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Samuel Buton - 2006 1
Samuel Buton
La territorialisation de
l’économie
Du système alimentaire à la réinvention du territoire
La Rochelle
Mai 2006
Mise en ligne en février 2007
Samuel Buton - 2006 2
Tentative revendiquée d’une autre conception du territoire et de ses logiques de production, la
présente réflexion, cloîtrée dans l’académisme universitaire puisque synthèse des mémoires de
recherches de Maîtrise et de DEA effectués à l’Université de La Rochelle en 2005 et 2006 sous
l’aimable et libre direction de Louis Marrou, si modeste et inachevée soit elle et n’ayant d’autre
prétention que de proposer de la matière à débat, s’adresse prioritairement à celles et ceux qui, en
cours de formation (ou de déformation), s’intéressent de près ou de loin à la relation
économie/territoire.
Samuel Buton - 2006 3
Table des matières
INTRODUCTION 8
Première partie : Cadre de la réflexion 12
I La territorialisation de l’économie comme objet géographique 13
A L’économie : Elément omniprésent dans le fonctionnement de la société 14
- Une société à économie de marché 14
- L’insertion dans « l’économie monde » 15
- « La consommation comme organisation totale de la quotidienneté » (J.Beaudrillard) 16
B Le territoire à la fois support et produit ? 17
- L’investissement de l’espace physique 17
- Le produit territoire 18
- Un territoire façonné et aménagé 19
C Une géographie sociale et économique 20
- Territorialisation des phénomènes 20
- Entre géographie économique et économie spatiale 21
- Un objet d’étude pluridisciplinaire 22
II La question du système de pratiques alimentaires 24 A Du consommateur au producteur, état des lieux 25
- L’homogénéisation des comportements de consommation 25
- « La dictature du rendement » (J.Soppelsa) 28
B Quelles implications territoriales, environnementales et sanitaire ? 29
- La grande distribution au cœur des enjeux 29
- Des préoccupations environnementales et sanitaires 30
- Les consommateurs face au risque alimentaire 33
C L’émergence de nouvelles expériences 35
- La consommation engagée 35
- Les paniers : Une autre relation producteur/consommateur 36
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III Les pistes d’analyse empruntées 39 A L’économie sociale et solidaire : Economie à base territoriale ? 40
- De quelle économie sociale et solidaire parlons-nous ? 40
- Rappels historiques 41
- Flux, pôles et absence d’intermédiaires 42
- Réseaux territoriaux 43
- Entre économie et territoire : L’habitant 44
B Le concept de projet territorial local 46
- Un repli sur soi ? 46
- Mise en valeur et patrimoine 46
- Les acteurs du projet 48
C De nouvelles articulations pour un nouveau territoire ? 50
- Un territoire pour l’économie ou une économie pour le territoire ? 50
- La démocratie participative et l’individu « architecte-habitant » 51
- Le jeu des échelles 53
- Une qualité territoriale ? 54
Seconde partie : Ouvertures 56
I Les espaces de l’action publique pour une territorialisation de l’économie 57
A Un cadre d’action entre espace économique, espace social et espace politique 58
- Analyser les caractères des espaces en jeu 58
- Identifier les liens entre espaces à travers les discours 61
B Mobiliser l’espace politique public pour produire du territoire collectif 64
- Les formes classiques d’espaces politiques publics 64
- Réinventer des schémas espace/politique… 67
- …dans la perspective d’un territoire collectif 69
C De l’échelle du projet territorial local à l’échelle de l’action publique 73
- Un système territorial hyper complexe ? 73
- Le jeu des échelles entre le projet et l’action 75
Samuel Buton - 2006 5
II La territorialisation de l’économie dans un projet de société 78 A Le développement durable : la perspective d’un territoire nouveau ? 79
- D’une double communication idéologique et stratégique… 79
- …aux outils et méthodes d’action 81
- Entre « trompe l’œil » et idéologie du « contentement » ? 83
B La territorialisation des pratiques dans un projet fondé sur la décroissance 87
- Les principaux contours de l’idée contemporaine de décroissance 87
- Entre micro et macro projet : quels intérêts pour une territorialisation des pratiques ? 89
- Décroissance et espace, ou l’éclosion de nouvelles formes territoriales 92
CONCLUSION 97
Samuel Buton - 2006 6
Avant propos
Une mise au point préalable concernant la posture et le statut de l’auteur me semble
opportune.
Afin de prévenir l’éventuel sentiment de « duperie » qui pourrait animer certains, non contents d’en
être informés postérieurement, il faut rappeler que l’auteur des lignes suivantes, s’il s’engage
effectivement dans une démarche de réflexion revendiquant une certaine rigueur scientifique, est
aussi un être humain, un habitant. Saisissante révélation si elle en est, j’exerce donc, y trouvant
même parfois de l’intérêt, diverses activités en dehors de mes occupations universitaires.
Pour ceux qui pourraient donc interpréter, assurément à tort, l’« information non dite » comme un
manquement à l’honnêteté scientifique et afin d’éviter toute équivoque, il convient d’informer dès à
présent le lecteur de ma participation à une Association pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne
(AMAP) à La Rochelle.
Nonobstant, cette situation n’hypothèque aucunement de fait toute « scientificité » des
raisonnements entrepris, mais au contraire, son annonce supprime l’éventuelle ambiguïté que sa
dissimulation laisserait planer chez quelques uns.
Samuel Buton - 2006 7
« Etudier la vie quotidienne serait une
entreprise parfaitement ridicule, et d’abord
condamnée à ne rien saisir de son objet, si l’on
ne se proposait pas explicitement d’étudier cette
vie quotidienne afin de la transformer. »
Guy Debord
Revue Internationale Situationniste, août 1961
Samuel Buton - 2006 8
INTRODUCTION
Pendant très longtemps la survie de l’Homme a été conditionnée par ce dont il disposait au
sein de son environnement proche. Petit à petit il a su acquérir des techniques afin de mettre en
valeur des milieux dont il ne pouvait jusque là tirer profit. Ces techniques qui se sont développées et
ont évolué au fil du temps, pendant qu’elles participaient à une croissance importante de la
population humaine en la « libérant » des contraintes naturelles, ont progressivement amené les
activités humaines à de plus en plus « s’affranchir » du territoire sur lequel elles s’inscrivaient
(notamment par les techniques agricoles, l’essor des transports, etc). L’organisation économique
telle qu’elle prend place dans notre société contemporaine, en France comme dans de nombreux
autres pays, illustre ce constat d’une dégradation, voire d’une disparition de certains liens entre
l’économie et le territoire. A une époque où le phénomène de mondialisation économique (sous une
forme globalisante) cristallise beaucoup d’attentions tant chez les chercheurs que dans les médias et
la population, cette relation entre activités économiques et territoire semble des plus intéressantes à
étudier. Le plus souvent abordée sous l’angle économique, c’est ici en partant du territoire comme
élément clé que nous tenterons de construire un raisonnement géographique, mais qui se voudra
aussi forcément pluridisciplinaire.
En se situant à l’intersection de la société (donc aussi de l’économie) et de l’espace physique, le
territoire constitue un objet aujourd’hui cher aux géographes, définit par R. Brunet comme « un
espace approprié, avec sentiment ou conscience de son appropriation » (Les mots de la géographie,
1993). Ce territoire prend forme grâce à l’enchevêtrement de différentes composantes matérielles et
immatérielles que sont l’espace physique, les pratiques économiques, sociales, politiques, les
systèmes de symboles et de représentations d’une population, l’histoire, etc…
La définition générale de l’économie en tant qu’« ensemble des activités d’une collectivité humaine
relative à la production, à la distribution et à la consommation des richesses » (Larousse, 2004) peut
quant à elle servir de base de travail, mais nécessite certains apports. Etymologiquement,
l’économie correspond à la loi, la règle (nomos) du milieu (oïkos). Depuis le XVIII siècle, face aux
transformations qu’ont connu nos sociétés, les avis n’ont cessé et ne cessent de diverger quant au
caractère que devrait revêtir cette ou plutôt ces « lois » ou « règles ». Mais si ces règles
économiques donneront vraisemblablement, en tant que construction humaine, toujours lieu à des
discutions, controverses et contestations, on constate néanmoins aujourd’hui que certaines d’entre
elles tendent à s’imposer et à se généraliser (si bien qu’elles sont même parfois présentées comme
« naturelles »), déterminant ou renforçant un type de fonctionnement sociétal particulier. Le
phénomène de désagrégation des liens entre activités économiques et territoire marque ainsi un
aspect de ce fonctionnement fortement généralisé.
Ce constat somme toute banal ouvre alors de nombreuses pistes intéressantes pour envisager la
relation économie/territoire et particulièrement celle qui vise à entrevoir la situation inverse de celle
Samuel Buton - 2006 9
qui a cours actuellement, c'est-à-dire une territorialisation de l’économie dans un contexte de
déterritorialisation très marqué.
Vaste sujet s’il en est, le thème de la territorialisation de l’économie sera plus précisément abordé à
travers la pratique de la consommation alimentaire en France, elle-même restreinte aux produits
pouvant à priori relever d’une économie locale, qu’il convient de distinguer des produits
industrialisés et standardisés qui ne peuvent être produits localement. Ces choix seront explicités
dans le développement.
En 1993, la DATAR évoquait, en se référant au document introductif au débat national pour
l’aménagement du territoire1, « l’économie-territoire » comme un « nouveau modèle de
développement à inventer ». Force est de constater douze ans plus tard, que les actions du pouvoir
politique sont restées très timides dans ce domaine (bien que l’année 2000 ait vu la création d’un
secrétariat d’Etat à l’économie solidaire2). Les logiques nationales d’action publique dans le
domaine économique demeurent majoritairement éloignées de ces considérations
« territorialisantes » ; en témoigne l’actualité récente : les positions adoptées par les pouvoirs
publics concernant la poursuite de la baisse des prix dans la Grande Distribution, entamée par la loi
du 2 Août 2005 modifiant la loi Galland Ŕ visant une « modernisation des relations commerciales »
pour « encourager la concurrence »3 Ŕ, ou bien la cinquième génération des contrats Etat-régions
nouvellement nommés "contrats de projets Etat-Régions" Ŕ « concentrés sur des investissements
d’envergure nationale » et sur quelques « pôles de compétitivités »4 Ŕ, renforcent un climat politico
économique qui contribue à maintenir les pratiques de territorialisation dans une relative
marginalité et qui limite incontestablement certaines perspectives que la parution, le 13 février
2006, du décret réinstallant une Délégation interministérielle à l’Innovation, à l'Economie sociale et
à l’Expérimentation sociale, attendu par nombre d’acteurs de l’économie sociale et solidaire,
pourrait laisser présager.
Mais dans ce contexte sociétal toujours enclin à agrandir l’intervalle entre ces deux entités,
« économie et territoire », plusieurs formes d’initiatives citoyennes mettant en pratique cette idée
d’« économie territoire » voient malgré tout le jour ces dernières années ; parmi elles, celle des
Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne (AMAP) retiendra notre attention.
Il faut également noter qu’assez paradoxalement, de nouvelles dynamiques de réflexions et
d’actions émergent actuellement ça et là à l’échelle de certaines politiques locales. Marque d’une
évolution dans les préoccupations affichées par certaines collectivités locales et dans les moyens qui
leur sont attribués, plusieurs programmes sur la thématique des pratiques économiques
territorialisées Ŕ intégrant parfois un volet sur les AMAP Ŕ sont initiés ou en partie financés par
certains Conseils Régionaux et permettent à certaines études de voir le jour5.
1 « Débat national pour l’aménagement du territoire, document introductif » la DATAR, la Documentation Française,
Paris, 1993, 124p. 2 Le décret du 27 mars 2000 relatif à la composition du Gouvernement nomme M. Guy Hascoët, député Vert du Nord,
secrétaire d'Etat à l'économie solidaire. 3 Extrait du communiqué de presse du premier ministre du 6 mars 2006 in www.gouv.fr
4 Extrait du compte rendu de la conférence de presse de Renaud Dutreil du 7 septembre 2005 in www.gouv.fr
5 ISARA Lyon, dir P.Mundler « Fonctionnement et reproductibilité des AMAP en région Rhône-Alpes », février 2006.
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Quelle approche du territoire implique une éventuelle territorialisation de l’économie ? Doit-on
pour le cas redéfinir le territoire ? Dans quelle mesure ce phénomène peut-il, à l’heure où la
globalisation économique constitue, pour reprendre les propos d’O. Dollfus, « une donnée
essentielle de la structuration des espaces »6, engendrer lui aussi des processus de structuration et de
construction des territoires ? Comment la réinscription de l’économie sur une réalité territoriale à
travers la dimension sociale, solidaire et collective peut engendrer de nouvelles interactions et
articulations entre les composantes du territoire et contribuer à transformer celui-ci ?
Autant de questions, auxquelles nous allons tenter d’apporter quelques éléments de réponse, qui
guideront la première partie des propos suivants. L’objectif principal de cette première approche
étant de définir des outils de réflexion pour nous constituer un propre bagage d’analyse. Pour
entamer cette démarche de travail à la lisière du théorique et du pratique, qui utilisera
principalement une méthode hypothético-déductive (il s’agit surtout de se construire une grille
d’analyse pour la confronter à la réalité et éventuellement la faire évoluer) nous proposons dans un
premier temps de balayer les grandes lignes des concepts et termes qui forment notre sujet afin de
déterminer le cadre général de réflexion. Le chapitre qui suit centre le propos sur la consommation
alimentaire et s’attarde sur les points auxquels elle renvoie inévitablement (production agricole,
type de commerce, mobilité…). Enfin la conclusion de cette première étape sera l’occasion de tester
des pistes au travers desquelles la territorialisation de l’économie pourrait être considérée.
Le second bloc de la réflexion, voulu comme un élargissement, prend forme à partir des éléments
développés dans la première partie. Il s’articule autour des interrogations suivantes : une réflexion
sur la nature des espaces Ŕ « économiques », « sociaux », « politiques », etc…Ŕ ne peut-elle pas être
pertinente pour envisager de nouveaux fondements de la construction territoriale ? Quel rôle
l’espace public peut-il être amené à jouer dans une perspective de production de territoire collectif ?
A l’heure du développement durable, quel projet de société semble approprié pour envisager une
véritable territorialisation de l’économie ? Autrement dit, quel espace, quel territoire et quelle
idéologie pertinents pour un projet territoriale local et pour une action publique visant une
territorialisation de l’économie ?
Dans cette perspective, il s’agit tout d’abord de proposer une manière d’aborder spatialement l’idée
du projet territorial local et de l’action publique à travers une réflexion sur les espaces et leur nature,
leur fonction, leur interprétation. Enfin le dernier chapitre donne l’occasion de mettre l’ensemble
des idées développées antérieurement à l’épreuve de logiques globales d’un projet de société.
Une question relative à la démarche de recherche pourrait nous être posée : s’interroge t-on sur les
conditions d’une potentielle territorialisation de l’économie ou bien sur les effets d’une
territorialisation effective ? Sans aucun doute, le balancement entre ces deux vues s’opère à maintes
reprises et l’exemple des AMAP constitue dans ce sens l’interface privilégiée, permettant de
s’interroger à la fois, dans leur acception large, sur les logiques générales auxquelles ces initiatives
peuvent renvoyer Ŕ donc sur leurs effets potentiels Ŕ et aussi sur la manière dont celles-ci ainsi que
leurs logiques peuvent être impulsées et appliquées sur les différents territoires Ŕ donc sur leurs
conditions d’application ou de reproductibilité Ŕ.
En filigrane derrière la liste non exhaustive de propositions de réflexion, d’une part, le souhait de
s’engager dans une sorte de prospective ou plutôt de tâtonnement scientifique à partir de
6 « Mondes nouveaux », de la Géographie Universelle, 1990.
Samuel Buton - 2006 11
thématiques jugées capitales dans le fonctionnement d’une société, et d’autre part, l’ambition
d’élargir la gamme des éléments, critères, conceptions, ou outils cognitifs mobilisés par les acteurs
du territoire et sur lesquels repose généralement la majorité des projets sociétaux.
La réflexion qui suit, si modeste et inachevée soit elle, vise en premier lieu à présenter aux apprentis
géographes un possible cadre de réflexion pour appréhender la relation entre territoire et économie à
l’aune de considérations nouvelles. Elle ambitionne cependant naïvement de pouvoir aussi
participer à la réflexion d’une palette plus large d’acteurs qui arpentent, façonnent, décryptent et
vivent les territoires, de l’étudiant à l’élu, en passant par le technicien, l’habitant, et tout porteur de
projet collectif sur les territoires.
Nous ne prétendons pas énoncer des vérités indépassables, mais s’appuyant à la fois sur des constats
et sur des hypothèses que certains qualifieraient allègrement d’utopiques, entendons plutôt, pour
reprendre la jolie formule d’Alberto Magnaghi, participer à « l’interprétation d’un avenir ouvert »
(Le projet local, 2001).
Samuel Buton - 2006 12
Première partie
CADRE DE LA REFLEXION
Samuel Buton - 2006 13
Chapitre premier
LA TERRITORIALISATION DE
L’ECONOMIE COMME OBJET
GEOGRAPHIQUE
Samuel Buton - 2006 14
Cette première partie a pour objet de définir et de bien comprendre les éléments clés qui
sous-tendent le raisonnement. Elle permet de décrire le contexte général au sein duquel le sujet
prend forme.
A L’économie : élément omniprésent dans le fonctionnement de
la société
- Une société à économie de marché
Dans toute société humaine mettant en œuvre des activités de production de biens ou de
services, quelle que soit l’échelle de ces activités, on trouve des comportements humains que l’on
qualifie d’économiques. La répartition d’un bien, même issu de cueillette donc non produit par
l’Homme, au sein d’une population, relève, à partir du moment où celui-ci n’est pas en abondance,
de l’économie. L’économie étant selon l’économiste B. Maris « la question de la répartition » (Anti-
manuel d’économie, 2003), c’est à dire celle du partage. Partage indubitablement lié à la notion de
rareté, à travers laquelle il prend tout son sens. G. Lazuech et F. Rimbert évoquent ainsi pour
caractériser l’économie, la « gestion de la rareté » (Initiation à l’économie, 2005).
Cette « gestion » se traduit dans les comportements individuels par certains actes ; notamment celui
de l’échange des biens ou services entre les individus. L’organisation d’échanges de bien entre
individus et plus largement la répartition de ces biens est une activité indispensable pour une
société, du simple fait qu’un individu ne puisse auto-produire tout ce dont il a besoin. L’échange,
qui va résulter de la confrontation entre une offre et une demande, se réalise par l’intermédiaire du
marché qui concrétise cette confrontation et lui impose des règles. Mais que faut-il entendre par
marché ? D. Clerc, dans son dictionnaire des questions économiques et sociales, distingue trois
niveaux de définition du marché :
- Tout d’abord l’endroit physique où se confrontent l’offre et la demande.
- Par extension, « le terme de marché est venu à désigner l’offre et la demande sans
considération de lieu ».
- Enfin, de manière plus générale encore et plus abstraite, le marché désigne aussi « un
mode de fixation des prix par confrontation d’une offre et d’une demande séparées ».
Quel que soit le niveau de définition que l’on retienne, ce sont les règles, c’est à dire les modes
d’échange qui prévalent Ŕ autrefois basé sur le troc, aujourd’hui de plus en plus fondé sur la
monnaie Ŕ qui déterminent le type de marché et donc les comportements économiques des
individus.
L’économie, en tant qu’« ensemble d’activités », était donc présente au sein des groupes humains
bien avant qu’on ne cherche à la nommer. Depuis de nombreux siècles les individus et les peuples
sont confrontés à l’échange économique, même si sa forme a varié au fil du temps.
Mais si l’économie n’est pas une donnée nouvelle, son caractère ainsi que sa place dans
l’organisation de la société, ont fondamentalement évolué. D’abord par la généralisation du
caractère marchand des échanges et donc de l’organisation économique générale ; ensuite par
Samuel Buton - 2006 15
l’influence de cette « organisation économique marchande » sur l’ensemble de l’organisation des
autres sphères de la société.
En effet, l’organisation et le fonctionnement de nos sociétés dites « industrielles » ou encore
« occidentales » tendent aujourd’hui de plus en plus à être rythmés par cette sphère économique. La
répartition des ressources ou des richesses se base en grande partie sur la confrontation entre l’offre
et la demande, c’est à dire sur la situation du marché. Ceci caractérise les sociétés dites à économie
de marché, expression souvent utilisée comme le souligne D. Clerc, « pour désigner l’économie
capitaliste » (dictionnaire des questions économiques et sociales, 1997).
- L’insertion dans l’« économie monde »
Au même titre que les activités et échanges économiques, qu’elle a d’ailleurs contribué à
favoriser, la mondialisation en tant que mise en relation de différents ensembles géographiques,
n’est pas un phénomène nouveau propre à l’époque contemporaine.
Pour beaucoup, elle s’amorce véritablement avec les grandes découvertes de la fin du XVe siècle
qui vont impulser une intensification des échanges internationaux, même si le terme
d’internationalisation semble plus approprié que celui de mondialisation pour caractériser les
phénomènes de cette époque.
Le commerce devient petit à petit un élément clé de ces échanges. Jusqu’au XIXe siècle, ces
derniers ne concernent encore qu’un nombre limité de pays et de denrées, mais le processus, bien
qu’à ses débuts, va entraîner la diffusion géographique de la logique marchande et de certaines
formes de production et de consommation ; c’est à dire, selon les propos de L.Carroué se rapportant
aux travaux de F. Braudel, une « extension progressive du système capitaliste dans l’espace
géographique mondial » (Géographie de la mondialisation, 2002). Les conquêtes coloniales ainsi
que la révolution industrielle vont, à leur tour, renforcer les interrelations économiques entre les
territoires qui se fonderont sur les mêmes références idéologiques.
L’objectif n’est pas de retracer ici l’histoire de la mondialisation, travaux déjà abondamment
effectués. Il s’agit plutôt de montrer que la dimension économique du phénomène de mondialisation
(que certains traduisent par globalisation ; terme souvent utilisé pour désigner un système global de
mondialisation des marchés sous la forme libérale) ne peut être occulté lorsque l’on s’interroge sur
l’organisation d’une société (qui plus est sur certains de ses aspects économiques). Ce contexte est
déterminant pour notre réflexion qui va suivre ; car aborder le domaine de l’économie (à partir de
n’importe quel angle que se soit, ici géographique) sans prendre en compte cette dimension
d’économie mondialisée, nous mènerai en effet à des analyses incomplètes voir faussées. D’autant
plus que la France, exemple à partir duquel nous travaillons, fait partie des territoires fortement
intégrés dans ce « système économique mondial ».
Mais quels sont aujourd’hui les traits principaux de cette « économie monde » ? Pour F.Braudel,
l’« économie monde » correspond à « l’économie d’une portion de notre planète dans la mesure où
elle forme un tout économique : il s’agit alors d’un archipel global d’îlots économiques
nationaux… » (La dynamique du capitalisme, 1985). P. Hugon la définit comme « un ensemble de
processus d’intégration des systèmes productifs, commerciaux, financiers et d’information au
niveau mondial » (Economie politique internationale et mondialisation, 1997). Toujours selon lui,
l’organisation mondiale de la production constitue un des faits dominants de la mondialisation
Samuel Buton - 2006 16
actuelle. Bien qu’il ne s’agisse pas pour nous de décrire le fonctionnement de cette mondialisation
économique, notons néanmoins certains des éléments les plus représentatifs de ce phénomène :
l’augmentation des flux d’informations, de capitaux, les mouvements de facteurs de production,
d’investissement, et surtout un des aspects déterminant pour notre étude, une croissance des
échanges de marchandises. Tous ces mouvements s’inscrivant dans un contexte d’ouverture
croissante des économies nationales de manière à favoriser les échanges par le jeu de la
concurrence, suivant la stratégie de libéralisation des échanges prônée par l’Organisation Mondiale
du Commerce ; mais aussi dans un contexte où l’entreprise (notamment transnationale) devient un
acteur stratégique et incontournable dans l’organisation du système. Ainsi selon l’économiste
P.Glémain, les firmes multinationales représenteraient aujourd’hui plus des deux tiers des échanges
mondiaux (Analyse économique et historique des sociétés contemporaines, 2002).
- « La consommation comme organisation totale de la quotidienneté »
(J. Beaudrillard)
Nous venons rapidement de voir que l’économie à l’échelle planétaire interfère fortement
avec l’organisation de notre société ; que cette société ne peut aujourd’hui être appréhendée comme
une entité close et hermétique. A une échelle territoriale différente, la sphère économique se
retrouve également à travers des activités telles que la production et la consommation des individus.
Certains économistes classiques tels Smith, Ricardo… se sont intéressés à ces comportements des
individus face à l’achat Ŕ c’est à dire face à l’acte de consommation Ŕ, à partir desquels furent
élaborés des théories (de plus en plus controversées) qui sont visiblement devenues au fil du temps
des principes « incontournables » de la réflexion économique. Il s’agit notamment du principe de
rationalité des comportements individuels à travers lequel s’est construit le fameux modèle de
« l’homo oeconomicus ». L’économiste R. Lucas déclarait dans les années 1980 : « Si je doit
abandonner l’hypothèse de rationalité, j’abandonne l’économie »7.
On s’aperçoit que ces raisonnements élaborés à partir du concept de rationalité font finalement
appel à une autre définition de l’économie que nous n’avons pas évoquée jusqu’à maintenant. Il
s’agit de l’économie en tant qu’« art de réduire ses dépenses dans la gestion de ses biens »
(Larousse, 2004). En effet la recherche de « maximisation » de ses intérêts individuels (sous-
entendue derrière le terme « rationnel ») n’est-elle pas, d’une certaine manière, une gestion des ses
ressources dont l’objectif est de les économiser ?
Mais si elle s’est ensuite largement appuyée sur ce principe de rationalité, la majorité des
économistes s’est surtout tournée vers l’analyse des activités de production (auxquelles ce principe
est aussi appliqué), laissant le plus souvent le domaine de la consommation aux sociologues. La
consommation relève en effet autant de données économiques que de considérations sociologiques.
Mais qu’entend t-on par consommation ?
Le Larousse 2004 la désigne dans son sens le plus large comme « l’action de faire usage de quelque
chose ». Ladite « action » sera dans notre cas uniquement entendue comme celle de l’Homme.
L’expression « faire usage » peut, quant à elle, être synonyme d’utilisation, d’emploi ; et à toute
utilisation est associée une raison ou un objectif. On rejoint ainsi le sens du terme de départ
7 Citée par B.Maris dans l’« Antimanuel d’économie », 2003.
Samuel Buton - 2006 17
« action », qui de la même manière sous-entend l’idée d’une motivation chez l’individu ; que cette
motivation soit issue d’un libre choix ou bien engendrée par une contrainte.
C’est cette « motivation », c’est à dire ces phénomènes internes ou externes à l’individu et qui vont
influencer son acte, que les sociologues vont prioritairement s’attacher à analyser.
D’autres définitions de la consommation associent directement celle-ci à l’acte d’achat : « Désigne
tout achat de biens ou de services… » (Dictionnaire des questions économiques et sociales, D.
Clerc, 2002). Ce point demande que l’on s’y attarde un peu. Si tout achat relève en effet de la
consommation, ceci ne signifie pas pour autant que toute consommation passe par l’achat. La
personne qui va prélever des légumes ou des fruits directement dans son champs afin de les utiliser
pour se nourrir ne concède aucune contre- partie à quiconque (donc pas d’acte d’achat) ; cette action
ne relève t-elle pas de la consommation ? Par contre toute consommation passe par une possession à
un moment donné mais cela ne signifie en rien qu’elle résulte d’un achat.
Il se trouve que la consommation à laquelle nous nous référons ici correspond à celle qui découle de
l’acte d’achat (généralement monétaire), puisque action aujourd’hui la plus courante et la plus
répandue sur la planète ; mais cette facette de la consommation ne doit pas pour autant être prise
pour le tout.
On pourrait ensuite distinguer différents adjectifs qui sont habituellement associés au terme de
consommation : finale, intermédiaire, primaire, superflue… Mais ce ne sont pas pour l’instant les
caractères de la consommation qui nous intéressent, mais simplement le fait de montrer que celle-ci
constitue un acte qui marque l’imprégnation et l’omniprésence du domaine de l’économie dans nos
vies quotidiennes. Consommer constitue, en effet, un acte quotidien à partir duquel s’organise une
partie de notre existence (certains diraient même la totalité de notre existence). J. Beaudrillard
évoque ainsi « la consommation comme organisation totale de la quotidienneté » (La société de
consommation, 1979) Cette situation constitue un point déterminant pour le raisonnement qui va
suivre (relation avec la notion d’«habiter »).
En découle ce que l’on nomme aujourd’hui « la société de consommation », modèle Ŕ ou
phénomène ? Ŕ qui résulte d’une part du caractère répété et quotidien de l’acte d’achat comme nous
venons de l’évoquer, mais surtout comme le souligne J.Beaudrillard de l’amoncellement et de la
profusion des produits, qui représentent « le trait descriptif le plus frappant » de cette société. Ce
contexte d’abondance, qui influence bien évidemment les comportements de consommation, est
aussi un élément dont on ne pourra faire abstraction pour mener notre réflexion.
B Le territoire à la fois support et produit ?
- L’investissement de l’espace physique
Après l’économie, un deuxième élément fondamental du raisonnement doit être évoqué : La
dimension spatiale que revêtent les comportements et activités de l’Homme.
L’espace, objet d’analyse primordial pour le géographe, s’il constitue en effet l’élément sur lequel
s’inscrivent les activités humaines, demande néanmoins que l’on s’y intéresse un peu plus en détail
afin de bien comprendre de quoi l’on parle.
Samuel Buton - 2006 18
Dans sa définition la plus générale et la plus concrète, G. Di Méo explique que « l’espace de la
géographie s’identifie à la surface de la Terre, plane ou courbe selon les représentations » et qu’il
« se confond avec la biosphère » (Géographie sociale et territoire, 2001), avant d’ajouter que
« l’espace constitue enfin le système de toutes les places possibles que peuvent occuper les choses
ou de simples points ». Le terme « système » appliqué à ce cas, désigne donc si l’on s’en réfère à la
définition de R.Brunet, un ensemble organisé de places et d’interactions entre ces places. Les
interactions entre ces places peuvent être aussi bien physiques qu’émaner de représentations.
Le terme de « chose » utilisé par Di Méo dans sa définition mérite également que l’on s’y attarde.
Ces « choses » occupent l’espace, elles ne font à priori donc pas partie de l’espace lui-même, mais
viennent plutôt s’y apposer. Ceci nous renvoie alors à un sens que l’on confère souvent à l’espace :
La distance entre les « choses », l’espace en tant qu’interstice, qu’intervalle entre ces « choses ». La
manière dont sont ordonnés ces espacements et ces choses constitue un objet d’étude central de la
géographie, entendons l’organisation de l’espace.
L’occupation de cet espace physique par les Hommes lui confère un certain nombre de caractères :
On parle ainsi d’espace perçu, vécu, représenté, socialisé, aménagé et surtout produit ;
caractéristiques qui n’existent que par la présence de l’Homme. Même lorsque l’on évoque l’espace
comme « naturel », c’est bien toujours par rapport à l’Homme (en l’occurrence à sa non-action sur
celui-ci).
Nous reviendrons plus loin sur le sens attribué à ces différents types d’espaces ; particulièrement
concernant l’espace socialisé, représenté et surtout vécu et habité. Les sociétés humaines
investissent donc ce que l’on peut nommer l’espace physique. C’est ensuite selon ses différentes
modalités d’investissement (type d’activités mises en place, organisation sociale, représentations
des individus, traits culturels de la population…) que cet espace physique devient une construction,
c’est à dire un produit. Ce produit constitue t-il ce que l’on défini comme le territoire ?
- Le produit territoire
Le concept de territoire en science sociale, issu du transfert du concept éthologique (à partir
de l’étude scientifique des comportements des animaux) fut approprié par la géographie et constitue
aujourd’hui un de ses objets favoris. Il est défini par G. Di Méo comme le produit d’« une
appropriation à la fois économique, idéologique et politique Ŕ donc sociale Ŕ de l’espace par les
groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux même, de leur histoire, de leur
singularité » (Géographie sociale et territoires, 2001).
Nous avons là la donnée indispensable qu’il nous manquait jusqu’à maintenant pour transformer ce
que nous dénommions un produit en territoire : « l’appropriation » ; car plus qu’un simple
investissement de l’espace par les groupes humains, c’est d’une « appropriation » de l’espace
produit dont il s’agit pour pouvoir parler de territoire : « Le territoire est à l’espace ce que la
conscience de classe est à la classe : quelque chose que l’on intègre comme partie de soi, et que l’on
est donc prêt à défendre » (R. Brunet, 1993). Il sera intéressant de mettre en parallèle, et ce à
l’échelle de l’individu, cette idée du « territoire comme partie de soi » avec celle du
« territoire comme production » ; nous y reviendrons plus tard.
La question du temps ne doit pas être exclue de la réflexion sur le territoire. Le présent, c’est à dire
ce que vit l’Homme au quotidien constitue une approche du territoire répandue. Cela ne doit pas
occulter la dimension historique que revêt le territoire à travers les faits qui ont marqué l’espace
Samuel Buton - 2006 19
physique et les populations qui s’y trouvaient. Mais bien plus que les évènements historiques en eux
même, ce sont leur manière de se répercuter au fil du temps, leurs interprétations ainsi que la
production idéologique qui en découle qui vont influer sur la réalité présente d’un territoire.
Parmi les types de modalités d’investissement de l’espace que nous avons cité plus haut, se trouvent
évidemment les activités économiques mises en place par les sociétés ; elles constituent un élément
déterminant quant à la forme de l’espace produit (donc du territoire). C’est cette relation entre
certaines activités économiques Ŕ la consommation notamment Ŕ et la manière dont elles façonnent
le territoire sur lequel elles s’inscrivent qui vont nous intéresser particulièrement. La question des
échelles spatiales ne pourra être occultée : échelles des activités économiques, échelles
d’organisation politique du territoire…
Ces activités économiques sont intimement liées au territoire dans le sens où leur mise en place et
leur organisation touchent les différents domaines influant sur la production de l’espace :
d’abord parce qu’elles induisent des constructions matérielles tels des bâtiments, des routes… donc
des aménagements physiques de l’espace support,
ensuite parce qu’elles font appel à des représentations, à des éléments symboliques chez les
individus ;
parce qu’elles déterminent des logiques d’organisation et de fonctionnement au sein de la
population (mobilités, relations sociales…) ;
parce qu’elles conditionnent l’existence ou l’intensité de certaines relations ou flux avec des
espaces géographiquement éloignés ;
enfin parce qu’elles sont régies par des règles, des lois appliquées ou consenties par un régime
politique.
Le territoire est donc le résultat d’un enchevêtrement de plusieurs dimensions à la fois réalités
physiques et immatérielles qui sont déterminées par les groupes humains.
- Un territoire façonné et aménagé
Tout territoire est façonné par les pratiques qui y prennent place. C’est ainsi, selon la
définition classique du terme « façonner », un élément « travaillé en vue de lui donner une forme »
(Larousse, 2004). Si le concept de territoire n’implique pas d’échelle spatiale très précise, ni de type
de juridiction précise, le « travail » de l’« élément territoire » s’effectue bien à une, ou plusieurs,
échelles données et en suivant certaines logiques.
Les pratiques qui prennent place sur le territoire sont quant à elles entendues comme des actions aux
objectifs divers, effectuées par les individus qui occupent l’espace. Ces actions peuvent alors être
classées en deux grandes catégories en fonction de leur échelle spatiale : D’une part celles qui
émanent des logiques générales de fonctionnement de la société, c’est à dire du pouvoir politique ;
on touche ici à la dimension politique du territoire. D’autre part celles liées au comportement des
individus eux même ; il s’agit là du sens comportemental du territoire qui se rapproche alors de
l’espace vécu.
Mais quelle que soit l’origine des actions, le territoire est finalement « travaillé » en fonction des
choix fais par les acteurs, suivant leurs objectifs et intérêts qui peuvent être de tout ordre : favoriser
une activité économique, rendre un lieu accessible, protéger l’environnement, conserver un cadre de
vie agréable… Ainsi, le territoire va se voir aménagé pour atteindre les objectifs que se fixent les
Hommes. Mais ces objectifs et intérêts s’entrecroisent lorsqu’on les applique sur un territoire et
Samuel Buton - 2006 20
peuvent souvent être antinomiques. On touche ici à un élément important lorsque l’on aborde
l’aménagement du territoire, à savoir les questions du rôle, de la compétence, du pouvoir
d’influence et évidemment de décision des acteurs dudit territoire. Car le territoire ne cesse pas
d’être aménagé, même en présence d’intérêts contradictoires ; simplement des choix plutôt que
d’autres sont fais, soit en faisant abstraction de certains intérêts, soit en tentant d’en concilier
plusieurs. Mais c’est bien un choix humain qui va faire que l’on a en face de nous tel ou tel type
d’aménagement.
En tant que résultat des actions de l’Homme le territoire ne doit donc en aucun cas être perçu
comme une réalité fixe et figée mais bien comme une entité en mouvement et en perpétuelles
mutations. Si l’espace physique correspond au support des activités et représentations humaines, le
territoire doit bien s’envisager comme une production. En quelque sorte l’espace modelé donne le
territoire. De la même manière, il n’existe pas une seule manière de modeler l’espace (même si
certaines logiques qui s’imposent aujourd’hui de façon récurrente pourraient laisser penser le
contraire). A partir de là, de nombreux scénarios peuvent être envisagés quant au devenir des
territoires.
Nous pourrions poursuivre la réflexion sur le territoire, concept vaste et extrêmement riche,
de même au sujet de l’économie sur laquelle il y aurait de multiples analyses à mener, mais ce n’est
pas l’objet de cette partie. L’objectif est d’aborder les principaux éléments de bases qu’il convient
de bien avoir à l’esprit. Nous pensons, d’abord concernant l’économie puis le territoire, avoir
traité et expliqué ce qui constitue la base très générale à partir de laquelle le raisonnement peut
s’effectuer.
C Une géographie sociale et économique
Dans quelle branche de la géographie nous inscrivons nous lorsque l’on ce propose d’étudier
la « territorialisation » de l’économie, et ce à partir du domaine de la consommation ? D’une façon
très simple, en partant des termes de notre sujet, essayons de comprendre à quels champs de
réflexion ils font appel et de dresser le cadre idéologique dans lequel ils s’inscrivent généralement.
- « Territorialisation » des phénomènes
Q’entend t-on sous le terme de « territorialisation » ? Directement lié au concept de territoire
et ainsi à la géographie sociale qui s’y intéresse, celui-ci peut aussi renvoyer à l’idée de
territorialité. Claude Raffestin a défini le concept de territorialité comme « la multidimensionnalité
du vécu territorial par les membres d’une collectivité, par les sociétés en général »8.
Territorialisation et territorialité sont-ils synonymes ? Le concept de territorialité est associé à celui
de lieu et d’espace vécu. Il résulte notamment de travaux qui furent menés à partir de l’individu face
8 Cité par J.Hussy dans « Le défi de la territorialité » Cahier Géographique n°4 ; publié sur le site de l’université de
Genève : www.unige.ch/ses/geo
Samuel Buton - 2006 21
à son espace quotidien, de ce que A.Frémont nommait l’« Homme-habitant » (La région, espace
vécu, 1976).
La territorialisation telle que nous l’entendons dans notre sujet est une relation entre des activités de
consommation et de production et un territoire. Elle englobe ainsi l’idée de territorialité Ŕ en tant
que « vécu territorial » des individus Ŕ puisque ces activités de consommation et de production sont
effectuées par des groupes humains et relèvent aussi de leur vécu quotidien (même si de nombreux
autres paramètres interviennent). Dans notre cas précis, la territorialisation de l’économie pourrait
être associée à l’idée de « localisation de l’économie », ou plutôt de « relocalisation », bien que le
sens de ce terme soit restrictif par rapport à celui de territorialisation. C’est avec Marshall dans les
années 1890, qu’ont été développés les travaux s’intéressant à l’importance de la localisation des
phénomènes économiques. L’idée était de proposer une lecture différente du marché par la
localisation des activités et ressources productives, à savoir les entreprises, à travers le concept de
« district industriel ». Nous préférerons donc parler de territorialisation (pour tout ce que le terme de
territoire sous-entend), signifiant pour nous une inscription des activités économiques sur la réalité
d’un territoire.
Le champ de la géographie sociale Ŕ qui étudie le territoire Ŕ sera ainsi omniprésent dans notre
étude. Les recherches de G.Di.Méo, qui conçoit le territoire comme un outil fondamental de la
démarche de géographie sociale, seront incontournables et essentielles pour nous. Cette conception
du territoire, que certains disent « sociologique », rompt avec le sens uniquement « économique »
donné au territoire par de nombreux auteurs dans la lignée de R.Sack qui le définissait comme « une
portion de l’espace délimitée pour exercer un pouvoir »9.
- Entre géographie économique et économie spatiale
Le thème d’étude requiert également une forte dimension économique associée à la
dimension géographique. Le domaine de la consommation constitue en quelque sorte la « porte
d’entrée » au champ de la géographie économique dont l’objectif très général est de déterminer des
logiques et organisations spatiales pour des activités économiques. Les spécialités de cette
discipline sont généralement l’agriculture, l’industrie, les services, les transports, voire le tourisme.
La géographie économique lorsqu’elle intègre la dimension territoriale dans son raisonnement, le
fait le plus souvent par des recherches sur les atouts ou inconvénients des territoires (en terme de
capital humain, de ressources naturelles, de situation…) par rapport à un contexte économique
établi. L’analyse porte généralement sur le poids des territoires et sur leurs potentialités Ŕ présentes
ou futures Ŕ au sein d’une organisation économique définie. On parle ainsi souvent de pôle de
compétitivité, de stratégie du territoire, d’avantages comparatifs… La réflexion sur la manière dont
se construit le territoire Ŕ même par le biais de l’organisation économique qui prévaut Ŕ est le plus
souvent restée dans le champ de la géographie sociale.
Aujourd’hui on a l’habitude de diviser la géographie économique en deux grandes branches dont les
objectifs et l’esprit sont quelque peu divergents : D’une part une qui se rapproche du travail de
Krugman, qui se définit lui-même comme un « croisé du libre marché » ; d’autre part celle qui se
forge autour de réflexions plus proches de la géographie sociale (en intégrant plus les dimensions
9 Repris sur le site www.encyclopedie.snyke.com/articles/territoire.
http://www.encyclopedie.snyke.com/articles/territoire
Samuel Buton - 2006 22
humaine et culturelle), et qui part de l’idée selon laquelle « c’est le capitalisme qui plonge ses
racines dans la culture humaine et non l’inverse » (G. Benko, 2004).
Nous nous rapprochons clairement de cette dernière démarche, considérant qu’aucune forme
d’organisation de la société et donc de construction territoriale n’est prédéfinie à l’avance et que
c’est l’Homme par ses choix et ses comportements, qui va déterminer le caractère du territoire sur
lequel il vit. Cela n’indique pas pour autant que l’on ne puisse évoquer dans certains cas l’autre voie
de la géographie économique.
Certains principes concernant les caractéristiques de l’espace, en géographie économique,
constituent une base de travail largement reprise dans cette discipline. I.Géneau de Lamarlière et J.F
Staszack (Précis de géographie économique, 2003) évoquent à ce sujet, trois caractères de l’espace
géographique :
- Le milieu physique, élément immatériel.
- L’hétérogénéité de l’espace : L’espace est décomposé en lieux qui ont chacun des
caractéristiques différentes. Chaque individu (notamment ici pour nous l’individu
producteur et consommateur) se trouve en un lieu donné à un moment donné qui marque
une situation spécifique.
- L’opacité de l’espace : C’est à dire le rôle joué par la distance. Ce rôle dépend de
certains éléments qui interfèrent sur la communication et l’échange (transports,
télécommunications, barrières douanières, juridiques, politiques…).
Nous souhaiterions aborder le domaine de la consommation, en intégrant à la fois les éléments
éminemment économique qu’il sous-tend et la réflexion géographique et sociale qu’elle implique.
Ainsi, si à la fois la géographie économique et l’économie spatiale ont été évoquées, c’est pour
montrer une différence qui tient aux fins de chaque discipline et à la manière dont elles abordent le
sujet. Si dans les deux cas il s’agit de croiser l’économie et l’espace, pour la géographie
économique l’objectif sera bien de comprendre des phénomènes spatiaux par l’intermédiaire
d’éléments économiques alors que pour l’économie spatiale, l’objectif sera d’analyser des faits
économiques en utilisant l’espace. Nous ne pourrons nous contenter d’une seule de ces deux
approches ; ainsi dans notre raisonnement l’économie et l’espace deviendront tour à tour outil et fin.
- Un objet d’étude pluridisciplinaire
En terme d’actions sur l’espace, B.Mérenne-Schoumaker (Analyser les territoires Ŕ 2002)
distingue, en reprenant les travaux de R.Brunet, cinq actes fondamentaux effectués par les
Hommes :
- L’appropriation, comme nous l’avons vu
- L’exploitation,
- Le fait d’habiter,
- L’échange et la communication,
- La gestion, qui permet de coordonner l’ensemble des autres actions.
La relation entre la consommation et le territoire à partir de laquelle nous allons raisonner recoupe
finalement l’ensemble de ces actes qui eux mêmes font appel à des notions et concepts qui, au delà
de la géographie, touchent à des disciplines diverses.
L’appropriation d’un espace, le fait d’habiter Ŕ et donc de consommer Ŕ, tout comme le fait
d’échanger et de communiquer sont des actions qui méritent d’être abordées d’un point de vue
Samuel Buton - 2006 23
sociologique. Comprendre les logiques individuelles ou collectives qui contribuent à modeler le
territoire, notamment à travers les comportements économiques, sera d’une grande utilité.
Les sociologues ont effectué des travaux sur la consommation des individus auxquels ont devra
s’intéresser. Nous avons déjà cité plus haut J. Beaudrillard ; nous nous réfèrerons aussi à des
auteurs tels que R. Rochefort, ou P. Bourdieu concernant la question de la socialisation des
individus.
Il s’agira de montrer des rapports d’interdépendance entre des phénomènes économiques et sociaux.
A partir du moment où l’on tente de mettre en relation le territoire avec l’économie, on ne pourra
omettre la question des circuits économiques, c’est à dire celle des relations (flux) entre des pôles
de production et de consommation. Ces idées de pôles de consommation et production ainsi que de
flux (de marchandises, d’informations et d’individus) se retrouvent derrière les actes de
l’« habiter », de l’exploitation et de l’échange, mentionnés par B. Mérenne-Schoumaker.
Enfin l’action de gestion qui coordonne l’ensemble des autres actes, fera pour nous référence au
cadre politique général qui prévaut sur le territoire. Entendons par là les choix d’organisation de la
société, les logiques qui déterminent ces choix et le jeu des acteurs face à la prise de décision.
Au delà de la géographie, qui détermine notre axe de réflexion de base, nous seront donc amenés à
nous référer tantôt à l’économie, tantôt à la sociologie, mais aussi à aborder un domaine tel que la
science politique. Le concept de « projet local » abordé dans la dernière partie ne saurait s’envisager
sans cette dimension politique ; et face à l’objet d’étude qu’est la territorialisation de l’économie,
l’approche sectorielle doit impérativement être abandonnée au profit d’une approche transversale.
Samuel Buton - 2006 24
Second chapitre
LA QUESTION DU SYSTEME DE
PRATIQUES ALIMENTAIRES
Samuel Buton - 2006 25
Après avoir dresser un large tableau des éléments clés qui sous-tendent la réflexion sur la
territorialisation de l’économie, il s’agit maintenant d’entrer dans le vif du sujet.
Le domaine de la consommation, que nous avons fait le choix de restreindre au coté alimentaire,
nous semble constituer un élément d’étude très intéressant. Cela tient à plusieurs raisons : d’abord
parce que la consommation n’est pas une action anodine sur la construction de l’espace et joue un
rôle majeur dans les organisations territoriales. Ensuite par le fait que ce domaine ait connu une
évolution radicale en quelques décennies. Enfin parce qu’il renvoie à des questions qui, d’une
manière beaucoup plus large, ont trait à l’organisation et à la transformation de la société
(relation avec l’agriculture, l’aménagement du territoire, le cadre de vie, la structure politique…).
Nos constats s’appuient sur plusieurs études qui ont été faites ces dernières années par des
structures comme l’INSEE ou le CREDOC – nous nous efforçons d’utiliser les plus récentes qui
soient –, dans le but d’avoir une vue d’ensemble de la situation actuelle en France. L’enquête et le
sondage constituent les outils principaux pour la récolte de ces données. Ce qui nous intéresse pour
le moment est le caractère général du phénomène de consommation alimentaire en France, ceci
n’implique pas que l’on créait nos propres données ; démarche qui pourrait néanmoins être
entreprise plus tard pour poursuivre la réflexion sur un territoire concret.
A Du consommateur au producteur, état des lieux
- L’homogénéisation des comportements de consommation
L’avènement de la société de consommation (J.Beaudrillard, 1979) dont un des caractères
est l’émergence un peu partout dans le paysage des grands centres commerciaux où règne
l’abondance des produits, a engendré de nombreux bouleversements chez les consommateurs. Si il
y a environ 30 ans, les commerces de proximité tiraient encore leur épingle du jeu dans l’économie
locale, aujourd’hui l’action de se rendre dans une grande surface pour s’approvisionner en produits
alimentaires s’est généralisée et est devenue des plus banales. La croissance exceptionnelle de
l’offre Ŕ favorisée par une concurrence de plus en plus présente sur l’ensemble des marchés Ŕ s’est
accompagnée de changements profonds dans le domaine de la demande. La majorité des
consommateurs se sont ainsi, petit à petit, détournés des formes traditionnelles de commerce. Les
mutations qui se sont opérées sur l’organisation du commerce et dans les comportements tiennent à
divers paramètres tels que les évolutions des modes de production, l’évolution des modes vie, des
valeurs culturelles et sociales10
, des revenus, et pour reprendre les travaux de B. Mérenne-
Schoumaker (géographie des services et des commerces Ŕ 2003) les évolutions démographiques,
résidentielles et bien sur de mobilité.
Si ce qui nous intéresse principalement est la question du «comment » les individus consomment
aujourd’hui sur le territoire français, nous reviendrons néanmoins tour à tour sur certains des
paramètres qui viennent d’être cités puisqu’ils font référence à la question du «pourquoi » ce type
de consommation.
10
Dans les années 1960-1970, particulièrement dans le monde rural, les médias ont fortement véhiculés l’idée selon
laquelle l’approvisionnement en grande surface était le signe d’une modernité, se démarquant de comportements
présentés comme « ringards ».
Samuel Buton - 2006 26
Quel constat pouvons-nous faire sur la manière dont les individus consomment sur le territoire
français ?
- La forme de commerce :
Selon F.d’Hauteville (Agriculture et alimentation en quête de nouvelles légitimités, 1998), en 1960
le petit commerce indépendant assurait 81% de l’alimentation des français, en 1995 cette part
n’était plus que de 25% et elle continue de diminuer depuis. Les grandes surfaces ont ainsi vu se
répercuter massivement sur elles l’acte d’achat concernant les produits alimentaires. Les grandes
surfaces alimentaires qui ont couvert l’ensemble de l’hexagone depuis l’apparition du premier
hypermarché en 1963, atteignent aujourd’hui un nombre supérieur à 9000. Leur densité sur le
territoire, leur facilité d’accès, etc, contribuent à ce que près de neuf ménages sur dix utilisent
régulièrement cette forme de commerce pour effectuer leurs courses (source INSEE 1998).
« Régulièrement » étant entendu comme au minimum une fois par mois.
Cette réalité relève également de paramètres qui tiennent directement à la forme de l’offre :
L’abondance des produits permettant des choix multiples pour les consommateurs est un élément
déterminant du succès des grandes surfaces alimentaires à l’heure où consommer requiert dans les
pays « riches » une fonction de plaisir qui va bien au delà de la seule satisfaction des besoins. Les
prix faibles proposés Ŕ au sujet desquels les campagnes publicitaires contribuent à forger certaines
représentations dans la « conscience collective » Ŕ constituent un autre point relatif à l’offre qui
influence les consommateurs dans leur choix de recourir à la grande distribution. Enfin véritable
composante de l’offre, le marketing et la publicité jouent un rôle non négligeable sur l’attrait de la
grande distribution. La publicité contribue en effet à diffuser largement un système de valeurs
rattaché tant aux produits qu’à cette forme de commerce elle même.
Indépendamment de l’offre, les transformations des modes de vie qui ont fait naître de nouveaux
comportements alimentaires (augmentation du travail féminin, nouveaux équipements, nouveaux
moyens de transport…) sont aussi un trait fondamental de l’essor des grandes surfaces, aujourd’hui
mode d’approvisionnement privilégié pour la majeure partie des consommateurs qui apprécient la
commodité des achats en un lieu unique ; même si l’INSEE estimait en 1998 à 15% les ménages
français se passant (volontairement ou par contrainte) de ce type de commerce.
- Le type de produits achetés :
L’évolution des modes de vie a parallèlement engendré l’apparition de nouveaux produits et de
nouvelles demandes. Il ne s’agit pas ici de nous demander qui d’entre l’offre ou la demande a le
plus contribué à influencer l’autre. Notons simplement que l’augmentation du travail féminin,
l’équipement des ménages en appareils tels les micro-ondes et les congélateurs, les contraintes de
temps toujours croissantes dans notre société, etc, ont engendré une consommation qui privilégie les
produits tout prêts, les plats préparés, les surgelés. Les conserves et préparations à base de viandes
ont ainsi connu une augmentation de 25 points en volume entre 1990 et 2001 (Source INSEE 2001).
Les produits faciles à consommer en tous lieux (pizzas, sodas…) connaissent également un succès
important.
Les aliments fortement générateurs de plaisir Ŕ comme les pâtisseries, viennoiseries, etc Ŕ
connaissent un attrait grandissant dans une société où la recherche du plaisir devient une valeur
fondamentale.
Samuel Buton - 2006 27
Concernant les produits laitiers, on constate une consommation de yaourts et de desserts lactés
relativement dynamique depuis plusieurs années avec une augmentation de 3,2% entre 1999 et
2001. Les innovations conjuguées à la publicité jouent dans ce domaine un rôle très important.
La consommation de viande (rouge principalement) connaît quant à elle une baisse très importante
depuis plusieurs années.
Enfin, les fruits et les légumes représentent une catégorie qui va nous intéresser tout
particulièrement du fait qu’ils constituent une grande partie des produits à partir desquels vont
pouvoir s’envisager une territorialisation de l’économie. Les sources d’informations de l’INSEE
montrent une assez grande stabilité de la consommation de fruits et légumes dans les années 1990
avec une consommation moyenne pour les adultes de 145 g/jour de fruits et de 140 g/jour de
légumes (Enquête sur les consommations alimentaires, INSEE, 2000). Les disparités sont
néanmoins très importantes selon l’âge des individus : Les apports de fruits varieraient de un à trois
entre les 15-24 ans et les plus de 65 ans. On observe un écart de 40% pour la consommation de
légumes entre ces deux tranches d’âges. Cette relation entre consommation et générations pourrait
laisser craindre une forte baisse de consommation de fruits et légumes par renouvellement des
générations. Notons que selon une étude de l’INSEE de 1996, environ 60% des ventes de fruits et
légumes sont effectuées dans les grandes surfaces.
- L’alimentation dans le budget des ménages :
Nous n’allons pas nous étendre sur cette question. Il suffit de constater que la part consacrée à
l’alimentation occupe une place importante dans leur budget, soit environ 14,6%, et qu’en volume
cette somme augmente depuis plusieurs années. Selon l’INSEE, un ménage doit pour se nourrir,
débourser en moyenne 26% à 30% de plus qu’en 1990 (Le Parisien 18 avril 2005).
Mais si le volume des dépenses alimentaires augmente, la part de l’alimentation dans l’ensemble du
budget des ménages se voit réservée une place de moins en moins importante. Toujours selon
l’INSEE, la part qui lui est consacrée a diminué de 1,7 points entre 1990 et 2004. L’argent destiné
au logement et au transport était en 2004 supérieur à celui destinée à l’alimentation.
- La mobilité et le temps consacré :
Comme en témoigne la part du budget des ménages consacrée à ce domaine, les transports
(notamment routiers) sont devenus omniprésents dans la vie des individus. La fréquentation des
centres commerciaux constitue une source majeure de mobilité des ménages, même si celle-ci tend
aujourd’hui à diminuer. La consommation en grandes surfaces est, pour la majorité d’entre eux,
nécessairement liée à l’utilisation de l’automobile. Plus de 20% des déplacements en semaine
seraient liés aux achats (Desse, 2001) sachant qu’en moyenne, un français effectue 23 kilomètres
par jours tous motifs confondus (J.P, Orfeuil, 2001). Un parcours de 400 mètres du lieu de résidence
au commerce, semble être le grand maximum pour les déplacements à pieds11
. D’autre part les
déplacements individuels dominent pour aller faire ses courses, multipliant le nombre de véhicules
en activité. Concernant le temps consacré, signalons que celui-ci est en légère baisse au fil des
années ; l’augmentation des vitesses de transport et de déplacements et l’explosion du temps
consacré aux loisirs n’y sont pas étrangers. La densité de la trame des grandes surfaces sur le
territoire joue aussi un rôle important, puisque 89% de la population française se situe à moins de
30 minutes d’un hypermarché (Pucci, 2002).
11
Extrait de « La transition urbaine, ou le passage de la ville pédestre à la ville motorisée », M.Wiel, 1999.
Samuel Buton - 2006 28
Les grands traits que nous venons de tirer sur la manière dont les individus consomment
pour se nourrir sur le territoire français, notamment le recours quasi général à la grande
distribution, ne peuvent être séparés de la question de la production. Ainsi les grands aspects de
notre consommation alimentaire sont intimement liés à un type de production agricole.
- « La dictature du rendement » (J, Soppelsa. 1997)
En deux générations les paysages agricoles ont connu d’importantes mutations et se sont
fortement uniformisés. Les « paysans », devenus « agriculteurs », puis « exploitants agricoles » sont
aujourd’hui entrés de plain pieds dans de vastes circuits économiques et par la même occasion, leur
agriculture dans l’économie de marché.
La situation de surproduction de l’agriculture française dans les années 1970 Ŕ comme d’une grande
partie des agricultures européennes Ŕ va évoluer et basculer petit à petit vers ce que certains
nomment aujourd’hui le productivisme. Ce système de production agricole s’est généralisé en
suivant la logique de l’efficacité maximum, en étant impulsé par les pouvoirs politiques qui
évoquaient la vocation agro exportatrice de la France, comme en témoigne la célèbre formule de
V.G.d’Estaing « l’agriculture est le pétrole vert de la France » (faisant suite à la crise pétrolière de
1973).
La plus grande partie de l’agriculture française va alors suivre cette logique de recherche du
rendement maximum engendrant une production de masse qui va devoir trouver de nouveaux
marchés et qui est de plus en plus liée aux grandes filières industrielles et agroalimentaires. Notons
qu’entre 1975 et 1995 les rendements des plaines céréalières françaises ont plus que doublé.
Cette orientation dans la manière de produire n’est pas sans conséquences :
- Dans un contexte d’ouverture aux marchés internationaux, l’agriculture française se doit
d’être compétitive. Les propos de Christian de Brie12
illustrent les impacts de cette situation : « pour
rester compétitif, l’agriculteur doit cultiver des sols nivelés, remembrés, déboisés ». Les paysages
s’uniformisent sur le modèle d’immenses champs ouverts nivelés où les haies, bosquets ou arbres
isolés disparaissent petit à petit pour mieux adapter les parcelles à l’utilisation d’engins de plus en
plus importants.
- Parallèlement on constate une spécialisation dans certaines variétés comme par exemple le
maïs, plante très gourmande en eau. L’irrigation agricole Ŕ notamment induite par l’introduction de
variétés en dehors de leur milieu d’origine et qui ne sont pas adaptées aux conditions climatiques Ŕ
est aujourd’hui de plus en plus importante et mobilise des quantités extrêmement importantes d’eau.
L.Carroué estime qu’au sein de l’Europe méditerranéenne l’agriculture utilise de 50 à 80% des
ressources en eau locales disponibles (Géographie de la mondialisation, 2002).
- Le phénomène de concentration est caractéristique de cette agriculture dite productiviste,
tant au niveau de la production céréalière que de l’élevage. Cette concentration des exploitations
s’est traduit par la disparition de 70% d’entre elles en un demi siècle, passant de 2 300 000 en 1950
à 660 000 en l’an 2000 (Bio, Raisonnée, OGM, quelle agriculture dans notre assiette, Aubert,
2003) alors que leur taille moyenne n’a cessé d’augmenter, passant de 18 hectares en 1970 à 34
12
« Manière de voir » ; article « Soulager la planète » mars-avril 2000, p 45
Samuel Buton - 2006 29
hectares en 1990 (J, Soppelsa, 1997). Durant cette même période la population active agricole est
passée de 30% à 3,4% de la population active totale.
- L’augmentation des rendements passe enfin, au delà d’une forte intensification des
systèmes de production, par une utilisation massive et généralisée d’intrants pour les cultures et
d’additifs ou antibiotiques pour les cheptels. Par exemple l’utilisation d’engrais chimiques en
France est passée de 135 kg par hectare en 1960 à 305 kg en 1995 (J.Soppelsa, 1997). Autre
catégorie d’intrants agricoles, les pesticides Ŕ utilisées en tant qu’herbicides, insecticides,
défoliants…Ŕ ont fait et font encore beaucoup parler d’eux concernant leurs effets sur la santé
humaine. En 2002, l’agriculture et la viticulture française en auraient consommé plus de 100 000
tonnes (D.Belpomme, 2004). Nous reviendrons sur tous ces faits un peu plus loin.
Les évolutions sociétales générales ont entraîné une mutation de la demande adressée à l’agriculture
pour les produits alimentaires, mais aussi pour les fonctions qu’elle remplie, les méthodes utilisées,
les paysages créés. Ce système agricole productiviste est largement influencé par le secteur de la
grande distribution. Mais la dimension politique ne doit pas non plus être négligée. Le système
d’aides mis en place par les pouvoirs publics contribue aussi à favoriser ce type d’agriculture. Ainsi
dans les années 1990, les régions agricoles qui engrangent les plus hauts revenus moyens
disponibles par exploitation (Nord-Pas-de-Calais, Picardie, Champagne-Ardennes, Lorraine,
Bourgogne, Haute-Normandie, Ile-de-France, et Centre) auraient touché selon C.Jacquiau, 42% des
aides directes nationales alors qu’elles ne représentent que 25% des exploitations (Les coulisses de
la grande distribution, 2000). La question des choix politiques fera l’objet d’une réflexion dans la
suite de nos travaux.
B Quelles implications territoriales, environnementales, et sanitaires ?
- La grande distribution au cœur des enjeux
Comme nous venons de le constater, la grande distribution constitue un des acteurs de
premier ordre au sein du système économique actuel tant à l’échelle du territoire national qu’à
l’échelle locale. Les grandes surfaces qui ont fleuri sur le territoire français depuis quelques
dizaines d’années présentent, par leur rôle d’intermédiaire entre production et consommation qui en
fait un élément clé des circuits économiques, un pouvoir d’organisation de l’espace qui semble
extrêmement important.
La grande distribution rassemble plusieurs dimensions spatiales qui s’imbriquent : elle intègre des
logiques économiques globales quant à son approvisionnement (relation avec les marchés
mondiaux), des logiques nationales (voir internationales) pour sa localisation ou ses stratégies
commerciales, tout ceci interférant avec les logiques locales Ŕ dont elle tient aussi compte pour sa
localisation Ŕ exprimées par l’aménagement de l’espace et les comportements quotidiens (type de
consommation, mobilité…) qu’elle induit. Le contexte de libéralisation des marchés et de
concurrence entre les produits, ainsi que de nouvelles demandes des consommateurs (produits
exotiques…) ont aussi contribué à cette diversification géographique des produits.
La relation entre les produits présents dans les rayons et la réalité territoriale locale est ainsi
aujourd’hui relativement faible et tend à se distendre de plus en plus. Pourtant, il est intéressant de
Samuel Buton - 2006 30
constater qu’à l’interface du territoire et de la stratégie marketing, un concept vient aujourd’hui
tenter de renouer le lien entre le produit et le territoire : celui de terroir. Alors que les produits
agricoles résultent d’un type de production qui, comme nous avons pu le voir, s’uniformise de plus
en plus, l’appellation « produit de terroir » se retrouve sur un grand nombre de produits. Il ne s’agit
pas de s’interroger en détail sur ce que revêt ce terme de terroir, mais simplement de signaler qu’il
constitue assez paradoxalement, une manière de se rattacher à un territoire au sein de logiques
commerciales qui s’en détachent de plus en plus.
Enfin, deux points importants concernant les relations entre les producteurs et la grande distribution
demandent à être évoqués :
D’abord le bouleversement du lien entre la production et le commerce ou plutôt des valeurs qui
entourent ce lien. Ainsi la production destinée à approvisionner les grandes surfaces alimentaires
n’est plus sous-tendue par la valeur de l’usage, mais comme l’explique P. Moati (L’avenir de la
grande distribution, 2001), sur ce qui fonde la logique libérale, c'est-à-dire la valeur de l’échange.
Ce point ne doit pas être considéré comme un détail puisqu’il détermine en effet la logique de la
relation entre producteurs et distributeurs. C’est en suivant cette logique que la grande distribution
va imposer certains critères aux producteurs, notamment celui d’utiliser, non plus la qualité, mais le
prix comme élément principal qui va guider la production.
Le deuxième point réside dans la capacité de la grande distribution à imposer ses volontés à la
production, notamment par la négociation draconienne de l’achat de ses produits. Par exemple selon
C. Jacquiau pour l’année 1998 en France, la tomate était en moyenne acheté 1,75 franc le kilo au
producteur alors qu’elle était revendue en moyenne à 8,45 francs le kilo sur les étals des
supermarchés (Les coulisses de la grande distribution, 2000). Face à cette réalité les producteurs
diminuent au maximum leurs coûts de production, situation qui n’est pas sans conséquences sur la
qualité des produits (et sur la vie des producteurs).
- Des préoccupations environnementales et sanitaires
La démocratisation de l’automobile depuis les années 1960 et son « accessibilité » à une très
grande partie de la population est un élément déterminant quant à l’évolution tant de la
consommation alimentaire que des logiques de production et de distribution. Le développement de
la grande distribution, son fonctionnement et ses logiques de localisation sont intimement liés au
développement de l’automobile. L’expression « no parking, no business » utilisée dans les années
1960 démontre bien le rôle que l’automobile est amenée à jouer dans les logiques commerciales de
la grande distribution. Les grandes surfaces sont ainsi indissociables des immenses parkings qui les
bordent et dans certains cas des aménagements routiers qu’elles induisent pour y accéder. Les
surfaces commerciales des supermarchés et hypermarchés représentées en France en 2000
l’équivalent de 250 millions de mètres carrés (E, Thil, 2000). L’espace total utilisé tant pendant les
mouvements que pour le stationnement des automobiles est considérable.
D’autre part, au-delà des déplacements de personnes, le transport routier est également de plus en
plus marqué par le transport de marchandises qui sous-tend ces nouveaux modes de production et
de distribution. L’approvisionnement constitue un point déterminant dans le rapport que cette forme
de commerce entretient (ou pas) avec le territoire. Le nombre et la diversité des produits qui
Samuel Buton - 2006 31
investissent les étals indépendamment des saisons et des conditions locales (selon Secodip13
l’offre
globale de produits alimentaires dépassait en 1997 les 118 000 références), ont conduit à une
multiplication de leur origine géographique. Les flux par la route sont aujourd’hui colossaux entre
le lieu de production et celui de consommation Ŕ c’est à dire le lieu de distribution Ŕ, que contribue
à engendrer et à encourager le contexte de libéralisation. Même si les quantités transportées
diminuent avec la distance14
, ce cadre concurrentiel concoure, pour imaginer un exemple parlant, à
faire se croiser sur les routes des tomates produites en Hollande allant alimenter les étals espagnoles
et des tomates espagnoles rejoignant les hypermarchés hollandais. Ce type de commerce contribue
donc par les mobilités qu’il provoque, à produire une forme particulière de territoire et influe sur
l’environnement15
.
Enfin, le type d’agriculture que nous évoquions plus haut est aujourd’hui devenu commun sur le
territoire français. A défaut de faire un recensement exhaustif de ses impacts et de les détailler de
manière précise, ce qui n’est pas l’objet de ces travaux, il semble néanmoins nécessaire d’avoir
connaissance de certains faits qui ne peuvent être dissociés de ce modèle agricole. Il devient en effet
aujourd’hui assez difficile de nier la relation entre ce type de pratiques agricoles et l’apparition de
nombreux risques, qu’ils soient médiatisés ou non.
L’agriculture est aujourd’hui en France une des activités humaines les plus polluantes avec le
secteur des transports. A partir des études de l’Institut Français de l’Environnement, C, Aubert et B,
Leclerc (Bio, Raisonnée, OGM. Quelle agriculture dans notre assiette ?, 2003) estiment que
l’agriculture contribue, par rapport à l’ensemble des secteurs économiques en France, à 25% des
pollutions en terme de potentiel de réchauffement global, à environ 48% en terme d’équivalent
acide, et à environ 63% en terme d’eutrophisation.
Intéressons-nous tout d’abord au sol. Sa fertilité conditionne la quantité et la qualité des
productions, et surtout leur devenir. Sans décrypter les processus qui en sont à l’origine, nous
pouvons constater que la qualité de ces sols s’amenuise avec l’utilisation massive d’engrais et de
produits de traitement, avec la spécialisation des cultures, avec l’intense mécanisation, pouvant aller
jusqu’à son érosion comme cela s’est produit dans les grandes plaines céréalières nord-américaines.
La pollution, principalement par l’action des différents intrants Ŕ certains épandages de boue de
stations d’épuration peuvent aussi entraîner la contamination du sol par les métaux lourds Ŕ,
constitue une autre cause importante de la dégradation des sols (ainsi que des eaux de surfaces et
souterraines). Certains demanderaient de façon ironique et provocante, si ces dégradations du sol
sont réellement préoccupantes pour un agriculture qui produit de plus en plus hors-sol.
Mais ce sont les pesticides et les engrais nitratés, dont nous avons plus haut que l’usage a fortement
augmenté, qui vont principalement retenir notre attention car leurs effets sur la santé humaine font
aujourd’hui l’objet de nombreux débats, notamment depuis les récentes déclarations et prise de
position du cancérologue Dominique Belpomme (président de l’Association Française pour la
Recherche Thérapeutique Anti-Cancéreuse) sur la relation entre la dégradation de l’environnement
13
Société d'Etudes de la Consommation, de la Distribution et de la Publicité. 14
Environ 4823 millions de tonnes de marchandises parcourant moins de 50 kilomètres contre 67 millions de tonnes
parcourant plus de 1000 kilomètres au début des années 1990, selon C, Gérondeau (cité par E, Merenne, Géographie
des transport, 1995) 15
Voir E, Merenne « Géographie des transports », 1995, p 176
Samuel Buton - 2006 32
et le constat d’une extrême croissance du nombre de cancers (multiplié par deux depuis la seconde
guerre mondiale - 150 045 morts en l’an 2000 en France).
Selon lui les apports importants de nitrates (outre le fait qu’ils favorisent l’eutrophisation),
constituent une pollution cancérigène. Les plantes concentrent ces substances et lorsque nous les
consommons, nous consommons les nitrates. Ce ne sont pas les nitrates en tant que tels qui sont
cancérigènes, mais leur produit de transformation dans notre organisme, les nitrites. L’ingestion par
l'eau est également possible.
Toujours selon D.Belpomme, les pesticides sont l’autre catégorie d’intrants agricoles hautement
cancérigènes. Ils sont très faiblement biodégradables et persistent donc dans l’environnement
pendant de nombreuses années comme le démontre l’exemple du dichloro-diphényl-trichloroéthane
(DDT) dont on trouve toujours des traces dans l’environnement alors qu’il est interdit depuis 1972.
L’accumulation de ces substances dans la chaîne alimentaire est préoccupante. Le 18em plan de
surveillance des résidus de pesticides dans les aliments d’origine végétale dans l’Union
Européenne16
a montré qu’en 2002, un aliment sur deux analysés (fruits et légumes) contenait au
moins un résidu de pesticides. La contamination de l’Homme se fait principalement par ingestion
lorsqu’il consomme des fruits, légumes, du lait, et même de la viande (lié au broutage d’herbe
traitée par les animaux qui concentrent les pesticides dans leur propre graisse). B. Hervieu (Manière
de voir, « Soulager la planète », 2000) estime qu’en