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Une histoire du spleen français au XVIII e siècle Ŕ la transmission, évolution et naturalisation d'un fait anglais par Ann-Marie Hansen Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal Mémoire soumis à l‟Université McGill en vue de l‟obtention du grade de M.A. en langue et littérature françaises août 2009 © Ann-Marie Hansen, 2009

la transmission, évolution et naturalisation d'un fait anglaisdigitool.library.mcgill.ca/thesisfile86990.pdfla mode des études à ce sujet, soit le Saturn and melancholy: studies

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Une histoire du spleen français au XVIIIe siècle Ŕ

la transmission, évolution et naturalisation d'un fait anglais

par

Ann-Marie Hansen

Département de langue et littérature françaises

Université McGill, Montréal

Mémoire soumis à l‟Université McGill en vue de l‟obtention du grade de M.A.

en langue et littérature françaises

août 2009

© Ann-Marie Hansen, 2009

Résumé

L‟histoire des origines du spleen français est l‟histoire de son adoption

linguistique et conceptuelle au cours du XVIIIe siècle. Nous considérons qu‟il est

grandement influencé par le contexte socio-historique qui facilite sa transmission

de l‟Angleterre en France, de sorte que nous le concevons comme une

construction discursive formé par la production écrite de son époque. Ainsi, en

début de siècle, est d‟abord préparée son introduction par des textes qui le

présentent sans le nommer, et en 1745 paraît sa première occurrence textuelle en

langue française. Notre analyse des occurrences qui suivent révèle une richesse

sémantique représentative du développement de la notion de spleen et éclaire en

même temps son évolution et le processus de sa naturalisation qui aboutit en 1798

lorsqu‟est consacré le terme par le Dictionnaire de l’Académie française.

Abstract

The history of the French notion of spleen originates in the linguistic and

conceptual adoption thereof over the course of the 18th century. This thesis

presents spleen as a discursive construct formed by the writing of its time, and

thus takes into account the socio-historic context which surrounded its

transmission from English to French culture. Accordingly, the beginning of the

18th century saw the introduction of spleen facilitated by a number of texts which

presented the concept without naming it as such. This is followed by the first

known textual occurrence of the term in French in 1745. An analysis of the term‟s

occurrences thereafter reveals the semantic richness representative of spleen‟s

gradual conceptual development and illustrates the process of naturalisation

which in 1798 led to the consecration of the term “Spleen” by the Dictionnaire de

l’Académie française.

Remerciements

J‟aimerais présenter mes remerciements les plus sincères à mon directeur

M. Frédéric Charbonneau, qui m‟a prodigué de précieux conseils durant toutes les

étapes de ce mémoire et dont l‟encouragement a été essentiel. De chaleureux

remerciements vont également à mes relectrices, à ma famille et à Mme Hélène

Cazes.

Ce mémoire a bénéficié de l‟appui financier du CRSH et de la bourse

d‟études supérieures William Dawson en littérature française d‟Ancien Régime.

Table des matières

Introduction ..............................................................................................................1

Première partie : Contexte historique ....................................................................16

Chapitre I : Des histoires de la mélancolie ........................................................16 Histoire de la mélancolie jusqu’à l’âge classique .........................................16 La mélancolie aux siècles classiques .............................................................22 La maladie anglaise .......................................................................................28

Chapitre II : État du contact anglo-français au XVIIIe siècle ...........................35

L’influence britannique en France au XVIIIe siècle ......................................36

Les agents de liaison culturelle......................................................................39 Les réactions au fait anglais : l’anglophilie, l’anglomanie et l’anglophobie44

Deuxième partie : Vecteurs littéraires de la notion « spleen » ..............................47

Chapitre III : Les textes préparatoires ................................................................47 Les traductions ...............................................................................................48 Les textes littéraires français .........................................................................51

Les écrits de voyageurs ..................................................................................56 Chapitre IV : Les textes avec occurrences du terme ..........................................61

Le recensement et le classement chronologique ............................................61 Quelques chiffres ...........................................................................................63 Commentaires généraux ................................................................................65

• Les types d‟occurrences ..........................................................................65 • Différents sens et associations .................................................................66

Quelques cas exemplaires ..............................................................................71

• Le Blanc ...................................................................................................71

• Voltaire ....................................................................................................75 • Le Dictionnaire de l‟Académie française, 1798 ......................................79

Conclusion .............................................................................................................83

Annexe ...................................................................................................................88

Bibliographie..........................................................................................................92

I. Œuvres ............................................................................................................92 Textes contenant occurrences du terme spleen ..............................................92 Textes contenant des descriptions de la mélancolie anglaise ........................95 Autres œuvres .................................................................................................95

II. Études ...........................................................................................................96

1

Introduction

Peu de mots évoquent si universellement un seul et même moment

littéraire, voire un seul auteur, que le mot « spleen ». L‟usage qu‟en a fait

Baudelaire dans Les Fleurs du mal et les Petits Poèmes en prose1 a

irrévocablement marqué ce terme d‟origine anglaise, et le prestige accordé à son

œuvre a eu pour effet de garantir que la notion de « spleen » compte parmi les

grands thèmes de la littérature française. L‟étroite association entre le spleen et le

prince des poètes maudits, bien qu‟elle ait assuré une longue carrière à cette

notion, n‟est pourtant pas sans danger, notamment parce qu‟un seul trait finit par

dominer le portrait entier. Effectivement, le spleen français a jusqu‟à présent été

étudié presque exclusivement dans un contexte immédiatement relié à Baudelaire,

toute autre proximité conceptuelle et historique ayant été délaissée. Il en résulte

que, hors du cercle des spécialistes, la notion de spleen2 est généralement

simplifiée outre mesure sinon franchement mal interprétée. Pourtant, il s‟agit

d‟une idée riche de divers registres sémantiques, ayant connu une évolution

remarquable, et la réduire à une seule de ses multiples facettes est lui faire une

injustice considérable.

Si parmi ceux qui s‟occupent des études littéraires françaises, le spleen Ŕ

quand on prend la peine de le distinguer de la mélancolie, de l‟ennui et des autres

formes du tædium vitae Ŕ est considéré comme un sentiment poétique propre au

dix-neuvième siècle, au mouvement romantique ou aux écrits de Baudelaire, ce

n‟est pourtant pas le point de vue de tous. Chez les personnes de formation

scientifique, le spleen est plutôt réduit à une catégorie nosologique d‟emploi

historique qui servait à diagnostiquer certaines maladies de l‟esprit. Cependant, ni

l‟une ni l‟autre de ces définitions n‟est complète : dans le premier cas le spleen est

1 Le premier de ces deux ouvrages, publié en 1857, contient notamment une section intitulée

« Spleen et idéal » dans laquelle figure une suite de quatre poèmes intitulés tout simplement

« Spleen », ce sont les poèmes LXXV à LXXVIII suivant la numérotation définitive. Par ailleurs,

les Petits Poèmes en prose (1869), portent pour sous-titre Le Spleen de Paris, ce qui renforce le

lien entre leur auteur et ce thème. 2 Précisons que dans ce mémoire, partout où il est question de « spleen », nous entendons le

« spleen français », en le distinguant du spleen tel qu‟il est connu en Angleterre, sauf là où nous

spécifions explicitement le contraire.

2

clivé de ses origines physiologiques, et dans le second, le côté significatif et

manifestement culturel du phénomène est laissé de côté. Par ailleurs, aucune des

explications répandues à propos du spleen ne prend en compte l‟effet qu‟ont eu

certaines forces sociales sur son développement au dix-huitième siècle, alors

qu‟en réalité les circonstances sociopolitiques de l‟époque ont influencé son

apparition sur l‟horizon notionnel français Ŕ sa transmission en France par

exemple a dépendu largement du rapprochement entre celle-ci et la Grande-

Bretagne.

C‟est dans cette optique que nous proposons de contribuer à une histoire

des origines du spleen en France qui prendrait en considération toutes ces diverses

influences. Compte tenu de l‟importance de cette notion sur le seul plan de la

littérature française, nous estimons qu‟une présentation complète de son

développement est d‟autant plus utile que jusqu‟ici aucune étude satisfaisante sur

ce point n‟a été complétée. Cela dit, il est nécessaire avant toute chose d‟évaluer

soigneusement le paysage critique dans lequel nous nous situons. Notons de prime

abord que ce paysage est principalement formé par des travaux sur la mélancolie,

sujet assez souvent traité pour disposer de sa propre tradition critique. D‟ailleurs,

nous verrons que les études sur le spleen ressortissent effectivement à l‟évolution

des ces mêmes approches critiques.

Commençons par un ouvrage clé sur la mélancolie, celui qui a déclenché

la mode des études à ce sujet, soit le Saturn and melancholy: studies in the history

of natural philosophy, religion and art de Raymond Klibansky, Erwin Panofsky

et Fritz Saxl, paru en 1964. Innovant par son envergure et sa qualité, Saturn and

melancholy représente un essai moderne d‟investigation de certains traits

philosophiques et artistiques de ce thème ancien. En effet, Klibansky, Panofsky et

Saxl éclairent avec ce travail la dimension culturelle de la mélancolie, fournissant

la preuve que celle-ci peut offrir à cet égard un riche terrain de recherche, bien

que spécifiquement délimité ici à l‟étude de sa représentation figurée en art et en

iconographie. Dès lors, les aspects socioculturels de la mélancolie ne seront plus

interdits aux chercheurs, bien que pendant longtemps encore ils resteront moins

fréquentés que ses origines médico-scientifiques. La forte section première du

3

livre présente les sources historiques de la notion en établissant comment les

connaissances, mythes et principes acceptés dans l‟Antiquité ont permis de penser

la mélancolie Ŕ un savoir qui incluait nécessairement les théories physiologiques à

la base du concept. On y examine comment, grâce à des penseurs variés, a germé

l‟idée de la mélancolie, et on y suit de près son développement philosophique à

mesure que ces influences l‟affectaient.

Si le thème principal de Saturn and melancholy, la mélancolie dans les

arts, n‟a pas été si bien étudié depuis3, il nous paraît cependant que la partie

introductive de Klibansky, Panofsky et Saxl a inspiré elle-même toute une suite

de travaux par sa manière de faire l‟histoire de la mélancolie. Le détail avec

lequel les auteurs traitent du sujet, le soin qu‟ils prennent à relever et étudier

attentivement de si nombreux et divers écrits anciens, et à souligner ainsi la

complexité du phénomène, ont été imités depuis comme si Saturn and melancholy

avait déterminé une norme procédurale. À vrai dire, il est indéniable que cet

ouvrage a établi un barème élevé pour les études sur la mélancolie qui l‟ont suivi.

Notamment, il dépasse par sa capacité synthétique et son appréciation

multidimensionnelle de la mélancolie, plutôt qu‟uniquement médicale, un autre

bon ouvrage, à savoir l‟Histoire du traitement de la mélancolie des origines à

1900 de Jean Starobinski4. Pourtant, ce sont ces deux travaux en conjonction qui

ont défini comment la mélancolie a été étudiée par la suite.

Starobinski présente lui aussi plusieurs auteurs dont les écrits illustrent le

développement historique de son sujet, détaillant ce qu‟apporte et ce que reprend

chacun d‟entre eux. En revanche, il se penche exclusivement sur le traitement de

la maladie mélancolique. Comparativement au travail de Klibansky, Panofsky et

Saxl, celui de Starobinski, de moindre envergure, ne peut présenter qu‟une

quantité limitée de matériaux ; et la richesse du sujet y perd au profit de la

concision et de la clarté. En fait, lorsqu‟il présente les éléments de l‟histoire du

traitement de la mélancolie de manière explicitement structurée, Starobinski initie

ce qui deviendra une formule privilégiée dans la tradition des études sur la

3 Helen Watanabe-O‟Kelly demeure loin derrière avec son étude de la représentation de paysages

dits mélancoliques, Melancholie und die melancholische Landschaft (1978). 4 Cet ouvrage parut en 1960.

4

mélancolie. Par exemple, on peut considérer que Stanley Jackson5 s‟inspire de

Starobinski puisqu‟il examine, évalue et commente les éléments de son histoire de

la mélancolie de manière clairement organisée et sur un plan limité au discours

médical. Toutefois, le fait qu‟il insiste pour présenter de nombreux points de

détails historiques, certains qui se répètent, d‟autres qui se contredisent, rappelle

davantage Saturn and melancholy.

D‟autres héritiers de ces grands pionniers que furent Klibansky, Panofsky,

Saxl et Starobinski, sont Jennifer Radden, Patrick Dandrey et Georges Minois,

dont nous allons regrouper les deux premiers en raison de la structure similaire de

leurs ouvrages6. Rassemblant en anthologies des extraits avant tout médicaux, les

deux auteurs rendent accessible à leurs communautés linguistiques respectives des

moments textuels clés dans l‟histoire du concept de mélancolie. Radden et

Dandrey établissent scrupuleusement un panorama historique d‟ensemble, des

débuts antiques de la mélancolie jusqu‟à la modernité. Chacun construit en fait

une sorte de récit historique par le choix des extraits et par les présentations qui

les encadrent, de sorte que sont reprises ici la focalisation médicale et le

commentaire structuré de Starobinski.

Plus proche de la méthode de Saturn and melancholy est l‟Histoire du mal

de vivre. De la mélancolie à la dépression de Georges Minois (2003), d‟abord en

tant que véritable synthèse historique et aussi par l‟attention privilégiée qu‟il

accorde aux aspects sociaux et culturels de la mélancolie. Seulement, il est

dommage qu‟en dépit d‟un travail de recherche évidemment très approfondi,

Minois n‟ait pas suivi Klibansky, Panofsky et Saxl dans le choix de son lectorat :

l‟auteur fait de ce livre un ouvrage de vulgarisation en choisissant d‟omettre une

grande partie des références qui auraient permis que l‟on profite pleinement de ce

travail autrement impressionnant.

Par ailleurs, l‟approche de Minois diffère de celles que nous avons

mentionnées jusqu‟ici en ce qu‟elle met en œuvre une périodisation à partir de

5 Auteur de Melancholia and Depression. From Hippocratic Times to Modern Times (1986).

6 Il s‟agit de The Nature of Melancholy. From Aristotle to Kristeva (2000) de Radden et de

l‟Anthologie de l’humeur noire. Écrits sur la mélancolie d’Hippocrates à l’Encyclopédie (2005)

de Dandrey.

5

laquelle l‟auteur présente des types particuliers de mélancolie pour chaque

époque. Ce faisant Minois prend en compte ce que l‟on peut considérer comme

des variantes mélancoliques, telles que la fatigue de vivre, l‟acedia, l‟ennui,

l‟inquiétude7 et le spleen

8 par exemple. De cette manière l‟Histoire du mal de

vivre illustre une orientation dans les études sur la mélancolie qui, à l‟opposé de

celles qui veulent illustrer toute l‟histoire de la mélancolie, montre les multiples

facettes du sujet à un moment particulier.

Cette tendance vers une restriction du domaine de recherche annonce ce

que nous désirons faire, c‟est-à-dire envisager le sujet mélancolique, ou

spleenétique, dans son rapport spécifique avec le dix-huitième siècle. Ainsi

seulement sera-t-il possible de situer la transmission du spleen en France en tenant

compte des circonstances sociales, que nous jugeons d‟importance primordiale

pour la compréhension du phénomène. Voyons donc de plus près quelques

travaux dont les thèmes sont connexes au spleen pendant le dix-huitième siècle.

L‟étude dont l‟analyse est le plus nettement orientée sur le plan social est

l‟article « Civic Melancholy : English Gloom and French Enlightenment » d‟Eric

Gidal, qui traite de la perception française de la mélancolie anglaise9. Gidal étudie

de manière novatrice les observations formulées par des Français du dix-huitième

siècle sur deux caractéristiques anglaises : la liberté et le naturel mélancolique. Il

s‟efforce de situer ces observations dans la pensée contemporaine et les analyse

donc dans une perspective éminemment sociale.

Pour faire suite, le travail de Frantz Antoine Leconte, La Tradition de

l’Ennui Splénétique en France de Christine de Pisan à Baudelaire, paraît

d‟emblée exploiter la même veine que Minois en se concentrant sur une variété de

mélancolie, ainsi que l‟annonce le titre. Cependant, il s‟avère que Leconte

s‟occupe plutôt du « mal central » de l‟affectivité, commun à « la mélancolie,

l‟hypocondrie, le dégoût de la vie, la delectatio morosa, l‟acédie et l‟horror

7 L‟inquiétude est selon Minois le sentiment mélancolique répandu au dix-huitième siècle.

8 Minois ne traite du spleen que par rapport au dix-neuvième siècle.

9 Article paru en 2003.

6

loci », ainsi qu‟à l‟ennui et au spleen10

. En fait, Leconte va jusqu‟à privilégier

l‟effacement des différences terminologiques et de la particularisation qu‟ils

effectuent. Ainsi il traite d‟un registre émotionnel qui fait partie de la condition

humaine et choisit de ne pas prendre en compte l‟interprétation qui a donné une

forme à ce mal en cherchant à l‟expliquer. Cette approche originale, qui sert à

illustrer la continuité et l‟universalité d‟une expérience psychologique, fait

pourtant perdre toute utilité scientifique et historique à l‟ouvrage, qui est réduit à

des conjectures sur l‟expression sentimentale d‟un mélange éclectique

d‟écrivains.

Plus près de notre propre approche est la thèse d‟Alan Hagger : The Idea

of “Spleen” Ŕ its Origins and Development in England and France, 1660-1861,

unique travail consacré au spleen à l‟époque de son acclimatation en France. Peu

connue11

, cette thèse fait état de la recherche approfondie effectuée par Hagger.

Or, les questions principales qu‟il aborde son d‟un intérêt particulier en ce qui

concerne notre étude : il s‟occupe de ce qu‟était le spleen anglais, de la façon dont

celui-ci était perçu par les Français au dix-huitième siècle, et Ŕ question d‟intérêt

moindre pour nous Ŕ dont ils en ont fait l‟expérience au dix-neuvième siècle.

Pourtant les réponses que formule l‟auteur sont présentées de manière quelque

peu simpliste. Hagger fournit un grand nombre d‟exemples et de citations tirés de

textes de l‟époque pour montrer par exemple comment le spleen Ŕ compris au

sens large de tout sentiment mélancolique affectant les Anglais Ŕ est mis en scène

dans les écrits français du dix-huitième siècle, comment il est pensé par les

Français de cette époque. Cependant, tout en amassant et en résumant ces

exemples, Hagger néglige d‟analyser adéquatement leurs relations, et pire encore,

de situer théoriquement sa démarche. Les cas qui ont rapport au spleen sont ainsi

compilés, mais leur traitement reste au premier degré, de sorte que le résultat

n‟équivaut guère qu‟à un dossier de matière première triée et classée.

10

Frantz Antoine Leconte, La Tradition de l'Ennui Splénétique en France de Christine de Pisan à

Baudelaire, New York, Peter Lang, « Reading Plus », 1995, p. 1. 11

Le travail de Hagger (University of London, 1978) ne semble avoir été lu que par certains

collaborateurs de l‟ouvrage de Maria Luisa de Gaspari Ronc, Luca Pietromarchi et Franco Piva :

Lo "spleen" nella letteratura francese/"Le mot déguisé" : censura e interdizione linguistica nella

storia del francese, Fasano, Schena, « Atti del XVI Convegno della Società universitaria per gli

studi di lingua e letteratura francese : Trento, 29 settembre-1 ottobre 1988 », 1991.

7

En somme, nous voyons que les grands travaux à la source du

renouvellement de l‟intérêt pour la mélancolie indiquaient les chemins

méthodologiques à suivre et que, par la suite, l‟orientation socioculturelle prise

par Klibansky, Panofsky et Saxl a suscité un mouvement vers des études plus

pointues, aussi bien thématiquement que chronologiquement. Pourtant, il est

encore vrai qu‟en dépit de la croissance en nombre des études spécialisées autour

de cette partie de l‟histoire de la mélancolie qui concerne les origines du spleen

français, il existe une lacune à combler. Nous nous inscrivons donc dans la foulée,

tout en visant une certaine amélioration sur le plan théorique et méthodologique

par rapport à la thèse de Hagger, le seul chercheur à avoir tenté de présenter

honnêtement le sujet des origines du spleen français. En fait, nous considérons

que le sujet à étudier, tout particulièrement la polysémie du mot et les multiples

influences s‟exerçant sur le phénomène spleenétique imposent des contraintes

considérables quant à la manière de procéder.

Effectivement, la multiplicité et la diversité des influences qui se sont

exercées sur la notion de spleen lors de son apparition en France font que nous

avons dû trouver une manière de présenter des contradictions, voire des

incompatibilités comme faisant partie d‟un tout. Il suffit de noter que le spleen est

une nuance terminologique qui entre en usage à une époque où la théorie

humorale dont il relève est déplacée par de nouvelles connaissances scientifiques,

pour percevoir certaines des contradictions dont est criblée l‟histoire du spleen. Si

on ajoute à cela le fait que le terme « spleen », d‟origine anglaise, entre dans le

vocabulaire français à un moment où se manifestent concurremment des courants

d‟opinion opposés d‟anglophilie et d‟anglophobie, on voit à quel point la

constitution du spleen en France est marquée par des forces difficilement

conciliables. Néanmoins, il demeure que ce sont des mouvements variés et parfois

opposés qui, modifiant la notion de mélancolie, ont dû interagir avec une certaine

complémentarité pour qu‟en résulte le spleen tel qu‟on le connaît vers la fin du

dix-huitième siècle.

Avec de telles circonstances contradictoires marquant l‟émergence du

spleen français, il résulte que son mode de transmission n‟est pas évident.

8

Pourtant, si nous espérons retracer en détail les voies empruntées par ce concept,

c‟est qu‟il s‟agit d‟une question d‟importance primordiale pour qui voudrait

identifier la discipline ou la pratique responsable de son acclimatation.

Étant donné que le spleen est d‟abord une notion médicale, il serait

logique de chercher dans ce domaine la clé indiquant comment le spleen a passé

les frontières nationales. Or, à cause des bouleversements et de la modernisation

de la médecine du dix-huitième siècle, ce n‟est vraisemblablement pas du côté des

traités scientifiques qu‟il faut chercher le vecteur principal du spleen. Et si ce

n‟est pas par la médecine, il est improbable que la transmission du spleen puisse

relever d‟un seul type de savoir.

On n‟aurait sans doute pas plus de succès en cherchant du côté de

l‟activité des traducteurs d‟ouvrages anglais. Bien que les traductions aient été de

plus en plus populaires à cette époque, la pratique de domestication courante dans

cette ère des « belles infidèles » prônait l‟effacement des marques d‟étrangeté,

dans ce cas les marques de britannicité. Il est donc peu probable que ce soit par

cette voie que le terme anglais de spleen ait été principalement transmis en

France. Et si ce n‟est pas par la traduction, il est douteux que la transmission de

« spleen » puisse relever d‟une seule pratique discursive.

D‟ailleurs, la première attestation à l‟écrit du mot spleen en langue

française se trouve dans les Lettres d’un François de l‟abbé Jean-Bernard Le

Blanc, un voyageur. Par conséquent, il va falloir accorder dans l‟histoire du

spleen une place significative aux relations de voyage et autres écrits semblables.

Cependant, vue de près, la présentation du spleen sous la plume de Le Blanc et

des autres voyageur écrivains est le plus souvent brève, superficielle et, qui plus

est, sans grand rapport avec le récit principal. À vrai dire, la portée mineure du

spleen dans les textes où il apparaît est étonnamment constante, tellement que l‟on

pourrait se demander comment cette notion a pu finalement être transmise.

C‟est dans ces conditions que nous en sommes venue à considérer que la

transmission du spleen avait dû être permise par un phénomène plus général, à

savoir par l‟ensemble de la production écrite de l‟époque. Autrement dit, cette

transmission serait le résultat d‟une combinaison d‟influences, qui comprendrait

9

sans s‟y limiter celles du discours médical, des traductions et des écrits de

voyageurs. Selon cette hypothèse, nous admettons que toutes sortes d‟écrits aient

traité du spleen, et qu‟ainsi une pluralité de genres ait influencé son introduction

et conséquemment sa diffusion en France. Aux catégories de textes mentionnées

ci-dessus, il faudrait donc ajouter celle des œuvres de fiction, romanesques et

théâtrales, écrites en langue française. L‟effet cumulatif des mentions du spleen

que l‟on trouve dans ces divers types d‟écrits fait que nous les considérons

comme constituant ensemble le vecteur responsable de la diffusion du terme et de

l‟idée qu‟il représente : ils véhiculent l‟expérience du phénomène étranger12

qu‟est le spleen au cours du dix-huitième siècle.

Notons au surplus que la diffusion et la multiplication de ces textes

mettant en scène le spleen ont fait que la littérature a maintenu le thème

spleenétique dans les consciences pendant plusieurs décennies, le temps

nécessaire pour qu‟il perde graduellement son caractère d‟altérité et se naturalise.

La persistance de la production littéraire, à l‟opposé des discours parlés par

exemple, était nécessaire pour la transmission efficace du concept. Ainsi la

littérature aurait non seulement introduit le spleen en France, mais elle aurait aussi

facilité qu‟elle devînt à la longue une notion acceptée, et finalement une idée

naturalisée.

Il faut cependant distinguer la naturalisation du concept de la

naturalisation du terme, car l‟une n‟entraine pas obligatoirement l‟autre. Comme

l‟a noté Louis Petit de Julleville, « [t]ant qu‟un terme étranger n‟est employé en

français que pour désigner une coutume, un objet étranger, il n‟est pas vraiment

français ; […] il n‟est toujours qu‟un hôte de passage dans notre vocabulaire ; il

n‟y est pas réellement naturalisé. »13

Il faut donc comprendre qu‟un terme

d‟origine anglaise peut facilement être emprunté et incorporé dans des énoncés de

langue française, mais que pour réellement devenir une partie de la langue, pour

12

La notion de véhiculation de phénomènes étrangers est empruntée à une collection d‟articles

réunis autour du thème du « Medium der Fremderfahrung ». Les auteurs y envisagent dans cette

perspective la traduction littéraire, le plus clairement dans la contribution de Fred Lönker,

« Aspekte des Fremdverstehens in der literarischen Übersetzung », dans Fred Lönker (dir.), Die

Literarische Übersetzung als Medium der Fremderfahrung, Berlin, E. Schmidt, 1992, pp. 41-62. 13

Cité par Edouard Bonnaffé, L’Anglicisme et l’anglo-américanisme dans la langue française.

Dictionnaire étymologique et historique des anglicismes, Paris, Delagrave, 1920, p. xii.

10

être consacré par l‟usage, son référent étranger doit également s‟incorporer dans

la culture française. Les moyens dont nous disposons pour comprendre cette

double incorporation diffèrent ; et du coté lexical, on a développé des critères

pour mesurer le niveau d‟intégration de mots étrangers. D‟après Édouard

Bonnaffé, il y a « trois conditions […] nécessaires pour pouvoir affirmer qu‟un

anglicisme n‟est pas simplement un de ces „mots aventuriers‟, dont parle La

Bruyère, mais qu‟il a pris ou tend à prendre chez nous ses lettres de

naturalisation. »14

Selon Bonnaffé :

1º Il faut que le mot ait non seulement passé dans la langue parlée, mais

qu‟il ait la consécration en quelque sorte matérielle que donne seul le texte

imprimé ;

2º Il faut, autant que possible, qu‟il soit employé par des écrivains

connus, ou tout au moins qu‟on le rencontre dans des ouvrages faisant

autorité quant au sujet auquel il se rattache ;

3º Il faut enfin qu‟il soit employé couramment et d‟une façon

permanente, ne fût-ce que par une catégorie déterminée de personnes

(techniciens, savants ou sportsmen, par exemple).15

Suivant ces critères clairs et mesurables, le statut d‟un anglicisme est assez

facilement déterminé.

De l‟autre coté, c‟est-à-dire pour la naturalisation du concept, l‟évaluation

est moins évidente et l‟on ne peut pas profiter encore d‟instruments de mesure

concrets. Étant donné cette lacune, il faut tâcher au moins de faciliter la

compréhension du processus. Pour ce faire, nous nous inspirons de la théorie de

Fred Lönker pour conceptualiser le passage de l‟altérité d‟un fait à son intégration

culturelle16

. Lönker postule qu‟à chaque interaction entre un tel fait et une culture

d‟arrivée, celui-ci modifie celle-là dans son horizon de connaissances et

d‟interprétation (der Wissens- und Interpretationshorizont). Ainsi l‟horizon du

connu est étendu petit à petit et le fait jadis étranger devient concevable. D‟après

Lönker :

chaque expérience se déroule en fonction d‟un certain horizon de

connaissances et d‟interprétation, constitué d'un ensemble plus ou moins

déterminé de connaissances, expériences, aperçus, opinions et règles.

14

Bonnaffé, p. xiii. 15

Ibid. 16

Cf. l‟article « Aspekte des Fremdverstehens in der literarischen Übersetzung ».

11

Toute expérience nouvelle est nécessairement évaluée par rapport à ce

fond, et c‟est à partir de lui qu‟on l‟interprète soit comme occurrence ou

variation du connu, à moins qu‟elle n‟entraîne une modification de cet

horizon.17

Il en résulte par conséquent que quelque chose peut devenir moins étrange18

lorsque l‟horizon, qui n‟a jamais été une limite fixe, se déplace en changeant avec

la perspective de l‟observateur19

. Nous pensons, en ce qui concerne le spleen et la

culture française, qu‟au cours de leur contact l‟horizon culturel a été à ce point

modifié que l‟idée du spleen a fini par y être intégrée, et cela dès avant la fin du

dix-huitième siècle. C‟est pourquoi nous aimerions examiner comment le

processus de rapprochement a eu lieu20

. La naturalisation dut être effective au

plus tard en 1798, quand le terme fut admis par l‟Académie française dans son

Dictionnaire, celle-ci reconnaissant en même temps par ce geste la pleine

intégration de la notion21

.

Dans un autre ordre d‟idées, nous croyons nécessaire de préciser notre

méthode et l‟approche historique que nous privilégions. Ici encore, le sujet

détermine en grande partie la marche à suivre. Comme nous tenons à retracer

l‟évolution du spleen en territoire français, il faut prendre en considération les

faits et les discours variés qui l‟ont influencée, et ne pas répéter les erreurs de

ceux qui, moins soucieux d‟une présentation rigoureuse, ont souvent séparé les

éléments disparates et délaissé des parties significatives de l‟histoire du spleen en

fonction du biais avec lequel ils l‟abordaient. Étant donné la complexité des

17

« [J]ede Erfahrung findet auf einem Wissens- und Interpretationshorizont statt, in dem

Kenntnisse, Erfahrungen, Einsichten, Meinungen und Regeln in mehr oder weniger bestimmter

Form integriert sind. Jede neue Erfahrung wird notwendig auf diesen Hintergrund bezogen und

von ihm her als Fall oder Modifikation von Bekanntem interpretiert, oder aber sie bewirkt eine

Änderung dieses Horizontes. » Lönker, p. 48. Notre traduction. 18

Lönker emploi le terme « fremd ». 19

Hans-Georg Gadamer note à propos de cette métaphore de l‟horizon dans la phénoménologie

husserlienne : « Ein Horizont ist ja keine Grenze, sondern etwas, das mitwandert und zum

weiteren Vordringen einlädt. » Wahrheit und Methode. Grundzüge einer philosophischen

Hermeneutik, Tübingen, Mohr, 1972, p. 232. 20

Horst Turk développe l‟idée et la métaphore de la naturalisation (Einbürgerung) d‟éléments

culturels dans son article « Alienität und Alterität als Schlüsselbegriffe einer Kultursemantik »

(Jahrbuch für Internationale Germanistik, vol. XXII, no 1, 1990). 21

Turk indique que la naturalisation officielle est précédée par l‟assimilation : « Im Unterschied

zum Gastrecht, das lediglich die Angleichung oder Assimilation vorsieht, setzt die Verleihung des

Bürgerrechts die Angleichung oder Assimilation bereits voraus » (p. 21). Et quoi de plus approprié

que la reconnaissance de l‟Académie française comme équivalent à des lettres de naturalisation ?

12

circonstances historiques qui entourent ce sujet, il faut se demander comment

arriver à une vue d‟ensemble sans pourtant simplifier trop les faits ni commettre

ce péché de procédure historique qu‟est l‟imposition rétrospective d‟un sens et

d‟un ordre téléologique sur le passé. Comment évaluer l‟apport de forces

antagonistes dans ce contexte, telles l‟anglophilie et l‟anglophobie, sans les

réconcilier artificiellement et amoindrir ainsi la validité de leur opposition

historique ? La tentation de l‟explication doit être surmontée en faveur d‟un

travail d‟observation afin d‟éviter le présentisme et de permettre une évaluation

aussi objective que possible de ce qu‟a été le parcours du spleen français.

Ajoutons que le projet d‟écrire l‟histoire d‟une idée et non d‟un fait

historique traditionnel impose des conditions de travail particulières. En vérité,

l‟immatérialité de ce genre de sujet a pour conséquence que manquent les repères

conventionnels que l‟on observe normalement dans l‟établissement de l‟histoire.

Les attitudes, les connaissances et les croyances qui constituent en revanche, dans

l‟histoire d‟une abstraction, les clés de l‟évolution, sont moins faciles à identifier

et à étudier que des faits concrets. De plus, notons que le développement des idées

est un lent processus où rien ne change, ne naît, ni ne meurt soudainement, où tout

dépend de l‟accumulation ou de la perte graduelle d‟une masse critique de

personnes qui souscrivent à une opinion ou qui détiennent un savoir. L‟obtention

de cette masse critique dépend non seulement des progressistes, mais surtout des

traditionnalistes réticents à modifier leur point de vue. Une conséquence de cette

vie lente est que nécessairement l‟époque à prendre en compte est étendue,

l‟évolution s‟accomplissant par de menues gradations. Il en résulte que

l‟établissement de l‟histoire d‟un concept requiert une lecture particulièrement

attentive des sources dans lesquelles cette histoire aurait pu laisser des traces, afin

de relever les détails qui témoignent de sa transformation progressive.

Ainsi, pour répondre aux défis posés par la nature du travail que nous nous

proposons de réaliser, nous avons puisé dans le champ des études historiques et

identifié dans l‟archéologie foucaldienne une théorisation de l‟histoire qui permet

d‟éclairer la constitution du fait spleenétique. En appliquant cette approche à notre

projet, il devient possible de concevoir l‟évolution du spleen de manière

13

raisonnée. Notons d‟abord que ce que nous retenons principalement de

l‟archéologie est une méthode d‟analyse comparative, qui accepte que « les

contradictions ne sont ni apparences à surmonter, ni principes secrets qu‟il

faudrait dégager [mais] des objets à décrire pour eux-mêmes »22

. Ainsi, cette

approche, « qui n‟est pas destinée à réduire la diversité des [faits qu‟elle

considère] et à dessiner l‟unité qui doit les totaliser, mais qui est destinée à

répartir leur diversité dans des figures différentes »23

, nous paraît propre à rendre

compte des énoncés variés et contradictoires associés au développement du

spleen.

Un autre attrait de la pensée foucaldienne est que son auteur considère que

le discours est un objet valable de l‟histoire, « constitué par l‟ensemble de tous les

énoncés effectifs (qu‟ils aient été parlés et écrits) », de manière que « le matériau

qu‟on a à traiter dans sa neutralité première, c‟est une population d‟événements

dans l‟espace du discours en général. »24

En conséquence, nous pouvons

considérer le spleen, ou pour mieux dire le discours spleenétique, comme produit

des conditions discursives dans lesquelles il survient. En vérité c‟est un

phénomène similaire à celui que Foucault décrit pour la folie :

[Elle] a été constituée par l‟ensemble de ce qui a été dit dans le groupe de

tous les énoncés qui la nommaient, la découpaient, la décrivaient,

l‟expliquaient, racontaient ses développements, indiquaient ses diverses

corrélations, la jugeaient, et éventuellement lui prêtaient la parole en

articulant, en son nom, des discours qui devaient passer pour être les

siens.25

De plus, cette façon de faire de l‟histoire « une description des événements

discursifs »26

, éclaire notre projet en définissant son but : « saisir l‟énoncé dans

l‟étroitesse et la singularité de son événement ; […] déterminer les conditions de

son existence, […] en fixer au plus juste les limites, […] établir ses corrélations

aux autres énoncés qui peuvent lui être liés »27

. Ces propos constituent pour nous

22

Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, 2002 (1969), p. 198. 23

Ibid., pp. 208-209. 24

Ibid., p. 38. 25

Ibid., p. 45. 26

Ibid., pp. 38-39, souligné dans l‟original. 27

Ibid., p. 40.

14

quasiment un programme de lecture avec lequel nous aborderons les textes qui

traitent du spleen.

Il suit de tout cela que nous allons procéder à l‟identification et à l‟analyse

des discours associés au spleen, plus spécifiquement dans le domaine de l‟écrit.

Parmi les énoncés les plus importants, on peut mentionner ceux qui relèvent de la

médecine, de la sociologie et de la politique du dix-huitième siècle, dont les

manifestations particulières vont naturellement varier selon l‟énonciateur et

l‟énoncé. L‟étude des écrits traitant du spleen en langue française, et

particulièrement l‟analyse textuelle des occurrences du terme même, constituera

par conséquent l‟essentiel de notre travail, puisque c‟est à travers ces exemples

que nous espérons retracer quelle a été la formation du spleen. Finalement, à

partir de ces éléments discursifs, nous allons sonder les circonstances susceptibles

d‟avoir influencé la transmission, l‟adoption et l‟évolution du spleen en France.

Pour cela, il importe que la portée des textes soit évaluée, afin de reconnaître

d‟une part les discours plus larges dont ils relèvent, et d‟autre part l‟influence

qu‟ils ont pu avoir sur la scène intellectuelle. C‟est ainsi que l‟importance à

accorder à chaque exemple dans le développement de l‟idée du spleen sera

mesurée, pour que par exemple la lettre du 28 octobre 1760 qu‟écrit Diderot à

Sophie Volland ne soit pas prise pour égale des Lettres d’un François de Jean-

Bernard Le Blanc, rééditées plusieurs fois et donc de réception tout autre. Jouant

de rôles inégaux dans l‟histoire du spleen28

, ces écrits doivent nécessairement être

traités de manières différentes.

En fin de compte, on peut donc dire que l‟entreprise ici proposée est une

évaluation critique du devenir du discours spleenétique, tel qu‟on le trouve dans

les textes attestant de l‟émergence de cette notion au dix-huitième siècle. En

procédant à partir de la consultation de documents d‟époque où il est question du

spleen, nous espérons reconstituer son histoire : explorer la façon dont l‟idée

arrive en France et dont elle évolue dans sa culture d‟adoption jusqu‟à y être

naturalisée. Il s‟agit ainsi d‟observer la manière dont a été constituée la notion de

28

On pourrait même dire qu‟entre ces deux cas ce ne sont que les Lettres de Le Blanc qui influent

sur la réception du spleen, alors que la lettre de Diderot, non moins valide comme illustration, est

plutôt un témoignage de l‟état de développement de la notion.

15

« spleen » grâce à l‟interaction de divers éléments conceptuels et influences

historiques, identifiables dans les écrits contemporains.

À cette fin, nous établirons d‟abord le contexte historique dans lequel

émerge le spleen français. Dans un premier temps, il sera question de la

mélancolie à laquelle ressortit cette notion, de sorte que nous présenterons en

abrégé l‟histoire de ses formes antiques, renaissantes et classiques.

Deuxièmement, nous nous pencherons sur le rapport socioculturel franco-anglais

de l‟époque qui semble avoir influencé dans l‟immédiat la transmission

interculturelle du spleen au XVIIIe siècle. Dans cette perspective nous

considérerons l‟influence britannique en France, les agents de liaison culturelle et

les diverses réactions françaises au fait anglais. Par la suite nous examinerons

quelques exemples représentatifs de textes préparatoires Ŕ c‟est-à-dire de ces

textes où est présenté le spleen avant qu‟il soit ainsi nommé Ŕ afin d‟élucider le

rapprochement et l‟intégration du fait spleen à la culture française. Finalement

nous aurons amassé les outils contextuels nécessaires pour aborder l‟étude du mot

« spleen », les occurrences recensées étant le témoignage manifeste de sa

naturalisation linguistique et conceptuelle. Et ainsi s‟articulera notre modeste

contribution à l‟histoire du spleen français.

16

Première partie : Contexte historique

Chapitre I : Des histoires de la mélancolie

Histoire de la mélancolie jusqu’à l’âge classique

L‟histoire de la mélancolie est marquée par une grande richesse

sémantique, qui vient de ce qu‟elle ne peut pas être entièrement expliquée par ce

qu‟on appelle « le goût de la continuité verbale »29

. En effet, les divers usages de

ce terme ne se remplacent pas au fil du temps, mais sont plutôt employées

concurremment, de sorte que le mot « mélancolie » a pu désigner une humeur,

une maladie Ŕ ce ne sont pas toujours les mêmes symptômes Ŕ, un tempérament

ou encore un état d‟esprit plus ou moins passager, selon l‟usage que l‟on en

faisait30

.

À la base, la mélancolie désigne la substance aussi nommée bile noire. Au

vrai, c‟est ce qu‟exprime littéralement l‟étymologie de ce terme d‟origine

grecque, μελαγχολία (melankholia)31

, qui remonte au corpus hippocratique du Ve

siècle avant notre ère32

Ŕ date de naissance effective de cette notion qui est la

mélancolie. Nous verrons par la suite que c‟est à partir de cette humeur que le mot

mélancolie fut appliqué à d‟autres signifiés qui y étaient associés. En fait, c‟est en

tant qu‟humeur que la mélancolie a développé une si grande et durable

importance culturelle, puisque c‟est sur la doctrine humorale qu‟est basée la

médecine grecque, et, par extension, toute la médecine occidentale. Comme le

note Jackson, la théorie humorale a été le principal schéma explicatif pour

concevoir la maladie pendant quelques deux mille ans33

.

29

Jean Starobinski, Histoire du traitement de la mélancolie des origines à 1900, Basle, J.R. Geigy,

« Acta psychosomatica », 1960, p. 9. Selon Starobinski, ce goût ferait que « l‟on recourt aux

mêmes vocables pour désigner des phénomènes divers », volonté conservatrice qui pourrait

expliquer que l‟on ait maintenu l‟usage de ce terme pendant plus de deux mille ans. Pourtant, cela

n‟explique pas pourquoi le mot de « mélancolie » sert à nommer plus d‟un signifié. 30

Stanley W. Jackson, Melancholia and Depression. From Hippocratic Times to Modern Times,

New Haven, Yale University Press, 1986, pp. 3, 7. 31

Plus tard on adoptera en latin le terme atrabile, calqué sur mélancolie Ŕ les racines atra et bilis

traduisent leurs équivalents grecs melas et kholè, signifiant respectivement « noir » et « bile ». 32

Patrick Dandrey, Anthologie de l’humeur noire : écrits sur la mélancolie d’Hippocrate à

l’Encyclopédie, Paris, Le Promeneur, 2005, p. 9. 33

Jackson, p. 7.

17

La doctrine humorale, pour le dire très simplement, consiste à expliquer la

santé de l‟homme comme dépendant de l‟équilibre des quatre humeurs trouvées

dans le corps34

, à savoir le sang, la bile jaune, la mélancolie ou bile noire et le

phlegme. On considère que l‟humeur atrabilaire est conservée dans la rate35

, qui a

pour fonction de filtrer cette bile noire dans le sang36

. Dans un réseau d‟analogies

que l‟on développa longtemps, les quatre humeurs furent d‟abord associées aux

éléments cardinaux (feu, air, terre, eau) et alliées avec une paire de qualités

primaires (chaud, froid, sec, humide)37

. Au fur et à mesure que le système

humoral fut développé, des correspondances supplémentaires furent établies,

notamment avec les saisons et les âges de l‟homme. Il en résulta que la

mélancolie « par la vertu de l‟analogie, [s‟est vue] liée à la terre (qui est sèche et

froide), à l‟âge présénile, et à l‟automne, saison dangereuse où l‟atrabile exerce sa

plus grande force. »38

Remarquons que la bile noire était estimée l‟humeur la plus

néfaste des quatre39

, à cause de son association au froid et au sec, ces qualités

étant considérées comme opposées aux forces vitales40

. Cependant, en dépit de

ces connotations négatives, la mélancolie demeurait une humeur naturelle, et, par

là, nécessaire, en juste proportion, au maintien de l‟état de santé.

Comme un équilibre parfait, humoral ou autre, est peu commun en réalité,

il n‟était pas vraiment possible de considérer toute forme de déséquilibre comme

maladif. Par conséquent, si celui-ci n‟était que modéré, la ou les humeurs

dominantes déterminaient la disposition de l‟individu selon ce qui est devenu la

34

Jackson, p. 31. 35

En anglais la rate étant dénommée spleen, l‟association de la mélancolie avec cet organe est

d‟importance capitale pour notre étude sur la notion mélancolique française de ce nom. 36

Ibid., p. 10. 37

À partir de ces associations seront dérivés plus tard les traitements de la mélancolie. Le principe

était de combattre la nature froide et sèche de la mélancolie avec des aliments, médicaments et

habitudes associés avec le chaud et l‟humide. Les ouvrages Histoire du traitement de la

mélancolie des origines à 1900 de Jean Starobinski et Melancholia and Depression de Stanley W.

Jackson présentent en profondeur l‟histoire du traitement de la mélancolie. 38

Starobinski, p. 12. 39

Ibid., p. 14. 40

Helen Watanabe-O‟Kelly, Melancholie und die melancholische Landschaft : ein Beitrag zur

Geistesgeschichte des 17. Jahrhunderts, Bern, A. Francke, « Basler Studien zur deutschen Sprache

und Literatur », 1978, p. 16. Le sang par contre était l‟humeur la plus valorisée, dont les qualités

étaient considérées les plus positives pour la vie.

18

doctrine des Quatre Tempéraments41

. Ainsi, le caractère mélancolique était

« compatible avec la santé mais propice au déclenchement de la maladie

atrabilaire »42

. Notons qu‟un quelconque facteur environnemental ou qu‟un

comportement immodéré43

pouvait entraîner un tel dérapage chez un individu du

type mélancolique puisqu‟il y était déjà enclin. Le mode de vie intellectuel, ainsi

que la vie monastique, par exemple, étaient considérés comme favorables à la

mélancolie à cause de leur manque d‟équilibre. Par ailleurs, un déséquilibre

humoral trop poussé Ŕ qui pouvait être un état temporaire causé par les facteurs

que nous venons de mentionner, ou bien un déséquilibre plus constant dans la

crase44

de l‟individu Ŕ causait la mélancolie pathologique45

. Ajoutons que les

symptômes de la mélancolie pathologique s‟approchent des caractéristiques du

tempérament mélancolique, différenciés surtout par le degré auquel ils atteignent.

Qui plus est, on distinguait deux types de l‟humeur mélancolique, ce qui

permettait d‟expliquer les deux modes mélancoliques, c‟est-à-dire le tempérament

et la maladie46

ou encore la mélancolie habituelle mais tempérée et la mélancolie

temporaire mais d‟expression forte. D‟une part, il y avait la bile noire naturelle,

qui était innée et nécessaire à la santé, ne causant de problèmes qu‟en abondance

excessive. D‟autre part, la bile noire non naturelle était produite par la

combustion, ou adustion, d‟une autre humeur Ŕ le plus souvent la bile jaune Ŕ

occasionnée par de l‟immodération dans les passions, une mauvaise diète ou

41

Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl, Saturn and melancholy: studies in the

history of natural philosophy, religion and art, Londres, Nelson, 1964, p. 41. 42

Dandrey, p. 20. 43

L‟influence des « six non naturels », c‟est-à-dire des facteurs environnementaux et des

comportements sur le fonctionnement psychosomatique du corps était, avec la théorie humorale,

un autre élément important du galénisme médical ayant duré jusqu‟au XIXe siècle (Armelle

Debru-Poncet, « Galénisme », dans Michel Blay, Robert Halleux et Georges Barthélemy (dirs),

La science classique, XVIe-XVIIIe siècle. Dictionnaire critique, Paris, Flammarion, 1998, p. 541).

À titre d‟information : « The six non-naturals, or the six things non-natural, were usually air,

exercise and rest, sleep and wakefulness, food and drink, excretion and retention of superfluities,

and the passions or perturbations of the soul. » (Jackson, p. 11) 44

La crase est le « mélange des humeurs, [l‟]équivalent du tempérament », qui détermine l‟état de

santé de l‟individu (Dandrey, p. 761). 45

Notons que l‟opinion que la maladie mélancolique était causée par une humeur n‟était pas

universellement partagée. Soranus d‟Ephèse par exemple rejetait l‟interprétation humorale en

faveur d‟une explication par la « stricture [sic] des fibres » du corps (Starobinski, p. 22, souligné

dans l‟original ; Jackson, p. 34). Cependant, pour ne pas alourdir inutilement notre analyse, nous

nous limitons à résumer les opinions, savoirs et pratiques généralement répandus et acceptés. 46

Klibansky et al., p. 105.

19

quelque désordre physiologique47

. Cette bile noire aduste causait régulièrement

des poussées de mélancolie pathologique. Par ailleurs, puisque cette mélancolie

non naturelle pouvait avoir été tout type d‟humeur à l‟origine48

, les mélancoliques

souffrant d‟un excès de cette humeur pouvaient manifester des caractéristiques

particulières à l‟humeur de base en même temps que les marques de la

mélancolie. Ainsi fut expliquée la diversité des manifestations mélancoliques49

,

que Klibansky, Panofsky et Saxl vont jusqu‟à décrire comme « [l‟]infinie variété

des symptômes de la mélancolie »50

, et qui incluent notamment « dépression,

hallucinations, états maniaques, [et] crises convulsives »51

. Par ailleurs, on

remarque que peuvent aussi survenir « „de violentes douleurs d‟estomac qui se

propagent dans le dos ; […] le malade vomit parfois des substances chaudes,

acides, qui causent de l‟agacement aux dents.‟ »52

Le mélange d‟éléments physiques et psychiques au plan étiologique relève

du fait que dans la conception médicale des Anciens, le corps et l‟esprit ne sont

pas dissociés ni même nettement distingués. En fait on considère que les états

psychologiques et émotionnels influent sur le corps, et également que les

conditions somatiques affectent l‟esprit53

, interrelation pleinement réalisée dans

l‟état psychosomatique de la mélancolie pathologique. En effet, la mélancolie se

manifeste traditionnellement par des symptômes psychologiques aussi bien que

physiques. Encore aujourd‟hui nous associons ces premiers à la mélancolie, alors

que la catégorie des symptômes physiques, qui ressortissaient à l‟explication

humorale, est passée de mode depuis le déclin de cette théorie. De toute façon, les

éléments les plus récurrents, et à vrai dire les plus essentiels au diagnostic de

mélancolie pathologique sont, depuis toujours, la frayeur et la tristesse qui

durent54

. Dès la première mention de la mélancolie, dans les Aphorismes

47

Jackson, pp. 10-11. 48

Ibid., p. 10. 49

Klibansky et al., pp. 149-151. 50

Ibid., p. 149. 51

Starobinski, p. 15. 52

Galien, cité dans Starobinski (p. 26). Ce ne sont que quelques exemples, la variété des

symptômes étant bien trop étendue pour être entièrement énumérée ici. 53

Jackson, p. 30. 54

Ibid., p. 4.

20

d‟Hippocrate, on constate que « [s]i crainte ou tristesse persiste durablement, le

cas est mélancolique »55

. Il s‟ensuit que pour les Anciens, ces deux éléments sont

« les symptômes cardinaux de l‟affection mélancolique »56

. Le plus souvent on

ajoutera que, pour qu‟il y ait mélancolie, ces émotions devront être sans cause

extrinsèque57

. Les autres manifestations de la maladie, maux émotionnels comme

physiques, varient considérablement d‟un cas à l‟autre. Ainsi chez un seul auteur

antique, Archigène, les symptômes de la mélancolie incluaient :

une peau sombre, la bouffissure, une odeur fétide, la gourmandise associée

à une maigreur permanente, la dépression, la misanthropie, les tendances

suicidaires, les rêves véridiques, les peurs, les visions et les brusques

passages de l‟hostilité, de la mesquinerie et de l‟avarice à la sociabilité et

la générosité.

Si le cas était extrême, la mélancolie pouvait se manifester par :

les hallucinations en tous genres, la peur des daimones, les illusions […],

l‟extase religieuse, et des obsessions insolites telles que la tendance

irrépressible à se prendre pour un vase en terre cuite.58

Et ce ne sont là que les symptômes neuropsychiatriques !

Par ailleurs, on distingue trois types de la maladie mélancolique selon la

région du corps qui en est le siège, et ces trois variétés de mélancolie présentent

des symptômes différents qui permettent de les distinguer et de les traiter

spécifiquement59

. L‟une d‟elles est située dans les hypocondres60

, d‟où, croit-on,

montent des vapeurs qui finissent par affecter le cerveau61

. Dans ces cas, « il y a

engorgement, stase, obstruction, gonflement dans la région des hypocondres [et la

mélancolie] se manifeste par des éructations, des chaleurs, des digestions lentes,

55

La traduction est de Dandrey (p. 11). 56

Starobinski, p. 14. 57

Jennifer Radden (éd.), The Nature of Melancholy. From Aristotle to Kristeva, New York,

Oxford University Press, 2000, p. 11. 58

Klibansky et al., p. 98. 59

Jackson, p. 44. 60

En anatomie, les hypocondres sont les « parties latérales de l‟abdomen, situées sous le bord

inférieur des côtes, de part et d‟autre de l‟épigastre. » (« Hypocondre », dans Le Trésor de la

Langue Française informatisé, <http://atilf.atilf.fr/>, 20 février 2009) Dans l‟hypocondre gauche

on trouve notamment la rate (Jean-François Féraud. « Hypocondre », dans Dictionaire critique de

la langue française, Marseille, Mossy, 1787-1788, s.v. 61

Starobinski, p. 26. Des deux autres variétés mélancoliques l‟une affecte le cerveau directement

alors que l‟autre est généralisée et passe par le sang pour atteindre l‟encéphale.

21

des flatulences. »62

En plus, « ces fumées qui montent de l‟estomac expliquent

non seulement les idées noires, mais encore certaines hallucinations ; elles

obscurcissent l‟esprit »63

.

En dépit du fait que l‟humeur, la maladie et le tempérament mélancolique

sont à la fois craints et méprisés, il est important de noter que la mélancolie n‟est

pas vue de façon entièrement négative dans la conception antique. En fait, elle y

est associée avec les héros qui en souffrent64

et avec leurs qualités

exceptionnelles. C‟est dans le Problème aristotélicien65

XXX, 1, qu‟est le plus

explicitement exposé le lien entre mélancolie et génie, et où est d‟emblée

présentée l‟idée que tous les grands hommes sont mélancoliques66

:

Pourquoi tous les hommes qui furent exceptionnels en philosophie, en

politique, en poésie ou dans les arts étaient-ils manifestement

mélancoliques, et quelques-uns au point d‟être pris des accès causés par la

bile noire, comme il est dit d‟Héraclès dans les [mythes] héroïques ?67

Notons que le rapport entre la mélancolie et le génie est généralement causal,

mais diversement selon le théoricien. Dans la pensée aristotélicienne, une

surabondance de l‟humeur mélancolique entraîne un tempérament de ce type, qui

est prédisposé aux manifestations du génie68

. Par contre, pour Rufus d‟Ephèse, et

pour Galien qui le reprend, c‟est le fait de beaucoup réfléchir et étudier, bref le

mode de vie du génie qui cause la mélancolie69

en fortifiant les conditions

physiques qui y prédisposent. En tout état de cause, il résulta des deux

explications une valorisation de la mélancolie à travers une telle connotation

positive. D‟ailleurs, avec le développement de la notion de génie à la

Renaissance, cette association fut popularisée et la mélancolie finit par être

62

Starobinski, p. 26. 63

Ibid. 64

Klibansky et al., p. 45. 65

Jadis attribué à Aristote, cet écrit est maintenant considéré comme étant de la main de

Theophraste ou d‟un autre disciple aristotélicien (Jackson, p. 31 ; Dandrey, p. 35). 66

Cette thèse sera reprise et augmentée à la Renaissance (Watanabe-O‟Kelly, p. 21), époque à

laquelle fut véritablement développée la notion de génie (Klibansky et al., p. 91). 67

Klibansky et al., p. 52. L‟insertion de « [mythes] » figure dans la traduction et n‟est pas de nous. 68

Klibansky et al., p. 101 ; Jackson, p. 32. 69

Klibansky et al., p. 101 ; Jackson, p. 37.

22

communément considérée comme une marque de distinction70

que l‟on voulait

s‟approprier, surtout dans les milieux privilégiés.

Enfin, on comprend que la mélancolie, en plus d‟être polysémique, peut

donner lieu à des représentations multidimensionnelles, mais également que ces

pluralités sont étonnamment constantes à travers les siècles. Cela découle de la

transmission plus ou moins fidèle du savoir médical à travers temps et espace Ŕ de

l‟Antiquité grecque à l‟Occident baroque. Dans une culture de respect pour la

tradition, de génération en génération, de théoricien en théoricien, on reprenait en

règle générale les écrits de ses prédécesseurs sans hasarder de critique ou de

nouveauté. Jennifer Radden décrit le discours mélancolique comme un dialogue

tenu entre les médecins et les théoriciens de la mélancolie et leurs prédécesseurs,

où les nouvelles interventions sont des relectures et des reformulations des

interventions précédentes71

. C‟est conséquemment un discours caractérisé par un

conservatisme remarquable, d‟autant que « [l]es ouvrages médicaux du moyen

âge, de la Renaissance et de l‟âge baroque ne sont, dans leur grande majorité,

qu‟une studieuse paraphrase de Galien »72

. Dans de telles conditions, nous

verrons que ce n‟est qu‟avec le déclin graduel de la médecine galénique aux

siècles classiques que la mélancolie pourra changer, et à ce moment-là le

changement sera radical.

La mélancolie aux siècles classiques

Comme nous venons de le montrer, après des siècles de reprises et de

reformulations, le discours médical liait assez étroitement la Grèce antique à

l‟Europe renaissante73

. Or, à partir de cette dernière époque, d‟importants

changements conceptuels commencèrent à influencer profondément le domaine

de la science. Dès le XVIIe siècle, le champ médical a été bouleversé à plusieurs

70

Jackson, p. 105. 71

Radden, p. ix. Un conservatisme similaire est remarquable dans le traitement de la mélancolie à

travers les âges, comme l‟ont démontré Jean Starobinski et Stanley W. Jackson. Le premier

constate qu‟il « n‟est pas rare de voir des techniques anciennes ou arriérées, soutenues par leur

réputation d‟efficacité, se maintenir en recourant à des justifications et à des rationalisations

périodiquement rajeunies. » (Starobinski, p. 18) 72

Ibid., p. 25. 73

Jackson, p. 116.

23

reprises par des découvertes et des avancées scientifiques74

. Il s‟agissait d‟une

véritable révolution théorique étant donné que l‟on remettait en cause la

traditionnelle théorie humorale75

, entraînant son déclin définitif ainsi que celui,

plus général, de la médecine galénique76

. D‟ailleurs, puisque ces édifices

théoriques détruits étaient les fondements du concept de mélancolie, on considère

que les siècles classiques ont vu la décadence de la doctrine « médico-morale de

l‟humeur noire »77

. La bile noire était dès lors réduite, selon l‟expression de

Patrick Dandrey, au « statut de fable erronée »78

. Remarquons que sous le vocable

« mélancolie », dans le Dictionnaire universel françois et latin (dit le dictionnaire

de Trévoux) et dans l‟Encyclopédie de Diderot et d‟Alembert, le sens humoral de

la mélancolie est présenté au passé, à l‟historique79

. Par exemple, dans le

dictionnaire de Trévoux on lit: « Dans le systême des Anciens elle [l‟humeur

mélancolique] étoit froide et sèche, & formoit le tempérament froid & sec. Ils la

regardoient comme une humeur naturelle, filtrée par la rate. On sait aujourd’hui

que cet [sic] humeur n’existe pas dans l‟état naturel »80

. De plus, dans l‟entrée

correspondante du Dictionnaire françois contenant les mots et les choses de

Richelet, comparativement succincte il est vrai, est absente toute mention du sens

humoral du terme81

.

74

Dandrey, p. 596. 75

Jackson, p. 116. 76

Ibid., p. 79. 77

Dandrey, p. 593. 78

Ibid., p. 595. 79

Ceci a été souligné par Patrick Dandrey (p. 749) et Frédéric Charbonneau (« Mélancolies à la

dérive », à paraître dans les Actes du colloque Miroirs de la mélancolie, tenu à Victoria du 5 au 7

octobre 2007, aux Presses Universitaires de Lausanne, p. 3). 80

(« Mélancolie », Dictionnaire universel françois et latin [Dictionnaire de Trévoux], Paris,

Compagnie des libraires associés, 1771, t. V, s.v., nous soulignons.) Dans l‟article de

l‟Encyclopédie on lit des commentaires tels que : « Melancholie […] est un nom […] dont

Hippocrate s’est servi pour désigner une maladie qu‟il a cru produite par la bile noire » (Jean-

Jacques Menuret de Chambaud, « Melancholie », dans Denis Diderot et Jean le Rond D‟Alembert

(dirs), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson

et al., 1751-1765, t. X, p. 308, nous soulignons). Plus loin on mentionne « une humeur noire,

épaisse, gluante comme de la poix, que les anciens appelloient „atrabile‟ ou „mélancholie‟ » (Ibid.,

p. 309, nous soulignons), et encore : « la bile noire ou atrabile que les anciens croyoient

embarrassée dans les hypocondres… » (Ibid., nous soulignons). 81

Pierre Richelet, « Mélancolie », dans Dictionnaire françois contenant les mots et les choses,

Genève, Jean Herman Widerhold, 1680, t. III, s.v. En effet, cet article ne donne que les sens de

maladie et de tristesse.

24

Considérons brièvement par quelles étapes la pensée scientifique a passé

pour évacuer l‟humeur de la notion de mélancolie, jusqu‟à ce qu‟elle puisse

prendre le caractère « nerveux » qu‟on lui connaîtra avant la fin du XVIIIe

siècle82

. Dans un premier temps, la publication du Exercitatio anatomica de motu

cordis et sanguinis in animalibus de William Harvey, en 1628, marque, avec sa

mise au point de la théorie de la double circulation sanguine, une atteinte décisive

au système humoral et le déclenchement de la révolution médicale. À vrai dire,

son « hypothèse révolutionnaire […] sape les fondements de toute la physiologie

galénique, et particulièrement celle de la composition du sang, dont procède

depuis l‟Antiquité la croyance en l‟existence de la bile noire. »83

Il est

conséquemment impossible que la conception de la mélancolie n‟en soit pas

profondément affectée.

Les écoles médicales se succédèrent. D‟un côté, les iatrochimistes du

XVIIe siècle exposaient une conception chimique de la maladie et du corps qui

prenait en compte des substances et des éléments plus spécifiques que les

humeurs84

. Mais bien que le développement de ces idées favorisât la supplantation

de la théorie humorale, elles n‟eurent qu‟un effet passager sur le discours

explicatif propre à la mélancolie85

. Déjà dans les années 1690, l‟iatrochimie fut

concurrencée par les théories dites mécaniques86

, dont les adeptes, qui

s‟inspiraient de la mécanique newtonienne, considéraient que l‟on pouvait définir

la maladie en termes de mouvement et d‟interaction des différentes parties du

corps humain87

. Un membre illustre de ce camp était le médecin Herman

Boerhaave, qui concevait le corps comme une machine et qui développa pour

l‟éclairer « a system of containing solid parts that served as framework and

vessels and of contained circulating fluids that were composed of microparticles

and were directed, changed, separated, and excreted by mechanical forces »88

.

Mais cette nouvelle théorie fut elle aussi remise en question, cette fois à partir des

82

Starobinski, p. 48. 83

Dandrey, p. 596. 84

Jackson, p. 111. 85

Ibid., pp. 115-116. 86

Ibid., p. 115. 87

Radden, p. 173. 88

Jackson, p. 119, souligné dans l‟original.

25

années 1740, lorsque l‟électricité gagna sa place dans l‟explication médicale89

. On

commença alors à considérer le système nerveux comme dirigeant le

fonctionnement physiologique90

, et les maux comme la mélancolie furent analysés

dans un jargon d‟esprits animaux, de sucs nerveux, de fibres, de spasmes et de

phénomènes convulsifs.

Enfin, ce résumé de la succession des différentes théories médicales fait

comprendre à quel point les savoirs scientifiques furent bousculés à plusieurs

reprises au cours des siècles classiques. La pathogenèse voit s‟opérer une

transition des interprétations humorales aux interprétations vasocentriques, puis

neurocentriques91

. Pourtant, les changements dans le style explicatif n‟ont pas

aussitôt affecté la description clinique de la mélancolie92

. On est frappé de

constater à quel point le portrait de la maladie mélancolique est resté constant, au

regard des changements radicaux qui se sont opérés au niveau théorique. Pour

illustrer ce phénomène, considérons le discours familier qu‟on emploie dans le

Dictionnaire de Furetière pour définir la mélancolie :

une maladie qui cause une resverie sans fievre, accompagnée d‟une

frayeur & tristesse sans occasion apparente, qui provient d‟une humeur ou

vapeur melancolique, laquelle occupe le cerveau, & altere sa température.

[…] La melancolie vient quelquefois par le propre vice du cerveau ;

quelquefois, par la Sympathie de tout le corps : & cette deniere s‟appelle

hypochondriaque, autrement venteuse. Elle vient des fumées de la ratte.93

Une telle description, désuète même à l‟époque de sa rédaction, montre comment,

en attendant qu‟un des nouveaux schémas explicatifs prenne le dessus,

coexistèrent différents systèmes concurrents et parfois même contradictoires94

. En

fait, en dépit des savoirs changeants, des pans entiers de l‟ancienne médecine

89

Jackson, p. 121. 90

Ibid., p. 124. 91

Ibid. 92

Ibid., p. 130 ; Minois, p. 204. 93

Furetière, Antoine. « Melancolie », Dictionnaire universel, contenant généralement tous les

mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts… », La

Haye, Arnout et Reinier Leers, 1690. Souligné dans l‟original. Le dictionnaire de Trévoux fait

écho en définissant la mélancolie comme « une maladie qui consiste dans une rêverie sans fièvre

& sans fureur, accompagnée ordinairement de crainte et de tristesse, sans occasion apparente.

Cette rêverie est d‟une infinité de sortes, suivant le tempérament & les idées de ceux qui en sont

atteints. » (« Mélancolie », s.v.) 94

Charbonneau, p. 1.

26

humorale furent maintenus faute d‟un substitut adéquat95

. Même dans la seconde

moitié du XVIIIe siècle, on retrouve encore sous la rubrique médicale de l‟entrée

« mélancolie » de l‟Encyclopédie l‟évocation d‟une maladie « dont le caractere

générique & distinctif est un délire particulier, roulant sur un ou deux objets

déterminément, sans fievre ni fureur »96

. Par ailleurs, Menuret de Chambaud,

l‟auteur de cette section, présente un exposé vitaliste sur la chimie des fluides

organiques, ce qui démontre que même à l‟intérieur d‟un seul écrit, des éléments

discursifs démodés et nouveaux peuvent se côtoyer.

Il découle de l‟abandon de la théorie humorale qu‟on ne peut plus

concevoir la mélancolie comme jadis, et cela en rend nécessaire la réévaluation.

En tenant compte du contexte nouveau, il faut repenser, réinterpréter le concept,

et surtout ses connotations et ses significations culturelles, qui, effectivement, se

sont renouvelées au XVIIIe siècle. Plus précisément, le divorce entre l‟état

d‟esprit désigné par le mot « mélancolie » et son origine étymologique semble

coïncider avec un usage plus flexible du terme. Une fois le renvoi à l‟atrabile vidé

de son sens, on hésite moins à l‟utiliser de façon métaphorique. Il s‟en suit qu‟on

remarque « une dispersion du champ »97

mélancolique, notamment attesté par la

division en quatre sections de l‟article encyclopédique. Outre la mise en contexte

humorale-historique et la présentation de la mélancolie pathologique, on y trouve

aussi la description de deux types de mélancolie culturellement déterminés Ŕ « des

sens dérivés et récents de la mélancolie »98

Ŕ : la mélancolie douce et la

mélancolie religieuse.

Penchons-nous brièvement sur cette mélancolie douce99

, dont Diderot100

dit que « c‟est le sentiment habituel de notre imperfection » :

95

Charbonneau, p. 1 ; Debru-Poncet, p. 538. Notons que, parallèlement, la pratique thérapeutique

change aussi peu que la description clinique (Jackson, p. 132) Ŕ comme l‟a bien démontré

l‟ouvrage de Starobinski (Histoire du traitement de la mélancolie des origines à 1900.) Ŕ avant

que ne soit établie une théorie convenable pour remplacer l‟ancien humoralisme. En revanche,

l‟aspect pathologique de la mélancolie est assez directement redéfini : avec chaque nouvel

encadrement théorique est reconçue l‟étiologie de la maladie mélancolique. 96

Chambaud, p. 308. 97

Dandrey, p. 749. 98

Charbonneau, p. 5. 99

La « melancholie religieuse », sur laquelle nous ne reviendrons pas ici, est définie comme une

« tristesse née de la fausse idée que la religion proscrit les plaisirs innocens, & qu‟elle n‟ordonne

27

[l‟effet] des idées d‟une certaine perfection, qu‟on ne trouve ni en soi, ni

dans les autres, ni dans les objets de ses plaisirs, ni dans la nature : elle se

plaît dans la méditation qui exerce assez les facultés de l‟ame pour lui

donner un sentiment doux de son existence, & qui en même tems la dérobe

au trouble des passions101

.

Le ton employé dans cette description montre que se dessine un volet positif de la

mélancolie, dont on peut dire qu‟elle a deux versants au XVIIIe siècle : d‟une part

le côté positif, doux et tendre, et d‟autre part le côté négatif, sombre et amer102

. À

vrai dire, la mélancolie douce trouvait sa source à la Renaissance103

, moment

auquel, on s‟en souviendra, étaient étroitement associés la mélancolie et le génie.

Cependant, cette connotation positive de la mélancolie avait été perdue depuis104

,

et il revenait à la scène littéraire de la deuxième moitié du XVIIIe siècle de

renouveler le lien entre mélancolie et génie, pour la revaloriser105

. En fait, c‟est un

mouvement par lequel « la mélancolie s‟idéalise : on lui invente des charmes, on

la savoure, on la cultive »106

, et on insiste tellement que la mélancolie devient une

véritable mode, de sorte qu‟à travers l‟Europe, elle est affectée par des gens qui

voudraient s‟en approprier les traits flatteurs107

.

Dans ces conditions on peut voir que la pertinence et la présence de

l‟expérience, de la pensée, de la culture mélancolique n‟est pas réduite par la

révolution médicale et qu‟au contraire, les siècles classiques voient un

aux hommes pour les sauver, que le jeûne, les larmes & la contrition du cœur. » (Louis de

Jaucourt, « Mélancolie religieuse », dans Denis Diderot et Jean le Rond d'Alembert (dirs),

Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson et al.,

1751-1765, t. X, p. 308) 100

Vraisemblablement l‟auteur de cette section de l‟article. (Charbonneau renvoie à John Lough,

Jacques Proust et Richard Schwab: Œuvres complètes de Diderot, Paris, Hermann, 1976, vol. V,

pp. 211-220.) 101

[Denis Diderot], « Mélancolie », dans Denis Diderot et Jean le Rond d'Alembert (dirs),

Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson et al.,

1751-1765, t. X, p. 307, nous soulignons. 102

Cf. l‟article de Lionello Sozzi, « Malinconia dei tardi lumi », dans Maria Luisa de Gaspari

Ronc, Luca Pietromarchi et Franco Piva (dirs), Lo "spleen" nella letteratura francese/"Le mot

déguisé" : censura e interdizione linguistica nella storia del francese, Fasano, Schena, « Atti del

XVI Convegno della Società universitaria per gli studi di lingua e letteratura francese : Trento, 29

settembre-1 ottobre 1988 », 1991, pp. 9-24. 103

Charbonneau, p. 3. 104

Minois, p. 209. 105

Radden, p. 15. 106

Mauzi, p. 467. 107

Alan B. Hagger, The Idea of « Spleen ». Its Origins and Development in England and France,

1660-1861, Thèse, University of London, 1978, p. 18.

28

enrichissement du motif culturel qu‟est la mélancolie. On remarque au XVIIIe

siècle une multiplication des termes qui en désignent différents types dans le

discours courant. Hormis la mélancolie même, il est question de l‟ennui, de

l‟inquiétude, des vapeurs, de la consomption, de l‟hypochondrie et, bien sûr, du

spleen, de sorte qu‟il y a une visibilité accrue de la mélancolie dans la culture

populaire. Robert Mauzi propose de l‟expliquer par « l‟idée d‟une crise de

l’existence »108

. Il y voit la réaction de l‟homme en société face à la

modernisation : une « prise de conscience, […] la découverte du vide et de

l‟insécurité à l‟intérieur de l‟être. »109

Cette préoccupation, ce sentiment du vide

de l‟existence, fait que les sentiments de tristesse et de découragement, soit les

états psychiques associés avec la mélancolie, sont très répandus. Par conséquent,

celle-ci devient un thème omniprésent, et Mauzi en fait même un des symboles du

XVIIIe siècle

110.

En somme, même si aux siècles classiques s‟effrite le fondement humoral

sur lequel s‟était jadis édifiée la mélancolie, celle-ci est néanmoins très présente

dans la culture médicale et populaire de l‟époque, tellement qu‟elle devient un

motif représentatif du XVIIIe siècle. C‟est dans ce contexte social que les Français

empruntent la notion de spleen à leurs voisins d‟outre-Manche, généralement

reconnus pour être profondément mélancoliques.

La maladie anglaise

La mélancolie avait déjà longtemps été associée avec l‟Angleterre et les

Anglais lorsqu‟en 1672, quand parut le traité intitulé Morbus anglicus de Gideon

Harvey, elle fut pour la première fois nommée à l‟écrit « la maladie anglaise ».

Ute Mohr a noté que l‟origine de cette réputation de nation mélancolique est

complexe et qu‟elle n‟est pas réductible à une seule cause111

, mais il faut savoir

108

Robert Mauzi, « Les Maladies de l‟âme au XVIIIe siècle », dans Revue des sciences humaines,

vol. C, 1960, p. 459, souligné dans l‟original. 109

Ibid., p. 459. 110

Ibid., p. 472. 111

Ute Mohr, Melancholie une Melancholiekritik im England des 18. Jahrhunderts, Frankfurt am

Main/New York, Peter Lang, « Muensteraner Monographien zur englischen Literatur », 1990,

p. 56.

29

que l‟existence de caractères nationaux est implicitement présumée aux siècles

classiques112

. D‟ailleurs, ces traits stéréotypés étaient rarement mis en question113

.

La stabilité de cette croyance aux caractéristiques nationales vient peut-être du

fait que c‟est la théorie humorale qui a permis de les penser, en posant un lien

entre nation, climat et individu114

; et que le XVIIIe siècle a vu s‟approfondir le

déterminisme climatique et géographique, tel qu‟il a été le plus fameusement

élaboré par Montesquieu dans De l’esprit des lois115

. De toute manière, il en

résulte qu‟à l‟époque, l‟habitant des brumeuses îles britanniques était considéré

comme un mélancolique, excentrique, libre-penseur116

. Qui plus est, d‟après

Mohr, la mélancolie était devenue une maladie affectant des communautés, voir

des nations, plutôt que des individus117

.

Avant d‟être associée avec l‟Angleterre, la mélancolie avait résidé en

Italie au début du XVIe siècle

118. Elle y avait été à ce point populaire qu‟elle avait

constitué une véritable vogue de comportement et de tempérament119

. Étant donné

la réputation de supériorité culturelle dont jouissait l‟Italie en ce temps-là, de

nombreux voyageurs anglais adoptèrent des habitudes supposément

mélancoliques observées sur la péninsule, et c‟est ainsi que fut exportée en

Angleterre la popularité de la mélancolie120

. La mode s‟empara de l‟Angleterre à

partir de 1580, date après laquelle on trouve de plus en plus fréquemment des

112

Elizabeth Rechniewski, « References to „national character‟ in the Encyclopédie: the western

European nations », SVEC, vol. XII, 2003, p. 222. L‟auteur cite notamment l‟entrée « Caractere

des nations » de l‟Encyclopédie : « Le caractere d‟une nation consiste dans une certaine

disposition habituelle de l‟ame qui est plus commune chez une nation que chez une autre »

(p. 226). 113

Ibid., p. 228. 114

Ibid., p. 221. 115

Georges Minois, Histoire du suicide : La société occidentale face à la mort volontaire, Paris,

Fayard, 1995, p. 213. 116

Bien que ces traits soient reliés, nous ne nous intéressons ici qu‟au premier. 117

« In den Traktaten des Ärzte hatte sich abgezeichnet, daß die Melancholie nicht als ererbtes

Temperament des Individuums, sondern als Zivilisationskrankheit und Nationalcharakteristikum

diagnostiziert wurde. » (p. 52). 118

Georges Minois, Histoire du mal de vivre: de la mélancolie à la dépression, Paris, Éditions de

La Martinière, 2003, p. 122 ; Lawrence Babb, The Elizabethan Malady: A Study of Melancholia in

English Literature from 1580 to 1642, East Lansing, Michigan State College Press, « Studies in

Language and Literature », 1951, p. 66. 119

Ibid., pp. 73-74. 120

Ibid., pp. 73-74, 185.

30

mentions de la mélancolie dans la littérature nationale121

, ce qui indiquerait un

intérêt répandu pour le phénomène de la mélancolie dans la culture britannique122

.

Pour ce qui est de la littérature médicale, on voit paraître partout en Europe des

travaux sur la mélancolie, mais à la fin du XVIe siècle et au début du XVII

e, les

grands ouvrages sur ce sujet sont anglais123

. Parmi les plus notables on compte le

Treatise of Melancholie (1586) de Timothy Bright et l‟incomparable Anatomy of

Melancholy (1621) de Robert Burton, avec lequel, d‟après Patrick Dandrey,

« aucun [des anciens traités sur la mélancolie] ne peut rivaliser d‟ampleur, de

souveraineté magistrale, de rayonnement »124

. En effet, les cinq rééditions qui

parurent en trente ans témoignent de sa popularité, fait d‟autant plus

impressionnant qu‟il s‟agit d‟une œuvre de 900 pages, qui « n‟était pas […] peu

couteuse à acquérir. »125

Par ailleurs, Alan Hagger fait remarquer que de

nombreux médecins anglais furent éduqués sur le continent et qu‟ils y ont publiés

des thèses sur ce sujet. Il suggère que ce facteur, en combinaison avec l‟abondante

littérature médicale sur la mélancolie en provenance de l‟Angleterre, aurait

contribué à la dissémination de la croyance à l‟étranger que les Anglais étaient

plus susceptibles de ce mal que d‟autres peuples126

.

Tout compte fait, l‟intérêt des Anglais pour la mélancolie à cette époque

est indéniable. Cependant, il faut noter que la première vague d‟écrits et de thèses

que nous venons d‟évoquer ne postule pas à proprement parler un lien causal

entre la nationalité anglaise et le tempérament mélancolique. Cela dit, par le fait

que des Anglais se penchent et écrivent sur la mélancolie et diffusent leur intérêt

pour le sujet, ils répandent les preuves apparentes de ce qui constituera bientôt

121

Babb, The Elizabethan Malady, p. vii. C‟est justement le sujet de l‟ouvrage détaillé de

Lawrence Babb, The Elizabethan Malady: A Study of Melancholia in English Literature from

1580 to 1642. L‟auteur y expose la représentation littéraire de la mélancolie dans ce corpus, en

examinant l‟importance socioculturelle sous-jacente de la notion. 122

Ibid., p. 2, 70 ; Minois, Histoire du mal de vivre, p. 123. 123

Minois, Histoire du mal de vivre p. 122. 124

Dandrey, p. 600. 125

Ibid., p. 679. La première édition de 1621 fut suivie de celles de 1624, 1628, 1632, 1638 et de

l‟édition posthume de 1651, toutes retravaillées par Burton, qui est mort en 1640 (Radden, p. 129). 126

Hagger, p. 21.

31

une association explicite, représentée par la maladie anglaise127

, un lien formel

entre la britannicité et la mélancolie. En 1672, le médecin Gideon Harvey est le

premier à donner à la mélancolie le nom de maladie anglaise, ou plus précisément

de « Morbus anglicus », et Sir William Temple est le premier à inscrire cette

association dans un texte non médical quand il traite de l‟Angleterre comme de la

« region of spleen » en 1690128

. Effectivement, Margery Bailey affirme qu‟entre

1640 et 1700 s‟affermit parmi les Anglais l‟impression qu‟ils sont un peuple plus

atteint par la mélancolie que toute autre nation129

. Cette opinion est renforcée par

la suite, par exemple quand Richard Blackmore traite de l‟« English Spleen » en

1725130

et finalement quand George Cheyne officialise le mythe du mal anglais131

avec son traité sur The English Malady de 1733. Ce dernier est amplement lu et

commenté, non seulement en Grande Bretagne mais à travers toute l‟Europe132

, et

n‟est second en importance dans ce domaine que par rapport à l‟ouvrage de

Burton. De tous ces imprimés résulte un effet cumulatif, puisque chaque écrivain

qui publie sur cette matière ajoute la force de son autorité à l‟opinion déjà établie

quant à l‟existence de la mélancolie anglaise. Parallèlement, les causes de ce

phénomène prennent le poids de la vérité admise à force d‟être répétées133

. Ces

« causes » sont celles que l‟on avait identifiées lorsqu‟on avait cherché à

expliquer la tendance mélancolique. Les plus communément citées ressortissent

généralement à la théorie humorale134

et incluent : le climat humide, le brouillard

permanent, le vent de l‟est, la fumée de charbon dans l‟air, une diète comprenant

127

Nous reviendrons sous peu sur les preuves généralement admises du caractère mélancolique

des Anglais. 128

Hagger, p. 21, n. 2. La citation vient de l‟essai « Upon Poetry » qui parut dans la deuxième

partie des Miscellanea de Temple. 129

Cité dans Hagger, p. 27. 130

Cité dans Jackson, p. 290, souligné dans l‟original. L‟ouvrage en question est le Treatise of the

Spleen and Vapours or Hypochondriacal and Hysterical Affections. 131

Minois, Histoire du suicide, p. 213. 132

On commenta notamment cet ouvrage dans la Bibliothèque Britannique qui présentait la

culture britannique à un lectorat français et européen (Hagger, p. 64). 133

Hagger note par exemple que lorsque Temple répète ce que la culture populaire tient pour les

causes de la maladie anglaise, il y prête l‟autorité de son nom d‟auteur connu (p. 29). 134

Rappelons que l‟on avait traditionnellement imputé l‟origine du mal à des influences

extrinsèques, telles les six choses non naturelles.

32

de grandes quantités de bœuf à demi rôti et la consommation exagérée de bière,

de thé et de café135

.

Dans un autre ordre d‟idées, il peut sembler surprenant que les Anglais

aient accepté de se considérer et de se montrer mélancoliques, surtout face aux

commentateurs français, étant donné la rivalité culturelle qui existait entre leurs

nations136

. Cela s‟explique du moins en partie par une considération courante aux

XVIe et XVII

e siècles : la mélancolie n‟affecterait que les tempéraments les plus

fins137

. Pourtant, même lorsque la mélancolie a perdu sa connotation positive en

Angleterre au début du XVIIIe siècle, on y a maintenu l‟opinion que les Anglais

formaient un peuple mélancolique138

. Il faut dire que l‟une des raisons de la

nouvelle perception négative était en même temps une preuve de l‟existence de la

135

Josephine Grieder, Anglomania in France, 1740Ŕ1789: Fact, Fiction, and Political Discourse,

Genève, Librairie Droz, 1985, pp. 55-56 ; Paul Langford, Englishness Identified: Manners and

Character 1650Ŕ1850, Oxford, Oxford University Press, 2000, pp. 53-54 ; Mohr, pp. 31-32, 57 ;

Minois, Histoire du suicide, p. 213, 215.

Pour expliquer quelque peu ces causes, nous cédons la parole à Robert Burton, ce grand

compilateur des savoirs sur la mélancolie : « L‟air est une cause très importante de la maladie dont

nous traitons, ou de toute autre maladie, étant donné que, grâce à la respiration, il pénètre sans

cesse dans notre corps et dans ses parties les plus internes. Selon Paul d‟Égine, s’il est impur ou

brumeux, il abat l’esprit et provoque des maladies en infectant le cœur […] Fernel déclare qu‟un

air épais épaissit le sang et les humeurs. [Et d‟après Joubert :] Comme est l’air, ainsi est notre

esprit, et comme est notre esprit, ainsi sont nos humeurs. » (Anatomie de la mélancolie, Bernard

Hoepffner et Catherine Goffaux (trads), Paris, José Corti, 2000, vol. I, p. 398, souligné dans

l‟original) Dans ce contexte, il fait remarquer qu‟« [u]n air par trop tempétueux ne vaut pas mieux

qu‟un air impur : un temps rude et mauvais, des vents violents, des journées sombres et nuageuses,

ce que l‟on voit fréquemment chez nous [en Angleterre] » (p. 403) sont donc causes de

mélancolie. Voilà donc pourquoi l‟humidité, le brouillard, le vent et la fumée en sont également

considérés comme des causes.

Par ailleurs, Burton écrit : « [l]‟alimentation est la première chose [des six non

naturelles], elle comprend les aliments et la boisson, et peut provoquer la mélancolie lorsqu‟elle

nuit en substance ou par accident, c‟est-à-dire en fonction de la quantité, de la qualité, &c. » (p.

360) Il expose par la suite « les aliments qui sont nuisibles en substance » (p. 361), dont le bœuf,

« parce qu‟il produit un sang épais et mélancolique » (Ibid.), notant qu‟« [e]n règle générale, toute

viande difficile à digérer provoque la mélancolie » (p. 363). Pour ce qui est de la bière, elle « est

très malsaine, elle irrite, blesse l‟estomac, &c. » (p. 371). Mais encore, « [c]e n‟est pas tant la

substance elle-même des aliments, ni leur mauvaise qualité, due à une mauvaise préparation ou

cuisson, qui sont dangereuses, que les quantités ingérées, […] l‟intempérance exagérée de ceux

qui mangent trop » (p. 376). Ainsi la consommation des Anglais de trop de bœuf, de bière, de thé,

de café, Ŕ et on fait souvent cas de l‟excès des éléments individuels de leur diète Ŕ est elle aussi

cause de leur mélancolie 136

Justement, Ute Mohr exprime sa surprise à ce sujet (p. 53). 137

Hagger, p. 27. Babb explicite : « on the whole the more dignified connotations of melancholy

determined England‟s attitude toward it. In general the attitude was definitely one of respect. This

was true both in the late sixteenth century and in the early seventeenth century, but especially in

the latter period. » (The Elizabethan Malady, p. 180) 138

Hagger, p. 60, 62.

33

mélancolie anglaise : l‟apparente hausse prolongée du nombre de suicides en

Angleterre. Avec le recul du temps et une meilleure compréhension des

statistiques et des effets de la presse, on reconnaît que « le phénomène [du suicide

en Angleterre] semble […] bien général, sans que l‟on puisse pour autant parler

d‟une épidémie ou d‟une vague de suicides. »139

Mais au tournant du XVIIIe

siècle, la nouveauté du reportage de chiffres tels que les taux de mortalité, en

combinaison avec l‟essor de la presse, donnait l‟impression que les Anglais

connaissaient une poussée extravagante de suicides140

. Plus exactement,

l‟augmentation des nombres de suicides141

Ŕ entraînée entre autres par

l‟urbanisation croissante, la désintégration de l‟unité familiale, et, si l‟on croit les

contemporains, la généralisation de l‟athéisme142

Ŕ fut amplifiée par les

commentaires régulièrement imprimés.

Non seulement les journaux publient les billets de mortalité, mais ils

développent les cas de suicide les plus intéressants, les plus étranges ou les

plus frappants, et enquêtent sur les circonstances et les causes. Ainsi le

public se familiarise-t-il avec ces faits divers qui semblaient jusque-là

exceptionnels.143

Il en résulta que l‟apparente vogue suicidaire renforça l‟impression que les

Anglais étaient un peuple profondément mélancolique.

À l‟extérieur de l‟Angleterre, cette propension à se suicider était

considérée comme une particularité anglaise144

, tout comme la mélancolie était

vue comme un trait caractéristique de cette nation145

. Pour certains, la mélancolie

anglaise consistait spécifiquement « dans un dégoût irraisonné de la vie et dans un

139

Minois, Histoire du suicide, p. 217. 140

Ibid., pp. 215-216. Notons toutefois que Voltaire soupçonna déjà l‟effet des reportages

journalistiques dans la diffusion de cette impression (René Pomeau, « En marge des Lettres

philosophiques. Un essai de Voltaire sur le suicide », Revue Voltaire, no 1, 2001, p. 84, 87). Cf.

aussi infra, pp. 77-78. 141

Cette hausse, quoique exagérée, eut effectivement lieu. Minois, Histoire du mal de vivre,

p. 137 ; Minois, Histoire du suicide, p. 217. 142

Minois, Histoire du suicide, pp. 217-219 ; Mohr, p. 59. 143

Minois, Histoire du suicide, p. 216. 144

Langford, p. 52 ; Pomeau, p. 85 ; Minois Histoire du mal de vivre, p. 231. On parlait même

d‟« anglicisme » quand un Français se suicidait (Ibid., p. 236)! 145

Eric Gidal, « Civic Melancholy : English Gloom and French Enlightenment », Eighteenth-

Century Studies, vol. XXVII, no 1, 2003, p. 24.

34

penchant presque irrésistible au suicide. »146

L‟existence de ce phénomène avait

été établie sur le continent par les mêmes processus, phénomènes et ouvrages Ŕ

lus, commentés et parfois traduits Ŕ que nous avons identifiés ci-dessus comme

responsables de la diffusion de cette idée en Angleterre. De plus, la

documentation et les commentaires étrangers au sujet des Britanniques, qui le plus

souvent répétaient ces bribes d‟« information » devenues lieux communs, en

renforçaient l‟effet. En tout état de cause, que ce mal fût particulier aux Anglais

était une notion répandue et acceptée à travers l‟Europe avant la fin du XVIIe

siècle147

, et jusqu‟à la fin du XVIIIe siècle

148. Ainsi, tout au long du XVIII

e siècle,

l‟Angleterre et la mélancolie furent indissociables.

146

Starobinski, p. 71. Il paraphrase ici François Boissier de Sauvages. On notera qu‟il s‟agit d‟une

formulation très proche de ce que, dans son étude rétrospective, Henry Le Savoureux considère

qu‟est le spleen (cf. Contribution à l’étude des perversions de l’instinct de conservation: le spleen,

Thèse, Université de Paris, G. Steinheil, 1913). 147

Langford, p. 51. 148

Mohr, p. 53.

35

Chapitre II : État du contact anglo-français au XVIIIe siècle

Dans le contexte de la longue histoire politique et culturelle partagée par la

France et l‟Angleterre, le XVIIIe siècle se distingue comme « l‟époque par

excellence de la découverte de l‟Angleterre et de la propagation du modèle

anglais en France »149

. C‟est une époque où les deux pays s‟influencent

mutuellement, positivement lors de partages et d‟échanges, et négativement par

une aversion de rivaux lors de conflits et de périodes de tensions150

. De toute

manière, l‟effet cumulatif est une sorte d‟imbrication culturelle. Nous considérons

que les influences prononcées qui résultent de la solidité de ce rapport opèrent à

deux niveaux : d‟une part au niveau national, entre gouvernements et sociétés, et

d‟autre part au niveau personnel, entre individus isolés. Afin d‟élucider dans cette

perspective l‟état du contact entre l‟Angleterre et la France au siècle des

Lumières, qui aura permis la transmission et la naturalisation de la notion de

spleen151

, nous procéderons en trois temps : nous évaluerons d‟abord de manière

générale l‟influence britannique Ŕ politique et culturelle Ŕ en France à ce moment-

là152

; ensuite nous présenterons ces individus que nous nommons, en

paraphrasant Gabriel Bonno, les agents de liaison culturelle153

; et finalement nous

examinerons les attitudes ayant modulé ce rayonnement et les opinions des

intermédiaires au long du siècle, soit l‟anglophilie, l‟anglomanie et l‟anglophobie.

149

Edmond Dziembowski, Un nouveau patriotisme français, 1750-1770. La France face à la

puissance anglaise à l’époque de la guerre de Sept Ans, Oxford, Voltaire Foundation, 1998, p. 18,

n. 6 ; cf. aussi Jacques Gury, « Une excentricité à l‟anglaise : l‟Anglomanie », dans L’Excentricité

en Grande Bretagne au dix-huitième siècle, Michèle Plaisant (éd.), Lille, Éditions universitaires,

1976, p. 191. 150

Notons que « [d]e 1689 à 1815, se déroule ce que les historiens appellent volontiers la seconde

guerre de Cent Ans » (Dziembowski, p. 16) puisque « la guerre opposera la France et l‟Angleterre

pendant près de soixante-dix ans et la paix se limitera à une série de trêves précaires » (Gury,

p. 191). 151

D‟ailleurs, c‟est à la seule condition d‟un contact interculturel rapproché et prolongé que sont

possibles des transmissions notionnelles. Un contact ponctuel ne pourrait suffire à influencer de

cette manière le domaine des idées, vu que par nature elles muent lentement. 152

Pour les besoins de cette étude, nous privilégions cette optique et négligeons son pendant,

c‟est-à-dire l‟influence française en Angleterre. 153

Cette expression est inspirée par le premier chapitre de La culture et la civilisation britanniques

devant l’opinion française de la paix d’Utrecht aux Lettres philosophiques, intitulé « Organes et

agents de liaison intellectuelle entre la Grande-Bretagne et la France ». Nous avons préféré adapter

l‟expression de Bonno pour faire de la place aux partages dans des domaines plus divers et moins

restreints aux seules élites.

36

L’influence britannique en France au XVIIIe siècle

Alors que la France jouit de la prééminence culturelle en Europe au

XVIIIe siècle, l‟Angleterre s‟avère résistante à cette influence et jouit en revanche

d‟un certain prestige en France154

. En fait, on considère l‟intérêt que portent les

Français à l‟Angleterre comme un trait caractéristique du XVIIIe siècle

155 et on

avance même que le facteur anglais est déterminant en ce qui concerne « the

making of the French Enlightenment »156

. En fait, la conséquence de cette

ouverture à la culture britannique est qu‟avant la fin du siècle seront bouleversées

« les idées reçues » dans tous les domaines, et renversées « toutes les conventions,

les traditions, les institutions françaises »157

.

Loin de s‟exercer d‟un seul coup, cette influence s‟impose par étapes et

s‟inscrit d‟ailleurs dans un contexte plus large, celui des échanges culturels

franco-anglais de toute l‟époque moderne, que René Pillorget a divisés en trois

phases. La première correspond à « un XVIe siècle prolongé par les premières

décennies du XVIIe » où l‟emprise de la France sur l‟Angleterre est telle qu‟elle

exclut une quelconque réciprocité. Suit une transition : « un ensemble de

décennies au cours desquelles on voit se développer certaines influences anglaises

en France, au point que l‟on semble parvenir à certain équilibre, et à un véritable

échange. » Finalement, la troisième phase, qui s‟étend « de la fin du XVIIe siècle

à la fin du XVIIIe, avec un apogée aux alentours de 1765-1775, apparaît

caractérisée par une situation complexe, comportant une prédominance du rapport

Angleterre-France sur le rapport France-Angleterre »158

.

154

René Pillorget, « Quelques échanges culturels franco-anglais au cours des temps modernes »,

dans Les Échanges culturels à l’époque moderne, Actes du Colloque de 1985, Association des

historiens modernistes des universités, bulletin X, Paris, Presses de l‟Université de Paris-

Sorbonne, 1986, pp. 63-64. 155

Gabriel Dominique Bonno, La Culture et la civilisation britanniques devant l’opinion française

de la Paix d’Utrecht aux Lettres Philosophiques (1713Ŕ1734), Philadelphia, American

Philosophical Society, 1948, p. 4. 156

Ira Owen Wade, « The English Influence », dans The Structure and Form of the French

Enlightenment, Princeton, Princeton University Press, 1977, vol. 1, p. 120. 157

Gury, « Une excentricité à l‟anglaise : l‟Anglomanie », p. 200. 158

Pillorget, pp. 55-56. En fait, Michèle Mat-Hasquin observe que « [l]‟influence du modèle

anglais » s‟exerça sur l‟Europe entière (« Les influences anglaises en Europe occidentale au siècle

des Lumières », Études sur le XVIIIe siècle, vol. VIII, 1981, p. 191).

37

Ce contexte historique permet de comprendre qu‟existaient déjà depuis la

Renaissance d‟étroits rapports intellectuels entre les deux nations159

, que les

relations entre protestants français et anglais ne font que raffermir160

à la suite de

la Révocation de l‟Édit de Nantes en 1685. La vague d‟émigration de huguenots

en Angleterre amorce la « découverte progressive »161

de ce pays par les Français,

le rendant présent et pertinent dans le discours social contemporain. Dans un

deuxième temps, le contact de la France avec sa « rivale ancestrale »162

s‟est

amélioré après la mort de Louis XIV en 1715 lorsque furent réalignées les

alliances politiques. Le regard qui naguère avait été tourné vers l‟Espagne se

dirige dès lors vers le Royaume-Uni, avec lequel on travaille activement à un

rapprochement diplomatique163

.

Dans ces conditions on éprouvait désormais en France un intérêt marqué

pour ce qui devint en 1707 la Grande-Bretagne, d‟abord surtout au plan

intellectuel164

. Les Anglais étaient connus pour être forts en réflexion approfondie

et l‟on admirait beaucoup les travaux de leurs grands philosophes165

,

reconnaissant volontiers « la contribution de l‟Angleterre au fonds général des

idées de l‟humanité. »166

Les philosophes français s‟intéressaient aussi au

gouvernement de leurs voisins167

, que Montesquieu fera connaître et dont il tirera

son principe de séparation des pouvoirs168

. Hormis la philosophie et la politique,

159

Edouard Sonet donne pour causes les rapports politiques, la venue d‟Anglais dans les

universités françaises et le collège anglais de Douai qui servait à former le clergé anglais

catholique lors des persécutions sous la reine Élisabeth I (Voltaire et l’influence anglaise, Genève,

Slatkine Reprints, 1970 (1926), p. 8). 160

Ibid. 161

Dziembowski, p. 19. 162

Ibid., p. 13. 163

Jean-Paul Schneider, « "Anglais affreux, Anglais sublimes dans le roman français vers 1730" :

les Anglais vus par Prévost dans les Mémoires d'un Homme de qualité », dans Marie-Odile Bernez

(dir.), Visions de l'étranger au siècle des Lumières, Dijon, Éditions universitaires de Dijon,

« Kaléidoscopes », 2002, p. 117. 164

Plus tard dans le siècle on allait s‟intéresser aux mœurs des Anglais, à leurs institutions

culturelles et au style qu‟ils privilégiaient. 165

Wade démontre dans son chapitre « The English Influence » à quel point les travaux et les

idées de Bacon, Hobbes, Shaftesbury et Locke ont, parmi d‟autres, profondément affecté la pensée

des philosophes français. 166

Jacqueline de Laharpe, Le Journal des Savants et l’Angleterre 1702-1789, Berkeley, University

of California Press, 1941, p. 335. 167

Cf. Mat-Hasquin pp. 194-197. 168

Wade, p. 159.

38

on accordait un grand respect aux Anglais entre autres dans les domaines de la

médecine169

, des sciences exactes170

et de la manufacture171

, où ils étaient fort

avancés ; la connaissance de leurs travaux apporta beaucoup aux Français et aux

autres Européens œuvrant dans ces mêmes domaines.

En ce qui concerne la littérature, l‟influence britannique se fit sentir

lentement d‟abord puisqu‟il fallait qu‟on se familiarise avec le goût anglais172

. La

popularité des traductions d‟ouvrages anglais augmenta cependant au cours du

siècle et bien que la pratique traductive de l‟époque siècle penchât vers la

francisation de la forme et du contenu173

, graduellement, des éléments

caractéristiques de la littérature anglaise furent introduits par cette voie174

.

« L‟importance qu‟avaient les traductions d‟ouvrages anglais et l‟influence

qu‟elles exerçaient sont attestées par les imitations qu‟elles inspiraient, souvent

dans un délai assez bref »175

, surtout dans les genres romanesques et théâtraux176

.

Par ailleurs, la popularité de ce type de fiction est attestée par l‟ampleur

stupéfiante de la production littéraire à l‟anglaise177

. Non seulement découvre-t-on

sous des plumes françaises des personnages, des sites et des motifs anglais, mais

l‟esthétique même de la littérature française en fut affectée. À l‟exemple des

écrivains compatriotes de Shakespeare, on accorda plus de valeur à la sensibilité,

on commença à nuancer le langage des personnages, en différenciant les classes

sociales dans un pas vers un réalisme accru, on donna à la littérature une fonction

clairement moralisatrice et on commença à délaisser certaines règles formelles, en

169

Laharpe, p. 309. 170

Bonno, p. 2. Rappelons que ce fut d‟ailleurs l‟époque où régnait le newtonianisme, et cela

encore longtemps après la mort, en 1727, de celui que Voltaire nommait « le grand Newton ». 171

Mat-Hasquin, p. 197. 172

Laharpe suggère que cela s‟est accompli vers le milieu du siècle (p. 424). 173

Mat-Hasquin, p. 192. 174

Selon Mat-Hasquin, l‟effet de la littérature anglaise fut considérable à travers l‟Europe dans la

seconde moitié du XVIIIe siècle (p. 191).

175 Laharpe, p. 333.

176 Gerald B. Maher, « L‟Anglomanie en France au XVIIIe siècle », La Revue de l’Université

Laval, vol. X, 1955, p. 134. 177

Cf. le chapitre « The English in Fiction: Novels and Stories „from‟, „by‟, and about the

English » de Grieder et l‟article « The 1750 Watershed: Anglomania in France » de Frail.

39

se libérant par exemple du vers au théâtre178

. La mode anglaise laissa de cette

façon son empreinte permanente sur le paysage littéraire de la France.

En fin de compte on voit que l‟influence anglaise joua un rôle déterminant

dans « la mutation des sensibilités et des gouvernements, des formes esthétiques

et politiques »179

de la France du XVIIIe siècle. Elle effectua également une

« revolution in manners »180

quand la mode anglaise fit imiter sa culture et ses

mœurs sous des formes aussi variées que les divertissements, l‟alimentation,

l‟interaction sociale, les styles vestimentaires et paysaagers, et on en passe. Bref,

on ne peut nier que le fait anglais était omniprésent et qu‟il laissa sa marque sur

quasiment tous les aspects de la vie française.

Les agents de liaison culturelle

Ayant établi que l‟Angleterre eut une grande influence sur la France à

l‟époque qui nous retient, nous devons à présent nous intéresser à ceux qui furent

responsables de la diffusion de sa culture. Traditionnellement on accorde à

Voltaire la primauté dans cette fonction d‟informateur181

, en supposant que

l‟Angleterre n‟était guère connue des Français avant la parution de ses Lettres

philosophiques182

. Cependant, même si pour ses contemporains « il était

impossible de ne pas lire »183

ce grand ouvrage, et qu‟il rendit accessible un

portrait favorable de la société britannique, la présentation de l‟Angleterre aux

Français ne résultait pas de l‟effort d‟un seul homme. D‟ailleurs, Voltaire n‟était

ni le premier à introduire des informations sur ce pays ni nécessairement le

178

Maher, pp. 136-137. Wade donne Diderot comme un exemple d‟écrivain qui aurait fait l‟effort

d‟adopter « the realism, the insistence upon morality, the appeal to sentiment, [and] the profound

delineation of character » typiques de la littérature anglaise dans ses romans et ses écrits

dramatiques (p. 166). 179

Mat-Hasquin, p. 199. 180

Charles Henry Lockitt, The Relations of French and English Society (1763-1793), New York,

Longmans, Green and Co., 1920, p. 40. 181

Que Voltaire soit la figure la plus importante dans l‟éducation anglaise des Français est la

prémisse de l‟ouvrage d‟Edouard Sonet (cf. son introduction), et un fait acquis pour D. Pasquet

(« La découverte de l'Angleterre par les Français au XVIIIe siècle. I. », La Revue de Paris, vol.

XXVII, no 6, 15 décembre 1920, p. 832). Que I. O. Wade accepte encore en 1977 ce cliché

historique (p. 143) est cependant quelque peu surprenant. 182

Dziembowski, p. 20. 183

Pasquet, « La découverte de l‟Angleterre par les Français au XVIIIe siècle. I », p. 832.

40

personnage le plus influent dans ce rôle184

. Nombreux furent ceux qui ont

participé à cette interaction culturelle, nombreux ceux qui ont été actifs dans la

dissémination de renseignements. Pour faciliter l‟analyse de leurs efforts, nous les

regrouperons en trois catégories principales : les voyageurs, les journalistes et les

traducteurs.

La forme de contact interculturel la plus directe est incarnée par les

multitudes de voyageurs, Anglais comme Français, qui quittèrent leur patrie pour

passer quelque temps chez leurs voisins d‟outre-Manche. Le premier exode

d‟importance pour le XVIIIe siècle est celui des réfugiés huguenots

185, mentionnés

plus haut, qui avaient établi à Londres une communauté permanente à la fin du

siècle précédent. Ces émigrants renvoyaient en France une abondance

d‟information sur la civilisation anglaise qui les avait reçus186

, stimulant ainsi

auprès de leurs anciens compatriotes un intérêt à son égard187

. De plus, lorsque

sont arrivés les premiers curieux, la communauté huguenote aida à les initier à la

culture britannique188

.

Les voyageurs favorisèrent la transmission d‟informations aux Français et

l‟initiation de futurs touristes à travers leurs écrits : des récits de leurs

pérégrinations et des commentaires à propos d‟éléments divers de la culture

anglaise. Quoique la réception de ces publications ne fût pas unanimement

admirative189

, celles-ci avaient un lectorat avide, ce dont témoignent par exemple

les quatre éditions en français des Lettres sur les Anglais et les Français de Beat-

Ludwig de Muralt qui parurent entre 1725 et 1728190

, les deux rééditions des

184

Jacques Gury déclare par exemple que « l‟obscur abbé Desfontaines est en fait un intermédiaire

beaucoup plus efficace et important que Voltaire » (Le Voyage Outre-Manche : anthologie des

voyageurs français de Voltaire à Mac Orlan, Paris, R. Laffont, « Bouquins », 1999, p. 3), ce que

soutient également Dziembowski (p. 22). 185

Le fait que les Huguenots ne sont pas, le plus souvent, retournés dans leur pays d‟origine, les

différencie des voyageurs typiques qui, eux, ne partirent que pour un temps limité. 186

Wade, p. 121. 187

Maher, p. 128-129. 188

Bonno, p. 14. Bonno mentionne par exemple que Voltaire, Prévost et La Mottraye furent parmi

ceux qui profitèrent de cette aide. 189

Les Lettres sur les Anglais et les Français de Muralt suscitèrent notamment toute une

polémique, accusées comme elles l‟étaient d‟avoir trop favorisé les Anglais et trop critiqué les

Français (cf. l‟article de Reichler). 190

Claude Reichler, « Le rapatriement des différences: Beat-Ludwig de Muralt entre deux

mondes », Rivista di letterature moderne e comparate, vol. XLVIII, no 2, 1995, p. 141.

41

Lettres d’un Français sur les Anglais (1745) de l‟abbé Le Blanc191

, et la

popularité indéniable des Lettres philosophiques (1734) de Voltaire et du traité De

l’esprit des lois (1748) de Montesquieu192

. Le nombre même des écrits de ce

genre à paraître est indicatif de l‟intérêt qu‟ils suscitèrent193

. Pris ensemble, ils

effectuent par la dissémination d‟informations une démystification de

l‟Angleterre194

.

Cela dit, ce ne sont pas tous les voyageurs qui écrivent, ce qui ne les

empêche pas de jouer un rôle clé dans la liaison culturelle, d‟autant qu‟ils ne sont

pas peu nombreux à franchir la Manche à l‟époque. Si les voyageurs-écrivains

appartiennent souvent aux élites intellectuelles Ŕ qui étaient en effet nombreuses à

visiter les îles britanniques195

Ŕ l‟institution du Grand Tour assura que « [l]es

échanges humains [se] sont également effectués à un niveau intellectuel moins

élevé. »196

Malgré tout, le privilège du voyage était au XVIIIe siècle encore

réservé aux élites sociales vu les coûts élevés qui y étaient associés197

. Autour des

ambassades et des salons de Paris et de Londres se fréquentent alors les classes

supérieures des deux pays, tellement qu‟on peut dire qu‟ils forment une seule

société198

. Dans ces conditions, les fortes amitiés et les contacts sont importants

pour les futurs visiteurs, car ces connaissances leur garantiront les

recommandations nécessaires pour accéder à la bonne société du pays visité199

.

Entretenus au retour du voyageur par de riches échanges épistolaires, ces rapports

amicaux fournissaient parfois un vecteur supplémentaire pour la communication

191

Gury, Le Voyage Outre-Manche, p. 3. 192

Dziembowski, p. 28. 193

Josephine Grieder fait le tour des écrits de voyageurs français dans son chapitre « The English

in Fact: Traveler‟s Accounts and Observations ». 194

Grieder, p. xi. 195

Lockitt soutient par exemple qu‟entre 1763 et 1789 quasiment tous les « prominent men of

letters » ont visité l‟Angleterre, ou côtoyaient des Anglais en France (p. 2). 196

Pillorget, p. 62. Aux siècles classiques les jeunes de la bonne société entreprenaient le Grand

Tour Ŕ un long voyage à travers divers pays de l‟Europe Ŕ pour parfaire leur éducation. 197

Ce n‟est plus le cas au XIXe siècle quand le bateau à vapeur et le chemin de fer rendent

commune la possibilité de partir quelques jours en Angleterre (Gury, Le Voyage Outre-Manche,

p. 10). 198

Lockitt, p. 14. 199

Gury, Le Voyage Outre-Manche, pp. 4-5. Ainsi, c‟est parce qu‟ils avaient fait la connaissance

de Lord Chesterfield lorsque celui-ci séjourna à Paris que Voltaire fut recommandé à la princesse

de Galles et que Montesquieu fut présenté à la Cour anglaise et élu membre de la Royal Society

(Bonno, p. 7).

42

d‟informations. Ajoutons que ces liens étaient assez forts pour que les conflits

militaires anglo-français, qui auraient dû entraîner pour le moins un obstacle

considérable à la communication, n‟aient pas, au XVIIIe siècle, interrompu les

relations intellectuelles et culturelles200

.

Notre deuxième catégorie d‟intermédiaires culturels est celle des

journalistes. Ceux-ci représentent les multiples périodiques de langue française,

publiés en France comme en Hollande, qui étaient soucieux de faire connaître les

événements et les détails du monde anglais201

. Alors que le rôle des journalistes

en tant qu‟agents du rapport anglo-français est moins complexe que celui des

voyageurs, leur influence s‟exerçant de manière moins variée, la nature de la

presse fait que leur traitement du fait anglais eut une plus vaste diffusion. Ainsi

fut atteint un public plus étendu que le lectorat des écrits de voyageurs ou que

celui des œuvres anglaises en traduction202

, et en vérité ce fut le moyen de

dissémination d‟informations auprès de la population en général203

. Cependant, il

faut noter que les compétences en langue anglaise étaient très peu communes en

France204

, ce qui avait pour conséquence qu‟à l‟exception de ce que rapportaient

les voyageurs, les périodiques ne pouvaient habituellement traiter que de ce qui

avait déjà été traduit205

. Ainsi dépendaient-ils presque entièrement de ceux qui

traduisaient à leur gré les ouvrages exposant les discussions, les découvertes, les

idées anglaises206

. Pour cette raison, il faut considérer que les journalistes

200

Gury Le Voyage Outre-Manche, p. 2 ; Bonno, p. 9 ; Lockitt, pp. 14-15. 201

Citons à titre d‟exemples le Pour et Contre de Prévost, le Mercure de France, le Journal des

Savants et les Mémoires de Trévoux. Selon Pasquet : « Des revues comme la Bibliothèque

anglaise, la Bibliothèque britannique, se fondèrent en Hollande, dans l‟intention expresse de faire

connaître en France les publications d‟outre-Manche » (« La découverte de l'Angleterre par les

Français au XVIIIe siècle. I. », p. 831).

202 Bonno, p. 15.

203 Maher, p. 133.

204 Bonno, p. 6 ; D. Pasquet « La découverte de l'Angleterre par les Français au XVIII

e siècle. II. »,

La Revue de Paris, vol. XXVIII, no 1, 1 janvier 1921, p. 204 ; Maher, p. 125 ; Wade, p. 122. 205

Remarquons toutefois que Prévost, et donc son Pour et Contre, représente une exception

importante à cette règle générale, puisqu‟il avait de bonnes connaissances et une grande habilité en

langue anglaise. 206

Bonno, p. 3 ; Laharpe, p. 474. Les périodiques hollandais qui circulaient en France étaient

moins affectés par cette déficience linguistique et, en conséquence, ils ont pu y introduire des

informations inédites et autrement inaccessibles (Bonno, p. 19). Notons d‟ailleurs qu‟un manque

de compétences linguistiques n‟empêchait pas absolument de faire ce travail. Même l‟abbé

Desfontaines, traducteur du Gulliver de Swift et du Rape of the Lock de Pope, n‟avait qu‟une

connaissance limitée de la langue anglaise d‟après Bonno (p. 14).

43

agissaient comme des relais plutôt que comme des introducteurs de connaissances

nouvelles sur l‟Angleterre.

Comme les journalistes, les traducteurs ont un rôle univoque dans la

médiation culturelle franco-britannique. En revanche, leur originalité est qu‟ils

présentaient aux Français des éléments de la culture britannique véritablement

nouveaux. Selon le genre d‟ouvrage traduit, il pouvait s‟agir de développements

scientifiques ou de nouvelles idées philosophiques, ou si c‟était une traduction

purement littéraire, des mœurs et de la vie quotidienne des Anglais. Comme nous

l‟avons indiqué plus haut, les traducteurs adaptaient dans l‟ensemble leurs textes

au goût français dans le but de les faire apprécier. De cette façon, les éléments de

culture anglaise furent rendus acceptables pour le public français qui a pu s‟y

habituer lentement. Cette intégration lente fut d‟autant plus efficace qu‟elle

résultait d‟une volonté de plaire. Après quelques décennies, la demande en France

pour tout ce qui avait rapport à Angleterre était telle que l‟on produisait de plus en

plus de traductions, sans trop se soucier d‟ailleurs de la qualité de la traduction ni

du mérite de l‟ouvrage original207

. Par cet afflux d‟ouvrages anglais accessibles au

lecteur moyen, une panoplie de renseignements sur la Grande Bretagne fut ajoutée

au fonds culturel commun.

En fin de compte, on remarque que la volonté des agents de liaison

culturelle de faire connaître l‟Angleterre aux Français Ŕ qu‟elle se soit réalisée à

travers la traduction, la production écrite des voyageurs ou les commentaires des

journalistes Ŕ comporte souvent un prosélytisme plus ou moins développé. C‟est-

à-dire que les informations sont orientées subjectivement par une curiosité pour ce

que représente l‟Angleterre, soit une alternative ou une menace à la culture

traditionnelle de France. Dans cet ordre d‟idées, nous verrons maintenant quels

étaient les principales tonalités des discours sur les Anglais.

207

Déjà à l‟époque on critiquait la faible qualité des traductions et des ouvrages que l‟on

choisissait de traduire (Pasquet, « La découverte de l'Angleterre par les Français au XVIIIe siècle.

I. », p. 832).

44

Les réactions au fait anglais : l’anglophilie, l’anglomanie et l’anglophobie

L‟omniprésence du fait anglais suscita en France des réactions disparates,

opposées même, mais pris ensemble, ces phénomènes apparemment

contradictoires attestent d‟une préoccupation générale de l‟état de l‟influence

anglaise et de la situation politique du moment, les variations relevant d‟opinions

personnelles. Dans ces conditions, il est important de reconnaître que le discours

sur les Anglais participait d‟une construction idéologique et que les agents de

liaison culturelle communiquaient leur parti pris, même si la déclaration

d‟objectivité était un topos de leurs écrits. La représentation de l‟Angleterre varie

selon les besoins discursifs et les arguments idéologiques de chaque texte. Chez

certains, elle est un tableau en négatif de la France208

et représente un potentiel de

renouvellement. Utopie destinée à servir de modèle, l‟Angleterre des discours

anglophiles et anglomanes propose donc une critique implicite de la société

française contemporaine209

. Chez d‟autres la présentation dystopique de

l‟Angleterre voudrait faire valoir la France par comparaison et éveiller un

sentiment patriotique parmi les concitoyens.

Pour situer ces courants d‟opinions dans le temps, précisons d‟abord que

ce qui, au XVIIIe siècle, prend la forme de l‟anglophobie relève de la position

traditionnelle face à la rivale historique. C‟est ce qui en fait un phénomène aussi

tenace, une émotion sociale, si l‟on peut dire, permanente210

. L‟anglophilie, par

contre, apparaît au début du siècle avec la « découverte » de l‟Angleterre par les

Français211

. L‟appréciation de la culture britannique dont font preuve nombre

d‟hommes de lettres de cette époque s‟inscrit ainsi dans « le contexte plus large

208

Dziembowski, p. 21. 209

Pasquet, « La découverte de l'Angleterre par les Français au XVIIIe siècle. I. », p. 224. En fait,

il n‟est pas rare de discerner les traits d‟une écriture utopique dans les descriptions de l‟Angleterre

au XVIIIe siècle. L‟article de Michèle Sacquin montre très bien que les récits de voyage « offrent

certaines caractéristiques de l‟utopisme » (p. 53), ce que Jean Marie Goulemot révèle également

dans la fiction de l‟époque (cf. le chapitre « L‟utopie, du temps immobile au temps déployé »). 210

Dziembowski, p. 44 ; Pillorget, p. 66. 211

Nous hésitons à donner des dates précises à ces mouvements puisque les historiens, tout en

évoquant les mêmes tendances, identifient des dates et des marqueurs historiques différents.

45

du cosmopolitisme des Lumières. »212

Le caractère raisonné et sélectif de cette

anglophilie philosophique213

, qui est une « attitude de respect, d‟estime envers un

pays qui est quelquefois considéré comme un modèle »214

, est ce qui la différencie

de l‟anglomanie. Bien que « [l]a plupart des historiens [aient] adopté le terme

„anglomanie‟ pour qualifier les réactions des Français favorables à

l‟Angleterre »215

, elle désigne plus correctement « cet intérêt inattendu pour tous

les aspects de la vie et de la civilisation anglaises »216

qui se rapproche de

« l‟Anglolâtrie, aveugle et abusive »217

. L‟anglomanie est à vrai dire l‟adoption

irréfléchie d‟une « mode de grande ampleur »218

. D‟ailleurs, le terme

d‟anglomanie est, à l‟origine, comme l‟explique Jacques Gury, une « épithète

[…] chargée de mépris, voire d‟hostilité [qui] vise à ridiculiser les Français qui se

sont engoués des choses anglaises et à réduire leur enthousiasme au niveau

d‟affectations Ŕ et d‟affections Ŕ dérisoires »219

. Employé dès 1753 et rendu

mémorable par le Préservatif contre l’anglomanie de Fougeret de Montbron en

1757, le terme nomme l‟engouement croissant vers la mi-siècle, pour tout ce qui

est anglais. Ce qui pourrait sembler être une « manie universelle »220

ne l‟est

pourtant pas, puisqu‟en fait l‟enthousiasme des anglomanes suscite une réaction

opposée chez les conservateurs, si bien que l‟on connaît à la même époque une

poussée d‟anglophobie. Ce mouvement anglophobe reproche aux anglomanes leur

manque de patriotisme et est encore plus véhément sur ce point lors de la guerre

de Sept Ans (1757-1763) et de la guerre d‟Indépendance américaine (1778-1783).

Pour les anglophobes, les conflits militaires sont des occasions, selon l‟expression

d‟un contemporain, « de nous déprendre des idées anglaises »221

. Paradoxalement,

les défaites de la France à la fin de la guerre de Succession d‟Autriche (1748) et

212

Dziembowski, p. 32. 213

Gury, « Une excentricité à l‟anglaise: l‟Anglomanie », p. 192 ; Dziembowski, p. 19. 214

Dziembowski, p. 29. 215

Ibid. 216

Gury, « Une excentricité à l‟anglaise : l‟Anglomanie », p. 192. 217

Ibid., souligné dans l‟original. 218

Dziembowski, p. 29. 219

Gury, « Une excentricité à l‟anglaise : l‟Anglomanie », p. 192. 220

Pasquet, « La découverte de l'Angleterre par les Français au XVIIIe siècle. I. », p. 832.

221 Laharpe cite un dénommé Gilbert Arnaud François Simon de La Grange de Chessieux, auteur

de la Conduite des Français justifiée, ou Observations sur un écrit anglais intitulé « Conduite des

Français à l’égard de la Nouvelle Ecosse » (p. 389).

46

de la guerre de Sept Ans (1763) constituent pour certains anglomanes un

argument séducteur de la supériorité des Anglais222

.

En fin de compte, le va-et-vient des courants d‟opinions à l‟égard des

Anglais au cours du XVIIIe siècle illustre assez bien que, face à la présence

culturelle anglaise, « [o]n pouvait protester mais on ne pouvait l‟ignorer »223

.

D‟ailleurs, plus durait cette présence britannique en France, plus l‟apport des

Anglais à la culture française devenait permanent. Vers la fin du siècle on connaît

ce que Grieder considère comme la troisième phase de l‟anglomanie, soit la

naturalisation des mœurs et des comportements anglais224

. Gury identifie la fin de

la Guerre d‟Indépendance américaine (1783) comme le moment à partir duquel

l‟anglomanie s‟imposera :

[c‟est] au point qu‟elle paraît toute naturelle et qu‟il ne sera plus

nécessaire d‟aller jusqu‟à l‟excentricité pour faire reconnaître les modes

anglaises, ou, mieux encore, les modes anglaises ne sont plus perçues

comme excentricité. Puisqu‟il n‟y a plus d‟hostilité et que la société

s‟ouvre à la liberté et à la nature, l‟Anglomanie devient simplement un

élément de la civilisation française.225

Même après que la Révolution aura « dissip[é] les illusions libérales de

l‟aristocratie et bala[yé] l‟Anglomanie au profit d‟excentricités autrement

dangereuses »226

, l‟héritage de l‟influence britannique s‟avérera avoir

profondément marqué la culture française. Qui plus est, ces changements auront

été actifs plutôt que simplement réactifs.

222

Gury, « Une excentricité à l‟anglaise: l‟Anglomanie », p. 192. 223

Maher, p. 135. 224

Grieder, p. 20. 225

Gury, « Une excentricité à l‟anglaise: l‟Anglomanie », p. 208. 226

Ibid.

47

Deuxième partie : Vecteurs littéraires de la notion « spleen »

Chapitre III : Les textes préparatoires

Nous venons de voir comment le rapprochement culturel opéré au cours

du XVIIIe siècle par une présentation continuelle de la culture anglaise prépare la

réception de certains de ses éléments en France. C‟est ce même mouvement qui

rend possible l‟adoption de la notion de spleen par le moyen de textes

préparatoires227

. Ces textes à saveur britannique décrivent ou mettent en scène le

spleen sans pourtant le nommer ; ils introduisent ainsi indirectement l‟idée d‟une

variante mélancolique spécifique, qui nécessitera une appellation propre. Afin de

voir comment se fait cette importation, nous allons analyser quelques exemples

significatifs de ces vecteurs littéraires que sont les textes préparatoires, par

ailleurs regroupés en trois catégories : d‟abord, les traductions littéraires

d‟originaux anglais ; ensuite les œuvres littéraires françaises qui mettent en scène

un tempérament mélancolique en association avec des personnages anglais ; et

finalement, les écrits de voyageurs qui confèrent le poids du témoignage à la

description de la mélancolie des Anglais.

Avant de procéder plus avant, signalons que durant cette période

préliminaire l‟interprétation et, conséquemment, la représentation de ce qui sera

dénommé spleen ne sont pas encore fixées et rigides. L‟ambiguïté est limitée,

mais nos exemples montreront que dans ce premier temps le sens varie entre une

simple morosité, une mélancolie plus affirmée et une véritable inclination

suicidaire. Le lecteur pourrait reconnaître qu‟il s‟agissait du champ d‟associations

propre à la mélancolie anglaise228

, et c‟est pourquoi l‟évocation de cette variété

mélancolique dans les exemples suivants est prise pour la préparation du spleen.

227

Les textes effectivement préparatoires appartiennent à la première moitié du siècle, et sont

antérieures à 1745, date de la première occurrence du terme « spleen » imprimé. 228

Celle-ci se distingue de la mélancolie ordinaire non seulement par le contexte national, mais

surtout par sa caractéristique principale, qui est le dérapage subit de la morosité vers la volonté

suicidaire.

48

Les traductions

Vers la fin des années 1720, à un moment où encore peu de traductions de

l‟anglais voient le jour en France229

, l‟abbé Pierre-François Guyot Desfontaines

traduit Gulliver’s Travels (1726) de Jonathan Swift et The Rape of the Lock

(1717) d‟Alexander Pope. Ce sont des ouvrages qui incluent des passages

célèbres230

mettant en scène ce qui dans la langue originale était nommé

« spleen ». Bien que les traductions aient rendu ce terme par mélancolie,

masquant dans l‟immédiat sa spécificité, elles l‟évoquaient néanmoins, mais sans

le dire.

Les passages qui nous intéressent dans les Voyages du capitaine Lemuel

Gulliver, dont la traduction par Desfontaines paraît en 1727, se trouvent dans le

quatrième livre, le Voyage au païs des Houyhnhnms. Pour ce qui est de La boucle

de cheveux enlevée : poème héroï-comique, traduit en 1728, c‟est le quatrième

chant qui nous intéresse. Notons que ces parties retinrent déjà l‟attention

particulière des contemporains231

, encore que les traductions entières fussent bien

accueillies232

.

Le Voyage au païs des Houyhnhnms contient un épisode où est décrit le

comportement mélancolique des Yahous, une race d‟animaux qui représente les

humains dans le monde parodique de Swift. L‟hôte Houyhnhnm de Gulliver décrit

l‟attitude étonnante d‟un Yahou auquel on avait enlevé son trésor chéri :

« L‟animal voyant qu‟on lui avoit ravi l‟objet de sa passion, se mit à hurler de

toute sa force ; il entra en fureur, & puis tomba en foiblesse ; il devint

229

Bonno, p. 7. 230

Le passage de Pope qui nous intéresse a notamment été commenté dans les articles « The

English Malady of the Eighteenth Century » d‟Oswald Doughty et « The Cave of Spleen » de

Lawrence Babb. 231

Les commentaires des périodiques laissent voir que le quatrième livre du Gulliver est le préféré

des contemporains, apparemment « parce que c‟est celui qui „renferme le plus de critique, de

morale et de sentimens vertueux.‟ » (Bonno, p. 71. L‟auteur mentionne le Mercure et le Journal

des Savants, mais n‟indique pas lequel il cite.) Par ailleurs, le Chant IV fut la section étudiée pour

comparer les traductions du Rape of the Lock dans le journal Observations littéraires (Maher,

p. 134). 232

Parmi toutes les traductions du Gulliver faites à l‟époque, celle de Desfontaines connaît le plus

grand succès (Bonno, p. 70). Pour ce qui est de la Boucle enlevée, « [l]‟ouvrage est accueilli avec

faveur [… et] le Mercure de France déclare que „rien n‟est plus poétique, ni plus ingénieux que

cette fiction‟ » (Ibid., p. 73).

49

languissant ; il ne mangea plus, ne dormit plus, ne travailla plus », jusqu‟à ce

qu‟on lui eût remis l‟objet convoité233

. Encore moins compréhensibles pour les

Houyhnhnms Ŕ race sans émotions et incapable de conduite illogique Ŕ sont les

cas où ce comportement survient sans cause apparente. Le Houyhnhnm raconte :

Il prend souvent à nos Yahous une fantaisie, dont nous ne pouvons

concevoir la cause. Gras, bien nourris, bien couchés, traités doucement par

leurs Maîtres, pleins de santé & de force, ils tombent tout-à-coup dans un

abatement, dans un dégoût, dans une mélancolie noire, qui les rend mornes

& stupides. En cet état, ils fuïent leurs camarades, ils ne mangent point, ils

ne sortent point, ils paroissent rêver dans le coin de leur loge, & s‟abymer

dans leurs pensées lugubres.234

Enfin, ils ne sont guéris que lorsqu‟on leur impose un régime de travail

physiquement pénible qui « met en mouvement tous leurs esprits, & rappelle leur

vivacité naturelle. »235

Lorsqu‟il entend cette anecdote, Gulliver, originaire

d‟Angleterre :

ne [peut s]‟empêcher de songer à [s]on païs, où la même chose arrive

souvent, & où l‟on voit des hommes comblés de biens & d‟honneurs,

pleins de santé & de vigueur, environnés de plaisirs, & préservez de toute

inquiétude, tomber tout-à-coup dans la tristesse & dans la langueur,

devenir à charge à eux-mêmes, se consumer par des réflexions

chimériques, s‟affliger, s‟apesantir, & ne faire plus aucun usage de leur

esprit livré aux vapeurs Hypocondriaques.236

Il est d‟ailleurs convaincu que le remède qu‟on impose aux Yahous « est un

régime excellent pour la tristesse & la mélancolie »237

des hommes.

La mise en relation de ces deux extraits par l‟équivalence sous-entendue

des Yahous et des humains238

, pour ne rien dire de leur rapprochement dans le

233

Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, Pierre-François Guyot Desfontaines (trad.), Paris, J.

Guérin, 1727, vol. II, pp. 213-214. 234

Ibid., pp. 214-215. 235

Ibid., pp. 215. 236

Ibid., pp. 215-216. 237

Ibid., pp. 216. Dans la traduction de Desfontaines, Gulliver recommande vigoureusement ce

remède au lecteur, alors que dans la version de Swift, Gulliver est convaincu de son utilité mais ne

s‟adresse pas au lecteur pour le lui recommander. 238

Plus tôt dans le récit la comparaison des deux espèces est clairement énoncée. Gulliver

raconte : « On nous mit tous deux côte à côte, pour mieux faire la comparaison de lui à moi, & ce

fut alors que le mot de Yahou fut repeté plusieurs fois, ce qui me donna à entendre, que ces

animaux s‟appelloient Yahous. Je ne puis exprimer ma surprise & mon horreur, lorsqu‟ayant

considéré de près cet animal, je remarquai en lui tous les traits & toute la figure d‟un homme »

(Ibid., p. 138).

50

texte, semble en faire une seule description. Ce que permet ce redoublement

descriptif est la mise en relief des points importants, notamment le fait que les

accès sont sans cause apparente. Les autres traits peignent en détail l‟attitude d‟un

individu atteint par ce genre de mélancolie. D‟ailleurs, le fait que pour décrire

l‟état du Yahou affligé le texte emploie l‟article indéfini Ŕ il est « dans une

mélancolie noire » suggère que ce dont il souffre est une condition plus

spécifique, déterminée par les autres caractéristiques mentionnés. Il suffit de

rappeler que Gulliver établit un lien explicite entre ces descriptions et le mal dont

souffrent ses compatriotes britanniques, pour y voir le portrait de la mélancolie de

type anglais.

Quant au Chant IV de The Rape of the Lock, c‟est l‟encadrement du récit

qui lui confère un caractère britannique. Alors que ce chant consiste en une

description quasi-mythologique et nationalement neutre de « the cave of Spleen »,

ou « la caverne de l‟Hypocondre »239

, le récit primaire auquel il est associé tourne

autour d‟une intrigue de jeunes aristocrates anglais240

. De toute manière, dans ce

passage est personnifiée l‟Hypocondre, que l‟on représente sous les traits d‟une

« Déesse triste, pâle & reveuse, […] couchée dans un lit fait exprès pour

entretenir ses noirs soucis »241

. Elle est décrite comme étant une « Lunatique

Reine » et la « mere des esprits bisarres, source feconde des vapeurs » ; c‟est elle

dont la force fait que certaines personnes « deviennent capables d‟inventer des

sistêmes, & de faire des vers »242

. Cette déesse mélancolique est accompagnée

dans sa caverne par ses dames d‟honneur : « la Bisarrerie », « la Migraine », « la

Méchanceté »243

et « l‟Affectation [qui] s‟évanoüit avec grace, [et] est fiere dans

sa langueur »244

.

239

Alexander Pope, La boucle de cheveux enlevée : poème héroïcomique, Pierre-François Guyot

Desfontaines (trad.), Paris, François Le Breton père, 1728, p. 50. 240

La visite à la caverne de l‟Hypocondre est occasionnée par la réaction exagérée de Belinde

lorsqu‟on lui enlève avec malveillance sa boucle de cheveux préférée. 241

Ibid., p. 51. 242

Ibid., p. 54. On a ici une allusion directe aux savants et aux poètes dont on considère

traditionnellement que le génie procède de leur mélancolie. 243

Ibid., p. 51. La Méchanceté est « une Vierge antique [à] la peau rude, noire & ridée ». 244

Ibid., p. 52.

51

Quant aux lieux qu‟habitent ces personnages, ils sont entièrement marqués

par des influences évoquant la mélancolie. On mentionne notamment que « la

grote est si bien fermée, que l‟air & les rayons du jour qu‟on y abhorre, n‟y

pénétrent jamais », que « les vents d‟Orient avec toute leur malignité y soufflent

sans cesse »245

, qu‟« [u]ne éternelle vapeur environne ce Palais, & [qu‟]au milieu

de ces broüillards épais voltigent mille fantômes. »246

Le texte continue en

montrant comment pour rendre l‟héroïne hypocondriaque, la Déesse enferme dans

un sac les éléments d‟une crise de fureur : « tout ce que la nature a donné de force

aux femmes pour pleurer, quereller, soupirer, & crier »247

. Ensuite elle « met au

fond d‟une bouteille enfumée les horreurs de la crainte, avec lesquelles elle mêle

la tristesse, & les envies delayées »248

Ŕ soit les éléments de la mélancolie qui

succèdera à cette crise. Aussitôt, la belle Belinde est emportée par une colère

furieuse, puis elle est « pénétrée de douleur », puisqu‟elle « tient les yeux & la

tête baissée, & fond en larmes »249

.

En fin de compte, le quatrième chant de La Boucle de cheveux enlevée fait

voir comme une hypotypose le comportement de la mélancolie spleenétique. La

présentation de la caverne de la déesse « Spleen »-Hypocondre, la

personnification de cet état d‟abattement et de ses compléments, et la liste des

symptômes mélancoliques choisis pour la jeune Anglaise constituent un tableau

frappant de la mélancolie. Le récit cadre et le fait qu‟il s‟agisse d‟une traduction

de l‟anglais font que le lectorat français y voit une description de la mélancolie

anglaise.

Les textes littéraires français

Dans un contexte social de plus en plus marqué par un intérêt pour la

culture anglaise, il n‟est guère surprenant de constater que la présence latente du

spleen soit également apparente dans la production littéraire française. En fait, le

245

Pope, pp. 50-51. 246

Ibid., p. 52. Le vent et le brouillard dont il est question évoquent le climat qui cause la

mélancolie des Anglais. 247

Ibid., p. 56. 248

Ibid., pp. 56-57. 249

Ibid., p. 62.

52

plus commun des clichés de caractère national Ŕ le tempérament sombre et

mélancolique des Britanniques Ŕ est fréquemment repérable dans la fiction

française à partir de la première moitié du siècle250

. Nous allons voir ce topos à

l‟œuvre dans la pièce Le Français à Londres de Louis de Boissy et dans le roman

Le Philosophe anglais ou Histoire de Monsieur Cleveland de l‟abbé Prévost. À

travers ces exemples, nous constaterons que la littérature a cela d‟efficace qu‟elle

fait vivre sur scène et dans l‟imagination les représentations qu‟elle convoque.

S‟inspirant, comme plusieurs de ses contemporains, de l‟intérêt pour les

Anglais, Louis de Boissy a mis en scène leur mélancolie spleenétique dans deux

comédies légères. La première, Le Français à Londres, fut représentée pour la

première fois à la Comédie Française en 1727251

; tant par sa date que par son

grand succès populaire252

, elle apparaît comme un vecteur littéraire significatif

préparant la réception du spleen. Il s‟agit d‟une pièce en un acte dont « la mince

aventure n‟est que le cadre conventionnel utilisé par l‟auteur pour confronter

divers personnages dans lesquels s‟incarnent plusieurs aspects significatifs de

chacun des deux caractères nationaux »253

. C‟est ainsi que les traits stéréotypés de

l‟Anglais sont personnifiés par le dénommé Jacques Rosbif (Roastbeef), qui

figure bien « l‟Anglois le plus disgracieux, le plus taciturne, le plus bisarre [et] le

plus impoli »254

, mais aussi le plus mélancolique, d‟autant qu‟il est comparé au

mari décédé de sa fiancée, un autre Anglais « [t]oujours sombre, toujours

brusque »255

. De plus, les didascalies le font parler « d‟un ton phlegmatique »256

,

soit avec le manque de vivacité d‟un homme ennuyé de la vie. Effectivement, lors

de sa rencontre avec le Marquis de Polinville, Rosbif s‟assoit pour le regarder

silencieusement alors que ce premier essaie en vain de le faire entrer en

250

Grieder, p. 87. Grieder passe en revue une quinzaine d‟ouvrages dans lesquels on évoque la

mélancolie anglaise (pp. 87-92). 251

Bonno, p. 25. La comédie La Frivolité de Boissy, dans laquelle « le spleen britannique évolue

sur les planches du Théâtre-Italien sous les traits de Miss Blar », ne paraît que plus tardivement,

soit en 1753 (Dziembowski, p. 53) 252

Cette pièce est « [j]ouée dix-sept fois de suite en 1727, chiffre élevé pour l‟époque » (Bonno,

p. 26). 253

Ibid., p. 25. 254

Louis de Boissy, Le François à Londres, Paris, Les Frères Barbou, 1727, p. 16. 255

Ibid., p. 17. 256

Ibid., p. 29.

53

conversation. En fait, le caractère sombre de Rosbif est rehaussé par sa mise en

opposition avec la légèreté et la gaieté françaises qu‟incarne le personnage du

marquis257

. Le comportement de cet « étourdi »258

opiniâtre confronté à la

conduite de l‟Anglais morose et taciturne, en particulier dans la scène de leur tête-

à-tête, prête vie aux clichés des caractères nationaux. Boissy met aussi en mots les

tempéraments qu‟il oppose, faisant discourir le marquis sur la nature présumée

des Anglais et des Français. Pour celui-ci, chaque nationalité peut être réduite à

une qualité essentielle :

L‟esprit […] fait un homme aimable, vif, leger, enjoüé, amusant, les

délices des societez, un beau parleur, un railleur agréable, & pour tout

dire, un François. Le bon sens, au contraire, s‟appesantit sur les matieres

en croyant les approfondir, [… et] fait un homme lourd, pedant,

melancolique, taciturne, ennuyeux, le fleau des compagnies, un

moraliseur, un revecreux [rêve-creux], en un mot un … [Anglais].259

De cette manière, Boissy crée un personnage dont la taciturnité

flegmatique évoque la mélancolie de sa nation. Cependant, la brièveté de la pièce

et la légèreté demandée par le genre comique empêchent une présentation

complète et développée de la mélancolie. Cela dit, le portrait du spleenétique dans

Le Français à Londres, peut être complété par un autre ouvrage littéraire

préparatoire où l‟on rencontre le type de « l‟Anglais sensible et mélancolique »260

.

Bien que ce soit une règle générale que « [l]e héros prévostien est

rarement intact de toute morbidité »261

, et même que la mélancolie est le

sentiment de base de tous les héros et héroïnes de Prévost262

, c‟est le personnage

de Cleveland, protagoniste éponyme de Le Philosophe anglais ou Histoire de

Monsieur Cleveland (1731), qui est « la plus accomplie de ces âmes

subjectivement mélancoliques et objectivement malheureuses »263

. Il est à ce

point indissociable de ces sombres émotions que c‟est un personnage dont Robert

257

Gidal voit dans l‟opposition du « vain yet cheerful Frenchman and the proud yet melancholic

Englishman » un motif récurrent dans les écrits théâtraux du XVIIIe siècle (p. 27).

258 Boissy, p. 52.

259 Ibid., p. 47.

260 Bonno, p. 31.

261 Mauzi, p. 472.

262 Jean Sgard, Prévost Romancier, Paris, José Corti, 1968, p. 178.

263 Mauzi, p. 476, souligné dans l‟original.

54

Mauzi dit qu‟il « revendiqu[e] une vocation de malheur »264

et que « [t]out le récit

de ses aventures n‟est qu‟un immense chant de la douleur »265

. À travers ce héros

et ses multiples aventures, Prévost fournit un portrait de la mélancolie anglaise à

ce point approfondi et nuancé qu‟il semble prendre vie266

.

En vérité, Le Philosophe anglais ou Histoire de Monsieur Cleveland est

un roman de la mélancolie. Jean Sgard le récapitule comme suit :

L‟histoire de Cleveland est celle d‟un homme triste ; après s‟être imprégné

de mélancolie dans une enfance douloureuse, il s‟élance par deux fois vers

un bonheur idéal ; mais Fanny [sa femme] lui échappe, puis Cécile [sa

fille]. Son amour et sa famille sont ruinés ; il connaît la tentation du

suicide, puis se résigne enfin à une vie endeuillée, à une mélancolie sans

fin. Le fond ordinaire de ses sentiments […] est la mélancolie.267

Dans ces conditions, il n‟est pas étonnant que Cleveland soit devenu un modèle

mélancolique-spleenétique important268

, surtout quand on considère que sont

présentées diverses facettes de son affliction.

Dans une histoire où règne le destin, ce protagoniste est doublement

maudit dès le début, étant « condamné à la mélancolie par sa naissance et sa

nationalité »269

. Par sa naissance la fortune l‟aurait voué à de tristes

expériences270

, et par sa nationalité il est prédisposé à voir la vie en noir271

. En

264

Mauzi, p. 475, souligné dans l‟original. 265

Ibid., p. 476. 266

Eric Gidal rappelle que c‟est la forme romanesque qui permet de développer des personnages

qui sont plus que les simples types, qui suffisent pour les comédies et les écrits propagandistes

(p. 29). 267

Sgard, p. 178. 268

Le personnage eut une influence non négligeable, notamment sur Jean-Jacques Rousseau et

François-Thomas de Baculard d‟Arnaud Ŕ « one of the most prolific and popular authors of the

second half of the century » (Robert J. Frail, « The 1750 Watershed: Anglomania in France »,

dans A Singular Duality. Literary Relations between France and England in the Eighteenth

Century, New York, AMS Press, « AMS studies in the eighteenth century », 2007, p. 24). Le

succès du roman, qui, publié en huit tomes de 1731 à 1739, connaît « une vingtaine d‟éditions

jusqu‟en 1823 » contribue à l‟influence du personnage (Jean-Paul Sermain, « Philosophe

Anglais (Le) ou Histoire de M. Cleveland, fils naturel de Cromwell, écrite par lui-même, et

traduite de l‟anglais par l‟auteur des Mémoires d‟un homme de qualité », dans Robert Laffont et

Valentino Bompiani (dirs), Le Nouveau Dictionnaire des œuvres de tous les temps et de tous les

pays, Paris, Éditions Robert Laffont, 1994, p. 5545). 269

Ibid. 270

C‟est le fils bâtard d‟Oliver Cromwell, père cruel, voire monstrueux. Plus tard dans sa vie

Cleveland commente : « Mon nom était écrit dans la page la plus noire et la plus funeste du livre

des destinées ; il y était accompagné d‟une multitude d‟arrêts terribles que j‟étais condamné à

subir successivement. » (Antoine François Prévost, dit d‟Exiles, Le Philosophe anglais ou Histoire

55

effet, la progression du récit lui fait vivre une suite d‟expériences abominables, de

sorte que sa vie lui donne des occasions et même des raisons de désespérer.

Son état d‟abattement se manifeste dans ses réactions aux malheurs de sa

vie. D‟une part, son comportement et ses actes indiquent le désespoir qu‟il

ressent, et on y reconnaît les signes traditionnels de la mélancolie : Cleveland tend

à la solitude, il s‟abandonne à des réflexions sur son triste sort272

, il entreprend

même de se suicider273

. D‟autre part, les termes qu‟il choisit pour décrire son

expérience évoquent sa profonde sensibilité. Il écrit par exemple :

Dans l’excès inexprimable de tristesse et d’abattement que je ressentis à

cette vue, j‟aurais souhaité de pouvoir me dérober aux yeux des hommes,

et renoncer à tout autre sentiment que celui de la douleur. J‟aurais

souhaité d‟être seul, dans la plus déserte contrée de l‟Amérique, occupé en

silence à méditer sur mes malheurs274

.

D‟ailleurs, au moment qui précède son suicide avorté, Cleveland décrit le mal

dont il souffre et, d‟après Sgard, définit avec précision le « spleen qu‟il ne nomme

pas »275

:

[M]a douleur s‟accrut tellement par mes tristes réflexions que je tombai en

peu de jours dans la plus dangereuse et la plus terrible de toutes les

maladies. Je ne puis la faire mieux connaître qu‟en la nommant une

horreur invincible pour la vie. C‟est une espèce de délire frénétique, qui

est plus commun parmi les Anglais que parmi les autres peuples de

l‟Europe.276

Mais plus encore que la tentation suicidaire, ce qui fait de ce roman une

illustration incomparable du spleen est l‟attachement avoué du personnage à son

malheur. Cela importe d‟autant plus que ce « goût de [l]a tristesse »277

est le

de Monsieur Cleveland, Philip Stewart (éd.), dans Jean Sgard (dir.), Œuvres de Prévost, Grenoble,

Presses Universitaires de Grenoble, 1978, vol. II, p. 83) 271

Cleveland parle de la « noire disposition de l‟âme » des Anglais, dont il est lui-même affecté

(Prévost, Le Philosophe anglais, p. 288). 272

Ces deux traits surviennent souvent en conjonction, par exemple lorsque Cleveland dit : « Mon

unique occupation, pendant sept ou huit jours, fut de me promener seul dans un assez grand jardin

[…] et de m‟y ensevelir dans un abîme de méditations sombres et funestes. » (Ibid.) 273

Seule l‟irruption dans sa solitude de ses enfants au moment crucial parvient à le faire changer

de dessein (cf. la page 290). 274

Ibid., p. 240, nous soulignons. 275

Sgard, p. 180. 276

Prévost, Le Philosophe anglais, p. 288, souligné dans l‟original. 277

Ibid., p. 241.

56

moteur de la narration. Cleveland remarque que c‟est un « triste plaisir »278

que

celui de raconter sa vie, et ajoute :

le mal qu‟elle [la fortune] me cause, et les tourments même dont je me

plains, sont devenus ma plus douce et ma plus chère occupation […]

J‟aime, je crains, j‟espère, je m‟afflige et je me trouble encore, dans un

temps où j‟ai perdu tout ce qui a ouvert l‟entrée de mon cœur à ces

terribles sentiments. Toute la douceur de ma vie est de les entretenir,

comme le précieux reste de ce qui les a causés. Je ne me lasse donc pas de

répéter mon dessein : je continue d’écrire pour nourrir ma tristesse279

.

De ce fait, le roman entier devient un discours mélancolique, surtout quand on

considère que « c‟est le goût de [s]a tristesse qu[‟il] consulte, bien plus que les

règles de la narration et que les devoirs de l‟historien. »280

Le résultat est une

ample illustration d‟un état émotionnel. Le personnage de Cleveland devient ainsi

le « melancholic embodiment of [England‟s] splenetic history »281

, et dans

l‟imaginaire de son lectorat, il donne l‟idée la plus complète de la mélancolie

anglaise dont il est l‟exemple.

Les écrits de voyageurs

Les illustrations du spleen contenues dans les traductions et les ouvrages

littéraires trouvent une confirmation dans les publications des individus qui ont

voyagé en Grande-Bretagne. Cependant, dans ce dernier type d‟écrit, les

commentaires au sujet de la mélancolie sont moins étoffés et moins parlants que

dans les œuvres de fiction. On n‟en fait mention que brièvement ou en passant,

parce qu‟en raison de la croyance aux caractères nationaux, la mélancolie des

Anglais apparaît comme une vérité banale, qu‟il n‟est pas nécessaire de démontrer

ni de prouver par des anecdotes. Conséquemment, dans des ouvrages consacrés à

l‟observation des mœurs et du caractère anglais282

, la présentation d‟un trait

278

Prévost, Le Philosophe anglais, p. 241. 279

Ibid., p. 359, nous soulignons. 280

Ibid., p. 241. 281

Gidal, p. 29. 282

Une telle volonté est généralement annoncée dès la première page. Par exemple, Muralt débute

sa première lettre ainsi : « Pendant que je suis en Angleterre, je veux, Monsieur, vous dire quelque

chose des Mœurs & du Caractère des Anglois, autant par amusement, que par un dessein sérieux

de faire un portrait de cette Nation, qui vous la fasse bien connoitre. » (Lettres sur les Anglois et

57

communément admis peut être répartie dans des commentaires dispersés, alors

que pour exposer des observations ou des faits inédits, le développement doit être

plus conséquent et plus suivi.

Un des premiers et des plus influents textes de voyageur en Angleterre au

XVIIIe siècle, fut l‟ouvrage de l‟abbé Béat Louis de Muralt, un Suisse qui nota ses

impressions sur les peuples qu‟il visitait. Principalement rédigées lors de ses

voyages à la fin du siècle précédent, les Lettres sur les Anglois et les François et

sur les voiages circulèrent en manuscrit avant d‟être publiées en 1725283

. Le

public les reçut d‟ailleurs assez avidement pour que se succèdent quatre éditions

françaises en moins de quatre ans284

, et on compte parmi ses lecteurs de grands

noms tels ceux de Voltaire, Prévost, Montesquieu et Rousseau285

.

On lisait dans les six lettres sur les Anglais des notations pittoresques sur

la vie de ce peuple. L‟auteur y esquisse des tableaux qui mettent en scène leur

mode de vie, leur culture, leur caractère national. Il insiste par exemple sur leur

tendance à penser profondément, ce qui, avec le « Bon-sens »286

dont ils sont

dotés, est intimement lié à leur sérieux. Muralt mentionne à de nombreuses

reprises cette dernière qualité287

et l‟illustre par des remarques sur l‟air morose

des Anglaises lorsqu‟elles se promènent288

. Le Suisse fait aussi remarquer le

silence dans lequel s‟entretiennent les Britanniques, qui est associé encore une

les François et sur les voiages (1728), Charles Gould et Charles Oldham (éds), Paris, Champion,

« Bibliothèque de la Revue de la Littérature Comparée », 1933, p. 103) 283

Reichler, p. 148. 284

Ibid., p. 141 ; Bonno, p. 22. Gould et Oldham ajoutent que : « between 1725 and 1740 […]

Muralt‟s work was running through edition after edition » (pp. 83-84). 285

Reichler, p. 153, n. 2. Voltaire mentionne son prédécesseur dans la dix-neuvième des Lettres

philosophiques, le nommant « le sage et ingénieux Monsieur de Muralt » (Cité dans Reichler,

p. 141). Faisons aussi remarquer que Muralt eut une influence considérable sur le genre des écrits

de voyages et que les Lettres de Muralt furent une mine d‟informations et d‟anecdotes pour les

écrivains qui le suivirent. 286

Muralt, p. 104. 287

Muralt mentionne par exemple que « le Génie de la Nation est pour le Sérieux » (p. 123), que

les rendez-vous des Anglais se passent « sans Gaieté » (p. 126), et que tout compte fait ce sont

« des gens si sérieux ! » (p. 146). 288

« La Promenade est aussi un des grands Plaisirs des Femmes, & leur maniere de se promener

est une des choses qui marquent leur caractère » : « elles marchent ensemble, le plus souvent sans

se parler », avançant sans jamais cueillir ni même remarquer une fleur, sans jamais laisser

échapper un air de chanson (Ibid., p. 127).

58

fois avec leur gravité et qui, du point de vue de l‟observateur, fait d‟eux un peuple

morne.

Dans un même ordre d‟idées, Muralt fait part de son étonnement

concernant l‟absence de crainte de la mort qu‟il observe chez les Anglais. Non

seulement les criminels condamnés approchent fièrement du gibet, « sans marquer

aucun Sentiment »289

, mais en outre « les Anglois se donnent la Mort aussi

facilement qu‟ils la reçoivent »290

. Muralt y voit un « mépris de la Mort »291

et

rapporte huit cas qui montrent la facilité qu‟ont les Anglais à décider de se

suicider. À ce sujet Muralt commente :

[I]ls meurent quand ils en ont pris la résolution, & […] ils la prennent

souvent pour peu de chose. On ne sçait à quoi attribuer une singularité si

étrange, si ce n‟est à ce que je vous ai déjà dit de leur Caractère : ils sont

violens dans leurs Passions, c‟est-à-dire, bien résolus de réussir ; fiers avec

cela, ne pouvant supporter un mauvais succès ; peu ingénieux à le reparer ;

& enfin assez mélancoliques pour ne s’occuper que de leur Chagrin.292

Pour Muralt donc, la promptitude avec laquelle les Anglais envisagent la mort

facilite le suicide et est indicative de leur profonde mélancolie puisque c‟en est

l‟acte paroxysmique.

L‟emploi du présent intemporel dans le passage cité, comme dans le reste

de l‟ouvrage, implique que les propos qu‟on y tient sont des vérités générales.

Ceci s‟ajoute au caractère universel des commentaires que le pronom personnel

« ils » fait appliquer à une nation entière. Une telle construction du discours ne

laisse aucune place au doute, qui était déjà largement écarté par la position

d‟expert qu‟occupe l‟auteur en vertu de son expérience de voyage en Angleterre.

En conséquence, les Lettres sur les Anglois font acte d‟autorité en présentant un

peuple dont le bon sens et la pensée profonde augmentent le caractère taciturne et

sérieux, des traits qui reflètent tous un fond mélancolique d‟ailleurs révélé par

leur propension suicidaire.

289

Muralt, pp. 132-133. 290

Ibid., pp. 133-134. 291

Ibid., p. 133. 292

Ibid., p. 135, nous soulignons.

59

Dans un type différent d‟écrit de voyageur293

, De l’esprit des lois (1748),

Montesquieu note lui aussi la tendance des Anglais à se donner la mort294

.

Puisqu‟il s‟agit d‟un traité savant, la forme diffère de celle qu‟on trouve chez

Muralt. Premièrement, Montesquieu emploi un ton plus neutre en évitant une

présentation par anecdotes, en évacuant la réaction et le jugement personnels, et

en se dispensant de l‟expression à la première personne. Par ailleurs, il privilégie

une explication analytique en faisant porter ses observations sur « la machine » et

son âme, et en proposant une interprétation plus traditionnellement humorale295

.

Dans ses mots :

[L]es Anglois se tuent sans qu‟on puisse imaginer aucune raison qui les y

détermine, ils se tuent dans le sein même du bonheur. Cette action […] est

l‟effet d‟une maladie ; elle tient à l‟état physique de la machine, et est

indépendante de toute autre cause.

Il y a apparence que c‟est un défaut de filtration du suc nerveux ; la

machine, dont les forces motrices se trouvent à tout moment sans action,

est lasse d‟elle-même ; l‟âme ne sent point de douleur, mais une certaine

difficulté de l‟existence. La douleur est un mal local qui nous porte au

désir de voir cesser cette douleur : le poids de la vie est un mal qui n‟a

point de lieu particulier, et qui nous porte au désir de voir finir cette vie.296

C‟est ainsi que Montesquieu compose une présentation du mal anglais qui est

moins une description de comportements, vus de l‟extérieur, et davantage une

évocation de l’expérience mélancolique. En même temps que la dimension

critique du passage maintient l‟effet de crédibilité de l‟écrit savant, l‟approche

empathique permet une nouvelle compréhension de la mélancolie anglaise. Au

surplus, en employant le pronom inclusif « nous », l‟auteur invite le lecteur à

participer à l‟entendement de la maladie.

293

N‟étant pas un récit de voyage, De l’esprit des lois n‟est pas typique de cette catégorie ;

cependant, il s‟agit bel et bien d‟un écrit de voyageur ayant visité l‟Angleterre, contenant sous

forme non fictive des considérations sur le peuple britannique. 294

Charles-Louis de Secondat baron de La Brède et de Montesquieu, De l’esprit des lois, dans

Roger Caillois (éd.), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994,

vol. II, liv. XIV, ch. XII. 295

En plus de l‟explication en termes de « filtration du suc nerveux », Montesquieu déclare

explicitement, et conformément à la théorie des climats, que cette maladie menant au suicide est

causée par le climat de la région (Cf. liv. XIV, ch. XIII, p. 486). Doctrine antique popularisée par

De l’esprit des lois, cette théorie considère les différences culturelles et anthropologiques comme

résultant des dissimilitudes climatiques des régions qu‟habitent diverses sociétés. Son

déterminisme est d‟ailleurs généralement semblable à celui de l‟humoralisme. 296

Montesquieu, liv. XIV, ch. XII, pp. 485-486.

60

Par ces remarques, Montesquieu ajoute donc un élément important à la

présentation préparatoire du spleen en facilitant un rapprochement entre cet état et

l‟expérience du lecteur français. Et bien que ce soit un passage mineur dans un

ouvrage de grande envergure, il faut se rappeler que c‟est la description fameuse

des institutions anglaises qui a fait de L’esprit des lois une lecture incontournable

pours ses contemporains297

. Dans ces conditions, le commentaire sur la maladie et

le suicide des Anglais constitue une partie importante de la représentation du pays

avec lequel le lecteur moyen associe l‟ouvrage298

.

Ainsi, si brèves soient-t-elles, les mentions de la mélancolie des Anglais

contenues dans les publications des voyageurs servent à confirmer les clichés

littéraires quant à leur caractère triste et taciturne. C‟est que les témoignages des

voyageurs prêtent leur l‟autorité à ce lieu commun. En fin de compte, l‟effet

cumulatif de ces divers types de textes préparatoires est qu‟ils font valoir une

image du comportement et de l‟expérience mélancolique spécifique aux Anglais.

À force de devenir plus commune et reconnaissable, la variante dont on fait le

portrait, le spleen, finira par être distinguée de l‟ancienne conception générale de

mélancolie.

297

Dziembowski, p. 24. 298

Si l‟on excepte la section portant sur le gouvernement du pays, deux des trois chapitres qui

traitent de l‟Angleterre portent sur le mal anglais.

61

Chapitre IV : Les textes avec occurrences du terme

Le recensement et le classement chronologique

À partir de 1745, date à laquelle il paraît pour la première fois dans une

œuvre écrite en français, le « spleen » s‟établit progressivement dans la langue de

Molière. Le recensement que nous avons effectué des occurrences de ce terme

entre 1745 et la fin de 1799 nous a permis de relever trente-quatre textes qui

l‟emploient et qui témoignent ainsi de son intégration graduelle299

. Il s‟agit de

toute une gamme de textes de différents genres, pour divers publics et provenant

de quelque vingt-sept écrivains300

. Nous avons procédé à l‟analyse textuelle de

quarante-quatre301

occurrences, ce qui a permis, notamment par la prise en compte

du contexte, de voir comment le mot est compris et utilisé au cours de cette

époque. Nos observations seront rapportées ci-dessous.

Pour la datation des occurrences, nous avons choisi de privilégier, dans le

cas des pièces de théâtre, la date de leur première représentation ; pour les écrits

diffusés au XVIIIe siècle, la date de la première publication ; et pour les écrits

privés ou publiés après la fin du siècle, la date de rédaction. Le classement par

date de rédaction dans cette dernière catégorie se passe d‟explication Ŕ ces cas

signalent un moment précis auquel le mot « spleen » est utilisé d‟une façon que le

texte nous permet d‟examiner. On ne parvient pas à une telle précision dans la

datation des textes publiés sous l‟Ancien Régime puisque la date à laquelle ceux-

ci paraissent peut masquer une date de rédaction bien antérieure302

, cependant

299

Présentée en annexe, cette liste n‟est selon toute probabilité pas exhaustive et pourra être

complétée par des recherches ultérieures. Nous considérons toutefois qu‟elle évoque assez

précisément la manière dont on employait ce terme à l‟époque. 300

Vingt-sept écrivains ont pu être identifiés mais deux textes demeurent anonymes (l‟article dans

le Courier de l’Europe du 16 juillet 1776 et la pièce intitulée La Splinomanie de 1782). Certains

auteurs sont responsables de plus d‟un texte, notamment Voltaire, Diderot et Grimm. 301

Certains textes emploient le mot plus d‟une fois. 302

C‟est le cas par exemple avec l‟article « Scorbut » du chevalier de Jaucourt, dont la diffusion a

été retardée par l‟interdiction de publication de l‟Encyclopédie de Diderot et D‟Alembert entre

1759 et 1765 (cf. Jean Haechler, L’Encyclopédie de Diderot et de… Jaucourt. Essai biographique

sur le chevalier Louis de Jaucourt, Paris, Honoré Champion, 1995, p. 536). De même, la

cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie Française était prête en 1793 mais sa

publication a été retardée jusqu‟en 1798 par la dissolution de l‟Académie (Cf. l‟article de Dorothy

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nous avons choisi de privilégier la date de publication pour ordonnancer ces

exemples, car celle-ci marque le moment où le terme entre dans le domaine

public303

. La même raison a prévalu pour la date de première représentation des

pièces de théâtre. La Figure 1 présente l‟ensemble de ces occurrences en ordre

chronologique et la Figure 2 donne une idée des taux d‟utilisation qu‟elles

représentent.

Figure 1 Ŕ Occurrences par ordre chronologique*

Medlin « André Morellet and the Dictionnaire de l’Académie française », SVEC, vol. CCCXXVII,

1995, pp. 183-197). 303

Dès lors la visibilité de ces occurrences les rend susceptibles d‟influencer l‟interprétation du

vocable auprès d‟une personne (dans le cas d‟une lettre), d‟un groupe limité (comme dans le cas

de Besenval qui partagea sa nouvelle avec les autres officiers-généraux qui participèrent à

l‟ « Académie littéraire » à Dévenich où ils étaient postés [Piva, « Le Spleen del barone di

Besenval: una forma settecentesca dello "spleen" », dans Maria Luisa de Gaspari Ronc, Luca

Pietromarchi et Franco Piva (dirs), Lo "spleen" nella letteratura francese/"Le mot déguisé" :

censura e interdizione linguistica nella storia del francese, Fasano, Schena, « Atti del XVI

Convegno della Società universitaria per gli studi di lingua e letteratura francese : Trento, 29

settembre-1 ottobre 1988 », 1991, pp. 37-38, surtout la note 3]) ou du grand public. * L‟occurrence de Montesquieu n‟étant pas datée ni datable, nous la plaçons après la première

occurrence connue, mais avant la date publication de De l’esprit des lois puisqu‟elle paraît dans

une note préparatoire de cet ouvrage.

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Figure 2 Ŕ Occurrences par période de cinq ans

Quelques chiffres

De prime abord ces figures montrent que la fréquence à laquelle on

emploie le terme varie considérablement au cours de la deuxième moitié du

siècle. Dans un premier temps, soit de 1745 jusqu‟en 1763, on n‟a que quelques

emplois ponctuels, essentiellement privés, au rythme d‟environ une occurrence

tous les trois ans ; puis, de 1763 jusqu‟en 1782, l‟utilisation du mot s‟intensifie et

le taux augmente à une moyenne d‟une occurrence par année ; finalement, de

1783 jusqu‟à la fin du siècle, on observe un ralentissement, avec une occurrence

tous les deux ans. Si on refait les mêmes calculs en exceptant les cinq textes qui

demeurèrent privés au XVIIIe siècle, les trois périodes se distinguent encore plus

nettement (cf. Figure 3)304

, avec un taux d‟occurrences initial d‟un par six ans.

304

Cette mise à l‟écart permet de cibler les occurrences accessibles au grand public de l‟époque.

Alors que l‟écriture privée permet une certaine créativité et une expression non régulière, un texte

ou une pièce à vocation publique doit être jugée convenable pour le public. Par conséquent, les

occurrences de « spleen » qui paraissent dans des textes publiés ont été jugées acceptables dans le

contexte du moment, et par le fait de leur publication, ont été consacrées par l‟institution littéraire.

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Figure 3 Ŕ Occurrences publiques par période de cinq ans

La période qui s‟étend de 1745 jusqu‟en 1762 représente donc une phase

d‟introduction ponctuelle et hésitante du terme « spleen ». Étant donné que la

période suivante (1763-1782) constitue un moment d‟utilisation accrue, ces

premières occurrences ressemblent à un stimulus intermittent qui, avec le temps,

finit par susciter une réaction. Effectivement, sitôt après la Guerre de Sept Ans

une vague d‟occurrences s‟étend jusqu‟au début des années 1780305

. Elle

correspond à une période de grand intérêt pour les Anglais et pour l‟Angleterre,

dont nous avons parlé plus haut306

. L‟utilisation du terme ralentit ensuite, peut-

être parce que la révolution imminente a pour effet qu‟on s‟occupe moins du fait

anglais. La fréquence dans l‟emploi de « spleen » se rapproche alors de la

moyenne du demi-siècle, soit 0,5 à 0,6 occurrence par an selon que l‟on prend ou

non en compte les textes privés. Ce que représente cette période est l‟acceptation

305

Notons que l‟occurrence de 1763 correspond à la pièce L’Anglais à Bordeaux, que Charles-

Simon Favart composa sur la demande du ministre des Affaires étrangères pour célébrer le traité

de Paris signé le 10 février. La pièce fut jouée le 14 mars suivant et publiée la même année

(Jacques Truchet, Théâtre du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1974,

pp. 1420-1422). 306

Cf. supra p. 36, ainsi que la section du chapitre II portant sur Les réactions au fait anglais :

l’anglophilie, l’anglomanie et l’anglophobie, pp. 44-46.

65

définitive du terme puisque l‟on sait qu‟il ne disparaît pas après la décrue, ce qui

serait le cas avec une mode passagère. Dès lors, son acceptabilité bien établie et sa

vogue passée, son utilisation diminue quelque peu et voisine le taux d‟emploi

moyen. Ainsi on peut voir là les trois étapes correspondant à la naturalisation du

terme « spleen ».

Commentaires généraux

• Les types d‟occurrences

Outre la chronologie, une première manière de classer les exemples est de

considérer quel type d‟emploi du terme « spleen » chacun d‟eux représente. On

peut ainsi évaluer si c‟est (i) une utilisation qui cherche à expliquer le sens de ce

mot encore inconnu, ou (ii) si c‟est un emploi naturel dans lequel le mot suffirait

seul à exprimer le sens de son référent, sur lequel le contexte ne fournit aucun

renseignement supplémentaire. La différenciation de ces cas est possible quand on

examine la fonction d‟une occurrence de « spleen » dans une phrase et comment

elle y est intégrée. De manière générale, il peut être question du terme « spleen »

ou de son référent : le spleen. Dans le premier cas, le signifiant prime sur le

signifié et l‟occurrence a pour but de définir le terme, alors que dans le deuxième

cas le signifié l‟emporte sur le signifiant et leur équivalence est prise pour

acquise.

Donnons un exemple de chacune de ces conjonctures pour mieux les

illustrer. Chez Prévost, dans son Manuel Lexique ou Dictionnaire portatif des

mots français dont la signification n’est pas familière à tout le monde (1750), la

visée lexicographique de l‟œuvre fait qu‟il est question de « spleen » en tant que

vocable. Prévost écrit notamment : « On ne demandera pas d‟où vient le nom de

la maladie particuliére aux Anglois, que nous nommons Spline d‟après eux »307

,

signalant qu‟il s‟occupe du « nom de la maladie », qui est davantage signalé

comme objet de la proposition principale par sa position dans la relative « que

307

Antoine François Prévost, dit d‟Exiles, « Splenique », dans Manuel Lexique ou Dictionnaire

portatif des mots françois dont la signification n’est pas familière à tout le monde, Paris, Didot,

1750, s.v., souligné dans l‟original.

66

nous nommons Spline ». Par ailleurs, le but déclaré d‟un dictionnaire tel que le

Manuel lexique est de fournir une explication, sinon une définition, des mots qu‟il

contient, ce qui est fait dans ce cas par la mise en rapport du spleen avec « la

maladie particulière aux Anglois » ainsi qu‟avec son origine étymologique qui

signifie la rate. L‟autre type d‟occurrence se trouve dans la préface des Épreuves

du sentiment de Baculard d‟Arnaud. Quand celui-ci écrit en 1772 : « On ne me

rendroit point justice, si l'on me rangeoit dans la classe de ces français, qui ont la

faiblesse d'emprunter de nos voisins, jusqu'à leur spleen »308

, il ne juge pas

nécessaire d‟expliquer ce dernier terme, qui se suffit vraisemblablement à lui-

même pour être compris et qui peut donc être utilisé naturellement, sans

médiation.

• Différents sens et associations

L‟analyse des occurrences du mot « spleen » au XVIIIe siècle révèle, dans

cette période précédant la fixation de son sens par un usage suffisant et par

l‟institution linguistique, de réelles variations de signification. Cela dit, certains

éléments sémantiques sont récurrents, mais la reconstitution intégrale des

acceptions possibles est compliquée par le peu d‟indices contextuels dans les

occurrences d‟emploi naturel, et par notre éloignement historique, qui rendent

parfois difficile l‟appréciation de certaines nuances.

Une première association, l‟élément dont la présence est la plus constante

dans le contexte entourant les occurrences de spleen, est celle qui le lie avec la

nation anglaise. Vingt-sept des trente-deux occurrences que nous avons pu

consulter309

(84%) vont dans ce sens. Cette liaison est accomplie de diverses

manières, généralement par la présentation du spleen comme une maladie

308

François-Thomas-Marie de Baculard d‟Arnaud, « Préface », dans Épreuves du sentiment, Paris,

Le Jay, 1772, pp. xviii-xix, souligné dans l‟original. 309

Nous devons excepter de ces calculs les deux occurrences attestées que nous n‟avons pas pu

consulter et du contexte desquelles nous ne pouvons donc pas juger. Il s‟agit des deux textes

anonymes déjà mentionnés ci-dessus (cf. supra la note 300, p. 61), repérés sous le vocable

« Spleen » dans le Dictionnaire des anglicismes et dans le Bibliographical List of Plays in the

French Language, 1700-1789 de Clarence Brenner (Berkeley, [s.n.], 1947, p. 23).

67

affectant les Britanniques310

, ou affectant un individu particulier qui est, ou est

censé être, Anglais311

. Dans d‟autres exemples, le spleen est une maladie venue de

l‟Angleterre312

, ou qu‟on risque de contracter en visitant ce pays313

. Finalement,

dans les cas où le spleen même n‟est plus distingué par une nationalité, le vocable

est encore reconnu comme étant d‟origine anglaise314

.

Étant donné que nous avons précédemment constaté que ce qui distinguait

la maladie des Anglais de la mélancolie en général était le réflexe suicidaire315

, et

que tant des occurrences de « spleen » ont à faire, d‟une manière ou d‟une autre,

avec l‟Angleterre, il est surprenant de noter que dans ce même corpus, le spleen

n‟est qu‟occasionnellement associé avec le suicide. En fait, il n‟y a que six cas

(19%) où le contexte établit un lien entre être spleenétique et vouloir se tuer. Par

contre, d‟autres textes montrent très clairement que le suicide est exclu de leur

interprétation du spleen. Il y est clairement conçu comme un état passager Ŕ de

colère ou d‟ennui par exemple316

Ŕ, comme quelque chose de peu grave317

, ou du

moins qui peut être supporté pendant toute la durée naturelle d‟une vie318

. Pour

310

Dans cette catégorie tombent les occurrences trouvées chez Le Blanc, Montesquieu et Prévost,

ainsi que chez Voltaire, dans l‟article « Du Climat » du Commentaire sur L’Esprit des lois. 311

Pour donner quelques exemples de spleenétiques, dans la lettre de Diderot il y a l‟Écossais

Hoop ; chez Favart Milord Brumton ; « un hypocondre anglais » chez Le Mierre ; les « Milords

penseurs » de Dorat ; et la Miss Bridget de Genlis.

D‟autre part il y a aussi deux pièces dans lesquelles Spleen devient un nom de famille.

L’Anglais ou le fou raisonnable (1780) de Joseph Patrat met en scène Jacques Splin qui est

souffrant et voudrait se suicider. En revanche, Milord Jacques et Milady Jenny Splin qui figurent

dans Le Conteur, ou les Deux postes (1793) de Louis-Benoît Picard, ne sont aucunement affectés

par la maladie qu‟indique leur patronyme. Le nom de Splin, par simple convention, identifie les

personnages comme étant de nationalité anglaise. 312

C‟est ce que suggère Louis de Jaucourt (« Scorbut », dans Denis Diderot et Jean le Rond

d'Alembert (dirs), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers,

Paris, Briasson et al., 1751-1765, t. XIV, p. 804). 313

Ainsi est présenté le spleen chez Charles Théveneau de Morande (Texte sans titre dans le

Courier de l’Europe, 30 mars 1790, vol. XXVII, p. 218, cité dans Gunnar et Mavis von

Proschwitz, Beaumarchais et le Courier de l‟Europe. Documents inédits ou peu connus, Oxford,

The Voltaire Foundation, 1990, t. II, p. 1081). 314

Ceci est le cas dans une note de Feutry et dans l‟article du Dictionnaire de l’Académie

française. 315

Cf. supra la note 228, p. 47. 316

Ces émotions sont évoquées par le contexte des occurrences de « spleen » chez Voltaire (1768,

L’A, B, C, ou Dialogues entre A, B, C) et Galiani (1770) respectivement. La comtesse de Genlis y

voit également quelque chose de temporaire. 317

Le spleen est quasiment une position philosophique pour le Milord Brumton de Favart. 318

Le Spleen de Besenval et la lettre de Diderot contiennent chacune la description d‟un homme

souffrant du spleen pendant toute sa vie.

68

revenir aux occurrences qui lient spleen et suicide, elles sont éparpillés le long du

siècle (1745, 1770, deux en 1778, 1780 et 1799), si bien que ce n‟est pas une

association qui évolue nettement sur le plan chronologique et semble être plutôt

arbitraire. Qui plus est, il n‟y a pas de régularité dans le genre des textes qui

présentent ce trait : on y trouve un écrit de voyageur, deux écrits philosophiques

(du même auteur), deux pièces théâtrales et un écrit médical. À part l‟écrit

médical, tous ces genres sont également représentés par des textes où l‟on ne fait

pas de lien entre le spleen et le suicide.

Une autre signification qui paraît en conjonction avec le terme « spleen »

est celle de la maladie. C‟est un lien qui est établi par le contexte de dix-neuf cas

sur trente-deux (60%), et dans huit de ces occurrences (25%) est explicitement

employé le mot « maladie » ou un dérivé319

. Ailleurs le même effet est obtenu par

un rapprochement avec d‟autres pathologies320

ou par la description du spleen

sous l‟angle des vapeurs ou de la consomption321

. Par contre, certains usages de

« spleen » sont plus équivoques, laissant dans le doute s‟il s‟agit d‟une affection

médicale, ou d‟un mal moins bien défini. La confusion sur ce point vient du fait

que « spleen » est également chargé d‟une valeur psychique ou émotionnelle, ce

que nous examinerons plus loin. Dans ces conditions, quand Diderot note que les

encyclopédistes anglais travaillent à tout moment « excepté celui de la migraine

ou du spleen »322

, on peut entendre par cet usage une maladie dont les effets se

font ressentir à certains moments, ou une douleur Ŕ psychique ou physique Ŕ

319

C‟est le cas dans les textes de Le Blanc (1745), Prévost (1755), Jaucourt (1765), Grimm (juillet

1770), Voltaire (1778) , Lesuire (1780), Lacoste (1787), et Moreau de la Sarthe (1799). 320

En janvier 1770, Melchior Grimm écrit par exemple : « nous serions infailliblement tombés

dans le spleen, dans la jaunisse, dans la consomption », de manière que le spleen est mis en

parallèle avec ces deux autres maladies (Correspondance littéraire, philosophique et critique,

adressée à un souverain d’Allemagne, depuis 1770 jusqu’en 1782, par le baron de Grimm et par

Diderot, Paris, F. Buisson, 1812, t. I, p. 2). 321

Dans le Dictionnaire de l’Académie, le spleen est défini comme « un état de consomption »

(« Spleen », dans Dictionnaire de l’Académie française, 5e éd., Paris, J.J. Smits, 1798, vol. II,

s.v.), ce que le même ouvrage considère comme une « espèce de phthisie […] qui consume et

dessèche le poumon, les entrailles et toute la substance du corps », et pour lequel sont donnés les

exemples « Il est malade, il se meurt de la consomption. » et « Elle est malade de consomption. »

(« Consomption », dans Dictionnaire de l’Académie française, 5e éd., Paris, J.J. Smits, 1798, vol.

I, s.v.) 322

[Denis Diderot], « Encyclopédie », dans Denis Diderot et Jean le Rond d'Alembert (dirs),

Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson et al.,

1751-1765, t. V, p. 641, souligné dans l‟original.

69

sporadique et temporaire, du même ordre que la migraine. De même, quand la

comtesse de Genlis écrit que « Miss Bridget a laissé le Spléen à Paris »323

, on peut

aussi bien comprendre par là une maladie qu‟un état affectif. Par ailleurs, dans la

lettre qu‟écrit Ferdinando Galiani à Louise d‟Epinay le 21 juillet 1770, « spleen »

est employé de telle manière qu‟il ne peut pas de toute évidence être question

d‟un phénomène médical. Puisqu‟il écrit : « Vos tableaux économiques me

donnent le spleen »324

, la cause est trop banale et la temporalité trop immédiate

pour qu‟il s‟agisse d‟autre chose que d‟un accès d‟ennui.

Cependant, même si sa dimension affective empêche parfois le spleen

d‟être interprété de manière nettement médicale, cette dernière acception est

renforcée par la référence que font cinq textes (16%) au sens premier du vocable

anglais325

: « spleen » signifie d‟abord littéralement l‟organe de la rate. Une telle

référence conserve une signification corporelle spécifique au terme français.

D‟autres occurrences font allusion à une qualité physique sans pourtant préciser

une localisation particulière, ou en prescrivant une autre localisation que la rate326

,

tandis que Jaucourt, médecin de l‟école mécaniste, considère que les « maux de

rate » causent le spleen Ŕ sans qu‟on sache pourtant ce qu‟il entend précisément

par « spleen ». Pour leur part, Prévost, Feutry et Voltaire, mentionnent qu‟à la

base « spleen » peut signifier « rate », mais ils tiennent compte du fait qu‟il

signifie également la maladie des Anglais, ou les vapeurs. Prévost et Feutry vont

323

Stéphanie Félicité, comtesse de Genlis, « Lettre V. La Baronne à la Vicomtesse », dans Adèle

et Théodore, ou, Lettres sur l’éducation : contenant tous les principes relatifs aux trois différens

plans d’éducation des princes, des jeunes personnes de l’un & de l’autre sexe, Paris, Lambert et

Baudouin, 1782, vol. II, p. 91, souligné dans l‟original. 324

Ferdinando Galiani, Lettre LXI, dans Louise Florence Pétronille Tardieu d'Esclavelles,

marquise d‟Epinay et Ferdinando Galiani, Daniel Maggetti et Georges Dulac (éds),

Correspondance I: 1769-1770, Paris, Desjonquères, 1992, p. 212. 325

Ce sont les occurrences notées chez Prévost, Jaucourt et Feutry et celles figurant dans les

articles « Langues » et « Du climat » de Voltaire. On notera que ce sont tous des individus bien

familiers avec la langue anglaise, et qui l‟emploient avec facilité. 326

Jacques Louis Moreau de la Sarthe suggère notamment que « [l]e premier des organes, […] le

système nerveux, est évidemment atteint dans la consomption [ailleurs nommé spleen], et éprouve

une modification qui constitue le phénomène principal de cette maladie. » (« Quelques

observations sur différentes circonstances de maladies, à la guérison desquelles les ressources

pharmaceutiques n‟ont point concouru ; suivi de considérations psychologiques et médicales sur la

consomption », dans Mémoires de la Société médicale d’émulation séante à l’école de médecine

de Paris, Paris, Richard, Caille et Ravier, p. 206)

70

jusqu‟à préciser l‟étymologie grecque Ŕ entièrement physiologique Ŕ du mot327

,

bien que pour le premier le spleen soit avant tout « la maladie particulière aux

Anglois »328

, et que le dernier souligne que le terme signifie « une affection

vaporeuse, une tristesse de l‟âme, une sorte de consomption, ou toute autre

langueur provenant d‟une maladie de la rate. »329

Les trois auteurs entérinent ainsi

le développement conceptuel qui a mené d‟un simple dérèglement humoral à une

manifestation subtile, dérivée, quasiment poétique, après la révolution médicale.

En effet, Feutry montre, en alignant la « tristesse de l‟âme » avec la

maladie de la rate, que même une claire association avec cet organe ne fait pas

nécessairement du « spleen » quelque chose d‟entièrement physique ou une

maladie clairement somatique. À vrai dire, le spleen est souvent présenté comme

un malaise général ou un mal émotionnel. Dans cet ordre d‟idées, il est possible

dans certains cas de comprendre sous le vocable « spleen » une maladie

psychique, et en effet le mot maladie est parfois utilisé là où autrement il est

question d‟un état d‟abattement, d‟une souffrance de l‟esprit. Tout en avouant que

les douleurs physique et psychique peuvent être liées et ne sont pas mutuellement

exclusives, nous aimerions faire valoir que le mot « spleen » communique

fréquemment le sens d‟une dépression morale, un désespoir calme dont la cause

importe moins que l‟effet.

Le Blanc (1745) le premier suggère que le spleen n‟est autre chose que

« l‟Ennui porté à son plus haut point » et le traite en termes de « sentiment » 330

.

La lettre de Diderot à Sophie Volland (1760) en contient une description détaillée,

écrite dans la perspective du père Hoop, ami écossais dont Diderot rapporte les

paroles. Il évoque « un malaise général » dans lequel il a « des idées noires, de la

tristesse et de l‟ennui »331

. Ce texte peint fort efficacement « la douleur d‟âme »

dont cet homme souffre depuis vingt ans, de manière qu‟il est clair que pour lui le

327

Prévost mentionne que « splenique » est un « [m]ot formé du substantif grec qui signifie rate »

(« Splenique », s.v.), que Feutry donne dans une note : « Σπλήν. δ. Splen. Rate. On le prononce

Spline. » (« Les Ruines », dans Jacques Bousquet (éd.), Anthologie du dix-huitième siècle

romantique, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1972, p. 264, n. 1). 328

Prévost, « Splenique », s.v.. 329

Feutry, p. 264, n. 1. 330

Jean-Bernard Le Blanc, Lettres d'un François, La Haye, J. Neaulme, 1745, 3 vol., p. 118. 331

Diderot, Lettre, pp. 167-168.

71

spleen est un abattement d‟esprit. Plus tard il en est de même dans le récit de

voyage de Lacoste (1787), où l‟auteur décrit une relation spleenétique dont la

souffrance est similairement intangible. Dans les écrits de Besenval (1757), de

Gernevalde (1778) et de Patrat (1780), où la présence du mot « spleen » dans le

titre ou comme nom du personnage principal font des œuvres entières des

illustrations de ce phénomène332

, on n‟a en aucune manière une conception

physique du spleen et la souffrance est entièrement morale.

Ainsi peut-on résumer les principaux sens associés au spleen, tel qu‟on les

observe dans les textes qui présentent des occurrences du terme : ils font de

« spleen » un lexème riche et complexe, ayant connu des utilisations diverses au

cours des premières décennies suivant son emprunt initial.

Quelques cas exemplaires

Afin d‟illustrer l‟histoire en quelque sorte progressive du spleen au XVIIIe

siècle, nous présenterons une demi-douzaine de textes dont les occurrences de

« spleen » offrent un intérêt particulier à cause de la manière dont elles jalonnent

son évolution. Nous examinerons notamment le premier et l‟avant-dernier des

ouvrages recensés Ŕ les Lettres d’un François de Le Blanc de 1745 et le

Dictionnaire de l’Académie Française de 1798 Ŕ, ainsi que les quatre textes de

Voltaire où apparaît le mot « spleen » dans l‟intervalle, entre 1768 et 1778.

• Le Blanc

Le périple linguistique du vocable « spleen » a débuté en 1745 quand

l‟abbé Jean-Bernard Le Blanc, relatant ses impressions de voyage, l‟a inclus le

premier dans un texte français. Ce faisant, il l‟employa de la manière la plus

courante en Angleterre, comme il l‟avait entendu et lu, lors de son séjour outre-

Manche. Bien qu‟à l‟origine, et encore littéralement, « spleen » ait désigné la rate,

332

La nouvelle de Besenval s‟intitule justement Le Spleen et rapporte l‟histoire d‟un « Inconnu »

dont la vie n‟a été qu‟une suite de malheurs l‟ayant fait souffrir émotionnellement. L’Homme noir

ou le spléen de Gernevalde met en scène un Anglais mélancolique sur le point de se suicider, tout

comme L’Anglais ou le fou raisonnable de Patrat, où le malheureux s‟appelle Jacques Splin.

72

son emploi courant signifiait plutôt un état de malaise, parfois prolongé au point

de mener au suicide333

.

Dans ses Lettres d’un François, l‟abbé Le Blanc fait trois fois usage du

terme et lui consacre même une lettre entière, bien qu‟il le nomme plus

généralement « les vapeurs ». Il est donc certain que l‟utilisation du mot n‟est pas

accidentelle : son emploi est voulu et réfléchi. Étant donné son statut de

néologisme, il n‟est pas surprenant que des trois occurrences, les deux premières

soient du premier type334

, c‟est-à-dire qu‟elles sont démarquées

typographiquement, que le vocable prime sur le référent et que l‟auteur cherche à

en expliquer le sens. Voyons le premier cas :

Le Spleen ou les Vapeurs, la Consomption même, ne sont peut-être autre

chose que l‟Ennui porté à son plus haut point, & devenu maladie

dangereuse, & quelquefois mortelle.335

On remarque tout d‟abord que, comme ce sera souvent le cas au XVIIIe siècle,

« spleen » est écrit en italiques336

. Des termes similaires, « les Vapeurs, la

Consomption », incontestablement français, ne sont pas traités ainsi, ce qui rend

d‟autant plus clair que cette distinction sert à signaler l‟étrangeté du terme337

.

D‟autre éléments qui font de cette occurrence un commentaire sur le mot même

sont sa démarcation syntaxique par l‟apposition « ou les Vapeurs », et le fait que

nous retrouvons cet exemple dans une lettre portant sur des questions de langue et

de vocabulaire. De façon similaire, lors de la deuxième occurrence, au sein d‟une

lettre consacrée à ce sujet, Le Blanc note :

333

L‟entrée « Spleen » du Oxford English Dictionary indique que le premier sens du terme est

attesté à partir de 1300 et signifie « [a]n abdominal organ ». « Excessive dejection or depression of

spirits ; gloominess and irritability ; moroseness ; melancholia » sont acceptés comme

significations du terme du XVIIe au XIX

e siècle (« Spleen », dans Oxford English Dictionary, 2

e

éd., Oxford, Oxford University Press, 1989, s.v.). 334

Nous continuons à suivre la catégorisation établie plus haut (cf. supra page 65). 335

Le Blanc, p. 118, souligné dans l‟original. 336

La fidélité des éditions citées n‟étant pas uniformément fiable, nous ne saurions déterminer

avec exactitude le nombre d‟occurrences ainsi différenciées. 337

La première occurrence publiée où nous pouvons dire avec certitude que « spleen » n‟est plus

distingué typographiquement paraît dans la pièce L’Anglais à Bordeaux de Favart (1763). La

raison pour laquelle importe ce manque de différenciation est qu‟il indique qu‟une étape du

processus de naturalisation a été franchie. On peut conclure que pour Favart, « spleen » est un mot

français.

73

Voilà ce qu‟en France on appelle des Vapeurs, voilà ce qu‟on appelle ici le

Spleen, maladie qui fait que tant d‟Anglois abandonnent leur Isle.338

La présentation du terme par la proposition introductive « voilà ce qu‟on appelle

ici… » le sépare du texte principal et le désigne comme mot anglais tout en

suggérant qu‟il se traduirait par une équivalence française : « vapeurs » 339

.

L‟accent est donc encore mis sur le mot en tant que tel plutôt que comme élément

du discours.

La dernière occurrence chez Le Blanc diffère des deux premières, en

grande partie parce qu‟elle paraît dans le court addendum à la vingt-septième

lettre, qui est censé être la traduction d‟une annonce anglaise. Cela signifie que le

terme aurait été compris par le destinataire du texte original, et que par

conséquent « spleen » y est employé de manière naturelle. Il s‟agit d‟une annonce

pour « Le Royal Spécifique d‟Or » :

Ce Remède est si connu dans toutes les Cours de l‟Europe, & si estimé par

les Seigneurs & la Noblesse de ce Royaume pour ses vertus miraculeuses

dans toutes les Maladies Hypocondriaques & Histériques, qu‟il est regardé

avec raison comme la Médecine Universelle ; car il guérit infailliblement

toute espece de Spleen, de Vapeurs, de Mélancholie, &c.340

Bien que les occurrences de « spleen » chez Le Blanc soient variées, elles

constituent un tout cohérent en termes de signification. En fait, dans les trois cas,

le contexte mène à comprendre qu‟il s‟agit d‟une maladie, qu‟il affecte surtout les

Anglais et que c‟est avant tout un mal psychique. Par exemple, le passage où

figure la troisième occurrence, qui est censé être traduit de l‟anglais, met le spleen

en rapport avec les vapeurs, la mélancolie, bref, « toutes les Maladies

Hypocondriaques & Histériques » et indique que c‟est un état dans lequel

« l‟esprit [est] plongé […] dans de tristes réflexions, & tourmenté par des craintes

& des frayeurs continuelles »341

. Ce passage suggère que le spleen peut aussi bien

provenir de problèmes physiques que des vices du comportement et, puisqu‟il est

338

Le Blanc, p. 240, souligné dans l‟original. 339

Une telle équivalence, établie ici et tout au long du texte, implique que le référent des deux

mots est le même et par extension que le référent de « spleen » est déjà connu des Français. Cela

devrait faciliter l‟adoption du mot puisqu‟il s‟applique à une réalité familière. 340

Ibid., p. 253. 341

Ibid., p. 254.

74

question d‟un remède, que le spleen est un mal curable. Notons toutefois que,

puisqu‟il s‟agit ici d‟une traduction, la voix discursive n‟est pas celle de Le Blanc

et conséquemment que la force du passage est moindre que dans le corps de

l‟ouvrage où se trouvent les deux autres occurrences du terme. Celles-ci montrent

en effet une cohérence sémantique particulière, en définissant le spleen comme

« l‟Ennui porté à son plus haut point »342

et devenu maladie. Par ailleurs, tout en

suggérant que les vapeurs, le spleen, puissent être traités avec succès343

, Le Blanc

souligne que c‟est « une maladie dangereuse, & quelquefois mortelle »344

, que

c‟est une « maladie qui fait que tant d‟Anglois abandonnent leur Isle »345

, faisant

allusion au fait que ce mal mène au suicide.

Les Lettres d’un François détiennent une position singulière puisqu‟elles

sont le premier texte dans lequel ce terme est repérable, mais aussi parce qu‟elles

lui assurèrent dès lors un rayonnement considérable. En fait, la diffusion du mot

imprimé est observable d‟emblée grâce à la popularité de l‟œuvre de Le Blanc :

pendant plus de dix ans ses Lettres sont le plus populaire des ouvrages consacrés

aux Britanniques346

, si bien qu‟elles sont rééditées en 1746, 1747, 1749, 1751 et

1758347

et pillées par des auteurs subséquents348

. Comme nous l‟avons suggéré

plus haut, les premières occurrences de « spleen » semblent agir comme un

stimulus pour son adoption ultérieure349

. De ce point de vue, Le Blanc introduit le

342

Le Blanc, p. 118. Dans la lettre portant entièrement sur les vapeurs anglaises, que Le Blanc

considère homologue du spleen, l‟auteur soutient à nouveau qu‟elles « ne sont autre chose qu‟un

Ennui violent » (p. 238). 343

Puisque cette maladie est habituellement causée par l‟oisiveté, par l‟inactivité de l‟âme, Le

Blanc explique qu‟on peut la traiter en apprenant un métier, et plus généralement en facilitant tout

« changement d‟occupation [qui] donne des secousses à l‟âme » (p. 241). 344

Ibid., p. 118. 345

Ibid., p. 240. 346

Grieder, p. 34. 347

Ibid., p. 35, n. 3. 348

Gury, p. 1135 ; Grieder mentionne par exemple que Le Blanc est plagié par Contant d‟Orville,

auteur des Nuits anglaises de 1770 (p. 41, n. 22). 349

Cela dit, la deuxième occurrence représente plus qu‟un simple stimulus. C‟est que, comme l‟a

remarqué Aurelio Principato, l‟apparition dans le Manuel Lexique ou Dictionnaire portatif des

mots français dont la signification n’est pas familière à tout le monde de Prévost (1750) est la

première qui atteste d‟un véritable usage du mot à l‟extérieur du texte (« Prévost e “Cette noire

disposition de l‟âme” », dans Maria Luisa de Gaspari Ronc, Luca Pietromarchi et Franco Piva

(dirs), Lo "spleen" nella letteratura francese/"Le mot déguisé" : censura e interdizione linguistica

nella storia del francese, Fasano, Schena, « Atti del XVI Convegno della Società universitaria per

gli studi di lingua e letteratura francese : Trento, 29 settembre-1 ottobre 1988 », 1991, p. 25). Le

75

terme, l‟apprend vraisemblablement à ses lecteurs, en détermine la

compréhension et guide son utilisation par la suite. Si Le Blanc n‟en avait pas

traité aussi délibérément, ou que son œuvre n‟avait pas été aussi avidement reçue

par le public, il est probable que la réception de « spleen » aurait tardé davantage.

• Voltaire

Ayant employé le mot « spleen » dans quatre textes pour un total de huit

occurrences, Voltaire contribue peut-être plus que tout autre à l‟histoire de sa

naturalisation française. Puisque les textes en question paraissent en 1768, 1770,

1771 et 1778, ils participent à l‟intensification de l‟usage que nous avons relevée

pour les années 1763 à 1782 et peuvent servir à illustrer l‟utilisation du terme

pendant cette période.

Le premier est L’A, B, C, ou Dialogues entre A, B, C, texte de fiction dans

lequel n‟est commenté ni le terme ni son sens. Au cours d‟un entretien impliquant

trois personnages, monsieur A, qui est citoyen anglais350

, s‟excuse auprès de ses

interlocuteurs : « Pardon de m‟être mis en colère, j‟avais le spleen »351

. Il emploie

ainsi tout à fait naturellement ce dernier mot de manière à faire entendre un état

affectif et passager. Nous verrons que l‟association du spleen avec la nationalité

anglaise est invariablement rappelée par Voltaire.

Dans l‟article « De Caton, du suicide », au troisième tome des Questions

sur l’Encyclopédie (1770), Voltaire compare les tendances suicidaires des

anciens Romains et des Anglais contemporains :

On ne nous dit point, et il n‟est pas vraisemblable que du temps de

Jules-César et des empereurs, les habitants de la Grande-Bretagne se

tuassent aussi délibérément qu‟ils le font aujourd‟hui quand ils ont des

vapeurs qu‟ils appellent le spleen, et que nous prononçons le spline.

sous-titre de l‟ouvrage déclare l‟intention de l‟auteur de fournir des explications quant aux mots

« dont la signification n’est pas familière à tout le monde », et qui sont donc nécessairement mis

en usage par une partie du monde. 350

En effet, monsieur B l‟interpelle à un autre moment : « Vous êtes Anglais, monsieur A ; vous

nous direz bien franchement votre opinion sur le juste et l‟injuste » (François Marie Arouet, dit

Voltaire, L’A, B, C, ou Dialogues entre A, B, C : Traduit de l’anglais de M. Huet, dans Raymond

Naves (éd.), Dialogues et Anecdotes philosophiques, Paris, Garnier Frères, 1966, p. 271). Nous

tenons à signaler que cet ouvrage n‟est pas encore disponible dans l‟édition des Œuvres complètes

de Voltaire de la Voltaire Foundation d‟Oxford. 351

Ibid., p. 340, souligné dans l‟original.

76

Au contraire, les Romains, qui n‟avaient point le spline, ne faisaient

aucune difficulté de se donner la mort.352

Dans le premier paragraphe figure une occurrence (type i) qui signale que les

Anglais « appellent » leurs vapeurs « spleen », et qui nous fait connaître la

prononciation française de ce mot nouveau. Cependant, Voltaire fait très vite

passer le mot de l‟anglais au français, en l‟incorporant de manière naturelle dans

la phrase suivante sans plus le distinguer typographiquement (occurrence type ii).

Dans le troisième texte, Voltaire se borne à un emploi du premier type,

c‟est-à-dire qui fait figurer le vocable comme objet de discussion, nécessitant par

ailleurs une explication. En fait, cette occurrence est déterminée par l‟objet

linguistique du texte, puisqu‟il s‟agit de l‟article « Langues », tiré du septième

tome des Questions sur l’Encyclopédie (1771), dans lequel l‟auteur commente la

Mécanique du langage (1765) de Charles de Brosses. Il y est question de

« spleen » parce que Voltaire conteste la valeur que lui avait donnée Brosses :

[Brosses] se trompe encore en assurant que les mots anglais humour et

spleen ne peuvent se traduire. Il en a cru quelques Français mal instruits.

[…] A l‟égard de spleen, il se traduit très-exactement, c‟est la rate.353

De cette façon Voltaire déclare explicitement la définition qu‟il considère la plus

adéquate pour ce terme. Pourtant, il continue :

Nous disions, il n‟y a pas longtemps, vapeurs de rate.

Veut-on qu‟on rabatte

Par des moyens doux

Les vapeurs de rate

Qui nous minent tous ?

Qu‟on laisse Hippocrate,

Et qu‟on vienne à nous.

Nous avons supprimé rate, et nous nous sommes bornés aux vapeurs.354

352

François Marie Arouet, dit Voltaire, « De Caton, du suicide, et du livre de l‟abbé de Saint-

Cyran qui légitime le suicide », Questions sur l’Encyclopédie, par des amateurs (III) : Aristote-

Certain (1770), dans Nicholas Cronk et Christiane Mervaud (dirs), Les Œuvres complètes de

Voltaire, Oxford, Voltaire Foundation, 2008, t. XXXIX, p. 522, souligné dans l‟original. 353

François Marie Arouet, dit Voltaire, « Langues », Dictionnaire philosophique [Questions sur

l’encyclopédie], dans Louis Moland (éd.), Œuvres Complètes de Voltaire, Paris, Garnier Frères,

1879, t. XIX, p. 555, souligné dans l‟original. Nous tenons à signaler ici encore que cet ouvrage

n‟est pas encore disponible dans l‟édition des Œuvres complètes de Voltaire de la Voltaire

Foundation. La publication des Questions sur l’Encyclopédie dans cette collection est prévue pour

2011.

77

Ainsi Voltaire reconnaît à ce terme non seulement son sens littéral de rate, mais

aussi son sens figuré de vapeurs. On notera toutefois qu‟il ne s‟agit pas ici d‟un

mot français : le texte parle spécifiquement des « mots anglais humour et

spleen ». Curieusement, Voltaire reprendra quelques années plus tard une partie

de ce passage de manière à ce que les mêmes exemples illustrent la signification

de spleen alors considéré comme un mot français.

Car voilà qu‟en 1778 Voltaire s‟occupe une dernière fois du spleen dans

l‟article « Du climat » de son Commentaire sur L’Esprit des lois. Il y remanie une

partie de l‟article « Langues » afin de réfléchir au suicide des Anglais, ou plus

précisément, au passage où Montesquieu examine « pourquoi les Anglais se tuent

si délibérément. »355

Voltaire affirme l‟existence de la maladie que mentionne

Montesquieu, au sujet de laquelle il dit :

Les Anglais, en effet, appellent cette maladie spleen, qu‟ils prononcent

splin, ce mot signifie la rate. Nos dames autrefois étaient malades de la

rate. Molière a fait dire à des bouffons :

Veut-on qu‟on rabatte356

Les vapeurs de rate

Qui nous minent tous ?

Qu‟on laisse Hippocrate,

Et qu‟on vienne à nous.

Nos Parisiennes étaient donc tourmentées de la rate, à présent elles sont

affligées de vapeurs, et en aucun cas elles ne se tuaient. Les Anglais ont le

splin ou la splin, et se tuent par humeur.357

Comme auparavant, la prononciation et la signification de « ce mot » sont

explicitement signalées, de sorte que l‟attention du lecteur se porte sur l‟unité

lexicale plutôt que sur son référent358

. Voltaire répète comme à l‟article

« Langues » que « ce mot signifie la rate », mais renouvelle la manière dont il

354

Voltaire, « Langues », p. 555, souligné dans l‟original. Les vers cités sont de Molière, L’Amour

médecin, III.8. 355

François Marie Arouet, dit Voltaire, « Du climat », Commentaire sur L’Esprit des lois, Sheila

Masson (éd.), dans Les Œuvres Complètes de Voltaire, Oxford, Voltaire Foundation, 2009,

t. LXXX B, Writings of 1777-1778 (I), p. 405. Il s‟agit du chapitre XII du livre XIV de De l’esprit

des lois (cf. supra p. 59), dont Voltaire rapporte le passage : « C’est […] l’effet d’une maladie. Il y

a apparence que c’est un défaut de filtration du suc nerveux. » (« Du climat », p. 405) 356

Sheila Masson fait remarquer dans l‟édition des Œuvres complètes de Voltaire que le vers

suivant, « Par les moyens doux », est omis dans le manuscrit et dans les premières éditions de

« Du climat » (Ibid., n. 3). 357

Ibid., p. 405. 358

C‟est donc une occurrence du type i.

78

établit le lien entre le spleen et les vapeurs, sans pourtant instituer comme

auparavant une équivalence entre ces termes. En outre, le sens de « spleen » est

enrichi par sa mise en rapport avec le suicide Ŕ point de vue soutenu par

Montesquieu et nuancé par Voltaire, dont on verra qu‟il soutient que le suicide

n‟est pas plus fréquent en Angleterre qu‟ailleurs et que le spleen peut

difficilement expliquer les suicides des anciens Romains. La reprise « ou la

splin » dans cette occurrence souligne le caractère inédit du terme dont le genre

n‟est pas encore fixé en français.

L‟occurrence suivante continue de mettre en relief la nouveauté du mot,

notamment en proposant deux orthographes :

[…] chaque année il y a douze suicides dans Genève qui ne contient que

vingt mille âmes, tandis que les gazettes ne comptent pas plus de suicides

à Londres, qui renferme environ sept cent mille spleen ou splin.359

Néanmoins, puisque le dédoublement arrive à la toute fin de la phrase, il

n‟empêche pas le mot d‟être employé de manière naturelle, et en vérité, cette

occurrence pousse plus loin que toutes l‟usage naturel du mot « spleen ». En effet,

il est employé dans une figure de style, et représente par métonymie soit une

personne souffrant du spleen, soit une personne tout court, dans une expression

qui nous renseigne sur la population estimée de Londres360

. D‟ailleurs,

l‟imprécision de l‟emploi de « spleen » dans cette phrase laisse incertain si dans la

figure métonymique « spleen » renvoie à la rate ou à la maladie des personnes

qu‟il représente. En fait, la même indistinction sémantique marque la dernière

occurrence de « spleen » dans ce texte, où Voltaire demande :

Cependant pourquoi, si vous en exceptez Lucrèce, dont l‟histoire n‟est pas

bien avérée, aucun Romain de marque n‟a-t-il eu une assez forte spleen

pour attenter à sa vie ?361

Ainsi, l‟usage que l‟auteur fait du terme progresse parallèlement aux

étapes de la naturalisation, et cela sur deux niveaux. D‟une part, la progression est

359

Voltaire, « Du climat », p. 406, souligné dans l‟original. 360

La structure parallèle des formules « vingt mille âmes » et « sept cent mille spleen », renforcée

par l‟acception métonymiquement figurée d‟« âme » signifiant un être vivant ou une personne,

permet une telle utilisation de « spleen ». 361

Ibid., souligné dans l‟original.

79

achevée à l‟intérieur de textes individuels Ŕ nous avons vu par exemple que dans

« De Caton » on passe d‟une occurrence introductive (type i) à une occurrence

naturelle (type ii), et que dans « Du climat » deux occurrences introductives sont

suivies par une occurrence qui est marquée des traits introductifs dans un emploi

naturel, même littéraire, et finalement par une dernière, entièrement naturelle.

D‟autre part, l‟usage que fait Voltaire de « spleen » semble, à partir de 1770362

,

progresser généralement d‟un texte à l‟autre. L‟évocation du spleen est

approfondie chaque fois et l‟on passe de la simple considération d‟un fait

nouveau, voire d‟un mot étranger, à un véritable examen du fait.

Pour ce qui est de l‟interprétation du terme, le patriarche de Ferney ne

tranche pas la question. Voltaire présente plutôt une nouveauté linguistique aux

formes et aux significations plurielles : selon le cas, le spleen peut aussi bien être

la rate qu‟un état affectif passager, qu‟une maladie menant au suicide. Cela dit,

par simple répétition, l‟accent est mis sur le champ discursif médical et physique

dans lequel « spleen » représente la rate ou la maladie plutôt qu‟une souffrance

émotionnelle. Toutefois, les occurrences du mot chez Voltaire rendent

manifeste l‟incertitude qui entoure le spleen dans la période 1763-1782 et

illustrent une expérimentation de forme et de signification qui présente en soi un

réel intérêt.

• Le Dictionnaire de l‟Académie française, 1798

SPLEEN. subs. mas. (On prononce Spline.) Mot emprunté de l'Anglois,

par lequel on exprime un état de consomption. Avoir le spleen. Être dévoré

de spleen.

C‟est à ce peu de mots qu‟aboutit le long chemin par lequel s‟est

naturalisé le « spleen », lorsque dans la cinquième édition de son Dictionnaire

362

Il est intéressant de noter que le dialogue de 1768, L’A, B, C, qui ne suit pas cette progression,

est le seul texte de fiction parmi les quatre. Cette forme se prête moins bien à une présentation

analytique du terme et est plutôt favorable à un emploi spontané, naturel. La forme de l‟essai que

prennent les trois autres textes est, par contre, adaptée au commentaire analytique.

80

(désormais DAF), l‟immortelle Académie lui fit joindre le rang des mots

français363

.

La brièveté de l‟occurrence ne permet pas d‟en parler longuement. Prenant

la forme d‟une entrée de dictionnaire, elle est nécessairement présentée sous un

angle lexicographique. Il ne s‟agit pourtant pas d‟une occurrence introductive, de

type i, puisqu‟il y est question d‟un mot tout à fait français Ŕ s‟il est « emprunté

de l‟Anglois », c‟est qu‟il ne lui appartient plus exclusivement. De plus, le statut

du DAF fait que n‟y paraissent que des mots dont l‟usage est établi, de sorte que

sa véritable introduction a nécessairement eu lieu longtemps auparavant. Dans ces

conditions, il est plus exact de considérer qu‟il s‟agit d‟une utilisation naturelle du

terme, mais répondant aux lois génériques de l‟ouvrage, qui rendent obligatoire la

définition du mot.

Pour le sens de cette définition d‟une extrême concision, le « spleen »

selon les académiciens « exprime un état de consomption. » La consomption étant

considérée une maladie qui cause le dépérissement physique, le statut de maladie

somatique est conféré au « spleen » ainsi défini364

. Notons d‟ailleurs que tout en

indiquant l‟origine anglaise du terme, le DAF se garde d‟associer en aucune

manière son référent à la culture ou au caractère anglais. On peut en déduire que

363

Notons que même si l‟édition de 1798 du DAF ne fut pas publiée par l‟Académie elle-même Ŕ

par décret de la Convention Nationale, elle fut confisquée et ensuite publiée par les libraires Smits

et Marandon Ŕ elle reproduit fidèlement l‟unique copie annotée de la quatrième édition telle que

l‟avaient préparée pour publication les académiciens (Sonia Branca-Rosoff, « Luttes

lexicographiques sous la Révolution Française. Le Dictionnaire de l‟Académie », dans Winfried

Busse et Jürgen Trabant (éds), Les Idéologues. Sémiotique, théories et politiques linguistiques

pendant la Révolution française. Proceeding of the Conference held at Berlin, October 1983,

Amsterdam, John Benjamins, « Foundations of Semiotics », 1986, p. 281, 295 n. 2 ; Medlin,

p. 185, 189-190). D‟ailleurs, même si des révisions y furent portées (Liliane Tasker, « Cinquième

édition 1798 », dans Bernard Quemada (dir.), Les Préfaces du Dictionnaire de l’Académie

française 1694-1992, Paris, Honoré Champion, 1997, pp. 236-237), elle « reste, dans son

ensemble, l‟œuvre de l‟Académie depuis 1762 » (Ibid., p. 220). 364

Le DAF n‟est pas le seul texte à mettre en parallèle le spleen et la consomption. Feutry

considère par exemple que le spleen est « une sorte de consomption » (p. 264) alors que le spleen

de Louis Sébastien Mercier est marqué par les « langueurs de la consomption » (« Armoiries »,

dans Le nouveau Paris, Paris, Fuchs, Ch. Pougens et Ch. Fr. Cramer, 1798, vol. IV, p. 79).

D‟ailleurs, une lecture attentive des occurrences où les deux termes sont rapprochés révèle que

pour ces auteurs la consomption est un état de dépérissement qui n‟est pas nécessairement de

cause somatique. En fait, comme le démontre efficacement le traité de Moreau de la Sarthe, la

consomption, aussi dite « la consomption spleen » (pp. 204-205), peut être le résultat physique de

causes morales ou émotionnelles.

81

le spleen est devenu une affection neutre, universelle, faisant partie de la réalité

française.

L‟occurrence de « spleen » dans le DAF jouit d‟une position particulière

dans l‟histoire du mot qui résulte justement du statut de l‟ouvrage. À savoir,

l‟inclusion d‟un mot dans les pages du DAF représente son institutionnalisation et

constitue conséquemment la marque définitive de sa naturalisation. Œuvre de

l‟Académie française, l‟autorité à laquelle l‟État confère la responsabilité de

dicter la norme linguistique, il répond à la visée traditionnelle de donner la

définition correcte et l'usage commun des mots français non techniques. Suivant

André Morellet365

, « Le Dictionnaire de l'Académie est un témoin de l'usage qui

gouverne la langue française, de celui qui est le plus général parmi les personnes

qui parlent correctement et purement. »366

Il s‟ensuit qu‟à la différence d‟une

instance descriptive Ŕ qui présenterait la langue comme elle est communément

parlée plutôt que comment elle devrait l‟être Ŕ l‟Académie attend avant de

l‟enregistrer qu‟un mot se soit établi dans le bon usage, si bien que son entrée

dans le DAF retarde toujours sur son utilisation367

. C‟est donc la nature

conservatrice de l‟Académie368

qui fait que l‟ultime consécration de « spleen »

tarda jusqu‟en 1798, alors que, comme le montrent nos occurrences, il avait

depuis longtemps été légitimé par l‟usage commun, et cela avec une signification

bien plus riche et variée que celle qu‟on lui reconnaît dans le DAF.

365

Élu à l‟Académie le 28 avril 1785, Morellet en est le directeur et le secrétaire perpétuel

suppléant en 1793 lorsqu‟elle est sur le point d‟être supprimée par la Convention Nationale. Il se

chargea alors de la sauvegarde des documents importants, dont la copie annotée de la quatrième

édition du dictionnaire. Dorothy Medlin présente en détail le rôle singulier que joua Morellet dans

la préparation des cinquième et sixième éditions du DAF (cf. l‟article « André Morellet and the

Dictionnaire de l’Académie française »). Liliane Tasker note d‟ailleurs que « [p]our la période

prérévolutionnaire [de l‟histoire de l‟Académie et de son dictionnaire], c‟est le récit que fit

Morellet à l‟Institut en 1805 et qu‟il reprit dans ses Mémoires qui sert de référence » (p. 232). 366

Cité dans Medlin, p. 184. 367

Le Manuel Lexique de Prévost, qui inclut déjà « spleen » en 1750 emprunte par ce fait même

une approche moins strictement prescriptive, sinon effectivement descriptive. Prévost serait ainsi

le premier lexicographe à nommer le spleen et à lui accorder le statut de vocable français. C‟est

une occurrence qui témoigne tôt du devenir français de « spleen ». 368

À titre indicatif de ce conservatisme, ce ne sont que soixante mots empruntés de l‟anglais,

certains diraient « anglicismes », qui sont admis dans les quelques 1500 pages de la cinquième

édition du DAF (Henriette Walter, L’aventure des mots français venus d’ailleurs, Paris, Éditions

Robert Laffont, 1997, p. 185).

82

En fait, la différence entre le sens consigné dans le DAF et les

significations que prêtent à ce terme les usages réels est telle que nous y voyons

un véritable clivage. Nous avons vu que dans le DAF la définition de « spleen »

était limitée au sens d‟une maladie physique et l‟autorité prescriptive de cet

ouvrage signifie que tout autre sens serait fautif. Par contre, notre recensement et

notre analyse des occurrences de « spleen » a montré que dans la réalité de son

utilisation le mot comportait divers sens et participait à plusieurs champs

sémantiques. Ce que rejette notamment par omission le DAF est la charge

émotive de « spleen », qui dans de nombreux cas évoque un état d‟abattement

psychique. Le clivage paraît donc là où divergent les opinions sur la qualité

physique ou psychique du spleen. Certains usagers plus conservateurs369

semblent

n‟y voir qu‟une maladie physique alors que d‟autres font dans leur utilisation une

place à l‟expérience affective. En fin de compte, l‟histoire nous apprend que

l‟usage prendra le dessus puisque le spleen du XIXe siècle est avant tout un état

affectif marqué par le tædium vitæ370

.

369

On peut compter parmi ceux-ci Voltaire, l‟Académie française, et Moreau de la Sarthe. 370

Déjà la sixième édition du DAF (1832-1835) reconnaîtra que le spleen est une « Maladie

mentale qui consiste dans le dégoût de la vie. » (« Spleen », dans Dictionnaire de l’Académie

française, 6e éd., Paris, Firmin Didot Frères, 1835, vol. II, s.v.)

83

Conclusion

Au cours de ces pages nous espérons avoir donné un aperçu nouveau sur

l‟histoire du spleen, d‟avoir convenablement observé le processus de son adoption

linguistique et conceptuelle dans la culture française du XVIIIe siècle. Pour

résumer brièvement, nous avons présenté l‟histoire de la constitution discursive

d‟un fait emprunté à l‟étranger, tenant en compte des éléments et des forces

sociales l‟ayant influencée. Nous avons suivi le spleen dans la perte de son altérité

culturelle, le long du processus par lequel il fut intégré à l‟horizon de

connaissances et au vocabulaire français, et donc par lequel il a graduellement été

naturalisé.

La mise en contexte historique du premier chapitre a situé le spleen par

rapport à ses origines mélancoliques et nous a permis de constater à quel point il

relève directement de la théorie humorale, de reconnaître que c‟est de là que

proviennent sa conceptualisation comme maladie et son association aux

symptômes psychologiques de la tristesse et de l‟abattement. La polysémie de la

mélancolie prépare donc du fond de ses racines antiques la complexité et la

variété d‟interprétation qui marqueront le spleen. Le bouleversement des savoirs

scientifiques aux siècles classiques n‟a fait qu‟ajouter à la diversité des

représentations mélancoliques en entraînant la réévaluation de phénomènes dont

les anciennes explications devinrent dès lors désuètes. Conséquemment, la

mélancolie a pu être cooptée par la culture non médicale et prendre des

significations métaphoriques.

Quant à la maladie anglaise, la variante particulière de mélancolie appelée

spleen, elle comporte des éléments supplémentaires tels le caractère national et la

volonté suicidaire. Rappelons que la mélancolie anglaise indiquait d‟abord moins

un type particulier que simplement l‟apparente prédilection des Anglais pour ce

tempérament, géographiquement et climatiquement déterminée. Quand les taux de

suicide firent associer cet acte aux Anglais et à leur mal particulier, le réflexe

suicidaire remplaça la nationalité comme critère de la maladie anglaise. Le spleen

s‟étant déjà fait connaître à l‟extérieur de l‟Angleterre, quand il perdit enfin cette

84

distinction nationale, on accepta qu‟il puisse affecter les non-Anglais, de sorte

qu‟il put s‟intégrer à d‟autres cultures.

Dans une deuxième mise en contexte historique, notre analyse du rapport

franco-anglais de l‟époque a révélé que le contact étroit des deux nations au

XVIIIe siècle avait constitué un partage culturel dans lequel dominait

l‟Angleterre. D‟ailleurs, nous avons vu que la dissémination des informations et

de l‟influence britannique avait été effectuée par différentes groupes d‟agents de

liaison culturelle qui visaient différentes strates de la société française, ce qui

rendit plus efficace et plus complète la communication de la culture anglaise en

France et notamment le concept de spleen qui y était associé. Ce que montrent les

différentes réactions à la présence anglaise Ŕ de l‟aversion anglophobe à

l‟appréciation anglophile Ŕ est l‟impossibilité pour les Français de rester

indifférents des apports ou à l‟abri de cette culture étrangère. Les débuts de

l‟importation du spleen, vus dans le troisième chapitre, se situaient donc dans un

contexte socio-historique marqué par un vif intérêt Ŕ aussi bien positif que négatif

Ŕ pour toute chose anglaise.

Le premier véhicule du spleen fut les textes du début du siècle dans

lesquels il fut question de la mélancolie des Anglais avant qu‟on la nomme spleen

en français. Cette présentation du sujet spleenétique permettait au public français

de se familiariser graduellement avec cette notion et de s‟en faire une idée peu à

peu plus précise. La diversité des types d‟écrits qui participèrent à cette

introduction eut pour effet de faciliter la communication avec un public vaste et

varié, mais aussi de donner la mesure d‟un fait complexe. C‟est que chaque genre

put y apporter ses forces. Ainsi, l‟authenticité des écrits de voyageurs put

renforcer et confirmer la présentation par ailleurs plus cohérente et ample des

écrits de fiction. Il en résulta un véritable effet cumulatif puisqu‟à travers ces

différents textes, l‟image du comportement et de l‟expérience mélancoliques

spécifiques aux Anglais est devenue communément reconnaissable. Ainsi ces

ouvrages sont responsables de l‟introduction et de l‟intégration culturelle du fait,

de la notion spleenétique, et ont permis l‟étape suivante : l‟adoption du vocable en

français.

85

Le quatrième chapitre de notre étude porte sur les occurrences du mot

spleen, dont l‟analyse a révélé certaines tendances dans l‟utilisation et a éclairé la

façon dont on le concevait à l‟époque. Nous avons, par exemple, identifié

différents régimes d‟usage dans trois périodes distinctes du processus de

naturalisation, ainsi que deux types d‟usages du terme, révélateurs de son statut au

sein de chaque emploi, et indicatifs du rôle de chaque occurrence dans l‟histoire

de son intégration linguistique. De plus, les divers sens et associations du spleen

sont révélés par l‟ensemble des occurrences, dont chacune reflète par son emploi

du mot la perception du fait dans le contexte précis de leur utilisation. Les

quelques cas examinés de plus près ont justement illustré ces points, tout en

représentant quelques moments clés de l‟histoire du spleen français.

Ensemble, ces quatre chapitres ont voulu montrer que l‟histoire du spleen

résulte des conditions dans lesquelles le mot et le fait ont été transmis et

popularisés. Ces conditions étant plurielles et parfois contradictoires, elles font

que leur objet est complexe. Dans cet ordre d‟idées le spleen du XVIIIe siècle est

une construction discursive, résultant des effets cumulatifs d‟influences multiples.

Ayant accepté la suggestion de Foucault que l‟objet du discours est constitué par

tout ce qui est dit à son propos371

, on peut dire que le spleen est d‟abord associé

aux Anglais, mais qu‟avec le temps il ne l‟est plus ; qu‟il est généralement une

maladie, mais parfois un état d‟esprit ; qu‟il est un mal physique, mais aussi

parfois psychique ; qu‟il peut être passager mais aussi fatal ; et qu‟il est parfois la

rate même, d‟où il émane généralement. Malgré ces différences, la plupart de ces

« spleen » ont en commun le sème du tædium vitæ. Voilà donc le référent

fondamental qui en définitive a dû être intégré à la culture française.

Effectivement, les conditions identifiées par Edouard Bonnaffé pour

déterminer le statut de naturalisation d‟un vocable permettent de repérer les

preuves de l‟assimilation du mot « spleen » avant le XIXe siècle. À savoir, si pour

être naturalisé un mot doit avoir « la consécration en quelque sorte matérielle que

donne seul le texte imprimé »372

, les vingt-neuf textes publics373

avec occurrences

371

Foucault, p. 45. Cf. notre introduction, p. 13. 372

Bonnaffé, p. xiii ; cf. aussi notre introduction, p. 10.

86

de « spleen » remplissent cette condition. Si par ailleurs il doit être « employé par

des écrivains connus »374

, les noms de Baculard d‟Arnaud, populaire en son

temps, de Diderot et de Voltaire doivent satisfaire ce critère. Finalement, s‟il faut

que le mot « soit employé couramment et d‟une façon permanente »375

, le fait que

nos occurrences soient réparties le long des cinquante-cinq dernières années du

siècle, et que le DAF juge en 1798 que « spleen » est assez courant pour

l‟institutionnaliser, répondent au dernier critère de Bonnaffé est satisfait et l‟on

peut dire que « spleen » s‟est effectivement naturalisé avant la fin du siècle. Si

nous rappelons par ailleurs que Horst Turk a établi que l‟assimilation culturelle du

référent est un prérequis pour la véritable adoption d‟un terme376

, la notion de

spleen doit également avoir été intégrée à la culture française, puisque le mot a été

aussi efficacement adopté.

Étant donné son acceptation culturelle, l‟imprécision sémantique durable

de « spleen » pourrait être quelque peu surprenante. Cependant, cela s‟explique

par une présentation que l‟on peut qualifier de fragmentaire. En fait, les

occurrences que nous avons examinés montrent qu‟en règle générale, il n‟en est

question que très brièvement, qu‟on n‟en discute pas en détail et que souvent il

n‟a pas grand rapport avec le sujet principal du texte. Il est possible que ce

traitement résulte de la désagrégation médicale du sujet mélancolique aux siècles

classiques, ou bien de la polémique qui entourait les sujets anglais, qui aurait

rendu difficile leur traitement direct et développé. De toute façon, la

représentation fragmentaire du spleen ne permet pas d‟en discourir longuement,

d‟entrer dans des détails à son sujet, ni d‟expliquer ou de discréditer les

différentes nuances de sa signification. Par conséquent, la brièveté de sa présence

dans les textes où il paraît encourage le flottement du sens. Dans cet ordre d‟idées

373

La catégorisation de textes publics plutôt qu‟imprimés permet de prendre en compte les

occurrences ayant figuré dans la Correspondance littéraire de Grimm, périodique dont la nature

clandestine faisait qu‟il était copié à la main et non pas publié pour être distribué (Sigun Dafgård,

« Introduction », dans Frédéric Melchior Grimm. La Correspondance littéraire. 1er

janvier Ŕ 15

juin 1760, Stockholm, Almqvist och Wiksell, « Acta Universitatis Upsaliensis. Studia Romanica

Upsaliensia », 1981, p. 16). 374

Bonnaffé, p. xiii. 375

Ibid. 376

Turk, p. 21. Cf. l‟introduction de ce travail, p. 11.

87

on pourrait formuler l‟hypothèse que c‟est une description plus approfondie du

spleen dans les textes du début du XIXe siècle qui aura permis sa réduction

sémantique.

En fin de compte, il faut avouer que nous mettons fin à ce travail plus par

nécessité qu‟avec la satisfaction de l‟avoir entièrement achevé. C‟est-à-dire que

nous sommes consciente du fait qu‟il resterait beaucoup à faire si l‟on voulait

complètement éclairer l‟histoire du spleen. Premièrement, notre recensement des

occurrences du terme n‟est sûrement pas exhaustif : des lectures plus étendues

pourraient compléter notre liste préliminaire et permettre une analyse plus fine

ainsi que des statistiques plus précises. Deuxièmement, les limites chronologiques

que nous nous sommes imposées pour des raisons pratiques se sont effectivement

avérées arbitraires et ont imposé une fin artificielle à cette histoire en devenir du

spleen. Pour la compléter il serait nécessaire de poursuivre une lecture attentive

de l‟utilisation de « spleen » jusque dans les premières décennies du XIXe siècle,

sans doute jusqu‟en 1835, quand l‟Académie française reconnaît la signification

psycho-émotionnelle qui est bien plus proche du sens retenu par la postérité.

En tout état de cause, nous pouvons conclure que le spleen tel qu‟il est

généralement compris de nos jours cache une histoire et une signification plus

riche que l‟on pourrait croire à première vue. Surtout, si le spleen a obtenu ses

lettres de noblesse au XIXe siècle, pour ceux qui voudront bien prendre le temps

d‟un examen attentif, il n‟apparaîtra pas moins ancré dans le XVIIIe siècle qui a

vu son adoption par la culture française. Comme nous espérons l‟avoir montré,

c‟est cette époque qui en a déterminé le sens et préparé le devenir.

88

Annexe

Occurrences de « spleen » au XVIIIe siècle par ordre chronologique

1745 Leblanc,

Lettres d’un François

(p. 118 ; p. 240 ; p. 253)

- « Le Spleen ou les Vapeurs, la Consomption

même, ne sont peut-être autre chose que

l‟Ennui porté à son plus haut point, & devenu

une maladie dangereuse, & quelquefois

mortelle. »

- « Voilà ce qu‟en France on appelle des

Vapeurs, voilà ce qu‟on appelle ici le Spleen,

maladie qui fait que tant d‟Anglois

abandonnent leur Isle. »

- « Le Royal Spécifique d‟Or […] guérit

infailliblement toute espece de Spleen, de

Vapeurs, de Mélancholie, &c. »

< 1748 Montesquieu,

« Pensée 333 »

(p. 1080)

- « Dans le spleen, on sent de la difficulté à

porter son corps, comme on en auroit si l‟on

étoit obligé de porter le corps d‟un autre. »

1748 Yonge,

Report on the manuscripts

(p. 214)

- « La spleen, qui me gagne, rend la vieillesse

et la mauvaise santé moins supportable. »

1750 Prévost,

Manuel lexique

(s.v. « Splénique »)

- « On ne demandera pas d‟où vient le nom de

la maladie particuliére aux Anglois, que nous

nommons Spline d‟après eux. Ils écrivent

Spléen, & nomment Splénetiques ceux qui en

sont attaqués. »

1755 Diderot,

« Encyclopédie »

(p. 641)

- « Pourquoi l‟ordre encyclopedique est-il si

parfait & si régulier dans l‟auteur anglois ?

c‟est que […] n‟ayant […] de moment

favorable ou défavorable pour travailler,

excepté celui de la migraine ou du spleen ;

c‟étoit un laboureur qui traçoit son sillon,

superficiel, mais égal & droit. »

1757 Besenval,

Le Spleen

- La seule occurrence est celle du titre.

1760 Diderot,

Lettre à Sophie Volland

(p. 167)

- « Vous ne scavez pas ce que c‟est que le

spline, ou les vapeurs anglaises ; je ne le

scavois pas non plus. »

1763 Favart,

L’Anglais à Bordeaux

(p. 463)

- « Laissez là, croyez-moi, votre philosophie. /

Elle donne le spleen, elle endurcit les cœurs

».

1765 Jaucourt,

« Scorbut »

(pp. 803-804)

- « Le scorbut qui étoit jadis inconnu dans nos

contrées, y devient commun comme en

Angleterre ; le spleen qui nous vient de cette

île, nous amene aussi le premier. »

1765 Brosses,

« Le caractère des peuples »

(p. 73)

- « Les mots anglois, humour, splen, &c. ne se

peuvent traduire exactement. »

89

1767

Feutry,

« Les Ruines »

(p. 264)

- « Non loin de ma retraite, où les Arts et

l‟Etude, / Partageant quelquefois mon humble

solitude, / Viennent calmer mon spleen par

leurs charmes secrets, / Règnent de longs

débris d‟un antique Palais. »

1768 Voltaire,

L’A, B, C

(p. 340)

- « Pardon de m‟être mis en colère, j‟avais le

spleen ; mais en me fâchant, je n‟en avais pas

moins raison. »

1770 Grimm,

Correspondance litt., janvier

(p. 2)

- « [S]i le ciel nous eût retiré le Paraclet de

Ferney, nous serions infailliblement tombés

dans le spleen, dans la jaunisse, dans la

consomption, dans un état, en un mot, pire

que la mort. »

1770 Grimm,

Correspondance litt., juillet

(p. 224)

- « D‟ailleurs, le plâtre de Pigalle est simple,

calme, d‟un beau caractère ; seulement je

trouve qu‟il a le regard un peu mélancolique,

et comme s‟il était travaillé par le spleen, et ce

n‟est pas assurément la maladie qui mettra le

grand patriarche au tombeau. »

1770 Galiani,

Lettre LXI

(p. 212)

- « Vos tableaux économiques me donnent le

spleen et emportent une demi-page

précieuse. »

1770 Voltaire,

« De Caton »

(p. 522)

- « On ne nous dit point, et il n‟est pas

vraisemblable que du temps de Jules César et

des empereurs, les habitants de la Grande-

Bretagne se tuassent aussi délibérément qu‟ils

le font aujourd‟hui quand ils ont des vapeurs

qu‟ils appellent le spleen, et que nous

prononçons le spline.

Au contraire, les Romains, qui n‟avaient

point le spline, ne faisaient aucune difficulté

de se donner la mort. »

1771 Voltaire,

« Langues »

(p. 555)

- « Le même auteur se trompe encore en

assurant que les mots anglais humour et

spleen ne peuvent se traduire. […] A l‟égard

de spleen, il se traduit très-exactement, c‟est

la rate. »

1772 Arnaud,

« Préface »

(pp. xviii-xix)

- « On ne me rendroit point justice, si l'on me

rangeoit dans la classe de ces français, qui ont

la faiblesse d'emprunter de nos voisins,

jusqu'à leur spleen. »

1776 [Anon.],

Courier de l'Europe

(16.07.1776, 1b)

- « …ce changement est possible, n‟y ayant

rien de plus léger que des gens qui se laissent

gouverner par le spleen & dominer par le

vent… »

90

1778 Voltaire,

« Du climat »

(p. 405 ; p. 406 ; p. 406)

- « Les Anglais, en effet, appellent cette maladie

spleen, qu‟ils prononcent splin, ce mot

signifie la rate. […] Les Anglais ont le splin

ou la splin, et se tuent par humeur. »

- « On leur dirait que chaque année il y a douze

suicides dans Genève qui ne contient que

vingt mille âmes, tandis que les gazettes ne

comptent pas plus de suicides à Londres, qui

renferme environ sept cent mille spleen ou

splin. »

- « Cependant, pourquoi, si vous en exceptez

Lucrèce, dont l‟histoire n‟est pas bien avérée,

aucun Romain de marque n‟a-t-il eu une assez

forte spleen pour attenter à sa vie ? »

1778 Gernevalde,

L’homme noir

- La seule occurrence est celle du titre complet :

L’homme noir ou le spléen

1779 Le Mierre,

Les Fastes

(p. 81)

- « [U]n hypocondre anglais de son spleen

consumé ».

1779 Dorat,

« Coup d‟œil »

(p. 104)

- « Oh ! que Saint-James, mes amis, / Offre un

spectacle magnifique ! / De nos Milords

penseurs dans leur Spleen affermis ».

1780 Lesuire,

Les Amants François

(p. 74-75)

- « Les autres ne vouloient voir personne, étant

la plupart attaqués du spleen, maladie que le

charbon de terre, qu‟on brûle dans Londres,

aide à communiquer par sa fumée épaisse ;

cette fumée, d‟accord avec la misere dont on

se plaint beaucoup dans cette Capitale, y

entretient une dose assez uniforme de

mélancolie. »

1780 Patrat,

L’Anglais ou le fou

raisonnable

- Le personnage principal est dénommé Jacques

Splin.

1782 Genlis,

« Lettre V »

(p. 91)

- « Miss Bridget a laissé le Spléen à Paris ».

1782 [Anon.]

La Splinomanie

- Le titre de cette pièce autrement introuvable

constitue une occurrence.

1787 Lacoste,

Voyage philosophique

(p. 759)

- « [I]l se débattait, depuis longtemps, contre

cette affreuse maladie à laquelle les seuls

Anglais ont été dans le cas de donner un nom,

le splin ».

1790 Morande,

Courier de l'Europe

(p. 1081)

- « Quand ils y ont passé quinze jours, [et]

qu‟ils ont éprouvé les premiers effets du

spleen, dans lequel les fait tomber la solitude

où ils se trouvent ; ils sont bien flattés de

retourner. »

1793 Picard,

Le Conteur

(p. 25)

- Présente deux personnages dénommés

Jacques et Jenny Splin

- « Il est attaqué du spleen ; et son mal est si

violent, qu‟il lui ôte la mémoire. »

1793 Meister,

Correspondance littéraire

(pp. 191-192)

- Compte rendu de la pièce Le Conteur ou les

Deux Postes de Picard, avec mention des

personnages « milord et milady Spleen »

91

1798 Mercier,

« Armoiries »

(pp. 78-79)

- « D‟autres s‟éteignent insensiblement et dans

les langueurs de la consomption. Ce spléen

aristocratique mine également la duchesse

septuagénaire, et la maréchale édentée, et la

jeune vicomtesse ».

1798 Dictionnaire de l’Académie

française,

« Spleen »

(s.v.)

- « SPLEEN. subs. mas. (On prononce Spline.)

Mot emprunté de l'Anglois, par lequel on

exprime un état de consomption. Avoir le

spleen. Être dévoré de spleen. »

1799

-

Moreau de la Sarthe,

« Observations »

(p. 183 ; p. 203 ; pp. 204-

205)

-

- « Quant aux considérations générales sur la

consomption (spleen) qui terminent ce

mémoire… »

- Titre de section : « Considérations

Psycologiques et médicales sur la

consomption spléen. »

- « Dans un sens moins général, la

consomption spléen exprime l‟état dans

lequel, par satiété de la vie, on est arrivé au

desir tranquille et permanent, à la votition de

la mort. »

92

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