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L’analphabète qui savait compter - ekladata.comekladata.com/-wvc7mjDVSfeLnDeWHzlg_ZUNyk/L... · temps de remplacer l’analphabète du secteur B. Une collation particulièrement

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DU MÊME AUTEURCHEZ LE MÊME ÉDITEUR

Le Vieux qui ne voulait pas fêter sonanniversaire

Jonas Jonasson

L’ANALPHABÈTEQUI SAVAITCOMPTER

RomanTraduit du suédois par Carine Bruy

Statistiquement, la probabilitéqu’une analphabète née dans lesannées 1960 à Soweto grandisse etse retrouve un jour enfermée dansun camion de pommes de terre encompagnie du roi de Suède et de sonPremier ministre est d’une surquarante-cinq milliards six centsoixante-six millions deux centdouze mille huit cent dix.

Selon les calculs de laditeanalphabète.

PREMIÈRE PARTIE

« Ladifférence

entre la bêtiseet le génie,

c’est que legénie a seslimites. »Anonyme

1

Où il est question d’une filledans une cabane et d’un

homme qui, une fois mort,l’en fit sortir

D’une certaine manière, lesvideurs de latrines du plus grandghetto d’Afrique du Sud étaient bienlotis. Après tout, ils avaient dutravail et un toit au-dessus de latête.

Néanmoins, statistiquement, ilsn’avaient aucun avenir. La plupart

succomberaient jeunes à latuberculose, à une pneumonie, auxdiarrhées, à la drogue, à l’alcool ouà une combinaison de l’ensemble.Quelques rares spécimens auraientle privilège de fêter leurs cinquanteans, ce qui était le cas du chef dubureau des latrines de Soweto,même s’il était usé par le travail etmalade. Il avalait bien tropd’antalgiques avec bien trop debière bien trop tôt le matin. Enconséquence, il se montra un jourquelque peu véhément à l’égardd’un représentant envoyé par les

services sanitaires de la communede Johannesburg. Un moricaud quiosait hausser le ton ! L’affaireremonta jusqu’aux oreilles du chefde service qui, lors de la collationmatinale avec ses collaborateurs lelendemain, annonça qu’il étaittemps de remplacer l’analphabètedu secteur B.

Une collation particulièrementagréable d’ailleurs, puisqu’on yavait mangé du gâteau poursouhaiter la bienvenue à un nouvelagent sanitaire : Piet du Toit, qui, à

vingt-trois ans, venait d’êtreembauché pour son premier travail.

Ce fut lui qu’on chargea de réglerle problème de Soweto, car c’étaitainsi qu’on fonctionnait dans cettecommune : on attribuait lesanalphabètes aux bleus afin qu’ilss’endurcissent.

Personne ne savait si tous lesvideurs de latrines de Sowetoétaient effectivement analphabètes,mais on les nommait ainsi.Désormais, mieux valait éviterd’appeler un nègre un nègre. Detoute façon, aucun n’était allé à

l’école, ils vivaient tous dans destaudis et avaient le plus grand mal àcomprendre ce qu’on leur disait.

Piet du Toit se sentait mal à l’aise.C’était sa première visite chez lessauvages. Pour plus de sécurité, sonmarchand d’art de père lui avaitfourni un garde du corps.

Le gamin de vingt-trois ans entradans le bureau des latrines et ne puts’empêcher de lâcher une remarqueirritée sur l’odeur. Là était assis le

chef des latrines, celui qui allaitdevoir partir. Et, à côté de lui, unepetite fille qui, à la stupéfaction dePiet, ouvrit la bouche et réponditque la merde avait en effet lafâcheuse propriété de puer.

L’agent sanitaire se demandal’espace d’une seconde si la gaminese moquait de lui, mais ce n’étaitpas envisageable. Il laissa tomber etalla droit au but. Il expliqua au chefdes latrines qu’il ne pouvait plusgarder son travail, car il en avaitété décidé ainsi en haut lieu, maisqu’il percevrait trois mois de salaire

si, au cours de la semaine suivante,il lui présentait trois candidats pourle poste qui venait de se libérer.

— Est-ce que je peux redevenirsimple videur de latrines pourgagner un peu d’argent ? demandale chef tout juste viré.

— Non, répondit Piet du Toit.Vous ne le pouvez pas.

Une semaine plus tard, l’agent duToit et son garde du corps étaient deretour. Le chef remercié était à sonbureau, très certainement pour la

dernière fois. La même fillette setenait à côté de lui.

— Où sont vos trois candidats ?s’enquit l’agent.

Le chef remercié s’excusa que deuxd’entre eux ne puissent êtreprésents. L’un avait eu la gorgetranchée la veille, lors d’unebagarre au couteau, et nul ne savaitoù était passé le deuxième. Peut-êtreavait-il fait une rechute.

Piet du Toit ne voulait pas savoirde quel genre de rechute il

retournait. En revanche, il voulaitquitter ces lieux au plus vite.

— Et qui est votre troisièmecandidat ? demanda-t-il avec colère.

— Eh bien, la fille à côté de moi.Cela fait déjà quelques annéesqu’elle m’aide. Je dois dire qu’elletravaille bien.

— Mais, bon Dieu, je ne peuxquand même pas nommer chef deslatrines une gamine de douze ans !s’exclama Piet du Toit.

— Quatorze, intervint la fille. Etj’ai neuf ans d’expérience.

La puanteur s’infiltrait dans lebureau et Piet du Toit craignaitqu’elle n’imprègne son costume.

— As-tu déjà commencé à tedroguer ?

— Non, répondit l’intéressée.

— Es-tu enceinte ?

— Non.

L’agent sanitaire resta silencieuxquelques secondes. Il était hors dequestion de remettre les pieds iciplus souvent que nécessaire.

— Comment t’appelles-tu ?

— Nombeko.

— Nombeko comment ?

— Mayeki, je crois.

Doux Jésus, ils ne connaissaientmême pas leur nom de famille !

— Dans ce cas, le poste est à toi,si tu arrives à rester sobre.

— J’y arriverai.

— Bien.

Puis l’agent se tourna vers le cheflimogé.

— Nous avions dit trois mois de

— Nous avions dit trois mois desalaire en échange de troiscandidats, donc, un seul mois carune seule candidate, auquel jesoustrais un mois de salaire pouravoir été incapable de dénicherautre chose qu’une gamine de douzeans.

— Quatorze, le corrigeal’intéressée.

Piet du Toit s’en alla sans lessaluer, le garde du corps deux pasderrière lui.

La fille qui venait de devenir le

La fille qui venait de devenir lechef de son chef le remercia de sonaide et l’embaucha sur-le-champcomme bras droit.

— Et Piet du Toit alors ? s’inquiétason ancien chef.

— Nous changerons simplementton nom. Je suis sûre que le préposéest incapable de faire la différenceentre deux nègres, répliqua lagamine de quatorze ans qui enparaissait douze.

Le nouveau chef des latrines dusecteur B de Soweto n’avait jamaispu aller à l’école. Cela était dû aufait que sa mère avait eu d’autrespriorités, mais aussi parce queNombeko avait eu la malchance denaître en Afrique du Sud, qui plusest au début des années 1960,époque où les dirigeants politiquesconsidéraient que les enfants commeNombeko ne comptaient pas. LePremier ministre d’alors s’étaitrendu célèbre avec une questionrhétorique : pourquoi les bronzésdevraient-ils aller à l’école alors

qu’ils n’étaient de toute façon bonsqu’à porter du bois et de l’eau ?

En l’occurrence, il se trompait,puisque Nombeko ne portait ni boisni eau, mais de la merde. Pourautant, rien ne laissait penser quecette gamine fluette allait grandir etfréquenter des rois et des présidents.Ou terrifier des nations. Ouinfluencer l’évolution du monde auplus haut point.

Si elle n’avait pas été ce qu’elleétait.

Mais elle l’était.

Entre autres choses, c’était uneenfant travailleuse. Dès l’âge decinq ans, elle portait des tonneauxd’excréments aussi grands qu’elle.Son travail de videuse de latrines luipermettait tout juste de gagnerl’argent dont sa mère avait besoinpour l’envoyer acheter sa bouteillede solvant quotidienne. QuandNombeko revenait de mission, ellela gratifiait d’un « Merci, ma chèrefille », dévissait le bouchon etentreprenait d’anesthésier l’infiniesouffrance de ne pouvoir leurassurer un avenir. Le dernier

contact entre Nombeko et son paparemontait à environ vingt minutesaprès sa conception.

A mesure que Nombekograndissait, elle vidait davantage detonneaux, et son salaire se mit àcouvrir d’autres besoins que lesolvant. Sa mère put donc complétersa médication journalière avec descachets et de l’alcool. Sa fille, qui serendait compte que cela ne pouvaitpas continuer ainsi, expliqua à samère qu’elle devait choisir entre lesevrage et la mort.

Sa mère acquiesça ; elle avait

Sa mère acquiesça ; elle avaitcompris.

Il y eut foule à ses funérailles. Ence temps-là, de nombreux habitantsde Soweto se consacraientprincipalement à deux activités : sesuicider à petit feu et rendre undernier hommage à ceux quivenaient de réussir. Nombeko avaitdix ans quand sa mère décéda et,comme indiqué plus haut, il n’yavait pas de père à portée de main.La fille envisagea de reprendre là oùsa mère s’était arrêtée et de seconstruire un bouclier chimique

permanent contre la réalité.Néanmoins, lorsqu’elle perçut sonpremier salaire après l’enterrement,elle préféra acheter à manger.Quand sa faim fut apaisée, elleregarda autour d’elle et se demanda: Qu’est-ce que je fais là ?

Au même moment, elle compritqu’elle n’avait pas d’autre choixdans l’immédiat. Les analphabètesde dix ans n’étaient pas trèsdemandés sur le marché du travailsud-africain. Pas demandés du toutd’ailleurs. Et, dans cette partie de

Soweto, il n’y avait carrément pasde marché du travail.

Cependant, vider ses intestins estune nécessité pour tous, y comprisles spécimens humains les pluspitoyables sur la Terre, et Nombekoavait donc un moyen de gagner unpeu d’argent. De surcroît, à présentque sa mère était morte et enterrée,elle pouvait garder sa paye.

Dès l’âge de cinq ans, afin de tuerle temps quand elle se coltinait les

tonneaux, elle avait commencé à lescompter :

— Un, deux, trois, quatre, cinq…

En grandissant, Nombeko avaitcomplexifié l’exercice afin qu’ildemeure stimulant :

— Quinze tonneaux par troistournées par sept, moins un quireste où il est, parce qu’il est tropplein… Cela fait… trois centquatorze.

Hormis sa bouteille de solvant, lamère de Nombeko ne prêtait pasattention à grand-chose autour

d’elle, mais elle avait quand mêmeremarqué les capacités de sa fille àadditionner et soustraire. Durant ladernière année de sa vie, elle avaitdonc pris l’habitude d’appelerNombeko chaque fois qu’il fallaitpartager un arrivage de comprimésdivers et variés entre les occupantsdes taudis alentour. Une bouteille desolvant n’est jamais qu’une bouteillede solvant. En revanche, lorsqu’ils’agit de répartir cinquante, cent,deux cent cinquante ou cinq centsmilligrammes en fonction desappétits et des moyens financiers de

chacun, il importe de pouvoirprocéder à la division selon desprincipes mathématiques. Ce quiétait dans les cordes de la gamine dedix ans. Et pas qu’un peu.

Exemple : un jour, elle se trouvaen présence de son supérieurhiérarchique direct alors qu’ils’escrimait à établir le récapitulatifmensuel des quantités de tonneauxcharriés et du poids total traité.

— Quatre-vingt-quinze fois quatre-vingt-douze donc, marmonna-t-il.Où est la calculatrice ?

— Huit mille sept cent quarante,annonça Nombeko.

— Aide-moi plutôt à chercher,petite.

— Huit mille sept cent quarante,répéta Nombeko.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Quatre-vingt-quinze fois quatre-vingt-douze, ça fait huit mille septcen…

— Et comment le sais-tu ?

— Eh bien, je me dis que quatre-vingt-quinze, c’est cent moins cinq,

et que quatre-vingt-douze, c’est centmoins huit. Inversés et soustraits, lesdeux font quatre-vingt-sept. Et cinqfois huit, ça fait bien quarante.Quatre-vingt-sept quarante, donchuit mille sept cent quarante.

— D’où sors-tu cette méthode decalcul ? s’enquit son chef, médusé.

— Je ne sais pas, réponditNombeko. Est-ce qu’on peut seremettre au travail maintenant ?

A partir de ce jour-là, elle futpromue assistante du chef.

L’analphabète qui savait compter

L’analphabète qui savait compteréprouvait une frustrationgrandissante de ne pas comprendrece que les éminences deJohannesburg racontaient dansl’avalanche de décrets quiatterrissaient sur le bureau de sonchef. Lui aussi rencontrait desdifficultés avec l’écrit. Ne maîtrisantpas l’afrikaans, il déchiffraitlaborieusement chaque texte à l’aided’un dictionnaire bilingue anglais,afin d’appréhender au moins cegalimatias dans une langueaccessible.

« Que veulent-ils, cette fois-ci ?demandait parfois Nombeko.

— Que nous remplissions mieuxles sacs, répondait le chef. Enfin, jecrois. Ou bien ils envisagent defermer l’une des unités sanitaires.Ce n’est pas très clair. »

Le chef soupirait. Son assistantene pouvait pas l’aider, elle soupiraitdonc, elle aussi.

Par chance, il se trouva queNombeko, alors âgée de treize ans,fut importunée par un vieuxlibidineux dans les douches du

vestiaire des videurs de latrines.Avant que l’individu ait eu le tempsd’arriver à ses fins, la gamine leramena à de meilleures pensées enlui plantant une paire de ciseauxdans la cuisse.

Le lendemain, elle alla le trouverde l’autre côté de la rangée delatrines du secteur B. Il était assissur un siège de camping, la cuissebandée, devant son taudis peint envert. Sur les genoux, il avait… deslivres.

— Qu’est-ce que tu veux ? luidemanda-t-il.

— Je crois que j’ai oublié mesciseaux dans ta cuisse, monsieur,hier, et je voudrais les récupérer.

— Je les ai jetés.

— Dans ce cas, tu m’en dois unepaire. Comment se fait-il que tusaches lire ?

Le libidineux s’appelait Thabo etavait perdu la moitié de ses dents.Sa cuisse était très douloureuse et iln’avait pas envie de discuter avecune gamine enragée. Néanmoins,

c’était la première fois depuis sonarrivée à Soweto que quelqu’uns’intéressait à ses livres. Sa cabaneen était pleine, ce qui lui avait valule surnom de Thabo le Fou. Et ilpercevait plus d’envie que de dédaindans le ton de la fillette campéedevant lui. Peut-être pourrait-il entirer avantage ?

— Si tu te montrais un peu pluscoopérative au lieu de te montrer siviolente, tonton Thabo accepteraitpeut-être de te raconter son histoire.Il pourrait peut-être mêmet’apprendre comment interpréter les

lettres et les mots. Si tu te montraisun peu coopérative…

Nombeko n’envisageait pas uneseconde de se montrer pluscoopérative que la veille, dans lesdouches. Elle lui répondit doncqu’elle possédait une autre paire deciseaux et qu’elle aimerait lesconserver plutôt que de les planterdans l’autre cuisse de tonton Thabo.En revanche, si tonton se maîtrisait– et lui apprenait à lire –, sadeuxième jambe garderait toute samobilité.

Thabo eut un doute : cette fille

Thabo eut un doute : cette fillevenait-elle de le menacer ?

Cela ne se voyait pas, mais Thaboétait fortuné.

Il était né sous une bâche sur lesquais de Port Elizabeth dans laprovince du Cap-Oriental. Alorsqu’il était âgé de six ans, la policeétait venue chercher sa mère et nel’avait jamais ramenée. Son pèreavait estimé que le garçon étaitassez vieux pour se débrouiller seul,même si lui avait du mal à le faire.

« Prends bien soin de toi », avait-ildit en guise de tout conseil de vieavant de lui taper sur l’épaule et departir pour Durban, où il fut abattulors d’un hold-up mal préparé.

Le gamin de six ans survivait envolant ce qui lui tombait sous lamain au port et on pouvaitprésumer que dans le meilleur descas il grandirait, serait arrêté, puisemprisonné, ou abattu à l’instar deses parents.

Dans le ghetto vivait depuisplusieurs années un marin espagnol,cuisinier et poète, qui avait un jour

été jeté par-dessus bord par douzematelots affamés qui affirmaientqu’on avait besoin de nourriturepour le déjeuner, et non de sonnets.L’Espagnol avait regagné la terreferme à la nage. Il s’y était dénichéune cabane, et depuis vivotait enrespirant des poèmes. Quand sa vuecommença à décliner, il se hâta decapturer le jeune Thabo et de luiimposer l’art de la lecture enéchange d’un morceau de pain.Ensuite, le garçon eut droit à uneration supplémentaire à conditionde lire à haute voix – le vieillard,

une fois aveugle, était devenu àmoitié sénile. Il ne mangeait riend’autre que du Pablo Neruda matin,midi et soir.

Les marins avaient eu raison : iln’est pas possible de vivre de laseule poésie. En l’occurrence, levieillard mourut de faim et Thabodécida d’hériter de tous les livres.Personne d’autre ne s’en souciait detoute façon.

Son aptitude à la lecture permit augarçon de décrocher divers petitsboulots au port. Le soir, il lisait dela poésie, de la littérature et surtout

des récits de voyage. A seize ans, ildécouvrit le sexe opposé, qui ne ledécouvrit à son tour que deux ansplus tard. De fait, Thabo ne trouvaune recette efficace qu’à dix-huitans. Elle consistait en un tiers degrands sourires, un tiers d’histoiresinventées sur tout ce qu’il avait véculors de ses voyages sur le continent,pour l’instant exploré uniquementen imagination, et un tiers de purmensonge sur le fait que son amourserait éternel.

Il ne fit cependant pas devéritable percée avant d’ajouter la

littérature aux trois ingrédients debase. Parmi les biens dont il avaithérité, il trouva une traduction quele marin espagnol avait faite deVingt Poèmes d’amour et une chansondésespérée de Pablo Neruda. Lachanson désespéra Thabo, mais il seservit des vingt poèmes d’amourpour séduire vingt femmes dans lequartier du port et fit ainsi dix-neuffois l’expérience de l’amourtemporaire. La vingtième auraitsans doute succombé si cet idiot deNeruda n’avait pas ajouté un versdéclarant « je ne l’aime plus, c’est

vrai » à la fin d’un poème. Thabos’en aperçut trop tard.

Après quelques années, la plupartdes habitantes du quartierconnaissaient son jeu et lesperspectives de nouvellesexpériences littéraires devenaientminces. Décrire tout ce qu’il avaitvécu à l’époque où le roi Léopold IIdéclarait que les natifs du Congobelge étaient bien traités – alorsqu’il faisait couper les mains et lespieds à ceux qui refusaient detravailler gratuitement – ne l’aidapas davantage.

Thabo allait à présent être puni(exactement comme le roi belge,d’ailleurs, qui se vit d’abord privé desa colonie, puis dilapida tout sonargent pour sa fille de joie franco-roumaine préférée avant demourir), mais d’abord, il s’éloignade Port Elizabeth, allant droit aunord. Il atterrit au Basutoland, où,disait-on, se trouvaient les femmesaux courbes les plus généreuses.

Il y trouva des raisons des’attarder plusieurs années,changeant de village quand lescirconstances l’exigeaient, trouvant

toujours du travail grâce à sacapacité à lire et à écrire. Il devintmême peu à peu le principalnégociateur pour tous lesmissionnaires qui souhaitaient avoiraccès au pays et entrer en contactavec ses populations non éclairées.

Le chef du peuple basotho, SonExcellence Seeiso, ne voyait pasl’intérêt de laisser baptiser sessujets, même s’il comprenait que sonpays avait intérêt à s’attirer lesbonnes grâces de l’Occident en casde problèmes. Quand lesmissionnaires, à l’initiative de

Thabo, proposèrent des armes enéchange du droit de distribuer desbibles, le chef mordit directement àl’hameçon.

C’est ainsi qu’affluèrent prêtres etdiacres venus sauver le peuplebasotho du mal. Ils apportaient desbibles, des armes automatiques etquelques mines antipersonnel.

Les armes tenaient les ennemis àdistance tandis que les exemplairesdu livre sacré étaient brûlés par leshabitants des montagnes frigorifiés.De toute façon, ils ne savaient paslire. Quand les missionnaires s’en

aperçurent, ils changèrent destratégie : ils érigèrent en un tempsrecord une longue rangée detemples chrétiens.

Thabo œuvra comme assistantpour différents ecclésiastiques etdéveloppa une forme toutepersonnelle d’imposition des mains,qu’il pratiquait de manière sélective,et en secret.

Sur le front de l’amour, il n’eutqu’un seul incident à déplorer,quand les habitants d’un village demontagne découvrirent que le seulhomme de la chorale avait promis

fidélité éternelle à au moins cinq desneuf voix féminines. Le pasteuranglais sur place soupçonnait depuisle départ les intentions de Thabo,car ce dernier chantait comme unecasserole.

L’homme d’église contacta lespères des cinq victimes, quidécidèrent d’organiser uninterrogatoire traditionnel. A laprochaine nuit de pleine lune,Thabo recevrait des flèches de cinqdirections différentes alors qu’ilserait assis, cul nu, sur unefourmilière.

En attendant que la lune soit dansla bonne phase, on enferma Thabodans une hutte que le pasteursurveillait en permanence jusqu’à ceque, victime d’une insolation, ildécide de descendre au fleuve poursauver l’âme d’un hippopotame. Lepasteur posa délicatement la mainsur les naseaux de l’animal etdéclara que Jésus était prêt à…

Avant qu’il ait eu le temps d’allerplus loin, l’hippopotame ouvritgrande la gueule et le coupa endeux.

Le pasteur maton ainsi désuni,

Le pasteur maton ainsi désuni,Thabo parvint, à l’aide de PabloNeruda, à obtenir de sa gardiennequ’elle le libère.

— Et nous deux alors ? lui lança-t-elle quand il s’enfuit à toutes jambesdans la savane.

— Je ne t’aime plus, c’est vrai,rétorqua Thabo.

On pourrait s’imaginer, à tort, quele jeune homme se trouvait sous laprotection du Seigneur, car il ne

croisa ni lion, ni guépard, nirhinocéros, ni quoi que ce soitd’autre durant sa randonnéenocturne de vingt kilomètres jusqu’àMaseru, la capitale. Là, il postulapour un travail de conseiller auprèsdu chef Seeiso, qui se souvenait delui et l’accueillit à bras ouverts. Lechef négociait avec les orgueilleuxBritanniques pour obtenirl’indépendance. Les pourparlersn’avançaient pas avant que Thabosoit recruté et qu’il déclare à cesmessieurs que s’ils persistaient à semontrer aussi récalcitrants, le

Basutoland envisagerait dedemander son aide à JosephMobutu, du Congo-Kinshasa.

Les Britanniques eurent le hoquet.Joseph Mobutu ? L’homme quivenait d’annoncer au monde qu’ilenvisageait de changer son nompour Le Guerrier Tout-Puissant QuiGrâce A Son Endurance Et A SaVolonté Inébranlable Va De VictoireEn Victoire Et Laisse Une TraînéeDe Feu Dans Son Sillage ?

— Précisément, répondit Thabo.C’est l’un de mes plus proches amis,

en fait. Pour gagner du temps, jel’appelle Joe.

Au cours d’une assembléeextraordinaire, la délégationbritannique s’accorda sur le fait quela région avait besoin de la paix, etnon d’un guerrier tout-puissant quichoisissait ses titres en fonction deses délires. Les Britanniquesrevinrent à la table des négociationset déclarèrent :

— Dans ce cas, le pays est à vous.

Le Basutoland devint le Lesotho,et le chef Seeiso fut couronné sous le

nom de Moshoeshoe II. Thabo, lui,se retrouva le favori absolu dunouveau souverain. Traité commeun membre de la famille, on luiremit une fortune sous la forme d’unsac de diamants bruts issus de laplus grande mine du pays.

Pourtant, il disparut un jour sanspréavis. Il avait une avance devingt-quatre heures – impossible àrattraper –, quand Sa Majestés’aperçut que la frêle princesseMaseeiso, sa petite sœur et laprunelle de ses yeux, était enceinte.

Celui qui était noir, sale et avait à

Celui qui était noir, sale et avait àce stade perdu la moitié de ses dentsn’avait aucune chance de se fondredans le monde des Blancs del’Afrique du Sud des années 1960,malgré sa richesse. Après cetincident malheureux dans l’ancienBasutoland, Thabo se hâta donc degagner Soweto dès qu’il eut revenduune partie insignifiante de sesdiamants chez le joaillier le plusproche.

Il y trouva un taudis libre dans lesecteur B. Il emménagea, remplit seschaussures de billets et ensevelit

environ la moitié des diamants dansle sol en terre battue. L’autre moitiétrouva place dans les différentescavités à l’intérieur de sa bouche.

Avant de trop promettre à unmaximum de femmes possible, ilrepeignit sa cabane en un beau vert,car ce genre de détailimpressionnait les dames, et ilacheta un revêtement de sol en lino.

Thabo exerçait ses talents desuborneur dans tous les secteurs deSoweto, mais au bout d’un momentil exclut le sien pour pouvoir lire

devant sa cabane sans être dérangéentre deux conquêtes.

Le temps qu’il ne consacrait pas àla lecture et à ses entreprises deséduction, il le passait à voyager.Deux fois par an, il sillonnaitl’Afrique, évitant soigneusement leLesotho. Cela lui procurait desexpériences et de nouveaux livres.

Il revenait néanmoins toujours àson taudis, même s’il n’avait plusaucune contrainte financière. Ilrevenait au bercail essentiellementparce que la moitié de sa fortune setrouvait toujours trente centimètres

sous le lino. La dentition de Thaboétait encore en bien trop bon étatpour que la totalité des diamantstrouve place dans sa bouche. Ilfallut plusieurs années avant qu’onne commence à murmurer dans lestaudis de Soweto : où donc ce fouavec tous ses livres trouvait-il toutson argent pour mener un tel trainde vie ?

Afin d’éviter que la rumeur n’enfletrop, Thabo décida de prendre untravail. Le plus simple : videur delatrines quelques heures parsemaine.

Ses collègues étaient en majoritédes jeunes hommes alcoolisés sansavenir. Il y avait égalementquelques enfants, dont uneadolescente de treize ans qui luiavait planté une paire de ciseauxdans la cuisse au seul motif qu’ilavait ouvert la mauvaise porte dedouche. Ou plutôt la bonne. C’étaitla gamine qui ne s’était pas révéléebonne. Bien trop jeune, sans formesni quoi que ce soit qui puissesatisfaire ses besoins.

Le coup de ciseaux lui avait faitmal et elle était maintenant campée

devant sa cabane et voulait qu’il luiapprenne à lire.

— Je t’aurais bien aidée, mais jepars en voyage demain, réponditThabo, se disant que le plus sûr étaitpeut-être qu’il fasse ce qu’il venaitd’affirmer.

— En voyage ? s’étonnaNombeko, qui n’était jamais sortiede Soweto de ses treize longuesannées de vie. Mais où vas-tu ?

— Vers le nord. Ensuite, j’aviserai.

Durant l’absence de Thabo,Nombeko, vieillit d’un an, futpromue et s’adapta vite à sonnouveau rôle de chef. Grâce à uningénieux redécoupage des zones deson secteur en fonction de leurdémographie et non plus de leursuperficie ou de leur réputation, larépartition des toilettes sèchesdevint plus pertinente.

— Une amélioration de trentepour cent, la félicita sonprédécesseur.

— Trente virgule deux, le corrigeaNombeko.

L’offre satisfaisait la demande etinversement. Au bout du compte,cela permit d’économiser une partiedu budget et ce reliquat fut utilisépour financer l’installation dequatre nouveaux équipementssanitaires.

Les capacités linguistiques de lagamine de quatorze ans étaientétonnantes eu égard à l’indigencedu langage de son entourage(quiconque a eu l’occasion dediscuter avec un videur de latrinesde Soweto sait que la moitié de sonlexique n’est pas digne d’être

imprimée, et que l’autre mérited’être oubliée). Son sens de laformule était en partie congénital,mais il y avait également, dans uncoin de son bureau, un poste deradio que Nombeko veillait àallumer dès qu’elle se trouvait àproximité. Elle le réglait sur lastation des émissions de débats etprêtait une oreille attentive nonseulement à ce qui s’y disait, mais àla manière dont s’exprimaient lesdébatteurs.

Grâce au magazine radiophoniquehebdomadaire intitulé Excursions

africaines, Nombeko comprit pour lapremière fois qu’il existait un mondeen dehors de Soweto. Pasnécessairement plus beau ouprometteur, mais situé à l’extérieur.

Par exemple, elle apprit quel’Angola avait obtenu sonindépendance. Le parti de la libertéPLUA avait fusionné avec le parti dela liberté PCA pour fonder le partide la liberté MPLA qui, avec lespartis de la liberté FNLA et UNITA,fit regretter au gouvernementportugais que cette partie ducontinent ait jamais été découverte.

Gouvernement qui n’avait d’ailleurspas réussi à construire une seuleuniversité durant les quatre sièclesoù il avait dirigé le pays.

L’analphabète Nombeko nesaisissait pas bien quellecombinaison de lettres avait aboutià quoi, mais le résultat semblait entout cas avoir été le « changement »– le plus beau mot que Nombekoconnaisse avec « nourriture ».

Un jour, elle laissa échapperdevant ses collègues que cettehistoire de changement pourraitfaire sens dans leur vie à chacun,

mais ils se plaignirent alors que lachef parlait politique. Ne suffisait-ilpas qu’ils soient obligés de porter dela merde toute la journée, allaient-ils aussi devoir en écouter ?

En tant que chef des latrines,Nombeko était forcée de gérer sescollègues navrants, mais égalementl’agent sanitaire Piet du Toit. Lorsde sa première visite après lanomination de Nombeko, il luiannonça qu’on n’installerait pasquatre nouveaux équipementssanitaires, mais un seul en raison dudifficile contexte budgétaire.

Nombeko se vengea à sa manière :avec malice.

— Cela n’a aucun rapport, maisque pense monsieur le préposé de lasituation en Tanzanie ? L’expériencesocialiste de Julius Nyerere n’est-ellepas sur le point de capoter ?

— La Tanzanie ?

— Oui, la perte de céréales doitbien approcher du million detonnes, à ce stade. La question estde savoir ce que Nyerere ferait s’iln’y avait pas le Fonds monétaireinternational. A moins que le

préposé ne considère le FMI commeun problème en soi ? demanda lagamine, qui n’avait jamais été àl’école et n’avait jamais mis lespieds hors de Soweto, à l’agent quiétait un représentant de l’élitedirigeante, avait fréquentél’université et ignorait tout de lasituation politique en Tanzanie.

L’agent sanitaire, déjà blanc denaissance, devint livide face auraisonnement de l’adolescente. Il sesentait humilié par une analphabètede quatorze ans, qui, en plus,

contestait son rapport sur les créditsà octroyer aux sanitaires.

— Quelle est donc l’idée dupréposé du Toit, ici ? s’enquitNombeko, qui avait appris àinterpréter les chiffres toute seule.Pourquoi a-t-il multiplié les résultatsentre eux ?

Une analphabète qui savaitcompter.

Il la détestait.

Il les détestait tous.

Quelques mois plus tard, Thaborentra de voyage. Sa premièredécouverte fut que la fille auxciseaux était devenue sa supérieurehiérarchique. La seconde, qu’elleétait moins une gamine qu’avant :elle commençait à prendre forme.

Une lutte interne fit rage dansl’homme à moitié édenté.D’ordinaire, il se serait fié à sonsourire désormais crénelé, à satechnique narrative et à PabloNeruda. Mais il y avait désormais unproblème de hiérarchie… et lesouvenir des ciseaux.

Thabo décida de patienter encore,mais de placer ses pions.

— Bon, il est grand temps que jet’apprenne à lire, déclara-t-il.

— Parfait ! répondit Nombeko.Commençons tout de suite après letravail. Nous viendrons à ta cabane,mes ciseaux et moi.

Thabo était un excellentprofesseur et Nombeko une élèvedouée. Dès le troisième jour, elle futcapable de tracer l’alphabet avec unbâton dans la boue, devant le taudisde Thabo. A partir du cinquième

jour, elle commença à déchiffrer desmots et des phrases, syllabe parsyllabe. Au début, elle connut plusd’échecs que de succès. Après deuxmois, elle réussissait plus souventqu’elle ne se trompait.

Pendant leurs pauses, Thabo luiracontait ce qu’il avait vécu au coursde ses périples. Nombeko ne tardapas à comprendre qu’il mêlait aumoins deux doses de fiction pourune dose de réalité, mais elleestimait que c’était aussi bien. Laréalité était déjà assez merdiquecomme ça. Nombeko n’avait pas

besoin d’autres récits du mêmetonneau.

Thabo venait de se rendre enEthiopie pour destituer Sa MajestéImpériale, le Lion de Juda, l’Elu deDieu, le Roi des Rois.

— Hailé Sélassié, intervintNombeko.

Thabo ne répondit pas. Il préféraitparler qu’écouter.

L’histoire de ce simple chef detribu qui était devenu empereur, sehissant au rang de véritabledivinité 1 dans les Caraïbes, était si

savoureuse que Thabo l’avait gardéeen réserve pour le jour où il seraittemps de tenter sa chance. Aprésent, l’être divin avait été chasséde son trône impérial et desdisciples perdus fumaient despétards partout dans le monde en sedemandant comment il se faisaitque le Messie promis, l’incarnationde Dieu, ait soudain été déposé.Destituer Dieu, c’était possible ?

Nombeko évita de poser desquestions sur le contexte politiquede ce drame. De fait, elle étaitquasiment certaine que Thabo n’en

avait aucune idée et qu’unesurabondance d’interrogationsaurait nui au divertissement.

— Raconte encore ! l’encouragea-t-elle plutôt.

Thabo pensa que la situationévoluait dans le bon sens (comme ilest facile de se tromper !). Il serapprocha un peu et poursuivit enlui expliquant que sur le chemin duretour il avait fait un crochet parKinshasa et avait aidé MohammedAli avant The Rumble in the Jungle –le combat de poids lourds l’opposantà George Foreman, l’invaincu.

— Dieu, ce que c’est passionnant !s’exclama Nombeko en songeantque, question créativité narrative,cela l’était effectivement.

Thabo lui offrit un sourire si largequ’elle vit les scintillements entre leschicots qui lui restaient.

— Oui, en fait, c’était l’Invaincuqui voulait mon aide, mais j’ai eu lesentiment que… poursuivit Thabo,qui ne s’arrêta plus avant queForeman ait été mis K-O par Aligrâce au soutien inestimable de sondévoué ami Thabo.

La femme d’Ali s’était d’ailleursmontrée charmante.

— La femme d’Ali ? s’étonnaNombeko. Tu ne veux quand mêmepas dire que…

Thabo rit tant que des tintementsse firent entendre dans son clapet,puis il reprit son sérieux et serapprocha davantage.

— Tu es très belle, Nombeko. Bienplus que la femme d’Ali. Imagine sinous nous mettions ensemble ? Sinous partions ensemble quelque

part, suggéra-t-il en posant le brassur son épaule.

Nombeko trouvait la perspectivede « partir quelque part » délicieuse.N’importe où, en fait. Maiscertainement pas avec le libidineux.La leçon du jour était terminée.Nombeko planta sa paire de ciseauxdans la cuisse gauche de Thabo ets’en alla.

Le lendemain, elle revint à lacabane et asséna à Thabo qu’il nes’était pas présenté au travail etn’avait pas prévenu.

Thabo répondit qu’il avait tropmal aux deux cuisses, surtout danscelle de gauche, et que MlleNombeko savait sans doute à quoic’était dû.

Oui et cela ferait plus mal encore,car la prochaine fois elle n’avait pasl’intention de planter les ciseauxdans une cuisse, mais quelque partentre les deux, si tonton Thabon’apprenait pas à se tenir.

— Par ailleurs, hier j’ai nonseulement vu, mais entendu ce quetu avais dans ta vilaine gueule. Si tune surveilles pas ton comportement

à partir de maintenant, je tepromets de le raconter au plusgrand nombre de personnespossible.

Thabo pâlit. Il savait très bienqu’il ne survivrait guère plus dequelques minutes si on venait àapprendre l’existence de sa fortuneen diamants.

— Que me veux-tu ? pleurnicha-t-il.

— Je veux venir ici apprendre àlire dans tes livres sans avoir àapporter une nouvelle paire de

ciseaux à chaque fois. Les ciseauxcoûtent cher pour nous autres quin’avons que des dents à l’intérieurde la bouche.

— Tu ne pourrais pas justem’oublier ? s’enquit Thabo. Je tedonnerai l’un des diamants, si tu melaisses en paix.

Il avait déjà eu recours à lacorruption, mais jamais dans un telbut. Nombeko répliqua que lesdiamants ne l’intéressaient pas. Cequi ne lui appartenait pas ne luiappartenait pas.

Bien plus tard, dans une autrepartie du monde, il lui apparaîtraitque l’existence était bien pluscompliquée que ça.

Assez ironiquement, ce furent deuxfemmes qui mirent un terme à la viede Thabo. Elles avaient grandi dansl’Afrique orientale sous dominationportugaise, et subvenaient à leursbesoins en assassinant des fermiersblancs pour les dépouiller. Leurentreprise prospéra aussi longtempsque la guerre civile dura. Une foisl’indépendance proclamée et le nom

du pays transformé en Mozambique,on donna quarante-huit heures auxpaysans encore sur place pour plierbagages. Les deux femmes n’eurentdonc pas d’autre choix que de sereporter sur les Noirs aisés. Cebusiness se révéla bien moinslucratif, car presque tous les Noirspossédant quelque chose digned’être volé étaient désormaismembres du parti marxiste-léninisteprésentement au pouvoir. Il nes’écoula pas longtemps avant queles voleuses ne soient recherchées et

pourchassées par la redoutable etredoutée police.

C’est la raison qui les fit partir endirection du sud, jusqu’à Soweto,cette remarquable cachette auxportes de Johannesburg.

Le plus grand ghetto d’Afrique duSud a un avantage : on se fond dansla masse (pour peu qu’on soit noir),mais il a un inconvénient : les huitcent mille habitants de Sowetoréunis (à l’exception de Thabo) ontsans doute moins de ressourcesqu’un seul fermier blanc d’Afriqueorientale. Les femmes avalèrent

quand même quelques comprimés dedifférentes couleurs, et se lancèrentdans une de leurs virées meurtrières.Elles échouèrent dans le secteur B etlà, derrière la rangée de latrines,elles aperçurent une cabane peinteen vert au milieu des autrescouvertes de rouille. Celui qui peintsa cabane en vert (ou en n’importequelle autre teinte) a sans doutetrop d’argent pour sa seulesubsistance, se dirent les femmes,avant de s’introduire chez Thabo enpleine nuit et de lui vriller uncouteau dans la poitrine. L’homme

qui avait brisé tant de cœurs vit lesien réduit en bouillie.

Lorsqu’il fut mort, les femmescherchèrent l’argent au milieu detous les maudits livres éparpillés.Quel cinglé avaient-elles tué cettefois-ci ?

Elles finirent par découvrir uneliasse de billets dans chacune de seschaussures. Sans réfléchir, elless’assirent devant la cabane pour separtager le butin. Le mélange decomprimés ingurgité avec un demi-verre de rhum leur avait fait perdrela notion du temps et de l’espace.

De ce fait, elles étaient encoreassises là, un rictus triomphal auxlèvres, quand la police – une foisn’est pas coutume – débarqua.

Les femmes furent arrêtées etexpédiées pour un séjour de trenteans tous frais payés dans une prisonsud-africaine. Les billets qu’ellesavaient essayé de compters’évanouirent à un stade précoce dela procédure policière. Le cadavrede Thabo fut abandonné sur placejusqu’au lendemain. Au sein de lapolice locale, refiler les nègres morts

à la patrouille suivante quandc’était possible était un sport prisé.

Le vacarme de l’autre côté de larangée de latrines avait réveilléNombeko. Elle s’habilla, se renditsur place et comprit plus ou moinsce qui s’était passé. Après le départdes policiers avec les meurtrières etl’argent liquide de Thabo, Nombekoentra dans la cabane.

— Tu étais un être humain abject,mais tes sornettes étaientdivertissantes. Tu vas me manquer.Tes livres, du moins.

Sur ce, elle ouvrit la bouche deThabo et y récupéra quatorzediamants non taillés, soit le nombreexact des dents qu’il avait perdues.

— Quatorze trous, quatorzediamants, commenta Nombeko.C’est tout ?

Thabo ne répondit pas. Nombekosouleva le lino et se mit à creuser.

— C’est bien ce que je pensais,déclara-t-elle quand elle eut trouvéce qu’elle cherchait.

Puis elle alla chercher de l’eau etun chiffon pour laver Thabo. Elle le

sortit ensuite de la cabane et sacrifiason seul drap blanc pour lui en faireun linceul. Il méritait quand mêmeun peu de dignité. Pas beaucoup,juste un peu.

Ensuite, Nombeko cousit sansattendre les diamants dans ladoublure de son unique veste, puisretourna se coucher.

La chef des latrines prit samatinée le lendemain. Elle avaitbeaucoup de choses à régler. Quandelle entra dans le bureau à uneheure tardive, tous les videursétaient présents. En l’absence du

chef, ils en étaient à leur troisièmebière et, depuis la deuxième, avaientdécidé que le travail était moinsimportant que la possibilité des’accorder sur l’infériorité de la raceindienne. Le plus bravache était entrain de raconter l’histoire de celuiqui avait essayé de colmater unefuite au plafond de sa cabane avecdu carton ondulé.

Nombeko interrompit leurcolloque, confisqua les canettes debière encore pleines et déclaraqu’elle soupçonnait ses subordonnésde n’avoir rien d’autre dans la tête

que le contenu des latrines qu’ilsétaient censés vider. Etaient-ils tropstupides pour saisir que la bêtisen’est pas une affaire de race ?

Le plus téméraire rétorqua queleur chef n’était manifestement pasfichue de comprendre qu’on puisseavoir envie de boire une bière enpaix après les soixante-quinzepremiers tonneaux de la matinée,sans avoir à écouter ces conneriescomme quoi nous sommes tousfondamentalement semblables.

Nombeko envisagea de luibalancer un rouleau de papier

hygiénique au front, mais décidaque le rouleau ne méritait pas un telsort. Elle préféra leur ordonner dereprendre le travail. Puis elleregagna sa cabane et s’interrogea denouveau :

— Qu’est-ce que je fais ici ?

Elle allait avoir quinze ans lelendemain.

Le jour de son anniversaire,Nombeko devait assister à uneréunion budgétaire prévue de

longue date avec Piet du Toit. Cettefois-ci, l’agent sanitaire s’étaitpréparé. Il avait vérifié les calculsavec minutie. La gamine de douzeans allait voir ce qu’elle allait voir.

— Le secteur B a dépassé lebudget de onze pour cent, déclaraPiet du Toit en regardant Nombekopar-dessus les lunettes de lecturedont il n’avait pas réellementbesoin, mais qui le faisait paraîtreplus âgé.

— Absolument pas, répliquaNombeko.

— Si je dis que le secteur B adépassé le budget de onze pour cent,c’est un fait, rétorqua Piet du Toit.

— Et si je dis que le préposécompte comme il pense, c’est quec’est le cas. Donnez-moi quelquessecondes, dit Nombeko en luiarrachant les feuilles de calcul desmains.

Elle parcourut rapidement leschiffres, désigna la vingtième ligneet annonça :

— La remise que j’ai négociée icinous a été octroyée sous forme de

livraison gratuite. Si le préposé serapportait au prix effectivementpayé au lieu d’un prix indicatiffictif, il verrait que ses onze pourcent imaginaires n’existent plus. Enoutre, il a inversé le signe plus et lesigne moins. Si nous comptionscomme le préposé, nous aurionséconomisé onze pour cent du budget.Ce qui n’aurait pas été mieux, soitdit au passage.

Piet du Toit sentit le rouge luimonter aux joues. La gamine necomprenait-elle pas quel était sonrang ? Que se passerait-il si

n’importe qui pouvait définir ce quiétait bien ou mal ? Il la haïssait plusque jamais, mais ne trouvait rien àdire. Il déclara donc :

— Nous avons pas mal parlé detoi au bureau.

— Ah bon, répondit Nombeko.

— Nous avons le sentiment que tuas du mal à travailler en équipe.

Nombeko comprit qu’elle était surle point d’être virée, exactementcomme son prédécesseur.

— Ah bon, répéta-t-elle.

— Je crains que nous ne devionste réintégrer à l’équipe des videurs.

C’était plus que ce qu’on avaitaccordé à son prédécesseur.Nombeko se dit que le préposédevait être de bonne humeur cejour-là.

— Ah bon.

— « Ah bon », c’est tout ce que tuas à dire ? s’enquit Piet du Toit aveccolère.

— Eh bien, je pourraisévidemment dire à monsieur du Toitquel idiot il est, mais l’amener à

comprendre son idiotie seraitquasiment une mission désespérée.Mes années passées auprès desvideurs de latrines me l’ont appris.Ici aussi, il faut que monsieur duToit le sache, on trouve des crétins.Il vaut mieux que je quitte ces lieuxplutôt que de supporter la vue demonsieur du Toit plus longtemps,conclut Nombeko à toute vitesse.

Et c’est exactement ce qu’elle fit.

La fille s’était déjà évaporée avantque Piet du Toit ait eu le temps deréagir. Il était inimaginable qu’ilentreprenne de la rechercher au

milieu des taudis. Pour sa part, ellepouvait bien continuer à se cacherdans le ghetto jusqu’à ce que latuberculose, la drogue ou l’un desautres analphabètes lui fasse lapeau.

— Pfft, lâcha Piet du Toit enadressant un signe de tête au gardedu corps que son père lui payait.

Il était temps de retourner à lacivilisation.

Ce ne fut pas seulement son poste

Ce ne fut pas seulement son postede chef qui partit en fumée lors decette conversation avec le préposé,mais tout simplement son travail.De même que son dernier salaire.

Son sac à dos contenant ses effetsinsignifiants était prêt. Elle avaitune tenue de rechange, trois livresde Thabo et vingt morceaux deviande d’antilope séchée qu’ellevenait d’acheter avec ses derniersdeniers.

Elle avait déjà lu les livres et lesconnaissait par cœur, mais elletrouvait la simplicité de leur aspect

réconfortante. A l’inverse de lasimplicité de ses collègues, qu’elletrouvait affligeante.

C’était le soir et l’air était frais.Nombeko enfila sa seule veste,s’allongea sur son unique matelas etremonta sa seule couverture sousson menton (son unique drap venaitde servir à emballer un cadavre). Lelendemain, elle s’en irait.

Mais où ? Soudain, elle eut laréponse, en se remémorant unarticle lu dans le journal de la veille.Sa destination : le 75 Andries Street,à Pretoria.

La Bibliothèque nationale.

Pour autant qu’elle le savait, cen’était pas un secteur interdit auxNoirs. Avec un peu de chance, on lalaisserait entrer. Elle ignorait cequ’elle pourrait y faire de plus quede respirer et de savourer la visiondes milliers d’ouvrages, mais ceserait un bon commencement. Ellesentait que la littérature la guideraitpour la suite.

Avec cette certitude, elles’endormit pour la dernière foisdans la cabane qu’elle avait héritée

de sa mère cinq ans plus tôt. Elle lefit avec un sourire.

Cela ne lui était jamais arrivé.

Le matin venu, elle se mit enroute, et pas pour une promenadede santé. Pour sa première excursionen dehors de Soweto, un voyage dequatre-vingt-dix kilomètresl’attendait.

Après environ six heures, soit auvingt-sixième des quatre-vingt-dixkilomètres, Nombeko arriva aucentre de Johannesburg. Un autremonde ! La plupart des gens autour

d’elle étaient blancs et présentaienttous une ressemblance frappanteavec Piet du Toit. Nombekoregardait autour d’elle avec intérêt.Il y avait des enseignes au néon, desfeux tricolores, un vacarmepermanent, ainsi que des voituresneuves rutilantes, des modèlesqu’elle n’avait jamais vus.Lorsqu’elle pivota d’un demi-tourpour découvrir d’autres nouveautés,elle vit un véhicule à pleine vitessese diriger droit sur elle.

Nombeko eut le temps de se direque c’était une bien belle voiture.

En revanche, elle n’eut pas letemps de s’écarter.

L’ingénieur Engelbrecht Van derWesthuizen avait passé l’après-midiau bar du Hilton Plaza dans QuartzStreet. Il était à présent au volantde son Opel Admiral flambantneuve et roulait vers le nord.

Il n’est jamais facile de conduireavec un litre de cognac dans lesang. L’ingénieur n’alla pas plusloin que le premier carrefour avant

que son Opel ne monte sur letrottoir et – merde ! N’avait-il pasrenversé une bamboula ?

La fille sous la voiture del’ingénieur, une ancienne videuse delatrines, s’appelait Nombeko.Quinze ans et un jour plus tôt, elleétait venue au monde dans unecabane de tôle au sein du plus grandghetto d’Afrique du Sud. Entouréed’alcool, de solvants et decomprimés, elle était destinée àvivre un peu avant de mourir dansla boue, au milieu des latrines dusecteur B de Soweto.

Ce fut justement cette fille-là quis’en échappa. Elle quitta sa cabane,pour la première et la dernière fois.

Elle n’alla pas plus loin que lecentre de Johannesburg avant de seretrouver en piteux état sous uneOpel Admiral.

C’est comme ça que tout finit ?pensa-t-elle avant de sombrer dansl’inconscience.

Ce ne fut pas le cas.

1. Hailé Sélassié signifie « Puissance de laTrinité ». (Toutes les notes sont de latraductrice.)

2

Où il est question d’unretournement complet desituation dans une autre

partie du monde

Renversée le lendemain de sesquinze ans, Nombeko survécut. Sasituation allait s’améliorer ouempirer ; en tout cas, changer.

Ingmar Qvist de Södertälje, enSuède, à neuf mille cinq centskilomètres de là, ne faisait paspartie des gens qui lui porteraient

préjudice, mais son destin entreraitnéanmoins en collision frontaleavec celui de Nombeko.

Il n’est pas aisé de déterminerquand Ingmar perdit la raison, carce processus fut graduel. Il est clairtoutefois qu’il était déjà bien amorcédès l’automne 1947, et que ni lui nison épouse n’acceptaient deregarder la situation en face.

Ingmar et Henrietta s’étaientmariés alors que la quasi-totalité dumonde était encore en guerre, puisils acquirent une maisonnette dansles bois en périphérie de Södertälje,

à environ trente kilomètres au sudde Stockholm.

Lui était petit fonctionnaire, ellelaborieuse couturière à domicile.

Ils s’étaient rencontrés devant lasalle no 2 du tribunal de Södertälje,saisi pour se prononcer sur unconflit opposant Ingmar au père deHenrietta. Le premier avait en effeteu le malheur, une nuit, de peindre« Longue vie au roi ! » en caractèresd’un mètre de haut sur la façade dela permanence du Parti communistesuédois. En général, le communisme

et la famille royale ne font pas bonménage et cela fit donc un sacrétapage dès l’aube quand l’hommefort des communistes à Södertälje, lepère de Henrietta, découvrit à l’aubel’infamie.

On coinça vite Ingmar, d’autantplus vite que, son forfait accompli, ils’était endormi sur un banc dans unparc non loin du commissariat, lepot de peinture et le pinceau entreles bras.

Au tribunal, un courant électriqueétait passé entre le défendeurIngmar et la spectatrice Henrietta.

En partie parce qu’elle était attiréepar le fruit défendu, mais surtoutparce que Ingmar était si… plein devie… à la différence de son père,qui ne faisait qu’attendre que touttourne au désastre afin que lui et lescommunistes puissent s’imposer, dumoins à Södertälje. Son père avaittoujours été un révolutionnaire,mais il était en plus devenu aigri etsombre depuis que, le 7 avril 1937,on lui avait accordé ce qui se révélaêtre la 999 999e licence de radio dupays. Le lendemain, un tailleur deHudiksvall, à trois cent trente

kilomètres de là, avait fêté ledécrochage de la millionièmelicence. Cela lui avait nonseulement valu la célébrité (il étaitpassé à la radio !), mais égalementune coupe commémorative enargent d’une valeur de six centscouronnes. Le père de Henriettan’eut, lui, que ses yeux pour pleurer.

Il ne se remit jamais de cettedéconvenue et perdit sa capacité(déjà limitée) à voir le côtéhumoristique des choses, le graffiti àla gloire du roi Gustave V en tête. Ilreprésenta lui-même le parti au

tribunal et requit dix-huit ans deprison contre Ingmar Qvist, qui futcondamné à une amende de quinzecouronnes.

Il n’y avait aucune limite auxrevers endurés par le père deHenrietta. D’abord, l’histoire de lalicence de radio et de la relativehumiliation au tribunal deSödertälje, puis sa fille qui tombaitdans les bras de l’admirateur du roi,sans compter ce maudit capitalismequi ne cessait de lui empoisonner lavie.

Lorsque Henrietta décida par-

Lorsque Henrietta décida par-dessus le marché d’épouser Ingmar àl’église, le leader communiste deSödertälje rompit avec sa fille unebonne fois pour toutes ; sur quoi lamère de Henrietta rompit avec sonmari, rencontra un autre homme àla gare de Södertälje, un attachémilitaire allemand, partit avec lui àBerlin juste avant la fin de laguerre, et l’on n’entendit plusjamais parler d’elle.

Henrietta voulait des enfants, de

Henrietta voulait des enfants, depréférence autant que possible. Surle fond, Ingmar trouvait que c’étaitune bonne idée, pour la principaleraison qu’il appréciait le process defabrication. Il lui suffisait de songerà leur toute première fois dans lavoiture du père de Henrietta, deuxjours après le procès. Cela avait étéun grand moment, même s’il enavait coûté à Ingmar de devoir secacher dans la cave de sa tantetandis que son futur beau-pèrepassait Södertälje au peigne finpour l’étriper. Ingmar n’aurait pas

dû oublier le préservatif usagé dansla voiture.

Enfin, ce qui était fait était fait etla découverte du carton de capotesdestinées aux soldats américainsétait quand même une bénédiction,car les choses doivent être faitesdans le bon ordre pour que toutfinisse bien. Cela ne signifiait pasqu’Ingmar avait l’intention de fairecarrière afin d’assurer des revenusconfortables à sa famille.Travaillant à la poste de Södertälje,ou plutôt aux « postes royales »,comme il disait toujours, il percevait

un salaire médiocre et tout laissaitpenser qu’il le resterait.

Henrietta gagnait presque ledouble de son mari, car elle étaitd’une efficacité redoutable avec unfil et une aiguille. Elle disposaitd’une clientèle aussi large quefidèle. La famille aurait bien vécu, siIngmar n’avait pas eu une tendancegrandissante à dilapider l’argentque Henrietta parvenait àéconomiser.

Des enfants, tout à fait d’accord,mais Ingmar devait d’abordaccomplir la mission de sa vie, qui

requérait le plus grand sérieux etune implication idoine. Avant quecette mission ne soit accomplie, il nefallait pas qu’un projet parallèleinsignifiant le distraie.

Henrietta protesta contre levocabulaire de son mari : les enfantsétaient la vie et l’avenir, pas unprojet parallèle.

— Si c’est comme ça, tu peuxprendre ton carton de préservatifspour soldats américains et allerdormir sur la banquette de lacuisine.

Ingmar se tortilla. Il ne voulaitévidemment pas dire que les enfantsétaient insignifiants. C’était justeque… Enfin, Henrietta était aucourant. C’était juste le truc avec SaMajesté le roi. Il fallait juste qu’ilrègle cette question avant. Cela neprendrait pas nécessairement uneéternité.

— S’il te plaît, ma douceHenrietta, pouvons-nous dormirensemble cette nuit aussi ? Et peut-être nous entraîner un peu pourl’avenir ?

Bien sûr, le cœur de Henrietta

Bien sûr, le cœur de Henriettafondit, comme tant de fois avant ettant de fois à venir.

La « mission de sa vie » consistaità serrer la main du roi suédois. Audépart, il s’agissait d’un vœu quiétait devenu un objectif. Commeprécisé plus haut, il est difficile desituer le moment précis où l’objectifvira à l’obsession. En revanche, ilest plus simple d’établir quand et oùtoute cette histoire commença.

Le samedi 16 juin 1928, Sa

Le samedi 16 juin 1928, Samajesté le roi Gustave V fêtait sessoixante-dix ans. Ingmar Qvist, alorsâgé de quatorze ans, était venu àStockholm avec ses parents pouragiter des drapeaux suédois devantle palais avant d’aller au zoo deSkansen, qui abritait un ours et unloup !

Il fallut quelque peu modifier cesprojets. Il apparut qu’une foule bientrop compacte s’était massée àproximité de la demeure royale, etla famille se plaça donc unecentaine de mètres plus loin, le long

du trajet que le cortègeemprunterait. Selon la rumeur, leroi et sa Victoria sortiraient enlandau découvert.

Ce fut effectivement le cas. Lesparents d’Ingmar, même dans leursrêves les plus fous, n’auraient oséimaginer ce qui se produisit ensuite.Car, juste devant la famille Qvist, ily avait une vingtaine d’élèves del’internat de Lundsberg venus offrirun bouquet de fleurs à Sa Majestépour le remercier du soutien quel’école recevait, en grande partiegrâce à l’engagement du prince

héritier, Gustave Adolphe. On avaitdécidé que le landau marquerait unbref arrêt, que le roi descendrait,recevrait le bouquet et saluerait lesenfants.

Tout se déroula selon le protocole.Le roi reçut ses fleurs, et à l’instantoù il s’apprêtait à remonter dansson véhicule, il aperçut Ingmar. Ils’arrêta.

— Quel beau garçon, commenta-t-il avant d’avancer de deux pas et delui ébouriffer les cheveux. Attends,tiens, poursuivit-il en sortant de lapoche intérieure de son veston une

plaquette de timbres du jubilé, quivenaient tout juste d’être émis pourson anniversaire.

Il tendit les timbres au jeuneIngmar, lui sourit en ajoutant : «Pour toi, désolé, avec un peu debeurre dessus », puis lui ébouriffa ànouveau les cheveux avant derejoindre la reine, qui le fixait avecirritation.

— L’as-tu remercié comme il faut,Ingmar ? lui demanda sa mère, unefois remise d’avoir vu Sa Majesté leroi toucher son fils, et lui donner uncadeau.

— N-non, bégaya Ingmar, laplaquette de timbres à la main. Non,je n’ai rien dit. Il était, commentdire… trop raffiné pour ça.

Les timbres devinrent évidemmentle bien le plus précieux del’adolescent, et deux ans plus tard ilentra au service financier de laposte de Södertälje, au bas del’échelle ; seize ans plus tard, iln’avait gravi absolument aucunéchelon.

Ingmar était incroyablement fierdu grand monarque à l’allure siraffinée. Jour après jour, sur les

timbres qui défilaient entre sesmains, Ingmar voyait son roiregarder en biais au-delà de sonépaule. Ingmar lui renvoyait unregard soumis et aimant dans leslocaux des postes royales, revêtu del’uniforme royal de facteur, même sicela n’était en aucun cas nécessaireau service financier.

Le seul problème, c’était que le roiregardait au-delà d’Ingmar. C’étaitcomme s’il ne voyait pas son sujet etne pouvait donc pas recevoir sonamour. Ingmar aurait infinimentaimé pouvoir croiser le regard royal,

s’excuser de ne pas l’avoir remerciéle jour où il n’avait que quatorzeans, l’assurer de son éternelleloyauté.

Amour éternel n’était pas uneexpression exagérée pour décrire ceque ressentait Ingmar. Ce désir deregarder le souverain dans les yeux,de lui parler et de lui serrer la maindevint très important.

De plus en plus important.

Carrément important.

Il faut dire que Sa Majesté nerajeunissait pas. Bientôt, il serait

trop tard. Ingmar Qvist ne pouvaitplus se contenter d’attendre que leroi débarque un jour au bureau deposte de Södertälje. Il en rêvaitdepuis toutes ces années, mais ilétait en train de s’éveiller : le roi neviendrait pas à Ingmar.

Alors, Ingmar irait au roi.

Ensuite, Henrietta et lui feraientdes enfants, c’était promis.

L’existence déjà misérable de lafamille Qvist empirait jour après

jour. L’argent était englouti dans lestentatives d’Ingmar de rencontrer leroi. Il écrivait de véritables lettresd’amour (avec un nombre detimbres inutilement élevé),téléphonait (sans parvenir à passerle barrage d’un malheureuxsecrétaire de cour, bien sûr), ilenvoyait des cadeaux sous la formede pièces d’orfèvrerie en argentsuédois, qui étaient ce que le roiaimait par-dessus tout(approvisionnant par la mêmeoccasion le père de cinq enfants pastout à fait honnête à qui incombait

la tâche d’inventorier chaqueprésent envoyé au roi). Il se rendaità des tournois de tennis et, pourfaire bref, à tous les événements quele roi aurait pu honorer de saprésence. Cela impliquait denombreux voyages et billets d’entréeonéreux, pourtant Ingmar neparvenait jamais à s’approcher dusouverain.

Les finances de la famille nes’améliorèrent pas quand Henrietta,rongée par l’inquiétude, se mit àfaire comme presque tout le mondeà l’époque, c’est-à-dire à fumer

plusieurs paquets de John Silver parjour.

Le chef d’Ingmar au servicefinancier était si las de la fixation deson subalterne sur le satanémonarque et ses prédécesseurs quechaque fois que le sous-fifre Qvistsollicitait un congé, il le luiaccordait avant même qu’Ingmarn’ait eu le temps de formuler sarequête jusqu’au bout.

— Euh, monsieur le comptable,pensez-vous qu’il serait envisageablede m’accorder deux semaines de

congé immédiatement ? Oui, parceque je dois…

— Accordé.

On s’était mis à appeler Ingmarpar ses initiales plutôt que par sonnom. Il était devenu « Q.I. » pourses chefs et ses collègues.

— Je souhaite bonne chance àQ.I., quelle que soit l’idiotie qu’il aen tête de commettre cette fois-ci,ajouta le comptable.

Ingmar n’avait cure desmoqueries. Contrairement à sescollègues du bureau de poste

principal de Södertälje, il avait, lui,un but dans la vie.

Il fit encore trois tentativessérieuses avant le retournementcomplet de situation.

La première fois, il se rendit auchâteau de Drottningholm enuniforme de postier et sonna.

— Bonjour. Je m’appelle IngmarQvist, je suis envoyé par les postesroyales et j’ai un message à remettreen personne à Sa Majesté. Auriez-vous l’obligeance de le prévenir ? Je

vous attends ici, déclara-t-il enconclusion au gardien à la grille.

— Il vous manque une case ouquoi ? lui rétorqua ledit gardien.

Il s’ensuivit un dialogue de sourdset Ingmar fut prié de quitter leslieux sur-le-champ, faute de quoi legardien veillerait à ce qu’il soitligoté, emballé et réexpédié aubureau d’où il venait. Froissé,Ingmar eut le malheur de railler lataille des organes génitaux dugardien, ce qui lui valut de devoirdéguerpir au pas de course,l’intéressé aux trousses. Ingmar

parvint à s’enfuir, en partie parcequ’il était un peu plus rapide queson poursuivant, et surtout parceque ce dernier, ayant pour ordre dene jamais quitter son poste, dutfaire demi-tour.

Ingmar traîna ensuite deux jourscomplets à proximité de la clôturede trois mètres de haut, hors de vuedu butor à l’entrée qui refusait decomprendre les intérêts du roi,avant de renoncer et de regagnerson camp de base.

— Je vous prépare la note ? luidemanda l’hôtelier qui le

soupçonnait depuis le début d’avoirl’intention de partir à la cloche debois.

— Oui, merci, répondit Ingmaravant de rejoindre sa chambre, defaire sa valise et de quitterl’établissement par la fenêtre.

La deuxième tentative avant leretournement complet de situationeut pour point de départ la lectured’un entrefilet dans le DagensNyheter, alors qu’Ingmar étaitplanqué dans les toilettes du bureaude poste. On y expliquait que le roise trouvait à Tullgarn pour quelques

jours de chasse à l’élan, histoire dese détendre un peu. Ingmar sedemanda de manière purementrhétorique où il y avait des élanssinon dans la nature libre de Dieu,et qui avait accès à la nature librede Dieu… Tout un chacun ! Les roiscomme les simples préposés despostes royales.

Ingmar tira la chasse poursauvegarder les apparences et s’enalla solliciter un nouveau congé.Son supérieur le lui accorda sur-le-champ, ajoutant sans malice qu’il ne

s’était pas rendu compte que M.Qvist était revenu du précédent.

Comme il y avait longtemps queplus personne n’avait assezconfiance en Ingmar pour lui louerune voiture à Södertälje, il dutprendre le bus jusqu’à Nyköping, oùsa bonne tête lui donna accès à uneFiat 518 d’occasion mais en état demarche. Il gagna Tullgarn aussi viteque les quarante-huit chevaux dumoteur pouvaient l’emmener. Ilavait parcouru la moitié du cheminlorsqu’il croisa une Cadillac noire,V8, modèle 1939. Le roi,

évidemment. Qui avait fini sa partiede chasse et s’apprêtait à nouveau àlui filer entre les doigts.

Ingmar effectua un demi-tour surles chapeaux de roues. Plusieurspentes descendantes l’aidèrent àrattraper le véhicule royal, quialignait cent chevaux de plus.L’étape suivante consistait à essayerde doubler et peut-être de feindre lapanne en plein milieu de lachaussée. Cependant, le chauffeur,nerveux, accéléra pour ne pass’attirer le courroux de sonemployeur, au cas où celui-ci aurait

été froissé de se voir dépasser parune Fiat. Hélas, l’homme regardaitdavantage dans son rétroviseur quedevant lui et dans un virage, laCadillac, le roi et sa suite foncèrenttout droit dans un fossé remplid’eau.

Gustave V et sa troupe s’ensortirent sains et saufs, mais Ingmarn’avait aucun moyen de le savoir.Sa première pensée fut de sauterhors de son véhicule pour leurporter secours et d’en profiter pourserrer la main du roi. Et si j’avaistué le vieil homme ? fut sa deuxième

pensée. Et la troisième : trente ansde prison, c’était peut-être cherpayé pour une simple poignée demain. D’autant plus si la main enquestion appartenait à un cadavre.Sans compter que cela ne le rendraitguère populaire aux yeux de lanation. Les régicides le sontrarement.

Il fit donc demi-tour.

Il gara la voiture de locationdevant les locaux du Particommuniste de Södertälje dansl’espoir que la faute retombe sur lesépaules de son beau-père. Puis il

rentra à pied auprès de sonHenrietta et lui raconta qu’il venaitpeut-être de tuer ce roi qu’il aimaittant. Henrietta le consola enl’assurant que le souverain s’en étaitsûrement tiré dans le virage enquestion ; dans le cas contraire, lesfinances de la famille en seraientaméliorées.

Le lendemain, la presse signalaque le roi Gustave V avait fini dansun fossé lors d’un trajet en voiture àune vitesse un peu excessive, maisqu’il était indemne. Henriettaaccueillit cette nouvelle avec des

sentiments mitigés et pensa que celaservirait peut-être de leçon à sonépoux. Pleine d’espoir, elle luidemanda s’il était arrivé au termede sa mission.

Il ne l’était pas.

Pour sa troisième tentative avantle retournement complet desituation, Ingmar se rendit sur laCôte d’Azur, à Nice, où Gustave V,alors âgé de quatre-vingt-huit ans,résidait chaque année à la fin del’automne pour soulager sabronchite chronique. Dans unentretien, le roi avait confié qu’il

passait ses journées sur la terrassede sa suite à l’hôtel d’Angleterre,quand il n’arpentait pas laPromenade des Anglais.

Ingmar irait donc sur place,s’avancerait vers le roi pendant sasortie et se présenterait.

Impossible de savoir ce qui seraitsusceptible de se produire ensuite.Les deux hommes discuteraientéventuellement un moment, et si lecourant passait, Ingmar inviteraitpeut-être le souverain à boire unverre à l’hôtel. Et pourquoi pas unepartie de tennis le lendemain ?

— Cette fois-ci, rien ne peut allerde travers, affirma Ingmar àHenrietta.

— Si tu le dis, répondit sonépouse. Tu as vu mes cigarettes ?

Ingmar traversa l’Europe en stop.Cela lui prit toute une semaine,mais à peine arrivé à Nice il nepatienta que deux heures sur unbanc de la Promenade des Anglaisavant d’apercevoir le grandgentleman raffiné avec sa canne en

argent et son monocle. Dieu, ce qu’ilétait beau ! Le souverain approchaità pas lents. Il était seul.

Bien des années plus tard,Henrietta pouvait encore rapporteren détail ce qui se produisit ensuite,car Ingmar ne cessa de le rabâcherjusqu’à la fin de ses jours.

Se levant, Ingmar, s’était avancévers Sa Majesté et s’était présentécomme le loyal sujet employé auxpostes royales qu’il était. Il avaitsuggéré la possibilité de prendre unverre et peut-être de faire une partiede tennis et avait fini sa tirade en

proposant une poignée de mainentre hommes.

La réaction du roi avait été biendifférente de celle à laquelles’attendait Ingmar. Primo, il avaitrefusé de lui serrer la main.Secundo, il ne lui avait pas accordéun regard. Au lieu de ça, il avait fixéle lointain par-dessus l’épauled’Ingmar, comme il l’avait déjà faitdes milliers de fois sur les timbresque le fonctionnaire Qvist avait eul’occasion de manipuler dans lecadre de son emploi. Puis il avaitdéclaré qu’il n’envisageait en aucun

cas de frayer avec un sous-fifre de laposte.

En temps normal, le roi était tropmajestueux pour dire ce qu’il pensaitde ses sujets. Dès sa plus tendreenfance, on l’avait exercé à l’art demontrer à son peuple un respect engénéral non mérité. Mais ce jour-là,il avait mal partout et, par ailleurs,il avait dû tenir sa langue toute savie et en avait ras la couronne.

— Votre Majesté, vous necomprenez pas, plaida Ingmar.

— Si je n’étais pas seul, j’aurais

— Si je n’étais pas seul, j’auraisprié ma garde d’expliquer àl’importun devant moi que j’ai biensaisi, rétorqua le roi, choisissant,par l’emploi de la troisièmepersonne, de ne pas s’adresserdirectement à l’infortuné sujet.

— Mais… insista Ingmar avantque le roi ne lui assène un coup deson pommeau en argent sur le front.

— Ça suffit ! s’exclama le royalpromeneur.

Ingmar en resta sur le cul et laissaainsi le champ libre à Sa Majesté. Le

sujet demeura à terre tandis que leroi s’éloignait.

Ingmar fut anéanti.

Pendant vingt-cinq secondes.

Puis il se releva avec lenteur etsuivit longuement son roi des yeux.Et encore.

— Sous-fifre ? Importun ? Tu mele paieras.

Et boum, badaboum !Retournement complet de situation.

3

Où il est question d’une peinesévère, d’un pays incompris

et de trois filles chinoises auxmultiples facettes

Selon l’avocat d’Engelbrecht Vander Westhuizen, la fille noire s’étaitjetée sur la chaussée et son clientavait tenté par tous les moyens del’éviter. En conséquence, laresponsabilité de l’accidentincombait à la fille, pas à lui.L’ingénieur Van der Westhuizen

était une victime. Par ailleurs, laNoire marchait sur un trottoirréservé aux Blancs.

L’avocat commis d’office deNombeko ne plaida pas, car il avaitoublié de se présenter au procès.Quant à l’intéressée, elle préféragarder le silence, surtout parcequ’elle avait une fracture de lamâchoire, ce qui lui coupait l’enviede parler.

Ce fut donc le juge qui prit sadéfense. Il rappela sèchement à M.Van der Westhuizen qu’il avait dansle sang au moins cinq fois la dose

d’alcool tolérée et que les Noirsavaient évidemment le droit decirculer sur ce trottoir, même si celaparaissait inconvenant. Mais si lafille s’était précipitée sur la chaussée– un point qui ne prêtait pas àdiscussion puisque M. Van derWesthuizen affirmait que c’était lecas – une grande partie de laresponsabilité revenait alors àNombeko.

Au final, elle fut condamnée àverser cinq mille rands à M. Van derWesthuizen au titre du préjudice

moral, et deux mille de plus pour latôle froissée.

Nombeko avait les moyens derégler tant l’amende que lesréparations de tout ou partie de lacarrosserie. Elle aurait sans peine eules moyens de lui payer unenouvelle voiture. Dix, même. Eneffet, sa bourse était généreusementgarnie, ce que personne dans cettesalle de tribunal, ni nulle partailleurs, n’avait de raison desoupçonner. Elle avait déjà vérifié àl’hôpital, avec son seul bras valide,que les diamants se trouvaient

toujours dans la doublure de sonmanteau.

Sa fracture de la mâchoire n’étaitnéanmoins pas la principale raisonde son silence. Les diamants étaientdes objets volés. A un homme mort,certes, mais quand même. Et puis, ils’agissait de pierres, pas d’argentliquide. Si elle en sortait une, on luiprendrait les autres, et dans lemeilleur des cas on l’emprisonneraitpour vol ; dans le pire, pourcomplicité de vol avec violence etmeurtre. En d’autres termes, lasituation était délicate.

Le juge scruta Nombeko et crutlire autre chose dans son expressionsoucieuse. Il déclara que la jeunefille ne semblait pas disposer derevenus dignes de ce nom et qu’ilpouvait la condamner à payer sesdettes en travaillant pour M. Vander Westhuizen, si l’ingénieurapprouvait cet arrangement. Aprèstout, le juge et l’ingénieur avaienttesté de telles dispositions une foisdéjà et elles s’étaient révéléessatisfaisantes, non ?

Engelbrecht Van der Westhuizenfrissonna en songeant à la manière

dont il s’était retrouvé avec troisdomestiques jaunes sur les bras,mais, bon, elles lui étaient très utilesà présent. Une bamboula en plus neserait peut-être pas du luxe. Même sice spécimen misérable avec unejambe cassée, un bras fracturé etune mâchoire en morceauxl’encombrerait peut-être plusqu’autre chose.

— A salaire réduit, dans ce cas,répondit-il. Le juge voit bien l’étatdans lequel elle est.

L’ingénieur Engelbrecht Van derWesthuizen fixa les émoluments à

cinq cents rands par mois, desquelsseraient soustraits quatre cent vingtrands de frais et logement. Le jugemarqua son assentiment d’un signede tête.

Nombeko fut au bord d’éclater derire, juste au bord, parce qu’elleavait mal partout. Ce gros lard dejuge et ce menteur d’ingénieurvenaient de suggérer qu’elletravaillerait gratuitement pendantplus de sept ans ! Au lieu de payerles amendes qui, malgré leur côtédéraisonnable tant sur leurs motifsque sur leur montant, représentaient

une somme presque négligeable auregard de ses finances.

N’empêche. Cet arrangementconstituait peut-être la solution àson dilemme. Elle pouvaitemménager chez l’ingénieur, laissercicatriser ses blessures et se faire labelle le jour où elle sentirait que laBibliothèque nationale de Pretoriane pouvait plus attendre. Aprèstout, elle était sur le point d’êtrecondamnée à devenir domestique,pas à une peine de prison.

Elle allait accepter la propositiondu juge, mais gagna quelques

secondes de réflexionsupplémentaires en protestant unpeu, malgré sa mâchoiredouloureuse.

— Cela ferait quatre-vingts randsnets. Avant que j’aie fini de payertout ce que je dois, j’aurai travailléchez l’ingénieur sept ans, trois moiset vingt jours. Le juge ne trouve-t-ilpas cette peine un peu sévère pourune personne qui a juste eu lemalheur d’être renversée sur untrottoir par un individu qui, euégard à son taux d’alcoolémie,

n’aurait même pas dû prendre levolant ?

Le juge en resta bouche bée. Nonseulement parce que la fille s’étaitexprimée en termes choisis,remettant en question ledéroulement des événements quel’ingénieur avait livré sous serment,mais aussi parce qu’elle avaitcalculé la durée de sa peine avantmême que quiconque dans la pièceen ait eu une idée approximative. Ilaurait dû la rabrouer, mais il étaittrop curieux de savoir si son calculétait juste. Il se tourna alors vers

son greffier qui, après quelquesminutes, confirma :

— Euh, oui, il se pourrait bieneffectivement que, comme cela a étédit, nous parlions de sept ans, troismois et… oui… vingt jours ouquelque chose comme ça.

Engelbrecht Van der Westhuizenprit une gorgée de la petite bouteillebrune de sirop pour la toux qu’ilgardait en permanence sur lui, caron ne pouvait pas boire du cognacn’importe où. Il justifia cette gorgéeen déclarant que le choc causé parcet affreux accident devait avoir

aggravé son asthme. Le médicamentlui fit du bien.

— Je pense que nous allonsarrondir à l’inférieur, déclara-t-il.Sept ans pile, ça m’ira. Il y a moyende débosseler la voiture.

Nombeko décida que quelquessemaines de plus ou de moins chezce Van der Westhuizen valaientmieux que trente ans de prison. Biensûr, c’était dommage que laBibliothèque nationale de Pretoriadoive attendre, mais il lui restaitencore un sacré bout de cheminpour y parvenir, du genre qu’on

n’entreprenait pas trop volontiersavec une jambe cassée. Sanscompter tout le reste. Y compris lesampoules apparues lors des vingt-sixkilomètres inauguraux.

Une petite pause ne pourrait doncpas lui faire de mal, enfin sil’ingénieur ne l’écrasait pas ànouveau.

— Merci, c’est généreux de votrepart, ingénieur Van der Westhuizen,répondit-elle, acceptant par lamême occasion la proposition dujuge.

Il devrait se contenter d’«ingénieur Van der Westhuizen », carelle n’avait pas l’intention del’appeler « maître ».

Après le verdict, Nombeko atterritsans plus attendre sur le siègepassager de l’ingénieur Van derWesthuizen, qui se dirigeait vers lenord d’une main tandis que l’autreserrait une bouteille de cognacKlipdrift. Le breuvage étaitidentique tant en odeur qu’encouleur au sirop pour la toux que

Nombeko l’avait vu biberonnerpendant le procès.

Ces événements se produisirent le16 juin 1976.

Le même jour, un grand nombred’écoliers de Soweto prirent engrippe la dernière idée dugouvernement : l’enseignement,déjà médiocre, serait désormaisdispensé en afrikaans. Les jeunesdescendirent donc dans la rue pourmanifester leur mécontentement. Ilsestimaient qu’il était plus faciled’apprendre quand on comprenaitce que disait l’enseignant. Et qu’un

texte est plus accessible au lecteurs’il est possible de le déchiffrer. Parconséquent, disaient les jeunes,l’enseignement devait se poursuivreen anglais.

La police sur place écouta leraisonnement des manifestants avecintérêt, puis défendit le point de vuedu gouvernement, à la manièrespécifiquement sud-africaine.

En ouvrant le feu sur le cortège.

Vingt-trois manifestantsmoururent sur-le-champ. Lelendemain, la police étoffa son

argument avec des hélicoptères etdes blindés. Avant que la fumée nese fût dissipée, cent vies humainessupplémentaires s’étaient éteintes.Les services municipaux deJohannesburg purent donc revoir lebudget scolarité de Soweto à labaisse du fait d’un effectif réduit.

Nombeko échappa à tout cela.L’Etat venait de la transformer enesclave et elle était en route pour lamaison de son nouveau maître.

— Est-ce encore loin, monsieurl’ingénieur ? demanda-t-elle,histoire de dire quelque chose.

— Non, pas vraiment, réponditl’ingénieur Van der Westhuizen,mais ne parle pas plus quenécessaire. Contente-toi de répondrequand on t’adresse la parole.

L’ingénieur Van der Westhuizenétait un sacré numéro. Nombekoavait compris que c’était un menteurau procès. Un alcoolique, durant letrajet en voiture. C’était aussi unimposteur au plan professionnel. Ilétait complètement dépassé par sontravail, mais se maintenait au

sommet en exploitant des gens qui,eux, étaient compétents.

Cela n’aurait pu être qu’un grainde sable dans le Grand Tout sil’ingénieur n’avait pas été chargéd’une des missions les plus secrèteset épineuses au monde : c’était luiqui devait transformer l’Afrique duSud en puissance nucléaire.L’opération était orchestrée depuisle centre de recherche de Pelindaba,à environ une heure au nord deJohannesburg.

Bien sûr, Nombeko n’en savaitalors rien, mais elle comprit que les

choses ne seraient pas aussi simplesqu’elle l’avait cru quand ilsapprochèrent de leur point de chute.

Alors que le contenu de labouteille de cognac diminuait à vued’œil, l’ingénieur et elle arrivèrentau poste de garde. Aprèsvérification de leur identité, ilspurent franchir les grilles entouréesd’une clôture de trois mètres dehaut, électrifiée avec du douze millevolts. Venaient ensuite un no man’sland de quinze mètres surveillé pardeux gardes avec chiens et un autregrillage aussi élevé et parcouru par

le même voltage. Et on avait prissoin de truffer de mines un champtout autour des installations.

— Voilà où tu vas vivre et réparerton délit, lui expliqua l’ingénieur.

Clôture électrifiée, maîtres-chienset champ de mines étaient desparamètres que Nombeko n’avaitpas envisagés lors du jugement,quelques heures plus tôt.

— Les lieux ont l’air accueillants.

— Voilà que tu recommences àparler pour ne rien dire.

Le programme nucléaire sud-africain avait débuté en 1975, un anavant que l’ingénieur Van derWesthuizen, ivre, ne renverseaccidentellement une fille noire.Deux raisons expliquaient qu’il aitbu du cognac à l’hôtel Hilton jusqu’àce qu’on l’en chasse avec courtoisie.La première était son alcoolisme.L’ingénieur avait besoin d’au moinsune bouteille entière de Klipdrift parjour pour que son organisme veuillebien continuer à fonctionner. La

seconde était sa mauvaise humeur.Et sa frustration. Le Premierministre Vorster venait de lui mettrela pression, en se plaignant qu’il n’yait eu aucune avancée au bout d’unan.

L’ingénieur s’était efforcé desoutenir le contraire. Un systèmed’échange avait été mis en placeavec Israël. Certes, il avait été initiépar le Premier ministre lui-même,mais désormais l’uranium partaitvers Jérusalem, tandis que le tritiumeffectuait le trajet inverse. Dans lecadre de ce projet, deux agents

israéliens étaient en poste àPelindaba de manière permanente.

Non, le Premier ministre n’avaitpas à se plaindre de la collaborationavec Israël, Taïwan et d’autres.C’était la réalisation en elle-mêmequi posait problème. Ou, pourreprendre les termes du Premierministre :

— Ne nous donnez pas des tasd’explications sur ceci ou cela. Nenous donnez plus d’autrespartenariats à droite ou à gauche.Donnez-nous une bombe atomique,bordel, monsieur Van der

Westhuizen. Puis donnez-nous-encinq autres.

Tandis que Nombeko prenait sesquartiers derrière la double clôturede Pelindaba, Balthazar JohannesVorster, le Premier ministre,soupirait dans son palais. Il avaitdes corvées à accomplir du matin ausoir. Le dossier le plus brûlant surson bureau était celui des sixbombes atomiques. Et si ce lèche-bottes de Van der Westhuizen n’étaitpas le bon cheval pour ce boulot ?L’ingénieur ne cessait de parler,mais ne livrait jamais rien.

Vorster marmonna tout basquelque chose au sujet de cessatanées Nations unies, descommunistes en Angola, desSoviétiques et de Cuba quienvoyaient des hordes derévolutionnaires en Afriqueméridionale, et des marxistes quis’étaient déjà emparés du pouvoirau Mozambique. Et puis cettemaudite CIA qui parvenait toujoursà apprendre ce qui se tramait etétait ensuite incapable de garderpour elle ce qu’elle savait.

« Nan, mais putain » était

« Nan, mais putain » étaitl’expression qui résumait la penséede B. J. Vorster à l’égard du mondeen général.

C’était maintenant que la nationétait menacée, pas quandl’ingénieur daignerait sortir sesmains de ses poches.

Le Premier ministre n’avait paspris le chemin le plus court pourarriver au pouvoir. A la fin desannées 1930, dans sa jeunesse, ilavait été séduit par le nazisme.

Vorster estimait que les nazisallemands employaient desméthodes intéressantes quand ils’agissait de séparer peuple etpeuple. Il l’expliquait à tous ceuxqui voulaient bien l’écouter.

Puis la guerre mondiale s’étaitdéclenchée. Malheureusement pourVorster, l’Afrique du Sud avait prisle parti des Alliés (il faut dire quec’était une partie de l’empirebritannique) et les nazis comme luifurent enfermés quelques années enattendant la victoire. Une foisrelâché, il se montra plus prudent ;

de tout temps, les idées nazies seportent mieux lorsqu’elles ne disentpar leur nom.

Dans les années 1950, Vorsterredora son blason. Au printemps1961, l’année où Nombeko naissaitdans un taudis de Soweto, il futnommé au poste de ministre de laJustice. L’année suivante, lui et sespoliciers parvinrent à attraper dansleurs filets le plus affreux de tous lesgros poissons : Nelson RolihlahlaMandela, le terroriste de l’ANC, lemouvement de résistance sud-africain.

Condamné à perpétuité, Mandelafut expédié sur une île-prison aularge du Cap, où il était prévu qu’ilreste jusqu’à ce qu’il moisisse.Vorster pensait que cela pourraitaller assez vite.

Pendant que Mandela commençaitsupposément à pourrir, Vorstercontinuait à grimper les échelons.Pour franchir le dernier,déterminant, il reçut l’aide d’unAfricain. La bureaucratie del’apartheid avait classé cet hommeparmi les Blancs, ce qui était uneerreur, car il avait l’air d’un homme

de couleur, si bien qu’il n’était à saplace nulle part. Le seul remède quecet individu trouva pour apaiser sestourments psychiques consista àplanter un couteau dans le ventredu prédécesseur de B. J. Vorster, àquinze reprises.

Celui qui était à la fois blanc etnoir fut interné dans un hôpitalpsychiatrique où il resta trente-troisans sans jamais comprendre à quellerace il appartenait. Ensuite, ilmourut. Le Premier ministre, quiavait reçu quinze coups de couteauet qui était absolument certain

d’être blanc, mourut, lui, illicopresto.

La nation avait donc besoin d’unnouveau Premier ministre. Sipossible, genre dur à cuire. En deuxtemps trois mouvements, l’anciennazi Vorster hérita du poste.

Il était satisfait de ce que lui et lanation avaient accompli sur le plande la politique intérieure. Avec lanouvelle législation, legouvernement pouvait qualifier deterroriste n’importe qui, puisemprisonner l’intéressé pour

n’importe quelle durée et au motifde son choix. Voire sans motif.

Une autre réussite était la créationde zones, une par ethnie, sauf pourles Xhosa, à qui on en attribua deux,vu leur nombre. Il avait suffi derassembler chaque sorte debamboulas, de les parquer dans lesecteur prévu à cet effet, de leurretirer la citoyenneté sud-africaineet de leur donner celle de leurnouveau territoire à la place. Celuiqui n’est plus sud-africain ne peutpas prétendre à des droits sud-africains. Logique.

La politique étrangère était unmorceau plus coriace. Le mondeextérieur ne cessait de se méprendresur les ambitions du pays. Onpoussait par exemple les hauts cris(bien trop hauts), contestant lavérité incontournable proclamée parl’Afrique du Sud : celui qui n’est pasblanc au départ ne le sera jamais.Vorster, l’ancien nazi, éprouvaitquand même une certainesatisfaction à collaborer avec Israël.Bien sûr, c’était un peuple de Juifs,mais souvent aussi incompris quelui-même.

Nan, mais putain, se dit Vorsterpour la seconde fois.

Que fabriquait cet incapable deVan der Westhuizen ?

Engelbrecht Van der Westhuizentirait grand bénéfice de la nouvelleesclave que la providence lui avaitfournie. Même quand elle traînait sajambe dans le plâtre et avait encorele bras gauche en écharpe, elle semontrait assez efficace. Quel quesoit son nom.

Au début, il l’appelait « bamboula2 » pour la distinguer de l’autreNoire, celle qui faisait le ménage duposte de garde. Mais lorsque cesurnom arriva aux oreilles del’évêque de l’église réformée locale,l’ingénieur eut droit à un sermon :les Noirs avaient droit à plus derespect.

Environ cent ans plus tôt, l’Egliseavait laissé les Noirs communier aumême moment que les Blancs, mêmes’ils devaient attendre que tous lesBlancs soient passés devant l’autel.Ils finirent par être si nombreux, et

la file d’attente si longue, qu’ondécida de leur attribuer leurspropres églises. Selon l’évêque, iln’était pas possible de surchargerl’Eglise réformée au motif que lesNoirs se reproduisaient comme deslapins.

— Respect, répéta l’hommed’église. Pensez-y, monsieurl’ingénieur.

Engelbrecht Van der Westhuizenécouta son évêque, mais le prénomde Nombeko restait toujours aussiimpossible à mémoriser. Quand ils’adressait à elle, il l’appelait «

Comment-tu-t’appelles-déjà ». Etquand il parlait d’elle… ? Eh bien,cela n’arrivait jamais, car il n’avaitaucune raison de faire référence àsa personne.

Le Premier ministre Vorster luiavait déjà rendu deux visites. Il nes’était pas départi d’un sourireaimable, mais le sous-entendu étaitclair : si les six bombes n’étaient pasrapidement opérationnelles,l’ingénieur Van der Westhuizen, lui,ne le serait peut-être plus pourlongtemps.

Avant la première rencontre avec

Avant la première rencontre avecle ministre, l’ingénieur avait penséenfermer Comment-tu-t’appelles-déjà dans le placard à balais. Certes,employer une femme de ménagenoire ou de couleur était permisdans cette zone à condition qu’ellen’ait jamais d’autorisation de sortie,mais l’ingénieur trouvait que saprésence faisait sale.

L’inconvénient de remiser sonesclave dans un placard à balaisétait qu’il ne l’aurait plus sous lamain, or l’ingénieur avait vitecompris qu’elle pourrait lui être

utile. Pour une raisonincompréhensible, le cerveau decette fille fonctionnait à pleinrégime. Bien plus effrontée que celaétait tolérable, cette Comment-tu-t’appelles-déjà brisait toutes lesrègles imaginables. L’une de ses plusgrandes impudences avait consisté às’aventurer dans la bibliothèque ducentre de recherche sansautorisation et même d’en sortir desouvrages. La première pensée deVan der Westhuizen avait été demettre un terme à cette manie et dedemander à la sécurité qu’elle

enquête. Qu’est-ce qu’uneanalphabète de Soweto pouvait bienfaire avec des livres ?

Puis il avait remarqué qu’elle lisaitbel et bien ce qu’elle empruntait.Intrigant : lire n’est pas le trait leplus frappant chez les analphabètesde la nation. L’ingénieur examinaensuite ses lectures : tout y passait,y compris des ouvrages trèstechniques en mathématiques,chimie, électrotechnique etmétallurgie (les domaines qu’ilaurait dû approfondir). Il la prit unjour en flagrant délit, plongée dans

un livre au lieu de récurer le sol, etfut abasourdi de voir la fille souriredevant un tas de formulesmathématiques.

Elle lisait, hochait la tête etsouriait.

L’ingénieur le ressentit comme unepure provocation. Lui n’avait trouvéaucune joie à étudier lesmathématiques. Ni aucune autrematière, d’ailleurs. Pourtant, il avaitobtenu les meilleures notes à la fac– son père était le plus grosdonateur de l’université.

L’ingénieur savait qu’il n’était pasnécessaire de tout savoir sur tout. Ilétait facile de se hisser jusqu’ausommet avec de bonnes notes, lebon père et une exploitationéhontée de la compétence desautres. Pour se maintenir à ce poste,il s’agissait dans le cas présent qu’illivre la marchandise. Enfin, pas luien personne, mais les chercheurs etles techniciens qu’il avaitembauchés et qui trimaient jour etnuit en son nom.

L’équipe progressait et l’ingénieurétait certain que dans un avenir pas

trop lointain ils auraient résolu lesproblèmes techniques résiduels quileur permettraient de tester lesbombes. Le chef des chercheursn’était pas un crétin. Mais il étaitpénible, car il s’obstinait à lui livrerun rapport sur la moindre avancée,puis il attendait une réaction de sapart.

C’est là que Comment-tu-t’appelles-déjà était entrée en scène.En la laissant feuilleter à sa guiseles ouvrages de la bibliothèque,l’ingénieur lui avait ouvert en grandla porte des mathématiques et elle

assimilait tout ce qui avait trait auxnombres algébriques,transcendantaux, imaginaires etcomplexes, à la constante d’Euler,aux équations différentielles etdiophantiennes, et à un nombreinfini (∞) d’autres complexités, plusou moins obscures pour l’ingénieur.

Au fil du temps, Nombeko auraitfini par devenir le bras droit du chefsi elle n’avait pas été une femme et,surtout, si elle n’avait pas eu lamauvaise couleur de peau. Dans lasituation présente, elle conservait letitre de « domestique », mais c’était

elle qui, parallèlement aux tâchesménagères, lisait tous les pavésdécrivant les problèmes, les résultatsdes tests et les analyses transmis parle chef des chercheurs. Ce dontl’ingénieur était incapable.

— De quoi parle cette merde ? luidemanda un jour l’ingénieur, luicollant une nouvelle liasse dedocuments dans la main.

Une fois sa lecture terminée,Nombeko répondit :

— Il s’agit d’une analyse desconséquences de la charge statique

et dynamique d’une bombe enfonction de son nombre demégatonnes.

— Exprime-toi de manièrecompréhensible.

— Plus la bombe est puissante,plus le nombre de bâtimentspulvérisés augmente.

— N’importe quel gogolcomprendrait ça, non ? Ne suis-jeentouré que d’idiots ? lançal’ingénieur avant de se servir uncognac et d’inviter la femme deménage à disparaître de sa vue.

Nombeko estimait que Pelindabaétait presque un palace, pour uneprison. Lit propre, accès aux W-C aulieu de devoir vider quatre millelatrines par jour, deux repasquotidiens à deux plats, avec desfruits pour le déjeuner. Plus unebibliothèque qui, si elle ne luiappartenait pas, lui était quasimentréservée. Nombeko n’en demandaitpas davantage. Même si l’éventaildes disciplines traitées était limité.Nombeko s’imaginait que celle de

Pretoria couvrait tous les domaines.Et certains des ouvrages dePelindaba étaient anciens oudépassés, voire les deux.

C’est donc avec un chagrinmodéré qu’elle continuait à purgersa peine pour avoir été renverséesur le trottoir par un homme ivremort, un jour d’hiver de 1976 àJohannesburg. Son existenceactuelle était en tout cas plusagréable que le vidage des latrinesde la plus grande décharge humaineau monde.

Au bout d’un nombre assez

Au bout d’un nombre assezimportant de mois, elle commença àcompter. Elle pensait parfois, pourne pas dire souvent, à la manièredont elle s’éclipserait de Pelindaba,mais franchir la clôture, le champde mines, les gardes avec leurschiens et l’alarme représentait unbeau défi.

Creuser un tunnel ?

Non, cette idée était si stupidequ’elle l’abandonna aussitôt.

Se glisser en douce dans uncamion ?

Non, elle serait repérée par lesbergers allemands et il ne luiresterait alors plus qu’à espérer queleur première morsure lui soitinfligée à la carotide afin que lasuite ne soit pas trop pénible.

La corruption ?

Mouais, peut-être… mais le coupd’essai devrait se révéler un coup demaître ; et celui qu’elle tenterait decorrompre réagirait sans doute demanière typiquement sud-africaine :il accepterait les diamants et ladénoncerait.

Voler l’identité d’une autrepersonne ?

Oui, c’était une éventualité. Volerune autre couleur de peau seraitplus délicat.

Nombeko décida d’imposer lesilence à ses pensées vagabondes. Ilétait possible que sa seule chancesoit de se procurer des ailes. Mêmepas, car elle serait alors abattue parles huit gardes postés dans lesquatre miradors.

Elle avait un peu plus de quinzeans quand on l’avait enfermée

derrière la double clôture et lechamp de mines, et elle était sur lepoint de fêter ses dix-sept lorsquel’ingénieur lui annonça avecsolennité qu’il lui avait fait délivrerun passeport sud-africain malgré sacouleur de peau. Sans ce document,elle n’aurait en effet pas accès àtous les couloirs où l’ingénieurparesseux estimait qu’il serait utilequ’elle puisse circuler.

Il conservait le passeport dans letiroir de son bureau et comme iléprouvait le besoin permanentd’humilier les gens, il ne cessait de

lui répéter qu’il était obligé de legarder fermé à clé.

— Comme ça, Comment-tu-t’appelles-déjà, tu ne te mettras pasen tête de te faire la belle. Sanspasseport, tu ne peux pas quitter lepays, et alors nous te retrouveronstoujours, tôt ou tard, déclaral’ingénieur avant de lui lancer unsourire mauvais.

Nombeko répondit que Comment-elle-s’appelle-déjà avait accès aupasseport, puisqu’elle était depuislongtemps responsable du trousseau

de l’ingénieur, ce qui incluait la cléde son bureau.

— Et je ne me suis pas sauvéepour autant, conclut Nombeko,gardant pour elle que c’était plutôtles gardes, les chiens, l’alarme, lechamp de mines et les douze millevolts de la clôture qui l’avaientretenue.

L’ingénieur dévisagea sa femmede ménage. Voilà qu’elle se montraità nouveau impertinente ! Elle lerendait fou. Et le pire, c’est qu’elleavait tout le temps raison !

Maudite petite peste !

Deux cent cinquante personnestravaillaient à différents niveaux auplus secret des projets secrets.Nombeko avait vite constaté que lechef suprême n’avait que le talentde s’enivrer. Et puis, il étaitchanceux (jusqu’au jour où il ne lefut plus).

Durant la périoded’expérimentation, les fuitesincessantes dans les essais avec

l’hexafluorure d’uranium posaientproblème. Sur le mur de son bureau,l’ingénieur Van der Westhuizenavait accroché un tableau noir surlequel il traçait des lignes et desflèches ainsi que des formules etquelques autres graffitis pourdonner l’impression qu’ilréfléchissait. Assis dans son fauteuil,l’ingénieur marmonnait « hydrogènecomme gaz porteur », « hexafluorured’uranium », « fuite », le toutentrecoupé de jurons en anglais eten afrikaans. Nombeko aurait pu lelaisser jurer à sa guise, puisqu’elle

n’était là que pour passer le balai,mais elle finit quand même parintervenir :

— Bon, je ne sais pas grand-choseau sujet des gaz porteurs et c’est àpeine si j’ai entendu parlerd’hexafluorure d’uranium, mais jevois bien que monsieur est confrontéà un problème d’autocatalyse.

L’ingénieur ne répondit rien, maisregarda au-delà de Comment-elle-s’appelle-déjà, en direction de laporte donnant sur le couloir, pours’assurer que personne n’écoutait aumoment où cette singulière créature

s’apprêtait à se montrer plus futéeque lui.

— Dois-je interpréter le silence del’ingénieur comme une autorisationà poursuivre ? D’habitude, je nepeux parler que s’il m’a adressé laparole au préalable.

— Oui, continue, bon sang !

Nombeko lui adressa un sourireamical et déclara qu’en ce qui laconcernait le nom donné auxcomposantes du problème n’avaitpas d’importance, puisqu’il suffisait

de leur appliquer des principesmathématiques.

— Nous appellerons A le gazporteur, et B l’hexafluorured’uranium.

Elle se dirigea alors vers letableau, effaça les inepties del’ingénieur et y inscrivit l’équationcorrespondant à la vitesse d’uneréaction autocatalytique de premierordre. Comme l’ingénieur ne faisaitque regarder bêtement, elle explicitason raisonnement en traçant unecourbe sigmoïdale. Lorsqu’elle eutfini, elle comprit que l’ingénieur

Van der Westhuizen ne comprenaitpas ce qu’elle avait écrit, à l’égal den’importe quel videur de latrines.Ou de n’importe quel employé desservices sanitaires de Johannesburg.

— S’il vous plaît, monsieurl’ingénieur, faites un effort, car j’aides sols à récurer. Le gaz et lefluorure ne s’entendent pas bien etleur mésentente ne fait ques’accroître de manièreexponentielle.

— Quelle est la solution alors ?

— Je ne sais pas. Je n’ai pas eu le

— Je ne sais pas. Je n’ai pas eu letemps d’y réfléchir. Comme je vousl’ai dit, je ne suis qu’une femme deménage.

A cet instant, l’un descollaborateurs, tous qualifiés, del’ingénieur Van der Westhuizenentra dans le bureau. L’équipe avaitdécouvert que le problème était denature autocatalytique, ce quientraînait une contamination dansle filtre du processeur, et unesolution serait bientôt trouvée.

Le collaborateur n’eut pas à jouerles messagers, car, juste derrière la

bamboula armée de son balai àfranges, il lut ce que Nombeko avaitécrit au tableau.

— Bon, le chef a déjà trouvé ceque j’étais venu lui dire. Dans cecas, je ne vais pas le déranger pluslongtemps, déclara-t-il en tournantles talons.

L’ingénieur Van der Westhuizengarda le silence derrière son bureauet se servit un autre verre deKlipdrift.

Une heureuse coïncidence, luiglissa Nombeko. Elle allait bientôt le

laisser tranquille, mais elle avaitjuste deux questions à lui poser. Lapremière était de savoir sil’ingénieur trouverait opportunqu’elle lui livre une descriptionmathématique de la manière dontson équipe pourrait faire passer lacapacité de douze mille unités detravail de séparation par an à vingt-quatre mille, avec un dosageconstant à 0,46 pour cent.

L’ingénieur l’estimait opportun.

La seconde question était desavoir si l’ingénieur pouvait avoirl’amabilité de commander une

nouvelle brosse à récurer, étantdonné que son chien avait grignotéla précédente.

L’ingénieur répondit qu’il nepouvait rien promettre.

Quitte à être enfermée sanspossibilité d’en sortir, Nombeko sedisait qu’elle pouvait tout aussi biensavourer les côtés positifs del’existence. Il serait ainsipassionnant de voir combien detemps cet imposteur de Van der

Westhuizen réussirait à faireillusion.

En fin de compte, elle avait plutôtla belle vie. Elle lisait quandpersonne ne la voyait, nettoyaitquelques couloirs, vidait quelquescendriers, lisait les analyses del’équipe de recherche et en faisaitdes comptes rendus simplifiés àl’ingénieur.

Elle passait son temps libre avecles autres aides-ménagères, quiappartenaient à une minorité que lesystème de l’apartheid avait plus dedifficultés à caser. Elles étaient

classées dans le groupe « Asiatiquesen tous genres ». Pour être exact,elles étaient chinoises.

Les Chinois avaient atterri enAfrique du Sud presque un siècleplus tôt, à une époque où le paysavait besoin de main-d’œuvre bonmarché (et qui ne se plaignait pas àtout bout de champ) pour exploiterles mines d’or à proximité deJohannesburg. Cette époque étaitrévolue, mais la colonie chinoiseétait restée.

Les trois Chinoises (la petite sœur,la moyenne et la grande) étaient

enfermées avec Nombeko le soir. Audébut, elles avaient gardé leursdistances, mais le mah-jong se jouebeaucoup mieux à quatre qu’à trois,et surtout cette fille de Soweton’avait pas l’air aussi stupide queson statut de non-Jaune pouvait lelaisser craindre.

Nombeko ne s’était pas fait prieret avait rapidement maîtrisé lessecrets des pung, kong, chow etautres subtilités du jeu. Favoriséepar sa capacité à mémoriser les centquarante pièces, elle gagnait trois

parties sur quatre, laissant les fillesremporter la dernière.

Une fois par semaine, Nombekofournissait à ses compagnes desinformations sur l’état du monde,qu’elle avait glanées dans lescouloirs et à travers les portes. Lebulletin d’actualités était loin d’êtreexhaustif, mais son public n’étaitpas très exigeant. A titre d’exemple,quand Nombeko leur expliqua queles autorités chinoises avaient prisla décision d’autoriser à nouveauAristote et Shakespeare dans lepays, les filles s’étaient réjouies

pour les deux hommes, à qui celaavait sans doute fait très plaisir.

Grâce aux soirées actu et auxparties de jeu, les quatre sœursd’infortune devinrent des amies. Lessignes et les symboles gravés sur lespièces de mah-jong poussèrent lesChinoises à enseigner leur dialecte àNombeko. Celle-ci en échange tentade leur apprendre l’isiXhosa, lalangue de sa mère, avec moins desuccès.

Les Chinoises avaient atterri entreles griffes de l’ingénieur à peu prèsde la même manière que Nombeko,

sauf qu’elles avaient écopé dequinze ans au lieu de sept. Ellesavaient rencontré l’ingénieur dansun bar de Johannesburg. Il les avaitdraguées toutes les trois, mais ellesavaient déclaré qu’elles avaientbesoin d’argent pour un parentmalade et voulaient donc vendrenon pas leur corps, mais un objet defamille d’une grande valeur.

Même si l’ingénieur était avanttout concupiscent, il flairait qu’il yavait peut-être moyen de faire unebonne affaire. Il avait donc suivi lesfilles à leur domicile, où elles lui

avaient montré une oie en terrecuite de la dynastie Han, environdeux cents ans avant Jésus-Christ.Elles en voulaient vingt mille rands.L’ingénieur comprit que l’objetdevait en valoir dix fois plus, voirecent ! Les filles n’étaient que desgamines, chinoises de surcroît, alorsil leur en offrit quinze mille enliquide, tout droit sortis de labanque le lendemain (« Cinq millechacune, à prendre ou à laisser ! »).Ces idiotes avaient accepté.

L’oie unique avait pris place surun piédestal dans son bureau jusqu’à

ce qu’un an plus tard un agent duMossad, participant lui aussi auprojet de bombe atomique, jette unœil plus attentif à l’objet. Il lui fallutdix secondes pour rendre son verdict: camelote. L’enquête qui s’ensuivit,conduite par un ingénieur au regardassassin, révéla que l’oie n’avait pasété façonnée par un artisan de laprovince de Zhejiang sous ladynastie Han environ deux centsans avant Jésus-Christ, maisprobablement par trois filleschinoises de la banlieue de

Johannesburg, autour de 1975 aprèsJésus-Christ.

Les filles avaient eu l’imprudencede pigeonner l’ingénieur dans leurpropre maison, si bien quel’ingénieur et les autorités n’eurentaucun mal à leur mettre la maindessus. Des quinze mille couronnes,il n’en restait que deux, raison pourlaquelle les filles étaient à présentenfermées à Pelindaba pour encoredix années.

— Entre nous, nous appelonsl’ingénieur 鹅 ,déclara l’une desfilles.

— L’Oie, traduisit Nombeko.

Ce que les Chinoises souhaitaientpar-dessus tout était de retournerdans le quartier chinois deJohannesburg pour continuer àproduire des oies d’avant Jésus-Christ en gérant l’affaire de manièreun peu plus subtile.

A Pelindaba, elles n’étaient pasplus dans la détresse que Nombeko.Parmi les tâches qui leurincombaient, elles devaient servirles repas de l’ingénieur et desgardes, et s’occupaient du courrierqui entrait et sortait de la base.

Surtout celui qui sortait. Tout objet,petit ou grand, susceptible d’êtrevolé sans que cela manque trop àquelqu’un était adressé à la mèredes filles et placé dans le panier desexpéditions. La mère recevait lescolis avec reconnaissance etrevendait les objets, se félicitantd’avoir investi dans l’éducation deses enfants en leur faisantapprendre à lire et écrire l’anglais.

Elles ne faisaient pas trèsattention et prenaient des risques,ce qui leur valait régulièrement desdéconvenues. Comme la fois où elles

s’étaient trompées dans les adresses: le ministre des Affaires étrangères,en personne, avait appelél’ingénieur Van der Westhuizen pourlui demander pourquoi il avait reçuun colis de huit bougies, deuxperforateurs et quatre chemisesvides. Dans le même temps, la mèredes filles avait reçu un rapporttechnique de quatre cents pages surles faiblesses de l’utilisation duneptunium comme base de la chargede fission, qu’elle s’était empresséede brûler.

Nombeko avait fini parcomprendre la gravité de sasituation. Elle s’irritait de s’enapercevoir si tard. En pratique, cen’était pas à sept ans qu’elle avaitété condamnée, mais à perpétuité. Ala différence des trois Chinoises, elleavait une vision globale du projet leplus secret sur la planète. Tant qu’ily aurait des clôtures de douze millevolts entre elle et le mondeextérieur, il n’y avait pas deproblème. Mais si elle était relâchée,

elle deviendrait une combinaison defemme noire sans valeur et debombe à retardement pour lasécurité du pays. Combien de tempslui resterait-il alors à vivre ? Dixsecondes. Vingt, si elle avait de lachance.

Sa situation ressemblait à unproblème mathématique insoluble.Si elle aidait l’ingénieur à accomplirsa mission, il serait encensé,prendrait sa retraite et toucheraitune pension faramineuse de l’Etat,tandis qu’elle, qui savait tout ce

qu’elle ne devait pas savoir,prendrait une balle dans la nuque.

En bref, c’était l’épineuse équationqu’elle avait à résoudre. Tout cequ’elle pouvait entreprendre était dejouer au funambule, c’est-à-dire agirde son mieux pour que l’ingénieurne soit pas démasqué commel’imposteur qu’il était, et fairetraîner le projet aussi longtemps quepossible. Cela ne la protégerait pasde la balle dans la nuque, mais pluselle retarderait l’aboutissement duprojet, plus elle avait de chancesqu’un événement se produise –

révolution, mutinerie du personnelou incident tout aussi improbable –qui lui sauverait la vie.

A moins qu’elle ne trouve uneautre issue.

Faute d’idées lumineuses, elles’installait régulièrement à lafenêtre de la bibliothèque pourétudier les mouvements au niveaudu portail, à différentes heures de lajournée.

Elle avait repéré que chaquevéhicule entrant ou sortant étaitfouillé par les gardes comme par les

chiens, sauf celui de l’ingénieur. Etcelui du chef de recherche. Et desdeux agents du Mossad. Cette bandedes quatre était sans doute au-dessusde tout soupçon. Nombeko aurait puse rendre dans le grand garage, seglisser dans un coffre et êtredécouverte par le garde comme parle chien de service. Ce dernier avaitpour instruction de mordre d’abordet de demander l’avis de son maîtreensuite. Le petit garage, celui dugratin, aux voitures munies decoffres où l’on pouvait survivre,celui-là, elle n’y avait pas accès. La

clé de l’endroit était l’une des raresque l’ingénieur gardait enpermanence sur lui.

Par ailleurs, Nombeko avaitobservé que la femme de ménagenoire franchissait en fait la frontièrede Pelindaba chaque fois qu’ellevidait la poubelle verte juste del’autre côté de la clôture de douzemille volts. Cela se produisait unjour sur deux et fascinait Nombeko,car elle était presque certaine quel’employée n’avait pas le droit depénétrer dans cette zone, mais queles gardes l’y autorisaient pour ne

pas avoir à vider leur merde eux-mêmes.

Cela avait donné à Nombeko uneidée audacieuse. Via le grandgarage, elle pourrait se faufilerjusqu’à la poubelle, se cacherderrière et accompagner la femmenoire de l’autre côté des grillesjusqu’à la benne de la liberté. LaNoire agissait selon une routinestricte – un jour sur deux à 16 h 05 –et survivait à la manœuvre parcequ’on avait sans doute intimé auxchiens de garde de ne pasdéchiqueter cette bamboula sans

demander l’autorisation d’abord. Cequi ne les empêchait pas de reniflerchaque fois la poubelle avecsuspicion.

Il s’agissait donc de rendre leschiens indisponibles un après-midi.Alors, et alors seulement, laclandestine aurait une chance desurvivre à sa fuite.

Un minuscule empoisonnementpouvait-il porter à conséquence ?

Nombeko mit les trois Chinoises

Nombeko mit les trois Chinoisesdans le coup, étant donné qu’ellesétaient responsables des repas pourles gardes, hommes et chiens.

— Bien sûr ! s’exclama l’aînée,lorsque Nombeko évoqua laquestion. Nous sommes justementtrois expertes en empoisonnementcanin. Pour être exacte, deux d’entrenous.

Nombeko ne s’étonnait plus desfaits et gestes des filles, mais cetteassertion sortait quand même del’ordinaire. Elle lui demanda deprendre le temps de développer.

Voici ce qu’elle apprit : avant queles filles ne se lancent dans leurlucrative activité de faussaires, leurmère gérait un cimetière pourchiens juste à côté de ParktownWest en banlieue de Johannesburg.Les affaires n’étaient pasflorissantes, car les chiens sont aussibien portants et nourris que leursmaîtres blancs, dans ce secteur, etleur espérance de vie tirait donc enlongueur. Leur mère avait alorspensé que son aînée et sa benjaminepouvaient améliorer la situation enplaçant de la nourriture

empoisonnée dans le parc où lescaniches et les pékinois des Albinoss’ébattaient en liberté. A cetteépoque, la cadette, trop jeune, quiaurait pu avoir l’idée de goûter lanourriture, était exclue de lamanœuvre.

En peu de temps, la propriétairedu cimetière canin avait vu sonactivité exploser et la famille auraitpu continuer à en vivreconfortablement si, il fallait bien lereconnaître, elle ne s’était pasmontrée trop cupide. Car lorsqu’il yeut dans le parc plus de chiens

morts que de vivants, les regards desracistes blancs s’étaient évidemmentbraqués vers la seule Jaune dusecteur et ses filles.

— Ça montre bien leurs préjugés,commenta Nombeko.

Leur mère avait fait ses valises àla hâte, puis elle s’était cachée avecsa progéniture dans le centre deJohannesburg et avait changéd’activité. Cette histoire remontait àplusieurs années, néanmoins lesfilles se souvenaient des différentsdosages de poison.

— Bon, dans le cas présent, ils’agit de huit chiens, qu’il faut justeempoisonner un peu, expliquaNombeko. Pour qu’ils soientindisposés un jour ou deux. Rien deplus.

— Un empoisonnement àl’éthylène glycol alors, déclara labenjamine.

— Je me disais la même chose,confirma l’aînée.

Elles débattirent de la doseappropriée. La benjamine estimaitque trois décilitres suffiraient, mais

l’aînée lui rappela qu’on avaitaffaire à de robustes bergersallemands, pas à des chihuahuas.

Les filles s’accordèrent sur cinqdécilitres. Elles avaient résolu leproblème d’une manière sidistanciée que Nombeko regrettaitdéjà sa demande. Ne comprenaient-elles pas quels problèmes ellesauraient quand on remonterait à lasource de la nourriture empoisonnée?

— Bah, répondit la cadette. Ças’arrangera. Première étape,commander un bidon d’éthylène

glycol, sinon nous ne pourrons pasprocéder à l’empoisonnement.

Les scrupules de Nombekoredoublèrent. Ne se rendaient-ellespas compte que la sécurité lesdémasquerait illico presto, lorsque lepersonnel relirait la liste des courses?

— Attendez un peu, les filles. Nefaites rien avant mon retour.Absolument rien !

Les Chinoises considérèrentNombeko avec étonnement.Qu’avait-elle en tête ?

Nombeko avait songé à uneinformation qu’elle avait lue dansl’un des innombrables rapports quele chef de recherche avait envoyés àl’ingénieur. Il ne s’agissait pasd’éthylène glycol, mais d’éthane-1,2-diol. Le rapport expliquait que leschercheurs expérimentaient desliquides possédant un pointd’ébullition supérieur à cent degrésCelsius pour retarder l’augmentationde température de la masse critiquede quelques dixièmes de secondes.C’était là que l’éthane-1,2-diolentrait en jeu. Cette substance et

l’éthylène glycol ne possédaient-ilspas plus ou moins les mêmespropriétés ?

Un arrêt à la bibliothèque luiconfirma que l’éthane-1,2-diol etl’éthylène glycol étaient carrémentla même chose, oui.

Nombeko emprunta deux des clésdu trousseau de l’ingénieur, sefaufila dans la réserve de produitschimiques à côté de la centraleélectrique. Elle y trouva un bidon devingt-cinq litres d’éthane-1,2-diolpresque plein, en versa plus de cinqlitres dans le seau dont elle s’était

munie, puis retourna auprès dessœurs.

— Voilà, vous en aurez plusqu’assez.

Nombeko et les filles décidèrent decommencer par glisser une dose trèsfaible dans la nourriture des chienspour voir leur réaction. Ellesl’augmenteraient progressivementjusqu’à ce que les huit bêtes soienten arrêt maladie sans que les gardesne suspectent une action terroriste.

Conformément aux instructions deNombeko, les filles diminuèrent

donc la dose de cinq décilitres àquatre, mais commirent l’erreur delaisser la responsabilité du dosage àla cadette. Celle-ci mélangea la doseconvenue à la pâtée de chaquechien. Douze heures plus tard, leshuit bergers allemands étaient aussiraides morts que leurs congénères deParktown West quelques annéesplus tôt. Le matou chapardeur duchef des gardes se trouvait, lui, dansun état critique.

L’éthylène glycol possède cettepropriété d’entrer rapidement dansle sang via l’intestin grêle. Dans le

foie, il se transforme ensuite englycolaldéhyde, acide glycolique etoxalate. Si la quantité est assezimportante, ces substances serépandent ensuite dans les reinsavant de toucher les poumons et lecœur. Conséquence : crise cardiaquepour les toutous.

L’erreur de calcul de la petiteChinoise eut pour effet immédiat demettre les gardes sur le qui-vive. Enconséquence, il fut impossible àNombeko de se faufiler dehors avecla poubelle.

Les filles furent convoquées pour

Les filles furent convoquées pourun interrogatoire dès le deuxièmejour, mais tandis qu’elles niaientavec la plus grande fermeté, unmembre de la sécurité découvrit unseau presque vide d’éthylène glycoldans le coffre de la voiture d’unemployé. Nombeko avait en effetaccès au grand garage avec letrousseau de l’ingénieur. Il fallaitbien qu’elle se débarrasse du seauquelque part. Le propriétaire duvéhicule qui n’avait pas verrouilléson coffre était un collaborateur dugenre pas très net. Il n’aurait jamais

trahi son pays, mais ce jour-là ilavait dérobé le portefeuille de sonchef de service. Argent et chéquierfurent retrouvés à côté du seau.L’employé fut interpellé, interrogé,renvoyé et condamné à six mois deprison pour vol plus trente-deux anspour acte terroriste.

— Ça n’est pas passé loin,commenta la cadette.

— Allons-nous faire une nouvelletentative ? s’enquit la benjamine.

— Dans ce cas, il va falloirattendre une nouvelle meute. Les

anciens sont kaputt.

Nombeko s’abstint d’ajouter songrain de sel, mais pensa que sesperspectives d’avenir n’étaientguère plus reluisantes que celles duchat du chef des gardes, quicommençait à convulser.

4

Où il est question d’un bonSamaritain, d’un voleur de

vélo et d’une épouse de plusen plus portée sur la cigarette

Comme il avait dépensé toutl’argent de Henrietta, Ingmarn’avala presque rien durant tout letrajet de retour en stop entre Nice etSödertälje. A Malmö, le petitemployé de poste crasseux et affamétomba sur un soldat de l’Armée duSalut, qui rentrait chez lui après une

longue journée au service de Dieu.Ingmar demanda au soldat s’il avaitun morceau de pain dont il pouvaitse séparer.

Le soldat de l’Armée du Salut selaissa immédiatement envahir parl’esprit d’amour et de compassion,au point qu’il invita Ingmar dans sademeure. Il lui offrit de la purée, duporc et son propre lit, déclarantqu’il dormirait, lui, sur le sol devantle poêle. Bouche bée, Ingmar sedéclara impressionné par lagentillesse de son hôte. L’intéressélui répondit que l’explication à son

comportement se trouvait dans laBible, surtout dans l’Evangile desaint Luc, où on pouvait lire laparabole du bon Samaritain. Lesoldat proposa à Ingmar de lui lirequelques versets des SaintesEcritures.

— Bien sûr, répondit Ingmar, maislisez en silence, car j’ai besoin dedormir.

Il fut réveillé le lendemain matinpar une odeur de pain frais. Après lepetit déjeuner, il remercia le soldatau grand cœur, prit congé et lui volason vélo. En s’éloignant, Ingmar se

demanda s’il n’était pas écrit dans labible que nécessité fait force de loi.Il n’en était pas sûr. Il revendit lebien volé à Lund et, avec l’argent,se paya un billet de train pourretrouver sa femme.

Arrivé devant la porte, il vitHenrietta venir à sa rencontre. Sanslui laisser le temps d’ouvrir labouche, il annonça qu’il était àprésent temps de faire un enfant.Henrietta aurait aimé lui poser destas de questions, entre autres,pourquoi voulait-il soudain se glisserentre les draps sans son maudit

carton de préservatifs pour soldatsaméricains sous le bras, mais ellen’était pas assez stupide pourdécliner l’offre. Elle exigea juste queson époux prenne d’abord unedouche, car sa puanteur étaitpresque aussi terrible que sonapparence.

La toute première aventure sanspréservatif du couple dura quatreminutes. Henrietta en fut quandmême satisfaite. Son hurluberluadoré était rentré et il avait jeté lecarton de préservatifs à la poubelleavant que le couple n’atteigne le lit.

Et si cela signifiait la fin de toutesces âneries ? Et si, par la grâce deDieu, ils venaient de concevoir unbébé ?

Quinze heures plus tard, Ingmarse réveilla. Il commença par luiraconter qu’il était bel et bien entréen contact avec le roi à Nice. Enfin,c’était plutôt le contraire. C’était leroi qui avait établi le contact. Avecune canne dans le front d’Ingmar.

— Doux Jésus ! s’exclamaHenrietta.

Oui, c’était le moins qu’on puisse

Oui, c’était le moins qu’on puissedire. Pourtant, Ingmar lui en étaitreconnaissant. Le roi lui avaitouvert les yeux. Il lui avait faitcomprendre que la monarchie étaitune invention diabolique qui devaitêtre éradiquée.

— Une invention diabolique ?répéta son épouse, pantoise.

— Qui doit être éradiquée.

Et cette mission nécessitaitpatience et ruse. Une partie du planrequérait qu’Ingmar et Henrietta

conçoivent un enfant, quis’appellerait Holger.

— Qui ? s’étonna Henrietta.

— Notre fils, bien sûr.

Henrietta, qui, sans l’avouer, avaittoute sa vie d’adulte rêvé d’une Elsa,répondit qu’ils pourraient tout aussibien se retrouver avec une fille.Ingmar lui rétorqua qu’elle devaitcesser d’être aussi négative. Si ellelui servait à manger, il luipromettait de lui raconter commentse passeraient les choses à l’avenir.

Henrietta s’exécuta. Elle fit

Henrietta s’exécuta. Elle fitréchauffer les restes et lesaccompagna de betterave rouge etd’œufs. Entre deux bouchées,Ingmar lui relata plus en détail sarencontre avec Gustave V. Pour lapremière fois (mais pas la dernière,loin de là), il mentionna « sous-fifre» et « importun ». Pour la deuxièmefois (mais pas la dernière, loin delà), il répéta l’histoire de la canneen argent.

— Et maintenant, il faut éradiquerla monarchie ? demanda Henrietta.Avec de la patience et de la ruse ?

Et quelles formes prendront lapatience et la ruse ?

Historiquement parlant, ni lapatience ni la ruse n’avaient été destraits caractéristiques de son époux.Henrietta s’abstint toutefois d’y faireallusion.

Pour ce qui était de la patience,Ingmar se rendait bien compte qu’ilfaudrait plusieurs mois au petit,conçu la veille, pour arriver et qu’ils’écoulerait ensuite des annéesavant que Holger ne soit assez âgépour prendre le relais de son père.

— Le relais pour quoi ? s’étonnaHenrietta.

— Pour la lutte, ma chèreHenrietta. La lutte.

Ingmar avait eu tout le temps deréfléchir durant sa traversée del’Europe en stop. L’éradication de lamonarchie ne serait pas aisée.C’était sans doute un projet àl’échelle d’une vie. Peut-être mêmedavantage. C’était là que Holgerentrait en scène. Car si Ingmarpartait avant que la lutte ne soitgagnée, son fils reprendrait leflambeau.

— Pourquoi Holger ? s’enquitHenrietta parmi toutes les questionsqu’elle se posait encore.

Euh, en fait le garçon pouvaits’appeler comme il voulait. Cen’était pas le nom qui étaitimportant, mais la lutte. On pouvaitaussi décider de ne pas lui donnerde prénom. Mais ce ne serait paspratique. Ingmar avait d’abordsongé à Wilhelm, en hommage aucélèbre écrivain et républicainVilhelm Moberg, avant de sesouvenir que l’un des fils du roi,

prince et duc de Södermanland, enplus, portait ce prénom.

Lors de son périple à vélo deMalmö à Lund, il avait donc passétous les prénoms en revue, encommençant par la lettre A jusqu’àce qu’il arrive à la lettre H et penseau soldat de l’Armée du Salut dont ilavait fait la connaissance un jourplus tôt. Il se trouvait que le bonSamaritain s’appelait Holger et qu’ilavait véritablement bon cœur,même s’il s’était montré négligentsur le gonflage des chambres à airde son vélo. Et, cerise sur le gâteau,

Ingmar n’arrivait pas à évoquer unseul noble sur terre répondant à ceprénom.

Henrietta eut alors une vision plusou moins globale de ce quil’attendait. Le plus grandmonarchiste de la Suède allaitdésormais consacrer sa vie àanéantir la maison royale. Il avaitl’intention de suivre cette vocationjusqu’à la fin de ses jours et deveiller à ce que ses descendantssoient prêts à prendre la relèvequand l’heure viendrait. Le plan

dans son ensemble prouvait qu’ilétait à la fois rusé et patient.

— Pas mes descendants, corrigeaIngmar. Mon descendant. Ils’appellera Holger.

Cependant, le descendant enquestion ne daigna pas faire sonapparition. Durant les quatorzeannées qui suivirent, Ingmar seconsacra essentiellement à deuxactivités :

1) lire tout ce qu’il pouvait trouversur l’infertilité ;

2) calomnier le roi en tant

2) calomnier le roi en tantqu’institution et que personne demanière aussi exhaustive que nonconventionnelle.

Par ailleurs, il prenait garde de nepas bâcler son travail defonctionnaire au bas de l’échelle àla poste de Södertälje davantageque son employeur ne pouvait letolérer, ce qui lui évitait d’êtrerenvoyé.

Lorsqu’il eut écumé tout le fondsde la Bibliothèque nationale deSödertälje, Ingmar commença àeffectuer des allers-retours réguliers

à la Bibliothèque royale deStockholm. Elle portait un nomaffreux, mais possédait bien plusd’ouvrages.

Ingmar apprit tout ce qui méritaitd’être su sur les troubles del’ovulation, les anomalieschromosomiques et les perturbationsdans la formation desspermatozoïdes. En fouillantdavantage dans les archives, ildécouvrit des informations à lavaleur scientifique plus douteuse.Par exemple, certains jours bienprécis, il se promenait à la maison,

nu de la taille aux pieds, dès qu’ilrentrait du travail (en généralquinze minutes avant l’heure àlaquelle il était censé finir) jusqu’aucoucher. De cette manière, sesbourses prenaient le frais, ce quiselon ses lectures était bon pour lacapacité motrice desspermatozoïdes.

— Peux-tu remuer la soupependant que j’y ajoute de l’eau,Ingmar ? demandait parfoisHenrietta.

— Non, mes bourses seraient tropprès de la cuisinière, répondait

Ingmar.

Henrietta aimait toujours sonmari, parce qu’il débordait tant devie, mais elle avait besoind’équilibrer son existence avec uneJohn Silver supplémentaire detemps en temps. Et encore uneautre. Elle en fuma d’ailleurs une,non prévue, le jour où Ingmar eutl’obligeance d’aller chercher de lacrème à l’épicerie. Nu de la tailleaux pieds, par pure étourderie.

D’habitude, il était plus fouqu’étourdi. Il avait mémorisé lespériodes de règles de Henrietta. De

cette façon, il pouvait employer cesjours improductifs à pourrirl’existence de son chef d’Etat. Cedont il ne se privait pas. De toutesles manières possibles.

Par exemple, il parvint à honorerSa Majesté le jour de ses quatre-vingt-dix ans, le 16 juin 1948, endéployant une banderole de treizemètres de large sur Kungsgatanjuste au moment où le cortège royalpassait. On y lisait : « Crève, espècede vieille bique ! Crève ! » La vue deGustave V était mauvaise à cet âgeavancé, mais un aveugle aurait

presque pu lire le message. Selon leDagens Nyheter du lendemain, le roiaurait déclaré : « Qu’on arrête lecoupable et qu’on me l’amène ! »

Voici comment les jours sedéroulaient désormais.

Après son succès de Kungsgatan,Ingmar fit profil relativement basjusqu’en octobre 1950, époque àlaquelle il loua les services d’unjeune ténor de l’opéra de Stockholm,ignorant tout de ses intentions, pour

chanter Bye, Bye, Baby sous lesfenêtres du château deDrottningholm, où Gustave V était àl’article de la mort. Le ténor se fitrosser par la foule qui veillait sonsouverain tandis qu’Ingmar, quiavait appris à connaître les buissonsdu secteur à une autre occasion,réussissait à leur échapper. Le ténorbrutalisé lui adressa une lettrefurieuse dans laquelle il exigeait nonseulement le cachet de deux centscouronnes convenu, mais égalementcinq cents couronnes de dommageset intérêts pour les coups et

blessures subis. Cependant, commeIngmar avait fait appel à sesservices sous un faux nom et uneadresse encore plus fausse, ce fut lechef de la décharge de Lövsta qui lutla missive, la chiffonna et la jetadans l’incinérateur no 2.

En 1955, Ingmar suivit le nouveauroi dans son périple inaugural, ditEriksgata, jusque dans la campagnesans parvenir à quoi que ce soit. Ilcommençait à soupçonner que sesefforts pour faire évoluer l’opinionpublique ne suffiraient pas. Il luifaudrait prendre des mesures plus

radicales. Les grosses fesses du roisemblaient plus fermementinstallées sur le trône que jamais.

— Tu ne peux pas laisser tombertout ça, maintenant ? s’enquitHenrietta.

— Te voilà à nouveau négative,ma chérie. On m’a dit qu’il fallaitavoir des pensées positives pourtomber enceinte. Et j’ai lu que tu nedevais pas boire de mercure, c’estnocif pour la grossesse.

— Du mercure ? s’étonnaHenrietta. Mais pourquoi diable

irais-je boire du mercure ?

— C’est bien ce que je te dis ! Et tune dois pas manger de soja.

— Du soja ? Qu’est-ce que c’est ?

— Je n’en sais rien, mais n’enmange pas.

En août 1960, Ingmar eut unenouvelle idée pour concevoir,encore un truc qu’il avait lu. Untruc… renversant, un peu gênant àprésenter à Henrietta.

— Euh, si tu es tête en bas

— Euh, si tu es tête en baspendant que… nous le faisons… cesera plus facile pour lesspermatozoïdes de…

— Tête en bas ?

Henrietta demanda à son mari s’ilétait sûr de ne pas être tombé sur latête et s’aperçut, résignée, que cettequestion lui avait déjà traversél’esprit plus d’une fois. Bon. Inutiled’espérer un changement.

Bizarrement, cette positioninnovante rendit toute l’affairebeaucoup plus agréable.

L’expérience suscita forceexclamations joyeuses des deuxpartenaires. Lorsque Henriettas’aperçut qu’Ingmar ne s’était pasendormi sur-le-champ, elle lui fitmême une suggestion :

— Ce n’était pas si bête que ça,mon amour. On essaie une deuxièmefois ?

Etonné d’être encore éveillé,Ingmar réfléchit à ce que Henriettavenait de lui proposer.

— Oui, que diable !

Impossible d’établir si ce fut la

Impossible d’établir si ce fut lapremière ou la seconde fois qui futdéterminante ce soir-là, mais aprèstreize années infructueuses,Henrietta se retrouva enceinte.

— Holger, mon Holger, tu es enroute ! cria Ingmar au ventre de safemme quand celle-ci lui apprit lanouvelle.

Henrietta, qui en savait assez longsur la vie pour ne pas exclure uneElsa, partit fumer une cigarette dansla cuisine.

Durant les mois qui suivirent,Ingmar passa à la vitessesupérieure. Chaque soir, il lisait àhaute voix des passages de Pourquoije suis républicain de VilhelmMoberg devant le ventre enexpansion de Henrietta. Au petitdéjeuner, il discutait avec Holger, àtravers le nombril de son épouse,des pensées républicaines qui luitraversaient l’esprit sur le moment.Martin Luther, qui considérait que «nous devrions craindre et aimerDieu en veillant à ne pas mépriseret irriter nos parents et nos

seigneurs », faisait l’objet d’attaquesrégulières.

Le raisonnement de Lutherprésentait au moins deux failles.Premièrement, Dieu n’avait pas étéélu par le peuple et ne pouvait êtredestitué. Bon d’accord, on pouvaiten changer si on le voulait, mais, detoute façon, ils se valaient tous.Deuxièmement, cette histoire de nepas « irriter nos seigneurs ». Quidonc étaient ces seigneurs etpourquoi ne fallait-il pas les irriter ?

Henrietta intervenait rarementdans les monologues d’Ingmar

devant son ventre, mais étaitparfois obligée d’interrompre sonentreprise afin que le repas sur lefeu ne brûle pas.

L’heure de l’accouchement arriva,un mois complet avant la dateprévue. Quand Henrietta perdit leseaux, par bonheur Ingmar venaittout juste de rentrer de son satanétravail à la poste royale, où onl’avait menacé de représailles s’il nepromettait pas de cesser de dessinerdes cornes au front de Gustave VI

sur chaque timbre qui lui passaitentre les mains. Henrietta rampajusqu’au lit tandis qu’Ingmar, partidans le couloir appeler la sage-femme, se prenait les pieds dans lefil du téléphone avec une telleviolence qu’il arracha la prise dumur. Alors qu’il était encore en trainde jurer, Henrietta donna naissanceà leur enfant dans la pièce voisine.

— Quand… tu auras fini deblasphémer, tu seras… le bienvenuici, haleta-t-elle. Et apporte desciseaux, tu as un cordon ombilical àcouper.

Ingmar ne trouva pas de ciseaux(il n’était pas doué pour localiser lesobjets dans la cuisine), mais ildénicha une pince coupante dans sacaisse à outils.

— Garçon ou fille ? demanda lamère.

Ingmar jeta un coup d’œil du côtéoù se trouvait la réponse, puisdéclara :

— En tout cas, c’est bien unHolger.

Il s’apprêtait à embrasser safemme sur la bouche, lorsqu’elle

annonça :

— Oh ! Je crois qu’il y en a unautre en route.

Le jeune papa était confus. Pourcommencer, il avait failli assister àla naissance de son fils, mais s’étaitpris les pieds dans le fil dutéléphone. Et quelques minutes plustard, ça lui tombait dessus… Unautre fils !

Ingmar n’eut pas le tempsd’intégrer cette donnée, car d’une

voix faible mais ferme Henrietta luilança une série d’instructions àsuivre afin de ne pas mettre la viedes enfants comme celle de la mèreen danger.

Le calme enfin revenu et tout périlécarté, Ingmar se retrouva avecdeux fils sur les bras alors qu’il nedevait y en avoir qu’un. Il l’avaitclairement exprimé pourtant. Ilsn’auraient pas dû le faire deux foisle même soir, car voyez la situationembarrassante dans laquelle cela lesplaçait maintenant.

Henrietta pria son mari de cesser

Henrietta pria son mari de cesserde parler un instant, considéra sesdeux enfants tour à tour, puisdéclara :

— J’ai l’impression que Holger estcelui de gauche.

— Oui, marmonna Ingmar. Oualors celui de droite.

Dans la confusion générale, avecle placenta et le reste, Ingmar avaitmélangé le numéro un et le numérodeux, et maintenant ne savait pluslequel était le premier-né.

— Merde ! lâcha-t-il, ce qui lui

— Merde ! lâcha-t-il, ce qui luivalut un sermon immédiat de sonépouse.

Il ne fallait pas que la premièrechose que leurs fils entendent soitdes grossièretés, au seul prétextequ’ils étaient plus nombreux àl’appel que prévu.

Alors, Ingmar se tut, considéra ànouveau la situation et prit sadécision.

— Celui-là, c’est Holger, annonça-t-il en désignant l’enfant de droite.

— D’accord, très bien, répondit

— D’accord, très bien, réponditHenrietta. Et l’autre ?

— C’est Holger aussi.

— Holger et Holger ? s’étonnaHenrietta, soudain prise d’uneterrible envie de fumer. Tu en esvraiment sûr, Ingmar ?

Il lui confirma qu’il l’était.

DEUXIÈME PARTIE

« Plus jeconnais les

hommes, plusj’aime leschiens. »

Madame de STAËL

5

Où il est question d’une lettreanonyme, de la paix sur Terre

et d’un scorpion affamé

La domestique de l’ingénieur Vander Westhuizen s’en remit à l’espoirténu qu’un changement sociétalextérieur viendrait à son secours.Mais il n’était pas facile pour elle deprédire les éventuels événementsqui pourraient lui procurer unavenir, de quelque nature qu’il soit.

Les ouvrages du centre de

Les ouvrages du centre derecherche lui permettaient bien sûrde se faire une idée, mais l’essentielde la bibliothèque remontait à dixans, voire davantage. Nombekoavait, entre autres, feuilleté unepublication de 1924 dans laquelleun professeur de Londres rapportaitsur deux cents pages ce qu’ilestimait être la preuve qu’il n’yaurait plus jamais de guerre du faitde la combinaison de la Société desNations et de la popularitégrandissante du jazz.

Il était donc plus facile de suivre

Il était donc plus facile de suivrece qui se passait dans la zoneclôturée du centre. Les derniersrapports lui avaientmalheureusement appris que lescollaborateurs compétents del’ingénieur avaient résolu leproblème d’autocatalyse, et qu’ilsétaient à présent prêts pour un tird’essai. Un essai réussi signifieraitun aboutissement du projet un peutrop précoce au goût de Nombeko,qui avait envie de vivre encore unpeu.

Retarder l’imminente séance de

Retarder l’imminente séance deforage dans le désert du Kalaharipourrait être une solution adaptée.

Malgré le désastre de l’éthylèneglycol, Nombeko résolut de faire ànouveau appel aux sœurs chinoises.Elle leur demanda s’il était possibled’expédier une lettre par leurintermédiaire. Le courrier quittantla base était-il contrôlé ?

Il l’était. Un bleu du service desécurité avait pour unique tâche depasser en revue toute missiveadressée à des destinataires nonvalidés par les services de sécurité.

Au moindre soupçon, il ouvraitl’enveloppe et faisait subir uninterrogatoire à l’expéditeur.

Le chef de la sécurité avaitplusieurs années auparavantconvoqué les responsables del’expédition du courrier pour unbriefing. Après avoir expliqué endétail aux Chinoises lefonctionnement des règles desécurité, soulignant que toutes cesmesures étaient nécessaires étantdonné qu’il était impossible de faireconfiance à qui que ce soit, il s’étaitexcusé pour aller aux toilettes. Les

filles s’étaient alors empressées deprouver qu’il avait raison d’êtreméfiant : dès qu’elles s’étaientretrouvées seules dans la pièce, ellesavaient contourné son bureau sur lapointe des pieds, avaient glissé lebon papier dans sa machine à écrireet avaient rajouté un destinataireaux cent quatorze déjà existants.

— Votre mère, commentaNombeko.

Les filles acquiescèrent ensouriant. Pour plus de sûreté, ellesl’avaient affublée d’un titrehonorifique. Professeur Cheng Lian

inspirait confiance. La logiqueraciste n’était pas plus compliquéeque ça.

Nombeko se disait qu’un nomchinois aurait dû faire réagirquelqu’un, professeur ou pas, maisprendre des risques et retomber surleurs pattes semblait bel et biendans la nature des sœurs, même sielles étaient pour l’instant aussienfermées que Nombeko. Cetteastuce fonctionnait depuis plusieursannées déjà. Etait-il doncenvisageable que Nombeko envoieune lettre au professeur Cheng Lian

et que celle-ci la transmette à sonvéritable destinataire ?

— Absolument, confirmèrent lesfilles sans exprimer la moindrecuriosité quant à la personne avecqui Nombeko voulait entrer encontact.

A :Président James Earl Carter Jr.Maison-Blanche, Washington

Bonjour, Monsieur le Président. Ilpourrait éventuellement vousintéresser d’apprendre quel’Afrique du Sud, sous la directiond’un âne en état d’ébriété

permanente, a l’intention de fairesauter une bombe atomiqued’environ trois mégatonnes dansles trois mois à venir. L’essai auralieu dans le désert du Kalahari audébut de l’année 1978, pour êtreplus exacte, à cet endroit : 26° 44’26’’ S, 22° 11’ 32’’ E. L’Afrique duSud a ensuite l’intention des’équiper de six bombes du mêmetype, pour les utiliser selon lesbesoins.

Cordialement,

UNE AMIE

Nombeko, munie de gants encaoutchouc, scella l’enveloppe,écrivit le nom et l’adresse, puisajouta dans un coin : « Mort àl’Amérique ! » Puis elle la glissadans une autre enveloppe qui futexpédiée dès le lendemain à undestinataire résidant àJohannesburg et avalisé par lasécurité.

La Maison-Blanche à Washingtona été bâtie par des esclaves noirsimportés de l’Afrique de Nombeko. A

l’origine, c’était un édifice imposantet il l’était encore davantage centsoixante-dix-sept ans plus tard. Lebâtiment comportait cent trente-deux pièces, trente-cinq salles debains, six étages, une piste debowling et une salle de cinéma, demême qu’un nombre impressionnantd’employés qui traitaient trente-troismille courriers par mois. Tous passésaux rayons X, soumis au flairsensible de chiens renifleurs etexaminés à la loupe avant d’êtretransmis à leurs destinatairesrespectifs.

La missive de Nombeko franchitl’étape des rayons X et des chiens,mais lorsqu’un contrôleurensommeillé, néanmoins vigilant,vit « Mort à l’Amérique ! » sur uncourrier adressé au président enpersonne, il donna l’alarme. Douzeheures plus tard, la lettre avait ététransférée à Langley, en Virginie, oùon la montra à Stansfield M. Turner,le chef de la CIA. L’agent rapporteurlui décrit son apparence et luiexposa que les empreintes étaientpartielles et placées de telle manièrequ’il ne serait vraisemblablement

possible que de remonter à diversemployés de poste ; que la lettren’était pas radioactive ; que lecachet de la poste paraissaitauthentique ; et que la missive avaitété expédiée du district postal 9 deJohannesburg, en Afrique du Sud,huit jours plus tôt. Une analyseinformatique avait par ailleursmontré que le texte avait étéformulé à partir de mots découpésdans l’ouvrage La Paix sur Terre,écrit par un professeur britanniquequi avait d’abord soutenu la thèseselon laquelle la Société des Nations

et le jazz apporteraient le bonheurau monde, avant de suicider en1939.

— Le jazz était-il censé apporterla paix sur Terre ? fut la premièrequestion du chef de la CIA.

— Comme je vous l’ai dit, il s’estsuicidé, répondit l’agent.

Le chef de la CIA remercia sonagent et resta seul avec la lettre.Trois conversations et vingt minutesplus tard, il était clair que soncontenu correspondait en tout pointavec les informations que, de

manière assez gênante, il avaitobtenu des Soviétiques vingt et unjours plus tôt et qu’il n’avait pascrues. Seule informationsupplémentaire dans la lettreanonyme : les coordonnées précises.Mises bout à bout, ces informationssemblaient extrêmement crédibles.Deux pensées se bousculaient àprésent dans l’esprit du chef de laCIA :

1) qui diable était l’expéditeur?

2) il était temps de contacterle président. La missive lui était

quand même adressée.

Stansfield M. Turner étaitimpopulaire au bureau, car ilessayait de remplacer autant decollaborateurs que possible par desordinateurs. En l’occurrence, c’étaitl’un d’eux, et pas un être vivant, quiavait identifié la source des motsdécoupés.

— Le jazz était-il censé apporterla paix sur Terre ? demanda leprésident Carter à Turner, son vieuxcamarade d’études, lorsqu’ils serencontrèrent le lendemain dans lebureau ovale.

— L’auteur s’est suicidé quelquesannées plus tard, monsieur leprésident, répondit le chef de laCIA.

Le président Carter, qui aimait lejazz, s’interrogeait. Et si cemalheureux professeur avait euraison sur le fond ? Et si c’étaient lesBeatles et les Rolling Stones quiavaient tout fait capoter ?

Le chef de la CIA répondit qu’onpouvait sans doute reprocherbeaucoup de choses aux Beatles,mais pas d’avoir déclenché la guerreau Vietnam. De toute façon, si les

Beatles et les Rolling Stones nes’étaient pas déjà chargés dedétruire la paix dans le monde, il yavait à présent les Sex Pistols pours’en occuper.

— Les Sex Pistols ? s’étonna leprésident.

— « God save the Queen, she ain’tno human being 1 », cita le chef de laCIA.

— Je vois, répondit le président.

Mais pour en revenir au fait : ces

Mais pour en revenir au fait : cescrétins d’Afrique du Sud étaient-ilssur le point de faire sauter unebombe atomique ? Et cette missionétait-elle dirigée par un âne ?

— Pour cette histoire d’âne, je nesais pas, monsieur. Le pôle derecherche est sous la direction d’uncertain Van der Westhuizen, qui estsorti de la meilleure université sud-africaine avec les notes les plusélevées. Ce qui a sûrement motivéson recrutement.

Néanmoins, beaucoup d’élémentslaissaient penser que la plupart de

ces informations pour le moinsinquiétantes étaient exactes. Le KGBavait eu l’amabilité de les tuyautersur ce qui se tramait. Et à présentcette lettre, à la formulation sicurieuse que le chef de la CIA auraitparié qu’elle n’émanait pas du KGB.Par ailleurs, les images satellites dela CIA montraient des signesd’activité dans le désert à l’endroitprécis indiqué par l’expéditeuranonyme.

— Mais pourquoi ce « Mort àl’Amérique ! » sur l’enveloppe ?s’enquit Carter.

— Cela a abouti à ce que la lettreatterrisse directement sur monbureau et je pense que c’était le butrecherché. L’auteur semble avoirune conception exacte des mesuresde sécurité autour du président. Celanous pousse d’autant plus à nousinterroger sur son identité. Bienjoué, en tout cas.

Le président grommela unacquiescement. Il avait du mal àapprécier que l’injonction « Mort àl’Amérique ! » puisse être qualifiéede « bien jouée ». Tout commel’affirmation que la reine Elizabeth

II appartiendrait à une espèce autrequ’humaine.

Il remercia toutefois son vieil amiet pria son secrétaire d’appeler lePremier ministre Vorster à Pretoria.Le président Carter étaitdirectement responsable de trente-deux mille têtes nucléaires pointéesdans différentes directions. Brejnevà Moscou en possédait un nombre àpeu près équivalent. Dans cettesituation, est-ce que le monde avaitbesoin de six bombessupplémentaires de la même

magnitude ? Il était temps de mettreles points sur les i !

Vorster était furieux. Le présidentaméricain, ce paysan baptiste, avaiteu le culot de l’appeler et d’affirmerqu’on préparait un tir dans le désertdu Kalahari. Il lui avait aussi récitéles coordonnées exactes de lalocalisation de l’essai. Cetteaccusation était tout à fait infondéeet extrêmement blessante ! Dans sarage, Vorster avait raccroché au nezde Jimmy Carter, mais il avait eu la

présence d’esprit de ne pas pousserles hostilités plus avant. Il avait sur-le-champ appelé Pelindaba pourordonner à l’ingénieur Van derWesthuizen de procéder à l’essaiailleurs.

— Mais où ? avait demandél’ingénieur Van der Westhuizentandis que sa femme de ménagepassait la serpillière autour de sespieds.

— N’importe où, mais pas dans leKalahari, avait rétorqué le Premierministre.

— Cela va nous retarder deplusieurs mois, peut-être mêmed’une année ou plus, avait protestél’ingénieur.

— Faites ce que je vous dis, bordel!

La domestique laissa réfléchir songeôlier deux jours entiers, à présentque le désert du Kalahari n’étaitplus une option. La meilleuretrouvaille de Van der Westhuizenétait de tout raser dans un des

townships, mais lui-même paraissaitse rendre compte que ce n’était pasune bonne idée.

Nombeko sentait que la popularitéde l’ingénieur se rapprochaitdangereusement du seuil critique etqu’il serait bientôt temps de faireremonter un peu sa cote.Miraculeusement, un heureux coupdu hasard, une circonstanceextérieure, offrit à l’ingénieur, etpar conséquent à sa femme deménage, un répit de six mois.

Il apparut que le Premier ministreB. J. Vorster s’était lassé d’être

confronté, constamment ou presque,aux récriminations et à l’ingratitudedans son propre pays. Avec un peud’aide, il avait donc pioché soixante-quinze millions de rands dans lescaisses de l’Etat et avait lancé lejournal Le Citoyen, qui à ladifférence du citoyen lambda étaitunanimement élogieux à l’égard dugouvernement sud-africain et de sacapacité à opposer sa supérioritéaux indigènes et au monde.

Malheureusement, un citoyenparticulièrement traître rendit cetteinformation publique. Comme cette

satanée communauté internationaledécidait dans le même tempsd’organiser une action militaireréussie en Angola à cause dumassacre de six cents civils, il futtemps pour Vorster de s’éclipser.

Nan, mais putain, pensa-t-il unedernière fois avant de se retirer dela politique, en 1979.

Il ne lui restait plus qu’à rentrerchez lui, au Cap, à s’installer sur saterrasse un verre à la main, et àcontempler la vue sur RobbenIsland, où était emprisonné leterroriste Mandela.

C’était Mandela qui était censépourrir sur place, pas moi, se ditVorster en pourrissant.

Son successeur au poste dePremier ministre, P. W. Botha, étaitsurnommé « Die Groot Krokodil », leGrand Crocodile, et avait terroriséVan der Westhuizen dès leurpremière conversation. Nombekocomprit que l’essai nucléaire nepouvait plus attendre. Elle prit doncla parole en une fin de matinée,

alors que l’ingénieur était encore enétat de l’écouter.

— Euh, monsieur l’ingénieur,glissa-t-elle en tendant le bras versle cendrier sur son bureau.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ?

— Euh, je me disais juste… Je medisais juste que si le désert duKalahari, seule zone terrestred’Afrique du Sud assez vaste poureffectuer l’essai, est exclu, pourquoine feriez-vous pas sauter la bombeen pleine mer ?

L’Afrique du Sud était entourée

L’Afrique du Sud était entouréed’une quantité d’eau presque infinieau sud, à l’est et à l’ouest. Il y avaitlongtemps que Nombeko se disaitque le choix de cette zone aurait dûêtre évident même pour un enfant,à présent que la solution du désertétait exclue. Effectivement, l’enfantVan der Westhuizen s’illumina.L’espace d’une seconde. Puis il sesouvint que la police de sécuritél’avait mis en garde contre toutecollaboration avec la marine.L’enquête minutieuse effectuée pourdéterminer qui avait informé le

président Carter des Etats-Unis duprojet d’essai dans le Kalahari avaitdésigné le vice-amiral Johan CharlWalters comme le principal suspect.Ce dernier avait en effet visitéPelindaba à peine trois semainesavant l’appel de Carter et avait prisconnaissance des grandes lignes duprojet. Il avait également passé aumoins sept minutes seul dans lebureau de Van der Westhuizen,parce que l’ingénieur avait étéretardé à cause de la circulationdense (version de Van derWesthuizen pendant son

interrogatoire pour éviter de direqu’il s’était attardé un peu troplonguement dans le bar où il avaitpour habitude de boire son petitdéjeuner). Quand Walters avaitcompris que ses sous-marins neseraient pas équipés de têtesnucléaires, vexé, il s’était épanchéauprès des Etats-Unis. Voilà lathéorie qui prévalait pour expliquerla fuite.

— Je ne fais pas confiance à lamarine, marmonna l’ingénieur.

— Demandez l’aide des Israéliensà la place, suggéra Nombeko.

Le téléphone sonna à cet instant.

— Oui, monsieur le Premierministre… Bien sûr que je suisconscient de l’importance de… Oui,monsieur le Premier ministre… Non,monsieur le Premier ministre… Là,je ne suis pas vraiment d’accord, simonsieur le Premier ministre veutbien m’en excuser. J’ai sur monbureau un plan détaillé poureffectuer un essai dans l’océanIndien en collaboration avec lesIsraéliens… Dans les trois mois,monsieur le Premier ministre…Merci, monsieur le Premier ministre,

vous êtes trop aimable. Merciencore… Oui, au revoir.

L’ingénieur Van der Westhuizenraccrocha, fit passer le tout avec leverre de cognac qu’il venait de seservir, puis il déclara à Nombeko :

— Ne reste pas plantée là. Va mechercher les deux Israéliens.

L’essai fut bel et bien effectué encollaboration avec Israël. Van derWesthuizen formula une chaleureusepensée envers l’ancien Premier

ministre et nazi Vorster pour cecoup de génie qui avait consisté àétablir des relations diplomatiquesavec Tel-Aviv. Après tout, dans laguerre, en amour et en politique,tous les coups sont permis. Lesreprésentants d’Israël sur placeétaient deux agents prétentieux duMossad. Malheureusement,l’ingénieur fut amené à lesrencontrer plus souvent quenécessaire et il ne parvint jamais àinterpréter leur sourire supérieurqui, pourtant, signifiait : « Commentas-tu pu être assez stupide pour

acheter une oie en argile à peinesèche et croire qu’elle avait deuxmille ans ? »

Comme le supposé traître, le vice-amiral Walters, avait été tenu àl’écart, l’Amérique n’avait pas étéinformée à temps. Et pan !L’explosion fut certes repérée par unsatellite américain Vela, mais troptard.

Le nouveau Premier ministre P.W. Botha fut si satisfait par lesrésultats de l’essai qu’il vint en visiteau centre de recherche en apportanttrois bouteilles de mousseux de

Constantia. Il organisa une fête deremerciement dans le bureau de Vander Westhuizen avec les deux agentsdu Mossad et une bamboula localequi assurait le service. Le Premierministre Botha ne se serait jamaispermis d’appeler une bamboula unebamboula. Son statut exigeait unpeu de retenue. Mais il n’était pasinterdit de penser.

La bamboula en question servaitce qu’elle avait à servir ets’efforçait, le reste du temps, de sefondre dans la tapisserie blanche –autant que cela était possible.

— A votre santé, monsieurl’ingénieur ! lança le Premierministre en levant son verre. Avotre santé !

L’ingénieur Van der Westhuizenavait l’air gêné juste ce qu’il fautdans son rôle de héros et demandaitdiscrètement à Comment-elle-s’appelle-déjà de le resservir, tandisque le Premier ministre discutaitamicalement avec les agents duMossad.

Cette situation agréable s’inversadu tout au tout en une seconde,quand le Premier ministre se tourna

vers Van der Westhuizen et luidemanda :

— Au fait, que pense monsieurl’ingénieur de la problématique dutritium ?

Le Premier ministre P. W. Bothaavait un parcours assez similaire àcelui de son prédécesseur. Lenouveau leader du pays était peut-être plus doué, car il avaitabandonné le nazisme quand ilavait vu où celui-ci se dirigeait et

avait commencé à rebaptiser sesconvictions « nationalisme chrétien». Cela lui avait évitél’emprisonnement quand les Alliésavaient remporté la Seconde Guerremondiale et il avait pu accomplirune carrière politique sans périodede carence.

Botha et son Eglise réforméesavaient que la Vérité était dans laBible, pour peu qu’on la lise avecassez d’attention. Le premier livrede Moïse mentionnait déjà la tourde Babel et les tentatives deshommes pour s’élever jusqu’au ciel.

Dieu avait jugé que c’était del’impudence, s’était mis en rage,avait dispersé les hommes à lasurface de la Terre et créé lesdifférentes langues en guise dechâtiment.

Des peuples différents, des languesdifférentes. La volonté de Dieu étaitde maintenir les peuples séparés.Feu vert au plus haut niveau pourtrier les gens en fonction de leurcouleur.

Le Grand Crocodile avaitégalement le sentiment que c’étaitDieu qui l’avait aidé à progresser

dans sa carrière. Il n’avait pas tardéà être ministre de la Défense dugouvernement de Vorster. A ceposte, il avait commandé l’attaqueaérienne contre les terroristes quis’étaient cachés en Angola, attaqueque le monde stupide qualifiait de «massacre d’innocents ». « Nousavons des preuves photographiques! » s’écriait le monde. « C’est cequ’on ne voit pas qui est important», estimait le crocodile. Cetargument n’avait convaincu que samère.

Le père de P. W. Botha avait été

Le père de P. W. Botha avait étéchef d’état-major durant la guerredes Boers et Botha lui-même avait lastratégie militaire dans le sang. Ilavait donc des connaissancespartielles dans tous les domainestechniques, y compris le programmenucléaire sud-africain dont Van derWesthuizen était le représentant leplus éminent. Botha néanmoinsn’avait aucune raison de soupçonnerque l’ingénieur était l’imposteurqu’il était. Il avait posé cettequestion par simple curiosité.

Van der Westhuizen était mutiquedepuis dix secondes et la situationétait sur le point de devenirembarrassante pour lui, etcarrément dangereuse pourNombeko, qui se disait que si cecrétin ne répondait pas fissa à laquestion la plus simple au monde, ilallait sauter. Et elle dans la foulée.Elle était lasse de devoir une foisencore voler à son secours, mais ellesortit quand même de sa poche labouteille de réserve de Klipdrift

dans son contenant anodin, avançavers Van der Westhuizen et déclaraque l’ingénieur était à nouveauennuyé par son problème d’asthme.

— Tenez, buvez une bonne gorgéeet vous retrouverez bientôt lacapacité de parler pour répondre àM. le Premier ministre que la demi-vie radioactive du tritium n’est pasun problème dans la mesure où iln’est pas lié à la capacité explosivede la bombe.

L’ingénieur engloutit la totalité dela panacée et se sentitimmédiatement mieux. Durant ce

temps, le Premier ministre Bothaconsidéra la domestique, les yeuxécarquillés.

— Vous connaissez laproblématique du tritium ? s’enquit-il.

— Non, grands dieux, réponditNombeko en riant. Vous comprenez,je fais le ménage dans cette piècetous les jours et l’ingénieur ne faitpresque rien d’autre que demarmonner des formules et destermes obscurs tout seul, alors monpetit cerveau en a retenu quelques-

unes, c’est tout. Monsieur le Premierministre veut-il que je le resserve ?

Le Premier ministre Botha acceptale mousseux et observa longuementNombeko tandis qu’elle regagnaitson coin. L’ingénieur en profitapour se racler la gorge, s’excuser desa crise d’asthme et de l’effronteriede la domestique.

— Il se trouve donc que la demi-vie du tritium n’est pas pertinente àl’égard de la capacité explosive dela bombe, déclara-t-il.

— Oui, la serveuse vient de le

— Oui, la serveuse vient de ledire, rétorqua le Premier ministre.

Botha ne posa pas d’autresquestions pièges et retrouva bientôtsa bonne humeur grâce au vinmousseux que Nombeko lui servaiten abondance. L’ingénieur Van derWesthuizen survécut donc à cettecrise-là aussi. Et sa femme deménage par la même occasion.

Quand la première bombe futprête, la suite de la production futpartagée entre deux équipes de

grande qualité qui fabriquaientchacune une bombe en parallèle,ayant chacune pour objectif de finirla première. On leur avait donnépour instruction de rédiger desrapports très précis sur le protocolesuivi, afin que le mode deproduction puisse être comparé endétail pour les deux bombes enconcurrence, et ensuite comparé àcelui de la bombe numéro un.C’était l’ingénieur lui-même (hormiscelle qui ne comptait pas) quiétablissait la comparaison.

Si les bombes se révélaient

Si les bombes se révélaientidentiques, cela signifierait qu’ellesétaient au point. Deux équipes detravail indépendantes ne peuventraisonnablement pas commettre lamême erreur à un niveau aussiélevé. Selon Comment-elle-s’appelle-déjà, le risque que cela se produiseétait de 0,0054 pour cent.

Nombeko continuait à chercherune perspective qui puisse luidonner de l’espoir. Les troisChinoises savaient pas mal de

choses, notamment que lespyramides d’Egypte se trouvent enEgypte, comment empoisonner leschiens et ce à quoi il faut prendregarde quand on vole un portefeuilledans une veste, mais leursconnaissances n’allaient guère au-delà.

L’ingénieur marmonnait souventau sujet de l’évolution de lasituation générale en Afrique du Sudet dans le monde, mais lesinformations émanant de cettesource devaient être filtrées etinterprétées, car, en gros, tous les

politiciens de la Terre étaient descrétins ou des communistes, ettoutes leurs décisions étaient soitcrétines soit communistes. Dans lecas où elles étaient communistes,elles étaient de surcroît crétines.

Quand le peuple américain élut unancien acteur de Hollywood commenouveau président des Etats-Unis,l’ingénieur ne jugea pas seulementle futur président, mais égalementtout son peuple. Ronald Reaganéchappa seulement à l’étiquette «communiste ». L’ingénieur concentraplutôt ses critiques vers son

orientation sexuelle, selon la thèsequi voulait que toute personneayant une opinion divergente de lasienne dans un quelconque domainesoit homosexuelle.

Malgré toutes les qualités desChinoises et de l’ingénieur, ils nefaisaient pas le poids à côté de latélévision de la salle d’attentedevant le bureau de l’ingénieur.Nombeko l’allumait souvent endouce pour suivre les actualités etles émissions de débats pendantqu’elle feignait de nettoyer le sol. Cecouloir était d’ailleurs l’endroit le

plus propre de tout le centre derecherche.

— Tu es encore en train de faire leménage ici ? s’irrita un jourl’ingénieur alors qu’il arrivait autravail en titubant vers onze heures,au moins un quart d’heure plus tôtque ne l’escomptait Nombeko. Et quia allumé la télé ?

Cela aurait pu mal se finir pour cequi était de collecter desinformations, mais Nombekoconnaissait bien son ingénieur. Aulieu de répondre à sa question, ellechangea de sujet :

— J’ai vu une bouteille deKlipdrift à moitié pleine sur lebureau de l’ingénieur, quand j’ai faitle ménage. Je me disais qu’elle avaitl’air périmée et qu’il faudrait lavider, mais je n’étais pas sûre et jeme suis dit qu’il valait mieux vérifieravec l’ingénieur d’abord.

— La vider ? Tu es malade ou quoi? répondit l’intéressé avant de seprécipiter dans son bureau pours’assurer que les gouttesbienfaisantes étaient toujours là.

Afin que Comment-elle-s’appelle-déjà n’ait pas le temps de perpétrer

un crime, il les transféraimmédiatement de la bouteille à sonsystème sanguin. Il eut bientôtoublié la télé, le sol et ladomestique.

Un jour, elle surgit enfin.

L’occasion.

Si Nombeko ne commettait pasd’erreur et pouvait en plusemprunter un peu de la chance del’ingénieur, elle serait bientôt unefemme libre. Libre et pourchassée,

mais quand même. La source decette occasion se trouvait de l’autrecôté du globe, mais Nombeko n’enavait aucune idée.

Le leader réel de la Chine, DengXiaoping, fit tôt preuve d’un talentpour éliminer ses concurrents, avantmême la mort de Mao Zedong,devenu sénile. La rumeur la plusspectaculaire voulait qu’il n’ait paslaissé Zhou Enlai, le bras droit deMao, avoir accès à un traitementmédical quand il avait été atteintd’un cancer. Souffrir d’un cancersans recevoir de soins appropriés

aboutit rarement à une issuefavorable. Enfin, tout dépend dupoint de vue, bien sûr.

Les concurrents de Deng Xiaopingcherchèrent à s’imposer après lamort de Mao. Mais Deng les fitenfermer et oublia à dessein où ilavait rangé la clé.

Sur le plan de la politiqueétrangère, il était profondémentirrité par ce crétin de Brejnev àMoscou, par son crétin desuccesseur, Andropov, et lesuccesseur de celui-ci, Tchernenko,le plus grand de tous les crétins.

Mais Tchernenko n’eut, parbonheur, pas le temps d’entrer enscène avant d’en sortirdéfinitivement. A ce qu’on disait,Ronald Reagan des Etats-Unisl’avait fait mourir de peur avec saGuerre des Etoiles. A présent, c’étaitun certain Gorbatchev qui avait prisle relais et… bon, on était passéd’un crétin à un gamin. Le nouveauavait ses preuves à faire, et pasqu’un peu.

Entre autres nombreux sujets depréoccupations, il y avait la placede la Chine en Afrique. Depuis des

décennies, les Soviétiques étaientintervenus dans différentes luttesd’indépendance sur le continentafricain. Pour l’instant, c’était avanttout l’engagement des Russes enAngola qui ouvrait la voie. Lemouvement populaire de libérationde l’Angola, le MPLA, recevait desarmes des Soviétiques en échange derésultats dans la bonne voieidéologique. La voie soviétique, biensûr. Nom d’un chien !

Les Soviétiques influençaientl’Angola et d’autres pays d’Afriqueaustrale dans une direction

contraire à ce que souhaitaient lesEtats-Unis et l’Afrique du Sud.Quelle position la Chine devait-elleadopter dans ce chaos généralisé ?S’allier aux dégénérés communistesdu Kremlin ? Ou marcher main dansla main avec les impérialistesaméricains et le régime del’apartheid de Pretoria ?

Nom d’un chien encore une fois !

Il aurait été possible de ne pasprendre de position du tout et de «laisser faire », comme ces satanésAméricains disaient. N’eussent été

les contacts supposés de l’Afrique duSud avec Taïwan.

C’était un secret officiel que lesEtats-Unis avaient empêché un essainucléaire dans le désert du Kalahari.Tout le monde se doutait donc de ceque préparait l’Afrique du Sud. Par «tout le monde », on entendait tousles services secrets dignes de cenom.

Outre les informations relatives audésert du Kalahari, Deng avaitégalement sur son bureau unrapport des services secrets luiindiquant que l’Afrique du Sud

communiquait avec Taipei au sujetde l’arme nucléaire. Il étaitabsolument inacceptable que lesTaïwanais se procurent des missilespour les pointer vers la Chinecontinentale. Si cela devait seproduire, on aboutirait à uneescalade en mer de Chineméridionale dont il était impossiblede prédire l’issue. Surtout avec laflotte américaine de la mer Mortedans les parages.

Il fallait donc que Deng gère cetaffreux régime apartheid d’unemanière ou d’une autre. Le chef de

ses services secrets avait suggéré dene rien faire et de laisser le régimesud-africain s’éteindre de lui-même.La Chine serait-elle plus en sécurité,si Taïwan faisait librement desaffaires avec une nation dotée del’arme nucléaire ? Le chef desservices secrets pourrait réfléchir àcette question en accomplissant sonnouveau travail de vigile suppléantdans une station de métro à Pékin.

Gérer était le mot. D’une manièreou d’une autre.

Deng ne pouvait en aucun cas serendre en personne sur place et selaisser photographier à côté de cetancien nazi de Botha (même si cetteperspective le titillait un peu ;l’Occident décadent n’était pasdénué de charme, à petites doses). Ilne pouvait pas envoyer un de sesproches non plus. Il ne fallaitabsolument pas donner l’impressionque Pékin et Pretoria entretenaientde bonnes relations.

D’un autre côté, cela ne servirait àrien d’envoyer un petitfonctionnaire de second ordre sans

capacité d’observation ni flair.Néanmoins, le représentant chinoisdevait avoir assez de poids pourobtenir une audience auprès deBotha.

En résumé, quelqu’un capabled’obtenir des résultats, sans pourautant être proche des membrespermanents du bureau politique, etqui n’apparaisse pas de manièreclaire comme un représentant dePékin… Deng Xiaoping trouva lasolution en la personne du jeunesecrétaire de parti de la province deGuizhou. Cette région comptait

presque plus d’ethnies qued’habitants, mais le gamin venait dedémontrer qu’il était possible defaire vivre ensemble des minoritésaussi instables que les Yao, Miao, Yi,Qiang, Dong, Zhuang, Buyi, Bai,Tujia, Gelao et Shui. Une personnecapable de jongler avec onze ballesdevrait également pouvoir gérerBotha, l’ex-nazi, en déduisit Deng, etil fit envoyer le jeunot à Pretoria.

Mission : signaler subtilement àl’Afrique du Sud qu’unecollaboration nucléaire avec Taïwann’était pas acceptable et faire

comprendre aux autorités de ce paysà qui elles se frottaient, si elleschoisissaient de se frotter à qui quece soit.

P. W. Botha n’était pas le moinsdu monde enthousiaste à l’idée derecevoir un chef de province. Celaétait indigne de son rang. D’autantplus que sa dignité venait de monterd’un cran : le titre de président avaitremplacé celui de Premier ministre.De quoi aurait-il l’air, lui, leprésident, s’il accueillait le premier

Chinetoque venu de cette manière ?S’il devait les recevoir les uns aprèsles autres, à raison de quelquessecondes chacun, cela lui prendraitplus de treize mille ans. Botha nepensait pas qu’il vivrait aussilongtemps. Il se sentait mêmepassablement usé, malgré sonnouveau titre.

En même temps, il comprenaitparfaitement la raison pour laquellela Chine lui envoyait un larbin.Pékin ne voulait pas être accusé defricoter avec le régime de Pretoria.Et vice versa, d’ailleurs.

Restait à savoir ce que les Chinoisvoulaient. Etait-ce lié à Taïwan ?Dans ce cas, ce serait comique, étantdonné que la collaboration avec lesTaïwanais avait pris fin. Bon, ilferait peut-être bien de rencontrerce messager malgré tout.

Je suis aussi curieux qu’un enfant,se dit-il, ce qui le fit sourire alorsqu’il n’avait en réalité aucune raisonde sourire.

Pour que le président puisse

Pour que le président puisserecevoir un garçon de courses sansfaire une trop grosse entorse auprotocole, Botha résolut d’organiserune rencontre et un repas avec unreprésentant de l’Etat du mêmegrade que le Chinois. Lui ne feraitque passer par hasard. Ah, vous êteslà ? Cela vous dérange si je me joinsà vous ? Quelque chose dans legenre.

Botha appela donc le chef duprogramme nucléaire top secret etlui ordonna de recevoir un hôtechinois ayant sollicité une rencontre

avec le président. L’ingénieur etl’hôte devaient partir en safari, puispartager un bon repas le soir. Lorsdu dîner, la mission de l’ingénieurconsistait à faire comprendre auChinois qu’il fallait compter surl’ingénierie militaire sud-africaine,sans pour autant révéler l’étatd’avancement des travaux.

Il s’agissait de montrer sa forcesans rien dire. Il était égalementpossible que le président Botha setrouve par hasard dans les parages,et comme il faut bien se sustenter, il

tiendrait volontiers compagnie àl’ingénieur et au Chinois à table.

Si l’ingénieur n’y voyait pasd’objection, bien sûr.

L’ingénieur avait le tournis. Ildevait donc accueillir un hôte que leprésident ne voulait pas voir. Ildevait lui expliquer la situation sansrien en dire et, au milieu de tout ça,le président qui ne voulait pasrencontrer l’hôte débarquerait pourrencontrer l’hôte.

Il comprit qu’il était mouillé dansune affaire où il risquait de se

trahir. Il comprenait juste qu’ildevait inviter le président au repasque le président lui-même venait dedécider d’organiser.

— Monsieur le président estévidemment le bienvenu à ma table! répondit-il.

Comme s’il pouvait en êtreautrement !

— Au fait, quand le dîner aura-t-illieu ? Et où ? s’enquit-il.

Ce qui avait été une simple

Ce qui avait été une simplepréoccupation pour Deng Xiaopingà Pékin se transforma en problèmesérieux pour l’ingénieur Van derWesthuizen à Pelindaba. En effet, ilignorait tout du projet qu’ildirigeait. Bavarder en ayant l’air auparfum quand on ne l’est pas n’estpas chose aisée. La solutionconsistait à emmener Comment-elle-s’appelle-déjà pour assurer le serviceet porter les bagages. Elle pourraitalors discrètement lui fournir desinformations pertinentes sur leprojet, tout en pesant bien ses mots

afin de ne pas trop en dire. Ou troppeu.

Comment-elle-s’appelle-déjàs’acquitterait très bien de cettemission. Comme de tout ce que cettesatanée créature entreprenait.

La femme de ménage del’ingénieur reçut des instructionsprécises avant le safari et le repasqui s’ensuivrait, où le président enpersonne se joindrait à eux. Pourplus de sécurité, Nombeko donna

également des instructions àl’ingénieur afin que tout se déroulepour le mieux.

Elle se tiendrait à un bras del’ingénieur et chaque fois quel’occasion se présenterait, elle luiglisserait des informationspertinentes pour la conversation.Pour le reste, elle se tairait et secomporterait comme l’inexistantequ’elle était fondamentalement.

Neuf ans plus tôt, Nombeko avait

Neuf ans plus tôt, Nombeko avaitété condamnée à sept ans au servicede l’ingénieur. Quand sa peine futpurgée, elle se garda de le luisignaler, après avoir décidé qu’ilvalait mieux être vivante etprisonnière que morte et libre.

Mais bientôt elle se retrouverait àl’extérieur de la clôture et du champde mines, à des kilomètres desgardes et de leurs nouveaux bergersallemands. Si elle parvenait àéchapper à la surveillance del’ingénieur, elle deviendrait l’unedes personnes les plus recherchées

d’Afrique du Sud. La police, lesservices secrets et les militaires latraqueraient partout. Elle n’auraitpas la possibilité de se rendre à laBibliothèque nationale de Pretoria,alors que c’était ce qu’elle souhaitaitpar-dessus tout.

Si elle parvenait à se faire la belle,donc.

L’ingénieur avait eu l’amabilité del’informer que le chauffeur et leguide seraient armés et qu’ilsavaient pour instruction d’abattrenon seulement d’éventuels lions,mais également les femmes de

ménage en fuite, si l’occasion seprésentait. Pour plus de sécurité,l’ingénieur avait décidé de lui aussiporter un pistolet à la ceinture. UnGlock 17, calibre 9 × 19, avec dix-sept balles dans le magasin. Pas dequoi abattre un éléphant ou unrhinocéros, mais largement suffisantpour une domestique de cinquante-cinq kilos.

— Cinquante-trois, si je puis mepermettre, répondit Nombeko.

Elle envisagea d’ouvrir l’armoireoù l’ingénieur gardait son arme etde la vider de ses dix-sept balles au

moment le plus opportun, maiss’abstint. Si contre toute attentel’alcoolo s’en apercevait, ill’accuserait aussitôt et sa cavaleprendrait fin avant d’avoircommencé.

Au lieu de ça, elle décidad’attendre la bonne occasion pourfiler dans le bush. Sans prendre uneballe dans le dos de la part duchauffeur ou de l’ingénieur. Et depréférence sans rencontrer aucundes animaux qui constituaient lemotif du safari.

Quel serait le meilleur moment ?

Quel serait le meilleur moment ?Pas le matin, alors que le chauffeurserait encore fringant et l’ingénieurassez sobre pour réussir à tirer surautre chose que sur son pied. Peut-être immédiatement après le safari,avant le repas, quand Van derWesthuizen serait juste angoissécomme il faut avant la rencontreavec son président ? Et le chauffeuret le guide éreintés par de longuesheures de service.

Oui, il serait alors temps. Ils’agissait simplement de sentir lemoment opportun et de le saisir.

Le safari pouvait commencer. LeChinois était accompagné de soninterprète. Tout débuta de la piredes manières possibles quandl’interprète, sans réfléchir, partitdans les hautes herbes pour uriner.Comble de bêtise, il le fit ensandales.

— Au secours, je meurs ! hurla-t-illorsqu’il sentit une piqûre dans songros orteil gauche et vit un scorpions’éloigner dans la végétation.

— Tu n’aurais pas dû t’aventurer

— Tu n’aurais pas dû t’aventurerdans de l’herbe haute de trois doigtssans chaussures dignes de ce nom.Surtout quand il y a du vent,commenta Nombeko.

— Au secours, je meurs, répétal’interprète.

— Pourquoi quand il y a du vent ?demanda l’ingénieur, qui ne sesouciait guère de la santé del’interprète, mais dont la curiositéétait piquée elle aussi.

Nombeko lui expliqua que lesinsectes se réfugient dans l’herbe

quand le vent se lève, ce qui poussele scorpion à sortir de son trou pourles capturer. Or, ce jour-là, un grosorteil s’était trouvé sur son chemin.

— Au secours, je meurs, lançal’interprète pour la troisième fois.

Nombeko comprit que l’interprètegeignard croyait sa mort imminente.

— Non, je suis presque sûre que tune vas pas mourir. Le scorpion étaitpetit et tu es grand. Mais mieux vautt’envoyer à l’hôpital afin qu’ilsnettoient la plaie correctement. Tonorteil ne va pas tarder à tripler de

volume et à bleuir. Cela va te faireun mal de chien, si tu me passesl’expression. Tu ne seras pas enmesure d’interpréter quoi que cesoit.

— Au secours, je meurs, répétal’interprète une quatrième fois.

— Je ne vais pas tarder àsouhaiter que tu aies raison,répliqua Nombeko. Au lieu degeindre que tu meurs alors que cen’est pas le cas, tu ne peux paspenser positif et te dire que c’est unscorpion et non un cobra ? Etdésormais, tu sais qu’on ne pisse pas

n’importe où en Afrique en touteimpunité. Il y a des installationssanitaires partout. D’où je viens, il yen a même des rangées entières.

L’interprète se tut quelquesinstants, choqué à la perspectiveque le scorpion, qui allait bel et biencauser son trépas, aurait pu être uncobra, dont il serait indéniablementmort. Pendant ce temps, le guideavait fait venir une Land Rover etindiqué au chauffeur de l’emmener àl’hôpital.

La victime du scorpion fut placéesur la banquette arrière et se mit à

répéter son autodiagnostic. Lechauffeur leva les yeux au ciel et semit en route.

L’ingénieur et le Chinois seretrouvèrent face à face, às’observer.

— Comment cela va-t-il se passer? marmonna l’ingénieur enafrikaans.

— Comment cela va-t-il se passer? marmonna le Chinois en wu.

— Monsieur le Chinois serait-iloriginaire du Jiangsu ? s’enquit

Nombeko dans le même dialecte.Peut-être même de Jiangyan ?

Le Chinois, qui était né et avaitgrandi à Jiangyan dans la provincedu Jiangsu, n’en crut pas sesoreilles.

Et voilà que cette mauditeComment-elle-s’appelle-déjà, quil’irritait au plus haut point àlongueur de temps, parlait à présentdans une langue totalementincompréhensible avec l’hôte

chinois ! Et il avait perdu toutcontrôle sur la conversation.

— Excuse-moi, mais que se passe-t-il ? intervint-il.

Nombeko lui expliqua qu’il setrouvait qu’elle et l’invité parlaientla même langue et que ce n’étaitdonc pas grave si l’interprète restaità l’hôpital en train de gémir sur sonorteil bleu au lieu de faire sontravail. Enfin, si l’ingénieur lepermettait, bien sûr. A moins qu’ilne préfère qu’ils gardent tous lesilence pendant la journée et lasoirée ?

Non, l’ingénieur ne le souhaitaitpas. En revanche, il voulait queComment-elle-s’appelle-déjàinterprète et rien d’autre. Bavarderavec le Chinois serait déplacé.

Nombeko promit de bavarderaussi peu que possible. Elle espéraitsimplement que l’ingénieurcomprendrait si elle répondait à M.le Chinois, lorsqu’il s’adresserait àelle. C’est ce que l’ingénieur lui-même lui avait toujours préconiséde faire. Par ailleurs, on pouvaitestimer que la situation n’aurait paspu mieux tourner.

— A présent, monsieur l’ingénieurpeut en dire aussi peu qu’il le veutau sujet de la technologie avancéedes armes nucléaires et des autressujets qu’il ne maîtrise pasvraiment. Si jamais il se trompait –ce qui n’était pas exclu, si ? –, ehbien, je pourrais rectifier dans latraduction.

Sur le fond, Comment-elle-s’appelle-déjà avait raison et,comme Nombeko lui importaitfondamentalement peu, l’ingénieurn’avait pas à se sentir mal à l’aise.Vivre, c’est survivre. Il sentait que

cette heureuse coïncidenceaccroissait ses chances de se sortirde ce guêpier sino-présidentiel.

— Si tu gères bien cette situation,je veillerai en tout cas à tecommander une nouvelle brosse,déclara-t-il.

Le safari fut une réussite et ilsparvinrent à s’approcher des cinqplus grands animaux d’Afrique.Nombeko profita des pauses pourraconter au Chinois que le président

Botha passerait par hasard dans lecoin. Le Chinois la remercia de cetteinformation et lui promit d’avoirl’air aussi surpris que possible.Nombeko ne lui dit pas qu’il y auraitsans doute déjà assez de surprisequand l’interprète improvisée seferait la malle au cours du dîner aulodge. Il ne leur resterait alors plusqu’à se regarder en chiens defaïence.

Nombeko descendit de la LandRover pour accompagner l’ingénieurdans le restaurant. Elle étaitpleinement concentrée sur sa fuite

imminente. Pouvait-elle sortir par lacuisine ? Entre la poire et lefromage ?

Elle fut interrompue dans sesréflexions quand l’ingénieurs’arrêta.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?demanda-t-il en pointant son indexdans sa direction.

— Ça ? s’étonna Nombeko. Maisc’est moi. Comment-je-m’appelle-déjà.

— Non, espèce d’idiote, ce que tuportes.

— C’est une veste.

— Et pourquoi la portes-tu ?

— Parce qu’elle m’appartient.Monsieur l’ingénieur aurait-il bu unpeu trop de cognac aujourd’hui, si jepeux me permettre ?

L’ingénieur n’avait plus la force derabrouer sa femme de ménage.

— Cette veste est affreuse, voilàce que je veux dire.

— C’est la seule en ma possession,monsieur l’ingénieur.

— Aucune importance. Tu ne peux

— Aucune importance. Tu ne peuxpas avoir l’air de sortir tout droitd’un bidonville alors que tu vasrencontrer le président du pays.

— C’est pourtant bien le cas.

— Dépêche-toi de retirer cetteveste et de la laisser dans la voiture! Et ne perds pas de temps, leprésident attend !

Nombeko comprit que ses projetsde fuite venaient d’être réduits ànéant. La doublure de sa seule vesteétait pleine de diamants, ce qui luipermettrait de subsister jusqu’à la

fin de ses jours. Fuir l’injustice sud-africaine sans eux… Autant resteroù elle était. Au milieu desprésidents, des Chinois, des bombeset des ingénieurs, et attendre de voirce que le destin lui réservait.

Au début du repas, l’ingénieur Vander Westhuizen expliqua à sonprésident l’épisode du scorpion,mais l’assura que tout problèmeétait écarté, car il s’était montréassez prévoyant pour emmener

l’une de ses domestiques, qui parlaitjustement la langue du Chinois.

Une Sud-Africaine noire quiparlait chinois ? Ne s’agissait-il pasde la même personne qui avait misson grain de sel sur laproblématique du tritium lors de laprécédente visite à Pelindaba ? P.W. Botha décida de ne pasapprofondir la question. Il avaitdéjà bien assez mal à la tête commeça. L’ingénieur lui avait certifié quel’interprète ne constituait pas undanger pour la sécurité du pays,dans la mesure où elle ne quittait

jamais la base. Soit. Il secontenterait de cette assurance.

En bon président qu’il étaitdésormais, P. W. Botha mena laconversation. Il commença parrelater la brillante histoire del’Afrique du Sud. Nombekol’interprète s’était réconciliée avecl’idée que ses neuf années de prisonallaient se prolonger. Faute denouvelles idées dans l’immédiat, ellese contenta donc de traduire motpour mot.

Le président continua à raconterla noble histoire de l’Afrique du Sud.

Nombeko traduisit mot pour mot.

Le président continua à parler unpeu plus de la noble histoire del’Afrique du Sud. Nombeko se lassa.Pourquoi rapporter au Chinois denouvelles informations dont il sepasserait très bien ?

— Si monsieur le Chinois le désire,lui dit-elle, je peux lui servir uneautre portion du baratin prétentieuxdu président. Sinon, je peux vousdire qu’il va en arriver à laconclusion que son peuple est trèsdoué pour construire des armessophistiquées et que vous, les

Chinois, devriez les respecter pourcette raison.

— Je remercie la demoiselle de safranchise, répondit le Chinois. Vousavez entièrement raison : je n’ai pasbesoin d’en entendre davantage surl’excellence de votre pays. Maisdites-lui que je suis reconnaissant decette leçon d’histoire vivante.

Le repas se poursuivit. Au momentdu plat de résistance, il fut tempspour l’ingénieur Van der Westhuizende montrer à quel point il étaitbrillant. Ce qu’il sortit était unfatras de mensonges techniques sans

queue ni tête. Il s’embrouillatellement que même le présidentperdit le fil (un autre exemple de labonne étoile qui veillait surl’ingénieur jusqu’au jour où elle endécida autrement). Nombeko auraiteu du mal à traduire le galimatiasde l’ingénieur, même si elle avaitessayé. Elle préféra interpréter :

— Je vais épargner à monsieur leChinois les inepties que l’ingénieurvient de débiter. Le fond de l’affaireest le suivant : ils savent désormaisfabriquer des armes nucléaires etplusieurs sont déjà prêtes, malgré

l’ingénieur. Mais je n’ai pas vu deTaïwanais traîner dans le secteur etje n’ai pas entendu dire que l’unedes bombes serait destinée àl’exportation. Puis-je vousrecommander de répondre poliment,puis de suggérer que l’on donneégalement quelque chose à mangerà l’interprète, car je suis sur le pointde mourir de faim ?

L’émissaire chinois trouvaitNombeko absolument charmante. Illui adressa un sourire amical, puislui demanda de traduire les propossuivants : il était impressionné par

les capacités de M. Van derWesthuizen et elles forçaient lerespect. Cela dit, il ne voulait pas semontrer méprisant à l’égard destraditions sud-africaines, pas dutout, mais selon les coutumeschinoises il était impensable qu’unepersonne soit attablée sans êtreservie comme les autres. Le Chinoisexpliqua que le jeûne de laremarquable interprète le mettaitmal à l’aise et demanda si leprésident l’autoriserait à lui donnerune partie de son assiette.

Le président Botha claqua des

Le président Botha claqua desdoigts et commanda une portionsupplémentaire pour l’indigène. Sicela pouvait donner satisfaction àleur hôte… Par ailleurs, laconversation semblait se dérouler aumieux et le Chinois faisait de moinsen moins le malin.

A la fin du repas :

1) la Chine savait quel’Afrique du Sud possédaitl’arme nucléaire ;

2) le secrétaire général de laprovince chinoise de Guizhou

était l’ami indéfectible deNombeko ;

3) l’ingénieur Van derWesthuizen avait survécu à unenouvelle situation de crise,car…

4) P. W. Botha étaitextrêmement satisfait del’évolution de la situation,même s’il n’avait rien comprisde ce qui s’était passé.

Enfin, et ce n’était pas le moinsimportant :

5) Nombeko Mayeki, âgée de

5) Nombeko Mayeki, âgée devingt-cinq ans, était toujoursprisonnière, mais pour lapremière fois de sa vie elleavait mangé un repas digne dece nom.

1. « Dieu sauve la reine, elle n’est pashumaine ».

6

Où il est question de Holgeret Holger et d’un cœur brisé

Le plan d’Ingmar avait toujoursreposé sur l’idée que dès sanaissance Holger serait élevé dansl’esprit républicain. Sur l’un desmurs de la chambre de l’enfant, ilavait placé côte à côte les portraitsde Charles de Gaulle et de FranklinD. Roosevelt, sans penser que lesdeux hommes ne se supportaientpas. Sur le mur opposé, celui duFinlandais Urho Kekkonen. Ces trois

présidents méritaient cet honneur,car ils avaient été élus par lepeuple.

Ingmar frissonnait en songeant àl’idée horrible qu’une personnepuisse dès sa naissance être appeléeà devenir le chef officiel de touteune nation, sans aucuneconsidération pour la tragédiepersonnelle que cela représentaitd’être enfermé dans un code devaleurs prédéterminé, et pourtoujours, sans aucune possibilité des’y soustraire. Une véritablemaltraitance à enfant, estimait-il. Et

en guise de bonne féesupplémentaire, il avait égalementaccroché le portrait de l’ancienprésident argentin Juan Perón sur lemur de son Holger pas encore né.

Pour Ingmar, qui était toujourspressé, l’obligation légale d’envoyerHolger à l’école était une source depréoccupation. Bien sûr, le garçondevait apprendre à lire et à écrire,mais imposer aux enfants unenseignement chrétien, de lagéographie et autres fadaises de ce

genre ne faisait que déborder sur letemps consacré à la véritableéducation – l’importante éducationdispensée à la maison pourapprendre à son fils que le roidevait être destitué et remplacé parun représentant élu, éventuellementde manière démocratique.

— Eventuellement de manièredémocratique ? s’étonna Henrietta.

— Ne joue pas sur les mots, machérie, rétorqua Ingmar.

Au début, la logistique se trouvacompliquée du fait que Holger

n’était pas venu au monde une foismais deux, en l’espace de quelquesminutes. Comme si souventauparavant, Ingmar parvint àtransformer l’inconvénient enavantage. Il eut une idéerenversante. Il y réfléchit quarantesecondes avant de présenter sadécision à son épouse.

Holger et Holger se partageraientles jours de scolarité. Comme lesnaissances avaient eu lieu à lamaison, il suffisait de ne déclarerqu’un seul des enfants, et de gardersecrète l’existence de l’autre. En

l’occurrence, cela avait été unheureux hasard qu’il ait arraché laprise téléphonique du mur et qu’iln’ait donc pas été possible d’appelerla sage-femme, ce qui leur avaitévité un témoin gênant.

Holger 1 irait à l’école le lunditandis que Holger 2 resterait à lamaison pour que son père puisse luienseigner les principes républicains.Le mardi, les garçons échangeraientleur place et ainsi de suite. Résultat: une dose raisonnabled’enseignement scolaire en même

temps qu’une dose suffisante de cequi était vraiment important.

Henrietta espéra avoir malentendu. Ingmar voulait-il dire qu’ilsallaient cacher l’existence d’un desgarçons toute sa vie ? A l’école ?Aux voisins ? Au monde ?

Plus ou moins, confirma Ingmar.Au nom de la république.

D’ailleurs, on aurait pu se passerde l’école, car trop de livrespouvaient rendre stupide. Lui étaitbien devenu comptable sans avoirétudié.

— Assistant-comptable, corrigeaHenrietta, qui se vit répondrequ’elle jouait à nouveau sur lesmots.

Ingmar ne comprenait pasl’inquiétude de sa femme. Qu’est-cequi pouvait bien la tracasser ? Ceque diraient les voisins et le monde? Mais, ma chère, ils n’avaient detoute façon pas de voisins dignes dece nom dans ce coin de forêt perdu.Hormis Johan sur la droite, et quefaisait-il à part braconner l’élan ?Sans partager la viande, d’ailleurs.Et le monde dans son ensemble

n’était pas digne de respect, si ?Rien que des monarques et desdynasties dans tous les coins.

— Et toi, alors ? s’enquitHenrietta. Vas-tu démissionner de laposte pour rester à la maison avecl’un des garçons à plein temps ? Est-ce que tu veux que je gagne à moiseule chaque couronne nécessaire àla survie de la famille ?

Ingmar regretta que son épousesoit aussi étroite d’esprit. Bien sûrqu’il était obligé de quitter la poste,il ne pouvait quand même pas avoirdeux emplois à plein temps ! Il avait

l’intention d’assumer sesresponsabilités à l’égard de safamille. Il donnerait volontiers uncoup de main à la cuisine. Garderses bourses au frais n’avait plus deraison d’être.

Henrietta répondit que la seuleraison pour laquelle Ingmar savaitoù se trouvait la cuisine étaitl’exiguïté de leur logement. Elleparviendrait sans doute à concilierson travail de couturière, lapréparation des repas et lescouches, pour peu qu’Ingmar et sesbourses se tiennent à l’écart de sa

cuisinière. Puis elle ne puts’empêcher de sourire. Dire que sonmari était plein de vie était uneuphémisme !

Ingmar démissionna dès lelendemain. Il put partir sur-le-champ avec trois mois de salaire etdéclencha le soir même une fêtespontanée chez les hommes et lesfemmes grisonnants, d’habitude sicalmes, de la comptabilité au bureaude poste.

Nous étions en 1961, et la même

Nous étions en 1961, et la mêmeannée, une fillette étonnammentdouée naissait dans un taudis deSoweto, à des milliers de kilomètresde là.

Durant les jeunes années deHolger et Holger, Ingmar consacrases journées à être dans les jambesde son épouse à la maison et à selivrer à des gamineries diverses etvariées de nature républicaine.

Il fréquenta le Club républicainsous la direction morale du grand

Vilhelm Moberg. L’écrivain delégende était en colère contre tousles socialistes traîtres et les libérauxqui inscrivaient l’instauration d’unerépublique dans le programme deleur parti sans rien faire pour lamettre en place.

Comme Ingmar ne voulait pas sefaire remarquer d’entrée de jeu, ilattendit la deuxième réunion poursuggérer qu’il devrait lui-mêmegérer la caisse conséquente du clubdans le but de kidnapper le princehéritier et de le cacher, pour tarir

l’enchaînement sempiternel denouveaux prétendants au trône.

Après quelques secondes de silenceébahi autour de la tablerépublicaine, Moberg en personnereconduisit Ingmar à la porte et luiflanqua un coup de pied dans lesfesses en guise d’adieu.

Le pied droit de Moberg et lachute dans l’escalier qui s’en étaitsuivie avaient été douloureux.Ingmar en boitant jusqu’à chez luise disait qu’il n’était pas vraimentblessé. Ces républicains du club quine faisaient que se congratuler

pouvaient rester entre eux. Il avaitd’autres idées.

Pour que cela leur serve de leçon,il prit sa carte au Parti social-démocrate dénué de tripes. Lessociaux-démocrates étaient à la têtedu pays depuis que Per AlbinHansson avait dirigé la nationdurant les affres de la SecondeGuerre mondiale en s’appuyant surles astres. Avant guerre, Hanssonavait bâti sa carrière sur l’exigencede l’instauration d’une république,mais quand ce vieux tenant del’abstinence était arrivé au pouvoir,

il avait décidé de faire passer lepoker et le vin chaud avec sescopains avant ses convictions.C’était d’autant plus dommage queHansson était doué. Si cela n’avaitpas été le cas, il n’aurait jamaisréussi à maintenir pendant desdécennies la bonne humeur de sonépouse comme celle de sa maîtresse,avec deux enfants de chaque côté.

Le plan d’Ingmar consistait às’élever suffisamment dans lahiérarchie sociale-démocrate pouravoir un jour le pouvoir, par la voieparlementaire, d’expédier ce satané

roi aussi loin que possible. LesSoviétiques avaient déjà réussi àenvoyer une chienne dans l’espace ;la prochaine fois, ils pouvaient bieny mettre un chef d’Etat suédois à laplace, se disait-il en gagnant lebureau du district à Eskilstuna parceque les locaux des sociaux-démocrates de Södertälje étaientmitoyens des communistes de sonbeau-père.

La carrière politique d’Ingmarchez les sociaux-démocrates futcependant encore plus courte quecelle au Club républicain. Il prit sa

carte un jeudi et on lui remit tout desuite une liasse de prospectus àdistribuer devant le Monopole 1 lesamedi suivant.

Le district d’Eskilstuna s’intéressaitaux questions internationales etexigeait le départ de Ngo Dinh Diemde Saigon. Mais Diem était président! Qui plus est, après des milliersd’années de dynastie impériale.

Certes, tout ne s’était pas passédans les règles de l’art. On racontaitpar exemple que son frère avaitcommencé par se griller le cerveau

dans les vapeurs d’opium et qu’ilavait ensuite, en tant qu’assesseurlors de la présidentiellevietnamienne, « halluciné » deuxmillions de voix en plus pour Diem.Bien sûr, les choses ne devaient passe dérouler ainsi, mais exiger ladémission du président pour unetelle broutille, c’était aller trop loin.

Ingmar balança donc dans larivière les tracts qu’on lui avaitremis et en imprima d’autres quilouaient Diem et l’efficacité desmilitaires américains.

Les dommages pour le Parti social-

Les dommages pour le Parti social-démocrate furent cependant limités,car trois des quatre leaders de ladirection du district devaientjustement se rendre au Monopole lesamedi matin. Les tracts d’Ingmaratterrirent à la poubelle et non dansles mains d’électeurs potentiels,tandis qu’on priait le nouveladhérent de remettre sur-le-champsa carte du parti, qu’on ne lui avaitpas encore délivrée.

Les années passèrent. Holger et

Les années passèrent. Holger etHolger grandissaient et,conformément au plan de papaIngmar, devinrent quasimentidentiques.

Maman Henrietta consacrait sesjournées à coudre des vêtements, àfumer des John Silver déstressanteset à couvrir d’amour ses troisenfants. Le plus âgé d’entre eux,Ingmar, passait la majeure partie deson temps à chanter les louanges dela république devant ses fils et lereste à effectuer des trajets jusqu’àStockholm pour semer le désordre

au sein de la monarchie. Chaquefois que cela se produisait, Henriettadevait repartir de zéro pour remplird’argent le sucrier qu’elle neparvenait jamais à assez biencacher.

Hormis quelques déboirespersonnels, il faut quand mêmeconsidérer les années 1960 commeune assez bonne décennie pourIngmar et sa cause. Par exemple,une junte s’empara du pouvoir enGrèce et chassa le roi Constantin II

et toute sa cour jusqu’à Rome. Toutlaissait désormais penser que lamonarchie grecque était de l’histoireancienne et que l’avenir économiques’annonçait florissant pour le pays.

Les expériences vietnamienne etgrecque prouvaient à Ingmar qu’ilfallait employer la violence pourobtenir le changement. Il avait donceu raison et Vilhelm Moberg tort. Lecoup de pied dans les fesses luicuisait encore, des années après.Saleté d’écrivain !

Le roi suédois pouvait biendéménager à Rome aussi, s’il n’avait

pas envie de tenir compagnie àLaïka dans l’espace. Il auraitquelqu’un à fréquenter le soir. Cesmaudites majestés étaient de toutefaçon apparentées.

1968 serait l’année d’Ingmar,affirma-t-il à sa famille à Noël. Etcelle de la république.

— Très bien, répondit Henriettaen ouvrant le cadeau de son mari.

Elle n’avait pas d’attentesparticulières, mais quand même, sevoir offrir un portrait encadré du

président islandais ÁsgeirÁsgeirsson…

A elle, Henrietta, qui avaitvraiment songé à arrêter de fumer.

A l’automne 1968, Holger etHolger firent leur entrée dans lesystème scolaire suédois selon leprincipe des journées alternéesdécidé par Ingmar le jour où ilss’étaient révélés plus d’un.

A l’école, l’enseignant trouvaitbizarre que Holger ait oublié dès le

mardi ce qu’il avait appris le lundiet que les connaissances du mardisoient perdues le lendemain alorsque celles du lundi refaisaientsurface. Malgré tout, dansl’ensemble, le garçon réussissait ets’intéressait à la politique en dépitde son jeune âge. Il n’y avait doncsans doute pas de raison des’inquiéter.

Les années suivantes, la foliegénéralisée au foyer Qvist connutune accalmie dans la mesure oùIngmar plaça la priorité surl’enseignement à la maison plutôt

que sur les expéditions à l’extérieur.Lorsque cela se produisait quandmême, il emmenait toujours lesenfants, surtout celui qui nécessitaitdavantage de surveillance ; celui quidès le départ avait été appeléHolger 2 avait en effet très tôtmontré les signes d’une foivacillante. Il semblait en aller toutautrement pour Holger 1.

Le hasard avait voulu que ce soitHolger 1 qui soit déclaré. C’était,par exemple, lui qui disposait d’unpasseport, Numéro deux n’avait pasd’existence légale. Il était pour ainsi

dire en réserve. La seule différenceentre Numéro un et Numéro deuxétait que ce dernier était doué pourles études. De ce fait, c’était toujoursHolger 2 qui allait à l’école les joursd’interrogations, même quand cen’était pas son tour. Sauf une fois,où il avait eu de la fièvre. Quelquesjours plus tard, son professeur degéographie le convoqua pour luidemander comment il avait puplacer les Pyrénées en Norvège.

Henrietta voyait le mauvais sortrelatif de Numéro deux et étaitd’autant plus malheureuse. Son

cinglé adoré de mari n’avait-ilvraiment aucune limite ?

— Bien sûr que j’ai des limites, machère femme, répondit Ingmar. C’estjustement à ce sujet que j’ai un peuréfléchi, ces derniers temps. Je nesuis plus certain qu’il soit possiblede convaincre la nation entière d’unseul coup.

— Convaincre la nation entière ?

— D’un seul coup, oui, complétaIngmar.

La Suède était un pays à lasuperficie étendue, après tout.

Ingmar envisageait de convertir lepays secteur par secteur, encommençant par la pointeméridionale pour remonter vers lenord. Il était bien sûr possible deprocéder dans l’autre sens, mais ilfaisait tellement froid là-haut. Quiaurait la force de changer un régimepolitique par moins quarante degrés?

Le pire pour Henrietta était queNuméro un ne semblait pas avoir lemoindre doute sur l’idéologie

paternelle. Ses yeux brillaient. PlusIngmar délirait, plus ses yeuxbrillaient. Elle décida de ne plustolérer aucune folie, sinon elle allaitdevenir folle elle aussi.

— Maintenant, tu restes à lamaison ou tu prends la porte !déclara-t-elle à son époux.

Ingmar aimait son Henrietta etrespecta son ultimatum. Le principedes jours de scolarité en alternancefut bien sûr maintenu, ainsi que lessempiternelles références auxprésidents présents et passés. Maisles excursions pro-républicaines

d’Ingmar cessèrent jusqu’à ce que lesenfants soient en passe de finir leurscolarité.

Ingmar fit alors une rechute etpartit manifester devant les murs duchâteau de Stockholm, où un nouvelhéritier venait de naître. C’en futalors assez pour Henrietta, quiconvoqua Holger et Holger à lacuisine et leur ordonna de s’asseoir.

— Je vais à présent tout vousrévéler, mes chers enfants,commença-t-elle.

Son récit s’acheva, la vingtième

Son récit s’acheva, la vingtièmecigarette une fois consumée. Elleleur raconta tout, de sa premièrerencontre avec Ingmar, au tribunalde Södertälje en 1943, jusqu’auprésent. Elle s’abstint de juger lesagissements de leur père, secontentant de les décrire, y comprisla manière dont il avait intervertiles deux enfants, si bien qu’il étaitimpossible de dire lequel était né lepremier.

— Il est possible que tu sois lenuméro deux, Numéro un, mais jel’ignore, personne ne le sait.

Elle estimait son histoire assezexplicite pour que ses fils en tirentles conclusions qui s’imposaient.

En cela, elle eut raison àexactement cinquante pour cent.

Les deux Holger l’écoutèrent. Pourl’un, le récit maternel s’apparentaità la légende d’un héros, ladescription d’un homme mû par unsentiment du devoir, qui luttaitinfatigablement contre des ventscontraires. L’autre, au contraire, vitcela comme la chronique d’une mortannoncée.

— Voilà tout ce que j’avais à vousdire, conclut Henrietta. Il étaitimportant pour moi de le faire.Digérez ce que je vous ai raconté etréfléchissez à ce que vous voulezfaire de vos vies, et nous enreparlerons au petit déjeunerdemain matin.

Henrietta pria Dieu cette nuit-là,toute fille d’un leader communistelocal qu’elle était. Elle pria pour queses deux fils lui pardonnent etpardonnent à leur père. Elle priapour que les enfants comprennent,qu’il soit possible de redresser la

situation et qu’une vie normalepuisse commencer. Elle imploral’aide de Dieu pour entrer en contactavec les autorités afin de demanderl’inscription à l’état civil pour unnouveau-né de presque dix-huit ans.Elle pria pour que tout s’arrange.

— Je t’en prie, Dieu, je t’en prie,supplia Henrietta.

Puis elle s’endormit.

Le lendemain matin, Ingmarn’était toujours pas rentré.Henrietta se sentait fatiguée alorsqu’elle préparait de la bouillie

d’avoine pour les enfants et elle-même. Elle n’avait que cinquante-neuf ans, mais faisait plus que sonâge.

La vie était pénible pour elle. Detoutes les manières possibles. Elles’inquiétait de tout. Elle avait àprésent livré son histoire auxenfants. Il ne restait plus qu’àattendre leur jugement. Et celui deDieu.

La mère et les fils s’attablèrent.Holger 2 vit, sentit et comprit ladétresse maternelle. Holger 1 ne vitrien et ne comprit rien. En

revanche, il sentit. Il sentit qu’ilvoulait consoler Henrietta.

— Ne t’inquiète pas, maman. Je tepromets de ne jamais renoncer !Aussi longtemps que je vivrai etrespirerai, je poursuivrai la lutte aunom de papa. Aussi longtemps queje vivrai et respirerai ! répéta-t-il.Tu m’entends, maman ?

Henrietta entendit, et ce qu’elleentendit en fut trop pour elle. Soncœur se brisa. De chagrin. Deculpabilité. De rêves, visions etfantasmes refoulés. Du fait quepresque rien dans son existence ne

s’était déroulé comme elle l’avaitsouhaité. D’avoir vécu trente-deuxans dans l’inquiétude. Du fait de lapromesse que l’un de ses fils venaitde faire que cette folie sepoursuivrait ad vitam aeternam. Maissurtout du fait des quatre centsoixante-dix-sept mille deux centsJohn Silver sans filtre qu’elle avaitfumées depuis l’automne 1947.

Henrietta était une combattante.Elle aimait ses enfants. Mais quandun cœur se brise, il se brise.L’infarctus, massif, lui ôta la vie enquelques secondes.

Holger 1 ne comprit jamais que lacigarette – et sa promesse – avaittué sa mère. Numéro deux envisageade le lui dire, mais comprit que celan’apporterait rien de bon et s’enabstint. Le faire-part de décès publiédans le journal local de Södertäljelui fit comprendre pour la premièrefois à quel point il n’existait pas.

Notre bien-aimée épouse

et mère

Henrietta Qvist

nous a quittés.

Elle nous manque et nous la

Elle nous manque et nous laregretterons à jamais.

Södertälje, le 15 mai 1979

INGMAR

Holger

Vive la République 2 !

1. En Suède, la vente d’alcool est unmonopole d’Etat. Les magasins dédiéssont surnommés « Monopole ».2. En français dans le texte original.

7

Où il est question d’unebombe inexistante et d’un

ingénieur qui aurait préféréêtre ailleurs

Nombeko était de retour derrièrela double clôture de douze millevolts et le temps continuait às’écouler.

Les bombes deux et trois furentachevées sans problème. Puis ce futle tour des quatre et cinq.

Chaque équipe de fabrication

Chaque équipe de fabricationignorait jusqu’à l’existence del’autre. L’ingénieur contrôlait, seul,chaque exemplaire terminé. Commeles pièces étaient stockées dans l’undes entrepôts protégés à l’extérieurde son bureau, il pouvait avoirrecours à l’assistance de sa femmede ménage sans que quiconque s’enétonne.

En réalité, le grand patron duprojet, l’ingénieur Engelbrecht Vander Westhuizen, n’avait plus lecontrôle de ce qui se passait, sitoutefois il l’avait jamais eu, étant

donné qu’il était régulièrement ivreà la limite du raisonnable dès dixheures du matin. Quant à sadomestique, elle était trop occupée àfaire le ménage et à lire lesouvrages de la bibliothèque pourtout vérifier. Et n’ayant jamaisobtenu de nouvelle brosse, il luifallait plus de temps pour récurer lessols.

C’est ainsi que le processus defabrication en parallèle sepoursuivit. La bombe six fut achevéeen temps et en heure. Et une…

septième aussi, qui n’était pasprévue au programme.

Une bombe sans existence légale.

Quand la femme de ménages’aperçut de cette bourde, elle eninforma son chef, qui en futcontrarié. Impossible de lancer unprocessus de démantèlement dans ledos du président et dugouvernement. D’ailleurs, il nesavait même pas comment onprocédait. Et il n’avait aucuneintention de révéler l’erreur àl’équipe de fabrication. Il valait

mieux que la bombe qui n’existaitpas reste inexistante.

Nombeko le consola en luiaffirmant qu’on lui demanderaitpeut-être d’autres bombes dans lefutur et que cette septième créationpouvait continuer sa non-existencetant que personne ne s’apercevaitde sa présence. Il serait toujourstemps de la faire naître au momentd’une nouvelle commande.

— C’est justement ce que je medisais, lui répondit l’ingénieur, alorsque ce qui venait de lui traverserl’esprit, c’était que la femme de

ménage était devenue adulte etvraiment appétissante.

La bombe inexistante fut doncenfermée dans l’entrepôt avec sessix jumelles à l’existence dûmentvalidée. L’ingénieur était le seul àavoir accès à ce secteur. HormisComment-elle-s’appelle-déjà, biensûr.

Après plus d’une décennie derrièrela double clôture de la base,Nombeko avait lu tout ce qui

méritait de l’être dans labibliothèque restreinte dePelindaba. Et la plupart de ce qui nele méritait pas.

Même si cela commençait à latitiller à presque vingt-six ans, ellecomprenait que les Blancs et lesNoirs ne devaient pas se mêler, carDieu en avait décidé ainsi, selon lepremier livre de Moïse, d’aprèsl’Eglise réformée. Non qu’elle aittrouvé quelqu’un d’intéressant aveclequel se mêler au centre. Elle rêvaitnéanmoins d’un homme et de cequ’ils pourraient faire ensemble.

Dans un domaine précis. Elle avaitvu des images de la chose, dans unelittérature d’une qualitéindéniablement supérieure àl’ouvrage La Paix sur Terre, publiéen 1924.

Bon, mieux valait ne rienconnaître de l’amour derrière laclôture du centre de recherche qued’être sans vie à l’extérieur de cetteclôture. Sinon, le seul contact dontelle ferait l’expérience serait celuides vers de terre, là où on l’auraitinhumée.

Nombeko contrôlait donc ses

Nombeko contrôlait donc sespulsions et s’abstenait de rappeler àl’ingénieur que les sept ans s’étaienttransformés en onze. Elle restait là.

Pour encore un petit moment.

Le ministre de la Défense sud-africaine engloutissait dessubventions en augmentationconstante dans une économie quin’en avait pas les moyens. Uncinquième du budget désespérémentdéficitaire du pays allait auxmilitaires pendant que la planète

mettait en place de nouveauxembargos. L’une des mesures lesplus douloureuses pour l’âmepopulaire sud-africaine était que lepays devait jouer au football et aurugby tout seul, puisque aucuneautre nation n’acceptait de lesrencontrer.

Mais le pays s’en sortait quandmême, car l’embargo économiqueétait loin d’être généralisé. Et denombreuses voix s’élevaient contreun accroissement des sanctions. LePremier ministre britanniqueMargaret Thatcher et le président

américain Ronald Reaganexprimaient plus ou moins le mêmepoint de vue, à savoir que chaquenouvel embargo pénaliserait avanttout la frange la plus pauvre de lapopulation. Ou comme UlfAdelsohn, le leader du Parti modérésuédois, l’exprimait avec tantd’élégance :

— Si nous boycottons lesmarchandises en provenanced’Afrique du Sud, les nègres là-bas seretrouveront au chômage.

En réalité, ce n’était pas là que lebât blessait. Le plus embarrassant

pour Thatcher, Reagan (et Adelsohnaussi) n’était pas de penser du malde l’apartheid – de toute façon, leracisme n’était plus politiquementcorrect depuis des décennies. Non, leproblème était de savoir par quoiremplacer ce régime. Choisir entrel’apartheid et le communisme, parexemple, n’était pas simple. Ouplutôt, ça l’était, surtout pourReagan qui, lorsqu’il était présidentdu syndicat des acteurs américains,s’était battu pour qu’aucuncommuniste n’accède à Hollywood.De quoi aurait-il l’air, alors qu’il

dépensait milliard après milliardpour détruire le communismesoviétique, s’il laissait une variantede ce même communisme prendre lepouvoir en Afrique du Sud ? Sanscompter que les Sud-Africainspossédaient désormais la bombeatomique, ces salopards, même s’ilsle niaient.

Parmi ceux qui n’étaient pasd’accord avec Thatcher et Reagandans leurs atermoiements face à lapolitique de l’apartheid, oncomptait le Premier ministre suédoisOlof Palme et le guide du socialisme

libyen, Muammar al-Kadhafi. Palmes’époumonait : « L’apartheid ne peutpas être réformé, l’apartheid doitêtre éliminé ! » Juste après, il futlui-même éliminé par un hommeperturbé qui ne savait pas vraimentoù il était ni pourquoi il avait agiainsi. Jusqu’à preuve du contraire ;cela n’a jamais vraiment étédéterminé.

Kadhafi, lui, allait garder sa têtesur ses épaules pendant encore pasmal d’années. Il fit parvenir destonnes d’armes à l’ANC, lemouvement de résistance sud-

africain, accompagnées de discourssur la noble lutte contre le régimed’oppression blanc, tout en cachantle responsable d’un génocide,l’Ougandais Idi Amin, dans sonpropre palais.

Voilà plus ou moins quelle était lasituation quand le monde montraune fois encore sa capacité à agird’étranges façons, selon son bonvouloir. Aux Etats-Unis, lesdémocrates et les républicains semirent d’accord pour faire causecommune avec Palme et Kadhafi enmême temps qu’ils conduisaient une

révolte parlementaire contre leurprésident. Les membres du Congrèsvotèrent une loi interdisant touteforme de commerce et tout typed’investissement avec l’Afrique duSud. Impossible même de prendreun vol direct entre les Etats-Unis etJohannesburg. Celui qui s’y essayaitavait le choix entre faire demi-tourou être abattu.

Thatcher et d’autres leaderseuropéens ne voulaient pas jouerdans l’équipe perdante, si bienqu’un nombre croissant de pays se

rangea derrière les Etats-Unis, laSuède et la Libye.

L’Afrique du Sud commença àcraquer de partout.

Les possibilités de Nombeko,depuis qu’elle était assignée àrésidence au centre de Pelindaba, dese tenir au courant de l’évolutiondans le monde étaient restreintes.Ses trois amies chinoises ne savaienttoujours pas grand-chose, en dehorsdu fait que les pyramides se

trouvaient en Egypte et qu’elles s’ytrouvaient depuis un certain temps.L’ingénieur ne lui était pas d’unegrande aide non plus. Son analysedu monde se résumait de plus enplus à quelques grognements dugenre : « Maintenant, les pédés duCongrès américain ont décidé unembargo aussi. »

Et puis il y avait des limites aunombre de fois où Nombeko pouvaitnettoyer le couloir attenant à lasalle d’attente avec télé et au tempsqu’elle pouvait consacrer à cettetâche. Heureusement dotée d’un bon

sens de l’observation, elle se rendaitcompte qu’il n’y avait aucun projeten cours. Personne ne courait plusdans les couloirs. Le Premierministre ou le président ne venaientplus en visite. Et l’alcoolisme del’ingénieur, passé de sérieux àcatastrophique, était également unsignal que le monde ne tournait plusrond.

Nombeko rêvait de l’époque oùVan der Westhuizen pouvait encoredonner l’impression à son entouragequ’il comprenait quelque chose. Ellese disait que l’ingénieur pourrait

bientôt se consacrer à son cognac àplein temps. Et que le présidentpourrait s’installer dans le fauteuilvoisin pour marmonner que c’étaitla faute des bamboulas si le paysavait chaviré et sombré. Arrivée àce point de son récit imaginaire,Nombeko choisissait de refouler cequi lui arriverait dans une tellesituation.

— Je me demande si la réalitén’est pas en train de rattraper l’Oieet ses pairs, déclara-t-elle un soir àses trois amies chinoises.

Elle prononça ces paroles dans un

Elle prononça ces paroles dans unwu irréprochable.

— Il serait temps, répondirent lesChinoises, dans un isiXhosa pas toutà fait exempt de fautes.

L’époque devenait de plus en plusdifficile pour P. W. Botha, mais engrand crocodile qu’il était, ilsupportait les eaux profondes etgardait les narines et les yeux à lasurface.

Bien sûr, il pouvait envisager des

Bien sûr, il pouvait envisager desréformes ; il s’agissait de vivre avecson temps. Les gens étaient depuisdes siècles répartis en Noirs, Blancs,de couleur et Indiens. Il veilla àdonner le droit de vote aux deuxdernières catégories. Aux Noirs aussid’ailleurs, mais seulement dans leursterritoires.

Botha allégea également lesrestrictions régissant les relationsentre races. Noirs et Blancspouvaient désormais, de manièrepurement théorique, s’asseoir sur lemême banc dans un parc. Ils

pouvaient, de manière purementthéorique, aller au cinéma et voir lemême film ensemble. Et ilspouvaient, de manière purementthéorique (en pratique aussi,d’accord, mais dans ce cas, c’étaitune question d’argent ou deviolence), mêler leurs fluidescorporels.

Pour le reste, le président veilla àconcentrer le pouvoir entre sesmains, à limiter les droits del’homme et à mettre en place unecensure de la presse. Après tout,estimait-il, les journaux ne

pouvaient que s’en prendre à eux-mêmes pour ne pas avoir su écriredes choses sensées. Quand un paysvacille, il a besoin d’un leader fort,pas de mamours avec lesjournalistes à tout bout de champ.

Mais quoi que fasse Botha, celaétait insuffisant. L’économie du paysavait progressé à grande vitesseavant de brutalement s’arrêter et derepartir en sens inverse. Laisser lesmilitaires réprimer chaque désordredans presque chaque ghetto étaittout sauf gratuit. Les bamboulasn’étaient jamais satisfaits. Botha

avait offert à Mandela de le libérerà la seule condition qu’il promettede se montrer un peu plusaccommodant avec le régime. «Arrêtez de faire des histoires. —Dans ce cas, je préfère rester où jesuis », avait répondu l’activisteaprès vingt ans sur son île-prison. Etc’est ce qu’il avait fait.

Au fil du temps, il devint clair quele plus grand changement que P. W.Botha ait accompli était d’avoirtransformé Mandela en icône pluscharismatique que jamais.

Pour le reste, tout était pareil.

Pour le reste, tout était pareil.Erreur. Pour le reste, tout était pire.

Botha commençait à être las. Ilcomprenait que l’ANC finirait parprendre le pouvoir. Et dans ce cas…oui, qui mettrait volontairement sixbombes atomiques entre les mainsd’une organisation communistenègre ? Mieux valait les démanteleret en faire un exercice de relationspubliques, « Nous prenons nosresponsabilités » et tout le baratin,sous la surveillance de l’agenceinternationale de l’énergieatomique, l’AIEA.

Le président n’était pas encoreprêt à prendre la décision enquestion, mais il appela enpersonne l’ingénieur responsable dePelindaba pour le mettre en positionde stand-by. La voix de soninterlocuteur lui parut pâteuse. A 9heures du matin ? Non, c’étaitimpossible.

La petite bourde de l’ingénieurVan der Westhuizen, celle qui setrouvait à côté de ses six sœurs,

devint soudain un secretextrêmement pesant.

Il ne restait plus à l’ingénieur qu’àadmettre son erreur, reconnaîtrequ’il l’avait tenue secrète depuisplus d’un an et se faire renvoyeravec une retraite minimale. Ou àretourner toute la situation à sonavantage et assurer sonindépendance financière.

L’angoisse de l’ingénieur face à cechoix difficile dura le temps qu’ilfallut au dernier demi-litre deKlipdrift pour passer dans son sang.

Ensuite, la décision s’imposa d’elle-même.

Le moment était venu d’avoir unediscussion sérieuse avec les agentsdu Mossad, A et B.

— Dis, Co… Comment-tu-t’appelles-déjà, bredouilla-t-il. Vame chercher les deux Juifs, nousdevons parler business !

Engelbrecht Van der Westhuizenavait compris que sa mission étaitsur le point de prendre fin, quel’ANC n’allait pas tarder à prendrele pouvoir et que sa carrière était

derrière lui. Il importait doncd’assurer ses arrières tant qu’il enavait encore.

Comment-elle-s’appelle-déjà allachercher les agents qui avaientsurveillé le processus pour le comptedu partenaire israélien. Tandisqu’elle marchait dans le couloir, ellese disait que l’ingénieur était sur lepoint de faire une bévuesupplémentaire. Sans doute deux.

Nombeko introduisit les agents duMossad A et B dans le bureau del’ingénieur, puis elle se plaça dansle coin stratégique où l’ingénieur

voulait qu’elle se trouve quand lasituation se dégradait.

— Ah, Juif numéro un et Juifnuméro deux, shalom à vous !Asseyez-vous. Puis-je vous offrir unpetit cognac matinal ? Comment-tu-t’appelles-déjà, sers nos amis !

Nombeko chuchota aux agentsqu’il y avait de l’eau s’ilspréféraient. Ils préféraient.

L’ingénieur Van der Westhuizenénonça les faits sans fioritures. Ilaffirma avoir toujours eu de lachance dans la vie et que la chance

en question lui avait mis une armenucléaire entre les mains, unebombe atomique dont personne neconnaissait l’existence et qui nemanquerait donc à personne. Enfait, déclara-t-il, il devrait la garderet l’envoyer directement sur lepalais présidentiel dès que ceterroriste de Mandela y seraitinstallé, mais il se sentait un peutrop vieux pour mener une guerretout seul.

— Alors, je me demande si Juif Aet Juif B ne voudraient pas vérifierauprès du chef des Juifs à Jérusalem

s’il serait prêt à acheter une bombetrès puissante ? Je vous ferai un prixd’ami. En fait, j’en veux trentemillions de dollars. Dix millions parmégatonne. Santé ! conclut-il, avantde vider son cognac et de décocherun regard mécontent à la bouteilledésormais vide.

Les agents du Mossad A et B leremercièrent poliment de saproposition et promirent de serenseigner auprès du gouvernementde Jérusalem.

— Je n’oblige personne, ajoutal’ingénieur. Si cela ne lui convient

pas, je la vendrai à quelqu’und’autre. Je n’ai pas le temps demarchander.

Il quitta son bureau et la base, enquête de cognac. Les deux agentsrestèrent en compagnie deComment-elle-s’appelle-déjà.

— Excusez-moi de dire ça, glissa-t-elle, mais je me demande si lachance de l’ingénieur ne vient pasde lui tourner le dos, non ?

Elle n’ajouta pas « et la mienneavec », mais elle le pensa très fort.

— J’ai toujours admiré votre bon

— J’ai toujours admiré votre bonsens, mademoiselle Nombeko,répondit l’agent A, et je vousremercie de votre compréhension.

Il n’ajouta pas : « Vous êtes vous-même dans de sales draps », mais ille pensa très fort.

Ce n’était pas qu’Israël ne voulaitpas saisir l’offre de l’ingénieur, bienau contraire. C’était juste que levendeur était plus qu’imbibé et donctotalement imprévisible. Le laisserdéambuler à sa guise dans les rues,à jacasser sur la source de sonargent, serait… explosif. D’un autre

côté, il n’était pas possible derefuser poliment, car qu’adviendrait-il alors de la bombe ? L’ingénieurétait sans doute capable de lavendre au premier quidam venu.

Il fallait donc prendre les mesuresqui s’imposaient. L’agent du MossadA confia à un va-nu-pieds du ghettode Pretoria la mission de luiprocurer une voiture la nuitsuivante, une Datsun Laurel, modèle1983. En guise de remerciement, lepauvre diable reçut cinquante rands(selon ce qui était convenu) ainsi

qu’une balle dans le front (en guisede pourboire).

Avec cette voiture, l’agent veilla àmettre fin à l’indéboulonnablechance de l’ingénieur en l’écrasantquelques jours plus tard, alors qu’ilrentrait du bar qu’il fréquentaitquand ses réserves personnelles deKlipdrift étaient épuisées. CommeNombeko en son temps, l’ingénieurmarchait sur le trottoir au momentde l’accident.

La malchance tout juste acquise del’ingénieur s’amplifia : il fut écraséune deuxième fois quand l’agent A

passa la marche arrière, puis unetroisième, quand le conducteurquitta les lieux.

C’est comme ça que tout finit ?pensa-t-il entre le deuxième et letroisième passage sur son corps,exactement comme Nombeko l’avaitfait onze ans plus tôt.

Ce fut le cas.

L’agent du Mossad B contactaNombeko, juste après que l’annoncedu décès de l’ingénieur fut parvenue

au centre de recherche. L’événementétait encore considéré comme unaccident, mais cela changeraitquand les témoins et les diverstechniciens sur place auraientaccompli leur travail.

— Nous avons à discuter decertains points, vous et moi,mademoiselle Nombeko, déclara-t-il.Et je crains que cela ne soit urgent.

Nombeko réfléchit à toute allure.Son assurance-vie, l’alcoolique Vander Westhuizen, devenait uneassurance-décès. Elle se dit qu’elle

ne tarderait pas à être dans un étatsimilaire.

— Oui, en effet. Puis-je demanderà monsieur l’agent de convier soncollègue pour une réunion dans lebureau de l’ingénieur dansexactement trente minutes ?

Il y avait longtemps que l’agent Bavait compris que Mlle Nombekoavait la tête sur les épaules etqu’elle était consciente de laprécarité de sa situation. Cela lesplaçait, lui et son collègue, enposition de force.

Mais la femme de ménage était lapersonne qui disposait des clés et del’accès aux couloirs les plussécurisés. C’était elle qui leurpermettrait de mettre la main sur labombe. En échange, ils luioffriraient un pur mensonge.

La promesse qu’elle resterait envie.

Pour l’instant, la demoiselle s’étaitassuré une demi-heure de répit.Pourquoi ? L’agent n’en voyait pasl’intérêt. Bon, trente minutes, cen’est jamais que trente minutes,même s’il y a urgence. La police

pouvait se rendre compte quel’ingénieur avait été assassiné à toutinstant. Et il serait alors beaucoupplus difficile de sortir une bombe detrois mégatonnes de la base, mêmepour un agent appartenant à unservice secret allié.

Bon, trente minutes, ce n’étaittoujours que trente minutes. L’agentB acquiesça d’un signe de tête.

— Dans ce cas, rendez-vous à 12 h05.

— 12 h 06, le corrigea Nombeko.

Durant les trente minutes

Durant les trente minutessuivantes, elle ne fit rien d’autrequ’attendre.

Les agents furent de retour pile àl’heure. Installée dans le fauteuil del’ingénieur, Nombeko les priaaimablement de s’asseoir de l’autrecôté du bureau. La scène étaitinédite. Une jeune femme noiredans un fauteuil de direction enplein apartheid.

Nombeko ouvrit la réunion. Elledéclara qu’elle comprenait que lesagents du Mossad voulaient se

procurer la septième bombeatomique.

Les agents gardèrent le silence,peu enclins à exprimer cette vérité.

— Soyons francs, messieurs, lesexhorta Nombeko, sinon cetteréunion prendra fin avant mêmed’avoir commencée.

L’agent A acquiesça et confirmaque Mlle Nombeko avait bien évaluéla situation. Si grâce à son aideIsraël obtenait cette bombe, enéchange ils l’aideraient à quitterPelindaba.

— En veillant à ce que je soisensuite écrasée comme l’ingénieur ?Ou abattue et enterrée dans lasavane la plus proche ?

— Mais non, enfin, chèremademoiselle, mentit l’agent A.Nous n’avons pas l’intention detoucher à un cheveu de votre tête.Pour qui nous prenez-vous ?

Nombeko fit mine de se contenterde ce mensonge. Elle ajouta qu’elleavait déjà été renversée une foisdans sa vie et qu’elle préférait nepas renouveler l’expérience.

— Comment avez-vous l’intentionde sortir la bombe de la base… sitoutefois je vous y donne accès ?

L’agent B répondit que celadevrait être relativement facile pourpeu qu’ils ne traînent pas. La caissecontenant la bombe pouvait êtreadressée au ministère israélien desAffaires étrangères à Jérusalem eton établirait les documentsnécessaires pour que le colis soitconsidéré comme du courrierdiplomatique. Celui-ci était expédiévia l’ambassade à Pretoria au moinsune fois par semaine, pour autant

que les services secrets sud-africainsne durcissent pas les règles desécurité et n’ouvrent pas la caisse ;ce que Nombeko et les agentspouvaient être sûrs qu’ils feraientdès qu’ils comprendraient lavéritable cause de la mort del’ingénieur.

— Je profite de l’occasion pourvous adresser mes remerciementspersonnels pour la mesure prise,messieurs, déclara Nombeko sur unton à la fois franc et insidieux.Lequel d’entre vous a eu cethonneur ?

— Cela n’a pas grandeimportance, répondit l’agent A, quiétait le coupable. Ce qui est fait estfait, et nous savons quemademoiselle comprend que c’étaitnécessaire.

Ce que comprenait surtoutNombeko, c’était que les agentsvenaient de tomber dans son piège.

— Et comment comptez-vousassurer la sécurité de ma petitepersonne ?

Les agents avaient pensédissimuler Nombeko dans le coffre

de leur véhicule, qui ne serait pasfouillé si les mesures de sécuritérestaient à leur niveau actuel. Lesagents secrets israéliens dePelindaba avaient toujours été au-dessus de tout soupçon.

Une fois dehors, il n’y aurait plusqu’à s’enfoncer dans le bush, sortirla femme du coffre et lui mettre uneballe dans le front, la tempe ou lanuque, en fonction de la manièredont elle se débattrait.

C’était un peu dommage, car MlleNombeko était à bien des égardsune femme exceptionnelle et, à

l’instar des agents, elle avait été lacible du mépris mal dissimulé del’ingénieur Van der Westhuizen,mépris qui n’avait pour fondementque la conviction erronée qu’ilappartenait à une race supérieure.Dommage pour elle, mais desintérêts plus importants étaient enjeu dans cette affaire.

— Notre idée est de vous fairesortir en douce dans notre coffre, luirésuma l’agent A.

— Bien, répondit Nombeko. Maisinsuffisant.

Elle leur expliqua alors qu’ellen’avait pas l’intention de lever lepetit doigt pour les aider tant qu’ilsne lui auraient pas procuré un allerJohannesburg-Tripoli.

— Tripoli ? s’étonnèrent lesagents A et B en chœur. Qu’allez-vous faire là-bas ?

Nombeko n’avait pas de réponsesatisfaisante à leur offrir. Duranttoutes ces années, son objectif avaitété la Bibliothèque nationale àPretoria, mais elle ne pouvait pass’y rendre maintenant. Elle devait

quitter le pays. Et puis Kadhafi étaitdu côté de l’ANC, non ?

Nombeko répondit donc qu’ellevoulait se rendre dans un pays bienintentionné pour changer, et que laLibye lui semblait un bon choix.Mais si les agents avaient unemeilleure suggestion, elle était prêteà les écouter.

— Evitez simplement de meproposer Tel-Aviv ou Jérusalem, carje projette de vivre au moins jusqu’àla fin de la semaine.

L’estime de l’agent du Mossad A

L’estime de l’agent du Mossad Apour la femme assise dans lefauteuil de direction grimpa encored’un cran. Le problème était qu’iln’y aurait jamais d’étape deux,encore moins trois, pour elle. Dèsque le coffre se refermerait, elleserait en route pour son lieu desépulture et ce qui était écrit sur lebillet d’avion n’aurait alors plusaucune importance. Tripoli,pourquoi pas ? Aussi bien la Lune.

— Oui, la Libye pourrait être unesolution. Avec la Suède, c’est le paysle plus critique vis-à-vis de

l’apartheid. Mademoiselle yobtiendrait l’asile en dix secondes, sielle le demandait.

— Tiens donc ! s’exclamaNombeko.

— Mais Kadhafi a sesinconvénients, poursuivit l’agent.

— Lesquels ?

L’agent A ne se fit pas prier pourl’éclairer sur le fou de Tripoli, lui quiavait un jour envoyé des grenadessur l’Egypte au seul motif que leprésident de ce pays avait choisi dedialoguer avec Israël.

Se montrer soucieux du devenir dela demoiselle ne pouvait pas fairede mal, histoire de construire unerelation de confiance jusqu’à laballe nécessaire.

— Oui, Kadhafi cherche à seprocurer des armes nucléairesautant que l’Afrique du Sud.Seulement, jusqu’à présent, il n’apas été aussi efficace dans sestentatives.

— Ah, je vois.

— Mais bon, il a au moins vingttonnes de gaz moutarde en réserve

pour se consoler et la plus grandeusine au monde d’armes chimiques.

— Aïe.

— Et puis, il a fait interdire touteopposition, toute grève et toutemanifestation.

— Ouille.

— En plus, il fait exécuter tousceux qui le contredisent.

— Il n’a vraiment aucunehumanité ?

— Oh si, il a bien pris soin d’IdiAmin, le dictateur ougandais, quand

celui-ci a été contraint à la fuite.

— Oui, j’ai lu quelque chose à cesujet.

— Il y aurait encore bien deschoses à raconter.

— Ou pas, rétorqua Nombeko.

— Comprenez-moi bien,mademoiselle. Nous nous soucionsde votre bien-être et noussouhaitons qu’il ne vous arrive rien,même si vous venez de sous-entendre que nous ne sommes pasdignes de confiance. Je vous avoueque cette insinuation nous blesse

tous les deux. Mais si vous souhaitezvous rendre à Tripoli, nous feronsen sorte que votre vœu se réalise.

Voilà qui était bien exprimé,pensa l’agent A.

Voilà qui était bien exprimé,pensa l’agent B.

Je n’ai jamais rien entendu d’aussistupide de toute ma vie, pensaNombeko. Pourtant, j’ai fréquentédes agents sanitaires deJohannesburg et un ingénieuralcoolique à la distorsion cognitivecarabinée.

Elle était peut-être née à Soweto,mais elle n’était pas idiote.

La Libye ne lui paraissait plus siattirante.

— La Suède alors ?

Oui, ce serait préférable,estimaient les agents. Certes, sonPremier ministre venait d’êtreassassiné, mais des gens normaux sepromenaient sans doute dans lesrues. Et puis, comme ils l’avaientmentionné, les Suédoiss’empressaient d’accueillir les Sud-Africains, aussi longtemps qu’il

s’agissait d’opposants à l’apartheid,et les agents avaient de bonnesraisons de penser que la femme deménage l’était.

Nombeko acquiesça. Elle savaitlocaliser la Suède. Presque auniveau du pôle Nord. Très loin deSoweto, ce qui était une bonnechose. Loin de tout ce qui avait étésa vie jusqu’à présent. Que luimanquerait-il de son pays natal ?

— S’il y a quelque chose quemademoiselle Nombeko aimeraitemporter en Suède, nous nousefforcerons bien sûr de lui donner

satisfaction, déclara l’agent B pourrenforcer la relation de confiancedénuée de substance.

Continuez encore un peu commeça et je vais presque finir par vouscroire, pensa Nombeko. Ce seraitune faute professionnelleimpardonnable de votre part de nepas chercher à me tuer dès que vousaurez obtenu ce que vous voulez.

— Une caisse de viande d’antilopeséchée ne serait pas pour medéplaire, répondit-elle. J’imaginequ’ils n’ont pas d’antilopes enSuède.

Les agents A et B ne le pensaientpas non plus. Ils allaientimmédiatement s’occuper de faireétablir les étiquettes postales pourun gros et un petit colis. La bombedans la caisse pour le ministère desAffaires étrangères à Jérusalem vial’ambassade à Pretoria, et la vianded’antilope à l’ambassade d’Israël àStockholm, où Mlle Nombekopourrait la récupérer, quelques joursplus tard.

— Sommes-nous d’accord alors ?demanda l’agent A en se disant quetout s’arrangeait pour le mieux.

— Oui, confirma Nombeko. Noussommes d’accord. Mais il y a encoreune chose.

Quoi encore ? L’agent A avaitdéveloppé un sens de l’intuitiondans le domaine qui était le sien. Acet instant, il sentit que lui et soncollègue avaient crié victoire un peutrop tôt.

— Je comprends qu’il y a urgence,reprit Nombeko, mais j’ai un point àrégler avant notre départ.Retrouvons-nous dans une heure, à13 h 20. Vous feriez bien de ne paslambiner, si vous voulez avoir le

temps de vous procurer le billetd’avion et la viande d’antilopeavant ça.

Sur cette dernièrerecommandation, Nombeko quitta lapièce par la porte arrière du bureaude l’ingénieur et disparut dans lesecteur auquel les agents n’avaientpas accès.

— L’avons-nous sous-estimée ?demanda A à B.

B paraissait préoccupé.

— Si tu t’occupes du billet, je mecharge de la viande, répondit-il.

— Vous reconnaissez cette pierre ?s’enquit Nombeko quand la réunionreprit, en posant un diamant brutsur le bureau de l’ingénieur Van derWesthuizen.

L’agent A était un homme auxtalents multiples. Il pouvait sansproblème attribuer une oie dite de ladynastie Han à la dynastie sud-africaine des années 1970. Demême, il évalua immédiatement lavaleur de ce qu’il avait sous les yeuxà environ un million de shekels.

— Je vois, répondit-il. Oùmademoiselle Nombeko veut-elle envenir ?

— Je veux aller en Suède, pasdans une fosse derrière un buissondans la savane.

— Et pour cela, vous nousdonneriez un diamant ? demandal’agent B, qui à la différence del’agent A continuait à sous-estimerNombeko.

— Non, avec ce diamant, je veuxjuste vous prouver que j’ai réussi àfaire sortir un petit paquet de la

base depuis notre dernièrerencontre. La question que je vouspose est de savoir si vous croyez quej’y suis parvenue grâce à undiamant comme celui-ci. Et que j’aieu la confirmation que le paquet enquestion était arrivé à bon port enéchange d’un second. Si vous croyezque l’un des deux cent cinquantecollaborateurs fondamentalementsous-payés de Pelindaba pourraitavoir accepté un tel marché. Ou sivous ne le croyez pas.

— Je ne comprends pas, déclaral’agent B.

— Je redoute le pire, marmonnal’agent A.

— Vous avez tout à fait raison,répondit Nombeko en souriant. J’aienregistré notre précédenteconversation, dans laquelle vousavouez le meurtre d’un citoyen sud-africain ainsi que votre tentativepour dérober l’une des armesdiaboliques de ce pays. Je suiscertaine que vous comprenez lesconséquences pour vous et votrenation, si cet enregistrement étaitdiffusé… Je ne compte pas vous direoù je l’ai fait expédier. Mais le

destinataire m’a confirmé par lebiais de mon messager corrompuqu’il était arrivé sain et sauf, c’est-à-dire loin de la base. Si je le récupèreavant vingt-quatre, non, pardon,vingt-trois heures et trente-huitminutes, c’est fou comme le tempspasse vite quand on est en bonnecompagnie, vous avez ma parolequ’il disparaîtra pour toujours.

— Et si vous ne le récupérez pasen personne, il sera rendu public ?demanda l’agent A.

Nombeko ne gaspilla pas sontemps à lui répondre.

— Bon, je pense que cette réuniontouche à sa fin. J’ai l’impression quemes chances de survivre à mabalade dans le coffre se sontaccrues. Faut reconnaître qu’ellesétaient nulles au départ.

Là-dessus, Nombeko se leva,déclara que le paquet de vianded’antilope séchée devait être livréau service des expéditions d’icitrente minutes et qu’elle allaitveiller à ce qu’il en soit de mêmepour la grosse caisse, qui était detoute façon dans la pièce d’à côté.Par ailleurs, elle attendait les

documents, tampons et autresformulaires nécessaires pour que lepaquet soit inaccessible à toutepersonne ne souhaitant pas seretrouver avec une crisediplomatique sur les bras.

A et B hochèrent la tête,doublement maussades.

Les agents israéliens analysèrentla nouvelle donne.Vraisemblablement, cette mauditefemme de ménage possédait un

enregistrement de leur précédenteconversation, mais ils étaient moinssûrs qu’elle ait réussi à le faire sortirde Pelindaba. Certes, elle avait undiamant brut en sa possession, et sielle en avait un, elle pouvait enavoir plusieurs. Et si elle en avaitplusieurs, il était possible qu’un descollaborateurs ait succombé à latentation d’assurer sa sécuritéfinancière et celle de sa famillejusqu’à la fin de ses jours. La femmede ménage (ils ne l’appelaient pluspar son nom, parce qu’ils étaientbien trop irrités contre elle) habitait

la base depuis onze ans, mais A et Bne l’avaient jamais vue fréquenterune seule personne blanche endehors d’eux-mêmes. L’un des deuxcent cinquante employés avait-ilvraiment vendu son âme à la femmequ’ils appelaient « bamboula » dansson dos ?

Les agents ajoutèrent la dimensionsexuelle à l’équation, c’est-à-dire lapossibilité – ou plutôt le risque – quela femme de ménage ait égalementoffert son corps… Alors, lesprobabilités tournèrent à leurdésavantage. Celui qui est assez

immoral pour rendre ce servicecontre un diamant ne devrait pasl’être davantage pour la dénoncer.Mais le même, qui pouvaits’attendre à de futures aventuressexuelles, tiendrait dans ce cas salangue. Ou une autre partie de sonanatomie.

Les agents A et B aboutirent à laconclusion qu’il y avait soixantepour cent de risques que Nombekodispose effectivement de l’atoutdont elle se vantait et quarante pourcent que ce ne soit pas le cas. Cesprobabilités étaient trop mauvaises.

Et le tort qu’elle pouvait leur causerà eux – mais surtout – à la nationisraélienne n’était pas quantifiable.

Ils n’avaient pas le choix : lafemme de ménage monterait dansleur coffre comme prévu, ellerecevrait son billet d’avion pour laSuède comme prévu, et ses dix kilosde viande d’antilope seraientexpédiés à Stockholm comme prévu.Elle ne recevrait pas une balle dansla nuque comme prévu. Ni dans lefront. Ni nulle part ailleurs. Vivante,elle constituait toujours un risque,morte, un risque plus grand encore.

Vingt-neuf minutes plus tard,l’agent A remettait le billet d’avionet la viande d’antilope à Nombeko,de même que les documents dûmentremplis en double exemplaire pourle courrier diplomatique. Elle leremercia et lui annonça qu’elleserait prête à partir dans quinzeminutes. Elle allait juste s’assurer dubon traitement des deux paquets.

— Un gros paquet et un petit ?demanda la cadette, qui était la pluscréative. Mademoiselle Nombeko

aurait-elle quelque chose contre lefait que nous les envoyions à…

— Oui, justement, réponditNombeko. Ces colis ne doivent pasêtre expédiés à votre mère àJohannesburg. Ce petit paquet partà Stockholm. Il est pour moi.J’espère que cela constitue uneraison suffisante de ne pas ytoucher. Le gros est en partancepour Jérusalem.

— Jérusalem ? s’étonna labenjamine.

— En Egypte, expliqua l’aînée.

— Tu t’en vas ? demanda lacadette.

— Oui, mais ne le dites àpersonne. Je vais filer en doucedans un petit moment. Je pars pourla Suède. Il faut que nous nousfassions nos adieux à présent. Vousavez été de bonnes amies.

Elles s’étreignirent.

— Prends soin de toi, Nombeko,dirent les Chinoises en isiXhosa.

— 再见,répondit Nombeko. Adieu!

Puis elle se rendit dans le bureau

Puis elle se rendit dans le bureaude l’ingénieur, ouvrit le tiroir etrécupéra son passeport.

— Market Theatre, place dumarché, au centre-ville deJohannesburg, s’il vous plaît,déclara Nombeko à l’agent A en seglissant dans le coffre de la voiturediplomatique.

On aurait dit la cliente quelconqued’un chauffeur de taxi quelconque.On aurait également dit qu’elleconnaissait Johannesburg comme sa

poche et qu’elle savait où elle allait.La vérité était que, quelques minutesplus tôt, elle avait trouvé le tempsde feuilleter l’un des ouvrages lesplus récents de la bibliothèque dePelindaba et qu’elle avait trouvél’endroit sans doute le plusdensément peuplé de tout le pays.

— Entendu, répondit l’agent A. Cesera fait.

Il referma le coffre.

Ce qu’il comprenait, c’est queNombeko n’avait pas l’intention deles laisser la conduire jusqu’à la

personne en possession del’enregistrement pour qu’ils puissentles tuer tous les deux. Il comprenaitégalement qu’arrivée sur placeNombeko parviendrait à leuréchapper dans la foule en moins dedeux minutes. Il comprit que lafemme de ménage avait gagné – lepremier round.

Mais dès que la bombe auraitquitté le territoire, elle n’aurait plusd’assurance-vie. Il suffirait de nier,si l’enregistrement venait à êtrediffusé. De toute façon, la planèteentière était contre Israël, alors il

était clair que des enregistrementsde ce type circulaient. Leur attribuerdu crédit serait ridicule.

Il serait alors temps pour lesecond round.

On ne marchait pas impunémentsur les pieds du Mossad.

Le jeudi 12 novembre 1987 à 14 h10, le véhicule des agents quittaPelindaba. A 15 h 01, le même jour,le courrier du jour quitta la base parle même portail. Avec onze minutes

de retard, parce qu’on avait étéobligé de changer de camion enraison d’un colis particulièrementvolumineux.

A 15 h 15, le responsable del’enquête sur la mort de l’ingénieurVan der Westhuizen constata quecelui-ci avait été assassiné. Troistémoins indépendants, dont deux derace blanche, avaient livré la mêmeversion des faits.

Ces témoignages confortaient lesobservations du chef sur place. Il yavait des traces de caoutchouc àtrois endroits du visage, ou du moins

de ce qu’il en restait, de la victime.Au moins trois pneus lui étaientpassés dessus alors qu’une voiturenormale n’en possède que deux dechaque côté. L’ingénieur avait doncsoit été écrasé par plus d’unevoiture, ou – comme les différentstémoins s’accordaient à l’affirmer –par la même voiture plusieurs fois.

A 15 h 30, on releva le niveau desécurité à Pelindaba. La femme deménage du poste de garde, ainsi quecelle du bâtiment G et les troisAsiatiques devaient être renvoyéessur-le-champ. Toutes les cinq

devaient être soumises à uneanalyse des risques par les servicesde sécurité avant d’être libérées.Eventuellement. Tous les véhiculesentrants et sortants seraient fouillés,même si le chef de l’armée enpersonne était au volant.

Nombeko demanda son cheminpour gagner l’aéroport, suivit le flotdes voyageurs et franchit lescontrôles de sécurité avant mêmed’avoir compris qu’elle y étaitassujettie. Elle s’aperçut ainsi que

des diamants dans une doublure nedéclenchent aucune alarme.

Comme les agents du Mossadavaient dû acheter le billet audernier moment, il ne restait plusque des places en classe Affaires. Ilfallut un bon moment au personnelde bord pour faire comprendre àNombeko que la flûte de champagnePompadour Extra Brut qu’on luiproposait était comprise dans le prixdu billet. Tout comme le repas quisuivit. On dut la raccompagner,avec courtoisie mais fermeté, à saplace, lorsqu’elle voulut aider les

hôtesses à débarrasser les autrespassagers.

Arrivée au dessert, un gratin deframboises décoré d’amandes qu’ellefit passer avec une tasse de café,elle avait compris le système.

— Puis-je vous offrir un cognac endigestif ? s’enquit l’hôtesse avecamabilité.

— Oui, volontiers. Avez-vous duKlipdrift ?

Elle ne tarda pas à s’assoupir. Sonsommeil fut doux, sans cauchemarset ininterrompu.

Arrivée à l’aéroport d’Arlanda àStockholm, elle suivit lesinstructions des agents du Mossadqu’elle avait bernés avec une tellefinesse. Elle se dirigea vers lepremier agent de police desfrontières venu et demanda l’asilepolitique. Au motif qu’elleappartenait à l’ANC, organisationinterdite en Afrique du Sud. Ce quifaisait plus sérieux que d’admettrequ’elle avait offert l’arme nucléaireaux services secrets d’une autrenation.

L’interrogatoire qui s’ensuivit se

L’interrogatoire qui s’ensuivit sedéroula dans une pièce lumineusedonnant sur les pistes. Par lafenêtre, elle vit tomber des floconspour la première fois de sa vie. Lapremière neige de l’hiver, en pleindébut d’été sud-africain.

8

Où il est question d’un matchqui s’achève sans vainqueur,et d’un entrepreneur qui ne

peut vivre sa vie

Ingmar et Holger 1 s’accordaient àpenser que le meilleur moyen derendre hommage à Henrietta étaitde poursuivre la lutte. Numéro deuxétait certain que son père et sonfrère se trompaient, mais secontenta de demander qui, dans cecas, gagnerait l’argent du ménage.

Ingmar fronça les sourcils et admitqu’il avait eu tellement de choses entête ces derniers temps que cettepréoccupation était passée ausecond plan. Il restait encorequelques billets de cent couronnesdans le sucrier de Henrietta, mais ilsauraient bientôt disparu, toutcomme sa regrettée femme.

Faute d’autres idées, l’ex-fonctionnaire des postes décida depostuler à son ancien emploid’assistant comptable. Sonsupérieur, qui n’était plus qu’à deuxans de la retraite, lui répondit qu’en

aucun cas il n’avait l’intention delaisser M. Qvist les lui gâcher.

La situation financière prit unetournure délicate. Pendant quelquesjours. Puis le beau-père d’Ingmardécéda.

Le communiste enragé, qui n’avaitjamais rencontré ses petits-fils (etn’avait finalement pas étripéIngmar), partit à l’âge de quatre-vingt-un ans, profondément aigri,en laissant derrière lui uncapitalisme qui se portait mieux quejamais. Ce fut Holger 1, celui quiexistait, qui hérita.

Parallèlement à son activitépolitique, le leader communiste deSödertälje avait travaillé dansl’import de produits soviétiques.Jusqu’au bout, il avait écumé lesmarchés suédois pour écouler samarchandise et vanter la grandeurde l’Union soviétique. Ni l’une nil’autre de ces entreprises n’étaientflorissantes, mais leurs retombéesfinancières suffisaient en tout cas àcouvrir les nécessités du quotidien, ycompris une télévision couleur, deuxvisites par semaine au Monopole et

trois mille couronnes de donmensuel au parti.

L’héritage de Numéro uncomportait donc un camion en bonétat ainsi qu’un garage-entrepôtdébordant de marchandises. Levieux avait, au fil des ans, toujoursacheté un peu plus de stock qu’iln’arrivait à en vendre.

Parmi les produits, il y avait ducaviar noir et rouge, des bocaux decornichons, du krill fumé, du thégéorgien, du lin biélorusse, desbottes fourrées russes et des peauxde phoque inuites. Il y avait

également des récipients émaillés dedifférentes sortes, y comprisl’incontournable poubelle à pédaleverte. Il y avait des furasjki, lesbonnets militaires russes, et desusjanki, les toques en fourrure quiprotègent de toute chute brutale detempérature. Il y avait desbouillottes en caoutchouc et desverres à liqueur ornés de grappes desureau peintes à la main. Il y avaitdes chaussures en paille tressée depointure 47. Il y avait cinq centsexemplaires du Manifeste du Particommuniste et deux cents châles en

poils de chèvre de l’Oural. Ainsi quequatre peaux de tigres sibériens.Ingmar et les garçons firent cetinventaire dans le garage. Etdernière pièce, mais non desmoindres : une statue de Lénine engranit carélien de deux mètrescinquante de haut.

Si le beau-père d’Ingmar avait étéencore en vie et avait par ailleurs euenvie de discuter avec son gendreplutôt que de l’étriper, il aurait pului raconter qu’il avait acheté lastatue pour une bouchée de pain àun artiste de Petrozavodsk, qui avait

commis l’erreur de prêter des traitshumains au grand leader. Le regardgris acier de Lénine avait uneexpression plutôt embarrassée et samain, qui aurait dû pointer droitvers l’avenir, paraissait plutôt fairecoucou au peuple qu’il était censéconduire. Perturbé au vu du résultat,le bourgmestre de la ville,commanditaire de la statue, avaitindiqué à l’artiste que son œuvredevait disparaître sur-le-champ, sicelui-ci ne voulait pas disparaître àson tour. L’édile s’y emploieraitpersonnellement si nécessaire.

Le beau-père d’Ingmar avaitdébarqué pile à ce moment lors del’une de ses virées shopping. Deuxsemaines plus tard, la statue faisaitcoucou dans un garage deSödertälje.

Ingmar et Numéro unfarfouillaient au milieu de cestrésors en gloussant de joie. Voilàqui assurerait la subsistance de lafamille pendant des années !

Ces nouvelles perspectives neréjouissaient pas autant Numérodeux. Il avait espéré que sa mère

n’était pas morte en vain et qu’unvéritable changement se produirait.

— La cote de Lénine n’est peut-être pas à son plus haut, osa-t-ildéclarer.

Il se fit immédiatement rabrouer.

— Dieu, ce que tu peux êtrenégatif ! lui rétorqua papa Ingmar.

— Oui, Dieu, ce que tu peux êtrenégatif ! confirma Holger 1.

— Celle du manifeste communisteen russe non plus, insista Numérodeux.

Les marchandises entreposéesdans le garage couvrirent lesbesoins des Qvist pendant huitannées. Papa Ingmar et les jumeauxmarchèrent dans les traces du beau-père et grand-père, de marché enmarché, et s’assurèrent un niveau devie acceptable, surtout parce que lescommunistes de Södertälje n’avaientplus droit à leur subvention. Et letrésor public pas davantage,d’ailleurs.

Numéro deux avait sans cesse

Numéro deux avait sans cesseenvie de tout quitter, mais il seconsolait en se disant que pendantce temps-là la lubie du projetrépublicain restait en sommeil.

Au bout de huit ans, il ne restaplus dans l’entrepôt que la statue deLénine de deux mètres cinquante engranit carélien et quatre centquatre-vingt-dix-huit des cinq centsexemplaires du Manifeste du Particommuniste en russe. Ingmar avaitréussi à en vendre un exemplaire àun aveugle sur le marché deMariestad. L’autre avait servi de

papier hygiénique un jour oùIngmar aux prises avec une gastroavait dû baisser culotte dans unfossé.

Holger 2 avait donc eu raison surle peu de valeur marchande de cesdeux objets.

— Qu’allons-nous fairemaintenant ? demanda Holger 1,qui n’avait jamais eu une idée de savie.

— N’importe quoi, du moment queça n’a rien à voir avec la maisonroyale, répondit Holger 2.

— Si, c’est précisément ce qu’ilnous faut, répliqua Ingmar. Nous yavons consacré trop peu de tempsces dernières années.

Ingmar avait pour projet demodifier la statue de Lénine. Il luiétait en effet venu à l’esprit que ceLénine et le roi suédois seressemblaient beaucoup. Il suffisaitde retirer la moustache et la barbe,de raccourcir un peu le nez et desculpter des ondulations sur lescheveux qui dépassaient de lacasquette. Et hop ! Vladimir Ilitchcéderait la place à Sa Majesté.

— Tu as l’intention de vendre unestatue de deux mètres cinquante duroi ? demanda Holger 2 à son père.Tu n’as aucun principe ?

— Ne sois pas insolent, mon fils.Nécessité fait force de loi. Je l’aiappris alors que j’étais jeune et quej’ai été contraint de m’emparer duvélo neuf d’un soldat de l’Armée duSalut. Lui aussi s’appelait Holger,d’ailleurs.

Puis il poursuivit en affirmant auxjumeaux qu’ils n’imaginaient pas lenombre d’admirateurs obsédés duroi que ce pays comptait. Une statue

du souverain pourrait leur rapportervingt mille couronnes, voire trentemille. Peut-être même quarante.Ensuite, on pourrait vendre lecamion.

Ingmar se mit à l’œuvre. Il tailla,lima et polit pendant une semainecomplète. Le résultat dépassa toutesses espérances. Quand Holger 2contempla le résultat, il pensa qu’onpouvait dire ce qu’on voulait de sonpère, mais qu’il n’était pas sansressource. Ni sans talent artistique.

Il ne restait qu’à mettre la statuesur le marché. Ingmar pensait hisser

le monument dans le camion et fairele tour de tous les ducs et barons desalentours de Stockholm jusqu’à ceque l’un d’entre eux s’aperçoive qu’ilne pouvait pas vivre sans un roisuédois en granit carélien dans sonjardin.

La manœuvre était délicate.Holger 1 ne demandait qu’à aider.Son père n’avait qu’à lui indiquer cequ’il devait faire. Numéro deux setenait les mains dans les pochessans rien dire.

Ingmar considéra ses deux garçonset décida qu’aucun de ses fils ne s’en

mêlerait.

— Reculez d’un pas et ne medérangez pas, déclara-t-il.

Puis il attacha les sangles en croixautour de l’œuvre d’art selon unsystème alambiqué.

Il parvint effectivement à amenerl’ouvrage seul jusqu’au seuil de laremorque.

— On y est presque, affirma lejoyeux contempteur du roi, uneseconde avant que les courroies necèdent.

La longue lutte d’Ingmar Qvist

La longue lutte d’Ingmar Qvistprit fin là cet instant.

Le roi s’inclina respectueusementvers lui, croisa pour la première foisson regard, puis tomba avec lenteur,mais inexorablement, sur soncréateur. Ingmar mourut sur lecoup, écrasé par une statue de deuxmètres cinquante en marbrecarélien, qui se brisa aussi sec.

Holger 1 était effondré. Son frèrese tenait juste à côté de lui etéprouvait de la honte de ne rienressentir du tout. Il considérait son

père mort et le roi en morceaux àcôté de lui.

Aucun des deux adversaires nesemblait avoir gagné le match.

Quelques jours plus tard, on putlire dans le journal local :

Mon bien-aimé père

Ingmar Qvist

m’a quitté.

Il me manque et je leregretterai à jamais.

Södertälje, le 4 juin 1987

HOLGER

Vive la République 1 !

Physiquement, les Holger 1 et 2étaient des copies conformes. Maisleurs personnalités étaient àl’opposé l’une de l’autre.

Numéro un n’avait pas uneseconde remis en question lacroisade de son père. Les doutes deNuméro deux étaient apparus dèsl’âge de sept ans et n’avaient fait

que se renforcer avec le temps. Adouze ans, Numéro deux savaitqu’Ingmar n’était pas sain d’esprit.Après le décès de sa mère, il nes’était plus gêné pour critiquer lesidées paternelles.

Pour autant, il n’avait jamaisdéserté le foyer familial. Au fil desans, il avait ressenti uneresponsabilité croissante à l’égardde son père et de son frère – le lienavec un jumeau n’est pas facile àcouper.

Il était difficile de déterminerpourquoi les frères étaient si

différents. Peut-être était-ce dû aufait que Holger 2, celui qui n’avaitpas d’existence légale, possédait desaptitudes intellectuelles inexistanteschez Numéro un.

Durant leur scolarité, c’était donctout naturellement que Holger 2s’était chargé des interrogations, desrécitations, des examens. C’étaitégalement lui qui avait passé lepermis B au nom de son frère et luiavait enseigné la conduite. Toujoursen son nom, il avait réussi le permispoids lourd pour pouvoir conduire leVolvo F406 qui appartenait à

Holger 1, car pour posséder quelquechose il faut exister.

Après le décès de leur père,Numéro deux envisagea de contacterles autorités pour leur signaler sonexistence, ce qui lui permettraitd’avoir accès à des étudessupérieures. Et de trouver une fille àaimer. Avec laquelle faire l’amour. Ilse demandait ce qu’il ressentirait.

En poussant ses réflexions un peuplus loin, Numéro deux s’aperçutque ce n’était pas si simple.Comment faire valoir ses bonnesnotes au lycée, alors qu’il n’était

même pas supposé avoir fréquentél’école primaire… ?

Par ailleurs, il y avait desquestions plus urgentes à régler. Parexemple, comment allaient-ilspouvoir subvenir à leurs besoins ?Holger 1 avait une pièce d’identitéet un permis, et devait donc pouvoirchercher un emploi.

— Un emploi ? s’étonna Numéroun, quand le sujet fut évoqué.

— Oui, un travail. Il n’est pasinhabituel que les gens de vingt-six

ans se consacrent à une telleactivité.

Holger 1 suggéra que son frèregère ça à sa place, en son nom.Comme ils avaient procédé duranttoutes leurs années de scolarité.Holger 2 répondit que, maintenantque le roi avait tué le père, il étaittemps de laisser leur éducationderrière eux. Il n’avait pasl’intention de servir la cause de sonjumeau et en aucun cas celle de leurpaternel.

— Ce n’était pas le roi, maisLénine, déclara Holger 1 sur un ton

renfrogné.

Numéro deux rétorqua que celuiqui était tombé sur Ingmar aurait puêtre n’importe qui, y compris leMahatma Gandhi, aucuneimportance. C’était de l’histoireancienne. L’heure était venue de seconstruire un avenir. De préférenceensemble, mais seulement si Numéroun lui promettait de mettre toutesses idées relatives à un changementde régime politique à la poubelle.Numéro un marmonna qu’il n’avaitde toute façon pas d’idées.

Holger 2 se contenta de cette

Holger 2 se contenta de cetteréponse et consacra les jourssuivants à réfléchir à la prochaineétape de leur vie.

Le problème le plus pressant :trouver de l’argent pour mettre de lanourriture sur la table.

La solution fut de vendre laditetable. La maison entière, en fait.

La fermette en banlieue deSödertälje changea de propriétaireset les frères emménagèrent dans leVolvo F406.

C’était une fermette qu’ils avaient

C’était une fermette qu’ils avaientvendue, pas un château. Qui n’avaitpour ainsi dire pas été entretenuedepuis qu’Ingmar avait commencé àdérailler, environ quarante ans plustôt. Holger 1, le propriétaire officiel,ne tira donc que cent cinquantemille couronnes de la maisonfamiliale. Cet argent ne les mèneraitpas très loin.

Holger 1 demanda à Holger 2quelle valeur pouvait avoir lesquatre parties de la statue. Afin quele sujet soit clos une bonne fois pourtoutes, Holger 2 alla chercher une

barre à mine et un marteau et lesréduisit en miettes. Lorsqu’il eut fini,il informa son jumeau de sonintention de brûler les quatre centquatre-vingt-dix-huit exemplairesrestants du manifeste communisteen russe. D’abord, il partait faireune promenade, car il avait besoind’un moment de solitude.

— S’il te plaît, mon frère, neréfléchis pas trop en mon absence.

Pendant sa balade, Holger 2

Pendant sa balade, Holger 2récapitula ce qui leur restait. Uncamion. Ils pouvaient envisager uneactivité de transport. Qu’ilsbaptiseraient Holger & Holger.

Holger 2 mit une annonce dans lejournal local. « Petit transporteurcherche mission ». Il reçut tout desuite une réponse d’un négociant enoreillers de Gnesta qui avait besoind’aide, car son ancien transporteuravait non seulement oublié unelivraison sur cinq, mais égalementun paiement sur deux aux impôts, etavait par conséquent dû emménager

à la prison d’Arnö pour payer sadette à la société. L’Etat estimaitqu’il faudrait dix-huit mois àl’indélicat pour être à nouveaudisponible sur le marché. Lenégociant en oreillers, quiconnaissait la véritable nature dutransporteur, estimait que celapourrait prendre plus de temps.Quoi qu’il en soit, l’entrepreneuravait besoin d’un remplaçant sur-le-champ.

La société anonyme Gnesta Duvets& Edredons avait fabriqué desoreillers pour l’hôtellerie et divers

établissements publics pendant unsacré paquet d’années. Dans unpremier temps, les affaires avaientbien marché, puis elles avaientpériclité jusqu’au moment où lepatron avait dû licencier ses quatreemployés et se mettre à importerdes oreillers de Chine. Celasimplifiait l’existence del’entrepreneur, mais il commençaità se sentir vieux. Surmené, l’hommeétait las et continuait uniquement àtravailler parce qu’il avait oubliéque la vie pouvait être consacrée àautre chose.

Les Holger 1 et 2 le rencontrèrentdans ses locaux à la périphérie deGnesta. Le secteur n’était guèrereluisant. Il y avait un entrepôt etun chantier de démolition reliés parune cour, et une poterie ferméedepuis de nombreuses années del’autre côté de la rue. Le plus prochevoisin était un ferrailleur, mais lereste de la zone était désert.

Comme Holger 2 avait uneéloquence certaine, et que Holger 1respecta ses ordres de la boucler,l’entrepreneur fut séduit par lepotentiel du nouveau transporteur.

Tout semblait aller au mieux dansle meilleur des mondes jusqu’à ceque la caisse de retraite informel’entrepreneur par lettre qu’il allaitavoir soixante-cinq ans et avaitdonc le droit de prendre sa retraite.Il n’y avait pas songé. Ne rien faireà plein temps, voilà ce dont il rêvaitfinalement. Peut-être même danserun peu ? Il ne s’était plus essayé àl’exercice depuis la fin de l’été 1967,quand il s’était rendu à Stockholmpour aller au Nalen, tout ce trajetpour découvrir que le célèbre

dancing avait été transformé en uneéglise évangélique.

L’annonce de cette retraite fut unenouvelle agréable pourl’entrepreneur. Pour Holger etHolger, beaucoup moins.

Comme les frères n’avaient rien àperdre, Numéro deux décida depasser à l’offensive. Il suggéra queHolger & Holger reprenne l’affairede l’entrepreneur, y compris lechantier de démolition et la poterie.En échange, trente-cinq millecouronnes lui seraient versées

chaque mois aussi longtemps qu’ilvivrait.

— Une sorte de retraitecomplémentaire, précisa Holger 2,car, franchement, nous n’avons pasles liquidités pour racheter votreentreprise.

Le nouveau retraité prit le tempsde réfléchir avant de déclarer :

— Marché conclu ! Ce ne sera pastrente-cinq toutefois, mais trente. Età une condition !

— Une condition ? s’étonnaHolger 2.

— Oui, il se trouve que…commença le négociant.

La baisse de prix exigée par lechef d’entreprise venait encontrepartie d’une promesse deHolger et Holger d’assumer laresponsabilité d’un ingénieuraméricain qu’il avait découvertcaché dans la poterie quatorze ansplus tôt. L’Américain avait construitdes tunnels militaires durant laguerre du Vietnam, avait étéattaqué par les Viêt-cong,

grièvement blessé, soigné dans unhôpital japonais, s’était enfui de sachambre en creusant un souterrain,s’était réfugié à Hokkaido, où ilavait embarqué sur un chalutierpour gagner les eaux soviétiques. Ilavait ensuite été transféré sur unnavire de gardes-côtes russes, avaitatterri à Moscou, puis à Helsinki,avant de continuer son périplejusqu’en Suède, où on lui avaitaccordé l’asile politique.

Mais arrivé à Stockholm, cedéserteur crut voir des émissaires dela CIA littéralement à chaque coin

de rue. Il était convaincu qu’ilsallaient le retrouver et le renvoyerdirectement sur le champ debataille. Il avait donc filé à lacampagne, s’était retrouvé à Gnesta,avait aperçu la poterie, y avaitpénétré par effraction et s’étaitcouché sous une bâche. Le fait qu’ilait choisi cet endroit comme refugen’était pas un simple hasard, carl’Américain, potier dans l’âme, étaitdevenu ingénieur et soldat pourobéir à son père.

Le négociant en oreillers archivaitdans la poterie une partie de sa

comptabilité qui supportait mal lalumière du jour. Pour cette raison, ils’y rendait plusieurs fois parsemaine. Un jour, parmi lesdossiers, un visage apeuré étaitapparu. C’était l’Américain, pourlequel l’entrepreneur s’était prisd’affection. Il lui avait proposé des’installer dans un des appartementsdu chantier de démolition, au 5Fredsgatan. Si l’Américain voulaitredonner vie à la poterie, aucunproblème, mais la porte de ce localsans fenêtre devait resterverrouillée.

L’Américain avait accepté cetteproposition et avait sur-le-champcommencé à creuser un tunnel entrela poterie et l’appartement du rez-de-chaussée du 5 Fredsgatan, del’autre côté de la rue. Quandl’entrepreneur avait évoqué cechantier sans autorisation préalable,l’Américain lui avait rétorqué qu’illui fallait une issue de secours pourle jour où la CIA frapperait à saporte. Il lui fallut plusieurs annéespour achever l’ouvrage d’art. Aumoment de son inauguration, laguerre du Vietnam était finie depuis

belle lurette.

— Il ne tourne pas tout à faitrond. Dire le contraire serait faux,mais il fait partie du prix, déclaral’entrepreneur aux jumeaux. Pour lereste, il ne nuit à personne et, à ceque j’ai compris, il vit en façonnantdes objets au tour qu’il vend sur lesmarchés des alentours. Timbré, maisdangereux seulement pour lui-même.

Holger 2 hésitait. Il sentait qu’il

Holger 2 hésitait. Il sentait qu’iln’avait pas besoin d’autresexcentricités dans son quotidien.Son frère et l’héritage de son pèrelui suffisaient déjà amplement. D’unautre côté, cet arrangement leurpermettrait de s’installer sur lechantier de démolition, exactementcomme l’Américain l’avait fait. Unvrai logement, à la place du matelasdans le camion.

Il finit par décider de prendre laresponsabilité du potier américainaux nerfs fragiles. Tout ce que lenouveau retraité possédait fut donc

transféré à la société anonymeHolger & Holger.

L’homme usé par le travailpouvait enfin se détendre ! Lelendemain, il se rendit à Stockholmpour profiter de la vie et prendre unabonnement au Sturebadet,l’incontournable spa de la capitalesuédoise. Ensuite, ce serait harengset cuite au Sturehof !

Il oublia seulement que depuis sadernière venue dans la métropolefourmillante la circulationautomobile était passée à droite. AGnesta, cela n’avait guère

d’importance, vu le peu de véhiculessur la route. Dans Birger Jarlsgatan,Il s’engagea sur un passage cloutéen regardant dans la mauvaisedirection.

— La vie, j’arrive ! s’écria-t-il.

Ce fut la mort qui lui répondit. Ilfut immédiatement renversé par unbus qui le tua sur le coup.

— C’est triste, commenta Holger1, quand les frères apprirent sondécès.

— Oui. Et une bonne affaire,répondit Holger 2.

Holger et Holger partirent del’autre côté de la rue pour saluer lepotier américain, l’informer dutragique accident dont avait étévictime le négociant en oreillers etlui annoncer qu’il pouvait rester,puisque cela faisait partie del’accord avec le désormais défunt, etque les accords sont faits pour êtrerespectés.

Holger 2 frappa à la porte.

Le silence seul lui répondit.

Holger 1 frappa à son tour.

— Vous êtes de la CIA ?entendirent-ils une voix demander.

— Non, de Södertälje, réponditHolger 2.

Il s’ensuivit quelques secondes desilence supplémentaires, puis laporte fut ouverte avec précaution.

La rencontre se déroula plutôtbien. Au début, les échanges furentdistants, mais l’atmosphère sedétendit nettement quand Holger etHolger firent allusion au fait quel’un d’eux avait une relation un peu

compliquée avec l’état civil. Ce quirassura l’Américain, qui avait certesobtenu l’asile, mais ne s’était ensuiteplus rapproché des autoritéssuédoises… Il n’osait envisager quelétait son véritable statut à l’heureactuelle.

Le potier se dit que peu d’élémentssemblaient indiquer que Holger etHolger étaient à la solde desservices secrets américains. Presqueaucun, en fait, car les fonctionnairesde la CIA avaient beau êtrecomplètement tordus, il ne leur

serait pas venu à l’esprit d’envoyerdeux agents portant le même nom.

L’Américain considéra même laproposition de Holger 2 de lesremplacer de temps à autre pourassurer les livraisons d’oreillers.Dans ce cas, il exigeait que levéhicule soit équipé de faussesplaques afin que la CIA ne puissepas le localiser, si par malheur il seretrouvait sur des clichés pris par lesmilliers de caméras cachées del’organisation partout dans le pays.

Holger 2 leva les yeux au ciel,mais ordonna à son frère d’effectuer

une mission nocturne de vol dequelques plaques. Lorsque le potierexigea ensuite que le camion soitrepeint en noir afin qu’il puisse plusfacilement semer les services secretsaméricains le long d’un sentierforestier peu éclairé le jour où ils lerepéreraient, Holger 2 estima quecela suffisait.

— A bien y réfléchir, je crois quenous allons livrer nos oreillers nous-mêmes, mais merci quand même.

Le potier l’observa avec suspicion.Pourquoi son interlocuteur avait-ilchangé d’avis si subitement ?

Holger 2 avait le sentiment quedans l’ensemble sa vie évoluaitcahin-caha. Il fut par ailleurs obligéde constater avec jalousie que sonfrère s’était trouvé une petite amie.Selon son opinion, il lui manquaitune case également, mais qui seressemble s’assemble. Il s’agissaitd’une jeune fille d’environ dix-septans qui semblait en colère contretout, sauf peut-être contre Holger 1.Celui-ci l’avait rencontrée au centre-ville de Gnesta, où la jeune

colérique avait organisé unemanifestation à elle toute seulecontre le système bancairecorrompu. En tant quereprésentante autoproclamée duprésident du Nicaragua DanielOrtega, la jeune fille avait sollicitéun prêt d’un demi-million decouronnes, mais le directeur de labanque – qui était du reste son père– lui avait répondu qu’onn’accordait aucun prêt à desintermédiaires, que de ce fait leprésident Ortega devait venir enpersonne à Gnesta, prouver son

identité et produire des preuves desa solvabilité.

D’où la manifestation. Auxrépercussions limitées, puisque sonseul public fut constitué de son pèreplanté sur le seuil de la banque, dedeux hommes échoués sur un bancdu parc qui attendaient l’ouverturedu Monopole, et de Holger 1, venuen ville acheter des pansements etdu Synthol parce qu’il s’était blesséd’un coup de marteau au pouce enclouant une planche pour réparer lesol de l’appartement qu’il partageaitavec son frère.

Il n’était pas difficile de deviner ceque le père de la jeune fille pensait.Les deux épaves fantasmaient sur cequ’elles pourraient acheter avec undemi-million de couronnes auMonopole (le plus hardi d’entre euxaurait parié sur cent bouteilles devodka Explorer) tandis que Holger 1était simplement chamboulé par lamanifestante. Elle se battait pour unprésident, qui à son tour luttaitcontre des vents contraires, c’était lemoins qu’on puisse dire, parce qu’ilétait en mauvais termes avec les

Etats-Unis et la majeure partie de laplanète.

Lorsque la jeune fille eut fini samanifestation, Holger se présenta etlui parla de son rêve de déposer leroi suédois. En moins de cinqminutes, ils avaient compris qu’ilsétaient faits l’un pour l’autre. Lajeune fille se dirigea vers sonmalheureux père, qui se tenaittoujours sur le seuil de sa banque, etlui expliqua qu’il pouvait aller audiable, parce que maintenant, elleavait l’intention de s’installer chez…euh, comment s’appelait-il déjà ?

Holger 2 se fit éconduire del’appartement qu’il partageait avecson jumeau et dut s’installer seuldans l’appartement d’en face, enencore plus mauvais état. La viepoursuivit son cours misérable.

Un jour, l’existence le mena àUpplands Väsby, au nord deStockholm, au centre d’accueil desréfugiés. Il se gara devant l’entrepôtet vit une jeune femme noire seule,assise sur un banc un peu à l’écart.Il porta à l’intérieur sa livraisond’oreillers. Lorsqu’il ressortit, lajeune Africaine s’adressa à lui. Il lui

répondit avec courtoisie, elles’extasia de ce comportementurbain, heureuse, dit-elle, deconstater que des hommes commelui existaient.

Ce commentaire alla tellementdroit au cœur de Holger 2 qu’il neput s’empêcher de lui répondre quele problème, c’était qu’il n’existaitpas.

Au lieu d’ouvrir la bouche, il seserait peut-être plutôt sauvé encourant, s’il avait su la suite desévénements.

1. En français dans le texte original.

TROISIÈME PARTIE

« Le présent –cette portionde l’éternité

qui sépare ladéception de

l’espoir. »Ambrose BIERCE

9

Où il est question d’unerencontre, d’une permutation

et d’une apparitioninattendue

Nombeko s’était décrite commeune combattante pour la liberté sud-africaine dont la tête était mise àprix. La Suède aimait ce genre depersonnalités et on lui accorda sansbroncher le droit de rester dans lepays. Première étape : le centre

d’accueil de réfugiés Carlslund àUpplands Väsby.

Cela faisait quatre jours qu’ellevenait s’asseoir sur un banc dans lefroid devant le bâtiment no 7,enveloppée dans une couverturemarron tamponnée des mots «services de l’immigration », et elleréfléchissait à ce qu’elle allait fairede cette abondance de libertésoudain acquise.

Elle avait vingt-six ans, et faire laconnaissance de quelques personnessympathiques semblait un bon point

de départ. Des gens normaux. Aumoins une personne normale. Quipuisse lui « apprendre » la Suède.

Et on pouvait supposer que cepays possédait une Bibliothèquenationale. Même si la majeurepartie de ses collections serait dansune langue incompréhensible pourelle. La personne normale qui luienseignerait la Suède devrait sansdoute lui enseigner le suédois aussi.

Nombeko réfléchissait de manièreoptimale quand elle pouvaitmâchonner en même temps un peude viande d’antilope séchée. A

Pelindaba, l’antilope séchée n’étaitpas au menu. Cette pénurieexpliquait peut-être pourquoi celalui avait pris onze ans pour ensortir.

Et si la viande d’antilope étaitdéjà arrivée à l’ambassade d’Israël ?Oserait-elle s’y rendre ?L’enregistrement qu’elle avait agitécomme une menace auprès desagents du Mossad remplissaittoujours sa fonction, même si sonexistence était pure fiction.

A cet instant, un camion équipéd’une remorque rouge entra dans la

cour. Le véhicule recula jusqu’à unentrepôt et un homme jeune endescendit et entreprit de déchargerdes oreillers sous plastique. Il luifallut de nombreux allers-retourspour vider la remorque. Nombeko levit ensuite faire viser un documentpar une femme, manifestementresponsable de l’entrepôt. Unefemme chef ! Blanche certes, maisquand même.

Nombeko s’avança vers le livreuret s’exprima en anglais, s’excusantde ne pas parler le suédois. A moins

que son interlocuteur ne maîtrisel’isiXhosa ou le wu ?

L’homme dévisagea Nombeko etlui répondit qu’il comprenaitl’anglais. Les autres langues étaientinconnues au bataillon.

— Bonjour, dit-il en lui tendant lamain. Je m’appelle Holger. En quoipuis-je vous être utile ?

Nombeko lui serra la main,bouche bée. Un homme blanc, quiavait du savoir-vivre.

— Moi, c’est Nombeko, répondit-elle. Je viens d’Afrique du Sud. Je

suis réfugiée politique.

Holger déplora son sort et luisouhaita la bienvenue en Suède.N’avait-elle pas trop froid ? Ilpouvait lui obtenir une couverturesupplémentaire à l’entrepôt si elle lesouhaitait.

Nombeko n’en croyait pas sesoreilles. Aurait-elle déjà rencontré lapersonne normale qu’elle appelaitde ses vœux à peine quelquessecondes plus tôt ? Elle ne puts’empêcher d’exprimer sa surpriseadmirative :

— Dire que des gens comme vousexistent bel et bien !

Holger la regarda avec tristesse.

— Le problème, c’est que ce n’estpas mon cas, répondit-il.

— Qu’est-ce qui n’est pas votre cas? s’enquit Nombeko, pensant avoirmal compris.

— Exister, répondit Holger. Jen’existe pas.

Nombeko le scruta de la tête auxpieds et des pieds à la tête. Quelmanque de chance ! Quand une

personne qui semblait digne de sonrespect apparaissait enfin dans savie, elle n’existait pas ! Mince alors.

Au lieu de lui réclamer deséclaircissements, Nombeko préféralui demander si par hasard ilconnaissait l’adresse de l’ambassaded’Israël.

Holger ne voyait pas le lien directentre une réfugiée sud-africaine etl’ambassade israélienne, maisestima que cela ne le regardait pas.

— En plein centre-ville, si je mesouviens bien. Je vais justement

dans cette direction. MademoiselleNombeko veut-elle que je l’emmène? Enfin, si elle ne me trouve pasimportun.

Il s’excusait presque d’exister, cequi était une contradiction en soi,s’il n’existait pas !

Nombeko restait néanmoins surses gardes.

— Oui, merci, finit-elle parrépondre. Si vous pouvez attendreun instant. Je vais juste cherchermes ciseaux dans ma chambre.

Pendant le trajet, le livreur se

Pendant le trajet, le livreur serévéla plutôt disert. Il lui parla de laSuède, d’inventions suédoises, duprix Nobel, de Björn Borg…

Nombeko le bombarda dequestions. Björn Borg avait-ilvraiment gagné cinq Wimbledond’affilée ? Fantastique ! Et c’étaitquoi, Wimbledon ?

Le camion rouge se gara devantl’ambassade israélienne, au 31Storgatan. Nombeko descendit de lacabine, se dirigea vers le gardeposté à la grille, se présenta et luidemanda si un paquet en

provenance d’Afrique du Sud étaitarrivé à son nom.

C’était le cas. Le garde se tournavers Holger et le pria de reculerjusqu’à l’aire de chargement au coinde la rue, tandis que la demoiselleétait priée de rester, car il lui fallaitune signature. Où diable avait-il misles documents ?

Nombeko essaya de protester. Lecolis n’avait pas à être chargé dansle camion. (Son intention était del’emporter sous le bras et deregagner le camp de réfugiés d’unemanière ou d’une autre.) Mais le

garde se contenta de sourire enfaisant signe à Holger. Puis il baissaà nouveau les yeux vers ses papiers.

— Voyons voir…

Cela prit un certain temps. Unefois les formalités réglées, le colisfut chargé dans le camion et Holgerprêt à repartir. Nombeko remontadans la cabine.

— Il suffit que vous me déposiez àl’arrêt de bus, déclara-t-elle.

— Il y a quelque chose que je necomprends pas, rétorqua sonchauffeur.

— Comment cela ?

— Je croyais que le colis contenaitdix kilos de viande d’antilope.

— Oui. Et alors ? dit Nombeko enagrippant ses ciseaux dans sa poche.

— Je parierais plutôt sur unetonne.

— Une tonne ?

— Encore une chance que j’aie uncamion.

Nombeko resta silencieusequelques secondes, le temps de

digérer cette information, puis elledéclara :

— Ça sent mauvais.

— Qu’est-ce qui sent mauvais ?

— Tout, en fait, réponditNombeko.

Dans sa chambre d’hôtel àJohannesburg, l’agent du Mossad Aétait de bonne humeur. L’agent Bétait déjà en route pour unenouvelle mission à Buenos Aires.Après le petit déjeuner, l’agent A

avait l’intention de gagnerl’aéroport Jan Smuts Internationalpour rentrer à la maison ets’octroyer plusieurs semaines devacances bien méritées. Ensuite, ilse rendrait en Suède et finirait avecun grand plaisir ce qu’il aurait dûachever en Afrique du Sud et qu’unchantage odieux ne lui avait paspermis de mener à bien.

Le téléphone sonna. C’était…Shimon Peres, le ministre desAffaires étrangères, connu pour nepas tourner autour du pot.

— Pourquoi diable m’avez-vous

— Pourquoi diable m’avez-vousexpédié dix kilos de viande decheval ?

L’agent du Mossad A réfléchissaitvite et comprit en un éclair ce quis’était passé.

— Je vous présente mes plusplates excuses, monsieur le ministre,mais une permutation effroyables’est produite. Je vaisimmédiatement y remédier !

— Comment est-il possible depermuter ce que je devais recevoiravec dix kilos de viande de cheval ?

s’enquit le ministre des Affairesétrangères, qui ne voulait pasprononcer les mots « bombeatomique » au téléphone.

— De l’antilope, pour être précis,spécifia l’agent A tout en regrettantdéjà son exactitude.

Il parvint à écourter saconversation avec son ministre encolère et appela l’ambassade d’Israëlà Stockholm. On le mit en relationavec le garde à l’entrée, auquel ildéclara :

— Ne laissez pour rien au monde

— Ne laissez pour rien au mondela livraison de huit cents kilos enprovenance d’Afrique du Sud quitterl’ambassade. N’y touchez même pas,j’arrive !

— C’est vraiment ennuyeux, luirépondit le garde. Une charmantejeune femme noire vient juste devenir la récupérer avec un camion.Malheureusement, je ne peux pasvous donner son nom, car jen’arrive pas à remettre la main surles documents.

L’agent du Mossad A ne juraitjamais. Profondément religieux, il

avait reçu une éducation stricte.Mais là, il posa le combiné, s’assitsur le bord du lit et lâcha :

— Putain de bordel de merde !

L’agent A catalogua les différentesmanières dont il pouvait tuerNombeko Mayeki. Les variantes lesplus longues lui parurent lesmeilleures.

— Une bombe atomique ?s’étonna Holger.

— Une bombe atomique, confirma

— Une bombe atomique, confirmaNombeko.

— Une arme nucléaire ?

— Aussi.

Nombeko estimait que Holgeravait le droit de connaître toutel’histoire, maintenant qu’iltransportait un colis de près d’unetonne. Elle lui parla donc dePelindaba ; du projet nucléairesecret ; des six bombes ; de laseptième ; de l’ingénieur Van derWesthuizen ; de sa chance ; de sonKlipdrift ; de sa fin tragique ; des

agents du Mossad ; du carton deviande d’antilope qui aurait dû êtreexpédié à Stockholm ; et de la caissesensiblement plus grande qu’ilstransportaient à présent et qui étaitdestinée à Jérusalem. Même si ellen’entra pas dans les moindresdétails, Holger eut bientôt unevision assez claire de la situation.

Il comprenait tout, sauf lamanière dont les événementsavaient pu si mal tourner. Nombekoet les agents avaient eu deuxpaquets à gérer, un petit et un gros.

C’était quand même pas la mer àboire !

Nombeko lui fit part de sessoupçons. Le courrier du centre étaitgéré par trois Chinoises charmantes,mais à l’esprit un peu brouillon.Nombeko pensait que leur imposerdeux étiquetages en simultané avaitreprésenté un défi trop important.Voilà comment les événementsavaient mal tourné.

— Oui, c’est le moins qu’on puissedire, confirma Holger, qui en avaitfroid dans le dos.

Nombeko garda le silence uncertain temps. Holger reprit :

— Donc, vous et les représentantsdes services secrets israéliens, peut-être les meilleurs au monde, avezconfié l’adressage des colis à troisjeunes filles à l’esprit un peubrouillon ?

— On peut le formuler ainsi,répondit Nombeko.

— Qui confie les expéditions à despersonnes indignes de confiance ?

— Eh bien, sans doute l’ingénieur.Une des personnes les plus stupides

que j’aie rencontrées, en fait. Ilsavait lire, mais pas grand-chosed’autre. Il me rappelait un agentsanitaire de Johannesburg vraimentbouché auquel j’ai eu à faire àl’adolescence.

Holger ne répondit rien, tout enlaissant ses neurones travailler tousazimuts. Tous ceux qui ont déjàtransporté un engin atomiqueconnaissent cette activité neuronale.

— Et si nous faisions demi-tour etrapportions la bombe aux Israéliens? suggéra Nombeko.

Holger sortit alors de sa paralysiementale.

— Jamais de la vie !

Même s’il n’avait, lui rappela-t-il,aucune existence légale, pour autantil aimait son pays et il ne pouvaitêtre question qu’il remette de sonplein gré une arme nucléaire auxservices secrets israéliens ou àn’importe quels autres sur le solsuédois.

— Jamais de la vie ! répéta-t-il. Etvous ne pouvez pas rester au campde réfugiés, car je suis certain que

les Israéliens vont essayer de vousretrouver, la bombe et vous.

Ce qui retint surtout l’attention deNombeko fut cette nouvelle mentionde la non-existence de sonchauffeur. Elle lui en fit laremarque.

— C’est une longue histoire,marmonna Holger. J’habite sur unchantier de démolition, à Gnesta.

— Sympa.

— Cela vous dirait de vous yinstaller aussi ?

Nombeko avait l’intuition qu’ellen’aurait pas à utiliser ses ciseaux àl’encontre de Holger. Un chantier dedémolition à… Gnesta, c’est ça ?

Pourquoi pas ? Elle avait vécupresque la moitié de sa vie dans untaudis et l’autre moitié enferméederrière une clôture. Un chantier dedémolition constituerait unchangement.

M. Holger était-il certain devouloir se retrouver avec uneréfugiée et une arme nucléaire sur

les bras ? Sans compter les servicessecrets d’une autre nation auxtrousses ?

Holger n’était sûr de rien, mais ilappréciait cette jeune femme. Il nese voyait pas l’abandonner auxgriffes du Mossad sans autre formede procès.

— Non, répondit-il. Je n’en suispas certain, mais je maintiens maproposition.

Nombeko appréciait Holger, elleaussi. Enfin, s’il existait assez pourqu’on puisse l’apprécier.

— Vous n’êtes pas en colère contremoi à cause de cette bombeatomique alors ?

— Bah, ce genre de choses arrive.

En quittant l’ambassadeisraélienne, ils traversèrentÖstermalm, puis ils poursuivirent endirection de l’E4 vers le sud parNorrmalm et Kungsholmen. Holgeret Nombeko apercevaient à présentle plus haut immeuble de Suède parle pare-brise, le gratte-ciel dujournal Dagens Nyheter. Holger neput s’empêcher d’imaginer ce qui seproduirait si la bombe explosait… Il

n’y tint plus et posa la question à sapassagère :

— Euh, si je percute un réverbèreet que la bombe explose… Que sepassera-t-il exactement ? Je supposeque vous et moi nous nousretrouverions dans une situationdélicate, mais l’immeuble là-basserait-il rasé ?

Nombeko lui confirma qu’ils nes’en sortiraient pas. L’immeuble nonplus. La bombe détruirait presquetout dans un rayon de… disons…cinquante-huit kilomètres.

— Presque tout dans un rayon decinquante-huit kilomètres ?

— Oui. Tout, en fait.

— Dans un rayon de cinquante-huit kilomètres ? Tout le grandStockholm ?

— Je ne connais pas la taille dugrand Stockholm, mais d’après lenom, ça paraît grand. Et puis, il y ad’autres aspects à prendre enconsidération…

— D’autres aspects ?

— En dehors de la boule de feu en

— En dehors de la boule de feu enelle-même. L’onde de choc, laradioactivité immédiate, la directiondes vents. Et des facteurs comme…Disons que si vous percutez unréverbère ici et que la bombeexplose…

— Disons plutôt que je ne vais pasle faire, quand j’y réfléchis, déclaraHolger en agrippant son volant àdeux mains.

— … je devine que tous leshôpitaux du secteur de Stockholmbrûleraient immédiatement, et quiprendrait alors soin des centaines de

milliers de personnes grièvementblessées par les radiations ?

— Oui, qui le ferait ?

— Ni vous ni moi, en tout cas.

Holger sentit au plus profond delui-même qu’il voulait quitter cerayon de cinquante-huit kilomètresaussi vite que possible. Il s’engageasur l’E4 et accéléra. Nombeko dut luirappeler qu’il aurait beau conduireloin et vite, ils se trouveraienttoujours à cinquante-huit kilomètresde la zone de sécurité, et ce aussi

longtemps que la bombe serait dansle camion.

Il ralentit, réfléchit et demanda àsa passagère si elle serait capabledes fois de désarmer la bombe,puisqu’elle avait participé à safabrication. Nombeko lui réponditqu’il existait deux types de bombesatomiques : les opérationnelles etles autres. La bombe avec laquelleils se baladaient étaitmalheureusement du premier typeet nécessitait entre quatre et cinqheures de travail pour la désarmer.Elle n’avait pas eu le temps de s’en

occuper avant son départ. Aprésent, le seul exemplaire duschéma de désarmement se trouvaitentre les mains des Israéliens. Or,comme Holger le comprenait sansdoute, la situation ne se prêtait pasà un coup de fil pour leur demanderune copie par fax.

Holger acquiesça, l’airmalheureux. Nombeko le consola enlui disant qu’elle pensait que labombe était robuste. Si le camionquittait accidentellement la route, ily aurait de très bonnes chances quelui, elle et Stockholm s’en sortent.

— Vous en êtes sûre ? demandaHolger.

— Le mieux est de ne pas essayer.Nous sommes bientôt arrivés ?

— Oui. Une fois sur place, notreprincipale tâche sera de fairecomprendre à mon frère qu’il nepeut pas utiliser ce qu’il y a dans laremorque pour changer le régime dupays.

Holger vivait bel et bien sur unchantier de démolition. Plutôt

sympa. Il s’agissait d’un bloc dequatre étages, juste à côté d’unentrepôt tout aussi massif. Le toutdélimitait une cour intérieure avecun étroit portail donnant sur la rue.

Démolir les lieux apparaissaitcomme un gaspillage à Nombeko.Certes, il y avait des trous çà et làdans la cage d’escalier menant à sonfutur appartement. Elle avait étéégalement été prévenue quecertaines fenêtres du logement quilui était destiné étaient fermées pardes planches et qu’il y avait descourants d’air à cause des interstices

dans la façade en bois. Ce serait detoute façon une énormeamélioration par rapport à sontaudis de Soweto : le sol étaitrecouvert d’un plancher et non deterre battue.

Non sans peine, Holger etNombeko parvinrent à sortir lacaisse de la remorque et à la placerdans un coin de l’entrepôt, remplid’une énorme quantité d’oreillers.

La bombe reposait à présent surdes palettes et ne constituait plusune menace immédiate. Si lesmilliers d’oreillers facilement

inflammables ne prenaient pas feu,il y avait des raisons de croire queNyköping, Södertälje, Flen,Eskilstuna, Strängnäs et Stockholmresteraient en place. Et Gnestaaussi.

Dès que l’engin fut en sécurité,Nombeko voulut creuser quelquessujets. Pour commencer, cettehistoire concernant la non-existencede Holger. Et puis celle de son frère.Qu’est-ce qui le poussait à croire queson frère aurait des visées sur labombe et voudrait s’en servir pourchanger de régime ? Qui était-il

d’ailleurs ? Où était-il ? Et comments’appelait-il ?

— Il s’appelle Holger, réponditHolger. Il doit être quelque partdans les étages, j’imagine. Une purechance qu’il ne soit pas sortipendant le transport de la caisse.

— Holger ? s’étonna Nombeko.Holger et Holger ?

— Oui. Il est moi, pourrait-ondire.

Là, Holger devait tout luiexpliquer, sinon Nombeko neresterait pas à Gnesta. La bombe, il

pouvait la garder, elle l’avait assezvue.

Elle lança plusieurs oreillers sur lacaisse, grimpa dessus et s’installadans un coin, puis elle ordonna àHolger :

— Raconte !

S’attendant au pire, elle se sentitsoulagée au terme des quaranteminutes de récit de Holger.

— Tu n’existes pas, uniquementparce que tu n’as pas de papiers ?C’est rien, ça ! Sais-tu combien deSud-Africains sont dans la même

situation ? Moi, j’existe uniquementparce que ce crétin d’ingénieur dontj’étais l’esclave l’avait jugé plusopportun pour lui.

Holger 2 reçut les paroles deconsolation de Nombeko avecgratitude et grimpa à son tour sur lacaisse. Il s’allongea dans l’autre coinet se contenta de respirer. Lajournée avait été riche en émotions :d’abord la bombe, puis le récit de savie. Pour la première fois, unepersonne étrangère connaissaittoute la vérité.

— Tu restes ou tu t’en vas ?

— Tu restes ou tu t’en vas ?s’enquit Holger 2.

— Je reste, répondit Nombeko. Sije peux ?

— Tu le peux, mais là, je crois quej’ai besoin d’un moment detranquillité.

— Moi aussi, renchérit Nombeko.

Elle s’installa en face de sonnouvel ami, juste pour respirer, elleaussi.

A cet instant, un craquement se fitentendre, quand l’une des planches

de la caisse contenant la bombe sesouleva.

— C’est quoi, ce bruit ? s’enquitHolger 2, à l’instant où unedeuxième planche tombait et qu’unbras de femme émergeait.

— Je crois savoir, réponditNombeko.

Ses soupçons furentimmédiatement confirmés quandtrois Chinoises émergèrent de lacaisse en clignant des yeux.

— Bonjour, dit la cadette enapercevant Nombeko.

— Est-ce que tu as quelque chose àmanger ? s’enquit la benjamine.

— Et à boire, ajouta l’aînée.

10

Où il est question d’unPremier ministre

incorruptible et d’une enviede kidnapper son roi

Cette journée insensée ne finirait-elle donc jamais ? Numéro deux seredressa sur son lit d’oreillers etconsidéra les trois filles alignées quivenaient d’émerger du centre de lacaisse.

Nombeko s’était inquiétée du sortdes Chinoises après son départ. Elle

se doutait que les mesures desécurité seraient renforcées àPelindaba et elle avait craintqu’elles ne subissent le châtimentqui lui avait été réservé.

— Que se passe-t-il ? s’enquitHolger.

— J’ignore ce qui va se passer àpartir d’aujourd’hui, répondit-elle,car ainsi va la vie, mais ce qui vientde se passer, c’est que nousconnaissons à présent la raison dela permutation du petit et du grospaquet. Belle évasion, les filles !

Les Chinoises étaient affaméesaprès quatre jours dans la caisse encompagnie de la bombe, de deuxkilos de riz froid et de cinq litresd’eau. Holger les emmena jusqu’àson appartement, où elles goûtèrentau boudin et aux airelles pour lapremière fois.

— Cela me rappelle l’argile aveclaquelle nous fabriquions des oies àune époque, commenta labenjamine entre deux bouchées. Il ya moyen d’en avoir encore un peu ?

Lorsqu’elles furent rassasiées, lestrois sœurs se couchèrent dans legrand lit de Holger. Elles apprirentqu’on leur attribuerait le dernierappartement encore plus ou moinsfonctionnel du bâtiment, au dernierétage, mais qu’il ne serait habitablequ’après le colmatage d’un grandtrou dans le mur du séjour.

— Je suis désolé que vous soyez sià l’étroit pour dormir ce soir,s’excusa Holger auprès des filles, quidormaient déjà à poings fermés.

Un chantier de démolitions’appelle ainsi parce que le bâtimenten question est voué à être démoli.Personne n’y habite. Sauf celui deGnesta, dans le Sörmland, oùrésidaient un potier américain, deuxfrères à la fois remarquablementsemblables et différents, une jeunefemme en colère, une réfugiée sud-africaine qui s’était fait la malle ettrois jeunes filles chinoises à l’espritbrouillon. Toutes ces personnesvivaient à proximité immédiated’une bombe atomique de trois

mégatonnes, dans une Suèdedépourvue d’arme nucléaire.

Jusque-là, la liste des nationsdotées de l’arme nucléairecomportait les Etats-Unis, l’Unionsoviétique, la Grande-Bretagne, laFrance, la Chine et l’Inde. Lesexperts étaient d’accord pourestimer le nombre total de têtesnucléaires à soixante-cinq mille. Lesmêmes experts étaient moinsd’accord pour déterminer combiende fois on pouvait théoriquementfaire sauter la Terre avec ces armes.Toutes n’avaient pas la même

puissance. Les pessimistespenchaient pour quatorze à seizefois. Les plus optimistes avançaientle chiffre de deux.

A présent, il fallait ajouterl’Afrique du Sud à la liste. Et Israël.Même si aucun de ces deux paysn’avait voulu l’admettre. Peut-êtreaussi le Pakistan, qui avait juré dedévelopper sa propre armenucléaire depuis que l’Inde en avaitfait exploser un exemplaire.

Et maintenant la Suède. Même sic’était à son insu.

Holger et Nombeko laissèrent lesChinoises dormir et se rendirent àl’entrepôt pour discuter en paix. Labombe dans sa caisse s’y trouvaitsous son tas d’oreillers, un vrai coindouillet, même si la situation n’avaitrien d’un cocooning.

Ils remontèrent tous les deux surla caisse et s’installèrent chacundans leur coin.

— La bombe, commença Holger 2.

— Ne pourrions-nous pas la laisser

— Ne pourrions-nous pas la laisserici jusqu’à ce qu’elle ne représenteplus de danger ? demandaNombeko.

Holger sentit un espoir naître enlui. Combien de temps celaprendrait-il ?

— Vingt-six mille deux centsannées, répondit Nombeko. Avecune marge d’erreur de plus ou moinstrois mois.

Ils s’accordèrent à dire que vingt-six mille deux cents annéesreprésentaient une longue attente,

marge d’erreur ou pas. Holgerexpliqua ensuite à Nombeko lesretombées politiques explosives decette bombe. La Suède était un paysneutre et, pour autant qu’il pouvaiten juger, le plus éminentreprésentant d’une moralitéexemplaire. Le pays étaitabsolument convaincu de neposséder aucune arme nucléaire ets’était abstenu de guerroyer depuis1809.

Selon Holger, il fallait remettre labombe aux dirigeants du pays et lefaire en secret. Et procéder à cette

manœuvre assez vite pour que sonjumeau et sa copine enragée n’aientpas le temps de commettre quelquestupidité.

— Bon, c’est d’accord, convintNombeko. Qui est votre chef d’Etat ?

— Le roi, répondit Holger. Mêmesi ce n’est pas lui qui prend lesdécisions.

Un chef qui ne décide pas. Plus oumoins comme à Pelindaba, oùl’ingénieur, pour l’essentiel, faisaitce que Nombeko lui disait, sans s’enrendre compte.

— Qui décide alors ?

— Euh, c’est sans doute le Premierministre.

Le Premier ministre suédois,Ingvar Carlsson, avait pris sesfonctions du jour au lendemain,quand Olof Palme, qui était enposte, avait été assassiné, en pleincentre de Stockholm.

— Appelle Carlsson, suggéraNombeko.

Holger obtempéra. Il composa lenuméro de la chancellerie etdemanda à parler au Premier

ministre. Il fut mis en relation avecson assistant.

— Bonjour, je m’appelle Holger.Je souhaiterais parler à IngvarCarlsson d’une affaire urgente.

— Je vois. C’est à quel sujet ?

— Je ne peux malheureusementpas vous le dire. C’est secret.

Lorsque Olof Palme vivait encore,son nom figurait dans l’annuaire.Tout citoyen souhaitant contacterson Premier ministre pouvait lejoindre chez lui. S’il n’était pasoccupé à coucher les enfants ou en

plein repas, il décrochait sans façon.Cette belle époque avait pris fin le28 février 1986, quand Palme, qui sedéplaçait sans garde du corps, avaitété abattu dans le dos après uneséance de cinéma. Son successeurétait désormais protégé des citoyenslambda. L’assistant lui répondit queM. Holger devait comprendre qu’enaucun cas il ne pouvait transmettrel’appel d’un inconnu au chef dugouvernement.

— Mais c’est important.

— Je n’en doute pas.

— Très important.

— Je suis désolé. Si vous lesouhaitez, vous pouvez écrire à…

— C’est à propos d’une bombeatomique.

— Comment cela ? C’est unemenace terroriste ?

— Non, bon Dieu ! Au contraire.Enfin si, la bombe représente unemenace. C’est pour ça que je veuxm’en débarrasser.

— Vous voulez vous débarrasserde votre bombe atomique ? Et vous

appelez le Premier ministre pour lalui refiler ?

— Oui…

— Je dois dire qu’il arrive souventque des gens cherchent à refiler desobjets au Premier ministre. Pas plustard que la semaine dernière, c’étaitun monsieur qui insistait pour luienvoyer une nouvelle machine àlaver. Mais le Premier ministren’accepte aucun cadeau. Cela vautaussi pour… les engins atomiques ?Vous êtes vraiment sûr qu’il ne s’agitpas d’une menace terroriste ?

Holger l’assura à nouveau qu’iln’avait pas de mauvaises intentions.Il comprit que la conversation étaitdans une impasse et remercia doncpoliment l’assistant avant deprendre congé.

Sur le conseil de Nombeko, ilappela ensuite le roi, fut mis enrelation avec le secrétaire de lacour, qui lui tint à peu près le mêmelangage, mais sur un ton plushautain.

Dans le meilleur des mondes, lePremier ministre (ou au moins leroi) aurait répondu, digéré

l’information, puis se seraitimmédiatement rendu à Gnesta poury récupérer la bombe et sonemballage, le tout avant que le frèrede Holger 2, un danger potentielpour l’équilibre de la société, n’aiteu le temps ne serait-ce que dedécouvrir la caisse, de poser desquestions et – Dieu nous en garde –de se mettre à cogiter.

Dans le meilleur des mondes,donc.

Dans le monde tel qu’il était,Holger 1 et la jeune colériquefranchirent la porte de l’entrepôt.

Ils étaient venus enquêter sur ladisparition du boudin qu’ils avaientescompté chaparder dans leréfrigérateur du jumeau, et aussi surla présence dans son lit de Chinoisesendormies. Quelques questionssupplémentaires s’ajoutèrent auxprécédentes : qui était la femmenoire et que contenait la caissenouvellement entreposée ?

Nombeko comprit à la gestuelledes nouveaux arrivés que la caisse etelle étaient au centre de ladiscussion et déclara qu’elle y

participerait volontiers, pour peuqu’elle se déroule en anglais.

— Tu es américaine ? s’enquit lajeune colérique, en ajoutant qu’elledétestait les Américains.

Nombeko répondit qu’elle étaitsud-africaine et qu’elle trouvait çadommage de détester chaqueAméricain, étant donné leur grandnombre.

— Qu’est-ce qu’il y a dans la caisse? demanda Holger 1.

Holger 2 biaisa. Il expliqua à sonjumeau que les trois Chinoises dans

son lit et la femme à côté de luiétaient des réfugiées politiques etqu’elles allaient séjourner sur lechantier de démolition un moment.Il s’excusa également que le boudinait disparu avant que son frère n’aiteu le temps de le voler.

Oui, Holger 1 trouvait celaregrettable. Et qu’en était-il de lacaisse ? Que contenait-elle ?

— Mes effets personnels, intervintNombeko.

— Tes effets personnels ? répétala jeune colérique, sur un ton

indiquant qu’elle attendait uneexplication plus précise.

Nombeko nota que la curiositéluisait bel et bien dans le regard deHolger 1 et de sa petite amie. Mieuxvalait camper sur ses positions.

— Mes effets personnels, répéta-t-elle, venus tout droit d’Afrique, toutcomme moi. Je suis à la fois gentilleet imprévisible. Un jour, j’ai plantémes ciseaux dans la cuisse d’unvieux type mal élevé. La scène s’estrejouée. Avec le même type, en fait,mais avec une nouvelle paire deciseaux et une cuisse différente.

Le décryptage des sous-entendusétait trop compliqué pourl’entendement de Holger 1. Il pritdonc la jeune colérique par le bras,marmonna un au revoir et s’éloigna.

— Je crois qu’il me reste de lasaucisse dans le bac à légumes ! luilança son frère. Si vous n’envisagezpas d’apprendre à faire vos proprescourses.

Holger 2, Nombeko et la bombe seretrouvèrent seuls dans l’entrepôt.Holger prit la parole. CommeNombeko l’avait sans doute compris,

elle venait de rencontrer son frèrerépublicain et sa copine enragée.

Nombeko acquiesça. Elle se sentaitmal à l’aise à l’idée de faire côtoyerces deux-là et une bombe atomiquesur le même continent. Dans lemême pays. Dans la mêmepropriété. Il fallait régler ceproblème au plus vite, mais pourl’instant, l’heure était au repos. Lajournée avait été longue etmouvementée.

Holger 2 était d’accord. Longue etmouvementée.

Il remit une couverture et unoreiller à Nombeko avant del’accompagner à son appartement,un matelas sous le bras. Il ouvrit laporte, posa son chargement ets’excusa de ne pas exactement avoirun château à lui offrir, mais ilespérait qu’elle s’y plairait quandmême.

Nombeko le remercia, prit congéet resta seule sur le seuil. A cogiter.

Au seuil d’une nouvelle vie. Unevie avec un boulet au pied, dans lamesure où elle avait une bombeatomique sur les bras, plus, à coup

sûr, deux agents déterminés duMossad aux trousses.

Mais bon. Elle vivait dans unappartement maintenant, au lieud’un taudis à Soweto. Elle n’auraitplus jamais à gérer de la merde etelle n’était plus enfermée derrièreune double clôture en compagnied’un ingénieur, véritable distillerieambulante.

La Bibliothèque nationale àPretoria était perdue. En lieu etplace, elle disposait de sonéquivalent à Gnesta. Au fonds assezriche, d’après Holger 2.

Elle aurait avant tout aiméprendre cette maudite bombeatomique et la rapporter àl’ambassade d’Israël. Et si elle lalaissait dans la rue, prévenait legarde et quittait les lieux en courant? Dans ce cas, elle pourraitréintégrer la procédured’immigration suédoise, obtenir unpermis de séjour, étudier àl’université et devenir citoyennesuédoise.

Et ensuite ? Eh bien, se retrouverambassadeur de Suède à Pretoria neserait pas une mauvaise idée. Sa

première invitation serait pour leprésident Botha, qu’elle convierait àun repas sans nourriture.

En attendant, Holger refusait deremettre la bombe à quelqu’und’autre que le Premier ministresuédois. Eventuellement au roi. Orni l’un ni l’autre ne répondait autéléphone.

Holger 2 était la personne la plusnormale qui ait croisé son cheminjusqu’à présent. Il était même assezplaisant. Lui excepté, elle semblaitcondamnée à être entourée de fous.

Fallait-il contrer toute cette folie ?Et comment traite-t-on un fou ?

Par exemple, le potier américain.Devait-elle le laisser se débrouillerseul avec sa paranoïa ? Ou luiexpliquer que sa connaissance del’anglais n’impliquait pas uneappartenance quasi automatique àla CIA ?

Et les filles chinoises, qui avaientun comportement d’adolescentes,même si elles en avaient passé l’âge.Après un bon boudin et une bonnenuit, elles se remettraientrapidement de leur voyage

mouvementé et commenceraient àexplorer leur nouvelenvironnement. Dans quelle mesureleur avenir était-il placé sous saresponsabilité ?

Le cas du frère de Holger, quiportait le même prénom, était plussimple : il fallait le tenir éloigné dela bombe. Ainsi que sa petite amie.Une mission impossible à déléguer.

La femme de ménage dePelindaba comprit alors qu’un peude ménage et de rangement étaitnécessaire aussi en Suède avant dese lancer dans la vie pour de bon.

Nombeko ne supportait pas l’idée devivre à deux kilomètres d’unebibliothèque sans en avoir l’utilité.Protéger la bombe était au moinsaussi important. Et elle ne pensaitpas trouver la paix de l’esprit si ellene s’occupait pas du potier fou etdes trois filles aussi insouciantes quedénuées de jugement. Pour le reste,elle espérait qu’il lui resterait unpeu de temps pour la seule relationqui lui paraissait digne d’êtreapprofondie : celle avec Holger 2.

Avant tout : dormir. Nombekoentra dans son appartement et

referma la porte derrière elle.

Lorsqu’elle fit un état des lieux lelendemain matin, il apparut queHolger 1 était parti de bonne heurepour livrer des oreillers à Göteborget qu’il avait emmené la jeunecolérique. Les trois Chinoisess’étaient réveillées, avaient mangéla saucisse et s’étaient rendormies.Holger 2 s’occupait de lapaperasserie dans le nouveau coincocooning de l’entrepôt (tout ensurveillant la bombe) et comme laplupart des documents qu’il avait à

traiter étaient en suédois, Nombekone lui serait d’aucune utilité.

— Je pourrais peut-être faireconnaissance avec le potier enattendant ? suggéra-t-elle.

— Bon courage, répondit Holger2.

— Qui est-ce ? demanda le potierà travers la porte.

— Je m’appelle Nombeko,répondit l’intéressée. Je ne suis pasde la CIA. En revanche, j’ai le

Mossad aux trousses, alors laissez-moi entrer, s’il vous plaît.

Comme la psychose du potier neconcernait que les services secretsaméricains, il s’exécuta. Le fait quesa visiteuse soit à la fois une femmeet noire constituait des circonstancesatténuantes. Certes, les agentsaméricains disséminés sur la planèterevêtaient tous les sexes, les tailleset les couleurs, mais l’archétypeétait un homme blanc d’unetrentaine d’années. La femme luiprouva également qu’elle maîtrisaitune langue africaine. Par ailleurs,

elle lui fournit tant de détails ausujet de sa prétendue enfance àSoweto qu’il n’était pas exclu qu’elley soit vraiment née.

Nombeko, de son côté, étaitfascinée par l’étendue des dégâtspsychologiques chez soninterlocuteur. Il lui faudraitemployer une stratégie reposant surdes visites courtes mais régulièrespour établir un lien de confiance.

— A demain, dit-elle en s’enallant.

Un étage plus haut, les Chinoisess’étaient à nouveau réveillées. Ellesavaient déniché des tranches deknäckebröd, le fameux pain secsuédois, qu’elles grignotaient quandNombeko arriva. Celle-ci leurdemanda quels étaient leurs projetset se vit répondre que les sœursn’avaient pas beaucoup eu le tempsd’y penser. Peut-être pourraient-elles rejoindre Cheng Tāo, leuroncle maternel. Il habitait dans lecoin. A Bâle. A moins que ce ne soit

Berne. Ou Bonn. Peut-être Berlin.Leur oncle était expert enproduction d’antiquités neuves et nerefuserait sans doute pas un peud’aide.

Grâce à la bibliothèque dePelindaba, Nombeko possédait unecertaine connaissance de lagéographie du continent européenet de ses métropoles. Elle auraitdonc été prête à parier que ni Bâle,ni Berne, ni Bonn, ni Berlinn’étaient vraiment dans le coin. Parailleurs, il serait peut-être difficileaux trois sœurs de trouver leur

oncle, même si elles parvenaient àdéterminer sa ville de résidence. Oudu moins le pays, pour commencer.

Les filles répondirent que tout cedont elles avaient besoin était unevoiture et un peu d’argent. Le restecoulerait de source. Bonn ou Berlinétait sans importance, on pouvaittoujours demander. En tout cas,c’était la Suisse.

Nombeko pouvait financièrementles aider. La doublure de ce quirestait sa seule veste depuis sonadolescence renfermait toujours unefortune en diamants. Elle en

repêcha un et se rendit chez lejoaillier local pour le faire évaluer.Celui-ci, qui avait un jour été dupépar son assistant d’origineétrangère, considérait depuis lorsqu’aucun étranger n’était digne deconfiance.

Lorsqu’une jeune femme noireparlant anglais entra dans saboutique et posa un diamant brutsur son comptoir, il la pria donc dequitter les lieux, sous peined’appeler la police. Nombekon’avait aucune envie d’entrer encontact avec les représentants de

l’ordre suédois. Elle ramassa doncson bien, s’excusa pour ledérangement et ressortit.

Bon, les filles devraient gagnerleur argent elles-mêmes et sedébrouiller pour trouver unevoiture. Nombeko pourrait leurrendre de menus services, aucunproblème, mais pas financer leurvoyage.

Le même après-midi, Holger 1 etla jeune colérique étaient de retour.

Numéro un trouva le garde-mangerde son frère pillé et n’eut d’autrechoix que d’aller faire des courses.Cela offrit à Nombeko l’occasiond’avoir une première discussionentre quatre yeux avec la jeunecolérique.

Son plan comportait deux phases.D’abord, apprendre à connaîtrel’ennemi – c’est-à-dire la jeunecolérique et Holger 1 –, ensuite leséloigner de la bombe, au senspropre comme au figuré.

— Ah, l’Américaine, commenta lajeune colérique lorsqu’elle la vit.

— Je suis sud-africaine, je t’ai dit,répliqua Nombeko. Et toi, de quelleorigine es-tu ?

— Suédoise, bien sûr.

— Alors, tu as sans doute unetasse de café à m’offrir. Ou encoremieux, du thé.

La jeune colérique pouvaitpréparer du thé, même si le caféétait préférable, car les conditionsde travail étaient meilleures dans lesplantations de caféiers d’Amériquedu Sud que dans les champs de théindiens. A moins qu’il ne s’agisse de

mensonges. Les gens mentaienttellement dans ce pays.

Nombeko s’installa dans la cuisinede la jeune colérique et répondit quele mensonge était monnaie courantedans tous les pays. Puis elle ouvritla discussion par une questionsimple et d’ordre général :

— Comment vas-tu ?

La réponse à cette question simpledura dix minutes. En résumé, rienn’allait.

La jeune colérique se révéla êtreen colère contre tout. En colère

contre la dépendance de la nation àl’égard de l’énergie nucléaire.Contre le pétrole. Contre lesbarrages. Contre les éoliennesbruyantes et affreuses. Contre le faitqu’ils étaient en train de construireun pont pour relier la Suède auDanemark. Contre tous les Danois,parce qu’ils étaient danois. Contreles éleveurs de visons, parce qu’ilsétaient éleveurs de visons. Contreles éleveurs d’animaux en général.Contre tous ceux qui mangeaient dela viande. Contre tous ceux qui ne lefaisaient pas (là, Nombeko perdit le

fil un instant). Contre tous lescapitalistes. Contre presque tous lescommunistes. Contre son père,parce qu’il travaillait dans unebanque. Contre sa mère, parcequ’elle ne travaillait pas du tout.Contre sa grand-mère, parce qu’elleavait du sang noble. Contre elle-même, parce qu’elle était obligée dejouer aux esclaves pour gagner savie au lieu de changer le monde. Etcontre le monde, qui n’avait pasd’esclavage sensé à lui offrir.

Elle était également en colèrecontre le fait qu’elle et Holger

étaient logés gratuitement sur unchantier de démolition et qu’il n’yavait donc pas de loyer qu’ellepuisse refuser de payer. Bon Dieu,ce qu’elle était impatiente demonter sur les barricades ! Ce qui lamettait le plus en colère, c’estqu’elle ne trouvait pas une seulebarricade qui tienne la route.

Nombeko se disait que la jeunecolérique devrait prendre un boulotde Noir en Afrique du Sud et peut-être vider un tonneau de latrines oudeux, histoire de prendre un peu dehauteur.

— Et comment t’appelles-tu ?

Nombeko n’aurait pas imaginéque la jeune colérique puissedevenir encore plus colérique ! Sonprénom était si affreux qu’il n’étaitpas prononçable.

Nombeko insista tant et tant quela jeune colérique céda :

— Célestine.

— Waouh, ce que c’est beau !

— Une idée de mon père. Undirecteur de banque. Putain !

— Comment faut-il t’appeler sans

— Comment faut-il t’appeler sansmettre sa santé en péril ? s’enquitNombeko.

— Tout sauf Célestine, réponditCélestine. Et toi, tu t’appellescomment ?

— Nombeko.

— C’est un prénom affreux aussi.

— Merci. Il est possible d’avoirencore un peu de thé ?

Comme Nombeko portait unprénom aussi peu attrayant que lesien, la jeune colérique lui octroyaune deuxième tasse et l’autorisation

de l’appeler Célestine. A la fin del’entretien, Nombeko lui serra lamain pour la remercier du thé et dela causette. Dans l’escalier, elledécida d’attendre le lendemain pourentrer en contact avec Holger 1.Apprendre à connaître l’ennemiétait épuisant.

Le résultat le plus positif de cetterencontre avec celle qui ne voulaitpas porter son prénom était que lajeune colérique n’avait rien contrele fait que Nombeko se serve de sacarte de bibliothèque. La jeunecolérique s’était rendu compte que

tous les ouvrages proposés dans cetédifice étaient de la propagandebourgeoise d’une espèce ou d’uneautre. Sauf Das Kapital de Marx, quin’était qu’à moitié bourgeois, maisqui n’était disponible qu’enallemand.

Lors de sa première visite à labibliothèque, Nombeko empruntaune méthode d’apprentissage dusuédois avec des cassettes. Holger 2fit les trois premières leçons avecelle au milieu des oreillers sur lacaisse, dans l’entrepôt.

« Bonjour. Comment ça va ?

« Bonjour. Comment ça va ?Comment te portes-tu ? Je vais bien,disait la voix enregistrée.

— Moi aussi », répondaitNombeko, qui apprenait vite.

Plus tard dans l’après-midi,Nombeko sentit que le moment étaitvenu de s’attaquer à Holger 1. Ellealla le trouver et ne tourna pasautour du pot :

— Il paraît que tu es unrépublicain convaincu ?

En effet, lui confirma Holger 1.Tout le monde devrait l’être. La

monarchie est une perversion.Hélas, il était désespérément à courtd’idées.

Nombeko lui répondit qu’unerépublique aussi pouvait avoir sesinconvénients, la sud-africaine parexemple, mais bon. Elle était làpour essayer de l’aider. Le teniréloigné de la bombe, voilà l’aidequ’elle avait en tête, mais elle laissatoute latitude à son interlocuteurpour interpréter ses propos.

— Ce serait vraiment super-gentilde la part de mademoiselleNombeko.

Conformément au plan dont elleavait tracé les grandes lignes, ellepria Holger de lui raconter dansquelle direction avait évolué sapensée républicaine depuis que leroi avait écrasé son père, quelquesmois plus tôt.

— Pas le roi ! Lénine, la corrigeaHolger 1, qui reconnut qu’il n’étaitpas aussi futé que son frère, maisqu’il avait quand même une idée àlui soumettre.

Il s’agissait d’enlever le roi à l’aided’un hélicoptère en se débarrassantde ses gardes du corps, puis de

l’emmener à un endroit quelconqueet de le pousser à abdiquer.

Nombeko considéra Numéro unavec attention. Etait-ce le fruit deses réflexions ?

— Oui. Qu’en pense mademoiselleNombeko ?

L’opinion de Nombeko n’était pasexprimable. Elle se contenta dedéclarer :

— Ce plan n’est peut-être pas toutà fait abouti, si ?

— Comment ça ?

— Eh bien, par exemple, oùpensais-tu te procurer unhélicoptère ? Qui le piloterait ? Oùinterviendrait l’enlèvement du roi ?Où l’emmènerais-tu ensuite ? Quelsarguments utiliserais-tu pour leconvaincre d’abdiquer ? Entreautres.

Holger 1 demeura silencieux etbaissa les yeux.

Il devint clair comme de l’eau deroche que Numéro un n’avait pasété favorisé au moment de larépartition des gènes intellectuels

entre les deux frères, mais Nombekon’exprima pas ce constat.

— Laisse-moi y réfléchir unesemaine ou deux. Bon, maintenant,je vais aller voir ton frère, histoirede changer.

— Merci beaucoup, réponditHolger 1, merci beaucoup.

Nombeko retourna auprès deHolger 2 et lui annonça qu’elle avaitétabli le dialogue avec son jumeauet qu’elle allait à présent réfléchir àla meilleure manière d’éloigner lespensées de Holger 1 d’une caisse au

contenu secret. Son plan consistait àl’amener à croire qu’il serapprochait d’un changement derégime, alors qu’en réalité ils’éloignait de la bombe.

Holger 2 acquiesça et lui réponditqu’il pressentait que touts’arrangerait pour le mieux.

11

Où l’on apprend commenttout s’arrange pour le mieux –

temporairement

Les Chinoises, qui avaient étéresponsables de la préparation desrepas à Pelindaba, se lassèrent vitedu boudin, de la saucisse et duknäckebröd. Elles ouvrirent donc unrestaurant pour elles-mêmes et tousles résidents de Fredsgatan. Commeelles maîtrisaient vraiment l’artculinaire, Holger 2 finança avec joie

cette activité avec les bénéficesdégagés par la vente des oreillers.

A l’initiative de Nombeko, ilparvint également à amener lajeune colérique à accepter laresponsabilité de la livraison desoreillers. Ce ne fut que lorsque lasusnommée comprit qu’elle seraitobligée de conduire illégalement unvéhicule aux fausses plaquesd’immatriculation qu’elle fut assezintéressée pour l’écouter.

Il y avait en effet une raison detrois mégatonnes pour que la jeunecolérique – même si elle n’en était

pas consciente – n’attire pas lapolice à Fredsgatan. Les plaquesd’immatriculation du camion étaientde toute façon déjà volées et iln’était donc pas possible de relier levéhicule à Gnesta. Mais bon, lechauffeur aurait dix-sept ans et neposséderait par le permis deconduire. Elle reçut commeinstruction de ne rien dire du tout,et surtout pas son nom, dansl’éventualité où elle serait soumise àun contrôle.

La jeune colérique ne pensait pasêtre capable de se taire devant les

forces de l’ordre, car elle en pensaitbien trop de mal. Holger 2 suggéradonc qu’elle chante à la place. Decette manière, elle les irriterait auplus haut point sans rien révéler decompromettant. Au bout du compte,Holger 2 et la jeune colérique semirent d’accord pour que, en casd’arrestation, elle déclare s’appelerEdith Piaf, ait l’air un peu timbrée(Holger estimait que c’était à saportée) et entonne Non, je neregrette rien. Rien d’autre jusqu’à cequ’elle ait droit à un coup de fil. Ellelui téléphonerait, la conversation se

limiterait à la même mélodie.Holger comprendrait.

Holger 2 laissa la jeune Célestinecroire qu’il viendrait immédiatementà sa rescousse, alors qu’il avait enréalité l’intention d’en profiter pourfaire disparaître la bombe del’entrepôt pendant qu’elle nerisquerait pas de le surprendre.

— Bon Dieu, ce que ça va être coolde se payer la tête des flics ! Je haisles fascistes, déclara-t-elle, avant dejurer d’apprendre par cœur lesparoles de ce classique de lachanson française.

Elle paraissait si enthousiaste queHolger 2 fut obligé de soulignerqu’une arrestation n’était pas un buten soi. Au contraire, la premièremission de la livreuse d’oreillersétait de ne pas finir au trou.

La jeune colérique acquiesça, bienmoins réjouie.

Avait-elle compris ?

— Oui, bordel. J’ai compris.

En parallèle, Nombeko réussit, au-delà de toutes ses ambitions, àdétourner l’esprit de Holger 1 de lacaisse dans l’entrepôt. Son idée :

faire diversion en l’envoyant sur lesbancs de l’école passer son certificatde pilote d’hélicoptère. Elle nevoyait aucun risque à l’encouragerensuite à mettre son projet àexécution, puisque ses chances d’yparvenir n’étaient même pasquantifiables.

L’obtention du certificat prenaitau moins un an à un élève normal,soit environ quatre pour Holger 1.Ce répit devrait en théorielargement suffire à Nombeko et àHolger 2 pour s’occuper de labombe.

En étudiant le programme descours d’un peu plus près, Nombekos’aperçut que l’apprenti pilote auraità étudier les systèmes aériens, lesmesures de sécurité de vol, lesspécificités techniques, lespréparations de vol, lamétéorologie, la navigation, lesprocédures opérationnelles de vol etl’aérodynamique. Huit matières queHolger 1 serait incapabled’assimiler. Pire, il se lasserait sansdoute en quelques mois, s’il ne sefaisait pas éjecter de l’école avant.

Nombeko réfléchit et sollicita

Nombeko réfléchit et sollicital’aide de son jumeau. Ils passèrentplusieurs jours à éplucher les petitesannonces avant de trouver un jobqui puisse faire l’affaire.

Il ne restait ensuite qu’à procéderà un petit maquillage, ou «falsification de CV ». Il s’agissait deprésenter le frèrefondamentalement dénué dequalifications comme quelqu’und’autre.

Numéro deux présenta, découpa etcolla selon les instructions deNombeko. Lorsqu’elle fut satisfaite,

elle le remercia de son aide, prit lerésultat sous son bras et alla voirHolger 1.

— Et si tu trouvais du travail ? luilança-t-elle.

— Oh là là, répondit Holger 1.

Nombeko n’avait pas n’importequel travail en tête. Elle lui expliquaque Helicotaxi SA à Brommacherchait un homme à tout fairepour gérer, entre autres, l’accueildes clients. S’il obtenait ce poste, ilpourrait établir des contacts et

acquérir une connaissance dufonctionnement des appareils.

— Le jour venu, tu seras prêt, dit-elle, sans en croire un mot.

— Génial ! jugea Holger 1.

Et comment Mlle Nombekopensait-elle qu’il parviendrait àdécrocher cet emploi ?

Eh bien, la bibliothèque de Gnestavenait de faire l’acquisition d’unenouvelle photocopieuse qui réalisaitdes documents couleur de toutebeauté.

Elle lui montra ensuite la

Elle lui montra ensuite lacandidature et les excellentesrecommandations. Cela avaitnécessité quelques bidouillages etdétournements de pages despublications de la haute écoletechnique royale de Stockholm, laKTH, mais le résultat final étaitimpressionnant.

— La haute école technique royale? s’offusqua Holger 1.

Nombeko fit mine de n’avoir rienentendu.

— Tu as achevé ton cursus à la

— Tu as achevé ton cursus à laKTH, section machinerie. Tu esingénieur et tu en sais un sacrérayon sur les appareilsaéronautiques en général.

— Vraiment ?

— Tu as été assistant de volpendant quatre ans à l’aéroport deSturup, dans la banlieue de Malmö,et tu as travaillé quatre ans en tantque réceptionniste chez Taxi Scanie.

— Mais je n’ai pas… commençaNuméro un.

Nombeko l’interrompit.

— Postule maintenant, lui intima-t-elle. Ne réfléchis pas, postule.

Ce qu’il fit. Il obtint bel et bien leposte.

Holger était satisfait. Il n’avaitpas kidnappé le roi avec unhélicoptère, il n’avait toujours nicertificat de pilotage, ni appareil, niidée, mais il travaillait à proximitéd’un hélicoptère (ou plutôt trois), ilapprenait, les pilotes lui donnaientparfois des leçons gratuites et ils’accrochait (conformément au plande Nombeko) à l’utopie de sa vie.

Parallèlement à son entrée dans lavie active, il emménagea dans unstudio spacieux à Blackeberg, àquelques encablures de Bromma. Lefrère limité était efficacementéloigné de la bombe pour un temps.L’idéal aurait été que sa petite amieencore plus simplette le suive, maiselle avait abandonné la questionénergétique (toutes les formesd’énergie connues étaientmauvaises) pour se consacrer à laproblématique de la libération de lafemme. Cela impliquait qu’unejeune femme de dix-sept ans pouvait

conduire un camion et porterplusieurs oreillers en même temps,comme n’importe quel homme. Elleétait donc restée au chantier dedémolition pour se livrer à sa formed’esclavage. Le couple detourtereaux naviguait entre leursdeux logements.

L’état du potier américainsemblait également évoluer dans lebon sens. Nombeko avait remarquéqu’il paraissait de moins en moinstendu à chaque rencontre. Avoir

quelqu’un à qui parler de la menacereprésentée par la CIA lui faisait dubien. Nombeko lui rendait volontiersce service, car elle trouvait sesdélires aussi intéressants que lesrécits des exploits de Thabo enAfrique. Selon le potier, les servicessecrets américains étaient présents àpeu près partout. Nombeko fut ainsiinformée que les nouvelles boîtes devitesses équipant les taxis du paysétaient produites à San Francisco.Le potier estimait qu’il n’était pasnécessaire d’en dire davantage.Cependant, quelques appels passés

depuis une cabine lui avaient apprisqu’au moins une compagnie avaitrefusé de se mettre à la solde desservices secrets américains.Borlänge Taxi conservait desvéhicules à boîte manuelle.

— Cela pourrait se révéler uneinformation utile, si mademoiselleNombeko doit un jour se rendrequelque part.

Comme Nombeko ignorait, unefois n’est pas coutume, où se situeBorlänge par rapport à Gnesta, lastupidité du propos du potier luiéchappa.

L’ancien déserteur du Vietnamétait profondément instablepsychologiquement parlant et sujetaux délires, mais il était égalementtrès doué lorsqu’il s’agissait de créerde la beauté à partir de blocs depierre ou de porcelaine émailléedans différentes nuances de jaunenapalm. Des objets qu’il vendait endirect. Chaque fois qu’il avait besoind’argent, il prenait le bus ou un taxide la compagnie de Borlänge jusqu’àun marché des environs. Jamais letrain, car il était de notoriétépublique que la CIA et les chemins

de fer publics étaient de mèche. Ilemportait deux valises lourdescomme du plomb, remplies de sescréations, qu’il écoulait en à peinequelques heures tant ses prix étaientridiculement bas. Lorsque lacompagnie Borlänge Taxi étaitimpliquée, la vente s’effectuait àperte, car le trajet de deux centvingt kilomètres n’était pas gratuit.Le potier ne parvenait pas àcomprendre la différence entrechiffre d’affaires et bénéfice net, pasplus qu’il n’avait conscience de sonpropre talent.

Au bout d’un certain temps,Nombeko parla un suédois plusqu’acceptable avec les Holger etCélestine, le wu avec les filles etl’anglais avec le potier américain.Elle empruntait tant de livres à labibliothèque de Gnesta qu’elle dutdécliner, au nom de Célestine, unposte à la direction de la sociétélittéraire de Gnesta (SLG).

Pour le reste, elle s’efforçait defréquenter autant que possibleHolger 2, personne normale dans les

circonstances. Elle l’assistait pour lacomptabilité de la société etsuggérait des améliorationsstratégiques pour l’achat, la vente etla livraison. Holger 2 était contentde ce coup de main.

Ce ne fut pourtant qu’au début del’été 1988 qu’il comprit queNombeko savait compter. Vraimentcompter.

Cela se produisit un beau matin dejuin. Lorsqu’il arriva dans

l’entrepôt, Nombeko l’accueillit enlui disant :

— Quatre-vingt-quatre millequatre cent quatre-vingts.

— Bonjour à toi aussi, réponditHolger. De quoi parles-tu ?

Nombeko lui remit quatre feuilles.Pendant qu’il dormait, elle avaitmesuré le local puis le volume d’unoreiller, et en avait déduit lenombre exact d’oreillers en stock.

Le fait est que Holger avait pestécontre le décès prématuré del’ingénieur surmené, les empêchant

de procéder à un véritableinventaire.

Holger considéra la premièrefeuille et ne comprit rien. Nombekorépondit qu’il n’y avait riend’étrange à cela, car il fallait

considérer l’équation dans sonensemble.

— Regarde, dit-elle en changeantde page.

— Ombre E ? demanda Holger 2pour dire quelque chose.

— Oui, j’en ai profité pourmesurer le volume du grenier quandle soleil éclairait la façade.

Puis elle changea à nouveau defeuille.

— Qui est le bonhomme ? s’enquit

— Qui est le bonhomme ? s’enquitHolger 2, toujours à court derépartie.

— Le visage est un peu trop blanc,mais sinon, c’est assez ressemblant,si je peux me permettre. Depuis quel’ingénieur a eu l’obligeance de mefournir un passeport, je connais mataille. Il a donc suffi de mesurermon ombre et de la mettre enrelation avec celle du grenier. Lesoleil est en effet très bas dans cepays. A l’équateur, je ne saisvraiment pas comment j’aurais fait.Ou s’il était tombé des cordes.

Holger ne comprenait toujourspas.

— C’est extrêmement simple,reprit Nombeko avec patience ens’apprêtant à nouveau à changer depage.

— Non, ça ne l’est pas,l’interrompit Holger. Les oreillerssur la caisse sont-ils inclus ?

— Oui. Les quinze.

— Et celui de ton lit ?

— Celui-là, j’ai oublié de lecompter.

12

Où il est question d’amoursur une bombe atomique, et

d’une politique de prixdifférenciée

L’existence était compliquée pourHolger 2 et Nombeko. Toutefois, ilsn’étaient pas les seuls à faire face àune situation complexe à cetteépoque. Des pays et des chaînes detélévision du monde entier sedemandaient quelle attitude adopterà l’égard du concert organisé en

l’honneur de Nelson Mandela pourses soixante-dix ans, en juin 1988.Après tout, Mandela était unterroriste et aurait bien pu le rester,si seulement stars internationalesaprès stars internationales n’avaientpas manifesté leur volonté departiciper au concert programmé àWembley, dans une banlieue deLondres.

Pour beaucoup, la solutionconsista à couvrir l’événement sansen avoir l’air. On raconta, parexemple, que la chaîne américaineFox Television, qui retransmit le

concert en différé, avait d’abordexpurgé les chansons et discours detout contenu politique susceptible defroisser Coca-Cola, principalacheteur des plages publicitaires àl’heure de la retransmission.

Malgré tout, plus de six centsmillions de spectateurs, danssoixante-sept pays, virent le concert.Seul un pays passa complètementl’événement sous silence.

L’Afrique du Sud.

Lors des élections législatives enSuède, quelques mois plus tard, lessociaux-démocrates et IngvarCarlsson parvinrent à se maintenirau pouvoir.

Hélas.

Ce n’était pas que Holger 2 etNombeko eussent préféré l’arrivéed’un autre parti pour gouverner lepays, mais la conséquence dumaintien de Carlsson à son posteétait qu’il ne servait à rien d’appelerà nouveau la chancellerie. La bomberesta donc où elle était.

Le résultat le plus remarquable dece vote fut néanmoins l’entrée dutout nouveau parti écologiste auParlement. Ce qui passa inaperçu,ce fut le bulletin nul qu’obtintl’inexistant parti « Bousillez toutecette merde » – celui d’une jeunefille de Gnesta, qui venait de fêterses dix-huit ans.

Le 17 novembre 1988, Nombekoavait rejoint le chantier dedémolition depuis exactement unan. Pour fêter cet anniversaire, elle

prépara un gâteau surprise qui futconsommé sur la caisse, dansl’entrepôt. Les trois Chinoisesarrivées pourtant le même jour nefurent pas invitées. Il n’y avait queNombeko et Holger. Il l’avait vouluainsi. Elle aussi.

Holger était vraiment mignon etelle lui planta un baiser sur la joue.

Toute sa vie, Holger 2 avait rêvéd’exister. Il se languissait d’une vienormale, avec femme, enfants et untravail honnête, n’importe quoi, dumoment que cela n’ait rien à voir

avec des oreillers. Ou la maisonroyale.

Parents-enfants… ça, ce seraitquelque chose. Lui qui n’avaitjamais eu d’enfance. Lorsque sescamarades accrochaient des postersde Batman et du Joker dans leurchambre, Holger, lui, contemplait leportrait d’un président finlandais.

Serait-il possible de trouver unefemme qui deviendrait la mèreéventuelle d’un éventuel enfantdans une hypothétique famille ?Une femme qui puisse se contenterdu fait que son mari existerait pour

elle et leurs enfants, mais pas pourle reste de la société ? Et que lafamille vivrait sur un chantier dedémolition pour cette raison précise? Et que le jeu le plus accessibleserait une bataille d’oreillers autourd’une bombe atomique ?

Non, ça ne marcheraitévidemment pas.

Seule la marche du temps nes’arrêterait pas.

A mesure que les moiss’écoulaient, Holger 2 avaitprogressivement pris conscience que

Nombeko… existait, d’une certainemanière, aussi peu que lui. De plus,elle était tout aussi impliquée dansle problème de la bombe. Et puis,elle était vraiment… merveilleuse.

Ensuite, il y avait eu ce baiser surla joue.

Holger se décida. Nombeko n’étaitpas seulement celle qu’il voulait plusque toute autre, mais également laseule accessible. Si dans cescirconstances il ne tentait pas sachance, il était vraiment minable.

— Dis, Nombeko… commença-t-il.

— Oui, mon cher Holger.

Cher ? Il y avait de l’espoir !

— Si je… Si je pensais à merapprocher un peu…

— Oui ?

— Sortirais-tu tes ciseaux ?

Nombeko lui répondit que sesciseaux étaient dans un tiroir à lacuisine et que pour l’heure ils n’enbougeraient pas. En réalité, ajouta-t-elle, il y avait longtemps qu’elleespérait une tentative derapprochement de sa part. Ils

allaient tous les deux avoir vingt-huit ans et Nombeko lui avouaqu’elle n’avait jamais fait l’amouravec un homme. Elle avait étéenfermée onze ans, entouréed’hommes presque tous rebutants etappartenant à une communautéraciale qui lui était interdite. Parchance, ce qui était interdit là-basne l’était pas ici. Par ailleurs, il yavait un moment que Nombekosavait que Holger était l’exactcontraire de son frère. Alors, s’ilvoulait… Elle voulait aussi.

Holger n’arrivait presque plus à

Holger n’arrivait presque plus àrespirer. Qu’il était l’exact contrairede son frère était le plus beaucompliment qu’on lui ait jamais fait.Il lui précisa que lui non plus n’avaitpas d’expérience de… ça. Il n’yavait pour ainsi dire pas eu… Il yavait eu ce problème avec sonpère… Nombeko pensait-ellevraiment…

— Tu ne pourrais pas te taire etjuste te rapprocher ? lui proposaNombeko.

Bien sûr, celui qui n’existe pas esttout indiqué pour s’unir avec une

personne qui n’existe pas, elle nonplus. Nombeko s’était enfuie ducamp de réfugiés d’Upplands Väsbyquelques jours à peine après sonarrivée et avait depuis disparu de lasurface de la Terre. Depuis un an, lamention « déclarée disparue » étaitinscrite en marge devant son nomdans un registre suédois.

De son côté, Holger n’avait encoreeffectué aucune démarcheconcernant sa non-existenceprolongée. L’affaire était tellementdélicate, et son intérêt pourNombeko n’avait pas arrangé les

choses. Si les autoritéscommençaient à enquêter sur sapersonne dans le but de valider sonhistoire, n’importe quoi pouvaitarriver, y compris qu’ellesdécouvrent Nombeko et la bombe.Dans ce cas, il risquait de perdre lebonheur familial qu’il n’avait pasencore trouvé.

Dans ce contexte, on peut jugerHolger et Nombeko inconséquentslorsqu’ils décidèrent que si un enfantétait conçu, tant mieux. Lorsque celane se produisit pas, ils se mirent à ledésirer.

Nombeko aurait aimé avoir unefille, qui n’aurait pas à porter destonneaux de merde dès l’âge de cinqans, ni à vivre avec une maman queles solvants auraient maintenue envie avant de la tuer. Pour Holger, lesexe du bébé n’avait pasd’importance. Ce qui comptait étaitque l’enfant puisse grandir sanslavage de cerveau.

— Une fille qui ait le droit depenser ce qu’elle veut du roi, ensomme ? résuma Nombeko en serapprochant de son Holger aumilieu des oreillers sur la caisse.

— Avec un père qui n’existe pas etune mère en cavale. Bon début dansla vie, ajouta Holger.

Nombeko se rapprocha encoredavantage.

— Encore ? s’enquit Holger.

Oui, merci.

Sur la caisse ? Cela l’inquiétait,jusqu’à ce que Nombeko lui eûtassuré que la bombe n’exploseraitpas, quel que soit le nombre de foisoù ils se rapprocheraient.

Les talents culinaires desChinoises sortaient vraiment del’ordinaire, mais le restaurant dansle séjour de l’appartement duquatrième étage était rarementcomplet. Holger 1 travaillait àBromma. Célestine était souvent desortie pour livrer des oreillers. Lepotier américain restait dans satanière et mangeait des conservespour ne pas s’exposer à des risquesinutiles (il était le seul àcomprendre la nature des risques enquestion). Lors de certainesoccasions, il arrivait également que

Holger 2 et Nombeko préfèrent serendre dans un établissement aucentre de Gnesta pour un dînerromantique en tête à tête.

Si l’expression « faire du feu pourles corneilles » n’avait pas été uneexpression spécifique au wu, elleaurait assez bien résumé ce que lessœurs avaient l’impression de vivre.En outre, leur travail n’était pasrémunéré et elles ne serapprochaient nullement de leuroncle en Suisse.

Dans leur naïveté, les Chinoisesdécidèrent donc d’ouvrir un vrai

restaurant. Le fait que le seulrestaurant chinois de Gnesta soitdirigé par un Suédois, avec deuxemployés thaïlandais en cuisine, lesconforta dans cette idée. Laisser desThaïlandais préparer des platschinois aurait dû être puni par laloi, estimaient les filles. Ellesannoncèrent donc dans le journallocal que l’établissement le PetitPékin venait d’ouvrir ses portes surFredsgatan.

— Regarde ce que nous avons fait,déclarèrent-elles fièrement à Holgeren lui montrant l’annonce.

Quand Holger se fut remis duchoc, il leur expliqua qu’ellesvenaient d’ouvrir un établissementnon autorisé sur un chantier dedémolition où elles n’étaient pascensées vivre, dans un pays où ellesn’avaient pas le droit de séjourner.Elles étaient par ailleurs sur le pointd’enfreindre au moins huit desdispositions les plus sévères de larépression des fraudes.

Les filles le considérèrent commeune bête curieuse. Pourquoi lesautorités auraient-elles eu un point

de vue sur la manière dont onpréparait ses repas ?

— Bienvenue en Suède, leurrépondit Holger, qui connaissaitbien ce pays qui ne le connaissaitpas.

Par chance, l’annonce avait étéimprimée en petits caractères et desurcroît en anglais. La seulepersonne qui se présenta donc fut ladirectrice générale des services de lacommune, non pas pour manger,mais pour fermer ce qui venaitapparemment d’ouvrir.

Holger 2 se porta à sa rencontre àla grille et l’apaisa en lui affirmantque l’annonce était une blague depotache. On ne servait évidemmentpas de repas sur le chantier dedémolition et personne n’y vivait.On y entreposait des oreillers avantde les distribuer, rien d’autre.

D’ailleurs, la DGS serait-elleintéressée par l’achat de deux centsoreillers ? Cela paraissait peut-êtrebeaucoup pour son service, mais ilsétaient conditionnés par lots et onne pouvait envisager une plus petitequantité.

Non, la municipalité ne voulaitpas d’oreillers. Les employés de lacommune de Gnesta mettaient unpoint d’honneur à rester éveillés surleur lieu de travail et, comme ilpouvait le constater également,après aussi. Elle se contentatoutefois de son explication sur lablague de potache et tourna lestalons pour rentrer chez elle.

Le danger immédiat était écarté,mais Holger 2 et Nombekocomprirent qu’ils devaient occuper

les Chinoises, qui étaient à présentimpatientes de se lancer dansl’étape suivante de leur vie.

— Nous avons déjà utilisé lastratégie de la diversion, déclaraHolger en songeant à l’emploi deson jumeau et à la joie de sa petiteamie de pouvoir conduire un camionen toute illégalité. Pourrions-nousl’utiliser à nouveau ?

— Laisse-moi y réfléchir, réponditNombeko.

Le lendemain, elle alla voir lepotier américain pour bavarder un

moment. Ce matin-là, elle dutécouter le laïus d’un hommepersuadé que toutes lesconversations téléphoniques passéesen Suède étaient enregistrées etanalysées par un étage completd’employés de la CIA, depuis leursiège de Virginie.

— L’étage doit être vaste,commenta Nombeko.

Tandis que le potier développaitsa pensée au-delà de toute mesureraisonnable, celles de Nombekorestaient occupées par les filles. Quepouvaient-elles faire, à présent que

l’option restauration était exclue ?Quel talent possédaient-elles ?

Empoisonner des chiens, pourcommencer. Elles étaient d’ailleursun peu trop douées en la matière.Nombeko ne voyait aucun débouchéfinancier possible pour ce talent àGnesta. Ensuite, elles étaientcapables de produire des oies de ladynastie Han. Ah, cela méritaitd’être creusé. Il y avait une poteriede l’autre côté de la rue. Ainsi qu’unpotier américain. Serait-il possiblede l’associer aux Chinoises ?

Une idée commença à germer.

— Réunion cet après-midi, à 15heures, déclara-t-elle au moment oùl’Américain concluait sonraisonnement relatif aux écoutes.

— A quel sujet ? s’étonna-t-il.

— 15 heures, répéta-t-elle.

Pile à l’heure convenue, Nombekose présenta à nouveau chez le potierau psychisme précaire,accompagnée de trois filleschinoises sud-africaines.

— Qui est-ce ? demanda le potier

— Qui est-ce ? demanda le potierà travers la porte.

— Le Mossad, répondit Nombeko.

L’Américain n’avait aucunhumour, mais il reconnut sa voix etouvrit. Le potier et les filles nes’étaient presque jamais croisés,étant donné que le premier préféraitmanger des conserves matin, midi etsoir plutôt que les délices desChinoises. Afin que leurs relationsdémarrent du meilleur pied possible,Nombeko expliqua au potier que lesfilles appartenaient à une minoritéde Cao Bằng, au nord du Vietnam,

où elles se consacraientpacifiquement à la culture del’opium, jusqu’à ce que lesAméricains les en chassent.

— Je suis vraiment désolé, déclaral’Américain, qui parut gober cemensonge.

Nombeko laissa la parole àl’aînée, qui lui expliqua qu’à uneépoque elles étaient très douéespour fabriquer des poteries vieillesde deux mille ans, mais que leurdesigner en chef était restée enAfrique du Sud.

— En Afrique du Sud ? s’étonna lepotier.

— Au Vietnam, se corrigea l’aînéeen se hâtant de poursuivre.

Si M. le potier pouvait envisagerde leur donner accès à l’atelier et sechargeait de réaliser les pièces, lesfilles le tuyauteraient surl’apparence requise. Ellesconnaissaient tout des méthodes definition du travail de l’argile afinque le produit ait l’air d’uneauthentique oie de la dynastie Han.

D’accord. Jusque-là, le potier était

D’accord. Jusque-là, le potier étaitd’accord. En revanche, la discussionsur le prix fut houleuse. L’Américainestimait que trente-neuf couronnessuédoises étaient le tarif approprié,tandis que les filles penchaientplutôt pour trente-neuf mille.Dollars.

Nombeko aurait préféré ne pass’en mêler, mais elle finit parsuggérer :

— Vous pourriez peut-être couperla poire en deux ?

Contre toute attente, lacollaboration fonctionna.L’Américain apprit rapidementl’apparence requise pour les oies etil devint par ailleurs si doué pourréaliser des chevaux de la dynastieHan qu’il fallut casser une oreille àchaque exemplaire pour leur donnerun air plus authentique.

Les oies et chevaux achevésétaient enterrés derrière la poterie,puis les filles les arrosaientd’excréments de poules et d’urinepour que les pièces vieillissent dedeux mille ans en trois semaines.

Pour les prix, le groupe s’étaitaccordé sur deux séries. Une àtrente-neuf couronnes, qui seraitvendue sur les marchés suédois, etune seconde à trente-neuf milledollars avec certificat d’authenticitéconfectionné par l’aînée, comme lelui avait appris sa mère, qui tenaitcette astuce de son frère, le maîtredes maîtres, Cheng Tāo.

Les premières ventes furentinespérées. Le premier mois, lesfilles et le potier trouvèrent desacheteurs pour dix-neuf pièces. Dix-huit d’entre elles sur le marché de

Kivik et une chez Bukowskis, la trèsréputée salle des ventes.

Cependant, écouler des pièces viala société des antiquaires deStockholm n’était pas sans poserproblème si on ne voulait pas seretrouver derrière les barreaux,comme les filles et Nombeko enavaient déjà fait l’expérience. Lapetite équipe s’arrangea donc, parle biais de l’association chinoise deStockholm, pour dénicher unjardinier à la retraite. Après trenteannées passées en Suède, il était surle point de rentrer à Shenzhen.

Moyennant une commission de dixpour cent, il accepta d’être levendeur officiel pour les sociétésd’enchères. Même si les certificatsd’authenticité de l’aînée étaientconvaincants, le risque que lasupercherie soit découverte n’étaitpas exclu. Dans ce cas, le bras longde la justice aurait du mal à arriverjusqu’à Shenzhen, une ville quicomptait onze millions d’habitants –un environnement rêvé pour toutChinois ayant de bonnes raisons devouloir échapper à la policesuédoise.

Nombeko s’occupait de lacomptabilité et appartenait aucomité de direction très officieux decette société officieuse.

— Tout compris, au cours dupremier mois comptable, les ventessur les marchés ont rapporté septcent deux couronnes et celle auxenchères deux cent soixante-treizemille, moins les commissions. Lescharges se sont limitées à six centcinquante couronnes pour effectuerles allers-retours au marché deKivik.

La rentabilité du potier pour le

La rentabilité du potier pour lepremier mois s’élevait donc àcinquante-deux couronnes nettes.Même lui comprit que l’une desfilières commerciales était plusfructueuse que l’autre. D’un autrecôté, Bukowskis ne pouvait pas êtreutilisé trop souvent. Si une oie de ladynastie Han faisait surface dès quela précédente avait été adjugée, lasociété d’enchères ne tarderait pas ànourrir des soupçons, quelle que soitla qualité du certificatd’authenticité. Il fallait se limiter àune offre par an. Et uniquement si

un nouveau prête-nom sur le pointde rentrer en Chine était disponible.

Les filles et l’Américain investirentune partie des bénéfices du premiermois pour acquérir une fourgonnetted’occasion en bon état, puis ilsadaptèrent le prix « marché » àquatre-vingt-dix-neuf couronnes. Lepotier refusa d’aller au-delà. Enrevanche, il ajouta sa collectionpersonnelle « Saigon jaune napalm» au catalogue de l’entreprise. Latotalité de leurs activités leurrapportait dix mille couronnes parmois, en attendant que Bukowskis

soit prêt à accueillir une nouvellepièce. Cela suffisait amplement àtoute l’équipe. Il faut dire qu’ilsétaient logés à peu de frais.

13

Où il est question deretrouvailles chaleureuses etde celui qui donne vie à son

surnom

Il restait encore un certain tempsavant que ne survienne la dernièreheure de l’un des résidents deFredsgatan.

Holger 1 se plaisait à HelicotaxiSA. Il s’acquittait admirablement desa mission, à savoir l’accueiltéléphonique et la préparation du

café. De surcroît, il avait de temps àautre droit à un entraînement dansl’un des trois hélicoptères ets’imaginait chaque fois qu’il serapprochait de l’enlèvement du roi.

Dans le même temps, sa copinejeune et colérique sillonnait la Suèdedans un camion aux plaques voléeset alimentait sa bonne humeur àl’espoir de subir un jour un contrôleroutier.

Les trois Chinoises et l’Américainse déplaçaient de marché en marchépour y vendre des pièces antiquesau prix de quatre-vingt-dix-neuf

couronnes. Au début, Nombeko lesaccompagnait pour surveiller leprocessus, mais lorsqu’elle futrassurée sur le comportement de sesouailles, elle resta de plus en plussouvent à la maison. Encomplément des ventes sur lesmarchés, Bukowskis écopait environune fois par an d’une nouvelle piècede la dynastie Han, qui se vendaittoujours avec autant de facilité.

Le projet des filles était de remplirla fourgonnette de poteries et derejoindre leur oncle en Suisse, lejour où elles auraient économisé un

peu d’argent. Ou beaucoup. Ellesn’étaient plus pressées. Ce pays(quel que soit son nom) était quandmême juteux et plaisant.

Le potier s’investissait aux côtésdes filles et avait réduit ses déliressporadiques. Par exemple, une foispar mois, il inspectait l’atelier defabrication en quête de microscachés. Il n’en trouvait pas. Aucun.Jamais. Bizarre.

Lors des élections de 1991, le parti« Bousillez toute cette merde » obtintà nouveau une voix, invalidée. LaSuède changea de Premier ministre

et Holger 2 avait enfin une raisond’appeler l’élu pour lui offrir unobjet dont il ne voulait sans doutepas, mais qu’il devrait quand mêmerecevoir. Malheureusement, CarlBildt n’eut jamais la chanced’accepter ou de décliner, car sondirecteur de cabinet avait la mêmevision que son prédécesseur quantaux appels à transmettre ou non.Lorsque Holger fit une nouvelletentative avec le même roi quequatre ans plus tôt, le mêmesecrétaire de cour lui offrit la même

réponse. Sur un ton encore plushautain, lui sembla-t-il.

Nombeko comprenait la volontéde Holger 2 de ne transmettre labombe qu’au Premier ministre et àpersonne d’autre. A l’exception duroi, au cas où son chemin croiseraitle leur.

Mais au bout de quatre ans et unchangement de gouvernement, ellecomprit qu’il fallait être quelqu’unpour accéder au Premier ministre

sans que l’alerte générale soitdonnée. Si possible, le présidentd’un autre pays ou le patron d’uneentreprise de trente ou quarantemille employés.

Ou un artiste. Plus tôt, cetteannée-là, une Suédoise du nom deCarola avait interprété un texte ausujet d’un ouragan et avait ainsigagné un concours de chantretransmis à la télé dans le mondeentier. Nombeko ignorait si elleavait rencontré le Premier ministrepar la suite, mais il lui avait en toutcas envoyé un télégramme.

Ou une star du sport. Ce BjörnBorg pouvait sans doute obtenir uneaudience quand bon lui semblait, àl’époque de sa réussite sportive.Peut-être même encore aujourd’hui.

Il s’agissait d’être quelqu’un. C’est-à-dire exactement ce que Holger 2n’était pas. Et elle, Nombeko, étaiten situation irrégulière.

Néanmoins, depuis quatre ans,elle n’était plus enfermée derrièreune clôture électrique, et elle tenaitvraiment à ce que cela continue.Elle parvenait donc à s’accommoderdu fait de la bombe reste encore

dans l’entrepôt un moment, pendantqu’elle dévorait un rayonnage de labibliothèque locale par semaine.

Au fil du temps, Holger 2 avaitdéveloppé son activité de grossiste,elle incluait à présent les serviettesde toilette et les savonnettesdestinées aux hôtels.

Les oreillers, les serviettes et lessavonnettes n’étaient pas vraimentce qu’il avait imaginé dans sajeunesse, quand il rêvait des’éloigner de son père, mais il fallaits’en contenter.

Au début de l’année 1993, lecontentement gagna la Maison-Blanche comme le Kremlin. LesEtats-Unis et la Russie venaient defranchir une étape supplémentairedans leur collaboration pourinstaurer un contrôle commun deleurs arsenaux nucléaires respectifs.Et dans le cadre des accords Start II,on avait planifié de nouveauxdémantèlements.

George Bush et Boris Eltsineconsidéraient tous les deux que la

Terre était désormais un endroitplus sûr.

Ni l’un ni l’autre ne s’étaientjamais rendus à Gnesta.

Le même été, les perspectives demaintien d’une activité lucrative enSuède se dégradèrent pour lesChinoises. Cela commença quand unmarchand d’art de Söderköpings’aperçut qu’on vendaitd’authentiques oies de la dynastieHan sur tous les marchés du pays. Ilen acheta douze exemplaires et lesapporta chez Bukowskis àStockholm. Il en voulait deux cent

vingt-cinq mille couronnes pièce.Elles lui valurent les menottes etune cellule. Douze oies de ladynastie Han en plus des cinq autresvendues en cinq ans, ce n’était pascrédible.

Les journaux révélèrent latentative d’escroquerie. Nombeko lutles articles et expliquaimmédiatement aux filles ce quis’était produit. Dorénavant, elles nedevaient en aucun cas approcherBukowskis avec ou sans prête-nom.

— Pourquoi ça ? s’étonna lacadette, incapable de percevoir le

moindre danger.

Nombeko répondit que celle qui necomprenait pas à ce stade necomprendrait pas mieux avec desexplications supplémentaires. Lessœurs devaient obtempérer, pointbarre.

Les filles saisirent alors qu’il leurfallait mettre un terme à leurentreprise actuelle. Elles avaientdéjà réuni pas mal d’argent et ellesn’en gagneraient pas beaucoup plusavec la politique tarifaire du potieraméricain.

Elles préférèrent donc remplir lafourgonnette de deux cent soixantepièces de poterie flambant neuvesd’avant Jésus-Christ, étreindreNombeko une dernière fois, puispartir pour la Suisse afin d’yrejoindre leur oncle Cheng Tāo etson activité d’antiquaire. Les piècesqu’elles emportaient seraientvendues quarante-neuf mille dollarspour les oies et soixante-dix-neufmille pour les chevaux. Par ailleurs,une poignée d’objets tellement ratésqu’ils pouvaient être considéréscomme des raretés virent leur valeur

fixée entre cent soixante et troiscent mille dollars. Le tout pendantque le potier américain se remettaità voyager de marché en marchépour y vendre ses propresexemplaires de la mêmemarchandise à trente-neufcouronnes pièces, heureux de neplus avoir à faire de compromis surles prix.

Lorsqu’elles s’étaient séparées,Nombeko avait dit aux filles que lesprix qu’elles avaient établis étaientraisonnables étant donnél’ancienneté et la beauté des pièces,

pour un œil non entraîné.Cependant, comme les Suissesn’étaient pas aussi faciles à bernerque les Suédois, elle tenait à leurrecommander de ne pas bâcler lescertificats d’authenticité. Les filleslui avaient répondu qu’elle n’avaitpas à s’inquiéter. Comme tout lemonde, leur oncle avait ses côtésnégatifs, mais nul ne l’égalait dansl’art des vrais faux certificats, mêmes’il avait passé quatre ans derrièreles barreaux en Angleterre à causede ce commerce. La faute enrevenait à un saboteur de Londres,

dont les véritables certificatsd’authenticité étaient si minablesque ceux falsifiés de l’oncle avaientalors paru trop parfaits. Les finslimiers de Scotland Yard avaientmême envoyé le sagouin londonienen prison, convaincus que sescertificats originaux étaient descontrefaçons. Il leur avait fallu troismois pour s’apercevoir de leurméprise : les faux certificats n’enétaient pas, contrairement auxoriginaux de Cheng Tāo.

Cheng Tāo avait retenu la leçon.Il veillait désormais à ce que son

travail ne soit pas trop parfait.Comme les filles qui cassaient uneoreille aux chevaux Han pour enaccroître la valeur. Elles promirentà Nombeko que tout se passeraitbien.

— L’Angleterre ? demandaNombeko, essentiellement parcequ’elle n’était pas sûre que les fillesfassent la différence entre laGrande-Bretagne et la Suisse.

Ah, ça, c’était de l’histoireancienne. Durant son séjour enprison, leur tonton avait partagéune cellule avec un escroc suisse, qui

s’était tellement bien débrouillé qu’ilavait écopé d’une peine deux foisplus importante que leur oncle. Parconséquent, le Suisse n’avait pasbesoin de son identité avant unmoment et l’avait donc prêté à leuroncle, peut-être sans que celui-ci luien ait demandé l’autorisation aupréalable. Tonton Cheng employaittoujours cette stratégie lorsqu’ilempruntait quelque chose. Le jouroù il avait été libéré, des policiersl’attendaient devant la prison. Ilsavaient pensé le renvoyer auLiberia, puisque c’était là qu’il se

trouvait avant de gagnerl’Angleterre, mais il était apparuque le Chinois n’était pas africainmais suisse. Ils l’avaient doncexpédié à Bâle à la place. Ou àBonn. Peut-être à Berlin. En toutcas, c’était bien en Suisse.

— Au revoir, chère Nombeko,déclarèrent les filles dans le peud’isiXhosa qu’elles n’avaient pasoublié.

— 祝你好运 ! lança Nombeko versla fourgonnette. Bonne chance !

En regardant les filles s’éloigner,

En regardant les filles s’éloigner,elle consacra quelques secondes àcalculer les probabilités que troisclandestines chinoises, ne sachantpas faire la différence entre Bâle etBerlin, s’en sortent en Europe à bordd’une vieille camionnette ; qu’ellestrouvent la Suisse ; parviennent à yentrer et dénichent leur oncle. Letout sans se faire pincer.

Comme Nombeko ne revit plusjamais les trois sœurs, elle ne sutjamais qu’elles avaient décidé detraverser l’Europe en ligne droitejusqu’à ce qu’elles trouvent le pays

qu’elles cherchaient. Tout droit étaitla seule voie sensée, estimaient lesfilles, puisqu’il y avait partout despanneaux incompréhensibles.Nombeko n’apprit pas non plus quele véhicule immatriculé en Suèdefranchit sans encombre lesfrontières tout au long du trajet, ycompris celle entre l’Autriche et laSuisse. Nombeko n’apprit pas nonplus que la première chose quefirent les filles une fois sur le solhelvète fut de se rendre dans lerestaurant chinois le plus prochepour demander à son propriétaire

si, par hasard, il ne connaîtrait pasM. Cheng Tāo. Ce n’était pas le cas,mais il connaissait quelqu’un qui leconnaissait peut-être, quiconnaissait quelqu’un qui leur révélaqu’il avait un frère qui avait peut-être un locataire de ce nom. Lesfilles localisèrent bel et bien leuroncle dans un faubourg de Bâle. Lesretrouvailles furent chaleureuses.

Tout cela, Nombeko ne le sutjamais.

A Fredsgatan, Holger 2 et

A Fredsgatan, Holger 2 etNombeko étaient devenusinséparables. Cette dernière notaitque la seule présence de son Holgersuffisait à la rendre heureuse,Holger, de son côté, éprouvait unefierté infinie chaque fois qu’elleouvrait la bouche. Elle était lapersonne la plus intelligente qu’ilconnaisse. Et la plus belle.

Ils avaient toujours de grandesambitions au milieu des oreillersdans l’entrepôt : ils réunissaientleurs efforts pour avoir un enfant.Malgré les complications qu’une

grossesse entraînerait, la frustrationdes parents s’accrut quand leursefforts restèrent vains. Ils avaient lesentiment qu’un bébé pourrait lessortir de leur enlisement.

L’étape suivante fut de considérerque c’était la faute de la bombe. S’ilspouvaient s’en débarrasser, ilsconcevraient sans doute un enfantsur-le-champ. Intellectuellement, ilssavaient que le lien entre unebombe atomique et la conceptiond’un enfant est difficile à établir,mais ils réagissaient de plus en plusde manière épidermique, et de

moins en moins avec bon sens. Parexemple, une fois par semaine, ilstransféraient leurs activitésérotiques dans l’atelier de poterie.Nouveaux lieux, nouvellespossibilités. Ou pas.

Nombeko avait toujours vingt-huitdiamants bruts dans la doublure dela veste qu’elle n’utilisait plus. Aprèssa première tentative ratée, ellen’avait pas voulu exposer le groupeaux risques que cela impliquerait devoyager pour les vendre.Cependant, elle recommençait àcaresser cette idée. Car si son Holger

et elle avaient beaucoup d’argent, illeur serait alors possible de trouverun nouvel angle d’attaque pourapprocher l’ennuyeux Premierministre. Dommage que la Suèdesoit un pays si désespérément dénuéde corruption. Sinon, il aurait étéfacile de parvenir à leur but àrenfort de pots-de-vin.

Holger acquiesça, l’air pensif.Cette dernière idée n’était peut-êtrepas si bête que ça. Il décida de latester sur-le-champ. Il chercha lenuméro du Parti modéré, appela,donna son prénom et déclara qu’il

envisageait de verser deux millionsde couronnes au parti, à conditionde pouvoir rencontrer leur leader(en l’occurrence le chef dugouvernement) en tête à tête.

La direction du parti se montraintéressée. Il serait sans doutepossible d’arranger une rencontreavec Carl Bildt pour peu que M.Holger leur dise d’abord qui il était,ce qu’il voulait, et leur donne sescoordonnées complètes, nom etadresse.

— Je préfère rester anonyme,tenta Holger.

On lui répondit que c’étaitpossible, mais qu’il fallait prendrecertaines mesures de sécurité pourprotéger le leader du parti, qui étaitégalement le chef du gouvernement.

Holger se hâta de réfléchir. Aprèstout, il pouvait prétendre être sonfrère, donner l’adresse deBlackeberg et dire qu’il travaillait àHelicotaxi SA à Bromma.

— Je pourrai alors rencontrer lePremier ministre ?

La direction ne pouvait le luipromettre, mais elle ferait de son

mieux.

— Alors, je vais donner deuxmillions pour le rencontrer… peut-être ?

C’était à peu près ça. M. Holgeravait bien compris.

Non, M. Holger ne comprenaitpas. Frustré que ce soit aussi difficilede parler à un simple Premierministre, il répliqua que les modéréspouvaient chercher quelqu’und’autre à filouter et qu’il leursouhaitait le plus de malchance

possible pour les prochainesélections, puis il raccrocha.

Pendant ce temps, Nombeko avaitréfléchi. Le Premier ministre nerestait pas au ministère vingt-quatreheures sur vingt-quatre. Ilrencontrait des gens. Des chefsd’Etat, des membres de son équipe…Par ailleurs, il passait de temps àautre à la télé et s’exprimait devantles médias de droite et de gauche.De préférence devant ceux de droite.

Il était improbable que Holger ouNombeko parviennent à devenirchefs d’Etat. Il paraissait plus facile

de décrocher un poste au ministère,même si la tâche ne serait pas aisée.Holger devait d’abord décrocher undiplôme. Il pourrait étudiern’importe quelle matière au nom deson frère, du moment qu’elle luipermettrait de se rapprocher duPremier ministre. L’activité oreillers,serviettes de bain et savonnettes neserait plus nécessaire pour vivre,pour peu qu’ils arrivent àmatérialiser la fortune contenuedans la veste de Nombeko.

Holger réfléchit à la suggestion deNombeko. Sciences politiques ?

Economie ? Plusieurs annéesd’études en perspective, sansforcément le mener quelque part.L’autre option était de rester là oùils étaient jusqu’à la fin des temps,ou du moins jusqu’à ce que sonjumeau comprenne qu’iln’apprendrait jamais à piloter unhélicoptère ou que la jeunecolérique se lasse de ne jamais êtrearrêtée par la police. Si toutefoisl’Américain déjanté ne provoquaitpas de catastrophe avant. Parailleurs, Holger 2 avait toujourscaressé l’idée de faire des études

supérieures. Nombeko étreignit sonHolger pour fêter le fait qu’à défautd’enfant ils avaient à présent unplan. Cela leur mettait du baume aucœur.

Restait à trouver un moyen sûr devendre les diamants.

Tandis que Nombeko réfléchissaitencore à comment rencontrer undiamantaire digne de confiance, elletrouva la solution par hasard. Sur

un trottoir, devant la bibliothèquede Gnesta.

Il s’appelait Antonio Suarez.C’était un Chilien qui avait trouvérefuge en Suède avec sa famille aumoment du coup d’Etat de 1973.Cependant, presque aucune de sesconnaissances ne connaissait sonidentité. On l’appelait simplement «le joaillier », même s’il était toutsauf ça. Toutefois, il avait à uneépoque été apprenti chez le seuljoaillier de Gnesta et s’était arrangépour que la boutique soit cambrioléepar son propre frère.

Le casse s’était bien passé, mais lelendemain, son frère avait résolu defêter le succès de leur entreprise. Ilavait pris le volant de sa voituredans un état d’ébriété avancé etavait été intercepté par unepatrouille, parce qu’il roulait tropvite et pas très droit.

Le frère, qui était du genreromantique, avait commencé parlouer la poitrine de l’inspectrice, cequi lui avait valu un direct du droit.Cela lui avait causé un coup defoudre. Rien n’est plus irrésistiblequ’une femme à poigne. Il avait

alors posé l’éthylotest dans lequell’inspectrice offensée lui avaitdemandé de souffler, avait sorti unebague en diamants d’une valeur dedeux cent mille couronnes de sapoche et l’avait demandée enmariage.

Au lieu du oui escompté, il s’étaitretrouvé menotté et déposé dans lacellule la plus proche.

Les recoupements effectués, lefrère de l’amoureux trop presséavait eu beau tout nier, il s’était luiaussi retrouvé derrière les barreaux.

« Je n’ai jamais vu cet homme detoute ma vie, avait-il déclaré auprocureur du tribunal deKatrineholm.

— Pourtant, c’est bien votre frère,non ?

— Oui, mais je ne l’ai jamais vu. »

Le procureur disposait cependantd’un faisceau d’indices montrant quele prévenu mentait, notamment dephotos des deux frères ensembledepuis leur plus tendre enfance. Lefait qu’ils soient domiciliés à lamême adresse, à Gnesta, constituait

également une circonstanceaggravante, de même que ladécouverte d’une grande partie dubutin dans leur penderie commune.Par ailleurs, leurs honnêtes parentsavaient témoigné contre eux.

Celui qu’on surnommait depuis «le joaillier » avait écopé de quatreans à la prison de Hall, tout commeson fraternel complice. Ensuite, sonfrère était reparti au Chili tandisque faux le joaillier se consolait envendant de la camelote importée deBolivie. Son projet étaitd’économiser jusqu’à ce qu’il dispose

d’un million de couronnes, qui luipermettrait de prendre sa retraiteen Thaïlande. Il avait croiséNombeko à plusieurs reprises sur laplace du marché. Ils ne sefréquentaient pas, mais se saluaient.

Le public qui fréquentait lesmarchés suédois ne semblait pasapprécier la valeur d’un cœurd’argent bolivien en plastique.Après deux ans de dur labeur, leChilien était dépressif et trouvaitque tout était de la merde (ce quiétait fondamentalement vrai). Ilavait économisé cent vingt-cinq

mille couronnes sur le million qu’ilvisait, mais n’avait plus la force decontinuer. Dans son état déprimé, ilse rendit donc à Solvalla un samediaprès-midi et misa tout son argentaux courses dans l’espoir de toutperdre avant de s’allonger sur unbanc dans le parc de Humlegårdenet de s’y laisser mourir.

Ensuite, tous les chevaux surlesquels il avait parié secomportèrent comme ils étaientcensés le faire (mais comme ils nel’avaient jamais fait avant), et à lafin des courses, une seule personne

avait trouvé la bonne combinaisonet remporté trente-sept millions septcent mille couronnes. On lui enremit immédiatement deux centmille.

Le joaillier oublia dans l’instantses velléités de mourir sur un bancet décida de se rendre au CaféOpera à la place pour se prendreune cuite.

Il y réussit au-delà de toutes sesespérances. Le lendemain après-midi, il se réveilla dans la suite duHilton de Slussen, vêtu de ses seulscaleçon et chaussettes. Sa première

réflexion, eu égard à la présence ducaleçon sur ses hanches, fut que lanuit précédente n’avait pas été aussisympa que la situation le suggérait,mais il ne pouvait l’affirmer, car iln’en gardait aucun souvenir.

Il commanda un petit déjeuner auservice d’étage. En avalant ses œufsbrouillés et son champagne, ildécida de ce qu’il allait faire de savie. Il laissa tomber l’idée de laThaïlande. Il allait rester en Suèdeet créer une entreprise, une vraie.

Il serait joaillier.

Par pur esprit de revanche, ils’installa dans la boutiquemitoyenne de celle où il avait faitson apprentissage et prémédité lecambriolage. Comme Gnesta estGnesta et qu’un joaillier suffitamplement aux besoins de laclientèle, en moins de six mois ilavait causé la faillite de son ancienemployeur, le même homme quiavait failli appeler la police quandNombeko lui avait rendu visite.

Un jour de mai 1994, alors qu’il serendait à son commerce, le joaillier

tomba sur une femme noire devantla bibliothèque.

— Le joaillier ! s’écria Nombeko.Cela fait une paie. Que deviens-tu ?

Il se souvenait de l’avoir déjà vue,mais où ? Ah oui, elle se baladait surles marchés avec un Américaincinglé et trois Chinoises dont il étaitimpossible de tirer quoi que ce soit.

— Bien, merci. J’ai échangé lescœurs d’argent boliviens enplastique pour de vrais bijoux. Jesuis joaillier en ville désormais.

Nombeko trouva cette nouvelle

Nombeko trouva cette nouvelleextraordinaire. Voilà que d’un seulcoup et sans aucun effort elle avaitun contact dans le milieu de lajoaillerie suédoise. En outre, avecune personne à la moraliténotoirement défaillante, voire sansmorale du tout.

— Fantastique, réagit-elle. Sepourrait-il que vous soyez intéressépar une affaire ou deux ? J’aiquelques diamants bruts en réserveque j’aimerais échanger contre del’argent.

Le joaillier songea que les voies de

Le joaillier songea que les voies deDieu étaient vraimentimpénétrables. Il L’avait souventprié sans être exaucé. Et lecambriolage impie aurait dû lemettre en délicatesse avec le ciel.Pourtant, voilà que le Seigneur luifaisait tomber le perdreau tout cuitdans le bec.

— Je porte un grand intérêt auxdiamants bruts, mademoiselle…Nombeko, c’est bien ça ?

Jusqu’à présent, son chiffred’affaires n’avait pas été celuiescompté. Avec cette rencontre

descendue du ciel, il pouvaitdésormais abandonner l’idée de secambrioler à nouveau.

Trois mois plus tard, les vingt-huitdiamants avaient trouvé denouveaux propriétaires. Nombeko etHolger disposaient à leur place d’unsac à dos plein d’argent. Dix-neufmillions six cent mille couronnes,sans doute cinquante pour cent demoins que si l’affaire n’avait pas dûêtre réglée de manière aussidiscrète, mais comme Holger 2 le

répétait, « dix-neuf millions six centmille couronnes, c’est toujours dix-neuf millions six cent millecouronnes ».

Il venait de s’inscrire à l’examend’entrée à la fac pour la sessiond’automne. Le soleil brillait et lesoiseaux gazouillaient.

QUATRIÈME PARTIE

« La vie n’apas besoin

d’être simple,

du momentqu’elle n’estpas vide decontenu. »

Lise MEITNER

14

Où il est question d’une visitemalvenue et d’un décès subit

Au printemps 1994, l’Afrique duSud devint le seul pays au monde, etle resta, à avoir développé sapropre arme nucléaire avant de s’endébarrasser. On procéda audémantèlement juste avant que laminorité blanche ne soit contraintede céder le pouvoir aux Noirs. Leprocessus prit plusieurs années et sedéroula sous la surveillance del’Agence internationale de l’énergie

atomique, l’AIEA, qui put confirmerque les six bombes atomiques sud-africaines n’existaient plus, quandtout fut officiellement terminé.

La septième, en revanche, cellequi n’avait pas d’existence connue,existait toujours. Elle n’allait pastarder à se remettre à voyager.

Tout commença lorsque la jeunecolérique se lassa de ne jamais êtrearrêtée par les policiers. Mais quefabriquaient-ils ? Elle ne respectait

pas les limitations de vitesse,doublait sur la ligne blanche etklaxonnait des petites vieilles quandelles traversaient aux passagescloutés. Pourtant, les annéess’enchaînaient sans qu’aucun agentlui prête attention. Il y avait desmilliers de policiers dans ce pays quiauraient tous dû aller au diable,mais Célestine n’avait pas eul’occasion de le dire à un seuld’entre eux.

La perspective de pouvoir chanterNon, je ne regrette rien gardaitsuffisamment d’attrait pour qu’elle

n’abandonne pas son travail, mais ilfallait qu’il se passe quelque choseavant qu’elle ne se réveille un matinpour s’apercevoir qu’elle faisaitdésormais partie du système. Et direque, quelques jours plus tôt, Holger2 lui-même lui avait suggéré depasser son permis poids lourd !

Elle avait été tellement frustréequ’elle s’était rendue chez Holger 1et lui avait déclaré qu’ils devaientfrapper maintenant.

« Frapper ? s’était étonné Holger1.

— Oui. Donner un coup de pieddans la fourmilière.

— Et à quoi penses-tu ? »

La jeune colérique était incapablede le dire avec précision, mais ellegagna le magasin le plus proche etacheta un exemplaire de cettesaloperie de journal bourgeoisDagens Nyheter, qui ne faisait riend’autre que de véhiculer lapropagande du pouvoir. Putain !

Elle le feuilleta. Et un peu plus.Elle y découvrit beaucoupd’informations, qui renforcèrent sa

colère initiale, mais ce fut surtout unpetit article en page 17 qui la mitréellement en pétard.

— Là ! s’exclama-t-elle. Nous nepouvons tout simplement pasaccepter ça !

Le papier expliquait que lenouveau parti les Démocratessuédois avait l’intention demanifester sur Sergels Torg lelendemain. Presque trois ansauparavant, le parti avait recueilli0,09 pour cent des voix lors desélections législatives, ce qui étaitbeaucoup trop, selon la jeune

colérique. Elle expliqua à son petitami que ce parti était constitué deracistes honteux dirigés par unancien nazi qui, en plus, seprosternaient tous devant la maisonroyale !

La jeune colérique estimait qu’unecontre-manifestation était à l’ordredu jour pour contrer lamanifestation.

L’attitude de ce parti vis-à-vis dusouverain déclencha l’ire de Holger1. Comme cela serait jouissif depouvoir insuffler l’esprit de papa

Ingmar dans l’opinion après toutesces années !

— De toute façon, je ne travaillepas demain, répondit-il. Viens,allons nous préparer à Gnesta !

Nombeko tomba sur Holger 1 et lajeune colérique tandis qu’ilsconfectionnaient des pancartes. Ony lisait : « Les Démocrates suédoishors de Suède ! », « A bas la maisonroyale ! », « Le roi sur la Lune ! » et« Les Démocrates suédois sont desabrutis ! ».

Nombeko avait lu pas mal de

Nombeko avait lu pas mal dechoses sur ce parti et s’était efforcéede chasser de son esprit lesrésonances sinistres qu’ellereconnaissait. Etre un ancien nazin’est pas un obstacle à une carrièrepolitique. La majorité des Premiersministres sud-africains après laguerre possédaient un tel pedigree.Les Démocrates suédois n’avaientcertes obtenu qu’un dixième de pourcent des voix aux dernièreslégislatives, mais leur rhétoriquevisait à effrayer la population etNombeko pensait que la peur avait

encore de beaux jours devant elle.

Mais Nombeko n’était pasvraiment d’accord avec l’affirmation« Les Démocrates suédois sont desabrutis ». Cesser de s’appeler naziquand on l’est est au contraire assezfuté. Elle en fit la remarque auxdeux contre-manifestants.

La jeune colérique se lança alorsdans une démonstration visant àprouver que Nombeko était elle-même nazi.

Nombeko quitta l’atelier depancartes et alla trouver Holger 2

pour lui annoncer qu’ils avaientpeut-être un problème sur les bras,en ce que sa calamité de frère et sapetite amie s’apprêtaient à gagnerStockholm pour faire leursintéressants.

— Grand bien leur fasse, réponditHolger 2, sans comprendrel’ampleur des ennuis qui sepréparaient.

Le principal orateur de lamanifestation des Démocrates

suédois était le chef du parti enpersonne. Il se tenait sur un podiumartisanal, un micro à la main, etparlait des valeurs suédoises et de cequi les menaçait. Il exigeait, entreautres, la fin de l’immigration et leretour de la peine de mort, que laSuède n’avait plus pratiquée depuisnovembre 1910. Cinquantepersonnes du même avis l’écoutaientet applaudissaient. Juste derrièreeux, il y avait une jeune femme encolère et son petit ami avec leurpancarte encore dissimulée. Leurplan était de déclencher la contre-

manifestation juste au moment où leleader aurait fini son discours pouréviter que leurs voix ne soientétouffées.

Cependant, il apparut queCélestine n’était pas seulementjeune et en colère, mais qu’elledevait également faire pipi. Ellechuchota à l’oreille de Holger 1qu’elle filait à la maison de laCulture juste à côté, mais qu’ellerevenait tout de suite.

— Et ces quelques crétins vontavoir ce qu’ils méritent, déclara-t-

elle avant de planter un baiser surla joue de Holger 1.

Malheureusement, l’orateur eutbientôt dit tout ce qu’il avait à dire.Le public commença à se disperser.Holger 1 se vit contraint d’agir seul.Il arracha le papier sur la pancarteet révéla le message « LesDémocrates suédois sont des abrutis! ». En fait, il aurait préféré « Le roisur la Lune », mais il devait secontenter de l’autre, le préféré deCélestine.

La pancarte n’était pas exposéedepuis plus de quelques secondes

que deux jeunes membres desDémocrates suédois l’aperçurent.Elle ne leur fit pas plaisir.

Alors qu’ils étaient tous les deuxen arrêt maladie, ils se précipitèrentsur Holger, lui arrachèrent l’écriteaudes mains et essayèrent de le réduireen morceaux. Comme ils n’yarrivaient pas, l’un d’eux entrepritde le mordre, suggérant ainsi que leslogan n’était pas sans fondement.

Comme le résultat escompté sefaisait attendre, l’autre s’en emparaet s’en servit pour assener des coupssur la tête de Holger jusqu’à ce que

la pancarte se fende en son milieu.Ensuite, les deux individus se mirentà sauter sur lui avec leurs rangersjusqu’à ce qu’ils se lassent. Holgergisait sur le sol en piteux état, maisil trouva encore la force de gémir enfrançais « Vive la République ! » àses deux agresseurs, qui se sentirentà nouveau provoqués. Non qu’ilsaient compris un traître mot, maisHolger 1 avait bel et bien ditquelque chose, alors il méritait unpeu de rab.

Lorsqu’ils eurent fini de letabasser, ils décidèrent de s’en

débarrasser. Ils traînèrent Holger 1par les cheveux et un bras à traversla place jusqu’à l’entrée du métro.Là, ils le jetèrent au sol devantl’agent de sécurité et lui infligèrentun troisième round constitué dequelques coups de piedsupplémentaires, encouragés parl’idée que celui qui ne pouvaitpresque plus bouger pourraitramper dans les tunnels du métro etne plus jamais montrer sa saletronche à la surface de la terre.

« Vive la République ! » lâcha unHolger amoché mais courageux, une

deuxième fois à l’adresse deshommes qui s’éloignaient enmarmonnant « Saleté de métèque ».

Holger ne tarda pas à être secourupar un reporter de SverigesTelevision venu sur place avec uncameraman pour réaliser undocumentaire sur les partisd’extrême droite qui avaient le venten poupe.

Le journaliste demanda à Holgerqui il était et quelle organisation ilreprésentait. La victime, trèsesquintée et confuse, répondit qu’ils’appelait Holger Qvist, de

Blackeberg, et qu’il représentait tousles citoyens de ce pays quisouffraient sous le joug de lamonarchie.

— Vous êtes donc républicain ?

— Vive la République ! déclaraHolger pour la troisième fois enquatre minutes.

La jeune colérique sortit de lamaison de la Culture et ne trouvapas son Holger avant d’avoir rejointl’attroupement devant la bouche demétro. Elle se fraya un chemin,repoussa le reporter et entraîna son

petit ami dans les profondeurssouterraines pour prendre le trainde banlieue jusqu’à Gnesta.

L’histoire aurait pu s’arrêter là, sile cameraman n’avait pas filmétoute la scène. Par ailleurs, il avaitréussi à zoomer sur le visage deHolger au moment précis où il étaità terre et chuchotait « Vive… la…République ! » à l’adresse de deuxmembres des Démocrates suédois enpleine forme et pourtant en arrêtmaladie.

En version montée, le passage àtabac fit trente-deux secondes et fut

diffusé en même temps que la brèveinterview dans le magazined’actualités Rapport le soir même.Comme la dramaturgie de cestrente-deux secondes étaitexceptionnelle, en l’espace de vingt-six heures la chaîne avait réussi àvendre les droits de diffusion àtrente-trois pays. Bientôt, plus d’unmilliard de spectateurs dans lemonde entier avaient vu Holger 1 sefaire tabasser.

Le lendemain matin au réveil,

Le lendemain matin au réveil,Holger avait mal partout. Descontusions mais pas de fractures. Ildécida donc de se rendre à sontravail. Deux hélicoptères partaienten mission dans la matinée, ce quientraînait toujours une quantité depaperasserie.

Il arriva avec dix minutes deretard et son chef, qui étaitégalement l’un des pilotes, luiordonna de faire demi-tour et deretourner se coucher.

— Je t’ai vu à la télé hier soir.Comment peux-tu même tenir

debout après une telle raclée ?Rentre chez toi et repose-toi. Prendston week-end, bordel, conclut sonchef.

Puis il décolla avec l’un desRobinson 66, direction Karlstad.

— Tu vas juste effrayer les clientsavec la tête que tu as, espèce decinglé, lui dit le second pilote avantde s’envoler à son tour avec ledeuxième Robinson 66, directionGöteborg.

Holger resta seul avec le Silorsky76 sans pilote.

Il ne pouvait se résoudre à rentrerchez lui. Il gagna la cuisine enboitant, se servit son café du matin,puis retourna à son bureau. Il nesavait pas vraiment ce qu’il étaitcensé éprouver. D’un côté, on luiavait démoli le portrait, mais d’unautre les images de Rapport avaienteu un énorme retentissement ! Et sicela provoquait un mouvementrépublicain dans toute l’Europe ?

Holger avait compris que presquetoutes les chaînes dignes de ce nomavaient diffusé le reportage de sonpassage à tabac. Un vrai de vrai.

Cela avait donné de bonnes images.Holger ne pouvait s’empêcher deressentir de la fierté.

Il en était là de ses réflexionslorsqu’un homme entra dans lebureau. Sans s’être annoncé.

Le client dévisagea Holger, quisentit immédiatement qu’il auraitvoulu éviter cet individu et cettesituation. Mais il n’avait aucunmoyen de s’échapper et le regard del’homme était si déterminé queHolger resta cloué sur sa chaise.

— En quoi puis-je vous être utile ?

— En quoi puis-je vous être utile ?demanda-t-il sur un ton inquiet.

— Laissez-moi me présenter,répondit l’homme en anglais. Monidentité ne vous regarde pas et jereprésente un service secret dont lenom est sans importance pour vous.Quand les gens me dérobent ce quim’appartient, cela me met encolère. Si l’objet volé est une bombeatomique, je suis encore plus encolère. Si la situation perdure, lamoutarde me monte carrément aunez. Bref, je suis très en colère.

Holger Qvist ne comprenait rien.

Holger Qvist ne comprenait rien.Ce sentiment d’incompréhension nelui était pas inconnu, mais il lemettait tout de même mal à l’aise.L’homme au regard déterminé (etdont la voix l’était tout autant)sortit deux agrandissements de sonportefeuille et les posa sur lebureau. Sur le premier, on voyaitdistinctement son jumeau sur uneaire de chargement ; sur le second,Holger 2 et un autre homme équipéd’un transpalette chargeaient unegrande caisse dans la remorque ducamion. La fameuse caisse. Les

images dataient du 17 novembre1987.

— C’est vous, déclara l’agent endésignant le frère de Holger 1. Etceci m’appartient, ajouta-t-il endésignant la caisse.

Cela faisait sept ans que l’agentdu Mossad A avait à pâtir de ladisparition de l’arme nucléaire. Celafaisait aussi longtemps qu’iltravaillait à la localiser. Il s’étaitimmédiatement mis à suivre deuxpistes en parallèle. La premièreconsistait à rechercher la voleuse enespérant qu’elle se situerait au

même endroit que l’engin. Laseconde à poser l’oreille sur les railset à écouter attentivement au cas oùune bombe atomique serait soudainmise sur le marché, en Europeoccidentale ou ailleurs. S’il n’étaitpas possible de mettre la main sur labombe via la voleuse, on pouvait lefaire via le receleur.

L’agent A avait commencé par serendre à Stockholm pour analyserles films des caméras de surveillancede l’ambassade israélienne. Cellesituée à la grille montrait sansl’ombre d’un doute que c’était bien

Nombeko Mayeki qui avait signé lereçu pour le paquet.

Pourrait-il s’agit d’unepermutation ? Dans ce cas, pourquoila femme de ménage serait-ellevenue à l’ambassade en camion ?Dix kilos de viande d’antilopetiennent quasiment dans un panierà vélo. Et s’il s’agissait d’une erreur,elle serait revenue après s’en êtreaperçue, non ? Pour sa défense, lesenregistrements vidéo de la zone dechargement montraient qu’ellen’était pas présente quand la caisseavait été placée dans le camion. A

ce moment-là, elle se trouvaittoujours à côté du garde et signaitles documents.

Aucun doute n’était permis : ilavait été berné pour la seconde foisde sa carrière, lui, l’agent secret duMossad plusieurs fois décoré. Par lamême femme de ménage.

Il était du genre patient. Un jour,tôt ou tard, leurs chemins secroiseraient à nouveau. Ce jour-là,ma chère Nombeko Mayeki, turegretteras de ne pas être quelqu’und’autre.

La caméra à la grille del’ambassade avait égalementenregistré le numérod’immatriculation du camion rougeutilisé pour voler l’arme. La caméra,située à l’aire d’embarquement,avait saisi plusieurs images nettesdu complice blanc de Nombeko.L’agent A avait fait imprimer etcopier un certain nombre devariantes d’angles de vue. L’enquêtequi s’ensuivit montra que NombekoMayeki avait disparu du centre deréfugiés le jour où elle était venuechercher la bombe à l’ambassade.

Le numéro d’immatriculationmenait à une Agnes Salomonsson,originaire d’Alingsås. Là, le véhiculese révéla être une Fiat Ritmo, et nonplus un camion, même si elle étaitaussi rutilante. Les plaques étaientdonc volées. La femme de ménagene manquait pas deprofessionnalisme.

Il ne restait plus à l’agent A qu’àtransmettre les clichés récents duchauffeur du camion à Interpol.Cela ne donna aucun résultat.L’individu en question n’était pas unmembre connu d’un groupe de

trafiquants d’armes même s’il sebaladait avec une bombe atomique.

L’agent A en tira la conclusionlogique, quoique erronée, qu’ils’était fait duper par une personnequi avait monté cette escroquerie demain de maître, que la bombe avaitdéjà quitté le territoire suédois etqu’il devait donc se concentrer surdes pistes internationales troubles.

Au fil des ans, d’autres bombesnucléaires que la sud-africaine seretrouvèrent dans la nature, ce quicompliqua singulièrement sa tâche.Quand l’Union soviétique se

morcela, des armes atomiquesapparurent çà et là, imaginaires oubien réelles. Dès 1991, plusieursrapports de services secretsévoquaient une arme nucléairedisparue en Azerbaïdjan. Les voleursavaient eu le choix entre deuxmissiles et avaient opté pour lemoins lourd. En réalité, ils n’avaientemporté qu’une coque, prouvantainsi que les voleurs de bombeatomique ne sont pas forcémentplus futés que le commun desmortels.

En 1992, l’agent A avait suivi la

En 1992, l’agent A avait suivi latrace de l’Ouzbek ShavkatAbdoujaparov, un ancien colonel del’armée soviétique, qui avaitabandonné sa femme et ses enfantsà Tachkent avant de disparaître,puis de refaire surface à Shanghaitrois mois plus tard, où selon lesinformations recueillies il avait unebombe à vendre pour quinzemillions de dollars. Le prix indiquaitqu’il s’agissait d’une armesusceptible de provoquer des dégâtssignificatifs… Hélas, avant quel’agent A ait eu le temps d’arriver

sur place, le colonel Abdoujaparovfut retrouvé dans un bassin du port,un tournevis dans la nuque. Sabombe était introuvable et ledemeura.

A partir de 1994, l’agent A avaitété stationné à Tel-Aviv, à un posterelativement important, maisnettement moins important que nele méritaient ses états de servicejusqu’à la malencontreuse affairesud-africaine. L’agent A ne renonçajamais. Il continua à suivredifférentes pistes depuis Israël, et ilavait toujours les images de

Nombeko et du chauffeur inconnudu camion en tête.

Et soudain, à la fin d’une missionponctuelle et particulièrement peucaptivante à Amsterdam, il avaitregardé le journal télévisé : desimages d’un règlement de comptespolitique sur une place deStockholm. Avec un gros plan d’unevictime rouée de coups de rangers.

Le voilà !

L’homme au camion rouge !

Holger Qvist, Blackeberg, Suède.

— Excusez-moi, mais c’est quoi,cette histoire de bombe atomique ?

— Tu n’as pas encaissé assez decoups hier ? lui rétorqua l’agent A.Finis ton café, si tu veux, mais faisvite, car dans cinq secondes toi etmoi serons en route pour rejoindreNombeko Mayeki, où qu’elle setrouve.

Holger 1 réfléchit avec tantd’intensité que son mal de crâneempira. L’homme de l’autre côté dubureau travaillait pour les services

secrets d’une nation étrangère. Il leprenait pour Holger 2, et cherchaitNombeko qui avait volé une…bombe atomique.

— La caisse ! déclara soudainHolger 1.

— Oui. Où est-elle ? Dis-moi où estla caisse contenant la bombe !

Holger digéra la vérité qui lui étaitofferte. Ils avaient disposé du graalde tous les révolutionnaires dans unentrepôt de Fredsgatan depuis septans ! Cela faisait sept ans qu’il avaitaccès, sans le savoir, à la seule

chose qui pousserait peut-être le roià abdiquer.

— Puisses-tu brûler en enfer !marmonna Holger 1 en anglais,dans sa précipitation.

— Pardon ? s’étonna l’agent A.

— Pas vous, monsieur, s’excusaHolger, mais Mlle Nombeko.

— Je suis d’accord avec toi sur cepoint, mais je n’ai pas l’intention deme contenter d’attendre que celaarrive. Voilà pourquoi tu vas meconduire à elle maintenant. Où est-elle ? Réponds !

La voix déterminée de l’agent Aétait convaincante. Son pistoletaussi.

Holger songea à son enfance. A lalutte de son père. A la manière dontil était devenu un rouage de cettelutte. Et à son incapacité à lapoursuivre.

Ce qui le tourmentait le plusn’était pas la présence d’un agentd’un service secret inconnu prêt àl’abattre s’il refusait de le mener àNombeko et à sa caisse. C’étaitplutôt le fait de s’être fait duper parla petite amie sud-africaine de son

frère et de savoir que maintenantc’était trop tard. Pendant sept ans,il avait eu chaque jour la possibilitéde parachever l’œuvre de son père.Et il ne l’avait pas compris.

— Tu n’as peut-être pas entenduma question ? déclara l’agent. Uneballe dans le genou t’aiderait-elle àêtre plus attentif ?

Une balle dans le genou, pas entreles deux yeux. Pour l’instant, ilremplissait encore une fonction.Mais que se passerait-il ensuite ? S’ilconduisait l’agent jusqu’àFredsgatan, l’homme au pistolet

emporterait-il la caisse, qui devaitpeser environ une tonne, sous sonbras avant d’agiter la main en signed’adieu ?

Non. Il les tuerait tous, maisseulement après qu’ils l’auraientaidé à mettre la bombe dans laremorque du camion rouge.

Il les tuerait tous, si Holger ne sehâtait pas d’accomplir ce qu’ilcomprenait soudain comme sonultime mission. Car tout ce qui luirestait était la lutte pour la vie deson frère et de Célestine.

— Je vais conduire monsieurl’agent à Nombeko, finit-il par dire,mais il faudra que ce soit enhélicoptère, si vous ne voulez pas lamanquer, car elle est sur le point departir avec la bombe.

Ce mensonge sur l’urgence de lasituation lui était venu sans ypenser. Il aurait mêmeéventuellement pu être qualifiéd’idée. Dans ce cas, c’était unepremière, se dit Holger. Et ladernière, car il allait enfin fairequelque chose de sensé de sa vie.

Il allait mourir.

L’agent A n’avait pas l’intentionde se laisser berner une troisièmefois par la femme de ménage et sonsbire. Où était l’embrouille, cettefois-ci ?

Nombeko avait-elle compris quel’apparition télévisée de HolgerQvist l’avait exposée à êtreretrouvée ? Etait-ce pour cetteraison qu’elle était sur le point deplier bagage ? L’agent était capablede faire la distinction entre une oiede la dynastie Han et de la

camelote, entre un diamant brut etun morceau de verroterie. Et biend’autres choses encore. En revanche,il était incapable de piloter unhélicoptère. Il serait obligé de s’enremettre à l’homme en face de lui. Ily aurait deux personnes dans lecockpit : une au manche à balai,l’autre avec une arme à la main.

L’agent A décida de monter à bordde l’engin, mais d’avertir d’abordl’agent B, au cas où quelque chosetournerait mal.

— Donnez-moi les coordonnéesexactes de l’endroit où se trouve la

femme de ménage.

— Quelle femme de ménage ?

— Mlle Nombeko.

Holger s’exécuta. Le logicielcartographique leur donna toutes lesinformations nécessaires enquelques secondes.

— Bien. Maintenant, reste assis letemps que je prévienne mescollègues. Ensuite, nous décollerons.

L’agent envoya de son mobile unmessage crypté à son collègue B enlui spécifiant où il se trouvait et

avec qui, où il se rendait et pourquelle raison.

— Paré pour le décollage, déclara-t-il ensuite.

Au fil des ans, Holger 1 avaiteffectué au moins quatre-vingt-dixheures de vol d’entraînement avecles pilotes Helicotaxi SA de Bromma.Mais c’était la première fois qu’ilserait seul aux commandes. Sa vieétait finie, il le savait. Il auraitvolontiers emmené cette mauditeNombeko dans la mort (une femme

de ménage, était-ce comme ça quel’agent l’avait qualifiée ?), mais passon frère. Ni la merveilleuseCélestine.

Dès qu’il fut sorti de l’espaceaérien contrôlé, il s’éleva à deuxmille pieds à une vitesse de centvingt nœuds. Le trajet dura à peinevingt minutes.

Arrivé à Gnesta, Holger n’effectuapas la manœuvre d’atterrissage. Ilenclencha le pilotage automatique,cap droit à l’est, gardant unealtitude de deux mille pieds et unevitesse constante de cent vingt

nœuds. Puis, avec des gestes sûrs, ildétacha sa ceinture de sécurité,retira ses écouteurs et se glissa àl’arrière de la cabine.

— Qu’est-ce que tu fabriques ?demanda l’agent à Holger, qui ne sedonna pas la peine de répondre.

Tandis que Holger 1 ouvrait laporte arrière de l’appareil et lafaisait glisser sur le côté, l’agentvoulut se retourner pour prendre lamesure de la situation. La situationétait délicate et il y avait urgence. Ilessaya par tous les moyens dedétacher sa ceinture quatre points.

Sans succès. Il tourna le buste avecdifficulté, la ceinture le plaquacontre le siège. il menaça :

— Si tu sautes, je tire !

Holger 1, qui avait habituellementtout sauf le sens de la repartie, sesurprit lui-même :

— Pour être certain que je seraimort avant de toucher terre ?

L’agent A était un tantinetcontrarié. Il était sur le point d’êtreabandonné seul dans un hélicoptèreS-76 qu’il était incapable de piloter.Il s’était fait pigeonner par le pilote

sur le point de se suicider. Il futproche de jurer pour la deuxièmefois de toute son existence. Il tortillaencore son corps ceinturé, essaya depasser son arme de la main droite àla gauche. Elle lui échappa !

Le pistolet atterrit derrière le siègeavant et glissa jusqu’aux pieds deHolger, qui s’apprêtait à sauter.

Surpris, celui-ci le ramassa et lefourra dans sa poche intérieure, puisil souhaita bonne chance à l’agent.

— Quelle poisse que nous ayonsoublié le manuel d’instructions au

bureau ! conclut-il.

N’ayant rien à ajouter, Holgersauta et sentit une certaine paixintérieure pendant une seconde.Juste une seconde.

Typique, songea-t-il. Encore unefois à côté de la plaque, toujours unpeu trop lent.

Son corps accéléra jusqu’à deuxcent quarante-cinq kilomètres-heureau cours de son voyage de six centsmètres vers la terre mère, durecomme le roc.

— Adieu, monde cruel. J’arrive,

— Adieu, monde cruel. J’arrive,papa, ajouta Holger, sans mêmes’entendre à cause du vent.

L’agent se retrouva seul dansl’hélicoptère en pilotageautomatique se dirigeant plein est,vers la Baltique, à cent vingt nœuds,sans la moindre idée de la manièredont on désactivait le pilotageautomatique et de ce qu’on étaitcensé faire après. Il disposait decarburant pour environ quatre-vingts minutes de vol alors que lafrontière estonienne se situait à cent

soixante minutes. Avant, c’était lamer.

L’agent A considéra le fouillis deboutons, de diodes et d’instrumentsdevant lui, puis il se retourna. Laporte était toujours ouverte. La terreferme sous l’hélicoptère disparut,cédant la place à l’eau. Beaucoupd’eau.

Ce n’était pas la première foisdans sa longue carrière que l’agentse retrouvait dans une situationdélicate. Il était entraîné à garderson sang-froid. Il analysa donc sasituation avec un calme méthodique.

— Maman ! conclut-il.

Le 5 Fredsgatan à Gnesta était unchantier de démolition depuisbientôt vingt ans, quand on luiappliqua enfin la réglementation envigueur pour ce type de lieu. Toutcommença alors que la directricegénérale des services sortait sonchien. Elle était de mauvaisehumeur, car elle avait enfin fichudehors son concubin la veille ausoir. Cela ne s’arrangea pas quandune chienne errante surgit et que le

toutou s’enfuit pour la suivre. Lesmecs étaient visiblement tous lesmêmes, à deux ou quatre pattes.

En conséquence, la promenade dumatin fit bien des détours avant quele canidé concupiscent ne soitrattrapé, ce qui permit à ladirectrice de repérer des signes devie manifestes sur le chantier dedémolition du 5 Fredsgatan, lemême taudis où, plusieurs annéesauparavant, l’ouverture d’unrestaurant avait été annoncée.

La directrice avait-elle été rouléedans la farine ? S’il y avait bien

deux choses qu’elle détestait, c’étaitson ex-concubin et être roulée dansla farine. Evidemment, être rouléedans la farine par son ex-concubinavait été le pompon, mais cettetromperie-ci était quand même dureà avaler.

A en croire le plan d’urbanisme, cesecteur était dépourvu de touteactivité industrielle depuis 1992,date à laquelle Gnesta s’étaitdétachée de Nyköping pour devenirune commune indépendante. Lamunicipalité avait eu l’intention dese pencher sur le sort de cette zone,

mais il y avait toujours eu plusurgent à régler. Pour autant,personne n’était censé y vivre. Sanscompter qu’une activité économiquenon autorisée semblait être exercéedans l’ancien atelier de poterie del’autre côté de la rue. Sinon,pourquoi la poubelle devant la porteaurait-elle été pleine d’emballagesd’argile vides ?

La directrice faisait partie de ceuxqui estiment que l’activitééconomique illicite est l’étapeprécédant l’anarchie.

Elle passa d’abord sa frustration

Elle passa d’abord sa frustrationsur son chien, puis rentra chez elle,mit des boulettes de viande dansune gamelle à la cuisine et pritcongé d’Achille. En bon mâle qui serespecte, le chien, après avoirsatisfait ses besoins sexuels, dormaitquand sa maîtresse partit retrouverses collègues pour mettre un terme àl’activité digne du Far West quirégnait à Fredsgatan.

Quelques mois plus tard, quand lesservices administratifs et politiques

rendirent leur verdict, lespropriétaires des lieux, Holger &Holger SA, furent prévenus queconformément au deuxièmechapitre, paragraphe quinze de laConstitution, le 5 Fredsgatan allaitêtre exproprié, vidé et démoli. Enpubliant l’information dans lesjournaux officiels, la commune avaitrempli ses devoirs, mais dans ungeste d’humanité la directrice auchien concupiscent veilla à ce quedes courriers soient envoyés à tousles occupants potentiels des lieux.Les lettres atteignirent les boîtes aux

lettres le matin du 11 août 1994.Hormis les références auxparagraphes pertinents, il y étaitindiqué que tous les locataireséventuels devaient avoir quitté lapropriété avant le 1er décembre.

Celle qui lut la missive en premierfut Célestine, qui, comme la plupartdu temps, était très en colère. Lemême matin, elle avait dit au revoirà son petit ami couvert de bleus, quiavait insisté pour se rendre à sontravail à Bromma malgré letabassage de la veille.

Elle piqua une nouvelle crise et se

Elle piqua une nouvelle crise et seprécipita chez Nombeko en agitantla redoutable lettre. Des autoritéssans cœur qui jetaient des gensnormaux et honnêtes à la rue !

— Oui, enfin, nous ne sommes pasparticulièrement normaux nihonnêtes, répondit Nombeko. Viensavec moi et Holger dans le coincocooning de l’entrepôt au lieu det’emballer. Nous allions justementsiroter notre thé du matin. Tu peuxprendre du café pour des raisonspolitiques, si tu veux. Cela ne

pourra pas faire de mal de discuterde la situation calmement.

Calmement ? Quand une barricadesur laquelle il était digne de monterse présentait enfin ? Nombeko etHolger 2 pouvaient boire leur thé àla con dans leur coin cocooning à lacon tout seuls ; elle allait manifester! Mort à l’oppression !

La jeune colérique chiffonna lalettre de la commune avant dedescendre en furie (quoi d’autre ?)dans la cour dévisser les plaquesd’immatriculation volées du camionrouge Holger & Holger, s’installer

dans la cabine, démarrer, reculer etpositionner le véhicule entre lesdeux vantaux de l’étroit portail quireliait le bâtiment du 5 Fredsgatan àl’entrepôt. Elle tira ensuite sur lefrein à main de toutes ses forces,s’extirpa par la vitre puisque lesportes étaient coincées, jeta les clésdans un puits et veilla à crever lesquatre pneus afin que le camion nepuisse pas être déplacé et constitueun barrage efficace à toute tentatived’entrée ou de sortie.

Après ces mesures inauguralescontre la société, elle fonça chercher

Holger et Nombeko, les plaques sousle bras, déclara que c’en était fini duthé (ou du café d’ailleurs) dans lecoin cocooning, car maintenant ils’agissait d’occuper le bâtiment !Chemin faisant, elle entraîna lepotier, car elle voulait réunir unmaximum de monde. C’était justedommage que son Holger chéri soitau travail. Bon, elle ne pouvait rieny faire. La lutte ne pouvait pasattendre.

Holger 2 et Nombeko étaient assisl’un contre l’autre au milieu desoreillers quand Célestine débarqua

avec le potier déboussolé dans sonsillage.

— Là, c’est la guerre ! lança-t-elle.

— Vraiment ? demanda Nombeko.

— La CIA ? s’inquiéta le potier.

— Pourquoi tu te promènes avecles plaques de mon véhicule sous lebras ? s’enquit Holger 2.

— Ce sont des objets recelés,répondit la jeune colérique. Je medisais que…

A cet instant, un grandcraquement retentit au-dessus de

leurs têtes. Holger 1, après avoirparcouru à la verticale environ sixcents mètres à plus de deux centskilomètres-heure, traversa le toitdécrépit de l’entrepôt et atterrit surles cinquante mille six cent quaranteoreillers qui y étaient stockés.

— Oh, mon chéri ! s’écria la jeunecolérique en s’illuminant, je tecroyais à Bromma !

— Je suis en vie ? s’étonna Holger1 en se frottant l’épaule, qui aprèsson passage à tabac avait été le seulendroit de son corps où il n’avaitpas mal, mais qui venait d’être la

première partie de son anatomie àtoucher la toiture avant que celle-cine cède sous son poids et sa vitesse.

— Cela en a tout l’air, luiconfirma Nombeko, mais pourquoies-tu passé par le toit ?

Holger 1 embrassa Célestine sur lajoue, puis pria son frère de lui servirun double whisky. Non, un triple. Ilavait besoin de le boire, de s’assurerqu’aucun de ses organes internesn’avait été permuté avec son voisin,de rassembler ses pensées et d’êtreen paix un moment. Ensuite ilraconterait, c’était promis.

Holger 2 obtempéra, et Nombekoet lui laissèrent Holger 1 seul avecson whisky, les oreillers et la caisse.

La jeune colérique en profita pourvérifier si l’occupation des lieuxavait fait bouger quelque chose dansla rue. Rien n’avait bougé. Fallait-ils’en étonner ? Ils vivaient dans unerue peu fréquentée à la périphéried’une zone industrielle et n’avaientpour seul voisin qu’un ferrailleur. Etil n’était peut-être pas clair pourtout le monde qu’une occupationétait en cours à la vue d’un camion

aux pneus crevés bloquant unportail.

Une occupation dont personne nese souciait ne méritait pas son nom.La jeune colérique décida doncd’aider la situation à évoluer dans lebon sens.

Elle passa plusieurs appelstéléphoniques.

D’abord au Dagens Nyheter, puis àRadio Sörmland et pour finir auSödermanlands Nyheter. Au DN, onl’accueillit avec un bâillement : deStockholm, Gnesta se situe presque

au bout du monde. A RadioSörmland, à Eskilstuna, on transféral’appel à Nyköping, où on priaCélestine de rappeler après ledéjeuner. Le Södermanlands Nyheterse montra davantage intéressé.Enfin jusqu’à ce qu’on apprenne quel’action n’avait pas fait réagir lapolice.

— Votre occupation peut-ellemême être définie comme uneoccupation si aucune personneextérieure ne considère que quelquechose est occupé ? lui demanda lerédacteur en chef du journal porté

sur la philosophie (et peut-être unbrin paresseux).

La jeune colérique les envoya tousles trois au diable, puis elle appelala police. Une standardiste aucentral de Sundsvall répondit :

— Police, en quoi puis-je vous êtreutile ?

— Bonjour, espèce de sale flic,répondit la jeune colérique.Maintenant, nous allons détruirecette société de voleurs capitalistes.Le pouvoir va retourner au peuple !

— Quel est l’objet de votre appel ?

— Quel est l’objet de votre appel ?s’enquit la malheureuse standardisteeffrayée, qui n’était pas le moins dumonde une représentante des forcesde l’ordre.

— Je ne vais pas tarder à te ledire, espèce de vieille peau. Nousoccupons la moitié de Gnesta et sinos exigences ne sont passatisfaites…

A ce stade, la jeune colérique seressaisit. D’où sortait-elle ce « lamoitié de Gnesta » ? Et quellesétaient leurs exigences ? Et que

feraient-ils, si elles n’étaient passatisfaites ?

— La moitié de Gnesta ? s’étonnala standardiste. Laissez-moi vouspasser…

— Le 5 Fredsgatan, intervint lajeune colérique. Vous êtes sourde ouquoi ?

— Pourquoi occupez-vous… Quiêtes-vous, d’ailleurs ?

— Laisse tomber. Si nos exigencesne sont pas satisfaites, noussauterons du toit les uns après les

autres jusqu’à ce que le sang coulesur toute la société.

La question reste de savoir qui, dela standardiste ou de Célestine, futla plus étonnée par ces dernierspropos.

— Je vous en prie, dit lastandardiste, restez en ligne, je vaisvous passer…

La jeune colérique raccrocha sanslui laisser le temps d’aller plus loin.Son message était sans doute passé.Par ailleurs, elle ne s’était pasexprimée exactement comme elle

l’avait pensé, si toutefois elle avaitpensé.

Bon, en tout cas, maintenant,c’était une véritable occupation etcela faisait du bien.

A cet instant, Nombeko frappa àla porte de Célestine. Holger 1 avaitvidé son double ou triple whisky etvoulait à présent que tout le mondese rassemble. Il avait quelque choseà leur raconter. Célestine était labienvenue au magasin et cela auraitété une bonne chose qu’elle rameutele potier au passage.

— Je sais ce qu’il y a dans lacaisse, commença Holger 1.

Nombeko, qui comprenaitpourtant la plupart des choses, necomprit pas.

— Comment peux-tu le savoir ?l’interrogea-t-elle. Tu passes àtravers le toit et d’un seul coup tudéclares savoir quelque chose que tuignores depuis sept ans. Tu es montéau ciel avant de revenir ? Dans cecas, avec qui as-tu discuté ?

— Ta gueule, espèce de mauditefemme de ménage ! répliqua Holger

1, ce qui fit immédiatementcomprendre à Nombeko que Numéroun avait été en contact direct avecle Mossad ou qu’il était tombé surl’ingénieur lors de son passage auciel.

Un élément plaidait néanmoinscontre cette dernière hypothèse :l’ingénieur ne se trouvaitcertainement pas au paradis.

Holger 1 poursuivit son récit etleur expliqua qu’il était seul dans leslocaux d’Helicotaxi SA, bien qu’onlui ait ordonné de rentrer chez lui,quand un homme appartenant à un

service secret étranger était entré etavait exigé d’être mené à Nombeko.

— La femme de ménage ?demanda Nombeko.

Avec un pistolet, l’homme avaitobligé Holger à monter dans le seulhélicoptère libre et lui avaitordonné de le conduire à Gnesta.

— Cela signifie-t-il qu’un agentd’un service secret étranger encolère va tomber d’un instant àl’autre à travers le toit ? demandaHolger 2.

Non. L’agent en question survolait

Non. L’agent en question survolaità présent la Baltique et ne tarderaitpas à s’y écraser, dès que lesréservoirs de l’appareil seraientvides. Lui avait sauté del’hélicoptère dans le but de sauverles vies de son frère et de Célestine.

— Et la mienne, complétaNombeko. Un dommage collatéral.

Holger 1 la fusilla du regard et luirétorqua qu’il aurait préférés’écraser directement sur sa têteplutôt que sur les oreillers, maisqu’il n’avait jamais eu de chancedans la vie.

— On peut quand même estimerque tu viens d’en avoir un peu,objecta Holger 2, dérouté par lesrécents événements.

Célestine sauta dans les bras deson héros, l’étreignit, l’embrassa,puis lui dit qu’elle ne voulait plusattendre.

— Raconte ce qu’il y a dans lacaisse. Raconte, raconte, raconte !

— Une bombe atomique, réponditHolger 1.

Célestine lâcha son sauveur etchéri. Puis elle réfléchit une seconde

et résuma la situation succinctement:

— Aïe.

Nombeko se tourna vers Célestine,le potier et Holger 1, et leur déclaraque, au vu de ce qu’ils venaientd’apprendre, il était important qu’ilsveillent tous à ne pas attirerl’attention sur Fredsgatan. Si desgens commençaient à circuler dansl’entrepôt, un accident pourrait seproduire. Et pas n’importe quelaccident.

— Une bombe atomique ?

— Une bombe atomique ?s’étonna le potier, qui avait entendumais pas vraiment compris.

— Vu ce que je viens d’apprendre,il est possible que j’aie pris desmesures dont nous aurions pu nouspasser, déclara Célestine.

— Comment ça ? demandaNombeko.

Un mégaphone se fit alorsentendre de la rue :

— Ici, la police ! S’il y a quelqu’unà l’intérieur, veuillez vous identifier!

— Comme je vous le disais…reprit la jeune colérique.

— La CIA ! lança le potier.

— Pourquoi la présence de lapolice entraînerait-elle forcément lavenue de la CIA ? intervint Holger1.

— La CIA ! répéta le potier. LaCIA !

— Je crois qu’il tourne en boucle,dit Nombeko. J’ai un jour rencontréun interprète qui a réagi de la mêmemanière après avoir été piqué parun scorpion à l’orteil.

Le potier répéta encore plusieursfois l’acronyme, puis se tut. Il restajuste assis sur sa chaise, le regarddans le vide et la boucheentrouverte.

— Je crois qu’il reboote, glissaHolger 2.

Le mégaphone se fit à nouveauentendre :

— Ici, la police ! S’il y a quelqu’unà l’intérieur, déclinez votre identité !Le portail est bloqué et nousenvisageons d’entrer par la force.

Nous avons reçu un appel que nousprenons très au sérieux !

La jeune colérique expliqua augroupe l’occupation qu’elle venaitde lancer, une guerre contre lasociété au nom de la démocratie,avec, entre autres, le camion commearme. A titre d’information, elleavait également appelé la police. Etpassablement mis le feu auxpoudres, si elle pouvait se permettrede le dire.

— Qu’as-tu fait de mon véhicule ?la questionna Holger 2.

— Ton ? intervint Holger 1.

La jeune colérique répliqua queNuméro deux ne devait pas chipotersur tout, qu’il y allait de la défensede principes démocratiquesimportants et que dans ce contexteune malheureuse crevaison n’étaitpas grand-chose. De plus, elle nepouvait pas savoir que ses voisinsstockaient des bombes atomiquesdans l’entrepôt, si ?

— Une bombe atomique. Ausingulier, objecta Holger 2.

— De trois mégatonnes, intervint

— De trois mégatonnes, intervintNombeko, pour contrecarrer latentative de Holger de minimiser leproblème.

Le potier siffla quelque chosed’inintelligible, sans doute le nomdu service secret avec lequel il étaiten délicatesse.

— Rebooté n’est sans doute pas leterme approprié, commentaNombeko.

Holger 2 ne tenait pas àapprofondir la discussion au sujet ducamion, car ce qui était fait était

fait, mais il se demandait de quelprincipe démocratique Célestineparlait. Pour le reste, il s’agissait dequatre crevaisons, mais il n’en ditrien non plus. Quoi qu’il en soit, lasituation était problématique.

— Les choses pourraientdifficilement empirer, lâcha-t-il.

— Ne parle pas trop vite, réponditNombeko. Regarde le potier, je croisqu’il est mort.

15

Où il est question du meurtred’un homme déjà mort et dedeux personnes économes

Tous considérèrent d’abord lepotier, puis dévisagèrent Nombeko,sauf le potier, qui regardait droitdevant lui.

Nombeko comprit qu’une vienormale avec Holger 2 était dans lemeilleur des cas remise à plus tard,et plus probablement de manièredéfinitive. Pour le moment, l’heure

était venue de prendre des mesuresimmédiates. Le deuil de ce quin’était pas encore advenu devaitêtre remis à un hypothétique avenir.

Elle expliqua au groupe qu’ilsavaient à présent au moins deuxraisons de retarder la police. Lapremière était le risque manifesteque les forces de l’ordre choisissentde pénétrer en force dans l’entrepôtpar le mur sud, auquel cas ilsrisqueraient de planter une massedans une bombe de troismégatonnes.

— Ils seraient sacrément surpris,

— Ils seraient sacrément surpris,commenta Holger 2.

— Non, juste morts, répliquaNombeko. Notre second problèmeest que nous avons un cadavre assissur une chaise.

— Il n’avait pas creusé un tunnelpour s’enfuir quand la CIA arriverait? interrogea Holger 2.

— Dans ce cas, pourquoi ne l’a-t-ilpas fait au lieu de s’asseoir pourmourir ? demanda Holger 1.

Nombeko félicita Holger 2 pour sasuggestion et répondit à Holger 1

qu’il trouverait sans doute laréponse à sa question un jour oul’autre. Puis elle entreprit de trouverle tunnel, si toutefois il existait, devoir où il menait, s’il menaitquelque part, et – surtout – s’il étaitassez grand pour accueillir labombe. Il y avait urgence, car nulne savait quand ceux à l’extérieurpasseraient à l’action.

— Dans cinq minutes, nouslançons l’assaut ! annonça unpolicier au mégaphone.

Cinq minutes étaient évidemmentun délai bien trop court pour :

1) trouver un tunnel artisanal;

2) vérifier où il menait ;

3) collecter les lampes, cordeset autres éléments nécessairespour que la bombe les suivedans leur fuite. Si toutefois ellerentrait dans le tunnel.

La jeune colérique éprouvaitprobablement quelque chose quis’apparentait à de la culpabilité, sice sentiment ne lui était pas

totalement étranger. Les mots luiavaient un peu échappé autéléphone, mais elle s’aperçut qu’ilspouvaient à présent être retournés àleur avantage.

— Je pense savoir comment nouspouvons gagner du temps, déclara-t-elle.

Nombeko suggéra que Célestine leleur dise au plus vite, puisque lapolice allait peut-être commencer àattaquer le mur à la masse et doncla bombe dans quatre minutes etdemie.

Célestine expliqua qu’elle s’étaitmontrée un peu excessive lors decette conversation avec les flics,même si c’était eux qui avaientcommencé en répondant « police »d’une manière très provocatrice,quand elle avait appelé.

Nombeko pria Célestine d’en venirau fait.

Eh bien, si le groupe mettait àexécution la menace qui lui avaitéchappé, ces porcs seraient calmés.C’était tout à fait sûr. Un acte trèsfort, par ailleurs. Ce serait biensûr… Comment disait-on ? non

éthique, mais le potier n’aurait sansdoute pas d’objection.

La jeune colérique présenta sonidée. Qu’en pensaient les autres ?

— Il reste quatre minutes,répondit Nombeko. Holger, tuprends les jambes, et toi, Holger, latête. Je vous aide en soutenant lebassin.

A l’instant où Holger et Holgeravaient attrapé chacun uneextrémité des quatre-vingt-quinzekilos de l’ancien potier, le portablede fonction de Holger 1 sonna.

C’était son chef qui l’appelait pourlui annoncer une mauvaise nouvelle: l’un des hélicoptères avait été volé.Etait-il disponible pour s’occuper dedéposer la plainte et contacter lesassurances ? Non ? Il aidait uneconnaissance à déménager ? Bon,qu’il fasse attention de ne pas porterde charges trop lourdes, aprèsl’agression dont il avait été victime.

Le responsable des opérations surplace avait décidé qu’ils allaientpercer un accès à la propriété par la

cloison de tôles sud de l’entrepôt. Lamenace reçue était spectaculaire,donc à prendre au sérieux, et il étaitimpossible de savoir qui, ausingulier ou au pluriel, se terrait àl’intérieur. La manière la plus faciled’entrer aurait évidemment été dedéplacer le camion à l’aide d’untracteur, mais le véhicule était peut-être piégé, de même que les fenêtresde la propriété, d’ailleurs. D’où ladécision de percer la cloison.

— Allume le chalumeau,Björkman, ordonna le commandant.

A cet instant, une personne

A cet instant, une personneapparut à l’une des fenêtres sales del’appartement sous les combles. Ellehurla dans leur direction :

— Vous ne nous aurez jamais ! Sivous entrez par la force, noussauterons les uns après les autres !Vous m’entendez ? lança Holger 2d’une voix aussi démente quepossible.

Le commandant fit signe àBjörkman de ne pas actionner lechalumeau. Quel était cet individuqui braillait ?

— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous? demanda-t-il dans sonmégaphone.

— Vous ne nous aurez jamais !répéta la voix derrière le rideau.

Puis un homme s’avança. Il sehissa avec difficulté au-dessus del’appui. Avait-il l’intention de sauter? Se suicider juste parce que…

Putain !

L’individu regarda le bitume,comme s’il était dénué de touteappréhension. Il n’émit pas un son

durant sa chute et se laissa tombercomme une pierre.

Il atterrit sur la tête – lecraquement fut audible par tous lespoliciers. Il y avait du sang partout.Pas la moindre chance qu’il aitsurvécu.

— Nom de Dieu, lâcha le policierau chalumeau, auquel le spectacledonnait la nausée.

— Qu’est-ce qu’on faitmaintenant, chef ? s’enquit soncollègue, qui ne se sentait pasmieux.

— On stoppe tout, répondit lecommandant, qui était soudain leplus nauséeux des trois, et onappelle la Force nationaled’intervention à Stockholm.

Le potier américain n’avait quecinquante-deux ans, mais il avait étépoursuivi toute sa vie par sessouvenirs de la guerre du Vietnamainsi que par des persécuteursimaginaires. Cependant, depuis queNombeko et les Chinoises étaiententrées dans son existence, il s’était

presque libéré de ses angoissesparanoïaques, son niveaud’adrénaline avait baissé et soncorps s’était habitué à gérer sesangoisses. Quand la supposée CIAavait soudain frappé à la porte, toutétait remonté à la surface à unetelle vitesse que son adrénalinen’avait pas eu le temps de jouer sonancien rôle protecteur. Au lieu deça, le potier avait fibrillé. Sespupilles s’étaient dilatées et soncœur arrêté. Si par ailleurs, on estjeté de la fenêtre du quatrièmeétage et qu’on s’écrase la tête la

première sur le bitume, on meurt àcoup sûr, si ce n’était déjà fait.

Holger 2 ordonna à tout le mondede regagner l’entrepôt, où il fitrespecter trente secondes de silencepour celui qui n’était plus parmieux. Il remercia les autres de leuraide dans ces circonstances pénibles.

Puis il céda à nouveau lecommandement à Nombeko. Elle leremercia de sa confiance et expliquaqu’elle avait trouvé le tunnel dupotier et avait eu le temps d’en faireune inspection rapide. Enconclusion, l’Américain allait aider

le groupe après sa mort non pas unefois mais deux.

— Il ne s’est pas contenté deconstruire un tunnel de centquarante mètres jusqu’à l’atelier depoterie de l’autre côté de la rue,mais il y a installé l’électricité etplacé des lampes à pétrole desecours, des conserves et de l’eaupour tenir plusieurs mois… Bref, ilétait vraiment, vraiment dérangé.

— Qu’il repose en paix, déclaraHolger 1.

— Quelle taille fait le tunnel ?

— Quelle taille fait le tunnel ?s’enquit Holger 2.

— La caisse passera, réponditNombeko. Tout juste.

Nombeko délégua ensuite lestâches. Célestine eut pour missionde faire le tour des appartements,de ramasser les indices quipouvaient conduire aux différentshabitants et de laisser le reste.

— Sauf une chose. Dans machambre, il y a un sac à dos que jeveux emporter. Il contient deschoses importantes pour l’avenir.

Dix-neuf millions six cent millechoses importantes, pensa-t-elle.

Holger 1 fut chargé de traverser letunnel pour aller chercher le chariotà quatre roues dans l’atelier depoterie, tandis que Holger 2 recevaitla consigne de remettre de l’ordredans le coin cocooning pour que lacaisse redevienne une caisse debombe normale.

— Normale ? ironisa Holger 2.

— Exécution, mon chéri.

La répartition des tâches achevée,chacun se mit à l’œuvre.

Le tunnel était un exemple brillantd’ingénierie paranoïaque. Haut deplafond, avec des cloisons droites etun système de poutres d’étayagerobustes pour empêcher leséboulements. Il menait jusqu’à lacave de l’atelier de poterie, avecissue à l’arrière de la propriété, horsde vue de l’attroupement de plus enplus important devant le 5Fredsgatan.

Il est aussi difficile de manipulerune bombe atomique de huit centskilos sur un chariot que cela en a

l’air. Cependant, moins d’une heureplus tard, elle se trouvait dans unerue adjacente à Fredsgatan, àseulement deux cents mètres del’activité frénétique sur le chantierde démolition, où les forcesnationales d’intervention venaientde débarquer.

— Bon, je pense qu’il vaut mieuxnous éloigner, déclara Nombeko.

Les Holger et Nombeko poussaientle chariot tandis que la jeune

colérique assurait la direction àl’avant. Ils progressaient lentementle long d’une petite route bituméedans la campagne du Sörmland. Ilss’éloignèrent d’abord d’un kilomètredu chantier assiégé, puis d’undeuxième…

La tâche était harassante, saufpour Célestine. Après troiskilomètres, dès que le chariot eutfranchi une butte presque invisible,cela fut plus facile. Ensuite, la routedescendait en légère pente. Holger1, Holger 2 et Nombeko enprofitèrent pour souffler un peu.

L’espace de quelques secondes.

Nombeko fut la première àcomprendre ce qui allait seproduire. Elle ordonna aux Holgerde contourner le chariot pour leretenir par l’avant. Holger 2comprit la consigne et obéit sur-le-champ. Holger 1 saisit peut-êtreaussi, mais il avait pris quelques pasde retard en s’arrêtant pour segratter les fesses. L’indisponibilitémomentanée de Numéro un ne jouacependant pas un grand rôle dansl’affaire. Tout était déjà inutile à laseconde où les huit cents kilos

commencèrent à rouler sansdemander son avis à quiconque.

Celle qui abandonna en dernierfut Célestine. Elle courut devant labombe, s’efforçant de la dirigeravant que le chargement nes’emballe. Elle bloqua alors le timondu transpalette en position haute etsauta sur le côté. Il ne resta alorsplus rien d’autre à faire queregarder une arme de destruction detrois mégatonnes s’éloigner sur uneétroite route de campagne etdévaler une pente de plus en plusraide. Avec un sac à dos contenant

dix-neuf millions six cent millecouronnes attaché sur un côté de lacaisse.

— Quelqu’un a une idée pour nouséloigner de cinquante-huitkilomètres en dix secondes ?demanda Nombeko en observant labombe.

— Les idées ne sont pas mon fort,répondit Holger 1.

— Non, par contre, tu es douépour te gratter la raie, intervint sonfrère, qui se dit que c’était uneétrange réplique pour clore une vie.

Deux cents mètres plus loin, laroute décrivait un léger virage sur lagauche. La bombe sur quatre roues,elle, continua tout droit.

M. et Mme Blomgren s’étaient unjour trouvés parce qu’ils estimaienttous les deux que le sens del’économie est la plus grande desvertus. Margareta s’accrochaitfermement à son Harry, quis’attachait encore davantage àl’argent du couple. Ils seconsidéraient comme des êtres

responsables. N’importe quelobservateur indépendant les auraitplutôt considérés comme despingres.

Harry avait été ferrailleur toute savie. Il avait hérité de l’entreprise deson père alors qu’il n’avait quevingt-cinq ans. La dernière choseque son père avait faite avantqu’une Chrysler New Yorker nel’écrase avait été d’engager unejeune femme pour s’occuper de lacomptabilité de l’entreprise.L’héritier Harry avait estimé quec’était une pure gabegie jusqu’à ce

que l’employée en question,Margareta, découvre la possibilitéd’obtenir des intérêts moratoires. Ilétait alors tombé fou amoureuxd’elle, l’avait demandée en mariageet avait obtenu une réponsefavorable. Les noces avaient étécélébrées dans la casse et les troisautres employés avaient été invités,via un mot sur le tableau d’affichagedes vestiaires, à une fête où chacunavait apporté son repas.

Il n’y eut jamais d’enfants. Ilsreprésentaient un coût que Harry etMargareta calculaient sans cesse

jusqu’à ce qu’ils n’aient plus l’âge des’en soucier.

La question du logement, elle,finit par se résoudre toute seule.Durant les vingt premières annéesde leur union, ils vécurent dans lamaison de la mère de Margareta, àEkbacka, jusqu’à ce que la vieille aitla bonne idée de mourir. Elle étaitfrigorifiée et s’était toujours plainteque sa fille et son gendre refusent dechauffer davantage l’hiver, au pointque les vitres givraient à l’intérieur.Son sort s’était à présent amélioré,puisqu’elle reposait hors gel dans le

cimetière de Herrljunga. Ni Harry niMargareta ne voyaient l’intérêt dedépenser de l’argent pour fleurir satombe.

Le hobby de la mère de Margaretaavait été de s’occuper de trois brebisdans une petite bergerie au bord duchemin. Avant même que la vieilleait eu le temps de refroidir, même sielle avait déjà très froid au départ,Harry et Margareta les avaientabattues pour les manger. Ilsavaient laissé tomber la bergerie enruine.

Puis les époux avaient revendu

Puis les époux avaient revenduleur entreprise et pris leur retraite.Ils avaient dépassé les soixante-dixans et même les soixante-quinze,lorsqu’ils avaient finalement décidéde faire quelque chose de labergerie. Harry démolissait etMargareta empilait les planches.Ensuite, ils avaient mis le feu autout et cela brûlait bien. HarryBlomgren surveillait le processus, untuyau d’arrosage à la main, au casoù le feu se propagerait. Margareta,son épouse, se tenait à côté de lui,comme d’habitude.

A cet instant, un grandcraquement se fit entendre quand labombe atomique de huit cents kilossur le chariot à roues traversa laclôture et l’ancienne bergerie desépoux Blomgren pour ne s’arrêterqu’une fois au milieu du brasier.

— Mais qu’est-ce que c’est, ça,Dieu tout-puissant ? s’exclama MmeBlomgren.

— La clôture ! s’écria M.Blomgren.

Puis ils se turent et regardèrentarriver un groupe de quatre

personnes.

— Bonjour, déclara Nombeko.Monsieur voudrait-il avoirl’obligeance de verser de l’eau sur cefeu pour l’éteindre ? Sans traîner,merci.

Harry ne répondit pas et ne réagitpas davantage.

— Sans traîner, comme je l’ai dit,reprit Nombeko. C’est-à-dire :maintenant !

Mais le vieil homme ne bougeapas d’un pouce, le tuyau éteint à lamain. Les parties en bois du chariot

commençaient à réagir à la chaleur.Le sac à dos était déjà en flammes.

Harry Blomgren ouvrit la bouche.

— L’eau n’est pas gratuite.

C’est alors qu’une explosionretentit.

Nombeko, Célestine, Holger etHolger furent alors victimes d’unphénomène se rapprochant del’arrêt cardiaque qui avait mis unterme à la vie du potier quelquesheures plus tôt. Contrairement à lui,ils se ressaisirent quand ilscomprirent que c’était un pneu qui

avait explosé, pas une régionentière.

Les deuxième, troisième etquatrième roues imitèrent bientôt lapremière. Harry Blomgren refusaittoujours d’asperger la caisse et lesac à dos. Il voulait d’abord savoirqui comptait l’indemniser pour saclôture. Et pour les frais d’eau.

— Je pense que vous ne saisissezpas bien la gravité de la situation,répondit Nombeko. La caissecontient du matériel… inflammable.Hautement inflammable. Si elle

chauffe trop, cela va mal se finir.Très mal. Croyez-moi !

Elle avait déjà fait son deuil dusac à dos. Les dix-neuf millions sixcent mille couronnes étaient passéesde vie à trépas.

— Pourquoi croirais-je uneparfaite inconnue ? Répondez-moiplutôt : qui va payer pour la clôture?

Nombeko comprit qu’ellen’arriverait à rien. Elle pria doncCélestine de prendre le relais, ce quela jeune colérique fit volontiers.

Pour ne pas prolonger laconversation davantage quenécessaire, elle lança :

— Eteins le feu, sinon je te tue !

Harry Blomgren crut voir dans lesyeux de la jeune fille qu’elle étaitprête à tout, même à ça, et ne se lefit pas dire deux fois.

— Bien joué, Célestine, commentaNombeko.

— Ma petite amie, intervintHolger 1, avec fierté.

Holger 2 choisit de garder le

Holger 2 choisit de garder lesilence, tout en notant que, lorsquela jeune colérique faisait enfinquelque chose d’utile pour legroupe, cela prenait la forme d’unemenace de mort. Evidemment.

Le chariot était à moitié brûlé etles coins de la caisse fumaient. Lesac à dos n’était plus qu’un tas decendres. Mais le feu était éteint. Lemonde tel que le monde leconnaissait demeurait. HarryBlomgren reprit des couleurs.

— Pouvons-nous enfin discuter dela question des dédommagements ?

Nombeko et Holger 2 étaient lesseuls à être conscients que l’hommequi voulait discuter dedédommagements venait de brûlerdix-neuf millions six cent millecouronnes, pour économiser del’eau. De son propre puits.

— La question est de savoir quidevrait dédommager qui, marmonnaNombeko.

Au début de la journée, elle et sonHolger avaient une vision concrète

de leur avenir. Quelques heures plustard, leur existence même avait étémenacée – deux fois. A présent, leurposition était à mi-chemin. Dire quela vie était un long fleuve tranquilleaurait été exagéré.

Harry et Margareta Blomgren nevoulaient pas laisser repartir ceshôtes importuns avant d’avoirobtenu réparation. Toutefois, ilcommençait à se faire tard et Harryécouta les membres du groupe luiexpliquer qu’ils ne disposaient pas

de liquide, qu’il y en avait eu un peudans le sac à dos qui venait debrûler, mais qu’ils ne pouvaientdésormais plus rien faire avantl’ouverture de la banque lelendemain. Ils répareraient alorsleur chariot et poursuivraient leurchemin avec leur caisse.

— Ah oui, la caisse. Que contient-elle ? s’enquit Harry Blomgren.

— Mêle-toi de tes oignons, vieuxcon, rétorqua la jeune colérique.

— Mes effets personnels, précisaNombeko.

En unissant leurs forces, lesmembres du groupe transférèrent lacaisse fumante de la carcasse duchariot vers la remorque de Harry etMargareta Blomgren. Puis, aprèsforce palabres et un peu d’aidecolérique de la part de Célestine,Nombeko parvint à convaincreHarry Blomgren de la laisserprendre la place de sa voiture dansle seul garage de la ferme. Sinon, lacaisse serait visible de la route, cequi empêcherait Nombeko de dormirsereinement.

A Ekbacka, il y avait un chalet

A Ekbacka, il y avait un chaletque M. et Mme Blomgren avaientpar le passé loué à des touristesallemands, jusqu’à ce qu’ilséchouent sur la liste noire de lasociété de location parce qu’ilsfaisaient payer des supplémentspour à peu près tout et avaientmême installé un monnayeur pouraccéder aux toilettes.

Depuis, le chalet était resté videavec son monnayeur (dix couronnespar passage). A présent, les intrusallaient pouvoir y être incarcérés.

Holger 1 et Célestine s’installèrent

Holger 1 et Célestine s’installèrentdans la pièce commune tandis queHolger 2 et Nombeko prenaientpossession de la chambre.Margareta Blomgren leur montraavec un certain ravissement lefonctionnement du monnayeur etajouta qu’il était hors de question defaire pipi dans le jardin.

Holger 1 lui tendit un billet decent couronnes.

— Est-ce que vous pouvez mechanger ça en pièces de dixcouronnes ?

— Prononce les mots « frais dechange », si tu oses, déclara la jeunecolérique.

Comme Margareta Blomgren n’osapas prononcer les mots « frais dechange », il n’y eut pas de monnaienon plus. Holger 1 se soulagea doncdans le buisson de lilas dès qu’il fitassez noir pour que cela ne seremarque pas. Cela fut néanmoinsremarqué, car M. et Mme Blomgrenétaient tapis dans leur cuisineéteinte, armés chacun d’une pairede jumelles.

Que les intrus aient envoyé un

Que les intrus aient envoyé unchariot droit sur la clôture des épouxétait bien sûr négligent, mais ils nel’avaient guère fait exprès. Qu’ilsmenacent ensuite les époux pour lesforcer à gaspiller de l’eau afin queleurs biens ne brûlent pas était unacte criminel, mais qui pouvait dansle pire des cas être excusé par ledésespoir éprouvé sans doute face àcette situation. En revanche, seplanter devant un buisson de lilas eturiner dans leur jardin de manièreprémédité et en faisant fid’instructions claires était si

traumatisant que Harry etMargareta Blomgren en furent toutretournés. C’était du vol, c’était uncomportement scandaleux, c’étaitpeut-être ce qu’ils avaient vécu depire de toute leur vie.

— Ces hooligans vont causer notreruine, déclara Margareta Blomgrenà son mari.

— Oui, si nous ne faisons pasquelque chose avant qu’il ne soittrop tard, renchérit HarryBlomgren.

Nombeko, Célestine et les deuxHolger se couchèrent, pendant queles forces nationales d’interventionse préparaient à pénétrer au 5Fredsgatan, à quelques kilomètresde là. Le cadavre allait évidemmentêtre autopsié. Pour l’instant, onl’avait placé dans une ambulance.Un premier examen avait montréqu’il était blanc et âgé d’unecinquantaine d’années.

Les occupants avaient donc été aumoins au nombre de deux. C’était

une femme suédoise qui avaitappelé la police et un homme delangue suédoise qui était apparuderrière un rideau au quatrièmeétage et avait sauté. Les policierstémoins de la scène supputaientqu’il y avait eu d’autres personnesderrière les rideaux.

L’opération fut lancée à 22 h 32,ce jeudi 11 août 1994. La forced’intervention lança l’assaut de troisdirections différentes en utilisantdes gaz, un bulldozer et unhélicoptère. Les hommes étaient trèstendus. Aucun n’avait expérimenté

une opération aussi délicate. Pasétonnant donc que quelques coupsde feu aient été tirés dans lapagaille. Au moins l’un d’euxdéclencha un incendie dans laréserve d’oreillers, ce qui entraînaun nuage de fumée toxique.

Le lendemain matin, dans lacuisine des époux Blomgren, lesanciens habitants de Fredsgatanentendirent aux actualités l’épiloguedu drame.

Selon l’envoyé de la rédaction, il yavait eu pas mal d’affrontements.Au moins, l’un des membres des

forces d’intervention avait ététouché par balle à la jambe et troisautres avaient été intoxiqués par lesgaz. Désorienté par l’épaisse fumée,le pilote de l’hélicoptère à douzemillions de l’équipe s’était crashéderrière un atelier de poteriedésaffecté. Le bulldozer avait brûléen même temps que la propriété,l’entrepôt, quatre voitures de policeet l’ambulance à l’intérieur delaquelle le corps du suicidé attendaitson autopsie.

Tout bien considéré, l’opérationétait un succès, car tous les

terroristes étaient neutralisés. Leurnombre restait à déterminer, carleurs cadavres étaient restés dans lesflammes.

— Doux Jésus ! s’exclama Holger2. La Force nationale d’interventionen guerre contre elle-même.

— En tout cas, ils ont gagné, cequi indique une certainecompétence, répondit Nombeko.

Durant le petit déjeuner, les épouxBlomgren ne mentionnèrent pas uneseule fois que celui-ci aurait un coût.

Ils restèrent silencieux. Renfrognés.Ils paraissaient presque honteux.Leur attitude mit Nombeko sur sesgardes, car elle n’avait jamaisrencontré de gens plus éhontés, etelle avait rencontré pas mal degens.

Les millions avaient disparu, maisHolger 2 avait quatre-vingt millecouronnes à la banque (au nom deson frère). Par ailleurs, il y avaitpresque quatre cent mille couronnessur le compte de l’entreprise.L’étape suivante consisterait àacheter leur liberté à ces horribles

gens, à louer une voiture avecremorque et à transférer la bombed’une remorque à l’autre. Ensuite, ilsquitteraient les lieux. La destinationrestait à déterminer. N’importe où,du moment que ce soit assez loin deGnesta et des époux Blomgren.

— Nous avons bien vu que vousaviez uriné dans le jardin hier soir,déclara soudain Mme Blomgren.

Maudit Holger 1, pensa Nombeko.

— Je l’ignorais, répondit-elle.Dans ce cas, je vous présente mesexcuses et suggère que nous

ajoutions dix couronnes à la sommedont nous nous apprêtions àdiscuter.

— Ce ne sera pas nécessaire,intervint Harry Blomgren. Commevous n’êtes pas dignes de confiance,nous avons déjà pris soin de nousdédommager nous-mêmes.

— Comment cela ? s’étonnaNombeko.

— « Du matériel inflammable ».Mon œil, oui ! J’ai travaillé toutema vie dans la ferraille. La ferraille

ne brille pas, bordel, poursuivitHarry Blomgren.

— Vous avez ouvert la caisse ?demanda Nombeko, redoutant lepire.

— Là, je vais les mordre à lagorge tous les deux, lança la jeunecolérique.

Holger 2 dut la retenir.

La situation était bien tropcomplexe pour Holger 1, qui quittala pièce. Par ailleurs, il avait lemême besoin à satisfaire dans lebuisson de lilas que la veille.

Harry Blomgren recula d’un pasdevant la jeune colérique. Quellejeune femme profondémentdésagréable ! Puis il continua saharangue. Les mots coulaient, car ilavait préparé chaque phrasependant la nuit.

— Vous avez choisi d’abuser denotre hospitalité. Vous nous avezcausé des frais, vous avez pissé dansnotre jardin et vous n’êtes donc pasdignes de confiance. Nous n’avionspas d’autre choix que d’immobiliserla dette à laquelle vous aviez sansdoute l’intention de vous dérober.

De ce fait, votre vieille bombe estperdue.

— Perdue ? s’étonna Holger 2,tandis que des images dechampignon atomique seprésentaient à son esprit.

— Perdue, répéta HarryBlomgren. Nous l’avons apportéechez un ferrailleur cette nuit. Nousen avons tiré une couronne du kilo.C’était peu cher payé, mais bon.Cela couvrira tout juste les dégâtsque vous avez causés. J’ai laissé decôté la location du chalet etn’imaginez pas que je vais vous dire

où se trouve la casse. Vous nous enavez déjà assez fait voir comme ça.

Tandis que Holger 2 empêchaitphysiquement la jeune colérique deperpétrer un double meurtre, il étaitclair pour lui et Nombeko que lesvieux n’avaient pas compris que cequ’ils qualifiaient de vieille bombeétait en réalité un modèlerelativement récent, en parfait étatde fonctionnement de surcroît.

Harry Blomgren ajouta que cetteaffaire avait dégagé un bénéfice,même s’il était faible, et que l’eau,la clôture endommagée et le pipi

dans le jardin pouvaient donc êtreoubliés. A condition que leursinvités, à partir de maintenant etjusqu’à leur départ imminent,urinent aux toilettes et nulle partailleurs, bien sûr. Et ne provoquentpas d’autres dégâts.

A ce stade du discours de Harry,Holger 2 fut obligé de porter lajeune colérique dehors. Dans lejardin, il l’amena à revenir à demeilleurs sentiments. Elle luiexpliqua qu’il devait y avoir quelquechose dans l’apparence du vieux etde la vieille qu’elle ne supportait

pas. Sans compter ce qu’ils avaientfait et dit.

Cette fureur n’était pas unélément que Harry et MargaretaBlomgren avaient anticipé lors deleur trajet aller-retour à leurancienne casse, à présent dirigéepar Rune Runesson, ex-collaborateurdevenu le nouveau propriétaire.Cette fille hystérique défiait le senscommun. En d’autres termes, ilsétaient tous les deux terrorisés. Dansle même temps, Nombeko, qui nes’était encore jamais vraiment miseen colère, l’était à présent vraiment.

A peine quelques jours plus tôt, elleet Holger 2 avaient trouvé unmoyen de faire évoluer la situation.Pour la première fois, ils avaient lapossibilité d’y croire, d’espérer. Ilsdisposaient de dix-neuf millions sixcent mille couronnes. De tout cela, ilne restait rien d’autre que… M. etMme Blomgren.

— Cher monsieur Blomgren,commença-t-elle. Me permettez-vousde vous proposer un arrangement ?

— Un arrangement ?

— Oui. Je tiens beaucoup à cette

— Oui. Je tiens beaucoup à cetteferraille, monsieur Blomgren. Monidée est que monsieur Blomgren merévèle dans les dix secondes où il l’aapportée. En échange, je vouspromets d’empêcher la jeune femmedans le jardin de vous mordre à lagorge.

Harry Blomgren, livide, nerépondit rien. Nombeko poursuivit :

— Si vous nous prêtez ensuitevotre voiture pour une duréeindéterminée, vous avez ma paroleque nous vous la ramèneronséventuellement un jour et que nous

ne démolirons pas illico votremonnayeur, et ne mettrons pas lefeu à votre maison dans la secondequi suit.

Margareta fit mine de répondre,mais son mari l’en empêcha :

— Tais-toi, Margareta, je m’enoccupe.

— Jusqu’à présent, mespropositions ont été généreuses.Monsieur Blomgren veut-il que jedurcisse le ton ?

Harry Blomgren continua à gérerla situation en ne répondant pas. Sa

Margareta fit une nouvelletentative, mais Nombeko lui coupal’herbe sous le pied :

— Au fait, est-ce madameBlomgren qui a cousu cette nappe ?

Margareta fut surprise par lechangement de sujet.

— Oui, pourquoi ? s’enquit-elle.

— Elle est très belle, réponditNombeko. Madame Blomgrenvoudrait-elle que je la lui enfoncedans la gorge ?

Holger 2 et la jeune colérique

Holger 2 et la jeune colériqueentendaient le dialogue depuis lejardin.

— Ma petite amie, commentaHolger 2.

Quand les choses vont mal, ellesvont mal. La bombe avaitévidemment été emportée dans laseule casse où elle n’aurait jamaisdû arriver : celle sise au 9Fredsgatan, à Gnesta. HarryBlomgren était à présent convaincuque survivre était désormais le plus

important. Il expliqua donc que luiet son épouse s’y étaient rendusavec la bombe sur la remorque aumilieu de la nuit. Il pensait queRune Runesson la leur prendrait,mais arrivés sur place ils n’avaienttrouvé qu’un champ de bataille.Deux bâtiments, à quinze mètres àpeine de la casse, étaient en feu.Cette portion de la rue était ferméeet il n’y avait pas moyen d’accéder àla cour de Runesson. Celui-ci s’étaitlevé et déplacé en personne pourvenir réceptionner cette livraisonnocturne, mais vu les circonstances

ils avaient dû laisser la remorque etla ferraille juste devant le périmètrede sécurité. Runesson leur avaitpromis de les appeler pour leur direquand il les aurait rapatriées chezlui. Ce n’est qu’alors que l’affairepourrait être conclue.

— Bien, déclara Nombeko quandHarry Blomgren lui eut raconté lesdernières péripéties. Maintenant, jevous prie d’aller tous les deux audiable.

Puis elle quitta la cuisine desépoux Blomgren, rassembla legroupe, mit la jeune colérique au

volant de la voiture de HarryBlomgren, Holger 1 sur le siègepassager, tandis qu’elle prenaitplace avec Holger 2 sur la banquettearrière pour établir une stratégie.

— C’est parti ! lança Nombeko.

La jeune colérique démarra.

Elle passa par la portion de laclôture qui était déjà en morceaux.

16

Où il est question d’un agentsurpris et d’une comtessecultivatrice de pommes de

terre

L’agent B servait le Mossad etIsraël depuis bientôt trois décennies.Il était né à New York pendant laguerre et avait emménagé dans satendre enfance avec ses parents àJérusalem, en 1949, juste après lacréation de l’Etat.

Alors qu’il n’avait guère plus de

Alors qu’il n’avait guère plus devingt ans, il avait été envoyé àl’étranger pour sa première mission: infiltrer les étudiants gauchistes del’université de Harvard, aux Etats-Unis, dans le but de repérer etd’analyser les manifestationsd’opinions anti-israéliennes.

Comme ses parents avaient grandien Allemagne, d’où ils avaient fuipour sauver leur vie en 1936,l’agent parlait aussi l’allemandcouramment, ce qui lui avait permisd’opérer dans la RDA des années1970. Il avait vécu et travaillé dans

la peau d’un Allemand de l’Estpendant sept ans. Il était, entreautres, censé se faire passer pour unsupporter du FC Karl-Marx-Stadt. Enréalité, l’agent B n’avait eu àfeindre que quelques mois, car iln’avait pas tardé à devenir unsupporter aussi enragé que lesmilliers sujets d’observation autourde lui. Le changement de nom de laville et de l’équipe lorsque lecapitalisme eut enfin la peau ducommunisme ne changea rien àl’amour sportif de l’agent B. Pourrendre un hommage discret et un

peu puéril à l’un des jeunes joueursinconnus mais prometteurs del’équipe, l’agent opérait désormaissous le pseudonyme de MichaelBallack. L’original était bon desdeux pieds, créatif et doté d’unebonne lecture du jeu. Il avait unavenir brillant devant lui. L’agent Bse sentait à tout point de vue prochede son alias.

B se trouvait en poste àCopenhague quand il reçut lerapport de son collègue Aconcernant sa percée à Stockholm etses conséquences. Comme A ne

donnait plus de nouvelles, B obtintle feu vert de Tel-Aviv pour partir àsa recherche.

Il prit un vol du matin le vendredi12 août et loua une voiture àArlanda. Première étape : l’adresseà laquelle son collègue lui avaitindiqué se rendre la veille. B veillasoigneusement à respecter leslimitations de vitesse, car il nevoulait pas traîner le nom de soncher Ballack dans la boue.

Arrivé à Gnesta, il s’engagea avecprécaution dans Fredsgatan ettomba sur… un périmètre de

sécurité. Ainsi qu’un pâté demaisons entièrement ravagé par lefeu, des tas de policiers, des camionsde télévision et des hordes debadauds.

Et qu’est-ce qui se trouvait sur laremorque ? Etait-ce… ? Non, ce nepouvait pas être ça. Ce n’était toutsimplement pas possible.

— Bonjour à vous, monsieurl’agent, tout va bien ? déclara

Nombeko, qui venait de sematérialiser à côté de l’agent B.

Elle n’avait même pas été surpriseen l’apercevant, le regard rivé sur labombe qu’elle était venue chercher.Pourquoi en effet l’agent B n’aurait-il pas été planté là à cet instantprécis, alors que tout ce qui n’auraitpas dû arriver était pourtant arrivé?

L’agent B lâcha la bombe desyeux, tourna la tête et vit à laplace… la femme de ménage !D’abord, la caisse volée sur une

remorque et maintenant la voleuse.Avait-il la berlue ?

Nombeko se sentait étonnammentcalme. Elle était consciente quel’agent tombait des nues et n’avaitpas l’ombre d’une chanced’intervenir. Il y avait au moinscinquante policiers dans leurenvironnement immédiat et sansdoute deux cents autres personnes, ycompris la moitié des médiassuédois.

— Belle vue, n’est-ce pas ? lança-t-elle en faisant un signe de tête versla caisse noircie.

L’agent B resta muet.

Holger 2 apparut à côté deNombeko.

— Holger, se présenta-t-il, entendant la main sous le coup d’uneinspiration subite.

B considéra la main tendue, maisne la serra pas. Au lieu de ça, il setourna vers Nombeko.

— Où est mon collègue ? Dans lesrestes carbonisés ?

— Non, aux dernières nouvelles, ilétait en route pour Tallinn.

— Tallinn ?

— Oui. Je ne sais pas s’il estarrivé à bon port, réponditNombeko en faisant signe à la jeunecolérique de reculer avec la voiture.

Tandis que Holger 2 attachait laremorque au véhicule des Blomgren,Nombeko prit congé de l’agent B,s’excusant de ne pas pouvoirbavarder plus longtemps. Elle avaitquelques affaires à régler. Ils separleraient plus amplement lors deleur prochaine rencontre. Sitoutefois ils avaient la malchance detomber à nouveau l’un sur l’autre.

— Au revoir donc, lui déclaraNombeko avant de prendre placesur la banquette arrière, à côté deson numéro deux.

L’agent B garda le silence, maiss’interrogea – Tallinn ? – pendantque la voiture et la remorques’éloignaient.

L’agent B était toujours surFredsgatan et réfléchissait à ce quis’était produit, tandis que Célestines’éloignait de Gnesta vers le nord

avec Holger 1 à côté d’elle. Holger 2et Nombeko étaient en pleinediscussion sur la banquette arrière.La jeune colérique s’irritait que cesalopard de vieux pingre auquel ilsavaient volé la voiture n’ait pasrempli le réservoir. Elle s’arrêta à lapremière station.

Après avoir fait le plein, Holger 1prit la place de Célestine au volant,car elle aurait pu défoncer d’autresclôtures dans sa furie. Nombekoencouragea ce changement,estimant que cela suffisait déjà qu’ilstransportent une bombe atomique

sur une remorque en surpoidstractée par une voiture volée. Si leconducteur avait au moins lepermis, cela ne pouvait pas faire demal.

Holger 1 poursuivit vers le nord.

— Où vas-tu, mon chéri ? s’enquitla jeune colérique.

— Je n’en sais rien, réponditl’intéressé. Je ne l’ai jamais su.

— Norrtälje ? suggéra-t-elle.

Nombeko interrompit son colloqueavec Holger 2. Elle avait perçu

quelque chose dans la voix deCélestine qui lui indiquait queNorrtälje était un peu plus qu’unendroit parmi tant d’autres.

— Pourquoi Norrtälje ?

Célestine expliqua que sa grand-mère y résidait. Une traîtresse à saclasse, difficile à supporter. Maisbon, vu les circonstances, elleendurerait une nuit en compagniede sa grand-mère, si les autres s’ensentaient capables. Par ailleurs, sonaïeule cultivait des pommes de terre,alors, le moins qu’elle pouvait faire

était de déterrer quelques tuberculespour les inviter à manger.

Nombeko pria Célestine de lui endire davantage sur la vieille dame etfut surprise par sa réponse longue etrelativement claire.

Célestine n’avait pas vu sa grand-mère depuis plus de sept ans. Etelles ne s’étaient pas parlé une seulefois durant tout ce temps. Pourtant,Célestine avait passé les étés de sonenfance à Sjölida, chez elle, et elless’étaient… bien entendues (il encoûta à Célestine de prononcer cemot, « bien », car il allait à

l’encontre de sa visionfondamentale du monde).

Elle expliqua ensuite qu’elle avaitcommencé à s’intéresser à lapolitique à l’adolescence. Elle s’étaitaperçue qu’elle vivait dans unesociété de voleurs, où les riches nefaisaient que devenir plus richestandis qu’elle s’appauvrissait, carson père avait suspendu son argentde poche aussi longtemps qu’ellen’obéirait pas aux demandes de sesparents (comme, par exemple, decesser de les traiter de porcs

capitalistes tous les matins au petitdéjeuner).

A l’âge de quinze ans, elle avaitintégré les marxistes-léninistes (lesrévolutionnaires) du Particommuniste, en partie à cause desdeux mots entre parenthèses – celal’attirait, même si elle ignorait queltype de révolution elle souhaitait,pour abolir quoi et aboutir à quoi –mais également parce que êtremarxiste-communiste commençaitalors vraiment à apparaître commedésespéré. Les gauchistes des années1970 avaient cédé la place aux

conservateurs des années 1980, quiavaient même inventé leur 1er mai,même si ces trouillards avaientchoisi le 4 octobre à la place.

Etre marginale et rebelleconvenait à Célestine à laperfection. C’était par ailleurs unecombinaison qui représentait lecontraire des valeurs prônées parson père, directeur de banque etdonc fasciste. Célestine rêvait des’introduire dans l’agence de sonpère avec ses camarades et leursfanions rouges pour exiger nonseulement son argent de poche de la

semaine en cours, mais égalementtout ce qu’elle n’avait pas perçu –avec intérêts.

Mais lorsque, pendant uneréunion, elle avait par hasardmentionné que la section locale duparti devrait se rendre à la Banquedu commerce de Gnesta plus oumoins pour les motifs mentionnésplus haut, elle fut d’abord huée, puismoquée et enfin exclue. Le partiétait bien assez occupé à soutenir lecamarade Robert Mugabe auZimbabwe. L’indépendance y avaitété conquise. Restait à lutter pour

instaurer un Etat à un seul parti.Dans cette situation, se concentrersur le casse d’une banque suédoisepour récupérer l’argent de poched’un adhérent n’était pasd’actualité. Célestine fut qualifiée degouine par le président de la sectionlocale et flanquée à la porte (àl’époque, l’homosexualité étaitquasiment la tare ultime pour lesmarxistes-léninistes).

La jeune Célestine, exclue et trèsen colère, s’était alors consacrée àquitter le collège avec les notes lesplus abominables possibles dans

toutes les matières, ce à quoi elletravaillait activement en guise deprotestation contre ses parents. Parexemple, elle rédigeait ses essaisd’anglais en allemand et affirmadans un devoir d’histoire que l’âgede bronze avait commencé le 14février 1972. Tout de suite après ledernier jour d’école, elle avaitdéposé son relevé de notes final surle bureau de son père, lui avait ditadieu et avait emménagé chez sagrand-mère Gertrud, dans leRoslagen. Sa mère et son pèrel’avaient laissée faire, persuadés

qu’elle allait revenir. Ses notes auras des pâquerettes ne suffisaient detoute façon pas pour qu’elle puisseintégrer l’un des bons cursus dulycée local. Ni aucun autred’ailleurs.

Sa grand-mère venait juste defêter ses soixante ans et travaillaitdur pour maintenir l’exploitation depommes de terre familiale dont elleavait hérité. La jeune fille l’aidait dumieux qu’elle pouvait et l’aimaittoujours autant que pendant sesvacances d’été. Jusqu’à ce que labombe explose (si Nombeko voulait

bien lui passer cette expression). Sagrand-mère lui avait un soir racontédevant la cheminée qu’elle faisaitpartie de la noblesse. Célestine enétait restée bouche bée. Quelletrahison !

— De quelle manière ? s’enquitNombeko, sans ironie aucune.

— Tu ne crois quand même pasque je vais fraterniser avec desoppresseurs de classe ? rétorquaCélestine.

Elle était à nouveau de cettehumeur que Nombeko ne

connaissait que trop bien.

— Mais c’était quand même tagrand-mère ? Et elle l’est toujours,pour autant que je comprenne.

Célestine répondit qu’il s’agissaitlà d’un sentiment que Nombeko necomprenait pas. Et qu’elle n’avaitpas l’intention d’approfondir lesujet. Quoi qu’il en soit, elle avaitfait ses valises le lendemain et étaitpartie. N’ayant nulle part où aller,elle avait dormi plusieurs nuits dansune chaufferie, puis elle avait décidéde manifester devant la banque deson père. Là, elle avait rencontré

Holger 1, républicain, et fils d’unemployé des postes de second ordreanimé par une mission et mort aucombat. Cela n’aurait pas pu êtreplus parfait. Le coup de foudre avaitété instantané.

— Et tu es quand même prête àretourner auprès de ta grand-mère ?s’étonna Nombeko.

— Mais, putain, tu as unemeilleure idée ? Nous tractons tasaloperie de bombe. En ce qui meconcerne, je préférerais aller àDrottningholm et faire péter cette

merde devant le château. Au moins,je mourrais avec un peu de dignité.

Nombeko faillit dire qu’ilsn’avaient pas besoin de se rendre auchâteau du roi, à quarantekilomètres de là, pour éradiquer lamonarchie, et que cela pouvaits’arranger à distance. Mais ce n’étaitpas une idée recommandable. Enrevanche, elle félicita Célestine pourson idée d’aller chez sa grand-mère.

— Direction Norrtälje donc,déclara-t-elle avant de reprendre sadiscussion avec son chéri.

Holger 2 et Nombekoréfléchissaient à la meilleuremanière de nettoyer les traces dugroupe afin d’éviter que l’agent B neles retrouve, enfin si c’était bien luiqui les avait trouvés et nonl’inverse.

Il fallait que Holger 1 quitte toutde suite son travail à Bromma etqu’il ne remette jamais les pieds àson adresse de Blackeberg. En bref,il devait suivre l’exemple de sonfrère et exister aussi peu quepossible.

Cette question de cesser d’exister

Cette question de cesser d’existeraurait dû concerner Célestine aussi,mais elle s’y refusait. Il y avait denouvelles élections législatives àl’automne, puis un référendumconcernant l’entrée dans l’UEensuite. Sans adresse personnelle,pas de droit de vote. Et sans droit devote, elle ne pouvait pas accomplirson devoir citoyen, à savoir voterpour l’inexistant parti « Bousilleztoute cette merde ». En ce quiconcernait l’entrée dans l’UE, elleavait l’intention de voter oui. Elleescomptait en effet que toute cette

union finirait mal et, dans cettehypothèse, il fallait que la Suède enfasse partie.

Nombeko se disait qu’elle avaitquitté un pays où la majorité de lapopulation n’avait pas le droit devote, pour un autre où certainsn’auraient pas dû l’avoir. Quoi qu’ilen soit, ils décidèrent que la jeunecolérique prendrait une boîtepostale quelque part dans lacirconscription de Stockholm etveillerait à ce qu’elle ne soit passurveillée chaque fois qu’elle larelèverait. Cette mesure était peut-

être exagérée, mais jusqu’à présent,tout ce qui pouvait tourner detravers avait eu lieu.

Il n’y avait en revanche pasgrand-chose à faire pour effacer lestraces plus anciennes. Il ne restaitplus qu’à contacter la police dans lesplus brefs délais pour discuter dufait qu’un groupe de terroristes avaitincendié la société d’importation etde distribution d’oreillers Holger &Holger. En la matière, mieux valaitprévenir que guérir. Ensuite, ilfaudrait mettre la clé sous la porte.

Nombeko ferma les yeux et prit un

Nombeko ferma les yeux et prit unmoment de repos.

A Norrtälje, le groupe s’arrêtapour acheter de la nourriture enguise de pot-de-vin. Nombekoestimait inutile d’envoyer l’hôtesseprésumée dans un champ depommes de terre.

Le trajet se poursuivit en directionde Vätö, puis sur un chemin deterre, au nord de Nysättra. Lagrand-mère habitait à quelquescentaines de mètres au bout du

chemin, habituée depuis denombreuses années à ne jamaisavoir de visite. Lorsqu’elle entenditdu bruit et vit une voiture inconnuetractant une remorque arriver surson terrain, par sécurité elle attrapale fusil à élan de son défunt pèreavant de sortir sur le perron.

En descendant de voiture,Nombeko, Célestine et les Holgerfurent accueillis par une vieilledame qui pointait une arme sur euxet qui leur annonça qu’il n’y avaitrien ici pour les voleurs et lesbandits. Nombeko, qui était déjà

assez fatiguée, le devint encore plus.Elle fit un pas en avant.

— Si madame ressent absolumentle besoin de tirer, qu’elle le fasse surles personnes, mais pas sur laremorque.

— Bonjour, grand-mère ! lança lajeune colérique (sur un ton assezjoyeux, en fait).

Quand la vieille dame aperçutCélestine, elle posa son arme etl’étreignit avec vigueur. Puis elle luidemanda qui étaient ses amis.

— Amis, si on veut, commenta sa

— Amis, si on veut, commenta sapetite-fille.

Nombeko reprit la parole.

— Je m’appelle Nombeko, seprésenta-t-elle. Nous nous sommesretrouvés dans une situation un peucompliquée et nous serionsreconnaissants à madame si ellenous laissait lui offrir le repas enéchange d’un endroit où dormircette nuit.

La vieille dame sur les marchesréfléchit un instant.

— Je ne sais pas trop, répondit-

— Je ne sais pas trop, répondit-elle. Si vous m’expliquez quel genred’hurluberlus vous êtes et ce quevous offrez pour le dîner, il y a peut-être moyen de discuter. Et qui sontces deux-là, qui se ressemblentcomme deux gouttes d’eau ?

— Je m’appelle Holger, réponditHolger 1.

— Moi aussi, déclara Holger 2.

— Une fricassée de volaille,intervint Nombeko, cela vous irait ?

La fricassée de volaille fut lesésame pour entrer à Sjölida. De

temps à autre, Gertrud tordait le couà quelques-unes de ses poules pourla même raison, mais se faire servirun tel menu sans avoir à le préparerétait bien sûr préférable.

Pendant que Nombeko s’affairaitaux fourneaux, les autress’installèrent autour de la table de lacuisine. Gertrud servit de la bièremaison à tout le monde, y compris àla cuisinière. Ce breuvageragaillardit un peu Nombeko.

Célestine commença par expliquerla différence entre Holger et Holger.L’un d’eux était son merveilleux

petit ami, tandis que l’autre nevalait rien. Nombeko, le dos tournéà la jeune colérique, déclara qu’elleétait heureuse que Célestine voie leschoses ainsi, car un échange neserait jamais d’actualité.

Quand ils en arrivèrent àexpliquer pourquoi ils avaientatterri à Sjölida, combien de tempsils comptaient rester et pourquoi ilsse promenaient avec une caisse surune remorque, l’atmosphèrechangea. Gertrud durcit le ton etdéclara que s’ils trafiquaient un truclouche, il leur faudrait trouver un

autre endroit. Célestine seraittoujours la bienvenue, mais pas lesautres.

— Si nous en discutions enmangeant, suggéra Nombeko.

Deux verres de bière plus tard, lafricassée était prête et servie. Lavieille dame s’était un peu radoucieet elle le fut encore plus après lapremière bouchée.

— Que la nourriture ne scelle pasvos bouches, lâcha-t-elle néanmoins.

Nombeko réfléchit à une stratégieappropriée. La plus évidente était

de mentir, puis d’essayer de fairetenir le mensonge aussi longtempsque possible.

Mais bon, avec Holger 1 et lajeune colérique dans les parages…Combien de temps s’écouleraitavant que l’un d’eux ne vende lamèche ? Une semaine ? Un jour ?Un quart d’heure ? Et la vieilledame de qui la petite-fille tenaitpeut-être son caractère colérique,comment réagirait-elle alors ? Avecou sans son fusil à élan ?

Holger 2 lança un regard inquiet àNombeko. Elle n’avait quand même

pas l’intention de tout raconter ?

Nombeko lui répondit par unsourire. D’un point de vue purementstatistique, les chances étaientbonnes que tout s’arrange puisquejusqu’à présent tout était parti eneau de boudin.

— Bon ? s’impatienta Gertrud.

Nombeko demanda à leur hôtessesi elle était disposée à passer unpetit arrangement.

— Je vous raconte notre histoiredu début à la fin, sans rien vouscacher. En conséquence, vous nous

jetterez dehors. Cela ne fait pasl’ombre d’un doute, même si nousaimerions beaucoup rester unmoment. Mais pour me remercier demon honnêteté, vous nous laissezrester cette nuit. Qu’en dites-vous ?Encore un peu de fricassée ? Je vousremplis votre verre ?

Gertrud acquiesça et répondit quecet arrangement lui convenait, àcondition qu’ils lui promettent des’en tenir à la vérité. Elle ne voulaitpas entendre un seul mensonge.

— Aucun, promit Nombeko. Alors,c’est parti.

Et elle se lança.

La vieille dame eut droit à laversion courte de toute l’histoire àpartir de Pelindaba. Plus celle de lamanière dont Holger et Holgerétaient devenus Holger & Holger.Plus celle concernant la bombeatomique, qui était d’abordsupposée protéger l’Afrique du Suddes communistes malveillants dumonde entier, puis devait ensuitepartir à Jérusalem pour protégerIsraël de tous les Arabes aussimalveillants, et qui avait à la placeatterri en Suède pour la protéger de

rien du tout (les Norvégiens, Danoiset Finlandais n’étant en général pasconsidérés comme assezmalveillants), puis dans un entrepôtde Gnesta, qui avaitmalencontreusement brûlé.

A présent, il se trouvait que labombe était malheureusement sur laremorque garée devant chez elle etque le groupe avait besoin d’unendroit où vivre en attendant que lePremier ministre ait le bon sens derépondre au téléphone. La policen’était pas à leurs trousses, mêmes’il y avait de bonnes raisons qu’elle

le soit. En revanche, ils avaient eula maladresse de s’attirer l’inimitiédes services secrets d’une nationétrangère durant leur périple.

Quand Nombeko eut fini, tousattendirent le verdict de Gertrud.

— Bon, déclara celle-ci lorsqu’elleeut achevé sa réflexion. Vous nepouvez pas laisser la bombe dehors.Veillez à la transférer dans lecamion de pommes de terre derrièrela maison, puis remplissez la caissede tubercules afin qu’aucun d’entrenous ne soit blessé au cas où elleexploserait.

— Mais cela ne servira pas àgrand-chose… commença Holger 1.

Nombeko l’interrompit.

— Tu as gardé un silenceexemplaire depuis notre arrivée.Continue ainsi, s’il te plaît.

Gertrud ignorait ce qu’était unservice secret, mais le nom ne luiparaissait pas menaçant. Et puis,comme la police n’était pas à leurstrousses, elle estimait qu’ilspouvaient rester un moment, voireplus, moyennant une fricassée detemps à autre. Ou un lapin au four.

Nombeko promit à Gertrud de lafricassée et du lapin au four, unefois par semaine au moins, s’ilsn’avaient pas à partir. Holger 2, quicontrairement à son frère n’était pasdemeuré, se dit qu’il devrait éloignerla conversation de la bombe et desIsraéliens avant que la vieille damene change d’avis.

— Et quelle est l’histoire demadame, si je peux me permettre ?s’enquit-il.

— Moi ? répondit Gertrud. Oh,doux Jésus !

La grand-mère de Célestinecommença par leur raconter qu’enfait elle était noble, petite-fille duseigneur finlandais, maréchal ethéros national Carl Gustaf EmilMannerheim.

— Aïe, commenta Holger 1.

— Ta principale mission de ce soirest, comme indiqué, de te taire,intervint son frère. Je vous en prie,continuez, Gertrud.

Eh bien, ledit Gustaf Mannerheimpartit tôt en Russie, où il promitfidélité éternelle au tsar. Il tint cette

promesse de manière irréprochablejusqu’à ce qu’elle perde sapertinence quand les bolcheviquestuèrent le tsar et toute sa famille enjuillet 1918.

— Bien, glissa Holger 1.

— Silence, je t’ai dit ! gronda sonfrère. Je vous en prie, continuez,Gertrud.

Et nos amis découvrirentl’existence hors du commun del’aïeul. Gustaf fit une carrièremilitaire exceptionnelle. Et encoreplus. Il alla jusqu’en Chine en tant

qu’espion du tsar ; il tua des tigres àla gueule si grande qu’ils auraientpu engloutir un homme entier ; ilrencontra le dalaï-lama et devintcommandant d’un régimentcomplet.

Il eut moins de chance en amour.Il se maria avec une belle femmerusso-serbe de rang élevé et eut unefille, puis une autre. Juste avant letournant du siècle, un fils naquit,mais il fut officiellement déclarémort à la naissance. A la suite de cetévénement, l’épouse de Gustaf seconvertit au catholicisme et partit

en Angleterre pour devenir nonne.Ses possibilités d’avoir d’autresenfants diminuèrent alors demanière drastique.

Gustaf tomba en dépression et,pour se changer les idées, courutparticiper à la guerre russo-japonaise, où il devint évidemmentun héros et fut décoré de la croix deSaint-Georges pour acte de bravoureexceptionnel sur le champ debataille.

La seule chose, précisa alorsGertrud, c’est que son fils mort-néne l’était pas. C’était un mensonge

de la future nonne à son mariperpétuellement absent. Au lieu deça, le petit avait été envoyé àHelsinki, dans une famille d’accueil,avec une étiquette portant sonprénom autour du poignet.

« Čedomir ? s’était irrité le pèreadoptif du bébé. Au diable ! Ils’appellera Tapio. »

Tapio Mannerheim, aliasVirtanen, n’hérita pas grand-chosede l’héroïsme de son pèrebiologique. Au lieu de ça, ce fut sonpère d’adoption qui lui enseigna

tout ce qu’il savait, c’est-à-dire l’artde falsifier des billets de banque.

Dès l’âge de dix-sept ans, Tapioétait un véritable faussaire, maislorsque le père et le fils adoptifeurent dupé la moitié de Helsinki enquelques années à peine, ilss’aperçurent que le patronymeVirtanen avait si mauvaiseréputation qu’il ne fonctionnait plusdans la branche d’activité qu’ilsavaient choisie.

A ce stade, Tapio savait tout deses origines nobles et c’était lui qui,pour des raisons de marketing, avait

décidé de redevenir un Mannerheim.Les affaires commencèrent àprospérer comme jamais avant,jusqu’à ce que Gustaf Mannerheimrentre d’une partie de chasse enAsie, où il avait chassé des animauxsauvages avec le roi du Népal. L’unedes premières choses que Gustafapprit était qu’un faux Mannerheimavait escroqué la banque dont ilétait lui-même président.

De fil en aiguille, le père adoptifde Tapio fut arrêté et mis en prison,tandis que Tapio parvenait às’enfuir et à trouver refuge dans une

ville suédoise, dans le Roslagen, vial’archipel d’Åland. En Suède, ilreprit le nom de Virtanen, sauflorsqu’il travaillait avec desbanques, car dans ce casMannerheim sonnait mieux.

Tapio épousa quatre femmes enpeu de temps. Les trois premières semarièrent à un noble et divorcèrentd’un butor, tandis que la quatrièmeconnaissait la véritable nature deTapio Virtanen avant qu’il lui passela bague au doigt. Ce fut égalementelle qui parvint à lui faire cesser sesescroqueries bancaires avant que les

événements ne tournent comme enFinlande.

M. et Mme Virtanen achetèrentune petite ferme, Sjölida, au nord deNorrtälje, et investirent les fondsd’origine criminelle de la familledans trois hectares de champ depommes de terre, deux vaches etquarante poules. Mme Virtanentomba ensuite enceinte et donnanaissance à une fille, Gertrud, en1927.

Les années passèrent, unenouvelle guerre mondiale éclata,Gustaf Mannerheim avait, comme

d’habitude, du succès dans tout cequ’il entreprenait (sauf en amour),il devint à nouveau un héros deguerre et national, puis petit à petitmaréchal de Finlande et présidentdu pays. Ainsi qu’un timbre auxEtats-Unis. Tout cela pendant queson fils inconnu bêchait avec unecertaine dignité un champ depommes de terre suédois.

Gertrud grandit, eut à peu prèsautant de chance en amour que songrand-père : à l’âge de dix-huit ans,

elle se rendit à une fête à Norrtälje,fut séduite par un assistantpompiste à renfort d’eau-de-vie etde limonade Loranga, et se fitensuite engrosser derrière unbuisson de rhododendrons. Laromance dura moins de deuxminutes.

L’assistant pompiste brossaensuite la terre de ses genoux, lui ditqu’il devait se dépêcher de prendrele dernier bus pour rentrer chez luiet conclut d’un « On se recroiserapeut-être ».

Ce ne fut pas le cas. Mais, neuf

Ce ne fut pas le cas. Mais, neufmois plus tard, Gertrud donnanaissance à une fille illégitime,tandis que sa propre mèresuccombait à un cancer. Il ne restaplus à Sjölida que papa Tapio,Gertrud et le nourrisson Kristina.Les deux premiers continuèrent àtrimer dans le champ de pommes deterre pendant que la fillettegrandissait. Alors qu’elle allaitentrer au collège à Norrtälje, samère la mit en garde contre leshommes dégoûtants, puis Kristinarencontra Gunnar, qui se révéla être

tout sauf ça. Ils formèrent uncouple, se marièrent et eurent lapetite Célestine. Et Gunnar devintdirecteur de banque.

— Oui, bordel, commenta la jeunecolérique.

— Cela ne ferait pas de mal que tute taises aussi, intervint Holger 2,mais sur un ton plus doux afin de nepas fâcher Gertrud.

— Ma vie n’a pas toujours été trèsamusante, résuma Gertrud avant definir sa bière. Mais bon, j’ai

Célestine. C’est tellement bon que tusois de retour, ma chère petite-fille.

Nombeko, qui avait ingurgité unebibliothèque complète au cours dessept dernières années, en savaitassez sur l’histoire de la Finlande etdu maréchal Mannerheim pourconstater que le récit de Gertrudcomportait des faiblesses. Elle sedisait qu’il n’était pas flagrant quela fille d’un homme ayant inventéqu’il était le fils d’un seigneur soitelle-même noble. Ce qui n’empêchapas Nombeko de déclarer :

— Incroyable ! Nous sommes en

— Incroyable ! Nous sommes entrain de dîner avec une dame de lanoblesse !

La noble Virtanen rougit et allachercher davantage de vin dans legarde-manger. Holger 2 vit queHolger 1 s’apprêtait à monter aucréneau contre les racines familialesde Gertrud. Il lui indiqua alors qu’ildevait plus que jamais la boucler,car le moment n’était pas à lagénéalogie, mais à trouver unrefuge.

Les champs de pommes de terre deGertrud étaient en jachère depuisqu’elle avait pris sa retraite,quelques années plus tôt. Ellepossédait un petit camion qu’elleutilisait une fois par mois pour serendre à Norrtälje, où elle faisait sescourses, et qui sinon restait derrièrela maison. Il se transforma enentrepôt nucléaire et fut placé dansla grange, à cent cinquante mètresde là. Nombeko garda les clés pourplus de sécurité. Ils pourraient faireles courses avec la Toyota que lesépoux Blomgren leur avaient si

gentiment prêtée pour une duréeindéterminée. Gertrud n’avait plusdu tout besoin de quitter son Sjölida,ce qui lui convenait très bien.

La place ne manquait pas dans lamaison. Holger 1 et Célestine eurentdroit à leur propre chambre à côtéde celle de Gertrud, à l’étage, tandisque Holger 2 et Nombeko prirentleurs quartiers à côté de la cuisine,au rez-de-chaussée.

Ces derniers eurent rapidementune discussion sérieuse avec lejumeau et Célestine. Plus demanifestations, plus d’initiatives

pour déplacer la caisse. En d’autrestermes, plus de conneries. Sinon, ilsmettraient la vie de tous en péril, ycompris celle de Gertrud.

Pour finir, Holger 2 fit promettreà son frère qu’il ne se consacreraitpas à des activités révolutionnaireset qu’il ne chercherait pas à utiliserla bombe. Holger 1 rétorqua que sonjumeau devrait réfléchir à ce qu’ildirait à leur père le jour où il seretrouverait au ciel face à lui.

« Que dirais-tu de “Merci d’avoirruiné ma vie” ? » avait répliquéHolger 2.

Le mardi suivant, vint le momentde rencontrer la police à Stockholm.Numéro deux avait lui-mêmesollicité le rendez-vous. Il devinaitqu’on lui poserait des questions surd’éventuels locataires sur le chantierde démolition afin de pouvoiridentifier les terroristes, quin’avaient jamais existé et avaientencore moins brûlé dans l’entrepôt.

La solution consistait à concocterune histoire crédible et à laisser lajeune colérique l’accompagner. Ils

prenaient un risque, mais Nombekolui avait répété à maintes reprisesquels ennuis la jeune fille attireraitsur le groupe si elle ne s’en tenaitpas à ce qui avait été décidé.Célestine avait promis de ne pasqualifier ces flics de salopards, cequ’ils étaient pourtant, pendant laconversation.

Holger 2 se présenta comme sonfrère et Célestine comme la seuleemployée de Holger & Holger.

— Bonjour, Célestine, dit lecommandant en lui tendant la main.

Célestine la prit et répondit à peuprès :

— Grmpf.

Il n’est en effet pas possible deparler en se mordant les lèvres.

Le commandant commença pardéplorer que toute l’entreprise soitpartie en fumée. C’était à présentune question d’assurance, comme M.Qvist le comprenait. Il étaitégalement désolé que Mlle Célestinese retrouve de ce fait sans emploi.

L’enquête n’en était qu’à sesprémices. Il n’était, par exemple,

pas possible d’établir l’identité desterroristes. On avait d’abord penséles retrouver dans les ruinescarbonisées de la propriété, mais laseule chose qu’on avait découvertepour l’instant était un tunnel secretpar lequel ils s’étaient peut-êtreéchappés. Les choses n’étaient pasclaires, car l’hélicoptère de la forced’intervention s’étaitmalheureusement crashé à l’endroitprécis où aboutissait le tunnel.

Entre-temps, une fonctionnaire dela commune avait rapporté avoirperçu des signes d’occupation sur le

chantier de démolition. M. Qvistavait-il quelque chose à déclarer àce sujet ?

Holger 2 parut consterné (c’étaitce qui avait été convenu). Holger &Holger SA n’avait qu’une seuleemployée, Célestine, comme préciséplus haut. C’était elle qui gérait lesstocks, l’administratif et ce genre dechoses, tandis que Holger sechargeait des livraisons pendant sesloisirs. Le reste du temps, comme M.le commandant le savait peut-êtredéjà, il travaillait chez Helicotaxi SAà Bromma, même s’il avait été

contraint de quitter cet emploi aprèsun incident fâcheux. Holger nepouvait imaginer que des gens aienthabité dans une propriété aussidélabrée.

A cet instant, conformément auplan, la jeune colérique se mit àpleurer.

— Que se passe-t-il, Célestine ?déclara Holger. Tu as quelque choseà raconter ?

En reniflant, elle raconta qu’elles’était disputée avec sa mère et sonpère (ce qui était vrai) et que pour

cette raison elle avait occupé untemps l’un des appartementsvétustes sans demander lapermission de son employeur (ce quiétait également vraiment d’unecertaine manière).

— Maintenant, je vais aller enprison, pleurnicha-t-elle.

Holger 2 consola sa soi-disantemployée et lui dit que c’étaitstupide d’avoir agi ainsi, car il avaitété conduit à mentir,involontairement, au commandantde police. Pour autant, il ne seraitsans doute pas question de prison,

juste d’une forte amende. Qu’enpensait le commandant de police ?

Le commandant se racla la gorgeet répondit que l’occupationtemporaire d’un secteur industrieldésaffecté était évidemmentinterdite, mais que cela avait trèspeu, pour ne pas dire rien du tout, àvoir avec l’enquête pour actes deterrorisme en cours. En bref, MlleCélestine pouvait sécher ses larmes,car cela resterait entre eux. Il yavait des mouchoirs en papier là-bas, si Mlle Célestine en avaitbesoin.

La jeune colérique se moucha ense disant que le flic devant elle étaitcorrompu, en plus de tout le reste.Les délits, quels qu’ils soient, sontcensés être punis, non ? Mais elle setint coite.

Holger 2 ajouta que la sociétéd’importation et de distributiond’oreillers était à présent ferméeune bonne fois pour toutes et qued’autres locataires officieuxn’étaient pas d’actualité. Pouvaient-ils se retirer ?

Oui. Le commandant de policen’avait pas d’autres questions. Il

remercia M. Qvist et la jeunedemoiselle Célestine de s’être donnéla peine de se déplacer.

Holger le remercia à son tourtandis que Célestine émettait unnouveau « Grmpf ».

Après un passage à tabac surSergels Torg, un saut sans parachutede six cents mètres de haut, lemeurtre d’un homme tout justedécédé, la fuite pour se soustraireaux autorités et leurs efforts pour

empêcher la bombe atomique debrûler, les nouveaux hôtes de Sjölidaavaient besoin de calme. L’agent Bœuvrait de son côté pour les enpriver.

Quelques jours plus tôt, il avaitlaissé Nombeko et ses complicesquitter Fredsgatan à Gnesta avec labombe. Pas parce qu’il l’avait voulu,mais parce qu’il n’avait pas eu lechoix. Un agent secret israélien sebattant pour une bombe atomiquedans une rue en Suède aveccinquante policiers comme

témoins… non, ce n’était pas lameilleure façon de servir sa nation.

Pour autant, la situation était toutsauf désespérée. Il savait à présentque la bombe et Nombeko Mayekiétaient toujours ensemble. En Suède.C’était aussi clairqu’incompréhensible. Qu’avait-ellefait au cours des sept dernièresannées ? Où se trouvait-elle ?Pourquoi ?

L’agent B s’était enregistré sous le

L’agent B s’était enregistré sous lenom de Michael Ballack dans unhôtel de Stockholm pour résumer etanalyser la situation.

Le jeudi précédent, il avait reçu unmessage crypté de son collègue Aqui disait qu’un certain Holger Qvist(reconnu à la télé) était localisé etallait le mener à Nombeko Mayeki,cette maudite femme de ménage quiles avait dupés non pas une maisdeux fois.

Puis A n’avait plus donné denouvelles et ne répondait pas auxmessages de B. La seule hypothèse

plausible était qu’il soit mort. Ilavait cependant eu le temps de luilaisser de très nombreuses pistes àsuivre. Par exemple, lescoordonnées géographiques del’endroit où trouver la femme deménage et la bombe. Ainsi quel’adresse supposée de Holger Qvistdans une ville du nom deBlackeberg. Et son lieu de travail àBromma. Dans le système suédois,rien ne semblait confidentiel – unrêve pour tout agent secret.

L’agent B avait commencé par serendre au 5 Fredsgatan, quin’existait plus, car il avaitcomplètement brûlé la nuitprécédente.

Quelqu’un avait manifestementsorti la bombe des flammes audernier moment, car elle se trouvaitdans une caisse noircie juste devantle périmètre de sécurité. C’était unevision irréelle. Plus irréel encoreétait le fait que la femme de ménageavait surgi à côté de lui, l’avaitsalué joyeusement, puis s’était

éloignée avec la bombe sous le bras,ou presque.

L’agent B avait lui aussirapidement quitté les lieux. Il avaitacheté plusieurs journaux suédois etles avait épluchés tant bien que mal.Pour celui qui maîtrise l’allemand etl’anglais, il est possible decomprendre un mot par-ci un motpar-là et de procéder à une ou deuxdéductions. Quelques articles enanglais étaient égalementaccessibles à la Bibliothèque royale.

L’incendie s’était visiblementdéclaré lors de combats avec des

terroristes, mais Nombeko, la chefdes terroristes, s’était tenuetranquillement devant le périmètre.Pourquoi ne l’avaient-ils pas arrêtée? La police suédoise ne pouvaitquand même pas être incompétenteau point de sortir une caisse de huitcents kilos des flammes pour ensuiteoublier de regarder ce qu’ellecontenait et laisser des gensl’emporter, si ?

Et son collègue A ? Il avait biensûr péri dans l’incendie du 5Fredsgatan. Impossible de croireautre chose. A moins qu’il ne soit à

Tallinn. Et dans ce cas, que ferait-illà-bas ? Et comment la femme deménage était-elle au courant ?

L’homme qui l’accompagnaits’était présenté sous le nom deHolger. C’est-à-dire l’homme quiétait sous le contrôle de l’agent Apas plus tard que la veille. Holgeravait-il réussi à avoir le dessus surson collègue ? Et à l’envoyer àTallinn ?

Non. A était mort. Il ne pouvait enêtre autrement. La femme deménage les avait à présent bernéstrois fois. Dommage qu’elle ne

puisse payer, en mourant, qu’unefois.

L’agent B disposait de nombreuxéléments sur lesquels travailler.D’une part, les pistes de l’agent A,d’autre part, les siennes. Comme,par exemple, la plaqued’immatriculation de la remorquesur laquelle se trouvait la bombe.Elle appartenait à un certain HarryBlomgren, résidant non loin deGnesta. L’agent B décida d’aller luirendre une petite visite.

Harry et Margareta étaient trèsmauvais en anglais et à peine

meilleurs en allemand. Mais pourautant que l’agent put lecomprendre, ils essayèrent de leforcer à les indemniser pour uneclôture défoncée et une voiture,volée en même temps qu’uneremorque. Ils étaient persuadés qu’ilreprésentait la femme de ménaged’une manière ou d’une autre.

Pour finir, l’agent fut obligé desortir son pistolet pour faireprogresser l’interrogatoire.

La femme de ménage et sescomplices étaient apparemmentarrivés en défonçant la clôture et

s’étaient imposés pour la nuit.L’agent ne parvint pas à éclaircir cequi s’était produit ensuite. Lescapacités linguistiques des épouxétaient si limitées qu’il crutcomprendre que quelqu’un avaitessayé de les mordre à la gorge.

Bon, la seule implication desépoux dans cette histoire était qu’ilsavaient eu le malheur de se trouversur le chemin de la femme deménage. La principale raison deleur mettre à chacun une balle dansle front était leur personnalitéhorripilante. Mais l’agent B n’avait

jamais eu envie de tuer pour unmotif aussi futile. Il tira donc sur lesdeux cochons en porcelaine queMme Blomgren avait disposés sur lemanteau de la cheminée, puisexpliqua au couple qu’ilsconnaîtraient le même sort s’ilsn’oubliaient pas instantanément savisite. Les cochons avaient coûtéquarante couronnes chacun et lesvoir en morceaux fut une rudeépreuve pour les époux. Cependant,la perspective de mourir et d’êtreséparés pour l’éternité des troismillions de couronnes qu’ils avaient

réussi à économiser au fil des ansl’était encore davantage. Ilsacquiescèrent donc et promirent lamain sur le cœur de garder le silencesur ces événements jusqu’à la fin deleur vie.

L’agent poursuivit son travail.Holger Qvist se révéla être le seulpropriétaire de Holger & Holger SA,entreprise sise au 5 Fredsgatan. Unesociété à présent partie en fumée.Des terroristes ? Mouais. C’étaitévidemment cette maudite femme

de ménage qui avait non seulementdupé le Mossad, mais également laForce nationale d’intervention. Unefemme extrêmement irritante et uneadversaire de taille.

Qvist était également domicilié àune adresse de Blackeberg. L’agentsurveilla l’appartement pendanttrois jours et trois nuits. Aucunelumière ne s’alluma ni ne s’éteignit.Un tas de prospectus publicitairesétait visible par la fente de la boîteaux lettres. Qvist n’était pas là etn’y avait pas été depuis le matin del’événement.

Au risque de faire sauter sacouverture, l’agent B se renditensuite chez Helicotaxi SA. Il seprésenta comme le journalisteallemand du Stern, Michael Ballack,et demanda si M. Holger Qvist étaitdisponible pour une interview.

Non, Holger Qvist avaitdémissionné après avoir étésauvagement tabassé quelques joursplus tôt. M. Ballack était peut-êtreau courant de cette affaire ?

Où se trouvait-il, à présent ?

Euh, c’était impossible à savoir.

Euh, c’était impossible à savoir.Peut-être dans le secteur de Gnesta.Il était propriétaire d’une sociétéd’importation d’oreillers. Il n’ytravaillait pas mais, pour autant quele patron Helicotaxi SA le savait, ils’y rendait régulièrement. Sa petiteamie habitait d’ailleurs sur place.

— Sa petite amie ? Monsieur ledirecteur connaît-il son nom ?

Le directeur n’était pas bien sûr.Célestine, peut-être ? Un prénomoriginal, en tout cas.

Il apparut qu’il y avait quarante-quatre Célestine dans les fichierssuédois. Néanmoins, une seule,Célestine Hedlund, était connuepour avoir séjourné au 5Fredsgatan, à Gnesta.

Je me demande si ce n’est pas toiqui conduisais une Toyota Corollarouge tractant une remorque l’autrejour, Célestine, se dit l’agent à lui-même. Avec Nombeko Mayeki etHolger Qvist sur la banquettearrière. Plus un homme nonidentifié à la place du mort.

La piste Célestine se subdivisa

La piste Célestine se subdivisabientôt en quatre branches. Elleétait à présent domiciliée à uneboîte postale à Stockholm. Avant, àFredsgatan. Avant cela, chez unecertaine Gertrud Virtanen, près deNorrtälje. Et encore avant, audomicile de ceux qui devaient êtreses parents, à Gnesta. Il étaitraisonnable de penser que tôt outard elle se rendrait à l’une de cesquatre adresses.

La moins intéressante dans uneperspective de filature était bien sûrcelle qui venait d’être transformée

en un tas de cendres. La plusintéressante, la boîte postale. Etdans l’ordre : le domicile des parentset Gertrud Virtanen.

En interrogeant Célestine,Nombeko avait compris que la jeunefille avait été officiellementdomiciliée à Sjölida pendant untemps. C’était ennuyeux. D’un autrecôté, il n’était pas vraisemblable quel’agent à ses trousses soit au courantde son existence.

La réfugiée sud-africaine officieuse

La réfugiée sud-africaine officieusen’avait jusqu’à présent pas euénormément de chance dans la vie,du jour où elle avait été renverséepar un ingénieur ivre àJohannesburg. Elle ne fut jamaisconsciente de la chance qu’elle eut àcet instant précis.

De fait, l’agent B surveilla d’abordla boîte postale de Stockholm durantune semaine, puis le domicile desparents de Célestine pendant unedurée équivalente. Dans les deuxcas, en vain.

Au moment où il allait se

Au moment où il allait seconcentrer sur la piste la moinsprobable, celle des environs deNorrtälje, son chef à Tel-Aviv selassa. Son supérieur déclara qu’il luisemblait que cette affaire s’étaittransformée en une vendettapersonnelle et que les activités duMossad devaient être guidées pardes critères plus rationnels. Unevoleuse d’arme nucléaire ne secachait sans doute pas dans uneforêt suédoise avec la bombe.L’agent devait rentrer à la maison.Maintenant. Non, pas très bientôt.

Maintenant.

CINQUIÈME PARTIE

« Si tu asl’impression

que lapersonne àqui tu parles

ne t’écoutepas, soispatient.

Il se pourraittout

simplement

qu’elle aitquelques poils

dans lesoreilles. »

Winnie l’Ourson

17

Où il est question du risqueencouru quand on a une

copie conforme de soi-même

En Afrique du Sud, il se trouvaqu’un homme condamné pourterrorisme fut libéré au bout devingt-sept ans, qu’on lui décerna leprix Nobel de la paix et qu’il fut éluprésident du pays.

A Sjölida, durant la même période,les événements furent nettementmoins spectaculaires. Les jours se

transformèrent en semaines et lessemaines en mois. L’été défila, suivipar l’automne, l’hiver et leprintemps.

Deux agents des services secretsd’une nation étrangère nedébarquèrent pas à Sjölida (l’undeux gisait dans la Baltique, pardeux cents mètres de fond ; l’autrese morfondait derrière un bureau, àTel-Aviv).

Nombeko et Holger 2 évacuèrentla bombe et tous leurs autres soucisde leur conscience pendant untemps. Les promenades en forêt, la

cueillette de champignons et lesparties de pêche dans la baie avecla barque de Gertrud avaient uneffet apaisant.

Quand les beaux jours revinrent,ils obtinrent le feu vert de la vieilledame pour relancer la culture despommes de terre.

Le tracteur et les machinesn’étaient pas de la dernièregénération, mais Nombeko, quiavait pris ce facteur en compte,avait quand même estimé que cetteactivité devrait dégager un bénéficed’environ deux cent vingt-cinq mille

sept cent vingt-trois couronnes paran. Il était, en outre, important queNuméro un et Célestine soientoccupés (à autre chose qu’à inventerdes âneries). Des petits revenuscomplémentaires dans le calme dela campagne ne pourraient pas fairede mal, à présent que l’activité liéeaux oreillers et les dix-neuf millionssix cent mille couronnes étaientparties en fumée.

Ce n’est que lorsque les premièresneiges tombèrent, en novembre1995, que Nombeko évoqua à

nouveau la sempiternelle questionavec son Holger.

— Nous sommes plutôt bien ici, tune trouves pas ? lui demanda-t-elleau cours de leur promenadedominicale à pas lents.

— Nous sommes bien ici, convint-il.

— C’est juste dommage que nousn’existions pas pour de vrai.

— Et que la bombe dans la caisseexiste toujours.

Puis ils discutèrent des possibilités

Puis ils discutèrent des possibilitésd’un réel retournement de ces deuxsituations jusqu’à ce qu’ils enarrivent à parler du nombre de foisoù ils avaient déjà évoqué cettequestion.

Ils avaient beau examiner leproblème sous toutes les coutures, ilsen revenaient toujours à la mêmeconclusion : il n’était vraiment paspossible de confier la bombe aupremier conseil municipal deNorrtälje venu. Il fallait qu’ilsentrent en contact avec desreprésentants des hautes sphères.

— Tu veux que j’appelle ànouveau le Premier ministre ?s’enquit Holger 2.

— Pour quoi faire ?

Ils avaient déjà essayé à troisreprises avec deux assistantsdifférents, et deux fois du côté de lamonarchie avec le même secrétairede cour, pour recevoir une réponseidentique dans les deux cas. Le roine parlait pas au commun desmortels. Le Premier ministre lepouvait éventuellement, si le motifde l’appel était d’abord exposé endétail dans une lettre, ce que

Nombeko et Holger 2n’envisageaient pas une seconde defaire.

Nombeko évoqua à nouveau lavieille idée que Holger entreprennedes études sous le nom de son frèrepour ensuite trouver un emploi dansl’entourage du Premier ministre.

Cette fois-ci, l’autre option n’étaitpas de rester sur le chantier dedémolition jusqu’à ce qu’ils’effondre, puisqu’il n’existait plus.Au lieu de ça, il s’agissait de cultiverdes pommes de terre à Sjölida. Cettepossibilité avait beau ne pas être

déplaisante, elle ne constituait pasun projet de vie très ambitieux.

— Le problème, c’est qu’on nepeut pas obtenir un diplômeuniversitaire en cinq minutes,répondit Holger 2. Toi, peut-être.Pas moi, en tout cas. Es-tu prête àattendre plusieurs années ?

Oui. Plusieurs années s’étaientdéjà écoulées et Nombekocommençait à avoir l’habitude. Elleaurait ainsi la possibilité, elle aussi,de continuer à évoluer. Elle était,par exemple, loin d’avoir épuisé lefonds de la bibliothèque de

Norrtälje. Par ailleurs, surveiller lesdeux têtes brûlées et la vieille dameétait une occupation qui lui prenaitplus d’un mi-temps. Sans compterles pommes de terre, qui requéraientaussi un certain travail.

— Economie ou sciencespolitiques, alors, conclut Holger 2.

— Ou les deux, réponditNombeko, tant qu’à faire. Jet’aiderai volontiers. Je suis douéepour les chiffres.

Numéro deux passa l’examend’entrée à l’université le printempssuivant. Son intelligence, ajoutée àsa motivation, lui permit d’obtenird’excellents résultats et, l’automnesuivant, il reçut sa carte d’étudianten économie et sciences politiques àl’université de Stockholm. Certainshoraires se chevauchaient, dans cecas Nombeko prenait la place deHolger en cours d’économie pourensuite lui en livrer le contenu lesoir même, presque au mot près, englissant un ou deux commentairessur ce que le professeur Bergman ou

le chargé de cours Järegård avaientcompris de travers.

Holger 1 et Célestine participaientaux travaux agricoles et serendaient régulièrement dans lacapitale pour assister à des réunionsde la société anarchiste deStockholm. Holger 2 et Nombekoleur avaient donné le feu vert, aussilongtemps qu’ils promettaient de nepas participer à des événementspublics. De surcroît, la sociétéanarchiste l’était suffisamment pour

ne pas posséder de registre de sesmembres. Holger 1 et Célestinerestaient donc aussi anonymes queles circonstances l’exigeaient. Tousdeux appréciaient de fréquenter despersonnes partageant leursconvictions : les anarchistes deStockholm étaient mécontents detout.

Le capitalisme devait êtreéradiqué, ainsi que la plupart des «ismes ». Le socialisme. Le marxismeaussi, si toutefois il existait. Lefascisme et le darwinisme, bien sûr(censés être la même chose). Le

cubisme pouvait, en revanche, êtreconservé, à condition qu’il ne soitsoumis à aucune règle.

Evidemment, le roi devait partir.Certains membres du groupesuggéraient plutôt que tous ceux quien avaient le désir puissent devenirrois. Holger 1 n’était pas le dernierà protester contre cette idée. Un roi,n’était-ce pas déjà plus qu’assez ?

Et imaginez ça : quand Holgerprenait la parole, l’assembléel’écoutait. Exactement commelorsque Célestine racontait qu’elleavait toute sa vie été fidèle au parti

imaginaire « Bousillez toute cettemerde ».

Holger 1 et Célestine avaienttrouvé leur famille.

Nombeko se disait que tant qu’àêtre cultivatrice de pommes de terre,autant faire les choses comme ilfaut. Gertrud et elle se mirentd’accord. Même si la vieille damegrommela au sujet du choix de laraison sociale, elle n’avait au fondrien contre le fait que Nombeko

enregistre la société ComtesseVirtanen SA à son nom.

Ensemble, elles entreprirentd’acheter des terres autour de leurspropres parcelles pour agrandir leurexploitation. Gertrud savait trèsbien quel agriculteur à la retraiteétait le plus âgé et le plus las. Elleenfourcha sa bicyclette pour luirendre visite avec une tarte auxpommes et un thermos de café. Dèsla deuxième tasse, le terrain avaitchangé de propriétaire. Nombekosollicita ensuite une évaluation de lavaleur du terrain juste acquis, puis y

dessina un pavillon fictif et ajoutadeux zéros sur le document.

De cette manière, ComtesseVirtanen SA obtint un prêt depresque dix millions de couronnesen hypothéquant un champ évaluéà cent trente mille couronnes.Nombeko et Gertrud se servirent del’emprunt pour acheter davantagede terres à l’aide d’autres tartes auxpommes et de thermos de café. Aubout de deux ans, ComtesseVirtanen SA était devenue la plusgrande exploitation de pommes deterre en superficie, mais ses dettes

s’élevaient à au moins cinq fois sonchiffre d’affaires.

Restait à gérer la récolte. Grâce ausystème d’emprunt conçu parNombeko, la société ne rencontraitpas de problèmes de trésorerie. Enrevanche, son parc de machinesétait trop ancien et restreint.

Pour remédier à ce problème,Nombeko envoya Gertrud àVästerås, chez Pontus WidénMachines SA. Elle laissa la vieilledame se charger des négociationsavec le vendeur.

— Bonjour, bonjour, je suisGertrud Virtanen, de Norrtälje, etj’ai un carré de pommes de terre àexploiter. Le rendement est fourni etelles se vendent comme des petitspains.

— Je vois, répondit le vendeur ense demandant ce que Mme Virtanenet son carré de pommes de terrefaisaient dans son magasin.

Aucun des engins agricolesproposés à la vente ne coûtait moinsde huit cent mille couronnes.

— J’ai cru comprendre que vous

— J’ai cru comprendre que vousvendiez des machines à pommes deterre en tous genres ?

Le vendeur sentit que cetteconversation stérile allaits’éterniser. Mieux valait y coupercourt tout de suite.

— Oui, j’ai des vibro-rechausseuses, des planteuses dequatre, six et huit rangs, desarracheuses quatre rangs et desdéterreuses un ou deux rangs. Simadame achète le tout pour soncarré de pommes de terre, je luiferai un prix.

— Un prix ? Très bien. A combienpensiez-vous ?

— A quatre millions neuf centmille couronnes, répliqua le vendeursur un ton méchant.

Gertrud compta sur ses doigts,tandis que le vendeur perdaitpatience.

— Ecoutez, madame Virtanen, jen’ai pas le temps de…

— Dans ce cas, j’en prends deuxde chaque, intervint Gertrud. Quelssont vos délais de livraison ?

Au cours des six années suivantes,il se passa à la fois beaucoup et peude chose. Sur la planète, le Pakistanrejoignit le club fermé des nationsdotées de l’arme nucléaire, étantdonné qu’il fallait se protéger dupays voisin, l’Inde, qui vingt-quatreans plus tôt avait fait la mêmechose pour se protéger du Pakistan.Ce qui donnait le ton des relationsentre les deux Etats.

La situation était plus calme dansla nation nucléaire suédoise.

Holger 1 et Célestine étaientcontents d’être mécontents. Ilscontribuaient chaque semainegrandement à la Cause. Ils nemanifestaient pas, mais s’activaientd’autant plus dans la clandestinité.Ils taguaient des slogans anarchistessur autant de portes de toilettespubliques que possible et déposaienten catimini des tracts dans lesinstitutions et musées. Leurprincipal message politique : lapolitique était de la merde. Holgerveillait également à ce que le roisoit régulièrement éclaboussé.

Parallèlement à leur activitécontre-politique, Holger et Célestines’acquittaient de leurs missions dansles champs de pommes de terre avecune certaine compétence. Cela leurpermettait de dégager des revenus,car l’argent était bel et biennécessaire. Les feutres, bombes depeinture et tracts n’étaient pasgratuits.

Nombeko s’efforçait de garder unœil sur leurs tribulations, tout enveillant à ne pas inquiéter Holger 2.Sans son aide, il était devenu unétudiant assidu, doué et

enthousiaste. Le spectacle de sasatisfaction contentait Nombeko parricochet.

Il était également intéressant devoir Gertrud revivre après une vieessentiellement gâchée, on pouvaitle dire. Elle avait eu un enfant à dix-huit ans, issu de sa première etdernière rencontre avec un porc etsa limonade Loranga tiède allongéed’alcool. Mère célibataire, d’autantplus seule après le décès de sa mère,puis celui de Tapio, son père, qui,un soir de l’hiver 1971, s’était coincéles doigts dans le premier

distributeur automatique deNorrtälje et n’avait été retrouvé quele lendemain, mort de froid.

Cultivatrice de pommes de terre,mère et grand-mère qui n’avaitabsolument rien vu du monde. Maisqui s’était autorisée à rêver d’uneautre vie possible, si seulement sonaïeule, la noble Anastasia Arapova,n’avait pas à ce point manqué decharité chrétienne en envoyant sonfils Tapio à Helsinki pour consacrersa vie à Dieu.

Enfin, si cela s’était bien passéainsi. Nombeko avait compris que

Gertrud s’était bien gardée devérifier l’histoire de son père. Lerisque était en effet qu’elle perdetout. Sauf ses champs de pommes deterre.

Le retour de sa petite fille et laprésence de Nombeko avaient entout cas réveillé quelque chose chezla vieille dame. Lors des repascommuns, il lui arrivait derayonner, même si elle gardait laplupart de ses pensées pour elle.Elle tordait le cou aux poules etpréparait des fricassées, ou pêchaitle brochet, qu’elle cuisinait au four

agrémenté de raifort. Un jour, elleabattit même un faisan dans lejardin avec le fusil à élan de sonpère, elle-même surprise que l’armefonctionne et qu’elle ait faitmouche. A tel point qu’il n’étaitresté du faisan que quelques plumeséparpillées.

La Terre continuait à tournerautour du Soleil au même rythme,avec les sautes d’humeur qui avaienttoujours été les siennes. Nombekolisait tout ce qui lui passait sous les

yeux. Elle éprouvait une certainestimulation intellectuelle à livrer unrésumé des informations le soir audîner. Parmi les événements quimarquèrent ces années, il y eutl’annonce de la démission de BorisEltsine en Russie. En Suède, il étaitsurtout connu pour sa célèbre visited’Etat au cours de laquelle il était siivre qu’il avait exigé que ce pays quine possédait pas une seule mine decharbon cesse d’exploiter la houille.

Les élections présidentielles dupays le plus développé au mondeavaient également constitué un

feuilleton passionnant. Les résultatsfurent si serrés qu’il avait falluattendre plusieurs semaines avantque la Cour Suprême ne déterminepar cinq voix contre quatre que lecandidat ayant recueilli le plus devoix avait en fait perdu. George W.Bush était ainsi devenu présidentdes Etats-Unis, tandis qu’Al Gore enétait réduit au rôle d’activisteécologiste que même les anarchistesde Stockholm n’écoutaient guère.Bush, lui, envahit ensuite l’Irak pourdétruire toutes les armes queSaddam Hussein ne possédait pas.

Parmi les informations plusanecdotiques, on apprit qu’unancien culturiste autrichien étaitdevenu gouverneur de Californie.Nombeko eut un pincement au cœurlorsqu’elle le vit dans le journal avecson épouse et ses quatre enfants, quisouriaient de toutes leurs dentsblanches face à l’objectif. Elle se ditque le monde était injuste etoctroyait tout aux uns et rien auxautres. Et encore, elle ignorait quele gouverneur en question avaitréussi à concevoir un cinquièmeenfant avec sa gouvernante.

Tout bien considéré, l’époque deSjölida fut quand même remplied’espoirs et assez heureuse, tandisque le reste du monde se comportaitcomme il l’avait toujours fait.

Et la bombe restait où elle était.

Au printemps 2004, le soleilparaissait plus radieux que jamais.Holger avait presque bouclé soncursus de sciences politiques enmême temps qu’il était sur le pointd’obtenir son doctorat d’économie.

Cette thèse en bonne et due formeavait commencé comme unethérapie personnelle dans la tête deHolger 2. Il supportait difficilementl’idée qu’avec la bombe il risquaitchaque jour d’être responsable de ladisparition de la carte de la moitiédu pays et de la ruine de toute unenation. Pour tenir le coup, il avaitcommencé à envisager la situationsous un autre angle et en étaitarrivé à la conclusion que d’un pointde vue purement économique laSuède et le monde se relèveraient deleurs cendres. D’où la thèse La

Bombe atomique comme facteur decroissance. Des avantages d’unecatastrophe nucléaire.

Des inconvénients évidentsavaient empêché Holger 2 de dormirla nuit. Ils avaient également déjàfait l’objet de plusieurs travaux derecherche. Selon les chercheurs, unconflit nucléaire entre l’Inde et lePakistan entraînerait à lui seul vingtmillions de morts, avant même quela quantité de kilotonnes ait dépassécelle que Nombeko et lui setrouvaient avoir en réserve. Dessimulations informatiques

montraient qu’en l’espace dequelques semaines une telle quantitéde poussière se serait élevée dans lastratosphère qu’il faudrait dix ansavant que les rayons du soleilpuissent à nouveau éclairerefficacement la surface du globe.Pas seulement le ciel des paysbelligérants, mais celui du mondeentier.

Ensuite, selon Holger 2, lesmarchés économiques connaîtraientun rebond exceptionnel. Grâce àl’augmentation de deux cent millepour cent du nombre de cancers de

la thyroïde, le chômage baisserait.D’énormes vagues de réfugiéséconomiques en provenance deslieux de vacances paradisiaques (quin’auraient plus de soleil à offrir)migreraient vers les mégalopoles dumonde entier, ce qui aboutirait àune plus grande redistribution desressources. Nombre de marchésmatures deviendraient tout à coupimmatures, ce qui créerait unenouvelle dynamique. Un exemplefrappant parmi d’autres : lemonopole de la Chine sur les

panneaux solaires n’aurait plusaucune pertinence.

Par leurs efforts combinés, l’Indeet le Pakistan annuleraientégalement l’effet de serre galopant.Pour neutraliser la baisse detempérature de deux ou trois degréscausée par la guerre nucléaire entreces deux pays, on pourrait avoir denouveau recours à la déforestationet aux énergies fossiles, le cœurléger cette fois-ci.

Ces considérations maintenaientHolger 2 à la surface. Dans le mêmetemps, Nombeko et Gertrud avaient

fait atteindre sa vitesse de croisièreà la culture des pommes de terre.Elles avaient eu de la chance, dansla mesure où les récoltes russesavaient été mauvaises plusieursannées d’affilée, et où l’une descélébrités suédoises faisant couler leplus d’encre (tout en étant la moinsdigne d’intérêt) avait attribué sanouvelle silhouette svelte au régimeRPT/UPT (Rien que des pommes deterre/Uniquement des pommes deterre).

La réaction avait été immédiate :les Suédois s’étaient mis à

consommer des pommes de terrecomme jamais.

Comtesse Virtanen SA, jusqu’alorsendettée jusqu’au cou, avait àprésent remboursé presque tous sesemprunts. De son côté, Holger 2n’était plus qu’à quelques semainesde son double examen et, grâce àses remarquables résultats, il seraitbientôt en mesure d’engager lesdémarches qui aboutiraient à unerencontre en tête à tête avec lePremier ministre suédois. Lesélecteurs en avaient d’ailleurs choisiun nouveau, et celui en poste

s’appelait Göran Persson. Il semontrait aussi peu disposé que sesprédécesseurs à répondre autéléphone.

En bref : le plan octennal était surle point d’aboutir à sa conclusion.Jusqu’à présent, tout s’était déroulécomme prévu. Tout indiquait quecela continuerait. Le sentiment querien ne pouvait aller de travers étaitdu même ordre que celui qu’IngmarQvist avait éprouvé en son tempsavant de se mettre en route pourNice.

Pour ensuite recevoir un coup de

Pour ensuite recevoir un coup decanne par Gustave V.

Le jeudi 6 mai 2004, les dernierscinq cents tracts étaient prêts à êtrerécupérés à l’imprimerie de Solna.Holger 1 et Célestine estimaients’être surpassés cette fois-ci. Le tractcomportait le portrait d’un roi àcôté de la photo d’un loup. Le texteétablissait un parallèle entre lapopulation de loups suédois et lesdifférentes familles royalesd’Europe, censées souffrir toutes

deux d’un même problème deconsanguinité.

La première solution envisagéeétait de croiser les loups suédoisavec des loups russes. Dans lesecond cas, la solution préconiséeétait l’abattage. Ou la déportationgénéralisée, précisément vers laRussie. Les auteurs suggéraientmême un échange : un loup russepar tête couronnée déportée.

Quand le message de l’imprimeriede Solna arriva, Célestine voulutaller récupérer les tracts avecHolger 1 sur-le-champ, pour en

inonder le plus d’institutionspossible le jour même. Holger 1brûlait de la même impatience, maisil répondit que son jumeau avaitréservé la voiture pour ce jeudi.Célestine balaya son objection d’unrevers de la main.

— La voiture ne lui appartient pasplus qu’à nous, si ? Allez, viens, monchéri. Nous avons un monde àchanger.

Il se trouvait que le jeudi 6 mai2004 était également censé être leplus grand jour de la vie de Holger 2

jusque-là : sa soutenance de thèseétait programmée à 11 heures.

Quand il sortit en costume-cravatepour se mettre au volant de lavieille Toyota des époux Blomgrenpeu après 9 heures, elle avaitdisparu.

Holger 2 comprit que sa calamitéde frère avait encore frappé, sansdoute à l’instigation de Célestine.Comme le portable ne passait pas àSjölida, il ne put pas les appelerpour leur dire de faire demi-tour. Nicommander un taxi. Le cheminvicinal où il y avait un peu de

réseau se trouvait à au moins cinqcents mètres. Courir jusque-là étaitinenvisageable, car Holger nepouvait se permettre d’arriver à sasoutenance en sueur. Il prit donc letracteur.

A 9 h 25, il parvint enfin à lesjoindre. C’est Célestine qui répondit:

— Oui, allô ?

— Vous avez pris la voiture ?

— Pourquoi ? C’est Holger ?

— Mais réponds, bordel ! J’en ai

— Mais réponds, bordel ! J’en aibesoin ! J’ai un rendez-vousimportant en ville à 11 heures.

— Je vois… Ton rendez-vous estdonc plus important que le nôtre ?

— Je n’ai pas dit ça, mais j’airéservé la voiture. Faites demi-tour,nom de Dieu ! Il y a urgence.

— Putain, ce que tu jures !

Holger 2 essaya de garder sonsang-froid et changea de tactique :

— S’il te plaît, chère Célestine. Al’occasion, nous discuterons de laquestion de la voiture et de qui

l’avait réservée aujourd’hui, mais jet’en supplie, faites demi-tour etvenez me chercher. Mon rendez-vous est vraiment imp…

A cet instant, Célestine luiraccrocha au nez. Et éteignit letéléphone.

— Qu’est-ce qu’il a dit ? s’enquitHolger 1, qui conduisait.

— Il a dit : « S’il te plaît, chèreCélestine. A l’occasion, nousdiscuterons de la question de lavoiture. » En résumé.

Cela rassura Holger 1, qui avait

Cela rassura Holger 1, qui avaitcraint la réaction de son frère.

Holger 2 resta au bord du cheminavec son costume et son désespoirpendant plus de dix minutes àessayer de faire du stop. Encorefallait-il que des voitures passent, cequi ne fut pas le cas. Quand Holgers’aperçut qu’il aurait dû appeler untaxi depuis longtemps, il se renditcompte que son manteau et sonportefeuille étaient toujourssuspendus au crochet, dans l’entrée.Avec seulement cent vingtcouronnes dans la poche de sa

chemise, il décida de prendre letracteur jusqu’à Norrtälje, puisd’emprunter le bus. Il aurait sansdoute été plus rapide de faire demi-tour, de récupérer son portefeuille,puis de revenir et d’appeler un taxi.Ou encore mieux : d’appeler un taxien premier, puis d’effectuer l’aller-retour jusqu’à la maison avec letracteur en attendant son arrivée.

Mais Holger 2 avait beau êtredoué, il souffrait à ce moment-làd’un niveau de stress qui n’avait pasgrand-chose à envier à celui del’infortuné potier. Il était sur le

point de manquer sa soutenance,après des années de préparation.C’était insensé.

Et ce n’était que le début d’unefolle journée.

Le seul et unique atome de chanceque Holger 2 eut ce jour-là concernason transfert tracteur-bus àNorrtälje. Il réussit in extremis avecson tracteur à barrer la route au buspour pouvoir monter à bord. Lechauffeur descendit pour engueulercopieusement le conducteur del’engin agricole, mais se ravisa envoyant que le supposé paysan était

un homme bien coiffé en costume,cravate et chaussures vernies.

Une fois à bord, Holger contactale recteur de l’université, leprofesseur Berner, s’excusa etexpliqua que des circonstancesdéfavorables lui avaient fait prendrepresque une demi-heure de retard.

Le professeur répondit sur un tonacerbe que les retards auxsoutenances n’étaient guèreconformes aux traditions del’université, mais bon. Il promitd’essayer de retenir les deuxexaminateurs et l’auditoire.

Holger 1 et Célestine étaientarrivés à Stockholm et avaient déjàrécupéré leurs tracts. Célestine,stratège du couple comme toujours,décida que leur première cible seraitle Musée royal d’histoire naturelle.L’institution possédait en effet undépartement complet consacré àCharles Darwin et à sa théorie del’évolution. Darwin avait volél’expression « la survie du plus apte» à un collègue et voulait dire par làque dans la nature les fortssurvivaient tandis que les faibles

périssaient. Darwin était donc unfasciste et allait à présent êtrechâtié, cent vingt-deux ans après samort. Célestine et Holger nesongèrent pas un instant que leurstracts présentaient égalementcertains traits fascisants. Ils allaienten coller en douce. Dans tout lemusée. Au nom de la sainteanarchie.

Et il en fut ainsi, sans encombre.Holger 1 et Célestine purent œuvrersans être dérangés – l’affluence estloin d’être permanente dans lesmusées suédois.

Leur étape suivante fut l’universitéde Stockholm, à deux pas de là.Célestine s’occupa des toilettes pourdames en laissant celles réservéesaux messieurs à son petit ami. Ce futlà que les événements prirent unetournure imprévisible. Holger 1croisa quelqu’un à la porte.

— Ah, finalement tu es déjà là ?s’étonna le professeur Berner.

Puis il entraîna un Holger 1stupéfait le long d’un couloir, puisdans la salle no 4, tandis que

Célestine parachevait son œuvredans les toilettes pour dames.

Sans comprendre ce qui luiarrivait, Holger 1 se retrouvabientôt en chaire devant au moinscinquante personnes.

Le professeur fit une introductionen anglais, en utilisant beaucoup demots, et des compliqués encore, queHolger 1 eut bien du mal à suivre. Ilétait apparemment supposés’exprimer sur l’utilité d’uneexplosion nucléaire. Pourquoi ? Onpouvait se le demander.

Cependant, il s’exécuta volontiers,même si sa connaissance de lalangue de Shakespeare laissait àdésirer. L’essentiel n’est pas ce qu’ondit, mais ce qu’on pense, non ?

En ramassant des pommes deterre, Holger 1 avait eu tout le loisirde rêvasser. Il en était arrivé à laconclusion que le mieux serait detransférer la famille royale suédoiseen Laponie et d’y faire sauter labombe, si les membres de la royautén’abdiquaient pas de leur plein gré.Presque aucun innocent n’aurait àpâtir d’une telle manœuvre et les

dégâts seraient limités. Toute hausseéventuelle de la températureconsécutive à la déflagration seraiten outre la bienvenue, puisqu’ilrégnait un froid polaire là-haut.

Nourrir ce genre d’idées était asseznéfaste en soi. Pour ne rienarranger, Holger 1 les exprimait àprésent de sa chaire.

Son premier contradicteur fut leprofesseur Lindkvist, de l’universitéLinné à Växjö. Pendant que Holger1 parlait, il se mit à compulser sesnotes. Lindkvist choisit lui aussi deprendre la parole en anglais et

demanda si ce qu’il venaitd’entendre était une espèced’introduction à ce qui était censévenir.

Une introduction ? Oui, onpouvait appeler ça comme ça. Unefois la famille royale éliminée, unerépublique naîtrait et sedévelopperait. Etait-ce que voulaitdire monsieur ?

Le professeur Lindkvist auraitvoulu dire qu’il ne comprenait rien àce qui se passait ; au lieu de cela, ildéclara qu’il lui paraissait immorald’exterminer une famille royale

entière. Peu importait la méthodeexposée par M. Qvist.

Là, Holger 1 se sentit offensé. Iln’était pas un meurtrier quandmême ! L’objectif minimal était quele roi et ses sbires démissionnent. Lerecours à l’arme nucléaire nes’imposerait qu’en cas de refus. Dansce cas, les conséquences seraientdirectement imputables au choix dela famille royale elle-même, àpersonne d’autre.

Face au silence du professeurLindkvist (qui en avait avalé salangue), Holger 1 décida d’ouvrir un

peu plus le débat en proposant unehypothèse supplémentaire : lapossibilité qu’au lieu de ne pas avoirde roi du tout tous ceux quivoudraient le devenir en auraient lapossibilité.

— Personnellement, ce n’est pasune solution que je préconise, maisl’idée est néanmoins intéressante,déclara-t-il.

Le professeur Lindkvist n’étaitpeut-être pas d’accord, car il lançaun regard implorant à son collègueBerner qui, lui, se demandait s’ils’était jamais senti aussi malheureux

qu’à cet instant précis. Cettesoutenance était censée être avanttout une représentation pour lesdeux invités d’honneur dansl’assistance, à savoir LarsLeijonborg, le ministre del’Enseignement supérieur et de larecherche, et son nouvel homologuefrançais, Valérie Pécresse. Tous deuxtravaillaient de concert sur unprogramme de formation commun,avec possibilité de diplômesbinationaux. Le projet était bienavancé. Leijonborg avait enpersonne contacté le professeur

Berner pour qu’il lui recommandeune soutenance à laquelle assisteravec sa collègue ministre. Leprofesseur avait immédiatementpensé à Holger Qvist, cet étudiantremarquable.

Berner décida de mettre fin aucarnage. Il s’était manifestementfourvoyé sur la qualité du candidatet mieux valait que celui-ci quittel’estrade. Puis la pièce. Et ensuitel’université. Et si possible le pays.

Mais comme il prononça cettesentence en anglais, Holger 1 necomprit pas vraiment.

— Dois-je reprendre monraisonnement depuis le début ?

— Surtout pas, rétorqua leprofesseur Berner. J’ai vieilli de dixans au cours des vingt dernièresminutes alors que je suis déjà assezâgé, donc, ça suffit. Contentez-vousde quitter les lieux, je vous prie.

Holger 1 obtempéra. En sortant, ilse rendit compte qu’il venaitd’intervenir en public, ce qu’il avaitpromis à son frère de ne pas faire.Son jumeau serait-il en colère contrelui ? Ce n’était peut-être pasnécessaire de l’en informer, si ?

Dans le couloir, il aperçutCélestine. Il la prit par le bras et luiannonça qu’ils feraient mieux d’allervoir ailleurs s’ils y étaient. Il luipromit d’essayer de lui expliquer cequi venait d’arriver en chemin.

Cinq minutes plus tard, Holger 2franchit les portes de la mêmeuniversité en courant. Le professeurBerner venait juste de s’excuserauprès du ministre del’Enseignement supérieur et de laRecherche suédois. Ce dernier avaitfait de même auprès de sonhomologue française, qui lui avait

rétorqué qu’étant donné ce qu’ellevenait de voir la Suède ferait mieuxde se tourner vers le Burkina Fasopour trouver un partenaire à sahauteur sur les questions éducatives.

Le professeur aperçut alors cemaudit Holger Qvist dans le couloir.Qvist croyait-il qu’il suffisait detroquer son jean pour un costumepour que tout soit oublié ?

— Je suis vraiment désolé…commença Holger 2, aussi bienhabillé qu’essoufflé.

Le professeur Berner l’interrompit

Le professeur Berner l’interrompitet lui déclara que la seule chose àfaire était de disparaître sur-le-champ. De manière aussipermanente que possible.

— La soutenance est terminée,Qvist. Rentrez chez vous etemployez-vous à réfléchir auxrisques que votre propre existencefait courir à la nation et àl’économie.

Holger 2 ne décrocha pas sondoctorat cette fois-là. Il lui fallut

vingt-quatre heures pourcomprendre ce qui s’était produit etune journée supplémentaire pourassimiler l’événement. Il ne pouvaitappeler le professeur pour luiexpliquer qu’il avait fait ses étudesdurant toutes ces années au nom deson frère et que celui-ci avait parmalheur pris sa place le jour de lasoutenance. Cette confessionn’aboutirait qu’à une catastropheencore plus considérable.

Holger 2 aurait voulu étranglerson jumeau, mais le fait divers n’eutpas lieu, car le jour où il eut enfin

une vision claire des événementstomba un samedi. Par chance pourlui, Holger 1 se trouvait à uneréunion de la société anarchiste.Quand il rentra cet après-midi-làavec Célestine, Holger 2 avait déjàsombré dans la dépression.

18

Où il est question du succèséphémère d’un journal et d’unPremier ministre qui souhaite

soudain une rencontre

La situation globale avait beauêtre catastrophique, Holger 2comprit au bout d’une semaine querester couché n’y changerait rien.Nombeko et Gertrud avaient besoind’aide pour la récolte. De ce pointde vue, Holger 1 et Célestine serendaient également utiles. Il y

avait donc une raison purementéconomique de ne pas les étrangler.

La vie à Sjölida reprit son coursnormal, y compris les repascommuns plusieurs fois par semaine.Toutefois, l’atmosphère autour de latable était tendue, même siNombeko faisait de son mieux pourla détendre. Elle livrait toujours sescomptes rendus sur l’actualité dansle monde. Elle raconta entre autres,un soir, que le prince Harry deGrande-Bretagne s’était rendu à unefête déguisé en nazi (ce quiprovoqua un scandale presque aussi

retentissant que lorsqu’il assista,quelques années plus tard, à uneautre fête nu comme un ver).

— Vous n’aviez pas encorecompris l’état d’esprit desaristocrates ? commenta Holger 1 ausujet du déguisement.

— Si, convint Nombeko. Les nazisdémocratiquement élus en Afriquedu Sud ont, eux, au moins eu le bongoût de laisser leurs uniformes à lamaison.

Holger 2 ne dit rien. Il ne priamême pas son frère d’aller se faire

voir chez les Grecs.

Nombeko comprit qu’unchangement était nécessaire. Plusque de toute autre chose, ce dont ilsavaient besoin était une nouvelleidée. Ce qui se présenta à eux dansun premier temps fut un acheteurpotentiel pour l’exploitationagricole.

Comtesse Virtanen SA disposait àprésent de deux cents hectares,avait un parc de machines moderne,

un bon chiffre d’affaires, unerentabilité élevée et presque aucunedette. Cela n’avait pas échappé auplus grand exploitant de cette partiede la Suède agricole, qui fit uneoffre de soixante millions decouronnes pour l’ensemble.

Nombeko pressentait que le boomsuédois de la pomme de terretouchait à sa fin. La starlette quiavait lancé le régime RPT/UPTavait à nouveau grossi et, selonl’agence de presse ITAR-TASS, larécolte de patates russes s’annonçait

bonne, contrairement aux annéesprécédentes.

La situation se prêtait donc àconclure l’affaire sans mêmeprendre en considération quecultiver des tubercules avec Gertrudpouvait raisonnablement ne pasêtre considéré comme un objectifdans l’existence.

Nombeko évoqua la question avecla propriétaire officielle del’entreprise, qui répondit qu’elle sereconvertirait volontiers. Lespommes de terre commençaient àlui sortir par les trous de nez.

— Il n’y a pas un truc que lesjeunes appellent spaghettis ?s’enquit-elle.

Si. Il y avait un moment qu’ilsexistaient. Plus ou moins depuis leXII

e siècle. Cependant, ils n’étaientpas aussi faciles à cultiver.

Nombeko se disait qu’ellesdevraient investir leur capital dansun autre projet.

Et elle sut soudain dans quoi.

— Que dirait Gertrud de lancer unjournal ?

— Un journal ? Super ! Avec quelcontenu ?

La réputation de Holger Qvistétait détruite, puisqu’il avait plus oumoins été expulsé de l’université deStockholm. Pour autant, il possédaitdes connaissances approfondies enéconomie et en sciences politiques.Nombeko n’était, elle non plus, pascomplètement sotte. Ils pouvaientdonc tous les deux travailler encoulisses.

Nombeko présenta son

Nombeko présenta sonraisonnement à son Holger etjusque-là il tomba d’accord avecelle. Mais à quelles coulissessongeait-elle ? Et quel serait le butde cette démarche ?

— Le but, mon chéri, est de nousdébarrasser de la bombe.

Le premier numéro du journalPolitique suédoise parut en avril2007. Le magazine mensuel haut degamme fut distribué gratuitement àquinze mille personnes d’influence à

travers tout le pays. Soixante-quatrepages bien remplies, sans lemoindre encart publicitaire. Unepublication difficile à rentabiliser,mais ce n’était pas le but non plus.

Elle retint l’attention des médias,entre autres celle du SvenskaDagbladet et du Dagens Nyheter, quifurent alléchés par la personnalitéde la propriétaire du magazine, uneancienne cultivatrice de pommes deterre âgée de quatre-vingts ans. Ellerefusait les interviews, maiss’exprimait dans une colonne enpage 2, où elle défendait les

principes du journal et expliquait laraison pour laquelle aucun desarticles n’était signé. Chaque textedevait être jugé pour son contenu,rien d’autre.

Hormis le caractère excentrique deMme Gertrud Virtanen, l’aspect leplus intéressant du magazine étaitjustement qu’il était… intéressant.Le premier numéro fit l’objetd’articles élogieux dans lesmeilleures pages de la presse écritesuédoise. Parmi les articles phares,on trouvait une analyse approfondiesur le parti d’extrême droite les

Démocrates suédois, qui, lors desélections de 2006, était passé de 1,5pour cent des voix au double.L’analyse, très documentée,replaçait ce mouvement dans uncontexte international et établissaitdes liens avec les nazis comme aveccertains courants en Afrique du Sud.La conclusion était peut-être untantinet sensationnelle : il étaitdifficile de croire qu’un parti dontles militants rendaient hommage àleur leader par le salut hitlérienpuisse suffisamment faire bonnefigure pour entrer au Parlement.

Un autre article décrivait en détailles conséquences humaines,politiques et financières d’unaccident nucléaire en Suède. Lesaspects chiffrés en particulierétaient de nature à faire frissonnern’importe quel lecteur. Trente-deuxmille emplois seraient créés sur unepériode de vingt-cinq ans dansl’éventualité où il faudrait rebâtirOskarshamn, à cinquante-huitkilomètres au nord de son ancienemplacement.

A part les articles qui roulaienttout seuls, Nombeko et Holger 2 en

concoctèrent plusieurs destinés àcaresser le nouveau Premierministre conservateur dans le sensdu poil. Comme, par exemple, unerétrospective historique de l’Unioneuropéenne, à l’occasion ducinquantième anniversaire de lasignature du traité de Rome,événement auquel le Premierministre avait justement pris part.Ainsi qu’une analyse approfondie dela crise au sein du Parti social-démocrate, qui venait de réaliserson plus mauvais score électoraldepuis 1914 et avait un nouveau

leader, en la personne de MonaSahlin. Celle-ci avait à choisir entreune alliance avec les écologistes etune prise de distance avec la gaucheradicale, donc perdre les prochainesélections. Ou intégrer les ancienscommunistes pour créer une alliancetripartite, donc les perdre également(dans les faits, elle essaya ces deuxstratégies tour à tour, et perdit enplus son poste).

Le journal disposait de locaux àKista, en banlieue de Stockholm. A

la requête de Holger 2, touteimplication de son jumeau et deCélestine dans la rédaction desarticles était exclue. Holger 2 avaitdélimité à la craie un espace dedeux mètres autour de son bureau etavait ordonné à son frère de nejamais franchir cette ligne blanche,sauf pour vider la corbeille à papier.

En fait, il aurait voulu que Holger1 n’ait pas accès aux locaux du tout,mais Gertrud refusait de s’associerau projet si sa Célestine adorée nepouvait pas y participer, et d’autrepart, il fallait occuper les deux

calamités à présent qu’il n’y avaitplus de pommes de terre à ramasser.

Gertrud, qui finançaitofficiellement toute l’entreprise,disposait d’ailleurs de son proprebureau à la rédaction, où ellejubilait en regardant la plaque «Rédacteur en chef » sur sa porte. Sacontribution se limitait à peu près àcela.

Après le premier numéro,Nombeko et Holger 2 envisageaientd’en publier un deuxième en mai2007, puis un troisième tout de suiteaprès les vacances. Ensuite, le

Premier ministre devrait leur êtreaccessible. Le journal Politiquesuédoise solliciterait une interview,qu’il accepterait. Tôt ou tard,pourvu qu’ils maintiennent le cap.

Pour une fois, les événementsévoluèrent mieux que ce queNombeko et Holger 2 avaientimaginé. En effet, lors d’uneconférence de presse, qui concernaitla visite imminente du Premierministre à la Maison-Blanche àWashington, on posa au chef dugouvernement une question au sujetdu nouveau magazine Politique

suédoise. Il répondit qu’il avait lucette publication avec intérêt, qu’ilétait d’accord sur le fond avec sonanalyse de la conjonctureeuropéenne et qu’il attendait lenuméro suivant avec impatience.

Les choses auraient difficilementpu mieux se présenter. Nombekosuggéra donc à son Holger decontacter le ministère sur-le-champ.Pourquoi attendre ? Qu’avaient-ils àperdre ?

Holger 2 répondit que son frère etsa petite amie semblaient posséderune capacité surnaturelle à tout

gâcher et qu’il se refusait à tropespérer avant qu’ils ne soient tousles deux enfermés. Mais bon.Qu’avaient-ils à perdre ?

Holger 2 appela donc, pour laénième fois, l’assistante du Premierministre en poste, cette fois-ci avecun nouveau motif, et – bingo ! –l’intéressée répondit qu’elle allaittransmettre le message au chef duservice de presse. Ce dernierrappela le lendemain pour leurannoncer que le Premier ministre lesrecevrait le 27 mai à 10 heures pour

un entretien de quarante-cinqminutes.

Cela signifiait que la conversationaurait lieu cinq jours après lapublication du deuxième numéro dumagazine. Ils pourraient ensuitearrêter la publication.

— A moins que tu ne veuillescontinuer ? suggéra Nombeko. Je net’ai jamais vu si heureux.

Non, le premier numéro avaitcoûté quatre millions de couronneset le deuxième ne s’annonçait pasmeilleur marché. L’argent des

pommes de terre était nécessairepour l’avenir que, dans uneperspective optimiste, ils étaient surle point de concrétiser. Une vie oùils existeraient tous les deux, avecpermis de séjour et le reste.

Holger 2 et Nombeko étaientconscients qu’il leur resterait encorebeaucoup de chemin à parcourir,même s’ils parvenaient à attirerl’attention du principal décideurdans ce pays où le sort les avait misen présence de la bombe atomique.Par exemple, il était peuvraisemblable que cette annonce

suscite l’enthousiasme du Premierministre. Par ailleurs, il n’était passûr qu’il fasse preuve d’une grandecompréhension face à ce faitaccompli. Ni qu’il apprécie lesefforts de Holger 2 et de Nombekopour se montrer discrets pendantvingt ans.

Mais ils avaient une chance. Quis’envolerait s’ils restaient les brascroisés.

Le deuxième numéro de Politique

Le deuxième numéro de Politiquesuédoise fut consacré à des questionsinternationales. Entre autres, uneanalyse de la situation politiqueactuelle des Etats-Unis, à l’occasionde la rencontre entre le Premierministre suédois et George W. Bushà la Maison-Blanche. Ainsi qu’unerétrospective du génocide auRwanda, où un million de Tutsisavaient été massacrés au motif qu’ilsn’étaient pas des Hutus (d’après cequ’on disait, la seule différenceentre ces deux ethnies était que lesTutsis étaient, en moyenne, peut-

être un peu plus grands que lesHutus). Plus un article sur la finimminente du monopole despharmacies, autre couche depommade pour le Premier ministre.

Holger 2 et Nombeko vérifièrentchaque mot de chaque phrase. Rienne devait clocher. Le journal devaitcontinuer à avoir du contenu et àêtre intéressant, sans froisser lePremier ministre.

Tout semblait aller comme sur desroulettes. Holger 2 pouvait-il doncsuggérer à sa chère Nombeko qu’ils

fêtent le bouclage du deuxièmenuméro en l’invitant au restaurant ?

Par la suite, il se maudit tant qu’ilen oublia de tuer son frère.

De fait, Gertrud était restée aujournal, endormie dans son fauteuilde direction, ainsi que Holger 1 etCélestine, qui avaient pour missiond’inventorier le stock d’adhésif, destylos et autres fournitures debureau. Le tout pendant que lemagazine mis en pages les narguaitdepuis l’écran d’ordinateur.

— Ils sont en train de se goinfrer

— Ils sont en train de se goinfrerdans un restaurant de luxe pendantque nous comptons des trombones,s’irrita Célestine.

— Et il n’y a pas un mot au sujetde cette maudite maison royale dansce numéro-ci non plus, renchéritHolger 1.

— Ni sur l’anarchisme, ajoutaCélestine.

Nombeko pensait manifestementque la plus-value dégagée par lavente de la société de Gertrud luiappartenait. Pour qui se prenait-elle

? Elle et Holger 2 étaient en train dedépenser des millions en léchant lecul de ce Premier ministre aussiconservateur que royaliste.

— Viens, ma chérie, déclaraHolger 1 en pénétrant dans lepérimètre de sécurité du bureau deson jumeau.

Il s’installa sur le siège de sonfrère et se rendit à la page de lacolonne de Gertrud en quelquesclics. Il y découvrit un baratin surl’incompétence de l’opposition. Ecritpar Holger 2, bien sûr. Il n’eutmême pas la force de lire cette

merde jusqu’au bout et l’effaça sansautre forme de procès.

A la place, il exprima ce qu’ilavait sur le cœur, en marmonnantque pour l’instant son jumeaupourrait imposer son point de vuedans soixante-trois des soixante-quatre pages, tandis que cettesoixante-quatrième page seraitannexée.

Quand il eut fini, il envoya lanouvelle version à l’imprimerie enspécifiant au chef de l’atelier decomposition qu’une importantecorrection avait été apportée.

Le lundi suivant, le journalPolitique suédoise fut imprimé etdistribué aux mêmes personnesinfluentes que le numéro précédent.En page 2, la rédactrice en chefdéclarait :

L’heure est venue/Il est à présenttemps que le roi – ce porc –abdique. Qu’il emmène la reine –cette truie – avec lui. Idem pour leprince et la princesse – ces gorets.Et Lilian – cette vieille sorcière.

La monarchie est un régime

La monarchie est un régimeuniquement digne des porcs (plusune ou deux sorcières). La Suèdeva devenir une républiqueMAINTENANT.

Holger 1 avait été incapable d’enécrire davantage, mais comme ilrestait l’espace de deux colonnes,soit une quinzaine de centimètres, ilavait, à l’aide d’un logiciel de dessinqu’il ne maîtrisait pas vraiment,tracé un bonhomme pendu à unepotence avec « le roi » écrit sur lapoitrine. Puis il avait fait sortir unebulle du personnage qui, tout pendu

qu’il était, n’avait pas perdu sacapacité à s’exprimer. Dans la bulle,il déclarait :

— Grouik !

Comme si cela ne suffisait pasdéjà amplement, Célestine avaitrajouté une ligne tout en bas :

Pour plus d’information, contacter lasociété anarchiste de Stockholm.

Quinze minutes après la livraisondu deuxième numéro du journalPolitique suédoise à la chancellerie,

l’assistante du Premier ministreavait téléphoné pour leur annoncerque l’interview prévue étaitannulée.

— Pourquoi ça ? s’étonna Holger2, qui n’avait pas encore eu lenouveau numéro entre les mains.

— A votre avis, bordel ? répliqual’assistante.

Fredrik Reinfeldt, Premierministre, se refusait à rencontrer lereprésentant du journal Politique

suédoise. Il allait pourtant bientôt lefaire, et se retrouver avec unebombe atomique sur les bras.

Le garçon était l’aîné de trois filsdans une famille régie par l’amouret l’ordre. Chaque chose à sa place ;chacun ramasse ses affaires.

Ceci forgea le caractère du jeuneFredrik au point qu’arrivé à l’âgeadulte il dut reconnaître que ce qu’iltrouvait le plus plaisant n’était pasla politique, mais passerl’aspirateur. Il devint pourtantPremier ministre et pas agentd’entretien. Quoi qu’il en soit, il

avait du talent dans ces deuxdomaines. Et dans d’autres.

Ainsi avait-il, par exemple, été éluprésident du conseil des élèves dèsl’âge de onze ans. Quelques annéesplus tard, il fut promu au grade demajor durant son service militairecomme chasseur dans le régiment deLaponie. Si les Russes débarquaient,ils tomberaient sur quelqu’un quisavait ce que cela impliquait de sebattre par moins quarante-huitdegrés Celsius.

Mais les Russes ne débarquèrentpas. En revanche, Fredrik entra à

l’université de Stockholm, où il seconsacra à des études d’économie, àl’atelier de théâtre, et à faire régnerun ordre militaire dans sa résidenceuniversitaire. Il fut bientôt diplôméd’une grande école de commerce.

Son intérêt pour la politique luivenait également de sa famille. Sonpère était engagé localement.Fredrik avait suivi ses traces. Il étaitentré au Parlement et était devenule président des jeunes modérés.

Son parti avait remporté lesélections législatives de 1991. Lejeune Fredrik ne jouait pas encore

un rôle central, d’autant moins qu’ilavait critiqué Bildt, le leader de saformation politique, lui reprochantd’être trop autoritaire. Bildt avait eul’humilité de donner raison àReinfeldt en le mettant au placard,où il resta presque dix ans, tandisque Bildt se rendait dans l’ex-Yougoslavie pour y arracher la paix.Il trouvait plus plaisant de sauver lemonde que d’échouer à sauver laSuède.

Bo Lundgren, son successeur, étaitpresque aussi doué en calcul queNombeko, mais comme le peuple

suédois refusait d’entendre leschiffres bruts et voulait qu’ils soientagrémentés de notes d’espoir, celase finit aussi mal pour lui.

Un renouvellement s’imposa alorsau sein des modérés et la porte duplacard dans lequel FredrikReinfeldt moisissait s’ouvrit. Il repritdes couleurs et fut élu à l’unanimitéprésident du mouvement le 25octobre 2003. A peine trois ans plustard, lui, son parti et son allianceconservatrice balayaient la social-démocratie. Fredrik Reinfeldt devintPremier ministre et nettoya toute

trace de Persson, son prédécesseur.Il utilisa essentiellement du savonnoir, qui possède cettecaractéristique de laisser unepellicule anti-dépôt sur les surfacestraitées. Lorsqu’il eut fini, il se lavales mains et la politique suédoiseentra dans une nouvelle ère.

Reinfeldt était fier de ce qu’il avaitaccompli. Et satisfait.

Pour un moment encore.

Nombeko, Célestine, les Holger 1

Nombeko, Célestine, les Holger 1et 2 étaient de retour à Sjölida. Sil’atmosphère dans le groupe avaitété tendue avant l’épisode dePolitique suédoise, elle était àprésent délétère. Holger 2 refusaitde parler à son frère ou de s’asseoirà la même table. De son côté,Holger 1 se sentait incompris etrejeté, d’autant plus que Célestine etlui s’étaient retrouvés en délicatesseavec les anarchistes à la suite deleur coup d’éclat dans l’éditorial dujournal. La plupart des journalistespolitiques de la nation avaient en

effet afflué au local des anarchistespour qu’on leur explique la raisonde cette comparaison entre lafamille royale et une porcherie.

Holger 1 passait donc désormaisses journées dans le grenier à foin àcontempler le camion de pommes deterre de Gertrud. Sa remorquecontenait toujours une bombeatomique de trois mégatonnes, quid’une manière ou d’une autreforcerait le roi à abdiquer. Et queHolger 1 avait promis de ne pastoucher.

Dire qu’il avait tenu sa promesse

Dire qu’il avait tenu sa promessedurant toutes ces années et que sonfrère était quand même dans unecolère noire contre lui. Il trouvaitcela si injuste.

Célestine, elle, en voulait àNuméro deux d’en vouloir à Numéroun. Elle déclara que ce qui manquaitau jumeau de son chéri, c’était de nepas pouvoir apprendre la consciencecitoyenne. C’était un truc qu’onpossédait ou pas. Le frère deNuméro deux, lui, l’avait dans lesgènes !

Holger 2 souhaita à Célestine de

Holger 2 souhaita à Célestine dese prendre une gamelle et de sefaire aussi mal que possible. Luiallait faire une promenade. Ilemprunta le sentier menant à lamer, s’assit sur un banc sur leponton et contempla l’eau. Il étaitempli d’un sentiment de… Non, ilne ressentait rien. Il se sentaitcomplètement vide.

Il avait Nombeko et il en étaitreconnaissant. Mais pour le reste :pas d’enfant, pas de vie, pasd’avenir. Holger 2 se disait qu’il nerencontrerait jamais le Premier

ministre : ni celui-ci, ni le suivant,ni aucun de ceux qui viendraientaprès. Des vingt-six mille deux centsans restants avant que la bombecesse d’être radioactive, il en restaitencore vingt-six mille cent quatre-vingts. Avec une marge d’erreur deplus ou moins trois mois. Mieuxvalait peut-être rester sur ce pontonpour tuer le temps.

En bref, tout n’était que misèreinfinie, et il ne pourrait pas tomberplus bas.

Trente minutes plus tard, lasituation empira.

19

Où il est question d’un dînerde gala et d’un contact avec

l’autre côté

Le président Hu Jintao entama savisite officielle de trois jours enSuède en accueillant la réplique duGötheborg, un navire de laCompagnie suédoise des Indesorientales, qui rentrait tout justed’un périple aller-retour jusqu’à laChine.

Le bâtiment original avait effectué

Le bâtiment original avait effectuéle même trajet deux cent cinquanteans plus tôt. L’équipage avaitaffronté avec succès les tempêtes,les eaux infestées de pirates, lesépidémies et la faim, mais alors quele navire se trouvait à neuf centsmètres de son port d’attache et qu’ilfaisait un temps radieux, il s’échouaet coula lentement.

Rageant, pour le moins. Toutefois,l’heure de la revanche avait sonné.Le samedi 9 juin 2007, la répliqueaccomplit tout ce que l’originalavait effectué en son temps ainsi

que le dernier petit kilomètre. LeGötheborg fut accueilli par desmilliers de spectateurs en liesse,dont le nouveau président chinoisqui, profitant d’être dans lesparages, visita l’usine automobileVolvo de Torslanda. Il avaitpersonnellement insisté sur ce point,et il avait de très bonnes raisons.

Volvo se plaignait depuislongtemps que le gouvernement etl’appareil d’Etat suédoiss’obstinaient à acheter tous leursvéhicules sécurisés chez BMW. Achaque sortie officielle, la direction

de Volvo manquait de s’étrangler envoyant des membres de la familleroyale et des ministres dugouvernement descendre de voituresallemandes. Le constructeurautomobile suédois avait mêmeconstruit spécialement un modèleblindé et avait procédé à unedémonstration de ses qualitésdevant la police de sécurité. Envain. C’était un ingénieur de chezVolvo qui avait eu l’idée génialed’offrir ce même modèle auprésident de la Républiquepopulaire de Chine, un exemplaire

couleur crème d’une S80 dotée dequatre roues motrices et d’un V8 de315 chevaux. Digne d’un présidenten toutes circonstances.

Estimait l’ingénieur.

Et la direction de Volvo.

Et – comme il apparut – leprésident en question.

L’affaire avait été conclue àl’avance par des voies officieuses. Levéhicule fut fièrement exhibé auprésident le samedi matin à l’usineavant de lui être remisofficiellement à l’aéroport

d’Arlanda, le lendemain, juste avantson départ.

Entre-temps, ce dernier étaitinvité à un dîner de gala au palaisroyal.

Nombeko avait épluché toute lapresse à la bibliothèque deNorrtälje. Elle avait commencé parl’Aftonbladet, qui consacrait quatrepages au conflit, non pas l’israélo-palestinien, mais celui qui opposaitle participant d’un télécrochet à un

méchant membre du jury ayantdéclaré que le candidat en questionne savait pas chanter.

« Il peut aller se faire voir là où oncultive des poivrons », avait ripostél’artiste, qui effectivement ne savaitpas chanter et qui de surcroîtn’avait pas la moindre idée desendroits du monde où on cultivaitdes poivrons.

Le Dagens Nyheter s’obstinait àtraiter de problèmes complexes etvoyait donc son lectorat diminuer demanière inexorable. Typique du DN: sa première page était consacrée à

une visite d’Etat et non à unedispute dans un studio de télévision.

On y parlait donc du président HuJintao, du retour au port duGötheborg et du fait que le présidentchinois se rendrait plus tard cesamedi à Stockholm pour participerà un dîner de gala au château, encompagnie, entre autres, du roi etdu Premier ministre.

Cette information n’aurait pas eugrande importance si Nombekon’avait pas réagi en voyant la photodu président Hu.

Elle l’étudia de plus près, encoreet encore, puis elle dit tout haut :

— Dire que monsieur le Chinoisest devenu président !

Le Premier ministre suédois et leprésident chinois étaient doncattendus au château ce soir-là. SiNombeko se plaçait au milieu desbadauds et interpellait le Premierministre à son passage, elle seraitdans le meilleur des cas repoussée

par l’équipe de sécurité, dans le pirearrêtée et expulsée.

En revanche, si elle s’adressait auprésident chinois en wu… Si lamémoire de Hu Jintao n’était pastrop courte, il devrait se souvenird’elle. Si, par ailleurs, il possédaitun minimum de curiosité, il devraitvenir à sa rencontre pour savoircomment diable l’interprète sud-africaine de jadis se trouvait àprésent sur le parvis du palais royalsuédois.

Nombeko et Holger 2 setrouveraient alors à une personne

du Premier ministre, ou du roi,d’ailleurs. Le président Hu était toutindiqué pour servir d’intermédiaireentre les propriétaires malgré euxd’une bombe atomique et lespersonnes qu’ils cherchaient en vainà contacter depuis vingt ans.

Il était peu vraisemblable que lePremier ministre se contente de lesenvoyer promener, leur bombe sousle bras. Il était plus crédible qu’ilordonnerait à la police de les mettresous les verrous. Ou une solutionintermédiaire. La seule chose sûre :il fallait saisir cette chance au vol.

Il y avait urgence. Il était déjà 11heures. Nombeko devait retourner àSjölida en vélo, informer Holger 2,mais en aucun cas les deux oiseauxde malheur ou Gertrud, démarrer lecamion et faire toute la routejusqu’au château pour y arriver bienavant 18 heures, quand le présidentferait son entrée dans la courd’honneur.

Tout partit de travers dès ledépart. Holger 2 et Nombekos’étaient faufilés dans la grange et

avaient commencé à dévisser lesplaques d’immatriculation bien tropen règle pour les remplacer parcelles volées des années auparavant; mais comme souvent, Holger 1était sur le grenier à foin juste au-dessus et l’activité autour duvéhicule le sortit de sa léthargie. Ilréagit en sautant sans bruit par latrappe du grenier pour allerchercher Célestine. Avant queNombeko et Holger 2 aient fini dechanger les plaques, Holger 1 et sapetite amie s’étaient installés dansla cabine du camion.

— Tiens donc ! Vous pensiez vousdébiner sans nous avec la bombe ?déclara Célestine.

— Oui, vous aviez ça en tête,ajouta Holger 1.

A cet instant, son frère explosa.

— Maintenant, ça suffit ! rugit-il.Sortez tout de suite de cette cabine,bande de sales parasites ! Il n’y apas l’ombre d’une chance que jevous laisse bousiller notre dernièrepossibilité ! Pas l’ombre d’unechance !

Pour toute réponse, Célestine

Pour toute réponse, Célestinesortit une paire de menottes ets’attacha à la boîte à gants ducamion. On est une manifestanteaguerrie ou on ne l’est pas.

Holger 1 dut conduire. Célestine àcôté de lui, dans une positionbizarre, menottée comme elle l’était.Quand le camion passa devant lamaison, Gertrud sortit sur le perron.

— Pendant que vous y êtes, faitesquelques courses. Nous n’avons plusrien à manger !

Nombeko informa Numéro un etCélestine que le but de ce voyageétait de se débarrasser de la bombe,étant donné que le hasard avait crééles conditions favorables à uncontact direct avec Reinfeldt, lePremier ministre.

Holger 2 ajouta qu’il avaitl’intention de passer son frère et sapetite amie dans l’arracheuse depommes de terre à huit rangs, s’ilss’avisaient de faire autre chose quede rester assis où ils étaient. Ensilence.

— L’arracheuse à huit rangs a été

— L’arracheuse à huit rangs a étévendue, l’informa Holger 1.

— Dans ce cas, j’en achèterai unenouvelle.

Le dîner de gala au palais royaldébuta à 18 heures. Les hôtes furentaccueillis dans la cour des gardesintérieure, puis l’assemblée se renditen élégante procession jusqu’à lasalle Blanche, où serait servi lebanquet.

Nombeko eut du mal à trouver uneplace qui lui garantisse d’attirer

l’attention du président Hu Jintao.Les badauds étaient maintenus surles côtés, à cinquante mètres aumoins de l’endroit où les hôtesferaient leur entrée. Lereconnaîtrait-elle à cette distance,après tant d’années ? Lui, enrevanche, sûrement. Combiend’Africains parlaient le wu ?

Etre reconnue ne fut absolumentpas un problème. Le personnel de laSäpo était évidemment sur le piedde guerre quand Hu, le président dela République populaire de Chine,arriva en compagnie de Liu

Yongqing, son épouse. Nombekoprit une profonde inspiration etlança, dans le dialecte du président :

— Bonjour, monsieur le Chinois.Notre safari africain remonte à loin!

En quatre secondes, deux policiersen civil encadraient Nombeko.Quatre secondes plus tard, ilss’étaient quelque peu calmés, car lafemme noire ne paraissait pasmenaçante. Ses mains étaientparfaitement visibles et elle nes’apprêtait pas à jeter quoi que cesoit sur le couple présidentiel.

Néanmoins, elle devait être évacuéesur-le-champ pour ne prendre aucunrisque.

A moins que… ?

Le président s’était arrêté, avaitquitté le tapis rouge et son épouse,et se dirigeait vers la femme noire.Et… et… il lui souriait !

La mission du service de sécuritécomportait des moments délicats. Leprésident dit quelque chose à lamanifestante, car c’en était bienune, non ? Et la manifestanterépondit.

Nombeko remarqua la confusiondes agents et déclara en suédois :

— Ne soyez pas si effrayés,messieurs. Le président et moisommes juste de vieux amis, et nousprenons de nos nouvelles.

Puis elle se tourna à nouveau versle président Hu et lui dit :

— Je crois qu’il nous faudraévoquer nos souvenirs une autrefois, monsieur le Chinois. Je veuxdire, monsieur le président puisquec’est ce que vous êtes devenu.

— En effet, répondit Hu Jintao en

— En effet, répondit Hu Jintao ensouriant. Vous n’y êtes peut-être pastout à fait pour rien, mademoiselleAfrique du Sud.

— Vous êtes trop aimable,monsieur le président. Si je peux mepermettre d’aller droit au but, vousvous souvenez sans doute de cetingénieur à l’intellect défaillantdans mon ancienne patrie, celui quivous avait invité à un safari et à unrepas. Les choses ont assez maltourné pour lui et c’était tout aussibien, mais avec mon aide et celled’autres personnes, il a quand même

réussi à construire quelques bombesatomiques.

— Oui, je sais. Six, si ma mémoireest bonne.

— Sept, le corrigea Nombeko. Enplus de tout le reste, il ne savait pascompter. Il a enfermé la septièmedans un lieu confidentiel, puis elles’est égarée, si je puis dire. Dansmes bagages, en fait… et a atterriici, en Suède.

— La Suède possède l’armenucléaire ? s’étonna Hu Jintao.

— Non, pas la Suède. Moi. Et il se

— Non, pas la Suède. Moi. Et il setrouve que je réside en Suède. Enfin,si on peut dire.

Hu Jintao garda le silencequelques secondes, puis il demanda :

— Mademoiselle Afrique du Sud…Comment vous appelez-vous,d’ailleurs ?

— Nombeko, répondit l’intéressée.

— Que voulez que je…

— Eh bien, si vous aviezl’obligeance de transmettre lemessage au roi, auquel vous allezbientôt serrer la main, afin qu’il

puisse à son tour en informer lePremier ministre, qui pourrait peut-être venir me dire ce que nousallons faire de ladite bombe. Cen’est en effet pas exactement legenre d’objet qu’on peut apporter àla déchetterie.

Le président Hu Jintao ignorait cequ’était une déchetterie (la politiqueécologique de son pays n’avait pasencore atteint le degré du triresponsable des encombrants), maisil comprit la situation. Il saisitégalement que les circonstancesexigeaient qu’il interrompe sa

conversation avec Mlle Nombekosans tarder.

— Je promets à mademoiselle detransmettre cette information au roiet au Premier ministre. Je vais sibien m’y employer que je suisrelativement sûr que vous pouvezvous attendre à une réactionimmédiate.

Sur ces paroles, le président Hurejoignit sa femme étonnée et letapis rouge, qui menait vers la salledes gardes, où l’attendait SaMajesté.

Tous les hôtes étaient arrivés et iln’y avait plus rien à voir. Lestouristes et autres badauds sedispersèrent pour vaquer à leursdiverses occupations en cette bellesoirée d’été, à Stockholm, en 2007.Nombeko resta seule, attendantquelque chose, sans savoir quoi.

Vingt minutes plus tard, unefemme s’approcha d’elle. Elle luiserra la main et se présenta à voixbasse : elle était l’assistante duPremier ministre et sa mission

consistait à la conduire vers unendroit plus discret du château.

Cela convenait à Nombeko, quiajouta qu’elle voulait emporter lecamion garé devant la cour duchâteau. L’assistante répondit quec’était de toute façon sur leurchemin et que ce n’était donc pas unproblème.

Holger 1 était toujours au volantet Célestine à côté de lui (elle avaitremisé ses menottes dans son sac àmain). L’assistante s’installa aveceux, occupant ainsi la dernière placedisponible sur la banquette avant.

Nombeko monta dans la remorqueavec Holger 2.

Le trajet ne fut pas long : ilsempruntèrent Källargrand, puisdescendirent Slottsbacken. Ilsbifurquèrent ensuite à gauche pourentrer sur un parking où, sur larecommandation de l’assistante, lechauffeur effectua les derniersmètres en marche arrière.

L’assistante descendit, frappa àune porte quelconque, puis sefaufila et disparut à l’intérieur.Arriva alors le Premier ministre,suivi du roi, puis de Hu Jintao et de

son interprète. Le président chinoissemblait vraiment avoir œuvré enfaveur de Nombeko, car tous lesmembres de la sécurité restèrent surle seuil.

Nombeko reconnut l’interprète,même si leur précédente rencontreremontait à plus de vingt ans.

— Ah, vous n’êtes donc pas mort.

— Il n’est pas encore trop tardpour ça, répliqua-t-il, sur un tonacerbe. Vu ce que vous ditestransporter.

Holger 2 et Nombeko invitèrent le

Holger 2 et Nombeko invitèrent lePremier ministre, le roi et leprésident à monter dans laremorque du camion. Le Premierministre n’hésita pas une seconde. Ils’agissait de vérifier cette terribleaffirmation. Le roi suivit. Leprésident chinois, lui, considéra qu’ils’agissait d’une question de politiqueintérieure et regagna le château,contrairement à son interprète, quiaurait bien aimé apercevoir cettefameuse arme nucléaire d’abord. Lesgardes du corps sur le seuil setortillèrent. Qu’est-ce que le roi et le

Premier ministre faisaient dans uncamion de pommes de terre ? Cettesituation ne leur disait rien quivaille.

A cet instant, un groupe devisiteurs chinois égarés s’approcha.Il fallut donc refermer la porte de laremorque à la hâte et l’interprète seretrouva les doigts coincés dedans.

— A l’aide, je meurs ! entendit-onà l’extérieur, tandis que Holger 2frappait à la vitre pour prier sonfrère d’allumer la lumière dans laremorque.

Holger 1 s’exécuta, se retourna etaperçut… le roi ! Et le Premierministre.

Mais surtout le roi. Bon Dieu !

— C’est le roi, murmura-t-il àIngmar Qvist, au ciel.

Et papa Ingmar répondit :

— Roule, mon fils ! Roule !

Et Holger 1 roula.

SIXIÈME PARTIE

« Je n’aijamais

rencontré unfanatique

ayant le sensde l’humour. »

Amos OZ

20

Où il est question de ce queles rois font ou ne font pas

Le camion de pommes de terres’était à peine ébranlé que Nombekocognait sur la vitre de séparation etordonnait à Holger 1 de s’arrêtersur-le-champ, s’il voulait survivre àcette journée. Mais Numéro un, quin’était pas sûr de le vouloir, priaCélestine de refermer la vitre pourne plus entendre les vociférations àl’arrière.

Sa petite amie ne se le fit pas diredeux fois et tira en outre le rideaupour échapper au spectacle de SaMajesté en veste d’apparat bleumarine, pantalon bleu marine aupassepoil doré, gilet blanc etchemise à jabot de la même couleuret nœud papillon noir.

Elle était tellement fière de sonrebelle.

— Nous retournons bien chezgrand-mère ? s’enquit-elle. A moinsque tu n’aies une meilleure idée ?

— Tu sais bien que je n’en ai

— Tu sais bien que je n’en aijamais, ma chérie, répondit Holger1.

Le roi parut simplement surprispar la tournure que prenaient lesévénements, tandis que le Premierministre était sous le choc.

— Mais que se passe-t-il, nom d’unchien ? lâcha-t-il. Etes-vous en trainde kidnapper votre roi et votrePremier ministre ? Avec une bombeatomique ! Une bombe atomique

dans ma Suède ! Qui vous en adonné l’autorisation ?

— Euh, le royaume de Suèdem’appartient plutôt à moi, objectale roi en s’asseyant sur la caisse depommes de terre la plus proche.Pour le reste, je partage bien sûr lesinquiétudes de mon Premierministre.

Nombeko répondit qu’il n’étaitpeut-être pas si important que ça dedéterminer à qui appartenait lepays s’il partait en miettes. Elleregretta tout de suite cette saillie,car le Premier ministre voulut alors

en savoir plus sur cette fichuebombe.

— Quelle est sa puissance ? Dites-le-moi ! s’enquit-il d’une voixcrispée.

Nombeko estima que l’atmosphèredans la remorque était déjà asseztendue. Comment avait-elle pu êtreassez stupide pour évoquer cettequestion ? Elle s’efforça de changerde sujet :

— Je déplore vraiment cerebondissement. Monsieur lePremier ministre et Sa Majesté n’ont

pas été enlevés. Pas par moi et monpetit ami, en tout cas. Dès que cevéhicule s’arrêtera, je vous prometsque je tordrai – au minimum – lenez du chauffeur et que ce mauvaispas ne sera plus qu’un mauvaissouvenir.

Puis elle ajouta, pourdédramatiser le tout :

— C’est vraiment rageant d’êtreenfermé dans une remorque alorsqu’il fait si beau dehors.

Ce commentaire amena le roiamoureux de la nature à songer au

pygargue qu’il avait aperçu au-dessus du Strömmen l’après-midimême et à en faire part à sescompagnons de remorque.

— En pleine ville ! s’exclamaNombeko en espérant une secondeque sa manœuvre de diversion avaitfonctionné.

Mais la seconde écoulée, lePremier ministre intervint pour direque le groupe devait immédiatementcesser de discuter météo etornithologie.

— Dites-moi plutôt quels dégâts

— Dites-moi plutôt quels dégâtspeuvent causer la bombe ? Quelleest la gravité de la situation ?

Nombeko hésita à répondre. Ils’agissait d’une ou de quelquesmalheureuses mégatonnes.

— Combien ?

— Deux, trois, guère plus.

— Ce qui signifie ?

Le Premier ministre était du genretêtu.

— Trois mégatonnescorrespondent à environ douze mille

cinq cent cinquante-deux pétajoules.Votre Majesté est-elle sûre qu’ils’agissait d’un pygargue ?

Fredrik Reinfeldt lança un telregard à son chef d’Etat que celui-cis’abstint de répondre. Le chef dugouvernement se demanda ensuitesi son souverain savait ce quereprésentait un pétajoule et quelsdommages douze mille d’entre euxpouvaient entraîner… Il eut aussi lesentiment que la femme devant luicherchait à se défiler.

— Dites-moi ce qu’il en estmaintenant ! De manière

compréhensible.

Nombeko s’exécuta. Elle expliquales choses sans détour : la bombedétruirait tout dans un rayon decinquante-huit kilomètres. Demauvaises conditionsmétéorologiques, des rafales de ventpar exemple, n’arrangeraient rien,et pourraient dans le pire des casdoubler les dégâts.

— Encore une chance que le soleilbrille, dans ce cas, glissa le roi.

Nombeko lui adressa unhochement de tête appréciateur

pour cette intervention optimiste,tandis que le Premier ministreaffirmait que la Suède se trouvaitpeut-être confrontée à sa plus gravecrise depuis la naissance de lanation. Les chefs d’Etat et dugouvernement se trouvaient à côtéd’une arme de destructionimpitoyable en baguenaude àtravers la Suède, pilotés par unhomme dont il ignorait lesintentions.

— Dans ce contexte, le roi nepense-t-il pas qu’il serait plusapproprié de songer à la survie de

la nation qu’à des pygargues et à laclémence de la météo ? demanda lePremier ministre.

Le roi n’était pas né de la dernièrepluie, et avait vu nombre dePremiers ministres arriver etrepartir, tandis que lui restait à sonposte. Le nouveau ne présentait pasde défaut rédhibitoire, mais cela neferait de mal à personne s’il secalmait un peu.

— C’est bon, c’est bon, monsieurle chef du gouvernement, déclara-t-il. Asseyez-vous sur une caisse depommes de terre comme tout le

monde, puis nous demanderons uneexplication à nos kidnappeurs.

En fait, le souverain aurait vouluêtre agriculteur ou grutier oun’importe quoi d’autre, du momentque ce soit en lien avec lamécanique ou la nature. Depréférence, avec les deux.

Et puis, il s’était retrouvé roi.

Cela ne le surprit d’ailleurs pas.Dans un entretien remontant audébut de son règne, il avait décrit sa

vie comme une ligne droite depuissa naissance, saluée par quarante-deux coups de canon tirés au-dessusde Skeppsholmen, le 30 avril 1946.

On l’avait baptisé CharlesGustave. Charles en hommage à songrand-père, Charles-Edouard deSaxe-Cobourg et Gotha (un êtrepassionnant, car à la fois nazi etbritannique). Gustave en hommageà son père, son grand-père et sonarrière-grand-père.

La vie avait affreusement malcommencé pour le petit prince.Alors qu’il n’avait que neuf mois, il

perdit son père dans un accidentd’avion. Ce décès prématuré avaitcausé un terrible accroc dans l’ordrede succession. Son grand-père,Gustave VI Adolphe, devaitdorénavant se maintenir en vie souspeine de causer une vacance royalequi risquait d’aiguiser l’appétit desrépublicains au Parlement.

Les conseillers envisageaientsérieusement d’enfermer le princehéritier entre les épais murs duchâteau jusqu’à ce que la successionsoit effective, mais Sibylla, sa mèreaimante, s’y opposa. Sans ami, son

fils deviendrait fou, et dans lemeilleur des cas asocial.

Le prince put donc fréquenter uneécole normale et, pendant sesloisirs, cultiver son intérêt pour lesengins motorisés et s’engager dansles scouts, où il apprit à faire desnœuds plats, de tisserand et decabestan plus vite et mieux que tousses camarades.

Dans l’établissementd’enseignement général de Sigtuna,en revanche, il échoua enmathématiques et réussit de justessedans les autres matières.

L’explication de ses difficultésscolaires était toute simple :l’héritier du trône était dyslexique. Ilavait beau être le meilleur joueurd’harmonica de sa classe, il nemarquait pas de point aux yeux desfilles.

Grâce aux efforts de Sibylla, samère, il avait quand même uncertain nombre d’amis, même siaucun d’entre eux n’appartenait à lagauche radicale à laquelle presquetoutes les autres personnes sefrottaient dans la Suède des années1960. Laisser pousser ses cheveux,

vivre en communauté et s’adonner àune sexualité débridée, tout celaétait exclu pour le futur régent. Quiestimait néanmoins la dernièreperspective plutôt intéressante.

La devise de Gustave Adolphe, songrand-père, était « Le devoir avanttout ». Peut-être fut-ce pour cetteraison que l’aïeul se maintint en viejusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans.Ce n’est qu’en septembre 1973 qu’ils’endormit pour l’éternité, lorsqu’ilsut que la maison royale étaitsauvée et son petit-fils assez âgépour prendre la relève.

Comme on ne discute pas d’entréede jeu de nœuds plats et de boîtes devitesses synchronisées avec la reined’Angleterre ou tout autre collègueroyal, le jeune régent ne se sentaitpas toujours très à l’aise dans lesbeaux salons. Au fil des ans, celas’arrangea, surtout parce qu’il osaitde plus en plus être lui-même. Aprèstrois décennies sur le trône, un dînerde gala au château en l’honneur deHu Jintao était une tâchesoporifique qu’il était capable degérer et de supporter, mais dont ilse serait quand même bien passé.

L’échappatoire du moment, unenlèvement dans un camion depommes de terre, n’étaitévidemment pas la panacée, mais leroi se disait que cela aussis’arrangerait bien, d’une manière oud’une autre.

Si seulement le Premier ministrepouvait se décrisper un peu.

Et écouter ce que les kidnappeursavaient à dire.

Le Premier ministre Reinfeldt

Le Premier ministre Reinfeldtn’avait pas la moindre intention des’asseoir sur l’une des caisses depommes de terre d’une propretéplus que douteuse. Il y avait de lapoussière partout. De la boue séchéesur le sol aussi. Mais bon, il pouvaitquand même écouter.

Il se tourna vers Holger 2 et luidemanda :

— Auriez-vous l’obligeance, jevous prie, de bien vouloirm’expliquer ce qui se passe ?

Les mots étaient polis, le ton

Les mots étaient polis, le tonimpérieux et son irritation à l’égarddu roi intacte.

Holger 2 s’entraînait dans laperspective de sa conversation avecle Premier ministre depuis presquevingt ans. Il avait préparé unnombre quasiment incalculable descénarios – aucun n’incluait lapossibilité que le Premier ministre etlui se retrouvent enfermés dans uncamion de pommes de terre. Avec labombe. Le roi. Son frère,

antimonarchique au volant. Sedirigeant vers un lieu inconnu.

Tandis que Holger 2 cherchait sesmots, son frère dans la cabineréfléchissait tout haut à ce qui allaitse passer ensuite. Son père lui avaitclairement dit « Roule, mon fils.Roule », mais rien de plus. Ils nepouvaient quand même pas toutsimplement laisser le roi choisir :soit quitter sa fonction et veiller à ceque personne ne le remplace, soitmonter sur la bombe pour queCélestine lui puissent faire sauter le

roi, une partie du royaume et eux-mêmes. Si ?

— Mon courageux, courageuxchéri, déclara Célestine en réponseaux cogitations de Holger 1.

Ça, c’était la barricade desbarricades. En outre, une bellejournée pour mourir, si nécessaire.

Dans la remorque, Holger 2parvint enfin à ouvrir la bouche :

— Je pense que nous allons devoirvous raconter l’histoire depuis ledébut.

Il leur parla donc de son pèreIngmar, de lui-même et de son frère,de la manière dont l’un d’eux avaitdécidé de poursuivre le combat deleur père tandis que l’autre setrouvait malheureusement où ilétait, en train de leur raconterl’histoire de sa vie.

Lorsqu’il eut achevé son récit etque Nombeko l’eut complété parl’histoire de la sienne, leurexpliquant au passage comment labombe à la réalité inexistante s’étaitretrouvée en errance, le Premierministre se dit que tout cela n’était

pas réel, mais que pour plus desécurité mieux valait agir en partantde l’hypothèse fâcheuse que çal’était malgré tout. Pendant cetemps, le roi se disait qu’ilcommençait à avoir faim.

Fredrik Reinfeldt essayaitd’assimiler les paramètres de lasituation présente. De l’apprécier. Ilsongea à l’alerte, qui allait êtredonnée d’une minute à l’autre, si cen’était pas déjà fait. Qu’une paniquedangereuse pourrait gagner les

parties en présence si la Forcenationale d’intervention encerclaitle camion de pommes de terre,accompagnée d’hélicoptères à borddesquels de jeunes fébriles munisd’armes automatiques risqueraient àtout moment d’envoyer des tirs desommation à travers la cloison de laremorque et donc à travers lacouche de métal protectrice autourdu ramassis de mégatonnes et autrespétajoules. Ou sinon de pousser lecinglé au volant à commettrequelque acte inconsidéré. Comme,par exemple, quitter la route.

L’ensemble de ces composantes surun même plateau de la balance.

Sur l’autre, les récits que l’hommeet la femme venaient de leur livrer,plus l’intervention du présidentchinois en faveur de cette dernière.

Etant donné les circonstances, leroi et lui-même ne devraient-ils pastout faire pour éviter que lasituation n’échappe à leur contrôle,pour que la menace de catastrophenucléaire ne se transforme pas enréalité ?

Arrivé au bout de son

Arrivé au bout de sonraisonnement, Fredrik Reinfeldtannonça au roi :

— J’ai réfléchi.

— Quelle bonne nouvelle !répondit le roi. C’est ainsi que nousapprécions nos Premiers ministres.

Reinfeldt demanda pour la formeà Sa Majesté s’il souhaitait vraimentque la Force nationaled’intervention s’excite au-dessus deleurs têtes. Une arme nucléaire detrois mégatonnes ne requérait-ellepas davantage de tact ?

Le roi félicita le Premier ministred’avoir choisi de parler de troismégatonnes plutôt que de douzemille pétajoules. Pour autant, lesdégâts seraient tout aussiimportants, d’après ce qu’il avaitcompris. De surcroît, il était assezâgé pour se souvenir des rapportsconsécutifs au dernier exploit de laForce nationale d’intervention.C’était à Gnesta, si sa mémoire étaitbonne, et cela avait été la premièreet jusqu’à présent seule mission dece commando. Ses hommes avaientincendié un quartier entier, pendant

que les terroristes quittaienttranquillement les lieux.

Nombeko déclara qu’elle avait elleaussi lu quelque chose à ce sujet.

Cette dernière remarque achevade convaincre le Premier ministre. Ilattrapa son téléphone et appela lechef de la sécurité pour l’informerqu’une information d’intérêtnational venait de tomber, que leroi et lui-même se portaient bien,que le dîner de gala devait sedérouler comme prévu et qu’il fallaitexcuser la soudaine indisponibilitédu chef d’Etat comme du chef de

gouvernement. Pour le reste, le chefde la sécurité ne devait prendreaucune autre mesure que celled’attendre des ordres ultérieurs.

Le chef de garde de la sécurité cesoir-là suait de nervosité. Pour nepas arranger les choses, sonsupérieur hiérarchique, le patron dela Säpo, était invité au dîner, et seplanta à cet instant à côté de luipour prendre le relais. Il était toutaussi nerveux, d’ailleurs.

Peut-être est-ce pour cette raisonque le patron de la Säpo commençapar une question de sécurité dont il

ne connaissait pas la réponse. Ilétait obsédé par l’idée que lePremier ministre avait peut-être faitcette annonce sous la contrainte.

— Comment s’appelle le chien demonsieur le Premier ministre ?s’enquit-il en guise d’introduction.

L’intéressé lui répondit qu’iln’avait pas de chien, mais qu’ilpromettait de s’en procurer un auplus vite, un gros, aux dents acérées,pour le lancer à la carotide du chefde la Säpo, si ce dernier n’avait pasle bon sens d’écouter ce qu’il avait àlui dire.

La situation était en tout pointconforme à la description qu’ilvenait d’en faire. S’il en doutait, lechef de la Säpo pouvait interroger leprésident Hu, car le roi et lui setrouvaient en compagnie de sonamie. Sinon, il pouvait se risquer àignorer les instructions de sonPremier ministre, l’interroger sur lenom de son poisson rouge (il enavait bel et bien un), lancer un avisde recherche, retourner terre et cielet chercher un nouveau travail dèsle lendemain matin.

Le patron de la Säpo aimait son

Le patron de la Säpo aimait sonjob. Son titre sonnait bien, sonsalaire aussi. Et puis il était trèsproche de la retraite. Bref, il n’avaitpas envie de chercher un nouvelemploi. Il décida donc que lepoisson rouge du Premier ministrepouvait garder son anonymat.

Quoi qu’il en soit, Sa Majesté lareine se tenait à présent à côté delui et voulait dire un mot à sonépoux.

Fredrik Reinfeldt tendit sontéléphone à son souverain.

— Bonsoir, ma douce… Non,chérie, je ne suis pas sorti pour medérober à mes obligations…

La menace d’un assaut de la Forced’intervention par les airs étaitécartée. Pendant la suite du trajet,Holger 2 leur donna des précisionssur la problématique. Il se trouvaitdonc que son jumeau au volant –tout comme son père depuislongtemps défunt – s’était mis entête que la Suède devait devenir unerépublique, et laisser tomber la

monarchie. La femme à sa droiteétait sa petite amie colérique et unpeu dérangée. Elle partageait hélasles convictions de son jumeau quantà la nécessité du changement derégime.

— Par souci de clarté, je tiens àexprimer un avis différent,commenta le roi.

Le camion de pommes de terrepoursuivit sa route. Le groupe dansla remorque avait pris la décision

commune d’attendre et de voir. Ilsattendirent, certes, mais ne virentpas grand-chose, étant donné queCélestine avait non seulement éteintla lumière mais aussi tiré le rideauentre la cabine et la remorque.

Soudain, le véhicule s’immobilisaet le moteur fut coupé.

Nombeko demanda à Holger 2 quituerait son jumeau en premier, maisNuméro deux se souciait surtout desavoir où ils s’étaient arrêtés. Le roi,de son côté, espérait qu’on leurservirait un repas. Pendant cetemps, le Premier ministre cherchait

à ouvrir la porte de la remorque.Elle devait pouvoir s’actionner del’intérieur, non ? Pendant que levéhicule roulait, mieux valaits’abstenir de quoi que ce soit, maisFredrik Reinfeldt ne voyaitdésormais plus aucune raison derester planté dans cette remorquecrasseuse. Il était le seul à avoirchoisi de rester debout pendant toutle trajet.

Entre-temps, Holger 1 avait courudans la grange de Sjölida pour allerchercher le pistolet de l’agent A,caché sous un seau depuis presque

treize ans. Il fut de retour avant quele Premier ministre ait compriscomment actionner le mécanismed’ouverture.

— Pas d’entourloupes, déclaraHolger 1. Contentez-vous dedescendre en douceur.

Toutes les médailles du roicliquetèrent lorsqu’il sauta au bas dela remorque. Ce son et la vue deleur scintillement renforcèrent ladétermination de Holger 1. Il levason arme pour montrer qui était lechef.

— Tu as un pistolet ? s’étonnaNombeko, qui prit la décisiond’attendre pour altérer la symétriede son nez et le tuer ensuite.

— Que se passe-t-il, là-dedans ?

C’était Gertrud, qui avait vu par lafenêtre que le groupe comptait denouveaux membres et s’était portéeà leur rencontre, armée du fusil deson père, comme toujours quand lasituation était trouble.

— De mieux en mieux, commentaNombeko.

Gertrud n’était pas contente queCélestine et les autres aient amenéun politicien, car elle ne les aimaitpas. Le roi, ça allait. A l’extrêmerigueur. Depuis les années 1970,Gertrud avait un portrait de lui et desa reine dans les toilettesextérieures, et ils lui avaient tenubonne compagnie avec leur sourirechaleureux pendant qu’elle faisait cequ’elle avait à faire par moinsquinze degrés Celsius. Au début, celal’avait mise un peu mal à l’aise des’essuyer les fesses devant son roi,mais elle avait fini par s’habituer.

Puis Sjölida avait été équipé de W-Cintérieurs en 1993 et ses momentsavec Sa Majesté lui avaient manqué.

— C’est agréable de vous revoir,déclara-t-elle en serrant la main deson roi. La reine se porte-t-elle bien?

— Tout le plaisir est pour moi,répondit le roi avant d’ajouter quela reine allait bien, tout en sedemandant où il aurait déjàrencontré cette dame.

Holger 1 poussa tout ce beaumonde dans la cuisine de Gertrud

dans le but de poser un ultimatum àSa Majesté.

Gertrud leur demanda s’ils avaienteu le temps de faire des courses,d’autant plus qu’ils ramenaient desinvités. Le roi et puis l’autre, là.

— Je m’appelle Fredrik Reinfeldt,je suis Premier ministre, déclaral’intéressé en tendant la main.Enchanté.

— Répondez plutôt à la question,répliqua Gertrud. Avez-vous fait descourses ?

— Non, Gertrud, répondit

— Non, Gertrud, réponditNombeko. Nous avons eu unempêchement.

— Dans ce cas, nous allons touscrever de faim.

— Et si nous commandions despizzas ? suggéra le roi en pensantque les hôtes du banquet avaientsans doute déjà savouré les coquillesSaint-Jacques agrémentées de pestoà la mélisse citronnelle et qu’ilsdevaient en être aux flets pochésaccompagnés d’asperges décorées depignons de pin grillés.

— Le portable ne passe pas ici.C’est la faute des politiciens. Jen’aime pas les politiciens, ajoutaGertrud.

Fredrik Reinfeldt se dit pour ladeuxième fois de la journée quecette situation n’était pas réelle.Venait-il d’entendre son roi suggérerde commander des pizzas pour lui-même et ses kidnappeurs ?

— Si vous tordez le cou à quelquespoules, je peux préparer unefricassée, proposa finalementGertrud. Malheureusement, j’aivendu mes deux cents hectares de

pommes de terre, mais Engström neremarquera sans doute rien, si nousbarbotons quinze de ses quinzemillions de tubercules.

Holger 1 était planté au milieud’eux, son pistolet à la main.Commander des pizzas ? Unefricassée de poulet ? Où secroyaient-ils ? Le roi allait soitabdiquer soit être atomisé.

Il chuchota à Célestine qu’il étaittemps de reprendre le contrôle de lasituation. Elle acquiesça et décida decommencer par expliquer lecontexte à sa grand-mère. Ce qu’elle

fit, de manière très concise. Ilsavaient enlevé le roi. Avec lePremier ministre, en prime. Holger1 et elle allaient à présent le forcerà démissionner.

— Le Premier ministre ?

— Non, le roi.

— Dommage, répondit Gertrud enajoutant que nul ne devrait avoir àdémissionner le ventre vide. Pas defricassée de poulet non plus, alors ?

Le roi trouvait la perspectived’une fricassée faite maisonattrayante. Par ailleurs, s’il voulait

réussir à se mettre quelque chosedans l’estomac, mieux valait passerà l’action sans plus tarder.

Il avait participé à un paquet dechasses au faisan au fil des années,et au début, quand il n’était queprince héritier, il n’y avait eupersonne pour préparer le gibier àsa place – le jeune devait s’endurcir.Il se disait à présent que si trente-cinq ans plus tôt il était capabled’abattre un faisan et de le plumer,il n’aurait pas de difficultéaujourd’hui à tordre le cou à unepoule et à la plumer.

— Si monsieur le Premier ministres’occupe des pommes de terre, je mecharge des poules, annonça-t-il.

Fredrik Reinfeldt était désormaisconvaincu que toute cette scèneétait irréelle. Chaussé de souliersvernis et portant un habit queue-de-pie du tailleur italien Corneliani, ilgagna le champ de pommes deterre, une griffe à la main. C’étaitmieux que de se retrouver lachemise maculée de sang ou de Dieusait quoi d’autre.

Malgré son âge, le roi étaittoujours vif. En cinq minutes, il

avait attrapé trois jeunes poulets,leur avait tordu le cou et les avaitdécapités à l’aide d’une hache. Ilavait au préalable suspendu sa vested’apparat à un crochet sur le mur dupoulailler, où son impressionnantecollection de médailles scintillaitdans le soleil couchant. Il avaitplacé sa chaîne de l’ordre de Vasasur une fourche rouillée juste à côté.

Exactement comme le Premierministre l’avait supputé, sa chemisese retrouva constellée de tachesrouges.

— J’en ai une autre à la maison,

— J’en ai une autre à la maison,expliqua le roi sur un ton rassurantà Nombeko, qui l’aidait à plumer lesvolatiles.

— Je m’en serais presque doutée,répondit Nombeko.

Lorsque peu après elle fit sonentrée à la cuisine, les bras chargésdes trois gallinacés plumés, Gertrudgloussa de joie et déclara qu’onallait la faire, cette fricassée !

Célestine et Holger 1 étaientinstallés à la table de la cuisine,encore plus perdus que d’habitude.

Ils le furent davantage quand lePremier ministre débarqua à sontour, les chaussures boueuses, avecun seau de pommes de terre. Suivide près par le roi en chemise à jabotcouverte de sang de poule. Il avaitoublié sa veste d’apparat et sonordre de Vasa dans le poulailler.

Gertrud prit les pommes de terresans un mot, puis complimenta leroi sur sa dextérité à manipuler lahache.

Holger 1 était mécontent de voirGertrud fraterniser avec cettemaudite majesté. Célestine

partageait son sentiment. Si elleavait eu dix-sept, elle aurait vidé leslieux sur-le-champ, mais là, ilsavaient une mission à accomplir etelle ne voulait pas avoir à quitter sagrand-mère en mauvais termes unenouvelle fois. Enfin, s’ils n’étaientpas contraints d’atomiser lespersonnes comme les poules, maisça, c’était un autre problème.

Numéro un n’avait pas lâché sonpistolet et il était blessé quepersonne ne semble s’en soucier.Nombeko pensait qu’il méritaitavant tout qu’on lui esquinte le nez

(elle n’était plus assez en colèrepour le tuer), mais aussi qu’ellevoulait savourer la fricassée depoulet de Gertrud avant que la viesur Terre ne s’interrompe pour euxtous, dans le pire des cas. La piremenace n’était du reste pas labombe, mais cette tête brûlée quiagitait une arme.

Elle décida donc d’aider le frère deson petit ami en lui soufflantquelques principes de logique. Ellelui expliqua que si le roi nes’échappait pas, il n’avait pasbesoin de monter la garde armé, et

que même si le souverain prenait lapoudre d’escampette, Holgerdisposait de cinquante-huitkilomètres de marge pour fairesauter la bombe. Un roi, toutsouverain qu’il soit, était incapablede parcourir une telle distance enmoins de trois heures, même aprèss’être délesté de ses kilos demédailles.

Il suffisait que Holger 1 cache laclé du camion. Ensuite, il serait enposition de force à Sjölida et pluspersonne n’aurait besoin jouer les

matons. Ils pourraient ainsi mangertranquillement.

Holger 1 acquiesça, songeur. Lesparoles de Nombeko étaient sensées.Il avait d’ailleurs déjà glissé la clédu camion dans l’une de seschaussettes, sans se rendre compte àquel point c’était bien joué. Aprèsquelques secondes de réflexionsupplémentaires, il glissa le pistoletdans la poche intérieure de sa veste.

Sans enclencher le cran de sûreté.

Tandis que Nombeko faisaitentendre raison à Holger 1, Gertrudavait ordonné à sa petite-fille del’aider à débiter les poulets enmorceaux. Pendant ce temps, Holger2, lui, s’était vu confier la tâche depréparer des cocktails en suivant àla lettre ses instructions. Il s’agissaitde mélanger une mesure de ginGordon, deux de Noilly Prat, puis decompléter avec de la vodka et del’aquavit Skåne à parts égales. Unefois lancé, Holger 2 décida que ça neferait pas de mal de doubler lesmesures. Il goûta le cocktail en

douce et fut si satisfait du résultatqu’il goûta une seconde fois.

Le petit groupe patientait dans lacuisine tandis que Gertrud mettait ladernière main à la fricassée. Le roiobservait les deux Holger, frappépar leur extrême ressemblance.

— Comment fait-on pour vousdistinguer, si en plus vous portez lemême prénom ?

— Je vous suggère d’appeler celuiau pistolet l’idiot, répondit Holger 2,

assez content d’avoir lâché ce qu’ilavait sur le cœur.

— Holger et l’idiot… Oui,pourquoi pas ? commenta le roi.

— Personne ne traite mon Holgerd’idiot ! aboya Célestine.

— Et pourquoi pas ? s’étonnaNombeko.

Le Premier ministre estima quenul n’avait intérêt à ce qu’unedispute éclate. Il s’empressa donc deféliciter Holger 1 d’avoir rangé sonarme, ce qui amena Nombeko à

expliquer l’équilibre de la terreur àtout le monde.

— Si nous capturons Holger, celuique nous n’appelons pas l’idiotquand sa petite amie a les oreillesqui traînent, et que nous l’attachonsà un arbre, le risque est que sapetite amie déclenche la bombe à saplace. Et si nous l’attachons àl’arbre d’à côté, allez savoir ce quesa grand-mère fera avec son fusil…

— Ah, Gertrud ! s’exclama le roisur un ton appréciateur.

— Si vous touchez à ma Célestine,

— Si vous touchez à ma Célestine,les balles voleront dans tous lessens, je vous préviens ! déclaraGertrud.

— Bien, vous voyez, repritNombeko. Le pistolet n’est pasnécessaire, ce que j’ai même réussi àfaire comprendre à l’idiot.

— A table ! lança Gertrud.

Au menu, une fricassée de poulet,de la bière maison et le cocktailspécial de l’hôtesse des lieux.Chacun pouvait se servir enfricassée et en bière. En revanche,

c’était Gertrud qui assurait ladistribution du cocktail. Tous lesinvités y eurent droit, Premierministre y compris. Celui-ci protestamollement, mais Gertrud emplit lesverres à ras bord et le roi se frottales mains.

— Nous pouvons sans nul doutepartir du présupposé que le pouletaura un goût de volaille.Commençons donc plutôt pardécouvrir quelle saveur a cebreuvage.

— A votre santé, monsieur le roi !répondit Gertrud.

— Et nous ? s’offusqua Célestine.

— A la vôtre aussi, bien sûr.

Puis elle fit cul sec. Le roi etHolger 2 suivirent son exemple. Lesautres le sirotèrent avec plus deprécaution, à l’exception de Holger1, qui ne pouvait se résoudre à boireà la santé du roi et du Premierministre ; celui-ci vida son verredans un pot de géraniums sans sefaire remarquer.

— Un maréchal Mannerheim, j’enmettrais ma tête à couper !s’exclama le roi aux anges.

Personne ne comprit ce qu’ilvoulait dire, Gertrud exceptée.

— Exact, monsieur le roi ! Meferez-vous l’honneur d’accepter sonpetit frère ?

Holger 1 et Célestine étaient deplus en plus contrariés de voirGertrud tant apprécier celui quiallait abdiquer. Qui, en plus, portaitune chemise à jabot ensanglantéeaux manches retroussées au lieu deson uniforme d’apparat. Numéro unn’aimait pas ne pas comprendre.Pourtant, il en avait l’habitude.

— Que se passe-t-il ? s’enquit-il.

— Ce qui se passe, c’est que tonami le roi vient de reconnaître lemeilleur cocktail au monde,répondit Gertrud.

— Ce n’est pas mon ami, répliquaHolger 1.

Gustaf Mannerheim était unhomme, un vrai. Il faut dire qu’ilavait servi dans l’armée du tsarpendant plusieurs décennies et avait

parcouru en son nom l’Europe etl’Asie à cheval.

Quand les communistes et Lénines’emparèrent du pouvoir en Russie,il regagna la Finlande désormaisindépendante et devint régent, chefd’état-major, puis président. Il étaitconsidéré comme le plus grandcombattant finlandais de tous lestemps, et reçut des ordres et desdistinctions du monde entier. On luidécerna par ailleurs le titre inédit demaréchal de Finlande.

C’était pendant la Seconde Guerremondiale que la boisson du

maréchal avait été inventée : unemesure de vodka, une d’aquavit, unede gin et deux de vermouth. Cecocktail était devenu un classique.

Le roi suédois l’avait goûté pour lapremière lors d’une visite officielleen Finlande plus de trente ansauparavant, alors qu’il n’était sur letrône que depuis une petite année.

Agé de vingt-huit ans, si nerveuxqu’il chancelait sur ses jambes, ilavait été accueilli par l’expérimentéprésident finlandais Kekkonen, qui,lui, avait largement dépassé lessoixante-dix ans. S’appuyant sur sa

sagesse de vieil homme, Kekkonenavait immédiatement décidé que lejeunot avait besoin de quelque chosepour réchauffer sa poitrine déjàchargée de médailles. Le reste de lavisite s’était très bien passé. Unprésident finlandais ne sert pasn’importe quel breuvage. Celui dumaréchal s’imposait. Le roi en restaamoureux toute sa vie. Par ailleurs,Kekkonen et lui devinrent descamarades de chasse.

Le roi vida son deuxième cocktail,fit claquer sa langue et déclara :

— Je vois que le verre du Premier

— Je vois que le verre du Premierministre est vide. Vous n’en voulezpas un deuxième, vous aussi ? Etpuis, retirez votre queue-de-pie. Detoute façon, vos chaussures sonttoutes crottées et vous avez de laboue jusqu’aux genoux.

Le Premier ministre s’excusa pourson apparence. S’il avait su, il seserait évidemment présenté au dînerde gala en cotte de travail et enbottes de caoutchouc. Il ajouta qu’ilse passait volontiers de cocktail etqu’il lui semblait en tout état decause que le roi buvait pour deux.

Fredrik Reinfeldt ne savait pascomment gérer son souveraininsouciant. Le chef d’Etat aurait dûprendre cette situationfondamentalement complexe ausérieux au lieu de s’enfiler des seauxd’alcool (deux à trois centilitreséquivalaient à peu près à plusieursseaux aux yeux du tempérantPremier ministre).

Cela dit, l’attitude du roi semblaittroubler les républicainsrévolutionnaires autour de la table.Le Premier ministre avait remarquéles messes basses de l’homme au

pistolet et de sa petite amie.Quelque chose les perturbait. Le roi,bien sûr. Mais pas de la mêmemanière qu’il le perturbait, lui, lePremier ministre. Et, pour autantqu’il pouvait en juger, pas de cettemanière grossière « débarrassons-nous de la monarchie », qui avaitsans doute été le point de départ detout ça.

C’était toujours ça de pris. Et si leroi continuait à boire comme untrou, ils se raviseraient peut-être. Iln’y avait de toute manière pasmoyen de l’arrêter.

Après tout, c’était le roi, sacredieu!

Nombeko fut la première à finirson assiette. Elle avait dû attendred’avoir vingt-cinq ans pour mangerà sa faim, la première fois aux fraisdu président Botha. Depuis, ellen’avait jamais manqué une occasionde le faire.

— Peut-on se resservir ?

On le pouvait. Gertrud étaitcontente de voir que Nombekoappréciait sa cuisine. Gertrud

semblait d’ailleurs contente toutcourt. Le roi avait apparemmentgagné son cœur grâce à ses atouts.

Sa propre personne.

Sa connaissance de l’histoire dumaréchal Mannerheim.

Sa familiarité avec son cocktail.

Ou tous ces ingrédients combinés.

Quoi qu’il en soit, c’était unebonne chose, car si le roi et Gertrudparvenaient ensemble à déstabiliserles auteurs du putsch, la vision deces derniers quant à la suite du

scénario commencerait peut-être àse troubler.

Un grain de sable dans lesrouages, comme on dit.

Nombeko aurait aimé avoir unediscussion stratégique avec le roipour lui indiquer qu’il devaitcontinuer à se comporter ainsi, maiselle ne parvenait pas à attirer sonattention, tout absorbé qu’il étaitpar la maîtresse de maison. Et viceversa.

Sa Majesté possédait une facultéqui faisait défaut au Premierministre : celle de savourer l’instant,sans aucune considération pour lamenace qui pesait sur lui. Ilappréciait la compagnie de Gertrud,la vieille dame suscitait vraimentson intérêt.

— Quel est le lien entre vous, lemaréchal et la Finlande, si je puisme permettre ?

Exactement la question queNombeko avait voulu poser, sans enavoir eu l’occasion jusqu’à présent.

Bien joué, monsieur le roi ! Es-tu sifuté que ça ? Ou avons-nous juste dela chance ?

— Mon lien avec le maréchal et laFinlande ? Cela ne vousintéresserait pas, répondit Gertrud.

Bien sûr que ça t’intéresserait,monsieur le roi !

— Bien sûr que ça m’intéresse,objecta le roi.

— C’est une longue histoire.

Nous avons tout notre temps !

— Nous avons tout notre temps,

— Nous avons tout notre temps,insista le roi.

— Vraiment ? glissa le Premierministre, ce qui lui valut un regardnoir de la part de Nombeko.

Toi, ne te mêle pas de ça !

— Elle commence en 1867, ditGertrud.

— L’année de naissance dumaréchal, compléta le roi.

Tu es un génie, monsieur le roi !

— Ah, quelle culture ! s’exclamaGertrud. L’année de naissance du

maréchal, c’est exact.

Nombeko trouva la description del’arbre généalogique de Gertrudaussi problématique que la premièrefois. Cependant, l’histoire n’avaitfait que renforcer la bonne humeurdu roi. Il faut dire qu’il avait échouéen mathématiques à une époque.Peut-être est-ce pour cette raisonqu’il n’additionna pas deux et deuxet ne se rendit pas compte que desbarons, réels ou pas, ne produisentpas des comtesses.

— Alors, comme ça, vous êtescomtesse ! s’exclama le roi.

— Vraiment ? lança le Premierministre dont le sens de la logiqueétait plus développé, ce qui lui valutun nouveau regard peu amène de lapart de Nombeko.

C’était effectivement l’attitude duroi qui perturbait Holger 1 etCélestine. C’était juste un peu dur àavaler. S’agissait-il de sa chemisemaculée de sang ? De ses manches

retroussées ? De ses boutons demanchettes en or, que le roi avaitpour l’instant reléguées dans unverre à liqueur vide sur la table dela cuisine ? Le fait que cetterépugnante veste d’apparatcouverte de médailles pendait àprésent à un crochet au mur dupoulailler ?

Ou juste que le roi avait tordu lecou à trois poulets ?

Les rois ne tordent pas le cou auxpoulets !

Et puis, les Premiers ministres ne

Et puis, les Premiers ministres neramassent pas des pommes de terre(du moins, pas en queue-de-pie),mais surtout, les rois ne tordent pasle cou aux poulets.

Tandis que Holger 1 et Célestineintégraient ces terriblesdiscordances, le roi réussit à empirerson cas. Gertrud et lui en vinrent àdiscuter de la culture des pommes deterre, et bientôt du vieux tracteurdont la collectivité n’avait plusbesoin, ce qui était une bonnechose, puisqu’il ne fonctionnait plus.Gertrud décrivit le problème au

souverain, qui lui répondit que leMF35 était un petit bijou, àbichonner pour qu’il fonctionne. Ilsuggéra alors un nettoyage du filtrediesel et des têtes de bougies. Pourpeu qu’il reste une seule étincelledans la batterie, il ronronnerait sansdoute de nouveau après cette simplerévision.

Filtre diesel et têtes de bougies ?Les rois ne réparent pas lestracteurs.

Après le café et une promenade en

Après le café et une promenade entête à tête pour jeter un coup d’œilau MF35, le roi et Gertrud revinrentpour partager un dernierMannerheim.

Pendant ce temps, le Premierministre avait débarrassé la table etfait la vaisselle. Pour ne pas salir saqueue-de-pie plus que nécessaire, ilavait enfilé le tablier de la comtesse.

Holger 1 et Célestine chuchotaientdans un coin tandis que son frère etNombeko faisaient la même chosedans un autre. Ils discutaient de la

situation et de la meilleure stratégieà adopter.

C’est alors que la porte s’ouvrit etqu’un homme âgé, armé d’unpistolet, entra. Il aboya en anglaisque personne ne devait faire degestes brusques, ni même bouger.

— Que se passe-t-il ? s’enquitFredrik Reinfeldt, l’éponge à lamain.

Nombeko répondit au Premierministre en anglais. Elle lui expliquaque le Mossad venait de débarquer,dans l’intention de faire main basse

sur la bombe dans le camion depommes de terre.

21

Où il est question d’unecontenance perdue et d’un

jumeau qui tire sur son frère

Treize ans, c’est long, quand onles passe à un bureau sans riend’intéressant à faire. Toutefois,l’agent B avait enfin fini sa carrière.Il avait soixante-cinq ans et neufjours. Neuf jours plus tôt, on l’avaitremercié avec un gâteau auxamandes et un discours. Comme lediscours de son chef était aussi beau

qu’hypocrite, les amandes avaienteu un goût amer.

Après une semaine à la retraite, ilavait pris sa décision et fait sesvalises pour se rendre en Europe. EnSuède, plus exactement.

L’affaire de cette femme deménage, qui avait disparu avec labombe honnêtement volée à Israël,n’avait jamais cessé de l’obséder.Même retraité, ce tourment ne lelâchait pas.

Où se trouvait la femme deménage ? En plus du vol, elle était

sans doute l’auteur du meurtre de A,son ami. L’ex-agent B ne savait pasce qui le motivait le plus. Quand onest obsédé, on est obsédé.

Il aurait dû se montrer pluspatient, quand il avait surveillé laboîte postale, à Stockholm. Et ilaurait dû vérifier la piste de lagrand-mère de Célestine Hedlund. Siseulement on l’y avait autorisé.

Cela remontait à tellement loin !Cette piste ne valait sans doute plusgrand-chose. Mais bon. Le retraité Bavait l’intention de commencer parse rendre dans la forêt, au nord de

Norrtälje. Si cela ne donnait rien, ilsurveillerait le bureau de postependant au moins trois semaines.

Ensuite, il pourrait éventuellementprendre sa retraite pour de bon. Ilcontinuerait à se poser des questionsqui resteraient sans réponse. Maisau moins il saurait qu’il avait faittout ce qui était possible. Perdreface à plus fort que soi étaitsupportable. Déclarer forfait avantle coup de sifflet final, non. MichaelBallack n’aurait jamais agi ainsi. Lejeune talent du FC Karl-Marx-Stadtavait d’ailleurs gravi tous les

échelons jusqu’à son intégrationdans l’équipe nationale, dont il étaitdevenu le capitaine.

Le retraité B atterrit à l’aéroportd’Arlanda. Il y loua une voiture et serendit directement chez la grand-mère de Célestine Hedlund. Ils’attendait à ce que la maison soitvide et condamnée, peut-être mêmel’avait-il espéré. La raison de cevoyage était avant tout d’apporterla tranquillité d’esprit à l’ancienagent, pas de trouver une bombe,

qui ne se laissait de toute façon pastrouver.

Quoi qu’il en soit, un camion depommes de terre était garé justedevant la maison de la grand-mèreet il y avait de la lumière à toutesles fenêtres !

L’ex-agent descendit de voiture, sefaufila jusqu’au camion, jeta uncoup d’œil dans la remorque, et letemps sembla s’arrêter. Là, àl’intérieur, la caisse contenant labombe, les coins toujours aussinoircis.

Comme tout semblait possible, ilvérifia si les clés n’étaient pas sur lecontact, mais la chance ne lui souritpas à ce point. Il allait quand mêmeêtre obligé de faire face auxhabitants de la maison. Une vieilledame de quatre-vingts ans, trèscertainement. Sa petite-fille. Le petitami de cette dernière. Plus cettemaudite femme de ménage.Quelqu’un d’autre ? Eh bien, peut-être l’homme inconnu qu’il avaitaperçu dans la voiture des épouxBlomgren ce jour-là, devant lesruines calcinées de Fredsgatan, à

Gnesta.

Le retraité B sortit son arme deservice, qu’il avaitmalencontreusement emportéequand il avait fait ses cartons le jourde son pot de retraite, et tâta lapoignée de la porte avec précaution.Elle n’était pas fermée à clé. Ilsuffisait d’entrer.

Nombeko avait donc informé enanglais Fredrik Reinfeldt de lasituation. Le Mossad était là pour

récupérer la bombe atomique, etpeut-être aussi en profiter pour fairepasser de vie à trépas une ou deuxpersonnes dans la pièce. De ce pointde vue, elle estimait être uneexcellente candidate.

— Le Mossad ? s’étonna lePremier ministre, lui aussi, enanglais. Mais de quel droit leMossad est-il armé dans ma Suède ?

— Ma Suède, corrigea le roi.

— Votre Suède ? demanda leretraité B en considérant tour à tourl’homme au tablier et à l’éponge et

celui dans le canapé avec sachemise maculée de sang et un verreà liqueur vide à la main.

— Je suis Fredrik Reinfeldt,Premier ministre, déclara le Premierministre.

— Et moi, le roi Charles XVIGustave, intervint le roi. Le chef duPremier ministre, pourrait-on dire.Et voici la comtesse Virtanen, lamaîtresse de maison.

— C’est bien cela, répondit lacomtesse, pas peu fière.

Fredrik Reinfeldt était presque

Fredrik Reinfeldt était presqueaussi perturbé que quelques heuresplus tôt dans le camion, quand ilavait compris qu’il avait étékidnappé.

— Posez immédiatement votrearme ou j’appelle votre Premierministre, Ehud Olmert, pour luidemander ce qui se passe. J’imagineque vous agissez de votre proprechef ?

L’ex-agent B restait planté là où ilétait, frappé par ce qu’on aurait puqualifier d’un arrêt du cerveau. Il nesavait pas ce qui était le pire : que

l’homme au tablier et à l’épongeaffirme être le Premier ministre, quel’homme à la chemise ensanglantéeet le verre à liqueur affirme être leroi, ou le fait qu’ils semblaient tousles deux familiers au retraité B. LePremier ministre et le roi. Dans unemaison au milieu de la forêt, au finfond de la Suède.

Un agent du Mossad ne perdjamais contenance, mais c’est ce quiarriva au retraité B à cet instant. Ilperdit contenance. Il baissa sonarme, la rangea dans son holstersous sa veste et demanda :

— Il est possible d’avoir quelquechose à boire ?

— Quelle chance que nous n’ayonspas fini la bouteille ! s’exclamaGertrud.

L’agent B s’assit à côté du roi et onlui servit sans attendre un verre dubreuvage du maréchal. Il le vida,eut un frisson, et en acceptavolontiers un deuxième.

Avant que le Premier ministreReinfeldt n’ait eu le temps decommencer à poser à l’intrus lesmultiples questions qui se pressaient

dans sa tête, Nombeko se tournavers l’ex-agent B et suggéra qu’ilsracontent ensemble toute l’histoiredans le détail au chef Reinfeldt et àson chef le roi. De Pelindaba jusqu’àaujourd’hui. Le retraité B hocha latête, soumis.

— Commencez, lui répondit-il, enindiquant à la comtesse Virtanenque son verre était vide.

Nombeko se lança. Le roi et lePremier ministre avaient déjàentendu une version courte pendantqu’ils étaient enfermés dans laremorque avec la bombe, mais elle

donna davantage de détails cettefois-ci. Le Premier ministre l’écoutaitavec attention tout en essuyant latable et le plan de travail. Le roil’écoutait également depuis lecanapé, qu’il partageait avec d’uncôté la comtesse ravie, et l’ex-agentpas autant ravi de l’autre.

Nombeko évoqua d’abord Soweto,puis les diamants de Thabo etl’accident dont elle avait été victimeà Johannesburg. Le procès. Leverdict. L’ingénieur et son penchantpour le Klipdrift. Pelindaba et sesdeux clôtures électrifiées. Le

programme d’armement nucléairede l’Afrique du Sud. La présenceisraélienne.

— Je ne peux pas confirmer cetteinformation, intervint l’ex-agent B.

— Ressaisissez-vous, répliquaNombeko.

Le retraité B réfléchit. Sa vie étaitde toute façon finie. Soit parce qu’ilpasserait le restant de ses jours dansune prison suédoise, soit parce quele Premier ministre contacteraitEhud Olmert. Il préférait laperpétuité.

— J’ai changé d’avis. Je confirmecette information.

Au fil du récit, il dut confirmerd’autres éléments. L’intérêt de sonpays pour la septième bombe, cellequi n’existait pas. L’accord avecNombeko. L’astuce du courrierdiplomatique. La traque entreprisepar l’agent A après la découverte dela permutation.

— Que lui est-il arrivé, d’ailleurs ?demanda l’ex-agent B.

— Il a atterri avec un hélicoptèredans la Baltique, répondit Holger 1.

De manière assez brutale, je lecrains.

Nombeko poursuivit. Avec Holger& Holger. Fredsgatan. Les sœurschinoises. Le potier. Le tunnel.L’assaut de la Force nationaled’intervention. La manière dontcette dernière s’était battueplusieurs heures contre elle-même.

— Que tous ceux qui sont surprislèvent la main, glissa le Premierministre.

Nombeko enchaîna. Au sujet de M.et Mme Blomgren. De l’argent issu

de la vente des diamants parti enfumée. De tous les appelsinfructueux à l’assistante du Premierministre au fil des ans.

— Elle n’a fait que son travail, ladéfendit Fredrik Reinfeldt. Gertrudaurait-elle un balai à franges ? Il neme reste plus que le sol à nettoyer.

— Comtesse Virtanen, je vousprie, le corrigea le roi.

Nombeko poursuivit et évoqua laculture des pommes de terre. Lesétudes de Holger 2. L’interventionde l’idiot, le jour de la soutenance.

— L’idiot ? s’étonna le retraité B.

— C’est sans doute moi, réponditHolger 1, en se disant que cesurnom n’était peut-être pas tout àfait usurpé.

Nombeko leur relata ensuitel’épisode du magazine Politiquesuédoise.

— C’était un bon journal,commenta le Premier ministre. Aumoins le premier numéro. Qui aécrit l’éditorial du second ? Non, neme répondez pas. Laissez-moideviner.

Nombeko avait presque fini. Elleconclut en expliquant qu’elle avaitreconnu Hu Jintao et qu’elle avaiteu l’idée d’attirer son attentiondevant le château. Puis Holger 1,l’archidiot, les avait tous kidnappés.

L’ex-agent B vida son troisièmeverre et sentit qu’il était assezgroggy pour le moment. Il complétaalors les informations livrées parNombeko en relatant son parcours,de sa naissance jusqu’à ce jour.Après sa retraite, cette affaire avaitcontinué à l’obséder et il était doncvenu ici. Absolument pas à la

demande du Premier ministreOlmert. De sa propre initiative, etcomme il le regrettait à présent !

— Quel feuilleton ! s’exclama leroi avant d’éclater de rire.

Le Premier ministre dutreconnaître que le roi avait quandmême bien résumé les choses.

Vers minuit, le chef de la Säpo n’ytenait plus.

Le roi et le Premier ministren’avaient pas refait surface. Selon le

président de la Républiquepopulaire de Chine, ils étaient entrede bonnes mains, mais il estimait lamême chose vis-à-vis de lapopulation tibétaine, non ?

Le fait que le Premier ministre aitappelé pour le rassurer et lui donnerl’ordre de faire profil bas étaitévidemment plus digne deconfiance. Mais l’appel remontait àplusieurs heures. Il ne répondaitplus au téléphone et son portableétait impossible à localiser. Le roi,lui, n’avait pas d’appareil sur lui.

Le banquet était fini depuis

Le banquet était fini depuislongtemps et des rumeurscommençaient à circuler. Desjournalistes appelaient pourdemander pourquoi l’hôte avaitbrillé par son absence. Les attachésde presse de la cour et du Premierministre avaient répondu que le roiet le Premier ministre avaientmalheureusement dû s’absenter,pour des raisons personnelles, maisqu’ils allaient bien.

Les gènes des journalistes ne lesportent hélas pas à croireaveuglément les déclarations qu’on

leur fait. Le chef de la Säpo sentaitqu’ils étaient tous sur le pied deguerre. Contrairement à lui, qui secontentait d’attendre, les brascroisés. Car que diable aurait-il bienpu entreprendre ?

Il avait pris quelques mesuresdiscrètes, comme de parler au chefde la Force nationale d’intervention.Celui-ci ne l’avait pas informé de cedont il retournait, juste qu’unesituation délicate se préparait peut-être et qu’une opération desauvetage serait éventuellementnécessaire. Similaire à celle de

Gnesta, un peu plus de dix ansauparavant. La Suède était un payspacifique. Une intervention arméetous les dix à quinze ans est plus oumoins ce à quoi on peut s’attendre.

Le chef de la force d’interventionlui avait alors fièrement réponduque Gnesta avait été sa premièremission et jusqu’à présent la seule,et que son groupe et lui étaienttoujours prêts.

Le chef de la Säpo n’était pasprésent au moment de l’affaire deGnesta et n’avait pas lu lesrapports. La présence de la Force

nationale d’intervention luiparaissait rassurante. Ce qui lepréoccupait beaucoup plus étaitqu’il ne disposait pas del’information de base pour assurerune libération réussie du roi et duPremier ministre.

A savoir, l’endroit où ils setrouvaient.

Le retraité B réclama unquatrième verre. Puis un cinquième.L’ex-agent ne savait pas grand-

chose des prisons suédoises, mais ilavait la relative certitude qu’on n’yservait pas d’alcool à volonté. Mieuxvalait en profiter tant qu’il en avaitla possibilité.

Le roi fit un commentaire élogieuxsur la descente du retraité B.

Le Premier ministre releva lesyeux du sol qu’il s’affairait ànettoyer. On ne plaisantait pas avecles services secrets d’une nationétrangère de cette manière.

La comtesse Virtanen rayonnaiten compagnie du roi. Son statut de

souverain était un premier pointpositif. Par ailleurs, il tordait le couaux poules comme un vrai gaillard,il savait qui était Mannerheim,appréciait le breuvage du maréchalet avait chassé l’élan avec UrhoKekkonen. Et puis, il lui donnait du« comtesse ». C’était comme siquelqu’un la voyait enfin, comme sielle était redevenue uneMannerheim finlandaise après avoirété une cultivatrice de pommes deterre au nom de Virtanen pendanttoute sa vie adulte.

Qu’adviendrait-il quand le

Qu’adviendrait-il quand lebreuvage mannerheimien auraitquitté son corps et que le roi seraitreparti ? Gertrud prit sa décision surle canapé qu’elle partageait avec SaMajesté et l’ex-agent infiniment las :

Désormais, elle serait comtesse.Jusqu’au bout des ongles !

Holger 1 avait perdu pied.Complètement. Il se rendait compteque ce qui avait nourri sa convictionrépublicaine durant toutes cesannées était sa vision de Gustave V

en uniforme d’apparat, avec sesmédailles, son monocle et sa canneà pommeau d’argent. Autrement dit,le portrait sur lequel son père, sonfrère et lui lançaient des fléchettesquand il était enfant. Cette visionqu’il avait vendue à Célestine etqu’elle avait faite sienne.

Allaient-ils à présent faire sauterle petit-fils de Gustave V, eux-mêmes, son frère et la grand-mèrede Célestine pour ça ?

Si seulement il n’avait pas tordu lecou à un poulet après avoir retiré saveste d’uniforme. Remonté les

manches de sa chemise maculée desang. Expliqué à Gertrud commentréparer un tracteur. Et éclusé verreaprès verre sans broncher.

Le fait que le Premier ministre soità cet instant à quatre pattes pouressayer de retirer une tache sur lesol après avoir débarrassé la table etlavé et fait la vaisselle n’aidait pasHolger 1 et Célestine. Mais ce n’étaitrien comparé à la vérité qui avaitvolé en éclats sous leurs yeux.

Celle qui voulait que les rois netordent pas le cou aux poules.

Ce dont Holger 1 avait avant toutbesoin à cet instant était d’uneconfirmation que toutl’enseignement qu’il avait reçuconservait sa pertinence. Si c’était lecas, Célestine le soutiendrait.

Le monarque des monarques dansl’histoire de papa Ingmar avait étéGustave V. C’était lui que la gueulede l’enfer avait craché pourtourmenter la Terre entière. Holgercomprit qu’il avait besoin deconnaître l’opinion du roi à l’égardde ce rejeton de Satan. Il s’avançadonc vers celui qui était tout occupé

à flirter avec la dame de quatre-vingts ans.

— Ecoute-moi, le roi.

Le roi s’interrompit au milieud’une phrase, releva les yeux etrépondit :

— Oui, c’est moi.

— Je veux vérifier un truc avectoi, dit Holger 1.

Le roi ne répondit pas, secontentant d’attendre poliment lasuite.

— Bon, il s’agit de Gustave V.

— Mon arrière-grand-père.

— Exact. C’est comme ça que vousvous succédez, dit Holger, sansvraiment comprendre ce qu’ilvoulait dire. Ce que je veux savoir,c’est ce que le roi – toi, donc – pensede lui.

Nombeko s’était discrètementrapprochée pour suivre la discussionentre le roi et l’idiot. A ce point dela conversation, elle se chuchota àelle-même : Tu as été parfait jusqu’à

maintenant, monsieur le roi. Donnela bonne réponse !

— Gustave V… répéta le roi, pourgagner du temps car il pressentaitun piège.

Le roi songea un moment auxgénérations qui l’avaient précédé.

Etre chef d’Etat n’est pas toujoursaussi facile que l’imagine le roturier.Il pensa d’abord à Erik XIV, d’abordtraité de fou (même si c’était enpartie fondé), avant que son frèrel’enferme, puis lui fasse servir unpotage agrémenté de poison.

Ses pensées se tournèrent ensuitevers Gustave III, qui s’était rendu àun bal masqué pour s’amuser unpeu, et s’était fait tirer dessus, ce quiétait moyennement amusant. Parailleurs, le tireur avait si mal viséque le malheureux roi avait encorevécu deux semaines avant desuccomber à sa blessure.

Il songea surtout à Gustave V, quisemblait obséder le républicainHolger. Enfant, son arrière-grand-père était de constitution fragile. Onestimait qu’il traînait la patte et onl’avait donc traité à coups

d’électrochocs, invention touterécente à l’époque. Quelques voltsdans le corps étaient censés luidonner du tonus.

Bien malin qui aurait pu dire sic’était dû aux volts ou à autre chose,mais Gustave V guida ensuite laSuède à travers deux guerresmondiales, sans jamais montrer lemoindre signe de faiblesse. Avec unereine d’origine allemande d’un côté,et un fils et héritier de l’autre, quis’obstina à épouser une Britannique,non pas une, mais deux fois.

Juste avant la Première Guerre

Juste avant la Première Guerremondiale, Gustave V poussa peut-être le bouchon un peu trop loin enréclamant l’accroissement descapacités militaires du pays avectant d’insistance que Staaf, lePremier ministre de l’époque,furieux, démissionna. Staaf estimaitplus important d’instaurer lesuffrage universel que de construireun cuirassé ou deux. Nul ne prêtaitattention au fait que son bisaïeulavait réclamé ce qu’il avait réclaméjuste avant l’attentat de Sarajevo, etavait donc eu raison. En tant que

roi, il était censé garder le silence.Le roi en avait lui-même fait l’amèreexpérience lorsqu’il avait eu lemalheur de déclarer que le sultan deBrunei était un type ouvert d’esprit.

Mais bon. Son arrière-grand-pèreavait régné presque quarante-troisans en s’adaptant avec adresse àtoutes les évolutions politiques. Lesimple fait que la monarchie n’aitpas disparu alors que le commun desmortels avait obtenu le droit devote, et l’avait si mal exercé, et queles sociaux-démocrates étaientarrivés au pouvoir méritait d’être

salué. En lieu et place de larévolution attendue, il s’était trouvéque Hansson, le Premier ministre,tout républicain qu’il fût, se faufilaitparfois au château le soir pour jouerau bridge.

La vérité était donc que sonarrière-grand-père était un sauveurde monarchie de premier ordre.Mais pour l’instant, il importaitavant tout de bien gérer lasituation, dans le pur esprit de sonbisaïeul, avec un subtil mélange dedétermination et de prise enconsidération de la réalité.

Le roi avait compris qu’il se jouaitquelque chose d’important derrièrecette question posée par celui qu’ilsn’avaient pas le droit d’appelerl’idiot. Toutefois, comme ledit idiotétait à peine né quand son arrière-grand-père était décédé, en 1950, ilsn’avaient pas pu se rencontrer. Leproblème devait remonter à plusloin que ça. En toute franchise, leroi, trop subjugué par la comtesse,n’avait pas prêté grande attention àl’exposé de Mlle Nombeko. Enrevanche, il se souvenait que l’autreHolger avait mentionné dans le

camion de pommes de terre quec’était le père des jumeaux qui avaitun jour implanté l’idée républicainedans la famille.

Au plus haut point,manifestement.

Le père des jumeaux avait-il eu àsouffrir de Gustave V d’une manièreou d’une autre ?

Hmm.

Une idée interdite traversa l’espritdu roi.

En l’occurrence, il savait que les

En l’occurrence, il savait que lesmariages d’amour n’étaient pasd’actualité dans les cercles royauxquand son arrière-grand-père et lamère de son grand-père s’étaient ditoui en septembre 1881. Pour autant,son arrière-grand-père avaitéprouvé une certaine tristesse quandsa reine s’était rendue sous le climatchaud d’Egypte pour améliorer sasanté, mais aussi pour se consacrerà une liaison inopportune sous unetente bédouine avec un baron de lacour. Danois, par-dessus le marché.

A partir de ce jour-là, on avait

A partir de ce jour-là, on avaitraconté que le roi ne s’intéressaitplus aux femmes. Les rapports qu’ilentretenait avec les hommesn’étaient pas clairs. Au fil des ans,des rumeurs avaient circulé. Enparticulier, une histoire de chantageoù un charlatan aurait extorqué del’argent au souverain, à une époqueoù l’homosexualité était illégale etaurait pu mettre la monarchie enpéril. La cour avait tout fait pourdonner satisfaction au charlatan, etacheter son silence.

On lui avait donné de l’argent,

On lui avait donné de l’argent,encore un peu plus, puis encoredavantage. On l’avait aidé à ouvrirun restaurant et une pension defamille. Mais quand on est uncharlatan, on le reste. L’argent luifilait entre les doigts et il revenaitsans cesse en réclamer davantage.

Un jour, on bourra toutes sespoches de billets et on l’expédia del’autre côté de l’Atlantique, auxEtats-Unis. Cependant, il étaitapparemment revenu poser denouvelles exigences illico presto.Une autre fois – en pleine guerre –,

on l’avait envoyé dans l’Allemagnenazie en lui promettant une rentemensuelle de la Suède. Mais là, cettecalamité avait importuné des petitsgarçons et avait enfreint de toutesles manières possibles les idéauxaryens de Hitler. Résultat : onl’avait renvoyé illico presto enSuède. Il avait tant irrité la Gestapoqu’il avait été à deux doigts de seretrouver dans un camp deconcentration (ce qui, du point devue de la cour suédoise, auraitindéniablement eu des avantages).De retour à Stockholm, l’individu

avait écrit son autobiographie. Aprésent, le monde entier allait toutsavoir. En aucun cas, s’était alors ditle chef de la police de Stockholm,qui s’était empressé d’acheter tout letirage et de l’enfermer dans unecellule du commissariat.

Pour finir, il n’avait néanmoinspas été possible d’étouffer cettehistoire délicate (au Brunei, leschoses auraient sans doute étédifférentes). La société avait alorseu le hoquet et avait condamné lecharlatan à huit ans de prison pourdivers délits. A ce stade, Gustave V

était déjà mort et le charlatan veillaà l’imiter quand il finit par êtrelibéré.

Une histoire bien ennuyeuse. Maisbon, le charlatan n’était peut-êtrepas qu’un charlatan. Du moins en cequi concernait ses allégations quantà sa relation avec Gustave V. Iln’était pas exclu que le roi se soitcomporté avec lui et d’autresgarçons et hommes… de cettemanière… illégale à cette époque.

Et si…

Et si le père des jumeaux avait été

Et si le père des jumeaux avait étévictime de telles pratiques ? Et sic’était la raison pour laquelle ilavait lancé sa croisade contre lamonarchie en général et contreGustave V en particulier ?

Et si…

Parce qu’il devait bien y avoirquelque chose.

Sur ce, le roi arriva au terme de saréflexion. Ses spéculations n’étaientpas toutes fondées, mais judicieuses.

— Ce que je pense de Gustave V,mon arrière-grand-père ? répéta-t-il.

— Mais réponds, Bon Dieu ! lâchaHolger 1.

— De toi à moi, entre quatre yeux? demanda le roi, alors que lacomtesse Virtanen, Célestine, Holger2, Nombeko, le Premier ministre etun ancien agent israélien désormaisendormi étaient présents.

— Si tu veux, l’autorisa Holger 1.

Le roi implora le pardon de sonbienheureux arrière-grand-père auxcieux. Puis il déclara :

— C’était un vrai salopard.

Jusque-là, on aurait pu considérerle roi comme un candide et se direque sa rencontre avec Gertrud étaitune coïncidence heureuse. Maislorsqu’il s’attaqua à l’honneur deGustave V, Nombeko comprit que lesouverain, lui aussi, avaitappréhendé la situation danslaquelle ils se trouvaient. Le roiavait ouvertement renié sonbisaïeul, au simple motif de servirau mieux l’intérêt commun.

Restait à voir comment Holger 1

Restait à voir comment Holger 1allait réagir.

— Viens, Célestine, dit l’intéressé.Faisons une promenade jusqu’auponton. Il faut qu’on parle.

Holger 1 et Célestine s’adossèrentcontre un banc sur le ponton aubord de la baie de Vätö. C’était peuaprès minuit ; il faisait noir en cettecourte nuit estivale suédoise, maispas particulièrement froid. Célestineprit les mains de Holger 1 entre lessiennes, le regarda droit dans les

yeux et commença par lui demanders’il pouvait lui pardonner d’êtrepresque noble.

Holger marmonna que oui. Pourautant qu’il le comprenait, ce n’étaitpas sa faute si le père de sa grand-mère était baron en parallèle à sonactivité plus respectable de faussairede billets de banque. Même si c’étaiteffectivement dur à avaler. Enfin, sic’était vrai, parce que le récit deGertrud présentait quand même desfailles. Et puis Gustaf Mannerheim,son bisaïeul, s’était ravisé àl’automne de sa vie et était devenu

président. Il avait donc descirconstances atténuantes. Un nobleinféodé au tsar qui avait œuvré pourune république… Ce que l’Histoirepouvait être embrouillée, des fois !

Célestine était d’accord. Elle avaiteu l’impression d’être une ratéedurant toute son enfance et sonadolescence. Jusqu’au jour oùHolger 1 avait débarqué et s’étaitrévélé être celui qu’elle cherchait. Ilavait ensuite sauté d’un hélicoptèrede six cents mètres de haut pour luisauver la vie. Et finalement, ilsavaient kidnappé ensemble le roi

suédois pour le forcer à abdiquer oupour l’atomiser avec toutes sesmédailles et s’atomiser eux-mêmes.

L’espace d’un instant, Célestineavait eu le sentiment que la vie étaitdevenue à la fois compréhensible etpleine de sens.

Et puis, il y avait ces poulets aucou tordu. Et après le café, le roiavait aidé sa grand-mère à réparerle tracteur. Maintenant, sa chemisen’était plus seulement maculée desang, mais également d’huile demoteur.

En plus, Célestine avait vu sagrand-mère revivre. Elle se sentaithonteuse en repensant au jour oùelle était partie sans même lui direau revoir – au simple motif que sonaïeule n’avait pas le bon grand-père.

De la honte ? Un sentimentnouveau pour elle.

Holger répondit qu’il comprenaitque cette soirée ait marqué Célestineet qu’il se sentait lui-même perdu.Ce qui devait être éradiqué n’étaitpas seulement le roi et samonarchie, mais tout ce que la

monarchie représentait. Il ne fallaitdonc pas que cette institution semette à représenter autre chose iciet maintenant. Le roi avait mêmelâché un juron. Allez savoir s’iln’avait pas fumé en douce avecGertrud par-dessus le marché.

Non, Célestine ne le pensait pas.Ils étaient sortis faire un tourensemble, c’est vrai, mais sans doutepour cette histoire de tracteur.

Holger 1 soupira. Si seulement leroi n’avait pas tourné le dos àGustave V comme il venait de lefaire !

Célestine lui demanda s’ilenvisageait de trouver uncompromis en se rendant comptequ’elle n’avait jamais employé cemot auparavant.

— Tu veux dire faire sauter labombe juste un peu ? Ou que le roiabdique de manière temporaire ?

En tout cas, emmener le souverainjusqu’au ponton et discuter de lasituation de manière pacifique etcartésienne ne pourrait pas faire demal. Rien que le roi, Holger 1 etCélestine. Sans Holger 2, Gertrud, lePremier ministre et surtout pas cette

peste de Nombeko, ni l’ex-agentisraélien endormi.

Holger 1 ne savait pas vraimentcomment engager la conversation,ni où elle était censée mener.Célestine, encore moins. Mais si lesmots étaient bien choisis, il y avaitpeut-être une solution.

Le roi n’avait d’yeux que pour sacomtesse, mais pouvait évidemmentenvisager une discussion nocturneavec Mlle Célestine et celui qu’il ne

fallait pas appeler l’idiot, s’ils nevoulaient pas gâter la situation.

Holger 1 entama la conversationsur le ponton en disant que le roidevrait avoir honte de ne pas savoirse comporter en roi.

— Nous avons tous nos faiblesses,répondit l’intéressé.

Holger 1 poursuivit enreconnaissant que sa dulcinée s’étaitautorisée à se réjouir de la… larelation chaleureuse que lesouverain avait établie avecGertrud.

— La comtesse, le corrigea le roi.

Bon, peu importait le nom qu’elleprenait en fonction du contexte, elleconstituait une raison suffisantepour que faire sauter le roi et unepartie du pays, si le souveraindevait s’abstenir d’abdiquer, ne soitplus l’unique voie à suivre.

— Bien dit. Dans ce cas, c’est sansdoute ce que je vais choisir de faire.

— Abdiquer ?

— Non, m’abstenir d’abdiquer,étant donné que cela n’aura plus les

conséquences dramatiques que vousexposiez jusqu’à présent.

Holger 1 se maudit. Il avait trèsmal engagé la partie et avaitd’emblée perdu le seul atout qu’ilavait en main : la menace de labombe. Dire qu’il fallait toujours quetout aille de travers, quoi qu’ilentreprenne. Il allait devoiradmettre que son sobriquet lui allaitcomme un gant.

Le roi vit que Holger 1 étaittourmenté par des déchirementsinternes et ajouta qu’il ne devait pastrop s’attrister de l’évolution de la

situation. L’histoire montre en effetqu’il ne suffit pas de chasser un roidu trône. Il ne suffit même pasd’exterminer une famille royalecomplète.

— Vraiment ? s’étonna Holger 1.

Tandis que le jour se levait sur leRoslagen, le roi décida de luiraconter l’histoire édifiante deGustave IV Adolphe, pour qui lesévénements n’avaient pas très bientourné. Et les conséquences qui enavaient découlé.

Tout avait commencé quand on

Tout avait commencé quand onavait tiré sur son père à l’opéra. Lefils avait eu deux semaines pours’habituer à son nouveau rôle tandisque son père agonisait. Cela s’étaitrévélé un peu court. En outre, lepère avait réussi à persuader le filsque le roi suédois tenait son postede droit divin et que le roi et Dieutravaillaient en équipe.

Pour celui qui a le sentiment queDieu veille sur lui, ce n’estévidemment pas grand-chose departir en guerre pour aplatirconjointement l’empereur Napoléon

et le tsar Alexandre.Malheureusement, l’empereur et letsar bénéficiaient eux aussi de laprotection divine et agirent enconséquence. Dans ce cas, comme ilsavaient tous les trois droit à laprotection divine, il apparut queDieu en avait promis un peu trop àun peu trop de monde. La seulechose à faire pour le Seigneur danscette situation était de laisser lesrapports de forces réels décider del’issue de l’affrontement.

Peut-être est-ce pour ça que laSuède se prit une double raclée, que

la Poméranie fut occupée et qu’elleperdit toute la Finlande. Gustave,lui, fut chassé du trône par desnobles furieux et des générauxamers. Un coup d’Etat, en bref.

— Tiens donc, commenta Holger1.

— Mon histoire n’est pas finie,précisa le roi.

L’ancien roi Gustave IV Adolphetomba en dépression et se mit àboire. Qu’aurait-il pu faire d’autre ?A présent qu’il ne pouvait pluss’appeler ce qu’il n’était plus, il

commença à se faire appeler colonelGustavsson à la place, tandis qu’ilerrait en Europe, avant de finir sesjours seuls, alcoolique et ruiné dansune pension suisse.

— Absolument remarquable !s’enthousiasma Holger 1.

— Si tu ne m’interrompais pas àtout bout de champ, tu aurais déjàcompris que ce n’est pas le fond demon propos, rétorqua le roi. Tusaurais déjà qu’on mitimmédiatement un autre roi sur letrône à sa place.

— Je sais, dit Holger 1. C’est pourça qu’il faut se débarrasser de toutela famille d’un coup.

— Même ça, ça ne sert à rien,répondit le roi avant de poursuivre.

Tel père, tel fils, comme on dit, etles auteurs du coup d’Etat nevoulaient pas prendre ce risque. Ondéclara donc que l’éviction du bon àrien Gustave IV Adolphe neconcernait pas seulement le roi maistoute sa famille, y compris le princehéritier alors âgé de dix ans. On leurexpliqua que le trône suédois leurétait perdu à jamais.

Celui qu’on intronisa à sa placeétait le frère de celui qui avait unjour assassiné le père de Gustave IVAdolphe.

— Là, ça commence à fairebeaucoup, s’irrita Holger 1.

— J’en aurai bientôt fini, rétorquale roi.

— Bonne nouvelle !

— Bon, le nouveau roi s’appelaitCharles XIII et tout aurait été pourle mieux dans le meilleur desmondes, si son fils unique avait vécuplus d’une semaine. Et pas moyen

d’avoir d’autres fils (en tout cas, pasavec la femme adéquate). La lignéedynastique était sur le point des’éteindre.

— Mais j’imagine qu’il y avait unesolution, non ? s’enquit Holger 1.

— Bien sûr. Il commença paradopter un parent princier, qui eut,lui aussi, le mauvais goût de mourir.

— Et comment ont-ils résolu leproblème ?

— En adoptant un prince danois,qui périt lui aussi dans la foulée, surun champ de bataille.

Holger déclara qu’il trouvaitl’histoire à son goût jusque-là, maisqu’il se doutait que son dénouementle serait moins.

Au lieu de lui répondre, le roi luiexpliqua qu’après le fiasco danois lafamille royale se tourna vers laFrance, où il apparut que Napoléonavait un maréchal de trop. De fil enaiguille, Jean-Baptiste Bernadottedevint prince héritier de lacouronne de Suède.

— Et ?

— Il devint le premier souverain

— Il devint le premier souveraind’une nouvelle dynastie. Moi aussi,je suis un Bernadotte. Jean Baptisteest l’arrière-grand-père de monarrière-grand-père. Tu sais, GustaveV.

— Zut alors.

— Espérer anéantir une dynastieroyale est vain, Holger, dit le roi,sur un ton courtois. Si longtempsque les gens voudront unemonarchie, tu ne t’en débarrasseraspas. Pour autant, je respecte tonpoint de vue. Nous sommes endémocratie, fichtre ! Pourquoi

n’entres-tu pas dans le partipolitique le plus important, celui dessociaux-démocrates, pour essayer deles influencer de l’intérieur ? Tupourrais également devenir membrede la société républicaine pourtravailler l’opinion publique.

— Ou réaliser une statue de toi etla laisser tomber sur moi pouréchapper à tout ça, marmonnaHolger 1.

— Plaît-il ? s’enquit le roi.

Le soleil se leva avant qu’aucunedes personnes présentes à Sjölida aitmême eu l’idée d’aller se coucher,mis à part l’ex-agent B, qui dormaitd’un sommeil agité dans le canapé.

Nombeko et Holger 2remplacèrent le roi sur le ponton aubord de la baie de Vätö. C’était lapremière fois que les deux Holgeravaient l’occasion de se parlerdepuis l’enlèvement.

— Tu m’avais promis de ne pastoucher la bombe, attaqua Holger 2,sur un ton lourd de reproches.

— Je sais, répondit Holger 1. Etj’ai tenu ma promesse pendanttoutes ces années, pas vrai ? Jusqu’àce qu’elle se retrouve dans laremorque en compagnie du roi,alors que j’étais au volant. Là, cen’était plus possible.

— Mais qu’avais-tu en tête ? Etque comptes-tu faire maintenant ?

— Je n’avais rien en tête. C’estsouvent le cas, comme tu le sais.C’est papa qui m’a dit de rouler.

— Papa ? Mais il est mort depuispresque vingt ans !

— Oui. C’est bizarre, non ?

Holger 2 poussa un soupir.

— Le plus bizarre de tout, c’estsans doute que nous sommes frères.

— Ne sois pas méchant avec monchéri ! aboya Célestine.

— Ta gueule, répondit Holger 2.

Nombeko vit que Holger 1 etCélestine n’étaient plus aussiconvaincus que le mieux pour la

nation était de s’anéantir en mêmetemps qu’une région entière.

— Que pensez-vous faire, àprésent ? s’enquit-elle.

— Pourquoi faut-il toujours penser? répondit Holger 1.

— Je me dis que nous ne pouvonspas tuer quelqu’un qui a fait rire magrand-mère, intervint Célestine. Ellen’a jamais ri de sa vie.

— Et toi, l’idiot, qu’en penses-tu,si tu essaies malgré tout ?

— Je vous ai dit de ne pas être

— Je vous ai dit de ne pas êtreméchants avec mon chéri, sifflaCélestine.

— Je n’ai même pas encorecommencé à l’être, répliquaNombeko.

— Si toutefois je pense, je me disque cela aurait été plus facile avecGustave V. Il avait une canne aupommeau d’argent et un monocle,pas une chemise maculée de sang depoulet.

— Et d’huile de moteur, ajoutaCélestine.

— Vous voulez donc vous en sortirsans perdre la face, si j’ai biencompris, reprit Nombeko.

— Oui, convint Holger 1 tout bas,sans oser la regarder dans les yeux.

— Alors, commence par medonner les clés du camion et lepistolet.

Holger 1 lui tendit d’abord les clés,puis il réussit à faire tomber l’armesur le ponton et un coup partit.

Holger 2 hurla de douleur ets’écroula.

22

Où il est question de finir leménage et de se dire adieu

Il était presque 3 heures du matinquand le Premier ministre revint àSjölida après s’être rendu sur lechemin vicinal en cyclomoteur, celuide la comtesse Virtanen. Là, enquelques brefs appels, FredrikReinfeldt avait pu informer sonéquipe, ainsi que celle du roi et lechef de la police de sécurité (le plussoulagé au monde), que la situationétait sous contrôle, qu’il escomptait

regagner le ministère à l’aube etsouhaitait que son assistante l’yattende avec un costume et deschaussures de rechange.

La phase la plus critique de lacrise semblait passée et personnen’avait été blessé, hormis Holger 2,atteint par accident au bras et quidésormais lançait juron sur jurondans la chambre jouxtant la cuisinede la comtesse. L’éraflure étaitconséquente, mais à l’aide dubreuvage du maréchal Mannerheim(à la double propriété désinfectanteet anesthésiante) et de bandages, il

y avait des raisons de croire queHolger 2 serait rétabli dans quelquessemaines. Nombeko sentit un regaind’amour en notant que son Holgerne s’était absolument pas plaint.Allongé sur le lit, il préféraits’entraîner sur un oreiller à l’artd’étrangler une personne d’uneseule main.

La victime potentielle se trouvaità une distance sûre. Célestine et luis’étaient couchés sous unecouverture sur le ponton. L’ex-agentB, lui, poursuivait son somme dansla cuisine. Pour plus de sécurité,

Nombeko avait récupéré sansencombre son pistolet.

Le roi, la comtesse Virtanen,Nombeko et le Premier ministres’étaient réunis dans la cuisine,auprès de l’agent endormi. Le roiavait demandé sur un ton joyeuxquelle était la prochaine activité auprogramme. Le Premier ministreétait trop fatigué pour s’irriterdavantage contre son souverain. Aulieu de ça, il se tourna versNombeko et lui suggéra qu’ils aientune discussion en privé.

— Et si nous nous installions dans

— Et si nous nous installions dansla cabine du camion de pommes deterre ? proposa-t-elle.

Le Premier ministre acquiesça.

Le chef du gouvernement suédoisse révéla aussi intelligent qu’il étaitdoué pour la vaisselle. Il reconnutd’abord qu’il aimerait beaucoupdénoncer toutes les personnesprésentes à Sjölida à la police, ycompris le roi, pour négligence.

Mais à y regarder de plus près, le

Mais à y regarder de plus près, lePremier ministre considéraitl’affaire d’un point de vue plutôtpragmatique. Pour commencer, ilétait impossible de traduire un roien justice. Par ailleurs, il ne seraitpeut-être pas très juste de faireincarcérer Holger 2 et Nombeko,alors qu’ils avaient fait de leurmieux pour restaurer l’ordre aumilieu du chaos. Pour l’essentiel, lacomtesse ne s’était rendue coupablede rien non plus, raisonnait lePremier ministre. Surtout si on segardait de vérifier si elle possédait

un port d’arme valide pour le fusil àélan qu’elle avait agité plus tôt.

Il restait l’agent des servicessecrets d’une nation étrangère. Plus,bien sûr, l’idiot et sa petite amie.Ces deux derniers méritaient sansdoute de passer cent ans dans uneprison aussi hermétique quepossible, mais peut-être valait-ilmieux que la nation s’abstienne decette douce vengeance. Tout procèsrequiert qu’un procureur pose desquestions, et dans ce cas lesréponses, quelle que soit leurformulation, risquaient de causer un

traumatisme à vie à des dizaines demilliers de citoyens. Une bombeatomique en vadrouille. Au beaumilieu de la Suède. Pendant vingtans.

Le Premier ministre frissonnaavant de poursuivre sonraisonnement. De fait, il avaittrouvé une autre raison de s’abstenirde prendre des mesures judiciaires.Lorsqu’il s’était rendu sur le cheminvicinal en cyclomoteur, il avaitd’abord appelé le chef de la Säpopour le rassurer, puis son assistante

pour évoquer une question pluspratique.

Mais il n’avait pas donné l’alerte.

Un procureur zélé, encouragé parl’opposition, pourrait très bienl’accuser d’avoir prolongé la crise etde s’être rendu complice d’actesillicites.

— Hum, répondit Nombeko,songeuse. Comme, par exemple,mise en danger de la vie d’autrui,selon le chapitre III, paragraphe 9du code pénal.

— Passible de deux ans

— Passible de deux ansd’emprisonnement, c’est ça ?demanda le Premier ministre, quicommençait à soupçonner Nombekod’être omnisciente.

— Oui, confirma Nombeko. Vu lesdégâts potentiels, vous ne pouvezespérer écoper d’un jour de moins.Par ailleurs, vous avez conduit uncyclomoteur sans casque. Si jeconnais bien les lois suédoises, celapourrait vous valoir quinze anssupplémentaires.

Le Premier ministre poursuivit saréflexion. Il espérait prendre la

présidence de l’Union européenne àl’été 2009. Un séjour en prisonjusqu’à cette date n’était pas lameilleure des mises en condition.Sans compter qu’il serait viré de sonposte de Premier ministre comme decelui de chef de parti.

Il sollicita donc l’avis de labrillante Nombeko sur la manièredont ils pouvaient se sortir de toutcela, sachant que le but était dereléguer la plus grande partiepossible des événements desdernières vingt-quatre heures auxoubliettes.

Nombeko répondit qu’elle neconnaissait personne aussi doué quele Premier ministre pour le ménage.La cuisine était d’une propretééclatante après la fricassée depoulet, la bière, le schnaps, le caféet tout le reste. La seule tache qu’ilrestait à faire partir… était sansdoute l’agent endormi, non ?

Le Premier ministre fronça lessourcils.

Pendant ce temps, Nombeko sedisait que le plus urgent étaitd’éloigner l’idiot et sa petite amie de

la bombe, puis d’enfermer cettedernière dans une grotte.

Le chef du gouvernement suédoisétait fatigué. Il était si tard qu’onpouvait à présent dire qu’il était tôt.Il admit qu’il avait du mal àréfléchir et à formuler ses pensées.Cependant, il avait eu le temps desonger à l’hypothèse de la grottependant que son cerveaufonctionnait encore. Dans laquelleon désarmerait la bombe ou aumoins l’emmurerait, pour refouler lesouvenir de son existence.

Le soleil ne brille pas plus pour les

Le soleil ne brille pas plus pour lesPremiers ministres que pour lesautres. Parfois, ce serait plutôt lecontraire. L’obligation la plusimmédiate sur l’agenda officiel deFredrik Reinfeldt était une rencontreavec le président Hu à lachancellerie, à 10 heures, suivied’un déjeuner à la Sagerska Huset.Avant cela, il voulait prendre unedouche pour éviter de sentir lapomme de terre et enfiler desvêtements et des chaussures qui nesoient pas couverts de boue.

Si le groupe parvenait à se mettre

Si le groupe parvenait à se mettreen branle rapidement, c’étaitfaisable. Le plus difficile : localiserune grotte profonde et reculée poury oublier la bombe, chemin faisant.Cette affaire – malgré sonimportance – devrait attendrejusqu’à l’après-midi.

Au quotidien, le Premier ministreétait un homme d’écoute, qui parlaitrarement trop. A cet instant, ils’étonna lui-même de s’ouvrir autantà Nombeko Mayeki. Même si cen’était peut-être pas si étonnant queça. Nous avons tous besoin de

partager nos soucis les plus intimesavec quelqu’un… Et qui étaitaccessible en dehors de la femmesud-africaine et éventuellement sonpetit ami, pour discuter du problèmedes trois mégatonnes qu’ilstraînaient derrière eux ?

Le Premier ministre comprit qu’illui faudrait élargir le cercle despersonnes au courant du plus granddes secrets. Il songea d’abord auchef d’état-major, qui aurait laresponsabilité ultime de cette grotte,où qu’elle puisse se trouver. Commece dernier ne pourrait

vraisemblablement pas désarmer labombe ou l’emmurer seul, il faudraitmettre dans la confidence quelquesautres personnes. Dans le meilleurdes cas, les personnes suivantesapprendraient ce qu’elles n’auraientpas dû apprendre : 1) le chef d’état-major, 2) le démineur, 3) le maçon,4) Nombeko Mayeki, la clandestine,5) Holger Qvist, l’inexistant, 6) sonfrère bien trop existant, 7) la petiteamie colérique du frère, 8) uneancienne cultivatrice de pommes deterre, désormais comtesse, 9) SaMajesté le roi insouciant et, enfin,

10) un agent du Mossad à laretraite.

— Cela ne peut que mal finir,conclut-il.

— Au contraire, objecta Nombeko.La plupart des personnes que vousvenez d’énumérer ont toutes lesraisons au monde de garder bouchecousue. Par ailleurs, certaines sont sidérangées que personne ne lescroirait si elles se mettaient à table.

— Vous songez au roi ?

Le Premier ministre et Hu Jintaoétaient censés savourer le repas à laSagerska Huset en compagnie deplusieurs importants acteurséconomiques suédois. Puis leprésident Hu serait conduit àl’aéroport d’Arlanda, où son Boeing767 personnel l’attendait pour leramener à Pékin. Ensuite seulement,le chef d’état-major pourrait êtreconvoqué à la chancellerie.

— Oserai-je confier la bombe àmademoiselle Nombeko pendantque je serai avec Hu et que je

mettrai le chef d’état-major aucourant ?

— Monsieur le Premier ministresait mieux que moi ce qu’il osera oupas, mais j’ai déjà été coresponsablede cet engin pendant plus de vingtans sans qu’il explose. Je pense êtrecapable de le gérer quelques heuresde plus.

A cet instant, Nombeko vit le roiet la comtesse quitter la cuisine et sediriger vers le ponton. Des âneriesse tramaient peut-être. Nombekoréfléchit à toute allure.

— Cher monsieur le Premierministre… Allez chercher le retraitédu Mossad à la cuisine en faisantpreuve du bon sens que j’ai crudéceler en vous. Pendant ce temps,je vais me rendre au ponton etveiller à ce que le roi et sa comtessene fassent pas de bêtise.

Fredrik Reinfeldt comprit ce queNombeko avait en tête. Tout sonêtre lui disait qu’on ne pouvait pasfaire ça.

Il soupira, et obtempéra.

— Debout !

Le Premier ministre secoua l’ex-agent B jusqu’à ce qu’il ait ouvert lesyeux et se soit rappelé avec horreuroù il se trouvait.

Quand Fredrik Reinfeldt vit quel’agent était prêt à entendre sonmessage, il planta son regard dansle sien et lui déclara :

— Je vois que la voiture de l’agentest dehors. Je suggère – au nom dela fraternité entre les peuples

suédois et israéliens – que voussautiez dedans, que vous partiez sur-le-champ et quittiez le pays dans lafoulée. Par ailleurs, je suggère quenous soyons bien d’accord que vousn’êtes jamais venu ici et n’yremettrez jamais les pieds.

Le Premier ministre, si droit, avaitla nausée en pensant qu’en l’espacede quelques heures il avait nonseulement volé des pommes deterre, mais également enjoint à unhomme ivre de prendre le volant.Sans compter le reste.

— Et le Premier ministre Olmert ?

— Et le Premier ministre Olmert ?demanda l’agent.

— Je n’ai aucune raison del’appeler, puisque vous n’êtes jamaisvenu ici. Pas vrai ?

L’ex-agent B n’était pas sobre et ils’était réveillé en sursaut. Il compritnéanmoins qu’il venait de récupérerle droit de vivre. Et qu’il y avaiturgence. Au cas où le chef dugouvernement suédois changeraitd’avis.

Fredrik Reinfeldt était l’une despersonnes les plus probes de Suède,de celles qui s’acquittent de leurredevance télévision depuis leur toutpremier logement étudiant. Encoreenfant, il avait proposé une factureà son voisin, lorsqu’il lui avaitvendu une botte de poireaux.

Pas étonnant qu’il éprouvât cequ’il éprouvait après avoir laisséfiler l’ex-agent B. Et pris la décisionque tout le reste serait tu. Enterré.La bombe aussi. Dans une grotte. Sic’était possible, du moins.

Nombeko revint, une rame sous le

Nombeko revint, une rame sous lebras, et expliqua qu’elle venaitd’empêcher la comtesse et le roi departir pour une partie de pêcheillégale. Comme le Premier ministrene réagissait pas et qu’elle avait vules feux arrière de la voiture delocation de l’ex-agent B s’éloigner deSjölida, elle ajouta :

— Parfois, monsieur le Premierministre, il n’est pas possible debien agir. Juste plus ou moins mal.Achever le ménage de la cuisine dela comtesse était dans l’intérêtnational. Pour cette raison, vous ne

devez pas avoir mauvaiseconscience.

Le Premier ministre garda lesilence quelques minutessupplémentaires, puis il répondit :

— Merci, mademoiselle Nombeko.

Nombeko et le Premier ministregagnèrent le ponton pour avoir unediscussion sérieuse avec Holger 1 etCélestine. Ils s’étaient endormis sousleur couverture et à côté d’eux, bien

alignés, le roi et la comtesse avaiententrepris la même activité.

— Debout, l’idiot, sinon je te metsà l’eau à coups de pied ! lançaNombeko en enfonçant le boutd’une chaussure dans son flanc (elleressentait une frustration qu’elle nepourrait évacuer que si elle avait lapossibilité de lui tordre au moins lenez).

Les deux ex-kidnappeurs s’assirentsur le ponton, tandis que les deuxautres dormeurs se réveillaientaussi. Le Premier ministrecommença par déclarer qu’il pensait

s’abstenir de lancer des poursuitesjudiciaires pour enlèvement,menaces et tout le reste, à conditionque Holger 1 et Célestinecollaborent pleinement à compterde cette minute.

Ils acquiescèrent l’un et l’autre.

— Que va-t-il se passermaintenant, Nombeko ? s’enquitHolger 1. Nous n’avons nulle partoù vivre. Mon studio de Blackebergne convient pas, car Célestine veutemmener sa grand-mère loin d’ici etc’est également le souhait deGertrud.

— Ne devions-nous pas braconnerquelques poissons ? demanda lacomtesse, tout juste réveillée.

— Non, nous allons avant toutnous employer à survivre à la nuitdernière, répliqua le Premierministre.

— Bonne ambition, commenta leroi. Pas très conquérante, maisbonne.

Puis il ajouta que c’était peut-êtretout aussi bien que la comtesse et luine soient pas montés dans cettebarque. « Le roi surpris en train de

braconner » serait sans doute untitre auquel des journalistesmalveillants ne pourraient résister.

Le Premier ministre se ditqu’aucun journaliste, malveillant oupas, ne s’abstiendrait de son pleingré d’un pareil titre, aussilongtemps qu’il était pertinent. Ilpréféra cependant féliciter SaMajesté d’avoir abandonné touteidée d’agissements criminels, car lenombre de délits commis la nuitprécédente aurait déjà suffi àoccuper tout un palais de justice.

Le roi, lui, se dit qu’en sa qualité il

Le roi, lui, se dit qu’en sa qualité ilpouvait se livrer à toutes les partiesde pêche illégale qu’il voulait, maiseut suffisamment de jugeote pour nepas exprimer cette réflexion à hautevoix devant son Premier ministre.

Fredrik Reinfeldt put donccontinuer le sauvetage conjoint dela situation et de la nation. Il setourna vers la comtesse Virtanen etla pria de lui confirmer avecconcision et clarté qu’elle voulaitbien quitter Sjölida en compagnie desa petite-fille et de son copain.

Oui, car la comtesse avait retrouvé

Oui, car la comtesse avait retrouvégoût à la vie. Cela était sans doutedû à la présence prolongée de saCélestine adorée et au roi, qui s’étaitrévélé si fin connaisseur de l’histoirefinno-suédoise et de ses traditions.De toute façon, les champs depommes de terre étaient déjàvendus, et en toute franchise, êtrerédactrice en chef d’un journal étaitune activité franchementennuyeuse, même à toute petitedose.

— Et puis, j’en ai marre d’êtrecélibataire. Le roi ne connaîtrait-il

pas un baron de seconde main qu’ilpourrait me présenter ? Je n’exigepas un Adonis.

Le roi commença à lui expliquerqu’il y avait pénurie de barons, maisle Premier ministre l’interrompit enaffirmant que ce n’était pas lemoment de discuter de ladisponibilité des barons de secondemain, disgracieux ou non, car ilétait temps de se mettre en route. Lacomtesse avait donc l’intention deles accompagner ?

Oui, elle en avait l’intention. Maisoù logeraient-ils ? Une vieille dame

pouvait être hébergée dans lapremière masure venue, mais unecomtesse se devait de soigner saréputation.

Nombeko se dit que ce problèmene tarderait pas à être résolu. Defait, il restait une bonne partie del’argent de la vente de l’entreprisede pommes de terre, assez pouracquérir une résidence digne de lacomtesse et de sa cour. Et plusencore.

— En attendant qu’un château selibère, nous allons devoir loger dansun établissement respectable. Une

suite au Grand Hôtel de Stockholmvous conviendrait-elle ?

— Pour une période de transition,cela fera l’affaire, répondit lacomtesse tandis que l’anciennerebelle Célestine étreignait la mainde son petit ami grimaçant de toutesses forces.

Il était déjà six heures du matinquand le camion de pommes deterre avec son chargement explosifs’ébranla à nouveau. Seul titulaire

du permis et assez sobre pourconduire, le Premier ministre avaitpris le volant. A sa droite étaientassis Holger 2, le bras en écharpe, etNombeko.

Dans la remorque, le roi et lacomtesse continuaient à converser.Le roi avait de nombreusessuggestions à lui offrir concernantson futur logis. Le château de styleclassique Pöckstein, non loin deStraßburg, en Autriche, était àvendre et pourrait être digne de lacomtesse. Hélas, il se trouvait unpeu trop loin de Drottningholm

pour pouvoir prendre le théensemble. Mieux vaudrait doncacquérir le château médiéval deSödertuna, à proximité de Gnesta.Peut-être était-il un brin tropmodeste ?

La comtesse ne pouvait répondreavec certitude. Il lui faudrait sansdoute visiter tous les logementsdisponibles pour sentir ce qui étaittrop modeste ou pas.

Le roi se proposa del’accompagner en compagnie de sareine, qui serait à même deconseiller la comtesse quant aux

caractéristiques d’un parc digne dece nom.

La comtesse était d’accord. Ilserait plaisant de rencontrer lasouveraine dans un contexte autreque celui des latrines, où l’on serendait pour un besoin pressant.

A sept heures et demie, on déposale roi devant le château deDrottningholm. Il sonna et dutargumenter un moment pourjustifier son identité avant qu’unchef des gardes, rouge de confusion,

ne le fasse finalement entrer. Quandle roi passa devant lui, il remarquales taches vermillon sur sa chemise.

— Sa Majesté est-elle blessée ?

— Non, c’est du sang de poulet. Etun peu d’huile de moteur.

L’arrêt suivant fut le Grand Hôtel.Là, la logistique s’enraya. A la suitedu coup de feu de son frère, Holger2 avait de la fièvre. Il aurait eubesoin de s’aliter et de prendre desantalgiques, étant donné que labouteille de Mannerheim était vide.

— Tu imagines vraiment que je

— Tu imagines vraiment que jevais prendre une chambre à l’hôtelet me laisser dorloter par le fou quia failli me tuer ? protesta Holger 2.Je préfère encore m’allonger sur unbanc et me vider de mon sang.

Nombeko l’amadoua en luipromettant qu’il pourrait étranglerson frère ou du moins lui tordre lenez (si elle ne lui grillait pas lapolitesse), mais que cela ne seraitpossible que lorsque son bras seraitguéri. Se vider de son sang le jourprécis où ils allaient enfin êtredébarrassés de la bombe serait

quand même le comble de l’ironie,non ?

Holger 2 était trop fatigué pours’opposer à de tels arguments. A 8 h40, il était couché et on lui avaitdonné deux comprimés contre lafièvre et la douleur. Il s’endormit enquinze secondes chrono. Holger 1s’étendit dans le canapé pourl’imiter, tandis que la comtesseVirtanen entreprenait d’explorer leminibar de la chambre de la suite.

— Allez-y, je peux me débrouillertoute seule.

Devant l’entrée de l’hôtel, lePremier ministre, Nombeko etCélestine réglèrent les derniersdétails de l’organisation desprochaines heures.

Reinfeldt devait regagner lachancellerie pour sa rencontre avecHu Jintao. Pendant ce temps,Nombeko et Célestine devaientcirculer avec la bombe et autant deprécaution que possible dans lecentre de Stockholm.

Célestine prendrait le volant,

Célestine prendrait le volant,puisqu’il n’y avait pas d’autrechauffeur disponible. Holger 2 étaitalité et le Premier ministre nepouvait pas continuer à se baladeravec cette arme diabolique en mêmetemps qu’il rencontrait le présidentchinois.

Il ne restait donc que cettepersonne imprévisible, plus si jeune,mais peut-être toujours aussicolérique. Surveillée par Nombeko,mais bon.

Tandis que le trio stationnaittoujours devant l’hôtel, l’assistante

du Premier ministre l’appela pour leprévenir que son costume et seschaussures de rechangel’attendaient à la chancellerie. Il setrouvait, par ailleurs, que leprésident chinois avait un problème.La veille au soir, son interprètes’était blessé, quatre doigts cassés etun pouce broyé, et se trouvait àprésent à l’hôpital Karolinska, où onl’avait opéré. Via l’un de sescollaborateurs, le président avaitsuggéré que le Premier ministredisposait peut-être de la solution auproblème d’interprétation lors de

leur rencontre et du déjeuner, quidevait lui faire suite. L’assistanteavait deviné qu’il faisait référence àla femme noire qu’elle avaitbrièvement rencontrée devant lechâteau. Se trompait-elle ? LePremier ministre savait-il où lajoindre ?

Oui, le Premier ministre le savait.Il pria son assistante d’attendre uneseconde, puis il se tourna versNombeko.

— Mademoiselle Nombekoaccepterait-elle d’assister à marencontre avec le président de la

République populaire de Chine, carl’interprète du président se trouve àl’hôpital ?

— Se plaint-il d’être sur le pointde mourir ? s’enquit Nombeko.

Avant que le Premier ministre aiteu le temps de lui demander cequ’elle voulait dire, elle ajouta :

— Bien sûr. Mais qu’allons-nousfaire du camion, de la bombe et deCélestine pendant ce temps ?

Laisser Célestine seule avec lecamion et la bombe pendantplusieurs heures ne leur semblait

pas très… judicieux. La premièresolution imaginée par Nombekoconsistait à la menotter au volant.Son idée suivante fut meilleure. Elleremonta dans la suite et revintquelques instants plus tard seplanter devant Célestine.

— Ton petit ami est à présentattaché au canapé sur lequel ilronfle. Si tu fais des bêtises avec lecamion et la bombe pendant que lePremier ministre et moi rencontronsle président chinois, je te prometsde jeter les clés des menottes dans labaie de Nybroviken.

Célestine répondit par ungrognement.

Fredrik Reinfeldt ordonna quedeux de ses gardes du corpsviennent les chercher, Nombeko etlui, au Grand Hôtel, dans unevoiture aux vitres aussi teintées quepossible. Célestine reçut pourinstructions de chercher la premièreplace de parking disponible et d’yrester garée jusqu’à ce que Nombekoou lui-même l’appelle.

Impatient que ce problème apparula veille soit résolu, le Premier

ministre lui promit que ce n’étaitl’affaire que de quelques heures.

23

Où il est question d’un chefd’état-major furieux et d’une

chanteuse à voix

Fredrik Reinfeldt s’installa dansl’un des fauteuils de son bureau avecun sandwich et un triple expresso. Ilvenait de procéder à un ravalementde façade : douche, vêtements etchaussures propres. Son interprètedu chinois, sud-africaine, occupaitdéjà l’autre fauteuil, une tasse dethé suédois à la main. Elle portait lamême tenue que la veille, mais elle

n’avait pas fait l’aller-retour dansun champ de pommes de terre.

— Voilà à quoi vous ressembliezavant de vous crotter, commentaNombeko.

— Quelle heure est-il ? s’enquit lePremier ministre.

Il était 9 h 40. Il lui restait dutemps pour préparer l’interprète àsa mission.

Le Premier ministre lui expliquaqu’il avait l’intention d’inviter HuJintao au sommet sur le climat deCopenhague en 2009, alors que la

Suède exercerait la présidence del’Union européenne.

— On y discutera de beaucoup dequestions environnementales et dedifférentes propositions dans cedomaine. Je veux que la Chine sejoigne au prochain protocole sur leclimat.

— Tiens donc, commentaNombeko.

Parmi les questions polémiques, lePremier ministre avait égalementl’intention d’exprimer le point devue de la Suède sur la démocratie et

les droits de l’homme. Il seraitd’autant plus important queNombeko traduise mot à mot cespassages-là et qu’elle ne lesagrémente pas de formulationspersonnelles.

— Autre chose ?

Oui. On allait également parleraffaires. Commerce extérieur. LaChine devenait un partenaireéconomique de plus en plusimportant pour la Suède.

— Nous exportons pour vingt-deuxmilliards de produits suédois par an,

lui expliqua le Premier ministre.

— Vingt-deux milliards huit centmille couronnes, le corrigeaNombeko.

Fredrik Reinfeldt finit sa tasse decafé.

— L’interprète a-t-elle quelquechose à ajouter ?

Il prononça ces paroles sansironie.

Nombeko lui donna son avis. Elleestimait que c’était une bonne choseque la rencontre concerne la

démocratie et les droits de l’homme,car le Premier ministre pourraitensuite déclarer que la rencontreavait concerné la démocratie et lesdroits de l’homme.

Cynique en plus d’être brillante,songea Fredrik Reinfeldt.

— Monsieur le Premier ministre,c’est un honneur pour moi de vousrencontrer, dans des circonstancesplus officielles, déclara le présidentHu en souriant, la main tendue. Et

vous, mademoiselle Nombeko, noschemins ne cessent de se croiser.Chacune de nos rencontres est unplaisir, ajouterais-je.

Nombeko lui répondit qu’ellepensait de même, mais qu’il leurfaudrait attendre encore pourévoquer leurs souvenirs de safari,car sinon le Premier ministre allaits’impatienter.

— Il a d’ailleurs l’intention decommencer fort par quelquesremarques sur la démocratie et lesdroits de l’homme, domaines danslesquels il ne vous estime pas très

performant. Il n’a pascomplètement tort. Mais monsieur leprésident n’a pas à s’inquiéter, jepense qu’il va y aller sur la pointedes pieds. Allons-y, si vous êtes prêt.

Hu Jintao grimaça à laperspective de ce qui l’attendait,mais ne perdit pas son sens del’humour pour autant. La femmesud-africaine était bien tropcharmante pour ça. C’était parailleurs la première fois qu’il avaitune interprète qui traduisait lesphrases avant même qu’elles n’aienteu le temps d’être prononcées. Enfin

non, la deuxième. Le mêmephénomène s’était produit enAfrique du Sud, bien des annéesauparavant.

Le Premier ministre se montraeffectivement très prudent. Ildécrivit la vision suédoise de ladémocratie, souligna les valeurs deson pays concernant la libertéd’expression et offrit son soutien àses amis de la République populairepour développer des convictionssimilaires. Puis il exigea sur un tonmesuré la libération des prisonnierspolitiques chinois.

Nombeko traduisit, mais avantque Hu Jintao ait eu le temps derépondre, elle ajouta, de sa propreinitiative, que le Premier ministrecherchait en fait à exprimer que legouvernement chinois ne pouvaitpas emprisonner des écrivains et desjournalistes au seul motif qu’ilsécrivaient des choses désagréables,ni déplacer des populations de forceet censurer Internet…

— Qu’êtes-vous en train de dire ?lui demanda le Premier ministre.

Il avait remarqué quel’interprétation durait deux fois plus

longtemps qu’elle n’aurait dû.

— J’ai transmis le message demonsieur le Premier ministre, puisj’ai expliqué ce qu’il voulait direpour accélérer la discussion. Vousêtes bien trop fatigués tous les deuxpour passer la journée entière ici,non ?

— Expliqué ce que je voulais dire? N’ai-je pas été assez clair avecvous sur ce point ? Ceci est de lahaute diplomatie. Il n’est pasquestion que l’interprète improvise !

Bon, d’accord. Nombeko

Bon, d’accord. Nombekopromettait d’improviser aussi peuque possible à l’avenir. Puis elle setourna vers le président Hu pour luiexpliquer que le Premier ministren’était pas content qu’elle se soitimmiscée dans la conversation.

— Je le comprends, répondit HuJintao. Mais traduisez maintenant etdites que j’ai bien entendu lemessage de M. le Premier ministreet de Mlle Nombeko, et que j’aisuffisamment de jugement politiquepour faire la part des choses.

Hu Jintao se lança ensuite dans

Hu Jintao se lança ensuite dansune longue réponse, mentionnantau passage la base de Guantanamoà Cuba, où des prisonniersattendaient depuis cinq ans deconnaître les chefs d’accusationretenus contre eux. Le présidentétait hélas aussi parfaitement aucourant de l’incident ennuyeux de2002, quand la Suède s’était pliée àla volonté de la CIA sans broncheret avait expulsé deux Egyptiens versla prison et la torture, avant qu’ilapparaisse qu’au moins l’un d’euxétait innocent.

Le président et le Premier ministrese livrèrent à quelques joutesoratoires supplémentaires avant queFredrik Reinfeldt estime qu’il étaittemps de passer au sujet del’environnement. Cette partie de laconversation fut moins combative.

Quelques instants plus tard, onservit du thé, y compris àl’interprète, et des petits gâteaux.Profitant de l’atmosphère informellesouvent de mise lors d’une tellepause, le président chinois exprimadiscrètement son espoir que la crisede la veille soit résolue au mieux.

Oui, merci, répondit le Premierministre suédois, en affirmant quec’était bien le cas, sans avoir l’airtout à fait convaincant. Nombekovit que Hu Jintao aurait volontiersaimé en apprendre davantage.Spontanément, elle ajouta, sansdemander son avis à Reinfeldt,qu’on allait placer la bombe dansune grotte avant d’en murer l’entréeune bonne fois pour toutes. Puis ellesongea qu’elle n’aurait peut-être pasdû tenir ces propos, mais au moinselle n’avait rien inventé.

Dans sa jeunesse, Hu Jintao avait

Dans sa jeunesse, Hu Jintao avaitpas mal travaillé sur les questionsliées à l’armement nucléaire (celaavait commencé lors de son voyageen Afrique du Sud) et le sort de cettebombe l’intéressait. Son pays n’enavait pas besoin, car il disposaitdéjà d’un nombre plus que suffisantde mégatonnes. Mais si lesinformations des services secretsétaient exactes, aprèsdémantèlement, elle pourraitapporter à la Chine uneconnaissance unique de latechnologie nucléaire sud-africaine,

c’est-à-dire israélienne. Ce savoirconstituerait à son tour un élémentcrucial dans l’analyse des relationset des rapports de forces entre Israëlet l’Iran. Les Iraniens étaient dureste de bons amis de la Chine. Ourelativement bons. Le pétrole et legaz naturel coulaient à flot de l’Iranen direction de l’est. En mêmetemps, Beijing n’avait jamais eud’alliés plus pénibles que lesdirigeants de Téhéran (Pyongyangmis à part). Ils étaient, entre autres,désespérément difficiles à cerner.Etaient-ils sur le point de produire

leur propre arme nucléaire ? Ou larhétorique n’était-elle pas la seulearme dont ils disposaient en dehorsde leur arsenal conventionnel ?

Nombeko interrompit lesréflexions de Hu Jintao :

— Il me semble que le présidentspécule sur le devenir de la bombe.Voulez-vous que je demande auPremier ministre s’il serait disposé àvous l’offrir ? Un geste pourrenforcer la paix et l’amitié entrevos pays ?

Tandis que le président se disait

Tandis que le président se disaitqu’il existait peut-être des symbolesde paix plus appropriés qu’unebombe atomique de troismégatonnes, Nombeko poursuivitson argumentation en rappelant quela Chine possédait déjà tant debombes de ce type qu’une de plus oude moins ne pouvait pas faire demal. Et elle était certaine queReinfeldt verrait volontiers labombe disparaître à l’autre bout dela Terre. Voire plus loin, si possible.

Hu Jintao répondit que la naturemême des bombes est de faire du

mal, toutefois cela n’étaitévidemment pas souhaitable.Cependant, même si Mlle Nombekoavait bien lu ses pensées et saisil’intérêt qu’il portait à la bombesuédoise, il ne seyait guère desolliciter un tel service de la part duPremier ministre. Il la pria donc derevenir à l’interprétation avant quele Premier ministre ne s’irrite ànouveau.

Il était déjà trop tard.

— De quoi parlez-vous, nom deDieu ! lança le Premier ministre

avec colère. Vous deviez traduire,rien d’autre !

— Oui, excusez-moi, monsieur lePremier ministre. Je cherchais justeà résoudre un problème. Mais celan’a pas abouti. Alors, parlez.D’environnement, de droits del’homme et de ce genre de sujets.

Le Premier ministre fut à nouveauenvahi par le même sentimentd’irréalité, récurrent ces dernièresvingt-quatre heures. Cette fois, soninterprète était passée dukidnapping au détournement de

conversation diplomatique avec unchef d’Etat.

Durant le déjeuner, Nombeko dutjustifier la rémunération qu’ellen’avait pas réclamée et qu’on ne luiavait pas proposée. Elle assura uneconversation animée entre leprésident Hu, le Premier ministre, lepatron de Volvo, celui d’Electroluxet celui d’Ericsson, sans mettre songrain sel partout. Sa langue fourchajuste une fois ou deux. Comme, parexemple, lorsque le président Huremercia pour la deuxième fois lepatron de Volvo pour le merveilleux

cadeau de la veille, en ajoutant queles Chinois étaient incapables defabriquer d’aussi belles voitures. Aulieu de traduire les mêmes parolesune seconde fois, Nombeko proposaque la Chine rachète l’entrepriseVolvo en son entier, ainsi ellen’aurait plus de raison d’êtrejalouse.

Ou quand le patron d’Electroluxmentionna les investissements quel’entreprise avait réalisés en Chinepour promouvoir ses différentsproduits. Nombeko vendit alors àHu l’idée qu’en sa qualité de

secrétaire du Parti communistechinois il pourrait envisager d’offrirun petit encouragement de marqueElectrolux à tous les membresloyaux de son parti.

Hu trouva l’idée si bonne qu’ildemanda sur-le-champ au patrond’Electrolux s’il accepterait de luiconsentir une réduction pour unecommande de soixante-huit millionssept cent quarante-deux millebouilloires électriques.

— Combien ? s’étrangla le patrond’Electrolux.

Le chef d’état-major se trouvait envacances en Ligurie quand lePremier ministre le fit convoquer. Ildevait tout simplement rentrer. Il nes’agissait pas d’un souhait de lachancellerie, mais d’un ordre. Ils’agissait d’une question de sécuriténationale. Le chef d’état-majordevait se tenir prêt à lui présenterun inventaire « des grottes militairesdisponibles » en Suède.

Le chef d’état-major confirma qu’ilavait bien reçu l’ordre, réfléchit dixminutes à ce que pouvait bien lui

vouloir le Premier ministre avant derenoncer et de commander un Jas39 Gripen pour être rapatrié enSuède à la vitesse sous-entendue parson supérieur hiérarchique (c’est-à-dire deux fois la vitesse du son).

Cependant, les appareils suédoisne se posent pas et ne décollent pasà leur convenance dans n’importequel champ du nord de l’Italie. Lesautorités le dirigèrent donc versl’aéroport Christophe Colomb deGênes, ce qui impliquait un trajetd’au moins deux heures, vu lacirculation dense qui était une

constante sur l’A10 et la Riviera. Lechef d’état-major ne serait pas à lachancellerie avant 16 h 30, peuimportait le nombre de fois où ilfranchirait le mur du son.

Le déjeuner à Sagerska Huset étaitterminé. Il restait encore plusieursheures avant la réunion avec le chefd’état-major. Le Premier ministresentait qu’il aurait dû se trouveravec la bombe, mais décida de faireconfiance à Nombeko et à la peufiable Célestine encore un moment.

Il était en effet terriblement fatigué,après avoir eu droit à tout sauf ausommeil depuis plus de trenteheures. Il résolut donc de faire unesieste à la chancellerie.

Nombeko et Célestine suivirentson exemple, mais dans la cabine ducamion, sur une place de parking deTallkrogen.

Pour le président chinois et sasuite, l’heure était venue de rentrerà la maison. Hu Jintao était satisfait

de cette visite, Liu Yongqing, sonépouse, l’était au moins deux foisplus. Pendant que son épouxconsacrait son dimanche à lapolitique et à manger de la morue àla sauce au beurre, elle et plusieursfemmes de la délégation avaient eule temps de réaliser deuxformidables visites d’étude. Lapremière sur le marché de Bonden àVästerås, la seconde au haras deKnivsta.

A Västerås, la femme du présidentse passionna d’abord pour levéritable artisanat suédois, avant

d’arriver sur un stand offrant dubric-à-brac importé. Et au milieu –la femme du président n’en crut passes yeux ! – une authentique oie enargile de la dynastie Han.

Quand Liu Yongqing eut demandépour la troisième fois dans sonanglais limité si le vendeur envoulait vraiment le prix affiché, ilcrut qu’elle marchandait et se mit encolère :

— Oui, je vous dis ! Je veux vingtcouronnes pour cette pièce, pas unöre de moins !

L’oie provenait d’un lot de caissesqu’il avait acheté lors d’unesuccession dans le Sörmland (ledéfunt avait, lui, acheté de sonvivant l’oie pour trente-neufcouronnes au marché de Malma,mais cela, le vendeur ne pouvait pasle savoir). En réalité, il en avaitmarre de trimbaler cet objet, maiscomme la femme étrangère s’étaitmontrée agressive et avait jacasséavec ses amies dans une langue quenul humain ne pouvait comprendre,le prix fixé s’était transformé enquestion de principe. Vingt

couronnes ou rien, c’était aussisimple que ça.

La vieille avait quand même finipar payer… cinq dollars ! En plus,elle ne savait pas compter !

Le vendeur était satisfait, l’épousedu président heureuse. Et le seraitencore davantage, quand elle auraitun coup de foudre pour Morfeus, unétalon caspien noir de trois ans, auharas de Knivsta. L’animal possédaittoutes les caractéristiques d’uncheval adulte de taille normale,mais ne mesurait qu’un peu plusd’un mètre au garrot et, à l’instar

des autres représentants de cetterace, ne grandirait jamaisdavantage.

— Je le veux ! s’exclama LiuYongqing, qui avait développé uneexceptionnelle capacité à imposer savolonté depuis qu’elle était devenueépouse de président.

En raison de tout ce que ladélégation rapportait à Pékin, il yavait une extraordinaire quantité depaperasserie à remplir au centre de

fret de l’aéroport d’Arlanda. Lesemployés aéroportuairesconnaissaient bien toutes lesprocédures de chargement et dedéchargement, et savaientégalement quels tampons étaientrequis pour chaque situation. Avionprésidentiel ou pas, les règlesétaient faites pour être respectées.

La précieuse oie de la dynastieHan passa sans encombre tous lescontrôles. Ce fut plus compliquépour le cheval.

Déjà installé dans son fauteuilprésidentiel dans l’avion

présidentiel, le président demanda àsa secrétaire pourquoi le décollageétait retardé. Elle lui répondit que leconvoi amenant sa Volvo deTorslanda avait encore quelqueskilomètres à parcourir. Et que lecheval que l’épouse du présidentavait acquis posait quelque souci.

La secrétaire reconnut que leséchanges avec les autorités localesétaient ardus dans la mesure oùl’interprète était encore à l’hôpital,n’ayant pas suffisamment récupérépour rentrer avec le reste de ladélégation. La secrétaire n’avait

évidemment pas l’intentiond’ennuyer le président avec desdétails fastidieux, mais pour fairecourt, la délégation aurait volontiersfait appel aux services de cettefemme noire une dernière fois, si leprésident n’y voyait pas d’objection.Si c’était le cas, avaient-ilsl’autorisation du président de lefaire ?

Voilà comment Nombeko etCélestine, qui dormaient tête-bêchedans la cabine, furent réveillées parun appel, et gagnèrent le centre defret de l’aéroport d’Arlanda avec le

camion de pommes de terre et labombe pour aider le président et sadélégation à gérer les différentesformalités douanières.

Que celui qui estime n’avoir pasassez de problèmes comme çaachète un mammifère en Suèdequelques heures avant de s’envolerpour l’autre bout de la Terre, etinsiste ensuite pour que l’animalvoyage avec lui en soute avec lereste de ses bagages.

Nombeko était donc, entre autres,

Nombeko était donc, entre autres,censée obtenir des services duministère de l’Agriculture uncertificat d’exportation valide pourle cheval caspien qui avait plantéson regard velouté dans celui de LiuYongqing quelques heures plus tôt.

Il fallait également montrer uncertificat de vaccination en bonne etdue forme au représentant desautorités de l’aéroport. Comme lecheval était caspien et que sadestination était Beijing,conformément aux règles édictéespar le ministère de l’Agriculture

chinois, il fallait également lui fairesubir une prise de sang pours’assurer que cet animal né et élevéà Knivsta, soit non loin du cerclepolaire, n’était pas atteint depaludisme.

Par ailleurs, des tranquillisants,des seringues et des canulesdevraient se trouver à bord del’appareil, au cas où le cheval seraitpris d’une crise de panique en pleinvol. Ainsi qu’un masque d’abattagesi l’animal devenait incontrôlable.

Dernier point, mais non desmoindres, le vétérinaire du district

agréé par le ministère del’Agriculture devait ausculterl’étalon et certifier ensuite qu’ils’agissait bien du même animal unefois à l’aéroport. Quand il apparutque le chef de la clinique vétérinairedu district de Stockholm était endéplacement à Reykjavik, Nombekojeta l’éponge.

— Il nous faut trouver une autresolution.

— Qu’as-tu en tête ? s’enquitCélestine.

Une fois le problème du cheval del’épouse de Hu Jintao réglé,Nombeko avait des raisons de sehâter de retourner à la chancelleriepour y faire son rapport. Il étaitimportant qu’elle arrive avant lechef d’état-major ; elle sauta doncdans un taxi après avoir exhortéCélestine à n’attirer l’attention nisur elle ni sur le camion de pommesde terre. Célestine s’y engagea etelle aurait sans doute tenu parole si

la radio n’avait pas diffusé unechanson de Billy Idol.

A quelques kilomètres au nord deStockholm, un accident provoqua unembouteillage monstre. Le taxi deNombeko eut la chance de passer àcet endroit juste avant, tandis queCélestine et le camion de pommesde terre restèrent bloqués dans lebouchon, qui s’était rapidementformé. Selon les explications deCélestine ensuite, il estphysiquement impossible de rester àl’arrêt dans un véhicule alors que laradio passe Dancing with Myself. Elle

décida donc d’emprunter le couloirréservé aux bus.

C’est ainsi qu’une femme secouantla tête en rythme dans la cabined’un camion de pommes de terredépassa par la droite une voiture depolice banalisée, juste au nord deRotebro. Elle fut immédiatementinterpellée pour être rappelée àl’ordre.

Tandis que l’inspecteur vérifiaitl’immatriculation et apprenaitqu’elle correspondait à une FiatRitmo rouge dont les plaquesavaient été volées bien des années

auparavant, son collègue stagiairese porta à la hauteur de Célestine,qui avait baissé la vitre.

— Vous n’avez pas le droitd’emprunter le couloir de bus,accident ou pas, déclara l’agent.Pouvez-vous me présenter votrepermis de conduire, je vous prie ?

— Non, je ne peux pas, sale flic,répliqua Célestine.

Quelques minutes tumultueusesplus tard, elle était sur la banquettearrière du véhicule de police, lesmains entravées par des menottes

assez ressemblantes aux siennes. Lesautomobilistes bloqués dans lesvoitures alentour mitraillaient avecfrénésie toute la scène.

L’inspecteur avait une longuecarrière derrière lui et expliquacalmement à la demoiselle qu’ilvalait mieux qu’elle leur donne sonidentité ainsi que celle dupropriétaire du camion, et qu’elleleur explique pourquoi elleconduisait avec de fausses plaquesd’immatriculation. Pendant cetemps, le stagiaire inspectait laremorque du véhicule. Il découvrit

une grande caisse. En faisant leviersur l’un des coins, on pourrait sansdoute… Oui, ça marchait.

— Bon Dieu, qu’est-ce que… ?s’exclama le stagiaire, qui rameutason supérieur sur-le-champ.

Les policiers ne tardèrent pas àrevenir auprès de Célestine pour luiposer de nouvelles questions, cettefois relatives contenu de la caisse.Cependant, elle avait eu le temps dese ressaisir.

— Qu’est-ce que vous vouliez, déjà? Que je vous donne mon nom ?

s’enquit-elle.

— Très volontiers, réponditl’inspecteur, toujours aussi calme.

— Edith Piaf, répondit Célestine.

Puis elle se mit à chanter :

Non, rien de rien

Non, je ne regrette rien

Ni le bien qu’on m’a fait

Ni le mal ; tout ça m’est bienégal 1 !

Elle continua à s’égosiller pendantque l’inspecteur l’emmenait au

commissariat de Stockholm. Durantle trajet, il se fit la réflexion qu’onpouvait dire ce qu’on voulait dumétier de policier, mais au moins ilne manquait pas de variété.

Le stagiaire se vit confier lamission de conduire le camion avecprécaution jusqu’au même endroit.

Le dimanche 10 juin 2007, à 16 h30, l’avion présidentiel chinoisdécolla de Stockholm Arlanda,direction Pékin.

Plus ou moins au même moment,Nombeko était de retour à lachancellerie. Elle parvint à entrerdans le saint des saints encontactant l’assistante du Premierministre pour lui expliquer qu’elledisposait d’informationsimportantes au sujet du présidentHu pour son chef.

On introduisit Nombeko dans lebureau du Premier ministre quelquesminutes avant l’arrivée du chefd’état-major. Fredrik Reinfeldt avaitl’air sensiblement plus en forme. Ilavait dormi presque une heure et

demie pendant que Nombeko était àl’aéroport d’Arlanda, occupée àjongler avec, entre autres, desformulaires et un cheval. Il sedemandait à présent ce qu’elle avaitsur le cœur. Il s’était imaginé qu’ilsne seraient plus en contact avantque le chef d’état-major ait étéinformé et qu’il soit temps de…procéder au stockage final… pourainsi dire.

— Eh bien, voyez-vous, monsieurle Premier ministre, lescirconstances viennent de rendresuperflue la réunion avec le chef

d’état-major. En revanche, ilconviendrait d’appeler le présidentHu au plus vite.

Nombeko poursuivit en luiexpliquant le problème du chevalcaspien de la taille d’un poney et dela liste presque interminable deformalités à accomplir pour quel’animal ne reste pas sur le solsuédois, ce qui aurait irrité l’épousedu président et son mari. Afind’éviter ce dénouement fâcheux,Nombeko avait donc décidé d’opterpour une solution peuconventionnelle : placer le cheval

dans le même conteneur que laVolvo que l’usine de Torslanda avaitofferte au président le vendredi, etqui était, elle, assortie de tous lesdocuments nécessaires à sonexportation.

— Dois-je vraiment être mis aucourant de ceci ? l’interrompit lePremier ministre.

— Je crains que ce ne soit quandmême mieux, répondit Nombeko.Car le fait est qu’il n’y avait pasassez de place pour le cheval dansla caisse de la Volvo. Par contre, enligotant le cheval et en le glissant

dans celle qui contenait la bombeatomique et en transférant lesdocuments d’exportation valides duconteneur de la Volvo à l’autre, laSuède se trouvait débarrassée d’uncheval caspien et d’une armenucléaire en un seul voyage.

— Vous voulez dire que…commença le Premier ministre, quine finit pas sa phrase.

— Je suis sûre que le président Husera enchanté d’avoir récupéré labombe, qui apportera sans doutetoutes les réponses possibles à sestechniciens. Et puis la Chine

possède déjà tant de missiles demoyenne ou longue portée qu’unebombe de trois mégatonnes de plusou de moins, c’est négligeable, non? Et pensez à la joie de la femme duprésident d’avoir pu emporter soncheval ! C’est juste malheureux quela Volvo soit restée en Suède, dansla remorque du camion de pommesde terre. Le Premier ministrepourrait peut-être charger quelqu’unde l’expédier en Chine dès quepossible. Qu’en pense-t-il ?

Fredrik Reinfeldt ne s’évanouitpas à cause de l’information que

Nombeko venait de luicommuniquer, car il n’en eut pas letemps. De fait, son assistante frappaà la porte pour lui annoncer que lechef d’état-major était arrivé etpatientait dans le couloir.

A peine quelques heures plus tôt,le chef d’état-major prenait sonpetit déjeuner dans le portcharmant de San Remo, encompagnie de sa chère épouse et deleurs trois enfants. Après laconvocation de la chancellerie, il

s’était jeté dans un taxi poureffectuer tout le trajet jusqu’àGênes, où un avion-école Jas 39Gripen, la fierté de l’industrieaéronautique suédoise, l’attendaitpour le ramener à deux fois lavitesse du son à l’aéroport militaired’Uppsala-Ärna. On l’avait ensuitetransféré dans une voiture et il avaitpris quelques minutes de retard enraison d’un accident sur l’E4.Pendant que son véhicule était àl’arrêt, le chef d’état-major avait ététémoin d’un fait divers sur le bas-côté. La police avait arrêté la

conductrice d’un poids lourd sous sesyeux. La femme avait d’abord étémenottée, puis s’était mise à chanteren français. Un incident étrange.

Sa réunion avec le Premierministre le fut encore davantage. Lechef d’état-major redoutait que sonpays ne soit sur le point d’entrer enguerre, étant donné l’urgence aveclaquelle le chef du gouvernementavait exigé son rapatriement. Ilapparut que le Premier ministrevoulait simplement s’assurer que lesgrottes suédoises étaient

opérationnelles et remplissaient leurfonction.

Le chef d’état-major répondit quepour autant qu’il le savait, c’était lecas et qu’il y avait sans doutequelques mètres cubes disponibles çàet là, en fonction, bien sûr, de ceque le Premier ministre entendait yentreposer.

— Très bien. Dans ce cas, je nevais pas déranger le chef d’état-major plus longtemps. Après tout, ilest en vacances, à ce que j’aicompris.

Quand le chef d’état-major eut finide ressasser ce qui s’était passé pouren conclure que c’étaitincompréhensible, sa confusion cédala place à l’irritation. On auraitquand même pu le laisser en paixpendant ses vacances ! Pour finir, ilappela le pilote du Jas 39 Gripenqui était venu le chercher plus tôt etse trouvait encore à l’aéroportmilitaire au nord d’Uppsala.

— Bonjour, le chef d’état-major àl’appareil. Euh, auriez-vousl’amabilité de me ramener en Italie?

Trois cent vingt mille couronnessupplémentaires partirent ainsi enkérosène. Plus huit mille autres, carle chef d’état-major décida de faireappel à un hélicoptère-taxi pour serendre à l’aéroport. Le trajets’effectua dans un Sikorsky S-76Avieux de treize ans que sonpropriétaire avait acheté avecl’argent versé par l’assurance pourle vol d’un appareil similaire.

Le chef d’état-major rejoignit safamille à San Remo un quart d’heureavant le dîner composé d’un plateaude fruits de mer.

— Comment s’est passée taréunion avec le Premier ministre,mon chéri ? s’enquit son épouse.

— J’envisage de changer de partiaux prochaines élections, réponditle chef d’état-major.

Le président Hu reçut l’appel duPremier ministre suédois alors qu’ilétait encore dans les airs.Habituellement, il n’employait sonanglais assez limité que lors deconversations politiques

internationales, mais là, il fit uneexception. Il était bien trop curieuxde savoir ce que le Premier ministreReinfeldt lui voulait. Au bout dequelques secondes, il était au borddu fou rire. Mlle Nombeko étaitvraiment un être à part, M. lePremier ministre ne partageait-ilpas son opinion ?

La Volvo était bien sûr un beaucadeau, mais ce que le présidentavait récupéré à la place la battait àplate couture. Et puis son épouseadorée était si heureuse d’avoir puemporter son cheval.

— Je veillerai à ce que la voituresoit expédiée au président dans lesplus brefs délais, promit FredrikReinfeldt en s’épongeant le front.

— Oui. Ou alors mon interprètequi est hospitalisé chez vouspourrait la convoyer jusqu’en Chine.Enfin, s’il se rétablit un jour.D’ailleurs, non ! Donnez la voiture àMlle Nombeko. J’estime qu’elle l’abien méritée.

Le président Hu promit ensuite dene pas utiliser la bombe dans sonétat actuel. Elle allait, au contraire,immédiatement être démantelée et

cesserait alors d’exister. Le Premierministre Reinfeldt souhaitait-il êtreinformé de ce que les techniciens duprésident apprendraient au passage?

Non, le Premier ministre Reinfeldtne le souhaitait pas. C’était unsavoir dont sa nation (ou son roi) sepassait très bien.

Puis Fredrik Reinfeldt remercia ànouveau le président Hu pour savisite.

Nombeko regagna la suite duGrand Hôtel et retira les menottesd’un Holger 1 toujours endormi. Puiselle embrassa un Holger 2 tout aussiendormi sur le front et déposa unecouverture sur la comtesse, quis’était assoupie sur la moquettedevant le minibar. Elle retournaensuite auprès de son Holger,s’allongea à côté de lui et ferma lesyeux – elle eut le temps de sedemander où était passée Célestineavant de sombrer à son tour.

Elle se réveilla le lendemain à plusde midi, quand les deux Holger et la

comtesse lui annoncèrent que lerepas était servi. Gertrud était cellequi avait dormi de la manière laplus inconfortable et elle s’étaitdonc levée la première. Fauted’avoir autre chose à faire, elleavait feuilleté la brochured’information de l’hôtel et avait faitune découverte fantastique.L’établissement avait pris desmesures afin qu’on réfléchissed’abord à ce qu’on voulait, puis ondécrochait le téléphone pourl’annoncer à une personne à l’autrebout du fil, qui vous remerciait alors

de votre appel, et veillait ensuite àce que tout ce que vous aviezdemandé vous soit livré sans délai.

Cela s’appelait le room service. Lacomtesse Virtanen avait alors décidéde mettre en pratique cetteprestation.

Elle avait commencé parcommander une bouteille demaréchal Mannerheim en guise detest. Celle-ci avait été livrée dans lachambre, même s’il avait fallu uneheure à l’hôtel pour se la procurer.Puis elle avait commandé desvêtements pour elle-même et les

autres en s’efforçant de deviner lestailles. Cette fois-ci, cela avait prisdeux heures. Puis un repas entrée-plat-dessert pour tout le monde, saufsa petite Célestine, puisqu’ellen’était pas là. Nombeko savait-elleoù elle était passée ?

Nombeko, tout juste éveillée,l’ignorait, mais il était évident quequelque chose était arrivé.

— Elle a disparu avec la bombe ?s’inquiéta Holger 2 en sentant safièvre monter en flèche à cettesimple pensée.

— Non, nous sommes débarrassésde la bombe une bonne fois pourtoutes, mon chéri, réponditNombeko. C’est le premier jour dureste de notre vie sans bombe. Jevous expliquerai plus tard, maispour l’instant, mangeons. Et avantque nous partions à la recherche deCélestine, je veux prendre unedouche et me changer pour lapremière fois depuis plusieurs jours.Très bonne initiative, ces vêtements,madame la comtesse !

Le repas aurait été un momentexquis, si Holger 1 ne s’était pas

lamenté de la disparition de sapetite amie. Et si elle avait faitsauter la bombe pendant qu’il avaitle dos tourné ?

Entre deux bouchées, Nombeko luirépondit qu’il aurait été forcémentimpliqué, si Célestine avait fait cequ’il venait de suggérer, mais que cen’était pas le cas puisqu’ils étaienttous occupés à déguster des pâtesaux truffes au lieu d’être morts. Enoutre, ce qui les avait tourmentéspendant plusieurs décennies setrouvait désormais sur un autrecontinent.

— Célestine est sur un autrecontinent ? s’étonna Holger 1.

— Mange, maintenant, pendantque c’est chaud, répliqua Nombeko.

Après le repas, elle se doucha,enfila ses nouveaux vêtements etdescendit à la réception dans le butde fixer des restrictions aux futurescommandes de la comtesseVirtanen, qui paraissait avoir unpeu trop pris goût à sa nouvelle viearistocratique. Elle ne tarderait pasà réclamer un concert privé deHarry Belafonte ou un jet tout aussiprivé.

A la réception, les gros titres desjournaux du soir lui sautèrent auxyeux. Surtout celui de l’Expressen,assorti d’une photo de Célestine auxprises avec deux policiers :

ARRESTATION DE LACANTATRICE

Une femme d’une petitequarantaine d’années avait étéinterpellée la veille, à la suite d’uneinfraction routière sur l’E4, au nordde Stockholm. Au lieu de présenterses papiers d’identité, elle avaitprétendu être Edith Piaf et n’avait

rien fait d’autre que chanter Non, jene regrette rien. Elle avait continué àchanter jusqu’à ce qu’elle s’endormedans sa cellule.

La police s’était refusée à fournir àla presse un cliché de ladélinquante, mais l’Expressen n’endémordait pas et avait acquis desphotos auprès d’automobilistesmunis de portables. Quelqu’un lareconnaissait-il ? Elle étaitmanifestement de nationalitésuédoise. Selon plusieurs témoins dela scène, elle avait insulté les

policiers en suédois avant de semettre à chanter en français.

— Je crois que j’imagine le genred’insultes, marmonna Nombeko.

Elle en oublia de mentionner lesrestrictions relatives au room serviceà la réception et regagna la suiteavec plusieurs exemplaires dujournal sous le bras.

Ce furent les voisins les plusproches des durement éprouvésGunnar et Kristina Hedlund, de

Gnesta, qui découvrirent la photo deleur fille à la une de l’Expressen.Deux heures plus tard, Célestineretrouvait ses parents dans sacellule du commissariat central deStockholm. Célestine se renditcompte qu’elle n’était plus en colèrecontre eux et déclara qu’elle voulaitsortir de ce putain de cachot afin depouvoir leur présenter son petitami.

La police, de son côté, nesouhaitait rien plus qu’êtredébarrassée de cette femme pénible,mais il y avait quand même un ou

deux détails à éclaircir avant. Lesplaques d’immatriculation ducamion de pommes de terre étaientfausses, mais – apparut-il – pasvolées. Elles appartenaient à lagrand-mère de Célestine Hedlund,une dame de quatre-vingts ans unpeu farfelue. Elle se faisait appelercomtesse et estimait qu’en cettequalité elle aurait dû être au-dessusde tout soupçon. Elle ne pouvaitexpliquer comment les faussesplaques s’étaient retrouvées sur levéhicule, mais pensait que celas’était peut-être produit dans les

années 1990, lorsqu’elle avait prêtéson camion de pommes de terre àdes jeunes de Norrtälje. La comtessesavait depuis l’été 1945 que lesjeunes de Norrtälje n’étaient pasdignes de confiance.

A partir du moment où CélestineHedlund fut identifiée, plus rien nejustifiait son incarcération. Ellepouvait s’attendre à payer desamendes pour infraction routière,c’était tout. Voler les plaquesd’immatriculation d’une autrepersonne constituait évidemment undélit, mais les faits, remontant à

plus de vingt ans, étaient doncprescrits. Conduire avec de faussesplaques était également un délit,mais le commandant de police étaitsi las d’entendre « Non, je neregrette rien » qu’il choisit deconsidérer qu’aucun acterépréhensible n’avait été commis.Par ailleurs, il se trouvait que lecommandant possédait un chalet enpériphérie de Norrtälje et qu’on luiavait volé son hamac dans sonjardin l’été précédent. La comtessen’avait donc peut-être pas tort,lorsqu’elle évoquait le manque de

principes des jeunes de cettecommune.

Restait la Volvo flambant neuvedans la remorque du camion. Unpremier contact avec l’usine deTorslanda avait permis d’établir quece véhicule appartenait à Hu Jintao,le président chinois, rien de moins.Toutefois, quand l’équipe dirigeantede Volvo s’était rapprochée descollaborateurs du président àBeijing, on les avait rappelés pourles informer que le président avaitbel et bien offert le véhicule à unefemme, dont il refusait de divulguer

le nom. Soudain, cette affairebizarre devenait une question depolitique internationale. Lecommandant en charge de l’affairedécida qu’il ne voulait pas en savoirdavantage. Le procureur de gardepartageait son opinion. CélestineHedlund fut donc libérée et s’éloignadans la Volvo avec ses parents.

Le commandant de police se gardabien de regarder qui était au volant.

1. En français dans le texte original.

SEPTIÈME PARTIE

« Rien nedure dans cemonde cruel,

pas mêmenos

souffrances. »Charlie CHAPLIN

24

Où il est question d’existerpour de bon et d’un nez tordu

Holger 1, Célestine et la comtesseVirtanen, qui avait décidé dechanger son nom pour celui deMannerheim, s’habituèrent vite àvivre dans la suite du Grand Hôtel,et trouver un château convenable nefut plus une urgence.

Surtout que cette histoire de roomservice était absolument fantastique.Gertrud réussit même à convaincre

Holger 1 et Célestine de passercommande. Au bout de quelquesjours, ils étaient devenus accros.

Chaque samedi, la comtesseorganisait une fête dans le grandsalon de l’établissement, avecGunnar et Kristina Hedlund eninvités d’honneur. De temps à autre,le roi et la reine y faisaient uneapparition.

Nombeko les laissait faire. La noted’hôtel était certes exorbitante, maisil restait une part non négligeablede l’argent des pommes de terre.Elle et son Holger avaient veillé à se

trouver un logement indépendant, àune distance confortable de lacomtesse et de ses deux courtisans.Nombeko était née et avait grandidans un taudis ; Holger dans uneferme traversée de courants d’air.Tous deux avaient ensuite partagéleur existence sur un chantier dedémolition, puis passé treize ansdans l’arrière-cuisine d’une maisonperdue au fin fond du Roslagen.

En comparaison, leur F1 bisd’Östermalm, à Stockholm, était unluxe auquel même l’éventuel

château de la comtesse n’aurait pufaire de l’ombre.

Néanmoins, s’ils voulaient un jouracquérir leur appartement, il fallaitd’abord que Holger 2 et Nombekorèglent leur problème de non-existence.

Pour Nombeko, ce fut conclu enun après-midi. Le Premier ministreappela son homologue àl’Immigration, qui appela le chefdes services de l’Immigration, qui

appela son collaborateur le plusproche, qui trouva une noteconcernant une certaine NombekoMayeki remontant à 1987, et décidaque ladite Mayeki séjournait sur lesol suédois depuis cette date et luiaccorda sur-le-champ le statut decitoyenne du royaume de Suède.

Holger 2, de son côté, se renditaux services de l’état civil àSödermalm, à Stockholm, pour leurexpliquer qu’il n’existait pas maisaurait aimé qu’il en aille autrement.Après avoir longuement déambulédans les couloirs parce qu’on le

renvoyait de bureau en bureau, onfinit par l’adresser à un certain Per-Henrik Persson, du bureau deKarlstad, car c’était le plus grandexpert du pays en matière dequestions d’état civil épineuses.

Per-Henrik Persson était unbureaucrate, certes, mais du genrepragmatique. Quand Holger 2 eutfini de lui relater son histoire,Persson tendit la main et lui pinçale bras. Sur ce, il déclara quel’existence de Holger 2 ne faisait pasde doute pour lui et que quiconqueprétendait le contraire se trompait.

Par ailleurs, deux élémentsindiquaient que Holger était suédoiset rien d’autre. Le premier était lerécit qu’il venait de lui livrer.D’après la longue expérience de Per-Henrik Persson, il était impossibled’inventer un truc pareil (pourtant,il avait échappé à tous les épisodesincluant la bombe).

Le second était que Holger avaitl’air suédois et qu’il parlait unsuédois standard – à un détail prêt :il avait demandé s’il devait retirerses chaussures quand il était entré

dans le bureau moquetté de Per-Henrik Persson.

Par souci du respect du protocole,Persson souhaitait néanmoins queHolger 2 produise un témoin, voiredeux ; des citoyens au-dessus de toutsoupçon qui pourraient se portergarants et confirmer son histoire.

— Deux témoins ? Je pense que jepeux les trouver, répondit Holger 2.Le Premier ministre et le roiferaient-ils l’affaire ?

Per-Henrik Persson déclara qu’unseul des deux suffirait amplement.

Tandis que la comtesseMannerheim et ses deux assistantsdécidaient de faire construire au lieude chercher un vieux châteauimpossible à trouver, Holger 2 etNombeko s’employèrent à vivre.Holger 2 fêta son existence toutejuste acquise en racontant juste cequ’il fallait de son histoire auprofesseur Berner de l’université deStockholm pour que ce dernierprenne la décision d’organiser uneseconde soutenance. Pendant ce

temps, Nombeko s’amusa àaccumuler cent quatre-vingts unitésde valeur en mathématiques endouze semaines, en même tempsqu’elle travaillait à plein temps entant qu’experte de la Chine, à lachancellerie.

Le soir et le week-end, le couple serendait à des conférences ou authéâtre, parfois à l’opéra, ou aurestaurant pour fréquenter sesnouveaux amis. Toutes lesoccupations du ménage, sansexception, étaient de celles qui, d’unpoint de vue objectif, pouvaient être

considérées comme normales.Holger 2 et Nombeko savouraientchaque facture glissée dans leurboîte aux lettres, car seuls ceux quiexistent vraiment en reçoivent.

Le couple instaura également unrituel : peu avant l’heure ducoucher, Holger 2 leur servait unverre de porto chacun et ilstrinquaient à une nouvelle journéesans Holger 1, Célestine et labombe.

En mai 2008, le manoir de douzepièces fut achevé. Il était entouré decinquante hectares de forêt. Holger

1 avait, en outre, explosé le budgetélaboré par Nombeko en achetantun lac tout proche, au prétexte quela comtesse ressentait le besoin depêcher le brochet de temps à autre.Pour des raisons pratiques, une pisted’atterrissage pour hélicoptèresdotée d’un appareil fut égalementconstruite. Holger 1 le pilotait entoute illégalité jusqu’au château deDrottningholm, chaque fois que lacomtesse désirait rendre visite à sesamis souverains pour déjeuner ou àl’heure du thé. Holger 1 et Célestineétaient parfois invités, surtout

depuis qu’ils avaient lancél’association Préservons lamonarchie, et fait une donation dedeux millions de couronnes.

— Deux millions pour préserver lamonarchie ? s’étonna Holger 2,alors qu’il se tenait sur le perron dunouveau manoir, un bouquet defleurs à la main, pour la pendaisonde crémaillère.

Nombeko n’avait émis aucuncommentaire.

— Tu penses que j’ai changéd’avis sur un point ou deux ?

demanda Holger 1 en invitant sonfrère et sa petite amie à entrer.

— C’est le moins qu’on puisse dire,lui répondit Holger 2, tandis queNombeko gardait toujours le silence.

Non, Holger 1 n’était pasvraiment d’accord. Le combat deleur père avait concerné un autreroi, à une autre époque. Depuis, lasociété avait évolué à bien deségards, et à temps nouveauxsolutions nouvelles, non ?

Holger 2 répondit que Holger 1racontait plus de conneries que

jamais et que son frère necomprenait sans doute même pas lefond de sa propre pensée.

— Mais continue. Je suis curieuxde connaître la suite.

Eh bien, dans les années 2000,tout allait incroyablement vite : lesvoitures, les avions, Internet, tout !Alors, les gens avaient besoin dequelque chose de stable, de durable,qui leur donne un sentiment desécurité.

— Du genre… un roi ? intervintHolger 2.

Oui, du genre un roi. Après tout,la monarchie était une institutionséculaire, alors que les connexionsInternet n’avaient guère plus d’unedécennie.

— C’est quoi, le rapport ?demanda Holger 2, sans obtenir deréponse.

Holger 1 continua en leurexpliquant qu’il valait mieux quechaque nation se rassemble autourde ses propres symboles en cetteépoque de mondialisation. Pour lui,les républicains voulaient aucontraire vendre notre pays,

échanger notre identité contre l’euroet cracher sur le drapeau suédois.

C’est à peu près à ce point de ladémonstration que Nombeko neparvint plus à se refréner. Elles’avança vers Holger 1, saisit sonnez entre son index et son majeur,et le tordit.

— Aïe ! hurla Holger 1.

— Bon Dieu, ce que ça fait dubien, commenta Nombeko.

Célestine se trouvait dans lacuisine de quatre-vingts mètres

carrés. Elle entendit le cri de Holger1 et vint à la rescousse.

— Qu’est-ce que tu fais à monchéri ? aboya-t-elle.

— Viens avec ton nez et je vais temontrer, rétorqua Nombeko.

Célestine n’était pas stupide à cepoint. Au lieu de ça, elle complétal’argumentaire de son chéri :

— Les traditions suédoises sontsévèrement menacées. Nous nepouvons pas rester assis sur nos grosculs et regarder pendant que ça sepasse. Dans ce contexte, deux

millions de couronnes, ce n’est rien.Ce qui est en jeu est énorme, vousne comprenez pas ?

Nombeko fixait le nez de sa belle-sœur avec insistance. Holger 2intervint à temps. Il prit sa petiteamie par le bras, remercia pourl’invitation et le couple quitta leslieux.

L’ex-agent B était assis sur unbanc à Gethsémani, en quête de

cette paix intérieure que luiprocurait toujours le jardin biblique.

Cette fois-ci, ça ne fonctionnaitpas. L’agent comprit qu’il lui restaitune chose à faire. Juste une.Ensuite, il pourrait laisser sonancienne vie derrière lui.

Il regagna son appartement,s’installa devant son ordinateur, seconnecta à un serveur à Gibraltar,puis envoya un message anonymenon crypté à la chancellerieisraélienne.

« Interrogez le Premier ministre

« Interrogez le Premier ministreReinfeldt au sujet de la vianded’antilope. »

Rien de plus.

Le Premier ministre Ehud Olmertse douterait de l’identité de l’auteurdu message, mais il ne pourraitjamais remonter jusqu’à lui. Dureste, il ne se donnerait même pasla peine d’essayer. L’agent B n’avaitpas été particulièrement brillant aucours de ses dernières années decarrière. En revanche, sa loyauté àl’égard de sa nation avait toujoursété sans faille.

Lors de la grande conférence surl’Irak organisée à Stockholm le 29mai 2008, la ministre des Affairesétrangères, Tzipi Livni, prit lePremier ministre suédois Reinfeldt àpart, chercha ses mots quelquessecondes, puis lui dit :

— Le Premier ministre saitcomment ça se passe quand onexerce les responsabilités qui sontles nôtres. Parfois, on sait ce qu’onne devrait pas savoir et parfois,c’est le contraire.

Le Premier ministre acquiesça. Ilsubodorait où la ministre desAffaires étrangères voulait en venir.

— La question que je vais vousposer maintenant pourra voussembler étrange. Il est probable quece soit le cas, mais le Premierministre Olmert et moi-même, aprèsmûre réflexion, avons quand mêmedécidé de la formuler.

— Transmettez mes meilleuressalutations au Premier ministre. Etposez votre question, répondit lePremier ministre Reinfeldt. J’yrépondrai du mieux que je pourrai.

La ministre des Affaires étrangèresLivni garda le silence quelquessecondes supplémentaires avantd’ouvrir la bouche :

— Est-il possible que le Premierministre ait connaissance de dixkilos de viande d’antilopeprésentant un intérêt pour l’Etatd’Israël ? Encore une fois, je vousprie de m’excuser si cette demandevous paraît saugrenue.

Le Premier ministre Reinfeldt luiadressa un sourire contraint. Ilrépondit ensuite qu’il étaitparfaitement au courant de cette

viande d’antilope, qu’elle avaitmauvais goût – elle ne comptait pasparmi ses mets favoris – et qu’onavait veillé à ce que personne n’aitplus à la goûter à l’avenir.

— Si madame la ministre desAffaires étrangères a d’autresquestions à ce sujet, je crains de nepouvoir lui apporter de réponse,conclut-il.

Non, la ministre des Affairesétrangères Livni n’avait pas besoind’en demander davantage. Elle nepartageait pas l’aversion du Premierministre pour la viande d’antilope

(elle était de toute façonvégétarienne), mais l’importantpour Israël était de savoir que laditeviande n’avait pas atterri dans lesmains d’individus n’ayant aucunrespect pour les règlesinternationales relatives àl’importation et l’exportation deproduits issus de l’abattage.

— Je suis heureux d’entendre queles bonnes relations entre nospeuples ne semblent pas remises encause, répondit le Premier ministreReinfeldt.

— Elles ne le sont pas, lui

— Elles ne le sont pas, luiconfirma la ministre des Affairesétrangères Livni.

Si malgré tout Dieu existe, il asans doute de l’humour.

Nombeko avait essayé d’avoir unenfant avec Holger 2 pendant vingtans. Elle avait renoncé à cet espoircinq ans plus tôt. Elle s’aperçutqu’elle était enceinte le jour de sesquarante-sept ans, en juillet 2008(le jour même où George W. Bushdécidait à Washington que Nelson

Mandela, lauréat du prix Nobel de lapaix et ancien président, pouvaitsans doute être rayé de la listeaméricaine consacrée auxterroristes).

Le comique de la situation nes’arrêta pas là. Car il apparutbientôt que Célestine, certes un peuplus jeune, était dans le même étatintéressant.

Holger 2 déclara à Nombeko quele monde ne méritait pas un rejetonde Célestine et de Holger 1, quoiqu’on puisse penser du monde.Nombeko était d’accord, mais insista

pour qu’ils continuent à seconcentrer sur eux-mêmes et leurbonheur, en laissant les deuxallumés et la grand-mère de l’und’eux s’occuper du leur.

Il en fut ainsi.

En avril 2009, Holger 2 etNombeko accueillirent une fille dedeux kilos et huit cent soixantegrammes, belle comme un cœur.Nombeko insista pour que sa filles’appelle Henrietta, en hommage à

sa grand-mère paternelle. Deuxjours plus tard, Célestine donnanaissance à des jumeaux parcésarienne programmée, dans uneclinique privée de Lausanne.

Deux bébés presque identiques.

Des garçons. Charles et Gustave.

A la naissance de Henrietta,Nombeko quitta son emploid’experte en relations chinoises. Elleaimait son travail, mais avait lesentiment qu’il n’y avait plus rien à

faire dans ce domaine. Par exemple,le président de la Républiquepopulaire de Chine n’aurait pas puêtre plus satisfait du royaume deSuède qu’il ne l’était déjà. Il n’avaitpas regretté une seconde d’avoirdonné la belle Volvo à Nombeko,mais comme il avait quand même euun coup de cœur pour ce véhicule, ilappela son bon ami Li Shufu, duZhejiang Geely Holding Group, pourlui suggérer que son groupe rachètel’entreprise suédoise. L’idée était audépart celle de Mlle Nombeko, mais

le président, après y avoir réfléchi,l’avait reprise à son compte.

— Je vais voir ce que je peuxfaire, monsieur le président, avaitrépondu Li Shufu.

— Si vous pouviez ensuite obtenirun bon prix pour un modèle blindépour votre président, je vous enserais très reconnaissant, avaitajouté Hu Jintao.

— Je vais voir ce que je peuxfaire, monsieur le président.

Le Premier ministre se rendit à lamaternité avec un bouquet de fleurspour féliciter les heureux parents, etpour remercier Nombeko de sacontribution exceptionnelle en tantqu’experte de la Chine. Pour nementionner qu’une de ses prouesses,elle avait obtenu du président Huque la Suède puisse financer unposte de professeur en droits del’homme à l’université de Beijing.Comment elle y était parvenuedépassait l’entendement du Premierministre, de même que celui duprésident de la Commission

européenne, José Manuel Barroso,qui avait appelé Reinfeldt pour luidemander : « How the hell did you dothat 1 ? »

— Longue vie à la petiteHenrietta, déclara le Premierministre. Et appelez-moi, quandvous voudrez reprendre du service.Je suis sûr que nous trouveronsquelque chose pour vous.Absolument sûr.

— Je vous le promets, réponditNombeko. Je vous contacterai sansdoute bientôt, car j’ai le meilleur

économiste, spécialiste en sciencespolitiques et père au foyer dumonde. Maintenant, il faut que lePremier ministre nous excuse, carc’est l’heure de la tétée de Henrietta.

Le 6 février 2010, le président dela République populaire de ChineHu Jintao atterrit à l’aéroportOliver Tambo International, près deJohannesburg, pour une visiteofficielle de deux jours auprogramme très chargé.

Il fut accueilli par Nkoana-

Il fut accueilli par Nkoana-Mashabane, la ministre des Affairesétrangères, et par quantité depotentats. Le président Hu choisit deprononcer son discours officiel àl’aéroport. Il évoqua l’avenircommun de la Chine et de l’Afriquedu Sud et déclara qu’il étaitoptimiste quant au développementde liens plus étroits entre les deuxnations. Il parla aussi de paix, dedéveloppement dans le monde etd’autres beaux principes auxquelscroyait celui qui voulait.

Ce qui différencia sa visite en

Ce qui différencia sa visite enAfrique du Sud de celles auCameroun, au Liberia, au Soudan,en Zambie et en Namibie les joursprécédents (et au Mozambiqueensuite) fut que le président insistapour passer sa soirée à Pretoria enprivé.

Le pays hôte ne pouvaitévidemment pas le lui refuser. Lavisite officielle marqua donc unepause à 19 heures, et reprit lelendemain, au petit déjeuner.

A 19 heures précises, unelimousine noire vint chercher le

président à son hôtel pourl’emmener à Hatfield, où se trouvaitl’ambassade de Suède.

Il fut reçu par l’ambassadeur enpersonne, en compagnie de sonconjoint et de son bébé.

— Bienvenue, monsieur leprésident, déclara Nombeko.

— Merci, madame l’ambassadeur,répondit le président Hu. Ce seraitquand même un comble que nousn’ayons pas le temps d’évoquer nossouvenirs de safari cette fois-ci.

— Et un peu les droits de

— Et un peu les droits del’homme, répliqua Nombeko.

— Aïe, commenta Hu Jintao en luibaisant la main.

1. « Bon sang, comment t’as fait ? »

Epilogue

On ne s’amusait plus autant auservice sanitaire de la commune deJohannesburg qu’à une époque.Depuis longtemps, il y avait desquotas de bamboulas dans cetteadministration et tout le mondecomprenait les implications de cetteévolution en termes de vocabulaireà utiliser au travail. On ne pouvaitplus, par exemple, appeler lesanalphabètes de Soweto ainsi, qu’ilsle soient ou non.

Mandela le terroriste avait fini par

Mandela le terroriste avait fini parêtre libéré, ce qui était déjà bienassez mauvais. Pire encore, lesbamboulas l’avaient élu président.Mandela avait ensuite entrepris dedétruire le pays avec sa mauditepolitique d’égalité pour tous.

Au cours de ses trente ans dans leservice, Piet du Toit avait réussi àgrimper tous les échelons de lahiérarchie jusqu’à la position device-chef.

Cependant, une nouvelle viel’attendait désormais. Son père, cedespote, était mort en laissant

l’œuvre de sa vie à son fils (sa mèreétait décédée depuis longtemps).Son père était collectionneur d’art,ce qui n’aurait pas été un problèmes’il ne s’était pas montré siconservateur dans le choix de sesacquisitions. Il avait toujours refuséd’écouter son fils. Sa collectioncomportait des Renoir, desRembrandt, un ou deux Picasso, desMonet, des Manet, des Dalí et desLéonard de Vinci.

Plus pas mal d’autres objets, maisdans l’ensemble, la cote de sacollection était minimale. Du moins

par rapport à ce qu’elle aurait puêtre, si son père ne s’était pasmontré aussi obstiné dans ses goûts.En outre, le vieux avait fait preuved’un manque de professionnalismeflagrant en accrochant ses croûteschez lui au lieu de les conserverdans un coffre-fort à température ethygrométrie constantes.

Piet du Toit avait dû attendre uneéternité avant de pouvoir mettre del’ordre dans tout ça, car son père nerefusait pas seulement d’écouter,mais également de mourir. Ce n’estque le jour de ses quatre-vingt-douze

ans, quand un quartier de pommeresta coincé dans son gosier, queson fils put enfin prendre possessionde son héritage.

Le légataire attenditl’enterrement, et pas davantage,avant de revendre la collection detableaux paternels. En quelquesminutes, le capital fut réinvestid’une manière dont son père auraitété fier, si seulement il avait étécapable d’en comprendre le bien-fondé. Le fils se trouvait à la banque

Julius Bär sur Bahnhofstrasse, àZurich, et venait d’obtenirconfirmation que la totalité de lafortune de la famille, soitl’équivalent de huit millions deuxcent cinquante-six mille francssuisses, avait été transférée sur lecompte privé d’un certain M. ChengTāo, à Shanghai.

Le fils avait investi dans l’avenir.En effet, avec la Chine en pleinboom économique matérialisé parl’expansion des classes moyennes etsupérieures, l’art traditionnel

chinois doublerait sa valeur enquelques années à peine.

Avec ce fantastique outil qu’étaitInternet, Piet du Toit avait trouvé cequ’il cherchait. Il s’était alors renduà Bâle, en Suisse, et avait passé unaccord avec Cheng Tāo et ses troisnièces pour leur acheter la totalitéde leur stock exceptionnel depoteries de la dynastie Han,chacune munie d’un certificatd’authenticité que Piet du Toit avaitausculté à la loupe : tout était enordre. Ces stupides Chinois necomprenaient pas sur quelle mine

d’or ils étaient assis. Ils allaientrentrer en Chine, avec la mère desnièces. Retourner en Chine ? Au lieude profiter de la vie en Suisse ? Lepays où Piet du Toit se sentait chezlui : il n’avait plus à fréquenter desindigènes illettrés à longueur dejournée et pouvait être entouré depersonnes de la bonne race, quipartageaient ses opinions etpossédaient éducation et classe. Pascomme ce Jaune de Cheng, toutvoûté, et sa clique. Ils avaientd’ailleurs bien raison de regagnercette partie du monde oubliée de

Dieu, où ils étaient à leur place. Ilsétaient sans doute déjà partis etc’était très bien comme ça. Cela leuréviterait de comprendre à quel pointils s’étaient fait duper.

Piet du Toit avait fait envoyerl’une des centaines de pièces chezSotheby’s, à Londres, pour la faireestimer. La compagnie d’assurancessuisse l’avait exigé, ne se contentantpas des seuls certificatsd’authenticité – les Suissespouvaient se montrer trèsbureaucratiques –, mais à Rome, faiscomme les Romains, dit le dicton.

Piet du Toit était tranquille. Arméde toute son expérience, il s’étaitassuré de l’authenticité des pièces.Puis il avait abattu ses cartes encoupant l’herbe sous le pied de sesconcurrents, qui auraient juste faitgrimper le prix.

Voilà comment on faisait desaffaires.

Le téléphone sonna à la secondeconvenue. Les gens de goût sontponctuels. C’était l’expert deSotheby’s.

— Piet du Toit à l’appareil. Enfin,

— Piet du Toit à l’appareil. Enfin,je suggère que vous m’appeliez duToit, le marchand d’art… Pardon ?Si je suis assis ?… Pourquoi, bordel ?

Un immense merci à Carina, monagent, à Sofia, mon éditrice, et àAnna, ma secrétaire d’édition, pourvotre excellent travail.

Un merci aussi immense à meslecteurs attitrés : Maria, Maud etHans, mon oncle. Et à Rixton, biensûr.

Merci également aux professeursLindkvist et Carlsson, ainsi qu’àl’inspecteur de police Loeffel àVäxjö, pour m’avoir fourni desinformations que j’ai ensuitearrangées à ma sauce. Et à

Selander, mon ami et correspondantd’Afrique, pour les mêmes raisons.

Hultman, à Zurich, a bien droit àun remerciement aussi. Et Brissman,même s’il est gardien d’animaux.

Enfin, mais ce ne sont pas lesmoins importants, je veux remercierma mère, mon père, l’Östers IF etl’île de Gotland, juste parce quevous existez.

Jonas Jonasson

Titre original : Analfabeten som kunderäkna

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© Jonas Jonasson, 2013Edition originale : Piratförlaget, Suède

Publié avec l’accord de Pontas Literary &Film Agency © Presses de la Cité, 2013

pour la traduction française Photo :

Samantha T. Photography/Getty ImagesCouverture : © Stanislas Zygart Photoauteur : Sara Arnald/Piratförlaget EAN

978-2-258-10605-5

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