pas une production du

    rveur qui assiste la vision et reoit un message clair et comprhensible. Selon Kessels66, ce

    type de rve est le seul attest chez Homre, ce qui s'explique sans doute, par la proximit que

    le hros a avec la divinit. Dans l'uvre homrique, le songe est un moyen par lequel un dieu

    ou un mort communique avec les hommes. C'est galement par le songe que la divinit

    donnera ses injonctions au rveur : comme l'crit A.H.M. Kessels67 "the prime function of

    dreams in the homeric epic is to promote the development of the story". Ce qui est en rve est

    considr comme un "phnomne objectif", comme un vnement qui s'est rellement pass.

    Le monde des rves est aussi rel que le monde de la veille mais les personnages qui y

    voluent - ombres ou dieux - ne sont pas soumis aux mmes rgles d'espace et de temps. Chez

    Homre, le rveur reoit la visite de l'o&neiroj qui lui dlivrera son message et qui, selon les

    circonstances, laissera une trace de son passage. Certains de ces rves seront porteurs de sens,

    d'autres pas.

    Une autre conception du songe apparat en Grce la fin du Vme sicle avant Jsus-

    Christ : l'me, libre dans le sommeil de ses liens corporels, produit le songe et peut atteindre

    ainsi la connaissance de l'avenir puisqu'elle est de nature divine68. On trouve, de manire

    certaine, trace de cette nouvelle conception du rve chez Pindare (fg. 116 B) mais c'est

    Xnophon qui l'explicitera (Cyropdie, 8, 7, 21) :

    Songez, poursuivit-il, quil ny a rien dans la nature humaine qui se rapproche plus de la mort que le

    sommeil. Or cest certainement dans le sommeil que lme rvle le mieux son caractre divin ; cest alors

    quelle prvoit lavenir, sans doute parce que cest alors quelle est le mieux libre du corps"69

    la diffrence du songe externe, il n'y a plus, ici, de messager et l'image onirique

    n'existe que dans l'me de celui qui rve. Ce songe est interne, surnaturel et demande

    interprtation : il s'agit d'un songe allgorique tel qu'on le retrouve dans la tragdie grecque :

    ainsi dans les Cophores d'Eschyle (vv. 523-550), le chur rvle Oreste que Clytemnestre,

    toutes les nuits, rve qu'elle a enfant un serpent qu'elle allaite et que du sang se mle son

    65 KESSELS, A.H.M, Studies on the Dream in Greek Literature, Utrecht, 1978, pp. 26-28 66 Op.cit., p.9-34 ; 105 et sqq. 67Op. cit., p.9. 68 On retrouve, ici, l'ide orphico pythagoricienne du -a, reprise et exprime, comme le souligne Jol homas, dans la Politique.

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  • 25

    lait. Oreste lui-mme interprtera le songe et verra dans ce serpent sa propre personne et

    comprendra qu'il tuera sa mre. On peut, enfin, interprter le songe comme "une pure

    production du rveur". Selon J. Frre70, c'est Aristote qui, le premier, fera du rve un

    phnomne entirement naturel. A Rome, c'est Cicron qui soutiendra cette approche raliste

    du rve71. Lucrce aura la mme conception lorsqu'il exposera sa thorie picurienne des

    simulacres (De rerum natura, IV, 962-1036).

    L'pope latine, dans son ensemble, utilisera les songes comme d'ailleurs tout procd

    homrique. C'est la conclusion de l'tude de Wetzel sur le songe dans la posie pique

    grecque et romaine72 : "Artificium somni ab Homero creatum non solum apud epicos poetas

    Graecos semper magni erat momenti, sed etiam omnes Romani poetae epici persaepe somnio

    tot modis descripto in carminibus usi sunt".

    Virgile

    Comme l'crivait Franz de Ruyt73, l'vocation des rves est trs frquente dans

    l'nide : il s'agit d'images vaines qui frappent l'esprit du dormeur plong dans un profond

    sommeil comme en nide, X, 642 ou encore en X, 840. Ils relvent des somnia uana que

    Virgile place dans le feuillage d'un grand orme plant au milieu de la cour d'accs des Enfers

    (nide, VI, 283) et qui figurent au rang des calamits qui accablent l'homme. Il convient de

    bien distinguer ces rves sans signification apparente des nombreuses visions qui sont autant

    de manifestations de divinits ou de dfunts qui apparaissent parce qu'ils ont des rvlations

    faire. Ce n'est pas le terme somnium qui apparat alors, mais bien une priphrase qui situe

    l'apparition quand elle a lieu pendant le sommeil du "voyant" : per somnum ou plus

    frquemment in somnis. Chez Virgile, Jean Bouquet note la prdominance du songe externe.

    Sur les onze songes rpertoris, dix sont externes, ce qui peut en dire long sur le poids de la

    tradition homrique. Mais, nouveau, ne voir dans le songe virgilien qu'une rplique du rve

    homrique reviendrait occulter une dimension qui dpasse l'aspect merveilleux du monde

    dHomre. Il sera important, comme le nuance Jol Thomas, d'apprendre lire le rve, de le

    comprendre au sens tymologique du terme et de voir si Ene lui-mme a eu la capacit

    d'interprter correctement les messages qui lui ont t dlivrs, de comprendre ses propres

    69 Traduction de Pierre CHAMBRY, Paris, Garnier, 1932. 70 FRERE, J., " L'aurore de la science des rves: Aristote", Ktma, 7, 1982, pp.27-37. 71 Dans le De diuinatione (II, chap.67 et sq.), Cicron donne une explication rationnelle du rve et tient pour incomptents les gens qui interprtent les songes. 72 WETZEL, G., Quomodo poetae epici et Graeci et Romani somnia descripserint Berlin, 1931, p.96

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  • 26

    rves. Virgile ne recourt pas linterprtation symbolique des rves qui devait tre connue

    son poque : en effet, le rve occupait une place importante dans la divination romaine. Mais

    sont-ce vraiment des songes ? Car qui dit songes, dit immanquablement sommeil.

    L'apparition dHector, par exemple, est ambigu : Ene est endormi : il le dit trs

    formellement au vers 270 (in somnis) et le confirme encore au vers 302 (excutior somno).

    Mais Hector apparat ante oculos, ce qui pourrait supposer quEne a les yeux ouverts. Le

    rve n'est pas le gardien du sommeil, il est ce qu'il est. Lexpression ante oculos revient

    douze fois dans lnide. Pour neuf occurrences, le sens est sans quivoque : lexpression

    signifie que la scne se passe sous les yeux du ou des protagonistes et quelle est relle. La

    mme expression est utilise dans le contexte qui nous occupe, ainsi quen 3, 150 o Ene

    voit apparatre les Pnates qui lui signifient de gagner lHesprie. Lexpression ante oculos

    est accompagne de lexpression in somnis qui apparat sept fois dans lnide et toujours

    pour dsigner un sommeil propice aux rves ou aux apparitions. Le terme somnus renvoie au

    cadre de la rvlation74. La question pose par Jean Bouquet, quant l'apparition d'Anchise,

    va dans le mme sens : est-ce un songe ou pas ? En effet, Virgile, dans cet pisode, ne

    spcifie nulle part qu'Ene est endormi comme il le prcise chaque description d'un rve.

    Au contraire, Ene est trs soucieux (in curas animo deducitur omnis V, 720).

    Le mme problme se pose avec l'apparition des Pnates au chant III. Le texte est

    assez ambigu et est sujet interprtation. Ene raconte : Nox erat et terris animalia (III,

    147). C'est ce moment que les Pnates se prsentent lui (uisi ante oculos III, 150) alors

    qu'il est plong dans son sommeil (in somnis III, 151). Cependant, il les distingue trs bien

    dans la lumire de la lune qui se rpand par les fentres (plena per insertas fundebat luna

    fenestras III, 152). Jacques Perret relve une ambigut : Ene semble bien endormi. Mais,

    contrairement ce qui est indiqu la suite d'autres apparitions similaires (2.302 ; 4.572,

    8.67), Ene ne s'extirpe pas de son sommeil puisqu'il dit clairement qu'il ne dormait pas (nec

    sopor illud erat : III, 173). En outre, ajoute J. Perret, l'clairage de la lune est bien rel et ne

    peut se concevoir dans un rve. Tout en relevant l'ambigut signale par J. Perret, J.Bouquet

    soutient qu'Ene est endormi et rve : le dormeur peut trs bien voir la lumire clatante de la

    lune dans un rve comme l'a compris Servius : et corpus somno uinci uolunt, mentem uero

    uigilare et meminisse omnium ; ideo etiam dormiens de luna scire potuit. Quant

    73 DE RUYT, F., "Notes de vocabulaire virgilien : somnia et insomnia", Latomus, V, 1946, pp. 245-248 74 CRAMPON, M., "Les caractres formels du songe de pouvoir sous la Rpublique romaine," Pouvoir des hommes, signe des dieux dans la Rome Antique (2002), p 102.

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  • 27

    l'expression du vers 173, elle signifie, compte tenu du sens de sopor, que le sommeil d'Ene

    est lger. Enfin, dernier argument de Bouquet : l'pisode respecte le schma homrique du

    songe.

    Mais revenons l'expression in somnis. Et si Ene tait veill ? En effet, les

    arguments de Bouquet ne nous convainquent pas et l'ambigut releve par J. Perret nous fait

    rflchir. Sopor peut dsigner le simple sommeil (comme en IV, 522) mme s'il peut dsigner

    une force agissante, comme chez Lucrce (IV, 454) ou s'il est divinis (nide, VI, 278

    Consanguineus Leti Sopor). Par ailleurs, Virgile emploie lexpression ante oculos dans des

    pisodes qui n'ont rien de surnaturel (1, 114 ; 2.531 ; 11.311 ; 11.887 ; 12.638) et dont la

    signification est sans quivoque. Dans cette perspective, Ene est un voyant et dans ces

    conditions, la veille et le sommeil importent peu.

    Nous pensons donc qu'il faut parler de visions et d'apparitions. La vision est par

    dfinition une apparition, une forme, un tre, une reprsentation mentale qu'on voit ou qu'on

    croit voir, dont on attribue l'origine des puissances surnaturelles. Par ailleurs, il semble

    bien que les phnomnes lis la vision reclent, pour ltre humain, une valeur symbolique

    trs importante un point tel que la vision est, en quelque sorte, le centre et laxe de la

    connaissance symbolique. Et tous les savoirs qui procdent de cette connaissance privilgient

    limage de lil qui, dans le cas de la vision, introduit ce que lil physique ne saurait

    voir : linvisible. Nous pouvons encore nuancer notre propos en nous rfrant la littrature

    occidentale du Moyen ge. La vision dans ce contexte littraire bien spcifique se dfinit,

    suivant les termes de Sylvie Barnay75 comme "une forme de perception sortant l'homme de

    son environnement immdiat pour le mettre en contact avec le monde de l'au-del."

    L'apparition quant elle, correspond une manifestation sensible du monde divin. Elle

    est envisage comme un mouvement du monde cleste vers le monde terrestre tandis que la

    vision entrane, au contraire, un dplacement du regard du "visionnaire" vers la figure cleste.

    L'extase et le rve, dans les rcits visionnaires, sont les deux moyens privilgis pour mettre

    l'homme en prsence du divin. La vision et l'apparition peuvent tre porteuses d'un message

    destin transmettre au "voyant" une forme de connaissance divine ou alors la

    communication d'une vrit venue d'en haut : on parle alors de rvlation.

    75 BARNAY, S., "Apparition", Dictionnaire critique de l'sotrisme, pp. 119-121.

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  • 28

    Les deux premiers songes de l'nide sont schmatiquement assez semblables et

    proches du schma homrique tel qu'il a t tabli par Kessels76.

    L'ombre de Syche

    Ce qui frappe d'emble la lecture, c'est que c'est Vnus, dguise en chasseresse, qui

    raconte le songe qu'a eu Didon. C'est au cours de son sommeil (in somnis I, 353) que Syche,

    sous la forme d'un Lmure (imago coniugis inhumati pallida II, 353-354) apparat son

    pouse et lui enjoint de quitter sa patrie (suadet celerare fugam patriaque excedere I, 357)

    non sans lui avoir rvl l'accs d'anciens trsors (recludit ueteres thesauros I, 358 ). Didon

    obit et part pour les terres qui verront la naissance de Carthage.

    L'ombre d'Hector

    Ce passage est bien connu et capital dans lnide. Le schma de ce songe est un

    peu diffrent du schma homrique77 : les deux vers qui introduisent le passage ne font

    quindiquer un moment, celui o les dieux, dans leur bienfaisance, distillent pour les mortels

    un premier repos. Cette introduction de Virgile semble en parfaite contradiction avec ce que

    vivent les personnages du pome : le sommeil qui aurait d tre rparateur est en fait le

    dclencheur de la destruction de Troie. En effet, les habitants, au lieu de sendormir, auraient

    d veiller pour viter la surprise. Ce "don des dieux" causera la perte des Troyens.

    Les paroles dEne sont tranges : il semblerait quil sexprime comme sil ignorait le

    sort dHector, croyant que celui-ci, aprs une longue absence, revenait Troie dans un tat

    pouvantable. Or Ene ne peut ignorer la mort dHector. En outre, aux vers 272 et 273, il fait

    nettement allusion la conduite honteuse dAchille, tirant le corps dHector derrire son char.

    Hector ne rpond pas aux questions dEne qui lui paraissent sans doute vaines. Le temps

    presse. Hector en vient donc la rvlation de son message qui est clair : Ene doit quitter sa

    fonction de guerrier pour s'investir dans une mission religieuse identifie son propre destin.

    On a assez donn pour Troie (Sat patriae Priamoque datum II, 291), Ene doit maintenant

    trouver des murs pour les Pnates troyennes (Sacra commendat Troia Penatis II, 293). C'est

    dsormais son destin et il doit l'accepter (hos cape fatorum comites II, 294). En outre, il est

    fils de desse (nate dea II, 289), ce qui, comme le remarque juste titre Jean Bouquet, le

    prdispose cette mission.

    76 A.H.M. Kessels (Studies, p.93) distingue quatre tapes : les circonstances du rve, l'arrive de l'image onirique, le discours de l'apparition, le dpart de l'apparition et le rveil du dormeur.

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  • 29

    Ces deux premiers songes font donc apparatre deux ombres et leurs rvlations

    aboutiront, plus ou moins long terme, la fondation de Carthage et de Rome. Nous ne

    partageons pas entirement l'avis de J. Bouquet quand il dit que ces deux premiers songes

    dressent Carthage et Rome l'une face l'autre, mais plutt l'une pour l'autre. En effet, au

    moment o Vnus conte le songe de Didon Ene, la fondation de Carthage est dj bien

    avance alors qu'on est encore trs loin de celle de Rome. Et la similitude entre les deux

    songes corrobore ce que nous avons dit au point ci-dessus.

    L'ombre de Crse

    L'apparition de Crse Ene est un moment fort dans l'nide non seulement parce

    qu'Ene comprend qu'il a perdu son pouse, mais surtout parce que Crse montre son

    poux qu'elle accepte son destin et qu'il doit en faire autant. Comme le dit trs justement Aldo

    Setaioli78, Crse est la mtaphore du conflit entre le pass et le futur. Mais son ombre est

    providentielle pour Ene et les mots qu'elle utilise sont sans quivoque : elle ne fait plus partie

    de son destin (nec fas te portare hinc Creusam II, 776) et en se retirant, elle lui annonce son

    avenir : un voyage difficile, un royaume en Hsprie et une pouse. Elle a compris le plan

    divin alors qu'Ene ne le voit pas ou ne veut pas le voir, englu dans son pass, rfractaire au

    changement se refusant un avenir qui ne soit pas troyen.

    Les messages d'Hector et de Crse seront confirms par Vnus qui signifiera son

    fils que les dieux ont voulu la perte de Troie et qu'il doit fuir (Eripe, nate, fugam finemque

    impone labori II, 619). Pour ce faire, elle dissipe la brume qui l'empche de discerner la ralit.

    Il s'agit bien l, avec ses trois premires apparitions, du premier veil d'Ene ; il semble

    cependant vident qu'une seule vision ne peut suffire. Pourtant, Vnus termine par ces

    propos :

    Nusquam abero et tutum patrio te limine sistam (II, 620) Comme le fait remarquer Jacques Perret79, ces mots de la desse sont " double entente" :

    Ene sera ramen jusqu' sa demeure o les attendent son pre et les siens, mais galement

    sur la terre de ses anctres, en Italie, au pays de Dardanus, ce qui suppose, pour Ene ds le

    dpart, des risques encourir, une "plonge vers l'inconnu"80. Ene quitte donc Troie investi

    77 BOUQUET, J.,"Le songe dans lpope latine dEnnius Claudien", Latomus, vol .260 78 SETAIOLI, A, op.cit., p.43 79 PERRET, J., Virgile, nide (livres I IV), Paris, p.166 80CASTELLANI, M.M., "Le voyage dans l'autre mondedans Le voyage de Saint-Brandan", Uranie ,4, Lille, p.120

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  • 30

    d'une triple mission qui correspond aux fonctions tripartites indo-europennes : maintenir sa

    relation aux dieux, agir en hros dans les combats et assurer la survie de sa race81.

    L'ombre d'Anchise

    Aprs l'incendie des vaisseaux, Ene est dsempar. Mme l'avis de Nauts ne le

    convainc pas de quitter la Sicile. C'est ce moment que l'ombre d'Anchise apparat : elle lui

    rvle qu'elle agit sur l'ordre de Jupiter (Iouis imperio V, 726) et que le hros doit se rendre en

    Italie (defer in Italiam V, 730) avec les meilleurs de ses compagnons. Il rencontrera l une

    race dure qu'il devra soumettre par les armes (gens duradebellanda tibi est V, 731). Mais

    l'issue sera heureuse puisqu'un royaume et une descendance lui seront donns (V, 737).

    Nous partageons l'avis de Jean Bouquet : cette apparition est capitale puisqu'elle

    signifie la fin des errances pour Ene et l'assurance d'enfin pouvoir s'installer sur la terre

    promise. Mais ces paroles de l'ombre d'Anchise rvlent bien, nous semble-t-il, le caractre

    "impntrable" du Fatum : Ene a t choisi alors que d'autres, qui prsentaient des qualits

    d'me tout aussi respectables, sont morts. De mme, certains Troyens resteront en Sicile.

    Seuls les "lecti iuuenes", les "fortissima corda" auront le privilge de gagner la terre promise

    avec Ene. Comme le dit Aldo Setaioli, le mal, dans son acception globale, fait partie des

    projets du Fatum et l'homme n'a d'autre choix que de se plier la volont de Jupiter, mme s'il

    reste libre de douter ou d'tre sourd l'ordre divin.

    L'apparition des Pnates

    L'apparition des Pnates marque un tournant dans la progression d'Ene sur le chemin

    symbolique de l'veil. Les Pnates rappellent tout d'abord les liens qui les unissent Ene,

    comme le montre, lvidence, le jeu des pronoms personnels82. Fortes de l'autorit

    d'Apollon, elles vont annoncer clairement Ene que l'Hesprie est bien la terre que lui a

    rserve le Fatum (Est locus, Hesperiamhae nobis propriae sedes III, 163-171). Il s'agit

    bien d'une apparition telle quelle vient dtre dfinie. De plus, comme piphanie divine, elles

    81 THOMAS J.,"pope et initiation Le sens du voyage et le "tissage" de l'espace-temps du hros dans l'nide", Cahiers de l'universit de Perpignan, 5, 1988, p.38 82 Jean Bouquet relve d'ailleurs un rapprochement constant entre la 1re et la 2e personne (op.cit., p.38)

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  • 31

    font savoir Ene la volont de Jupiter (Dictaea negat tibi Iuppiter arua III, 171), garant du

    Fatum. Cette rvlation marque un changement pour Ene dans son passage du sommeil

    l'veil. Les termes traduisent bien cet tat : l'apparition des divinits, il est frapp de stupeur

    (attonitus III, 172) et effray (gelidus toto manabat corpore sudor III, 175) mais au terme de

    l'pisode, il prie, fait une offrande et part, tout joyeux, raconter son pre tout ce qu'il a vu et

    entendu (ad caelummunera libolaetusAnchisen pando III, 177-179). Crse avait dj

    annonc Ene que sa terre d'exil tait l'Hesprie et Anchise rappellera que Cassandre, elle

    aussi, avait prdit l'exil des Troyens en Italie. ce propos, Jacques Perret83 remarque que "ce

    qui est connu par voie de rvlation surnaturelle n'est pas toujours lumire immdiate". Jean

    Bouquet prcise : la premire annonce est faite par Crse qui apparat Ene, boulevers par

    la destruction de sa ville et la perte de son pouse, la deuxime par Cassandre, condamne par

    Apollon ne jamais tre crue ni mme coute. Il faut donc l'autorit des Pnates, la clart de

    leur message et les ordres qu'elles donnent pour qu'Ene poursuive son chemin.

    L'apparition de Mercure

    Les apparitions de Mercure sont essentielles : ce sont l, les dernires piphanies

    divines oraculaires avant l'arrive en terre ausonienne. Mercure est mandat par Jupiter,

    garant du Fatum, pour rappeler Ene l'ordre. Les mots du roi des dieux sont sans quivoque

    et celles du Messager sont sans concession. Cette premire apparition divine n'apporte pas

    l'effet escompt ; il en faut une seconde, nocturne cette fois. Ene est, ici, clairement endormi

    (Aeneas carpebat somnos IV, 555). Mercure oppose son apparente insouciance la furie de

    Didon (irarum concitat aestus IV, 564) et lui ordonne de partir. Ene s'excute, terrifi

    (exterritus IV, 571), dans une hte la mesure de la violence des propos de Mercure.

    Cette apparition marque un moment crucial du cheminement d'Ene. Elle n'a pas la

    mme porte que les autres, car elle n'apprend rien qu'Ene ne sache dj, mais elle l'oblige

    tirer un trait sur un pass rvolu et envisager un avenir long et glorieux. D'une certaine

    faon, Mercure extrait Ene de sa conscience passive et inerte pour l'veiller la pleine

    conscience de ce qu'il est (natus dea comme le rappelle chaque apparition) et de ce que le

    Fatum attend de lui. Il doit couper les amarres de la lthargie (IV, 579-580). Et, c'est ce qu'il

    fait en hros pique.

    83 nide, p.21 n.5, p.172 notes 3,7

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    Falsa Insomnia

    Il est deux portes du Sommeil : lune, dit-on, est de corne, par o une issue facile est

    donne aux ombres vritables ; lautre, d'un art achev, resplendit dun ivoire blouissant,

    cest par l cependant que les Mnes envoient vers le ciel l'illusion des songes de la nuit.

    Parlant ainsi, Anchise y accompagne alors son fils et la Sibylle et il les fait sortir par la porte

    divoire. (Traduction Jacques Perret)84. C'est ainsi que se termine le chant VI.

    Ce texte a nourri de nombreux dbats et nous nous devons, avant d'mettre notre

    propre interprtation, d'envisager les diffrentes rflexions faites propos de cet pisode, qui

    sont clairantes pour notre tude. Quand on lit ce passage du livre VI, on ne peut sempcher,

    bien videmment, de penser au passage homrique sur la porte des songes85. Les portes du

    sommeil y sont dcrites par Pnlope : les songes sortent par deux portes, l'une de corne et

    l'autre d'ivoire; ceux qui sortent par la porte d'ivoire n'apportent aux mortels que de

    trompeuses rvlations tandis que ceux qui sortent par la porte de corne sont porteurs de

    vrit. Mais il serait, notre avis, trop rducteur, de faire de Virgile un ple copieur

    dHomre. Jol Thomas lavait dj fait remarquer86 : les vers de Virgile nont pas la mme

    signification que les vers de lOdysse (XIX, 562-567) o les songes trompeurs passent par la

    porte divoire et les songes vridiques par la porte de corne. Or Virgile fait sortir Ene par la

    porte divoire. Linversion volontaire qu'il fait lui permet dattirer lattention du lecteur.

    D'abord, nous semble-t-il, pour faire taire l'opinion selon laquelle l'auteur romain copie son

    homologue grec. Dans un trs bel article propos de l'imitation et de la cration dans

    l'criture potique87, Jol Thomas nuance, car on a peut-tre vite tendance prendre les

    Romains pour de simples imitateurs des Grecs. En ralit, ils prolongent leur uvre cratrice

    qui trouve ainsi, dans le sol latin, une deuxime naissance. Ensuite, cette inversion volontaire

    dmontre, dans le chef des potes no-alexandrins, une volont de sortir des schmas tant de

    l'pope classique que de la posie bucolique. Virgile, pour ne citer que lui, tisse le fil grec

    pour en faire, en quelque sorte une toile latine sur une trame initiatique dont la catabase est un

    exemple.

    84 Sunt geminae Somni portae quarum altera fertur cornea, qua ueris facilis datur exitus umbris, altera candenti perfecta nitens elephanto, sed falsa ad caelum mittunt insomnia Manes. his ibi tum natum Anchises unaque Sibyllam prosequitur dictis portaque emittit eburna, ille uiam secat ad nauis sociosque reuisit. 85 Homre, Odysse, 19,562-569 86 Lcole des lettres, II, n 4,1995-1996, pp. 58-59 87THOMAS, J., "Imitation et cration dans l'criture potique de l'antiquit ", Actas, Colquio Mythos,pp. 107-117

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    Mais nous ne pouvons, bien entendu, nous contenter de l'explication selon laquelle

    Virgile aurait "commis" une inversion, simplement pouss par le dsir de briser l'imitation

    homrique. Si l'on suit le raisonnement d'E. Norden88, Ene sort par la porte d'ivoire parce

    qu'il n'est pas encore minuit, moment o les vraies visions arrivent du monde souterrain. Il est

    vrai que l'on retrouve cette croyance au temps de Virgile. Pensons Horace qui voit Quirinus

    en songe post mediam noctem cum somnia uera (Satires, X, 33) ou encore Ovide qui crit

    que Hero s'endort au moment o somnia quo cerni tempore vera solent. (Hrodes, XIX,

    195). Mais cette allusion l'heure des songes rels chez Horace et chez Ovide ne signifie pas

    que Virgile en avait connaissance. Par ailleurs, le pote ne fait aucune allusion temporelle

    dans la catabase d'Ene. Nous pensons qu'au vu de l'importance de la sortie d'Ene, s'il y avait

    eu dans l'esprit de Virgile une allusion l'heure de sortie, elle aurait t clairement signifie.

    Le point de vue de Norden est d'ailleurs gnralement rejet par la critique actuelle, et juste

    titre, nous semble-t-il. L'hypothse d'Austin est tout aussi indfendable : Ene, n'tant pas une

    ombre vritable, ne peut sortir que par la porte des songes trompeurs ("Anchises...cannot send

    his living visitants out through the Gate of Horn, since they are not uerae umbrae. The Gate

    of Ivory was his only choice")89. L'objection apporte par R.J. Tarrant90 peut paratre

    pertinente : Ene n'est pas plus un falsum insomnium qu'il n'est une uera umbra. Il n'est donc

    pas plus indiqu pour lui d'utiliser une porte plutt que l'autre, d'autant que c'est Virgile qui a

    assign le rle des portes. Rappelons que l'usage des portes du sommeil pour les vivants

    comme moyen, pour eux, de sortir des Enfers semble tre propre Virgile : ni Homre, ne

    parlant d'Ulysse, ni Ovide, en parlant d'Orphe, ne spcifient que les hros sont sortis par les

    portes du sommeil. ce propos, N. Reed note qu'Ene et la Sibylle quittent les Enfers par la

    porte d'ivoire parce qu'ils sont de "fausses ombres", qu'ils ne sont pas de vritables rsidents

    des Enfers91. L'objection majeure cette analyse rside dans le vocabulaire : le texte parle de

    falsa insomnia et non de falsae umbrae. Nous nous permettrons d'tayer cette objection ci-

    aprs, ds que nous envisagerons l'tude lexicale du passage. Une des interprtations possibles

    a t rcemment faite par B. Otis et J. Perret92 : Virgile pourrait suggrer que toute la

    descente soit, en ralit, le songe dEne. Ce songe, comme rvlation de la Vrit essentielle,

    est bien vridique, mais Ene, en tant quhomme qui a pntr dans un monde qui ne lui est

    88NORDEN, E., P.Vergilius Maro Aeneis buch VI, 7 d., 1916 rimpr., Stuttgart, 1981. 89 AUSTIN, R.G., P.Vergilius Maro "Aeneidos" liber sextus, Oxford, 1977, p. 276 90 TARRANT, R.J., "Aeneas and the Gates of Sleep", Classical Philology, 77,1982,p.52 91 REED, N., "The Gates of Sleep in Aeneid VI", Classical Quartaly, 23,2,1973, pp.311-315

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    pas autoris, nest pas sa place. Il doit revenir dans son monde tout en retenant ce quil

    pourra de cet clat surnaturel. Cest donc pour cette raison quAnchise le fait sortir par la

    porte divoire. Nous partageons les objections de Tarrant : Virgile prend toujours la peine de

    clairement signifier au lecteur qu'une vision ou un songe frappe Ene. Enfin, la sortie d'Ene

    par la porte des falsa somnia aurait pu se heurter la vision glorieuse de l'histoire de Rome

    qu'Anchise donne son fils.

    La rflexion d'A. Kirsopp93 est assez originale et nous avons dcid de la dtailler, car

    elle aidera, plus que les autres, tablir notre propre interprtation. Anchise, comme on le

    sait, offre Ene la vision de ce que sera la race latine depuis Silvius jusqu'au jeune

    Marcellus. Ces paroles, tenues propos de la race glorieuse descendant d'Ene, devraient

    susciter quelque raction de la part d'Ene. Apparemment, il n'en est rien. Sa premire

    raction, quand il rencontre son pre, est de l'embrasser (697-698). Ensuite, quand il aperoit

    les esprits prs du Lth, il demande Anchise qui ils sont. la rponse de ce dernier qui lui

    dit qu'ils attendent de renatre, qu'ils sont ses futurs descendants et que c'est pour cette raison

    qu'il sera heureux d'avoir trouv l'Italie, Ene ne marque aucune curiosit leur propos. Il se

    contente de dsapprouver le fait que ces "mes" aient quitter les Champs lyse pour

    reprendre une vie "corporelle" (Quelle lucis dira cupido ?). Pendant l'explication d'Anchise

    sur la purification des mes et la renaissance, Ene ne dit plus un mot jusqu' ce qu'il demande

    son pre qui est le jeune homme dont la tte est entoure d'une nuit noire, une question qui

    voque la complainte d'Anchise propose de la mort de Marcellus, conclusion de son

    discours. La seule indication qu'Ene a t impressionn par ce qu'il a entendu et vu, est

    donne par Virgile lui-mme quand il nous dit qu'Anchise a "enflamm" son esprit avec

    l'amour de la gloire venir (incenditque animum famae uenientis amore 889). Ce

    commentaire est tonnant, puisque nulle part ailleurs dans l'nide, le hros ne montre

    quelque dsir de gloire ou de renomme94. Plus tonnant : aucun moment, aprs son retour

    au pays des vivants, Ene ne semble se remmorer ce que son pre lui a rvl. Jamais il ne

    fait mention ses compagnons de ce qu'il a vu et, plus surprenant peut-tre, il n'en parle pas

    Ascagne, ce qui, sans doute, l'aurait encourag dans ces preuves. Il ne fait jamais mention de

    Rome et par ailleurs personne, si ce n'est Anchise, ne lui parle de la Ville. Pour la plupart des

    92 A ce propos, voir Jol Thomas, Lcole des lettres, II, n 4,1995-1996, pp. 58-59 93 KIRSOPP MICHELS, A., "The insomnium of Aeneas", The ClassicalQuarterly, 31, 1, 1981, pp. 140-146 94 Comme le note Agns Kirsopp-Michels, les termes gloria et laus ne sont en lien avec Ene que quand il n'est pas concern par eux.

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